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Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2: écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2

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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2

Author: Baron Gaspard Gourgaud

Release date: November 29, 2011 [eBook #38166]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE FRANCE SOUS NAPOLÉON, TOME 1/2 ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Cette version intègre les corrections de l'errata.

Dans le chapitre «MARENGO», les paragraphes de l'original étaient numérotés I, II, VII, VIII, V, VI VII, VIII, IX etc. Compte tenu que le texte continue normalement et que les numéros III et IV manquent, les premiers numéros VII et VIII ont été changés en III et IV dans ce texte. Par ailleurs, les numéros de page 123 et 124 figurent deux fois dans l'original, mais comme le texte de ces pages est différent et se suit sans interruption ou répétition, il faut en conclure que non seulement le manuscrit du général Gourgaud était difficile à lire, comme il est dit au début de l'errata (en fin du livre), mais que l'imprimeur voyait double.

MÉMOIRES
DE NAPOLÉON.

DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
RUE JACOB, No 24.

MÉMOIRES
POUR SERVIR
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
SOUS NAPOLÉON,

ÉCRITS A SAINTE-HÉLÈNE,

Par les généraux qui ont partagé sa captivité,

ET PUBLIÉS SUR LES MANUSCRITS ENTIÈREMENT CORRIGÉS DE LA MAIN

DE NAPOLÉON.


TOME PREMIER,

ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL GOURGAUD,
son aide-de-camp.

PARIS,
FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES,
RUE JACOB, No 24.
BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES,
RUE DE SEINE, No 12.


1823.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

SIÈGE DE TOULON.

Premières opérations de l'armée d'Italie, en 1792.—Expédition de Sardaigne.—Toulon livré aux Anglais.—Plan d'attaque adopté contre Toulon.—Siège et prise de la place.—Principes sur l'armement des côtes.—Armement des côtes de la Méditerranée.—Prise de Saorgio.—Positions de l'armée française.—Napoléon accusé.—Combat du Cair.—Montenotte.—Napoléon se rend à Paris.—Kellermann, général en chef de l'armée d'Italie.—Schérer.—Loano.

§ Ier.

Le général Anselme, à la tête de 12 à 15,000 hommes, passa le Var, le 28 septembre 1792; il s'empara de Nice, du fort de Montalban, dit château de Villefranche, sans presque éprouver de résistance. L'attaque faite sur Chambéry par le général Montesquiou, paraissant plus pressante, avait attiré l'attention de la cour de Sardaigne, qui avait renoncé à défendre la ligne du Var; elle avait placé sa ligne de défense dans le comté de Nice, occupant les camps d'Hutel sur la droite, de Lantosque sur le centre, et ceux de Rans et des Fourches à Saorgio sur la gauche.

L'armée française trouva les forts de Montalban et de Villefranche garnis de leur artillerie, soit que la résolution d'abandonner ces places n'ait été prise qu'au dernier moment, soit que l'on craignît de répandre l'alarme dans tout le pays.

A la fin de l'année, on prit Sospello, l'ennemi le reprit de nouveau; mais, en novembre, il resta définitivement aux Français.

Le quartier-général de l'avant-garde fut porté à l'Escarène: l'on se trouva maître de Breglio, et l'on eut ainsi un point sur la Roya.

La ligne des camps sardes, ou la position de Saorgio, était par elle-même inexpugnable: les ennemis s'y fortifièrent, et y amenèrent un grand nombre de bouches à feu, en profitant de la chaussée du col de Tende; ils étaient dégoûtés des attaques malheureuses qu'ils avaient tentées contre nos positions de Sospello; ils nous y laissèrent tranquilles. Les deux armées restèrent long-temps en présence, en gardant leurs mêmes positions. Le génie construisit un pont sur pilotis sur le Var, la limite de l'ancienne France. La source, le centre et l'embouchure de cette rivière, sont défendus par les places de Colmars, Entrevaux et Antibes, construites par Vauban. C'est un torrent guéable; mais lors de la saison des pluies et de la fonte des neiges, il devient très-large, rapide et profond. La force des eaux occasionne des affouillements considérables près des piles des ponts; les pilotis ont besoin de fréquentes réparations.

L'artillerie fut chargée d'établir la défense des hauteurs de Nice; elle les arma d'une trentaine de bouches à feu, en appuyant ces batteries au Poglion, petit torrent qui prend sa source dans les monticules du troisième ordre; il baigne les murs de la ville. Ces dispositions permettaient de disputer Nice quelque temps.

Les militaires attachaient peu d'importance à ces travaux, parce qu'ils pensaient que, si on était dans le cas d'être menacé dans Nice, l'ennemi se porterait sur le Var, et qu'aussitôt qu'on se verrait au moment d'être tourné, on serait contraint d'évacuer la ville et de repasser le Var.

Le général Biron succéda au général Anselme dans le commandement de l'armée d'Italie; il y resta peu, et fut remplacé par le général Brunet. Ce dernier était actif et entreprenant. Le 8 juin 1793, ce général, fier d'avoir sous ses ordres 20 à 25,000 hommes d'élite, et qui brûlaient d'impatience et de patriotisme, prend la résolution d'attaquer l'ennemi. Son but était de le jeter dans la plaine, de s'emparer du comté de Nice, et de prendre position sur la grande chaîne de montagnes des Alpes. En conséquence, il exécuta diverses attaques contre les camps ennemis. Tout ce qu'il était possible de faire, les troupes françaises le firent dans cette attaque. L'ennemi fut chassé de toutes ses positions isolées; mais il se réfugia dans toutes les positions centrales: là, il était inexpugnable. Le général s'obstina, mal à propos, à tenter de nouvelles attaques sur ce point. Le résultat fut d'y perdre l'élite de nos troupes, sans causer à l'ennemi une perte proportionnée à la nôtre. Nous fûmes, et nous devions l'être, repoussés partout.

§ II.

Au commencement de l'hiver de 1793, l'armée d'Italie avait éprouvé un autre échec: la première expédition maritime que tenta la république, l'expédition de Sardaigne tourna à notre confusion. Jamais expédition ne fut conduite avec plus d'imprévoyance et moins de talent.

L'amiral Truguet, qui commandait l'escadre, était maître de la mer: il avait attaqué et brûlé la petite ville d'Oneille, qui appartient au roi de Sardaigne; ses équipages y avaient commis des excès qui avaient révolté toute l'Italie.

Les uns croient que l'expédition de Sardaigne fut proposée par cet amiral; d'autres, qu'elle le fut par le conseil exécutif: mais, dans tous les cas, il fut chargé en chef de la concerter et de la diriger.

Le général de l'armée d'Italie devait lui fournir des troupes; il ne voulut point lui donner celles qui avaient passé le Var: il mit à la disposition de l'amiral 4 à 5,000 hommes de la phalange marseillaise, qui étaient encore à Marseille. Le général Paoli, qui commandait en Corse, mit aussi à sa disposition trois bataillons de troupes de ligne, qui étaient dans cette île. La phalange marseillaise était aussi indisciplinée que lâche, la composition des officiers aussi mauvaise que celle des soldats; ils traînaient avec eux tous les désordres et les excès révolutionnaires. Il n'y avait rien à attendre de pareilles gens: mais les trois bataillons, tirés de la vingt-troisième division, étaient des troupes d'élite.

Dans le courant de décembre, l'amiral mena sa flotte en Corse, manœuvra malheureusement, et perdit plusieurs frégates et vaisseaux de haut-bord, entre autres le Vengeur, vaisseau tout neuf de quatre-vingts canons, qui toucha en entrant à Ajaccio. Cependant cet amiral, croyant pouvoir suffire à tout, ne s'était point occupé du soin de désigner le général qui devait commander les troupes à terre; ce qui était pourtant l'opération la plus importante et la plus décisive pour l'expédition. Il trouva en Corse le général de brigade Casa-Bianca, depuis sénateur, brave homme, mais sans expérience, et qui n'avait jamais servi dans les troupes de ligne: l'amiral, sans le connaître, le prit avec lui, et lui donna le commandement des troupes. C'est avec de telles troupes et de tels généraux que l'expédition se dirigea sur Cagliari.

Cependant, comme cette escadre avait séjourné plus de deux mois en Corse, et que d'ailleurs le plan de l'expédition était public dans le port de Marseille, toute la Sardaigne fut en alarme, toutes ses troupes furent mises sur pied, et toutes les dispositions prises pour repousser cette attaque.

Dans le courant de février 1793, les troupes de l'expédition française furent mises à terre malgré le feu des batteries, qui défendaient les plages de Cagliari. Le lendemain, à la pointe du jour, un régiment de dragons sardes chargea les avant-postes marseillais, qui, au lieu de tenir, prirent la fuite en criant à la trahison: ils massacrèrent un bon officier de la ligne, qui leur avait été donné pour les conduire. Ce régiment de dragons aurait enlevé toute la phalange marseillaise; mais les trois bataillons de la ligne, venant de la Corse, arrêtèrent cette charge, et donnèrent le temps à l'amiral de venir rembarquer ses troupes sans aucune perte. L'amiral regagna Toulon, après avoir perdu plusieurs vaisseaux, qu'il brûla lui-même sur les plages de Cagliari.

Cette expédition ne pouvait avoir aucun but; elle eut lieu sous prétexte de faciliter l'arrivée des blés de l'Afrique en Provence, où l'on en manquait, et même de s'en procurer dans cette île abondante en grains. Mais alors le conseil exécutif aurait dû faire choix d'un officier-général propre à ce commandement, lui donner les officiers d'artillerie et de génie nécessaires: il aurait fallu quelques escadrons de cavalerie et quelques chevaux d'artillerie; et ce n'était point des levées révolutionnaires qu'il fallait y envoyer, mais bien 15,000 hommes de bonnes troupes.

On rejeta depuis la faute sur le général commandant l'armée d'Italie, et ce fut à tort: ce général avait désapprouvé l'expédition; et il avait agi conformément aux intérêts de la république, en conservant les troupes de ligne pour défendre la frontière et le comté de Nice. Il fut jugé, et il périt sur l'échafaud sous le prétexte de trahison, tant en Sardaigne qu'à Toulon; il était aussi innocent d'un côté que de l'autre.

L'escadre était composée de bons vaisseaux, les équipages complets, les matelots habiles, mais indisciplinés et anarchistes, à la manière de la phalange marseillaise, se réunissant en clubs et sociétés populaires: ils délibéraient et pesaient les intérêts de la patrie; dans tous les ports, ils signalaient leur arrivée en voulant pendre quelques citoyens, sous prétexte qu'ils étaient nobles ou prêtres: ils portaient partout la terreur.

§ III.

A la suite des événements qui eurent lieu à Paris, le 31 mai, Marseille s'insurgea, leva plusieurs bataillons, et les fit partir pour aller au secours de Lyon. Le général Cartaux qui avait été détaché de l'armée des Alpes avec 2,000 hommes, battit les Marseillais, à Orange, les chassa d'Avignon et entra dans Marseille le 24 août 1793. Toulon avait pris part à l'insurrection de Marseille: elle reçut dans ses murs les principaux sectionnaires marseillais; et, de concert avec eux, les Toulonnais appelèrent les Anglais, et leur livrèrent cette place, l'une de nos plus importantes: nous y avions vingt à vingt-cinq vaisseaux de ligne, des établissements superbes, un matériel immense. A cette nouvelle, le général Lapoype partit de Nice avec 4,000 hommes, accompagné des représentants du peuple, Fréron et Barras; il se porta sur Saulnier, observant les redoutes du cap Brun, que les ennemis occupaient avec une partie de la garnison du fort la Malgue, le rideau des forts de Pharaon, et la ligne comprise entre le cap Brun et le fort Pharaon.

D'un autre côté, le général Cartaux, avec les représentants du peuple, Albitte, Gasparin et Salicetty, se porta sur le Beausset, et observa les gorges d'Ollioules, dont l'ennemi était maître. Les coalisés Anglais, Espagnols, Napolitains, Sardes, etc., accourus de partout, étaient non-seulement en possession de la place, mais encore des défilés et avenues, à deux lieues de la ville.

Le 10 septembre, le général Cartaux attaqua les gorges d'Ollioules, et s'en empara: ses avant-postes arrivèrent à la vue de Toulon et de la mer; on s'empara de Sixfours; on réarma le petit port de Nazer. La division du général Cartaux n'était que de 7 à 8,000 hommes, et elle ne pouvait avoir de communications directes avec celle de l'armée d'Italie, commandée par le général Lapoype: s'en trouvant séparée par les montagnes du Pharaon, elle ne pouvait communiquer que très en arrière.

L'armée de Cartaux, à droite, et celle de Lapoype, à gauche, n'avaient donc rien de commun: les postes mêmes ne pouvaient pas s'apercevoir.

§ IV.

De grandes discussions eurent lieu sur la conduite du siège. La principale attaque devait-elle se faire par la gauche ou bien par la droite? La gauche était arrêtée par les forts Pharaon et la Malgue: ce dernier est un des forts construits avec le plus de soin que nous ayons dans aucune de nos places fortes. La droite n'avait à prendre que le fort Malbosquet qui est plutôt un ouvrage de campagne qu'un ouvrage permanent, mais qui tire une certaine force de sa situation. Maître de ce fort, on arrivait jusqu'aux remparts de la ville; ainsi il n'était pas douteux que la véritable attaque ne dût avoir lieu par la droite. C'est aussi sur ce point que furent dirigés tous les renforts envoyés de l'intérieur.

Douze à quinze jours après la prise des gorges d'Ollioules, Napoléon, alors chef de bataillon d'artillerie, vint de Paris, envoyé par le comité de salut public, pour commander l'artillerie du siège. La révolution avait porté au grade supérieur de l'artillerie les sous-officiers et les lieutenants en troisième. Un grand nombre d'entre eux étaient susceptibles de faire de bons généraux dans cette arme; mais beaucoup n'avaient ni la capacité, ni les connaissances nécessaires pour remplir les grades élevés où l'ancienneté et l'esprit du temps, seulement, les avaient placés.

A son arrivée, Napoléon trouva le quartier général au Beausset; on s'occupait des préparatifs à faire pour brûler l'escadre coalisée dans la rade de Toulon. Le lendemain, le commandant de l'artillerie alla, avec le général en chef, visiter les batteries. Quel fut son étonnement de trouver une batterie de six pièces de vingt-quatre, placée à un quart de lieue des gorges d'Ollioules, à trois portées de distance des bâtiments anglais, et à deux du rivage; et tous les volontaires de la Côte-d'Or et les soldats du régiment de Bourgogne occupés à faire rougir les boulets dans toutes les bastides[1]! Il témoigna son mécontentement au commandant de la batterie, qui s'excusa sur ce qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres de l'état-major.

Le premier soin du commandant de l'artillerie fut d'appeler près de lui un grand nombre d'officiers de cette arme, que les circonstances de la révolution avaient éloignés. Au bout de six semaines, il était parvenu à réunir, à former et à approvisionner un parc de deux cents bouches à feu. Le colonel Gassendi fut mis à la tête de l'arsenal de construction de Marseille.

Les batteries furent avancées et placées sur les points les plus avantageux du rivage: leur effet fut tel que de gros bâtiments ennemis furent démâtés, des bâtiments légers coulés, et les Anglais contraints de s'éloigner de cette partie de la rade.

Pendant que l'équipage de siège se complettait, l'armée se grossissait. Le comité de salut public envoya des plans et des instructions relatifs à la conduite du siège. Ils avaient été rédigés au comité des fortifications par le général du génie d'Arçon, officier d'un grand mérite. Le chef de bataillon, Marescot, et plusieurs brigades d'officiers du génie arrivèrent.

Tout paraissait prêt pour commencer. Un conseil fut réuni sous la présidence de Gasparin, représentant, homme sage, éclairé, et qui avait servi. On y lut les instructions envoyées de Paris; elles indiquaient, en grand détail, toutes les opérations à faire pour se rendre maître de Toulon, par un siège en règle.

Le commandant d'artillerie qui, depuis un mois, avait reconnu exactement le terrain, qui en connaissait parfaitement tous les détails, proposa le plan d'attaque auquel on dut Toulon. Il regardait toutes les propositions du comité des fortifications, comme inutiles d'après les circonstances où l'on se trouvait: il pensait qu'un siège en règle n'était pas nécessaire. En effet, en supposant qu'il y eût un emplacement tel, qu'en y plaçant quinze à vingt mortiers, trente à quarante pièces de canon, et des grils à boulets rouges, l'on pût battre tous les points de la petite et de la grande rade, il était évident que l'escadre combinée abandonnerait ces rades; et dès-lors la garnison serait bloquée, ne pouvant communiquer avec l'escadre qui serait dans la haute mer. Dans cette hypothèse, le commandant d'artillerie mettait en principe que les coalisés préféreraient retirer la garnison, brûler les vaisseaux français, les établissements, plutôt que de laisser dans la place 15 à 20,000 hommes qui, tôt ou tard, seraient pris sans pouvoir alors rien détruire, afin de se ménager une capitulation.

Enfin, il déclara que ce n'était pas contre la place qu'il fallait marcher, mais bien qu'il fallait marcher à la position supposée; que cette position existait à l'extrémité du promontoire de Balagnier et de l'Éguillette; que, depuis un mois qu'il avait reconnu ce point, il l'avait indiqué au général en chef, en lui disant qu'en l'occupant avec trois bataillons, il aurait Toulon en quatre jours; que, depuis ce temps, les Anglais en avaient si bien senti l'importance, qu'ils y avaient débarqué 4,000 hommes, avaient coupé tous les bois qui couronnaient le promontoire du Cair qui domine toute la position, et avaient employé toutes les ressources de Toulon, les forçats même, pour s'y retrancher; ils en avaient fait, ainsi qu'ils l'appelaient, un petit Gibraltar; que ce qui pouvait être occupé sans combat, il y a un mois, exigeait actuellement une attaque sérieuse; qu'il ne fallait point en risquer une, de vive force, mais établir en batterie des pièces de vingt-quatre, et des mortiers, afin de briser les épaulements qui étaient en bois, rompre les palissades, et couvrir de bombes l'intérieur du fort; qu'alors, après un feu très-vif, pendant quarante-huit heures, des troupes d'élite s'empareraient de l'ouvrage; que deux jours après la prise de ce fort, Toulon serait à la république. Ce plan d'attaque fut longuement discuté, mais les officiers du génie, présents au conseil, ayant émis l'avis que le projet du commandant d'artillerie était un préliminaire nécessaire aux sièges en règle, le premier principe de tout siège étant de bloquer étroitement la place, les opinions devinrent unanimes.

§ V.

Les ennemis construisirent deux redoutes sur les deux mamelons qui dominent immédiatement, l'un l'Éguillette, l'autre Balaguier. Ces deux redoutes flanquaient le petit Gibraltar, et battaient les deux revers du promontoire.

En conséquence du plan adopté, les Français élevèrent cinq ou six batteries contre le petit Gibraltar, et construisirent des plates-formes pour une quinzaine de mortiers. On avait élevé une batterie de huit pièces de vingt-quatre, et de quatre mortiers contre le fort Malbosquet: ce travail avait été fait dans un grand secret; les ouvriers avaient été couverts par des oliviers qui en dérobaient la connaissance aux ennemis. On ne devait démasquer cette batterie qu'au moment de marcher contre le petit Gibraltar; mais, le 20 novembre, des représentants du peuple allèrent la visiter. Les canonniers leur dirent qu'elle était terminée depuis huit jours, et qu'on ne s'en servait pas, quoiqu'elle dût faire un bon effet. Sans autre explication, les représentants ordonnent de commencer le feu, et aussitôt les canonniers pleins de joie font un feu roulant.

Le général O'Hara, qui commandait l'armée combinée dans Toulon, fut étrangement surpris de l'établissement d'une batterie si considérable, près d'un fort de l'importance de Malbosquet, et il donna des ordres pour faire une sortie à la pointe du jour. La batterie était placée au centre de la gauche de l'armée; les troupes, dans cette partie, montaient à environ 6,000 hommes: elles occupaient la ligne du fort Rouge au Malbosquet, et étaient disposées de manière à empêcher toute communication individuelle; mais trop disséminées partout, elles ne pouvaient faire de résistance nulle part.

Une heure avant le jour, le général O'Hara sort de la place avec 6,000 hommes; il ne rencontre pas d'obstacle, ses tirailleurs seulement sont engagés, et les pièces de la batterie sont enclouées.

La générale bat au quartier-général; Dugommier s'empresse de rallier ses troupes: en même temps, le commandant de l'artillerie se rend sur un mamelon, en arrière de la batterie, et sur lequel il avait établi un dépôt de munitions. La communication de ce mamelon avec la batterie était assurée au moyen d'un boyau qui suppléait à la tranchée. De là voyant que les ennemis s'étaient formés à la droite et à la gauche de la batterie, il conçut l'idée de conduire, par le boyau, un bataillon qui était près de lui. En effet, il débouche, par ce moyen, sans être vu, au milieu des broussailles, près de la batterie, et fait aussitôt feu sur les Anglais. Ceux-ci sont tellement surpris qu'ils croient que ce sont les troupes de leur droite qui se trompent et qui tirent sur celles de leur gauche. Le général O'Hara lui-même s'avance vers les Français, pour faire cesser cette erreur: aussitôt il est blessé d'un coup de fusil à la main. Un sergent le saisit et l'entraîne prisonnier dans ce boyau; de sorte que le général en chef anglais disparaît, sans que les troupes anglaises sachent ce qu'il est devenu.

Pendant ce temps, Dugommier, avec les troupes qu'il avait ralliées, s'était placé entre la ville et la batterie: ce mouvement acheva de déconcerter les ennemis qui firent à l'instant leur retraite. Ils furent poussés vivement jusqu'aux portes de la place où ils rentrèrent dans la plus grande confusion, et sans savoir encore le sort de leur général en chef. Dugommier fut légèrement blessé dans cette affaire. Un bataillon de volontaires de l'Isère s'y distingua.

Le général Cartaux avait commencé le siège; mais le comité de salut public s'était vu obligé de lui ôter ce commandement. Cet homme qui, de peintre, était devenu adjudant dans les troupes parisiennes, avait ensuite été employé à l'armée; ayant été heureux contre les Marseillais, les députés de la montagne l'avaient fait nommer dans le même jour général de brigade et général de division. Il était très-ignorant, nullement militaire; du reste il n'était pas méchant et n'avait point fait de mal à Marseille, lors de la prise de cette ville.

Le général Doppet avait succédé à Cartaux: il était savoyard, médecin et méchant; son esprit ne se fondait que sur des dénonciations. Il était ennemi déclaré de tout ce qui avait des talents. Il n'avait aucune idée de la guerre, et n'était rien moins que brave. Cependant ce Doppet, par un singulier hasard, faillit prendre Toulon, 48 heures après son arrivée. Un bataillon de la Côte-d'Or et un bataillon du régiment de Bourgogne étant de tranchée contre le petit Gibraltar, eurent un homme pris par une compagnie espagnole de garde à la redoute; ils le virent maltraiter, bâtonner, et en même temps les Espagnols les insultèrent par des cris et par des gestes indécents. Furieux, les Français courent aux armes; ils engagent une vive fusillade et marchent contre la redoute.

Le commandant d'artillerie se rend aussitôt chez le général en chef qui ignorait lui-même ce que c'était; ils vont au galop sur le terrain, et là, voyant ce qui se passait, Napoléon engagea le général à appuyer cette attaque, attendu qu'ils n'en coûterait pas plus de marcher en avant que de se retirer. Le général ordonna donc que toutes les réserves se missent en mouvement: tout s'ébranla, Napoléon marcha à la tête; malheureusement un aide-de-camp est tué aux côtés du général en chef. La peur s'empare du général, il fait battre la retraite sur tous les points, et rappelle ses troupes au moment où les grenadiers, après avoir repoussé les tirailleurs ennemis, parvenaient à la gorge de la redoute et allaient s'en rendre maîtres. Les soldats furent indignés; ils se plaignirent qu'on leur envoyait des.......peintres et des médecins pour les commander. Le comité de salut public rappela Doppet et sentit enfin la nécessité d'y envoyer un militaire; il envoya Dugommier, officier de 50 ans de service, couvert de blessures et brave comme son épée.

L'ennemi recevait tous les jours des renforts dans la place: le public voyait avec peine la direction des travaux du siège. On ne concevait pas pourquoi tous les efforts se portaient contre le petit Gibraltar, tout l'opposé de la place. On n'en est encore qu'à assiéger un fort qui n'entre pas dans le système permanent de la défense de la place, disait-on dans tout le pays, ensuite il faudra prendre Malbosquet et ouvrir la tranchée contre la ville. Toutes les sociétés populaires faisaient dénonciations sur dénonciations à ce sujet. La Provence se plaignit de la longueur du siège. La disette s'y faisait vivement sentir; elle devint même telle qu'ayant perdu l'espoir de la prompte reddition de Toulon, Fréron et Barras, saisis de terreur, écrivirent de Marseille, à la convention, pour l'engager à délibérer, s'il ne vaudrait pas mieux que l'armée levât le siège et repassât la Durance, manœuvre qui avait été faite par François Ier, lors de l'invasion de Charles-Quint. Il se retira derrière la Durance; l'ennemi ravagea la Provence; et, quand la famine força ce dernier à la retraite, il le fit attaquer vigoureusement.

Les représentants disaient qu'en évacuant la Provence, les Anglais seraient obligés de la nourrir, et qu'après la récolte on reprendrait avantageusement l'offensive avec une armée bien entière et bien reposée. «C'était même indispensable, disaient-ils: car enfin, après quatre mois, Toulon n'est pas encore attaqué; et l'ennemi recevant toujours des renforts, il est à craindre que nous ne soyons obligés de faire précipitamment, et en déroute, ce que nous pouvons en ce moment opérer en règle et avec ordre.»

Mais peu de jours après que la lettre fut parvenue à la convention, Toulon fut pris. Elle fut alors désavouée par ces représentants comme apocryphe. Ce fut à tort; car cette lettre était vraie et donnait une juste idée de l'opinion que l'on avait de la mauvaise issue du siège, et des embarras qui existaient en Provence. Dugommier s'était décidé à faire une attaque décisive sur le petit Gibraltar. Le commandant de l'artillerie y fit jeter 7 à 8,000 bombes, pendant qu'une trentaine de pièces de 24 en rasaient la défense.

Le 18 décembre, à quatre heures du soir, les troupes s'ébranlent de leurs camps et se dirigent sur le village de la Seine; le projet était d'attaquer à minuit, afin d'éviter le feu du fort et des redoutes intermédiaires. Au moment où tout est prêt, les représentants du peuple convoquent un conseil pour délibérer s'il faut attaquer ou non: soit qu'ils craignissent l'issue de cette attaque, et voulussent en rejeter toute la responsabilité sur le général Dugommier; soit qu'ils se fussent laissés gagner par les raisons de beaucoup d'officiers qui jugeaient cette entreprise impossible, surtout par le temps affreux qu'il faisait, la pluie tombait par torrents.

Dugommier et le commandant d'artillerie se rient de ces craintes: deux colonnes sont formées, et l'on marche à l'ennemi.

Les coalisés, pour éviter l'effet des bombes et des boulets qui foudroyaient le fort, avaient l'habitude de se tenir à une certaine distance en arrière. Les Français espéraient arriver aux ouvrages avant eux; mais les ennemis avaient établi en avant du fort une nombreuse ligne de tirailleurs, et la fusillade s'étant engagée au pied même de la montagne, les troupes accoururent à la défense du fort, dont le feu devint des plus vifs. La mitraille pleuvait partout. Enfin, après une attaque extrêmement chaude, Dugommier qui, selon sa coutume, marchait à la tête de la 1re colonne, fut obligé de céder. Désolé, il s'écrie, Je suis perdu.

En effet, dans ces temps, il fallait des succès: l'échafaud attendait le général malheureux.

Cependant la canonnade et la fusillade duraient toujours. Muiron, capitaine d'artillerie, jeune homme plein de bravoure et de moyens, et qui était l'adjoint du commandant d'artillerie, est détaché avec un bataillon de chasseurs et soutenu par la 2e colonne qui le suit à portée de fusil. Il connaissait parfaitement la position, et il profita si bien des sinuosités du terrain, qu'il gravit la montagne avec sa troupe, sans presque éprouver de perte: il débouche au pied du fort, s'élance par une embrasure; son bataillon le suit, et le fort est pris!

Tous les canonniers anglais ou espagnols sont tués sur leurs pièces, et Muiron est blessé grièvement d'un coup de pique par un Anglais.

Maîtres du fort, les Français tournent aussitôt les pièces contre l'ennemi.

Dugommier était déja depuis trois heures dans la redoute, lorsque les représentants du peuple vinrent, le sabre à la main, combler d'éloges les troupes qui l'occupaient. (Ceci dément positivement les relations du temps, qui, à tort, disent que les représentants marchaient à la tête des colonnes.)

A la pointe du jour, on marcha sur Balagnier et l'Éguillette. Les ennemis avaient déja évacué ces deux positions. Les pièces de 24 et les mortiers furent mis en mouvement, pour armer ces batteries d'où l'on espérait canonner la flotte combinée avant midi; mais le commandant d'artillerie jugea impossible de s'y établir. Elles étaient en pierre, et les ingénieurs qui les avaient construites avaient commis la faute de placer à leur gorge une grosse tour en maçonnerie, si près des plates-formes que tous les boulets qui l'auraient frappée seraient retombés sur les canonniers ainsi que les éclats et les débris. On plaça des bouches à feu sur les hauteurs, derrière les batteries. Elles ne purent commencer leur feu que le lendemain; mais l'amiral Anglais Hood n'eut pas plutôt vu les Français maîtres de ces positions, qu'il fit le signal de lever l'ancre et de quitter les rades.

Cet amiral se rendit à Toulon, pour faire connaître qu'il ne fallait pas perdre un moment et gagner au plutôt la haute mer. Le temps était sombre, couvert de nuages, et tout annonçait l'arrivée prochaine du vent d'Olliibech, terrible dans cette saison. Le conseil des coalisés se réunit aussitôt, et, après une mûre délibération, les membres tombèrent d'accord que Toulon n'était plus tenable. On se hâta de prendre toutes les mesures, tant pour l'embarquement que pour brûler ou couler les vaisseaux français qu'on ne pouvait pas emmener, et incendier les établissements de la marine. Enfin, on prévint les habitants que tous ceux qui voudraient quitter la ville pourraient s'embarquer à bord des flottes anglaise et espagnole.

A l'annonce de ce désastre, on se peindrait difficilement l'étonnement, la confusion, le désordre de la garnison et de cette malheureuse population, qui, peu d'heures auparavant, en considérant la grande distance où les assiégeants étaient de la place, le peu de progrès du siège depuis quatre mois, et l'arrivée prochaine des renforts, s'attendaient à faire lever le siège et même à envahir la Provence.

Dans la nuit les Anglais firent sauter le fort Poné; une heure après, on vit en feu une partie de l'escadre française; neuf vaisseaux de 74 et quatre frégates ou corvettes devinrent la proie des flammes.

Le tourbillon de flammes et de fumée qui sortait de l'arsenal, ressemblait à l'éruption d'un volcan, et les treize vaisseaux qui brûlaient dans la rade, à treize magnifiques feux d'artifice. Le feu dessinait les mâts et la forme des vaisseaux; il dura plusieurs heures et présentait un spectacle unique. Les Français avaient l'ame déchirée en voyant se consumer, en si peu de temps, d'aussi grandes ressources et tant de richesses. On craignit un instant que les Anglais ne fissent sauter le fort la Malgue. Il paraît qu'ils n'en ont point eu le temps.

Le commandant de l'artillerie se rendit à Malbosquet. Ce fort était déja évacué. Il fit venir l'artillerie de campagne, pour balayer sur-le-champ les remparts de la place, et accroître le désordre en jetant des obus sur le port, jusqu'à ce que les mortiers qui arrivaient sur leurs caissons, fussent mis en batterie et pussent envoyer des bombes dans la même direction.

Le général Lapoype, de son côté, se porta contre le fort Pharaon que l'ennemi évacuait, et s'en empara. Pendant tout ce temps les batteries de l'Éguillette et de Balagnier ne cessaient de faire un feu des plus vifs sur la rade. Plusieurs vaisseaux anglais éprouvèrent de notables avaries, et un assez grand nombre d'embarcations chargées de troupes furent coulées. Les batteries tirèrent toute la nuit, et à la pointe du jour on distingua la flotte anglaise hors la rade. Sur les neuf heures du matin, il s'éleva un très-grand vent d'Olliibech; les vaisseaux anglais furent obligés de chercher un refuge aux îles d'Hyères.

Plusieurs milliers de familles toulonnaises avaient suivi les Anglais, de sorte que les tribunaux révolutionnaires ne trouvèrent que peu de coupables dans la ville: tous les principaux en étaient partis. Néanmoins, dans la première quinzaine, plus de cent malheureux furent fusillés.

Depuis, des ordres de la convention arrivèrent pour démolir les maisons de Toulon; l'absurdité de cette mesure n'en arrêta pas l'exécution: on en démolit plusieurs qu'on fut obligé de rebâtir après.

Pendant le siège de Toulon, l'armée d'Italie avait été attaquée sur le Var. Les Piémontais avaient voulu essayer d'entrer en Provence: ils s'étaient approchés d'Entrevaux; mais, ayant été battus à Gillette, ils se mirent en retraite et rentrèrent dans leurs lignes.

La nouvelle de la prise de Toulon fit d'autant plus d'effet en Provence et dans toute la France, qu'elle était inattendue et presque inespérée.

Ce fut là que commença la réputation de Napoléon. Il fut alors fait général de brigade d'artillerie, et nommé au commandement de cette arme à l'armée d'Italie. Le général Dugommier venait d'être nommé commandant en chef de l'armée des Pyrénées-Orientales.

§ VI.

Avant de se rendre à l'armée d'Italie, Napoléon arma les côtes de la Provence et les îles d'Hyères, aussitôt après leur évacuation par les Anglais.

On n'a en France aucun principe fixe sur l'armement des côtes. Ce qui donne lieu à des discussions perpétuelles, entre les officiers d'artillerie et les autorités locales; celles-ci en voudraient partout, les officiers d'artillerie en voudraient trop peu.

Il n'y a pas de règles certaines sur le tracé des batteries de côtes. On établit des magasins à poudre et des corps-de-garde dans de mauvaises positions; ils sont souvent mal construits, quoique coûtant beaucoup, exigent de fréquentes réparations, sont inutiles à la défense, et ne durent qu'une ou deux campagnes. On construit des fourneaux à reverbère, on établit des grils à rougir les boulets, sans discernement; on les place dans des positions où, pendant le feu, il est impossible aux canonniers de les approcher sans danger, etc., etc.

On doit distinguer trois espèces de batteries de côtes, savoir: 1o celles destinées à défendre l'entrée d'un grand port et à protéger des escadres de guerre;

2o Celles destinées à protéger l'entrée d'un port marchand, des rades, des mouillages et l'arrivage des convois marchands;

3o Celles établies sur les extrémités des promontoires pour favoriser le cabotage et défendre un débarquement sur une plage.

Les batteries de la première classe doivent être armées d'un grand nombre de bouches à feu. Elles doivent avoir leur gorge fermée par une tour (1er modèle), capable de contenir sur sa plate-forme quatre pièces de campagne, ou caronades de vingt-quatre; et dans son intérieur, un logement pour 60 hommes, et les vivres nécessaires pour douze à quinze jours, ainsi que l'approvisionnement en poudre pour les bouches à feu. De semblables tours ont été construites pour soixante mille francs; et, comme on le voit, elles remplacent le magasin à poudre, le corps-de-garde, et le magasin des vivres. Il y a donc économie. Les batteries défendues par de pareilles tours se trouvent à l'abri d'un coup de main, et ne craignent point un débarquement de plusieurs milliers d'hommes qui les auraient tournées. Ces batteries doivent avoir un fourneau ou un gril à rougir les boulets: mais ce fourneau ou ce gril ne doivent point être placés au centre de la batterie et en arrière des plates-formes; car c'est là que frappent tous les projectiles ennemis. Il faut placer les fourneaux à reverbère ou les grils contre l'épaulement, en augmentant à cet effet la ligne de la batterie: dans cette position on est à l'abri des boulets ennemis, et l'on peut faire le service avec sûreté. Le service du tir à boulets rouges est par lui-même dangereux, pénible et difficile; les canonniers y répugnent tant, que pour peu qu'il y ait encore d'autres dangers, ils y renoncent et ne tirent qu'à boulets froids. La tour à la gorge doit être éloignée de trente à quarante toises au moins des plates-formes, afin que les éclats et les boulets qui la frappent, ne retombent pas sur la plate-forme.

Les batteries de la deuxième espèce doivent, comme celles de la première, avoir à leur gorge une tour en maçonnerie (2e modèle), ne contenant sur la plate-forme que deux pièces de campagne ou caronades de dix-huit, et ayant dans son intérieur des magasins et des logements pour 25 à 30 hommes. On en a construit pour 40,000 francs. Les batteries de la seconde espèce n'ont pas besoin d'être armées de beaucoup de bouches à feu. Elles sont rarement susceptibles d'être attaquées. Quelque intérêt que l'ennemi ait à les prendre, il n'emploiera jamais autant de moyens ni autant d'opiniâtreté que pour prendre des bâtiments de guerre.

Enfin, les batteries de la troisième classe doivent être armées de peu de pièces. Dans de semblables batteries, un gril est inutile; car aucun bâtiment ne viendra s'exposer assez long-temps à son feu, pour que l'on puisse en faire usage: une tour à la gorge est nécessaire comme aux deux premières classes; mais moins grande, et de troisième modèle, n'ayant qu'un canon ou caronade de douze sur la plate-forme. Une pareille tour peut résister à toute attaque de vive force; on en a fait pour 6,000 francs; elles remplacent, comme les autres, le magasin à poudre, le corps-de-garde, et ces tours de troisième espèce n'ont ni contre-coupe ni chemin couvert.

Lorsque ce systême sera établi sur toutes les côtes de l'empire, il n'y aura plus de discussions à chaque guerre sur la nature de l'armement.

En temps de paix, on opérera un prompt désarmement en entrant les affûts dans les tours; ce qui évitera des frais considérables de transport. On a l'habitude aujourd'hui de ramener les affûts dans les arsenaux. D'après la nouvelle méthode, le réarmement peut être aussi rapide que les besoins peuvent l'exiger.

C'est faute de classer ainsi les batteries de côtes d'après leur but, que l'on voit des batteries de cinq à six pièces pour protéger le cabotage; on en voit d'autres destinées à protéger le mouillage accidentel de bâtiments marchands, armées comme s'il était question de protéger une escadre de guerre.

La première dépense de l'armement des côtes, d'après ces principes, serait compensée bien au-delà par l'économie qui en résulterait, tant par la durée des affûts qui en serait beaucoup augmentée, que par la non-construction et l'entretien des magasins à poudre et des corps-de-garde.

L'artillerie a construit les affûts de côtes de manière à ne pouvoir tirer que sous l'angle de 17°; elle a eu raison. Il ne fallait pas mettre les canonniers à même de tirer trop loin, ce qui abîme l'affût sans produire un grand effet. Cela a constamment donné lieu à des réclamations qui ont jeté l'alarme; c'est à cela qu'on doit la plupart des plaintes contre la poudre, la portée de nos pièces, etc. Les boulets des vaisseaux arrivaient, et les nôtres n'arrivaient pas aux vaisseaux. Mais cela vient de ce que les canons des vaisseaux peuvent tirer sur les affûts marins à 25°. Cet angle, combiné avec celui que donne souvent la bande des bâtiments, en produit quelquefois un de 30 à 40°. Le général d'artillerie, chargé de réarmer les côtes de la Méditerranée, voyant que les officiers d'artillerie étaient dénoncés partout, parce que les boulets français n'allaient pas si loin que ceux des Anglais, prit le parti de faire disposer quelques affûts de côte pour tirer à 43°; de sorte que s'il arrivait une dénonciation, on prouvait, à l'instant, que la poudre et la portée des boulets étaient aussi bonnes que celles des Anglais. Mais ces affûts, ainsi disposés, sont bien plutôt hors de service que ceux qui tirent à 17°. Il n'en faut faire usage que dans les batteries qui défendent des mouillages éloignés de plus de 1,500 toises. Un vaisseau ne mouille jamais là où il peut tomber des boulets à son bord. Les mortiers que M. de Gribeauval a fait couler, n'ont qu'une faible portée, parce qu'on la trouvait suffisante pour bombarder les places, et qu'avec une plus grande portée le tir devient trop incertain. Il se présente pourtant des circonstances où les mortiers à grande portée sont utiles. La rade d'Hyères, par exemple, a un mouillage éloigné de 1,800 toises de la côte, et est par conséquent hors de portée des pièces sur affûts de côte ordinaire, des mortiers à la Gomer, et de ceux de dix pouces. L'ennemi a donc pu impunément mouiller dans cette rade sans y être inquiété; mais, aussitôt qu'on eut placé aux batteries quelques pièces de 24 ou de 36 sur affût, à 43°, et des mortiers à la Villantroys, ou de ceux de Séville qui envoient des bombes à deux mille cinq cents et trois mille toises, les ennemis cessèrent de mouiller dans cette rade. Il en est de même du golfe de la Spezzia; les ennemis pourraient, sans rien craindre, mouiller au milieu de ce golfe, si les batteries des côtes n'étaient pas armées ainsi qu'on vient de l'indiquer.

Ces principes ont reçu, depuis, les plus grands développements, et ont été appliqués en grand, principalement pour défendre de grandes rivières, comme l'Escaut, la Gironde, les rades foraines de Brest, de l'île d'Aix, etc. Ces principes ne sont point contraires à ceux de l'artillerie de M. de Gribeauval; car il sera toujours vrai que l'artillerie est de mauvais service, quand elle tire trop loin; elle fait peu d'effet, et a l'inconvénient de briser les affûts, les plates-formes, et les pièces même. Notre métal n'a pas assez de ténacité pour résister long-temps à une explosion de vingt à trente livres de poudre.

§ VII.

Napoléon se rendit aux Bouches-du-Rhône, d'où il commença sa tournée pour l'armement des côtes de la Méditerranée. Il eut dans toutes les villes de vives discussions avec les autorités et les sociétés populaires; elles auraient voulu voir des batteries établies à chaque village, à chaque hameau situé sur le bord de la mer.

Le fond du golfe de Lyon était considéré par les navigateurs de la Méditerranée comme une mer impraticable; mais les Anglais ont changé ces idées. On les a vus mouiller à l'embouchure du Rhône, et s'y tenir par les plus gros temps. Ce mouillage les mettait à même de profiter du fleuve pour faire de l'eau. Le mouillage du Buc est bon, il est défendu par un petit château. La passe est très-étroite; mais les vaisseaux de guerre peuvent y entrer.

Lorsque le canal d'Arles sera terminé, le Buc sera le port du Rhône, et fera éviter la barre qui est difficile, n'ayant que sept pieds d'eau; ce qui fait qu'il n'y passe que des allèges qui naviguent mal et ne vont que vent arrière. Le canal d'Arles mettra Marseille, Toulon, l'armée d'Italie, en communication régulière avec Lyon, Paris, Strasbourg. Le Buc est destiné à être dans la Méditerranée le port de construction des vaisseaux de guerre, comme Toulon et la Spezzia sont des ports d'armement et de désarmement.

Depuis le Buc jusqu'à Marseille, il n'y a que de petites batteries pour protéger le cabotage, et de petites anses où des chaloupes seulement peuvent mouiller.

A Marseille, le vrai mouillage est à l'Istac. Le général d'artillerie y fit construire deux fortes batteries, armées chacune de huit pièces. Elles furent placées de manière à pouvoir appuyer fortement les deux ailes d'une ligne d'embossage: elles n'ont jamais servi; mais dans l'infériorité où se trouvaient nos forces de mer, il était utile d'assurer la protection de ce mouillage. Le port de Marseille ne peut recevoir que des frégates, et les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas l'assurent suffisamment. De Marseille à Toulon, il n'y a que des batteries de la troisième espèce, hormis celles qui protègent les petits ports et mouillages de Cain, la Ciotat, Bandolle, qui sont de la deuxième. Une tour est nécessaire sur la petite île en avant de la Ciotat.

La défense de Toulon est de la plus haute importance: c'est là où il ne faut rien épargner. La rade est défendue par les batteries du cap Cepé et du cap Brun. Il était d'usage d'avoir beaucoup de batteries à la presqu'île de Cepé; ce qui avait le grand inconvénient, dans le cas où, à la suite d'un débarquement, l'ennemi s'emparerait brusquement de cette presqu'île, de lui permettre d'en employer les batteries contre notre escadre mouillée dans la rade. Cette considération a fait prendre la résolution de n'avoir au cap Cepé qu'une seule batterie, protégée par un fort appuyé à la croix des signaux: en sorte que l'ennemi, maître de la presqu'île, n'aurait pas en son pouvoir la batterie qui défend l'entrée de la rade: cette batterie fut armée de trente bouches à feu. De tout temps il a fallu, pour rassurer les officiers de marine, avoir un camp dans la presqu'île, au lieu que désormais avec la seule garnison de la batterie on est à l'abri de toute crainte.

La batterie du cap Brun est dominée par la hauteur qui se trouve à six cents toises du fort la Malgue. Ce qui fait que l'ennemi, qui aurait débarqué aux îles d'Hyères, pourrait s'emparer de la batterie malgré le fort la Malgue, et fermer ainsi les rades.

Le fort la Malgue aurait dû être placé sur la hauteur dite du cap Brun. Il serait, il est vrai, plus éloigné de la place de six cents toises; mais il protégerait le cap qui ferme la rade: d'ailleurs, il aurait une force double, placé sur ce point culminant. Une redoute de cent cinquante mille francs aurait été suffisante sur l'emplacement actuel du fort la Malgue.

Les batteries de l'Éguillette et de Balagnier défendent la petite rade, et sont défendues par les hauteurs du Cair où était situé le petit Gibraltar. L'ennemi, en s'emparant de ces hauteurs, aurait pu brûler l'escadre française en rade, même en négligeant la presqu'île de Cepé; aussi était-il d'usage de placer là un deuxième camp. On a établi sur ce promontoire une redoute (modèle no 1) d'un million, qui, avec deux ou trois cents hommes de garnison, en assure la possession.

Les batteries de la grande tour, opposées à Balagnier et l'Éguillette, se trouvent dominées par le fort la Malgue.

Pour empêcher l'ennemi de mouiller dans la rade d'Hyères, il faut des mortiers dits à la Villantroys qui lancent leurs projectiles à deux mille cinq cents toises au moins, ainsi que des pièces sur affût de 43°. Le mouillage est éloigné de deux mille trois cents toises de toutes côtes; avant que les batteries de ces rades ne fussent ainsi armées, les Anglais y mouillaient constamment. Des îles d'Hyères à Saint-Tropez, toutes les batteries sont de la troisième espèce ou seulement destinées à protéger les caboteurs. Saint-Tropez doit être considéré comme batterie de la deuxième espèce. Fréjus et Juan offrent des mouillages à des escadres de guerre; il était nécessaire d'y établir des batteries de la première espèce.

Le golfe Juan qui touche à Antibes, est la meilleure rade des côtes de Provence depuis Toulon. On y a vu des escadres de douze vaisseaux, bloquées par des escadres anglaises supérieures, y rester en sûreté sous la protection des batteries que le général d'artillerie avait fait construire. Le mouillage d'Antibes et de Nice ne doit être défendu que par des batteries de la deuxième espèce. Villefranche a une excellente rade, capable de recevoir de grandes escadres. Elle fut armée avec des batteries de la première espèce. Aucune escadre n'a jamais été dans le cas de s'y refugier; mais tout avait été disposé pour y assurer une bonne protection. De Nice à Vado, ce qui fait la distance d'une trentaine de lieues, il n'y a que des batteries de la troisième espèce. Vado est une rade qui, quoique médiocre, est regardée comme la quatrième dans cette partie de la Méditerranée: on y avait élevé de fortes batteries.

De là à Gênes, il n'y a que des batteries pour la protection du cabotage.

Gênes est un port médiocre; il peut cependant servir de refuge à quelques vaisseaux. On avait projeté de faire une nouvelle levée pour rendre le mouillage plus sûr.

§ VIII.

Napoléon joignit à Nice le quartier-général de l'armée d'Italie, en mars 1794. Elle était alors commandée par le général Dumerbion, vieil et brave officier, qui avait été dix ans capitaine de grenadiers, dans les troupes de ligne. Il avait des connaissances; mais la goutte le retenait au lit, la moitié du temps: il avait fait la guerre entre le Var et la Roya, et connaissait parfaitement toutes les positions des montagnes qui couvraient Nice.

Le nouveau général d'artillerie alla visiter tous les avant-postes, et reconnaître la ligne occupée par l'armée. Il est du devoir d'un général d'artillerie de connaître l'ensemble des opérations de l'armée, étant obligé de fournir les divisions d'armes et de munitions. Ses relations avec les commandants d'artillerie, dans chacune d'elles, le mettent au courant de tous les mouvements, et la conduite de son grand parc dépend de ces renseignements.

Au retour de cette tournée, il remit au général Dumerbion un mémoire sur l'attaque malheureuse du général Brunet, sur les moyens de prendre Saorgio, et de rejeter l'ennemi au delà des grandes Alpes, en s'emparant du col de Tende. Si l'on réussissait à se porter ainsi sur la chaîne supérieure des Alpes, on aurait des positions inexpugnables, qui, n'exigeant que peu de monde pour leur défense, rendraient disponibles beaucoup de troupes.

Ces idées, développées devant un conseil où siégeaient Robespierre jeune et Ricord, représentants du peuple, furent adoptées sans aucune opposition. Depuis la prise de Toulon, la réputation du général d'artillerie accréditait suffisamment ses projets.

Le territoire de Nice est compris entre le Var et la Roya. La chaussée de Nice à Turin qui passe à Saorgio ne suit aucune vallée; elle passe à travers les collines et les montagnes. La vallée du col de Tende est la Roya. Cette rivière prend sa source dans le col même, et descend à la mer près de Vintimille; elle offre des débouchés.

La Nervia prenant sa source près de Montjove, plus bas que Saorgio et que le col Ardente, ne descend pas de la haute chaîne des Alpes, non plus que le Taggio, dont la source est entre Triola et le col Ardente.

§ IX.

Le 8 avril, en conséquence des plans du général d'artillerie, une partie de l'armée, sous les ordres du général Masséna (le général Dumerbion étant retenu au lit par un accès de goutte), filant le long de la corniche, par Menton, passa la Roya. Elle se divisa en quatre colonnes: la première remonta la Roya; la deuxième, la Nervia; la troisième, le Taggio; la quatrième se dirigea sur Oneille.

La colonne d'Oneille rencontra un corps autrichien et piémontais, sur les hauteurs de Sainte-Agathe, le battit et le repoussa: dans ce combat, le général de brigade Brûlé fut tué. Le quartier-général fut porté à Oneille, et on mit sur-le-champ des troupes en marche, pour s'emparer de Loano.

D'Oneille, les troupes françaises marchèrent aux sources du Tanaro, battirent les ennemis sur les hauteurs de Ponte-Dinave, s'emparèrent du château d'Orméa, où elles firent 400 prisonniers; elles entrèrent à Garezzio, et se trouvèrent maîtresses de la chaussée qui conduit de Garezzio à Turin. On communiqua avec Loano par Bardinetto et le petit Saint-Bernard.

Cependant le mouvement des trois colonnes qui avaient suivi les vallées de la Roya, du Taggio, et de la Nervia, et celui des troupes qui avaient débouché en Piémont par les sources du Tanaro, répandirent de justes alarmes à la cour de Sardaigne. L'armée piémontaise, occupant les camps appuyés à Saorgio, allait être coupée: elle pouvait être prise, et la perte d'une armée piémontaise de 20,000 hommes eût entraîné celle de la monarchie. L'armée piémontaise se hâta donc d'abandonner ces fameuses positions qui avaient été arrosées de tant de sang, et où les troupes piémontaises avaient acquis quelque gloire. Saorgio fut aussitôt investie, et cette place capitula. Le 29 avril, les troupes piémontaises vinrent occuper le col de Tende; mais elles n'y restèrent pas long-temps: le 7 mai, après une attaque très-vive, elles en furent chassées. Ainsi tomba au pouvoir des Français toute la crête supérieure des Alpes.

§ X.

La ligne de l'armée française fut établie ainsi: la droite était appuyée à Loano; ensuite la ligne passait à San-Bardinetto, et le petit Saint-Bernard, dominait le Tanaro, traversait la vallée, arrivait au col de Terme qui domine les sources du Tanaro, sur la gauche, au-delà d'Orméa; de là elle arrivait, par la crête supérieure des Alpes, au col de Tende. La ligne continuait sur le col supérieur qui domine la vallée de Lastrera, et venait appuyer la gauche à la droite de l'armée des Alpes, au camp de Tormes.

Le résultat de ces manœuvres avait mis au pouvoir de l'armée d'Italie, plus de soixante bouches à feu. Saorgio avait été trouvée bien approvisionnée en vivres et munitions de toute espèce: c'était le dépôt principal de toute l'armée piémontaise.

Le roi de Sardaigne fit juger et passer par les armes le commandant de Saorgio: il fit bien. Ce commandant pouvait se défendre encore douze ou quinze jours. Il est vrai que le résultat eût été le même; car les Piémontais ne pouvaient le secourir. Mais, à la guerre, un commandant de place n'est pas juge des évènements; il doit défendre la place jusqu'à la dernière heure; il mérite la mort quand il la rend un moment plus tôt qu'il n'y est obligé. L'armée française resta dans ces positions jusqu'en septembre, que l'on apprit à Nice qu'un corps considérable d'Autrichiens se portait sur la Bormida: alors le général Dumerbion mit en mouvement l'armée, pour aller reconnaître l'armée autrichienne, et s'emparer de ses magasins que l'on disait avoir été avancés jusqu'à Cairo. Les représentants Albitte et Salicetti accompagnaient l'armée française: le général, commandant de l'artillerie, dirigeait les opérations; ce qui le sauva de comparaître à la barre de la convention.

§ XI.

Napoléon, faisant son inspection à Marseille, fut interpelé par le représentant..........., qui lui fit connaître que les sociétés populaires voulaient piller les magasins à poudre. Le général d'artillerie lui remit un plan pour construire une petite muraille crénelée sur les ruines des forts Saint-Jacques et Saint-Nicolas: ces deux forts avaient été démolis par les Marseillais, au commencement de la révolution. C'était un objet de peu de dépense; quelques mois après, il y eut un décret qui appela à la barre de la convention le commandant d'artillerie de Marseille, comme ayant présenté un projet de rétablir les forts Saint-Jacques et Saint-Nicolas, contre les patriotes.

Le décret désignait le commandant d'artillerie de Marseille, et Napoléon était général d'artillerie de l'armée d'Italie. Le colonel Sugny, que cela regardait textuellement, se rendit, suivant la lettre du décret, à Paris.

Arrivé à la barre, il prouva que le plan et les mémoires n'étaient pas de sa main, et que cette affaire lui était étrangère: le tout s'éclaircit, et l'on revint à Napoléon; mais les représentants près de l'armée d'Italie, qui avaient besoin de lui pour la direction des affaires de cette armée, écrivirent à Paris, et donnèrent des explications à la convention, qui s'en contenta.

§ XII.

Les Français se rendirent de Loano à Bardinetto, où l'on passa les gorges de la Bormida; et, le 26 septembre, ils vinrent sur Balestrino, d'où ils descendirent sur Cairo ou le Cair. On rencontra alors un corps de 12 à 15,000 Autrichiens manœuvrant dans la plaine, et qui, à la vue de l'armée française, se mit aussitôt en retraite et se porta sur Dego. Les Français l'y attaquèrent bientôt; et après un combat d'arrière-garde, où les Autrichiens perdirent quelques prisonniers, ceux-ci se retirèrent sur Acqui. Maîtres de Dego, les Français s'arrêtèrent; leur but était atteint: ils avaient pris plusieurs magasins et reconnu que l'on n'avait rien à craindre de l'expédition des Autrichiens. La marche des Français jeta l'alarme dans toute l'Italie. L'armée revint sur Savone, en traversant Montenotte supérieure et Montenotte inférieure.

La droite de l'armée fut portée de Loano sur les hauteurs de Vado, afin de rester maîtresse de cette rade qui est la meilleure et la plus importante qui soit dans ces mers, et d'empêcher les corsaires anglais d'y venir mouiller. La ligne de l'armée française passait alors par Settipani, Melogno, Saint-Jacques, et gagnait Bardinetto et le col de Tende.

Le reste de l'année 1794 se passa à mettre en état de défense les positions occupées par l'armée, principalement Vado. La connaissance que Napoléon acquit, dans ces circonstances, de toutes les positions de Montenotte, lui fut bientôt utile, lorsqu'il vint commander en chef la même armée, et lui permit de faire la manœuvre hardie qui lui valut les succès de la bataille de Montenotte, à l'ouverture de la campagne d'Italie, en 1796. Au mois de mai 1795, Napoléon quitta le commandement de l'armée d'Italie, et se rendit à Paris: il avait été placé sur la liste des généraux destinés à servir dans l'armée de la Vendée. On lui avait donné le commandement d'une brigade d'infanterie: il refusa cette destination, et réclama.

§ XIII.

Cependant le commandement de l'armée d'Italie avait été confié à Kellermann: ce général était brave de sa personne: mais, n'ayant pas l'habitude des grands commandements, il ne fit que de mauvaises dispositions, et, à la fin de juin, l'armée perdit les positions de Vado, de Saint-Jacques et de Bardinetto. Le général Kellermann menaça même d'évacuer la rivière de Gênes, et jeta l'alarme dans le comité de salut public, où on avait réuni tous les représentants qui avaient été aux armées d'Italie, pour les consulter. Ils désignèrent Napoléon, comme connaissant parfaitement les localités; le comité le fit appeler, et le mit en réquisition. Il se trouva attaché au comité topographique; il prescrivit à l'armée d'Italie la ligne de Borghetto, ligne tellement forte, qu'il ne fallait, pour la garder, qu'une armée moitié moins considérable que la nôtre; elle sauva l'armée française, et lui conserva la rivière de Gênes. Les ennemis l'attaquèrent plusieurs fois avec de grandes forces; ils furent toujours repoussés, et y perdirent un monde considérable.

A la fin de l'année, le gouvernement, convaincu de l'incapacité du général Kellermann, le remplaça, dans son commandement, par le général Schérer.

Le 22 novembre, ce général, ayant reçu quelques renforts de l'armée des Pyrénées, attaqua le général ennemi Devins, à Loano, s'empara de ses lignes, fit beaucoup de prisonniers, prit un nombre considérable de canons; et, s'il eût été entreprenant, il aurait fait la conquête de l'Italie. Il ne pouvait y avoir un meilleur moment: mais Schérer était incapable d'une opération aussi importante; et, loin de chercher à profiter de ces avantages, il retourna à Nice, et fit entrer ses troupes dans les quartiers d'hiver.

Les généraux ennemis, après avoir rallié les leurs, prirent également des quartiers d'hiver.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

DIX-HUIT BRUMAIRE.

Arrivée de Napoléon en France.—Sensation qu'elle produit.—Napoléon à Paris.—Les directeurs Roger-Ducos, Moulins, Gohier, Siéyes.—Conduite de Napoléon. Rœdérer, Lucien et Joseph, Talleyrand, Fouché, Réal.—État des partis. Ils s'adressent tous à Napoléon.—Barras.—Napoléon d'accord avec Siéyes.—Esprit des troupes de la capitale.—Dispositions adoptées pour le 18.—Journée du 18 brumaire. Décret du conseil des anciens, qui transfère à Saint-Cloud le siège du corps-législatif.—Napoléon aux anciens.—Séance orageuse à Saint-Cloud.—Ajournement des conseils, à trois mois.

Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque cédant tour à tour à l'influence de partis contraires, et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l'état n'est plus gouverné; lorsqu'enfin, à sa nullité au dedans, l'administration joint le tort le plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au dehors, alors une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l'agite, et promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver.

Ce génie tutélaire, une nation nombreuse le renferme toujours dans son sein; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe, il faut qu'il soit connu; il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées impuissantes; l'inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent point contre lui. Mais que ce sauveur, impatiemment attendu, donne tout à coup un signe d'existence, l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles s'applanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire: Le voilà!

§ Ier.

Telle était la situation des esprits en France, en l'année 1799, lorsque le 9 octobre (16 vendémiaire an VIII), les frégates la Muiron, la Carrére, les chebecks la Revanchae et la Fortune, vinrent à la pointe du jour mouiller dans le golfe de Fréjus.

Dès qu'on eut reconnu des frégates françaises, on soupçonna qu'elles venaient d'Égypte. Le desir d'avoir des nouvelles de l'armée fit accourir en foule les citoyens sur le rivage. Bientôt la nouvelle se répandit que Napoléon était à bord. L'enthousiasme fut tel que même les soldats blessés sortirent des hôpitaux malgré les gardes, pour se rendre au rivage. Tout le monde pleurait de joie. En un moment la mer fut couverte de canots. Les officiers des batteries, les douaniers, les équipages des bâtiments mouillés dans la rade, enfin tout le peuple, assaillirent les frégates. Le général Pereymont qui commandait sur la côte, aborda le premier. C'est ainsi qu'elles eurent l'entrée; avant l'arrivée des préposés de la santé, la communication avait eu lieu avec toute la côte.

L'Italie venait d'être perdue, la guerre allait être reportée sur le Var, et dès-lors Fréjus craignait une invasion. Le besoin d'avoir un chef à la tête des affaires était trop impérieux; l'impression de l'apparition soudaine de Napoléon agitait trop vivement tous les esprits pour laisser place à aucune des considérations ordinaires; les préposés de la santé déclarèrent qu'il n'y avait pas lieu à la quarantaine, motivant leur procès-verbal sur ce que la pratique avait eu lieu à Ajaccio. Cependant cette raison n'était pas valable, c'était seulement un motif pour mettre la Corse en quarantaine. L'administration de Marseille en fit quinze jours après l'observation avec raison. Il est vrai que depuis cinquante jours que les bâtiments avaient quitté l'Égypte, aucune maladie ne s'était déclarée à bord, et qu'avant leur départ la peste avait cessé depuis trois mois.

Sur les six heures du soir, Napoléon, accompagné de Berthier, monta en voiture pour se rendre à Paris.

§ II.

Les fatigues de la traversée et les effets de la transition d'un climat sec à une température humide, décidérent Napoléon à s'arrêter six heures à Aix. Tous les habitants de la ville et des villages voisins accouraient en foule et témoignaient le bonheur qu'ils éprouvaient de le revoir. Partout la joie était extrême: ceux qui des campagnes n'avaient pas le temps d'arriver sur la route sonnaient les cloches, et plaçaient des drapeaux sur les clochers. La nuit, ils les couvraient de feux. Ce n'était pas un citoyen qui rentrait dans sa patrie, ce n'était pas un général qui revenait d'une armée victorieuse; c'était déja un souverain qui retournait dans ses états. L'enthousiasme d'Avignon, Montélimar, Valence, Vienne, ne fut surpassé que par les élans de Lyon.

Cette ville, où Napoléon séjourna douze heures, fut dans un délire universel. De tout temps les Lyonnais ont montré une grande affection à Napoléon, soit que cela tienne à cette générosité de caractère, qui est propre aux Lyonnais; soit que Lyon se considérant comme la métropole du Midi, tout ce qui était relatif à la sûreté des frontières du côté de l'Italie, touchât vivement ses habitants; soit enfin que cette ville, composée en grande partie de Bourguignons et de Dauphinois, partageât les sentiments plus fortement existants dans ces deux provinces. Toutes les imaginations étaient encore exaltées par la nouvelle qui circulait depuis huit jours de la bataille d'Aboukir et des brillants succès des Français en Égypte, qui contrastaient tant avec les défaites de nos armées d'Allemagne et d'Italie. De toute part le peuple semblait dire: «Nous sommes nombreux, nous sommes braves, et cependant nous sommes vaincus: il nous manque un chef pour nous diriger; il arrive, nos jours de gloire vont revenir»!

Cependant la nouvelle du retour de Napoléon était parvenue à Paris: on l'annonça sur tous les théâtres; elle produisit une sensation extrême, une ivresse générale. Les membres du directoire la durent partager. Quelques membres de la société du manège en pâlirent; mais, ainsi que les partisans de l'étranger, ils dissimulèrent et se livrèrent au torrent de la joie générale. Baudin, député des Ardennes, homme de bien, vivement tourmenté de la fâcheuse direction qu'avaient prise les affaires de la république, mourut de joie en apprenant le retour de Napoléon.

Napoléon avait déja passé Lyon, lorsque son débarquement fut annoncé à Paris. Par une précaution bien convenable à sa situation, il avait indiqué à ses courriers une route différente de celle qu'il prit; de sorte que sa femme, sa famille, ses amis, se trompèrent en voulant aller à sa rencontre: ce qui retarda de plusieurs jours le moment où il put les revoir. Arrivé ainsi à Paris, tout-à-fait inattendu, il était dans sa maison, rue Chantereine, qu'on ignorait encore son arrivée dans la capitale. Deux heures après il se présenta au directoire: reconnu par des soldats de garde, des cris d'allégresse l'annoncèrent. Chacun des membres du directoire semblait partager la joie publique; il n'eut qu'à se louer de l'accueil qu'il reçut.

La nature des évènements passés l'instruisait de la situation de la France, et les renseignements qu'il s'était procurés sur la route, l'avaient mis au fait de tout. Sa résolution était prise. Ce qu'il n'avait pas voulu tenter à son retour d'Italie, il était déterminé à le faire aujourd'hui. Son mépris pour le gouvernement du directoire et pour les meneurs des conseils était extrême.

Résolu de s'emparer de l'autorité, de rendre à la France ses jours de gloire, en donnant une direction forte aux affaires publiques: c'était pour l'exécution de ce projet qu'il était parti d'Égypte; et tout ce qu'il venait de voir dans l'intérieur de la France avait accru ce sentiment et fortifié sa résolution.

§ III.

De l'ancien directoire, il ne restait que Barras: les autres membres étaient Roger-Ducos, Moulins, Gohier, et Siéyes.

—Ducos était un homme d'un caractère borné et facile.

—Moulins, général de division, n'avait pas fait la guerre, il sortait des gardes-françaises, et avait reçu son avancement dans l'armée de l'intérieur. C'était un honnête homme, patriote chaud et droit.

—Gohier était un avocat de réputation, d'un patriotisme exalté, jurisconsulte distingué; homme intègre et franc.

—Siéyes était depuis long-temps connu de Napoléon. Né à Fréjus, en Provence, il avait commencé sa réputation avec la révolution; il avait été nommé à l'assemblée constituante par les électeurs du tiers-état de Paris, après avoir été repoussé par l'assemblée du clergé, qui se tint à Chartres. C'est lui qui fit la brochure, Qu'est-ce que le tiers? qui eut une si grande vogue. Il n'est pas homme d'exécution: connaissant peu les hommes, il ne sait pas les faire agir. Ses études ayant toutes été dirigées vers la métaphysique, il a les défauts des métaphysiciens, et dédaigne trop souvent les notions positives; mais il est capable de donner des avis utiles et lumineux dans les circonstances et dans les crises les plus sérieuses. C'est à lui que l'on doit la division de la France en départements, qui a détruit l'esprit de province. Quoiqu'il n'ait jamais occupé la tribune avec éclat, il a été utile au succès de la révolution par ses conseils dans les comités.

Il avait été nommé directeur, lors de la création du directoire; mais, ayant refusé alors, Lareveillère le remplaça. Envoyé depuis en ambassade à Berlin, il puisa dans cette mission une grande défiance de la politique de la Prusse.

Il siégeait depuis peu au directoire, mais il avait déja rendu de grands services, en s'opposant aux succès de la société du manège, qu'il voyait prête à saisir le timon de l'état. Il était en horreur à cette faction; et, sans craindre de s'attirer l'inimitié de ce puissant parti, il combattait avec courage les menées de ces hommes de sang, pour sauver la république du désastre dont elle était menacée.

A l'époque du 13 vendémiaire, le trait suivant avait mis Napoléon à même de le bien juger. Dans le moment le plus critique de cette journée, lorsque le comité des quarante avait perdu la tête, Siéyes s'approcha de Napoléon, l'emmena dans une embrasure de croisée, pendant que le comité délibérait sur la réponse à faire à la sommation des sections. «Vous les entendez, général; ils parlent quand il faudrait agir: les corps ne valent rien pour diriger les armées, car ils ne connaissent pas le prix du temps et de l'occasion. Vous n'avez rien à faire ici: allez, général, prenez conseil de votre génie et de la position de la patrie: l'espérance de la république n'est qu'en vous.»

§ IV.

Napoléon accepta un dîner chez chaque directeur, sous la condition que ce serait en famille, et sans aucun étranger. Un repas d'apparat lui fut donné par le directoire. Le corps-législatif voulut suivre cet exemple: lorsque la proposition en fut faite au comité-général, il s'éleva une vive opposition; la minorité ne voulant rendre aucun hommage au général Moreau, que l'on proposait d'y associer; elle l'accusait de s'être mal conduit au 18 fructidor. La majorité eut recours, pour lever toute difficulté, à l'expédient d'ouvrir une souscription. Le festin fut donné dans l'église Saint-Sulpice; la table était de sept cents couverts. Napoléon y resta peu, y parut inquiet et fort préoccupé. Chaque ministre voulait lui donner une fête; il n'accepta qu'un dîner chez celui de la justice, qu'il estimait beaucoup: il desira que les principaux jurisconsultes de la république s'y trouvassent; il y fut fort gai, disserta longuement sur le code civil et criminel, au grand étonnement de Tronchet, de Treilhard, de Merlin, de Target, et exprima le desir qu'un code simple, et approprié aux lumières du siècle, régit les personnes et les propriétés de la république.

Constant dans son systême, il goûta peu ces fêtes publiques, et adopta le même plan de conduite qu'il avait suivi à son premier retour d'Italie. Toujours vêtu de l'uniforme de membre de l'Institut, il ne se montrait en public qu'avec cette société: il n'admettait dans sa maison que les savants, les généraux de sa suite, et quelques amis; Regnault-de-Saint-Jean-d'Angély, qu'il avait employé en Italie, en 1797, et que depuis il avait placé à Malte; Volney, auteur d'un très-bon Voyage en Égypte; Rœdérer, dont il estimait les nobles sentiments et la probité; Lucien Bonaparte, un des orateurs les plus influents du conseil des cinq-cents: il avait soustrait la république au régime révolutionnaire, en s'opposant à la déclaration de la patrie en danger; Joseph Bonaparte, qui tenait une grande maison, et était fort accrédité.

Il fréquentait l'Institut; mais il ne se rendait aux théâtres qu'aux moments où il n'y était pas attendu, et toujours dans des loges grillées.

Cependant toute l'Europe retentissait de l'arrivée de Napoléon; toutes les troupes, les amis de la république, l'Italie même, se livraient aux plus hautes espérances: l'Angleterre et l'Autriche frémirent. La rage des Anglais se tourna contre Sidney-Smith et Nelson, qui commandaient les forces navales anglaises dans la Méditerranée. Un grand nombre de caricatures sur ce sujet tapissèrent les rues de Londres[2].

—Talleyrand craignait d'être mal reçu de Napoléon. Il avait été convenu avec le directoire et avec Talleyrand qu'aussitôt après le départ de l'expédition d'Égypte, des négociations seraient ouvertes sur son objet, avec la Porte. Talleyrand devait même être le négociateur, et partir pour Constantinople vingt-quatre heures après que l'expédition d'Égypte aurait quitté le port de Toulon.

Cet engagement, formellement exigé, et positivement consenti, avait été mis en oubli; non-seulement Talleyrand était resté à Paris, mais aucune négociation n'avait eu lieu. Talleyrand ne supposait pas que Napoléon en eût perdu le souvenir; mais l'influence de la société du manège avait fait renvoyer ce ministre: sa position était une garantie; Napoléon ne le repoussa point. Talleyrand d'ailleurs employa toutes les ressources d'un esprit souple et insinuant, pour se concilier un suffrage qu'il lui importait de captiver.

—Fouché était ministre de la police depuis plusieurs mois; il avait eu, après le 13 vendémiaire, quelques relations avec Napoléon, qui connaissait son immoralité et la versatilité de son esprit. Siéyes avait fait fermer le manège, sans sa participation. Napoléon fit le 18 brumaire, sans mettre Fouché dans le secret.

—Réal, commissaire du directoire près le département de Paris, inspirait plus de confiance à Napoléon. Zélé pour la révolution, il avait été, dans un temps d'orages et de troubles, substitut du procureur de la commune de Paris. Son cœur était ardent, mais pénétré de sentiments nobles et généreux.

§ V.

Toutes les classes de citoyens, toutes les contrées de la France, attendaient avec une grande impatience ce que ferait Napoléon. De toutes parts on lui offrait des bras et une soumission entière à ses volontés.

Napoléon passait son temps à écouter les propositions qui lui étaient faites, à observer tous les partis; et enfin à se bien pénétrer de la vraie situation des affaires. Tous les partis voulaient un changement, et tous le voulaient faire avec lui, même les coryphées du manège.

Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui étaient à la tête des meneurs de cette société, offrirent à Napoléon une dictature militaire, lui proposèrent de le reconnaître pour chef, et de lui confier les destinées de la république, pourvu qu'il secondât les principes de la société du manège.

Siéyes, qui disposait au directoire de la voix de Roger-Ducos et de la majorité du conseil des anciens, et seulement d'une petite minorité dans celui des cinq-cents, lui proposait de le placer à la tête du gouvernement, en changeant la Constitution de l'an III, qu'il jugeait mauvaise, et d'adopter les institutions et la constitution qu'il avait méditées, et qui étaient encore dans son porte-feuille.

Régnier, Boulay, un parti nombreux du conseil des anciens, et beaucoup de membres de celui des cinq-cents, voulaient aussi remettre entre ses mains le sort de la république.

Ce parti était celui des modérés et des hommes les plus sages de la législature; c'est celui qui s'était opposé avec Lucien Bonaparte à la déclaration de la patrie en danger.

Les directeurs Barras, Moulins, Gohier, lui insinuaient de reprendre le commandement de l'armée d'Italie, de rétablir la république cisalpine et la gloire des armes françaises. Moulins et Gohier n'avaient point d'arrière-pensée: ils étaient de bonne foi dans le système du moment; ils croyaient que tout irait bien, dès l'instant que Napoléon aurait donné de nouveaux succès à nos armées.

Barras était loin de partager cette sécurité: il savait que tout allait mal, que la république périssait; mais, soit qu'il eût contracté des engagements avec le prétendant, comme on l'a dit dans le temps[3], soit que s'abusant sur sa situation personnelle, car de quelle erreur ne sont pas capables la vanité et l'amour-propre d'un homme ignorant, il crut pouvoir se maintenir à la tête des affaires. Barras fit les mêmes propositions que Moulins et Gohier.

Cependant toutes les factions étaient en mouvement. Celle des fructidorisés paraissait persuadée de son influence; mais elle n'avait aucun partisan dans les autorités existantes. Napoléon pouvait choisir entre plusieurs partis à prendre.

Consolider la constitution existante, et donner de l'appui au directoire en se faisant nommer directeur: mais cette constitution était tombée dans le mépris, et une magistrature partagée ne pouvait conduire à aucun résultat satisfaisant; c'eût été s'associer aux préjugés révolutionnaires, aux passions de Barras et de Siéyes, et par contre-coup se mettre en butte à la haine de leurs ennemis.

Changer la constitution et parvenir au pouvoir par le moyen de la société du manège; elle renfermait un grand nombre des plus chauds jacobins; ils avaient la majorité dans le conseil des cinq-cents, et une minorité énergique dans celui des anciens. En se servant de ces hommes, la victoire était assurée, on n'éprouverait aucune résistance. C'était la voie la plus sûre pour culbuter ce qui existait: mais les jacobins ne s'affectionnent à aucun chef; ils sont exclusifs, extrêmes dans leurs passions. Il faudrait donc après être arrivé par eux, s'en défaire et les persécuter. Cette trahison était indigne d'un homme généreux.

—Barras offrait l'appui de ses amis; mais c'étaient des hommes de mœurs suspectes et publiquement accusés de dilapider la fortune publique: comment gouverner avec de pareilles gens? car sans une rigide probité il était impossible de rétablir les finances et de faire rien de bien.

A Siéyes s'attachaient un grand nombre d'hommes instruits, probes et républicains par principes, ayant en général peu d'énergie, et fort intimidés de la faction du manège et des mouvements populaires, mais qui pouvaient être conservés après la victoire et être employés avec succès dans un gouvernement régulier. Le caractère de Siéyes ne donnait aucun ombrage, dans aucun cas, ce ne pouvait être un rival dangereux. Mais, en prenant ce parti, c'était se déclarer contre Barras et contre le manège qui avaient Siéyes en horreur.

—Le 8 brumaire (30 octobre), Napoléon dîna chez Barras: il y avait peu de monde. Une conversation eut lieu après le dîner: «La république périt, dit le directeur: rien ne peut plus aller; le gouvernement est sans force; il faut faire un changement, et nommer Hédouville, président de la république. Quant à vous, général, votre intention est de vous rendre à l'armée; et moi, malade, dépopularisé, usé, je ne suis bon qu'à rentrer dans une classe privée.»

Napoléon le regarda fixement sans lui rien répondre. Barras baissa les yeux et demeura interdit. La conversation finit là. Le général Hédouville était un homme d'une excessive médiocrité. Barras ne disait pas sa pensée; sa contenance trahissait son secret.

§ VI.

Cette conversation fut décisive. Peu d'instants après, Napoléon descendit chez Siéyes: il lui fit connaître que depuis dix jours tous les partis s'adressaient à lui; qu'il était résolu de marcher avec lui Siéyes et la majorité du conseil des anciens, et qu'il venait lui en donner l'assurance positive. On convint que, du 15 au 20 brumaire, le changement pourrait se faire.

Rentré chez lui, Napoléon y trouva Talleyrand, Fouché, Rœdérer et Réal. Il leur raconta naïvement, avec simplicité, et sans aucun mouvement de physionomie qui pût faire préjuger son opinion, ce que Barras venait de lui dire. Réal et Fouché qui étaient attachés à ce directeur, sentirent tout ce qu'avait d'intempestif sa dissimulation. Ils se rendirent chez lui pour lui en faire des reproches. Le lendemain Barras vint à huit heures chez Napoléon, qui était encore au lit: il voulut absolument le voir, entra et lui dit qu'il craignait de s'être mal expliqué la veille; que Napoléon seul pouvait sauver la république; qu'il venait se mettre à sa disposition; faire tout ce qu'il voudrait, et prendre tel rôle qu'il lui donnerait. Il le pria de lui donner l'assurance que s'il méditait quelque projet, il compterait sur Barras.

Mais Napoléon avait déja pris son parti: il répondit qu'il ne voulait rien; qu'il était fatigué, indisposé; qu'il ne pouvait s'accoutumer à l'humidité de l'atmosphère de la capitale, sortant du climat sec des sables de l'Arabie; et il termina l'entretien par de semblables lieux communs.

Cependant Moulins se rendait tous les matins, entre huit et neuf heures, chez Napoléon, pour lui demander conseil sur les affaires du jour. C'étaient des nouvelles militaires ou des affaires civiles sur lesquelles il desirait avoir une direction. Sur ce qui avait rapport au militaire, Napoléon répondait d'après son opinion; mais sur les affaires civiles, ne croyant pas devoir lui faire connaître toute sa pensée, il ne lui répondait que des choses vagues.

Gohier venait aussi de temps à autre faire visite à Napoléon, lui faire des propositions et demander des conseils.

§ VII.

Le corps des officiers de la garnison, ayant à sa tête le général Morand, commandant la place de Paris, demanda à être présenté à Napoléon; il ne put l'être: remis de jour en jour, les officiers commençaient à se plaindre du peu d'empressement qu'il montrait à revoir ses anciens camarades.

Les quarante adjudants de la garde nationale de Paris, qui avaient été nommés par Napoléon lorsqu'il commandait l'armée de l'intérieur, avaient sollicité la faveur de le voir. Il les connaissait presque tous; mais, pour cacher ses desseins, il différa l'instant de les recevoir.

Les huitième et neuvième régiments de dragons qui étaient en garnison dans Paris, étaient de vieux régiments de l'armée d'Italie; ils ambitionnaient de défiler devant leur ancien général. Napoléon accepta cette offre, et leur fit dire qu'il leur indiquerait le jour.

Le vingt-unième des chasseurs à cheval, qui avait contribué au succès de la journée du 13 vendémiaire, était aussi à Paris. Murat sortait de ce corps, et tous les officiers allaient sans cesse chez lui pour lui demander quel jour Napoléon verrait le régiment. Ils n'obtenaient pas davantage que les autres.

Les citoyens de Paris se plaignaient de l'incognito du général; ils allaient aux théâtres, aux revues, où il était annoncé, et il n'y venait pas. Personne ne pouvait concevoir cette conduite; l'impatience gagnait tout le monde. On murmurait contre Napoléon: «Voilà quinze jours qu'il est arrivé, disait-on, et il n'a encore rien fait. Prétend-il agir comme à son retour d'Italie, et laisser périr la république dans l'agonie des factions qui la déchirent?»

Le moment décisif approchait.

§ VIII.

Le 15 brumaire, Siéyes et Napoléon eurent une entrevue, dans laquelle ils arrêtèrent toutes les dispositions pour la journée du 18. Il fut convenu que le conseil des anciens profitant de l'article 102 de la constitution, décréterait la translation du corps-législatif à Saint-Cloud, et nommerait Napoléon commandant en chef de la garde du corps-législatif, des troupes de la division militaire de Paris et de la garde nationale.

Ce décret devant passer le 18, à sept heures du matin; à huit heures, Napoléon devait se rendre aux Tuileries où les troupes seraient réunies, et prendre là le commandement de la capitale.

Le 17, Napoléon fit prévenir les officiers qu'il les recevrait le lendemain à six heures du matin. Comme cette heure pouvait paraître indue, il prétexta un voyage; il fit donner la même invitation aux quarante adjudants de la garde nationale; et il fit dire aux trois régiments de cavalerie qu'il les passerait en revue aux Champs-Élysées le même jour 18, à sept heures du matin. Il prévint en même temps les généraux qui étaient revenus d'Égypte avec lui, et tous ceux dont il connaissait les sentiments, qu'il serait bien aise de les voir à cette heure-là. Chacun d'eux crut que l'invitation était pour lui seul, et supposait que Napoléon avait des ordres à lui donner; car on savait que le ministre de la guerre Dubois-Crancé avait porté chez lui les états de l'armée, et prenait ses conseils sur tout ce qu'il fallait faire, tant sur les frontières du Rhin qu'en Italie.

—Moreau, qui avait été du dîner du conseil législatif, et que Napoléon avait vu là pour la première fois, ayant appris par le bruit public qu'il se préparait un changement, déclara à Napoléon qu'il se mettait à sa disposition, qu'il n'avait pas besoin d'être mis dans aucun secret, et qu'il ne fallait que le prévenir une heure d'avance.

—Macdonald, qui se trouvait aussi à Paris, avait fait les mêmes offres de service.

A deux heures du matin, Napoléon leur fit dire qu'il desirait les voir à sept heures chez lui et à cheval. Il ne prévint ni Augereau, ni Bernadotte; cependant Joseph amena ce dernier[4].

—Le général Lefèvre commandait la division militaire; il était tout dévoué au directoire. Napoléon lui envoya, à minuit, un aide-de-camp, pour lui dire de venir chez lui à six heures.

§ IX.

Tout se passa comme il avait été convenu. Sur les sept heures du matin, le conseil des anciens s'assembla sous la présidence de Lemercier. Cornudet, Lebrun, Fargues, peignirent vivement les malheurs de la république, les dangers dont elle était environnée, et la conspiration permanente des coryphées du manège pour rétablir le règne de la terreur. Régnier, député de la Meurthe, demanda, par motion d'ordre, qu'en conséquence de l'article 102 de la constitution, le siège des séances du corps-législatif fût transféré à Saint-Cloud, et que Napoléon fût investi du commandement en chef des troupes de la 17e division militaire, et chargé de faire exécuter cette translation. Il développa alors sa motion: «La république est menacée, dit-il, par les anarchistes et le parti de l'étranger: il faut prendre des mesures de salut public; on est assuré de l'appui du général Bonaparte; ce sera à l'ombre de son bras protecteur, que les conseils pourront délibérer sur les changements que nécessite l'intérêt public.» Aussitôt que la majorité du conseil se fut assurée que cela était d'accord avec Napoléon, le décret passa, mais non sans une forte opposition. Il était conçu en ces termes:

Décret du conseil des anciens.

Le conseil des anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104, de la constitution, décrète ce qui suit:

Art. 1er Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

2. Ils y seront rendus demain, 19 brumaire, à midi; toute continuation de fonctions, de délibérations, est interdite ailleurs et avant ce terme.

3. Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Le général commandant la 17e division militaire, les gardes du corps-législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, et dans toute l'étendue de la 17e division militaire, sont mis immédiatement sous ses ordres, et tenus de le reconnaître en cette qualité; tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition.

4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment; il se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux conseils.

5. Le présent décret sera de suite transmis par un messager au conseil des cinq-cents, et au directoire exécutif; il sera imprimé, affiché, promulgué, et envoyé dans toutes les communes de la république par des courriers extraordinaires.

Ce décret fut rendu à huit heures; et à huit heures et demie, le messager d'état qui en était porteur arriva au logement de Napoléon. Il trouva les avenues remplies d'officiers de la garnison; d'adjudants de la garde nationale, de généraux, et des trois régiments de cavalerie. Napoléon fit ouvrir les battants des portes; et sa maison étant trop petite pour contenir tant de personnes, il s'avança sur le perron, reçut les compliments des officiers, les harangua, et leur dit qu'il comptait sur eux tous pour sauver la France. En même temps, il leur fit connaître que le conseil des anciens, autorisé par la constitution, venait de le revêtir du commandement de toutes les troupes; qu'il s'agissait de prendre de grandes mesures, pour tirer la patrie de la position affreuse où elle se trouvait; qu'il comptait sur leurs bras et leur volonté; qu'il allait monter à cheval, pour se rendre aux Tuileries. L'enthousiasme fût extrême: tous les officiers tirèrent leurs épées, et promirent assistance et fidélité. Alors Napoléon se tourna vers Lefèvre, lui demandant s'il voulait rester près de lui, ou retourner près du directoire. Lefèvre, fortement ému, ne balança pas. Napoléon monta aussitôt à cheval, et se mit à la tête des généraux et officiers, et des 1,500 chevaux auxquels il avait fait faire halte sur le boulevard, au coin de la rue du Mont-Blanc. Il donna ordre aux adjudants de la garde nationale de retourner dans leurs quartiers, d'y faire battre la générale, de faire connaître le décret qu'ils venaient d'entendre, et d'annoncer qu'on ne devait plus reconnaître que les ordres émanés de lui.

§ X.

Il se rendit à la barre du conseil des anciens, environné de ce brillant cortège. Il dit: «Vous êtes la sagesse de la nation, c'est à vous d'indiquer dans cette circonstance les mesures qui peuvent sauver la patrie: je viens, environné de tous les généraux, vous promettre l'appui de tous leurs bras. Je nomme le général Lefèvre mon lieutenant.

«Je remplirai fidèlement la mission que vous m'avez confiée: qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples sur ce qui se passe. Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle; rien dans le XVIIIe siècle ne ressemble au moment actuel.»

Toutes les troupes étaient réunies aux Tuileries; il en passa la revue aux acclamations unanimes des citoyens et des soldats. Il donna le commandement des troupes chargées de la garde du corps-législatif, au général Lannes; et au général Murat, le commandement de celles envoyées à Saint-Cloud.

Il chargea le général Moreau de garder le Luxembourg; et, pour cet effet, il mit sous ses ordres 500 hommes du 86e régiment. Mais, au moment de partir, ces troupes refusèrent d'obéir, elles n'avaient pas de confiance en Moreau, qui, disaient-elles, n'était pas patriote. Napoléon fut obligé de les haranguer, en les assurant que Moreau marcherait droit. Moreau avait acquis cette réputation depuis sa conduite en fructidor.

Le bruit se répandit bientôt dans toute la capitale, que Napoléon était aux Tuileries, et que ce n'était qu'à lui seul qu'il fallait obéir. Le peuple y courut en foule: les uns, mus par la simple curiosité de voir un général si renommé, les autres, par élan patriotique et par zèle, pour lui offrir leur assistance. La proclamation suivante fut affichée partout.

«Citoyens, le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre un décret; il y est autorisé par les articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel: il me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale. Sa translation est nécessaire et momentanée; le corps-législatif se trouvera à même de tirer la république du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de l'administration nous conduit. Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance. Ralliez-vous autour de lui: c'est le seul moyen d'asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire, et de la paix.»

Il dit aux soldats:

«Soldats, le décret extraordinaire du conseil des anciens, est conforme aux articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel. Il m'a remis le commandement de la ville et de l'armée. Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entières en faveur du peuple. La république est mal gouvernée depuis deux ans; vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux. Vous l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis; vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté, et la confiance que j'ai toujours eue en vous. La liberté, la victoire et la paix, replaceront la république française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l'ineptie et la trahison ont pu seules lui faire perdre.»

En ce moment, Napoléon envoya un aide-de-camp à la garde du directoire, pour lui communiquer le décret, et lui prescrire de ne recevoir d'ordre que de lui. La garde sonna à cheval; le chef consulta ses soldats, ils répondirent par des cris de joie. A l'instant même venait d'arriver un ordre du directoire, contraire à celui de Napoléon; mais les soldats n'obéissant qu'au sien, se mirent en marche pour le joindre. Siéyes et Roger-Ducos s'étaient déja rendus dès le matin aux Tuileries. On dit que Barras, en voyant Siéyes monter à cheval, se moqua de la gaucherie du nouvel écuyer. Il était loin de se douter où ils allaient. Peu après, instruit du décret, il se réunit avec Gohier et Moulins; ils apprirent alors que toutes les troupes environnaient Napoléon; ils virent même leur garde les abandonner. Dès-lors Moulins se rendit aux Tuileries, et donna sa démission, comme l'avaient déja fait Siéyes et Roger-Ducos. Bottot, secrétaire de Barras, se rendit près de Napoléon, qui lui témoigna toute son indignation sur les dilapidations qui avaient perdu la république, et insista pour que Barras donnât sa démission. Talleyrand fut chez ce directeur, et la rapporta. Barras se rendit à Gros-Bois, accompagné d'une garde d'honneur de dragons. Dès ce moment, le directoire se trouva dissous, et Napoléon seul chargé du pouvoir exécutif de la république.

Cependant le conseil des cinq-cents s'était assemblé sous la présidence de Lucien. La constitution était précise, le décret du conseil des anciens était dans ses attributions: il n'y avait rien à objecter. Les membres du conseil, en traversant les rues de Paris et les Tuileries, avaient appris les évènements qui se passaient; ils avaient été témoins de l'enthousiasme public. Ils étaient dans l'étonnement et la stupeur de tout le mouvement qu'ils voyaient. Ils se conformèrent à la nécessité, et ajournèrent la séance pour le lendemain 19, à Saint-Cloud.

—Bernadotte avait épousé la belle-sœur de Joseph Bonaparte. Il avait été deux mois au ministère de la guerre, et ensuite renvoyé par Siéyes: il n'y faisait que des fautes.

C'était un des membres les plus chauds de la société du manège dont les opinions politiques étaient alors fort exaltées et réprouvées par tous les gens de bien. Joseph l'avait mené le matin chez Napoléon, mais, lorsqu'il vit ce dont il s'agissait, il s'esquiva, et alla instruire ses amis du manège de ce qui se passait.

Jourdan et Augereau vinrent trouver Napoléon aux Tuileries, lorsqu'il passait la revue des troupes: il leur conseilla de ne pas retourner à Saint-Cloud à la séance du lendemain, de rester tranquilles, de ne pas compromettre les services qu'ils avaient rendus à la patrie; car aucun effort ne pouvait s'opposer au mouvement qui était commencé. Augereau l'assura de son devouement et du desir qu'il avait de marcher sous ses ordres. Il ajouta même: «Eh quoi! général, est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau?»

Cambacérès, ministre de la justice; Fouché, ministre de la police, et tous les autres ministres furent aux Tuileries, et reconnurent la nouvelle autorité. Fouché fit de grandes protestations d'attachement et de dévouement; extrêmement opposé à Siéyes, il n'avait pas été dans le secret de la journée. Il avait ordonné de fermer les barrières, d'arrêter le départ des courriers et des diligences: «Eh, bon dieu! lui dit le général, pourquoi toutes ces précautions? nous marchons avec la nation et par sa seule force; qu'aucun citoyen ne soit inquiété, et que le triomphe de l'opinion n'ait rien de commun avec ces journées faites par une minorité factieuse.»

Les membres de la majorité des cinq-cents, de la minorité des anciens, et les coryphées du manège, passèrent toute la journée et la nuit en conciliabules.

A sept heures du soir, Napoléon tint un conseil aux Tuileries. Siéyes proposait d'arrêter les quarante principaux meneurs opposants. Cet avis était sage; mais Napoléon croyait avoir trop de force, pour employer tant de prudence. «J'ai juré ce matin, dit-il, de protéger la représentation nationale; je ne veux point ce soir violer mon serment: je ne crains pas de si faibles ennemis.» Tout le monde se rangea au conseil de Siéyes; mais rien ne put vaincre cette obstination ou cette délicatesse du général. On verra bientôt qu'il eut tort.

C'est dans cette réunion que l'on convint de l'établissement de trois consuls provisoires, qui seraient Siéyes, Roger-Ducos et Napoléon; de l'ajournement des conseils à trois mois. Les meneurs des deux conseils s'entendirent sur la manière dont ils devaient se conduire dans la séance de Saint-Cloud. Lucien, Boulay, Émile Gaudin, Chazal, Cabanis, étaient les meneurs du conseil des cinq-cents; Régnier, Lemercier, Cornudet, Fargues, l'étaient des anciens.

Le général Murat, ainsi qu'on l'a dit, commandait la force publique à Saint-Cloud; Ponsard commandait le bataillon de la garde du corps-législatif; le général Serrurier avait sous ses ordres une réserve, placée au Point-du-Jour.

On travaillait avec activité pour préparer les salles du palais de Saint-Cloud. L'orangerie fut destinée au conseil des cinq-cents; et la galerie de Mars, à celui des anciens: les appartements, devenus depuis le salon des princes et le cabinet de l'empereur, furent préparés pour Napoléon et son état-major. Les inspecteurs de la salle occupèrent les appartements de l'impératrice. Il était deux heures après-midi, et le local destiné au conseil des cinq-cents n'était pas encore prêt. Ce retard de quelques heures devint funeste. Les députés, arrivés depuis midi, se formèrent en groupes dans le jardin: les esprits s'échauffèrent; ils se sondèrent réciproquement, se communiquèrent, et organisèrent leur opposition. Ils demandaient au conseil des anciens ce qu'il voulait, pourquoi il les avait fait venir à Saint-Cloud? Était-ce pour changer le directoire? Ils convenaient généralement que Barras était corrompu, Moulins sans considération; ils nommeraient sans difficulté, disaient-ils, Napoléon et deux autres citoyens pour compléter le gouvernement. Le petit nombre d'individus qui étaient dans le secret laissèrent alors percer que l'on voulait régénérer l'état, en améliorant la constitution, et ajourner les conseils. Ces insinuations ne réussissant pas, une hésitation se manifesta parmi les membres sur lesquels on comptait le plus.

§ XI.

La séance s'ouvrit enfin. Émile Gaudin monta à la tribune, peignit vivement les dangers de la patrie, et proposa de remercier le conseil des anciens des mesures de salut public dont il avait pris l'initiative, et de lui demander, par un message, qu'il fît connaître sa pensée toute entière. En même temps, il proposa de nommer une commission de sept personnes pour faire un rapport sur la situation de la république.

Les vents, renfermés dans les outres d'Éole, s'en échappant avec furie, n'excitèrent jamais une plus grande tempête. L'orateur fut précipité avec fureur en bas de la tribune. L'agitation devint extrême.

Delbred demanda que les membres prêtassent de nouveau serment à la constitution de l'an III. Lucien, Boulay et leurs amis, pâlirent. L'appel nominal eut lieu.

Pendant cet appel nominal, qui dura plus de deux heures, les nouvelles de ce qui se passait circulèrent dans la capitale. Les meneurs de l'assemblée du manège, les tricoteuses, etc., accoururent. Jourdan et Augereau se tenaient à l'écart; croyant Napoléon perdu, ils s'empressèrent d'arriver. Augereau s'approcha de Napoléon, et lui dit: «Eh bien! vous voici dans une jolie position!»—Augereau, reprit Napoléon, souviens-toi d'Arcole: les affaires paraissaient bien plus désespérées. Crois-moi, reste tranquille, si tu ne veux pas en être la victime. Dans une demi-heure tu verras comme les choses tourneront.

L'assemblée paraissait se prononcer avec tant d'unanimité, qu'aucun député n'osa refuser de prêter serment à la constitution: Lucien lui-même y fut contraint. Des hurlements, des bravos, se faisaient entendre dans toute la salle. Le moment était pressant. Beaucoup de membres, en prononçant ce serment, y ajoutèrent des développements, et l'influence de tels discours pouvaient se faire sentir sur les troupes. Tous les esprits étaient en suspens: les zélés devenaient neutres; les timides avaient déja changé de bannière. Il n'y avait pas un instant à perdre. Napoléon traversa le salon de Mars, entra au conseil des anciens, et se plaça vis-à-vis le président. (C'était la barre.)

«Vous êtes sur un volcan, leur dit-il: la république n'a plus de gouvernement; le directoire est dissous; les factions s'agitent; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse: mais les instants sont précieux; il faut se prononcer. Je sais que l'on parle de César, de Cromwell, comme si l'époque actuelle pouvait se comparer aux temps passés. Non, je ne veux que le salut de la république, et appuyer les décisions que vous allez prendre..... Et vous, grenadiers, dont j'aperçois les bonnets aux portes de cette salle, dites-le: vous ai-je jamais trompés? Ai-je jamais trahi mes promesses, lorsque, dans les camps, au milieu des privations, je vous promettais la victoire, l'abondance, et lorsqu'à votre tête, je vous conduisais de succès en succès? Dites-le maintenant: était-ce pour mes intérêts, ou pour ceux de la république?»

Le général parlait avec véhémence. Les grenadiers furent comme électrisés; et, agitant en l'air leurs bonnets, leurs armes, ils semblaient tous dire: Oui, c'est vrai! il a toujours tenu parole!

Alors un membre (Linglet) se leva, et d'une voix forte dit: «Général, nous applaudissons à ce que vous dites: jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l'an III, qui peut seule maintenir la république.»

L'étonnement que causa ces paroles produisit le plus grand silence.

Napoléon se recueillit un moment; après quoi, il reprit avec force: «La constitution de l'an III, vous n'en avez plus: vous l'avez violée au 18 fructidor, quand le gouvernement a attenté à l'indépendance du corps-législatif; vous l'avez violée au 30 prairial an VII, quand le corps-législatif a attenté à l'indépendance du gouvernement; vous l'avez violée au 22 floréal, quand, par un décret sacrilège, le gouvernement et le corps-législatif ont attenté à la souveraineté du peuple, en cassant les élections faites par lui. La constitution violée, il faut un nouveau pacte, de nouvelles garanties.»

La force de ce discours, l'énergie du général, entraînèrent les trois quarts des membres du conseil, qui se levèrent en signe d'approbation. Cornudet et Régnier parlèrent avec force dans le même sens: un membre s'éleva contre; il dénonça le général comme le seul conspirateur qui voulait attenter à la liberté publique. Napoléon interrompit l'orateur, déclara qu'il avait le secret de tous les partis, que tous méprisaient la constitution de l'an III; que la seule différence qui existait entre eux était que les uns voulaient une république modérée, où tous les intérêts nationaux, toutes les propriétés, fussent garantis; tandis que les autres voulaient un gouvernement révolutionnaire, motivé sur les dangers de la patrie. En ce moment on vint prévenir Napoléon que, dans le conseil des cinq-cents, l'appel nominal était terminé, et que l'on voulait forcer le président Lucien à mettre aux voix la mise hors la loi de son frère. Napoléon se rend aussitôt aux cinq-cents, entre dans la salle, le chapeau bas, ordonne aux officiers et soldats qui l'accompagnent de rester aux portes; il voulait se présenter à la barre pour rallier son parti, qui était nombreux, mais qui avait perdu tout ralliement et toute audace. Mais, pour arriver à la barre, il fallait traverser la moitié de la salle, parce que le président siégeait sur un des côtés latéraux. Lorsque Napoléon se fut avancé seul au tiers de l'orangerie, deux ou trois cents membres se levèrent subitement, en s'écriant: Mort au tyran! à bas le dictateur!

Deux grenadiers que l'ordre du général avait retenus à la porte, et qui n'avaient obéi qu'à regret et en lui disant, «Vous ne les connaissez pas, ils sont capables de tout,» culbutèrent, le sabre à la main, ce qui s'opposait à leur passage, pour rejoindre leur général, l'investir et le couvrir de leurs corps. Tous les autres grenadiers suivirent cet exemple et entraînèrent Napoléon en dehors de la salle. Dans ce tumulte, l'un d'eux nommé Thomé fut légèrement blessé d'un coup de poignard; un autre reçut plusieurs coups dans ses habits.

Le général descendit dans la cour du château, fit battre au cercle, monta à cheval, et harangua les troupes: «J'allais, dit-il, leur faire connaître les moyens de sauver la république, et de nous rendre notre gloire. Ils m'ont répondu à coups de poignard. Ils voulaient ainsi réaliser le desir des rois coalisés. Qu'aurait pu faire de plus l'Angleterre!

«Soldats, puis-je compter sur vous?»

Des acclamations unanimes répondirent à ce discours. Napoléon aussitôt ordonna à un capitaine d'entrer avec dix hommes dans la salle des cinq-cents, et de délivrer le président.

Lucien venait de déposer sa toge. «Misérables! s'écriait-il, vous exigez que je mette hors la loi mon frère, le sauveur de la patrie, celui dont le nom seul fait trembler les rois! Je dépose les marques de la magistrature populaire; je me présente à cette tribune comme défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre.»

En disant ces mots, il quitte le fauteuil et s'élance à la tribune. L'officier de grenadiers se présente alors à la porte de la salle, en criant, Vive la république! On croit que les troupes envoient une députation pour exprimer leur dévouement aux conseils. Ce capitaine est accueilli par un mouvement d'allégresse. Il profite de cette erreur, s'approche de la tribune, s'empare du président, en lui disant à voix basse, C'est l'ordre de votre frère. Les grenadiers crient en même temps, A bas les assassins!

A ces cris, la joie se change en tristesse; un morne silence témoigne l'abattement de toute l'assemblée. On ne met aucun obstacle au départ du président, qui sort de la salle, se rend dans la cour, monte à cheval, et s'écrie de sa voix de Stentor: «Général, et vous, soldats, le président du conseil des cinq-cents vous déclare que des factieux, le poignard à la main, en ont violé les délibérations. Il vous requiert d'employer la force contre ces factieux. Le conseil des cinq-cents est dissous.

«Président, répondit le général, cela sera fait.»

Il ordonne en même temps à Murat de se porter dans la salle en colonne serrée. En cet instant le général B*** osa lui demander cinquante hommes pour se placer en embuscade sur la route et fusiller les fuyards. Napoléon ne répondit à sa demande qu'en recommandant aux grenadiers de ne pas commettre d'excès. «Je ne veux pas, leur dit-il, qu'il y ait une goutte de sang versée.»

Murat se présente à la porte, et somme le conseil de se séparer. Les cris, les vociférations continuent. Le colonel Moulins, aide-de-camp de Brune, qui venait d'arriver de Hollande, fait battre la charge. Le tambour mit fin à ces clameurs. Les soldats entrent dans la salle, la baïonnette en avant. Les députés sautent par les fenêtres, et se dispersent en abandonnant les toges, les toques, etc.: en un instant la salle fut vide. Les membres de ce conseil qui s'étaient le plus prononcés, s'enfuient en toute hâte jusqu'à Paris.

Une centaine de députés des cinq-cents se rallièrent au bureau et aux inspecteurs de la salle. Ils se rendirent en corps au conseil des anciens. Lucien fit connaître que les cinq-cents avaient été dissous sur son réquisitoire; que chargé de maintenir l'ordre dans l'assemblée, il avait été environné de poignards; qu'il avait envoyé des huissiers pour réunir de nouveau le conseil; que rien n'était contraire aux formes, et que les troupes n'avaient fait qu'obéir à son réquisitoire. Le conseil des anciens, qui voyait avec inquiétude ce coup d'autorité du pouvoir militaire, fut satisfait de cette explication. A onze heures du soir, les deux conseils se réunirent de nouveau, ils étaient en très-grande majorité. Deux commissions furent chargées de faire leur rapport sur la situation de la république. On décréta, sur le rapport de Béranger, des remerciements à Napoléon et aux troupes. Boulay de la Meurthe aux Cinq-cents, Villetard aux Anciens, exposèrent la situation de la république et les mesures à prendre. La loi du 19 brumaire fut décrétée; elle ajournait les conseils au 1er ventose suivant; elle créait deux commissions de vingt-cinq membres chacune, pour les remplacer provisoirement. Elles devaient aussi préparer un code civil. Une commission consulaire provisoire, composée de Siéyes, Roger-Ducos et Napoléon, fut chargée du pouvoir exécutif.

Cette loi mit fin à la constitution de l'an III.

Les consuls provisoires se rendirent le 20, à deux heures du matin, dans la salle de l'orangerie où s'étaient réunis les deux conseils. Lucien, président, leur adressa la parole en ces termes:

Citoyens consuls,

Le plus grand peuple de la terre vous confie ses destinées. Sous trois mois l'opinion vous attend. Le bonheur de 30 millions d'hommes, la tranquillité intérieure, les besoins des armées, la paix, tel est le mandat qui vous est donné. Il faut sans doute du courage et du dévouement pour se charger d'aussi importantes fonctions: mais la confiance du peuple et des guerriers vous environne, et le corps-législatif sait que vos ames sont tout entières à la patrie. Citoyens consuls; nous venons, avant de nous ajourner, de prêter le serment que vous allez répéter au milieu de nous: le serment sacré de «fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la république française une et indivisible, à la liberté, à l'égalité, et au systême représentatif.»

L'assemblée se sépara, et les consuls se rendirent à Paris, au palais du Luxembourg.

La révolution du 18 brumaire fut ainsi consommée.

Siéyes, pendant le moment le plus critique, était resté dans sa voiture à la grille de Saint-Cloud, afin de pouvoir suivre la marche des troupes. Sa conduite dans le danger fut convenable; il fit preuve de fermeté, de résolution et de sang-froid.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

CONSULS PROVISOIRES.

État de la capitale.—Proclamation de Napoléon.—Première séance des consuls; Napoléon, président.—Ministère: divers changements.—Maret, Dubois-Crancé, Robert-Lindet, Gaudin, Reinhart, Forfait, Laplace.—Premiers actes des consuls.—Honneurs funèbres rendus au pape.—Naufragés de Calais. Nappertandy, Blackwell.—Suppression de la fête du 21 janvier.—Entrevue de deux agents royalistes avec Napoléon.—Vendée. Châtillon, Bernier, d'Autichamp; Georges.—Pacification. Discussion sur la constitution.—Opinions de Siéyes et de Napoléon.—Daunou.—Constitution.—Nomination des consuls Cambacérès, Lebrun.

§ 1er.

On se peindrait difficilement les angoisses qu'avait éprouvées la capitale, pendant cette révolution du 18 brumaire; les bruits les plus sinistres circulaient partout, on disait Napoléon renversé, on s'attendait au règne de la terreur. C'était encore moins le danger de la chose publique qui effrayait, que celui où chaque famille allait se trouver.

Sur les neuf heures du soir, les nouvelles de Saint-Cloud se répandirent, et l'on apprit les évènements arrivés; alors la joie la plus vive succéda aux plus cruelles alarmes. La proclamation suivante fut faite aux flambeaux.

Proclamation de Napoléon.

Citoyens!

«A mon retour à Paris, j'ai trouvé la division dans toutes les autorités, et l'accord établi sur cette seule vérité que la constitution était à moitié détruite et ne pouvait plus sauver la liberté. Tous les partis sont venus à moi, m'ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m'ont demandé mon appui; j'ai refusé d'être l'homme d'un parti. Le conseil des anciens m'a appelé. J'ai répondu à son appel. Un plan de restauration générale avait été concerté par des hommes en qui la nation est accoutumée à voir des défenseurs de la liberté, de l'égalité, de la propriété; ce plan demandait un examen calme, libre, exempt de toute influence et de toute crainte. En conséquence le conseil des anciens a résolu la translation du corps-législatif à Saint-Cloud. Il m'a chargé de la disposition de la force nécessaire à son indépendance. J'ai cru devoir à nos concitoyens, aux soldats périssant dans nos armées, à la gloire acquise au prix de leur sang, d'accepter le commandement. Les conseils se rassemblent à Saint-Cloud; les troupes républicaines garantissent la sûreté au dehors; mais des assassins établissent la terreur au dedans. Plusieurs députés du conseil des cinq-cents, armés de stylets et d'armes à feu, font circuler autour d'eux des menaces de mort. Les plans qui devaient être développés sont resserrés, la majorité désorganisée, les orateurs les plus intrépides déconcertés, et l'inutilité de toute proposition sage, évidente. Je porte mon indignation et ma douleur au conseil des anciens: je lui demande d'assurer l'exécution de mes généreux desseins; je lui représente les maux de la patrie qui les ont fait concevoir. Il s'unit à moi par de nouveaux témoignages de sa constante volonté. Je me présente au conseil des cinq-cents, seul, sans armes, la tête découverte, tel que les anciens m'avaient reçu et applaudi. Je venais rappeler à la majorité sa volonté et l'assurer de son pouvoir. Les stylets qui menaçaient les députés sont aussitôt levés sur leur libérateur. Vingt assassins se précipitent sur moi et cherchent ma poitrine. Les grenadiers du corps législatif, que j'avais laissés à la porte de la salle, accourent et se mettent entre les assassins et moi. L'un de ces braves grenadiers (Thomé) est frappé d'un coup de stylet dont ses habits sont percés. Ils m'enlèvent. Au même moment, des cris de hors la loi se font entendre contre le défenseur de la loi. C'était le cri farouche des assassins contre la force destinée à les réprimer. Ils se pressent autour du président, la menace à la bouche, les armes à la main; ils lui ordonnent de prononcer la mise hors la loi. L'on m'avertit, je donne ordre de l'arracher à leur fureur, et dix grenadiers du corps-législatif entrent au pas de charge dans la salle et la font évacuer. Les factieux intimidés se dispersent et s'éloignent. La majorité, soustraite à leurs coups, rentre librement et paisiblement dans la salle de ses séances, entend les propositions qui devaient lui être faites pour le salut public; délibère et prépare la résolution salutaire qui doit devenir la loi nouvelle et provisoire de la république. Français! vous reconnaîtrez sans doute à cette conduite le zèle d'un soldat de la liberté, d'un citoyen dévoué à la république. Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les conseils, et qui, pour n'être pas devenus les plus odieux des hommes, n'ont pas cessé d'être les plus misérables.»

§ II.

Dans la matinée du 11 novembre, les consuls tinrent leur première séance. Il s'agissait d'abord de nommer à la présidence. La question devait être décidée par le suffrage de Roger-Ducos; l'opinion de celui-ci avait toujours été, dans le directoire, subordonnée à celle de Siéyes; ce dernier s'attendait donc à lui voir tenir une pareille conduite dans le consulat. Il en fut tout autrement. Le consul Roger-Ducos, à peine entré dans le cabinet, dit, en se tournant vers Napoléon: «Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence; elle vous appartient de droit.» Napoléon prit donc le fauteuil. Roger-Ducos continua de voter dans le sens de Napoléon. Il eut même avec Siéyes de vives explications à ce sujet; mais il resta inébranlable dans son système. Cette conduite était le résultat de la conviction où il était, que Napoléon seul pouvait tout rétablir et tout maintenir. Roger-Ducos n'était pas un homme d'un grand talent; mais il avait le sens droit et était bien intentionné.

Le secrétaire du directoire Lagarde ne jouissait pas d'une réputation à l'abri du reproche. Maret, depuis duc de Bassano, fut nommé à cette place. Il était né à Dijon. Il montra de l'attachement aux principes de la révolution de 89. Il fut employé dans les négociations avec l'Angleterre avant le 10 août; depuis il traita avec lord Malmesbury à Lille. Maret est un homme très-habile, d'un caractère doux, de fort bonnes manières, d'une probité et d'une délicatesse à toute épreuve. Il avait échappé au règne de la terreur; ayant été arrêté avec Sémonville comme il traversait le pays des Grisons pour se rendre à Venise, devant de là se rendre à Naples en qualité d'ambassadeur. Après le 9 thermidor il fut échangé contre Madame fille de Louis XVI, qui était alors prisonnière au Temple.

La première séance des consuls dura plusieurs heures. Siéyes avait espéré que Napoléon ne se mêlerait que des affaires militaires, et lui laisserait la conduite des affaires civiles; mais il fut très-étonné lorsqu'il reconnut que Napoléon avait des opinions faites sur la politique, sur les finances, sur la justice, même sur la jurisprudence, et enfin sur toutes les branches de l'administration; qu'il soutenait ses idées avec une logique pressante et serrée, et qu'il n'était pas facile à convaincre. Il dit le soir en entrant chez lui, en présence de Chazal, Talleyrand, Boulay, Rœdérer, Cabanis, etc.: «Messieurs, vous avez un maître, Napoléon veut tout faire, sait tout faire, et peut tout faire. Dans la position déplorable où nous nous trouvons, il vaut mieux nous soumettre que d'exciter des divisions qui ameneraient une perte certaine.»

§ III.

Le premier acte du gouvernement fut l'organisation du ministère. Dubois-Crancé était ministre de la guerre. Il était incapable de remplir de telles fonctions; c'était un homme de parti, peu estimé, et qui n'avait aucune habitude du travail et de l'ordre. Ses bureaux étaient occupés par des gens de la faction, qui, au lieu de faire leur besogne, passaient le temps en délibérations; c'était un vrai chaos. On aura peine à croire que Dubois-Crancé ne put fournir au consul un seul état de situation de l'armée. Berthier fut nommé ministre de la guerre. Il fut obligé d'envoyer de suite une douzaine d'officiers dans les divisions militaires et aux corps d'armée, pour obtenir les états de situation des corps, leur emplacement, l'état de leur administration. Le bureau de l'artillerie était le seul où l'on eût des renseignements. Un grand nombre de corps avaient été créés, tant par les généraux que par les administrations départementales; ils existaient sans qu'on le sût au ministère. On disait à Dubois-Crancé: «Vous payez l'armée, vous pouvez du moins nous donner les états de la solde.—Nous ne la payons pas.—Vous nourrissez l'armée, donnez-nous les états du bureau des vivres.—Nous ne la nourrissons pas.—Vous habillez l'armée, donnez-nous les états du bureau de l'habillement.—Nous ne l'habillons pas.»

L'armée dans l'intérieur était payée au moyen des violations de caisse; elle était nourrie et habillée au moyen des requisitions, et les bureaux n'exerçaient aucun contrôle. Il fallut un mois avant que le général Berthier pût avoir un état de l'armée, et ce ne fut qu'alors qu'on put procéder à sa réorganisation.

L'armée du nord était en Hollande; elle venait d'en chasser les Anglais. Sa situation était satisfaisante. La Hollande, d'après les traités, fournissait à tous ses besoins.

Les armées du Rhin et de l'Helvétie souffraient beaucoup; le désordre y était extrême.

L'armée d'Italie acculée sur la rivière de Gênes était sans subsistances et privée de tout. L'insubordination y était devenue telle, que des corps quittaient sans ordre leur position devant l'ennemi pour se porter sur des points où ils espéraient trouver des vivres.

L'administration ayant été améliorée, la discipline fut bientôt rétablie.

—Le ministère des finances était occupé par Robert Lindet, qui avait été membre du comité de salut public, du temps de Robespierre. C'était un homme probe, mais n'ayant aucune des connaissances nécessaires pour l'administration des finances d'un grand empire. Sous le gouvernement révolutionnaire, il avait cependant obtenu la réputation d'un grand financier; mais sous ce gouvernement, le vrai ministre des finances, c'était le prote de la planche aux assignats.

—Lindet fut remplacé par Gaudin, depuis duc de Gaëte, qui avait occupé pendant long-temps la place de premier commis des finances. C'était un homme de mœurs douces et d'une sévère probité.

Le trésor était vide, il ne s'y trouvait pas de quoi expédier un courrier. Toutes les rentrées se faisaient en bons de requisitions, cédules, rescriptions, papiers de toutes espèces avec lesquels on avait dévoré d'avance toutes les recettes de l'armée. Les fournisseurs, payés avec des délégations, puisaient eux-mêmes directement dans la caisse des receveurs, au fur et à mesure des rentrées, et cependant ils ne faisaient aucun service. La rente était à six francs. Toutes les sources étaient taries, le crédit anéanti; tout était désordre, dilapidation, gaspillage. Les payeurs, qui faisaient en même temps les fonctions de receveurs, s'enrichissaient par un agiotage d'autant plus difficile à réprimer, que tous ces papiers avaient des valeurs réelles différentes.

Le nouveau ministre Gaudin prit des mesures qui mirent un frein aux abus, et rétablirent la confiance. Il supprima l'emprunt forcé et progressif[5].

Plusieurs citoyens offrirent au gouvernement des sommes considérables. Le commerce de Paris remplit un emprunt de 12 millions; ce qui dans ce moment était d'une grande importance. La vente des domaines de la maison d'Orange que la France s'était réservée par le traité de la Haye fut négociée et produisit 24 millions. On créa pour 150 millions de bons de rescription de rachats de rente.

Les impositions directes ne rentraient pas à cause du retard qu'éprouvait la confection des rôles. Le ministre créa une commission des contributions publiques. L'assemblée constituante, dont les principes en administration étaient fautifs, parce qu'ils étaient le résultat d'une vaine théorie et non le fruit de l'expérience, avait chargé les municipalités de la formation des rôles qui étaient rendus exécutoires par la décision des administrateurs de département. Cette organisation était désastreuse; on y fut peu sensible: en 1792, 93, 94, les assignats pourvoyaient à tout. Lors de la constitution de l'an III, cinq mille préposés furent chargés de la formation des rôles. On avait adopté en même temps une administration mixte qui coûtait 5 millions d'extraordinaire, et n'atteignait pas plus le but que la loi de la constituante. Gaudin, éclairé par l'expérience, confia la confection de ces rôles à cent directeurs généraux ayant sous eux cent inspecteurs et huit cent quarante contrôleurs, qui ne coûtaient que 3 millions. L'économie était de 2 millions.

Il créa la caisse d'amortissement, soumit les receveurs des finances à un cautionnement du vingtième de leurs recettes, et organisa le systême des obligations des receveurs-généraux, payables par douzième par mois du montant de leurs recettes. Dès ce moment, toutes les contributions directes rentrèrent au trésor avant le commencement de l'exercice et en masse; il put en disposer pour le service dans toutes les parties de la France. Il n'y eut plus aucune incertitude que les recouvrements éprouvassent plus ou moins de retard, ou s'opérassent avec plus ou moins d'activité; cela n'influait pas sur les opérations du trésor. Cette loi a été une des sources de la prospérité et de l'ordre qui ont depuis régné dans les finances.

La république possédait pour 40 millions de rentes en forêts; mais elles étaient mal administrées: la régie de l'enregistrement, préposée pour recevoir ce revenu, celui du timbre, et exercer des droits domaniaux, ne convenait pas pour diriger une administration qui exigeait des connaissances particulières et de l'activité. Le ministre Gaudin établit une administration spéciale. Ce changement excita des réclamations. On craignit de voir se renouveler les abus attachés à l'ancienne administration des eaux et forêts. On établit, disait-on, l'administration; on ne tardera pas à établir sa juridiction, les tribunaux spéciaux; nous verrons renaître tous les abus qui ont excité nos réclamations en 1789. Ces craintes étaient chimériques: les abus de l'ancienne administration avaient disparu pour toujours, et la nouvelle administration forestière soigna bien l'aménagement des forêts, leur vente, leur coupe, et porta une attention toute particulière aux semis et plantations. Elle fit aussi rentrer au domaine une grande quantité de bois usurpés par les communes ou les particuliers; enfin elle n'eut que de bons effets, et se concilia l'opinion publique.

Tout ce qu'il est possible de faire en peu de jours, pour détruire les abus d'un régime vicieux et fâcheux, remettre en honneur les principes du crédit et de la modération, le ministre Gaudin le fit. C'était un administrateur, de probité et d'ordre, qui savait se rendre agréable à ses subordonnés, marchant doucement, mais sûrement. Tout ce qu'il fit et proposa dans ces premiers moments, il l'a maintenu et perfectionné pendant quinze années d'une sage administration. Jamais il n'est revenu sur aucune mesure, parce que ses connaissances étaient positives et le fruit d'une longue expérience.

Cambacérès conserva le ministère de la justice. Un grand nombre de changements furent faits dans les tribunaux.

Talleyrand avait été renvoyé du ministère des relations extérieures par l'influence de la société du manège. Reinhart qui l'avait remplacé était natif de Wurtemberg. C'était un homme honnête et d'une capacité ordinaire. Cette place était naturellement due à Talleyrand; mais, pour ne pas trop froisser l'opinion publique fort indisposée contre lui, surtout pour les affaires d'Amérique, Reinhart fut conservé dans les premiers moments; d'ailleurs, ce poste était de peu d'importance dans la situation critique où la république se trouvait. On ne pouvait en effet entamer aucune espèce de négociation avant d'avoir rétabli l'ordre dans l'intérieur, réuni la nation, et remporté des victoires sur les ennemis extérieurs.

—Bourdon fut remplacé au ministère de la marine par Forfait, et nommé commissaire de la marine à Anvers. Forfait, né en Normandie, avait la réputation d'être le meilleur ingénieur constructeur de vaisseaux; mais c'était un homme à systême, et il n'a pas justifié ce que l'on attendait de lui. Le ministère de la marine était très-important par la nécessité où se trouvait la république, de secourir l'armée d'Égypte, la garnison de Malte, et les colonies.

—A l'intérieur, le ministre Quinette fut remplacé par Laplace, géomètre du premier rang; mais qui ne tarda pas à se montrer administrateur plus que médiocre; dès son premier travail, les consuls s'aperçurent qu'ils s'étaient trompés: Laplace ne saisissait aucune question sous son vrai point de vue; il cherchait des subtilités partout, n'avait que des idées problématiques, et portait enfin l'esprit des infiniment petits dans l'administration.

—Les nominations furent faites par les consuls d'un commun accord; la première dissension d'opinion eut lieu pour Fouché, qui était ministre de la police. Siéyes le haïssait, et croyait la sûreté du gouvernement compromise, si la direction de la police restait dans ses mains. Fouché, né à Nantes, avait été oratorien avant la révolution; il avait ensuite exercé un emploi subalterne dans son département, et s'était distingué par l'exaltation de ses principes. Député à la convention, il marcha dans la même direction que Collot d'Herbois. Après la révolution de thermidor, il fut proscrit comme terroriste. Sous le directoire, il s'était attaché à Barras, et avait commencé sa fortune dans des compagnies de fournitures, où l'on avait imaginé de faire entrer un grand nombre d'hommes de la révolution: idée qui avait jeté une nouvelle déconsidération sur des hommes que les évènements politiques avaient déja dépopularisés. Fouché, appelé au ministère de la police depuis plusieurs mois, avait pris parti contre la faction du manège qui s'agitait encore, et qu'il fallait détruire; mais Siéyes n'attribuait pas cette conduite à des principes fixes, et seulement à la haine qu'il portait à ces sociétés, où sans aucune retenue, on déclamait constamment contre les dilapidations et contre ceux qui avaient eu part aux fournitures. Siéyes proposait Alquier pour remplacer Fouché: ce changement ne parut pas indispensable; quoique Fouché n'eût pas été dans le secret du 18 brumaire, il s'était bien comporté. Napoléon convenait avec Siéyes, qu'on ne pouvait, en rien, compter sur la moralité d'un tel ministre et sur son esprit versatile, mais enfin sa conduite avait été utile à la république. Nous formons une nouvelle époque, disait Napoléon; du passé, il ne faut nous souvenir que du bien et oublier le mal. L'âge, l'habitude des affaires et l'expérience, ont formé bien des têtes et modifié bien des caractères. Fouché conserva son ministère.

La nomination de Gaudin au ministère des finances, laissa vacante la place de commissaire du gouvernement près l'administration des postes, place de confiance fort importante. Elle fut confiée à Laforêt, qui alors était chef de la division des fonds aux relations extérieures. C'était un homme habile qui avait été long-temps consul-général de France, en Amérique.

§ IV.

L'école polytechnique n'était qu'ébauchée; Monge fut chargé d'en rédiger l'organisation définitive, qui depuis a été sanctionnée par l'expérience. Cette école est devenue la plus célèbre du monde. Elle a fourni une foule d'officiers, de mécaniciens, de chimistes, qui ont recruté les corps savants de l'armée, ou qui, répandus dans les manufactures, ont porté si haut la perfection des arts, et donné à l'industrie française sa haute supériorité.

Cependant le nouveau gouvernement était environné d'ennemis qui s'agitaient publiquement. La Vendée, le Languedoc et la Belgique étaient déchirés par les troubles et les insurrections. Le parti de l'étranger, qui, depuis plusieurs mois, faisait tous les jours des progrès, voyait avec dépit un changement qui détruisait ses espérances. Les anarchistes n'écoutaient que leur animosité contre Siéyes[6]. La loi rendue le 19 brumaire à Saint-Cloud, avait chargé le gouvernement de prendre les mesures qui seraient nécessaires pour rétablir la tranquillité de la république. Elle avait expulsé du corps-législatif cinquante-cinq députés. Un grand nombre d'autres étaient mécontents de l'ajournement des chambres; ils persistaient à rester à Paris et à s'y réunir. C'était la première fois, depuis la révolution, que la tribune était muette et le corps-législatif en vacances. Les bruits les plus sinistres agitaient l'opinion; le ministre de la police proposa en conséquence des mesures qui devaient réprimer l'audace du parti anarchiste. Un décret condamna à la déportation cinquante-neuf des principaux meneurs: trente-sept à la Guyane, et vingt-deux à l'île d'Oléron; ce décret fut généralement désapprouvé, l'opinion répugnait à toute mesure violente: cependant il eut un effet salutaire. Les anarchistes, frappés à leur tour de terreur, se dispersèrent. C'était tout ce qu'on voulait, et peu de temps après le décret de déportation fut converti en une simple mesure de surveillance qui cessa bientôt elle-même.

Le public s'attribua le rapport de ce décret. On crut que l'administration avait rétrogradé: on eut tort, elle n'avait voulu qu'épouvanter; elle avait atteint son but.

Bientôt l'esprit public changea dans toute la France. Les citoyens s'étaient réunis, les actes d'adhésion des départements arrivaient en foule, et les malveillants de quelque parti qu'ils fussent, cessaient d'être dangereux. La loi des ôtages, qui avait jeté un grand nombre de citoyens dans les prisons fut rapportée[7]. Des lois intolérantes avaient été rendues contre les prêtres par les gouvernements précédents; la persécution avait été poussée aussi loin que le pouvait faire la haine des théophilanthropes. Prêtres réfractaires ou prêtres assermentés, tous étaient cependant dans la même proscription; les uns avaient été déportés à l'île de Rhé, d'autres à la Guyane, d'autres à l'étranger, d'autres gémissaient dans les prisons. On adopta pour principe que la conscience n'était pas du domaine de la loi, et que le droit du souverain devait se borner à exiger obéissance et fidélité.

§ V.

Si la question eût été ainsi posée à l'assemblée constituante, et qu'on n'eût point exigé un serment à la constitution civile du clergé, ce qui était entrer dans des discussions théologiques, aucun prêtre n'eût été réfractaire. Mais Talleyrand et d'autres membres de cette assemblée imposèrent ce serment, dont les conséquences ont été si funestes à la France.

La constitution civile du clergé, devenue loi de l'état, il fallait protéger les prêtres, en assez grand nombre, qui s'y étaient conformés, et il est probable que ce clergé aurait formé l'église nationale; mais, quand l'assemblée législative et la convention firent fermer les églises, supprimèrent les dimanches, et traitèrent avec le même mépris les prêtres assermentés et les réfractaires, on donna gain de cause à ces derniers.

Napoléon, qui avait beaucoup médité sur les matières de religion, en Italie et en Égypte, avait à cet égard des idées arrêtées; il se hâta de faire cesser les persécutions. Son premier acte fut d'ordonner la mise en liberté de tous les prêtres mariés ou assermentés, qui étaient détenus ou déportés. L'emportement des factions avait été tel, que même ces deux classes avaient été persécutées en masse.—On décréta que tout prêtre déporté, emprisonné, etc., qui ferait serment d'être fidèle au gouvernement établi, serait sur-le-champ mis en liberté. Peu de temps après ce décret, plus de vingt mille vieillards rentrèrent dans leurs familles. Quelques prêtres ignorants persistèrent dans leur obstination, ils restèrent dans l'exil. Mais alors ils se condamnaient eux-mêmes; car les préceptes du christianisme ne sont pas susceptibles d'interprétation, et le serment de fidélité au gouvernement ne peut être refusé sans crime.

Dans le même temps, les lois sur les décades furent rapportées, les églises rendues au culte et des pensions accordées aux religieux et religieuses qui prêteraient serment de fidélité au gouvernement. La plupart se soumirent, et, par là, des milliers d'individus furent arrachés à la misère. Les églises se rouvrirent dans les campagnes, les cérémonies intérieures furent permises, tous les cultes furent protégés, et le nombre des théophilanthropes diminua beaucoup.

§ VI.

Le pape Pie VI était mort, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, à Valence, où il s'était retiré après les évènements d'Italie. Napoléon, revenant d'Égypte, s'était entretenu quelques instants dans cette ville avec monsignor Spina, aumônier du pape, et que depuis il fit nommer cardinal et archevêque de Gênes. Il apprit qu'aucun honneur funèbre n'avait été rendu à ce pontife; et que son corps était déposé dans la sacristie de la cathédrale. Un décret des consuls ordonna que les honneurs accoutumés lui fussent décernés, et qu'un monument en marbre fût élevé sur sa tombe. C'était un hommage à un souverain malheureux, et au chef de la religion du premier consul et de la pluralité des Français.

Chaque jour le gouvernement consulaire, par des actes de justice et de générosité, s'efforçait de réparer les fautes et les injustices des gouvernements précédents. Les membres de l'assemblée constituante, qui avaient reconnu la souveraineté du peuple, furent rayés de la liste des émigrés par une décision adoptée comme principe. Cela excita beaucoup d'inquiétudes; les émigrés vont rentrer en foule, disait-on; le parti royal va relever la tête, comme en fructidor; les républicains vont être massacrés.

La Fayette[8], Latour-Maubourg, Bureau de Puzy, etc., rentrèrent en France, et dans la jouissance de leurs biens, qui n'étaient pas aliénés.

Depuis le 18 fructidor un grand nombre d'individus restaient déportés à la Guyane, à Sinnamary, à l'île d'Oléron. Ils avaient été traités ainsi sans jugement. Plusieurs d'entre eux étaient plus distingués par leurs talents que par leur caractère. Napoléon voulut user d'indulgence à leur égard, mais le parti à prendre était difficile et fort contesté; c'était faire le procès au 18 fructidor. Les commissions législatives étaient composées de députés qui avaient pris part à la loi du 19. Rapporter cette loi eût été une véritable réaction; Pichegru, Imbert Colombès, Willot, rentreraient donc en France! D'ailleurs, la révolution de fructidor, quelque injuste, quelque illégale qu'elle fût, avait évidemment sauvé la république; et dès lors, on ne pouvait pas la condamner. On conçut l'idée de déclarer que les déportés seraient considérés comme émigrés. C'était les mettre à la disposition du gouvernement, qui ne tarda pas de laisser rentrer tous ceux qui n'avaient pas eu des intelligences coupables avec l'étranger. Leur conduite fut surveillée pendant quelque temps, et ils finirent par être définitivement rayés de la liste des émigrés. Plusieurs d'entre eux, tels que Portalis, Carnot, Barbé-Marbois, etc., furent même appelés à remplir des fonctions publiques. C'était le règne d'un gouvernement fort et au-dessus des factions. Napoléon disait: «J'ai ouvert un grand chemin; qui marchera droit sera protégé; qui se jettera à droite ou à gauche, sera puni.»

§ VII.

D'autres malheureux gémissaient entre la vie et la mort. Il y avait quelques années qu'un bâtiment parti d'Angleterre, pour se rendre dans la Vendée, ayant à bord neuf personnes des plus anciennes familles de France, des Talmont, des Montmorency, des Choiseul, avait fait naufrage sur la côte de Calais; ces passagers étaient des émigrés. On les avait arrêtés, et, depuis lors, ils avaient été traînés de prisons en prisons, de tribunaux en tribunaux, sans que leur sort fût décidé. Le fait de leur arrivée en France n'était pas de leur volonté; c'étaient des naufragés: mais on arguait contre eux du lieu de leur destination. Ils disaient bien qu'ils allaient dans l'Inde; mais le bâtiment, ses provisions, tout témoignait qu'ils allaient dans la Vendée. Sans entrer dans ces discussions, Napoléon vit que la position de ces hommes était sacrée; ils étaient sous les lois de l'hospitalité. Envoyer au supplice des malheureux qui avaient mieux aimé se livrer à la générosité de la France, que de se jeter dans les flots, eût été une singulière barbarie. Napoléon jugea que les lois contre les émigrés étaient des lois politiques, et que la politique de ces lois ne serait pas violée, s'il usait d'indulgence envers des personnes qui se trouvaient dans un cas tout-à-fait extraordinaire.

Il avait déja jugé une question pareille, lorsque étant général d'artillerie, il armait les côtes du midi. Des membres de la famille Chabrillant, se rendant d'Espagne en Italie, avaient été pris par un corsaire, et amenés à Toulon; ils avaient été aussitôt jetés dans les prisons. Le peuple, sachant qu'ils étaient émigrés, voulait les massacrer. Napoléon profita de sa popularité; par le moyen des canonniers et des ouvriers de l'arsenal, qui étaient les plus exaltés, il préserva cette famille de tout malheur; mais craignant une nouvelle insurrection du peuple, il la fit monter dans des caissons vides qu'il envoya aux îles d'Hyères, et la sauva.

Le gouvernement anglais ne montra pas une générosité pareille envers Napper-Thandy, Blackwell et autres Irlandais, qui, jetés par un naufrage sur les côtes de Norwège, traversaient le territoire de Hambourg pour retourner à Paris. Ils avaient été naturalisés Français, et étaient officiers au service de la république. Le ministre anglais, à Hambourg, força le sénat de les arrêter à leur passage; et, qui le croirait? l'Europe entière s'ameuta contre ces malheureux! Les gouvernements russe et autrichien appuyaient les demandes de celui d'Angleterre, pour qu'ils lui fussent remis. Les citoyens de Hambourg avaient résisté quelque temps; mais, voyant la France déchue de sa considération, et accablée de revers, tant en Allemagne qu'en Italie, ils avaient fini par céder.

La France avait d'autant plus de raisons de se trouver offensée de cette conduite, que la ville de Hambourg avait été long-temps le refuge de vingt mille émigrés français, qui, de là, avaient organisé des armées, et tramé des complots contre la république; tandis que deux malheureux officiers au service de la république, ayant le caractère sacré du malheur et du naufrage, étaient livrés à leurs bourreaux.

Un décret des consuls mit un embargo sur les bâtiments hambourgeois qui se trouvaient dans les ports de France, rappela de Hambourg les agents diplomatiques et commerciaux français, et renvoya ceux de cette ville.

Bientôt, après ce temps, les armées françaises ayant eu des succès, et les heureux changements du 18 brumaire se faisant sentir chaque jour, le sénat se hâta d'écrire une longue lettre à Napoléon pour lui témoigner son repentir. Napoléon répondit celle-ci:

«J'ai reçu votre lettre, messieurs; elle ne vous justifie pas. Le courage et la vertu sont les conservateurs des états: la lâcheté et le crime sont leur ruine. Vous avez violé l'hospitalité, ce qui n'est jamais arrivé parmi les hordes les plus barbares du désert. Vos concitoyens vous le reprocheront à jamais. Les deux infortunés que vous avez livrés meurent illustres; mais leur sang fera plus de mal à leurs persécuteurs que ne le pourrait faire une armée.»

Une députation solennelle du sénat vint aux Tuileries faire des excuses publiques à Napoléon. Il leur témoigna de nouveau toute son indignation, et lorsque ces envoyés alléguèrent leur faiblesse, il leur dit: «Eh bien! n'aviez-vous pas la ressource des états faibles? n'étiez-vous pas les maîtres de les laisser échapper?»

Le directoire avait adopté le principe d'entretenir les prisonniers français en Angleterre, pendant que l'Angleterre entretiendrait les siens en France: nous avions en Angleterre, plus de prisonniers que cette puissance n'en avait en France. Les vivres en Angleterre étaient plus chers qu'en France; dès lors cet état de choses était onéreux pour celle-ci. A cet inconvénient se joignait celui d'autoriser le gouvernement anglais à avoir, sous le prétexte de comptabilité, des intelligences dans l'intérieur de la république. Le gouvernement consulaire s'empressa de changer cet arrangement. Chaque nation se trouva chargée du soin des prisonniers qu'elle gardait.

§ VIII.

Dans la situation où se trouvaient les esprits, on avait besoin de rallier, de réunir les différents partis qui avaient divisé la nation, afin de pouvoir l'opposer tout entière à ses ennemis extérieurs.

Le serment de haine à la royauté fut supprimé comme inutile et contraire à la majesté de la république, qui, reconnue partout, n'avait pas besoin de pareils moyens. Il fut également décidé qu'on ne célébrerait plus le 21 janvier. Cet anniversaire ne pouvait être considéré que comme un jour de calamité nationale. Napoléon s'en était déja expliqué au sujet du 10 août. On célèbre une victoire, disait-il; mais on pleure sur les victimes même ennemies. La fête du 21 janvier est immorale, continuait-il, sans juger si la mort de Louis XVI fut juste ou injuste, politique ou impolitique, utile ou inutile; et même dans le cas où elle serait jugée juste, politique et utile, ce n'en serait pas moins un malheur. En pareille circonstance, l'oubli est ce qu'il y a de mieux.

Les emplois furent donnés à des hommes de tous les partis et de toutes les opinions modérées. L'effet fut tel, qu'en peu de jours il se fit un changement général dans l'esprit de la nation. Celui qui, hier, prêtait l'oreille aux propositions de l'étranger et aux commissaires des Bourbons, parce qu'il craignait par-dessus tout les principes de la société du Manège et le retour de la terreur, prenant aujourd'hui confiance dans le gouvernement vraiment national, fort et généreux, qui venait de s'établir, rompait ses engagements, et se replaçait dans le parti de la nation et de la révolution. La faction de l'étranger en fut un moment étonnée; bientôt elle se consola, et voulut donner le change à l'opinion, en cherchant à persuader que Napoléon travaillait pour les Bourbons.

§ IX.

Un des principaux agents du corps diplomatique demanda et obtint une audience de Napoléon. Il lui avoua qu'il connaissait le comité des agents des Bourbons, à Paris; que, désespérant du salut de la patrie, il avait pris des engagements avec eux, parce qu'il préférait tout au règne de la terreur: mais, le 18 brumaire, venant de recréer un gouvernement national, non-seulement il renonçait à ses relations, mais venait lui faire connaître ce qu'il savait, à condition toutefois que son honneur ne serait pas compromis, et que ces individus pourraient s'éloigner en sûreté.

Il présenta même à Napoléon deux des agents, Hyde-de-Neuville et Dandigné. Napoléon les reçut à dix heures du soir dans un des petits appartements du Luxembourg. Il y a peu de jours, lui dirent-ils, nous étions assurés du triomphe, aujourd'hui tout a changé. Mais, général, seriez-vous assez imprudent pour vous fier à de pareils évènements! vous êtes en position de rétablir le trône, de le rendre à son maître légitime; nous agissons de concert avec les chefs de la Vendée, nous pouvons les faire tous venir ici. Dites-nous ce que vous voulez faire; comment vous voulez marcher; et si vos intentions s'accordent avec les nôtres, nous serons tous à votre disposition.

Hyde-de-Neuville parut un jeune homme spirituel, ardent sans être passionné. Dandigné parut un furibond. Napoléon leur répondit: «Qu'il ne fallait pas songer à rétablir le trône des Bourbons en France, qu'ils n'y pourraient arriver qu'en marchant sur cinq cent mille cadavres; que son intention était d'oublier le passé, et de recevoir les soumissions de tous ceux qui voudraient marcher dans le sens de la nation; qu'il traiterait volontiers avec Châtillon, Bernier, Bourmont, Suzannet, d'Autichamp, etc.: mais à condition que ces chefs seraient désormais fidèles au gouvernement national, et cesseraient toute intelligence avec les Bourbons et l'étranger.»

Cette conférence dura une demi-heure, et l'on se convainquit de part et d'autre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre sur une pareille base.

Les nouveaux principes adoptés par les consuls, et les nouveaux fonctionnaires firent disparaître les troubles de Toulouse, les mécontents du midi, et l'insurrection de la Belgique. La réputation de Napoléon était chère aux Belges, et influa heureusement sur les affaires publiques dans ces départements, que la persécution des prêtres avait mis en feu l'année précédente.

Cependant la Vendée et la chouannerie troublaient dix-huit départements de la république. Les affaires allaient si mal, que Châtillon, chef des Vendéens, s'était emparé de Nantes; il est vrai qu'il n'avait pu s'y maintenir vingt-quatre heures. Mais les chouans exerçaient leurs ravages jusqu'aux portes de la capitale. Les chefs repondaient aux proclamations du gouvernement par d'autres proclamations, où ils disaient qu'ils se battaient pour le rétablissement du trône et de l'autel, et qu'ils ne voyaient dans le directoire ou les consuls que des usurpateurs.

Un grand nombre de généraux et d'officiers de l'armée, trahissaient la république, et s'entendaient avec les chefs des chouans. Le peu de confiance que leur avait inspiré le directoire, l'ancien désordre qui régnait dans toutes les parties de l'administration, avaient porté ces officiers à oublier leur honneur et leur devoir, pour se ménager un parti qu'ils croyaient au moment de triompher. Plusieurs furent assez éhontés pour en venir faire la confidence à Napoléon, en lui déclarant avoir obéi aux circonstances, et lui offrant de racheter ce moment d'incertitude par des services d'autant plus importants, qu'ils étaient dans la confidence des chouans et des Vendéens.

Des négociations furent ouvertes avec des chefs de la Vendée, en même temps que des forces considérables furent dirigées contre eux. Tout annonçait la destruction prochaine de leurs bandes; mais les causes morales agissaient davantage. La renommée de Napoléon qui était grande dans la Vendée, fit craindre aux chefs que l'opinion du pays ne les abandonnât.

Le 17 janvier, à Montluçon, Châtillon, Suzannet, d'Autichamp, l'abbé Bernier, chefs de l'insurrection de la rive gauche de la Loire, se soumirent.

Le général Hédouville négocia le traité qui fut signé, le 17 janvier, à Montluçon. Cette pacification n'avait rien de commun avec celles qui avaient précédé: c'étaient des Français qui rentraient dans le sein de la nation, et se soumettaient avec confiance au gouvernement. Toutes les mesures administratives, financières, ecclésiastiques, consolidèrent de jour en jour davantage la tranquillité de ces départements.

Ces chefs vendéens furent reçus plusieurs fois à la Malmaison. La paix une fois faite, Napoléon n'eut qu'à se louer de leur conduite.

Bernier était curé de Saint-Lô. C'était un homme de peu de taille et d'une mince apparence. Il était bon prédicateur, rusé, et savait inspirer le fanatisme à ses paysans sans le partager. Il avait eu une grande influence dans la Vendée; son crédit avait un peu diminué, mais restait cependant encore assez considérable pour rendre des services au gouvernement. Il s'attacha au premier consul, et fut fidèle à ses engagements: il fut chargé de négocier le concordat avec la cour de Rome. Napoléon le nomma évêque d'Orléans.

—Châtillon était un vieux gentilhomme de soixante ans, bon, loyal, ayant peu d'esprit, mais quelque vigueur. Il venait de se marier, ce qui contribua à le rendre fidèle à ses promesses. Il habitait alternativement Paris, Nantes, et ses terres. Il obtint dans la suite plusieurs graces du premier consul. Châtillon pensait qu'on aurait pu continuer la guerre de la Vendée quelques mois de plus; mais que, depuis le 18 brumaire, les chefs ne pouvaient plus compter sur la masse de la population. Il avouait aussi que vers la fin des campagnes d'Italie, la réputation du général Bonaparte avait tant exalté l'imagination des paysans vendéens, qu'on avait été au moment de laisser là les droits des Bourbons, et d'envoyer une députation pour lui proposer de se mettre sous son influence.

—d'Autichamp avait fait plusieurs campagnes comme simple hussard dans les troupes de la république, pendant la grande terreur. C'était un homme d'un esprit borné; mais ayant le ton, les manières et l'élégance que comportaient son éducation et l'usage du grand monde.

—Sur la rive droite de la Loire, Georges et la Prévelaye étaient à la tête des bandes de Bretagne; Bourmont commandait celles du Maine; Frotté, celles de Normandie. La Prevelaye et Bourmont se soumirent, et vinrent à Paris. Georges et Frotté voulurent continuer la guerre. C'était un état de licence qui leur permettait, sous des couleurs politiques, de se livrer à toute espèce de brigandage; de rançonner les riches, sous prétexte qu'ils étaient acquéreurs de domaines nationaux; de voler les diligences, parce qu'elles portaient les déniers de l'état; de piller les banquiers, parce qu'ils avaient des relations avec les caisses publiques, etc. Ils interceptaient les communications entre Brest et Paris. Ils entretenaient des intelligences avec tout ce que la capitale nourrit de plus vil, avec des hommes qui vivent dans les antres de jeu et les mauvais lieux: ils y apportaient leurs rapines, y faisaient leurs enrôlements, y puisaient des renseignements pour rendre profitables les guet-apens qu'ils tendaient sur les routes.

Les généraux Chambarlhac et Gardanne entrèrent dans le département de l'Orne, à la tête de deux colonnes mobiles, pour se saisir de Frotté. Ce chef, jeune, actif, rusé, était redouté et causait beaucoup de désordres. Il fut surpris dans la maison du nommé Guidal, général commandant à Alençon, qui avait des intelligences avec lui, qui jouissait de sa confiance, et qui le trahit. Il fut jugé, et passa par les armes.

Ce coup d'éclat rétablit la tranquillité dans cette province. Il ne resta plus que Brulard et quelques chefs de peu de valeur, qui, profitant de la facilité que leur offrait la croisière anglaise, débarquaient sur les côtes, répandaient des libelles, et exerçaient l'espionnage en faveur de l'Angleterre.

Georges se soutenait dans le Morbihan, au moyen des secours d'armes et d'argent que lui fournissaient les Anglais. Attaqué, battu, cerné à Grand-Champ par le général Brune, il capitula, rendit ses canons, ses armes, et promit de vivre en bon et paisible sujet. Il demanda l'honneur d'être présenté au premier consul, et reçut la permission de se rendre à Paris. Napoléon chercha inutilement à faire sur lui l'impression qu'il avait faite sur un grand nombre de Vendéens, à faire parler la fibre française, l'honneur national, l'amour de la patrie: aucune de ces cordes ne vibra....

La guerre de l'Ouest se trouvait ainsi terminée; plusieurs bons régiments devinrent disponibles.

Pendant que tout s'améliorait, le travail de la constitution touchait à sa fin; les deux consuls et les deux commissions s'en occupaient sans relâche. Le gouvernement s'occupa peu de politique extérieure. Toutes ses démarches se bornèrent à la Prusse. Le roi avait une armée sur pied au moment où le duc d'Yorck avait débarqué en Hollande; cela avait donné de l'inquiétude.

L'aide-de-camp Duroc fut envoyé à Berlin avec une lettre au roi; son but était de sonder les dispositions du cabinet. Il réussit dans sa mission, fut accueilli avec distinction, avec bienveillance, par la reine. Les courtisans de cette cour, toute militaire, se complaisaient dans le récit des guerres d'Italie et d'Égypte; ils étaient fort satisfaits du triomphe qu'avait obtenu le parti militaire en France, en arrachant aux avocats les rênes du gouvernement. On eut tout lieu d'être content des dispositions de la Prusse, qui peu après mit son armée sur le pied de paix.

§ X.

La commission législative, intermédiaire des cinq-cents, fut successivement présidée par Lucien, Boulay de la Meurthe, Daunou, Jacqueminot; celle des anciens, par Lemercier, Lebrun, Regnier.

Boulay fut depuis ministre d'état, président de la section de législation au conseil d'état.

Daunou était oratorien, député du Pas-de-Calais, homme de bonnes mœurs, bon écrivain: il avait rédigé la constitution de l'an III, il fut le rédacteur de celle de l'an VIII: il a été archiviste impérial.

Jacqueminot était de Nancy, il est mort sénateur.

Lebrun fut troisième consul.

Regnier devint grand-juge et duc de Massa.

Les commissions législatives intermédiaires délibéraient en secret. Il eût été d'un mauvais effet de rendre publiques les discussions d'une assemblée qui ne se trouvait souvent formée que de 15 ou 16 membres. Ces deux commissions, aux termes de la loi du 19 brumaire, ne pouvaient rien sans l'initiative du gouvernement qui l'exerçait, en provoquant l'attention de la commission des cinq-cents sur un objet déterminé; celle-ci rédigeait sa résolution, qui était convertie en loi par la commission des anciens.

La première loi importante de cette session extraordinaire fut relative au serment. On ne pouvait le prêter qu'à la constitution qui n'existait plus; il fut conçu en ces termes: «Je jure fidélité à la république une et indivisible, fondée sur la souveraineté du peuple, le régime représentatif, le maintien de l'égalité, la liberté et la sûreté des personnes et des propriétés.»

Les deux conseils se réunissaient de droit, le 19 février 1800; le seul moyen de les prévenir était de promulguer une nouvelle constitution, et de la présenter à l'acceptation du peuple, avant cette époque. Les trois consuls et les deux commissions législatives intermédiaires se réunirent à cet effet en comité, pendant le mois de décembre, dans l'appartement de Napoléon, depuis neuf heures du soir jusqu'à trois heures du matin. Daunou fut chargé de la rédaction. La confiance de l'assemblée reposait entièrement dans la réputation et les connaissances de Siéyes. On vantait depuis long-temps la constitution qu'il avait dans son porte-feuille. Il en avait laissé percer quelques idées qui avaient germé parmi ses nombreux partisans, et qui de là s'étant répandues dans le public, avaient porté au plus haut point cette réputation que, dès la constituante, Mirabeau s'était plu à lui faire, lorsqu'il disait à la tribune: «Le silence de Siéyes est une calamité nationale.» En effet, il s'était fait connaître par plusieurs écrits profondément pensés: il avait suggéré, à la chambre du tiers-état, l'idée-mère de se déclarer assemblée nationale; il avait proposé le serment du jeu de paume, la suppression des provinces et le partage du territoire de la république en départements: il avait professé une théorie du gouvernement représentatif et de la souveraineté du peuple, pleine d'idées lumineuses et qui étaient passées en principes. Le comité s'attendait à prendre connaissance de son projet de constitution, tant médité; il pensait n'avoir à s'occuper que de le reviser, le modifier, et le perfectionner par des discussions profondes. Mais, à la première séance, Siéyes ne dit rien: il avoua qu'il avait beaucoup de matériaux en porte-feuille, mais qu'ils n'étaient ni classés, ni coordonnés. A la séance suivante, il lut un rapport sur les listes de notabilité. La souveraineté était dans le peuple; c'était le peuple qui devait directement ou indirectement commettre à toutes les fonctions; or, le peuple, qui est merveilleusement propre à distinguer ceux qui méritent sa confiance, ne l'est pas à assigner le genre de fonctions qu'ils doivent occuper. Il établissait trois listes de notabilité: 1o communale, 2o départementale, 3o nationale. La première se composait du dixième de tous les citoyens de chaque commune, choisis parmi les habitants eux-mêmes; la deuxième, du dixième des citoyens portés sur les listes communales du département; la troisième, du dixième des individus inscrits sur les listes départementales: cette liste se réduisait à six mille personnes, qui formaient la notabilité nationale. Cette opération devait se faire tous les cinq ans; et tous les fonctionnaires publics, dans tous les ordres, devaient être pris sur ces listes, savoir: le gouvernement, les ministres, la législature, le sénat ou grand-jury, le conseil-d'état, le tribunal de cassation, et les ambassadeurs, sur la liste nationale; les préfets, les juges, les administrateurs, sur la liste départementale; les administrations communales, les juges-de-paix, sur la liste communale. Par là, tout fonctionnaire public, les ministres même seraient représentants du peuple, auraient un caractère populaire. Ces idées eurent le plus grand succès: répandues dans le public, elles firent concevoir les plus heureuses espérances; elles étaient neuves, et l'on était fatigué de tout ce qui avait été proposé depuis 1789; elles venaient d'ailleurs d'un homme qui avait une grande réputation dans le parti républicain; elles paraissaient être une analyse de ce qui avait existé dans tous les siècles. Ces listes de notabilité étaient des espèces de listes de noblesse non héréditaire, mais de choix. Cependant les gens sensés virent tout d'abord le défaut de ce systême, qui gênerait le gouvernement, en l'empêchant d'employer un grand nombre d'individus propres aux fonctions, parce qu'ils ne seraient pas sur les listes nationale, départementale, communale. Cependant le peuple serait privé de toute influence directe dans la nomination de la législature; il n'y aurait qu'une participation fort illusoire et toute métaphysique.

Encouragé par ce succès, Siéyes fit connaître dans les séances suivantes la théorie de son jury constitutionnel, qu'il consentit à nommer sénat conservateur. Il avait cette idée dès la constitution de l'an III, mais elle avait été repoussée par la convention. «La constitution, disait-il, n'est pas vivante, il faut un corps de juges en permanence, qui prennent ses intérêts, et l'interprètent dans tous les cas douteux. Quelle que soit l'organisation sociale, elle sera composée de divers corps: l'un aura le soin de gouverner; l'autre de discuter et de sanctionner les lois. Ces corps, dont les attributions seront fixées par la constitution, se choqueront souvent, l'interpréteront différemment, le jury national sera là, pour les raccorder et faire rentrer chaque corps dans son orbite.» Le nombre des membres fut fixé à quatre-vingts, au moins âgés de quarante ans. Ces quatre-vingts sages, dont la carrière politique était terminée, ne pourraient plus occuper aucune fonction publique. Cette idée plut généralement, et fut commentée de diverses manières: les sénateurs étaient à vie, c'était une nouveauté depuis la révolution, et l'opinion souriait à toute idée de stabilité; elle était fatiguée des incertitudes et de la variété qui s'étaient succédé depuis dix ans.

Peu après il fit connaître sa théorie de la représentation nationale; il la composait de deux branches: un corps-législatif de deux-cents cinquante députés, ne discutant pas, mais qui semblable à la grand'chambre du parlement, voterait et délibérerait au scrutin; un tribunal de cent députés, qui, semblable aux enquêtes, discuterait, rapporterait, plaiderait contre les résolutions rédigées par un conseil d'état, nommé par le gouvernement, qui se trouverait investi de la prérogative de rédiger les lois. Au lieu d'un corps-législatif, turbulent, agité par des factions et par ses motions d'ordre si intempestives, on aurait un corps grave, qui délibérerait après avoir écouté une longue discussion dans le silence des passions. Cependant le tribunat aurait la double fonction de dénoncer au sénat les actes du gouvernement inconstitutionnels, même les lois adoptées par le corps-législatif; et, à cet effet, le gouvernement ne pourrait les proclamer que dix jours après leur adoption par le corps-législatif. Ces idées furent accueillies favorablement du comité et du public. On était si ennuyé des bavardages des tribunes, de ces intempestives motions d'ordre qui avaient fait tant de mal et si peu de bien, et d'où étaient nées tant de sottises et si peu de bonnes choses, qu'on se flatta de plus de stabilité dans la législation, et de plus de tranquillité et de repos; c'était ce que l'on desirait.

Plusieurs séances furent employées à la rédaction, et à des objets de détails relatifs à la comptabilité et aux lois. Le moment vint enfin où Siéyes fit connaître l'organisation de son gouvernement; c'était le chapiteau, la portion la plus importante de cette belle architecture, et dont l'influence devait être le plus sentie par le peuple. Il proposa un grand-électeur à vie, choisi par le sénat conservateur, ayant un revenu de six millions, une garde de trois mille hommes, et habitant le palais de Versailles: les ambassadeurs étrangers seraient accrédités près de lui; il accréditerait les ambassadeurs et ministres français dans les cours étrangères. Les actes du gouvernement, les lois, la justice, seraient rendus en son nom. Il serait le seul représentant de la gloire, de la puissance, de la dignité nationales; il nommerait deux consuls, un de la paix, un de la guerre; mais là se bornerait toute son influence sur les affaires: il pourrait, il est vrai, destituer les consuls et les changer; mais aussi le sénat pourrait, lorsqu'il jugerait cet acte arbitraire et contraire à l'intérêt national, absorber le grand-électeur. L'effet de cette absorption équivaudrait à une destitution; la place devenait vacante, le grand-électeur prenait place dans le sénat pour le reste de sa vie.

§ XI.

Napoléon avait peu parlé dans les séances précédentes, il n'avait aucune expérience des assemblées: il ne pouvait que s'en rapporter à Siéyes, qui avait assisté aux constitutions de 1791, 93, 95; à Daunou, qui passait pour un des principaux auteurs de cette dernière; enfin, aux trente ou quarante membres des commissions, qui tous s'étaient distingués dans la législature, et qui prenaient d'autant plus d'intérêt à l'organisation des corps, qui devaient faire la loi, qu'ils étaient appelés à faire partie de ces corps. Mais le gouvernement le regardait; il s'éleva donc contre des idées si extraordinaires. Le grand-électeur disait-il, s'il s'en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, sera l'ombre, mais l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d'un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie; s'il abuse de sa prérogative, vous lui donnez un pouvoir absolu. Si, par exemple, j'étais grand-électeur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et celui de la paix, Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l'approuve, je vous destitue. Mais, dites-vous, le sénat à son tour absorbera le grand-électeur: le remède est pire que le mal, personne, dans ce projet, n'a de garantie. D'un autre côté, quelle sera la situation de ces deux premiers ministres? l'un aura sous ses ordres les ministres de la justice, de l'intérieur, de la police, des finances, du trésor; l'autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extérieures. Le premier ne sera environné que de juges, d'administrateurs, de financiers, d'hommes en robes longues; le deuxième, que d'épaulettes et d'hommes d'épée: l'un voudra de l'argent et des recrues pour ses armées; l'autre n'en voudra pas donner. Un pareil gouvernement est une création monstrueuse, composée d'idées hétérogènes, qui n'offrent rien de raisonnable. C'est une grande erreur de croire que l'ombre d'une chose puisse tenir lieu de la réalité.

Siéyes répondit mal, fut réduit au silence, montra de l'indécision, de l'embarras; cachait-il quelque vue profonde? était-il dupe de sa propre analyse? c'est ce qui sera toujours incertain; quoiqu'il en soit, cette idée fut trouvée insensée. S'il eût commencé le développement de tout son projet de constitution, par le titre de gouvernement, rien n'eût passé, il eût été discrédité tout d'abord; mais déja tout était adopté en partie, sur la foi qu'on avait en lui.

L'adoption des formes purement républicaines fut proposée: la création d'un président, à l'instar des États-Unis, le fut aussi; celui-ci aurait le gouvernement de la république pour dix ans, et aurait le choix de ses ministres, de son conseil-d'état et de tous les agents de l'administration. Mais les circonstances étaient telles, que l'on pensa qu'il fallait encore déguiser la magistrature unique du président. On concilia les opinions diverses, en composant un gouvernement de trois consuls, dont l'un serait le chef du gouvernement, aurait toute l'autorité, puisque seul il nommait à toutes les places, et seul avait voix délibérative; et les deux autres, ses conseillers nécessaires. Avec un premier consul, on avait l'avantage de l'unité dans la direction; avec les deux autres consuls, qui devaient nécessairement être consultés, et qui avaient le droit d'inscrire leurs opinions au procès-verbal, on conserverait l'unité, et l'on ménagerait l'esprit républicain. Il parut que les circonstances et l'esprit public du temps ne pouvaient alors rien suggérer de meilleur. Le but de la révolution qui venait de s'opérer n'était pas d'arriver à une forme de gouvernement plus ou moins aristocratique, plus ou moins démocratique; mais le succès dépendait de la consolidation de tous les intérêts, du triomphe de tous les principes pour lesquels le vœu national s'était prononcé unanimement, en 1789. Napoléon était convaincu que la France ne pouvait être que monarchique; mais le peuple français tenant plus à l'égalité qu'à la liberté, et le principe de la révolution étant fondé sur l'égalité de toutes les classes, il y avait absence absolue d'aristocratie. Si une république était difficile à constituer fortement, sans aristocratie, la difficulté était bien plus grande pour une monarchie. Faire une constitution dans un pays qui n'aurait aucune espèce d'aristocratie, ce serait tenter de naviguer dans un seul élément. La révolution française a entrepris un problême aussi insoluble que celui de la direction des ballons.

Siéyes eût pu, s'il l'eût voulu, obtenir la place de deuxième consul; mais il desira se retirer: il fut nommé sénateur, contribua à organiser ce corps, et en fut le premier président. En reconnaissance des services qu'il avait rendus en tant de circonstances importantes, les commissions législatives, par une loi, lui firent don de la terre de Crosne, à titre de récompense nationale. Il dit depuis à l'empereur: «Je n'avais pas supposé que vous me traiteriez avec tant de distinction, et que vous laisseriez tant d'influence aux consuls, qui paraissaient devoir vous importuner et vous embarrasser.» Siéyes était l'homme du monde le moins propre au gouvernement; mais essentiel à consulter, car quelquefois il avait des aperçus lumineux et d'une grande importance. Il aimait l'argent; mais il était d'une probité sévère, ce qui plaisait fort à Napoléon: c'était la qualité première qu'il estimait dans un homme public.

Pendant tout le mois de décembre, la santé de Napoléon fut fort altérée. Ces longues veilles, ces discussions où il fallait entendre tant de sottises, lui faisaient perdre un temps précieux, et cependant ces discussions lui inspiraient un certain intérêt. Il remarqua que des hommes, qui écrivaient très-bien, et qui avaient de l'éloquence, étaient cependant privés de toute solidité dans le jugement, n'avaient pas de logique, et discutaient pitoyablement: c'est qu'il est des personnes qui ont reçu de la nature le don d'écrire et de bien exprimer leurs pensées, comme d'autres ont le génie de la musique, de la peinture, de la sculpture, etc. Pour les affaires publiques, administratives et militaires, il faut une forte pensée, une analyse profonde, et la faculté de pouvoir fixer long-temps les objets, sans être fatigué.

§ XII.

Napoléon choisit pour deuxième consul Cambacérès, et pour troisième Lebrun. Cambacérès, d'une famille honorable de Languedoc, était âgé de cinquante ans; il avait été membre de la convention, et s'était conservé dans une mesure de modération: il était généralement estimé. Sa carrière politique n'avait été déshonorée par aucun excès. Il jouissait, à juste titre, de la réputation d'un des premiers jurisconsultes de la république. Lebrun, âgé de soixante ans, était de Normandie. Il avait rédigé toutes les ordonnances du chancelier Maupeou, il s'était fait remarquer par la pureté et l'élégance de son style. C'était un des meilleurs écrivains de France. Député au conseil des anciens, par le département de la Manche, il était d'une probité sévère, n'approuvant les changements de la révolution que sous le point de vue des avantages qui en résultaient pour la masse du peuple; car il était né d'une famille de paysans.

La constitution de l'an VIII, si vivement attendue de tous les citoyens, fut publiée et soumise à la sanction du peuple, le 13 décembre 1799, et proclamée le 24 du même mois; la durée du gouvernement provisoire fut ainsi de quarante-trois jours.

Les idées de Napoléon étaient fixées; mais il lui fallait, pour les réaliser, le secours du temps et des évènements. L'organisation du consulat n'avait rien de contradictoire avec elles; il accoutumait à l'unité, et c'était un premier pas. Ce pas fait, Napoléon demeurait assez indifférent aux formes et dénominations des différents corps constitués. Il était étranger à la révolution. La volonté des hommes qui en avaient suivi toutes les phases, dut prévaloir dans des questions aussi difficiles qu'abstraites. La sagesse était de marcher à la journée sans s'écarter d'un point fixe, étoile polaire sur laquelle Napoléon va prendre sa direction pour conduire la révolution au port où il veut la faire aborder.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ULM.—MOREAU.

Défauts des plans de campagne, suivis en 1795, 1796, 1797.—Position des armées françaises en 1800.—3. Position des armées autrichiennes.—Plan du premier consul. Dispositions qu'il prend.—Ouverture de la campagne.—Bataille d'Engen.—Bataille de Mœskirch.—Bataille de Biberach.—Manœuvres et combats autour d'Ulm.—Kray quitte Ulm. Prise de Munich. Combat de Neubourg.—11. Armistice de Parsdorf, le 15 juillet 1800.—Remarques critiques.

§ Ier.

La république française avait eu sur le Rhin trois armées pendant les campagnes de 1795, 1796 et 1797. L'une, désignée sous le nom d'armée du Nord, avait son quartier-général à Amsterdam, et était composée des troupes bataves, environ vingt mille hommes, et d'un pareil nombre de troupes françaises. Par les traités existants entre les deux républiques, celle de Hollande devait entretenir un corps de vingt-cinq mille Français pour protéger ce pays. Cette armée de quarante à quarante-cinq mille hommes, était chargée de la garde des côtes de la Hollande depuis l'Escaut jusqu'à l'Ems, et du côté de terre des frontières jusque vis-à-vis Wésel. La deuxième armée, sous le nom de Sambre-et-Meuse, avait son quartier-général à Dusseldorf, bloquait Mayence et Erenbreisten. La troisième, sous le nom d'armée du Rhin, avait son quartier-général à Strasbourg; elle s'appuyait à la Suisse, et formait le blocus de Philisbourg.

L'armée du Nord n'était en réalité qu'une armée d'observation, qui n'avait plus pour but, que de contenir les partisans de la maison d'Orange, et de s'opposer aux tentatives que l'Angleterre pourrait faire pour débarquer des troupes en Hollande. La paix conclue à Bâle avec la Prusse, les maisons de Saxe et de Hesse, avait rétabli la tranquillité dans tout le nord de l'Allemagne.

L'armée de Sambre-et-Meuse, nécessaire tant que la Prusse faisait partie de la coalition, était devenue inutile du moment que la république française n'avait plus à soutenir la guerre que contre l'Autriche et l'Allemagne méridionale. Dans la campagne de 1796, cette armée, commandée par Jourdan, marcha sur le Mein, s'empara de Wurtzbourg et prit position sur le Rednitz; sa gauche appuyée au débouché de la Bohême par Egra, tandis que sa droite débouchait sur la vallée du Danube. L'armée du Rhin, commandée par Moreau, partit de Strasbourg, traversa les montagnes noires et le Vurtemberg, passa le Lech et entra en Bavière. Pendant que ces deux armées manœuvraient sous le commandement de deux généraux indépendants l'un de l'autre, l'armée autrichienne, opposée à ces deux armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, était réunie sous le commandement unique de l'archiduc Charles. Elle se centralisa sur le Danube à Ingolstadt et Ratisbonne et se trouva placée entre les armées françaises, dont elle parvint à empêcher la jonction. L'archiduc battit Bernadotte qui commandait la droite de l'armée de Sambre-et-Meuse, l'accula sur Vurtzbourg et enfin le rejeta au delà du Rhin. L'armée du Rhin resta spectatrice de cette marche de l'Archiduc sur l'armée de Sambre-et-Meuse; et ce fut trop tard que Moreau ordonna à la division Desaix de passer sur la rive gauche du Danube pour secourir Jourdan; ce défaut de résolution du général de l'armée du Rhin, obligea bientôt cette même armée à se mettre en retraite. Elle repassa le Rhin, et reprit la première position sur la rive gauche. Ainsi l'armée autrichienne, en nombre très-inférieur aux armées françaises réunies, fit échouer, sans aucune bataille générale, le plan de campagne des Français, et reconquit toute l'Allemagne.

Le plan des Français était vicieux pour la défensive comme pour l'offensive. Du moment que l'on n'avait pour ennemie que l'Autriche, il ne fallait avoir qu'une seule armée, n'agissant que sur une seule ligne et conduite par une seule tête.

En 1799, la France était maîtresse de la Suisse. On forma deux armées: l'une appelée armée du Rhin; l'autre, armée d'Helvétie. La première qui prit ensuite le nom d'armée du Danube, sous le commandement de Jourdan, passa le Rhin, traversa les montagnes noires, arriva à Stockach, où ayant été battue par l'archiduc, elle fut obligée de repasser le Rhin, dans le temps même que l'armée d'Helvétie restait dans ses positions, maîtresse de toute la Suisse. On commit donc encore la même faute, d'avoir deux armées indépendantes au lieu d'une seule; et lorsque Jourdan fut battu à Stockach, c'est sur la Suisse qu'il aurait dû se replier, et non sur Strasbourg et Brisack. Depuis, l'armée du Rhin fut chargée de la défense de la rive gauche du fleuve, vis-à-vis Strasbourg; et l'armée d'Helvétie, qui devenait l'armée principale de la république, perdit une partie de la Suisse, et garda long-temps la Limath; mais à Zurich, conduite par Masséna, et profitant de la faute que firent les alliés en se divisant aussi en deux armées, elle battit les Russes, et reprit toute la Suisse.

§ II.

Au mois de janvier 1800, cette armée d'Helvétie était cantonnée en Suisse; celle du Bas-Rhin, sous le général Lecourbe, dans ses quartiers d'hiver, sur la rive gauche du Rhin; celle de Hollande, sous Brune, voyait s'embarquer la dernière division du duc d'Yorck[9].

L'armée d'Italie, battue à Genola, se ralliait en désordre sur les cols des Apennins; Coni capitulait; Gênes était menacée, mais le lieutenant-général Saint-Cyr repoussa un des corps de l'armée autrichienne au delà de la Bocchetta, ce qui lui mérita un sabre d'honneur; ce fut la première récompense nationale que Napoléon décerna, comme chef de l'état.

Les deux armées entrèrent en quartier d'hiver: les Autrichiens sur les belles plaines du Piémont et du Mont-Ferrat; les Français, sur les revers de l'Apennin, de Gênes au Var. Ce pays, bloqué par mer depuis long-temps, sans communication avec la vallée du Pô, était épuisé. L'administration française mal organisée, était confiée à des mains infidèles.

La cavalerie, les charrois périrent de misère; les maladies contagieuses et la désertion désorganisèrent l'armée; enfin le mal empira au point que des corps entiers, tambour battant, drapeau déployé, abandonnèrent leur position, et repassèrent le Var. Ce qui donna lieu à divers ordres du jour de Napoléon aux soldats d'Italie. Il leur disait:

«Soldats, les circonstances qui me retiennent à la tête du gouvernement, m'empêchent de me trouver au milieu de vous; vos besoins sont grands; toutes les mesures sont prises pour y pourvoir. La première qualité du soldat est la constance à supporter la fatigue et la privation; la valeur n'est que la seconde. Plusieurs corps ont quitté leurs positions; ils ont été sourds à la voix de leurs officiers: la dix-septième légère est de ce nombre. Sont-ils donc morts les braves de Castiglione, de Rivoli, de Newmarkt! Ils eussent péri plutôt que de quitter leurs drapeaux, et ils eussent ramené leurs jeunes camarades à l'honneur et au devoir. Soldats, vos distributions ne vous sont pas régulièrement faites, dites-vous? Qu'eussiez-vous fait, si comme les quatrième et vingt-deuxième légères, les dix-huitième et trente-deuxième de ligne, vous vous fussiez trouvés au milieu du désert, sans pain, ni eau, mangeant du cheval et du chameau? La victoire nous donnera du pain, disaient-elles; et vous, vous désertez vos drapeaux! Soldats d'Italie, un nouveau général vous commande; il fut toujours à l'avant-garde, dans les plus beaux moments de votre gloire; entourez-le de votre confiance, il ramènera la victoire dans vos rangs. Je me ferai rendre un compte journalier de la conduite de tous les corps, et spécialement de la dix-septième légère et de la soixante-troisième de ligne; elles se ressouviendront de la confiance que j'avais en elles

Ces paroles magiques arrêtèrent le mal comme par enchantement: l'armée se réorganisa, les subsistances furent assurées, les déserteurs réjoignirent.

Napoléon rappela Masséna d'Helvétie, et lui confia l'armée d'Italie; ce général, qui connaissait parfaitement les débouchés des Apennins, était plus propre que personne à cette guerre de chicane; il arriva le 10 février à son quartier-général de Gênes.

Le général Brune, d'abord appelé au conseil-d'état, fut quelques semaines après envoyé sur la Loire pour commander l'armée de l'Ouest; le général Augereau le remplaça dans le commandement de la Hollande; la proclamation suivante fut mise à l'ordre des armées:

«Soldats! en promettant la paix au peuple français, j'ai été votre organe, je connais votre valeur, vous êtes les mêmes hommes qui conquirent la Hollande, le Rhin, l'Italie, et donnèrent la paix sous les murs de Vienne. Soldats! ce ne sont plus vos frontières qu'il faut défendre, ce sont les états ennemis qu'il faut envahir. Il n'est aucun de vous qui n'ait fait campagne, qui ne sache que la qualité la plus essentielle d'un soldat, c'est de savoir supporter les privations avec constance: plusieurs années d'une mauvaise administration ne peuvent être réparées dans un jour. Premier magistrat de la république, il me sera doux de faire connaître à la nation entière les corps qui mériteront, par leur discipline et leur valeur, d'être les soutiens de la patrie. Soldats! lorsqu'il en sera temps je serai au milieu de vous, et l'Europe se souviendra que vous êtes de la race des braves.»

Telle était la position des armées; le premier consul ordonna sur-le-champ la réunion de celles du Rhin et d'Helvétie en une seule sous le nom d'armée du Rhin; il en donna le commandement au général Moreau, qui lui avait montré le dévouement le plus absolu dans la journée du 18 brumaire[10]. Les troupes françaises manquaient de tout, leur dénuement était extrême, tout l'hiver fut employé à recruter, habiller, solder cette armée. Un détachement de l'armée de Hollande fut dirigé sur Mayence, et bientôt l'armée du Rhin devint une des plus belles qu'ait jamais eues la république; elle comptait 150,000 hommes, et était formée de toute les vieilles bandes.

§ III.

Paul I était mécontent de la politique de l'Autriche et de l'Angleterre; l'élite de son armée avait péri en Italie sous Suvarow, en Suisse sous Korsakow, en Hollande sous Hermann. Les prétentions anciennes et nouvelles des Anglais sur la navigation des neutres, l'indisposaient tous les jours davantage; le commerce des neutres, surtout celui des puissances de la Baltique était troublé; des convois escortés par des bâtiments de guerre étaient insultés et soumis à des visites. D'un autre côté les changemens survenus dans les principes du gouvernement français, depuis le 18 brumaire, avaient neutralisé, suspendu sa haine contre la révolution: il estimait le caractère que le premier consul avait montré en Italie, en Égypte, et qu'il déployait tous les jours; ces dernières circonstances déterminèrent sa conduite, et s'il n'abandonna pas la coalition, du moins ordonna-t-il à ses armées de quitter le champ de bataille et de repasser la Vistule.

L'abandon de l'armée russe ne découragea pas l'Autriche, elle déploya tous ses moyens et mit deux grandes armées sur pied.

L'une en Italie, forte de 140,000 hommes, sous les ordres du feld-maréchal Mélas, fut destinée à prendre l'offensive, s'emparer de Gênes, de Nice et de Toulon. Sous les murs de cette place, elle devait être rejointe par l'armée anglaise de 18,000 hommes qui devaient se rassembler à Mahon, et par l'armée napolitaine de 20,000 hommes. Willot était au quartier-général de Mélas, pour insurger le Midi de la république, où les Bourbons pensaient avoir des partisans.

L'autre en Allemagne, commandée par le feld-maréchal Kray, forte de 120,000 hommes, y comprises les troupes de l'empire et celles à la solde de l'Angleterre. Cette dernière armée était destinée à rester sur la défensive pour couvrir l'Allemagne. L'expérience de la campagne passée avait convaincu l'Autriche de toutes les difficultés attachées à la guerre de Suisse.

Le feld-maréchal Kray avait son quartier-général à Donau-Schingen; ses principaux magasins à Stockach, Engen, Mœrskirch, Biberach. Son armée était composée de quatre corps.

Celui de droite, commandé par le feld-maréchal-lieutenant Starray, était sur le Mein.

Celui de gauche, sous les ordres du prince de Reuss, était en Tyrol.

Les deux autres étaient sur le Danube, tenant des avant-gardes: l'une sous le général Kienmayer, vis-à-vis de Kehl; l'autre sous les ordres du général-major Giulay, dans le Brisgaw; une troisième sous les ordres du prince Ferdinand, dans les villes forestières aux environs de Bâle; une quatrième sous les ordres du prince de Vaudémont, vis-à-vis Schaffhouse.

Dans ces circonstances, il devenait donc urgent que l'armée du Rhin prît vigoureusement l'offensive; ses forces étaient presque doubles de celles de l'ennemi, tandis que l'armée autrichienne d'Italie était plus que double de l'armée française, qui, complétée à 40,000 hommes, gardait l'Apennin et les hauteurs de Gênes. Une armée de réserve de 35,000 hommes fut réunie sur la Saône, pour se porter au soutien de l'armée d'Allemagne si cela était nécessaire, déboucher par la Suisse sur le Pô, et prendre l'armée autrichienne d'Italie à revers.

Le cabinet de Vienne comptait que ses armées seraient, au milieu de l'été, au cœur de la Provence; et celui des Tuileries avait calculé que son armée du Rhin serait avant ce temps-là sur l'Inn.

§ IV.

Le premier consul ordonna au général Moreau de prendre l'offensive et d'entrer en Allemagne, afin d'arrêter le mouvement de l'armée autrichienne d'Italie, qui déja était arrivée sur Gênes. Toute l'armée du Rhin devait se réunir en Suisse et passer le Rhin à la hauteur de Schaffhouse; le mouvement de la gauche de l'armée sur sa droite devant se faire derrière le rideau du Rhin, et d'ailleurs, étant préparé beaucoup à l'avance, l'ennemi n'en aurait aucune connaissance. En jetant quatre ponts à la fois à la hauteur de Schaffhouse, toute l'armée française passerait en vingt-quatre heures, arriverait sur Stockach, et culbuterait la gauche de l'ennemi, prendrait par derrière tous les Autrichiens placés entre la rive droite du Rhin et les défilés de la forêt Noire. En six ou sept jours de l'ouverture de la campagne, l'armée serait devant Ulm; ce qui pourrait s'échapper de l'armée autrichienne se rejetterait en Bohême. Ainsi, le premier mouvement de la campagne aurait eu pour résultat de séparer l'armée autrichienne de Ulm, Philisbourg et Ingolstadt, et de mettre en notre pouvoir le Wurtemberg, toute la Souabe et la Bavière. Ce plan d'opération devait donner lieu à des évènements plus ou moins décisifs, selon les chances de la fortune, l'audace et la rapidité des mouvements du général français. Le général Moreau était incapable d'exécuter et même de comprendre un pareil mouvement; il envoya le général Dessolles à Paris, présenter un autre projet au ministre de la guerre, suivant la routine des campagnes de 1796 et 1797; il proposait de passer le Rhin à Mayence, Strasbourg et Bâle. Le premier consul, fortement contrarié, pensa un moment à aller lui-même se mettre à la tête de cette armée, il calculait qu'il serait sous les murs de Vienne avant que l'armée autrichienne d'Italie ne fût devant Nice. Mais l'agitation intérieure de la république s'opposa à ce qu'il quittât sa capitale, et s'en éloignât pour autant de temps: le projet de Moreau fut modifié, et le général fut autorisé à exécuter un projet mitoyen, qui consistait à faire passer le fleuve par sa gauche à Brisach, par son centre à Bâle, par sa droite au-dessus de Schaffhouse. Il lui était surtout prescrit de n'avoir qu'une seule ligne d'opération; encore dans l'exécution ce dernier plan lui parut-il trop hardi, et il y fit des changements.

§ V.

Moreau avait son quartier-général à Bâle; son armée était composée de quatre corps d'infanterie, d'une réserve de grosse cavalerie et de deux divisions détachées, savoir

Le lieutenant-général Sainte-Suzanne commandant la gauche: les divisions Souham et Legrand; le lieutenant-général Saint-Cyr commandant le centre: les divisions Baraguai-d'Hilliers et Ney; le général en chef commandant la réserve: les divisions Delmas, Leclerc et Richepanse; le lieutenant-général Lecourbe commandant la droite: les divisions Vandamme, Montrichard et Lorge.

Le général d'Hautpoult commandant la réserve de grosse cavalerie; le général Éblé, l'artillerie.

Les corps détachés étaient commandés par les généraux Collaud et Moncey, en Suisse.

Le 25 avril Sainte-Suzanne, commandant la gauche, passa le Rhin à Strasbourg; Saint-Cyr, avec le centre, le passa le même jour à Brisach; le général Moreau, à la tête d'un corps de réserve, passa le 27 à Bâle.

Le corps de Sainte-Suzanne culbuta un corps ennemi de 12 à 15,000 hommes, qui était en position en avant d'Offembourg; Saint-Cyr entra à Fribourg, que l'ennemi ne lui disputa pas; de là il se porta sur Saint-Blaise, où déja la réserve, qui avait passé à Bâle, était arrivée. Richepanse resta à Saint-Blaise, les deux autres divisions, remontant la rive droite du Rhin, se portèrent à l'embouchure de l'Alb. Le 26 et le 27, les trois divisions se réunirent sur le Wuttach; le 28, elles prirent position à Neukirch; Saint-Cyr se porta de Saint-Blaise sur le Wuttach à Stühlingen.

Cependant Moreau sentit la nécessité de rappeler Sainte-Suzanne, qui dut passer à Kehl le 27, pour venir par la rive gauche du Rhin à Vieux-Brisach, passer de nouveau le fleuve et se trouver en deuxième ligne du corps de Saint-Cyr; il marcha sur Fribourg, traversa le Val-d'Enfer, et prit position à Neustadt.

Telle était la position de la réserve du centre et de la gauche française, lorsque le 1er mai la droite, sous Lecourbe, passa le Rhin près Stein, sans presque aucun obstacle, et se porta sur le fort Hohentwœl, qui capitula. Il avait quatre-vingts bouches à feu; ainsi, ce fut cinq jours après le signal de l'ouverture de la campagne, que Lecourbe put entrer en opération. Le 2 mai, l'armée resta inactive dans ses positions, où elle se trouvait en bataille sur une ligne de quinze lieues obliques au Danube, depuis le fort Hohentwœl jusqu'à Neustadt.

§ VI.

Le feld-maréchal Kray eut ainsi le temps de réunir ses troupes le 2 mai; il était en position avec 45,000 hommes en avant de la petite ville d'Engen, ayant sur sa gauche, à Stockach, à six lieues, le prince de Vaudémont, avec un corps de 12,000 hommes, liant sa position d'Engen avec le lac de Constance, gardant ses magasins, et assurant sa retraite sur Mœskirch. Le 3, à la pointe du jour, Lecourbe, avec ses trois divisions, se dirigea sur Stockach; Moreau, avec les trois divisions de la réserve, sur Engen; Saint-Cyr et Sainte-Suzanne, trop éloignés du champ de bataille, ne purent y arriver à temps. Lecourbe marcha sur trois colonnes; Vandamme, à la droite, tourna Stockach; Montrichard, au centre, entra au pas de charge dans la ville; le général Lorge, à la gauche, coupa avec une brigade la communication de Stockach avec Engen, et seconda avec son autre brigade l'attaque de la réserve. Le prince de Vaudémont fut mis en déroute; il se retira en toute hâte sur Mœskirch, laissant 3,000 prisonniers, cinq pièces de canon et des drapeaux au pouvoir de Lecourbe. Pendant ce temps, les trois divisions de la réserve s'engagèrent avec les avant-gardes du feld-maréchal Kray sur un chemin d'Engen, aux approches de la rivière d'Aach. Le combat devint bientôt vif à Wetterdingen, à Mulhausem; mais Moreau étendit bientôt sa ligne sur sa gauche: il fit attaquer par Richepanse le mamelon de Hohenhoven, celui-ci l'attaqua en vain toute la journée; les trois divisions de la réserve, avec la brigade de la division Lorge et la réserve de grosse cavalerie, formaient une force de 40,000 hommes, c'est-à-dire un peu moins que l'ennemi n'avait devant Engen. La victoire penchait en faveur des Autrichiens, lorsque Kray fut instruit de la défaite du prince de Vaudémont, des grands succès de Lecourbe et de l'arrivée de Saint-Cyr sur Hohenhoven; il battit en retraite. Saint-Cyr était parti le matin de Stühlingen; il avait remonté la rive droite du Wuttach, et il fut arrêté au défilé de Zollhaus; à la nuit, sa brigade d'avant-garde, commandée par le général Roussel, occupa le plateau de Hohenhoven. La perte fut de 6 à 7,000 hommes de chaque côté, les Autrichiens perdirent en outre 4,000 prisonniers et quelques pièces de canon, la plupart pris par Lecourbe à Stockach.

Bataille de Mœskirch.

Pendant la journée du 4, le feld-maréchal Kray joignit à Mœskirch le prince de Vaudémont, et fut rejoint par la division que commandait l'archiduc Ferdinand; il ordonna l'évacuation de ses magasins, et fit ses dispositions pour se porter sur le Danube, qu'il voulait passer sur le pont de Sigmaringen: pendant cette journée l'armée française ne fit aucun mouvement; mais le général Lecourbe se porta de Stockach sur Mœskirch. St.-Cyr, qui n'avait pas donné à Engen, se porta sur Liptingen: les trois divisions de la réserve marchèrent en deuxième ligne à l'appui de Lecourbe; celui-ci marcha sur Mœskirch sur trois colonnes; Vandamme à la droite sur Kloster-Wald; Montrichard au centre, appuyé par la réserve de grosse cavalerie; Lorge à la gauche, par Neuhausen: il couvrait ainsi un front de deux grandes lieues. La rencontre des troupes légères de l'ennemi ne tarda pas à lui indiquer la présence de l'armée: bientôt les trois divisions furent aux mains contre toute l'armée autrichienne; elles étaient fort compromises, lorsque, dans l'après-midi, elles furent soutenues par trois divisions de la réserve. Le combat devint fort chaud, les armées se maintinrent sur leur champ de bataille. Saint-Cyr eut décidé de la victoire; mais il n'arriva à Liptingen que la nuit, encore éloigné du champ de bataille de plusieurs lieues. Pendant la nuit Kray battit en retraite: la moitié de ses troupes avaient passé le Danube à Sigmaringen; l'autre moitié était sur la rive droite, lorsque Saint-Cyr, qui avait suivi la rive droite du Danube, arriva le 6 sur les hauteurs qui dominent ce fleuve. Si Moreau eût marché, de son côté, à la suite de l'ennemi, une partie de l'armée autrichienne aurait été détruite, mais Moreau ne connaissait pas le prix du temps; il le passait toujours le lendemain des batailles, dans une fâcheuse indécision.

Bataille de Biberach.

Quelques jours après la bataille de Mœskirch, Lecourbe se porta sur Wurzach et envoya ses flanqueurs au pied des montagnes du Tyrol. Saint-Cyr se porta sur Buchau; Moreau, avec la réserve, marcha en deuxième ligne; Sainte-Suzanne continua son mouvement par la rive gauche du Danube, et se porta à Geissingen, séparé de l'armée par le fleuve. Kray avait fait sa retraite sans être inquiété. Se trouvant le 7 à Riedlingen, et ayant eu avis du mouvement décousu de la droite de l'armée sur le Tyrol, et de celui de Sainte-Suzanne sur la rive gauche du Danube, il passa ce fleuve au pont de Riedlingen, et se porta derrière Biberach, plaçant une avant-garde de dix mille hommes sur la route de Buchau, et toute son armée derrière la Riess, la gauche à Ochsenhausen, la droite sur le plateau de Mettenberg. Le 9 mai, Saint-Cyr partit de Buchau, attaqua cette avant-garde, qui était séparée du corps de bataille par la Riess, la culbuta dans la rivière, lui fit quinze cents prisonniers, et lui prit du canon; il la suivit sur la rive droite; deux divisions de la réserve étaient survenues dans ces entrefaites. Kray se mit en route sur l'Iller; Lecourbe l'attaqua à Memmingen, lui fit douze cents prisonniers, et lui prit du canon; il se refugia dans son camp d'Ulm.

Manœuvres et combats autour d'Ulm.

Du 10 au 12 mai, l'armée française occupait les positions suivantes: la droite, sous Lecourbe, avait son quartier-général à Memmingen; la réserve et le centre le long de l'Iller, jusqu'au Danube; le général Sainte-Suzanne, sur la gauche du Danube, à une journée d'Ulm. L'armée autrichienne était toute réunie dans le camp retranché d'Ulm, hormis le corps du prince de Reuss, de 20,000 hommes, qui était dans le Tyrol. Ulm avait une enceinte bastionnée; le mont Saint-Michel qui la domine, était occupé par des fortifications de campagne faites avec soin, et armées d'une nombreuse artillerie: sur la rive droite, de forts retranchements protégeaient deux ponts. De grands magasins de fourrages, vivres et munitions de guerre y étaient réunis. Le général autrichien pouvait manœuvrer sur les deux rives du Danube, protégeant à la fois la Souabe et la Bavière, couvrant la Bohême comme l'Autriche; il recevait tous les jours des recrues, des vivres, et paraissait résolu à vouloir se maintenir dans cette position centrale, malgré l'infériorité bien constatée de ses forces, et les échecs qu'il avait essuyés.

Moreau, pour le déposter, résolut de marcher en avant, la droite en tête: Lecourbe quitta Memmingen, et s'approcha du Lech. Le quartier-général passa le Günt; Saint-Cyr, avec le centre, le suivit en échelon, longeant le Danube; Sainte-Suzanne s'approcha d'Ulm par la rive gauche. La division Legrand prit position à Erbach sur le Danube, à deux lieues de la place; la division Souham, à la même distance sur la Blau. Les deux divisions couvraient ainsi une ligne de deux lieues. Sainte-Suzanne n'avait aucun pont sur le Danube; il affrontait avec son seul corps toute l'armée de Kray, qui s'était contenté d'envoyer le général Merfeld derrière le Lech, et continua à occuper en force toute la rive gauche du Danube, depuis Ulm jusqu'à l'embouchure de cette rivière, poussant des avant-gardes jusque sur la chaussée d'Augsbourg, où elles escarmouchaient avec les flanqueurs de gauche de l'armée française.

Le 16, à la pointe du jour, l'archiduc Ferdinand déboucha sur le général Legrand, ainsi qu'une autre colonne sur le général Souham. Les avant-postes des deux divisions françaises furent bientôt reployés, leurs communications coupées, le corps des divisions rejeté deux lieues en arrière; à mesure qu'elles reculaient, la distance qui les séparait s'augmentait.

Sainte-Suzanne était percé; il ordonna au général Legrand d'abandonner le Danube, afin de se rapprocher de la division Souham: ce mouvement de concentration, avantageux sous ce point de vue, avait le terrible inconvénient de l'éloigner de l'armée; mais Saint-Cyr, au bruit de la canonade, rétrograda avec son arrière-garde, et plaça sur la rive droite du Danube des batteries, qui battaient la route d'Ulm à Erbach, et donnèrent de l'inquiétude à l'archiduc: il crut que toute l'armée allait passer ce fleuve, et le couper; il se reploya sur Ulm. La perte du corps de Sainte-Suzanne fut considérable en tués et blessés, moindre cependant qu'elle n'aurait dû l'être, vu la fausse position où on l'avait abandonné: l'intrépidité des troupes, l'habileté du général, sauvèrent ce corps d'une destruction totale.

Moreau, étonné de cet évènement, contremanda la marche sur le Lech; ordonna à Saint-Cyr et à d'Hautpoult de passer le Danube à Erbach, pour soutenir Sainte-Suzanne; se porta lui-même sur l'Iller, et rappela Lecourbe. Sainte-Suzanne passa la Blau, de sorte que des onze divisions qui composaient son armée, cinq étaient sur la rive gauche, et six étaient sur la rive droite du Danube, à cheval sur ce fleuve, occupant une ligne de quatorze lieues; il passa plusieurs jours dans cette position.

Attaquera-t-il Kray sur la rive gauche? repassera-t-il sur la rive droite? il se décida de nouveau à ce dernier parti. Lecourbe se reporta sur Landsberg, où il arriva le 27 mai; le 28, sur Augsbourg, où il passa le Lech; St.-Cyr se porta sur la Günzt; Sainte-Suzanne passa sur la droite du Danube, et prit position à cheval sur l'Iller. L'armée française se trouva en bataille, la gauche au Danube, la droite au Lech, occupant une ligne de vingt lieues. Le 24 mai, le feld-maréchal Kray fit passer une avant-garde sur la rive droite, qui attaqua à la fois les deux divisions de Sainte-Suzanne: le combat fut vif, il dura toute la journée: la perte de part et d'autre fut considérable; mais le soir, les Autrichiens repassèrent le Danube.

A cette nouvelle, le général Moreau changea encore de résolution: il arrêta son mouvement, et se rapprocha du Danube. Lecourbe abandonna pour la deuxième fois le Lech. Mais le 4 juin, le feld-maréchal Kray, ayant réuni une partie de ses forces, passa sur le pont d'Ulm, et attaqua le corps de Sainte-Suzanne, conduit par Richepanse. Sainte-Suzanne avait été prendre le commandement des troupes de Mayence, qui se trouvaient en position sur l'Iller. Richepanse, environné par des forces supérieures, se reploya toute la journée: sa position devenait des plus critiques, lorsque le général Grenier (il avait remplacé Saint-Cyr, renvoyé de l'armée par Moreau), fit déboucher par le pont de Kellmuntz sur l'Iller la division Ney; le combat se rétablit. Le général Moreau se concentra tout-à-fait sur l'Iller: c'était justement ce que voulait Kray, qui, trop faible pour faire tête à l'armée française, voulait l'empêcher de cheminer, et la consumer dans des combats de détail.

Après avoir séjourné plusieurs jours dans cette position, enhardi par l'attitude défensive de Kray, qui ne faisait aucun mouvement, et restait dans son camp retranché, Moreau reprit pour la troisième fois son projet d'attaque sur la Bavière; il fit mine de passer le Lech.

Lecourbe repassa de nouveau le Lech, et les 10, 11 et 12 juin, toute l'armée se rapprocha de cette rivière. Ainsi il y avait un mois que le combat de Biberach avait eu lieu, et l'armée était toujours dans la même position; elle avait perdu ce temps en marches et contre-marches, qui l'avaient compromise, et avaient donné lieu à des combats où les troupes françaises, en nombre inférieur, avaient perdu beaucoup de monde. L'arrière-garde de Lecourbe avait perdu deux mille hommes, en évacuant Augsbourg, au combat de Shwamunchen. Cette hésitation avait indisposé quelques généraux de l'armée. Moreau avait renvoyé Saint-Cyr, qu'il avait remplacé par le général Grenier; il reprochait à ce général les lenteurs de sa marche à Engen, surtout à Mœskirch, et d'être mauvais camarade, de laisser écraser les divisions voisines, lorsqu'il pouvait les secourir; de son côté, Saint-Cyr critiquait amèrement la conduite de son général en chef, et manifestait hautement la désapprobation des manœuvres qui avaient été faites depuis l'ouverture de la campagne. On voit dans les dépêches de Lecourbe plusieurs lettres pleines d'énergie et de plaintes sur ses lenteurs, ses incertitudes, ses hésitations, ses ordres et contre-ordres. Cela décida enfin le général en chef à se porter sur la rive gauche du Danube, en passant la rivière, du 19 au 20 juin, 40 jours après être arrivé sur le fleuve, à la hauteur d'Ulm.

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