Mémoires Posthumes de Braz Cubas
Quincas Borba ne partagea pas l'opinion de l'aliéniste, en ce qui concernait mon valet de chambre.
—On peut, métaphoriquement, attribuer à ton domestique la manie de l'Athénien; mais les métaphores ne sont ni des idées ni des observations prises dans la nature. Ton domestique est poussé par un sentiment noble, et parfaitement régi par les lois de l'Humanitisme: c'est l'orgueil de la servilité. Il veut montrer qu'il n'est pas le domestique de n'importe qui.
Et Quincas Borba attira mon attention sur les cochers de grandes maisons, plus orgueilleux que les maîtres, sur les garçons d'hôtels, dont la sollicitude est dosée suivant la condition sociale du voyageur. Et il conclut en disant que c'était là un sentiment délicat et noble, et qui prouvait une fois de plus que l'homme peut être sublime, même quand il cire des chaussures.
CLVI. PHASE BRILLANTE
—C'est toi qui es sublime! m'écriai-je en le prenant dans mes bras.
En effet, était-il croyable qu'un homme aussi profond sombrât dans la démence? C'est ce que je lui dis après l'avoir lâché, en lui répétant les soupçons de l'aliéniste. Je ne saurais décrire l'impression que lui fit cette confidence. Je me rappelle qu'il frémit et devint tout pâle.
À cette époque, je me réconciliai de nouveau avec Cotrim, sans bien savoir pourquoi nous nous étions fâchés. La réconciliation fut opportune; la solitude me pesait, et la vie était pour moi la pire des fatigues, la fatigue sans travail. Peu après, il m'invita à m'affilier à un tiers ordre. J'acceptai après avoir consulté Quincas Borba.
—Je ne vois pas d'inconvénient, me dit-il, à ce que tu entres temporairement dans cet ordre. J'ai l'intention d'annexer à ma philosophie une partie liturgique et dogmatique. L'Humanitisme doit être aussi une religion, la religion de l'avenir, la seule véritable. Le christianisme est bon pour les femmes et les mendiants, et les autres ne valent pas mieux. Elles offrent toutes les mêmes vulgarités et les mêmes faiblesses. Le paradis chrétien est le digne émule du paradis de Mahomet. Et quant au nirvana de Bouddha, c'est une conception de paralytique. Tu verras ce qu'est la religion de l'Humanitisme. L'absorption finale, la phase contractive est la reconstitution de la substance et non son anéantissement. Va où l'on t'appelle; mais n'oublie pas que tu es mon calife.
Et admirez ma modestie. J'entrai dans le tiers ordre de ***; j'y exerçai quelques charges, et ce fut la phase la plus brillante de ma vie. Et pourtant je me tais, je ne dis rien, je ne raconte pas mes services, le bien que je fis aux pauvres et aux malades, ni les récompenses que je reçus: je ne dis rien, absolument rien.
Peut-être l'économie sociale pourrait-elle trouver quelque avantage dans une démonstration de la supériorité d'une récompense subjective et immédiate sur une récompense étrangère. Mais ce serait rompre le silence que j'ai juré de garder. D'ailleurs les phénomènes de conscience sont de difficile analyse. D'autre part, si j'en contais un, je devrais conter tous ceux qui s'y rapporteraient, et je finirais par écrire un chapitre de psychologie. Ce que je puis affirmer, c'est que ce fut la phase la plus brillante de mon existence. Les tableaux étaient tristes, ils étaient empreints de la monotonie du malheur, qui est aussi ennuyeuse que la monotonie de la jouissance, et peut-être encore davantage. Mais l'allégresse que l'on procure aux âmes des souffrants et des pauvres est une récompense de quelque valeur. Et que l'on ne dise pas qu'elle est négative parce que celui qui reçoit le bienfait est seul à en bénéficier. Non. J'en recevais le reflet, et si vif qu'il me donnait une excellente idée de moi-même.
CLVII. DEUX RENCONTRES
Au bout de quelques années, trois ou quatre environ, j'en eus assez de ma charge, et je m'en démis en faisant un don de valeur, qui me mérita l'honneur devoir mon portrait mis dans la sacristie. Mais avant de passera un autre ordre d'idées, je dirai que je vis mourir à l'hôpital de notre ordre, devinez qui... la belle Marcella. Et je la vis mourir le même jour où, en allant distribuer des aumônes dans un bouge, je rencontrai... je vous le donne en mille... je rencontrai la fleur du buisson, Eugenia, la fille de Dona Eusebia et de Villaça, boiteuse comme par le passé, et plus triste encore.
Elle pâlit en me reconnaissant et baissa les yeux. Mais aussitôt, elle releva la tête, et me considéra avec dignité. Je compris qu'elle ne recevrait pas l'aumône de ma poche, et je lui tendis la main comme j'eusse fait à la femme d'un banquier. Elle me salua et s'enferma dans son galetas.
Jamais je ne la revis. Jamais je ne sus rien de son existence, ni si sa mère était morte, ni quel désastre de sa vie l'avait ravalée dans une telle misère. Je sais seulement qu'elle était toujours aussi boiteuse et aussi triste. Ce fut sous cette impression profonde que j'entrai dans l'hôpital où Marcella avait été conduite la veille, et où je la vis expirer une demi-heure plus tard, laide, maigre et décrépite...
CLVIII. LA DEMI-DÉMENCE
Je compris que j'étais vieux et que j'avais besoin d'un soutien. Mais Quincas Borba était parti six mois auparavant pour Minas, en emportant avec lui la meilleure des philosophies. Il revint quatre mois plus tard, et entra chez moi, un matin, dans un état voisin de celui où je l'avais trouvé au Jardin Public. Seulement, son regard était autre. La folie avait fait son œuvre. Il me raconta que, voulant perfectionner sa doctrine de l'Humanitisme, il avait brûlé le premier manuscrit, et qu'il allait en écrire un second. La partie dogmatique était déjà achevée; il ne lui restait qu'à la mettre sur le papier. Ce serait la véritable religion de l'avenir.
—Jures-tu par Humanitas? me demanda-t-il.
—Tu le sais bien.
C'est à peine si la voix sortait de sa poitrine. Et d'ailleurs, je n'avais pas découvert toute la cruelle vérité; Quincas Borba non seulement était fou, mais encore il avait la compréhension de son état, et ce reste de conscience, semblable à la faible lueur d'une veilleuse dans les ténèbres, compliquait encore l'horreur de sa situation. Pourtant, il ne s'irritait pas contre le mal. Au contraire, il disait que c'était un témoignage d'Humanitas, qui se jouait de lui-même. Il me récitait de longs chapitres de son livre, ainsi que des antiennes et des litanies spirituelles. Il reproduisit même devant moi une danse sacrée dont il avait réglé les pas pour les cérémonies de l'Humanitisme. La grâce lugubre avec laquelle il levait et secouait les jambes, était prodigieusement fantastique. D'autres fois il se mettait dans un coin, les regards en l'air, et, de temps à autre, une lueur persistante de raison y brillait avec la tristesse d'une larme.
Il mourut peu après, chez moi, répétant et jurant jusqu'au bout que la douleur est une illusion et que Pangloss, Pangloss si calomnié, n'était pas aussi sot que le disait Voltaire.
CLIX. NÉGATIVES SUR NÉGATIVES
Entre la mort de Quincas Borba et la mienne, il faut intercaler tous les événements que j'ai déjà racontés dans la première partie de ce livre. Le principal fut l'invention de l'emplâtre Braz Cubas, dont j'emportai le secret dans la tombe. Divin emplâtre, tu m'aurais donné la première place parmi les hommes; tu m'aurais placé au-dessus des savants et des riches, étant comme tu l'étais une inspiration directe du ciel. Le hasard en décida autrement, et l'humanité demeurera éternellement hypocondriaque.
Ce dernier chapitre est rempli de négatives. Je n'obtins pas la célébrité que me méritait la découverte de l'emplâtre; je ne fus ni ministre, ni calife, et j'ignorai les douceurs du mariage. Il est vrai que, comme fiche de consolation, je n'ai pas eu besoin de gagner mon pain à la sueur de mon front. Ma mort fut moins cruelle que celle de Dona Placida, et j'échappai à la demi-démence de Quincas Borba. Quiconque fera cet inventaire trouvera que la balance est égale, et que je sortis quitte de la vie. Et ce sera une erreur; car, sur le mystérieux rivage, il y a un petit solde à mon préjudice: et c'est la dernière négative de ce chapitre de négatives. Je mourus sans laisser d'enfants; je n'ai transmis à aucun être vivant l'héritage de notre misère.
FIN
[1]Cubas (cuves) en vieux portugais. (Note du traducteur.)
[2]Barata en portugais signifie «cancrelat».
[3]Tartre, en portugais tartaro, ce qui explique le jeu de mot. (Note du traducteur.)
[4]Yayá, nhonhô, nhanhá (prononcez niania), termes d'amitié. (Note du traducteur.)