← Retour

Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 2/2: Écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité

16px
100%

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR.

Ce que l'on pense à Londres de l'expédition qui se prépare dans les ports de France.—Mouvement des escadres anglaises dans la Méditerranée, en mai, juin et juillet.—Chances pour et contre les armées navales françaises et anglaises, si elles se fussent rencontrées en route.—L'escadre française reçoit l'ordre d'entrer dans le port vieux d'Alexandrie. Elle s'embosse dans la rade d'Aboukir.—Napoléon apprend qu'elle est restée à Aboukir. Son étonnement.—L'escadre française embossée est reconnue par une frégate anglaise.—Bataille d'Aboukir.

§ Ier.

L'on apprit tout à la fois en Angleterre qu'un armement considérable se préparait à Brest, Toulon, Gênes, Civita-Vecchia; que l'escadre espagnole de Cadix s'armait avec activité; et que des camps nombreux se formaient sur l'Escaut, sur les côtes du Pas-de-Calais, de Normandie et de Bretagne. Napoléon, nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, parcourait toutes les côtes de l'océan, et s'arrêtait dans tous les ports. Il avait réuni près de lui, à Paris, tout ce qui restait des anciens officiers de marine, qui avaient acquis un nom pendant la guerre d'Amérique, tels que Buhor, Marigny, etc. Ils ne justifièrent pas leur réputation. Les intelligences que la France avait avec les Irlandais-unis, ne pouvaient être tellement secrètes, que le gouvernement anglais n'en sût quelque chose. La première opinion du cabinet de Saint-James, fut que tous ces préparatifs se dirigeaient contre l'Angleterre et l'Irlande; et que la France voulait profiter de la paix, qui venait d'être rétablie sur le continent, pour terminer cette longue lutte par une guerre corps à corps. Ce cabinet pensait que les armements, qui avaient lieu en Italie, ne se faisaient que pour donner le change; que la flotte de Toulon passerait le détroit, opérerait sa jonction avec la flotte espagnole à Cadix; qu'elles arriveraient ensemble devant Brest, et conduiraient une armée en Angleterre et une autre en Irlande. Dans cette incertitude, l'amirauté anglaise se contenta d'équiper, en toute hâte, une nouvelle escadre; et aussitôt qu'elle apprit que Napoléon était parti de Toulon, elle expédia l'amiral Roger avec dix vaisseaux de guerre, pour renforcer l'escadre anglaise devant Cadix, où commandait l'amiral lord Saint-Vincent, qui, par ce renfort, se trouva avoir une escadre de vingt-huit à trente vaisseaux. Une autre d'égale force était devant Brest.

L'amiral Saint-Vincent tenait, dans la Méditerranée, une escadre légère de trois vaisseaux, qui croisait entre les côtes d'Espagne, de Provence et de Sardaigne, afin de recueillir des renseignements, et de surveiller cette mer. Le 24 mai, il détacha dix vaisseaux de devant Cadix, et les envoya dans la Méditerranée, avec ordre de se réunir à ceux que commandait Nelson, et de lui former ainsi une flotte de treize vaisseaux, pour bloquer Toulon, ou suivre l'escadre française, si elle en était sortie. Lord Saint-Vincent resta devant Cadix avec dix-huit vaisseaux, pour surveiller la flotte espagnole, dans la crainte surtout que celle de Toulon n'échappât à Nelson et ne passât le détroit.

Dans les instructions que cet amiral envoyait à Nelson, et qui ont été imprimées, on voit qu'il avait tout prévu, excepté une expédition contre l'Égypte. Le cas où l'expédition française irait soit au Brésil, soit dans la mer Noire, soit à Constantinople, était indiqué. Plus de 150,000 hommes campaient sur les côtes de l'océan; ce qui produisit des mouvements et des alarmes continuels dans toute l'Angleterre.

§ II.

Nelson, avec les trois vaisseaux détachés de lord Saint-Vincent, croisait entre la Corse, la Provence et l'Espagne, lorsque, dans la nuit du 19 mai, il essuya un coup de vent, qui endommagea ses vaisseaux, et démâta celui qu'il montait. Il fut obligé de se faire remorquer. Il voulait mouiller dans le golfe d'Ostand, en Sardaigne; mais il ne put y parvenir, et gagna la rade des îles Saint-Pierre, où il répara ses avaries.

Dans cette même nuit du 19, l'escadre française appareilla de Toulon; le 10 juin, elle arriva devant Malte, après avoir doublé le cap Corse et le cap Bonara. Nelson ayant été joint par les dix vaisseaux de lord Saint-Vincent, et ayant reçu le commandement de cette escadre, croisait devant Toulon, le Ier juin. Il ignorait alors que l'escadre française en fut sortie. Il vint, le 15, reconnaître la rade de Tagliamon, sur les côtes de Toscane, qu'il supposait être le rendez-vous de l'expédition française. Il parut, le 20, devant Naples. Là, il apprit du gouvernement que l'escadre française avait débarqué à Malte, et que l'ambassadeur de la république Garat avait laissé entendre que l'expédition était destinée pour l'Égypte. Nelson arriva, le 22, devant Messine. La nouvelle que l'escadre française s'était emparée de Malte, lui fut confirmée; il apprit aussi qu'elle se dirigeait sur Candie. Il passa aussitôt le phare, et se rendit sur Alexandrie, où il arriva le 29 juillet.

La première nouvelle de l'existence d'une escadre anglaise dans la Méditerranée, fut donnée à l'escadre française, à la hauteur du cap Bonara par un bâtiment qu'elle rencontra; et le 25, comme l'escadre reconnaissait les côtes de Candie, elle fut jointe par la frégate la Justice, qui venait de croiser devant Naples, et qui donna la nouvelle positive de l'existence d'une escadre anglaise dans ces parages. Napoléon ordonna alors qu'au lieu de se diriger directement sur Alexandrie, on manœuvrât pour attaquer l'Afrique au cap d'Azé, à vingt-cinq lieues d'Alexandrie, et de ne se présenter devant cette ville, que lorsqu'on en aurait reçu des nouvelles. Le 29, on signala la côte d'Afrique et le cap d'Azé. Nelson arrivait alors devant Alexandrie; n'y ayant appris aucune nouvelle de l'escadre française, il se dirigea sur Alexandrette et de là à Rhodes. Il parcourut ensuite les îles de l'Archipel, vint reconnaître l'entrée de l'Adriatique, et fut obligé de mouiller, le 18, à Syracuse, pour faire de l'eau. Il n'avait encore acquis aucun renseignement sur la marche Napoléon. Il appareilla à Syracuse, et vint mouiller, le 28 juillet, au cap Coron, à l'extrémité de la Morée. Ce ne fut que là, qu'il apprit que l'armée française avait, depuis un mois, débarqué en Égypte. Il supposa que l'escadre française avait déja fait son retour sur Toulon; mais il se dirigea sur Alexandrie, afin de pouvoir rendre un compte positif à son gouvernement, et laisser devant cette place, des forces nécessaires pour la bloquer.

§ III.

L'escadre française était composée, à son départ de Toulon, de treize vaisseaux de ligne, de six frégates et d'une douzaine de bricks, corvettes ou avisos. L'escadre anglaise était forte de treize vaisseaux, dont un de 50 canons, tous les autres de 74. Ils avaient été armés très à la hâte, et étaient en mauvais état. Nelson n'avait pas de frégates. On comptait, dans l'escadre française, un vaisseau de 120 canons et trois de 80. Un convoi de plusieurs centaines de voiles, était sous l'escorte de cette escadre. Il était particulièrement sous la garde de deux vaisseaux de 64, de quatre frégates de 18, de construction vénitienne, et d'une vingtaine de bricks ou avisos. L'escadre française, profitant du grand nombre de bâtiments légers qu'elle avait, s'éclairait très au loin; de sorte que le convoi n'avait rien à craindre, et pouvait, aussitôt qu'on aurait reconnu l'ennemi, prendre la position la plus convenable, pour rester éloigné du combat. Chaque vaisseau français avait à son bord 500 vieux soldats, parmi lesquels une compagnie d'artillerie de terre. Depuis un mois qu'on était embarqué, on avait, deux fois par jour, exercé les troupes de passage à la manœuvre du canon. Sur chaque vaisseau de guerre, il y avait des généraux, qui avaient du caractère, l'habitude du feu, et étaient accoutumés aux chances de la guerre.

L'hypothèse d'une rencontre avec les Anglais, était l'objet de toutes les conversations. Les capitaines de vaisseaux avaient l'ordre, en ce cas, de considérer, comme signal permanent et constant, celui de prendre part au combat et de soutenir ses voisins.

L'escadre de Nelson était une des plus mauvaises que l'Angleterre eût mises en mer dans ces derniers temps.

§ IV.

L'escadre française reçut l'ordre d'entrer à Alexandrie; elle était nécessaire à l'armée et aux projets ultérieurs du général en chef. Lorsque les pilotes turcs déclarèrent qu'ils ne pouvaient faire entrer des vaisseaux de 74, et à plus forte raison de 80 canons, dans le port vieux, l'étonnement fut grand. Le capitaine Barré, officier de marine très-distingué, chargé de vérifier les passes, déclara positivement le contraire. Les vaisseaux de 64 et les frégates entrèrent sans difficulté; mais l'amiral et plusieurs officiers de marine persistèrent à penser qu'il fallait faire une nouvelle vérification, avant d'y exposer toute l'escadre. Comme les vaisseaux de guerre avaient à bord l'artillerie et les munitions de l'armée, et que la brise était assez forte, l'amiral proposa de tout débarquer à Aboukir, déclarant que trente-six heures suffiraient pour cela, tandis qu'il lui faudrait cinq à six jours pour faire cette opération, en restant à la voile.

Napoléon, en partant d'Alexandrie pour marcher à la rencontre des Mamelucks, réitéra, à l'amiral l'ordre d'entrer dans le port d'Alexandrie, et, dans le cas où il le croirait impossible, de se rendre à Corfou, où il recevrait de Constantinople, des ordres du ministre français Talleyrand, et de se porter de là à Toulon, si ces ordres tardaient trop à lui arriver.

L'escadre pouvait entrer dans le port vieux d'Alexandrie. Il fut reconnu qu'un vaisseau tirant vingt-un pieds d'eau, le pouvait sans danger. Ceux de 74, qui tirent vingt-trois pieds, n'auraient donc été obligés que de s'alléger de deux pieds; les vaisseaux de 80, tirant vingt-quatre pieds et demi, se seraient allégés de trois pieds et demi; et, enfin, le vaisseau à trois ponts, tirant vingt-sept pieds, aurait dû s'alléger de six pieds. Ces allégements pouvaient avoir lieu sans inconvénient, soit en jetant l'eau à la mer, soit en diminuant l'artillerie. Un vaisseau de 74 peut être réduit à un tirant d'eau de....., en ôtant seulement son eau et ses vivres, et à celui de....., en ôtant son artillerie. Ce moyen fut proposé par les officiers de marine à l'amiral. Il répondit que, si tous les treize vaisseaux étaient de 74, il aurait recours à cet expédient; mais qu'ayant un vaisseau de 120 canons et trois de 80, il courrait les chances, une fois entré dans le port, de n'en pouvoir plus sortir, et d'être bloqué par une escadre de huit ou neuf vaisseaux anglais, puisqu'il lui serait impossible d'installer les trois vaisseaux de 80 et l'Orient, de manière à ce qu'ils pussent combattre, étant réduits au tirant d'eau, qui leur permettait de traverser les passes. Cet inconvénient en lui-même était léger; les vents qui règnent dans ces parages rendaient impossible un blocus rigoureux, et il suffisait que l'escadre eût vingt-quatre heures devant elle, après la sortie des passes, pour pouvoir compléter son armement. Il y avait d'ailleurs un moyen naturel. C'était de construire à Alexandrie quatre demi-chameaux propres à faire gagner deux pieds aux vaisseaux de 80 et quatre à celui de 120. La construction de ces quatre chameaux, pour obtenir un si petit résultat, n'exigeait pas de grands travaux. Le Rivoli, construit à Venise, est sorti tout armé du Malomoko, sur un chameau, qui lui a fait gagner sept pieds, de sorte qu'il ne tirait plus que seize pieds. Peu de jours après sa sortie, il s'est battu aussi-bien que possible contre un vaisseau et une corvette anglaise. Il y avait dans Alexandrie des vaisseaux, des frégates et quatre cents bâtiments de transport; ce qui offrait tous les matériaux dont on pouvait avoir besoin. L'on avait un bon nombre d'ingénieurs de la marine, entre autres M. Leroy, qui a passé sa vie dans les chantiers de construction.

Lorsque la commission chargée de vérifier le rapport du capitaine Barré eut terminé cette opération, l'amiral en envoya le rapport au général en chef. Mais il ne put arriver assez à temps pour en avoir la réponse, les communications ayant été interceptées pendant un mois, jusqu'à la prise du Caire. Si le général en chef avait reçu ce rapport, il aurait réitéré l'ordre d'entrer dans le port en s'allégeant, et prescrit, à Alexandrie, les ouvrages nécessaires pour la sortie de l'escadre. Mais enfin, puisque l'amiral avait ordre, en cas qu'il ne pût entrer dans le port, de se rendre à Corfou, il se trouvait juge compétent et arbitre de sa conduite. Corfou avait une bonne garnison française et des magasins de biscuit et de viande pour six mois; l'amiral eût touché la côte d'Albanie, d'où il aurait tiré des vivres; et enfin ses instructions l'autorisaient à se rendre de là à Toulon, où il y avait 5 à 6,000 hommes appartenant aux régiments qui étaient en Égypte. C'étaient des soldats rentrés de permission ou des hôpitaux, et différents détachements qui avaient rejoint cette place après le départ de l'expédition.

Brueis ne fit rien de tout cela: il s'embossa dans la rade d'Aboukir, et envoya à Rosette demander du riz et des vivres. On varie beaucoup sur les causes qui portèrent cet amiral à s'obstiner à rester dans cette mauvaise rade. Quelques personnes ont pensé qu'après avoir jugé qu'il lui était impossible de faire entrer son escadre à Alexandrie, il desirait, avant de quitter l'armée de terre, d'être assuré de la prise du Caire, et de n'avoir plus d'inquiétude sur la position de cette armée. Brueis était fort attaché au général en chef; les communications avaient été interceptées; et, comme c'est l'ordinaire en pareille circonstance, il courait les bruits les plus fâcheux sur les derrières de l'armée. Cependant cet amiral avait appris le succès de la bataille des Pyramides et l'entrée triomphante des Français au Caire le 29 juillet. Il paraît qu'alors, ayant attendu un mois, il voulut encore attendre quelques jours et recevoir des nouvelles directes du général en chef. Les ordres qu'avait l'amiral étant positifs, de tels motifs n'étaient pas suffisants pour justifier sa conduite. Il ne devait, dans aucun cas, garder une position où son escadre n'était pas en sûreté. Il eût concilié les sollicitudes que lui causaient les faux bruits sur l'armée, et ce qu'il devait à la sûreté de son escadre, en croisant entre les côtes d'Égypte et de Caramanie, et en envoyant prendre des renseignements sur celles de Damiette, ou sur tout autre point, d'où il eût pu avoir des nouvelles de l'armée et d'Alexandrie.

§ V.

Aussitôt que l'amiral eut débarqué l'artillerie et ce qu'il avait à l'armée de terre, ce qui fut l'affaire de quarante-huit heures, il devait lever l'ancre, et se tenir à la voile, soit qu'il attendît de nouveaux renseignements pour entrer dans le port d'Alexandrie, soit qu'il attendît des nouvelles de l'armée avant de quitter ces parages. Mais il se méprit entièrement sur sa position. Il employa plusieurs jours à rectifier sa ligne d'embossage; il appuya sa gauche derrière la petite île d'Aboukir; et, la croyant inattaquable, il y plaça ses plus mauvais vaisseaux, le Guerrier et le Conquérant. Ce dernier, le plus vieux de toute l'escadre, ne portait, à sa batterie basse, que du 18. Il fit occuper la petite île, et construire une batterie de deux pièces de 12. Il plaça, au centre, ses meilleurs vaisseaux, l'Orient, le Francklin, le Tonnant, et à l'extrémité de sa droite, le Généreux, un des meilleurs et des mieux commandés de l'escadre. Craignant pour sa droite, il la fit soutenir par le Guillaume-Tell, son troisième vaisseau de 80.

L'amiral Brueis, dans cette position, ne craignait pas d'être attaqué par sa gauche, qui était appuyée par l'île; il craignait davantage pour sa droite. Mais, si l'ennemi se portait sur elle, il perdait le vent. Dans ce cas, il paraît que l'intention de Brueis était d'appareiller avec son centre et sa gauche. Il considéra cette gauche comme tellement à l'abri de toute attaque, qu'il ne jugea pas nécessaire de la faire protéger par le feu de l'île. La faible batterie qu'il y fit établir, n'avait d'autre but que d'empêcher l'ennemi d'y débarquer. Si l'amiral avait mieux connu sa situation, il eût établi, dans cette île, une vingtaine de pièces de 36 et huit ou dix mortiers; il eût fait mouiller sa gauche auprès d'elle; il eût rappelé d'Alexandrie les deux vaisseaux de 64, qui auraient fait deux excellentes batteries flottantes, et qui, tirant moins d'eau que les autres vaisseaux, auraient encore pu s'approcher davantage de l'île; enfin il eût tiré d'Alexandrie 3,000 matelots du convoi, qu'il eût distribués sur ses vaisseaux, pour en renforcer les équipages. Il eut recours, il est vrai, à cette ressource; mais ce ne fut qu'au dernier moment, et lorsque le combat était engagé; de sorte que cela ne fit qu'accroître le désordre. Il se fit une illusion complète sur la force de sa ligne d'embossage.

§ VI.

Après le combat de Rhamanieh, les Arabes du Baïré interceptèrent toutes les communications d'Alexandrie avec l'armée: ce ne fut qu'à la nouvelle de la bataille des Pyramides et de la prise du Caire, que, craignant le ressentiment de l'armée française, ils se soumirent. Le 27 juillet, surlendemain de son entrée au Caire, Napoléon reçut, pour la première fois, des dépêches d'Alexandrie et la correspondance de l'amiral. Son étonnement fut grand d'apprendre que l'escadre n'était pas en sûreté, qu'elle ne se trouvait ni dans le port d'Alexandrie, ni dans celui de Corfou, ni même en chemin pour Toulon; mais qu'elle était dans la rade d'Aboukir, exposée aux attaques d'un ennemi supérieur. Il expédia, de l'armée, son aide de camp Julien à l'amiral, pour lui faire connaître tout son mécontentement, et lui prescrire d'appareiller sur le champ et d'entrer à Alexandrie, ou de se rendre à Corfou. Il lui rappelait que toutes les ordonnances de la marine défendent de recevoir le combat dans une rade ouverte. Le chef d'escadron Julien partit le 27, à sept heures du soir, il n'aurait pu arriver que le 3 ou 4 août; la bataille eut lieu du 1er au 2. Cet officier étant parvenu près de Téramée, un parti d'Arabes surprit la d'Jerme sur laquelle il était, et ce brave jeune homme fut massacré, en défendant courageusement les dépêches dont il était porteur, et dont il connaissait l'importance.

§ VII.

L'amiral Brueis restait inactif dans la mauvaise position où il s'était placé. Une frégate anglaise, détachée depuis vingt jours de l'escadre de Nelson, et qui le cherchait, se présenta devant Alexandrie, vint à Aboukir reconnaître toute la ligne d'embossage, et le fit impunément; pas un vaisseau, pas un brick, pas une frégate n'était à la voile. Cependant l'amiral avait plus de trente bâtiments légers dont il aurait pu couvrir la mer; tous étaient à l'ancre. Les principes de la guerre voulaient qu'il restât à la voile avec son escadre entière, quels que fussent ses projets ultérieurs. Mais au moins devait-il tenir à la voile une escadre légère de deux ou trois vaisseaux de guerre, de huit ou dix frégates ou avisos, pour empêcher aucun bâtiment léger anglais de l'observer, et pour être instruit d'avance de l'arrivée de l'ennemi. La fatalité l'entraînait.

§ VIII.

Le 31 juillet, Nelson détacha deux de ses vaisseaux, qui vinrent reconnaître la ligne d'embossage française, sans être inquiétés. Le 1er août, l'escadre anglaise apparut vers les trois heures après midi, avec toutes voiles dehors. Il ventait grand frais des vents, qui sont constants dans cette saison. L'amiral Brueis était à dîner, une partie des équipages à terre, le branle-bas n'était fait sur aucun vaisseau. L'amiral fit sur-le-champ le signal de se préparer au combat. Il expédia un officier à Alexandrie pour demander les matelots du convoi: peu après, il fit le signal de se tenir prêt à mettre à la voile; mais l'escadre ennemie arriva avec tant de rapidité, qu'on eut à peine le temps de faire le branle-bas; et on le fit avec une négligence extrême. Sur l'Orient même, que montait l'amiral, des cabanes, construites sur les dunettes pour loger des officiers de terre pendant la traversée, ne furent pas détruites; on les laissa remplies de matelas et de seaux de peinture et de goudron. Sur le Guerrier et sur le Conquérant, une seule batterie fut dégagée. Celle du côté de terre fut encombrée de tout ce dont l'autre avait été débarrassée, de sorte que, lorsqu'ils furent tournés, ces batteries ne purent faire feu. Cela surprit tellement les Anglais, qu'ils envoyèrent reconnaître la raison de cette contradiction; ils voyaient le pavillon français flotter, sans qu'aucune pièce fît feu.

La partie des équipages qui avait été détachée, eut à peine le temps de retourner à bord. L'amiral, jugeant que l'ennemi ne serait à la portée du canon que vers six heures, supposa qu'il n'attaquerait que le lendemain, d'autant plus qu'il ne découvrait que onze vaisseaux de 74; les deux autres avaient été détachés sur Alexandrie, et ne rejoignirent Nelson que sur les huit heures du soir. Brueis ne crut point que les Anglais l'attaquassent le jour même, et avec onze vaisseaux seulement. L'on pense que d'abord il eut le projet d'appareiller, mais qu'il tarda d'en donner l'ordre, jusqu'à ce que les matelots qu'il attendait d'Aboukir fussent embarqués. Alors la canonnade était engagée, et un vaisseau anglais avait échoué sur l'île, ce qui donnait à Brueis un nouveau degré de confiance. Les matelots demandés à Alexandrie, n'arrivèrent que vers huit heures; on se canonnait déja sur plusieurs vaisseaux. Dans le tumulte, l'obscurité, un grand nombre d'entre eux restèrent sur le rivage et ne s'embarquèrent point. Le projet de l'amiral anglais était d'attaquer de vaisseau à vaisseau, chaque bâtiment anglais jetant l'ancre par l'arrière, et se plaçant en travers de la proue des Français. Le hasard changea cette disposition. Le Culloden, destiné à attaquer le Guerrier, voulant passer entre sa gauche et l'île, échoua. Si l'île avait été armée de quelques grosses pièces, ce vaisseau était pris. Le Goliath, qui le suivait, manœuvrant pour se mouiller en travers de la proue du Guerrier, fut entraîné par le vent et le courant, et ne jeta l'ancre qu'après avoir dépassé et tourné ce vaisseau. S'apercevant alors que la batterie gauche du Conquérant ne tirait pas, par le motif expliqué plus haut, il se plaça bord à bord avec lui, et le désempara en peu de temps. Le Zélé, deuxième vaisseau anglais, suivit le mouvement du Goliath, et, se mouillant bord à bord du Guerrier, qui ne pouvait pas répondre à son feu, il le démâta promptement. L'Orion, troisième vaisseau anglais, exécuta la même manœuvre; mais, dans son mouvement, il fut retardé par l'attaque d'une frégate française, et vint se mouiller entre le Francklin et le Peuple souverain. Le Vanguard, vaisseau amiral anglais, jeta l'ancre par le travers du Spartiate, troisième vaisseau français. La Défense, le Bellerophon, le Majestueux et le Minotaure suivirent le même mouvement, et engagèrent le centre de la ligne française jusqu'au Tonnant, son huitième vaisseau. L'amiral et ses deux matelots formaient une ligne de trois vaisseaux fort supérieurs à ceux des Anglais. Le feu fut terrible, le Bellerophon dégréé, démâté et obligé d'amener. Plusieurs autres bâtiments anglais furent obligés de s'éloigner; et si, dans ce moment, le contre-amiral Villeneuve, qui commandait l'aile droite française, eût coupé ses câbles, et fût tombé sur la ligne anglaise, avec les cinq vaisseaux, qui étaient sous ses ordres, l'Heureux, le Timoléon, le Mercure, le Guillaume-Tell, le Généreux, et les frégates la Diane et la Justice; elle eût été détruite. Le Culloden était échoué sur le banc de Béquières, et le Léandre occupé à tâcher de le relever. L'Alexandre, le Switsfure et deux autres vaisseaux anglais, voyant que notre droite ne bougeait pas, et que le centre de la ligne anglaise était maltraité, s'y portèrent. L'Alexandre remplaça le Bellerophon, et le Switsfure attaqua le Francklin. Le Léandre, qui jusque alors avait été occupé à relever le Culloden, appelé par le danger que courait le centre, s'y porta pour le renforcer. La victoire n'était rien moins que décidée. Le Guerrier et le Conquérant ne tiraient plus, mais c'étaient les plus mauvais vaisseaux de l'escadre; et, du côté des Anglais, le Culloden et le Bellerophon, étaient hors de service. Le centre de la ligne française avait occasioné, par la grande supériorité de son feu, beaucoup plus de dommage aux vaisseaux opposés, qu'il n'en avait reçu. Les Anglais n'avaient que des vaisseaux de 74 et de petit modèle. Il était présumable, que le feu se soutenant ainsi toute la nuit, l'amiral Villeneuve appareillerait enfin au jour; et l'on pouvait encore espérer les plus heureux résultats de l'attaque de cinq bons vaisseaux, qui n'avaient encore tiré ni reçu aucun coup de canon. Mais, à onze heures, le feu prit à l'Orient, et ce bâtiment sauta en l'air. Cet accident imprévu décida de la victoire. Son épouvantable explosion suspendit, pendant un quart-d'heure, le combat. Notre ligne recommença le feu, sans se laisser abattre par ce cruel spectacle. Le Francklin, le Tonnant, le Peuple souverain, le Spartiate, l'Aquilon, soutinrent le feu jusqu'à trois heures du matin. De trois à cinq heures, il se ralentit de part et d'autre. Entre cinq et six heures, il redoubla et devint terrible. Qu'eût-ce été, si l'Orient n'avait point sauté? Enfin, à midi, le combat durait encore, et ne se termina qu'à deux heures. Ce fut alors seulement que Villeneuve parut se réveiller et s'apercevoir que l'on se battait depuis vingt heures. Il coupa ses câbles et prit le large, emmenant le Guillaume-Tell qu'il montait, le Généreux et les frégates la Diane et la Justice. Les trois autres vaisseaux de son aile se jetèrent à la côte sans se battre. Ainsi, malgré le terrible accident de l'Orient, malgré la singulière inertie de Villeneuve, qui empêcha cinq vaisseaux de tirer un seul coup de canon, la perte et le désordre des Anglais furent tels que, vingt-quatre heures après la bataille, le pavillon tricolore flottait encore sur le Tonnant; Nelson n'avait plus aucun vaisseau en état de l'attaquer. Non-seulement le Guillaume-Tell et le Généreux, ne furent suivis par aucun vaisseau anglais, mais encore les ennemis, dans l'état de délabrement où ils étaient, les virent partir avec plaisir. L'amiral Brueis défendit avec opiniâtreté l'honneur du pavillon français; plusieurs fois blessé, il ne voulut point descendre à l'ambulance. Il mourut sur son banc de quart, en donnant des ordres. Casabianca, Thevenard et du Petit-Thouars acquirent de la gloire dans cette malheureuse journée. Le contre-amiral Villeneuve, au dire de Nelson et des Anglais, pouvait décider la victoire, même après l'accident de l'Orient. A minuit encore, s'il eût appareillé et pris part au combat avec les vaisseaux de son aile, il pouvait anéantir l'escadre anglaise; mais il resta paisible spectateur du combat!

Le contre-amiral Villeneuve étant brave et bon marin, on se demande la raison de cette singulière conduite? Il attendait des ordres!... On assure que l'amiral français lui donna celui d'appareiller, et que la fumée l'empêcha de l'apercevoir. Mais fallait-il donc un ordre pour prendre part au combat et secourir ses camarades?...

L'Orient a sauté à onze heures; depuis ce temps, jusqu'à deux heures après midi, c'est-à-dire pendant treize heures, on s'est battu. C'était alors Villeneuve qui commandait; pourquoi donc n'a-t-il rien fait? Villeneuve était d'un caractère irrésolu et sans vigueur.

§ IX.

Les équipages des trois vaisseaux qui s'échouèrent, et des deux frégates, débarquèrent sur la plage d'Aboukir. Une centaine d'hommes se sauvèrent de l'Orient, et un grand nombre de matelots des autres vaisseaux se réfugièrent à terre, au moment où l'affaire était décidée, en profitant du désordre des ennemis. L'armée se recruta par-là de 3,500 hommes; on en forma une légion nautique forte de trois bataillons, et qui fut portée à 1,800 hommes. Les autres recrutèrent l'artillerie, l'infanterie et la cavalerie. Le sauvetage se fit avec activité; on retira beaucoup de pièces d'artillerie, des munitions, des mâts et d'autres pièces de bois, qui furent utiles dans l'arsenal d'Alexandrie. Il nous resta dans le port, les deux vaisseaux le Causse et le Dubois, quatre frégates de construction vénitienne, trois frégates de construction française, tous les bâtiments légers et tous ceux du convoi. Quelques jours après la bataille, Nelson appareilla et quitta les parages d'Alexandrie, laissant deux vaisseaux de guerre pour bloquer le port. Quarante bâtiments napolitains du convoi sollicitèrent et obtinrent du commandant d'Alexandrie la permission de retourner chez eux; le commandant de la croisière anglaise les réunit autour de lui, en retira les équipages et mit le feu aux bâtiments. Cette violation du droit des gens tourna contre les Anglais: les équipages des convois italien et français virent qu'ils n'avaient plus de ressources que dans le succès de l'armée française, et prirent leur parti avec résolution. Nelson fut reçu en triomphe dans le port de Naples.

La perte de la bataille d'Aboukir eut une grande influence sur les affaires d'Égypte, et même sur celles du monde. La flotte française sauvée, l'expédition de Syrie n'éprouvait point d'obstacle; l'artillerie de siége se transportait sûrement et facilement au-delà du désert, et Saint-Jean-d'Acre n'arrêtait point l'armée française. La flotte française détruite, le divan s'enhardit à déclarer la guerre à la France. L'armée perdit un grand appui, sa position en Égypte changea totalement, et Napoléon dut renoncer à l'espoir d'assurer à jamais la puissance française dans l'Occident, par les résultats de l'expédition d'Égypte.

§ X.

Depuis que les moindres vaisseaux que l'on met en ligne sont ceux de 74, les armées navales de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne, n'ont pas été composées de plus de trente vaisseaux. Il y en a eu cependant qui, momentanément, ont été plus considérables. Une escadre de trente vaisseaux de ligne est, sur mer, ce que serait, sur terre, une armée de 120,000 hommes. Une armée de 120,000 hommes est une grande armée, quoiqu'il y en ait eu de plus fortes. Une escadre de trente vaisseaux a tout au plus le cinquième d'hommes d'une armée de 120,000 hommes. Elle a cinq fois plus d'artillerie et d'un calibre très-supérieur. Le matériel occasionne à peu près les mêmes dépenses. Si l'on compare le matériel de toute l'artillerie de 120,000 hommes, des charrois, des vivres, des ambulances, avec celui de trente vaisseaux, les deux dépenses sont égales ou à peu près. En calculant, dans l'armée de terre, 20,000 hommes de cavalerie, et 20,000 d'artillerie ou des équipages, l'entretien de cette armée est incomparablement plus dispendieux que celui de l'armée navale.

La France pouvait avoir trois flottes de trente vaisseaux, comme trois armées de 120,000 hommes.

La guerre de terre consomme en général plus d'hommes que celle de mer; elle est plus périlleuse. Le soldat de mer, sur une escadre, ne se bat qu'une fois dans une campagne, le soldat de terre se bat tous les jours. Le soldat de mer, quels que soient les fatigues et les dangers attachés à cet élément, en éprouve beaucoup moins que celui de terre: il ne souffre jamais de la faim, de la soif, il a toujours avec lui son logement, sa cuisine, son hôpital et sa pharmacie. Les armées de mer, dans les services de France et d'Angleterre, où la discipline maintient la propreté, et où l'expérience a fait connaître toutes les mesures qu'il fallait prendre pour conserver la santé, ont moins de malades que les années de terre. Indépendamment du péril des combats, le soldat de mer a celui des tempêtes; mais l'art a tellement diminué ce dernier, qu'il ne peut être comparé à ceux de terre, tels qu'émeutes populaires, assassinats partiels, surprises de troupes légères ennemies.

Un général commandant en chef une armée navale, et un général commandant en chef une armée de terre, sont des hommes qui ont besoin de qualités différentes. On naît avec les qualités propres pour commander une armée de terre, tandis que les qualités nécessaires pour commander une armée navale, ne s'acquièrent que par expérience.

Alexandre, Condé, ont pu commander dès leur plus jeune âge; l'art de la guerre de terre est un art de génie, d'inspiration; mais ni Alexandre, ni Condé, à l'âge de 22 ans, n'eussent commandé une armée navale. Dans celle-ci, rien n'est génie, ni inspiration; tout y est positif et expérience. Le général de mer n'a besoin que d'une science, celle de la navigation. Celui de terre a besoin de toutes, ou d'un talent qui équivaut à toutes, celui de profiter de toutes les expériences et de toutes les connaissances. Un général de mer n'a rien à deviner, il sait où est son ennemi, il connaît sa force. Un général de terre ne sait jamais rien certainement, ne voit jamais bien son ennemi, ne sait jamais positivement où il est. Lorsque les armées sont en présence, le moindre accident de terrain, le moindre bois cache une partie de l'armée. L'œil le plus exercé ne peut pas dire s'il voit toute l'armée ennemie, ou seulement les trois quarts. C'est par les yeux de l'esprit, par l'ensemble de tout le raisonnement, par une espèce d'inspiration, que le général de terre voit, connaît et juge. Le général de mer n'a besoin que d'un coup d'œil exercé; rien des forces de l'ennemi ne lui est caché. Ce qui rend difficile le métier de général de terre, c'est la nécessité de nourrir tant d'hommes et d'animaux; s'il se laisse guider par les administrateurs, il ne bougera plus, et ses expéditions échoueront. Celui de mer n'est jamais gêné; il porte tout avec lui. Un général de mer n'a point de reconnaissance à faire, ni de terrain à examiner, ni de champ de bataille à étudier. Mer des Indes, mer d'Amérique, Manche, c'est toujours une plaine liquide. Le plus habile n'aura d'avantage sur le moins habile, que par la connaissance des vents qui règnent dans tels ou tels parages, par la prévoyance de ceux qui doivent régner, ou par les signes de l'atmosphère; qualités qui s'acquièrent par l'expérience, et par l'expérience seulement.

Le général de terre ne connaît jamais le champ de bataille où il doit opérer. Son coup d'œil est celui de l'inspiration, il n'a aucun renseignement positif. Les données, pour arriver à la connaissance du local, sont si éventuelles que l'on n'apprend presque rien par expérience. C'est une facilité de saisir tout d'abord les rapports qu'ont les terreins, selon la nature des contrées; c'est enfin un don qu'on appelle coup d'œil militaire, et que les grands généraux ont reçu de la nature. Cependant les observations qu'on peut faire sur des cartes topographiques, la facilité que donnent l'éducation et l'habitude de lire sur ces cartes, peuvent être de quelque secours.

Un général en chef de mer dépend plus de ses capitaines de vaisseau, qu'un général en chef de terre de ses généraux. Ce dernier a la faculté de prendre lui-même le commandement direct des troupes, de se porter sur tous les points et de remédier aux faux mouvements par d'autres. Le général de mer n'a personnellement d'influence que sur les hommes du vaisseau où il se trouve; la fumée empêche les signaux d'être vus. Les vents changent, ou ne sont pas les mêmes sur tout l'espace que couvre sa ligne. C'est donc de tous les métiers celui où les subalternes doivent le plus prendre sur eux.

Il faut attribuer à trois causes les pertes de nos batailles navales: 1o à l'irrésolution et au manque de caractère des généraux en chef; 2o aux vices de la tactique; 3o au défaut d'expérience et de connaissances navales des capitaines de vaisseau, et à l'opinion où sont ces officiers, qu'ils ne doivent agir que d'après des signaux. Les combats d'Ouessant, ceux de la révolution dans l'Océan et dans la Méditerranée en 93, 94, ont tous été perdus par ces différentes raisons. L'amiral Villaret, brave de sa personne, était sans caractère, et n'avait pas même d'attachement à la cause pour laquelle il se battait. Martin était un bon marin, mais de peu de résolution. Ils étaient d'ailleurs influencés tous deux par les représentants du peuple, qui n'ayant aucune expérience, autorisaient de fausses opérations.

Le principe de ne faire aucun mouvement que d'après un signal de l'amiral, est un principe d'autant plus erroné, qu'un capitaine de vaisseau est toujours maître de trouver des raisons pour se justifier d'avoir mal exécuté les signaux qu'il a reçus. Dans toutes les sciences nécessaires à la guerre, la théorie est bonne pour donner des idées générales, qui forment l'esprit; mais leur stricte exécution est toujours dangereuse. Ce sont les axes qui doivent servir à tracer la courbe. D'ailleurs, les règles mêmes obligent à raisonner, pour juger si l'on doit s'écarter des règles, etc.

Souvent en force supérieure aux Anglais, nous n'avons pas su les attaquer, et nous avons laissé échapper leurs escadres, parce qu'on a perdu son temps à de vaines manœuvres. La première loi de la tactique maritime doit être, qu'aussitôt que l'amiral a donné le signal qu'il veut attaquer, chaque capitaine ait à faire les mouvements nécessaires pour attaquer un vaisseau ennemi, prendre part au combat et soutenir ses voisins.

Ce principe est celui de la tactique anglaise dans ces derniers temps. S'il avait été adopté en France, l'amiral Villeneuve, à Aboukir, ne se serait pas cru innocent de rester inactif vingt-quatre heures, avec cinq ou six vaisseaux, c'est-à-dire la moitié de l'escadre, pendant que l'ennemi écrasait l'autre aile.

La marine française est appelée à acquérir de la supériorité sur la marine anglaise. Les Français entendent mieux la construction, et les vaisseaux français, de l'aveu même des Anglais, sont tous meilleurs que les leurs. Les pièces sont supérieures en calibre d'un quart aux pièces anglaises. Cela forme deux grands avantages.

Les Anglais ont plus de discipline. Les escadres de Toulon et de l'Escaut avaient adopté les mêmes pratiques et usages que les Anglais, et arrivaient à une discipline aussi sévère, avec la différence que comportait le caractère des deux nations. La discipline anglaise est une discipline d'esclaves; c'est le patron devant le serf. Elle ne se maintient que par l'exercice de la plus épouvantable terreur. Un pareil état de choses dégraderait et avilirait le caractère français, qui a besoin d'une discipline paternelle, plus fondée sur l'honneur et les sentiments.

Dans la plupart des batailles que nous avons perdues contre les Anglais, ou nous étions inférieurs, ou nous étions réunis avec des vaisseaux espagnols qui, étant mal organisés, et dans ces derniers temps dégénérés, affaiblissaient notre ligne au lieu de la renforcer; ou bien enfin, les généraux commandant en chef, qui voulaient la bataille et marchaient à l'ennemi, jusqu'à ce qu'ils fussent en présence, hésitaient alors, se mettaient en retraite sous différents prétextes, et compromettaient ainsi les plus braves.

QUELQUES NOTES SUR MALTE.

1re NOTE.

Les îles de Malte, du Gozo et du Canius sont trois petites îles voisines les unes des autres. Il est peu de pays plus ingrats. Tout est rocher, la terre y est rare; on en a fait venir de Sicile pour accroître la culture et faire des jardins. La principale production de ces îles est le coton: c'est le meilleur du levant; elles en font pour quelques millions. Tout ce qui est nécessaire à la vie, vient de Sicile. La population des trois îles est de cent mille ames, elles ne pourraient pas en nourrir dix mille. Le port est un des plus beaux et des plus sûrs de la Méditerranée. La capitale, Lavalette, est une ville de 30 mille ames; il y a de belles maisons, de grandes rues, de superbes fontaines, des quais, magasins, etc. Les fortifications sont bien entendues, très-considérables, mais entassées les unes sur les autres en pierres de taille. Tout y est casematé et à l'abri de la bombe. Caffarelly-Dufalga, qui commandait le génie, dit plaisamment en faisant la reconnaissance: «Il est bien heureux que nous ayons trouvé quelqu'un dedans pour nous ouvrir les portes.» Il faisait allusion au grand nombre de fossés qu'il eût fallu traverser et d'escarpes qu'il eût fallu gravir. La maison du grand-maître est peu de chose, ce serait sur le continent celle d'un particulier de 100 mille livres de rente. Il y a de très-beaux orangers, un grand nombre de jardins inférieurs et de maisons appartenant aux baillis, commandeurs, etc. L'oranger en est le principal ornement.

2e NOTE.

L'ordre de Malte possédait des biens en Espagne, Portugal, France, Italie, Allemagne. A la suppression de l'ordre des Templiers, celui de Malte hérita de la plus grande partie de leurs biens. Ces biens avaient la même origine que ceux des moines, c'étaient des donations faites par les fidèles aux hospitaliers de St.-Jean de Jérusalem et aux chevaliers du Temple, chargés d'escorter les pélerins et de les garantir des insultes des Arabes. L'intention des donataires était que ces biens fussent employés contre les infidèles. Si l'ordre de Malte avait rempli cette intention et que tous les biens qu'il possédait dans les différents états chrétiens, eussent été employés à faire la guerre aux barbaresques et à protéger les côtes de la chrétienté contre les pirates d'Alger, Maroc, Tunis et Tripoli, l'ordre eût mieux mérité, à Malte, de la chrétienté que dans la guerre de Syrie et des croisades. Il pouvait entretenir une escadre de huit à dix vaisseaux de 74, et une douzaine de bonnes frégates et corvettes, et eût pu bloquer constamment Alger, etc. et contenir Maroc. Il est hors de doute que ces barbaresques auraient cessé leurs pirateries, et se seraient contentés des gains du commerce et de la culture du pays.

Malte aurait alors été peuplé par des vieillards, dont la vie aurait été passée au métier de la guerre, et par une nombreuse jeunesse aguerrie. Mais, au lieu de cela, les chevaliers s'imaginèrent, à l'exemple des autres moines, que tant de biens ne leur avaient été donnés que pour leur bien-être particulier. Il y eut, par toute la chrétienté, des baillis, commandeurs, etc. qui employèrent toutes les richesses de l'ordre, à soutenir un état de maison, où régnaient le luxe et toutes les commodités de la vie. Ils en employaient le surplus à enrichir leurs familles. Les moines au moins disaient des messes, prêchaient et administraient les sacrements, ils cultivaient la vigne du Seigneur; mais les chevaliers ne faisaient rien de tout cela. Ainsi ces immenses propriétés tournèrent au profit de quelques individus, et devinrent un débouché pour les cadets des grandes familles. De tant de revenus, peu de chose arrivait à Malte, et les chevaliers qui étaient tenus de séjourner deux ans dans cette île pour leurs caravanes, y vivaient dans des auberges qui portaient le nom de leur nation, et y étaient avec peu d'aisance.

L'ordre n'avait pas d'escadre; seulement 4 à 5 galères continuaient à se promener dans la Méditerranée tous les ans, allant mouiller dans les ports d'Italie, et évitant les barbaresques. Ces ridicules promenades sur des bâtiments, qui n'étaient plus propres à combattre contre les frégates et les gros corsaires d'Alger, avaient pour résultat de donner quelques fêtes et bals dans les ports de Livourne, Naples et de Sardaigne. Il n'y avait, à Malte, aucun chantier de construction, aucun arsenal. Il s'y trouvait cependant un mauvais vaisseau de 64 et 2 frégates, qui ne sortaient jamais. Les jeunes chevaliers avaient fait leurs caravanes sans avoir tiré un seul coup de canon, ni de fusil, sans avoir vu un ennemi. Lors de la révolution, quand les biens des moines furent décrétés nationaux, législation qui gagna l'Italie à mesure que l'administration française s'y étendit, il n'y eut aucune réclamation en faveur de l'ordre, même de la part des ports de mer, Gênes, Livourne, Malte. Il y en eut plus pour les chartreux, bénédictins, dominicains, que pour cet ordre de chevalerie qui ne rendait aucun service.

On a peine à comprendre comment les papes, qui étaient les supérieurs de cet ordre, et les conservateurs naturels de ses statuts, qui en étaient les réformateurs, qui étaient d'autant plus intéressés à le maintenir que leurs côtes étaient exposées aux pirates; on a peine à comprendre, disons-nous, comment ils n'ont pas tenu la main à ce que cet ordre remplît sa destination. Rien ne montre mieux la décadence où était tombée la cour de Rome elle-même.


NOTE SUR ALEXANDRIE.

Alexandrie a été bâtie par Alexandre. Elle s'était accrue sous les Ptolémée, au point de donner de la jalousie à Rome. Elle était sans contredit la deuxième ville du monde. Sa population s'élevait à plusieurs millions. Au VIIe siècle, elle fut prise par Amroug, dans la première année de l'hégire, après un siége de 14 mois. Les Arabes y perdirent 28,000 hommes. Son enceinte avait 12 milles de tour; elle contenait 4,000 palais, 4,000 bains, 400 théâtres, 12,000 boutiques, plus de 50,000 Juifs. L'enceinte fut rasée dans les guerres des Arabes et de l'empire romain. Cette ville, depuis, a toujours été en décadence. Les Arabes rétablirent une nouvelle enceinte, c'est celle qui existe encore; elle n'a plus que 3,000 toises de tour, ce qui suppose encore une grande ville. La cité est maintenant toute sur l'isthme. Le phare n'est plus une île; sur l'isthme, qui le joint au continent, est la ville actuelle. Elle est fermée par une muraille qui barre l'isthme, et n'a que 600 toises. Elle a deux bons ports (neuf et vieux). Le vieux peut contenir à l'abri du vent, et d'un ennemi supérieur, des escadres de guerre quelque nombreuses qu'elles soient. Aujourd'hui le Nil n'arrive à Alexandrie qu'au moment des inondations. On conserve ses eaux dans de vastes citernes; leur aspect nous frappa. La vieille enceinte arabe est couverte par le lac Maréotis, qui s'étend jusque auprès de la tour des Arabes, en sorte qu'Alexandrie n'est plus attaquable que du côté d'Aboukir. Le lac Maréotis laisse aussi un peu à découvert une partie de l'enceinte de la ville, au-delà de celle des Arabes. La colonne de Pompée, située en dehors et à 300 toises de l'enceinte arabe, était jadis au centre de la ville.

Le général en chef passa plusieurs jours à arrêter les principes des fortifications de la ville. Tout ce qu'il prescrivit fut exécuté avec la plus grande intelligence par le colonel Crétin, l'officier du génie le plus habile de France. Le général ordonna de rétablir toute l'enceinte des Arabes, le travail n'était pas considérable. On appuya cette enceinte en occupant le fort triangulaire, qui en formait la droite et qui existait encore. Le centre et le côté d'Aboukir furent soutenus chacun par un fort. Ils furent établis sur des monticules de décombres qui avaient un commandement d'une vingtaine de toises sur toute la campagne et en arrière de l'enceinte des Arabes. Celle de la ville actuelle fut mise en état comme réduit; mais elle était dominée en avant par un gros monticule de décombres. Il fut occupé par un fort que l'on nomma Caffarelly. Ce fort et l'enceinte de la ville actuelle, formaient un systême complet, susceptible d'une longue défense, lorsque tout le reste aurait été pris. Il fallait de l'artillerie pour occuper promptement et solidement ces trois hauteurs. La conception et la direction de ces travaux furent confiées à Crétin.

En peu de mois et avec peu de travaux, il rendit ces trois hauteurs inexpugnables; il établit des maçonneries présentant des escarpes de 18 à 20 pieds, qui mettaient les batteries entièrement à l'abri de toute escalade, et il couvrit ces maçonneries par des profils qu'il sut ménager dans la hauteur; en sorte qu'elles n'étaient vues de nulle part. Il eût fallu des millions et des années pour donner la même force à ces trois forts avec un ingénieur moins habile. Du côté de la mer, on occupa la tour du Marabout, du Phare. On établit de fortes batteries de côté qui firent un merveilleux effet, toutes les fois que les Anglais se présentaient pour bombarder la ville. La colonne de Pompée frappe l'imagination comme tout ce qui est sublime. Les aiguilles de Cléopatre sont encore dans le même emplacement. En fouillant dans le tombeau, où a été enterré Alexandre, on a trouvé une petite statue de 10 à 12 pouces en terre cuite, habillée à la grecque; ses cheveux sont bouclés avec beaucoup d'art et se réunissent sur le chignon: c'est un petit chef-d'œuvre. Il y a à Alexandrie de grandes et belles mosquées, des couvents de copthes, quelques maisons à l'européenne appartenant au consulat.

D'Alexandrie à Aboukir, il y a 4 lieues. La terre est sablonneuse et couverte de palmiers. A l'extrémité du promontoire d'Aboukir est un fort en pierre; à 600 toises est une petite île. Une tour et une trentaine de bouches à feu dans cette île, assureraient le mouillage pour quelques vaisseaux de guerre, à peu près comme à l'île d'Aix.

Pour aller à Rosette, on passe le lac Madié à son embouchure dans la mer, qui a 100 toises de largeur; des bâtiments de guerre, tirant 8 ou 10 pieds d'eau peuvent y entrer. C'est dans ce lac que jadis une des sept branches du Nil avait son embouchure. Si l'on veut aller à Rosette sans passer le lac, il faut le tourner; ce qui augmente le chemin de 3 à 4 lieues.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.

Le Nil.—Ses Inondations.—Population ancienne et moderne.—Division et productions de l'Égypte.—Son commerce.—Alexandrie.—Des différentes races qui habitent l'Égypte.—Désert, ses habitants.—Gouvernement et importance de l'Égypte.—Politique de Napoléon.

§ Ier.

Le Nil prend sa source dans les montagnes de l'Abyssinie, coule du sud au nord, et se jette dans la Méditerranée, après avoir parcouru l'Abyssinie, les déserts de la Nubie, et l'Égypte. Son cours est de huit cents lieues, dont deux cents sur le territoire égyptien. Il y entre à la hauteur de l'île d'Elfilé ou d'Éléphantine, et fertilise les déserts arides qu'il traverse. Ses inondations sont régulières et productives: régulières, parce que ce sont les pluies du tropique qui les causent; productives, parce que ces pluies, tombant par torrents sur les montagnes de l'Abyssinie, couvertes de bois, entraînent avec elles un limon fécondant que le Nil dépose sur les terres. Les vents du nord règnent pendant la crue de ce fleuve, et, par une circonstance favorable à la fertilité, en retiennent les eaux.

En Égypte il ne pleut jamais. La terre n'y produit que par l'inondation régulière du Nil. Lorsqu'elle est haute, l'année est abondante; lorsqu'elle est basse, la récolte est médiocre.

Il y a cent cinquante lieues de l'île d'Éléphantine au Caire, et cette vallée, qu'arrose le Nil, a une largeur moyenne de cinq lieues. Après le Caire, ce fleuve se divise en deux branches, et forme une espèce de triangle qu'il couvre de ses débordements. Ce triangle a soixante lieues de base, depuis la tour des Arabes jusqu'à Péluse, et cinquante lieues de la mer au Caire; un de ses bras se jette dans la Méditerranée, près de Rosette; l'autre, près de Damiette. Dans des temps plus reculés, il avait sept embouchures.

Le Nil commence à s'élever au solstice d'été; l'inondation croît jusqu'à l'équinoxe, après quoi elle diminue progressivement. C'est donc entre septembre et mars, que se font tous les travaux de la campagne. Le paysage est alors ravissant; c'est le temps de la floraison et celui de la moisson. La digue du Nil se coupe au Caire, dans le courant de septembre, quelquefois dans les premiers jours d'octobre. Après le mois de mars, la terre se gerce si profondément, qu'il est dangereux de traverser les plaines à cheval, et qu'on ne le peut faire à pied qu'avec une extrême fatigue. Un soleil ardent, qui n'est jamais tempéré ni par des nuages, ni par de la pluie, brûle toutes les herbes et les plantes, hormis celles qu'on peut arroser. C'est à cela que l'on attribue la salubrité des eaux stagnantes, qui se conservent en ce pays dans les bas-fonds. En Europe, de pareils marais donneraient la mort par leurs exhalaisons; en Égypte, il ne causent pas même de fièvres.

§ II.

La surface de la vallée du Nil, telle qu'elle vient d'être décrite, équivaut à un sixième de l'ancienne France; ce qui ne supposerait, dans un état de prospérité, que quatre à cinq millions de population. Cependant les historiens arabes assurent que, lors de la conquête par Amroug, l'Égypte avait vingt millions d'habitants et plus de vingt mille villes. Ils y comprenaient, il est vrai, indépendamment de la vallée du Nil, les Oasis[1] et les déserts appartenant à l'Égypte.

Cette assertion des historiens arabes, ne doit pas être rangée au nombre de ces anciennes traditions qu'une critique judicieuse désavoue. Une bonne administration et une population nombreuse pouvaient étendre beaucoup le bienfait de l'inondation du Nil. Sans doute, si la vallée offrait une surface de même nature que celles de nos terres de France, elle ne pourrait nourrir plus de quatre à cinq millions d'individus. Mais il y a en France, des montagnes, des sables, des bruyères, et des terres incultes, tandis qu'en Égypte, tout produit. A cette considération il faut ajouter que la vallée du Nil, fécondée par les eaux, le limon et la chaleur du climat, est plus fertile que nos bonnes terres, et que les deux tiers ou les trois quarts de la France sont de peu de rapport. Nous sommes d'ailleurs fondés à penser que le Nil fécondait plusieurs Oasis.

Si l'on suppose que tous les canaux, qui saignent le Nil pour en porter les eaux sur les terres, soient mal entretenus ou bouchés, son cours sera beaucoup plus rapide, l'inondation s'étendra moins, une plus grande masse d'eau arrivera à la mer, et la culture des terres sera fort réduite. Si l'on suppose au contraire, que tous les canaux d'irrigation soient parfaitement saignés, aussi nombreux, aussi longs, et profonds que possible, et dirigés par l'art, de manière à arroser en tout sens une plus grande étendue de désert, on conçoit que très-peu des eaux du Nil se perdront dans la mer, et que les inondations fertilisant un terrain plus vaste, la culture s'augmentera dans la même proportion. Il n'est donc aucun pays où l'administration ait plus d'influence qu'en Égypte sur l'agriculture, et par conséquent sur la population. Les plaines de la Beauce et de la Brie sont fécondées par l'arrosement régulier des pluies; l'effet de l'administration y est nul sous ce rapport. Mais, en Égypte, où les irrigations ne peuvent être que factices, l'administration est tout. Bonne, elle adopte les meilleurs règlements de police sur la direction des eaux, l'entretien et la construction des canaux d'irrigation. Mauvaise, partiale ou faible, elle favorise des localités ou des propriétés particulières, au détriment de l'intérêt public, ne peut réprimer les dissensions civiles des provinces, quand il s'agit d'ouvrir de grands canaux, ou enfin, les laisse tous se dégrader; il en résulte que l'inondation est restreinte, et par suite l'étendue des terres cultivables. Sous une bonne administration, le Nil gagne sur le désert; sous une mauvaise, le désert gagne sur le Nil. En Égypte, le Nil ou le génie du bien, le désert ou le génie du mal, sont toujours en présence; et l'on peut dire que les propriétés y consistent moins dans la possession d'un champ, que dans le droit fixé par les réglements généraux d'administration, d'avoir, à telles époques de l'année et par tel canal, le bienfait de l'inondation.

Depuis deux cents ans, l'Égypte a sans cesse décru. Lors de l'expédition des Français, elle avait encore de 2,500,000 à 2,800,000 habitants. Si elle continue à être régie de la même manière, dans cinquante ans elle n'en aura plus que 1,500,000.

En construisant un canal pour dériver les eaux du Nil dans la grande Oasis, on acquerrait un vaste royaume. Il est raisonnable d'admettre que du temps de Sésostris et de Ptolémée, l'Égypte ait pu nourrir douze à quinze millions d'habitants, sans le secours de son commerce et par sa seule agriculture.

§ III.

L'Égypte se divise en haute, moyenne et basse Égypte. La haute, appelée Saïde, forme deux provinces, savoir: Thèbes et Girgeh; la moyenne, nommée Ouestanieh, en forme quatre: Benisouf, Siout, Fayoum et Daifih; la basse, appelée Bahireh, en a neuf: Bahireh, Rosette, Garbieh, Menouf, Damiette, Mansourah, Charkieh, Kelioub et Gizeh.

L'Égypte comprend, en outre, la grande Oasis, la vallée du Fleuve-sans-Eau, et l'Oasis de Jupiter-Ammon.

La grande Oasis est située, parallèlement au Nil, sur la rive gauche; elle a cent cinquante lieues de long. Ses points les plus éloignés de ce fleuve en sont à soixante lieues, les plus rapprochés à vingt.

La vallée du Fleuve-sans-Eau, près de laquelle sont les lacs Natrons, objets d'un commerce de quelque importance, est à quinze lieues de la branche de Rosette. Jadis cette vallée a été fertilisée par le Nil. L'Oasis de Jupiter-Ammon est à quatre-vingts lieues, sur la rive droite du fleuve.

Le territoire égyptien s'étend vers les frontières de l'Asie jusqu'aux collines que l'on trouve entre El-Arich, El-Kanonès et Refah, à environ quarante lieues de Péluse, d'où la ligne de démarcation traverse le désert de l'Égarement, passe à Suèz, et longe la mer Rouge, jusqu'à Bérénice. Le Nil coule parallèlement à cette mer; ses points les plus éloignés en sont à cinquante lieues, les plus rapprochés à trente. Un seul de ses coudes en est à vingt-deux lieues, mais il en est séparé par des montagnes impraticables. La superficie carrée de l'Égypte est de deux cents lieues de long, sur cent dix à cent vingt de large.

L'Égypte produit en abondance du blé, du riz et des légumes. Elle était le grenier de Rome, elle est encore aujourd'hui celui de Constantinople. Elle produit aussi du sucre, de l'indigo, du séné, de la casse, du natron, du lin, du chanvre; mais elle n'a ni bois, ni charbon, ni huile. Elle manque aussi de tabac, qu'elle tire de Syrie, et de café, que l'Arabie lui fournit. Elle nourrit de nombreux troupeaux, indépendamment de ceux du désert, et une multitude de volaille. On fait éclore les poulets dans des fours, et l'on s'en procure ainsi une quantité immense.

Ce pays sert d'intermédiaire à l'Afrique et à l'Asie. Les caravanes arrivent au Caire comme des vaisseaux sur une côte, au moment où on les attend le moins, et des contrées les plus éloignées. Elles sont signalées à Gizeh, et débouchent par les Pyramides. Là, on leur indique le lieu où elles doivent passer le Nil, et celui où elles doivent camper près du Caire. Les caravanes ainsi signalées, sont celles des pélerins ou négociants de Maroc, de Fez, de Tunis, d'Alger ou de Tripoli, allant à la Mecque, et apportant des marchandises qu'elles viennent échanger au Caire. Elles sont ordinairement composées de plusieurs centaines de chameaux, quelquefois même de plusieurs milliers, et escortées par des hommes armés. Il vient aussi des caravanes de l'Abyssinie, de l'intérieur de l'Afrique, de Tangoust et des lieux qui se trouvent en communication directe avec le cap de Bonne-Espérance et le Sénégal. Elles apportent des esclaves, de la gomme, de la poudre d'or, des dents d'éléphants, et généralement tous les produits de ces pays, qu'elles viennent échanger contre les marchandises d'Europe et du Levant. Il en arrive enfin de toutes les parties de l'Arabie et de la Syrie, apportant du charbon, du bois, des fruits, de l'huile, du café, du tabac, et, en général, ce que fournit l'intérieur de l'Inde.

§ IV.

De tout temps l'Égypte a servi d'entrepôt pour le commerce de l'Inde. Il se faisait anciennement par la mer Rouge. Les marchandises étaient débarquées à Bérénice, et transportées à dos de chameau, pendant quatre-vingts lieues, jusqu'à Thèbes, ou bien elles remontaient par eau de Bérénice à Cosseïr: ce qui augmentait la navigation de quatre-vingts lieues, mais réduisait le portage à trente. Parvenues à Thèbes, elles étaient embarquées sur le Nil, pour être ensuite répandues dans toute l'Europe. Telle a été la cause de la grande prospérité de Thèbes aux cent portes. Les marchandises remontaient aussi au-delà de Cosseïr, jusqu'à Suèz, d'où on les transportait à dos de chameau jusqu'à Memphis et Péluse, c'est-à-dire l'espace de trente lieues. Du temps de Ptolémée, le canal de Suèz au Nil fut ouvert. Dès lors, plus de portage pour les marchandises; elles arrivaient par eau à Baboust et Péluse, sur les bords du Nil et de la Méditerranée.

Indépendamment du commerce de l'Inde, l'Égypte en a un qui lui est propre. Cinquante années d'une administration française accroîtraient sa population dans une grande proportion. Elle offrirait à nos manufactures un débouché, qui amènerait un développement dans toute notre industrie; et bientôt nous serions appelés à fournir à tous les besoins des habitants des déserts de l'Afrique, de l'Abyssinie, de l'Arabie, et d'une grande partie de la Syrie. Ces peuples manquent de tout; et qu'est-ce que Saint-Domingue et toutes nos colonies, auprès de tant de vastes régions?

La France tirerait à son tour de l'Égypte du blé, du riz, du sucre, du natron, et toutes les productions de l'Afrique et de l'Asie.

Les Français établis en Égypte, il serait impossible aux Anglais de se maintenir long-temps dans l'Inde. Des escadres construites sur les bords de la mer Rouge, approvisionnées des produits du pays, équipées et montées par nos troupes stationnées en Égypte, nous rendraient infailliblement maîtres de l'Inde, au moment où l'Angleterre s'y attendrait le moins.

En supposant même le commerce de ce pays libre comme il l'a été jusque ici entre les Anglais et les Français, les premiers seraient hors d'état de soutenir la concurrence. La possibilité de la reconstruction du canal de Suèz étant un problême résolu, et le travail qu'elle exigerait, étant de peu d'importance, les marchandises arriveraient si rapidement par ce canal et avec une telle économie de capitaux, que les Français pourraient se présenter sur les marchés avec des avantages immenses; le commerce de l'Inde, par l'océan, en serait infailliblement écrasé.

§ V.

Alexandre s'est plus illustré en fondant Alexandrie et en méditant d'y transporter le siége de son empire, que par ses plus éclatantes victoires. Cette ville devait être la capitale du monde. Elle est située entre l'Asie et l'Afrique, à portée des Indes et de l'Europe. Son port est le seul mouillage des cinq cents lieues de côtes, qui s'étendent depuis Tunis, ou l'ancienne Carthage, jusqu'à Alexandrette; il est à l'une des anciennes embouchures du Nil. Toutes les escadres de l'univers pourraient y mouiller; et, dans le vieux-port, elles sont à l'abri des vents et de toute attaque. Des vaisseaux tirant vingt-un pieds d'eau y sont entrés sans difficulté. Ceux du tirage de vingt-trois pieds, le pourraient; et, avec des travaux peu considérables, on rendrait cette passe facile, même pour les vaisseaux à trois ponts. Le premier consul avait fait construire à Toulon douze vaisseaux de 74, ne tirant que vingt-un pieds d'eau, d'après le systême anglais; et l'on n'a pas eu à se plaindre de leur marche, lorsqu'ils ont navigué dans nos escadres. Seulement ils sont moins propres au service de l'Inde, parce qu'ils ne peuvent porter qu'une plus faible quantité d'eau et de provisions.

La dégradation des canaux du Nil empêche ses eaux d'arriver jusqu'à Alexandrie. Elles n'y viennent plus que du temps de l'inondation, et l'on est obligé d'avoir des citernes pour les conserver. A côté du port de cette ville, est la rade d'Aboukir, que l'on pourrait rendre sûre pour quelques vaisseaux; si l'on construisait un fort sur l'île d'Aboukir, ils y seraient comme au mouillage de l'île d'Aix.

Rosette, Bourlos et Damiette ne peuvent recevoir que de petits bâtiments, les barres n'ayant que six à sept pieds d'eau. Péluse, El-Arich et Gaza n'ont jamais dû avoir de port; et les lacs Bourlos et Menzaléh, qui communiquent avec la mer, ne permettent l'entrée qu'à des bâtiments d'un tirant d'eau de six à sept pieds.

§ VI.

A l'époque de l'expédition d'Égypte, il s'y trouvait trois races d'hommes; les Mamelucks ou Circassiens, les Ottomans, ou janissaires et spahis, et les Arabes ou naturels du pays.

Ces trois races n'ont ni les mêmes principes, ni les mêmes mœurs, ni la même langue. Elles n'ont de commun que la religion. La langue habituelle des Mamelucks et des Ottomans est le turc; les naturels parlent la langue arabe. A l'arrivée des Français, les Mamelucks gouvernaient le pays et possédaient les richesses et la force. Ils avaient pour chefs vingt-trois beys, égaux entre eux et indépendants; car ils n'étaient soumis qu'à l'influence de celui qui, par son talent et sa bravoure savoir captiver tous les suffrages.

La maison d'un bey se compose de quatre cents à huit cents esclaves, tous à cheval, et ayant chacun, pour les servir, deux ou trois fellahs. Ils ont divers officiers pour le service d'honneur de leur maison. Les katchefs sont les lieutenants des beys; ils commandent, sous eux, cette milice, et sont seigneurs des villages. Les beys ont des terres dans les provinces et une habitation au Caire. Un corps-de-logis principal leur sert de logement, ainsi qu'à leur harem; autour des cours, sont ceux des esclaves, gardes et domestiques.

Les beys ne peuvent se recruter qu'en Circassie. Les jeunes Circassiens sont vendus par leurs mères, ou volés par des gens qui en font le métier, et vendus au Caire par les marchands de Constantinople. On admet quelquefois des noirs ou des Ottomans; mais ces exceptions sont rares.

Les esclaves faisant partie de la maison d'un bey sont adoptés par lui, et composent sa famille. Intelligents et braves, ils s'élèvent successivement de grade en grade, et parviennent à celui de katchef et même de bey.

Les Mamelucks ont peu d'enfants, et ceux qu'ils ont, ne vivent pas aussi long-temps que les naturels du pays. Il est rare qu'ils se soient propagés au-delà de la troisième génération. On a voulu attribuer la stérilité des mariages des Mamelucks à leur goût anti-physique. Les femmes arabes sont grosses, lourdes; elles affectent de la mollesse, peuvent à peine marcher, et restent des jours entiers immobiles sur un divan. Un jeune Mameluck de quatorze à quinze ans, leste, agile, déployant beaucoup d'adresse et de graces en exerçant un beau coursier, excite les sens d'une manière différente. Il est constant, que tous les beys, les katchefs, avaient d'abord servi aux plaisirs de leurs maîtres; et que leurs jolis esclaves leur servaient à leur tour; eux-mêmes ne le désavouent pas.

On a accusé les Grecs et les Romains du même vice. De toutes les nations, celle qui donne le moins dans cette inclination monstrueuse, est, sans contredit, la nation française. On en attribue la raison à ce que, de toutes, il n'en est aucune chez laquelle les femmes charment davantage par leur taille svelte, leur tournure élégante, leur vivacité et leurs graces.

On pouvait compter en Égypte 60 à 70,000 individus de race circassienne.

Les Ottomans se sont établis en Égypte, lors de la conquête par Sélim, dans le seizième siècle. Ils forment le corps des janissaires et spahis, et ont été augmentés de tous les Ottomans inscrits dans ces compagnies, selon l'usage de l'empire. Ils sont environ 200,000, constamment avilis et humiliés par les Mamelucks.

Les Arabes composent la masse de la population; ils ont pour chefs les grands-scheiks, descendants de ceux des Arabes, qui, du temps du prophète, au commencement de l'hégire, conquirent l'Égypte. Ils sont à la fois, les chefs de la noblesse et les docteurs de la loi; ils ont des villages, un grand nombre d'esclaves, et ne vont jamais que sur des mules. Les mosquées sont sous leur inspection; celle de Jemil-Azar a seule soixante grands-scheiks. C'est une espèce de Sorbonne, qui prononce sur toutes les affaires de religion, et sert même d'université. On y enseigne la philosophie d'Aristote, l'histoire et la morale du Koran; elle est la plus renommée de l'Orient. Ses scheiks sont les principaux du pays: les Mamelucks les craignaient; la Porte même avait des ménagements pour eux. On ne pouvait influer sur le pays et le remuer que par eux. Quelques-uns descendent du prophète, tel que le scheik el Békry; d'autres de la deuxième femme du prophète, tel que le scheik el Sadda. Si le sultan de Constantinople était au Caire, à l'époque des deux grandes fêtes de l'empire, il les célébrerait chez l'un de ces scheiks. C'est assez faire connaître la haute considération qui les environne. Elle est telle, qu'il n'est aucun exemple qu'on leur ait infligé une peine infamante. Lorsque le gouvernement juge indispensable d'en condamner un, il le fait empoisonner, et ses funérailles se font avec tous les honneurs dûs à son rang, et comme si sa mort avait été naturelle.

Tous les Arabes du désert sont de la même race que les scheiks, et les vénèrent. Les fellahs sont Arabes, non que tous soient venus au commencement de l'hégire avec l'armée qui conquit l'Égypte; on ne pense pas que, par la suite de la conquête, il s'en soit établi plus de 100,000. Mais comme, à cette époque, tous les indigènes embrassèrent la foi mahométane, ils sont confondus de même que les Francs et les Gaulois. Les scheiks sont les hommes de la loi et de la religion; les Mamelucks et les janissaires sont les hommes de la force et du gouvernement. La différence entre eux est plus grande qu'elle ne l'est en France entre les militaires et les prêtres; car ce sont des familles et des races tout-à-fait distinctes.

Les Cophtes sont catholiques, mais ne reconnaissent pas le pape; on en compte 150,000 à peu près en Égypte. Ils y ont le libre exercice de leur religion. Ils descendent des familles, qui, après la conquête des califes, sont restées chrétiennes. Les catholiques syriens sont peu nombreux. Les uns veulent qu'ils soient les descendants des croisés; les autres, que ce soient des originaires du pays, chrétiens au moment de la conquête, comme les Cophtes, et qui ont conservé des différences dans la religion. C'est une autre secte catholique. Il y a peu de Juifs et de Grecs. Ces derniers ont pour chef le patriarche d'Alexandrie, qui se croit égal à celui de Constantinople et supérieur au pape. Il demeure dans un couvent, au vieux Caire, et a l'existence d'un chef d'ordre religieux de l'Europe, qui aurait trente mille livres de rentes. Les Francs sont peu nombreux: ce sont des familles anglaises, françaises, espagnoles ou italiennes, établies dans ce pays pour le commerce, ou simplement des commissionnaires de maisons européennes.

§ VII.

Les déserts sont habités par des tribus d'Arabes errants, vivant sous des tentes. On en compte environ soixante, toutes dépendantes de l'Égypte, et formant une population d'à peu près 120,000 ames, qui peut fournir 18 à 20,000 cavaliers. Elles dominent les différentes parties des déserts, qu'elles regardent comme leurs propriétés, et y possèdent une grande quantité de bestiaux, chameaux, chevaux et brebis. Ces Arabes se font souvent la guerre entre eux, soit pour la démarcation des limites de leurs tribus, soit pour le pacage de leurs bestiaux, soit pour tout autre objet. Le désert seul ne pourrait les nourrir, car il ne s'y trouve rien. Ils possèdent des oasis qui, semblables à des îles, ont, au milieu du désert, de l'eau douce, de l'herbe et des arbres. Ils les cultivent, et s'y réfugient à certaines époques de l'année. Néanmoins les Arabes sont en général misérables, et ont constamment besoin de l'Égypte. Ils viennent annuellement en cultiver les lisières, y vendent le produit de leurs troupeaux, louent leurs chameaux pour les transports dans le désert, et employent le bénéfice qu'ils retirent de ce trafic, à acheter les objets qui leur sont nécessaires. Les déserts sont des plaines de sable, sans eau et sans végétation, dont l'aspect monotone n'est varié que par des mamelons, des monticules ou des rideaux de sable. Il est rare cependant d'y faire plus de vingt à vingt-quatre lieues sans trouver une source d'eau; mais elles sont peu abondantes, plus ou moins saumâtres, et exhalent presque toutes une odeur alcaline. On trouve, dans le désert, une grande quantité d'ossements d'hommes et d'animaux, dont on se sert pour faire du feu. On y voit aussi des gazelles et des troupeaux d'autruches, qui ressemblent de loin à des Arabes à cheval.

Il n'y existe aucune trace de chemins; les Arabes s'accoutument, dès l'enfance, à s'y orienter par les sinuosités des collines ou rideaux de sable, par les accidents du terrain ou par les astres. Les vents déplacent quelquefois les monticules de sable mouvant, ce qui rend très-pénible et souvent dangereuse la marche dans le désert. Parfois le sol est ferme; parfois il enfonce sous les pieds. Il est rare de rencontrer des arbres, excepté autour des puits où se trouvent quelques palmiers. Il y a dans le désert des bas-fonds où les eaux s'écoulent et séjournent plus ou moins long-temps. Auprès de ces mares, naissent des broussailles d'un pied à dix-huit pouces de hauteur, qui servent de nourriture aux chameaux; c'est la partie riche des déserts. Quels que soient les désagréments de la marche dans ces sables, on est souvent obligé de les traverser pour communiquer du sud au nord de l'Égypte; suivre les sinuosités du cours du Nil, triplerait la distance.

§ VIII.

Il y a telle tribu d'Arabes de 1,500 à 2,000 ames, qui a 300 cavaliers, 1,400 chameaux et occupe cent lieues carrées de terrain. Jadis ils redoutaient extrêmement les Mamelucks. Un seul de ces derniers faisait fuir dix Arabes, parce que non-seulement ils avaient sur eux une grande supériorité militaire, mais aussi une supériorité morale. Les Arabes d'ailleurs devaient les ménager, puisqu'ils en avaient besoin pour leur vendre ou louer leurs chameaux, pour obtenir d'eux du grain et la liberté de cultiver la lisière de l'Égypte.

Si la position extraordinaire de l'Égypte, qui ne peut devoir sa prospérité qu'à l'étendue de ses inondations, exige une bonne administration, la nécessité de réprimer 20 à 30,000 voleurs, indépendants de la justice, parce qu'ils se refugient dans l'immensité du désert, n'exige pas moins une administration énergique. Dans ces derniers temps, ils portaient l'audace au point de venir piller des villages et tuer des fellahs, sans que cela donnât lieu à aucune poursuite régulière. Un jour que Napoléon était entouré du divan des grands-scheicks, on l'informa que des Arabes de la tribu des Osnadis avaient tué un fellah et enlevé des troupeaux; il en montra de l'indignation, et ordonna d'un ton animé, à un officier d'état-major, de se rendre de suite dans le Baireh avec 200 dromadaires et 300 cavaliers pour obtenir réparation et faire punir les coupables. Le scheick Elmodi, témoin de cet ordre et de l'émotion du général en chef, lui dit en riant: «Est-ce que ce fellah est ton cousin, pour que sa mort te mette tant en colère?»—«Oui, répondit Napoléon, tous ceux que je commande sont mes enfants.»—«Taïb![2] lui dit le scheik, tu parles là comme le prophète.»

§ IX.

L'Égypte a, de tout temps, excité la jalousie des peuples qui ont dominé l'univers. Octave, après la mort d'Antoine, la réunit à l'empire. Il ne voulut point y envoyer de proconsul, et la divisa en douze prétures. Antoine s'était attiré la haine des Romains, parce qu'il avait été soupçonné de vouloir faire d'Alexandrie la capitale de la république. Il est vraisemblable que l'Égypte, du temps d'Octave, contenait 12 à 15,000,000 d'habitants. Ses richesses étaient immenses; elle était le vrai canal du commerce des Indes, et Alexandrie, par sa situation, semblait appelée à devenir le siége de l'empire du monde. Mais divers obstacles empêchèrent cette ville de prendre tous ses développements. Les Romains craignirent que l'esprit national des Arabes, peuple brave, endurci aux fatigues et qui n'avait ni la mollesse des habitants d'Antioche, ni celle des habitants de l'Asie mineure, et dont l'immense cavalerie avait fait triompher Annibal de Rome, ne fît de leur pays un foyer de révolte contre l'empire romain.

Sélim avait bien plus de raisons encore de redouter l'Égypte. C'était la terre sainte, c'était la métropole naturelle de l'Arabie et le grenier de Constantinople. Un pacha ambitieux, favorisé par les circonstances et par un génie audacieux, aurait pu relever la nation arabe, faire pâlir les Ottomans, déja menacés par cette immense population grecque, qui forme la majorité de Constantinople et des environs. Aussi Sélim ne voulut-il pas confier le gouvernement de l'Égypte à un seul pacha. Il craignit même que la division en plusieurs pachaliks ne fût pas une garantie suffisante, et chercha à s'assurer la soumission de cette province, en confiant son administration à vingt-trois beys, qui avaient chacun une maison composée de 400 à 800 esclaves. Ces esclaves devaient être leurs fils ou originaires de Circassie, mais jamais de l'Arabie ni du pays. Par ce moyen, il créa une milice tout-à-fait étrangère à l'Arabie. Il établit en Égypte le systême général de l'empire, des janissaires et des spahis, et mit à la tête de ceux-ci un pacha qui représentait le grand-seigneur, avec une autorité sur toute la province comme vice-roi, mais qui, contenu par les Mamelucks, ne pouvait travailler à s'affranchir.

Les Mamelucks, ainsi appelés au gouvernement de l'Égypte, cherchèrent des auxiliaires. Ils étaient trop ignorants et trop peu nombreux pour exercer l'emploi de percepteurs des finances; mais ils ne voulurent point le confier aux naturels du pays, qu'ils craignaient, par le même esprit de jalousie qui portait le sultan à redouter les Arabes. Ils choisirent les Cophtes et les Juifs. Les Cophtes sont, il est vrai, naturels du pays, mais d'une religion proscrite. Comme chrétiens, ils sont hors de la protection du Koran, et ne peuvent être protégés que par le sabre; ils ne devaient donc causer aucun ombrage aux Mamelucks. Ainsi cette milice de 10 à 12,000 cavaliers, se donna pour agents, pour hommes d'affaires, pour espions, etc., les 200,000 Cophtes qui habitent l'Égypte. Chaque village eut un percepteur Cophte, toute la comptabilité, toute l'administration furent entre les mains des Cophtes.

La tolérance qui règne dans tout l'empire ottoman, et l'espèce de protection accordée aux chrétiens, sont le résultat d'anciennes vues. Le sultan et la politique de Constantinople aiment à défendre une classe d'hommes dont ils n'ont rien à craindre, parce que ces hommes forment une faible minorité dans l'Arménie, dans la Syrie et dans toute l'Asie mineure, parce qu'en outre ils sont dans un état naturel d'opposition contre les gens du pays, et ne pourraient, dans aucun cas, se liguer avec eux pour rétablir la nation syriaque ou arabe. Toutefois, ceci ne peut s'appliquer à la Grèce où les chrétiens sont en nombre supérieur. Les sultans ont fait une grande faute en laissant réunis un nombre si considérable de chrétiens. Tôt ou tard, cette faute entraînera la perte des Ottomans.

La situation morale résultant des différents intérêts, des différentes races qui habitent l'Égypte, n'échappa pas à Napoléon, et c'est sur elle qu'il bâtit son systême de gouvernement. Peu curieux d'administrer la justice dans le pays, les Français ne l'eussent pas pu, quand même ils auraient voulu le faire, Napoléon en investit les Arabes, c'est-à-dire les scheicks, et leur donna toute la prépondérance. Dès lors, il parla au peuple par le canal de ces hommes, qui étaient tout à la fois les nobles et les docteurs de la loi, et intéressa ainsi à son gouvernement l'esprit national arabe et la religion du Koran. Il ne faisait la guerre qu'aux Mamelucks; il les poursuivait à outrance, et après la bataille des Pyramides il n'en restait plus que des débris. Il chercha, par la même politique, à s'emparer des Cophtes. Ceux-ci avaient de plus avec lui les liens de la religion, et seuls ils étaient versés dans l'administration du pays. Mais quand même ils n'auraient pas possédé cet avantage, la politique du général français était de le leur donner, afin de ne pas dépendre exclusivement des naturels arabes, et de n'avoir pas à lutter avec 25 ou 30,000 hommes contre la force de l'esprit national et religieux. Les Cophtes, qui voyaient les Mamelucks détruits, n'eurent d'autre parti à prendre que de s'attacher aux Français; et par là, notre armée eut, dans toutes les parties de l'Égypte, des espions, des observateurs, des contrôleurs, des financiers, indépendants et opposés aux nationaux. Quant aux janissaires et aux Ottomans, la politique voulait que l'on ménageât en eux le grand-seigneur; l'étendard du sultan flottait en Égypte, et Napoléon était persuadé que le ministre Talleyrand s'était rendu à Constantinople, et que des négociations sur l'Égypte étaient entamées avec la Porte. Les Mamelucks d'ailleurs s'étaient attachés à humilier, à annuler et désorganiser les milices des janissaires qui étaient leurs rivaux; de l'humiliation de la milice ottomane était née la déconsidération totale du pacha et le mépris de l'autorité de la Porte, à tel point que souvent les Mamelucks refusaient le miry; et cette milice se fût même déclarée tout-à-fait indépendante, si l'opposition des scheicks ou des docteurs de la loi ne les eût rattachés à Constantinople par esprit de religion et par inclination. Les scheicks et le peuple préféraient l'influence de Constantinople à celle des Mamelucks; souvent même ils y adressaient leurs plaintes, et quelquefois réussissaient à adoucir l'arbitraire des beys.

Depuis la décadence de l'empire ottoman, la Porte a fait des expéditions contre les Mamelucks, mais ceux-ci ont toujours fini par avoir le dessus, et ces guerres se sont terminées par un arrangement qui laissait le pouvoir aux Mamelucks, avec quelques modifications passagères. En lisant avec attention l'histoire des évènements qui se sont passés en Égypte depuis deux cents ans, il est démontré que si le pouvoir, au lieu d'être confié à 12,000 Mamelucks, l'eût été à un pacha, qui, comme celui d'Albanie, se fut recruté dans le pays même, l'empire arabe, composé d'une nation tout-à-fait distincte, qui a son esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse l'Égypte, l'Arabie et une partie de l'Afrique, fût devenu indépendant comme celui de Maroc.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.—BATAILLE DES PYRAMIDES.

Marche de l'armée sur le Caire.—Tristesse et plaintes des soldats.—Position et forces des ennemis.—Manœuvre de l'armée française.—Charge impétueuse de Mourah-Bey, repoussée.—Prise du camp retranché.—Quartier-général français à Gizeh.—Prise de l'île de Rodah.—Reddition du Caire.—Description de cette ville.

§ Ier.

Le soir du combat de Chebreiss (13 juillet 1798), l'armée française alla coucher à Chabour. Cette journée était très-forte: on marcha en ordre de bataille et au pas accéléré, dans l'espérance de couper quelques bâtiments de la flottille ennemie. En effet, les Mamelucks furent contraints d'en brûler plusieurs. L'armée bivouaqua à Chabour, sous de beaux sycomores, et trouva des champs pleins de pastèques, espèce de melons d'eau qui forment une nourriture saine et rafraîchissante. Jusqu'au Caire nous en rencontrâmes constamment, et le soldat exprimait combien ce fruit lui était agréable, en le nommant, à l'exemple des anciens Égyptiens, sainte pastèque.

Le lendemain, l'armée se mit en marche fort tard; on s'était procuré quelques viandes qu'il fallait distribuer. Nous attendîmes notre flottille, qui ne pouvait remonter le courant avant que le vent du nord ne fût levé; et nous couchâmes à Kouncherick. Le jour suivant, nous arrivâmes à Alkam. Là, le général Zayoncheck reçut l'ordre de mettre pied à terre sur la rive droite, avec toute la cavalerie démontée, et de se porter sur Menouf et à la pointe du Delta. Comme il ne s'y trouvait aucun Arabe, il était maître de tous ses mouvements, et nous fut d'un grand secours pour nous procurer des vivres. Il prit position à la tête du Delta, dite le ventre de la vache.

Le 17, l'armée campa à Abounochabeck; le 18, à Wardam. Wardam est un gros endroit; les troupes y bivouaquèrent dans une grande forêt de palmiers. Le soldat commençait à connaître les usages du pays, et à déterrer les lentilles et autres légumes, que les fellahs ont coutume de cacher dans la terre. Nous faisions de petites marches, en raison de la nécessité où nous nous trouvions de nous procurer des subsistances et afin d'être toujours en état de recevoir l'ennemi. Souvent, dès dix heures du matin, nous prenions position, et le premier soin du soldat était de se baigner dans le Nil. De Wardam nous allâmes coucher à Omedinar, d'où nous aperçûmes les Pyramides. A l'instant, toutes les lunettes furent braquées contre ces monuments les plus anciens du monde. On les prendrait pour d'énormes masses de rochers; mais la régularité et les lignes droites des arêtes décèlent la main des hommes. Les Pyramides bordent l'horizon de la vallée sur la rive gauche du Nil.

§ II.

Nous approchions du Caire, et nous étions instruits, par les gens du pays, que les Mamelucks réunis à la milice de cette ville, et à un nombre considérable d'Arabes, de janissaires, de spahis, nous attendaient entre le Nil et les Pyramides, couvrant Gizeh. Ils se vantaient que là finiraient nos succès.

Nous fîmes séjour à Omedinar. Ce jour de repos servit à réparer les armes et à nous préparer au combat. La mélancolie et la tristesse régnaient dans l'armée. Si les Hébreux, dans le désert de l'Égarement, se plaignaient et demandaient avec humeur à Moïse les oignons et les marmites pleines de viande de l'Égypte, les soldats français regrettaient sans cesse les délices de l'Italie. C'est en vain qu'on leur assurait que le pays était le plus fertile du monde, qu'il l'emportait même sur la Lombardie; le moyen de les persuader! ils ne pouvaient avoir ni pain ni vin. Nous campions sur des tas immenses de bled, mais il n'y avait dans le pays ni moulin, ni four. Le biscuit apporté d'Alexandrie, était mangé depuis long-temps; le soldat était réduit à piler le bled entre deux pierres et à faire des galettes cuites sous les cendres. Plusieurs grillaient le bled dans une poêle, après quoi ils le faisaient bouillir. C'était la meilleure manière de tirer parti du grain, mais tout cela n'était pas du pain. Chaque jour, leurs craintes augmentaient, au point qu'une foule d'entre eux disaient qu'il n'y avait pas de grande ville du Caire; que celle qui portait ce nom, était, comme Damanhour, une vaste réunion de huttes, privées de tout ce qui peut nous rendre la vie commode et agréable. Leur imagination était tellement tourmentée que, deux dragons se jetèrent tout habillés dans le Nil et se noyèrent. Il est vrai de dire pourtant que, si on n'avait ni pain, ni vin, les ressources qu'on se procurait avec du bled, des lentilles, de la viande et quelquefois des pigeons, fournissaient du moins à la nourriture de l'armée. Mais le mal était dans l'exaltation des têtes. Les officiers se plaignaient plus haut que les soldats, parce que le terme de comparaison était plus à leur désavantage. Ils ne trouvaient pas en Égypte les logements, les bonnes tables et tout le luxe de l'Italie. Le général en chef, voulant donner l'exemple, avait l'habitude de prendre son bivouac au milieu de l'armée et dans les endroits les moins commodes. Personne n'avait ni tente, ni provisions; le dîner de Napoléon et de l'état-major consistait dans un plat de lentilles. La soirée du soldat se passait en conversations politiques, en raisonnements et en plaintes; Que sommes-nous venus faire ici? disaient les uns; le Directoire nous a déportés. Caffarelli, disaient les autres, est l'agent dont on s'est servi pour tromper le général en chef. Plusieurs s'étant aperçus que partout où il y avait des vestiges d'antiquité, on les fouillait avec soin, se répandaient en invectives contre les savants, qui, pour faire leur fouilles, avaient, disaient-ils, donné l'idée de l'expédition. Les quolibets pleuvaient sur eux, même en leur présence. Ils appelaient un âne un savant, et disaient de Cafarelly-Dufalga, en faisant allusion à sa jambe de bois, Il se moque bien de cela, lui, il a un pied en France; mais Dufalga et les savants ne tardèrent pas à reconquérir l'estime de l'armée.

§ III.

Le 21, on partit de Omedinar, à une heure du matin. Cette journée devait être décisive. A la pointe du jour, on vit, pour la première fois depuis Chebreiss, une avant-garde de Mamelucks d'un millier de chevaux, qui se replièrent avec ordre et sans rien tenter; quelques boulets de notre avant-garde les tinrent en respect. A dix heures, nous aperçûmes Embabeh et les ennemis en bataille. Leur droite était appuyée au Nil, où ils avaient pratiqué un grand camp retranché, armé de quarante pièces de canons, et défendu par une vingtaine de mille hommes d'infanterie, janissaires, spahis et milice du Caire. La ligne de cavalerie des Mamelucks appuyait sa droite au camp retranché, et étendait sa gauche dans la direction des Pyramides, à cheval sur la route de Gizeh. Il y avait environ 9 à 10,000 chevaux, autant qu'on en pouvait juger. Ainsi l'armée entière était de 60,000 hommes, y compris l'infanterie et les hommes à pied qui servaient chaque cavalier. Deux ou trois mille Arabes tenaient l'extrême gauche, et remplissaient l'intervalle des Mamelucks aux Pyramides. Ces dispositions étaient formidables. Nous ignorions quelle serait la contenance des janissaires et des spahis du Caire, mais nous connaissions et redoutions beaucoup l'habileté et l'impétueuse bravoure des Mamelucks. L'armée française fut rangée en bataille, dans le même ordre qu'à Chebreiss, la gauche appuyée au Nil, la droite à un grand village. Le général Desaix commandait la droite, et il lui fallut trois heures pour se former à sa position et prendre un peu haleine. On reconnut le camp retranché des ennemis, et on s'assura bientôt qu'il n'était qu'ébauché. C'était un ouvrage commencé depuis trois jours, après la bataille de Chebreiss. Il se composait de longs boyaux, qui pouvaient être de quelque effet contre une charge de cavalerie, mais non contre une attaque d'infanterie. Nous vîmes aussi, avec de bonnes lunettes, que leurs canons n'étaient point sur affût de campagne, mais que c'étaient de grosses pièces en fer, tirées des bâtiments et servies par les équipages de la flottille. Aussitôt que le général en chef se fut assuré que l'artillerie n'était point mobile, il fut évident qu'elle ne quitterait point le camp retranché, non plus que l'infanterie; et que, si cette dernière sortait, elle se trouverait sans artillerie. Les dispositions de la bataille devaient être une conséquence de ces données; on résolut de prolonger notre droite, et de suivre le mouvement de cette aile avec toute l'armée, en passant hors de la portée du canon du camp retranché. Par ce mouvement, nous n'avions affaire qu'aux Mamelucks et à la cavalerie; et nous nous placions sur un terrain où l'infanterie et l'artillerie de l'ennemi ne devaient lui être d'aucun secours.

§ IV.

Mourah-Bey, qui commandait en chef toute l'armée, vit nos colonnes s'ébranler, et ne tarda pas à deviner notre but. Quoique ce chef n'eût aucune habitude de la guerre, la nature l'avait doué d'un grand caractère, d'un courage à toute épreuve et d'un coup d'œil pénétrant. Les trois affaires que nous avions eues avec les Mamelucks, lui servaient déja d'expérience. Il sentit, avec une habileté qu'on pourrait à peine attendre du général européen le plus consommé, que le destin de la journée consistait à ne pas nous laisser exécuter notre mouvement, et à profiter de l'avantage de sa nombreuse cavalerie pour nous attaquer en marche. Il partit avec les deux tiers de ses chevaux (6 à 7,000), laissa le reste pour soutenir le camp retranché et encourager l'infanterie, et vint, à la tête de cette troupe, aborder le général Desaix qui s'avançait par l'extrémité de notre droite. Ce dernier fut un moment compromis; la charge se fit avec une telle rapidité, que nous crûmes que la confusion se mettait dans les carrés; le général Desaix, en marche à la tête de sa colonne, était engagé dans un bosquet de palmiers. Toutefois la tête des Mamelucks, qui tomba sur lui, était peu nombreuse. Leur masse n'arriva que quelques minutes après, ce retard suffit. Les carrés étaient parfaitement formés et reçurent la charge avec sang-froid. Le général Régnier appuyait leur gauche; Napoléon, qui était dans le carré du général Dugua, marcha aussitôt sur le gros des Mamelucks et se plaça entre le Nil et Régnier. Les Mamelucks furent reçus par la mitraille et une vive fusillade; une trentaine des plus braves vint mourir auprès du général Desaix; mais la masse, par un instinct naturel au cheval, tourna autour des carrés, et dès lors la charge fut manquée. Au milieu de la mitraille, des boulets, de la poussière, des cris et de la fumée, une partie des Mamelucks rentra dans le camp retranché, par un mouvement naturel au soldat, de faire sa retraite vers le lieu d'où il est parti. Mourah-Bey et les plus habiles se dirigèrent sur Gizeh. Ce commandant en chef se trouva ainsi séparé de son armée. La division Bon et Menou, qui formait notre gauche, se porta alors sur le camp retranché; et le général Rampon, avec deux bataillons, fut détaché pour occuper une espèce de défilé, entre Gizeh et le camp.

§ V.

La plus horrible confusion régnait à Embabeh; la cavalerie s'était jetée sur l'infanterie, qui, ne comptant pas sur elle, et voyant les Mamelucks battus, se précipita sur les djermes, kaïkes et autres bateaux, pour repasser le Nil. Beaucoup le firent à la nage; les Égyptiens excellent dans cet exercice, que les circonstances particulières de leur pays leur rendent nécessaire. Les quarante pièces de canon, qui défendaient le camp retranché, ne tirèrent pas deux cents coups. Les Mamelucks, s'apercevant bientôt de la fausse direction qu'ils avaient donnée à leur retraite, voulurent reprendre la route de Gizeh; ils ne le purent. Les deux bataillons, placés entre le Nil et Gizeh, et soutenus par les autres divisions, les rejetèrent dans le camp. Beaucoup y trouvèrent la mort, plusieurs milliers essayèrent de traverser le Nil qui les engloutit. Retranchements, artillerie, pontons, bagages, tout tomba en notre pouvoir. De cette armée de plus de 60,000 hommes, il n'échappa que 2,500 cavaliers avec Mourah-Bey; la plus grande partie de l'infanterie se sauva à la nage ou dans des bateaux. On porte à 5,000 les Mamelucks qui furent noyés dans cette bataille. Leurs nombreux cadavres portèrent en peu de jours jusqu'à Damiette et Rosette, et le long du rivage, la nouvelle de notre victoire.

Ce fut au commencement de cette bataille, que Napoléon adressa aux soldats, ces paroles devenues si célèbres: Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent!!!

Il était nuit lorsque les trois divisions Desaix, Régnier et Dugua revinrent à Gizeh. Le général en chef y plaça son quartier-général dans la maison de campagne de Mourah-Bey.

§ VI.

Les Mamelucks avaient sur le Nil une soixantaine de bâtiments, chargés de toutes leurs richesses. Voyant l'issue inopinée du combat, et nos canons déja placés sur le fleuve au-delà des débouchés de l'île de Rodah, ils perdirent l'espérance de les sauver, et y mirent le feu. Pendant toute la nuit, aux travers des tourbillons de flammes et de fumée, nous apercevions se dessiner les minarets et les édifices du Caire et de la ville des Morts. Ces tourbillons de flammes éclairaient tellement, que nous pouvions découvrir jusqu'aux Pyramides.

Les Arabes, selon leur coutume après une défaite, se rallièrent loin du champ de bataille, dans le désert au-delà des Pyramides.

Durant plusieurs jours, toute l'armée ne fut occupée qu'à pêcher les cadavres des Mamelucks; leurs armes qui étaient précieuses, la quantité d'or qu'ils étaient accoutumés à porter avec eux, rendait le soldat très-zélé pour cette recherche.

Notre flottille n'avait pu suivre le mouvement de l'armée, le vent lui avait manqué. Si nous l'avions eue, la journée n'eût pas été plus décisive, mais nous aurions fait probablement un grand nombre de prisonniers, et pris toutes les richesses qui ont été la proie des flammes. La flottille avait entendu notre canon, malgré le vent du nord qui soufflait avec violence. A mesure qu'il se calma, le bruit du canon allait augmentant, de sorte qu'à la fin il paraissait s'être rapproché d'elle, et que le soir les marins crurent la bataille perdue; mais la multitude de cadavres qui passèrent près de leurs bâtiments, et qui tous étaient Mamelucks, les rassura bientôt.

Ce ne fut que long-temps après sa fuite que Mourah-Bey s'aperçut qu'il n'était suivi que par une partie de son monde, et qu'il reconnut la faute qu'avait faite sa cavalerie, de rester dans le camp retranché. Il essaya plusieurs charges pour lui rouvrir le passage, mais il était trop tard. Les Mamelucks, eux-mêmes, avaient la terreur dans l'ame, et agirent mollement. Les destins avaient prononcé la destruction de cette brave et intrépide milice, sans contredit l'élite de la cavalerie d'Orient. La perte de l'ennemi dans cette journée peut être évaluée à 10,000 hommes restés sur le champ de bataille ou noyés, tant Mamelucks, que janissaires, miliciens du Caire et esclaves des Mamelucks. On fit un millier de prisonniers, et l'on s'empara de huit à neuf cents chameaux et d'autant de chevaux.

§ VII.

Sur les neuf heures du soir, Napoléon entra dans la maison de campagne de Mourah-Bey, à Gizeh. Ces sortes d'habitations ne ressemblent en rien à nos châteaux. Nous eûmes beaucoup de peine à nous y loger, et à reconnaître la distribution des différentes pièces. Mais ce qui frappa le plus agréablement les officiers, ce fut une grande quantité de coussins et de divans couverts des plus beaux damas et des plus belles soieries de Lyon, et ornés de franges d'or. Pour la première fois, nous trouvâmes en Égypte le luxe et les arts de l'Europe. Une partie de la nuit se passa à parcourir dans tous les sens cette singulière maison. Les jardins étaient remplis d'arbres magnifiques, mais ils étaient sans allées, et ressemblaient assez aux jardins de certaines religieuses d'Italie. Ce qui fit le plus de plaisir aux soldats, car chacun y accourut, ce furent de grands berceaux de vignes, chargés des plus beaux raisins du monde. La vendange fut bientôt faite.

Les deux divisions Bon et Menou qui étaient restées dans le camp retranché étaient aussi dans la plus grande abondance. On avait trouvé dans les bagages nombre de cantines remplies d'office, de pots de confiture, des sucreries. On rencontrait à chaque instant des tapis, des porcelaines, des cassolettes et une foule de petits meubles à l'usage des Mamelucks, qui excitaient notre curiosité. L'armée commença alors à se réconcilier avec l'Égypte, et à croire enfin que le Caire n'était pas Damanhour.

§ VIII.

Le lendemain, à la pointe du jour, Napoléon se porta sur la rivière, et s'emparant de quelques barques, il fit passer le général Vial avec sa division dans l'île de Rodah. On s'en rendit maître après avoir tiré quelques coups de fusil. Du moment où l'on eut pris possession de l'île de Rodah et placé un bataillon dans le mékias et des sentinelles le long du canal, le Nil dut être considéré comme passé; on n'était plus séparé de Boulac et du vieux Caire que par un grand canal. On visita l'enceinte de Gizeh, et on travailla sur-le-champ à en fermer les portes. Gizeh était environné d'une muraille assez vaste pour renfermer tous nos établissements et assez forte pour contenir les Mamelucks et les Arabes. Nous attendions avec impatience l'arrivée de la flottille; le vent du nord soufflait comme à l'ordinaire, et cependant elle ne venait pas! Le Nil étant bas, l'eau lui avait manqué, les bâtiments étaient engravés. Le contre-amiral Perré fit dire qu'on ne devait pas compter sur lui et qu'il ne pouvait désigner le jour de son arrivée. Cette contrariété était extrême, car il fallait s'emparer du Caire dans le premier moment de stupeur, au lieu de laisser aux habitants, en perdant quarante-huit heures, le temps de revenir de leur épouvante. Heureusement qu'à la bataille, ce n'était pas les Mamelucks seuls qui avaient été vaincus, les janissaires du Caire et tout ce que cette ville contenait de braves et d'hommes armés y avaient aussi pris part et étaient dans la dernière consternation. Tous les rapports sur cette affaire donnaient aux Français un caractère qui tenait du merveilleux.

§ IX.

Un drogman fut envoyé par le général en chef vers le pacha et le cadi-scheick, iman de la grande mosquée, et les proclamations que Napoléon avait publiées à son entrée en Égypte furent répandues. Le pacha était déja parti, mais il avait laissé son kiaya. Celui-ci crut de son devoir de venir à Gizeh, puisque le général en chef déclarait que ce n'était pas aux Turcs, mais aux Mamelucks qu'il faisait la guerre. Il eut une conférence avec Napoléon, qui le persuada. C'était d'ailleurs ce que ce kiaya avait de mieux à faire. En cédant à Napoléon, il entrevoyait l'espérance de jouer un grand rôle et de bâtir sa fortune. En refusant, il courait à sa perte. Il se rangea donc sous l'obéissance du général en chef et promit de chercher à persuader à Ibrahim-Bey de se retirer et aux habitants du Caire de se soumettre. Le lendemain une députation des scheicks du Caire vint à Gizeh et fit connaître que Ibrahim-Bey était déja sorti et était allé camper à Birket-el-Hadji, que les janissaires s'étaient assemblés et avaient décidé de se rendre, et que le scheick de la grande mosquée de Jemilazar avait été chargé d'envoyer une députation pour traiter de la reddition de la ville et implorer la clémence du vainqueur. Les députés restèrent plusieurs heures à Gizeh, où on employa tous les moyens qu'on crut les plus efficaces pour les confirmer dans leurs bonnes dispositions et leur donner de la confiance. Le jour suivant, le général Dupuy fut envoyé au Caire comme commandant d'armes et l'on prit possession de la citadelle. Nos troupes passèrent le canal et occupèrent le vieux Caire et Boulac. Le général en chef fit son entrée au Caire le 26 juillet, à quatre heures après midi. Il alla loger sur la place El-Bekir, dans la maison d'Elfy-Bey et y transporta son quartier-général. Cette maison était placée à une des extrémités de la ville et le jardin communiquait avec la campagne.

§ X.

Le Caire est situé à une demie-lieue du Nil; le vieux Caire et Boulac sont ses ports. Il est traversé par un canal ordinairement à sec; mais qui se remplit pendant l'inondation, au moment où l'on coupe la digue, opération qui ne se fait que lorsque le Nil est à une certaine hauteur; c'est l'objet d'une fête publique. Alors le canal communique son eau à des canaux nombreux, et la place d'El-Békir, ainsi que la plupart des places et des jardins du Caire, est couverte d'eau. Lors des inondations, on traverse tous ces quartiers avec des bateaux. Le Caire est dominé par une citadelle placée sur un mamelon qui commande toute la ville. Elle est séparée du Mokattam par un vallon. Un aquéduc, ouvrage assez remarquable, porte de l'eau à la citadelle. Il y a, à cet effet, au vieux Caire une énorme tour octogone très-haute qui renferme le réservoir où les eaux du Nil sont élevées par une machine hydraulique et d'où elles entrent dans l'aquéduc. La citadelle tire aussi de l'eau du puits de Joseph, mais cette eau est moins bonne que celle du Nil. Cette forteresse était négligée, sans défense, et tombait en ruines. On s'occupa immédiatement de la réparer, et depuis on y a constamment travaillé. Le Caire est environné de hautes murailles bâties par les Arabes et surmontées de tours énormes; ces murailles étaient en mauvais état et tombaient de vétusté; les Mamelucks ne réparaient rien. La ville est grande; la moitié de son enceinte confine avec le désert, de sorte qu'on trouve des sables arides en sortant par la porte de Suèz et celles qui sont du côté de l'Arabie.

La population du Caire était considérable, on y comptait 210,000 habitants. Les maisons sont fort élevées et les rues étroites, afin d'être à l'abri du soleil. C'est pour le même motif que les bazars ou marchés publics sont couverts de toiles ou paillassons. Les beys ont de très-beaux palais d'une architecture orientale, qui tient plutôt de celle des Indes que de la nôtre. Les scheicks ont aussi de très-belles maisons. Les okels sont de grands bâtiments carrés qui ont de vastes cours intérieures et où sont renfermées des corporations entières de marchands. Ainsi il y a l'okel du riz du Seur, l'okel des marchands de Suèz, de Syrie. Tous ont à l'extérieur, et donnant sur les rues, de petites boutiques de douze à quinze pieds carrés, où se tient le marchand avec les échantillons de ses marchandises. Le Caire a un grand nombre de mosquées les plus belles du monde; les minarets sont riches et nombreux. Les mosquées servent en général à recevoir les pélerins qui y couchent. Il en est qui contiennent quelquefois jusqu'à 3,000 pélerins; de ce nombre est celle de Jemilazar, qu'on cite comme la plus grande de l'Orient. Ces mosquées se composent d'ordinaire de cours dont le pourtour est environné de colonnes énormes, couvertes par des terrasses; dans l'intérieur se trouvent une foule de bassins ou réservoirs d'eau pour boire et pour se laver. Il y a dans un quartier quelques familles européennes, c'est le quartier des Francs; l'on y rencontre un certain nombre de maisons, comme celles que peut avoir en Europe un négociant de 30 à 40,000 livres de rente; elles sont meublées à l'européenne avec des chaises et des lits; des églises pour les Cophtes, et quelques couvents pour les catholiques syriens.

A côté de la ville du Caire, du côté du désert, se trouve la ville des Morts. Cette ville est plus grande que le Caire même; c'est-là que toutes les familles ont leur sépulture. Une multitude de mosquées, de tombeaux, de minarets et de dômes conservent le souvenir des grands qui y ont été enterrés et qui les ont fait bâtir. Beaucoup de tombeaux ont des gardiens qui y entretiennent des lampes allumées et en font voir l'intérieur aux curieux. Les familles des morts, ou des fondations, pourvoyent à ces dépenses. Le peuple lui-même a des tombeaux distingués par famille ou par quartier, qui s'élèvent à deux pieds de terre.

Il y a au Caire une foule de cafés; on y prend du café, des sorbets ou de l'opium, et on y disserte sur les affaires publiques.

Autour de cette ville, ainsi qu'auprès d'Alexandrie, Rozette, etc., on trouve des monticules assez élevés; ils sont tous formés de ruines et de décombres et s'accroissent tous les jours parce que tous les débris de la ville y sont portés; cela produit un effet désagréable. Les Français avaient établi des lois de police pour arrêter le mal, et l'institut discuta les moyens de le faire entièrement disparaître. Mais il se présenta des difficultés. L'expérience avait prouvé aux gens du pays qu'il était dangereux de jeter ces débris dans le Nil, parce qu'ils encombraient les canaux ou se répandaient dans la campagne avec l'inondation. Ces ruines sont la suite de la décadence du pays dont on aperçoit les marques à chaque pas.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.—RELIGION.

Du christianisme.—De l'islamisme.—Différence de l'esprit des deux religions.—Haine des califes contre les bibliothèques.—De la durée des empires en Asie.—Polygamie.—Esclavage.—Cérémonies religieuses.—Fête du prophète.

§ Ier.

La religion chrétienne est la religion d'un peuple civilisé, elle est toute spirituelle; la récompense que Jésus-Christ promet aux élus, est de contempler Dieu face à face. Dans cette religion, tout est pour amortir les sens, rien pour les exciter. La religion chrétienne a été trois ou quatre siècles à s'établir, ses progrès ont été lents. Il faut du temps pour détruire, par la seule influence de la parole, une religion consacrée par le temps. Il en faut davantage quand la nouvelle ne sert et n'allume aucune passion.

Les progrès du christianisme furent le triomphe des Grecs sur les Romains. Ces derniers avaient soumis, par la force des armes, toutes les républiques grecques; celles-ci dominèrent leurs vainqueurs par les sciences et les arts. Toutes les écoles de philosophie, d'éloquence, tous les ateliers de Rome étaient tenus par des Grecs. La jeunesse romaine ne croyait pas avoir terminé ses études, si elle n'était allée se perfectionner à Athènes. Différentes circonstances favorisèrent encore la propagation de la religion chrétienne. L'apothéose de César et d'Auguste fut suivie de celles des plus abominables tyrans; cet abus de polythéisme rallia à l'idée d'un seul Dieu créateur et maître de l'univers. Socrate avait déja proclamé cette grande vérité: le triomphe du christianisme, qui la lui emprunta, fut, comme nous l'avons dit plus haut, une réaction des philosophes de la Grèce sur leurs conquérants. Les saints pères étaient presque tous Grecs. La morale qu'ils prêchèrent fut celle de Platon. Toute la subtilité que l'on remarque dans la théologie chrétienne, est due à l'esprit des sophistes de son école.

Les chrétiens, à l'exemple du paganisme, crurent les récompenses d'une vie future insuffisantes pour réprimer les désordres, les vices et les crimes qui naissent des passions; ils firent un enfer tout physique avec des peines toutes corporelles. Ils enchérirent de beaucoup sur leurs modèles, et donnèrent même à ce dogme tant de prépondérance, que l'on peut dire avec raison que la religion du Christ est une menace.

§ II.

L'islamisme est la religion d'un peuple dans l'enfance; il naquit dans un pays pauvre et manquant des choses les plus nécessaires à la vie. Mahomet a parlé aux sens, il n'eût point été entendu par sa nation, s'il n'eût parlé qu'à l'esprit. Il promit à ses sectateurs des bains odoriférants, des fleuves de lait, des houris blanches aux yeux noirs, et l'ombre perpétuelle des bosquets. L'Arabe qui manquait d'eau et était brûlé par un soleil ardent, soupirait pour l'ombrage et la fraîcheur, et fit tout pour obtenir une pareille récompense. Ainsi l'on peut dire par opposition au christianisme, que la religion de Mahomet est une promesse.

L'islamisme attaque spécialement les idolâtres; il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète: voilà le fondement de la religion musulmane; c'était, dans le point le plus essentiel, consacrer la grande vérité annoncée par Moïse et confirmée par Jésus-Christ. On sait que Mahomet avait été instruit par des juifs et des chrétiens. Ces derniers étaient une espèce d'idolâtres à ses yeux. Il entendait mal le mystère de la trinité, et l'expliquait comme la reconnaissance de trois dieux. Quoi qu'il en soit, il persécuta les chrétiens avec beaucoup moins d'acharnement que les païens. Les premiers pouvaient se racheter en payant un tribut. Le dogme de l'unité de Dieu que Jésus-Christ et Moïse avaient si répandu, le Koran le porta dans l'Arabie, l'Afrique et jusqu'aux extrémités des Indes. Considérée sous ce point de vue, la religion mahométane a été la succession des deux autres; toutes les trois ont déraciné le paganisme.

§ III.

Né chez un peuple corrompu, assujetti, comprimé, le christianisme prêcha la soumission et l'obéissance, afin de désintéresser les souverains. Il chercha à s'établir par l'insinuation, la persuasion et la patience. Jésus-Christ, simple prédicateur, n'exerça aucun pouvoir sur la terre, mon règne n'est pas de ce monde, disait-il. Il le prêchait dans le temple, il le prêchait en particulier à ses disciples. Il leur accorda le don de la parole, fit des miracles, ne se révolta jamais contre la puissance établie, et mourut sur une croix, entre deux larrons, en exécution du jugement d'un simple préteur idolâtre.

La religion mahométane née chez une nation guerrière et libre, prêcha l'intolérance et la destruction des infidèles. A l'opposé de Jésus-Christ, Mahomet fut roi! Il déclara que tout l'univers devait être soumis à son empire, et ordonna d'employer le sabre pour anéantir l'idolâtre et l'infidèle. Les tuer fut une œuvre méritoire. Les idolâtres qui étaient en Arabie furent bientôt convertis ou détruits. Les infidèles qui étaient en Asie, en Syrie, et en Égypte furent attaqués et conquis. Aussitôt que l'islamisme eut triomphé à la Mecque et à Médine, il servit de point de ralliement aux diverses tribus d'Arabes. Toutes furent fanatisées, et une nation entière se précipita sur ses voisins.

Les successeurs de Mahomet régnèrent sous le titre de califes. Ils réunissaient à la fois le glaive et l'encensoir. Les premiers califes prêchaient tous les jours dans la mosquée de Médine ou dans celle de la Mecque, et de là envoyaient des ordres à leurs armées, qui déja couvraient une partie de l'Afrique et de l'Asie. Un ambassadeur de Perse, qui arriva à Médine, fut fort étonné de trouver le calife Omar dormant au milieu d'une foule de mendiants sur le seuil de la mosquée. Dans la suite, lorsque Omar se rendit à Jérusalem, il voyageait sur un chameau qui portait ses provisions, n'avait qu'une tente de toile grossière, et n'était distingué des autres musulmans que par son extrême simplicité. Durant les dix années de son règne, il conquit quarante mille villes, détruisit cinquante mille églises, fit bâtir deux mille mosquées. Le calife Aboubeker qui ne prenait au trésor, pour sa maison, que trois pièces d'or par jour, en donnait cinq cents à chaque Mossen, qui s'était trouvé avec le prophète au combat de Bender.

Les progrès des Arabes furent rapides; leurs armées mues par le fanatisme attaquèrent à la fois l'empire romain et celui de Perse. Ce dernier fut subjugué en peu de temps, et les musulmans pénétrèrent jusqu'aux frontières de l'Oxus, s'emparèrent de trésors innombrables, détruisirent l'empire de Cosroès, et s'avancèrent jusqu'à la Chine. Les victoires qu'ils remportèrent en Syrie, à Aiquadie, à Dyrmonck, leur livrèrent Damas, Alep, Émesse, Césarée, Jérusalem. La prise de Pelouse et d'Alexandrie les rendit maîtres de l'Égypte. Tout ce pays était cophte et fort séparé de Constantinople par les discussions d'hérésie. Kaleb, Derar, Amroug, surnommés les glaives ou les épées du prophète, n'éprouvèrent aucune résistance. Tout obstacle eût été inutile. Au milieu des assauts, au milieu des batailles, ces guerriers voyaient des houris au teint blanc et aux yeux bleus ou noirs, couvertes de chapeaux de diamants, qui les appelaient et leur tendaient les bras; leurs ames s'enflammaient à cette vue, ils s'élançaient en aveugles et cherchaient la mort qui allait mettre ces beautés en leur puissance. C'est ainsi qu'ils se sont rendus maîtres des belles plaines de la Syrie, de l'Égypte et de la Perse; c'est ainsi qu'ils ont soumis le monde.

§ IV.

Un préjugé bien répandu et cependant démenti par l'histoire, c'est que Mahomet était ennemi des sciences, des arts et de la littérature. On a beaucoup cité le mot du calife Omar, lorsqu'il fit brûler la bibliothèque d'Alexandrie: «Si cette bibliothèque renferme ce qui se trouve dans le Koran, elle est inutile; si elle contient autre chose, elle est dangereuse.» Un pareil fait et beaucoup d'autres de cette nature ne doivent point faire oublier ce que l'on doit aux califes arabes. Ils étendirent constamment la sphère des connaissances humaines, et embellirent la société par les charmes de leur littérature. Il est possible néanmoins que dans l'origine, les successeurs de Mahomet aient craint que les Arabes ne se laissassent amollir par les arts et les sciences, qui étaient portés à un si haut point dans l'Égypte, la Syrie et le bas-empire. Ils avaient sous les yeux la décadence de l'empire de Constantin, due en partie à de perpétuelles discussions scholastiques et théologiques. Peut-être ce spectacle les avait-il indisposés contre la plupart des bibliothèques qui dans le fait contenaient en majorité des livres de cette nature. Quoi qu'il en soit, les Arabes ont été pendant cinq cents ans la nation la plus éclairée du monde. C'est à eux que nous devons notre systême de numération, les orgues, les cadrans solaires, les pendules et les montres. Rien de plus élégant, de plus ingénieux, de plus moral que la littérature persanne, et, en général, tout ce qui est sorti de la plume des littérateurs de Bagdad, et de Bassora.

Les empires ont moins de durée en Asie que dans l'Europe, ce qu'on peut attribuer aux circonstances géographiques. L'Asie est environnée d'immenses déserts, d'où s'élancent tous les trois ou quatre siècles des peuplades guerrières, qui culbutent les plus vastes empires. De là sont sortis les Ottomans, et dans la suite les Tamerlan et les Gengiskan.

Il paraît que les législateurs souverains de ces peuplades se sont toujours attachés à leur conserver des mœurs nationales et une physionomie originaire. C'est ainsi qu'ils empêchèrent que le janissaire d'Égypte ne devînt arabe, que le janissaire d'Andrinople ne devînt grec. Le principe adopté par eux de s'opposer à toute espèce d'innovation dans les habitudes et les mœurs, leur fit proscrire les sciences et les arts. Mais il ne faut attribuer cette mesure ni aux préceptes de Mahomet, ni à la religion du Koran, ni au naturel arabe.

§ V.

Mahomet restreignit à quatre, le nombre des femmes que chaque musulman pouvait épouser. Aucun législateur d'Orient n'en avait permis aussi peu. On se demande pourquoi il ne supprima point la polygamie, comme l'avait fait la religion chrétienne; car il est bien constant que le nombre des femmes, en Orient, n'est nulle part supérieur à celui des hommes. Il était donc naturel de n'en permettre qu'une, afin que tous pussent en avoir.

C'est encore un sujet de méditation que ce contraste entre l'Asie et l'Europe. Chez nous, les législateurs n'autorisent qu'une seule femme; Grecs ou Romains, Gaulois ou Germains, Espagnols ou Bretons, tous enfin ont adopté cet usage. En Asie, au contraire, la polygamie fut constamment permise; Juifs ou Assyriens, Tartares ou Persans, Égyptiens ou Turcomans, purent toujours avoir plusieurs femmes.

Peut-être faut-il chercher la raison de cette différence dans la nature des circonstances géographiques de l'Afrique et de l'Asie. Ces pays étant habités par des hommes de plusieurs couleurs, la polygamie est le seul moyen d'empêcher qu'ils ne se persécutent. Les législateurs ont pensé que pour que les blancs ne fussent pas ennemis des noirs, les noirs des blancs, les cuivrés des uns et des autres, il fallait les faire tous membres d'une même famille, et lutter ainsi contre ce penchant de l'homme, de haïr tout ce qui n'est pas lui. Mahomet pensa que quatre femmes étaient suffisantes pour atteindre ce but, parce que chaque homme pouvait avoir une blanche, une noire, une cuivrée et une femme d'une autre couleur. Sans doute il était aussi dans la nature d'une religion sensuelle de favoriser les passions de ses sectateurs; et en cela la politique et le prophète ont pu se trouver d'accord[3].

Lorsqu'on voudra dans nos colonies donner la liberté aux noirs et y établir une égalité parfaite, il faudra que le législateur autorise la polygamie et permette d'avoir à la fois une femme blanche, une noire et une mulâtre. Dès lors les différentes couleurs faisant partie d'une même famille seront confondues dans l'opinion de chacune; sans cela on n'obtiendra jamais des résultats satisfaisants. Les noirs seront ou plus nombreux ou plus habiles, et alors ils tiendront les blancs dans l'abaissement et vice versa.

Par suite de ce principe général de l'égalité des couleurs, qu'a établi la polygamie, il n'y avait aucune différence entre les individus composant la maison des Mamelucks. Un esclave noir qu'un bey avait acheté d'une caravane d'Afrique, devenait catchef et était égal au beau Mameluck blanc, originaire de Circassie; et l'on ne soupçonnait même pas qu'il en pût être autrement.

§ VI.

L'esclavage n'est pas et n'a jamais été dans l'Orient ce qu'il fut en Europe. Les mœurs sous ce rapport sont restées les mêmes que celles de l'Écriture. La servante se marie avec le maître.

La loi des Juifs supposait si peu de distinction entre eux, qu'elle prescrit ce que la servante doit devenir, lorsqu'elle épouse le fils de la maison. De nos jours encore, un musulman achète un esclave, l'élève, et s'il lui plaît, l'unit à sa fille et le fait héritier de sa fortune, sans que cela choque en rien les coutumes du pays.

Mourah-Bey, Aly-Bey, avaient été vendus à des beys dans un âge encore tendre, par des marchands qui les avaient achetés eux-mêmes en Circassie. Ils remplirent d'abord les plus bas offices dans la maison de leurs maîtres. Mais leur jolie figure, leur aptitude aux exercices du corps, leur bravoure ou leur intelligence, les firent arriver progressivement aux premières places. Il en est de même chez les pachas, les visirs et les sultans. Leurs esclaves parviennent comme parviendraient leurs fils.

En Europe, au contraire, quiconque était empreint du sceau de l'esclavage, demeurait pour toujours dans le dernier rang de la domesticité. Chez les Romains l'esclave pouvait être affranchi, mais il conservait un caractère déshonnête et bas; jamais il n'était considéré comme un citoyen né libre. L'esclavage des colonies, fondé sur la différence des couleurs, est bien plus rigide et plus avilissant encore.

Les résultats de la polygamie, la manière dont les Orientaux considèrent l'esclavage et traitent leurs esclaves, diffèrent tellement de nos mœurs et de nos idées sur la servitude, que nous concevons difficilement tout ce qui passe chez eux.

Il fallut également beaucoup de temps aux Égyptiens pour comprendre que tous les Français n'étaient pas les esclaves de Napoléon, et encore n'y a-t-il eu que les plus éclairés d'entre eux qui y soient parvenus.

Tout père de famille, en Orient, possède sur sa femme, ses enfants et ses esclaves, un pouvoir absolu que l'autorité publique ne peut modifier. Esclave du grand-seigneur, il exerce au-dedans le despotisme auquel il est lui-même soumis au-dehors; et il est sans exemple qu'un pacha ou un officier quelconque ait pénétré dans l'intérieur d'une famille pour en troubler le chef dans l'exercice de son autorité, c'est une chose qui choquerait les coutumes, les mœurs et le caractère national. Les Orientaux se considèrent comme maîtres dans leurs maisons, et tout agent du pouvoir qui veut exercer sur eux son ministère, attend qu'ils en sortent ou les envoie chercher.

§ VII.

Les mahométans ont beaucoup de cérémonies religieuses et un grand nombre de mosquées où les fidèles vont prier plusieurs fois par jour. Les fêtes sont célébrées par de grandes illuminations dans les temples et dans les rues, et quelquefois par des feux d'artifice.

Ils ont aussi des fêtes pour leur naissance, leur mariage et la circoncision de leurs enfants; cette dernière est celle qu'ils célèbrent avec le plus d'affection. Toutes se font avec plus de pompe extérieure que les nôtres. Leurs funérailles sont majestueuses et leurs tombeaux d'une architecture magnifique.

Aux heures indiquées les musulmans font leurs prières, en quelque lieu qu'ils se trouvent; les esclaves déploient des tapis devant eux, et ils s'agenouillent la face vers l'Orient.

La charité et l'aumône sont recommandées dans tous les chapitres du Koran, comme la manière d'être la plus agréable à Dieu et au prophète. Sacrifier une partie de sa fortune pour des établissements publics, surtout creuser un canal, un puits, élever une fontaine, sont des œuvres méritoires par excellence. L'établissement d'une fontaine, d'un réservoir, se lie fréquemment à celui d'une mosquée; partout où il y a un temple, il y a de l'eau en abondance. Le prophète paraît l'avoir mise sous la protection de la religion. C'est le premier besoin du désert, il faut la recueillir et la conserver avec soin.

Ali a peu de sectateurs dans l'Arabie, l'empire turc, l'Égypte et la Syrie. Nous n'y avons trouvé que les Mutualis. Mais toute la Perse jusqu'à l'Indus est de la secte de ce calife.

§ VIII.

Le général en chef alla célébrer la fête du prophète chez le scheick El-Bekir. On commença par réciter une espèce de litanie qui comprenait la vie de Mahomet depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Une centaine de scheicks assis en cercle sur des tapis et les jambes croisées, en récitaient tous les versets en balançant fortement le corps en avant et en arrière, et tous ensemble.

Après cela on servit un grand dîner, pendant lequel on fut assis sur des coussins, les jambes croisées. Il y avait une vingtaine de tables et cinq ou six personnes à chaque table. Celle du général en chef et du scheick El-Bekir était au milieu; un petit plateau d'un bois précieux et de marqueterie fut placé à dix-huit pouces de terre et couvert successivement d'un grand nombre de plats. C'était des pilaux de riz, des rôtis d'une espèce particulière, des entrées, des pâtisseries, le tout fort épicé. Les scheicks dépeçaient tout avec leurs doigts. Aussi offrit-on pendant le dîner trois fois à laver les mains. On servit pour boisson de l'eau de groseille, de la limonade et plusieurs autres espèces de sorbets, et au dessert beaucoup de compotes et de confitures. Au total, le dîner n'était point désagréable; il n'y avait que la manière de le prendre qui nous parût étrange.

Le soir toute la ville fut illuminée. On alla après le dîner sur la place El-Bekir, dont l'illumination en verres de couleurs était fort belle. Il s'y trouvait un peuple immense. Tous étaient placés en ordre par rangs de vingt à cent personnes, lesquelles debout et les unes contre les autres récitaient les prières et les litanies du prophète avec des mouvements qui allaient toujours en augmentant, au point qu'à la fin ils paraissaient convulsifs et que quelques-uns tombaient en faiblesse.

Dans le courant de l'année, le général en chef accepta souvent des dîners chez le scheick Sadda, chez le cheick Fayonne et chez d'autres principaux Scheicks. C'étaient des jours de fête dans tout le quartier. Partout on était servi avec la même magnificence et à peu près de la même manière.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.—USAGES, SCIENCES ET ARTS.

Femmes.—Enfants.—Mariages.—Habillements des hommes, des femmes.—Harnachement des chevaux.—Maisons.—Harems.—Jardins.—Arts et sciences.—Artisans.—Navigation du Nil et des canaux.—Transports.—Chameaux.—Dromadaires.—Anes, chevaux.—Institut d'Égypte.—Travaux de la commission des savants.—Hôpitaux, diverses maladies, peste.—Lazarets.—Travaux faits au Caire.—Anecdote.

§ Ier.

Les femmes en Orient vont voilées; un morceau de toile leur couvre le nez et surtout les lèvres et ne laisse voir que leurs yeux. Lorsque, par l'effet d'un accident, quelques Égyptiennes se sont trouvées surprises sans leur voile, et couvertes seulement de cette longue chemise bleue qui compose le vêtement des femmes de fellahs, elles prenaient le bas de leur chemise pour cacher leur figure, aimant mieux découvrir le milieu et le bas de leur corps.

Le général en chef eut plusieurs fois occasion d'observer quelques femmes des plus distinguées du pays, auxquelles il accorda des audiences. C'étaient ou des veuves de beys ou de katchefs, ou leurs épouses, qui, pendant leur absence, venaient implorer sa protection. La richesse de leur habillement, la noblesse de leur démarche, de petites mains douces, de beaux yeux, un maintien noble et gracieux et des manières très-élégantes dénotaient en elles des femmes d'un rang et d'une éducation au-dessus du vulgaire. Elles commençaient toujours par baiser la main du sultan Kébir[4] qu'elles portaient ensuite à leur front, puis à leur estomac. Plusieurs exprimaient leurs demandes avec une grace parfaite, un son de voix enchanteur, et développaient tous les talents, toute l'aménité des plus spirituelles Européennes. La décence de leur maintien, la modestie de leurs vêtements y ajoutaient des graces nouvelles; et l'imagination se plaisait à deviner des charmes qu'elles ne laissaient pas même entrevoir.

Les femmes sont sacrées chez les Orientaux, et dans les guerres intestines on les épargne constamment. Celles des Mamelucks conservèrent leurs maisons au Caire, pendant que leurs maris faisaient la guerre aux Français. Napoléon envoya Eugène son beau-fils complimenter la femme de Mourah-Bey qui avait sous ses ordres une cinquantaine d'esclaves appartenant à ce chef mameluck et à des katchefs. C'était une espèce de couvent de religieuses dont elle était l'abbesse. Elle reçut Eugène sur son grand divan, dans le harem, où il entra par exception, et comme envoyé du sultan Kébir. Toutes les femmes voulurent voir le jeune et joli Français, et les esclaves eurent beaucoup de peine à contenir leur curiosité et leur impatience. L'épouse de Mourah-Bey était une femme de cinquante ans, et avait la beauté et les graces que comporte cet âge. Elle fit, suivant l'usage, apporter du café et des sorbets dans de très-riches services et avec un appareil somptueux. Elle ôta de son doigt une bague de mille louis qu'elle donna au jeune officier. Souvent elle adressa des réclamations au général en chef, qui lui conserva ses villages et la protégea constamment. Elle passait pour une femme d'un mérite distingué. Les femmes passent de bonne heure en Égypte; et l'on y trouve plus de brunes que de blondes. Généralement, leur visage est un peu coloré, et elles ont une teinte de cuivre. Les plus belles sont des Grecques ou des Circassiennes, dont les bazars des négociants qui font ce commerce sont toujours abondamment pourvus. Les caravanes de Darfour et de l'intérieur de l'Afrique amènent un grand nombre de belles noires.

§ II.

Les mariages se font sans que les époux se soient vus; la femme peut bien avoir aperçu l'homme, mais celui-ci n'a jamais aperçu sa fiancée, ou du moins les traits de son visage.

Ceux des Égyptiens qui avaient rendu des services aux Français, quelquefois même des scheicks, venaient prier le général en chef de leur accorder pour femme, telle personne qu'ils désignaient. La première demande de ce genre fut faite par un aga des janissaires, espèce d'agent de police qui avait été fort utile aux Français, et qui desirait épouser une veuve très-riche; cette proposition parut singulière à Napoléon. Mais vous aime-t-elle?—Non.—Le voudra-t-elle?—Oui, si vous lui ordonnez. En effet, aussitôt qu'elle connut la volonté du sultan Kébir, elle accepta, et le mariage eut lieu. Par la suite cela se répéta fréquemment.

Les femmes ont leurs priviléges. Il est des choses que les maris ne sauraient leur refuser sans être des barbares, des monstres, sans soulever tout le monde contre eux; tel est, par exemple, le droit d'aller au bain. Ce sont des bains de vapeur où les femmes se réunissent; c'est là que se trament toutes les intrigues politiques ou autres; c'est là que s'arrangent les mariages. Le général Menou ayant épousé une femme de Rosette, la traita à la française. Il lui donnait la main pour entrer dans la salle à manger; la meilleure place à table, les meilleurs morceaux étaient pour elle. Si son mouchoir tombait, il s'empressait de le ramasser. Quand cette femme eut conté ces circonstances dans le bain de Rosette, les autres conçurent une espérance de changement dans les mœurs, et signèrent une demande au sultan Kébir pour que leurs maris les traitassent de la même manière.

§ IV.

L'habillement des Orientaux n'a rien de commun avec le nôtre. Au lieu de chapeau, ils se couvrent la tête d'un turban, coiffure beaucoup plus élégante, plus commode, et qui étant susceptible d'une grande différence dans la forme, la couleur et l'arrangement, permet de remarquer au premier coup-d'œil la diversité des peuples et des rangs. Leur col est libre ainsi que leurs jarrêts; un Oriental peut rester des mois entiers dans son habillement, sans s'y trouver fatigué. Les différents peuples et les différents états sont comme de raison habillés de manières différentes; mais tous ont de commun la largeur des pantalons, des manches et de toutes les formes de leur habillement. Pour se mettre à l'abri du soleil, ils se couvrent de schalls. Il entre dans les vêtements des hommes comme dans celui des femmes beaucoup de soieries, d'étoffes des Indes et de cachemires. Ils ne portent point de linge. Les fellahs ne sont couverts que d'une seule chemise bleue liée au milieu du corps. Les chefs des Arabes qui parcourent les déserts dans le fort de la canicule, sont couverts de schalls de toutes couleurs qui mettent les différentes parties de leur corps à l'abri du soleil et qu'ils drapent par-dessus leur tête. Au lieu de souliers, les hommes et les femmes ont des pantoufles qu'ils laissent en entrant dans les appartements sur le bord des tapis.

§ V.

Les harnachements de leurs chevaux sont extrêmement élégants. La tenue de l'état-major français, quoique couvert d'or et étalant tout le luxe de l'Europe, leur paraissait mesquine, et était effacée par la majesté de l'habillement oriental. Nos chapeaux, nos culottes étroites, nos habits pincés, nos cols qui nous étranglent, étaient pour eux un objet de risée et d'aversion. Les Orientaux n'ont pas besoin de changer de costume pour monter à cheval; ils ne se servent point d'éperons, et mettent leurs pieds dans de larges étriers qui leur rendent inutiles les bottes et la toilette spéciale que nous sommes obligés de faire pour cet exercice. Les Francs ou les chrétiens qui habitent l'Égypte, vont sur des mules ou sur des ânes, à moins que ce ne soient des personnes d'un rang élevé.

§ VI.

L'architecture des Égyptiens approche plus de celle de l'Asie que de la nôtre. Les maisons ont toutes une terrasse, sur laquelle on se promène; il y en a même où l'on prend des bains. Elles ont plusieurs étages. Au rez-de-chaussée, est une espèce de parloir où le maître de la maison reçoit les étrangers et donne à manger. Au premier, est ordinairement le harem, avec lequel on ne communique que par des escaliers dérobés. Le maître a dans son appartement une petite porte qui y conduit. D'autres petits escaliers de ce genre sont pour le service. On ne sait ce que c'est qu'un escalier d'apparat.

Le harem consiste dans une grande salle en forme de croix; vis-à-vis règne un corridor où se trouvent un grand nombre de chambres. Autour du salon sont des divans plus ou moins riches, et au milieu un petit bassin en marbre d'où s'échappe un jet d'eau. Souvent ce sont des eaux de rose ou d'autres essences qui en jaillissent et parfument l'appartement. Toutes les fenêtres sont couvertes d'une espèce de jalousie en treillages. Il n'y a point de lits dans les maisons, les Orientaux couchent sur des divans ou sur des tapis. Quand ils n'ont point d'étrangers, ils mangent dans leur harem, ils y dorment et y passent leurs moments de repos. Aussitôt que le maître arrive, les femmes s'empressent à le servir: l'une lui présente sa pipe, l'autre son coussin, etc. Tout est là pour le service du maître.

Les jardins n'ont point d'allées, ce sont des berceaux de gros arbres où l'on peut prendre le frais et fumer assis. L'Égyptien, comme tous les Orientaux, emploie à ce dernier passe-temps une grande partie de la journée; cela lui sert d'occupation et de contenance.

§ VII.

Les arts et les sciences sont dans leur enfance en Égypte. A Jemilazar on enseigne la philosophie d'Aristote, les règles de la langue arabe, l'écriture et un peu d'arithmétique, on explique et discute les différents chapitres du Koran, et l'on montre la partie de l'histoire des califes, nécessaire pour connaître et juger les différentes sectes de l'islamisme. Du reste, les Arabes ignorent complètement les antiquités de leur pays, et leurs notions sur la géographie et la sphère sont très-superficielles et très-fausses. Il y avait au Caire quelques astronomes dont la science se bornait à pouvoir rédiger l'almanach.

Par suite de cette ignorance, ils ont peu de curiosité. La curiosité n'existe que chez les peuples assez avancés pour distinguer ce qui est naturel de ce qui est extraordinaire. Les ballons ne firent point sur eux l'effet que nous avions supposé. Les Pyramides n'ont été intéressantes pour eux que parce qu'ils se sont aperçus de l'intérêt qu'elles excitent dans les étrangers. Ils ne savent qui les a bâties, et tout le peuple, hormis les plus instruits, les regarde comme une production de la nature; les plus éclairés d'entre eux, nous y voyant attacher tant d'importance, se sont imaginé qu'elles ont été construites par un ancien peuple dont les Francs sont descendus. C'est ainsi qu'ils expliquent la curiosité des Européens. La science qui leur serait le plus utile, c'est la mécanique hydraulique. Les machines leur manquent: cependant ils en ont une ingénieuse pour verser les eaux d'un fossé ou d'un puits sur un terrain plus élevé; le mobile en est le bras ou le cheval. Ils ne connaissent que les moulins à manége; nous n'avons pas trouvé dans toute l'Égypte un seul moulin à eau, ou à vent. L'emploi de ces derniers moulins pour élever les eaux, serait pour eux une grande conquête et pourrait avoir de grands résultats en Égypte. Conté leur en a établi un.

Tous les artisans du Caire sont très-intelligents; ils exécutaient parfaitement ce qu'ils voyaient faire. Pendant la révolte de cette ville, ils fondirent des mortiers et des canons, mais d'une manière grossière et qui rappelait ce qui se faisait dans le treizième siècle.

Les métiers à toile leur étaient connus; ils en avaient même pour broder le tapis de la Mecque. Ce tapis est somptueux et fait avec art. A un dîner du général en chef chez le scheick El-Fayoum, on parlait du Koran: «toutes les connaissances humaines s'y trouvent», disaient les scheicks.—Y voit-on l'art de fondre les canons et de faire la poudre? demanda Napoléon. Oui, répondirent-ils, mais il faut savoir le lire: distinction scholastique dont toutes les religions ont fait plus ou moins d'usage.

§ VIII.

La navigation du Nil est très-active et très-facile; on le descend avec le courant, on le remonte à l'aide de la voile et du vent du nord qui est constant pendant une saison. Quand celui du sud règne, il faut quelquefois attendre long-temps. Les bâtiments dont on se sert sont appelés djermes. Ils sont plus haut mâtés et voilés que les bâtiments ordinaires, à peu près un tiers de plus, ce qui tient à la nécessité de recevoir les vents par-dessus les monticules qui bordent la vallée.

Le Nil était constamment couvert de ces djermes; les unes servaient au transport des marchandises, les autres à celui des voyageurs. Il y en a de grandeurs différentes. Les unes naviguent dans les grands canaux du Nil, les autres sont construites pour aller dans les petits. Le fleuve, auprès du Caire, est toujours couvert d'une grande quantité de voiles qui montent ou descendent. Les officiers d'état-major, qui se servaient des djermes pour aller porter des ordres, éprouvaient souvent des accidents. Les tribus arabes, en guerre avec nous, venaient les attendre aux sinuosités du fleuve où le vent leur manquait. Quelquefois aussi en descendant, ces bâtiments s'engravaient et les officiers qu'ils portaient étaient massacrés. Les caïques sont de petites chaloupes ou péniches légères et étroites qui servent pour passer le Nil et pour naviguer, non-seulement sur les canaux, mais aussi sur tout le pays quand il est inondé. Le nombre de bâtiments légers qui couvrent le Nil est plus considérable que sur aucun fleuve du monde, attendu que, pendant plusieurs mois de l'année, on est obligé de se servir de ces embarcations pour communiquer d'un village à l'autre.

§ IX.

Il n'y a en Égypte ni voiture ni charrette. Les transports par eau y sont si multipliés et si faciles, que peut-être les voitures sont moins nécessaires là que partout ailleurs. On citait comme une chose fort remarquable un carrosse qu'Ibrahim-Bey avait reçu de France[5].

On se sert de chevaux pour parcourir la ville, excepté les hommes de loi et les femmes, qui vont sur des mulets ou sur des ânes. Les uns et les autres sont environnés d'un grand nombre d'officiers et de domestiques en uniforme et tenant en main de grands bâtons.

On emploie spécialement les chameaux pour les transports; ils servent aussi de monture. Les plus légers, qui n'ont qu'une bosse, s'appellent dromadaires. Lorsqu'on le veut monter, l'animal est dressé à se grouper sur ses genoux. Le cavalier se place sur une espèce de bât, les jambes croisées, et conduit le dromadaire par un bridon attaché à un anneau passé dans ses narines. Cette partie du chameau étant très-sensible, l'anneau produit sur lui le même effet que le mors sur le cheval. Il a le pas très-allongé; son allure ordinaire est un grand trot, qui fait sur le cavalier la même impression que le roulis. Il peut faire ainsi facilement une vingtaine de lieues dans un jour.

On met ordinairement de chaque côté des chameaux deux paniers dans lesquels deux personnes se placent, et qui reçoivent aussi des fardeaux. Telle est la manière de voyager des femmes. Il n'est aucune caravane de pélerins où il n'y ait un grand nombre de chameaux équipés pour elles de cette manière. Ces animaux portent jusqu'à mille livres, mais communément six cents. Leur lait et leur chair sont bons à manger.

Comme le chameau, le dromadaire boit peu, et peut même supporter la soif plusieurs jours. Il trouve, jusque dans les lieux les plus arides, quelque chose pour se nourrir. C'est l'animal du désert.

Il y a en Égypte une quantité immense d'ânes, ils sont grands et d'une belle race; au Caire ils tiennent en quelque sorte lieu de fiacres: les soldats, moyennant un petit nombre de paras, en avaient un à leur disposition pour toute une journée. Lors de l'expédition de Syrie, on en comptait dans l'armée plus de 8000. Ils rendirent les plus grands services.

Les chevaux des déserts qui touchent à l'Égypte sont les plus beaux du monde. Les étalons de cette race ont servi à améliorer toutes celles d'Europe. Les Arabes portent un grand soin à maintenir la race pure. Ils ont la généalogie de leurs juments et étalons.

Ce qui distingue le cheval arabe, est la vîtesse et surtout le moelleux et la douceur de ses allures. Il ne boit qu'une fois par jour, trotte rarement, et va presque toujours au pas ou au galop. Il peut s'arrêter brusquement sur ses jambes de derrière, ce qu'il serait impossible d'obtenir de nos chevaux.

§ X.

L'institut d'Égypte fut composé de membres de l'institut de France, et des savants et artistes de la commission étrangers à ce corps. Ils se réunirent et s'adjoignirent plusieurs officiers d'artillerie, d'état-major et autres qui avaient cultivé les sciences ou les lettres.

L'institut fut placé dans un des palais des beys. La grande salle du harem, au moyen de quelques changements qu'on y fit, devint le lieu des séances, et le reste du palais servit d'habitation aux savants. Devant ce bâtiment était un vaste jardin qui donnait dans la campagne, et près duquel on éleva sur un monticule le fort dit de l'Institut.

On avait apporté de France un grand nombre de machines et instruments de physique, d'astronomie et de chimie. Ils furent distribués dans les diverses salles, qui se remplirent aussi successivement de toutes les curiosités du pays, soit du règne animal, soit du règne végétal, soit du règne minéral.

Le jardin devint jardin de botanique.

Un laboratoire de chimie fut placé au quartier-général; plusieurs fois par semaine Berthollet y faisait des expériences, auxquelles assistaient Napoléon et un grand nombre d'officiers.

L'établissement de l'institut excita vivement la curiosité des habitants du Caire. Instruits que ces assemblées n'avaient pour objet aucune affaire religieuse, ils se persuadèrent que c'étaient des réunions d'alchimistes, où l'on cherchait le moyen de faire de l'or.

Les mœurs simples des savants, leurs constantes occupations, les égards que leur témoignait l'armée, leur utilité pour la fabrication des objets d'art et de manufacture pour lesquels ils se trouvaient en relation avec les artistes du pays, leur acquirent bientôt la considération et le respect de toute la population.

§ XI.

Les membres de l'institut furent aussi employés dans l'administration civile. Monge et Berthollet furent nommés commissaires près du grand-divan, le mathématicien Fourrier près du divan du Caire. Costaz fut mis à la tête de la rédaction d'un journal; les astronomes Nourris et Noël parcoururent les points principaux de l'Égypte pour en fixer la position géographique et surtout celle des anciens monuments. On voulait par-là réaccorder la géographie ancienne avec la nouvelle.

L'ingénieur des ponts et chaussées, Lepeyre, fut chargé de niveler et de faire le projet du canal de Suèz, et l'ingénieur Girard d'étudier le systême de navigation du Nil.

Un des membres de l'institut eut la direction de la monnaie du Caire. Il fit fabriquer une grande quantité de paras, petite monnaie de cuivre. C'était une opération avantageuse, le trésor y gagnait plus de 60 pour cent. Les paras se répandaient, non-seulement en Égypte, mais encore en Afrique et dans les déserts d'Arabie; et au lieu de gêner la circulation et de nuire au change, inconvénient des monnaies de cuivre, elles les favorisaient. Conté établit plusieurs manufactures et usines.

Les fours pour faire éclore les poulets, que l'Égypte possède de toute antiquité, excitèrent vivement l'attention de l'institut: Dans plusieurs autres pratiques que ce pays tenait de tradition, on reconnut des traces qui furent précieusement recueillies comme utiles à l'histoire des arts, et pouvant faire retrouver d'anciens procédés perdus.

Le général Andréossy reçut la mission scientifique et militaire de reconnaître les lacs Menzaleh, Bourlos et Natron. Geoffroy s'occupa de l'histoire naturelle. Les dessinateurs Dutertre et Rigolo dessinaient tout ce qui pouvait donner une idée des coutumes et des monuments de l'antiquité. Ils firent les portraits de tous les hommes du pays qui s'étaient dévoués au général en chef; cette distinction les flattait beaucoup.

Le général Caffarelly, le colonel Sukolski, lurent souvent à l'institut, des mémoires curieux qui ont été recueillis parmi ceux de cette société.

Lorsque la haute Égypte fut conquise, ce qui n'eut lieu que dans la seconde année, toute la commission des savants s'y rendit pour s'occuper de la recherche des antiquités.

Ces divers travaux ont donné lieu au magnifique ouvrage sur l'Égypte, rédigé et gravé dans les quinze premières années de ce siècle, et qui a coûté plusieurs millions.

§ XII.

Le climat est sain dans toute l'Égypte; néanmoins une des premières sollicitudes de l'administration fut la formation des hôpitaux. Tout était à faire sous ce rapport. La maison d'Ibrahim-Bey, située au bord du canal de Rodah, à un quart de lieue du Caire, fut destinée au grand hôpital. On le rendit capable de recevoir cinq cents malades. Au lieu de bois de lit, on se servit de grands paniers d'osier, sur lesquels on plaçait des matelas de coton ou de laine, et des paillasses que l'on fit avec de la paille de blé et celle de maïs qui, ne manquait pas. En peu de temps cet hospice fut abondamment fourni de tout. On en établit de semblables à Alexandrie, ainsi qu'à Rosette et à Damiette, et l'on donna une grande étendue aux hôpitaux régimentaires.

Les maux d'yeux ont fort incommodé l'armée française en Égypte; plus de la moitié des soldats en a été atteinte. Cette maladie provient, dit-on, de deux causes; des sels qui se trouvent dans le sable et la poussière, et affectent nécessairement la vue, et de l'irritation que produit le défaut de transpiration pendant des nuits très-fraîches qui succèdent à des jours brûlants. Quoiqu'il en soit de cette explication, ces ophthalmies résultent évidemment du climat. Saint Louis, de retour de son expédition du Levant, ramena une foule d'aveugles; et c'est ce qui donna lieu à l'établissement de l'hospice des Quinze-Vingts à Paris.

§ XIII.

La peste arrive toujours des côtes et jamais de la haute Égypte. On plaça des lazarets à Alexandrie, à Rosette et à Damiette; on en construisit aussi un très-beau dans l'île de Rodah; et lorsque la peste parut, on mit en vigueur tout le systême des lois sanitaires de Marseille. Ces précautions nous furent très-utiles. Elles étaient tout-à-fait inconnues aux habitants, qui s'y soumirent d'abord avec répugnance, mais qui finirent par en sentir l'utilité. C'est pendant l'hiver que la peste a lieu; en juin elle disparaît entièrement. On a fort souvent agité la question de savoir si cette maladie est endémique à l'Égypte. Ceux qui sont pour l'affirmative, croient avoir remarqué qu'elle se déclare à Alexandrie ou sur les côtes de Damiette, pendant les années où, par exception, il pleut dans ces pays. Aussi est-il sans exemple qu'elle ait commencé au Caire et dans la haute Égypte où il ne pleut jamais. Les personnes qui pensent qu'elle vient de Constantinople ou des autres points de l'Asie, se fondent également sur ce que les premiers symptômes se manifestent toujours le long des côtes.

§ XIV.

On fit à la maison d'Elfy-Bey, qu'occupait le général en chef sur la place d'El-Bekir, divers travaux qui avaient pour objet de l'accommoder à notre usage. On commença par la construction d'un grand escalier qui conduisait au premier étage, le rez-de-chaussée ayant été laissé pour les bureaux et l'état-major. Le jardin subit aussi des changements. Il ne s'y trouvait aucune allée; on en pratiqua un grand nombre, ainsi que des bassins de marbre et des jets d'eau. Les Orientaux aiment peu la promenade; marcher quand on peut être assis, leur paraissait un contre-sens qu'ils n'expliquaient que par la pétulance du caractère français.

Des entrepreneurs établirent dans le jardin du Caire une espèce de Tivoli où l'on trouvait, comme à celui de Paris, des illuminations, des feux d'artifice et des promenades. Le soir c'était le rendez-vous de l'armée et des gens du pays.

On construisit, du Caire à Boulac, une chaussée de communication qui pouvait servir en tout temps, même pendant l'inondation. On éleva un théâtre, et un grand nombre de maisons furent arrangées et adaptées à nos usages comme celle du général en chef. Une manutention fut établie[6]. On bâtit, à la pointe de l'île de Roda, plusieurs moulins à vent pour faire de la farine; et on commençait à en employer pour faire monter les eaux et pour servir à l'arrosement des terres. On avait fondé plusieurs écluses et préparé tout ce qui était nécessaire pour commencer les travaux du canal de Suèz; mais les fortifications et les bâtiments militaires occupèrent dans cette première année, tous les bras et toute l'activité de l'armée.

§ XV.

Napoléon donnait souvent à dîner aux scheicks. Quoique nos usages fussent fort différents des leurs, ils trouvaient très-commodes la chaise, la fourchette, les couteaux. A la fin d'un de ces dîners, il demanda un jour au cheick El-Mondi: «Depuis six mois que je suis avec vous, que vous ai-je appris qui vous paraisse le plus utile? Ce que vous m'avez appris de plus utile, répondit le scheick, moitié sérieux, moitié riant, c'est de boire en mangeant.» L'usage des Arabes est de ne boire qu'à la fin du repas.


NOTE SUR LA SYRIE.

L'Arabie a la figure d'un trapèze. Un de ses côtés, borné par la mer rouge et l'isthme de Suèz, a cinq cents lieues. Celui qui s'étend depuis le détroit de Babel-Mandel jusqu'au cap de Razelgate en a quatre cent cinquante. Le troisième, qui, de Razelgate, traverse le golfe Persique et l'Euphrate, et s'étend jusqu'aux montagnes qui avoisinent Alep et bornent la Syrie, a six cents lieues; c'est le plus grand. Le quatrième, qui est le moins considérable, a cent cinquante lieues depuis Raffa, limite de l'Égypte, jusqu'au-delà d'Alexandrette et des monts Rosas; il sépare l'Arabie de la Syrie. Cette dernière contrée a, dans toute la longueur dont nous parlons, ses terres cultivées sur trente lieues de largeur; et le désert qui en fait partie, s'étend l'espace de trente lieues jusqu'à Palmyre. La Syrie est bornée au nord par l'Asie mineure, à l'occident par la Méditerranée, au midi par l'Égypte, et à l'orient par l'Arabie; ainsi elle est le complément de ce pays, et forme avec lui une grande île, comprise entre la Méditerranée, la mer Rouge, l'Océan, le golfe Persique et l'Euphrate. La Syrie diffère totalement de l'Égypte par sa population, son climat et son sol. Celle-ci est une seule plaine formée par la vallée d'un des plus grands fleuves du monde; l'autre est la réunion d'un grand nombre de vallées. Les cinq sixièmes du terrain sont des collines ou des montagnes, dont une chaîne traverse toute la Syrie, et suit parallèlement les côtes de la Méditerranée à la distance de dix lieues. A droite, elle verse ses eaux dans deux rivières qui coulent dans la direction qu'elle suit elle-même, le Jourdain et l'Oronte. Ces fleuves prennent leur source au mont Liban, qui est le centre de la Syrie et le point le plus élevé de cette chaîne. De là, l'Oronte se dirige entre les montagnes et l'Arabie, du sud au nord, et, après un cours de soixante lieues, se jette dans la mer près du golfe d'Antioche. Comme cette rivière coule très-près du pied des montagnes, elle ne reçoit qu'un petit nombre d'affluents. Le Jourdain, qui prend naissance à vingt lieues de l'Oronte sur l'Anti-Liban, coule du nord au sud. Il reçoit une dixaine d'affluents de la chaîne de montagnes qui traversent la Syrie. Après soixante lieues de cours, il va se perdre dans la mer morte.

Près des sources de l'Oronte, du côté de Balbeck, prennent naissance deux petites rivières. L'une, appelée la Baradée, arrose la plaine de Damas, et va mourir dans le lac de Bahar-el-Margî; l'autre, qui a trente lieues de cours, a également sa source sur les hauteurs de Balbeck, et se jette dans la Méditerranée près de Sour ou Tyr. Le pays d'Alep est baigné par plusieurs ruisseaux qui, partis de l'Asie mineure, viennent se réunir à l'Oronte. Le Koik, qui passe à Alep, vient mourir dans un lac près de cette ville.

Il pleut en Syrie à peu près autant qu'en Europe. Ce pays est très-sain, et offre les sites les plus agréables. Comme il est composé de vallées et de petites montagnes, très-favorables au pâturage, on y élève une grande quantité de bestiaux. On y voit aussi des arbres de toute espèce, et surtout une grande quantité d'oliviers. La Syrie serait très-propre à la culture de la vigne, tous les villages chrétiens y font d'excellent vin.

Cette province est partagée en cinq pachalics; celui de Jérusalem, qui comprend l'ancienne Terre-Sainte; et ceux d'Acre, de Tripoli, de Damas et d'Alep. Alep et Damas sont incomparablement les deux plus grandes villes. Sur les cent cinquante lieues de côtes que présente la Syrie, on trouve la ville de Gaza (située à une lieue de la mer, sans trace de rade ni de port); un très-beau plateau de deux lieues de tour désigne l'emplacement qu'avait cette ville dans sa prospérité. Aujourd'hui elle n'a que peu d'importance. Jaffa ou Joppé est le port le plus voisin de Jérusalem, dont il est à quinze lieues. Outre le port pour les bâtiments, il s'y trouve une rade foraine. Césarée n'offre plus que des ruines. Acre a une rade foraine; mais la ville est peu de chose, on y compte dix ou douze mille habitants. Sour ou Tyr n'est plus qu'un village. Said, Baîrout, Tripoli, sont de petites villes. Le point le plus important de toute cette côte, est le golfe d'Alexandrette situé à vingt lieues d'Alep, à trente de l'Euphrate et à trois cents d'Alexandrie. Il s'y trouve un mouillage pour les plus grandes escadres. Tyr, que le commerce a porté autrefois à un si haut degré de splendeur, et qui a été la métropole de Carthage, paraît avoir dû, en partie, sa prospérité au commerce des Indes qui se faisait, en remontant le golfe Persique et l'Euphrate, en passant par Palmyre, Émesse, et en se dirigeant, selon les différentes époques, sur Tyr ou sur Antioche.

Le point le plus élevé de toute la Syrie est le mont Liban, qui n'est qu'une montagne du troisième ordre, couverte d'énormes pins; et dans la Palestine, c'est le mont Thabor. L'Oronte et le Jourdain, qui sont les plus grands fleuves de ces deux contrées, sont l'un et l'autre de petites rivières.

La Syrie a été le berceau de la religion de Moïse et de celle de Jésus; l'islamisme est né en Arabie. Ainsi le même coin de terre a produit les trois cultes qui ont détruit le polythéisme, et porté sur tous les points du globe, la connaissance d'un seul Dieu créateur.

Presque toutes les guerres des croisés, des XIe, XIIe et XIIIe siècles, ont eu lieu en Syrie; et Saint-Jean d'Acre, Ptolémaïs, Joppé et Damas en ont été principalement le théâtre. L'influence de leurs armes, et leur séjour, qui s'y est prolongé pendant plusieurs siècles, y a laissé dans la population des traces qui s'aperçoivent encore.

Il y a en Syrie beaucoup de juifs, qui accourent de toutes les parties du monde pour mourir en la terre sainte de Japhet. Il s'y trouve aussi beaucoup de chrétiens, dont les uns descendent des croisés, et les autres sont des indigènes qui n'embrassèrent point le mahométisme, lors de la conquête des Arabes. Ils sont confondus ensemble, et il n'est plus possible de les distinguer. Chefamer, Nazareth, Bethléem et une partie de Jérusalem ne sont peuplés que de chrétiens. Dans les pachalics d'Acre et de Jérusalem ils sont, avec les juifs, supérieurs en nombre aux musulmans. Sur le revers du mont Liban, sont les Druses, nation dont la religion se rapproche beaucoup de celle des chrétiens. A Damas et à Alep, les mahométans sont en grande majorité; il y existe cependant un grand nombre de chrétiens syriaques. Les Mutualis, mahométans de la secte d'Ali, qui habitent les bords de la rivière qui, du Liban, coule vers Tyr, étaient autrefois nombreux et puissants; mais, lors de l'expédition des Français en Syrie, ils étaient fort déchus; les cruautés et vexations de Djezzar pacha en avaient détruit un grand nombre. Cependant ceux qui restaient nous rendirent de grands services et se distinguèrent par une rare intrépidité. Toutes les traditions que nous avons sur l'ancienne Égypte, portent sa population très-haut. Mais la Syrie ne peut, sous ce rapport, avoir dépassé les proportions connues en Europe; car là, comme dans les pays que nous habitons, il y a des rochers et des terres incultes.

Au reste, la Syrie, comme tout l'empire turc, n'offre presque partout que des ruines.


NOTE

SUR LES MOTIFS DE L'EXPÉDITION DE SYRIE.

Le principal but de l'expédition des Français en Orient était d'abaisser la puissance anglaise. C'est du Nil que devait partir l'armée qui allait donner de nouvelles destinées aux Indes. L'Égypte devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la liberté des noirs avec les intérêts de nos manufactures; la conquête de cette province entraînait la perte de tous les établissements anglais en Amérique et dans la presqu'île du Gange. Les Français une fois maîtres des ports d'Italie, de Corfou, de Malte et d'Alexandrie, la Méditerranée devenait un lac français.

La révolution des Indes devait être plus ou moins prochaine, selon les chances plus ou moins heureuses de la guerre; et les dispositions des habitants de l'Arabie et de l'Égypte plus ou moins favorables, suivant la politique qu'aurait adoptée la Porte dans ces nouvelles circonstances; le seul objet dont on dût s'occuper immédiatement était de conquérir l'Égypte et d'y former un établissement solide; aussi les moyens pour y réussir étaient-ils les seuls prévus. Tout le reste était considéré comme une conséquence nécessaire, on n'en avait que pressenti l'exécution. L'escadre française, réarmée dans les ports d'Alexandrie, approvisionnée et montée par des équipages exercés, suffisait pour imposer à Constantinople. Elle pouvait, si on le jugeait nécessaire, débarquer un corps de troupes à Alexandrette; et l'on se serait trouvé, dans la même année, maître de l'Égypte, de la Syrie, du Nil et de l'Euphrate. L'heureuse issue de la bataille des Pyramides, la conquête de l'Égypte sans essuyer aucune perte sensible, les bonnes dispositions des habitants, le dévouement des chefs de la loi, semblaient d'abord assurer la prompte exécution de ces grands projets. Mais bientôt la destruction de l'escadre française à Aboukir, le contre-ordre donné par le directoire à l'expédition d'Irlande, et l'influence des ennemis de la France sur la Porte, rendirent tout plus difficile.

Cependant deux armées turques se réunissaient, l'une à Rhodes et l'autre en Syrie, pour attaquer les Français en Égypte. Il paraît qu'elles devaient agir simultanément dans le courant de mai, la première en débarquant à Aboukir et la seconde en traversant le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte. On apprit dans les premiers jours de janvier que Djezzar pacha venait d'être nommé seraskier de l'armée de Syrie; que son avant-garde, sous les ordres d'Abdalla, était déja arrivée à El-Arich, s'en était emparée et s'occupait à réparer ce fort qui peut être considéré comme la clef de l'Égypte du côté de la Syrie. Un train d'artillerie de quarante bouches à feu, servi par 1,200 canonniers, les seuls de l'empire qui fussent exercés à l'européenne, venait de débarquer à Jaffa; des magasins considérables se formaient en cette ville, et un grand nombre de bâtiments de transport, dont une partie arrivait de Constantinople, étaient employés à cet effet. A Gaza, on avait emmagasiné des outres; la renommée voulait qu'il y en eût assez pour mettre une armée de 60,000 hommes à même de traverser le désert.

Si les Français restaient tranquilles en Égypte, ils allaient être attaqués à la fois par les deux armées; de plus il était à craindre qu'un corps de troupes européennes ne se joignît à elles, et que le moment de l'agression ne coïncidât avec des troubles intérieurs. Dans ce cas, lors même que les Français auraient été vainqueurs, il ne leur était pas possible de profiter de la victoire. Par mer, ils n'avaient point de flotte; par terre, le désert de soixante-quinze lieues qui sépare la Syrie de l'Égypte n'était point praticable pour une armée dans la saison des grandes chaleurs.

Les règles de la guerre prescrivaient donc au général français de prévenir ses ennemis, de traverser le grand désert pendant l'hiver, de s'emparer de tous les magasins que l'ennemi avait formés sur les côtes de la Syrie, d'attaquer et de détruire les troupes au fur et à mesure qu'elles se rassemblaient.

D'après ce plan, les divisions de l'armée de Rhodes étaient obligées d'accourir au secours de la Syrie; et l'Égypte restait tranquille, ce qui nous permettait d'appeler successivement la plus grande partie de nos forces en Syrie. Les Mamelucks de Mourah-Bey et d'Ibrahim-Bey, les Arabes du désert de l'Égypte, les Druses du mont Liban, les Mutualis, les Chrétiens de Syrie, tout le parti du cheick d'Ayer en Syrie, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de cette contrée, et la commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe, appelaient de leurs vœux un grand changement, et attendaient un homme. Avec des chances heureuses on pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec 100,000 auxiliaires, qui auraient eu pour réserve 25,000 vétérans français des meilleures troupes du monde, et des équipages d'artillerie nombreux. Constantinople alors se trouvait menacée; et si l'on parvenait à rétablir des relations amicales avec la Porte, on pouvait traverser le désert et marcher sur l'Indus à la fin de l'automne.


NOTE SUR JAFFA.

Jaffa, ville de 7 à 8,000 habitants, qui était l'apanage de la sultane Validé, est située à seize lieues de Gaza, et à une lieue de la petite rivière de Maar, qui, à son embouchure, n'est pas guéable. L'enceinte, du côté de la terre, est formée par un demi-hexagone; un des côtés regarde Gaza, l'autre le Jourdain, le troisième Acre, et un quatrième longe la mer en forme de demi-cercle concave. Il y a un port, en mauvais état pour les petits bâtiments, et une rade foraine passable. Sur le Koich, est le couvent des Pères de la Terre-Sainte (récollets chaussés), chargés du Nazareth et propriétaires de plusieurs autres communautés en Palestine. L'enceinte de Jaffa consiste en de grandes murailles flanquées de tours, sans fossés, ni contrescarpes. Ces tours étaient armées d'artillerie, mais leur aménagement était mal entendu, les canons maladroitement placés. Les environs de Jaffa sont un vallon couvert de jardins et de vergers; il s'y trouve beaucoup d'accidents de terrain qui permettent d'approcher à une demi-portée de pistolet des remparts sans être aperçu. A une grande portée de canon de Jaffa, est le rideau qui domine la campagne; on y traça la ligne de contrevallation. C'était la position où devait naturellement camper l'armée; mais comme elle était éloignée de l'eau et exposée aux ardeurs du soleil, le rideau étant nu, on aima mieux se placer dans des bosquets d'orangers en faisant garder la position militaire par des postes.

Le mont Carmel est situé au promontoire de ce nom, à trois lieues d'Acre, dont il forme l'extrême gauche de la baie. Il est escarpé de tous côtés; à son sommet, il y a un couvent, et des fontaines; et sur un rocher qui s'y trouve, on voit la trace d'un pied d'homme que la tradition attribue à Élie, lorsqu'il monta au ciel. Ce mont domine toute la côte, et les navires viennent le reconnaître lorsqu'ils abordent en Syrie. A ses pieds, coule la rivière du Caisrum, dont l'embouchure est à sept ou huit cents toises de Caiffa. Cette petite ville, située au bord de la mer, renferme 3,000 habitants; elle a un petit port, une enceinte à l'antique avec des tours, et est dominée de très-près par les mamelons du Carmel. De l'embouchure du Caisrum pour arriver à Acre, on longe les sables au bord de la mer. On les suit pendant une lieue et demie, et l'on rencontre l'embouchure du Bélus, petite rivière qui prend sa source sur les mamelons de Chefamer, et dont les eaux coulent à peine. Elle est marécageuse à son embouchure, et se jette dans la mer à quinze cents toises d'Acre. Elle passe à une portée de fusil de la hauteur de Richard-Cœur-de-Lion, située sur sa rive droite, à six cents toises de Saint-Jean-d'Acre.

NOTES

SUR LE SIÈGE DE SAINT-JEAN-D'ACRE.

Le siége de Saint-Jean-d'Acre peut se diviser en trois époques.

Première époque. Elle commence au 20 mars, jour où l'on ouvrit la tranchée, et finit au premier avril. Dans cette période, nous avions pour toute artillerie de siége, une caronade de 32, que le chef d'escadron Lambert avait prise à Caiffa, en s'emparant de vive force du canot du Tigre; mais il n'était pas possible de s'en servir avec l'affût du canot, et nous manquions de boulets. Ces inconvénients disparurent bientôt; en vingt-quatre heures, le parc d'artillerie construisit un affût. Quant aux boulets, Sidney-Smith se chargea de nous en procurer. On faisait de temps en temps paraître quelques cavaliers ou quelques charrettes; alors ce commodore s'approchait en faisant un feu roulant de toutes ses batteries; et les soldats, à qui le directeur du parc d'artillerie donnait cinq sous par boulets, couraient les ramasser. Ils étaient si habitués à cette manœuvre, qu'ils allaient les chercher au milieu de la canonnade et des rires universels. Quelquefois aussi on faisait avancer une chaloupe, ou l'on faisait mine de construire une batterie. C'est ainsi que l'on recueillit des boulets, de 12 et de 32. Du reste, on avait de la poudre; car le parc en avait apporté une certaine quantité du Caire; de plus, on en avait trouvé à Jaffa et à Gaza. En résumé, tous nos moyens en artillerie, y compris celle de campagne, consistaient en quatre pièces de 12, approvisionnées à deux cents coups chaque, huit obusiers, une caronade de 32, et une trentaine de pièces de quatre.

Le général du génie Samson, chargé de reconnaître la ville, revint en assurant qu'elle n'avait ni contrescarpe, ni fossé. Il disait être parvenu, de nuit, au pied du rempart, où il avait reçu un coup de fusil qui l'avait grièvement blessé. Son rapport était inexact; il avait effectivement touché un mur, mais non le rempart. On agit malheureusement d'après les renseignements qu'il avait donnés. On se flattait de l'espoir de prendre la ville en trois jours, car, disait-on, elle est moins forte que Jaffa; sa garnison n'est que de 2 ou 3,000 hommes, et Jaffa, avec une étendue beaucoup moindre, en avait 8,000, lorsqu'on la prit.

Le 25 mars, en quatre heures de temps, la caronade et les quatre pièces de 12 ouvrirent la tour, et on jugea la brèche praticable. Un jeune officier du génie avec quinze sapeurs et vingt-cinq grenadiers, fut chargé de monter à l'assaut pour en déblayer le pied, et l'adjudant-commandant Laugier, qui se tenait dans la place d'armes à cent toises de là, attendait que cette opération fût faite, pour s'élancer sur la brèche. Les sapeurs sortis de derrière l'aquéduc, eurent trente toises à faire, mais ils furent arrêtés court par une contrescarpe de quinze pieds et un fossé qu'ils évaluèrent à plusieurs toises. Cinq à six d'entre eux furent blessés, et le reste, en butte à une épouvantable fusillade, rentra précipitamment dans la tranchée.

On plaça sur-le-champ un mineur pour faire sauter la contrescarpe. Au bout de trois jours, c'est-à-dire le 28, la mine fut prête; les mineurs annoncèrent que la contrescarpe sauterait. Cette opération difficile se faisait sous le feu de tous les remparts, et d'une grande quantité de mortiers qui, dirigés par d'excellents pointeurs, que les équipages anglais avaient fournis, lançaient des bombes de toutes parts. Tous nos mortiers de huit pouces et nos belles pièces que les Anglais avaient prises, augmentèrent la défense de la place. La mine joua le 28 mars, mais elle fit mal son effet; elle n'avait pas été assez enfoncée et ne renversa que la moitié de la contrescarpe. Il en restait encore huit pieds. Les sapeurs assurèrent néanmoins qu'il n'en restait plus. L'officier d'état-major Mailly fut en conséquence commandé avec un détachement de vingt-cinq grenadiers pour soutenir un officier du génie qui, avec six sapeurs, se portait à la contrescarpe. Par précaution, on s'était muni de trois échelles avec lesquelles on la descendit. Comme on était inquiété par la fusillade, on attacha l'échelle à la brèche, et les sapeurs et grenadiers aimèrent mieux monter à l'assaut que d'en déblayer le pied. Ils firent annoncer à Laugier, qui était prêt à les seconder avec deux bataillons, qu'ils étaient dans le fossé, que la brèche était praticable et qu'il était temps de les soutenir. Laugier accourut au pas de course; mais au moment où il arrivait sur la contrescarpe, il rencontra les grenadiers qui revenaient en disant que la brèche était trop haute de plusieurs pieds, et que Mailly et plusieurs des leurs étaient tués.

Lorsque les Turcs avaient vu ce jeune officier attachant l'échelle, la peur les avait pris et ils s'étaient enfuis au port; Djezzar même s'était embarqué. Mais la mort de Mailly fit manquer toute l'opération; les deux bataillons s'éparpillèrent pour riposter à la fusillade. Laugier fut tué, et l'on perdit du monde sans aucun résultat. Cet évènement fut très-funeste. C'est ce jour-là que la ville devait être prise; depuis cette époque, il ne cessa d'y arriver tous les jours des renforts de troupes, par mer.

Deuxième époque.—Du 1er avril au 27.—On ouvrit un nouveau puits de mine, destiné à faire sauter la contrescarpe entière, afin que le fossé ne présentât plus aucun obstacle. Ce qui avait été fait se trouva inutile; il était plus aisé de faire un nouveau cheminement. Il fallut aux mineurs huit jours. On fit sauter la contrescarpe, opération qui réussit parfaitement. Le 12, on continua la mine sous le fossé afin de faire sauter toute la tour. Il n'y avait plus moyen d'espérer de s'y introduire par la brèche; l'ennemi l'avait remplie de toute espèce d'artifice. On chemina encore pendant six jours. Les assiégés s'en aperçurent et firent une sortie en trois colonnes. Celle du centre avait en tête 200 Anglais; ils furent repoussés et un capitaine de marins fut tué sur le puits de la mine.

C'est dans cette période que furent livrés les combats de Canaam, de Nazareth, de Saffet et du Mont-Thabor. Le premier eut lieu le 9, le deuxième le 11, et les autres le 13, et le 16. Ce fut ce même jour, 16 avril, que les mineurs estimèrent qu'ils étaient sous l'axe de la tour. A cette époque, le contre-amiral Perrée était arrivé avec trois frégates, d'Alexandrie à Jaffa; il avait débarqué deux mortiers et 6 pièces de 18 à Tintura. On en plaça deux pour combattre la petite île qui flanquait la brèche, et les quatre autres furent dirigées contre les remparts et les courtines à côté de la tour; on voulait, par le bouleversement de cette tour, agrandir la brèche qu'on supposait devoir être faite par la mine, car on craignait que l'ennemi n'eût fait un retranchement intérieur et n'eût isolé la tour qui était saillante.

Le 25, on mit le feu à la mine, mais un souterrain, qui était sous la tour, trompa les calculs, et il n'en sauta que la partie qui était de notre côté. L'effet fut d'enterrer 2 ou 300 Turcs et quelques pièces de canon, car ils en avaient crénelé tous les étages et les occupaient. On résolut de profiter du premier moment de surprise, et trente hommes essayèrent de se loger dans la tour. Ne pouvant aller outre, ils se maintinrent dans les étages inférieurs, tandis que l'ennemi occupait les étages supérieurs, jusqu'au 26, où le général Devaux fut blessé. On se décida alors à évacuer, afin de faire usage de nos batteries contre cette tour ébranlée et de la détruire tout-à-fait; le 27, Caffarelly mourut.

Troisième époque.—Du 27 avril au 20 mai.—L'ennemi sentit pendant cette période qu'il était perdu, s'il restait sur la défensive. Les contremines qu'il avait établies ne le rassuraient pas suffisamment. Tous les créneaux de la muraille étaient détruits et les pièces démontées par nos batteries. Trois mille hommes de renfort, qui étaient entrés dans la place, avaient, il est vrai, réparé toutes les pertes.

Mais l'imagination des Turcs était frappée de terreur, et l'on ne pouvait plus obtenir d'eux qu'ils restassent sur la muraille et dans la tour. Ils croyaient tout miné. Phellipeaux[7] traça des lignes de contre-attaque; elles partirent du palais de Djezzar, et de la droite du front d'attaque. Il mena en outre deux tranchées, comme deux côtés de triangle, qui prenaient en flanc tous nos ouvrages. La supériorité numérique des ennemis, la grande quantité de travailleurs de la ville, et celle des ballots de coton dont ils formaient des épaulements, hâtaient excessivement les travaux. En peu de jours, ils flanquèrent de droite et de gauche toute la tour, après quoi ils élevèrent des cavaliers, et y placèrent de l'artillerie de 24: on enleva et culbuta plusieurs fois leur contre-attaque et leurs batteries, et l'on encloua leurs pièces, mais jamais il ne fut possible de se maintenir dans ces ouvrages; ils étaient trop dominés par les tours et la muraille. On ordonna alors de saper contre eux, de sorte que leurs travailleurs et les nôtres n'étaient séparés que par deux ou trois toises de terrain, et marchaient les uns contre les autres. On établit aussi des fougasses qui donnaient le moyen d'entrer dans le boyau ennemi, et d'y détruire tout ce qui n'était pas sur ses gardes.

C'est ainsi que le premier mai, deux heures avant le jour, on s'empara, sans perte, de la partie la plus saillante de la contre-attaque; vingt hommes de bonne volonté essayèrent, à la petite pointe du jour, de se loger dans la tour, dont nos batteries avaient tout-à-fait rasé les défenses; mais en ce moment l'ennemi sortit en force par sa droite, et ses balles arrivant derrière le détachement, qui cherchait à se loger sous les débris, l'obligèrent de se replier. La sortie fut vivement repoussée: 5 à 600 assiégés furent tués, et un grand nombre jetés dans la mer. Comme il ne restait plus rien de la tour, on résolut d'attaquer une portion du rempart par la mine, afin d'éviter le retranchement que l'ennemi avait construit. On fit sauter la contrescarpe. La mine traversait déja le fossé, et commençait à s'étendre sous l'escarpe, lorsque le 6 l'ennemi déboucha par une sape que couvrait le fossé, surprit le masque de la mine, et en combla le puits.

Le 7, 12,000 hommes, de nouvelles troupes, arrivèrent à l'ennemi. Aussitôt qu'ils furent signalés, on calcula, d'après le vent, qu'ils ne seraient pas débarqués de six heures: en conséquence, on fit jouer une pièce de 24 qu'avait envoyée le contre-amiral Perrée; elle renversa un pan de muraille à la droite de la tour qui était à notre gauche. A la nuit, on se jette sur tous les travaux de l'ennemi, on les comble, on égorge tout, on encloue les pièces, on monte à l'assaut, on se loge sur la tour, on entre dans la place; enfin l'on était maître de la ville, lorsque les troupes débarquées se présentent, dans un nombre effrayant, pour rétablir le combat. Rambaut est tué; 150 hommes périssent avec lui, ou sont pris, et Lannes est blessé. Les assiégés sortent par toutes les portes, et prennent la brèche à revers; mais là finit leur succès: on marcha sur eux, et après les avoir rejetés dans la ville, et en avoir coupé plusieurs colonnes, on se rétablit sur la brèche. On fit dans cette affaire 7 à 800 prisonniers, armés de baïonnettes européennes; ils venaient de Constantinople. La perte de l'ennemi fut énorme, toutes nos batteries tirèrent à mitraille sur lui; et nos succès parurent si grands, que le 10 à deux heures du matin, Napoléon commanda un nouvel assaut. Le général Debon fut blessé à mort dans cette dernière action. Il y avait 20,000 hommes dans la place, et la maison de Djezzar et toutes les autres étaient tellement remplies de monde, que nous ne pûmes pas dépasser la brèche.

Dans de telles circonstances, quel parti devait prendre le général en chef? D'un côté le contre-amiral Perrée qui revenait de croisière, avait, pour la troisième fois, débarqué de l'artillerie, à Tintura. Nous commencions à avoir assez de pièces pour espérer de réduire la ville; mais, d'un autre côté, les prisonniers annonçaient que de nouveaux secours partaient de Rhodes, quand ils s'étaient embarqués. Les renforts reçus ou à recevoir par l'ennemi, pouvaient rendre le succès du siége problématique; éloignés comme nous l'étions de France et d'Égypte, nous ne pouvions plus faire de nouvelles pertes: nous avions à Jaffa et au camp 1200 blessés; la peste était à notre ambulance. Le 20 on leva le siége.

Chargement de la publicité...