Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 2/2: Écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité
MÉMOIRES DE NAPOLÉON.
ÉGYPTE; MARS, AVRIL ET MAI 1799.
BATAILLE D'ABOUKIR.
Tentatives d'insurrection contre les Français.—Mourah-Bey sort du désert de Nubie, et se porte dans la basse Égypte.—Mustapha-Pacha débarque à Aboukir et prend le fort.—Mouvement de l'armée française; Napoléon se porte sur Alexandrie.—Réunion de l'armée à Birketh; Napoléon marche contre l'armée turque.—Bataille d'Aboukir, le 25 juillet 1799.
§ Ier.
Les habitants d'Égypte pendant l'expédition de Syrie se comportèrent comme aurait pu le faire ceux d'une province française. Desaix, dans la haute Égypte, continua à repousser les attaques des Arabes et à garantir le pays des tentatives de Mourah-Bey qui, du fond du désert de la Nubie, venait faire des incursions sur différents points de la vallée. Sidney Smith, oubliant ce qu'il devait au caractère des officiers français, avait fait imprimer un grand nombre de circulaires et de libelles; et il les envoya aux différents généraux et commandants restés en Égypte, leur proposant de retourner en France, et assurant le passage, s'ils voulaient en profiter, pendant que le général en chef était en Syrie. Ces propositions parurent tellement extravagantes que l'opinion s'accrédita dans l'armée que ce commodore était fou. Le général Dugua, commandant la basse Égypte, défendit toute communication avec lui et repoussa ses insinuations avec indignation.
Les forces françaises, qui étaient dans la basse Égypte, s'augmentaient tous les jours des hommes qui sortaient des hôpitaux et qui renforçaient les troisièmes bataillons des corps. Les fortifications d'Alexandrie, Rosette, Rhamanieh, Damiette, Salahieh, Belbeïs et des différents points du Nil, qu'on avait jugé à propos d'occuper par des tours, se perfectionnèrent constamment pendant ces trois mois. Le général Dugua n'eut à réprimer que des incursions d'Arabes et quelques révoltes partielles; la masse des habitants influencée par les scheicks et les ulemas resta soumise et fidèle. Le premier évènement qui attira l'attention de ce général fut la révolte de l'Émir-Hadji[8]. Les priviléges et les biens attachés à cette place étaient très-considérables. Le général en chef avait autorisé l'Émir-Hadji à s'établir dans le Charkièh pour complèter l'organisation de sa maison. Il avait déja 300 hommes armés; il lui en fallait 8 à 900, pour suffire à l'escorte de la caravane des pélerins de la Mecque. Il fut fidèle au sultan Kébir jusqu'à la bataille du Mont-Thabor; mais Djezzar, étant parvenu à communiquer avec lui par la côte, et à lui faire savoir que les armées de Damas et des Naplousains cernaient les Français au camp d'Acre, que ceux-ci affaiblis, par le siége, étaient perdus sans ressource. Il désespéra de la cause française, prêta l'oreille aux propositions de Djezzar, et chercha à faire sa paix en rendant quelques services. Le 15 avril ayant reçu encore de fausses nouvelles par un émissaire de Djezzar, il déclara sa révolte par une proclamation dans tout le Charkièh. Il annonçait que le sultan Kébir avait été tué devant Acre, et l'armée française prise tout entière. La masse de la province resta sourde à ces insinuations. Cinq ou six villages seulement, arborèrent le drapeau de la révolte, et ses forces n'augmentèrent que de 400 cavaliers, d'une tribu d'Arabes.
Le général Lanusse, avec sa colonne mobile, partit du Delta, passa le Nil et marcha contre l'Émir-Hadji; après diverses petites affaires et différents mouvements il réussit à le cerner, l'attaqua vivement, mit à mort tout ce qui voulut se défendre, dispersa les Arabes, et brûla, pour faire un exemple, le village qui était le plus coupable. L'Émir-Hadji se sauva, lui quinzième, par le désert, et parvint à gagner Jérusalem.
Pendant que ces évènements se passaient dans le Charkieh, d'autres plus importants avaient lieu dans le Bahireh. Un homme du désert de Derne, jouissant d'une grande réputation de sainteté parmi les Arabes de sa tribu, s'imagina ou voulut faire croire qu'il était l'ange Elmody, que le prophète promet dans le Koran, d'envoyer au secours des fidèles, dans les circonstances les plus critiques. Cette opinion s'accrédita dans la tribu; cet homme avait toutes les qualités propres à exciter le fanatisme de la populace. Il était parvenu à faire accroire qu'il vivait de sa substance et par la grace spéciale du prophète. Tous les jours à l'heure de la prière et devant tous les fidèles, on lui portait une jatte de lait; il y trempait ses doigts et les passait sur ses lèvres, c'était, disait-il, la seule nourriture qu'il prenait. Il se forma une garde de 120 hommes de sa tribu, bien armés et très-fanatisés. Il se rendit à la grande oasis, où il trouva une caravane de pélerins, de 400 Maugrebins de Fez; il s'annonça comme l'ange Elmody, ils le crurent et le suivirent. Ces 400 hommes étaient bien armés, et avaient un bon nombre de chameaux; il se trouva ainsi à la tête de 5 à 600 hommes et se dirigea sur Damanhour, où il surprit 60 hommes de la légion nautique, les égorgea, s'empara de leurs fusils et d'une pièce de 4. Ce succès accrut le nombre de ses partisans; il parcourut alors les mosquées de Damanhour et des villages circonvoisins, et du haut de la chaire, qui sert aux lecteurs du Koran, il annonça sa mission divine. Il se disait incombustible et à l'abri des balles, il assurait que tous ceux qui marcheraient avec lui n'auraient rien à craindre des fusils, baïonnettes et canons des Français. Il était l'ange Elmody! il persuada et recruta dans le Bahireh, 3 ou 4,000 hommes, parmi lesquels il en trouva 4 ou 500 bien armés. Il arma les autres de grandes piques et de pelles, et les exerça à jeter de la poussière contre l'ennemi, en déclarant que cette poussière bénie rendrait vains tous les efforts des Français contre eux.
Le colonel Lefebvre, qui commandait à Rhamanieh, laissa 50 hommes dans le fort, et partit avec 200 hommes pour reprendre Damanhour. L'ange Elmody marcha à sa rencontre; le colonel Lefebvre fut cerné par les forces supérieures de l'ange. L'affaire s'engagea, et au moment où le feu était le plus vif entre les Français et les hommes armés de l'ange, des colonnes de fellahs débordèrent ses flancs et se jetèrent sur ses derrières, en formant des nuées de poussière. Le colonel Lefebvre ne put rien faire, perdit quelques hommes, en tua un plus grand nombre et reprit sa position de Rhamanieh. Les blessés et les parents des morts murmurèrent et firent de vifs reproches à l'ange Elmody. Il leur avait dit que les balles des Français n'atteindraient aucun de ses sectaires, et cependant un grand nombre avaient été tués et blessés! Il fit taire ces murmures en s'appuyant du Koran et de plusieurs prédictions; il soutint qu'aucun de ceux qui avaient été en avant, pleins de confiance en ses promesses, n'avait été tué, ni blessé; mais que ceux qui avaient reculé, parce que la foi n'était pas entière dans leur cœur, avaient été punis par le prophète; cet évènement qui devait ouvrir les yeux sur son imposture, consolida son pouvoir; il régna alors à Damanhour. Il était à craindre que tout le Bahireh, et insensiblement les provinces voisines ne se soulevassent; mais une proclamation des scheicks du Caire arriva à temps, et empêcha une révolte générale.
Le général Lanusse traversa promptement le Delta; et de la province de Charkieh se porta dans le Bahireh, où il arriva le 8 mai. Il marcha sur Damanhour, et battit les troupes de l'ange Elmody. Tout ce qui n'était pas armé se dissipa et regagna ses villages. Il fit main basse sur les fanatiques, en passa 1500 par les armes, et dans ce nombre se trouva l'ange Elmody lui-même. Il prit Damanhour et la tranquillité du Bahireh fut rétablie.
A la nouvelle que l'armée française avait repassé le désert et retournait en Égypte, la consternation fut générale dans tout l'Orient, les Druses, les Mutualis, les chrétiens de Syrie, les partisans d'Ayer, n'obtinrent la paix de Djezzar qu'en faisant de grands sacrifices d'argent. Djezzar fut moins cruel que par le passé; presque toute sa maison militaire avait été tuée dans Saint-Jean-d'Acre, et ce vieillard survivait à tous ceux qu'il avait élevés. La peste qui faisait de grands ravages dans cette ville, augmentait encore ses malheurs et portait le dernier coup à sa puissance. Il ne sortit point de son pachalic.
Le pacha de Jérusalem reprit possession de Jaffa. Ibrahim-Bey avec 400 Mamelucks qui lui restaient vint prendre position à Gaza; il y eut quelques pourparlers et quelques coups de sabre, avec la garnison d'El-Arich.
§ II.
Elfy-Bey et Osman-Bey avec 300 Mamelucks, un millier d'Arabes, et un millier de chameaux portant leurs femmes et leurs richesses, descendirent par le désert entre la rive droite du Nil et la mer Rouge, et arrivèrent dans les premiers jours de juillet à l'oasis de Sebabiar; ils attendaient Ibrahim-Bey qui devait venir les joindre de Gaza, et ainsi réunis ils voulaient soulever tout le Charkieh, pénétrer dans le Delta, et se porter sur Aboukir.
Le général de brigade Lagrange partit du Caire, avec une brigade et la moitié du régiment des dromadaires; il arriva en présence de l'ennemi dans la nuit du 9 au 10 juillet, manœuvra avec tant d'habileté, qu'il cerna le camp d'Osman-Bey et d'Elfy-Bey, prit leurs mille chameaux et leurs familles, tua Osman-Bey, cinq ou six catchefs et une centaine de Mamelucks. Le reste s'éparpilla dans le désert, et Elfy-Bey regagna la Nubie. Ibrahim-Bey prévenu de cet évènement ne quitta point Gaza.
Mourah-Bey avec le reste des Mamelucks, montant à 4 ou 500 hommes, arriva dans le Fayoume, et de là se porta par le désert sur le lac Natron, où il devait être joint par 2 à 3,000 Arabes du Baireh et du désert de Derne, et marcher sur Aboukir, lieu désigné pour le débarquement d'une grande armée turque. Il devait conduire à cette armée des chameaux, des chevaux, et la servir de son influence.
Le général Murat partit du Caire, arriva au lac Natron, attaqua Mourah-Bey, et lui prit un catchef et une cinquantaine de Mamelucks. Mourah-Bey vivement poursuivi, et n'ayant, d'ailleurs, aucune nouvelle de l'armée qui devait débarquer à Aboukir, et que les vents avaient retardée, retourna sur ses pas, cherchant son salut dans le désert. Dans la journée du 13, il arriva aux Pyramides; on dit qu'il monta sur la plus haute, et qu'il y resta une partie de la journée à considérer avec sa lunette toutes les maisons du Caire et sa belle campagne de Gizeh. De toute la puissance des Mamelucks, il ne lui restait plus que quelques centaines d'hommes découragés, fugitifs et délabrés!
Aussitôt que le général en chef fut instruit de sa présence sur ce point, il partit à l'heure même, arriva aux Pyramides; mais Mourah-Bey s'enfonça dans le désert, se dirigeant sur la grande oasis. On lui prit quelques chameaux et quelques hommes.
§ III.
Le 14 juillet, le général en chef apprit que Sidney-Smith avec deux vaisseaux de ligne anglais, plusieurs frégates, plusieurs vaisseaux de guerre turcs et cent vingt ou cent cinquante bâtiments de transport, avait mouillé le 12 juillet au soir dans la rade d'Aboukir. Le fort d'Aboukir était armé, approvisionné et en bon état; il y avait 400 hommes de garnison et un chef de confiance. Le général de brigade Marmont, qui commandait à Alexandrie et dans toute la province, répondait de la défense du fort, pendant le temps qui serait nécessaire à l'armée pour arriver. Mais ce général avait commis une grande faute: au lieu de raser le village d'Aboukir, comme le général en chef le lui avait ordonné, et d'augmenter les fortifications du fort en y construisant un glacis, un chemin couvert et une bonne demi-lune en maçonnerie, le général Marmont avait pris sur lui de conserver ce village, qui avait de bonnes maisons et qui lui parut nécessaire pour servir de cantonnement aux troupes; et il avait fait établir, par le colonel Cretin, une redoute de cinquante toises de côté, en avant du village, à peu près à quatre cents toises du fort. Cette redoute lui parut protéger suffisamment le fort et le village. Le peu de largeur de l'isthme, qui dans ce point n'avait pas plus de quatre cents toises, lui faisait croire qu'il était impossible de passer et d'entrer dans le village sans s'emparer de la redoute. Ces dispositions étaient vicieuses, puisque c'était faire dépendre la sûreté du fort important d'Aboukir, qui avait une escarpe et une contrescarpe de fortification permanente, d'un ouvrage de campagne qui n'était pas flanqué et n'était pas même palissadé.
Mustapha-Pacha envoya ses embarcations dans le lac Madieh, s'empara de la traille qui servait à la communication d'Alexandrie à Rosette, et opéra son débarquement sur le bord de ce lac. Le 14, les chaloupes canonnières anglaises et turques entrèrent dans le lac Madieh et canonnèrent la redoute. Plusieurs pièces de campagne que débarquèrent les Turcs furent disposées pour contrebattre les quatre pièces qui défendaient cet ouvrage; et lorsqu'il fut jugé suffisamment battu, les Turcs le cernèrent, le kandjar au poing, montèrent à l'assaut, s'en emparèrent et firent prisonniers ou tuèrent les 300 Français, que le commandant d'Aboukir y avait placés; lui-même y fut tué. Ils prirent possession alors du village; il ne restait plus dans le fort que 100 hommes et un mauvais officier, qui, intimidé par les immenses forces qui l'environnaient et la prise de la redoute, eut la lâcheté de rendre le fort, évènement malheureux qui déconcerta tous les calculs[9].
§ IV.
Cependant aussitôt que Napoléon fut instruit du débarquement des Turcs, il se porta à Giseh et expédia des ordres dans toute l'Égypte. Il coucha le 15 à Wardan, le 17 à Alkam, le 18 à Chabour, le 19 à Rhamanieh, faisant ainsi quarante lieues en quatre jours. Le convoi qui avait été signalé à Aboukir était considérable; et tout faisait penser qu'il y avait, indépendamment d'une armée turque, une armée anglaise; dans l'incertitude, le général en chef raisonna comme s'il en était ainsi.
Les divisions Murat, Lannes, Bon, partirent du Caire, en laissant une bonne garnison dans la citadelle et dans les différents forts; la division Kléber partit de Damiette. Le général Régnier, qui était dans le Charkieh, eut ordre de laisser une colonne de 600 hommes, infanterie, cavalerie et artillerie, y compris les garnisons de Belbeis, Salahieh, Cathieh et El-Arich, et de se diriger sur Rhamanieh. Les différents généraux qui commandaient les provinces se portèrent avec leurs colonnes et ce qu'ils avaient de disponible, sur ce point. Le général Desaix eut ordre d'évacuer la haute Égypte, d'en laisser la garde aux habitants et d'arriver en toute diligence sur le Caire; de sorte que, s'il était nécessaire, toute l'armée, qui comptait 25,000 hommes, dont plus de 3,000 hommes d'excellente cavalerie, et soixante pièces de campagne bien attelées, était en mouvement pour se réunir devant Aboukir. Le nombre des troupes qui furent laissées au Caire, compris les malingres et dépôts, n'était pas de plus de 8 à 900 hommes.
Le général en chef avait l'espoir de détruire l'armée qui débarquait à Aboukir, avant que celle de Syrie, s'il s'en était formé une nouvelle depuis deux mois qu'il avait quitté cette contrée, pût arriver devant le Caire. On savait par notre avant-garde, qui était à El-Arich, que rien de ce qui devait former cette armée n'était encore arrivé à Gaza; il était toutefois nécessaire d'agir comme si l'ennemi, pendant qu'il débarquait à Alexandrie, avait une armée en marche sur El-Arich; et il était important que le général Desaix eût évacué la haute Égypte et fût arrivé au Caire, avant que l'armée de Syrie, si toutefois il y en avait une et qu'elle se hasardât à passer le désert, pût y arriver elle-même.
Dans cette circonstance, les scheiks de Gemil-Azar firent des proclamations pour éclairer les peuples sur les mouvements qui s'opéraient, et empêcher qu'on ne crût que les Français évacuaient l'Égypte; ils firent connaître qu'au contraire le sultan Kébir était constant dans ses sollicitudes pour elle. C'est ce qui l'avait porté à passer le désert pour aller détruire l'armée turque qui venait la ravager; qu'aujourd'hui qu'une autre armée était arrivée, sur des vaisseaux, à Aboukir, il marchait avec son activité ordinaire pour s'opposer au débarquement et éviter à l'Égypte les calamités qui pèsent toujours sur un pays qui est le théâtre de la guerre.
§ V.
Arrivé à Rhamanieh, Napoléon reçut, le 20 juillet, des nouvelles d'Alexandrie, qui donnaient le détail du débarquement de l'ennemi, de l'attaque et de la prise de la redoute, et de la capitulation du fort. On annonçait que l'ennemi n'avait pas encore avancé et qu'il travaillait à des retranchements, consistant en deux lignes, l'une qui réunissait la redoute à la mer par des retranchements; l'autre à trois quarts de lieue en avant, avait la droite et la gauche soutenues par deux monticules de sable, l'un dominant le lac Madieh, et l'autre appuyé à la Méditerranée; que l'inactivité de l'ennemi depuis cinq jours qu'il avait pris la redoute était fondée, suivant les uns, sur ce qu'il attendait l'arrivée d'une armée anglaise venant de Mahon; suivant les autres, sur ce que Mustapha avait refusé de marcher sur Alexandrie, sans artillerie et sans cavalerie, sachant que cette place était fortifiée et armée d'une immense artillerie; qu'il attendait Mourah-Bey, qui devait lui amener plusieurs milliers d'hommes de cavalerie et plusieurs milliers de chameaux; que l'armée turque était évaluée à 20 ou 25,000 hommes; que l'on voyait sur la plage une trentaine de bouches à feu, modèle français, pareilles à celles prises à Jaffa; qu'il n'avait aucun attelage; et que toute sa cavalerie consistait en 2 ou 300 chevaux, appartenant aux officiers que l'on avait formés en pelotons pour fournir des gardes aux postes avancés.
Les évènements survenus à Mourah-Bey déconcertaient tous les projets de l'ennemi; les Arabes du Bahireh, parmi lesquels nous avions beaucoup de partisans, craignirent de s'exposer à la vengeance de l'armée française; ils ne témoignaient pas une grande confiance dans les succès des Turcs, que d'ailleurs ils voyaient dépourvus d'attelages et de cavalerie.
Les fortifications que l'armée turque faisait sur la presqu'île d'Aboukir, portaient à penser qu'elle voulait prendre ce point pour centre de ses opérations; elle pouvait de là se diriger sur Alexandrie ou sur Rosette.
Le général en chef jugea devoir prendre le point de Birket pour centre de ses mouvements. Il y envoya le général Murat avec son avant-garde pour y prendre position; le village de Birket est à la tête du lac Madieh. De là on pouvait fondre sur le flanc droit de l'armée ennemie, si elle se dirigeait sur Rosette, et l'attaquer entre le lac Madieh et le Nil, ou tomber sur son flanc gauche, si elle marchait sur Alexandrie.
Pendant que toutes les colonnes se réunissaient à Rhamanieh, le général en chef se rendit à Alexandrie; il fut satisfait de la bonne situation où se trouvait cette place importante, qui renfermait tant de munitions et des magasins si considérables, et il rendit une justice publique aux talents et à l'activité du colonel du génie Cretin.
La contenance de l'ennemi faisait ajouter foi aux bruits que ses partisans répandaient qu'il attendait l'armée anglaise; il était donc important de l'attaquer et de le battre avant son arrivée. Mais la marche du général en chef avait été si rapide, les distances étaient si grandes, qu'il n'y avait encore de réunis que 5 à 6,000 hommes. Il fallait douze à quinze jours de plus pour pouvoir rassembler toute l'armée, excepté la division Desaix à laquelle il fallait vingt jours.
Le général en chef résolut de se porter en avant avec ce qu'il avait de troupes et d'aller reconnaître l'ennemi: celui-ci n'ayant ni cavalerie, ni artillerie mobile, ne pouvait point l'engager dans une affaire sérieuse; son projet était, si l'ennemi était nombreux et bien établi, de prendre une position parallèle, appuyant la droite au lac Madieh, la gauche à la mer, et de s'y fortifier par des redoutes. Par ce moyen, il tiendrait l'ennemi bloqué sur la presqu'île, l'empêcherait d'avoir aucune communication avec l'Égypte, et serait à même d'attaquer l'armée turque lorsque la plus grande partie de l'armée française serait arrivée.
Napoléon partit le 24 d'Alexandrie, et vint camper au Puits, moitié chemin de l'isthme, et y fut rejoint par toutes les troupes qui étaient à Birket.
Les Turcs, qui n'avaient point de cavalerie, ne pouvaient s'éclairer; ils étaient contenus par les grandes gardes de hussards et de chasseurs, que la garnison d'Alexandrie avait placées dès les premiers jours du débarquement. On nourrissait donc quelque espérance de surprendre l'armée ennemie. Mais une compagnie de sapeurs, escortant un convoi d'outils et partie d'Alexandrie fort tard le 24, dépassa les feux de l'armée française et tomba dans ceux de l'armée turque, à dix heures du soir. Aussitôt que les sapeurs s'en aperçurent, ils se sauvèrent pour la plupart, mais dix furent pris, et par eux, les Turcs apprirent que le général en chef et l'armée, étaient vis-à-vis d'eux. Ils passèrent toute la nuit à faire leurs dernières dispositions, et nous les trouvâmes, le 25, préparés à nous recevoir.
Le général en chef changea alors ses premiers projets, et résolut d'attaquer à l'heure même, sinon pour s'emparer de toute la presqu'île, du moins pour obliger l'ennemi à reployer sa première ligne derrière la seconde, ce qui permettrait aux Français d'occuper la position de cette première ligne et de s'y retrancher. L'armée turque ainsi resserrée, il devenait facile de l'écraser de bombes, d'obus et de boulets, nous avions dans Alexandrie des moyens d'artillerie immenses.
Le général Lannes avec 1,800 hommes, fit ses dispositions pour attaquer la gauche de l'ennemi; Destaing avec un pareil nombre de troupes se disposa à attaquer la droite; Murat avec toute la cavalerie et une batterie légère se partagea en trois corps, la gauche, la droite et la réserve. Les tirailleurs de Lannes et Destaing s'engagèrent bientôt avec les tirailleurs ennemis. Les Turcs maintinrent le combat avec succès, jusqu'au moment où le général Murat, ayant pénétré par leur centre, dirigea sa gauche sur les derrières de leur droite, et sa droite sur les derrières de leur gauche, coupant ainsi la communication de la première ligne avec la deuxième. Les troupes turques perdirent alors contenance, et se portèrent en tumulte sur leur deuxième ligne. Ce corps était de 9 à 10,000 hommes. L'infanterie turque est brave, mais elle ne garde aucun ordre, et ses fusils n'ont point de baïonnette; elle a d'ailleurs le sentiment profond de son infériorité en plaine contre la cavalerie. Cette infanterie, rencontrée au milieu de la plaine par notre cavalerie, ne put rejoindre la deuxième ligne, et fut jetée, la droite dans la mer, et la gauche dans le lac Madieh. Les colonnes de Lannes et de Destaing, qui s'étaient portées sur les hauteurs que venait de quitter l'ennemi, en descendirent au pas de charge, et les poursuivirent l'épée dans les reins. On vit alors un spectacle unique. Ces 10,000 hommes, pour échapper à notre cavalerie et à notre infanterie, se précipitèrent dans l'eau; mitraillés par notre artillerie, ils s'y noyèrent presque tous! On dit qu'une vingtaine d'hommes seulement parvinrent à se sauver à bord des chaloupes. Un si grand succès, qui nous avait coûté si peu, donna l'espérance de forcer la deuxième ligne. Le général en chef se porta en avant pour la reconnaître avec le colonel Cretin. La gauche était la partie la plus faible.
Le général Lannes eut l'ordre de former ses troupes en colonnes, de couvrir de tirailleurs les retranchements de la gauche de l'ennemi, et, sous la protection de toute son artillerie, de longer le lac, tourner les retranchements, et se jeter dans le village. Murat avec toute sa cavalerie se plaça en colonne serrée derrière Lannes, devant répéter la même manœuvre que pour la première ligne, et, aussitôt que Lannes aurait forcé les retranchements, se porter sur les derrières de la redoute de la droite des Turcs. Le colonel Cretin, qui connaissait parfaitement les localités, lui fut donné pour diriger sa marche. Le général Destaing fut destiné à faire de fausses attaques pour attirer l'attention de la droite de l'ennemi.
Toutes ces dispositions furent couronnées par les plus heureux succès. Lannes força les retranchements au point où ils joignaient le lac, et se logea dans les premières maisons du village; la redoute et toute la droite de l'ennemi étaient couvertes de tirailleurs.
Mustapha-Pacha était dans la redoute: aussitôt qu'il s'aperçut que le général Lannes était sur le point d'arriver au retranchement et de tourner sa gauche, il fit une sortie, déboucha avec 4 ou 5,000 hommes, et par-là sépara notre droite de notre gauche, qu'il prenait en flanc en même temps qu'il se trouvait sur les derrières de notre droite. Ce mouvement aurait arrêté court Lannes; mais le général en chef, qui se trouvait au centre, marcha avec la 69e, contint l'attaque de Mustapha, lui fit perdre du terrain, et par-là rassura entièrement les troupes du général Lannes, qui continuèrent leur mouvement; la cavalerie, ayant alors débouché, se trouva sur les derrières de la redoute. L'ennemi se voyant coupé, se mit aussitôt dans le plus affreux désordre. Le général Destaing marcha au pas de charge sur les retranchements de droite. Toutes les troupes de la deuxième ligne voulurent alors regagner le fort, mais elles se rencontrèrent avec notre cavalerie, et il ne se fût point sauvé un seul Turc sans l'existence du village: un assez grand nombre eurent le temps d'y arriver; 3 ou 4,000 Turcs furent jetés dans la mer. Mustapha, tout son état-major et un gros de 12 à 1,500 hommes, furent cernés et faits prisonniers. La 69e entra la première dans la redoute.
Il était quatre heures après midi: nous étions maîtres de la moitié du village, de tout le camp de l'ennemi, qui avait perdu 14 ou 15,000 hommes, il lui en restait 3 ou 4,000 qui occupaient le fort et se barricadaient dans une partie du village. La fusillade continua toute la journée. Il ne fut pas jugé possible, sans s'exposer à une perte énorme, de forcer l'ennemi dans les maisons qu'il occupait, protégé par le fort. On prit position, et le génie et l'artillerie reconnurent les endroits les plus avantageux pour placer des pièces de gros calibre, afin de raser les défenses de l'ennemi, sans s'exposer à une plus grande perte. Mustapha-Pacha ne s'était rendu prisonnier qu'après s'être vaillamment défendu. Il avait été blessé à la main. La cavalerie eut la plus grande part au succès de cette journée. Murat fut blessé d'un coup de tromblon à la tête; le brave Duvivier fut tué d'un coup de kandjiar. Cretin était tombé mort, percé d'une balle, en conduisant la cavalerie. Guibert, aide-de-camp du général en chef, frappé d'un boulet à la poitrine, mourut peu après le combat. Notre perte se monta à environ 300 hommes. Sidney-Smith, qui faisait les fonctions de major-général du pacha, et qui avait choisi les positions qu'avait occupées l'armée turque, faillit être pris; il eut beaucoup de peine à rejoindre sa chaloupe.
La 69e s'était mal comportée dans un assaut à St-Jean-d'Acre, et le général en chef, mécontent, l'avait mise à l'ordre du jour et avait ordonné qu'elle traverserait le désert la crosse en l'air et escortant les malades; par sa belle conduite à la bataille d'Aboukir, elle reconquit son ancienne réputation.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Lettre du général Bonaparte,
Au Directoire exécutif.
Au Caire, le 6 thermidor an VI (24 juillet 1798).
Le 19 messidor, l'armée partit d'Alexandrie. Elle arriva à Damanhour le 20, souffrant beaucoup à travers ce désert de l'excessive chaleur et du manque d'eau.
Combat de Rahmanieh.
Le 22, nous rencontrâmes le Nil à Rahmanieh, et nous nous rejoignîmes avec la division du général Dugua, qui était venue par Rosette en faisant plusieurs marches forcées.
La division du général Desaix fut attaquée par un corps de 7 à 800 Mamelucks, qui après une canonnade assez vive, et la perte de quelques hommes, se retirèrent.
Bataille de Chebrheis.
Cependant j'appris que Mourah-Bey, à la tête de son armée composée d'une grande quantité de cavalerie, ayant huit ou dix grosses chaloupes canonnières, et plusieurs batteries sur le Nil, nous attendait au village de Chebrheis. Le 24 au soir, nous nous mîmes en marche pour nous en approcher. Le 25, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes en présence.
Nous n'avions que 200 hommes de cavalerie éclopés et harassés encore de la traversée; les Mamelucks avaient un magnifique corps de cavalerie, couvert d'or et d'argent, armé des meilleures carabines et pistolets de Londres, des meilleurs sabres de l'Orient, et montés peut-être sur les meilleurs chevaux du continent.
L'armée était rangée, chaque division formant un bataillon carré, ayant les bagages au centre et l'artillerie dans les intervalles des bataillons. Les bataillons rangés, les deuxième et quatrième divisions derrière les première et troisième. Les cinq divisions de l'armée étaient placées en échelons, se flanquant entre elles, et flanquées par deux villages que nous occupions.
Le citoyen Perrée, chef de division de la marine, avec trois chaloupes canonnières, un chébec et une demi-galère, se porta pour attaquer la flottille ennemie. Le combat fut extrêmement opiniâtre. Il se tira de part et d'autre plus de quinze cents coups de canon. Le chef de division Perrée a été blessé au bras d'un coup de canon, et, par ses bonnes dispositions et son intrépidité, est parvenu à reprendre trois chaloupes canonnières et la demi-galère que les Mamelucks avaient prises, et à mettre le feu à leur amiral. Les citoyens Monge et Berthollet, qui étaient sur le chébec, ont montré dans des moments difficiles beaucoup de courage. Le général Andréossy, qui commandait les troupes de débarquement, s'est parfaitement conduit.
La cavalerie des Mamelucks inonda bientôt toute la plaine, déborda toutes nos ailes, et chercha de tous côtés sur nos flancs et nos derrières le point faible pour pénétrer; mais partout elle trouva que la ligne était également formidable, et lui opposait un double feu de flanc et de front. Ils essayèrent plusieurs fois de charger, mais sans s'y déterminer. Quelques braves vinrent escarmoucher; ils furent reçus par des feux de pelotons de carabiniers placés en avant des intervalles des bataillons. Enfin, après être restés une partie de la journée à demi-portée de canon, ils opérèrent leur retraite, et disparurent. On peut évaluer leur perte à 300 hommes tués ou blessés.
Nous avons marché pendant huit jours, privés de tout, et dans un des climats les plus brûlants du monde.
Le 2 thermidor au matin, nous aperçûmes les Pyramides.
Le 2 au soir, nous nous trouvions à six lieues du Caire; et j'appris que les vingt-trois beys, avec toutes leurs forces, s'étaient retranchés à Embabeh, et qu'ils avaient garni leurs retranchements de plus de soixante pièces de canon.
Bataille des Pyramides.
Le 3, à la pointe du jour, nous rencontrâmes les avant-gardes, que nous repoussâmes de village en village.
A deux heures après midi, nous nous trouvâmes en présence des retranchements et de l'armée ennemie.
J'ordonnai aux divisions des généraux Desaix et Reynier de prendre position sur la droite entre Djyzeh et Embabeh, de manière à couper à l'ennemi la communication de la haute Égypte, qui était sa retraite naturelle. L'armée était rangée de la même manière qu'à la bataille de Chebrheis.
Dès l'instant que Mourah-Bey s'aperçut du mouvement du général Desaix, il se résolut à le charger, et il envoya un de ses beys les plus braves avec un corps d'élite qui, avec la rapidité de l'éclair, chargea les deux divisions. On le laissa approcher jusqu'à cinquante pas, et on l'accueillit avec une grêle de balles et de mitraille, qui en fit tomber un grand nombre sur le champ de bataille. Ils se jetèrent dans l'intervalle que formaient les deux divisions, où ils furent reçus par un double feu qui acheva leur défaite.
Je saisis l'instant, et j'ordonnai à la division du général Bon, qui était sur le Nil, de se porter à l'attaque des retranchements, et au général Vial, qui commande la division du général Menou, de se porter entre le corps qui venait de le charger et les retranchements, de manière à remplir le triple but,
D'empêcher le corps d'y rentrer;
De couper la retraite à celui qui les occupait;
Et enfin, s'il était nécessaire, d'attaquer ces retranchements par la gauche.
Dès l'instant que les généraux Vial et Bon furent à portée, ils ordonnèrent aux premières et troisièmes divisions de chaque bataillon de se ranger en colonnes d'attaque, tandis que les deuxièmes et quatrièmes conservaient leur même position, formant toujours le bataillon carré, qui ne se trouvait plus que sur trois de hauteur, et s'avançait pour soutenir les colonnes d'attaque.
Les colonnes d'attaque du général Bon, commandées par le brave général Rampon, se jetèrent sur les retranchements avec leur impétuosité ordinaire, malgré le feu d'une assez grande quantité d'artillerie, lorsque les Mamelucks firent une charge. Ils sortirent des retranchements au grand galop. Nos colonnes eurent le temps de faire halte, de faire front de tous côtés, et de les recevoir la baïonnette au bout du fusil, et par une grêle de balles. A l'instant même le champ de bataille en fut jonché. Nos troupes eurent bientôt enlevé les retranchements. Les Mamelucks en fuite se précipitèrent aussitôt en foule sur leur gauche. Mais un bataillon de carabiniers, sous le feu duquel ils furent obligés de passer à cinq pas, en fit une boucherie effroyable. Un très-grand nombre se jeta dans le Nil, et s'y noya.
Plus de 400 chameaux chargés de bagages, cinquante pièces d'artillerie, sont tombés en notre pouvoir. J'évalue la perte des Mamelucks à 2,000 hommes de cavalerie d'élite. Une grande partie des beys a été blessée ou tuée. Mourah-Bey a été blessé à la joue. Notre perte se monte à 20 ou 30 hommes tués et à 120 blessés. Dans la nuit même, la ville du Caire a été évacuée. Toutes leurs chaloupes canonnières, corvettes, bricks, et même une frégate, ont été brûlés, et, le 4, nos troupes sont entrées au Caire. Pendant la nuit, la populace a brûlé les maisons des beys, et commis plusieurs excès. Le Caire, qui a plus de 300,000 habitants, a la plus vilaine populace du monde.
Après le grand nombre de combats et de batailles que les troupes que je commande ont livrés contre des forces supérieures, je ne m'aviserais point de louer leur contenance et leur sang-froid dans cette occasion, si véritablement ce genre tout nouveau n'avait exigé de leur part une patience qui contraste avec l'impétuosité française. S'ils se fussent livrés à leur ardeur, ils n'auraient point eu la victoire, qui ne pouvait s'obtenir que par un grand sang-froid et une grande patience.
La cavalerie des Mamelucks a montré une grande bravoure. Ils défendaient leur fortune, et il n'y a pas un d'eux sur lequel nos soldats n'aient trouvé trois, quatre, et cinq cents louis d'or.
Tout le luxe de ces gens-ci était dans leurs chevaux et leur armement. Leurs maisons sont pitoyables. Il est difficile de voir une terre plus fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. Ils préfèrent un bouton de nos soldats à un écu de six francs; dans les villages ils ne connaissent pas même une paire de ciseaux. Leurs maisons sont d'un peu de boue. Ils n'ont pour tout meuble qu'une natte de paille et deux ou trois pots de terre. Ils mangent et consomment en général fort peu de chose. Ils ne connaissent point l'usage des moulins, de sorte que nous avons bivouaqué sur des tas immenses de blé, sans pouvoir avoir de farine. Nous ne nous nourrissions que de légumes et de bestiaux. Le peu de grains qu'ils convertissent en farine, ils le font avec des pierres; et, dans quelques gros villages, il y a des moulins que font tourner des bœufs.
Nous avons été continuellement harcelés par des nuées d'Arabes, qui sont les plus grands voleurs et les plus grands scélérats de la terre, assassinant les Turcs comme les Français, tout ce qui leur tombe dans les mains. Le général de brigade Muireur et plusieurs autres aides-de-camp et officiers de l'état-major ont été assassinés par ces misérables. Embusqués derrière des digues et dans des fossés, sur leurs excellents petits chevaux, malheur à celui qui s'éloigne à cent pas des colonnes! Le général Muireur, malgré les représentations de la grande garde, seul, par une fatalité que j'ai souvent remarqué accompagner ceux qui sont arrivés à leur dernière heure, a voulu se porter sur un monticule à deux cents pas du camp; derrière étaient trois Bédouins qui l'ont assassiné. La république fait une perte réelle: c'était un des généraux les plus braves que je connusse.
La république ne peut pas avoir une colonie plus à sa portée et d'un sol plus riche que l'Égypte. Le climat est très-sain, parce que les nuits sont fraîches. Malgré quinze jours de marche, de fatigues de toute espèce, la privation du vin, et même de tout ce qui peut alléger la fatigue, nous n'avons point de malades. Le soldat a trouvé une grande ressource dans les pastèques, espèce de melons d'eau qui sont en très-grande quantité.
L'artillerie s'est spécialement distinguée. Je vous demande le grade de général de division pour le général de brigade Dommartin. J'ai promu au grade de général de brigade le chef de brigade Destaing, commandant la quatrième demi-brigade; le général Zayonschek s'est fort bien conduit dans plusieurs missions importantes que je lui ai confiées.
L'ordonnateur Sucy s'était embarqué sur notre flottille du Nil, pour être plus à portée de nous faire passer des vivres du Delta. Voyant que je redoublais de marche, et desirant être à mes côtés lors de la bataille, il se jeta dans une chaloupe canonnière, et, malgré les périls qu'il avait à courir, il se sépara de la flottille. Sa chaloupe échoua; il fut assailli par une grande quantité d'ennemis. Il montra le plus grand courage; blessé très-dangereusement au bras, il parvint, par son exemple, à ranimer l'équipage, et à tirer la chaloupe du mauvais pas où elle s'était engagée.
Nous sommes sans aucune nouvelle de France depuis notre départ.
Je vous enverrai incessamment un officier avec tous les renseignements sur la situation économique, morale et politique de ce pays-ci.
Je vous ferai connaître également, dans le plus grand détail, tous ceux qui se sont distingués, et les avancements que j'ai faits.
Je vous prie d'accorder le grade de contre-amiral au citoyen Perrée, chef de division, un des officiers de marine les plus distingués par son intrépidité.
Je vous prie de faire payer une gratification de 1,200 francs à la femme du citoyen Larrey, chirurgien en chef de l'armée. Il nous a rendu, au milieu du désert, les plus grands services par son activité et son zèle. C'est l'officier de santé que je connaisse le plus fait pour être à la tête des ambulances d'une armée.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
A l'amiral Brueys.
Au Caire, le 12 thermidor an VI (30 juillet 1798.)
Je reçois à l'instant et tout à la fois vos lettres depuis le 25 messidor jusqu'au 8 thermidor. Les nouvelles que je reçois d'Alexandrie sur le succès des sondes me font espérer qu'à l'heure qu'il est, vous serez entré dans le port. Je pense aussi que le Causse et le Dubois sont armés en guerre de manière à pouvoir se trouver en ligne, si vous étiez attaqué; car enfin deux vaisseaux de plus ne sont point à négliger.
Le contre-amiral Perrée sera pour long-temps nécessaire sur le Nil, qu'il commence à connaître. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous donniez le commandement de son vaisseau au citoyen....... Faites là-dessus ce qu'il convient.
Je vous ai écrit le 9, je vous ai envoyé copie de tous les ordres que j'ai donnés pour l'approvisionnement de l'escadre; j'imagine qu'à l'heure qu'il est, les cinquante vaisseaux chargés de vivres sont arrivés. Nous avons ici une besogne immense, c'est un chaos à débrouiller et à organiser qui n'eut jamais d'égal. Nous avons du blé, du riz, des légumes en abondance. Nous cherchons et nous commençons à trouver de l'argent; mais tout cela est environné de travail, de peines et de difficultés.
Vous trouverez ci-joint un ordre pour Damiette, envoyez-le par un aviso, qui, avant d'entrer, s'informera si nos troupes y sont. Elles sont parties pour s'y rendre, il y a trois jours, en barques sur le Nil: ainsi elles seront arrivées lorsque vous recevrez cette lettre; envoyez-y un des sous-commissaires de l'escadre pour surveiller l'exécution de l'ordre.
Je vais encore faire partir une trentaine de bâtiments chargés de blé pour votre escadre.
Toute la conduite des Anglais porte à croire qu'ils sont inférieurs en nombre, et qu'ils se contentent de bloquer Malte et d'empêcher les subsistances d'y arriver. Quoi qu'il en soit, il faut bien vite entrer dans le port d'Alexandrie, ou vous approvisionner promptement de riz, de blé, que je vous envoie, et vous transporter dans le port de Corfou; car il est indispensable que, jusqu'à ce que tout ceci se décide, vous vous trouviez dans une position à portée d'en imposer à la Porte. Dans le second cas, vous aurez soin que tous les vaisseaux, frégates vénitiennes et françaises qui peuvent nous servir, restent à Alexandrie.
Signé, Bonaparte.
Au Directoire exécutif.
Au Caire, le 2 fructidor an VI (19 août 1798).
Le 18 thermidor, j'ordonnai à la division du général Reynier de se porter à Elkhankah, pour soutenir le général de cavalerie Leclerc, qui se battait avec une nuée d'Arabes à cheval, et de paysans du pays qu'Ibrahim-Bey était parvenu à soulever. Il tua une cinquantaine de paysans, quelques Arabes, et prit position au village d'Elkhankah. Je fis partir également la division commandée par le général Lannes et celle du général Dugua.
Nous marchâmes à grandes journées sur la Syrie, poussant toujours devant nous Ibrahim-Bey et l'armée qu'il commandait.
Avant d'arriver à Belbeis, nous délivrâmes une partie de la caravane de la Mecque, que les Arabes avaient enlevée et conduisaient dans le désert, où ils étaient déja enfoncés de deux lieues. Je l'ai fait conduire au Caire sous bonne escorte. Nous trouvâmes à Qouréyn une autre partie de la caravane, toute composée de marchands qui avaient été arrêtés d'abord par Ibrahim-Bey, ensuite relâchés et pillés par les Arabes. J'en fis réunir les débris et je la fis également conduire au Caire. Le pillage des Arabes à dû être considérable; un seul négociant m'assura qu'il perdait en schalls et autres marchandises des Indes, pour deux cent mille écus. Le négociant avait avec lui, suivant l'usage du pays, toutes ses femmes. Je leur donnai à souper, et leur procurai les chameaux nécessaires pour leur voyage au Caire. Plusieurs paraissaient avoir une assez bonne tournure; mais le visage était couvert, selon l'usage du pays, usage auquel l'armée s'accoutume le plus difficilement.
Nous arrivâmes à Ssalehhyeh, qui est le dernier endroit habité de l'Égypte où il y ait de bonne eau. Là commence le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte.
Ibrahim-Bey, avec son armée, ses trésors et ses femmes, venait de partir pour Ssalehhyeh. Je le poursuivis avec le peu de cavalerie que j'avais. Nous vîmes défiler devant nous ses immenses bagages. Un parti d'Arabes de 150 hommes, qui étaient avec eux, nous proposa de charger avec nous pour partager le butin. La nuit approchait, nos chevaux étaient éreintés, l'infanterie très-éloignée; nous leur enlevâmes les deux pièces de canon qu'ils avaient, et une cinquantaine de chameaux chargés de tentes et de différents effets. Les Mamelucks soutinrent la charge avec le plus grand courage. Le chef d'escadron d'Estrée, du septième régiment de hussards, a été mortellement blessé; mon aide-de-camp Shulkouski a été blessé de sept à huit coups de sabre et de plusieurs coups de feu. L'escadron monté du septième de hussards et du vingt-deuxième de chasseurs, ceux des troisième et quinzième de dragons, se sont parfaitement conduits. Les Mamelucks sont extrêmement braves et formeraient un excellent corps de cavalerie légère; ils sont richement habillés, armés avec le plus grand soin, et montés sur des chevaux de la meilleure qualité. Chaque officier d'état-major, chaque hussard a soutenu un combat particulier. Lasalle, chef de brigade du vingt-deuxième, laissa tomber son sabre au milieu de la charge; il fut assez adroit et assez heureux pour mettre pied à terre et se trouver à cheval pour se défendre et attaquer un des Mamelucks les plus intrépides. Le général Murat, le chef de bataillon, mon aide-de-camp Duroc, le citoyen Leturcq, le citoyen Colbert, l'adjudant Arrighi, engagés trop avant par leur ardeur dans le plus fort de la mêlée, ont couru les plus grands dangers.
Ibrahim-Bey traverse dans ce moment-ci le désert de Syrie; il a été blessé dans ce combat.
Je laissai à Ssalehhieh la division du général Reynier et des officiers du génie, pour y construire une forteresse, et je partis le 26 thermidor pour revenir au Caire. Je n'étais pas éloigné de deux lieues de Ssalehhieh, que l'aide-de-camp du général Kléber arriva et m'apporta la nouvelle de la bataille qu'avait soutenue notre escadre, le 14 thermidor. Les communications sont si difficiles, qu'il avait mis onze jours pour venir.
Je vous envoie le rapport que m'en fait le contre-amiral Gantheaume. Je lui écris, par le même courrier, à Alexandrie, de vous en faire un plus détaillé.
Le 18 messidor, je suis parti d'Alexandrie. J'écrivis à l'amiral d'entrer, sous les vingt-quatre heures, dans le port d'Alexandrie, et, si son escadre ne pouvait pas y entrer, de décharger promptement toute l'artillerie et tous les effets appartenant à l'armée de terre, et de se rendre à Corfou.
L'amiral ne crut pas pouvoir achever le débarquement dans la position où il était, étant mouillé dans le port d'Alexandrie sur des rochers, et plusieurs vaisseaux ayant déja perdu leurs ancres; il alla mouiller à Aboukir, qui offrait un bon mouillage. J'envoyai des officiers du génie et d'artillerie qui convinrent avec l'amiral que la terre ne pouvait lui donner aucune protection, et que, si les Anglais paraissaient pendant les deux ou trois jours qu'il fallait qu'il restât à Aboukir, soit pour décharger notre artillerie, soit pour sonder et marquer la passe d'Alexandrie, il n'y avait pas d'autre parti à prendre que de couper ses câbles, et qu'il était urgent de séjourner le moins possible à Aboukir.
Je suis parti d'Alexandrie dans la ferme croyance que, sous trois jours, l'escadre serait entrée dans le port d'Alexandrie, ou aurait appareillé pour Corfou. Depuis le 18 messidor jusqu'au 6 thermidor, je n'ai reçu aucune nouvelle ni de Rosette, ni d'Alexandrie, ni de l'escadre. Une nuée d'Arabes, accourus de tous les points du désert, était constamment à cinq cents toises du camp. Le 9 thermidor, le bruit de nos victoires et différentes dispositions rouvrirent nos communications. Je reçus plusieurs lettres de l'amiral, où je vis avec étonnement qu'il se trouvait encore à Aboukir. Je lui écrivis sur-le-champ pour lui faire sentir qu'il ne devait pas perdre une heure à entrer à Alexandrie, ou à se rendre à Corfou.
L'amiral m'instruisit, par une lettre du 2 thermidor, que plusieurs vaisseaux anglais étaient venus le reconnaître, et qu'il se fortifiait pour attendre l'ennemi, embossé à Aboukir. Cette étrange résolution me remplit des plus vives alarmes; mais déja il n'était plus temps, car la lettre que l'amiral écrivait le 2 thermidor ne m'arriva que le 12. Je lui expédiai le citoyen Jullien, mon aide-de-camp, avec ordre de ne pas partir d'Aboukir qu'il n'eût vu l'escadre à la voile. Parti le 12, il n'aurait jamais pu arriver à temps; cet aide-de-camp a été tué en chemin par un parti arabe qui a arrêté sa barque sur le Nil, et l'a égorgé avec son escorte.
Le 8 thermidor, l'amiral m'écrivit que les Anglais s'étaient éloignés, ce qu'il attribuait au défaut de vivres. Je reçus cette lettre par le même courrier, le 12.
Le 11, il m'écrivait qu'il venait enfin d'apprendre la victoire des Pyramides et la prise du Caire, et que l'on avait trouvé une passe pour entrer dans le port d'Alexandrie; je reçus cette lettre le 18.
Le 14, au soir, les Anglais l'attaquèrent; il m'expédia, au moment où il aperçut l'escadre anglaise, un officier pour me faire part de ses dispositions et de ses projets: cet officier a péri en route.
Il me paraît que l'amiral Brueys n'a pas voulu se rendre à Corfou, avant qu'il eût été certain de ne pouvoir entrer dans le port d'Alexandrie, et que l'armée dont il n'avait pas de nouvelles depuis long-temps, fût dans une position à ne pas avoir besoin de retraite. Si dans ce funeste évènement il a fait des fautes, il les a expiées par une mort glorieuse.
Les destins ont voulu dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, prouver que, s'ils nous accordent une grande prépondérance sur le continent, ils ont donné l'empire des mers à nos rivaux. Mais ce revers ne peut être attribué à l'inconstance de notre fortune; elle ne nous abandonne pas encore: loin de là, elle nous a servis dans toute cette opération au-delà de tout ce qu'elle a jamais fait. Quand j'arrivai devant Alexandrie avec l'escadre, et que j'appris que les Anglais y étaient passés en force supérieure quelques jours avant, malgré la tempête affreuse qui régnait, au risque de me naufrager, je me jetai à terre. Je me souvins qu'à l'instant où les préparatifs du débarquement se faisaient, on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de guerre: c'était la Justice. Je m'écriai: «Fortune, m'abandonneras-tu? quoi, seulement cinq jours!» Je débarquai dans la journée, je marchai toute la nuit; j'attaquai Alexandrie à la pointe du jour avec 3,000 hommes harassés, sans canons et presque pas de cartouches; et dans les cinq jours, j'étais maître de Rosette, de Damanhour, c'est-à-dire déja établi en Égypte. Dans ces cinq jours, l'escadre devait se trouver à l'abri des forces des Anglais, quel que fût leur nombre. Bien loin de là elle reste exposée pendant tout le reste de messidor. Elle reçoit de Rosette, dans les premiers jours de thermidor, un approvisionnement de riz pour deux mois. Les Anglais se laissent voir en nombre supérieur pendant dix jours dans ces parages. Le 11 thermidor, elle apprend la nouvelle de l'entière possession de l'Égypte et de notre entrée au Caire; et ce n'est que lorsque la fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle abandonne notre flotte à son destin.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
A la citoyenne Brueys.
Au Caire, le 2 fructidor an VI (19 août 1798.)
Votre mari a été tué d'un coup de canon, en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires.
Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet que nous aimons est terrible; il nous isole de la terre; il fait éprouver au corps les convulsions de l'agonie. Les facultés de l'ame sont anéanties, elle ne conserve de relations avec l'univers, qu'au travers d'un cauchemar qui altère tout. Les hommes paraissent plus froids, plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement. L'on sent dans cette situation que si rien ne nous obligeait à la vie, il vaudrait beaucoup mieux mourir; mais lorsque après cette première pensée, l'on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants; oui, madame, voyez dès ce premier moment qu'ils ouvrent votre cœur à la mélancolie: vous pleurerez avec eux, vous éleverez leur enfance, cultiverez leur jeunesse; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu'eux et la république ont faite. Après avoir rattaché votre ame au monde par l'amour filial et l'amour maternel, appréciez pour quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. Persuadez-vous qu'il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d'être l'espoir de la douleur, parce qu'ils sentent avec chaleur les peines de l'ame.
Signé, Bonaparte.
Instructions remises au citoyen Beauvoisin, chef de bataillon d'état-major, commissaire près le divan du Caire.
Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)
Le citoyen Beauvoisin se rendra à Damiette; de là il s'embarquera sur un vaisseau turc ou grec; il se rendra à Jaffa; il portera la lettre que je vous envoie à Achmet-Pacha; il demandera à se présenter devant lui, et il réitérera de vive voix que les musulmans n'ont pas de plus vrais amis en Europe, que nous; que j'ai entendu avec peine que l'on croyait en Syrie que j'avais dessein de prendre Jérusalem et de détruire la religion mahométane; que ce projet est aussi loin de notre cœur que de notre esprit; qu'il peut vivre en toute sûreté, que je le connais de réputation comme un homme de mérite; qu'il peut être assuré que, s'il veut se comporter comme il le doit envers les hommes qui ne lui font rien, je serai son ami, et bien loin que notre arrivée en Égypte soit contraire à sa puissance, elle ne fera que l'augmenter; que je sais que les Mameloucks que j'ai détruits étaient ses ennemis, et qu'il ne doit pas nous confondre avec le reste des Européens, puisque, au lieu de rendre les musulmans esclaves, nous les délivrons; et enfin, il lui racontera ce qui s'est passé en Égypte, et ce qui peut être propre à lui ôter l'envie d'armer et de se mêler de cette querelle. Si Achmet-Pacha n'est pas à Jaffa, le citoyen Beauvoisin se rendra à Saint-Jean d'Acre; mais il aura soin, auparavant, de voir les familles européennes, et principalement le vice-consul français, pour se procurer des renseignements sur ce qui se passe à Constantinople et sur ce qui se fait en Syrie.
Signé, Bonaparte.
A Achmet-Pacha[10], gouverneur de Séid et d'Acra (Saint-Jean-d'Acre.)
Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)
En venant en Égypte faire la guerre aux beys, j'ai fait une chose juste et conforme à tes intérêts, puisqu'ils étaient tes ennemis; je ne suis point venu faire la guerre aux musulmans. Tu dois savoir que mon premier soin, en entrant à Malte, a été de faire mettre en liberté deux mille Turcs, qui, depuis plusieurs années gémissaient dans l'esclavage. En arrivant en Égypte, j'ai rassuré le peuple, protégé les muphtis, les imans et les mosquées; les pélerins de la Mecque n'ont jamais été accueillis avec plus de soin et d'amitié que je ne l'ai fait, et la fête du prophète vient d'être célébrée avec plus de splendeur que jamais.
Je t'envoie cette lettre par un officier qui te fera connaître de vive voix mon intention de vivre en bonne intelligence avec toi, en nous rendant réciproquement tous les services que peuvent exiger le commerce et le bien des états: car les musulmans n'ont pas de plus grands amis que les Français.
Signé, Bonaparte.
Au grand-visir.
Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)
L'armée française, que j'ai l'honneur de commander, est entrée en Égypte pour punir les beys mameloucks des insultes qu'ils n'ont cessé de faire au commerce français.
Le citoyen Talleyrand-Périgord, ministre des relations extérieures à Paris, a été nommé, de la part de la France, ambassadeur à Constantinople, pour remplacer le citoyen Aubert-Dubayet, et il est muni des pouvoirs et instructions nécessaires, de la part du directoire exécutif, pour négocier, conclure et signer tout ce qui est nécessaire pour lever les difficultés provenant de l'occupation de l'Égypte par l'armée française, et consolider l'ancienne et nécessaire amitié qui doit exister entre les deux puissances. Cependant, comme il pourrait se faire qu'il ne fût pas encore arrivé à Constantinople, je m'empresse de faire connaître à votre excellence l'intention où est la république française, non-seulement de continuer l'ancienne bonne intelligence, mais encore de procurer à la Porte l'appui dont elle pourrait avoir besoin contre ses ennemis naturels, qui, dans ce moment, viennent de se liguer contre elle.
L'ambassadeur Talleyrand-Périgord doit être arrivé. Si, par quelque accident, il ne l'était pas, je prie votre excellence d'envoyer ici (au Caire), quelqu'un qui ait votre confiance et qui soit muni de vos instructions et pleins-pouvoirs, ou de m'envoyer un firman, afin que je puisse envoyer moi-même un agent, pour fixer invariablement le sort de ce pays, et arranger le tout à la plus grande gloire du sultan et de la république française, son alliée la plus fidèle, et à l'éternelle confusion des beys et Mameloucks, nos ennemis communs.
Je prie votre excellence de croire aux sentiments d'amitié et de haute considération, etc.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
Au vice-amiral Thévenard.
Au Caire, le 18 fructidor an VI (4 septembre 1798.)
Votre fils est mort d'un coup de canon sur son banc de quart: je remplis, citoyen général, un triste devoir en vous l'annonçant; mais il est mort sans souffrir et avec honneur. C'est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d'un père. Nous sommes tous dévoués à la mort: quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour son pays? compensent-ils la douleur de se voir sur un lit, environné de l'égoïsme d'une nouvelle génération? valent-ils les dégoûts, les souffrances d'une longue maladie? Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille! ils vivent éternellement dans le souvenir de la postérité. Ils n'ont jamais inspiré la compassion ni la pitié que nous inspire la vieillesse caduque, ou l'homme tourmenté par des maladies aiguës. Vous avez blanchi, citoyen général, dans la carrière des armes; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie: en accordant, avec nous, quelques larmes à sa mémoire, vous direz que sa mort glorieuse est digne d'envie.
Croyez à la part que je prends à votre douleur, et ne doutez pas de l'estime que j'ai pour vous.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
Au général Kléber.
Au Caire, le 24 fructidor an VI (10 septembre 1798.)
Un vaisseau comme le Franklin, citoyen général, qui portait l'amiral, puisque l'Orient avait sauté, ne devait pas se rendre à onze heures du soir. Je pense d'ailleurs que celui qui a rendu ce vaisseau est extrêmement coupable, puisqu'il est constaté par son procès-verbal qu'il n'a rien fait pour l'échouer et pour le mettre hors d'état d'être amené: voilà ce qui fera à jamais la honte de la marine française. Il ne fallait pas être grand manœuvrier ni un homme d'une grande tête, pour couper un câble et échouer un bâtiment; cette conduite est d'ailleurs spécialement ordonnée dans les instructions et ordonnances que l'on donne aux capitaines de vaisseau. Quant à la conduite du contre-amiral Duchaila, il eût été beau, pour lui, de mourir sur son banc de quart, comme du Petit-Thouars.
Mais ce qui lui ôte toute espèce de retour à mon estime, c'est sa lâche conduite avec les Anglais depuis qu'il a été prisonnier. Il y a des hommes qui n'ont pas de sang dans les veines. Il entendra donc tous les soirs les Anglais, en se soûlant de punch, boire à la honte de la marine française! Il sera débarqué à Naples pour être un trophée pour les lazzaronis: il valait beaucoup mieux pour lui rester à Alexandrie ou à bord des vaisseaux comme prisonnier, sans jamais souhaiter ni demander rien. Ohara, qui d'ailleurs était un homme très-commun, lorsqu'il fut fait prisonnier à Toulon, sur ce que je lui demandais, de la part du général Dugommier, ce qu'il desirait, répondit: Être seul, et ne rien devoir à la pitié. La gentillesse et les traitements honnêtes n'honorent que le vainqueur, ils déshonorent le vaincu, qui doit avoir de la réserve et de la fierté.
Signé, Bonaparte.
A l'armée.
Au Caire, le 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798.)
Soldats!
Nous célébrons le premier jour de l'an VII de la république.
Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était menacée: mais vous prîtes Toulon, ce fut le présage de la ruine de nos ennemis.
Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dégo.
L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.
Vous luttiez contre Mantoue il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-George.
L'an passé, vous étiez à la source de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne.
Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent?
Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu'au hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde.
Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes de ce que vous avez fait et de l'opinion que l'on a de vous. Vous mourrez avec honneur comme les braves dont les noms sont inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie couverts de lauriers et de l'admiration de tous les peuples.
Depuis cinq mois que nous sommes éloignés de l'Europe, nous avons été l'objet perpétuel des sollicitudes de nos compatriotes. Dans ce jour, quarante millions de citoyens célèbrent l'ère des gouvernements représentatifs; quarante millions de citoyens pensent à vous. Tous disent: C'est à leurs travaux, à leur sang, que nous devrons la paix générale, le repos, la prospérité du commerce, et les bienfaits de la liberté civile.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
Au directoire exécutif.
Au Caire, le 27 frimaire an VII (17 décembre 1798.)
Je vous ai expédié un officier de l'armée, avec ordre de ne rester que sept à huit jours à Paris, et de retourner au Caire.
Je vous envoie différentes relations de petits évènements et différents imprimés.
L'Égypte commence à s'organiser.
Un bâtiment arrivé à Suèz a amené un Indien qui avait une lettre pour le commandant des forces françaises en Égypte: cette lettre s'est perdue. Il paraît que notre arrivée en Égypte a donné une grande idée de notre puissance aux Indes, et a produit un effet très-défavorable aux Anglais: on s'y bat.
Nous sommes toujours sans nouvelles de France; pas un courrier depuis messidor. Cela est sans exemple dans les colonies mêmes.
Mon frère, l'ordonnateur Sucy, et plusieurs courriers que je vous ai expédiés, doivent être arrivés.
Expédiez-nous des bâtimens sur Damiette.
Les Anglais avaient réuni une trentaine de petits bâtiments, et étaient à Aboukir: ils ont disparu. Ils ont trois vaisseaux de guerre et deux frégates devant Alexandrie.
Le général Desaix est dans la haute Égypte, poursuivant Mourah-Bey, qui, avec un corps de Mameloucks, s'échappe et fuit devant lui.
Le général Bon est à Suèz.
On travaille, avec la plus grande activité, aux fortifications d'Alexandrie, Rosette, Damiette, Belbeis, Salahieh, Suèz et du Caire.
L'armée est dans le meilleur état et a peu de malades. Il y a, en Syrie, quelques rassemblements de forces turques. Si sept jours de désert ne m'en séparaient, j'aurais été les faire expliquer.
Nous avons des denrées en abondance, mais l'argent est très-rare, et la présence des Anglais rend le commerce nul.
Nous attendons des nouvelles de France et d'Europe; c'est un besoin vif pour nos ames: car si la gloire nationale avait besoin de nous, nous serions inconsolables de ne pas y être.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
A Tipoo-Saïb.
Au Caire, le 6 pluviose an VII (25 janvier 1799.)
Vous avez déja été instruit de mon arrivée sur les bords de la mer Rouge avec une armée innombrable et invincible, remplie du desir de vous délivrer du joug de fer de l'Angleterre.
Je m'empresse de vous faire connaître le desir que j'ai que vous me donniez, par la voie de Mascate et Mokka, des nouvelles sur la situation politique dans laquelle vous vous trouvez. Je desirerais même que vous pussiez envoyer à Suèz ou au grand Caire quelque homme adroit qui eût votre confiance, avec lequel je pusse conférer.
Signé, Bonaparte.
Au Directoire exécutif.
Au Caire, le 22 pluviose au VII (10 février 1799.)
Un bâtiment ragusais est entré, le 7 pluviose dans le port d'Alexandrie: il avait à bord les citoyens Hamelin et Liveron, propriétaires du chargement du bâtiment, consistant en vins, vinaigres et draps: il m'a apporté une lettre du consul d'Ancône, en date du 11 brumaire, qui ne me donne point d'autre nouvelle que de me faire connaître que tout est tranquille en Europe et en France; il m'envoie la série des journaux de Lugano depuis le no 36 (3 septembre) jusqu'au no 43 (22 octobre), et la série du Courrier de l'armée d'Italie, qui s'imprime à Milan, depuis le no 219 (14 vendémiaire) jusqu'au no 230 (6 brumaire).
Le citoyen Hamelin est parti de Trieste le 24 octobre, a relâché à Ancône le 3 novembre, et est arrivé à Navarino, d'où il est parti le 22 nivose.
J'ai interrogé moi-même le citoyen Hamelin, et il a déposé les faits ci-joints.
Les nouvelles sont assez contradictoires: depuis le 18 messidor je n'avais pas reçu des nouvelles d'Europe.
Le 1er novembre, mon frère est parti sur un aviso. Je lui avais ordonné de se rendre à Crotone ou dans le golfe de Tarente: j'imagine qu'il est arrivé.
L'ordonnateur Sucy est parti le 26 frimaire.
Je vous expédie plus de soixante bâtiments de toutes les nations et par toutes les voies: ainsi vous devez être bien au fait de notre position ici.
Le rhamadan, qui a commencé hier, a été célébré de ma part avec la plus grande pompe. J'ai rempli les mêmes fonctions que remplissait le pacha.
Le général Desaix est à plus de cent soixante lieues du Caire, près des cataractes. Il a fait des fouilles sur les ruines de Thèbes. J'attends, à chaque instant, les détails officiels d'un combat qu'il aurait eu contre Mourah-Bey, qui aurait été tué, et cinq à six beys faits prisonniers.
L'adjudant-général Boyer a découvert, dans le désert, du côté de Fayoum, des mines qu'aucun Européen n'avait encore vues.
Le général Andréossy et le citoyen Berthollet sont de retour de leur tournée aux lacs de natron et aux couvents des Cophtes. Ils ont fait des découvertes extrêmement intéressantes; ils ont trouvé d'excellent natron que l'ignorance des exploiteurs empêchait de découvrir. Cette branche de commerce de l'Égypte deviendra encore par-là plus importante. Par le premier courrier, je vous enverrai le nivellement du canal de Suèz, dont les vestiges se sont parfaitement conservés.
Il est nécessaire que vous nous fassiez passer des armes, et que vos opérations militaires et diplomatiques soient combinées de manière que nous recevions des secours: les évènements naturels font mourir du monde.
Une maladie contagieuse s'est déclarée depuis deux mois à Alexandrie: deux cents hommes en ont été victimes. Nous avons pris des mesures pour qu'elle ne s'étende pas: nous la vaincrons.
Nous avons eu bien des ennemis à combattre dans cette expédition: déserts, habitants du pays, Arabes, Mameloucks, Russes, Turcs, Anglais.
Si, dans le courant de mars, le rapport du citoyen Hamelin m'était confirmé, et que la France fût en guerre contre les rois, je passerais en France.
Je ne me permets, dans cette lettre, aucune réflexion sur les affaires de la république, puisque, depuis dix mois, je n'ai plus aucune nouvelle.
Nous avons tous une entière confiance dans la sagesse et la vigueur des déterminations que vous prendrez.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
Aux scheicks, ulémas, et autres habitants des provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa.
Jaffa, le 19 ventose an VII (9 mars 1799).
Dieu est clément et miséricordieux.
Je vous écris la présente pour vous faire connaître que je suis venu dans la Palestine pour en chasser les Mameloucks et l'armée de Djezzar-Pacha.
De quel droit, en effet, Djezzar a-t-il étendu ses vexations sur les provinces de Jaffa, Ramleh et Gaza, qui ne font pas partie de son pachalic? De quel droit avait-il également envoyé ses troupes à El-Arich? Il m'a provoqué à la guerre, je la lui ai apportée; mais ce n'est pas à vous, habitants, que mon intention est d'en faire sentir les horreurs.
Restez tranquilles dans vos foyers: que ceux qui, par peur, les ont quittés, y rentrent. J'accorde sûreté et sauve-garde à tous. J'accorderai à chacun la propriété qu'il possédait.
Mon intention est que les cadis continueront comme à l'ordinaire leurs fonctions et à rendre la justice, que la religion, surtout, soit protégée et respectée, et que les mosquées soient fréquentées par tous les bons musulmans: c'est de Dieu que viennent tous les biens, c'est lui qui donne la victoire.
Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains sont inutiles contre moi, car tout ce que j'entreprends doit réussir. Ceux qui se déclarent mes amis, prospèrent; ceux qui se déclarent mes ennemis, périssent. L'exemple de ce qui vient d'arriver à Jaffa et à Gaza doit vous faire connaître que si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon pour mes amis, et surtout clément et miséricordieux pour le pauvre peuple.
Signé, Bonaparte.
A Djezzar-Pacha.
Jaffa, le 19 ventose an VII (9 mars 1799).
Depuis mon entrée en Égypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul but était de chasser les Mameloucks; vous n'avez répondu à aucune des ouvertures que je vous ai faites.
Je vous avais fait connaître que je desirais que vous éloignassiez Ibrahim-Bey des frontières de l'Égypte: bien loin de là, vous avez envoyé des troupes à Gaza, vous avez fait de grands magasins, vous avez publié partout que vous alliez entrer en Égypte: effectivement, vous avez effectué votre invasion, en portant deux mille hommes de vos troupes dans le fort d'El-Arich, enfoncé à six lieues dans le territoire de l'Égypte. J'ai dû alors partir du Caire, et vous apporter moi-même la guerre que vous paraissiez provoquer.
Les provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa sont en mon pouvoir. J'ai traité avec générosité celles de vos troupes qui s'en sont remises à ma discrétion, j'ai été sévère envers celles qui ont violé les droits de la guerre; je marcherai, sous peu de jours, sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j'ai conquis? et puisque Dieu me donne la victoire, je veux, à son exemple, être clément et miséricordieux, non-seulement envers le peuple, mais encore envers les grands.
Vous n'avez point de raisons réelles d'être mon ennemi, puisque vous l'étiez des Mameloucks. Votre pachalic est séparé par les provinces de Gaza, Ramleh, et par d'immenses déserts de l'Égypte. Redevenez mon ami, soyez l'ennemi des Mameloucks et des Anglais, je vous ferai autant de bien que je vous ai fait et que je peux vous faire de mal. Envoyez-moi votre réponse par un homme muni de pleins-pouvoirs et qui connaisse vos intentions. Il se présentera à mon avant-garde avec un drapeau blanc, et je donne ordre à mon état-major de vous envoyer un sauf-conduit, que vous trouverez ci-joint.
Le 24 de ce mois, je serai en marche sur Saint-Jean-d'Acre; il faut donc que j'aie votre réponse avant ce jour.
Signé, Bonaparte.
Lettre du général Bonaparte,
Au directoire exécutif.
Jaffa, le 23 ventose an VII (13 mars 1799).
Le 5 fructidor, j'envoyai un officier à Djezzar, pacha d'Acre: il l'accueillit mal et ne répondit pas.
Le 29 brumaire, je lui écrivis une autre lettre: il fit couper la tête au porteur.
Les Français étaient arrêtés à Acre et traités cruellement.
Les provinces d'Égypte étaient inondées de firmans, dans lesquels Djezzar ne dissimulait point ses intentions hostiles et annonçait son arrivée.
Il fit plus: il envahit les provinces de Jaffa, Ramleh, et Gaza. Son avant-garde prit position à El-Arich, où il y a quelques bons puits et un fort, situé dans le désert, à dix lieues dans le territoire de l'Égypte.
Je n'avais donc plus le choix: j'étais provoqué à la guerre; je ne crus pas devoir tarder à la lui porter moi-même.
Le général Reynier rejoignit, le 16 pluviose, son avant-garde, qui, sous les ordres de l'infatigable général Lagrange, était à Catieh, situé à trois journées dans le désert, où j'avais réuni des magasins considérables.
Le général Kléber arriva, le 18 pluviose, de Damiette sur le lac Menzaleh, sur lequel on avait construit plusieurs barques canonnières, débarqua à Peluse et se rendit à Catieh.
Combat d'El-Arich.
Le général Reynier partit le 18 pluviose de Catieh avec sa division, pour se rendre à El-Arich. Il fallut marcher plusieurs jours à travers le désert, sans trouver d'eau; des difficultés de toute espèce furent vaincues: l'ennemi fut attaqué, forcé, le village d'El-Arich enlevé, et toute l'avant-garde ennemie bloquée dans le fort d'El-Arich.
Attaque de nuit.
Cependant la cavalerie de Djezzar-Pacha, soutenue par un corps d'infanterie, avais pris position sur nos derrières à une lieue, et bloquait l'armée assiégeante.
Le général Kléber fit faire un mouvement au général Reynier; à minuit, le camp ennemi fut cerné, attaqué et enlevé; un des beys fut tué. Effets, armes, bagages, tout fut pris: la plupart des hommes eurent le temps de se sauver, plusieurs Mameloucks d'Ibrahim-Bey furent faits prisonniers.
Siége du fort d'El-Arich.
La tranchée fut ouverte devant le fort d'El-Arich: une de nos mines avait été éventée et nos mineurs délogés. Le 28 pluviose, une batterie de brèche fut construite, ainsi que deux batteries d'approche: on canonna toute la journée du 29. Le 30 à midi, la brèche était praticable; je sommai le commandant de se rendre, il le fit. Nous avons trouvé à El-Arich trois cents chevaux, beaucoup de biscuit, de riz, cinq cents Albanais, cinq cents Maugrabins, deux cents hommes de l'Adonie et de la Caramanie; les Maugrabins ont pris du service avec nous: j'en ai fait un corps auxiliaire.
Nous partîmes d'El-Arich le 4 ventose; l'avant-garde s'égara dans le désert et souffrit beaucoup du manque d'eau: nous manquâmes de vivres, nous fûmes obligés de manger des chevaux, des mulets, des chameaux.
Nous étions, le 6, aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique et de l'Asie; nous couchâmes en Asie le 6.
Le jour suivant nous étions en marche sur Gaza: à dix heures du matin, nous découvrîmes trois ou quatre mille hommes de cavalerie qui marchaient à nous.
Combat de Gaza.
Le général Murat, commandant la cavalerie, fit passer les différents torrents qui se trouvaient en présence de l'ennemi, par des mouvements exécutés avec précision.
La division Kléber se porta par la gauche sur Gaza; le général Lannes, avec son infanterie légère, appuyait les mouvements de la cavalerie, qui était rangée sur deux lignes. Chaque ligne avait derrière elle un escadron de réserve: nous chargeâmes l'ennemi près de la hauteur qui regarde Nebron, et où Samson porta les portes de Gaza. L'ennemi ne reçut point la charge et se replia: il eut quelques hommes tués, entre autres le kiaya du pacha.
La vingt-deuxième d'infanterie légère s'est fort bien conduite: elle suivait les chevaux au pas de course; il y avait cependant bien des jours qu'elle n'avait fait un bon repas ni bu de l'eau à son aise.
Nous entrâmes dans Gaza: nous y trouvâmes quinze milliers de poudre, beaucoup de munitions de guerre, des bombes, des outils, plus de deux cent mille rations de biscuit, et six pièces de canon.
Le temps devint affreux: beaucoup de tonnerre et de pluie; depuis notre départ de France, nous n'avions pas vu d'orage.
Nous couchâmes le 10 à Eswod, l'ancienne Azot.
Nous couchâmes le 11 à Ramleh; l'ennemi l'avait évacué avec tant de précipitation, qu'il nous laissa cent mille rations de biscuit, beaucoup plus d'orge, et quinze cents outres que Djezzar avait préparées pour passer le désert.
Siége de Jaffa.
La division Kléber investit d'abord Jaffa, et se porta ensuite sur la rivière de la Hhayah, pour couvrir le siége; la division Bon investit les fronts droits de la ville, et la division Lannes les fronts gauches.
L'ennemi démasqua une quarantaine de pièces de canon de tous les points de l'enceinte, desquelles il fit un feu vif et soutenu.
Le 16, deux batteries d'approche, la batterie de brèche, une de mortiers, étaient en état de tirer. La garnison fit une sortie; on vit alors une foule d'hommes diversement costumés, et de toutes les couleurs, se porter sur la batterie de brèche: c'étaient des Maugrabins, des Albanais, des Kurdes, des Natoliens, des Caramaniens, des Damasquyns, des Alepins, des noirs de Tekrour; ils furent vivement repoussés, et rentrèrent plus vite qu'ils n'auraient voulu. Mon aide-de-camp Duroc, officier en qui j'ai grande confiance, s'est particulièrement distingué.
A la pointe du jour, le 17, je fis sommer le gouverneur; il fit couper la tête à mon envoyé, et ne répondit point. A sept heures, le feu commença; à une heure, je jugeai la brèche praticable. Le général Lannes fit les dispositions pour l'assaut; l'adjoint aux adjudants-généraux, Netherwood, avec dix carabiniers y monta le premier, et fut suivi de trois compagnies de grenadiers de la treizième et de la soixante-neuvième demi-brigade, commandées par l'adjudant-général Rambaud, pour lequel je vous demande le grade de général de brigade.
A cinq heures, nous étions maîtres de la ville, qui, pendant vingt-quatre heures, fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne m'a paru si hideuse.
Quatre mille hommes des troupes de Djezzar ont été passés au fil de l'épée; il y avait huit cents canonniers: une partie des habitants a été massacrée.
Les jours suivants, plusieurs bâtiments sont venus de Saint-Jean-d'Acre avec des munitions de guerre et de bouche; ils ont été pris dans le port: ils ont été étonnés de voir la ville en notre pouvoir; l'opinion était qu'elle nous arrêterait six mois.
Abd-Oullah, général de Djezzar, a eu l'adresse de se cacher parmi les gens d'Égypte, et de venir se jeter à mes pieds.
J'ai renvoyé, à Damas et à Alep, plus de cinq cents personnes de ces deux villes, ainsi que quatre à cinq cents personnes d'Égypte.
J'ai pardonné aux Mameloucks et aux katchefs que j'ai pris à El-Arich; j'ai pardonné à Omar Makram, scheick du Caire; j'ai été clément envers les Égyptiens, autant que je l'ai été envers le peuple de Jaffa, mais sévère envers la garnison qui s'est laissé prendre les armes à la main.
Nous avons trouvé, à Jaffa, cinquante pièces de canon, dont trente formant l'équipage de campagne, de modèle européen, et des munitions, plus de quatre cent mille rations de biscuit, deux mille quintaux de riz, et quelques magasins de savon.
Les corps du génie et de l'artillerie se sont distingués.
Le général Caffarelli, qui a dirigé ces siéges, qui a fait fortifier les différentes places de l'Égypte, est un officier recommandable par une activité, un courage et des talents rares.
Le chef de brigade du génie Samson a commandé l'avant-garde qui a pris possession de Catieh, et a rendu dans toutes les occasions les plus grands services.
Le capitaine du génie Sabatier a été blessé au siége d'El-Arich.
Le citoyen Aimé est entré le premier dans Jaffa, par un vaste souterrain qui conduit dans l'intérieur de la place.
Le chef de brigade Songis directeur du parc d'artillerie, n'est parvenu à conduire les pièces qu'avec de grandes peines; il a commandé la principale attaque de Jaffa.
Nous avons perdu le citoyen Lejeune, chef de la vingt-deuxième d'infanterie légère, qui a été tué à la brèche: cet officier a été vivement regretté de l'armée; les soldats de son corps l'ont pleuré comme leur père. J'ai nommé à sa place le chef de bataillon Magni, qui a été grièvement blessé. Ces différentes affaires nous ont coûté cinquante hommes tués et deux cents blessés.
L'armée de la république est maîtresse de toute la Palestine.
Signé, Bonaparte.
DIVERSES
RÉCLAMATIONS
SUR DES FAITS ÉNONCÉS
DANS LES VOLUMES PRÉCÉDENTS.
DIVERSES RÉCLAMATIONS.
Le maréchal comte Jourdan,
A monsieur le général Gourgaud.
Paris, le 12 février 1823.
Monsieur le général,
Dans le premier volume des Mémoires de Napoléon, dont vous êtes l'éditeur, j'ai lu, page 64, Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui étaient à la tête des meneurs de cette société (celle du Manége), offrirent à Napoléon une dictature militaire; et à la page 83, Jourdan et Augereau vinrent trouver Napoléon aux Tuileries, etc. J'ignorais que la société du manége, dissoute bien avant l'arrivée de Bonaparte, eût joué un rôle dans les évènements du 18 brumaire. Quoi qu'il en soit, j'affirme, sur mon honneur, que je n'ai jamais été membre de cette société, que je n'ai assisté à aucune de ses séances, et que je ne suis point allé trouver Napoléon aux Tuileries.
Vers le 10 brumaire, je me présentai, seul, chez le général Bonaparte; ne l'ayant pas trouvé, je laissai une carte. Le lendemain, il m'envoya faire des compliments par le général Duroc, son aide-de-camp; peu après, il m'invita à dîner pour le 16. J'eus lieu d'être flatté de l'accueil qu'il me fit; en sortant de table, nous eûmes une conversation qui sera publiée un jour avec d'autres documents sur le 18 brumaire; on y verra que si mon nom fut inscrit peu de jours après sur une liste de proscription, c'est précisément parce que, prévoyant l'abus que ferait ce général du pouvoir suprême, je déclarai ne vouloir lui prêter mon appui que dans le cas où il donnerait des garanties positives à la liberté publique, au lieu de vagues promesses; si j'avais proposé une dictature militaire, genre de pouvoir qui est sans limites, j'aurais été traité plus favorablement.
Je vous prie, monsieur le général, d'avoir la bonté d'insérer ma réclamation dans le second volume des Mémoires de Napoléon.
J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considération,
Monsieur, le général,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Signé, le maréchal Jourdan.
Réponse de M. le général Gourgaud,
A M. le maréchal comte Jourdan.
Paris, 13 février 1823.
Monsieur le maréchal,
Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, relativement à un article qui vous concerne, dans le premier volume des Mémoires de Napoléon, que je publie (chapitre du 18 brumaire.)
Lors des évènements dont il s'agit, j'étais trop jeune, pour avoir pu, à Sainte-Hélène, rectifier les erreurs de mémoire dans lesquelles l'empereur a pu tomber. Je m'empresserai d'insérer votre réclamation dans le second volume qui va paraître.
Vous affirmez trop positivement, monsieur le maréchal, que vous n'avez point fait partie de la société du manége, pour qu'il soit permis d'élever aucun doute à ce sujet; mais l'empereur, comme vous le savez vous-même, avait la mémoire très-sûre, et je vais m'occuper de chercher, dans les journaux et les écrits du temps, ainsi que dans le souvenir des hommes de cette époque, quelle est la circonstance qui a pu donner lieu à cette méprise.
Quant à la proscription dont vous parlez, monsieur le maréchal, il paraît qu'elle n'a pas été de longue durée, puisque quelques mois après le 18 brumaire le premier consul vous nomma ministre de la république française près le gouvernement piémontais (voyez page 302 des Mémoires cités.)
Agréez, monsieur le maréchal, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Signé, le baron Gourgaud.
Le lieutenant-général de Gersdorff,
A monsieur le général Gourgaud, à Paris.
Dresde, 25 février 1823.
Mon général,
Vous et messieurs vos camarades avez publié des Mémoires bien intéressants, et avez mérité, par là, un juste tribut de reconnaissance de vos concitoyens. Ce qui ajoute encore un grand prix à vos travaux, c'est qu'avec l'impartialité de l'historiographe, vous ouvrez un champ libre aux réclamations contre des faits douteux ou susceptibles d'être rectifiés. Voilà ce qui m'enhardit, dans ce moment, à protester contre un passage des Notes et Mélanges, où l'honneur des troupes saxonnes est fortement compromis.
Comme chef de l'état-major du corps saxon réuni à l'armée française en 1809, le commandant de ce corps n'existant plus, je me crois en droit de m'adresser à vous, mon général, me flattant, en outre, que vous voudrez bien vous rappeler notre connaissance de l'année 1813.
Dans la première partie des Notes et Mélanges, page 217, il est dit:
Les Saxons lâchèrent pied la veille de Wagram; ils lâchèrent pied le matin de Wagram: c'étaient les plus mauvaises troupes de l'armée, etc. etc.
Je ne saurais rien faire de mieux, que de raconter les évènements de ces deux journées, en ce qui concerne les troupes saxonnes.
Nous formions, conjointement avec la très-faible division Dupas, le quatrième corps d'armée; nous passâmes le Danube le 5 juillet, vers midi, pour agir sur la rive gauche. Notre première tâche fut de prendre le village de Ratzendorff, ce que la brigade de Steindel exécuta lestement, tandis que le corps entier marchait à sa destination, qui était de former l'aile gauche de l'armée. Toute la cavalerie saxonne était rangée dans la plaine de Breitenled, et quoique sa force fût assez considérable, elle n'était pourtant pas proportionnée à la cavalerie ennemie opposée. Néanmoins le prince de Ponte-Corvo ordonna d'attaquer (il pouvait être cinq ou six heures de l'après-midi). Je fus moi-même le porteur de cet ordre, et trouvai déja sur le terrain le général Gérard, chef de l'état-major du prince. On fit les dispositions nécessaires, et je crois qu'il n'y eut jamais un moment plus glorieux pour la cavalerie saxonne. L'ennemi, qui nous attendait de pied ferme, fut entièrement culbuté, eut beaucoup de prisonniers et de blessés. Un bataillon de Clairfait, posté là en soutien, y perdit son drapeau et grand nombre d'hommes. Dès ce moment, nous restâmes maîtres de la plaine, et la cavalerie ennemie ne fit plus d'autre tentative ce jour-là, que d'envoyer des flanqueurs, contre lesquels nous fîmes avancer les nôtres.
Cependant le corps d'armée du prince avait éprouvé quelques changements fâcheux. La division Dupas avait été réunie au corps du maréchal Oudinot, deux bataillons de grenadiers étaient restés à la garde de l'île de Lobau, le régiment de chevau-légers Prince-Jean, fut mis sous les ordres du maréchal Davoust. Le prince se plaignit amèrement de tous ces changements, et envoya plusieurs officiers pour réclamer ses troupes. Tout fut inutile, jusqu'à ce qu'enfin, vers la nuit, trois escadrons des chevau-légers revinrent, le quatrième ayant été retenu pour couvrir une batterie.
Toutes ces contrariétés affectèrent le prince. Il voyait avec chagrin que les sentiments de l'empereur, à son égard, se manifestaient dans cette occasion, et que le prince de Neufchâtel agissait, de son côté, dans le sens du maître. Le caractère du prince, autant que son amour-propre offensé, lui faisait desirer de terminer cette journée aussi glorieusement que possible. A cet effet, il fallait emporter le village de Wagram. Le prince ordonna donc à ses troupes un mouvement encore plus à gauche, et envoya prévenir l'empereur de ce dessein, en le priant de le faire soutenir vigoureusement.
Je m'arrête ici un moment pour jeter un coup d'œil sur la position de l'ennemi. L'archiduc Charles avait envoyé, par plusieurs courriers, l'ordre à l'archiduc Jean, de passer la March, et de se mettre en communication avec l'aile gauche de l'armée autrichienne par Untersiebenbrun. L'exécution de ce mouvement devait avoir lieu le 6, à la pointe du jour, et, dans cette attente, l'archiduc Charles affaiblit son aile gauche. Déja, le 5, les dispositions avaient été faites pour renforcer l'aile droite en-delà de Wagram, et c'est ainsi qu'on voulait couper à l'armée française ses communications avec le Danube. Mais, pour y parvenir, il fallait à tout prix se maintenir dans Wagram. C'était le pivot de la position ennemie; c'était là où l'archiduc était accouru, y avait distribué ses ordres vers minuit, et s'y était arrêté jusqu'au jour.
Sous de telles conjonctures, une attaque sur Wagram, supposé qu'on l'eût faite, même avec un nombre bien plus considérable de troupes, n'aurait jamais réussi. Mais le prince n'avait que 7,000 hommes d'infanterie, il tenta néanmoins plusieurs fois l'attaque, parvint aussi à prendre poste à l'autre extrémité du village, mais fut obligé chaque fois de céder aux violents efforts de toutes les forces réunies des Autrichiens. Quiconque s'est jamais trouvé à de pareilles rencontres, connaît le désordre inévitable où se trouvent, pour le moment, les troupes les plus braves, désordre que l'obscurité de la nuit ne fait qu'augmenter. Telle était notre situation. Nos troupes, plusieurs fois repoussées, étaient disséminées; mais les officiers saxons y remédièrent avec tant de promptitude et d'intelligence, qu'à minuit les brigades saxonnes se trouvaient ralliées près d'Aderkla, et parfaitement en état d'agir à tout évènement.
On sait que le 6, l'ennemi commença l'attaque par sa droite contre notre aile gauche. Il avait été renforcé de la division de Collowrath et des grenadiers. Notre corps avait un peu rétrogradé pour se mettre en ligne. Il semblait que toutes les forces de l'ennemi fussent réunies ici, mais il ne put les étendre que bien lentement vers Aspern et même sur Esslingen. La cavalerie saxonne fit plusieurs charges, et l'infanterie fut obligé de se former, petit à petit, en potence, parce que l'ennemi s'étendait toujours davantage vers Enzersdorff. Il n'y eut pas le moindre désordre: le prince, avec des troupes très-affaiblies et vingt-sept pièces de canon seulement, dont la plupart furent successivement démontées, manœuvra comme sur un échiquier. La situation de l'aile gauche, malgré que le maréchal Masséna se fût hâté à neuf heures de venir la soutenir, était très-critique, lorsqu'à dix heures l'empereur arriva lui-même. Il alla reconnaître la position de l'ennemi; ordonna une nouvelle attaque, témoigna sa satisfaction, et me chargea de dire, de sa part, aux Saxons de tenir ferme; que bientôt les affaires changeraient. Il jeta encore un coup d'œil sur les ennemis, en disant: «Ils sont pourtant à moi!»—Et à ces mots il partit au grand galop, pour se rendre à l'aile droite.
Effectivement, tout changea dès ce moment. L'aile gauche des Autrichiens avait vainement attendu l'arrivée d'un corps d'armée dans la direction de la March; elle fut obligée de céder aux attaques réitérées du maréchal Davoust, et l'archiduc Charles, voyant les mouvements considérables qui se faisaient contre son centre, sentit que sa position entière était menacée. Les avantages de son aile droite étaient perdus. Le prince de Ponte-Corvo et Masséna prirent, dans le plus grand ordre, une position rétrograde, afin de faire place aux Bavarois. En même temps arriva le général Lauriston, avec la plus terrible batterie dont on se soit jamais servi, les cent canons des gardes, et foudroya tout ce qu'il trouva devant lui.
Qui, de ceux qui furent témoins de ces évènements, osera dire qu'un seul homme du corps saxon ait quitté le champ de bataille, autrement que blessé? Qui niera que l'artillerie et la cavalerie saxonne n'aient déja été très-actives dès avant la pointe du jour; que l'infanterie n'ait montré le plus grand sang-froid tout le temps qu'elle se vit criblée par les boulets ennemis? Cent et trente deux officiers, en partie grièvement blessés, en partie tués, sur un corps aussi peu nombreux, prouvent assez que, dans ces deux journées, il a fait son devoir. Je réclame, pour la véracité de ma narration, le témoignage d'un juge très-compétant, celui du général Gérard: je suis persuadé qu'il n'a point encore oublié les Saxons des 5 et 6 juillet.
Le prince nous prédit lui-même le sort qui nous attendait. «Je voulais, dit-il, vous conduire au champ de l'honneur, et vous n'avez eu que la mort devant les yeux; vous avez fait tout ce que j'étais en droit d'attendre de vous, néanmoins on ne vous rendra pas justice, parce que vous étiez sous mon commandement.» Le lendemain, 6 au matin, il exprima des sentiments à peu près semblables, et c'était, si je ne me trompe, envers le comte Mathieu Dumas, en le priant instamment de rapporter à l'empereur ces mêmes expressions. Ce ne fut que quelques jours après que le prince et le général Gérard nous quittèrent. Leur souvenir est ineffaçable dans le cœur des Saxons, principalement pour moi qui, comme chef de l'état-major, me suis trouvé en double relation avec eux.
Le prince jugea que nous avions mérité de sa part les sentiments qu'il a exprimés dans l'ordre du jour qu'il nous laissa. Il fut désapprouvé au quartier-général, et on voulut que le prince le retirât. «J'en donne le plein-pouvoir, dit-il, à quiconque prouvera que je n'ai point dit la vérité.»
A la suite de ces évènements, les Saxons furent mis sous les ordres de S. A. S. le vice-roi d'Italie, qui fut détaché vers la Hongrie. Les Saxons, au passage de la March, prouvèrent à S. A. S. qu'ils n'étaient pas moins dignes de servir sous ses ordres.
Vous voyez, mon général, que je n'ai rapporté des faits très-connus qu'en tant qu'ils ont rapport à mon pays et à mes camarades. Je n'ai voulu que réfuter par là un jugement précipité, et diriger l'attention sur des motifs qui peuvent faire errer, même un grand homme. Je ne suis pas ici le panégyriste du prince de Ponte-Corvo, parce qu'il n'en a pas besoin. Je n'ai pas élevé les faits militaires des Saxons plus haut qu'ils ne méritent de l'être. Il y a des moments malheureux pour toutes les troupes, mais ce ne fut pas le cas à Wagram pour les Saxons.
Vous trouverez sûrement moyen, mon général, de faire part à vos compatriotes de ma juste réclamation, de même que je chercherai l'occasion de le faire en Allemagne. Vous êtes trop homme d'honneur, pour ne pas prendre sous votre protection tout ce qui le touche. Vous justifierez, par là, la haute opinion que j'ai de votre caractère et de votre mérite.
Recevez, monsieur le général, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
Le lieutenant-général, ancien chef de l'état-major de l'armée saxonne, etc.
Signé, de Gersdorff.
Réponse de M. le général Gourgaud,
A monsieur le lieutenant-général de Gersdorff, ancien chef de l'état-major de l'armée saxonne, etc. etc.
Paris, mars 1823.
Général,
Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en date du 25 février dernier, au sujet d'une note dictée par l'empereur Napoléon, sur la bataille de Wagram, et insérée dans un volume des Mémoires que je publie avec monsieur le comte de Montholon. Je m'empresse de vous informer que, conformément à vos desirs, je publierai votre réclamation dans la prochaine livraison du même ouvrage.
Il ne m'appartient pas de prononcer sur ce que l'empereur dit des troupes saxonnes; je me bornerai seulement à vous prier de remarquer que vous-même reconnaissez, dans votre relation, que ces troupes furent plusieurs fois repoussées et mises en désordre dans la journée du 5, et que dans celle du 6, elles furent également obligées de céder le terrain à l'ennemi.
J'ignore, général, ce qui a pu vous porter à croire que l'empereur avait, en 1809, des sentiments d'inimitié contre le prince de Ponte-Corvo; des faits bien connus attestent le contraire. Après avoir intrigué contre Napoléon, à l'époque du 18 brumaire; après avoir conspiré contre lui sous le consulat, le général Bernadotte ne fut cependant l'objet d'aucune poursuite. Plus tard il fut même nommé maréchal d'empire, prince, etc.; et cependant son seul titre à de si hautes faveurs, était son mariage avec la belle-sœur d'un frère de l'empereur. Il n'avait jamais eu de commandements importants, il n'avait jamais gagné de bataille; et l'on peut dire que la réputation qu'il s'était faite tenait plus à ce genre d'esprit, attribué anciennement à des gens de sa province, qu'à son mérite réel.
Comment témoigna-t-il sa reconnaissance?
A la bataille de Iéna, il refuse, sous les plus frivoles prétextes, de soutenir le corps du maréchal Davoust, attaqué par les trois-quarts de l'armée prussienne; il cause ainsi la mort de 5 à 6,000 Français, et compromet le succès de la journée. Vous avouerez, général, qu'une action aussi coupable méritait un châtiment exemplaire; les lois le condamnaient... Il n'éprouva qu'une courte disgrace! Convient-il bien après cela à ce général de dire aux troupes saxonnes, lors de la bataille de Wagram, «Qu'on ne leur rendrait pas justice parce qu'elles étaient sous son commandement?»
A la guerre, vous le savez, général, la valeur des troupes dépend souvent de l'habileté de celui qui les commande: bientôt ces mêmes Saxons sous les ordres du prince Eugène, méritèrent les éloges de l'empereur. Preuve certaine que si, à Wagram, ils ne firent pas ce qu'il attendait d'eux, ce ne fut pas leur faute, mais bien celle de leur ancien chef.
Le prince de Ponte-Corvo, dites-vous, n'a pas besoin de panégyriste: cela est possible, général, parmi les étrangers; mais en France, il lui serait bien difficile d'en trouver. Les Français n'ont pas oublié le mal qu'il leur a causé en Russie; ils n'ont pas oublié les batailles de Gross-Beeren, de Juterboch, de Leipsick, où, à la tête de soldats étrangers, il fit couler le sang de ses compatriotes, de ses anciens compagnons d'armes, en combattant celui qui, au lieu de l'abandonner à la rigueur des lois, l'avait comblé de bienfaits; conduite aussi contraire à la politique qu'à la reconnaissance, aussi opposée à ses intérêts personnels qu'à l'honneur; conduite vraiment criminelle, et que ne peuvent excuser ni les fureurs d'une jalousie sans bornes, ni l'aveuglement d'un amour-propre excessif.
L'empereur Napoléon aimait le roi de Saxe; le souvenir de sa constance et de sa loyauté est souvent venu, dans l'exil, soulager l'ame du héros qu'avaient froissée tant d'ingratitudes! Si, dans une note dictée rapidement, il s'est servi, à l'égard des Saxons, d'une expression qui vous a blessé, rappelez-vous Leipsick.... et vous ne la trouverez pas trop dure dans sa bouche.
Je ne puis terminer cette lettre, général, sans me féliciter de ce que vous avez bien voulu ne pas oublier les relations que nous avons eues en 1813; elles m'avaient déja mis à même d'apprécier les qualités et les talents qui vous distinguent; en répondant aujourd'hui aux observations que vous ont inspirées l'honneur et le patriotisme, je me trouve heureux d'avoir une nouvelle occasion de vous offrir les assurances de ma considération la plus distinguée.
Signé, le baron Gourgaud,
ancien général et aide-camp de
l'empereur Napoléon.
NOTES:
[1] Les Oasis sont des parties du désert où l'on trouve un peu de végétation. Ce sont comme des îles dans une mer de sable.
[2] Mot dont les Arabes se servent pour exprimer une grande satisfaction.
[3] On comprend difficilement la possibilité d'avoir quatre femmes, dans un pays où il n'y a pas plus de femmes que d'hommes. C'est qu'en réalité, les onze douzièmes de la population n'en ont qu'une, parce qu'ils ne peuvent en nourrir qu'une, parce qu'ils n'en trouvent qu'une. Mais cette confusion des races, des couleurs, et des nations que produit la polygamie, existant dans la tête des nations, est suffisante pour établir l'union et la parfaite égalité entre elles.
[4] Les Arabes désignaient ainsi Napoléon; le mot Kébir veut dire Grand.
[5] César, cocher de Napoléon, étonnait fort les Égyptiens par son adresse à conduire sa voiture, attelée de six beaux chevaux, dans les rues étroites du Caire et de Boulac. Cette voiture a traversé tout le désert de Syrie jusqu'à Saint-Jean-d'Acre; c'était une des curiosités du pays.
[6] Les Égyptiens chauffent leurs fours, partie avec des roseaux, partie avec de la fiente de chameau ou de cheval, séchée au soleil, et qui sert alors de combustible.
[7] Émigré français, officier du génie.
[8] Prince de la caravane de la Mecque.
[9] Le village d'Aboukir environne le fort, il est à l'extrémité de la presqu'île. A quatre cents toises du fort s'élève un petit mamelon qui le domine. La presqu'île n'a, en cet endroit, au plus que quatre cents toises de large. C'est là que Marmont avait fait construire une redoute. Le village est assez considérable, les maisons sont en pierre. Le fort d'Aboukir était fermé par un rempart avec fossé taillé dans le roc; dans l'intérieur, il avait de grosses tours et des magasins voûtés, reste de très-anciennes constructions. Il est environné de tous côtés de rochers qui se prolongent dans la mer, et le rendent directement inabordable par la haute mer. A quelques centaines de toises se trouve une petite île, où l'on pourrait établir un fort qui protégerait quelques vaisseaux de guerre.
[10] Le même que le célèbre Djezzar pacha.
* * *
FIN DU DEUXIÈME VOLUME DES MÉMOIRES.
CARTES
THÉATRE DE LA GUERRE EN ALLEMAGNE en 1800.
BATAILLE DE HOHENLINDEN
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THÉATRE DE LA GUERRE EN ITALIE, en 1800 et 1801.
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ATTAQUE DE COPENHAGUE par une Flotte Anglaise le 2 Avril 1801.
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BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR livrée le 1er août 1798 à 8 heures du soir.
CARTE de la Baie D'ABOUKIR.
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