Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2: écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité
§ VII.
Lecourbe, avec la droite, se porta vis-à-vis Hochstet; Moreau, avec la réserve, vis-à-vis Dillingen; Grenier, avec le centre, à Guntzbourg; Richepanse, avec la gauche, resta en observation sur l'Iller, vis-à-vis Ulm. Le 19, à la pointe du jour, Lecourbe fit raccommoder le pont du Danube à Blindheim, fit passer son corps d'armée, se porta avec une division sur Schwoningen, en descendant à deux lieues, du côté de Donawert, et renvoya deux autres sur Lauingen, en remontant le Danube. A peine arrivé à Schwoningen, la division fut attaquée par une brigade de quatre mille hommes que commandait le général Devaux, qui avait son quartier-général à Donawert. Le combat fut assez vif, mais ce corps fut défait, la moitié resta sur le champ de bataille, et dans les mains des Français. Peu après, l'ennemi attaqua les divisions placées sur Lauingen; après un combat fort vif, il fut repoussé. Moreau, avec la réserve, passa au pont de Dillingen. Grenier voulut rétablir le pont de Gunztbourg, mais il en fut empêché par le général Giulay; ce qui l'obligea à aller passer au pont de Dillingen. Aussitôt que Kray apprit que le passage était effectué, il résolut de se retirer; ce qu'il fit, sous la protection d'un corps de cavalerie qu'il plaça sur la Brenzt: mais, pendant les journées du 20, 21, 22 et 23, l'armée française resta immobile et ne fit rien. C'était perdre un temps précieux, et qui, bien employé, pouvait devenir funeste à son ennemi: le général autrichien en profita; il passa par Neresheim, Nordlingen, et arriva sur la Wernitz le 23 au soir. Le général Richepanse cerna Ulm, avec son corps. L'armée se mit trop tard à la suite de l'armée autrichienne, dont elle n'atteignit que l'arrière-garde. La division Decaen fut dirigée sur Munich; après un léger combat contre le général Merfeld, il entra dans cette capitale.
Lecourbe repassa sur la rive droite du Danube, se porta sur Rain et Neubourg. Kray était en position avec vingt-cinq mille hommes. En avant de cette ville, sur la rive droite du Danube, Montrichard, qui osa l'y attaquer, fut vivement repoussé et ramené pendant deux lieues. Lecourbe rétablit le combat avec la division Grandjean: la valeur des troupes et l'énergie du général remédièrent au mal qui eût pu être beaucoup plus grand. Le champ de bataille resta à l'ennemi; mais dans la nuit il sentit qu'il n'était plus à temps de gagner le Lech, et que le reste de l'armée française allait l'accabler; il repassa le Danube, se porta sur Ingolstadt, passa de nouveau le fleuve, et porta son quartier-général à Landshut, derrière l'Iser. Le général Moreau entra à Ausgbourg; y plaça son quartier-général, il envoya la division Leclerc sur Freysing, qui y entra après un combat très-vif contre l'avant-garde autrichienne.
Dans ce temps, Sainte-Suzanne sortit de Mayence avec deux divisions réunies de ce côté, et il entra dans la Franconie, se rapprochant du Danube.
Cependant le prince de Reuss, occupant toujours Feldkirch, Fuessen et tous les débouchés du Tyrol, Lecourbe repassa le Lech, avec vingt mille hommes, et se porta sur trois colonnes, la gauche sur Scharnitz, le centre sur Fuessen, et la droite sur Feldkirch. Le 14 juillet, Molitor entra dans cette place; l'ennemi lui abandonna le camp retranché. Le prince de Reuss se retira derrière les défilés et les retranchements qui couvraient le Tyrol.
§ VIII.
L'armistice fut conclue le 15 juillet à Parsdorf: les trois places d'Ingolstadt, Ulm, Philipsbourg durent rester bloquées, mais approvisionnées jour par jour, pendant le temps de la suspension d'armes. Tout le Tyrol resta au pouvoir de l'Autriche, et la ligne de démarcation passa par l'Iser, au pied des montagnes du Tyrol. Dès le 24 juin, le feld-maréchal Kray avait proposé de se conformer à l'armistice conclu à Marengo, dont il venait de recevoir la nouvelle. Le reste de juillet, août, septembre, octobre, novembre, les armées restèrent en présence, et les hostilités ne recommencèrent qu'en novembre. L'armistice disait:
Article premier. Il y aura armistice et suspension des hostilités entre l'armée de sa majesté impériale et de ses alliés, en Allemagne, dans la Suisse, le Tyrol et les Grisons, et l'armée française dans les mêmes pays. La reprise des hostilités devra être annoncée respectivement douze jours d'avance.—Art. 2. L'armée française occupera tout le pays qui est compris dans la ligne de démarcation suivante: cette ligne s'étend depuis Balzers, dans les Grisons, sur la rive droite du Rhin, jusqu'aux sources de l'Inn, dont elle comprend toute la vallée; de là aux sources du Lech, par le revers des montagnes du Vorarlberg, jusqu'à Reuti, le long de la rive gauche du Lech. L'armée autrichienne reste en possession de tous les passages qui conduisent à la rive droite du Lech; elle forme une ligne qui comprend Reuti, s'étend au delà de Scebach, près de Breitenwang, le long de la rive septentrionale du lac dont sort le Scebach, s'élève sur la gauche, dans Lechtal, jusqu'à la source de l'Ammer; delà, par les frontières, du comté de Werdenfels, jusqu'à la Loisach. Elle s'étend jusqu'à la rive gauche de cette rivière, jusqu'à Kochelsée, qu'elle traverse, jusqu'au Walchensée, où elle coupe le lac de ce nom, et se prolonge le long de la rive septentrionale de la Jachnai jusqu'à son embouchure dans l'Iser; et, traversant cette rivière, elle se dirige sur Reitu, sur le Tegernsée, au delà de la Manguald, près de Gmünd, et sur la rive gauche de celle-ci, au delà de la Falley: de là, elle prend la direction par Ob-Laus, Reifing, Elkhofin, Frafing, Ecking, Ébersberg, Malckirchen, Hohenlinden, Krainacher, Weting, Reting, Aidberg, Isen, Penzing, Zuphtenbach, le long de l'Iser jusqu'à Furden et Sendorff, où elle passe vers la source de la Vilz, qu'elle suit jusqu'à son embouchure dans le Danube, et ensuite sur la rive droite de la Vilz jusqu'à Vilsbibourg, et au delà de cette rivière jusqu'à Binabibourg, où elle suit le cours de la Bina jusqu'à Dornaich. Elle coupe près de Sculmshansen, s'étend vers la source du Colbach, ensuite la rive gauche jusqu'à son embouchure dans la Vilz, et, se portant sur la gauche, vers la Vilz, se prolonge jusqu'à son embouchure dans le Danube. La même ligne s'étend sur la rive droite du Danube jusqu'à Kehlheim, où elle passe le fleuve, et se prolonge sur la rive droite de l'Altmühl jusqu'à Pappenheim; elle se dirige ensuite par la ville de Weissembourg, vers la Bednitz, dont elle longe la rive gauche jusqu'au point où elle se jette dans le Mein; elle suit de là la rive gauche de cette dernière rivière jusqu'à son embouchure. La ligne de démarcation, sur la rive droite du Mein, entre cette rivière et Dusseldorff, ne s'étendra plus vers Mayence jusqu'à la Nidda. Dans le cas où les troupes françaises auraient fait, dans l'intervalle, des progrès de ce côté, elles conserveront ou reprendront la même ligne qu'elles occupent aujourd'hui, 15 juillet.—Art. 3. L'armée impériale occupera de nouveau le haut et bas Engadin, c'est-à-dire la partie des Grisons, dont les rivières se jettent dans l'Inn, et de la vallée de Sainte-Marie, dans l'Adige. La ligne de démarcation française s'étendra depuis Balzers, sur le lac de Como, par Coire, Tossana, Splugen, Chiavenna, y compris le Luciensteig. La partie des Grisons, située entre cette ligne et l'Engadin, sera évacuée par les deux parties. Ce pays conservera sa forme de gouvernement actuelle.—Art. 4. Les places qui sont dans la ligne de démarcation, telles que Ulm, Ingolstadt et Philipsbourg, lesquelles sont occupées par les impériaux, resteront, sous tous les rapports, dans l'état où elles auront été trouvées par les commissaires nommés à cet effet, par les généraux en chef; la garnison n'en sera pas augmentée, et elles ne troubleront point la navigation sur les rivières, et le passage sur les grandes routes. Le territoire de ces places fortes s'étend jusqu'à deux mille toises des fortifications; elles s'approvisionneront tous les dix jours, et, pour ce qui regarde cet approvisionnement déterminé, elles ne seront pas censées comprises dans les pays occupés par l'armée française, laquelle, de son côté, ne pourra pas non plus empêcher les transports des munitions dans lesdites places.—Art. 5. Le général, commandant l'armée impériale, est autorisé à envoyer dans chacune de ces places une personne chargée d'informer les commandants de la conduite qu'il auront à tenir.—Art. 6. Il n'y aura pas de ponts sur les rivières qui séparent les deux armées, à moins que ces rivières ne soient coupées par la ligne de démarcation, et alors les ponts ne pourront être établis que derrière cette ligne, sans préjudice cependant des dispositions qui pourraient être faites à l'avenir pour l'utilité des armées et du commerce. Les chefs respectifs s'entendront sur cet article.—Art. 7. Partout où des rivières navigables séparent les deux armées, la navigation sera libre pour elles et pour les habitants. La même chose aura lieu pour les grandes routes comprises dans la ligne de démarcation, et cela pendant le temps de l'armistice.—Art. 8. Les territoires de l'empire et des états autrichiens qui se trouvent dans la ligne de démarcation de l'armée française, sont sous la sauve-garde de la loyauté et de la bonne foi. Les propriétés et les gouvernements actuels seront respectés, et aucun des habitants de ces contrées ne pourra être inquiété, soit pour services rendus à l'armée impériale, soit pour opinion politique, soit pour avoir pris une part effective à la guerre.—Art. 9. La présente convention sera expédiée avec la plus grande célérité possible.—Art. 10. Les avant-postes des deux armées ne communiqueront pas entre eux.
Plan de campagne.
Première remarque.—1o Un plan de campagne doit avoir prévu tout ce que l'ennemi peut faire, et contenir en lui-même les moyens de le déjouer. La frontière d'Allemagne était, dans cette campagne, la frontière prédominante; la frontière de la rivière de Gênes était la frontière secondaire. Effectivement, les évènements, qui auraient lieu en Italie, n'auraient aucune action directe, immédiate et nécessaire sur les affaires du Rhin; tandis que les évènements, qui auraient lieu en Allemagne, auraient une action nécessaire et immédiate sur l'Italie. En conséquence, le premier consul réunit toutes les forces de la république sur la frontière prédominante, savoir: l'armée d'Allemagne, qu'il renforça, et l'armée de Hollande et du Bas-Rhin; l'armée de réserve, qu'il réunit sur la Saône, à portée d'entrer en Allemagne, si cela était nécessaire.
Le conseil aulique réunit sa principale armée sur la frontière secondaire, en Italie. Ce contre-sens, cette violation de ce grand principe, fut la véritable cause de la catastrophe des Autrichiens dans cette campagne.
2o Le gouvernement avait ordonné au général Moreau de réunir son armée derrière le lac de Constance, par la Suisse; de dérober cette marche à l'ennemi, en interdisant toute communication de la rive gauche à la rive droite du Rhin; de jeter, à la fin d'avril, quatre ponts entre Schaffhausen, Stein et le lac de Constance; de passer sur la rive droite du Danube avec toute son armée; de se porter sur Stockach et Engen; d'appuyer sa droite au Danube, sa gauche au lac de Constance; de prendre à dos toutes les divisions ennemies qui se trouveraient en position sur les Montagnes Noires et dans la vallée du Rhin, de les séparer de leurs magasins, de se porter ensuite sur Ulm avant l'ennemi. Moreau ne comprit pas ce plan; il envoya le général Dessolles au ministre de la guerre, pour proposer de passer le Rhin à Mayence, Strasbourg et Bâle. Napoléon résolut alors de se mettre lui-même à la tête de cette armée; mais les évènements exigèrent qu'elle entrât en opération en avril, et les circonstances intérieures de la république ne lui permettant pas de quitter alors Paris, il se contenta de prescrire que l'armée du Rhin n'eût qu'une seule ligne d'opération.
Deuxième remarque. Moreau.—1o Sainte-Suzanne passa le Rhin à Kelh; Saint-Cyr, à Neuf-Brisach: ils devaient se joindre dans le Brisgaw. Moreau en sentit le danger; il rappela Sainte-Suzanne sur la rive gauche, pour lui faire repasser le Rhin sur le pont de Neuf-Brisach: ce fut un faux mouvement, et non pas une ruse de guerre. La marche de trente lieues, depuis Vieux-Brisach à Bâle et Schaffhausen, par la rive droite du Rhin, était fâcheuse, l'armée prêtait son flanc droit au Rhin, et son flanc gauche à l'ennemi; elle était dans un cul-de-sac, au milieu des ravins, des forêts et des défilés. Le feld-maréchal Kray fut ainsi prévenu où voulait aller son ennemi; il eut huit jours pour se concerter; aussi fût-il réuni en bataille à Engen et Stobach, et en mesure de couvrir ses magasins et Ulm avant le général français, qui cependant avait l'initiative du mouvement. Si Moreau eût débouché par le lac de Constance avec toute l'armée, il eût surpris, défait et pris la moitié de l'armée autrichienne; les débris n'auraient pu se rallier que sur le Necker: il fut arrivé à Ulm avant elle. Que de grands résultats! La campagne eût été décidée dans les quinze premiers jours.
2o L'armée française était beaucoup plus forte que celle de l'ennemi dans un arrondissement de quinze lieues, et cependant l'ennemi fut supérieur en nombre sur le champ de bataille d'Engen. Moreau éparpilla son armée, et la compromit; il manœuvra par sa gauche pour se réunir à Saint-Cyr, qui était trop loin; il fit attaquer, par Richepanse seul, le pic de Hohenhoven, qui était une position forte. Il eût dû tenir ses troupes réunies, et manœuvrer par sa droite, s'appuyer à Lecourbe, et couper la ligne de retraite de l'ennemi; là il n'eût été arrêté par aucune forte position.
3o Kray fit sa retraite, dans la nuit du 3 au 4, sur Mœskirch; il en était éloigné de six lieues: Lecourbe n'en était éloigné que de trois lieues. Si celui-ci eût reçu l'ordre de marcher, le 4, il eût coupé l'armée ennemie, l'eût attaquée en tête et en flanc, dans le temps que Saint-Cyr et la réserve eussent attaqué en queue; Kray eût été fort compromis, la bataille de Mœskirch n'eût pas eu lieu. Moreau est resté, le 4, oisif, sans aucune raison. Cette fatale indécision remit en question, le lendemain, ce qui avait été décidé à Engen, et rendit inutile le sang versé sur le champ de bataille.
4o Sainte-Suzanne était à Donauschingen pendant la bataille d'Engen: il eût pu au moins se trouver à la bataille de Mœskirch; il n'y fut pas non plus que Saint-Cyr, de sorte que les six divisions de Lecourbe et de la réserve s'y trouvèrent seules; ce qui faisait une force inférieure à celle de l'ennemi.
5o La conduite de Saint-Cyr a donné lieu à des plaintes; il n'est arrivé que la nuit à Liptingen, à plusieurs lieues du champ de bataille.
6o Si Moreau eût marché, le 6, à la pointe du jour, à la poursuite de l'ennemi; qu'il eût appuyé Saint-Cyr, le 6, il eût détruit une partie de l'armée ennemie pendant qu'elle était occupée au passage du Danube: mais, le 6, comme le 4, Moreau resta inactif sur son champ de bataille.
7o Que devait faire le général français pour déposter le feld-maréchal Kray, de son camp retranché? Une seule chose: avoir une volonté, suivre un plan; car l'initiative était à lui: il était vainqueur, plus nombreux, et avait une meilleure armée. Le 14 mai, il eût dû passer l'Iller, se mettre en marche sur trois colonnes, ne pas occuper plus de six lieues de terrain, passer le Lech, et arriver en deux jours, au plus en trois à Augsbourg passer le Lech. Le général autrichien eût aussitôt suivi le mouvement par la rive gauche du Danube, se fût porté par Neubourg, derrière le Lech, pour couvrir la Bavière et les états héréditaires; il ne se fût pas exposé à suivre l'armée française sur la rive droite, puisqu'il aurait fallu qu'il s'avançât sous les murs d'Augsbourg pour l'atteindre, et que, faisant volte-face, elle l'aurait battu, coupé d'Ulm, et rejeté dans les Montagnes Noires. L'armée autrichienne pouvait avoir encore la prétention de combattre et de vaincre des divisions isolées; mais elle n'avait plus celle de lutter contre l'armée française réunie.
Les Français devaient être le 18 mai à Munich, et maîtres de la Bavière. Kray se serait estimé fort heureux de regagner l'Inn à temps: on voit par ses dépêches, qu'il juge parfaitement de l'irrésolution de son ennemi. Lorsque celui-ci poussa un corps sur Augsbourg, il écrivit: l'armée française fait une démonstration sur la Bavière, qui n'est pas sérieuse, puisque ses divisions sont en échelons jusqu'à l'Iller, et que sa ligne est déja trop étendue; il avait raison.
7o Moreau a trois fois, en quarante jours, réitéré les mêmes démonstrations; mais toutes les trois fois, sans leur donner un caractère de vérité, il n'a reussi qu'à enhardir son rival, et lui a offert des occasions de battre des divisions isolées. En effet, l'armée française avait dans ses manœuvres, la gauche sur Ulm, et la droite à vingt lieues, menaçant la Bavière; c'était défier l'armée ennemie et la fortune. Pendant cette campagne, l'armée française qui était plus nombreuse, a presque toujours été inférieure en nombre sur le champ de bataille; c'est ce qui arrive aux généraux qui sont irrésolus, et agissent sans principes et sans plans; les tâtonnements, les mezzo termine perdent tout à la guerre.
8o Le projet de passer sur la rive gauche du Danube, au-dessous d'Ulm, était périlleux et fort hasardeux; si Kray et le prince de Reuss réunis eussent manœuvré la gauche au Danube, la droite au Tyrol, l'armée française pouvait être prise en flagrant délit et être fort compromise. Mais, puisque le général français était résolu à cette opération inutile et téméraire, il la fallait faire avec résolution et d'un seul trait; il fallait que le passage ayant été surpris le 19, le 20 toute l'armée se trouvât sur la rive gauche, laissant seulement quelques colonnes mobiles en observation sur la rive droite, et qu'elle se portât droit sur Ulm et Nordlingen, afin d'attaquer en flanc l'armée autrichienne, et de l'obliger, si Kray prenait le parti de la retraite, à recevoir la bataille, et de s'emparer de son camp retranché, si Kray se décidait à passer sur la rive droite pour marcher sur l'armée française. De cette manière le général Moreau n'avait rien à redouter; son armée supérieure comme elle l'était en forces et en moral, si elle perdait la rive droite, s'établissait sur la rive gauche: toutes les chances étaient pour elle; elle profitait de son initiative pour marcher réunie, surprendre l'ennemi pendant ses mouvements, dans le temps qu'elle ne laissait rien exposé aux coups de l'initiative de l'ennemi. C'est l'avantage de toute armée qui marche toujours réunie; qu'eût pu faire le général Richepanse, qui était le plus près d'Ulm, si Kray et le prince de Reuss l'eussent attaqué avec 60,000 hommes; et que fût devenue l'armée, si le corps de Richepanse eût été défait, qu'elle eût perdu sa ligne d'opération sur la rive droite, en y éprouvant un si grand échec, lorsqu'elle n'avait pas encore pris pied sur la rive gauche?
9o La marche du général Decaen sur Munich, celle de Lecourbe sur Neubourg, celle de Leclerc sur Freysing, étaient des mouvements isolés, où les troupes françaises se sont trouvées en nombre inférieur de l'ennemi; elles y ont payé d'audace, atteint le point qu'elles voulaient occuper, ont obtenu peu de résultat, et perdu autant que l'ennemi.
10o La marche rétrograde de Lecourbe sur le Vorarlberg était inutile: il fallait qu'il marchât sur Inspruck; il y serait arrivé dix jours plus tôt avec moins de difficultés, et en perdant moins de monde qu'il n'en a perdu à tous ces débouchés du Tyrol, pour n'obtenir aucun résultat: la possession d'Inspruck était d'une toute autre importance, l'armée se fût alors trouvée en ligne sur l'Inn.
11o L'armistice ne remplit pas le but du gouvernement qui voulait avoir les quatre places d'Ulm, Philipsbourg, Ingolstadt et Inspruck, pour bien assurer la position des armées.
Troisième remarque.—Kray.—1o le feld-maréchal Kray compromit son armée en la tenant disséminée à l'approche de l'ouverture de la campagne; son quartier-général à Donauschingen et surtout ses magasins de Stockach, Engen, Mœskirch, étaient mal placés. Il agissait comme si la Suisse eût été neutre; son quartier-général et ses magasins eussent alors été couverts par les défilés des Montagnes Noires. Mais les Français étaient maîtres de la Suisse et de tout le cours du Rhin de Constance à Bâle; ses magasins se trouvaient à une demi-journée d'eux, et tout-à-fait aux avant-postes.
2o Le feld-maréchal Kray a montré de l'habileté autour d'Ulm: il a obtenu un grand succès, puisque avec une armée battue trois fois en un mois, et fort inférieure, il a retenu, pendant quarante jours sous le canon de son camp retranché, une armée supérieure et victorieuse; les marches, les manœuvres, les fortifications n'ont pas d'autre but. Mais ce maréchal n'eût-il pas pu faire davantage, lorsque Sainte-Suzanne, avec moins de 20,000 hommes, se trouvait, le 16 mai, séparé par le Danube du reste de l'armée, à une heure de marche de son camp retranché; pourquoi ne l'attaqua-t-il pas avec ses forces réunies? De si belles occasions sont rares; il fallait déboucher sur les deux divisions de Sainte-Suzanne avec 60,000 hommes, et les détruire.
3o Lorsque, le 26 mai, l'armée française était disséminée sur une ligne de vingt lieues du Danube au Lech, pourquoi n'a-t-il pas débouché avec toutes ses forces sur les deux divisions Sainte-Suzanne et Richepanse? Il ne les a attaquées qu'avec 16,000 hommes; son attaque sur l'Iller, le 4 juin, fut faite avec trop de circonspection et avec trop peu de troupes: le prince de Reuss aurait dû y concourir, en descendant du Tyrol avec toutes ses forces. Si le général autrichien eût profité de ses avantages, de l'indécision de son adversaire, de ses fausses manœuvres, il l'eût, malgré ses succès et sa supériorité, rejeté en Suisse.
MÉMOIRES DE NAPOLÉON.
GÊNES.—MASSÉNA.
1800.
Positions respectives des armées d'Italie.—Gênes.—Mélas coupe en deux l'armée française.—Masséna tente inutilement de rétablir ses communications avec sa gauche. Il est investi dans Gênes.—Blocus de Gênes. Mélas marche sur le Var: Suchet abandonne Nice.—Masséna cherche à faire lever le blocus.—Masséna, pressé par la famine, entre en négociation. Reddition de Gênes.—Les Autrichiens repassent les Alpes pour se porter à la rencontre de l'armée de réserve. Suchet les poursuit.—Effets de la victoire de Marengo. Suchet prend possession de Gênes.—Remarques critiques.
§ 1er.
La principale armée de la maison d'Autriche était celle d'Italie; le feld-maréchal Mélas la commandait; son effectif était de 140,000 hommes, 130,000 sous les armes. Toute l'Italie était sous le commandement des Autrichiens, de Rome à Milan, de l'Isonzo aux Alpes cotiennes: ni le grand-duc, ni le roi de Sardaigne, ni le pape, n'avaient pu obtenir la permission de rentrer dans leurs états; le ministre Thugut retenait le premier à Vienne, le second à Florence, et le troisième à Venise.
L'action de l'administration autrichienne s'étendait sur toute l'Italie. Rien ne la contrariait: toutes les richesses de ce beau pays étaient employées à raviver, améliorer le matériel de l'armée, qui, fière des succès qu'elle avait obtenus dans la campagne précédente, avait à se rendre digne de fixer l'attention de l'Europe, d'être appelée à jouer le principal rôle dans la campagne qui allait s'ouvrir. Rien ne lui semblait au-dessus de ses destinées: elle se flattait d'entrer dans Gênes, dans Nice; de passer le Var, de se réunir à l'armée anglaise de Mahon, dans le port de Toulon, de planter l'aigle autrichienne sur les tours de l'antique Marseille, et de prendre ses quartiers d'hiver sur le Rhône et la Durance.
Dès le commencement de mars, le feld-maréchal Mélas leva ses cantonnements; il laissa toute sa cavalerie, ses parcs de réserve, sa grosse artillerie, dans les plaines d'Italie: tout cela ne lui était utile que lorsqu'il aurait passé le Var. Il mit 30,000 hommes d'infanterie sous les ordres des généraux Wuccassowich, Laudon, Haddich et Kaim, pour garder les places et les débouchés du Splugen, du Saint-Gothard, du Simplon, du Saint-Bernard, du mont Cenis, du mont Genèvre, d'Argentière, et avec 70 à 80,000 hommes il s'approcha de l'Apennin ligurien. Sa gauche, sous les ordres du feld-maréchal-lieutenant Ott, se porta sur Bobbio, d'où il poussa une avant-garde sur Sestri de Levante, pour communiquer avec l'escadre anglaise, et attirer de ce côté l'attention du général français. Avec le centre et le quartier général, il se porta à Acqui; il confia sa droite au feld-maréchal-lieutenant Elsnitz.
L'armée française voyait avec confiance à sa tête le vainqueur de Zurich; elle était appelée à combattre sur un terrain où chaque pas lui retraçait un souvenir de gloire. Il n'y avait pas encore quatre ans révolus qu'elle avait, quoique peu nombreuse et dans le plus grand dénuement, suppléant à tout par son courage et la force de sa volonté, remporté de nombreuses victoires, planté en cinquante jours ses drapeaux sur les rives de l'Adige, sur les confins du Tyrol, et porté si haut la gloire du nom français. L'administration avait été organisée pendant janvier, février et mars; la solde était alignée, et des convois considérables de subsistances avaient fait succéder l'abondance à la disette; les ports de Marseille, Toulon, Antibes, étaient encore pleins de bâtiments employés à son approvisionnement: elle commençait à perdre le souvenir des défaites qu'elle avait éprouvées l'année précédente; elle était aussi bien que le pouvait permettre la pauvreté du pays où elle se trouvait. Cette armée se montait à 40,000 hommes; mais elle avait des cadres pour une armée de 100,000. Toutes les nouvelles qui lui arrivaient de l'intérieur de la France, pendant la dernière campagne, excitaient l'esprit de faction, de division et de découragement; la république était alors dans les angoisses de l'agonie: mais aujourd'hui tout était propre à autoriser son émulation; la France était régénérée. Ces trente millions de Français, réunis autour de leur chef, si forts de la confiance réciproque qu'ils s'inspiraient, offraient le spectacle de l'Hercule gaulois armé de sa massue, prêt à terrasser les ennemis de sa liberté et de son indépendance.
Le quartier-général était à Gênes; le général de brigade Oudinot était chef d'état-major; le général Lamartellière commandait l'artillerie. Masséna avait confié la gauche de son armée au lieutenant-général Suchet, qui avait sous ses ordres quatre divisions: la première occupait Rocca-Barbena; la deuxième, Settepani et Mélogno; la troisième, Saint-Jacques et Notre-Dame de Nève; la quatrième était en réserve à Finale et sur les hauteurs de San-Pantaléone: sa force était de 12,000 hommes. Le lieutenant-général Soult commandait le centre, fort de 12,000 hommes, et partagé en trois divisions: celle du général Gardanne défendait Cadibone, Vado, Montélegino, Savone; les flanqueurs, les hauteurs de Stella; le général Gasan défendait les débouchés en avant et en arrière, et sur les flancs de la Bocchetta; le général Marbot commandait la réserve; le lieutenant-général Miollis commandait la droite, forte de 5,000 hommes: il barrait la rivière du Levant, occupant Recco par sa droite, le Mont-Cornua par son centre, et par sa gauche le col de Toriglio, situé à la naissance de la vallée de la Trébia. Une réserve de 5,000 hommes était dans la ville; l'armée entière était forte de 34 à 36,000 hommes. Les cols, depuis Argentière jusqu'aux sources du Tanaro, étaient encore obstrués de neige. Une division de 4,000 hommes, sous les ordres du général Garnier, était repartie pour les observer, et fournir aux garnisons de Saorgio, de Nice, de Montalban, de Vintimille et des batteries des côtes. L'approche de l'armée ennemie décida le général en chef à ordonner la levée des cantonnements; et, quoique la saison fût rigoureuse, qu'il y eût encore des neiges sur les hauteurs, les troupes prirent leurs camps, et occupèrent des positions culminantes. Des escarmouches ne tardèrent pas à avoir lieu entre les avant-postes. La situation de l'armée française était délicate; elle exigeait beaucoup de vigilance: tous les jours elle poussait en avant de fortes reconnaissances, dans lesquelles elle avait toujours l'avantage; elle faisait des prisonniers, enlevait des magasins et des bagages. L'occupation de Sestri de Levante gênait l'arrivée des convois de blé; les paysans de la vallée de la Fontana-Bona, de tout temps, dévoués à l'oligarchie, profitant du voisinage de l'armée autrichienne, s'étaient mis sous les armes, et déclarés pour l'ennemi. Le lieutenant-général Miollis y marcha sur deux colonnes: l'une entra dans la vallée, désarma les insurgés, brûla cinq de leurs villages, et prit des ôtages; l'autre longea la mer, chassa de Sestri l'avant-garde de Ott, la poussa au delà des Apennins, et se saisit d'un convoi de six mille quintaux de blé qu'elle fit entrer dans Gênes.
§ II.
La ville de Gênes est située au bord de la mer, sur le revers d'une arête de l'Apennin, qui se détache au-dessus de la Bocchetta. Cette arête est coupée à pic par deux torrents, la Polcevera à l'ouest, et la Bisagno à l'est, qui ont leur embouchure dans la mer, à deux mille toises l'un de l'autre. Gênes a deux enceintes bastionnées; la première est un triangle de neuf mille toises de développement: le côté du sud, bordé par la mer, s'étend depuis la lanterne, à l'embouchure de la Polcevera, jusqu'au lazaret, à l'embouchure du Bisagno; les deux môles, le port, les quais l'occupent dans toute son étendue: le côté d'ouest longe la rive gauche de la Polcevera; celui de l'est, la rive droite du Bisagno: ils ont chacun trois mille cinq cents toises d'étendue, et se joignent en formant un angle aigu au fort de l'Éperon. Le plan qui passe par ces trois angles fait un angle de 15° avec l'horizon. Cette enceinte est bien revêtue, bien tracée, bien flanquée; le terrain a été saisi avec art. Le côté de l'ouest domine toute la vallée de la Polcevera, où est le faubourg de Saint-Pierre-d'Arena: le côté de l'est, au contraire, est dominé par les mamelons de Monte-Ratti et du Monte-Faccio; ce qui a obligé l'ingénieur à les occuper par les trois forts extérieurs de Quezzi sur Monte Valpura, de Richelieu sur le Manego, de San Tecla, entre le Monte Albaro et la Madone-del-Monte. Au-delà de ces montagnes est le torrent de Sturla; au-dessus du fort de l'Éperon est le plateau des Deux-Frères, parallèle à la mer, et dominé, pris à revers, par le fort de Diamant, situé à douze cents toises du fort de l'Éperon. La ville de Gênes est bâtie près de l'embouchure du Bisagno; elle est couverte par la deuxième enceinte, dessinée avec art, et susceptible de quelque résistance. Elle ne peut être bombardée ni du côté du nord, ni du côté de l'ouest, puisqu'elle se trouve à plus de deux mille toises du fort de l'Éperon, et à neuf cents toises de la lanterne; elle ne peut l'être du côté de l'est que par celui qui serait maître des trois forts extérieurs, et qui occuperait la position de Notre-Dame del Monte. La première enceinte a été bâtie en 1632; la deuxième est plus ancienne. Le port n'est précédé par aucune rade; la mer bat avec force dans l'intérieur; ce qui rend nécessaire la prolongation des môles, tel que cela avait été projeté en 1807. Les deux enceintes étaient parfaitement armées; l'arsenal abondamment fourni de toutes espèces de munitions de guerre. Le parti démocratique qui gouvernait la république depuis la convention de Montebello était exclusivement dévoué à la France. La répugnance du peuple pour les Autrichiens avait été soigneusement entretenue par le sénat depuis 1747. Gênes, par l'esprit de ceux qui la gouvernaient, par son opinion, par son dévouement, était une ville française.
Le vice-amiral Keith, commandant l'escadre anglaise dans la Méditerranée, notifia, en mars, aux consuls des diverses nations le blocus de tous les ports et côtes de la république de Gênes, depuis Vintimille à Sarzane: il interdisait aux neutres le commerce avec soixante lieues de côtes, qu'il ne pouvait cependant pas surveiller réellement; c'était, d'un coup de plume, les déclarer déchus de la protection du pavillon de leur souverain. Dans les premiers jours d'avril, il établit sa croisière devant Gênes; ce qui rendit difficiles les communications avec la Provence et l'arrivée des approvisionnements qui étaient en abondance dans les magasins de Marseille, Toulon, Antibes, Nice, etc.
§ III.
Le 6 avril les grandes opérations commencèrent. Le feld-maréchal Mélas avec quatre divisions attaqua à la fois Montelegino et Stella: le lieutenant-général Soult accourut avec sa réserve au secours de la gauche. Le combat fut assez vif tout le jour: la division Palfy entra dans Cadibone et Vado; celles de Saint-Julien et de Lattermann entrèrent à Montelegino et Arbizola; Soult rallia sa gauche sur Savone, compléta la garnison de la citadelle, et se retira sur Varaggio pour couvrir Gênes; trois vaisseaux de guerre anglais mouillèrent dans la rade de Vado. Mélas porta son quartier-général à la Madona de Savone, et fit investir le fort: il trouva à Vado plusieurs pièces de 36 et de gros mortiers qui armaient les batteries des côtes. Dès cette première journée la ligne française se trouva coupée. Suchet, avec la gauche, fut séparé du reste de l'armée; mais il conserva sa communication avec la France.
Le même jour, Ott, avec la gauche, déboucha par trois colonnes sur Miollis; celle de gauche, le long de la mer, celle du centre par Monte-Cornua, celle de droite par le col de Toriglio: il fut partout vainqueur; occupa le Monte-Faccio, le Monte-Ratti, et investit les trois forts de Quezzi, de Richelieu et de San-Tecla; il établit le feu de ses bivouacs à une portée de canon de cette ville. L'atmosphère, jusqu'au ciel, en était embrasé: les Génois, hommes, femmes, vieillards, enfants, accoururent sur les murailles pour considérer un spectacle si nouveau et si important pour eux: ils attendaient le jour avec impatience; ils allaient donc devenir la proie de ces Allemands, que leurs pères avaient repoussés, chassés de leur ville avec tant de gloire! Le parti oligarque souriait en secret, et dissimulait mal sa joie; mais le peuple tout entier était consterné. Au premier rayon du soleil, Masséna fit ouvrir les portes; il sortit avec la division Miollis et la réserve, attaqua le Monte-Faccio, le Monte-Ratti, les prit à revers, et précipita dans les ravins et les fondrières les divisions de l'imprudent Ott, qui s'était approché avec tant d'inconsidération, seul et si loin du reste de son armée. La victoire fut complète; le Monte-Cornua, Recco, le col de Toriglio, furent repris. Le soir, mille cinq cents prisonniers, un général, des canons et sept drapeaux, trophées de cette journée, entrèrent dans Gênes au bruit des acclamations et des élans de joie de tout ce bon peuple.
Pendant cette même journée du 7, Elsnitz, avec la droite de Mélas, attaqua par cinq colonnes le lieutenant-général Suchet; celle qui déboucha par le Tanaro et le Saint-Bernard fut battue, rejetée au-delà du fleuve par la division française qui était à Rocca-Barbena; celles qui attaquèrent Settepani, Melogno, Notre-Dame de Nève, Saint-Jacques, eurent des succès variés; le général Séras se maintint à Melogno; mais Saint-Jacques fut occupé par Elsnitz, comme les hauteurs de Vado l'étaient de la veille par le général Palfy. Suchet se retira sur la Pietra et Loano; il prit la ligne de Borghetto, et renforça sa gauche pour assurer ses communications avec la France, sa seule retraite.
Le 9, le feld-maréchal-lieutenant Ott fit attaquer et occuper par le général Hohenzollern la Bocchetta. Mélas avait obtenu son principal objet; il avait coupé l'armée française de la France, et en avait séparé un corps: mais il fallait prévenir le retour offensif des Français, marcher sur Gênes, cerner la ville, et concentrer son armée. L'intervalle de quatorze lieues qui existait entre sa gauche et son centre était bien périlleux; il déboucha, le 10, avec son centre sur plusieurs colonnes: celle de droite, commandée par Lattermann, longea la mer par Varaggio; celle du centre, conduite par Palfy, se porta sur les hauteurs de cette ville; celle de Saint-Julien partit de Sospello pour se porter sur Monte-Fayale, dans le temps que Hohenzollern de la Bocchetta, se portait sur Ponte-Decimo, et dirigeait ses flanqueurs de droite par Marcarolo sur les hauteurs de la Madona-dell'Aqua, près Voltri, pour effectuer sa jonction avec le centre.
§ IV.
Masséna, le même jour, 9 avril, était à Varaggio avec la moitié de ses forces; Soult, à Voltri, avec l'autre moitié; Miollis gardait Gênes; Suchet, prévenu par mer, sortait des lignes de Borghetto, et se portait à l'attaque de Saint-Jacques. Le but du général Masséna était de rétablir, à quelque prix que ce fût, ses communications avec sa gauche et la France. Soult devait se porter de Voltri sur Sassello; Masséna sur Melta; Suchet sur Cadibone: sa jonction devait se faire sur Montenotte-Supérieur. A l'aube du jour, Soult se mit en marche; mais, ses coureurs ayant eu connaissance que des flanqueurs de Hohenzollern s'approchaient de Voltri, il quitta sa route, fit un à droite, marcha sur eux, les poussa de hauteurs en hauteurs, les précipita, le soir, dans la fondrière du torrent de la Piota, tua, blessa ou prit 3,000 hommes. Le 11, il exécuta son mouvement sur Sassello, où il entra, et apprit que le général Saint-Julien en était parti le matin pour se porter sur Monte-Fayale; il marcha aussitôt à lui, le défit et le rejeta sur Montenotte, après lui avoir fait grand nombre de prisonniers; de là, il se porta sur le Monte-l'Hermette, dont il s'empara, après des combats fort vifs, où l'audace, l'intrépidité et la nécessité de vaincre, suppléèrent au nombre. Pendant ce temps, Masséna avait été moins heureux; il attendit, le 10, avec impatience que Soult arrivât sur sa droite: ne le voyant pas venir, il partit, le 11, de Varaggio, et marcha sur Stella; mais Lattermann, qui longeait la mer, entra dans Varaggio, et menaça Voltri, dans le temps que Palfy et Bellegarde l'attaquaient de front; il craignit d'être cerné: il battit en retraite sur Cogareto. Le lendemain, il détacha le général Fressinet par sa droite pour soutenir Soult: Fressinet arriva à propos; il décida de l'occupation du Monte-l'Hermette. De son côté, Suchet attaqua et prit Settepani, Melogno, San-Pantaleone; mais il fut repoussé à Saint-Jacques. Les 10, 11, 12, 13, 14 et 15 se passèrent en marches, manœuvres et combats: souvent les colonnes des deux armées se côtoyèrent en sens inverse, séparées entre elles par des torrents, des fondrières, qui les empêchaient de se combattre dans leurs marches, quoique très-près l'une de l'autre. Masséna reconnut l'impossibilité de rétablir ses communications: le défaut de concert entre les attaques de Masséna et celles de Suchet empêcha qu'elles ne fussent simultanées; mais la perte de l'ennemi, dans les combats, fut double de celle des Français. Le 21, Masséna évacua Voltri pour s'approcher des remparts de Gênes, dans laquelle il fit défiler devant lui cinq mille prisonniers. Le colonel Mouton, du troisième de ligne, depuis le comte de Lobau, se couvrit de gloire dans toutes ces attaques; il sauva l'arrière-garde au passage du pont de Voltri, par sa bonne contenance. Le peuple de Gênes, témoin de l'intrépidité du soldat français, du dévouement, de la résolution des généraux, se prit d'enthousiasme et d'amour pour l'armée.
L'armée de Masséna, dès ce jour, 21 avril, cessa d'avoir l'attitude d'une armée en campagne; elle n'eut plus que celle d'une forte et courageuse garnison d'une place de premier ordre. Cette situation lui offrit encore des lauriers à cueillir; peu de positions étaient plus avantageuses que celle que Masséna occupait. Maître d'un aussi grand camp retranché, qui barre toute la chaîne de l'Apennin, il pouvait en peu d'heures se porter de la droite à la gauche, en traversant la ville; ce que l'ennemi n'aurait pu faire qu'en plusieurs jours de marche. Le général autrichien ne tarda pas à sentir tous les avantages que donnait à son ennemi un pareil théâtre. Le 30, par une attaque combinée, il s'approcha des murailles de Gênes, dans le temps que l'amiral Keith engageait une vive canonnade avec les batteries des môles et des quais. La fortune sourit d'abord à toutes ses combinaisons, il s'empara du plateau des Deux-Frères, cerna le fort de Diamant, surprit le fort de Quezzi, bloqua celui de Richelieu, occupa tous les revers de Monte Ratti, de Monte Faccio, et même de la Madone del Monte; il voulait y mettre vingt mortiers en batterie, pendant la nuit, sur la position d'Albana, brûler la superbe Gênes, et y porter l'incendie et la révolte. Mais, dans l'après-midi, Masséna, ayant concentré toutes les forces derrière ses remparts, confia la garde de la ville à la garde nationale, et déboucha sur Monte-Faccio, qu'il cerna de tous côtés, le reprit malgré la plus vive résistance: ses troupes rentrèrent dans le fort de Quezzi. Soult marcha alors par le plateau des Deux-Frères; il s'en rendit maître. L'ennemi perdit toutes les positions qu'il avait prises le matin. Le soir, le général en chef rentra dans Gênes, menant à sa suite douze cents prisonniers, des drapeaux, les échelles dont l'armée autrichienne s'était munie pour l'escalade qu'elle avait voulu tenter au point de réunion des deux enceintes, du côté de Bisogno.
Suchet se maintint long-temps maître de Saint-Pantaléone et de Melogno; mais enfin il se retira dans la position de Borghetto, n'espérant plus rien de ses efforts pour rétablir la ligne de l'armée.
§ V.
Après le désastre de cette journée, les généraux autrichiens renoncèrent à toute attaque de vive force sur un théâtre qui leur était si contraire. Gênes n'avait pas de vivres, et ne pouvait tarder à capituler. Conformément aux principes de la guerre de montagnes, ils occupèrent de fortes positions autour de cette place, pour empêcher les vivres d'y entrer par terre, comme l'escadre anglaise les interceptait par mer: ce serait donc au général français à prendre l'offensive, à les déposter s'il voulait communiquer avec la campagne, ouvrir les routes pour se procurer les fourrages et les vivres qui lui étaient indispensables.
D'un autre côté, la cour de Vienne était alarmée de la grande supériorité de l'armée française du Rhin, et des immenses préparatifs que faisait le premier consul pour porter la guerre sur le Danube: elle pressait une diversion sur la Provence. Mélas se porta sur le Var, et laissa le feld-maréchal-lieutenant Ott avec 30,000 hommes, pour bloquer Gênes de concert avec l'escadre anglaise. Ott occupa plusieurs camps, déja fortifiés par la nature, et auxquels il ajouta tous les secours de l'art, qui lui donnait le double avantage de maîtriser les débouchés, de s'opposer ainsi à l'arrivée des convois, et de placer les troupes dans de fortes positions, où elles n'avaient rien à redouter de la furie française.
Tranquille sur le sort de Gênes, qui devait lui ouvrir ses portes sous quinze jours, Mélas avec 30,000 hommes marchait à Suchet; il fit tourner la ligne de Borghetto par une division qui déboucha par Ormea, Ponte di Nave et la Pieva. Il attaqua, le 7 mai, les hauteurs de San-Bartolomeo, espérant couper aux Français le chemin de la Corniche à port Maurice, et obliger ainsi Suchet à poser les armes. Mais le général Pujet, qui était en position à Saint-Pantaléone, donna le temps à son général de faire sa retraite, bien qu'avec quelque désordre, et une assez grande perte, derrière la Taggia, où il eût pu tenir quelques jours, si la brigade Gorrup, partie de Coni, ne s'était pas emparée, dès le 6, du col de Tende. Déja ses avant-postes étaient au défilé de Saorgio. Suchet jugea, avec raison, devoir repasser la Roya et le Var en toute hâte. Il fit aussitôt travailler à retrancher la tête de pont et fit venir de la grosse artillerie d'Antibes, et des canonniers de la côte. Il avait laissé garnison dans le fort Vintimille, dans le château de Ville-Franche, et au fort Montalban, qui, situé sur la hauteur qui sépare le golfe de Ville-Franche de la rade de Nice, domine ces deux villes et tout le cours du Paglione. Il y fit établir un télégraphe, et eut ainsi sur les derrières de l'ennemi une vedette qui l'instruisait de tous ses mouvements, soit sur le chemin de Gênes par le col de Turbie, soit sur la chaussée de Turin par la vallée du Paglione.
Le général de division Saint-Hilaire commandait la 8e division militaire: il accourut sur le Var ramassant à Marseille et à Toulon toutes les troupes disponibles; des compagnies de garde nationale se rangèrent aussi sous ses ordres. Les places de Colmars, Entrevaux, Antibes, étaient en bon état de défense; dès le 15 mai, le corps de troupes réunies sur le Var était de 14,000 hommes.
Tous les courriers de Paris apportaient en Provence des nouvelles de la marche de l'armée de réserve; déja l'avant-garde arrivait sur le Saint-Bernard. Le résultat de cette manœuvre était évident pour les soldats comme pour les citoyens; le moral des troupes, comme celui des habitants, était au plus haut degré d'espérance. Le général Willot, qui se trouvait à la suite de l'armée autrichienne, formait une légion de déserteurs. Pichegru devait se mettre à la tête des mécontents du Midi. Willot avait commandé en Provence en 1797, avant le 18 fructidor, dans ce moment de réaction, où les ennemis de la république exerçaient tant d'influence dans l'intérieur. Il correspondait avec eux; il avait sous main organisé, dans les départements du Var et des Bouches-du-Rhône, une espèce de chouannerie. Dans le midi, les passions sont vives; les partisans de la république étaient exaltés, c'étaient les anarchistes les plus forcenés de France: le parti opposé n'était pas plus modéré. Il avait levé l'étendard de la révolte et de la guerre civile après le 31 mai; et livré Toulon, le principal arsenal de la France, à son plus mortel ennemi. Marseille ne vit que par le commerce: la supériorité maritime des Anglais l'avait réduite au simple cabotage, ce qui pesait beaucoup sur elle; c'est d'ailleurs le pays de France où il s'est moins vendu de domaines nationaux, les moines et les prêtres y avaient peu de biens-fonds, et hormis dans le district de Tarascon, les propriétés y ont éprouvé peu de changements. Cependant tous les efforts des partisans des Bourbons furent impuissants; les principes du 18 brumaire avaient réuni la très-grande majorité des citoyens; et enfin les mouvements de l'armée de réserve suspendaient les pensées, fixaient toutes les attentions, excitaient tous les intérêts.
Le 11 mai, Mélas fit son entrée à Nice: l'ivresse des officiers autrichiens était extrême; ils arrivaient enfin sur le territoire de la république, après avoir vu les armées françaises aux portes de Vienne. Une croisière anglaise mouilla à l'embouchure du Var; elle annonçait l'arrivée de l'armée embarquée à Mahon, qui devait investir la place de Toulon. Pour cette fois l'Angleterre voulait faire sauter les superbes bassins et détruire de fond en comble cet arsenal, d'où était sortie l'armée qui menaçait son empire des Indes.
Le Var est un torrent guéable, mais qui en peu d'heures grossit. Les gués n'y sont pas sûrs, d'ailleurs la ligne que défendait Suchet était courte, la gauche s'appuyait à des montagnes difficiles, la droite à la mer, à six cents toises. Il avait eu le temps de couvrir de retranchements et de batteries de gros calibre la tête de pont qu'il occupait en avant du village de Saint-Laurent. Dès la première entrée des Français dans le comté de Nice, en 1792, le génie avait construit grand nombre de batteries sur la rive droite pour protéger le pont qui a trois cents toises de longueur; un défilé aussi considérable avait attiré toute la sollicitude des généraux français, pendant les années 1792, 1793, 1794, 1795. Le champ de bataille qu'allait défendre Suchet était préparé de longue main. Le 14, après quelques jours de repos, les divisions Elsnitz, Bellegarde et Lattermann, attaquèrent la tête de pont avec opiniâtreté: la défense fut brillante; l'ennemi, écrasé par les batteries de la rive droite, reconnut l'impossibilité de réussir; il prit position; il poussa par la gauche des postes jusqu'à la croisière anglaise, et appuya sa droite aux montagnes. Mélas était résolu à passer le Var plus haut: le corps de Suchet tourné eût été obligé de se reployer sur Cagnes et les défilés de l'Esterelles, lorsque le 21 il reçut enfin les nouvelles du passage du Saint-Bernard par l'armée de réserve, et de l'arrivée de Napoléon à Aoste. Mélas partit aussitôt avec deux divisions, passa le col de Tende, entra à Coni le 23; le 24 il apprit à Savigliano la prise d'Ivrée: il s'était fait précéder depuis quelques jours par la division Palfy. Il se flattait encore que toutes ces nouvelles étaient exagérées; que cette armée, si redoutable, ne serait qu'un corps de 15 à 20,000 hommes au plus qu'il pouvait facilement contenir avec les troupes qu'il amenait avec lui et ce qu'il avait réuni dans la plaine d'Italie, sans renoncer à Gênes, ajournant seulement ses projets sur la Provence. Il ordonna à Elsnitz de conserver, de prendre position derrière la ligne de la Roya, appuyant sa droite au col de Tende, son centre sur les hauteurs de Breglio, sa gauche à Vintimille. Des officiers de génie, de nombreux corps de sapeurs, se rendirent sur cette ligne de retraite pour y construire des retranchements. La Roya est effectivement la meilleure ligne pour couvrir Gênes du côté de la France, en même temps que la chaussée de Tende; car la Taggia qui est en arrière, laisse à découvert la chaussée de Nice à Sospello, Tende et Turin.
§ VI.
Aussitôt que Masséna fut instruit qu'il n'était plus bloqué que par 30 à 35,000 hommes, que Mélas avec une partie de l'armée s'était porté sur le Var, il sortit de Gênes avec l'espérance fondée de culbuter le corps d'armée du blocus, et de terminer la campagne. 15,000 Français dans sa position valaient mieux que 30,000 Autrichiens: l'ennemi fut effectivement repoussé de tous ses postes avancés.
Le 10 mai, le lieutenant-général Soult avec 6,000 hommes, se porta dans la rivière du Levant sur les derrières de la gauche de Ott, et rentra dans Gênes avec des vivres et des prisonniers par Monte-Faccio; les attaques furent renouvelées le 13 mai. Ott concentra ses troupes sur Monte-Creto: le combat fut opiniâtre et sanglant; Soult, après avoir fait des prodiges de valeur, tomba grièvement blessé et resta au pouvoir de l'ennemi.
Masséna rentra dans Gênes, ayant perdu l'espoir de faire lever le blocus; les vivres devenaient rares et fort chers. La population souffrait, la ration du soldat avait été diminuée; cependant, malgré la vigilance des Anglais, quelques bâtiments de Marseille, de Toulon, et de Corse, parvinrent à entrer dans Gênes. Ce secours eût été suffisant pour l'armée, mais était bien faible pour une population de cinquante mille ames. On parlait de capituler, lorsque, le 26 mai, arriva le chef d'escadron Franceschi, qui, le 24 avril, avait quitté cette ville pour se rendre à Paris: témoin du passage du Saint-Bernard, il annonçait la prochaine arrivée de Napoléon sous les murs de Gênes. Cet intrépide officier s'était embarqué à Antibes sur un bâtiment léger; au moment d'entrer dans le port, sa félouque étant sur le point d'être prise, il n'eut d'autre ressource, pour sauver les dépêches, que de se jeter à la nage. Les nouvelles qu'il apportait remplirent d'allégresse l'armée et les Génois: l'idée d'une prompte délivrance fit endurer avec patience les maux présents. Les ennemis de la France furent consternés, leurs complots s'évanouirent; le peuple suivait sur les cartes exposées aux portes des boutiques le mouvement d'une armée en laquelle il avait placé sa confiance, et que conduisait un général qu'il aimait: il savait, par l'expérience des campagnes précédentes, tout ce qu'il devait en attendre.
§ VII.
Cependant un convoi de blé, annoncé de Marseille, était attendu avec la plus grande impatience; un des bâtiments qui en faisait partie, entra le 30 mai dans le port, et annonça qu'il était suivi par le reste du convoi: la population tout entière se porta sur le quai, dès la pointe du jour, pour devancer l'arrivée de ce secours si ardemment attendu. Son espérance fut trompée, rien n'arriva, et le soir on annonça qu'il était tombé au pouvoir de l'ennemi. Le découragement devint extrême, les magistrats de la ville eurent recours aux magasins de cacao, dont il existait une grande quantité chez les négociants. Cette ville est l'entrepôt qui en fournit à toute l'Italie. Il s'y trouvait aussi des magasins de millet, d'orge, de fèves. Dès le 24 mai, la distribution du pain avait cessé; on ne recevait plus que du cacao. Les denrées de première nécessité étaient hors de prix: une livre de mauvais pain coûtait trente francs; la livre de viande, six francs; une poule, trente-deux francs. Dans la nuit du premier au deux, on crut entendre le canon. Les soldats, les habitants se portèrent avant le jour sur les remparts; vaine illusion, ces espérances déchues accroissaient le découragement: la désertion était assez considérable, ce qui est rare dans les troupes françaises; mais les soldats n'avaient pas une nourriture suffisante. 8,000 prisonniers autrichiens étaient sur les pontons et dans les bagnes: ils avaient reçu jusque alors les mêmes distributions que les soldats; mais enfin il n'était plus possible de leur en délivrer. Masséna le fit connaître au général Ott; il demanda qu'il leur fît passer des vivres, et donna sa parole qu'il n'en serait rien distrait. Ott pria l'amiral anglais d'en envoyer à ses prisonniers, celui-ci s'y refusa; ce qui fut une première source d'aigreur entre eux. L'armée de blocus elle-même ne vivait que par le secours de la mer, et dépendait en cela de la flotte. Le 2 juin, la patience du peuple parut à bout; les femmes s'assemblèrent tumultueusement, demandant du pain ou la mort. Il y avait tout à craindre du désespoir d'une aussi nombreuse population; il n'y avait que dix jours que le colonel Franceschi était arrivé, mais déja dix jours sont longs pour des affamés! «Depuis qu'on nous annonce l'armée de réserve, disaient-ils, si elle devait venir, elle serait déja arrivée; ce n'est point avec cette lenteur que marche Napoléon, il a été arrêté par des obstacles qu'il n'a pu surmonter, il a eu quatre fois le temps de faire le chemin. L'armée autrichienne est trop forte, la sienne trop faible, il n'a pu déboucher des montagnes, nous n'avons aucune chance, cependant la population entière de notre ville contracte des maladies qui vont nous faire tous périr. N'avons-nous donc pas montré assez de patience et d'attachement à la cause de nos alliés? N'y a-t-il pas de la férocité à exiger davantage d'une population si nombreuse, composée de vieillards, de femmes et d'enfants, de citoyens paisibles peu accoutumés aux horreurs de la guerre?»
Masséna céda enfin à la nécessité: il promit au peuple que si, sous vingt-quatre heures, il n'était pas secouru, il négocierait. Il tint parole: le 3 juin, il envoya l'adjudant-général Andrieux au général Ott. Fatalité des choses humaines! Il se rencontra dans l'antichambre de ce général avec un officier d'ordonnance autrichien qui arrivait en poste du quartier-général de Mélas: il était porteur de l'ordre de lever le blocus et de se rendre en toute hâte sur le Pô; il lui annonçait que Napoléon était à Chivasso depuis le 26, et marchait sur Milan. Il n'y avait plus un moment à perdre pour sauver l'armée.
Andrieux entra à son tour; il débuta, comme c'est l'usage, par déclarer que son général avait encore des vivres pour un mois pour son armée; mais que la population souffrait, que son cœur en était ému et qu'il rendrait la place si on consentait qu'il sortît avec ses armes, bagages et canons sans être prisonnier.
Ott accepta avec empressement en déguisant sa surprise et sa joie. Les négociations commencèrent de suite; elles durèrent vingt-quatre heures. Masséna se rendit en personne aux conférences, au pont de Conegliano, où se trouvèrent l'amiral Keith et le général Ott: l'embarras de ce dernier était extrême; d'un côté, le temps était bien précieux, il sentait toute la conséquence d'une heure de retard dans de pareilles circonstances. Le 4, dans la journée, il apprit que l'armée de réserve avait forcé le passage du Tésin, était entrée à Milan, occupant Pavie, et que déja les coureurs étaient sur l'Adda: cependant, s'il accédait aux demandes de Masséna, et qu'il le laissât sortir de Gênes sans être prisonnier de guerre, avec armes et canons, il n'aurait rien gagné. Le général avait encore 12,000 hommes, il se réunirait à Suchet qui en avait autant, et, ainsi réunis, manœuvrerait contre lui Ott, qui se serait affaibli d'une division qu'il fallait qu'il laissât à Gênes. Il ne pourrait donc se porter sur le Pô qu'avec environ trente bataillons, qui, réduits par les pertes de la campagne, fourniraient à peine 15,000 hommes.
Ott proposa que l'armée française se rendît à Antibes par mer, avec armes et bagages, et sans être prisonnière. Cela fut rejeté, et on convint que 8,500 hommes de la garnison sortiraient par terre et prendraient la chaussée de Voltri, et que le reste serait transporté par mer. (Voyez la capitulation.) Le lendemain 6, la plus grande partie de la garnison sortit au nombre de 8,500 hommes avec armes et bagages, mais sans canons, et se rendit à Voltri: le général en chef s'embarqua à bord de cinq corsaires français avec 1,500 hommes et 20 pièces de campagne; les malades, les blessés, restèrent dans les hôpitaux sous le soin des officiers de santé français. Ott confia Gênes au général Hohenzollern, auquel il laissa 10,000 hommes. L'amiral anglais prit possession du port et des établissements maritimes; des convois de subsistances arrivèrent de tous côtés: en peu de jours la plus grande abondance remplaça la disette. La conduite des Anglais indisposa le peuple; ils mirent la main sur tout: à les entendre c'étaient eux qui avaient pris Gênes, puisqu'elle ne s'était rendue que par famine, et que c'était la croisière qui avait arrêté tous les convois de vivres.
§ VIII.
Le général Elsnitz avait employé six jours à préparer sa retraite; il avait quitté Nice, dans la nuit du 28 au 29 mai, avec l'intention de prendre la ligne de la Roya et de couvrir le blocus de Gênes. Avant de démasquer son mouvement de retraite, et conformément à un usage assez habituel des généraux autrichiens, il insulta deux fois, le 22 et le 26 mai, la tête du pont du Var. Il fut repoussé et eut 5 à 600 hommes hors de combat.
Le but de ces attaques était d'en imposer à Suchet, de lui masquer son véritable projet, et de l'empêcher de détacher une colonne, par la crête supérieure des Alpes, sur le col de Tende. Suchet ne fut instruit, que le 29, par le télégraphe du fort Montalban, de la retraite de son ennemi; il passa sur-le-champ le pont, et entra à Nice, dans la journée. Les habitants envoyèrent une députation implorer sa clémence. Ils en avaient besoin; leur conduite avait été mauvaise.
Les généraux Menard et Rochambeau marchèrent avec rapidité, par la chaussée de Nice à Turin, pour joindre la droite de l'ennemi; ils rattrapèrent le temps perdu, et rencontrèrent, sur les hauteurs de Breglio, Braillo et Saorgio, les troupes du général Gorrup, qui formaient la droite autrichienne; ils le débordèrent, le battirent, et l'obligèrent à se jeter du côté de la mer, abandonnant ainsi la route du col de Tende, dont ils s'emparèrent. Cependant le général Elsnitz avait conservé long-temps la volonté de se maintenir sur la Roya. Il venait de recevoir l'ordre de se rendre en toute hâte sur le Pô, par le col de Tende, ce qui ne lui était plus possible depuis la défaite du corps du général Gorrup. Il se décida à exécuter ce mouvement de retraite par le chemin de la Corniche. Arrivé à Oneille, il se porta sur Pieva, Ormea et Ceva. Cette marche était pleine de difficultés; il l'exécuta avec bonheur. Son arrière-garde, attaquée à Pieva, éprouva un échec; cependant, dans ce mouvement si difficile, il ne perdit que 1,500 à 2,000 hommes, quelques canons et quelques bagages. Suchet arriva le 6 juin à Savone, il y fut rejoint par le général Gazan qui commandait les 8,500 hommes sortis de Gênes par terre. Il prit des cantonnements sur la Bormida, et cerna la citadelle de Savone, qui avait garnison autrichienne. Du 29 mai au 6 juin, où les troupes françaises poussèrent l'ennemi avec la plus grande activité, elles firent de 1,500 à 2,000 prisonniers, et déployèrent, dans plusieurs combats, la plus grande intrépidité. Elles avaient un avantage inappréciable sur leur ennemi, la connaissance du pays: d'ailleurs les habitants leur étaient en tout favorables.
§ IX.
Après la bataille de Marengo, Suchet eut ordre de se porter sur Gênes: il établit son quartier-général à Conegliano, entra dans la place le 24 juin, conformément à la convention d'Alexandrie; cependant, dès le 20 juin, il signa une convention particulière avec le général Hohenzollern, (voy. Pièces officielles). Aussitôt que le peuple génois ne sentit plus les angoisses de la famine, il revint à ses sentiments naturels. L'avidité des Anglais excitait vivement son indignation; ils voulaient tout emporter. Ils convoitaient jusqu'aux marchandises en port franc. Il y eut des discussions vives, des voies de fait avec le peuple: plusieurs Anglais furent massacrés. Suchet, instruit de la conduite de l'amiral anglais, réclama les dispositions de la convention; ce qui donna lieu à une correspondance curieuse entre lui et le général Hohenzollern, qui s'opposa à toutes les entreprises des Anglais, mit des gardes à l'arsenal et au port pour les empêcher de rien enlever: il se comporta avec honneur.
La première nouvelle de la reddition de Gênes fut apportée à Napoléon par quelques patriotes milanais réfugiés dans cette ville, et qui avaient regagné leur patrie par les montagnes; ce ne fut que vingt-quatre heures plus tard, qu'il en reçut la nouvelle officielle. Quand les Génois apprirent la victoire de Marengo, leur joie fut extrême; leur patrie était délivrée. Ils s'associèrent sincèrement à la gloire de leurs alliés. Le parti oligarque rentra dans le néant. Les Anglais et les Autrichiens furent davantage en butte aux menaces et aux insultes de la populace; le sang coula; un régiment autrichien fut presque entièrement détruit. Hohenzollern fut obligé de s'adresser à Suchet pour demander justice et son intervention pour que, pendant le peu de jours qu'il avait à rester encore dans la place, jusqu'au moment désigné pour sa remise, le peuple restât tranquille. L'entrée de Suchet dans cette grande ville fut un triomphe: 400 demoiselles, habillées aux couleurs françaises et liguriennes, accueillirent l'armée. Le général Hohenzollern remplit tous ses engagements; l'escadre anglaise prit le large; les Génois se livrèrent au regret de n'avoir pas tenu plus long-temps. Ils s'accusaient réciproquement d'avoir été pusillanimes; d'avoir eu peu de confiance dans la destinée du premier magistrat de la France: car, s'ils eussent été assurés qu'il ne fallait plus souffrir que cinq à six jours, ils eussent encore trouvé la force de le faire.
Pendant que ces importants évènements se succédaient, Masséna débarquait à Antibes et y séjournait. Il arriva enfin à Milan, avant le départ de Napoléon pour retourner à Paris, et prit le commandement de la nouvelle armée d'Italie.
Remarques critiques.
Première observation.—Masséna.—L'armée autrichienne était plus que double de l'armée française; mais les positions que pouvait occuper celle-ci, étaient tellement fortes, qu'elle eût dû triompher. Masséna fit une faute essentielle dans sa défense.
Les deux armées étaient séparées par les Alpes et l'Apennin, dont les Autrichiens occupaient le revers du côté de l'Italie, depuis le pied du col d'Argentière jusqu'à Bobbio; les Français, la crête supérieure et tout le revers du côté de la mer: leur quartier-général était à Gênes. De Gênes à Nice il y a quarante lieues, tandis que la division Kuinel, qui était en avant de Coni, n'était qu'à dix-huit lieues de Nice; Oneille est à vingt lieues de Gênes. La division autrichienne qui occupait le Tanaro, n'est qu'à neuf lieues; Savone est à dix lieues de Gênes: la division qui occupait la Bormida, n'était qu'à trois lieues de Savone. L'armée autrichienne était plus nombreuse; elle prenait l'offensive; elle avait l'initiative, et elle pouvait arriver à Nice, à Oneille, à Savone, avant le quartier-général français. Le pays de Gênes à Nice est appelé du nom de rivière, à cause de son peu de largeur: ce pays est compris entre la crête des Apennins et la mer; par rapport à sa longueur, c'est un boyau qui n'a pas assez de profondeur et de largeur, pour être défendu dans toute cette longueur. Il fallait donc opter, ou porter son quartier-général à Nice, en mettant la défensive sur la crête supérieure d'Argentière à Tende, de là au Tanarello, à la Taggia ou à la Roya, ou bien concentrer la défense autour de Gênes: ce dernier parti était conforme au plan de campagne du premier consul. Gênes est une très-grande ville qui offre beaucoup de ressources; c'est une place forte; elle est en outre couverte par la petite place de Gavi, et a, sur son flanc gauche, la citadelle de Savone. Ce parti une fois adopté, le général Masséna eut dû agir comme s'il eût été général de la république ligurienne, et que son unique objet fût d'en défendre la capitale. La division de 3 à 4,000 hommes qu'il laissa dans Nice, et pour l'observation des cols, était suffisante. Le général Masséna ne sut pas opter; il voulut conserver les communications de son armée avec Nice et avec Gênes: cela était impossible; il fut coupé. Il eût dû placer son armée d'une des trois manières suivantes:
1o Donner au général Suchet, qui commandait la gauche, 14,000 hommes, et l'établir avec ses principales forces sur les hauteurs de Monte-Legino, en les couvrant de retranchements; observer Settépani, la tour de Melogno, la Madone di Neve, Saint-Jacques, Cadibone, par des colonnes mobiles; retirer toute l'artillerie des forts de Vado; donner au lieutenant-général Soult, qui commandait le centre, 10,000 hommes pour défendre la Bocchetta et le Monte-Fayale; donner au général Miollis, qui commandait la droite, 3,000 hommes, qui se seraient retranchés derrière le torrent de Sturt, sur Monte-Ratti et Monte-Faccio. Enfin, garder 7,000 hommes de réserve dans la ville. L'attaque de Monte-Legino, de la Bocchetta, de Montefaccio eut été difficile; l'ennemi, obligé de se diviser en un grand nombre de colonnes, eût pu être attaqué et battu en détail; au lieu de vingt lieues d'étendue qu'avait la position qu'occupa Masséna, celle-ci n'en aurait eu que dix: l'armée ennemie eût coupé la route de la Corniche, eût tourné toute l'armée par sa gauche; elle se fût emparée de Saint-Jacques, de Cadibone, de Vado; mais l'armée française fût restée entière et concentrée. Lorsque sa gauche aurait été forcée sur les hauteurs de Monte-Legino, elle se fût repliée sur Monte-Fayale, sous le canon de Voltri, et enfin sur Gênes.
2o Ou placer la gauche sur Voltri, à la Madone dell'aqua, le centre derrière la Bocchetta, et la droite derrière la Sturla. Cette ligne, beaucoup moins étendue, pouvait être occupée par beaucoup moins de troupes; les fortifications eussent pu être faites avec plus de soin; plus de moitié de l'armée eût pu être tenue en réserve aux portes de Gênes. Masséna eût pu prendre l'offensive par la rivière du Levant, par la vallée de Bisogno, par la Bocchetta, par les montagnes de Sassello, par la rivière du Ponent, et écraser les colonnes ennemies, obligées de se diviser dans ce pays difficile.
3o Ou occuper, sur les hauteurs de Gênes, un camp retranché, menaçant l'Italie; en appuyer les flancs à deux forts de campagne, en couvrir le front par des redoutes et une centaine de pièces de canon, non attelées, indépendamment de l'équipage de campagne; enfin tenir une réserve, en garnison, à Gênes. Une armée française de 30,000 hommes, commandée par Masséna, placée dans cette formidable position, n'aurait pu être forcée par une armée de 60,000 Autrichiens. Si Mélas respectait cette armée, et manœuvrait pour la couper de Nice, cela n'était d'aucune conséquence; Masséna fût entré en Piémont. Si Mélas eût manœuvré sur Gênes, les places de Gavi et de Seravale, la nature du terrain, ne lui eussent pas permis, ou eussent offert à Masséna, des occasions avantageuses de prendre l'initiative de tomber sur le flanc de l'armée ennemie, et de la défaire.
Deuxième observation. 1o Gênes a ouvert ses portes lorsqu'elle était sauvée. Le général Masséna savait que l'armée de secours était arrivée sur le Pô: il était assuré qu'elle n'avait éprouvé depuis aucun échec, car l'ennemi se fût empressé de le lui faire connaître. Quand César assiégea Alise, il la bloqua avec tant de soin, que cette place n'eut aucune nouvelle de ce qui se passait au dehors. L'époque où l'armée de secours avait promis d'arriver, était passée; le conseil des Gaulois s'assembla sous la présidence de Vercingétorix; Crotogno se leva, et dit: «Vous n'avez pas de nouvelles de votre armée de secours; mais César ne vous en donne-t-il pas tous les jours? Croyez-vous qu'il travaillerait, avec tant d'ardeur, à élever retranchements sur retranchements, s'il ne craignait l'armée que les Gaulois ont réunie, et qui s'approche? ayez donc de la persévérance, vous serez sauvé.» Effectivement, l'armée gauloise arriva forte de 20,000 hommes, et attaqua les légions de César.
2o La proposition admise par le général Ott et l'amiral Keith, de permettre à la garnison de sortir de la ville, avec ses armes, et sans être prisonnière de guerre, n'était-elle pas aussi explicative qu'une lettre même de Napoléon, qui eût annoncé son approche? Quand cette base fut acceptée par l'ennemi, quand il insista pour que la garnison se rendît à Nice, par mer, ne décèlait-il pas la position critique dans laquelle il se trouvait? Masséna eût dû rompre alors, bien certain que, sous quatre ou cinq jours, il serait débloqué; par le fait, il l'eût été douze heures après. Les généraux ennemis savaient l'extrême disette qui régnait dans la ville: ils n'eussent jamais accordé la capitulation, à l'armée française, d'en sortir, sans être prisonnière de guerre, si déja l'armée de secours n'eût été proche, et en position de faire lever le siège.
3o. 5,500 hommes de la garnison sortirent de la ville de Gênes, par terre, mais sans canons. Masséna s'embarqua avec vingt pièces de canon de campagne, 1,500 hommes, et débarqua à Antibes. Il laissa 1,500 hommes, dans la ville, pour garder ses malades: son devoir était de partager le sort de ces troupes; et il devait bien comprendre l'intérêt que mettait l'ennemi, à l'en séparer. Effectivement, les troupes ne furent pas plutôt arrivées à Voltri, qu'elles apprirent l'approche de l'armée de secours et du corps de Suchet, à Finale. Si Masséna eût été à leur tête, il eût renforcé Suchet, marché sur le champ de bataille de Marengo. Sa conduite, dans cette dernière circonstance, n'est point à imiter. C'est une faute bien fâcheuse, et qui eut des suites funestes; ses motifs sont encore inconnus. On a beaucoup parlé des flatteries que les généraux ennemis lui prodiguèrent pendant les conférences; mais elles eussent dû accroître sa méfiance. Lorsque Napoléon voulait accréditer le général autrichien, Provera, officier très-médiocre, il le loua beaucoup, et parvint à en imposer à la cour de Vienne qui le remploya de nouveau. Il fut repris plus tard à la Favorite. Lorsque le général français qui commandait à Mantoue, rendit cette place, le feld-maréchal Kray lui fit cadeau d'un drapeau, en vantant beaucoup sa valeur. Les louanges des ennemis sont suspectes; elles ne peuvent flatter un homme d'honneur, que lorsqu'elles sont données après la cessation des hostilités.
A Dieu ne plaise que l'on veuille comparer le héros de Rivoli et de Zurich à un homme sans énergie et sans caractère. Masséna était éminemment noble et brillant au milieu du feu et du désordre des batailles: le bruit du canon lui éclaircissait les idées, lui donnait de l'esprit, de la pénétration et de la gaieté.
On a fort exagéré le mauvais état de l'armée d'Italie; le mal avait été grand, mais il avait été, en grande partie, réparé pendant février, mars et avril. On a dit que l'armée n'avait que 25,000 hommes: elle était de 40,000 hommes sous les armes, depuis le Var à Gênes; et, en outre, la garde nationale de Gênes était dévouée, formée de la faction démocratique, et passionnément attachée à la France. Il y avait aussi, à Gênes, beaucoup de patriotes, d'Italiens réfugiés, qui furent formés en bataillon.
Au moment de la reddition de Gênes, il s'y trouvait 12,000 Français sous les armes; 3,000 Italiens, Liguriens ou Sardes, qui ne suivirent pas l'armée; il y avait 6,000 hommes dans les hôpitaux: Suchet avait, à son arrivée à Savone, 10,000 hommes. C'était donc 25,000 hommes qui restaient sous les armes, de cette armée qui avait perdu en morts, blessés ou prisonniers, ou évacués sur la France, 17,000 hommes.
Le 6 prairial, le chef d'escadron, Franceschi, aide-de-camp du général Soult, envoyé par le général Masséna, au premier consul, dans les premiers jours de floréal, arrive et apporte les dépêches de Bonaparte, qui donnent lieu à la notice suivante, transmise officiellement et de suite à l'armée et au gouvernement ligurien.
«Un des officiers que j'ai envoyés près du premier consul, à Paris, est revenu cette nuit.
«Il a laissé le général Bonaparte descendant le grand Saint-Bernard, et ayant avec lui le général Carnot, ministre de la guerre.
«Le général Bonaparte me mande que, du 28 au 30 floréal, il sera arrivé, avec toute son armée, à Yvrée, et que de là, il marchera, à grandes journées, sur Gênes.
«Le général Lecourbe fait, en même temps, son mouvement sur Milan, par la Valteline.
«L'armée du Rhin a obtenu de nouveaux avantages sur l'ennemi; elle a remporté une victoire décisive à Biberach, elle a fait beaucoup de prisonniers, et a dirigé sa marche sur Ulm.
«Le général Bonaparte, à qui j'ai fait connaître la conduite des habitants de Gênes, me témoigne toute la confiance qu'il a en eux, et m'écrit: Vous êtes dans une position difficile; mais ce qui me rassure, c'est que vous êtes dans Gênes. Cette ville dirigée par un excellent esprit, et éclairée sur ses véritables intérêts, trouvera bientôt, dans sa délivrance, le prix des sacrifices qu'elle a faits».
Signé, MASSÉNA.
Soldats,
«Les rapports qu'on me fait m'annoncent que votre patience et votre courage s'éteignent, qu'il s'élève quelques plaintes et quelques manœuvres dans vos rangs, que quelques-uns d'entre vous désertent à l'ennemi, et qu'il se forme des complots pour exécuter, en troupes, des desseins aussi lâches.
«Je dois vous rappeler la gloire de votre défense dans Gênes, et ce que vous devez à l'accomplissement de vos devoirs, à votre honneur et à votre délivrance qui ne tient plus qu'à quelques jours de persévérance.
«Que la conduite de vos généraux et de vos chefs soit votre exemple: voyez-les partager vos privations, manger le même pain et les mêmes aliments que vous; songez encore que, pour assurer votre subsistance, il faut veiller le jour et la nuit. Vous souffrez de quelques besoins physiques; ils souffrent ainsi que vous, et ont, de plus, les inquiétudes de votre position. N'auriez-vous fait, jusqu'à ce jour, tant de sacrifices, que pour vous abandonner à des sentiments de faiblesse ou de lâcheté? cette idée doit révolter des soldats français.
«Soldats, une armée, commandée par Bonaparte, marche à nous; il ne faut qu'un instant pour nous délivrer; et, cet instant perdu, nous perdrions avec lui tout le prix de nos travaux, et un avenir de captivité et de privation bien plus amère s'ouvrirait devant vous.
«Soldats, je charge vos chefs de vous rassembler, et de vous lire cette proclamation; j'espère que vous ne donnerez pas à ces braves, si respectables par leur vertu, et dont le sang a coulé si souvent, en combattant à votre tête; à ces braves qui ont toute mon estime, et qui méritent toute votre confiance, la douleur de m'entretenir de nouvelles plaintes, et à moi celle de punir.
«L'honneur et la gloire furent toujours les plus puissants aiguillons des soldats français, et vous prouverez encore que vous êtes dignes de ce titre respectable.»
«Cette proclamation sera mise à l'ordre, et lue à la tête des compagnies.
Signé, MASSÉNA.
Suchet, lieutenant du général en chef,
Aux habitants de la Ligurie.
Au quartier-général de Conegliano,
le 5 messidor an VIII de la république.
Liguriens,
La célèbre bataille de Marengo vient d'entraîner la conclusion d'une convention entre les généraux et chefs Berthier et Mélas, approuvée par le premier consul Bonaparte. Elle porte en substance: «Qu'il y aura armistice et suspension d'hostilités entre l'armée impériale et celle de la république française, en Italie, jusqu'à la réponse de Vienne; que les hostilités ne peuvent recommencer sans s'être prévenus dix jours à l'avance.
«Que l'armée autrichienne se retirera derrière l'Oglio et sur la rive gauche du Pô; que les Français prendront de suite possession des places de Tortone, d'Alexandrie, du château de Milan, de la citadelle de Turin, de Pizzighottone, d'Arona et de Plaisance; et que la place de Coni, les forteresses de Ceva et Savone, la ville de Gênes, seront remises à l'armée française, du 16 au 24 juin, ou 27 prairial au 5 messidor.
«Le fort Urbin, le 26 juin, ou 7 messidor.
«Que les individus qui auraient été arrêtés dans la république cisalpine, pour opinions politiques, et qui se trouveraient encore dans les forteresses occupées par les troupes impériales, seront sur-le-champ relâchés.
«Qu'aucun individu ne pourra être maltraité pour raison de services rendus à l'armée autrichienne, ou pour opinions politiques.
«Chargé par le général en chef Masséna, de conduire les troupes françaises dans votre capitale, j'y entre avec la ferme volonté de faire respecter les personnes et les propriétés, de protéger votre culte et ses ministres, d'empêcher toute vengeance particulière....
«Habitants des vallées de Fontana-Bona, de la Polcevera et de Bisagno, retournez dans le sein de vos familles; allez cueillir vos moissons, déposer des armes que vos pères n'eussent jamais tournées contre des Français; et désormais soumettez-vous aux lois; méfiez-vous de ces brigands sans patrie, qui ont troublé votre repos et égaré vos bras: le général en chef vous promet oubli du passé.
«Peuple de la Ligurie, le génie du premier consul, Bonaparte, de ce héros du monde, veille désormais sur les destinées de l'Italie. Encore une fois, la victoire fidèle à ses armes, vient de lui en ouvrir les portes: il y fixera le bonheur et sans doute la paix. La Ligurie entière sera libre sous peu de jours. Que le bienfait qui vous est encore offert par une nation généreuse, soit apprécié et vous rende à toutes vos vertus.
«Habitants de Gênes, la paix est prête à cicatriser toutes vos plaies: les ravages de la guerre, les souffrances d'un blocus qui vous honore, seront bientôt oubliés.
«Le général en chef Masséna, les soldats qu'il commande, et qui ont déployé, sous nos yeux, tant de bravoure et de fermeté, ont partagé vos privations, ont été témoins de vos souffrances; ils le publient déja à l'Europe étonnée de votre constance.
«Ne vous alarmez pas, Liguriens, des mesures de ces insulaires accoutumés à violer tous les traités, qui n'ont pour dieu que le crime, et pour but, que ruine et destruction. La victoire et les Français vous offrent et vous assurent l'abondance: les plaines du Piémont, celles de la Cisalpine, sont chargées d'une récolte superbe. Encore quelques jours, et la rage des Anglais sera, de nouveau, aussi impuissante que leurs tentatives sur le continent méprisées.»
Signé, Louis-Gabriel SUCHET.
Kellerman, général de brigade,
Au général Dupont, chef de l'état-major-général.
Au quartier-général, le 3 messidor an VIII.
Mon général,
«Je m'empresse de vous rendre compte que la ville de Gênes ne sera évacuée que le 24 du courant. J'ai vu le général Hohenzollern, qui m'a dit avoir reçu de M. de Mélas ordre de remettre la ville et les forts de Gênes aux troupes françaises, avec les munitions et artillerie convenues, le 24 juin, à quatre heures du matin. Il m'a assuré, d'une manière à n'en pas douter, que les ordres qu'il avait reçus seraient exécutés par lui, avec toute l'exactitude et la loyauté possibles, quoiqu'il ne se soit pas caché du mécontentement qu'il éprouve de la convention, dont Mélas ne lui a pas donné connaissance.
«Vous pouvez donc être tranquille sur son compte, ainsi que sur celui des Anglais qui, dès hier, étaient prêts à mettre à la voile, mais qui s'en vont de fort mauvaise humeur: ils avaient la prétention de s'emparer de toutes les munitions et de l'artillerie; mais M. Hohenzollern s'y est opposé, et a même fait marcher deux bataillons pour l'empêcher. Nous ne pouvons que nous louer de sa franchise et de sa loyauté, et les Génois eux-mêmes n'ont eu contre lui aucun motif de plaintes.
«Les Anglais enlèvent tout le grain qui n'est pas débarqué: soixante mille charges de blé vont sortir de Gênes, pour retourner à Livourne, quoique les négociants aient offert six francs de gratification par charge. Cette fois, le dépit des Anglais l'a emporté sur leur cupidité; et lord Keith a déclaré qu'il allait recommencer, plus strictement que jamais, le blocus du port et de la rivière, pour se venger sur cette ville innocente de nos victoires.
«Hier, le général Willot s'est embarqué avec un corps formé de quelques aventuriers, et payé par l'Angleterre. Pichegru était attendu incessamment: c'est du comte de Bussy que je le tiens. Gênes a été imposée à un million de contributions, en a déja payé deux cent mille francs.
«La ville a cruellement souffert, et cependant elle a conservé de l'attachement pour les Français. Dès que la convention a été connue, le peuple a voulu reprendre la cocarde; il en est résulté quelques rixes qui ont été apaisées: la cocarde a été permise aux officiers de ligne.»
Salut et respect.
Signé, KELLERMAN.
CONVENTION
Faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre les généraux en chef Berthier et Mélas.
Les commissaires et officiers, munis d'ordres du général Suchet, pourront entrer demain à huit heures.
—Convenu.
Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises, à trois heures du soir.
—Convenu.
Les trois ou quatre cents malades, qui ne sont pas transportables, auront les mêmes soins que ceux des troupes françaises.
—Convenu.
La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent de sortir: elle sera neutre jusqu'à Livourne.
—Convenu.
A quatre heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte Hohenzollern sortira avec la garnison.
—Convenu.
Les dépêches, les transports de recrues et de bœufs, qui arriveront après le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne.
Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point rendu d'honneur à sa troupe.
—Convenu.
Signé, le comte de Bussy, général-major,
fondé de pouvoir de M. le comte de Hohenzollern.
Conegliano, le 3 messidor, an VIII de la république française, ou 22 juin 1800.
Pour copie conforme:
Le lieutenant-général, signé, L. G. Suchet.
NÉGOCIATION
Pour l'évacuation de Gênes, par l'aile droite de l'armée française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise; le lieutenant-général baron d'Ott, commandant le blocus, et le général en chef Masséna.
Art. 1er L'aile droite de l'armée française, chargée de la défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront, avec armes et bagages, pour aller rejoindre le centre de ladite armée.
Réponse: L'aile droite, chargée de la défense de Gênes, sortira au nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour aller, par Nice, en France: le reste sera transporté par mer à Antibes. L'amiral Keith s'engage à fournir à cette troupe la subsistance en biscuits, sur le pied de la troupe anglaise. Par contre, tous les prisonniers autrichiens, faits dans la rivière de Gênes, par l'armée de Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse. Se trouvent exceptés ceux déja échangés au terme d'à présent; au surplus, l'article premier sera exécuté en entier.
2. Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et munitions en tous genres, sera transporté par la flotte anglaise, à Antibes, ou au golfe de Jouan.
Réponse: Accordé.
3. Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher, seront transportés par mer jusqu'à Antibes, et nourris ainsi qu'il est dit dans l'article premier.
Réponse: Ils seront transportés par la flotte anglaise, et nourris.
4. Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir, ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article premier.
Réponse: Accordé.
5. La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres: la ligne qui déterminera sa neutralité, sera fixée par les parties contractantes.
Réponse: Cet article roulant sur des objets purement politiques, il n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées, d'y donner un assentiment quelconque. Cependant les soussignés sont autorisés à déclarer que S. M. l'empereur, s'étant déterminée à accorder, aux habitants de Gênes, son auguste protection, la ville de Gênes peut être assurée que tous les établissements provisoires, que les circonstances exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité publiques.
6. L'indépendance du peuple ligurien sera respectée aucune puissance, actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer aucun changement dans son gouvernement.
Réponse: Comme à l'article précédent.
7. Aucun Ligurien, ayant exercé ou exerçant encore des fonctions publiques, ne pourra être recherché pour ses opinions politiques.
Réponse: Personne ne sera molesté pour ses opinions, ni pour avoir pris part au gouvernement précédent, à l'époque actuelle.
Les perturbateurs du repos public, après l'entrée des Autrichiens dans Gênes, seront punis conformément aux lois.
8. Il sera libre aux Français, Génois, et aux Italiens domiciliés ou refugiés à Gênes, de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent, marchandises, meubles, ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable: il leur sera délivré, à cet effet, des passe-ports, lesquels seront valables pour six mois.
Réponse: Accordé.
9. Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement.
Réponse: Accordé d'après la réponse à l'article 5.
10. Aucun paysan armé ne pourra entrer, ni individuellement, ni en corps, à Gênes.
Réponse: Accordé.
11. La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court délai.
Réponse: Accordé.
12. Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent avoir lieu, conformément à l'article premier, seront réglés, dans la journée, avec le chef de l'état-major des armées respectives.
Réponse: Accordé.
13. Le général autrichien, commandant à Gênes, accordera toutes les gardes et escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets appartenant à l'armée française.
Réponse: Accordé.
14. Il sera laissé un commissaire français, pour le soin des blessés malades, et pour surveiller leur évacuation: il sera nommé un autre commissaire des guerres, pour assurer, recevoir et distribuer les subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche.
Réponse: Accordé.
15. Le général Masséna enverra en Piémont, ou partout ailleurs, un officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes: il lui sera fourni passeport et sauve-garde.
Réponse: Accordé.
16. Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna, faits prisonniers de guerre depuis le commencement de la présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir qu'après leur échange.
Réponse: Accordé.
ARTICLES ADDITIONNELS.
La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis, et l'entrée du port, seront remises à un détachement de la troupe autrichienne, et à douze vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 mars, à deux heures après-midi.
Immédiatement après la signature, il sera donné des ôtages de part et d'autre.
L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires, appartenant à la ville de Gênes et à son territoire, seront remis fidèlement, par les commissaires français, aux commissaires des troupes alliées.
Fait double sur le pont de Conegliano, le 4 mai 1800.
Signé, B. d'Ott, lieutenant général;
Keith, vice-amiral, commandant en chef.
MÉMOIRES DE NAPOLÉON.
MARENGO.
Armée de réserve.—Départ du premier consul. Revue de Dijon.—Le quartier-général à Genève. Lausanne.—Passage du Saint-Bernard.—L'armée française passe la Sésia, la Trebbia. Entrée à Milan.—Position de l'armée française, lorsqu'elle apprend la prise de Gênes.—Combat de Montebello.—Arrivée du général Desaix au grand-quartier-général.—Bataille de Marengo.—Armistice de Marengo.—Gênes remise aux Français.—Retour du premier consul en France.
§ 1er.
Le 7 janvier 1800, un arrêté des consuls ordonna la formation d'une armée de réserve.—Un appel fut fait à tous les anciens soldats, pour venir servir la patrie sous les ordres du premier consul. Une levée de 30,000 conscrits fut ordonnée pour recruter cette armée. Le général Berthier, ministre de la guerre, partit de Paris, le 2 avril, pour la commander; car les principes de la constitution de l'an VIII, ne permettaient pas au premier consul d'en prendre lui-même le commandement. La magistrature consulaire étant essentiellement civile, le principe de la division des pouvoirs et de la responsabilité des ministres, ne voulait pas que le premier magistrat de la république commandât immédiatement en chef une armée; mais aucune disposition, comme aucun principe, ne s'opposait à ce qu'il y fût présent. Dans le fait, le premier consul commanda l'armée de réserve, et Berthier, son major-général, eut le titre de général en chef.
Aussitôt que l'on eut des nouvelles du commencement des hostilités, en Italie, et de la tournure que prenaient les opérations de l'ennemi, le premier consul jugea indispensable de marcher directement au secours de l'armée d'Italie; mais il préféra déboucher par le grand Saint-Bernard, afin de tomber sur les derrières de l'armée de Mélas, enlever ses magasins, ses parcs, ses hôpitaux, et enfin lui présenter la bataille, après l'avoir coupé de l'Autriche. La perte d'une seule bataille devait entraîner la perte totale de l'armée autrichienne, et opérer la conquête de toute l'Italie. Un pareil plan exigeait, pour son exécution, de la célérité, un profond secret, et beaucoup d'audace: le secret était le plus difficile à conserver; comment tenir caché aux nombreux espions de l'Angleterre et de l'Autriche, le mouvement de l'armée? Le moyen que le premier consul jugea le plus propre, fut de le divulguer lui-même, d'y mettre une telle ostentation qu'il devînt un objet de raillerie par l'ennemi, et de faire en sorte que celui-ci considérât toutes ces pompeuses annonces comme un moyen de faire une diversion aux opérations de l'armée autrichienne qui bloquait Gênes. Il était nécessaire de donner aux observateurs et aux espions un point de direction précis: on déclara donc par des messages, au corps-législatif, au sénat, et par des décrets, par la publication dans les journaux, et enfin par des intimations de toute espèce, que le point de réunion de l'armée de réserve était Dijon; que le premier consul en passerait la revue, etc. Aussitôt tous les espions et les observateurs se dirigèrent sur cette ville: ils y virent, dans les premiers jours d'avril, un grand état-major sans armée; et dans le courant de ce mois, 5 à 6,000 conscrits et militaires retirés, dont même plusieurs estropiés consultaient plutôt leur zèle que leurs forces. Bientôt cette armée devint un objet de ridicule; et, lorsque le premier consul en passa lui-même la revue, le 6 mai, on fut étonné de n'y voir que 7 à 8,000 hommes, la plupart n'étant pas même habillés. On s'étonna comment le premier magistrat de la république quittait son palais pour passer une revue que pouvait faire un général de brigade.—Ces doubles rapports allèrent par la Bretagne, Genève, Bâle, à Londres, à Vienne et en Italie: l'Europe fut pleine de caricatures: l'une d'elles représentait un enfant de douze ans, et un invalide avec une jambe de bois; au bas on lisait: Armée de réserve de Bonaparte.
Cependant la véritable armée s'était formée en route; sur divers points de rendez-vous, les divisions s'étaient organisées. Ces lieux étaient isolés, et n'avaient point de rapports entre eux.—Les mesures conciliantes qui avaient été employées par le gouvernement consulaire, pendant l'hiver, jointes à la rapidité des opérations militaires, avaient pacifié la Vendée et la chouannerie.—Une grande partie des troupes qui composaient l'armée de réserve, avait été retirée de ce pays. Le directoire avait senti le besoin d'avoir à Paris plusieurs régiments pour sa garde, et pour comprimer les factieux.—Le gouvernement du premier consul étant éminemment national, la présence de ces troupes dans la capitale devenait tout-à-fait inutile: elles furent dirigées sur l'armée de réserve.—Bon nombre de ces régiments n'avaient pas fait la désastreuse campagne de 1799, et avaient tout entier le sentiment de leur supériorité et de leur gloire.—Le parc d'artillerie s'était formé avec des pièces, des caissons envoyés partiellement d'un grand nombre d'arsenaux et de places fortes. Le plus difficile à cacher, était le mouvement des vivres indispensables pour une armée qui doit faire un passage de montagnes arides, et où l'on ne peut rien trouver: l'ordonnateur Lambret fit confectionner à Lyon deux millions de rations de biscuits. On en expédia sur Toulon une centaine de mille, pour être envoyées à Gênes; mais dix-huit cent mille rations furent dirigées sur Genève, embarquées sur le lac, et débarquées à Ville-Neuve, au moment où l'armée y arrivait.
En même temps que l'on annonçait, avec la plus grande ostentation, la formation de l'armée de réserve, on faisait faire à la main des petits bulletins, où, au milieu de beaucoup d'anecdotes scandaleuses sur le premier consul et sa cour, on prouvait que l'armée de réserve n'existait pas et ne pouvait pas exister; qu'au plus, on pourrait réunir 12 à 15,000 conscrits. On en donnait la preuve par les efforts qui avaient été faits, la campagne précédente, pour former les diverses armées qui avaient été battues en Italie, par ceux qu'on avait faits pour compléter cette formidable armée du Rhin; enfin, disait-on, laisserait-on l'armée d'Italie si faible, si on avait pu la renforcer? L'ensemble de tous ces moyens de donner le change aux espions, fut couronné du plus heureux succès. On disait à Paris, comme à Dijon, comme à Vienne: «Il n'y a point d'armée de réserve.» Au quartier-général de Mélas, on ajoutait: «L'armée de réserve dont on nous menace tant, est une bande de 7 à 8,000 conscrits ou invalides, avec laquelle on espère nous tromper pour nous faire quitter le siège de Gênes. Les Français comptent trop sur notre simplicité: ils voudraient nous faire réaliser la fable du chien qui quitte sa proie pour l'ombre.»
§ II.
Le 6 mai 1800, le premier consul partit de Paris; il se rendit à Dijon pour passer, comme nous venons de le dire, cette revue des militaires isolés, et des conscrits qui s'y trouvaient. Il arriva à Genève, le 8. Le fameux Necker qui était dans cette ville, brigua l'honneur d'être présenté au premier consul de la république française: il s'entretint une heure avec lui, parla beaucoup du crédit public, de la moralité nécessaire à un ministre des finances; il laissa percer, dans tout son discours, le desir et l'espoir d'arriver à la direction des finances de la France, et il ne connaissait pas même de quelle manière on faisait le service avec des obligations du trésor. Il loua beaucoup l'opération militaire qu'il voyait faire sous ses yeux.—Le premier consul fut médiocrement satisfait de sa conversation.
Le 13 mai, le premier consul passa, à Lausanne, la revue de la véritable avant-garde de l'armée de réserve; c'était le général Lannes qui la commandait: elle était composée de six vieux régiments d'élite, parfaitement habillés, équipés et munis de tout. Elle se dirigea aussitôt sur Saint-Pierre; les divisions suivaient en échelons: cela formait une armée de 36,000 combattants, en qui l'on pouvait avoir confiance; elle avait un parc de quarante bouches à feu. Les généraux Victor, Loison, Vatrin, Boudet, Chambarlhac, Murat, Monnier, commandaient dans cette armée.
§ VII.
Le premier consul avait préféré le passage du Grand-Saint-Bernard, à celui du Mont-Cenis: l'un n'était pas plus difficile que l'autre. Il y a de Lausanne à Saint-Pierre, village au pied du Saint-Bernard, un chemin praticable pour l'artillerie; et depuis le village de Saint-Remi à Aoste, on trouve également un chemin praticable aux voitures. La difficulté ne consistait donc que dans la montée et dans la descente du Saint-Bernard: cette difficulté était la même pour le passage du Mont-Cenis; mais, en passant par le Saint-Bernard, on avait l'avantage de laisser Turin sur sa droite, et d'agir dans un pays plus couvert et moins connu, et où les mouvements seraient plus cachés que sur la grande communication de la Savoie, où l'ennemi devait nécessairement avoir beaucoup d'espions. Le passage prompt de l'artillerie paraissait une chose impossible. On s'était pourvu d'un grand nombre de mulets; on avait fabriqué une grande quantité de petites caisses pour contenir les cartouches d'infanterie et les munitions des pièces. Ces caisses devaient être portées par les mulets, ainsi que des forges de montagne, de sorte que la difficulté réelle à vaincre, était le transport des pièces. Mais on avait préparé à l'avance une centaine de troncs d'arbre, creusés de manière à pouvoir recevoir les pièces qui y étaient fixées par les tourillons: à chaque bouche à feu ainsi disposée, 100 soldats devaient s'atteler; les affûts devaient être démontés et portés à dos de mulets. Toutes ces dispositions se firent avec tant d'intelligence, par les généraux d'artillerie, Gassendy et Marmont, que la marche de l'artillerie ne causa aucun retard: les troupes même se piquèrent d'honneur de ne point laisser leur artillerie en arrière, et se chargèrent de la traîner. Pendant toute la durée du passage, la musique des régiments se faisait entendre; ce n'était que dans les pas difficiles, que le pas de charge donnait une nouvelle vigueur aux soldats. Une division entière aima mieux, pour attendre son artillerie, bivouaquer sur le sommet de la montagne, au milieu de la neige et d'un froid excessif, que de descendre dans la plaine, quoiqu'elle en eût eu le temps avant la nuit. Deux demi-compagnies d'ouvriers d'artillerie avaient été établies dans les villages de Saint-Pierre et de Saint-Remi, avec quelques forges de campagne, pour le démontage et le remontage de diverses voitures d'artillerie. On parvint à passer une centaine de caissons.
Le 16 mai, le premier consul alla coucher au couvent de Saint-Maurice, et toute l'armée passa le Saint-Bernard, les 17, 18, 19 et 20 mai. Le premier consul passa lui-même le 20; il montait, dans les plus mauvais pas, le mulet d'un habitant de Saint-Pierre, désigné par le prieur du couvent, comme le mulet le plus sûr de tout le pays. Le guide du premier consul était un grand et vigoureux jeune homme de vingt-deux ans, qui s'entretint beaucoup avec lui, en s'abandonnant à cette confiance propre à son âge et à la simplicité des habitants des montagnes: il confia au premier consul toutes ses peines, ainsi que les rêves de bonheur qu'il faisait pour l'avenir. Arrivé au couvent, le premier consul qui jusque-là ne lui avait rien témoigné, écrivit un billet, et le donna à ce paysan, pour le remettre à son adresse; ce billet était un ordre qui prescrivait diverses dispositions qui eurent lieu immédiatement après le passage, et qui réalisaient toutes les espérances du jeune paysan; telles que la bâtisse d'une maison, l'achat d'un terrain, etc. Quelque temps après son retour, l'étonnement du jeune montagnard fut bien grand de voir tant de monde s'empresser de satisfaire ses desirs, et la fortune lui arriver de tous côtés.
Le premier consul s'arrêta une heure au couvent des hospitaliers, et opéra la descente à la Ramasse, sur un glacier presque perpendiculaire. Le froid était encore vif; la descente du Grand-Saint-Bernard fut plus difficile pour les chevaux, que ne l'avait été la montée; néanmoins on n'eut que peu d'accidents. Les moines du couvent étaient approvisionnés d'une grande quantité de vins, pains, fromages; et en passant, chaque soldat recevait de ces bons religieux une forte ration.
Le 16 mai, le général Lannes, avec les sixième demi-brigade légère, vingt-huitième et quarante-quatrième de ligne, onzième, douzième régiments de hussards, et vingt-unième de chasseurs, arriva à Aoste, ville qui fut pour l'armée, d'une grande ressource. Le 17, cette avant-garde arriva à Châtillon, où un corps autrichien de 4 à 5,000 hommes, que l'on avait cru suffisant pour défendre la vallée, était en position; il fut aussitôt attaqué et culbuté: on lui prit trois pièces et quelques centaines de prisonniers.
L'armée française croyait avoir franchi tous les obstacles; elle suivait une vallée assez belle, où elle retrouvait des maisons, de la verdure et le printemps, lorsque tout-à-coup elle fut arrêtée par le canon du fort de Bard.
Ce fort, entre Aoste et Ivrée, est situé sur un mamelon conique, et entre deux montagnes, à vingt-cinq toises l'une de l'autre; à son pied coule le torrent de la Doria, dont il ferme absolument la vallée; la route passe dans les fortifications de la ville de Bard, qui a une enceinte et est dominée par le feu du fort. Les officiers du génie, attachés à l'avant-garde, s'approchèrent pour reconnaître un passage, et firent le rapport qu'il n'en existait pas d'autre que celui de la ville. Le général Lannes ordonna, dans la nuit, une attaque pour tâter le fort; mais il était partout à l'abri d'un coup de main. Comme il arrive toujours, en pareille circonstance, l'alarme se communiqua rapidement dans toute l'armée, et reflua sur ses derrières. Des ordres même furent donnés pour arrêter le passage de l'artillerie sur le Saint-Bernard; mais le premier consul, déja arrivé à Aoste, se porta aussitôt devant Bard: il gravit sur la montagne de gauche, le rocher Albarédo, qui domine à la fois et la ville et le fort, et bientôt reconnut la possibilité de s'emparer de la ville. Il n'y avait pas un moment à perdre: le 25, à la nuit tombante, la cinquante-huitième demi-brigade, conduite par le chef Dufour, escalada l'enceinte, et s'empara de la ville qui n'est séparée du fort que par le torrent de la Doria. Vainement, toute la nuit, il plut une grêle de mitraille, à une demi-portée de fusil, sur les Français qui étaient dans la ville: ils s'y maintinrent, et enfin, par considération pour les habitants, le feu du fort cessa.
L'infanterie et la cavalerie passèrent un à un, par le sentier de la montagne de gauche, qu'avait gravie le premier consul, et où jamais n'avait passé aucun cheval: c'était un sentier connu seulement des chevriers.
Les nuits suivantes, les officiers d'artillerie, avec une rare intelligence, et les canonniers, avec la plus grande intrépidité, firent passer leurs pièces par la ville. Toutes les précautions avaient été prises pour en cacher la connaissance au commandant du fort: le chemin avait été couvert de matelas et de fumier; les pièces couvertes de branchages et de paille, étaient traînées, à la bricole, dans le plus grand silence. On traversait ainsi un espace de plusieurs centaines de toises, à la portée de pistolet des batteries du fort. La garnison ne se doutant de rien, faisait cependant des décharges de temps en temps, qui tuèrent ou blessèrent bon nombre de canonniers; mais cela ne ralentit en rien leur zèle: le fort ne se rendit que dans les premiers jours de juin. On était alors parvenu, avec des peines extrêmes, à monter plusieurs pièces sur l'Albaredo, d'où elles foudroyèrent les batteries du fort. S'il en eût fallu attendre la prise, pour faire passer l'artillerie, tout l'espoir de la campagne eût été perdu.
Cet obstacle fut plus considérable que celui du Grand-Saint-Bernard lui-même; et cependant ni l'un ni l'autre ne retardèrent d'un seul jour la marche de l'armée. Le premier consul connaissait bien l'existence du fort de Bard; mais tous les plans et tous les renseignements à ce sujet, permettaient de le supposer facile à enlever. Cette difficulté, une fois surmontée, eut un effet avantageux. L'officier autrichien qui commandait le fort, expédia lettre sur lettre à Mélas, pour l'instruire qu'il voyait passer plus de 30,000 hommes au moins, 3 ou 4,000 chevaux, et un nombreux état-major; que ces masses se dirigeaient sur sa droite, par un escalier dans le rocher Albarédo: mais qu'il promettait que ni un caisson, ni une pièce d'artillerie, ne pourraient passer; qu'il pouvait tenir un mois, et qu'ainsi, jusqu'à cette époque, il n'était pas probable que l'armée française osât se hasarder en plaine, n'ayant pas encore reçu son artillerie. Lors de la reddition du fort, tous les officiers de la garnison furent étrangement surpris d'apprendre que toute l'artillerie française avait passé de nuit, à trente ou quarante toises de leurs remparts.
S'il eût été tout-à-fait impossible de faire passer l'artillerie par la ville de Bard, l'armée française aurait-elle repassé le Grand-Saint-Bernard? Non: elle aurait également débouché jusqu'à Ivrée, mouvement qui eût nécessairement rappelé Mélas de Nice. Elle n'avait rien à craindre, même sans artillerie, dans les excellentes positions que lui offrait l'entrée des gorges, d'où, protégeant le siège du fort de Bard, elle en eût attendu la prise.—Ce fort est tombé naturellement au pouvoir des Français, le 1er juin; mais il est probable qu'il eût été pris plus tôt, s'il avait arrêté le passage de l'armée, et qu'il en eût attiré tous les efforts, au lieu de ceux d'une brigade de conscrits commandés par le général Chabran, qui avait été laissée pour en faire le siège. Ce dernier corps avait passé par le Petit-Saint-Bernard.
Cependant, depuis le 12 mai, Mélas avait fait refluer des troupes sur Turin et renforcé les divisions qui gardaient la vallée d'Aoste et celle du Mont-Cenis; lui-même, de sa personne, était arrivé le 22 à Turin. Le même jour, le général Turreau, qui commandait sur les Alpes, attaqua avec 3,000, hommes le Mont-Cenis, s'en empara, fit des prisonniers, et prit position entre Suse et Turin: diversion qui inquiéta Mélas, et l'empêcha de porter tous ses efforts sur la Dora Baltéa.
Le 24, le général Lannes, avec l'avant-garde, arriva devant Ivrée; il y trouva une division de 5 à 6,000 hommes: depuis huit jours, on avait commencé l'armement de cette place et de la citadelle, quinze bouches à feu étaient déja en batterie; mais sur cette division de 6,000 hommes, il y en avait 3,000 de cavalerie qui n'étaient pas propres à la défense d'Ivrée, et l'infanterie était celle qui avait été déja battue à Châtillon. La ville, attaquée avec la plus grande intrépidité, d'un côté par le général Lannes et de l'autre par le général Vatrin, fut bientôt enlevée, ainsi que la citadelle, où l'on trouva de nombreux magasins de toutes espèces: l'ennemi se retira derrière la Chiusella, et prit position à Romano pour couvrir Turin, d'où il reçut des renforts considérables.
Le 26, le général Lannes marcha contre l'ennemi, il l'attaqua dans sa position; et, après un combat fort chaud, le culbuta et le rejeta en désordre sur Turin. L'avant-garde prit aussitôt la position de Chivasso, d'où elle intercepta le cours du Pô, et s'empara d'un grand nombre de barques chargées de vivres, de blessés, et enfin de toute l'évacuation de Turin. Le premier consul passa, le 28 mai, la revue de l'avant-garde à Chivasso, harangua les troupes, et distribua des éloges aux corps qui la composaient.
Cependant on disposa les barques prises sur le Pô pour la construction d'un pont; cette menace produisit l'effet qu'on en attendait: Mélas affaiblit les troupes qui couvraient Turin sur la rive gauche, et envoya ses principales forces pour s'opposer à la construction du pont.
C'était ce que souhaitait le premier consul, afin de pouvoir opérer sur Milan sans être inquiété.
Un parlementaire autrichien, choisi parmi les officiers de l'armée autrichienne, qui avait l'honneur de connaître le premier consul, fut envoyé aux avant-postes par le général Mélas. Son étonnement fut extrême en voyant le premier consul si près de l'armée autrichienne; cette nouvelle, rapportée par cet officier à Mélas, le remplit de terreur et de confusion. Toute l'armée de réserve, avec son artillerie, arriva à Ivrée les 26 et 27 mai.
§ VIII.
Le quartier-général de l'armée autrichienne était à Turin; mais la moitié des forces ennemies était devant Gênes, et l'autre moitié était supposée, et était effectivement en chemin pour venir par le col de Tende, renforcer les corps qui étaient à Turin. Dans cette circonstance, quel parti prendra le premier consul? marchera-t-il sur Turin, pour en chasser Mélas, se réunir avec Turreau et se trouver ainsi assuré de ses communications avec la France et avec ses arsenaux de Grenoble et de Briançon? jettera-t-il un pont à Chivasso, profitant des barques que la fortune a fait tomber en son pouvoir? et se dirigera-t-il à tire-d'aile sur Gênes pour débloquer cette place importante? ou bien, laissant Mélas sur ses derrières, passera-t-il la Sésia, le Tésin, pour se porter sur Milan et sur l'Adda, faire sa jonction avec le corps de Moncey, composé de 15,000 hommes, qui venaient de l'armée du Rhin, et qui avaient débouché par le Saint-Gothard?
De ces trois partis, le premier était contraire aux vrais principes de la guerre, puisque Mélas avait des forces assez considérables avec lui: l'armée française courait donc la chance de livrer une bataille, n'ayant pas de retraite assurée; le fort de Bard n'étant pas encore pris. D'ailleurs, si Mélas abandonnait Turin et se portait sur Alexandrie, la campagne était manquée, chaque armée se trouvait dans une position naturelle: l'armée française appuyée au Mont-Blanc et au Dauphiné; et celle de Mélas aurait eu sa gauche à Gênes: et derrière elle les places de Mantoue, Plaisance et Milan.
Le deuxième parti ne paraissait pas praticable: comment s'aventurer au milieu d'une armée aussi puissante que l'armée autrichienne, entre le Pô et Gênes, sans avoir aucune ligne d'opération, aucune retraite assurée?
Le troisième parti, au contraire, offrait tous les avantages: l'armée française, maîtresse de Milan, on s'emparait de tous les magasins, de tous les dépôts, de tous les hôpitaux de l'armée ennemie; on se joignait à la gauche que commandait le général Moncey; on avait une retraite assurée par le Simplon et le Saint-Gothard. Le Simplon conduisait sur le Valais et sur Sion, où l'on avait dirigé tous les magasins de vivres pour l'armée. Le Saint-Gothard conduisait sur la Suisse, dont nous étions en possession depuis deux ans, et que couvrait l'armée du Rhin alors sur l'Iller? Dans cette position, le général français pouvait agir selon sa volonté: Mélas marchait-il avec son armée réunie de Turin, sur la Sésia et le Tésin; l'armée française pouvait lui livrer bataille avec l'immense avantage que, si elle était victorieuse, Mélas, sans retraite, serait poursuivi et jeté en Savoie; et, dans le cas où l'armée française serait battue, elle se retirait par le Simplon et le Saint-Gothard. Si Mélas, comme il était naturel de le supposer, se dirigeait sur Alexandrie pour s'y réunir à l'armée qui venait de Gênes, on pouvait espérer, en se portant à sa rencontre, en passant le Pô, de le prévenir et de lui livrer bataille. L'armée française, ayant ses derrières assurés sur le fleuve et Milan, le Simplon et le Saint-Gothard; tandis que l'armée autrichienne, ayant sa retraite coupée, et n'ayant aucune communication avec Mantoue et l'Autriche, serait exposée à être jetée sur les montagnes de la rivière du Ponent, et entièrement détruite ou prise au pied des Alpes, au col de Tende et dans le comté de Nice. Enfin, en adoptant le troisième parti, si une fois maître de Milan, il convenait au général français de laisser passer Mélas, et de rester entre le Pô, l'Adda et le Tésin; il avait ainsi, sans bataille, reconquis la Lombardie et le Piémont, les Alpes maritimes, la rivière de Gênes, et fait lever le blocus de cette ville: c'étaient des résultats assez beaux.
Un corps de 2,000 Italiens réfugiés, commandé par le général Lecchi, s'était porté, le 21 mai, de Châtillon sur la haute Sésia. Ce corps eut un combat avec la légion de Rohan, la battit; et vint prendre position aux débouchés du Simplon, dans la vallée de Domo-d'Ossola, afin d'assurer les communications de l'armée par le Simplon.
Le 27, le général Murat se dirigea sur Verceil et passa la Sésia.
Le 31 mai, le premier consul se porta rapidement sur le Tésin; les corps d'observation, que le général Mélas avait laissés contre les débouchés de la Suisse, et les divisions de cavalerie et d'artillerie qu'il n'avait pas menées avec lui au siége de Gênes, se réunirent pour défendre le passage du fleuve et couvrir Milan. Le Tésin est extrêmement large et rapide.
L'adjudant-général Girard, officier du plus haut mérite et de la plus rare intrépidité, passa le premier le fleuve. Le combat fut chaud toute la journée sur la rive gauche. L'armée française n'avait pas de pont, elle passait sur quatre nacelles: mais comme le pays est très-coupé et boisé, et que l'on était favorisé par la position du Naviglio de Milan, la cavalerie ennemie ne s'engagea qu'avec répugnance sur un tel terrain.
Le 2 juin, le premier consul entra dans Milan; il fit aussitôt cerner la citadelle. Le général Lannes, avec l'avant-garde, s'était mis en marche forcée le 30; et, laissant un corps d'observation sur la gauche de la Dora Baltéa, et une garnison dans Ivrée, il marcha en toute hâte sur Pavie, où il entra le 1er juin. Il y trouva des magasins considérables et deux cents bouches à feu, dont trente de campagne.
Cependant, le 4, la division Duhesme entra à Lodi; le 15, elle cerna Pizzighitone, sa cavalerie légère occupa Crémone: l'alarme fut bientôt dans Mantoue, désapprovisionnée et sans garnison. Le corps de Moncey, avec 15,000 hommes de l'armée du Rhin, arriva à Belinzona le 31 mai.
On se peindrait difficilement l'étonnement et l'enthousiasme des Milanais, en voyant arriver l'armée française: le premier consul marchait avec l'avant-garde, de sorte qu'une des premières personnes qui s'offrit aux regards des Milanais, que l'enthousiasme et la curiosité faisaient arriver par tous les chemins détournés au-devant de l'armée française, fut le général Bonaparte. Le peuple de Milan ne voulait pas le croire: on avait dit qu'il était mort dans la mer Rouge, et que c'était un de ses frères qui commandait l'armée française.
Du 2 au 8 juin, c'est-à-dire, pendant six jours, le premier consul fut occupé à recevoir les députations, et à se montrer aux peuples accourus de tous les points de la Lombardie, pour voir leur libérateur. Le gouvernement de la république cisalpine fut réorganisé; mais un grand nombre des plus chauds patriotes italiens gémissaient dans les cachots de l'Autriche. Le premier consul adressa à l'armée la proclamation suivante.
ARMÉE DE RÉSERVE.
Milan, le 17 prairial an VIII.
LE PREMIER CONSUL A L'ARMÉE.
Soldats!
Un de nos départements était au pouvoir de l'ennemi; la consternation était dans tout le midi de la France.
La plus grande partie du territoire du peuple ligurien, le plus fidèle ami de la république, était envahie.
La république cisalpine, anéantie dès la campagne passée, était devenue le jouet du grotesque régime féodal.
Soldats! vous marchez..... et déja le territoire français est délivré! La joie et l'espérance succèdent, dans notre patrie, à la consternation et à la crainte.
Vous rendrez la liberté et l'indépendance au peuple de Gênes; il sera pour toujours délivré de ses éternels ennemis.
Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine!
L'ennemi, épouvanté, n'aspire plus qu'à regagner les frontières. Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve.
Le premier acte de la campagne est terminé.
Des millions d'hommes, vous l'entendez tous les jours, vous adressent des actes de reconnaissance.
Mais aura-t-on donc impunément violé le sol français? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l'armée qui a porté l'alarme dans vos familles? Vous courez aux armes!.... Eh bien! marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite; arrachez-lui les lauriers dont elle s'est parée, et par là apprenez au monde que la malédiction est sur les insensés qui osent insulter le territoire du grand peuple.
Le résultat de tous nos efforts sera, Gloire sans nuage et paix solide.
Le premier consul, Signé, Bonaparte.
§ V.
Les 15,000 hommes, que conduisait le général Moncey, arrivaient lentement; leur marche ne se faisait que par régiment. Ce retard fut nuisible; le premier consul passa la revue de ces troupes, les 6 et 7 juin. Le 9, il partit pour se rendre à Pavie.
Le général Murat s'était porté, le 6 mai, devant Plaisance, l'ennemi y avait un pont et une tête de pont; Murat eut le bonheur de surprendre la tête de pont et de s'emparer de la presque totalité des bateaux. Le même jour, il intercepta une dépêche du ministère de Vienne à M. de Mélas; cette dépêche contenait des renseignements curieux sur la prétendue armée de réserve de Bonaparte. Elle n'existait pas, et l'on prescrivait à Mélas de continuer avec vigueur ses opérations offensives en Provence. Le ministre espérait que Gênes aurait capitulé, et que l'armée anglaise serait arrivée. On lui mandait également qu'il fallait des succès; que l'armée française du Rhin était au cœur de l'Allemagne, et que des succès forceraient à la rappeler au secours de la Provence; que des mouvements, qui avaient eu lieu à Paris, avaient obligé le premier consul à retourner promptement de Genève en cette capitale; que la cour de Vienne mettait toute sa confiance dans les talents du général Mélas et dans l'intrépidité de sa victorieuse armée d'Italie.
Le corps d'observation, que nous avions sur la rive gauche de la Dora Baltéa, était tranquille, ainsi que la garnison d'Ivrée. Depuis le 1er juin, le fort de Bard était pris, et Ivrée se remplissait de toute espèce de munitions de guerre, de vivres et des embarras de l'armée. Mélas avait abandonné Turin, et paraissait se porter sur Alexandrie pour opérer sur la rive droite du Pô.
Le premier consul envoya la division Lapoype, du corps du général Moncey, pour border le Pô depuis Pavie jusqu'à la Dora Baltéa, et éclairer le mouvement de l'ennemi vis-à-vis Plaisance; et résolut de se porter à la Stradella, sur la rive droite du Pô, afin de couper à Mélas la route de Mantoue, et l'obliger à recevoir une bataille, ayant sa ligne d'opération coupée; débloquer à la fois Gênes, et poursuivre l'ennemi en l'acculant aux Alpes.
Le général Lannes, avec l'avant-garde, passa le Pô vis-à-vis Pavie à Belgiojoso, dans la journée du 6.—Le 7, le général Murat passa le Pô à Nocetta, et s'empara de Plaisance, où il trouva des magasins considérables. Le lendemain, il battit un corps autrichien qui était venu l'attaquer, et lui fit 2,000 prisonniers. Le général Murat eut l'ordre de se porter sur la Stradella pour s'y joindre à l'avant-garde; toute l'armée se réunissait sur ce point important.
Cependant, au milieu de si grands succès, et l'esprit livré aux plus belles espérances, on apprit une fâcheuse nouvelle: Gênes avait capitulé le 4, et les troupes autrichiennes, du blocus, revenaient à marche forcée se joindre à l'armée de Mélas sur Alexandrie. Des refugiés milanais, qui avaient été renfermés dans Gênes, donnèrent des détails sur les opérations de ce siège. Masséna, après la capitulation, avait commis la faute impardonnable de s'embarquer de sa personne sur un corsaire pour se rendre à Antibes. Une partie de son armée avait été également embarquée pour la même destination; seulement un corps de 8,500 hommes se dirigeait par terre.—Les troupes avaient conservé leurs armes, munitions, etc. La capitulation ne pouvait pas être plus honorable; mais cette funeste disposition du général Masséna, d'autant moins excusable, qu'il connaissait l'arrivée de l'armée du premier consul sur le Pô, annula tout ce que les conditions de la capitulation avaient d'avantageux. Si, d'après la capitulation, Masséna était sorti à la tête de toutes ses troupes (et il avait encore 12,000 hommes disponibles, armés, et son artillerie), et qu'arrivé à Voltri, il eût repris ses opérations, il aurait contenu un pareil nombre de troupes autrichiennes; il eût été promptement joint par les troupes du général Suchet, qui étaient en marche sur Port-Maurice, et aurait alors manœuvré contre l'ennemi avec une vingtaine de mille hommes. Mais ces troupes sortirent sans leur général; elles se dirigèrent par la rivière de Gênes: leur mouvement ne fut arrêté que lorsqu'elles furent rencontrées par le général Suchet. Trois ou quatre jours avaient été ainsi perdus; ces troupes furent inutiles. La victoire de Marengo avait remédié à tout.
§ VI.
Le premier consul vit alors qu'il ne pouvait compter que sur ses propres forces, et qu'il allait avoir affaire à toute l'armée. Le 8, au soir, les coureurs ennemis vinrent observer les Français, qui avaient passé le Pô, et étaient bivouaqués sur la rive droite; ils les crurent peu nombreux, et une avant-garde de quatre à cinq mille Autrichiens vint les attaquer; mais toute l'avant-garde et une partie de l'armée française avaient déja passé. Le général Lannes mena battant cette avant-garde ennemie; et, à la nuit, il prit position devant l'armée autrichienne, qui occupait Montebello et Casteggio.
Cette armée était commandée par le général Ott, le même qui avait commandé le blocus de Gênes. Ce corps était venu en trois marches. L'observation des feux des bivouacs, le rapport des prisonniers et des déserteurs, faisaient monter cette partie de l'armée autrichienne à trente bataillons, formant 18,000 hommes. Les grenadiers d'Ott, l'élite de l'armée autrichienne, en faisaient partie.
Le général Lannes était en position, et, attendant à chaque instant des renforts, il n'avait pas intérêt d'attaquer; mais le général autrichien, à la pointe du jour, engagea la bataille. Le général Lannes n'avait avec lui que 8,000 hommes; mais la division Victor, qui avait passé le fleuve, n'était qu'à trois lieues. La bataille fut sanglante: Lannes s'y couvrit de gloire; ses troupes firent des prodiges d'intrépidité. Sur le midi, l'arrivée de la division Victor décida entièrement la victoire. Les Autrichiens se battirent en désespérés: ils étaient encore fiers des succès qu'ils avaient obtenus, la campagne précédente; ils sentaient que leur position les mettait dans la nécessité d'être vainqueurs.
Le premier consul, à la première nouvelle de l'attaque de l'ennemi contre l'avant-garde française, était accouru sur le champ de bataille; mais, à son arrivée, la victoire était déja décidée: les ennemis avaient perdu 3,000 hommes tués, et six mille prisonniers. Le champ de bataille était tout jonché de morts. Le général Lannes était couvert de sang: les troupes, qui avaient le sentiment de s'être bien comportées, étaient exténuées de fatigue, mais ivres de joie.
Les 10, 11 et 12, le premier consul resta à la position de la Stradella, employant ce temps à réunir son armée, à assurer sa retraite par l'établissement de deux ponts sur le Pô, avec des têtes de pont. Plus rien ne le pressait; Gênes était tombée.
Il envoya par des affidés, à travers les montagnes, l'ordre au général Suchet de marcher sur la Scrivia par le débouché du col de Cadibone.
L'ennemi avait une cavalerie formidable et une artillerie très-nombreuse. Ni l'une ni l'autre de ces armes n'avaient souffert, tandis que notre cavalerie et notre artillerie étaient très-inférieures en nombre: il était donc hasardeux de s'engager dans la plaine de Marengo. Si l'ennemi voulait rouvrir ses communications, et regagner Mantoue, c'était par la Stradella qu'il fallait qu'il passât, et qu'il marchât sur le ventre de l'armée française. Cette position de la Stradella semblait avoir été faite exprès pour l'armée française: la cavalerie ennemie ne pouvait rien contre elle, et la très-grande supériorité de son artillerie était moindre là que partout ailleurs. La droite de l'armée du premier consul s'appuyait au Pô et aux plaines marécageuses et impraticables qui l'avoisinaient: le centre, placé sur la chaussée, était appuyé de gros villages, ayant de grandes maisons en maçonnerie solide; et la gauche, sur de belles hauteurs.
§ VII.
Dans la journée du 11, Desaix, qui revenait d'Égypte, et qui avait fait la quarantaine à Toulon, arriva au quartier-général de Montebello avec ses aides-de-camp, Rapp et Savary. La nuit entière se passa en longues conférences entre le premier consul et Desaix sur tout ce qui s'était passé en Égypte depuis que le premier consul en était parti; sur les détails de la campagne de la Haute-Égypte; sur les négociations d'El-Arisch, et la composition de la grande-armée turque du grand-visir; enfin sur la bataille d'Héliopolis, et la situation actuelle de l'armée française. «Comment, dit le premier consul, avez-vous pu, vous, Desaix, attacher votre nom à la capitulation d'El-Arisch?—Je l'ai fait, répondit Desaix; je le ferais encore, parce que le général en chef ne voulait plus rester en Égypte; et que, dans une armée éloignée et hors de l'influence du gouvernement, les dispositions du général en chef, équivalent à celles des cinq sixièmes de l'armée. J'ai toujours eu le plus grand mépris pour l'armée du grand-visir, que j'ai observée de près. J'ai écrit à Kléber que je me faisais fort de la repousser avec ma seule division. Si vous m'aviez laissé le commandement de l'armée d'Égypte, et que vous eussiez emmené Kléber, je vous aurais conservé cette belle province, et vous n'eussiez jamais entendu parler de capitulation: mais enfin les choses ont bien tourné; et Kléber, à Héliopolis, a réparé les fautes qu'il avait faites depuis six mois.»
Desaix brûlait de se signaler. Son cœur était ulcéré des mauvais traitements que lui avait fait éprouver, à Livourne, l'amiral Keith; il avait soif de se venger. Le premier consul lui donna sur-le-champ le commandement de la division Boudet.
§ VIII.
Mélas avait son quartier-général à Alexandrie: toute son armée y était réunie depuis deux jours; sa position était critique, parce qu'il avait perdu sa ligne d'opération. Plus il tardait à prendre un parti, plus sa position s'empirait, parce que d'un côté le corps de Suchet arrivait sur les derrières, et que d'un autre côté l'armée du premier consul se fortifiait et se retranchait, chaque jour davantage, à sa position de la Stradella.
Cependant le général Mélas ne faisait aucun mouvement; dans la situation où il se trouvait il avait trois partis à prendre: le premier était de passer sur le ventre de l'armée du premier consul, l'armée autrichienne lui était très-supérieure en nombre, de gagner Plaisance, et de reprendre sa ligne d'opération sur Mantoue.
Le deuxième parti était de passer le Pô à Turin, ou entre cette ville et l'embouchure de la Sézia, de se porter ensuite à grandes marches sur le Tésin, de le passer; et, arrivant à Milan avant l'armée du premier consul, de lui couper sa ligne et le jeter derrière l'Adda.
Le troisième parti était de se jeter d'Alexandrie sur Novi, de s'appuyer à Gênes et à l'escadre anglaise de l'amiral Keith, de ne point prendre l'offensive jusqu'à l'arrivée de l'armée anglaise déja réunie à Mahon. L'armée autrichienne était sûre de ne point manquer de vivres ni de munitions, et même de recevoir des renforts, puisque par sa droite elle eût communiqué avec Florence et Bologne; qu'en Toscane, il y avait une division napolitaine, et qu'en outre les communications par mer étaient en son pouvoir. De cette position le général Mélas pouvait, quand il le voulait, regagner Mantoue, en faisant transporter, par mer, en Toscane, une grande partie de sa grosse artillerie.
Le général Lapoype, qui était le long du Pô, avait l'ordre de se plier sur le Tésin dans le cas où l'ennemi se porterait sur la rive gauche; il y aurait été joint par cinq ou six mille hommes, que pouvait réunir le général Moncey qui commandait à Milan. Ces dix mille hommes étaient plus que suffisants pour retarder le passage, et donner le temps au premier consul de revenir par les deux ponts, derrière le Tésin.
Le 12, dans l'après midi, le premier consul, surpris de l'inaction du général Mélas, conçut des inquiétudes, et craignit que l'armée autrichienne ne se fût portée sur Gênes ou sur le Tésin, ou bien qu'elle n'eût marché contre Suchet, pour l'écraser et revenir ensuite contre le premier consul; ce dernier résolut de quitter la Stradella, et de se porter sur la Scrivia en forme d'une grande reconnaissance, afin de pouvoir agir selon le parti que prendrait l'ennemi. Le soir, l'armée française[11] prit position sur la Scrivia, Tortone était cernée, le quartier-général fut placé à Voghera: dans ce mouvement, on n'obtint aucune nouvelle de l'ennemi; on n'aperçut que quelques coureurs de cavalerie, qui n'indiquaient pas la présence d'une armée dans les plaines de Marengo.—Le premier consul ne douta plus que l'armée autrichienne ne lui eût échappé.
Le 13, à la pointe du jour, il passa la Scrivia, et se porta à Saint-Juliano, au milieu de l'immense plaine de Marengo. La cavalerie légère ne reconnut pas d'ennemi; il n'y eut plus aucun doute qu'il ne fût en pleine manœuvre, puisque, s'il eût voulu attendre l'armée française, il n'eût pas négligé le beau champ de bataille que lui offrait la plaine de Marengo, si avantageuse au développement de son immense cavalerie: il parut probable que l'ennemi marchait sur Gênes.
Le premier consul, dans cette pensée, dirigea en toute hâte le corps de Desaix en forme d'avant-garde sur son extrême gauche, avec ordre d'observer la chaussée qui de Novi conduit à Alexandrie: il ordonna à la division Victor de se porter sur le village de Marengo, et d'envoyer des coureurs sur la Bormida, pour s'assurer si l'ennemi n'y avait point de pont. Victor arriva à Marengo: il y trouva une arrière-garde de trois à quatre mille Autrichiens; il l'attaqua, la mit en déroute, et s'empara du village. Ses coureurs arrivèrent sur la Bormida à la nuit tombante; ils mandèrent que l'ennemi n'y avait point de pont, et qu'il n'y avait qu'une simple garnison dans Alexandrie; ils ne donnèrent point de nouvelles de l'armée de Mélas.
Le corps de Lannes bivouaqua diagonalement en arrière de Marengo, sur la droite.
Le premier consul était fort inquiet; à la nuit, il résolut de se rendre à son quartier-général de la veille, afin d'aller à la rencontre des nouvelles du général Moncey, du général Lapoype et des agents qui avaient été envoyés du côté de Gênes, et qui avaient rendez-vous à ce quartier-général, mais la Scrivia était débordée. Ce torrent en peu d'heures grossit considérablement, et peu d'heures lui suffisent aussi pour le remettre en son premier état. Cela décida le premier consul à arrêter son quartier-général à Torre di Garafolo entre Tortone et Alexandrie. La nuit se passa dans cette situation.
Cependant la plus horrible confusion régnait dans Alexandrie, depuis le combat de Montebello. Les plus sinistres pressentiments agitaient le conseil autrichien; il voyait l'armée autrichienne, coupée de sa ligne d'opération, de ses dépôts, et placée entre l'armée du premier consul et celle du général Suchet, dont les avant-postes avaient passé les montagnes, et commençaient à se faire sentir sur les derrières du flanc droit des Autrichiens. La plus grande irrésolution agitait les esprits.
Après bien des hésitations, le 11, Mélas se décida à faire un gros détachement sur Suchet, le reste de l'armée autrichienne restant couvert par la Bormida et la citadelle d'Alexandrie; mais, dans la nuit du 11 au 12, Mélas apprit le mouvement du premier consul sur la Scrivia. Il rappela, le 12, son détachement, et passa, tout le 13 et la nuit du 13 au 14, en délibérations: enfin, après de vives et orageuses discussions, le conseil de Mélas décida que l'existence de l'armée de réserve lui avait été inconnue; que les ordres et les instructions du conseil aulique n'avaient mentionné que l'armée de Masséna; que la fâcheuse position où l'on se trouvait devait donc être attribuée au ministère, et non au général; que dans cette circonstance imprévue, de braves soldats devaient faire leur devoir; qu'il fallait donc passer sur le ventre de l'armée du premier consul, et rouvrir ainsi les communications avec Vienne; que si l'on réussissait, tout était gagné, puisque l'on était maître de la place de Gênes, et qu'en retournant très-vite sur Nice, on exécuterait le plan d'opérations arrêté à Vienne; et qu'enfin, si l'on échouait et que l'on perdît la bataille, la position serait affreuse sans doute, mais que la responsabilité en tomberait tout entière sur le ministère.
Ce raisonnement fixa toutes les opinions; il n'y eut plus qu'un cri: Aux armes! aux armes! et chacun alla faire ses dispositions pour la bataille du lendemain.
Toutes les chances, pour le succès de la bataille, étaient en faveur de l'armée autrichienne; cette armée était très-nombreuse; sa cavalerie était au moins triple de celle de l'armée française. On ne savait pas positivement quelle était la force de celle-ci; mais l'armée autrichienne, malgré la perte éprouvée à la bataille de Montebello, malgré celles essuyées du côté de Gênes et du côté de Nice depuis la retraite, l'armée autrichienne devait être encore bien supérieure à l'armée de réserve. (Voyez le tableau ci-contre.)
Le 14, à l'aube du jour, les Autrichiens défilèrent sur les trois ponts de la Bormida, et attaquèrent avec fureur le village de Marengo. La résistance fut opiniâtre et longue.
Le premier consul, instruit par la vivacité de la canonnade, que l'armée autrichienne attaquait, expédia sur-le-champ l'ordre au général Desaix de revenir avec son corps sur San-Juliano. Il était à une demi-marche de distance, sur la gauche.
Le premier consul arriva sur le champ de bataille à dix heures du matin, entre San-Juliano et Marengo. L'ennemi avait enfin emporté Marengo, et la division Victor, après la plus vive résistance, ayant été forcée, s'était mise dans une complète déroute. La plaine sur la gauche était couverte de nos fuyards, qui répandaient partout l'alarme, et même plusieurs faisaient entendre ce cri funeste: Tout est perdu!
Le corps du général Lannes, un peu en arrière de la droite de Marengo, était aux mains avec l'ennemi, qui, après la prise de ce village, se déployant sur sa gauche, se mettait en bataille devant notre droite qu'elle débordait déja. Le premier consul envoya aussitôt son bataillon de la garde consulaire, composé de huit cents grenadiers, l'élite de l'armée, se placer à cinq cents toises sur la droite de Lannes, dans une bonne position, pour contenir l'ennemi. Le premier consul se porta lui-même, avec la soixante-douzième demi-brigade au secours du corps de Lannes, et dirigea la division de réserve Cara Saint-Cyr sur l'extrême droite à Castel-Cériolo, pour prendre en flanc toute la gauche de l'ennemi.
Cependant, au milieu de cette immense plaine, l'armée reconnaît le premier consul, entouré de son état-major et de deux cents grenadiers à cheval, avec leurs bonnets à poil; ce seul aspect suffit pour rendre aux troupes l'espoir de la victoire: la confiance renaît; les fuyards se rallient sur San-Juliano, en arrière de la gauche du général Lannes. Celui-ci, attaqué par une grande partie de l'armée ennemie, opérait sa retraite au milieu de cette vaste plaine, avec un ordre et un sang-froid admirables. Ce corps mit trois heures pour faire en arrière trois-quarts de lieue, exposé en entier au feu de mitraille de quatre-vingts bouches à feu, dans le temps que, par un mouvement inverse, Cara Saint-Cyr marchait en avant sur l'extrême droite, et tournait la gauche de l'ennemi.
Sur les trois heures après midi, le corps de Desaix arriva: le premier consul lui fit prendre position sur la chaussée, en avant de San-Juliano.
Mélas qui croyait la victoire décidée, accablé de fatigue, repassa les ponts et rentra dans Alexandrie, laissant au général Zach, son chef d'état-major, le soin de poursuivre l'armée française. Celui-ci croyant que la retraite de cette armée s'opérait sur la chaussée de Tortone, cherchait à arriver sur cette chaussée derrière San-Juliano; mais, au commencement de l'action, le premier consul avait changé sa ligne de retraite, et l'avait dirigée entre Sale et Tortone, de sorte que la chaussée de Tortone n'était d'aucune importance pour l'armée française.
En opérant sa retraite, le corps de Lannes refusait constamment sa gauche, se dirigeant ainsi sur le nouveau point de retraite; et Cara Saint-Cyr, qui était à l'extrémité de la droite, se trouvait presque sur la ligne de retraite dans le temps que le général Zach croyait ses deux corps coupés.
Cependant la division Victor s'était ralliée et brûlait d'impatience d'en venir de nouveau aux mains. Toute la cavalerie de l'armée était massée en avant de San-Juliano, sur la droite de Desaix, et en arrière de la gauche du général Lannes. Les boulets et les obus tombaient sur San-Juliano; une colonne de six mille grenadiers de Zach en avait déja gagné la gauche. Le premier consul envoya l'ordre au général Desaix de se précipiter, avec sa division toute fraîche, sur cette colonne ennemie. Desaix fit aussitôt ses dispositions pour exécuter cet ordre; mais, comme il marchait à la tête de deux cents éclaireurs de la neuvième légère, il fut frappé d'une balle au cœur, et tomba roide mort au moment où il venait d'ordonner la charge: ce coup enleva à l'empereur l'homme qu'il jugeait le plus digne de devenir son lieutenant.
Ce malheur ne dérangea en rien le mouvement, et le général Boudet fit passer facilement dans l'ame de ses soldats ce vif desir dont il était lui-même pénétré, de venger à l'instant un chef tant aimé. La neuvième légère, qui, là, mérita le titre d'incomparable, se couvrit de gloire. En même temps le général Kellermann, avec 800 hommes, grosse cavalerie, faisait une charge intrépide sur le milieu du flanc gauche de la colonne: en moins d'une demi-heure, ces six mille grenadiers furent enfoncés, culbutés, dispersés; ils disparurent.
Le général Zach et tout son état-major furent faits prisonniers.
Le général Lannes marcha sur-le-champ en avant au pas de charge. Cara Saint-Cyr, qui à notre droite se trouvait en potence sur le flanc gauche de l'ennemi, était beaucoup plus près des ponts sur la Bormida que l'ennemi lui-même. Dans un moment, l'armée autrichienne fut dans la plus épouvantable confusion. Huit à dix mille hommes de cavalerie, qui couvraient la plaine, craignant que l'infanterie de Saint-Cyr n'arrivât au pont avant eux, se mirent en retraite au galop, en culbutant tout ce qui se trouvait sur leur passage. La division Victor se porta en toute hâte pour reprendre son champ de bataille au village de Marengo. L'armée ennemie était dans la plus horrible déroute; chacun ne pensait plus qu'à fuir. L'encombrement devint extrême sur les ponts de la Bormida, où la masse des fuyards était obligée de se resserrer; et à la nuit tout ce qui était resté sur la rive gauche tomba au pouvoir de la république.
§ IX.
Il serait difficile de se peindre la confusion et le désespoir de l'armée autrichienne. D'un côté, l'armée française était sur les bords de la Bormida, et il était à croire qu'à la pointe du jour elle la passerait; d'un autre côté, le général Suchet, avec son armée, était sur ses derrières, dans la direction de sa droite.
Où opérer sa retraite? En arrière, elle se trouverait acculée aux Alpes et aux frontières de France; sur la droite, vers Gênes, elle eût pu faire ce mouvement avant la bataille: mais elle ne pouvait plus espérer pouvoir le faire après sa défaite, et pressée par l'armée victorieuse. Dans cette position désespérée, le général Mélas résolut de donner toute la nuit pour rallier et faire reposer ses troupes, de profiter pour cela du rideau de la Bormida et de la protection de la citadelle d'Alexandrie, et ensuite, s'il le fallait, de repasser le Tanaro, et de se maintenir ainsi dans cette position; que cependant on chercherait, en ouvrant des négociations, à sauver l'armée par une capitulation.
Le 15, à la pointe du jour, un parlementaire autrichien vint proposer une suspension d'armes; ce qui donna lieu le même jour à la convention suivante, par laquelle la place de Gênes, toutes celles du Piémont, de la Lombardie, des légations, furent remises à l'armée française; et l'armée autrichienne obtint ainsi la permission de retourner derrière Mantoue, sans être prisonnière de guerre. Par là toute l'Italie fut conquise.
CONVENTION
Entre les généraux en chef des armées française et impériale.
Art. 1er. Il y aura armistice et suspension d'hostilités entre l'armée de sa majesté impériale et celle de la république française en Italie, jusqu'à la réponse de la cour de Vienne.
2. L'armée de sa majesté impériale occupera tous les pays compris entre le Mincio, la Fossa-Maestra et le Pô; c'est-à-dire, Peschiera, Mantoue, Borgo-Forte, et depuis là, la rive gauche du Pô; et, à la rive droite, la ville et citadelle de Ferrare.
3. L'armée de sa majesté impériale occupera également la Toscane et Ancône.
4. L'armée française occupera le pays compris entre la Chiesa, l'Oglio et le Pô.
5. Le pays, entre la Chiesa et le Mincio, ne sera occupé par aucune des deux armées. L'armée de sa majesté impériale pourra tirer des vivres des pays qui faisaient partie du duché de Mantoue. L'armée française tirera des vivres des pays qui faisaient partie de la province de Brescia.
6. Les châteaux de Tortone, d'Alexandrie, de Milan, de Turin, de Pizzighettone, d'Arona, de Plaisance, seront remis à l'armée française, du 27 prairial au 1er messidor (ou du 16 juin au 20 du même mois).
7. La place de Coni, les châteaux de Ceva, Savone, la ville de Gênes, seront remis à l'armée française, du 16 au 24 juin (ou du 27 prairial au 5 messidor).
8. Le fort Urbin sera remis le 26 juin (7 messidor).
9. L'artillerie des places sera classée de la manière suivante: 1o toute l'artillerie des calibres et fonderies autrichiennes appartiendra à l'armée autrichienne; 2o celle des calibres et fonderies italiennes, piémontaises et françaises, à l'armée française; 3o les approvisionnements de bouche seront partagés; moitié sera à la disposition du commissaire ordonnateur de l'armée française, et moitié à celle du commissaire ordonnateur de l'armée autrichienne.
10. Les garnisons sortiront avec les honneurs militaires, et se rendront, avec armes et bagages, par le plus court chemin, à Mantoue.
11. L'armée autrichienne se rendra à Mantoue par Plaisance en trois colonnes: la première, du 27 prairial au 1er messidor (du 16 au 20 juin); la seconde, du 1er messidor au 5 messidor (ou du 20 au 24 juin); la troisième, du 5 au 7 messidor (ou du 24 au 26 juin).
12. Messieurs le général St.-Julien, de Schvertinck, de l'artillerie; de Brun, du génie; Telsiegé, commissaire des vivres; et les citoyens Dejean, conseiller d'état, et Daru, inspecteur des revues; l'adjudant-général Léopold Stabedrath, et le chef de brigade d'artillerie Mossel, sont nommés commissaires, à l'effet de pourvoir à l'exécution des articles de la présente convention, soit à la formation des inventaires, aux subsistances et aux transports, soit pour tout autre objet.
13. Aucun individu ne pourra être maltraité pour raison de services rendus à l'armée autrichienne, ou pour opinions politiques. Le général en chef de l'armée autrichienne fera relâcher les individus qui auraient été arrêtés dans la république cisalpine, pour opinions politiques, et qui se trouveraient dans les forteresses sous son commandement.
14. Quelle que soit la réponse de Vienne, aucune des deux armées ne pourra attaquer l'autre qu'en se prévenant dix jours d'avance.
15. Pendant la suspension d'armes, aucune armée ne fera des détachements pour l'Allemagne.
Alexandrie, le 26 prairial an VIII de la république française (15 juin 1800).
signé, Alexandre BERTHIER;
Mélas, général de cavalerie.
Le général Mélas agit conformément aux intérêts de son souverain, en sauvant le fond de l'armée autrichienne; et rendant des places, qui, mal approvisionnées, mal pourvues de garnisons, ne pouvaient pas faire de longues résistances, et être d'ailleurs d'aucune utilité, l'armée étant détruite.
De l'autre part, le premier consul considérait qu'une armée de vingt mille Anglais allait arriver à Gênes; ce qui, avec les dix mille Autrichiens qui étaient restés dans cette place, formait une armée; que, sans aucune place forte en Italie, la position des Français était chanceuse; qu'ils avaient beaucoup souffert aux batailles de Montebello et de Marengo; que l'armée française de Gênes et celle de Suchet avaient également fait de grandes pertes, tant avant le siége, que pendant sa durée, tant pendant les mouvements sur Nice, qu'à la poursuite des Autrichiens; que le général Mélas, en passant le Tanaro était pour plusieurs jours à l'abri de toute attaque; qu'il pouvait donc parfaitement se rallier, se remettre, et qu'une fois l'armée autrichienne réorganisée, il suffirait qu'il surprît une marche d'avance, pour se dégager, soit en se jetant sur Gênes, soit en gagnant par une marche de nuit la Stradella; que sa grande supériorité en cavalerie lui donnait beaucoup d'avantages pour cacher ses mouvements; et que, enfin, si l'armée autrichienne, perdant même son artillerie et ses bagages, parvenait à se dégager, il faudrait bien du temps et bien des peines pour reprendre tant de places fortes.
§ X.
Le général Suchet, avec son corps, se dirigea sur Gênes, et entra le 24 juin dans cette ville, que lui remit le prince Hohenzollern, au grand déplaisir des Anglais, dont l'avant-garde venant de Mahon, était arrivée à la vue du port, pour prendre possession de cette place. Les places de Tortone, Alexandrie, Coni, Fenestrelles, Milan, Pizzighitone, Peschiera, Urbin et Ferrare furent successivement remises à l'armée française, avec toute leur artillerie. L'armée de Mélas traversa la Stradella et Plaisance, par divisions, et reprit sa position derrière Mantoue.
La joie des Piémontais, des Génois, des Italiens, ne peut s'exprimer; ils se voyaient rendus à la liberté, sans passer par les horreurs d'une longue guerre, que déja ils voyaient reportée sur leurs frontières, et sans éprouver les inconvénients de siège de places fortes, toujours si désastreux pour les villes et les campagnes environnantes.
En France, cette nouvelle parut d'abord incroyable. Le premier courrier, arrivé à Paris, fut un courrier du commerce: il portait la nouvelle que l'armée française avait été battue; il était parti le 14 juin entre dix heures et midi, au moment où le premier consul arrivait sur le champ de bataille. La joie n'en fut que plus grande, quand on apprit la victoire remportée par le premier consul, et tout ce que ses suites avaient d'avantageux pour la république. Les soldats de l'armée du Rhin furent honteux du peu qu'ils avaient fait; et une noble émulation les poussa à ne conclure d'armistice, que lorsqu'ils seraient maîtres de toute la Bavière.
Les troupes anglaises entassées sur le rocher de Mahon, furent en proie à de nombreuses maladies, et perdirent beaucoup de soldats.
Peu de jours après cette célèbre journée du 14 juin, tous les patriotes italiens sortirent des cachots de l'Autriche, et entrèrent en triomphe dans la capitale de leur patrie, au milieu des acclamations de tous leurs compatriotes, et des Viva el liberatore dell' Italia!
§ XI.
Le premier consul partit le 17 juin, de Marengo, et se rendit à Milan, où il arriva de nuit: il trouva la ville illuminée, et dans la plus vive allégresse; il déclara le rétablissement de la république cisalpine; mais la constitution qui l'avait gérée, étant susceptible de modification, il établit un gouvernement provisoire, qui laissait plus de facilités pour terminer, à la paix, l'organisation complète et définitive de cette république. Il chargea l'ordonnateur Petiet, qui avait été ministre de la guerre, en France, de remplir les fonctions de ministre de France, près la république cisalpine, d'en diriger l'administration, et de pourvoir aux besoins de l'armée française, en surveillant et en s'opposant à tous les abus.
La république ligurienne fut aussi réorganisée, et réacquit son indépendance. Les Autrichiens, lorsqu'ils étaient maîtres du Piémont, n'y avaient pas rétabli le roi de Sardaigne, et avaient administré ce pays à leur profit. Ils avaient en cela différé de sentiment avec les Russes, qui auraient voulu le rétablissement du roi dans le Piémont: ce prince qui avait débarqué de la Sardaigne, était en Toscane, et n'avait pas eu la permission de se rendre à Turin.
Le premier consul établit un gouvernement provisoire en Piémont, et nomma le général Jourdan, ministre de la république française près de ce gouvernement. Il était chargé de le diriger, et de concilier les intérêts des peuples du Piémont avec ceux de la république française. Ce général, dont la conduite avait été douteuse, lors du 18 brumaire, fut reconnaissant de voir que le premier consul, non-seulement avait oublié entièrement les évènements passés, mais encore qu'il lui donnait une si haute marque de confiance. Il consacra tout son zèle au bien public.
Quoique le général Masséna eût commis une faute, en s'embarquant de Gênes, au lieu de conduire son armée par terre, il avait toutefois montré beaucoup de caractère et d'énergie: les services qu'il avait rendus dans les premières campagnes, et dernièrement à Zurich, parlaient aussi en sa faveur. Le premier consul le nomma au commandement en chef de l'armée d'Italie.
Les affaires de la république française nécessitaient la présence du premier consul, à Paris. Il partit le 5 messidor (24 juin), passa à Turin, et ne s'y arrêta que deux heures, pour en visiter la citadelle; il traversa le Mont-Cenis, et arriva à Lyon, où il s'arrêta pour donner une consolation à cette ville, et poser la première pierre de la reconstruction de la place Bellecourt; cette cérémonie fut belle par le concours et l'enthousiasme d'un peuple immense. Il arriva à Paris, le 13 messidor (2 juillet) au milieu de la nuit, et sans être attendu; mais aussitôt que, le lendemain, la nouvelle en fut répandue dans les divers quartiers de cette vaste capitale, toute la ville et les faubourgs accoururent dans les cours et les jardins du palais des Tuileries: les ouvriers quittaient leurs ateliers, simultanément; toute la population se pressait sous les fenêtres, dans l'espoir de voir celui à qui la France devait tant. Dans le jardin, les cours et sur les quais, partout les acclamations de la joie se faisaient entendre. Le soir, riche ou pauvre, chacun à l'envi illumina sa maison.
Ce fut un bien beau jour.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Lettre de Barras et Fréron, représentants du peuple, près l'armée sous Toulon,
A leurs collègues composant le comité de salut public.
Marseille, 11 frimaire, l'an II
de la république française, une et indivisible. (1793.)
Citoyens nos collègues, dans ce moment, nous renonçons à tout autre objet, pour vous entretenir exclusivement de notre position dans les départements du Var et des Bouches-du-Rhône; vous qui êtes au timon de la république, vous avez reconnu que l'arme la plus meurtrière des despotes coalisés contre notre liberté, c'est l'espoir de nous affamer. Malheureusement nos greniers, dans l'intérieur, ne nous laissent pas sans inquiétudes; nos efforts, depuis long-temps, se sont réunis ainsi que ceux de tous les députés dans les départements, au zèle des bons citoyens, pour trouver des mesures qui nous procurassent du blé. Depuis l'entrée des troupes de la république dans le pays rebelle, nous vivons au jour le jour, et c'est avec une peine excessive que nous faisons vivre et notre armée en Italie, et celle sous Toulon. Ces deux départements étaient déja affamés par la longue présence des escadres combinées, avant même que la ville sacrilège tombât en leur pouvoir; nous nous flattions de parvenir à tirer considérablement des grains de l'Italie et du Levant; il faut y renoncer depuis que Naples et la Toscane sont entrés dans la ligue. Tunis, selon toutes les apparences, vient d'être gagnée par les forces et l'or des Anglais; tout annonce que le Dey devient notre ennemi; le convoi immense qui s'y trouvait est perdu pour la république, trois frégates seulement ont échappé et ont pu se refugier en Corse; mais y seront-elles long-temps en sûreté, et de quels secours pour nous?
D'un autre côté, les esclaves s'accumulent à Toulon; d'après le rapport de tous nos espions, il y sont en force de trente-cinq mille hommes, et en attendent encore trente mille; les Portugais y paraissent fournir. Il est certain que s'ils se déployaient, ils forceraient nos lignes; mais ils craignent l'armée de Nice, qui pourrait les mettre entre deux feux, et il y a un plan de la couper. La valeur de nos troupes et la surveillance de nos généraux déjoueront sans doute ces combinaisons; mais nos défenseurs courent risque d'être affamés. Le mauvais temps dégrade les chemins, les greniers y sont vides, tout y est transporté à dos de mulet; avec les pluies, ces braves gens sont exposés. Robespierre jeune est ici, et nous confirme ces tristes détails. Quinze jours de pluies pourraient nous jeter dans le plus grand malheur. Dès le second, la rivière de la Durance déborde et nous tue; elle nous retient des bestiaux depuis long-temps.
Il faut observer en outre que le vent d'Est, qui nous prive de tout secours par mer, soit d'Arles, soit de Cette, est presque continuel, et ce même vent mène tout à nos ennemis. Enfin, ne recevraient-ils pas d'autres forces, avec la position de Toulon, ils sont plus que suffisants pour ne pas craindre nos attaques. Il faudrait mieux de la moitié de monde que nous sommes; faire des tentatives avec ce nombre, c'est sacrifier inutilement nos frères; attendre d'être renforcés, nos ennemis peuvent l'être proportionnellement, et la famine est certaine.
Qu'est-ce qui fait la force de la ci-devant Provence? c'est exclusivement Toulon. Pourquoi ne leur abandonnerions-nous pas tout le terrain stérile jusqu'à la Durance, après avoir enlevé les provisions en tout genre? Les égoïstes de Marseille ont déja payé de leur bourse; alors il se forme un boulevard immense sur les bords de cette rivière; vous y accumulez deux cent mille hommes, et les y nourrissez avec aisance; vous laissez aux infâmes Anglais le soin de nourrir toute la Provence. La belle saison revient, le temps des moissons approche, les végétaux rendent déja; comme un torrent les républicains repoussent la horde esclave, et les rendent à la mer qui les vomit. Ce serait la façon de penser des généraux; la crainte de manquer de vivres enlève le courage aux soldats. Pesez ces réflexions en comité, et délibérez. Nous ferons exécuter les ordres qui nous seront donnés; mais il n'y a pas un instant à perdre. Salut et fraternité.
Vos coopérateurs, Barras, Fréron.
Séance du 7 nivose.
Carnot, au nom du comité de salut public, donne lecture des lettres suivantes:
Fréron et Paul Barras, représentants du peuple près l'armée sous Toulon,
A leurs collègues composant le comité de salut public.
Au quartier-général de Toulon, ce 30 frimaire, l'an II
de la république, une et indivisible.
Nous avons lu avec indignation, citoyens collègues, la lettre fausse qui nous était attribuée, et dont le comité n'a pas été la dupe. Ce trait est parti de Marseille, dans le même temps que cette ville a tenté de produire un mouvement contre-révolutionnaire que nous avons étouffé.
Remarquez que c'est au moment que nous allions nous réunir à Ollioule, avec nos collègues, pour frapper le grand coup, que l'on a voulu nous perdre; que nos calomniateurs, que nos dénonciateurs continuaient à nous noircir, à nous prêter des crimes. Nous avons contribué à prendre Toulon, nous avons répondu.
Signé, Barras et Fréron.
P. S. Un patriote de Toulon, qui n'était sorti de prison que depuis quinze jours, et qui, depuis cinq mois n'a pas lu les papiers publics, nous a dit qu'on avait répandu le bruit ici pendant le siége, et que l'on disait publiquement que les représentants du peuple avaient décidé de faire rétrograder l'armée française jusqu'aux bords de la Durance, et que c'était Robespierre aîné qui avait fait prédominer cet avis au comité de salut public. Ce fut pour nous un trait de lumière; il est évident que ce sont les émissaires de Pitt qui sont les auteurs de cette calomnie et de la lettre où nos signatures ont été contrefaites.
Adresse de la Convention nationale,
A l'armée de la république, sous les murs de Toulon.
30 frimaire, l'an II
de la république, une et indivisible.
Soldats républicains, vous avez trop long-temps différé la vengeance nationale; trop long-temps vous avez ajourné votre gloire. Les infâmes traîtres de Toulon sont debout; nos ennemis nous bravent; la tyrannie nous menace, et vous demeurez les tranquilles témoins de ce spectacle honteux: n'existeriez-vous donc plus, puisqu'ils vivent encore!
A vos yeux flotte le drapeau du royalisme; il défie votre courage et vous dérobe la vue de la Méditerranée. L'étendard tricolore a-t-il donc perdu ses couleurs? ne rallie-t-il plus les défenseurs de la patrie?
Un vil troupeau d'esclaves, parqué dans des murs odieux, insulte à la république, et ses nombreux bataillons cernent en vain les brigands de Londres et de Madrid.
Le Nord a triomphé; les rebelles sont vaincus dans la Sarthe. Le Midi serait-il seul deshérité de la portion qu'il doit avoir dans la gloire nationale?
Habitants des contrées méridionales, vous, dans l'ame de qui un ciel de feu a versé des passions généreuses et cet enthousiasme brûlant qui fait les grands succès, non, vous n'avez pas été assez fortement indignés des trahisons toulonnaises, de la corruption anglaise et de la lâcheté espagnole. Les travaux du siége languissent. Faudra-t-il donc appeler le Nord pour vous défendre? Faudra-t-il d'autres bras pour remuer la terre qui doit former les retranchements protecteurs de la vie du soldat, et garants de la victoire? Direz-vous que la conquête de Toulon est votre gloire, si le Nord doit l'émouvoir pour l'obtenir? Laisserez-vous moissonner par d'autres mains les lauriers que la liberté a fait naître à côté de vous?
Oseriez-vous rentrer dans vos foyers, si la victoire ne vous en ouvre bientôt la route glorieuse? Souffrirez-vous qu'on dise en France, en Europe, dans l'avenir: La république leur commanda de vaincre, ils craignirent de mourir.
Ombre malheureuse et respectable des représentants du peuple victimes de la barbarie anglaise! apparais à nos troupes, et montre-leur le chemin de la gloire. Que le bruit des chaînes des patriotes français déportés à Gibraltar retentisse à vos oreilles; ils demandent vengeance, ils doivent l'obtenir.
Oui, braves républicains, la convention nationale la confie à votre courage; vous rendrez à la France le domaine de la Méditerranée, aux subsistances leur circulation, au commerce ses ports, à la marine ses vaisseaux, et à la politique les routes de l'Italie et des Dardanelles.
Marchez, soldats de la patrie, que le crime de Toulon ne reste plus impuni! La république vous commande la victoire.
Soldats, vous êtes Français, vous êtes libres: voilà des Espagnols, des Anglais, des esclaves; la liberté vous observe!
Séance du 4 nivose an II.
Les représentants du peuple auprès de l'armée dirigée contre Toulon,
Au comité de salut public.
Au quartier-général d'Ollioule, le 28 frimaire, l'an II
de la république, une et indivisible.
Nous vous avions annoncé, citoyens collègues, que le résultat de l'affaire du 10, n'était que l'avant-coureur de plus grands succès. L'évènement vient de justifier notre prédiction.
En conformité de votre arrêté, toutes les mesures avaient été prises pour que les brigands qui s'étaient lâchement emparés de l'infâme Toulon, en fussent bientôt chassés avec ignominie.
Nous n'avons pas perdu un seul instant, et avant même que toutes les forces attendues fussent réunies, nous avons commencé notre attaque; elle a été principalement dirigée sur la redoute anglaise, dominant les forts de l'Aiguillette et de Balaguier, défendue par plus de trois mille hommes, vingt pièces de canon et plusieurs mortiers.
Les ennemis avaient épuisé les ressources de l'art pour la rendre imprenable; et nous vous assurons qu'il est peu de forts qui présentent une défense aussi inexpugnable que cette redoute, cependant elle n'a pu tenir à l'ardeur et au courage des braves défenseurs de la patrie. Les forces de cette division, sous les ordres du général Laborde, et où le général Dugommier s'est honorablement distingué, ont attaqué la redoute à cinq heures du matin, et à six heures le pavillon de la république y flottait. Si ce premier succès coûte à la patrie environ deux cents hommes tués et plus de cinq cents blessés, l'ennemi y a perdu toute la garnison dont 500 hommes sont prisonniers, parmi lesquels on compte huit officiers et un principal napolitain.
La malveillance n'avait rien négligé pour faire manquer cette importante expédition; mais, distribués dans les différentes colonnes, nous avons rallié ceux qu'on avait effrayés un instant. A notre voix, au nom de la liberté, au nom de la république, tous ont volé à la victoire, et la redoute anglaise et les forts de l'Aiguillette et de Balaguier ont été emportés de vive force.
La prise de cette redoute, dans laquelle les ennemis mettaient tout leur espoir, et qui était pour ainsi dire le boulevard de toutes les puissances coalisées, les a déroutés; effrayés de ce succès, ils ont abandonné, pendant la nuit, les forts de Malbosquet et du Tomet; ils ont fait sauter le dernier de désespoir; ils ont évacué aussi les redoutes rouge et blanche, la redoute et le fort Pharon; ils ont pris des mesures pour mettre leur flotte à l'abri de nos canons et de nos bombes, qui n'ont cessé de les accabler.
La flotte est dans ce moment hors de la grande rade: les ennemis ont embarqué beaucoup de Toulonnais et la plus grande partie de leurs forces; ils ont pourtant laissé des troupes au fort Lamalgue, et dans la ville, pour protéger leur retraite. Nous sommes maîtres de la croix des signaux, du fort l'Artigue et du cap Brun. Nous espérons que dans la nuit nous serons maîtres du fort Lamalgue, et demain nous serons dans Toulon, occupés à venger la république.
Plus de quatre cents bœufs, des moutons, des cochons, seules troupes que le pape ait envoyées avec quelques moines, des fourrages, des provisions de toutes espèces, des tentes, tous les équipages que les ennemis avaient dans leurs forts et redoutes, et plus de cent pièces de gros calibre sont en notre pouvoir; nous vous donnerons, sous peu de jours, l'état de ceux qui se sont le plus distingués, et à qui nous aurons accordé des récompenses. Vous verrez par cet état que nous avions tiré de la diversion de Nice toutes les forces qui se trouvaient disponibles, et que nous n'avons rien négligé pour prendre cette ville à jamais exécrable. Notre première lettre sera datée des ruines de Toulon. Nous ne vous avons pas écrit plutôt, par la raison qu'étant à cheval depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, tous nos moments ont été tellement employés, que nous n'avons pu disposer d'un seul pour vous écrire.
Signés, Ricord, Fréron et Robespierre jeune.
P. S. Notre collègue Barras, qui se trouve à la division commandée par le général Lapoype, nous a annoncé la prise de vive force de toutes les hauteurs de la montagne du Pharon, et de l'évacuation de la redoute du fort de ce nom, et de quatre-vingt prisonniers, y compris un lieutenant anglais. Il vous fera part des succès que cette division a obtenus, et qui sont le résultat de l'exécution du plan arrêté par le comité de salut public.
En un mot, l'attaque générale a été si bien combinée, que, dans vingt-quatre heures, tous les postes ont été attaqués et occupés par les deux divisions de l'armée de la république.
Salut et fraternité.
Lettre du général en chef Dugommier, au ministre de la guerre.
Du quartier-général d'Ollioule, le 10 frimaire, l'an II
de la république, une et indivisible.
Citoyen ministre,
Cette journée a été chaude, mais heureuse; depuis deux jours une batterie essentielle faisait feu sur Malbosquet et inquiétait beaucoup, vraisemblablement, ce poste et ses environs. Ce matin, à cinq heures, l'ennemi a fait une sortie vigoureuse, qui l'a rendu maître d'abord, de tous nos avant-postes de la gauche et de cette batterie, à la première fusillade. Nous nous sommes transportés avec célérité à l'aile gauche, je trouvai presque toutes ses forces en déroute; le général Garnier se plaignant que ses troupes l'avaient abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de se porter à la reprise de notre batterie; je me mis à la tête du troisième bataillon de l'Isère, pour me porter de même par un autre chemin à la même batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir; bientôt ce poste est repris; les ennemis vivement repoussés se replient de tous côtés, en laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés; cette sortie enlève à leur armée plus de douze cents hommes, tant tués que blessés et faits prisonniers; parmi ces derniers, plusieurs officiers d'un grade supérieur; et enfin, leur général en chef, M. Ohara, blessé d'un coup de feu au bras droit; les deux généraux devaient être touchés dans cette action, car j'ai reçu deux fortes contusions, dont une au bras droit, et l'autre à l'épaule, mais sans danger. Après avoir renvoyé vivement l'ennemi d'où il revenait, nos républicains, par un élan généreux, mais désordonné, ont marché vers Malbosquet, sous le feu vraiment formidable de ce fort; ils ont enlevé les tentes d'un camp qu'ils avaient fait évacuer par leur intrépidité; cette action, qui est un vrai triomphe pour les armes de la république, est d'un excellent augure pour nos opérations ultérieures; car, que ne devons-nous pas attendre d'une attaque concertée et bien mesurée, lorsque nous faisons bien à l'improviste.
Je ne saurais trop louer la bonne conduite de tous ceux de nos frères d'armes qui ont voulu se battre; parmi ceux qui se sont le plus distingués, et qui m'ont le plus aidé à rallier et pousser en avant, ce sont les citoyens Buonaparte, commandant l'artillerie; Arena et Gervoni, adjudants-généraux.
Dugommier, général en chef.
Lettre adressée au ministre de la guerre par le général en chef de l'armée d'Italie.
Du quartier-général d'Ollioule, le 29 frimaire an II
de la république, une et indivisible.
Citoyen ministre, Toulon est rendu à la république, et le succès de nos armes est complet. Le promontoire de l'Aiguillette devant décider le sort de la ville infâme, comme je vous l'avais mandé, les positions qu'il présente devant assurer la retraite des ennemis, ou le brûlement de leurs vaisseaux par l'effet de nos bombes, le 26 frimaire, tous les moyens furent réunis pour la conquête de cette position; le temps nous contraria et nous persécuta jusqu'à près d'une heure du matin; mais rien ne put éteindre l'ardeur des hommes libres combattant des tyrans. Ainsi, malgré tous les obstacles du temps, nos frères s'élancèrent dans le chemin de la gloire aussitôt l'ordre donné.
Les représentants du peuple, Robespierre, Salicetti, Ricord et Fréron, étaient avec nous; ils donnaient à nos frères l'exemple du dévouement le plus signalé. Cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait pour mériter la victoire; aussi ne tarda-t-elle pas à se déclarer pour nous, et nous livra bientôt, par un prodige à citer dans l'histoire, la redoute anglaise défendue par une double enceinte, un camp retranché de buissons composé des chevaux de frise, des abattis, des ponts, treize pièces de canons de 36, 24, etc., cinq mortiers, et deux mille hommes de troupes choisies; elle était soutenue en outre par les feux croisés de trois autres redoutes qui renfermaient trois mille hommes.
L'impétuosité des républicains et l'enlèvement subit de cette terrible redoute, qui paraissait à ses hauteurs un volcan inaccessible, épouvantèrent tellement l'ennemi, qu'il nous abandonna bientôt le reste du promontoire, et répandit dans Toulon une terreur panique qui acquit son dernier degré, lorsqu'on apprit que les escadres venaient d'évacuer les rades.
Je fis continuer, dans la même journée, les attaques de Malbosquet et autres postes; alors Toulon perdit tout espoir, et les redoutes rouges, celles des Pommets, de Pharon, et plusieurs autres, furent abandonnées dans la nuit suivante.
Enfin, Toulon fut aussi évacué à son tour; mais l'ennemi, en se retirant, eut l'adresse de couvrir sa fuite, et nous ne pûmes le poursuivre. Il était garanti par les remparts de la ville, dont les portes, fermées avec le plus grand soin, rendaient impossible le moindre avis.
Le feu qui parut à la tête du port fut le seul indice de son départ; nous nous approchâmes aussitôt de Toulon, et ce ne fut qu'après minuit, que nous fûmes assurés qu'il était abandonné par ses vils habitants, et l'infâme coalition qui prétendait follement nous soumettre à son révoltant régime.
La précipitation avec laquelle l'évacuation générale a été faite, nous a sauvé presque toutes nos propriétés et la plus grande partie des vaisseaux. Toulon nous rend par la force tout ce que sa trahison nous avait ravi. Je vous enverrai incessamment l'état que je fais dresser de tous les objets qui méritent attention.
Tandis que la division de l'ouest de notre armée préparait ce grand évènement, celle de l'est, commandée par le général Lapoype, s'était portée avec le citoyen Barras, représentant du peuple, sur la montagne de Pharon, et avait enlevé la première redoute; toutes les autres, ainsi que le fort Pharon, furent évacuées par l'ennemi comme celles de l'ouest. Nous avons perdu soixante-quinze à quatre-vingt de nos frères, et le nombre des blessés est d'environ deux cent cinquante. Il n'est guère possible de connaître la perte de l'ennemi que par leurs blessés arrivés dans notre ambulance; mais on peut assurer qu'en y ajoutant les morts et les prisonniers, nous lui avons enlevé dans cette journée plus de douze mille combattants.
Ainsi se termine, citoyen ministre, la contre-révolution du Midi: nous le devons aux braves républicains formant cette armée, qui toute entière a bien mérité de la patrie, et dont quelques individus doivent être distingués par la reconnaissance nationale. Je vous en envoie la liste, et vous prie de bien accueillir mes demandes; elle vous fera connaître tous ceux qui ont été les plus saillants dans l'action, et j'attends avec confiance l'avancement que je sollicite pour eux.
Salut et fraternité, Dugommier.
Lettre de Fouché à Collot-d'Herbois son collègue et son ami, membre du comité de salut public.
Toulon, 28 frimaire l'an II
de la république, une et indivisible.
Et nous aussi, mon ami, nous avons contribué à la prise de Toulon, en portant l'épouvante parmi les lâches qui y sont entrés en offrant à leurs regards des milliers de cadavres de leurs complices.
La guerre est terminée, si nous savons mettre à profit cette mémorable victoire. Soyons terribles, pour ne pas craindre de devenir faibles ou cruels; anéantissons dans notre colère et d'un seul coup tous les rebelles, tous les conspirateurs, tous les traîtres, pour nous épargner la douleur, le long supplice de les punir en rois. Exerçons la justice à l'exemple de la nature, vengeons-nous en peuple; frappons comme la foudre, et que la cendre même de nos ennemis disparaisse du sol de la liberté.
Que de toutes parts les perfides et féroces Anglais soient assaillis; que la république entière ne forme qu'un volcan qui lance sur eux la lave dévorante; que l'île infâme qui produisit ces monstres, qui n'appartiennent plus à l'humanité, soit à jamais ensevelie sous les flots de la mer!
Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux, elles inondent mon ame. Le courrier part, je t'écrirai par le courrier ordinaire.
Signé, Fouché.
P. S. Nous n'avons qu'une manière de célébrer la victoire; nous envoyons ce soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre. Des courriers extraordinaires vont partir dans le moment pour donner la nouvelle aux armées.
Salicetti, Ricord, Fréron, Robespierre, Barras, représentants du peuple près l'armée dirigée contre Toulon,
A leurs collègues composant le comité de salut public.
Toulon, au quartier-général, le 30 frimaire l'an II
de la république, une et indivisible.
L'armée de la république, chers collègues, est entrée dans Toulon, le 29 frimaire, à sept heures du matin, après cinq jours et cinq nuits de combats et de fatigues; elle brûlait d'impatience de donner l'assaut; quatre mille échelles étaient prêtes: mais la lâcheté des ennemis, qui avaient évacué la place après avoir encloué tous les canons des remparts, a rendu l'escalade inutile.
Quand ils surent la prise de la redoute anglaise et de tout le promontoire, et que, d'un autre côté, ils virent toutes les hauteurs du Pharon occupées par la division du général Lapoype, l'épouvante les saisit; ils étaient entrés ici en traîtres, ils s'y sont maintenus en lâches, ils en sont sortis en scélérats. Ils ont fait sauter en l'air le Thémistocle, qui servait de prison aux patriotes: heureusement ces derniers, à l'exception de six, ont trouvé le moyen de se sauver pendant l'incendie. Ils nous ont brûlé neuf vaisseaux, et en ont emmené trois; quinze sont conservés à la république, parmi lesquels il faut remarquer le superbe sans-culotte, de cent trente pièces de canon; des canots s'en sont approchés jusque dans le port, tandis que nous étions dans Toulon; deux pièces de campagne, placées sur le quai, les ont écartés. Déja quatre frégates brûlaient, quand les galériens, qui sont les plus honnêtes gens qu'il y ait à Toulon, ont coupé les câbles et éteint le feu. La corderie et le magasin de bois ne sont pas endommagés; des flammes menaçaient de dévorer le magasin général, nous avons commandé cinq cents travailleurs qui ont coupé la communication. Il nous reste encore des frégates, de manière que la république a encore ici des forces navales respectables. Nous avons trouvé des provisions de toute espèce; on travaille à en faire un état que nous vous enverrons.
La vengeance nationale se déploie, l'on fusille à force; déja tous les officiers de la marine sont exterminés; la république sera vengée d'une manière digne d'elle: les mânes des patriotes seront apaisés.
Comme quelques soldats, dans l'ivresse de la victoire, se portèrent au pillage, nous avons fait proclamer dans toute la ville que le butin de tous les rebelles était la propriété de l'armée triomphante, mais qu'il fallait déposer tous les meubles et effets dans un vaste local que nous avons indiqué, pour être estimés et vendus sur-le-champ au profit de nos braves défenseurs, et nous avons promis en sus un million à l'armée. Cette proclamation a produit le plus heureux effet. Beauvais a été délivré de son cachot; il est méconnaissable; nous l'avons fait transférer dans une maison commode; il nous a embrassés avec attendrissement; quand il a passé au travers des rangs, l'armée a fait en l'air un feu général en signe d'allégresse. Le père de Pierre Bagle est aussi délivré. Une de nos batteries a coulé bas une frégate anglaise.
A demain d'autres détails: vous concevez facilement nos occupations et nos fatigues.
Salut et fraternité.
Signé, Salicetti, Fréron, Ricord, Robespierre
et Barras.
Extrait du Moniteur universel, du 20 brumaire an VIII de la république française, une et indivisible.
Le 19 brumaire, à neuf heures du matin, le directoire ignorait encore ce qui se passait: Gohier, Moulins et Barras étaient réunis: Siéyes se promenait dans le jardin du Luxembourg, et Roger-Ducos était chez lui; Siéyes ayant été instruit du décret du conseil des anciens, se rendit aux Tuileries. Roger-Ducos demanda à ses trois autres collègues quelle foi on devait ajouter aux bruits qui se répandaient? Ceux-ci n'ayant pu lui donner d'éclaircissements, se rendirent au conseil des anciens.
A dix heures, Gohier, Barras et Moulin formant la majorité du directoire, ont mandé le général Lefèvre, commandant la dix-septième division militaire, pour rendre compte de sa conduite et de ce qui se passait: Lefèvre répondit que, d'après le décret que venait de rendre le conseil des anciens, il n'avait plus de compte à rendre qu'à Bonaparte, qui était devenu son général.
A cette nouvelle, les trois directeurs furent consternés. Moulin entra en fureur et voulait envoyer un bataillon pour cerner la maison Bonaparte: mais il n'y avait plus moyen de faire exécuter aucun ordre; la garde du directoire l'avait quitté pour se rendre aux Tuileries. Cependant les barrières furent fermées pendant quelques instants, et l'on croit que l'ordre en fut donné par les trois directeurs.
Dans la matinée, on vit venir au conseil des anciens, Bellot, secrétaire de Barras, qui venait parler à Bonaparte. Il entretint le général pendant quelque temps en particulier, puis Bonaparte élevant la voix, lui dit en présence d'une foule d'officiers et de soldats: «Qu'avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante? Je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre; je vous ai laissé des victoires, j'ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu'avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, tous mes compagnons de gloire? ils sont morts!
«Cet état de choses ne peut durer. Avant trois ans il nous menerait au despotisme. Mais nous voulons la république, la république assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile, et de la tolérance politique: avec une bonne administration, tous les individus oublieront les factions dont on les fit membres, pour leur permettre d'être Français. Il est temps enfin que l'on rende aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. A entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des ennemis de la république, nous qui l'avons affermie par nos travaux et notre courage. Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves qui sont mutilés au service de la république.»
Lettre de Barras, adressée au conseil des Cinq-Cents.
18 brumaire.
Engagé dans les affaires publiques, uniquement par ma passion pour la liberté, je n'ai consenti à accepter la première magistrature de l'état que pour la soutenir dans les périls par mon dévouement; pour préserver des atteintes de ses ennemis les patriotes compromis dans sa cause, et pour assurer aux défenseurs de la patrie ces soins particuliers qui ne pouvaient leur être plus constamment donnés que par un citoyen anciennement témoin de leurs vertus héroïques, et toujours touché de leurs besoins.
La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre à qui j'ai eu le bonheur d'ouvrir le chemin de la gloire, les marques éclatantes de confiance que lui donne le corps législatif, et le décret de la représentation nationale, m'ont convaincu que quelque soit le poste où m'appelle désormais l'intérêt public, les périls de la liberté sont surmontés et les intérêts des armées garantis. Je rentre avec joie dans les rangs de simple citoyen; heureux, après tant d'orages, de remettre entiers et plus respectables que jamais les destins de la république, dont j'ai partagé le dépôt!
Salut et respect, Barras.
PROCLAMATION
Du ministre de la police générale,
A ses concitoyens.
18 brumaire.
La république était menacée d'une dissolution prochaine.
Le corps législatif vient de saisir la liberté sur le penchant du précipice, pour la replacer sur d'inébranlables bases.
Les évènements sont enfin préparés pour notre bonheur et pour celui de la postérité.
Que tous les républicains soient calmes, puisque leurs vœux doivent être remplis; qu'ils résistent aux suggestions perfides de ceux qui ne cherchent dans les évènements politiques que les moyens de troubles, et dans les troubles que la perpétuité des mouvements et des vengeances.
Que les faibles se rassurent, ils sont avec les forts; que chacun suive avec sécurité le cours de ses affaires et de ses habitudes domestiques.
Ceux-là seuls ont à craindre et doivent s'arrêter, qui sèment les inquiétudes, égarent les esprits et préparent le désordre. Toutes les mesures de répression sont prises et assurées; les instigateurs des troubles, les provocateurs à la royauté, tous ceux qui pourraient attenter à la sûreté publique ou particulière, seront saisis et livrés à la justice.
Signé, Fouché.
Séance du conseil des Anciens.
18 brumaire.
Le conseil des anciens s'assembla le 19 brumaire, à deux heures, dans la grande galerie du château de Saint-Cloud. A quatre heures, le général Bonaparte fut introduit, et ayant reçu du président le droit de parler, il s'exprima ainsi:
Représentants du peuple, vous n'êtes point dans des circonstances ordinaires; vous êtes sur un volcan. Permettez-moi de vous parler avec la franchise d'un soldat, avec celle d'un citoyen zélé pour le bien de son pays, et suspendez, je vous en prie, votre jugement jusqu'à ce que vous m'ayez entendu jusqu'à la fin.
J'étais tranquille à Paris, lorsque je reçus le décret du conseil des anciens, qui me parla de ses dangers, de ceux de la république. A l'instant j'appelai, je retrouvai mes frères d'armes, et nous vînmes vous donner notre appui; nous vînmes vous offrir les bras de la nation, parce que vous en étiez la tête. Nos intentions furent pures, désintéressées; et pour prix du dévouement que nous avons montré hier, aujourd'hui déja on nous abreuve de calomnies. On parle d'un nouveau César, d'un nouveau Cromwell; on répand que je veux établir un gouvernement militaire.
Représentants du peuple, si j'avais voulu opprimer la liberté de mon pays, si j'avais voulu usurper l'autorité suprême, je ne me serais pas rendu aux ordres que vous m'avez donnés, je n'aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du sénat. Plus d'une fois, et dans des circonstances très-favorables, j'ai été appelé à la prendre. Après nos triomphes en Italie, j'y ai été appelé par le vœu de mes camarades, par celui de ces soldats qu'on a tant maltraités depuis qu'ils ne sont plus sous mes ordres; de ces soldats qui sont obligés, encore aujourd'hui, d'aller faire dans les déserts de l'ouest une guerre horrible, que la sagesse et le retour aux principes avaient calmée, et que l'ineptie ou la trahison vient de rallumer.
Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n'a pas de plus zélé défenseur que moi; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres; mais c'est sur vous seuls que repose son salut: car il n'y a plus de directoire; quatre des membres qui en faisaient partie ont donné leur démission, et le cinquième a été mis en surveillance pour sa sûreté. Les dangers sont pressants, le mal s'accroît; le ministre de la police vient de m'avertir que dans la Vendée plusieurs places étaient tombées entre les mains des chouans. Représentants du peuple, le conseil des anciens est investi d'un grand pouvoir; mais il est encore animé d'une plus grande sagesse: ne consultez qu'elle et l'imminence du danger, prévenez les déchirements; évitons de perdre ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la liberté et l'égalité!....
(Interrompu par un membre qui lui rappelait la constitution, Bonaparte continua de cette manière):
La constitution! vous l'avez violée au 18 fructidor; vous l'avez violée au 22 floréal; vous l'avez violée au 30 prairial. La constitution! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été violée par toutes; elle est méprisée par toutes; elle ne peut plus être pour nous un moyen de salut, parce qu'elle n'obtient plus le respect de personne. Représentants du peuple, vous ne voyez pas en moi un misérable intrigant qui se couvre d'un masque hypocrite. J'ai fait mes preuves de dévouement à la république, et toute dissimulation m'est inutile. Je ne vous tiens ce langage que parce que je desire que tant de sacrifices ne soient pas perdus. La constitution, les droits du peuple ont été violés plusieurs fois: et puisqu'il ne nous est plus permis de rendre à cette constitution le respect qu'elle devait avoir, sauvons les bases sur lesquelles elle se repose; sauvons l'égalité, la liberté; trouvons des moyens d'assurer à chaque homme la liberté qui lui est due et que la constitution n'a pas su lui garantir. Je vous déclare qu'aussitôt que les dangers qui m'ont fait confier des pouvoirs extraordinaires seront passés, j'abdiquerai ces pouvoirs. Je ne veux être, à l'égard de la magistrature que vous aurez nommée, que le bras qui la soutiendra et fera exécuter ses ordres.
(Un membre demande que le général Bonaparte fournisse des preuves des dangers qu'il annonce.)
Bonaparte. S'il faut s'expliquer tout-à-fait; s'il faut nommer les hommes, je les nommerai; je dirai que les directeurs Barras et Moulin m'ont proposé de me mettre à la tête d'un parti tendant à renverser tous les hommes qui ont des idées libérales....
(On discute si Bonaparte continuera de s'énoncer publiquement et si l'assemblée ne se formera pas en comité secret. Il est décidé que le général sera entendu en public.)
Bonaparte. Je vous le répète, représentants du peuple; la constitution, trois fois violée, n'offre plus de garantie aux citoyens; elle ne peut entretenir l'harmonie, parce qu'elle n'est respectée de personne. Je le répète encore, qu'on ne croie point que je tiens ce langage pour m'emparer du pouvoir après la chute des autorités; le pouvoir, on me l'a offert encore depuis mon retour à Paris. Les différentes factions sont venues sonner à ma porte, je ne les ai pas écoutées, parce que je ne suis d'aucune cotterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français.
Plusieurs membres du conseil des anciens savent que je les ai entretenus des propositions qui ont été faites, et je n'ai accepté l'autorité que vous m'avez confiée que pour soutenir la cause de la république. Je ne vous le cache pas, représentants du peuple, en prenant le commandement, je n'ai compté que sur le conseil des anciens. Je n'ai point compté sur le conseil des cinq-cents qui est divisé, sur le conseil des cinq-cents où se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la convention, les comités révolutionnaires et les échafauds; sur le conseil des cinq-cents où les chefs de ce parti viennent de prendre séance en ce moment; sur le conseil des cinq-cents, d'où viennent de partir des émissaires chargés d'aller organiser un mouvement à Paris.
Que ces projets criminels ne vous effraient point, représentants du peuple: environné de mes frères d'armes, je saurai vous en préserver; j'en atteste votre courage, vous mes braves camarades, vous aux yeux de qui l'on voudrait me peindre comme un ennemi de la liberté; vous grenadiers dont j'aperçois les bonnets, vous braves soldats dont j'aperçois les baïonnettes que j'ai si souvent fait tourner à la honte de l'ennemi, à l'humiliation des rois, que j'ai employées à fonder des républiques: et si quelque orateur, payé par l'étranger, parlait de me mettre hors la loi, qu'il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même! S'il parlait de me mettre hors la loi, j'en appellerais à vous, mes braves compagnons d'armes; à vous, braves soldats que j'ai tant de fois menés à la victoire; à vous, braves défenseurs de la république avec lesquels j'ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l'égalité: je m'en remettrais, mes braves amis, au courage de vous tous et à ma fortune.
Je vous invite, représentants du peuple, à vous former en comité général, et à y prendre des mesures salutaires que l'urgence des dangers commande impérieusement. Vous trouverez toujours mon bras pour faire exécuter vos résolutions.
(Le président invite le général, au nom du conseil, à dévoiler dans toute son étendue le complot dont la république était menacée.)
Bonaparte. J'ai eu l'honneur de dire au conseil que la constitution ne pouvait sauver la patrie, et qu'il fallait arriver à un ordre de choses tel que nous puissions la retirer de l'abyme où elle se trouve. La première partie de ce que je viens de vous répéter, m'a été dite par deux membres du directoire que je vous ai nommés, et qui ne seraient pas plus coupables qu'un très-grand nombre d'autres Français, s'ils n'eussent fait qu'articuler une chose qui est connue de la France entière. Puisqu'il est reconnu que la constitution ne peut pas sauver la république, hâtez-vous donc de prendre des moyens pour la retirer du danger, si vous ne voulez pas recevoir de sanglants et d'éternels reproches du peuple français, de vos familles et de vous-mêmes.
Décret de déportation du 29 brumaire an VIII de la république française, une et indivisible.
Les consuls de la république, en exécution de l'article III de la loi du 19 de ce mois, qui les charge spécialement de rétablir la tranquillité intérieure, ont arrêté, le 25 brumaire:
Art. Ier Les individus ci-après nommés: Destrem, ex-député; Aréna, ex-député; Marquesi, ex-député; Truc, ex-député; Félix Lepelletier; Charles Hesse; Scipion-du-Roure; Gagny; Massard; Fournier; Giraud; Fiquet; Basch; Marchand; Gabriel; Mamin; J. Sabathier; Clémence; Marné; Jourdeuil; Metge; Mourgoing; Corchaut; Maignant (de Marseille); Henriot; Lebois; Soulavie; Dubrueil; Didier; Lamberté; Daubigny; Xavier Audouin, sortiront du territoire continental de la république française. Ils seront à cet effet tenus de se rendre à Rochefort pour être ensuite conduits et retenus dans le département de la Guyane française.
II. Les individus ci-après nommés: Briot; Antonelle; Lachevardière; Poulain-Grandpré; Grandmaison; Talot; Quirot; Daubermesnil; Frison; Declercq; Jourdan (de la Haute-Vienne); Lesage-Sénault; Prudhon; Groscassand-Dorimond; Guesdon; Julien (de Toulouse); Sonthonax; Tilly, ex-chargé des affaires de Gênes; Stévenette; Castaing; Bouvier et Delbrel, seront tenus de se rendre dans la commune de la Rochelle, département de la Charente-Inférieure, pour être ensuite conduits et retenus dans tel lieu de ce département qui sera indiqué par le ministre de la police générale.
III. Immédiatement après la publication du présent arrêté, les individus compris dans les deux articles précédents, seront déssaisis de l'exercice de tout droit de propriété, et la remise ne leur en sera faite que sur la preuve authentique de leur arrivée au lieu fixé par le présent arrêté.
IV. Seront pareillement déssaisis de ce droit, ceux qui quitteront le lieu où ils se seront rendus, ou celui où ils auront été conduits en vertu des dispositions précédentes.
V. Le présent arrêté sera inséré au bulletin des lois; les ministres de la police générale, de la marine et des finances seront chargés, chacun en ce qui le concerne, d'en surveiller et d'en assurer l'exécution.
Par les consuls de la république,
Sieyés, Roger-Ducos, Bonaparte.
Arrêté du directoire exécutif, en date du 26 vendémiaire.
Le directoire exécutif, sur le rapport du ministre des relations extérieures; considérant, 1o Que l'emprisonnement dans les cachots de Hambourg, des citoyens Napper-Tandy et Blackwell, naturalisés français, et attachés au service de la république, ainsi que celui des citoyens Morris et Corbett, et leur extradition dans les mains des agens de l'Angleterre, est un attentat contre le droit des gens, un crime contre l'humanité, une grave offense faite à la république française;
2o Que les lois de la neutralité imposent aux états qui jouissent de ses bienfaits, des devoirs qui tiennent à tout ce que les principes de la sociabilité et ceux du droit public ont de plus sacré;
3o Que le plus impérieux de ces devoirs est d'éloigner tout acte d'hostilité du territoire neutre, et par-là, d'offrir à la personne de tous les citoyens et sujets des nations belligérantes, une protection assurée et un asyle égal contre toute violence exercée en vertu des lois de la guerre;
4o Considérant que depuis que l'orgueil et le fanatisme de quelques gouvernements sont parvenus à rallumer le feu de la guerre, les attentats contre le droit des gens, se multiplient d'une manière effrayante; que c'est surtout le chef d'un empire reculé au nord de l'Europe et de l'Asie, qui, sans provocation de la part des Français, s'est fait l'instrument de la haine du gouvernement anglais contre la république française, et contre les principes libéraux et philanthropiques sur lesquels elle est fondée; que ce chef prodigua les menaces et les insultes à tous les gouvernements qui ne partagent pas sa politique aveugle et passionnée;
5o Que si le cours de cette corruption morale et politique n'était pas arrêté par un appel à tous les gouvernements qui n'ont pas encore participé à cet état de dégradation, et par la punition de ceux qui en ont partagé la honte; si, enfin, ces attentats n'étaient pas signalés à l'opinion publique avec la réprobation qu'ils méritent, on pourrait craindre qu'un jour les lois de la guerre fussent sans frein, et les droits de la paix sans garantie; qu'il n'existât plus de barrières contre les progrès d'une dissolution générale, et que l'Europe rétrogradât rapidement vers l'état de barbarie;
Considérant enfin que la déférence d'un gouvernement à des ordres atroces, ne peut être excusée par la considération de sa faiblesse, surtout quand ce gouvernement s'est rendu coupable de la dépendance de la position dans laquelle il s'est volontairement placé, et que tel est le cas où se sont mis les magistrats de Hambourg, en ordonnant l'incarcération des citoyens Napper-Tandy, Blackwell, Moris et Corbett, et en refusant leur délivrance sur la preuve officielle qu'ils étaient citoyens et officiers français;
A arrêté, le 17 vendémiaire:
Art. Ier. L'attentat commis par le gouvernement de Hambourg, sera dénoncé à tous les gouvernements alliés et neutres, par les ministres de la république, en résidence auprès de ces gouvernements.
II. Les agents consulaires et diplomatiques, en résidence auprès du sénat de Hambourg, quitteront sur le champ la ville et son territoire.
III. Tout agent du gouvernement Hambourgeois, résidant en France, recevra l'ordre de quitter le lieu de sa résidence dans les vingt-quatre heures, et le territoire français dans huit jours.
IV. Un embargo général sera mis sur tous les bâtiments et vaisseaux portant pavillon Hambourgeois, et existants dans les ports de la république.
PROCLAMATION
De Bonaparte, général en chef,
Aux citoyens composant la garde nationale sédentaire de Paris.
18 brumaire, an VIII
de la république, une et indivisible.
Citoyens, le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint; il est autorisé par les articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel.
Il me charge de prendre les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Sa translation est nécessaire et momentanée. Le corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent où la désorganisation nous conduit.
Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes. Ralliez-vous autour de lui: c'est le seul moyen d'asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.
Bonaparte.
PROCLAMATION
De Bonaparte général en chef,
A l'armée.
Le général Lefebvre conserve le commandement de la dix-septième division militaire.
Les troupes rentreront dans leurs quartiers respectifs; le service se fera comme à l'ordinaire.
Le général Bonaparte est très-satisfait de la conduite des troupes de ligne, des invalides, des gardes nationales sédentaires, qui, dans la journée d'hier, si heureuse pour la république, se sont montrés les vrais amis du peuple; il témoigne sa satisfaction particulière aux braves grenadiers près la représentation nationale, qui se sont couverts de gloire en sauvant la vie à leur général près de tomber sous les coups de représentants armés de poignards.
Bonaparte.
PROCLAMATION
Des consuls de la république,
Au peuple français.
La constitution de l'an III périssait; elle n'avait su, ni garantir vos droits, ni se garantir elle-même. Des atteintes multipliées lui ravissaient sans retour le respect du peuple; des factions haineuses et cupides se partageaient la république. La France approchait enfin du dernier terme d'une désorganisation générale.
Les patriotes se sont entendus. Tout ce qui pouvait vous nuire a été écarté; tout ce qui pouvait vous servir, tout ce qui était resté pur dans la représentation nationale, s'est réuni sous les bannières de la liberté.
Français, la république, affermie et replacée dans l'Europe au rang qu'elle n'aurait jamais dû perdre, verra se réaliser toutes les espérances des citoyens, et accomplira ses glorieuses destinées.
Prêtez avec nous le serment que nous faisons d'être fidèles à la république, une et indivisible, fondée sur l'égalité, la liberté et le systême représentatif.
Par les consuls de la république,
Roger-Ducos, Bonaparte, Siéyes.
Les consuls de la République,
A la commission législative du conseil des cinq-cents.
24 brumaire.
Citoyens représentants,
Par un rapport joint au présent message, le ministre des finances vient d'exposer aux consuls de la république la nécessité de rapporter la loi sur l'emprunt forcé, et de lui substituer une subvention de guerre, réglée dans la proportion des vingt-cinq centimes des contributions foncière, mobilière et somptuaire.
En conformité de l'art. 9 de la loi du 19 de ce mois, les consuls de la république vous font la proposition formellement nécessaire de statuer sur cet objet.
Par les consuls de la république,
Roger-Ducos, Bonaparte, Siéyes.
Bonaparte, premier consul de la république,
Aux Français.
Rendre la république chère aux citoyens, respectable aux étrangers, formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons contractées en acceptant la première magistrature.
Elle sera chère aux citoyens, si les lois, si les actes de l'autorité sont toujours empreints de l'esprit d'ordre, de justice, de modération.
Sans l'ordre, l'administration n'est qu'un chaos; point de finances, point de crédit public; et avec la fortune de l'état s'écroulent les fortunes particulières. Sans justice, il n'y a que des partis, des oppresseurs et des victimes.
La modération imprime un caractère auguste aux gouvernements comme aux nations. Elle est toujours la compagne de la force et de la durée des institutions sociales.
La république sera imposante aux étrangers, si elle sait respecter dans leur indépendance le titre de sa propre indépendance; si ses engagements préparés par la sagesse, formés par la franchise, sont gardés par la fidélité.
Elle sera enfin formidable aux ennemis, si ses armées de terre et de mer sont fortement constituées, si chacun de ses défenseurs trouve une famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un héritage de vertus et de gloire; si l'officier formé par de longues études, obtient par un avancement régulier la récompense due à ses talents et à ses services.
A ces principes tiennent la stabilité du gouvernement, les succès du commerce et de l'agriculture, la grandeur et la prospérité des nations.
En les développant, nous avons tracé la règle qui doit nous juger. Français, nous avons dit nos devoirs; ce sera vous qui nous direz si nous les avons remplis.
Bonaparte.
Le premier consul,
Au sénat conservateur.
6 nivose.
Sénateurs,
Les consuls de la république s'empressent de vous faire connaître que le gouvernement est installé. Ils emploieront dans toutes les circonstances, tous leurs moyens pour détruire l'esprit de faction, créer l'esprit public, et consolider la constitution qui est l'objet des espérances du peuple français. Le sénat conservateur sera animé du même esprit, et par sa réunion avec les consuls, seront déjoués les mal intentionnés, s'il pouvait en exister dans les premiers corps de l'état.
Le premier consul, Bonaparte.
PROCLAMATION
Du premier consul,
Aux habitants des départements de l'Ouest.
Une guerre impie menace d'embraser une seconde fois les départements de l'Ouest. Le devoir des premiers magistrats de la république est d'en arrêter les progrès et de l'éteindre dans son foyer; mais ils ne veulent déployer la force qu'après avoir épuisé les voies de la persuasion et de la justice.
Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l'Anglais, et instruments de ses fureurs, ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l'aliment et l'impunité de leurs forfaits.
A de tels hommes, le gouvernement ne doit ni ménagement, ni déclaration de ses principes.
Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices; c'est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité.
Des lois injustes ont été promulguées et exécutées; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences; partout des inscriptions hasardées sur des listes d'émigrés, ont frappé des citoyens qui n'avaient jamais abandonné ni leur patrie, ni même leurs foyers; enfin, de grands principes d'ordre social ont été violés.
C'est pour réparer ces injustices et ces erreurs qu'un gouvernement, fondé sur les bases sacrées de la liberté, de l'égalité, du systême représentatif, a été proclamé et reconnu par la nation. La volonté constante, comme l'intérêt et la gloire des premiers magistrats qu'elle s'est donnés, sera de fermer toutes les plaies de la France, et déja cette volonté est garantie par des actes qui sont émanés d'eux.
Ainsi la loi désastreuse de l'emprunt forcé, la loi plus désastreuse des ôtages, ont été révoquées; des individus déportés sans jugement préalable, sont rendus à leur patrie et à leur famille. Chaque jour est et sera marqué par des actes de justice; et le conseil d'état travaille sans relâche à préparer la réformation des mauvaises lois, et une combinaison plus heureuse des contributions publiques.
Les consuls déclarent encore que la liberté des cultes est garantie par la constitution; qu'aucun magistrat ne peut y porter atteinte; qu'aucun homme ne peut dire à un autre: Tu exerceras un tel culte, tu ne l'exerceras qu'un tel jour.
La loi du II prairial an III qui laisse aux citoyens l'usage des édifices destinés au culte religieux, sera exécutée.