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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 4)

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[Note 14: Pièces historiques, n° VIII.]

M. Thiers était à peine entré au pouvoir lorsqu'une proposition lui vint de Londres qui dut lui causer quelque surprise: le cabinet anglais, qui n'avait pas voulu de l'intervention quand le parti modéré et M. Martinez de la Rosa gouvernaient l'Espagne, en prit lui-même l'initiative quand M. Mendizabal fut ministre; le 14 mars 1836, lord Palmerston annonça au général Sebastiani «que l'ordre allait être expédié, aux commandants des bâtiments de guerre de Sa Majesté Britannique dans les eaux de l'Espagne, de débarquer un certain nombre de soldats de marine et de matelots, soit pour occuper et défendre contre les insurgés carlistes les places maritimes menacées, soit pour reprendre celles qui seraient déjà tombées en leur pouvoir.» Lord Palmerston, au nom du gouvernement anglais, invitait en même temps la France à seconder les mesures maritimes de l'Angleterre en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée du Bastan: «La France, ajoutait-il, tracera, du reste, à son gré, la ligne qu'elle voudra elle-même donner pour limite à son occupation.»

A l'arrivée de cette proposition, M. Thiers, se regardant comme un peu lié par la résolution qu'avait prise naguère le cabinet précédent contre l'intervention française en Espagne, la repoussa formellement, non sans regret, comme il le dit lui-même quelques mois plus tard dans le débat dont cette question devint l'objet, mais avec pleine raison, à mon avis; je trouve, dans une dépêche que lui adressa le 31 mars M. de Rayneval des détails qui ne permettent guère de se méprendre sur le motif et le caractère véritables de la démarche anglaise: «J'avais été informé par M. Villiers, dit-il, du nouveau rôle que l'Angleterre s'apprêtait à jouer dans les affaires d'Espagne et de la part qu'elle nous offrait d'y prendre; il ne m'a pas caché que l'idée première de ce projet était venue de lui; mais il ne m'a pas dit que M. Mendizabal en eût connaissance et l'eût approuvé, ce qui cependant me paraît hors de doute. J'avais prévu la réponse négative du Roi; et comme il était naturel de supposer qu'avant d'agir le cabinet de Londres s'assurerait du consentement de l'Espagne, auquel le langage de M. Mendizabal ne devait nullement faire croire, je m'étais persuadé un moment que ce projet n'aurait pas de suite; mais je n'ai pas tardé à être désabusé; à peine avais-je reçu votre dépêche que l'on a appris ici, à la fois par un courrier anglais et par un exprès du général Cordova, que non-seulement le gouvernement britannique avait pris la résolution d'intervenir directement dans la guerre contre le prétendant, mais même qu'il avait déjà adopté les mesures et donné les ordres nécessaires à ce sujet. L'étonnement du public a été grand de voir le cabinet anglais, sans aucune indication préalable, changer ainsi de système, et M. Mendizabal en faire autant par l'acceptation, pour ne pas dire par la demande de ces secours étrangers que, il y a peu de jours, il repoussait si dédaigneusement. La reine Christine avait su quelques mots de cette affaire une couple de jours avant l'ouverture des Cortès. Elle avait dit à M. Mendizabal qu'elle n'accepterait l'appui direct de l'Angleterre que si la France consentait à y joindre le sien. Lorsqu'elle a appris que tout avait été arrangé, et même, on peut le dire, exécuté sans son assentiment et en quelque sorte à son insu, elle s'est montrée violemment irritée, à tel point que, pendant deux jours, elle a refusé de voir M. Mendizabal…. Elle l'accusait d'avoir manqué à ses devoirs envers elle et envers l'État par une négociation clandestine, et de s'être rendu coupable de trahison en fournissant aux Anglais l'occasion qu'ils cherchaient depuis longtemps de s'emparer de quelques-uns des ports de la Biscaye…. J'ai eu occasion de juger par moi-même du mécontentement de cette princesse…. J'ai eu, sur le même sujet, deux conversations avec M. Mendizabal. Il s'est surtout appliqué à me persuader que c'était à son insu que le projet en question avait été arrêté à Londres. En même temps, il a cherché à se justifier du reproche de se trouver en contradiction avec lui-même en acceptant une intervention étrangère. Il a prétendu qu'on ne pouvait donner ce nom à ce que faisait aujourd'hui l'Angleterre, et que nous avions eu tort de voir encore une intervention dans l'opération militaire dont le cabinet anglais nous avait parlé. Après avoir écouté les explications que j'ai cru devoir lui donner sur ce qui s'était passé à cet égard à Paris, il a traité de nouveau la question de l'intervention proprement dite, et cette fois en homme qui n'a plus que de faibles scrupules contre une pareille mesure.»

Dans un tel état des esprits à Madrid, à Londres et à Paris, le refus de l'intervention, prononcé dans les termes et avec les réserves qu'y apportait M. Thiers, n'était qu'un ajournement de la question; net et positif pour le présent, il ne se bornait pas à maintenir, pour l'avenir, la liberté qu'un gouvernement sensé doit toujours conserver; il laissait clairement entrevoir les pressentiments et les chances d'une résolution contraire: «De quelque nom qu'on la couvre, écrivait-il le 30 avril à M. de Rayneval, dans quelques limites qu'on propose de la restreindre, dût-elle même se borner à l'occupation du Bastan, l'intervention armée est encore repoussée, en ce moment, par les mêmes considérations qui, jusqu'à présent, ne nous ont pas permis d'y consentir. Sans rien préjuger sur les changements que des circonstances différentes pourraient apporter plus tard dans nos déterminations, nous devons déclarer que, tant que les choses resteront dans l'état où elles sont aujourd'hui, les démarches qu'on ferait pour obtenir de nous une coopération armée seraient sans résultat. Ces démarches qui, comme celles qui ont déjà eu lieu, ne tarderaient pas à devenir publiques, seraient une imprudence tout à fait gratuite puisque, en mettant dans un nouveau jour la détresse du gouvernement de la reine, et en l'exposant à un refus pénible, elles ne pourraient avoir d'autre effet que de diminuer encore ce qui lui reste de force morale. Ses amis ne peuvent donc trop lui conseiller de s'en abstenir.»

La permanence et le progrès des deux fléaux qui désolaient l'Espagne, la guerre civile et l'esprit révolutionnaire, rendaient à Madrid cette abstention et à Paris cette réserve expectante de plus en plus difficiles. Dans les provinces basques, les bandes carlistes et les troupes royales, en se combattant avec un acharnement peu efficace, se livraient à de révoltantes cruautés mutuelles, presque toujours tolérées, quelquefois ordonnées par leurs chefs. De nouveaux partisans de l'insurrection, encore plus hardis que les premiers insurgés, parcouraient l'Espagne en tous sens, semaient l'effroi jusqu'aux portes de Madrid, et semblaient protégés, dans leurs courses vagabondes, tantôt par la faiblesse des autorités, tantôt par la faveur populaire. En même temps, les menées des sociétés secrètes et les passions démagogiques éclataient dans les provinces du midi, à Barcelone, à Valence, à Malaga, à Séville, à Cordoue, à Cadix, faisant partout retentir le cri: Vive la Constitution de 1812! et amenant partout des scènes sanglantes. Impuissant à réprimer de tels excès, le gouvernement espagnol tantôt s'efforçait de les pallier, tantôt essayait de les apaiser en prenant des mesures agréables aux réformateurs libéraux et systématiques, comme la suppression de toutes les corporations religieuses, la clôture des couvents, la vente de leurs biens, la dissolution répétée des Cortès où prévalaient les modérés, et leur convocation selon des lois plus démocratiques qui ramenaient pourtant les modérés en majorité, ou bien près de la reconquérir. Les hommes s'usent vite à faire ce double métier de novateurs audacieux et de gouvernants sans force. M. Mendizabal tomba. M. Isturiz lui succéda, plus modéré, plus considéré, plus indépendant de l'influence anglaise, mais, malgré son bon vouloir, presque aussi inefficace pour, mettre fin à la guerre civile, rétablir l'ordre dans l'État, dans les finances, dans les rues, et assurer l'avenir de la monarchie constitutionnelle en rendant réels et pratiques, pour tous les Espagnols, les droits et les garanties qu'elle leur promettait. A Madrid même, le 17 juillet et le 3 août, l'anarchie révolutionnaire fit explosion, et elle y aurait triomphé dès lors sans l'énergie d'un homme destiné à être un moment son vainqueur et bientôt sa victime. Informé qu'un rassemblement de gardes nationaux à pied et à cheval s'était formé au Prado pour y proclamer la constitution de 1812, le général Quesada, capitaine général de la Castille, chef rigide, vaillant soldat, indomptable Espagnol, s'y rendit vers dix heures du soir escorté seulement de vingt carabiniers, et prenant plaisir à déployer en face des séditieux son autorité et son courage, il les apostropha violemment: «Vous êtes des lâches et des assassins; vous n'êtes pas des hommes. Je suis las de ces jeux de femmes et d'enfants. C'est une bataille et du sang qu'il me faut. Que ceux qui veulent la constitution choisissent de toutes ces maisons celle qui leur conviendra la mieux; qu'ils l'occupent, et je me charge de les en déloger avec ces vingt soldats. Vous avez payé des hommes pour me tuer; mais je vous brave tous.»—«Tout le monde se taisait, écrit M. de Bois-le-Comte qui venait d'arriver à Madrid où M. Thiers l'avait envoyé, et qui tenait ces détails de témoins oculaires:—Eh bien, reprit le général Quesada, que faites-vous là? Pourquoi donc êtes-vous venus?»—Quelques officiers répondirent: «Nous avons entendu la générale et nous sommes venus; faut-il nous séparer?—Non, réunissez-vous au contraire, car je veux vous exterminer une bonne fois.»—Il y avait division dans les gardes nationaux; quelques-uns avaient dévoilé le plan à l'autorité et promis leur assistance pour le maintien de l'ordre; quand Quesada les somma de tenir parole, ils s'excusèrent timidement: «Allons, leur dit-il, vous êtes de bonnes gens, mais des poltrons; allez-vous-en, car vous me gênez.» Tous les gardes nationaux se retirèrent peu à peu, et le Prado fut évacué. Vers une heure du matin, Quesada alla à la Plaza Major; il y trouva la garde nationale réunie et quelques criards: «J'ai besoin de votre quartier, dit-il aux gardes nationaux; qu'aimez-vous mieux, me le laisser ou le défendre? à votre choix; cela m'est égal; si vous voulez le garder, allons, battez-vous.»—Les gardes nationaux remirent le quartier qui fut aussitôt occupé par le régiment de la Régente[15].

[Note 15: M. de Bois-le-Comte à M. Thiers; dépêche du 22 août 1836.]

Peu de chefs étaient aussi énergiques et réussissaient aussi bien à réprimer les émeutes que le général Quesada qui n'y devait pas toujours réussir. Arrivant coup sur coup à Paris, ces nouvelles preuves du triste état de l'Espagne y suscitèrent dans le gouvernement les impressions et les intentions les plus contraires; les adversaires et les partisans de l'intervention, le roi Louis-Philippe et M. Thiers, y trouvaient également des raisons décisives à l'appui de leur politique. Selon M. Thiers, la guerre civile était la cause de tous les maux de l'Espagne; c'était l'insurrection carliste qui fomentait les terreurs et les passions révolutionnaires; que la guerre civile fût étouffée, l'Espagne deviendrait gouvernable. Puisque le gouvernement de la reine Isabelle n'était pas en état d'étouffer la guerre civile, c'était à la France d'accomplir cette oeuvre. Par le traité de la quadruple alliance elle s'y était engagée. D'ailleurs l'intérêt français le commandait aussi bien que l'intérêt espagnol; la France de 1830 ne pouvait souffrir en Espagne le triomphe de don Carlos. Dans l'opinion du roi Louis-Philippe, au contraire, plus la guerre civile et l'anarchie se montraient opiniâtres en Espagne, moins la France devait se charger d'aller elle-même y mettre fin; quels que fussent au premier moment ses succès, elle entreprendrait là une oeuvre impossible; ni l'insurrection carliste, ni l'anarchie n'étaient en Espagne des accidents superficiels, momentanés, faciles à dompter; l'une et l'autre avaient dans les traditions, les moeurs, les passions espagnoles, des racines profondes, et pendant longtemps elles renaîtraient sans cesse, bien plus vives encore quand ce seraient des étrangers qui tenteraient de les réprimer. Ce ne serait donc pas dans une courte expédition de guerre, mais dans une longue occupation et dans une étroite association avec le gouvernement de l'Espagne que la France se trouverait engagée. Loin de prescrire une telle conduite, l'intérêt français l'interdisait absolument; la France avait assez à faire de fonder, chez elle-même, l'ordre et la liberté; elle n'avait, pour son propre compte, rien à redouter de l'insurrection carliste en Espagne qui, dans aucun cas, ne serait en état de rien tenter contre nous. D'ailleurs, malgré ses succès du moment, il était très-probable que cette insurrection ne réussirait pas, et qu'à travers des chances diverses, de tristes épreuves et de longs efforts, le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle finirait par triompher; mais c'était à l'Espagne à atteindre ce but, car elle seule le pouvait; la France devait l'y aider, non s'en charger elle-même. Le traité de la quadruple alliance ne nous plaçait point dans une telle nécessité; nous avions déjà accompli, et au delà, par les secours indirects que nous avions prêtés et que nous prêtions toujours à la reine d'Espagne, les obligations que nous avions contractées. Nous n'avions nul besoin, comme la Restauration en 1823, d'aller faire, au delà des Pyrénées, nos preuves de hardiesse politique et de la fidélité de notre armée; si nous entrions dans une intervention directe et étendue, semblable à celle de cette époque, nous nous condamnerions, soit à nous retirer bientôt en laissant l'Espagne en proie à toutes ses discordes, soit à prendre, pour un temps indéfini, la responsabilité de son gouvernement et de son avenir. Le Roi ne devait ni ne voulait imposer à la France un tel fardeau.

On essaya de concilier les deux politiques. Le Roi consentit à ce que les secours indirects donnés à l'Espagne reçussent une nouvelle extension. On lui expédia des armes et des munitions de guerre. La légion étrangère, déjà entrée au service de la reine Isabelle, avait été réduite par ses campagnes à deux mille cinq cents hommes; il fut convenu qu'elle serait portée à six mille hommes, par un recrutement autorisé en France, mais opéré au nom du gouvernement espagnol et par ses agents. Un général français de renom (il fut question du général Bugeaud et même du maréchal Clausel) devait être appelé à commander ce corps auquel s'adjoindraient quelques régiments espagnols, mais qui resterait officiellement sous les ordres du général en chef de l'armée espagnole. M. Thiers, de son côté, parut se contenter de ce développement de la coopération; et M. de Bois-le-Comte que, précisément à cette époque, il envoya en mission à Madrid, où M. de Rayneval était gravement malade, fut chargé de déclarer au cabinet espagnol que le gouvernement français n'irait pas au delà. En rendant compte le 9 août 1836 à M. Thiërs de son arrivée à Madrid et de sa première entrevue avec M. Isturiz: «Je commençai, dit M. de Bois-le-Comte, par lui dire que je devais l'engager de la manière la plus absolue, la plus positive, la plus illimitée, à renoncer à toute idée d'intervention directe; que le gouvernement du Roi avait vu avec regret que, malgré tout ce que nous avions représenté de l'impossibilité où nous étions d'adopter ce moyen, cependant on n'avait jamais perdu l'espoir de nous y amener un jour; que je devais détruire une illusion qui avait eu une influence fatale, car en montrant toujours cette perspective comme dernière ressource, elle avait empêché la cause royale de déployer toute son énergie et de développer tous ses moyens.»

Mais les paroles les plus positives ne suffisent pas à résoudre les questions ni à abolir les espérances qui ont longtemps couvé dans l'âme des peuples; le 12 août 1836, trois jours après avoir fait à M. Isturiz la déclaration que je viens de citer, M. de Bois-le-Comte écrivit à M. Thiers: «Les Espagnols sont tellement accoutumés à nous voir intervenir dans leurs affaires, et à nous voir régler leurs questions de succession, depuis Henri de Transtamare jusqu'à Philippe V, Ferdinand VII et son père, et la reine Isabelle, que l'idée que nous finirons par intervenir chez eux s'y est profondément accréditée, de manière à ne pouvoir que bien difficilement être déracinée dans ce pays. Ils pensent qu'ils doivent nous laisser parler, et que nous finirons toujours par en venir à une intervention directe, ne pouvant supporter en Espagne ni l'anarchie révolutionnaire, ni la restauration de don Carlos. J'ai trouvé cette idée dans M. Isturiz comme dans la régente et dans toute sa cour; je n'ai pas eu trop, pour la combattre, de toute la force des expressions que Votre Excellence avait employées pour me bien pénétrer de la ferme résolution du gouvernement de toujours se refuser à une intervention directe; je crois être parvenu à convaincre la reine Christine et M. Isturiz, et leur avoir fait enfin comprendre qu'ils devaient chercher leur salut dans leur propre énergie, et nous considérer ensuite comme leur plus puissant appui, mais non plus comme le principe vital de leur cause. Mais cette impression, que j'ai pu produire sur la reine et sur son gouvernement, n'a pas été celle qu'a reçue le public; la coïncidence de mon arrivée avec les succès des carlistes, et avec la proclamation en Aragon et en Andalousie de la constitution de 1812, a répandu dans tous les esprits la confiance que j'apportais enfin cette intervention tant désirée; les uns ont dit que j'annonçais l'intervention même, les autres une mesure qui y conduirait immanquablement.»

Il fallait sortir de cette situation qui tenait les esprits incertains, à Paris dans l'action et à Madrid dans l'attente; il fallait choisir enfin entre l'appui indirect et limité et l'intervention directe et complète. La discussion recommença dans le conseil, de jour en jour plus vive et plus claire. Le Roi crut avoir le droit de se plaindre que, dans l'exécution des mesures de secours indirect qu'il avait naguère consenties, on eût dépassé les limites convenues; le recrutement de la légion étrangère, qui devait la porter à six mille hommes, s'élevait déjà, disait-il, à huit mille, et était encore poussé avec ardeur, non par l'intermédiaire du ministre d'Espagne, le général Alava, ainsi que cela avait été réglé, mais par les aides de camp du ministre de la guerre lui-même, le maréchal Maison, à qui surtout le Roi s'en prenait de ces secrètes infractions aux décisions du gouvernement. Les questions, les explications, les récriminations se succédaient incessamment dans le conseil où six des ministres se rangeaient à l'avis de M. Thiers, et un seul, le comte de Montalivet, à celui du Roi. Les deux politiques étaient en présence et en crise, toutes deux soutenues avec une conviction sincère et forte, et s'appuyant, l'une sur l'urgence des circonstances et le voeu de l'Espagne évidemment prononcé en faveur de l'intervention, l'autre sur les considérations d'avenir et le sentiment de la France qui s'y montrait clairement contraire: «Rien ne peut amener le Roi à l'intervention, lui dit un jour M. Thiers, et rien ne peut m'y faire renoncer.»

Sur ces entrefaites arriva à Paris la nouvelle que le 12 août, à Saint-Ildefonse où résidaient alors la jeune reine Isabelle et la Reine régente, les deux régiments de service, l'un des milices provinciales, l'autre de la garde, étaient entrés tout à coup en insurrection, s'étaient portés sur le palais de la Granja, et avaient bruyamment réclamé la constitution de 1812. La reine Christine, avec un courage et un sang-froid remarquables, avait vainement opposé à la sédition son influence et sa résistance personnelles; en l'absence de toute force effective, il avait fallu céder; la reine avait enfin autorisé la troupe «à jurer la constitution jusqu'à la réunion des Cortès;» et le 13 août, sur la place de Saint-Ildefonse, soldats et officiers avaient en effet prêté ce serment. Le 14, la même insurrection éclata à Madrid; le général Quesada la contint un moment; mais le 15, quand on apprit à Madrid ce qui venait de se passer à Saint-Ildefonse, le mouvement devint irrésistible; le cabinet Isturiz se dispersa; un ministère nouveau, formé d'anciens partisans de la constitution de 1812, fut imposé à la Reine régente, sous la présidence de M. Calatrava; le 17 août, les deux reines rentrèrent à Madrid; les Cortès, qui étaient sur le point de se réunir, furent dissoutes, et le 21 août, un décret royal convoqua pour le 24 octobre des Cortès nouvelles, selon le système électoral prescrit par là constitution de 1812 et pour la remettre en vigueur.

Puisque je viens de parler du général Quesàda et de son attitude en face de la sédition, je veux reproduire ici textuellement ce qu'écrivit le 30 août M. de Bois-le-Comte sur sa mort et son caractère. C'est le droit des grands coeurs, morts par des violences barbares, que le souvenir de leurs derniers moments soit conservé avec respect, pour la gloire de leur nom et aussi pour l'instruction des vivants; le stoïcien Thrasea, condamné par Néron, disait à son gendre Helvidius Prïscus en se faisant ouvrir les veines: «Regarde, jeune homme, tu es né dans des temps où il convient de fortifier son âme par de fermes exemples[16].» Nous avons vu les jours où de pareils exemples étaient aussi nécessaires en France qu'à Rome sous Néron; ces jours sont loin de nous; mais aujourd'hui encore, et à l'abri des périls qui menaceraient la vie, il est bon d'apprendre à bien garder son honneur: «La première idée des révolutionnaires devenus maîtres de la capitale, dit M. de Bois-le-Comte, fut d'empêcher que Quesada ne leur échappât; prévenu trop tard, il prit la route de Burgos; il y était à peine qu'il y fut suivi par une multitude de miliciens. Il reconnut bientôt qu'il ne pouvait se soustraire à leur poursuite. Arrivé à Hortaleza, à une lieue de Madrid, il se jeta dans une maison. Les miliciens arrivaient déjà; une petite fille, qui le vit, lui demanda s'il désirait parler au curé: «Sans doute, dit-il; le curé, j'en ai besoin, car je vais mourir.» Résigné à son sort, il se promenait à grands pas dans la chambre, sans chercher à se dérober aux regards, et passant la main dans ses cheveux, selon son geste habituel. Les miliciens n'osèrent l'attaquer corps à corps; ils lui tirèrent un coup de fusil à travers les barreaux de la fenêtre; la balle lui entra dans le corps. Il les regarda: «Si vous voulez que je meure, leur dit-il, il faut m'en tirer un second; celui-là ne suffit pas. «Plusieurs coups partirent; on enfonça la porte; on le perça à coups d'épée; la fureur des assassins s'assouvit par mille atrocités exercées sur son corps encore vivant et continuées sur son cadavre. Ainsi périt cet homme, véritable Espagnol, extrême dans ses qualités comme dans ses défauts, fougueux soldat de la foi en 1823, promoteur anarchique du renversement de M. Zéa Bermudès en 1833, ayant, dans toutes les autres circonstances, constamment attaqué et contenu, avec la même énergie, les mêmes bravades et la même jactance, les carlistes et les hommes des clubs et de la révolution; il voyait son sort, et marchait à l'encontre sans illusion, sans espoir et sans trouble. Il contint à lui seul le mouvement révolutionnaire à Madrid, et il lui avait arraché les armes, quand la cause de la Reine fit naufrage sur un autre point et l'entraîna dans sa chute.»

[Note 16: Specta, juvenis; in ea tempora natus es quibus firmare animum expediai constantibus exemplis. (Tacite, Annales, l. XVI, chap. xxxv.)]

Le meurtre de Quesada, la fuite des principaux chefs du parti modéré, les clameurs sanguinaires qui s'élevaient contre eux, les nouvelles des provinces qui annonçaient presque partout la même effervescence, jetaient la population honnête et tranquille dans une consternation pleine d'alarmes: «Je ne crois pas à une terreur en Espagne, écrivait à M. Thiers M. de Bois-le-Comte, mais les esprits sont très-frappés; pas un journal n'a encore osé blâmer le meurtre de Quesada, commis depuis dix jours; pas un seul n'a osé élever un doute sur la parfaite spontanéité avec laquelle la Reine a accepté la constitution; la rédaction de tous les journaux modérés a été renouvelée; il n'y a pas en ce moment à Madrid un seul journal d'opposition; quant à un journal carliste, il n'est jamais venu dans la pensée de personne qu'il fût possible d'en établir un. Avec de pareilles moeurs publiques, il est difficile de faire marcher ici un gouvernement basé sur la publicité et sur la libre discussion… Quant à nous, la partie intelligente des révolutionnaires voudrait ménager la France et hériter de son appui; la partie brutale, qui domine dans les rues et les casernes, et malheureusement aussi dans les sociétés secrètes d'où est sorti tout ce mouvement, affecte de nous braver, et l'on entend perpétuellement répéter depuis quelques jours dans les cafés de Madrid ce mot qui a fini par y devenir proverbial: «A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses; nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français[17].»

[Note 17: Dépêches de M. Bois-le-Comte, des 21 et 27 août 1836.]

La perplexité fut grande dans le conseil, déjà si agité, quand toutes ces nouvelles arrivèrent coup sur coup à Paris. Au profit de qui s'accomplirait désormais l'intervention, si elle s'accomplissait? Quel gouvernement irait-on soutenir en Espagne? La reine Christine resterait-elle régente? Quelle serait, envers les hommes qui ramenaient par la violence la constitution de 1812, l'attitude du cabinet anglais? M. Mendizabal, à qui il avait paru porter tant de bienveillance, était, selon tous les rapports, le principal fauteur de l'insurrection de Saint-Ildefonse et de Madrid. L'avenir de l'Espagne était chargé de ténèbres, et d'orages dans les ténèbres. Plus décidé que jamais à n'y point associer la France et son gouvernement, le Roi demanda que les corps rassemblés sur les Pyrénées fassent dissous, afin qu'il fût bien clair qu'ils n'entreraient pas en Espagne à l'appui du pouvoir révolutionnaire et des chances obscures qui venaient d'y apparaître. Le cabinet se refusa formellement à cette mesure, disant que ce serait renoncer décidément et ouvertement à l'intervention: «Il faut rompre la glace, dit M. Thiers; le Roi ne veut pas l'intervention; nous la voulons; je me retire.» Ses collègues, à l'exception de M. de Montalivet, adhérèrent à sa démission: «Messieurs, dit le Roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous; je vous demande de n'en point parler et de rester à vos postes pendant que je vous chercherai des successeurs.» Aucun doute, ni aucune plainte ne pouvaient s'élever; le Roi et ses conseillers se séparaient pour une dissidence profonde sur une question grave qui devait être portée devant les Chambres et le pays; ils usaient les uns et les autres d'un droit incontestable, garantie de leur influence et de leur dignité mutuelles dans le gouvernement de l'État. La retraite du cabinet devint promptement publique, et l'on ne tarda pas à entrevoir quels seraient ses successeurs.

CHAPITRE XXIV

MON ALLIANCE ET MA RUPTURE AVEC M. MOLÉ. (1836-1837.)

Mes relations avec le comte Molé.—Formation du Cabinet du 6 septembre 1836.—Sentiments divers de mes amis politiques.—Par quels motifs et à quelles conditions j'entre dans le cabinet.—Ses premiers actes.—État des affaires en Algérie.—Expédition de Constantine.—Le maréchal Clausel.—Le commandant Changarnier.—Le général Trézel.—Mauvais succès de l'expédition.—Retraite de l'armée.—Conspiration de Strasbourg.—Le prince Louis Bonaparte.—Son échec et son embarquement à Lorient.—Par quels motifs le cabinet ne le traduisit pas devant les tribunaux.—Ouverture de la session des Chambres.—Tentative d'assassinat sur le roi Louis-Philippe.—Débat de l'adresse.—Procès du complot de Strasbourg devant la Cour d'assises de Calmar.—Acquittement des accusés.—Projets de loi présentés aux Chambres.—Sur la disjonction de certaines poursuites criminelles, le lieu de déportation et la non-révélation des complots contre la vie du Roi.—Sur la dotation de M. le duc de Nemours.—Pressentiments du roi Louis-Philippe sur l'avenir de sa famille.—Le projet de loi sur la disjonction est rejeté à la Chambre des députés.—Le cabinet se dissout.—Tentatives diverses pour en former un nouveau.—Le Roi m'appelle.—Mes propositions et mes démarches.—Elles échouent.—Je me retire avec MM. Duchâtel, Gasparin et Persil.—M. Molé forme le cabinet du 15 avril 1837.

Bien avant que la crise éclatât, j'avais quitté Paris pour aller, avec ma mère et mes enfants, passer quelques semaines en Normandie, d'abord à Lisieux, puis chez le duc de Broglie. Je voulais être absolument étranger à la chute du cabinet de M. Thiers, et ne me trouver engagé d'avance dans aucune des combinaisons tentées pour lui chercher des successeurs. J'avais à coeur de conserver, dans cet avenir, toute ma liberté. Le public, que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait surpris, trouvait celle du cabinet du 22 février 1836 bien prompte, et se montrait ennuyé des crises ministérielles; par égard pour son sentiment comme par mon propre goût, il me convenait de me tenir à l'écart.

On essaya de m'en faire sortir. Je reçus, de la part du comte Molé, une invitation à l'aller voir pour causer avec lui. Je m'y refusai, et il me comprit, car il m'écrivit d'Acosta, le 18 août: «J'arrive et trouve ici la réponse que vous m'avez faite. Je serais désolé de vous causer le moindre dérangement; je me hâte de vous le dire. Je serai moi-même fort errant autour de Paris jusqu'à ce que la session m'y rappelle. Vous savez sans doute que toutes les démissions ont été hier données et acceptées. La dépêche télégraphique annonçant les événements de Saint-Ildefonse a tout changé ou ajourné.»

Il y avait bien des raisons et bien des chances pour que M. Molé succédât à M. Thiers. Il avait été en 1830, avec faveur auprès du public comme auprès du Roi, ministre des affaires étrangères; depuis que les affaires d'Espagne agitaient les esprits, il s'était hautement prononcé contre l'intervention. Son nom, sa position sociale, son expérience dans les grandes fonctions du gouvernement sous l'Empire et sous la Restauration, son mérite personnel, la prudence et l'agrément de sa conversation, ses manières dignes et douces le rendaient considérable dans le parti de l'ordre et semblaient le désigner pour la conduite des affaires étrangères. Il était ambitieux et il en avait le droit: «Personne, me disait souvent M. Bertin de Veaux, qui le connaissait bien et qui s'y connaissait, personne ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique; il y est plein d'activité, de longue prévoyance, de sollicitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir-faire avec convenance et sans bruit. Il y a plaisir à s'en mêler avec lui.» Et il ajoutait en riant: «Plus de plaisir que de sûreté.» On reprochait, en effet, à M. Molé de se préoccuper trop exclusivement de lui-même et de son succès, et d'oublier trop aisément ses associés et ce qu'ils devaient attendre de lui.

Je n'avais avec lui point d'ancienne intimité. Avant la Restauration, pendant qu'il était grand-juge, ministre de la justice et en faveur auprès de l'empereur Napoléon, je l'avais rencontré quelquefois dans le monde, entre autres chez madame de la Briche, sa belle-mère, et chez madame de Rémusat; mais il était froid et silencieux; j'étais jeune et de l'opposition libérale; nous nous voyions sans nous connaître. Sous la Restauration, et lorsqu'il entra, comme ministre de la marine, dans le cabinet du duc de Richelieu, nous eûmes de plus fréquents rapports, mais sans habitudes familières; j'étais lié avec M. Decazes qui crut avoir à se plaindre de lui, et leur mésintelligence se fit ressentir entre leurs amis. La révolution de 1830 nous rapprocha, M. Molé et moi, et, soit dans le premier cabinet du gouvernement de Juillet, soit pendant l'administration de M. Casimir Périer, nous pensâmes et agîmes presque toujours ensemble, toutefois sans aucun lien étroit et personnel. Tant que dura le cabinet du 11 octobre 1832, M. Molé fut habituellement, comme le voulaient sa position, et son caractère, dans les rangs du parti de l'ordre; il se sépara cependant du ministère dans quelques circonstances qui nous semblaient exiger une fermeté inébranlable, entre autres dans le cours du grand procès suivi devant la cour des pairs contre les insurgés d'avril 1834. Il avait aussi, quant à nos relations au dehors, sinon une autre politique, du moins une tendance politique différente de celle du cabinet, et particulièrement du duc de Broglie; il tenait moins étroitement à l'alliance anglaise, et semblait plus disposé à rechercher l'amitié des cours du continent. De ces diverses causes il était résulté entre lui et nous une certaine froideur.

Mais, en 1835, après l'attentat de Fieschi, et surtout en 1836, après la chute du cabinet du 11 octobre 1832, des relations plus habituelles et plus bienveillantes se formèrent entre M. Molé et moi. Il mit du soin à les cultiver. Nous nous rencontrions souvent chez la comtesse de Castellane, l'une des personnes les plus propres à attirer et à rapprocher les hommes qu'elle avait quelque dessein d'unir, comme elle eût été propre à les brouiller si cela lui eût convenu: vive avec charme et douceur, d'un esprit original, facile et abondant, sans qu'on y vît aucune autre prétention que celle de plaire et d'amuser, pleine d'art avec abandon, séduisante en se montrant elle-même intéressée et charmée, comprenant et goûtant toutes choses, la littérature, les arts, la politique, et n'ayant l'air de s'en soucier que pour l'agrément de la conversation ou le plaisir de ceux qu'elle voulait gagner à son salon ou à ses vues. Ses habitués n'étaient pas nombreux, quelques hommes du monde, quelques gens d'esprit, quelques étrangers, diplomates ou voyageurs. On causait librement chez elle. Elle savait avoir, pour ceux à qui elle avait quelque raison de vouloir plaire, des distinctions fines, gracieuses et affectueuses; elle en eut pour moi, avec le dessein, point empressé ni incommode, d'établir, entre M. Molé et moi, des habitudes de bonne intelligence et d'accord. Elle y réussit sans peine, car il n'y avait entre nous, à cette époque et sur les questions à l'ordre du jour, point de dissidence; nous assistions ensemble à la vie et aux actes du cabinet de M. Thiers, en les jugeant presque toujours de la même manière et en formant les mêmes conjectures sur l'avenir.

J'étais à Broglie lorsque la retraite de M. Thiers fut certaine et sa démission publiée le 26 août dans le Moniteur. Je reçus aussitôt deux lettres datées de ce même jour, l'une de M. Bertin de Veaux, l'autre de M. Molé: «Mon cher ami, m'écrivait M. Bertin de Veaux, je vous ai fait dire plusieurs fois par votre fils, et une fois par votre ami, M. le duc de Broglie, de ne pas venir à Paris: la destinée de M. Thiers était alors incertaine, et je ne voulais pas que M. Thiers, ni personne autre, put dire que vous étiez venu pour le précipiter dans sa chute. Aujourd'hui le Moniteur a parlé; il faut donc changer de conduite; votre présence maintenant est utile; elle est même nécessaire, car dans des circonstances aussi critiques, les minutes sont précieuses. Hâtez-vous donc de revenir. Soyez sûr que je soigne votre considération comme la mienne, et que je ne vous conseille que ce que je ferais pour moi-même.» M. Molé me disait: «Vous comprendrez maintenant les raisons qui m'avaient fait désirer de vous voir. J'ai reçu cette nuit, à Acosta, une lettre du Roi qui me pressait de me rendre près de lui. Je le quitte et je lui ai dit mon désir de m'entendre avec vous avant d'aller plus avant. Les moments sont précieux. J'espère que vous le penserez comme moi.»

A ne considérer que les choses mêmes, ma situation était simple. C'était sur la question d'Espagne et pour écarter l'intervention que se formait le nouveau cabinet, et j'étais opposé à l'intervention. Il s'agissait de faire retour, au dedans comme au dehors, vers la politique du cabinet du 11 octobre 1832, principes et personnes. Le Roi réclamait mon concours dans une circonstance grave pour lui-même comme pour le pays, et dans laquelle j'approuvais sa résistance au cabinet précédent. Il avait besoin, disait-il, dans la Chambre des députés, ou de M. Thiers ou de moi, et le public, comme les Chambres, se montraient, à cet égard, de son avis. On ne me demandait aucune concession, on ne me faisait aucune objection qui pût être, pour moi, un motif de refus. Parmi mes amis politiques, les sentiments étaient divers. Plusieurs regrettaient que je rentrasse si tôt dans les affaires; j'en étais sorti trop récemment; l'expérience du mal attaché à la déviation de la politique de résistance n'avait été ni assez complète ni assez longue; la réaction qui nous ramenait vers cette politique ne faisait que commencer; pendant ma retraite, ma situation avait grandi en se calmant; elle grandirait et se calmerait encore si je restais encore quelque temps en dehors du pouvoir, et je le reprendrais plus tard avec toute l'autorité dont j'aurais besoin. C'était là, entre autres, l'avis de M. Duvergier de Hauranne qui me donna, à cette époque, des marques de sagacité, de fidélité, et j'ajoute de modération que rien de ce qui est survenu depuis entre lui et moi ne doit ni ne peut m'empêcher de reconnaître. D'autres, et je dirai la plupart, trouvaient, au contraire, mon retour aussi naturel que nécessaire; je ne l'avais point cherché; j'étais complètement étranger à la chute de M. Thiers; je n'avais pas ouvert la bouche sur la question devant laquelle il tombait. Ils n'admettaient pas que je pusse me refuser au voeu du Roi quand j'étais de son avis, et à l'occasion de rendre à mon parti politique son influence et son rang. A cette opinion quelques-uns ajoutaient qu'en rentrant dans les affaires, je devais en demander nettement la direction: «Je ne crois pas me tromper, m'écrivait de Nîmes le premier président de la cour royale, M. de Daunant, l'un de mes plus anciens et plus judicieux amis, en vous disant qu'on s'attend généralement à vous voir chef du nouveau cabinet; les graves difficultés qui existaient déjà auront sans doute été augmentées par la politique incertaine suivie depuis six mois; un essai un peu plus long aurait peut-être achevé de la discréditer, mais j'espère que cet essai malheureux et la confiance que vous inspirez vous rallieront les hommes honnêtes et courageux.» Le duc de Broglie, avec sa générosité simple et fière, m'exprimait plus vivement encore la même idée: «Le ministère nouveau, m'écrivait-il, doit vous accepter pour chef, non-seulement de fait, mais de nom; quoi qu'il en soit, vous en aurez la responsabilité; il faut que vous en ayez la direction. Un ministère qui a deux présidents, l'un de nom, l'autre de fait, n'en a réellement point. C'est là un dissolvant inévitable et prochain.» A peu près tous enfin s'accordaient à penser et à dire qu'en ramenant la politique un moment altérée, le nouveau cabinet devait la présenter sous un nouvel aspect; M. Duchâtel m'écrivait le 23 août de La Rochelle, où il présidait le conseil général: «S'il survient une crise, vous devez user de votre liberté. Je ne puis vous écrire avec détail, mais mon avis est qu'il faut deux choses: 1° ne pas ressusciter le passé et faire du neuf; 2° se distinguer en tout de ce qu'on remplace.» Le duc de Broglie était encore plus explicite: «Le nouveau ministère doit être vraiment nouveau; il doit être le produit de combinaisons nouvelles et qui surprennent le public; s'il se présentait comme une résurrection, comme une contre-épreuve affaiblie et pâle du ministère qui s'est dissous il y a six mois, comme ce ministère-là, moins des hommes aussi importants que Thiers et Humann, cela lui serait mortel; il n'en aurait pas pour un mois.»

De là précisément venait mon déplaisir. Faire un cabinet nouveau, c'était me séparer du duc de Broglie; j'étais sorti naguère du pouvoir avec lui, M. Duchâtel et M. Persil; y rentrer avec deux seulement de mes compagnons, sans le plus intime des trois, et en prenant moi-même sa place comme président du conseil, il y avait là, quels que fussent les motifs politiques qui pouvaient m'y décider et les conseils du duc de Broglie lui-même, une apparence d'abandon et d'infidélité dont j'étais peiné et froissé.

Le roi Louis-Philippe fit, dans cette circonstance, une faute trop commune de la part des princes qui, pour s'épargner un embarras de conversation et d'un moment, se donnent souvent des airs de légèreté, d'indifférence et d'oubli. Si, après la retraite de M. Thiers, le Roi eût appelé auprès de lui le duc de Broglie, non pour l'inviter à reprendre les affaires, mais pour l'entretenir à coeur ouvert de la situation et en discuter avec lui les convenances et les exigences, il l'eût trouvé parfaitement désintéressé d'esprit et de coeur, n'ayant nul désir de rentrer au pouvoir, bien plutôt décidé à s'y refuser si on le lui demandait, et tout prêt à donner au cabinet nouveau son loyal appui. Le Roi ne connut pas bien le duc de Broglie; il ne l'appela point, il ne lui écrivit point, ne lui donna, à cette occasion, aucune marque de confiant et affectueux souvenir. Le duc de Broglie fut blessé, et on le fut autour de lui. Blessé noblement, comme il convenait à de telles âmes; sa blessure n'influa nullement sur sa conduite; ni son dévouement au Roi, ni notre amitié mutuelle, ni la sincérité de son concours à notre politique commune n'en furent un moment altérés; mais il n'y en eut pas moins là, pour le cabinet près de se former, une circonstance déplaisante, et pour moi une peine qui influa d'une manière fâcheuse sur mes résolutions.

Je partis pour Paris et je reçus en arrivant ce billet du Roi: «Mon cher ancien ministre, j'apprends que vous êtes enfin arrivé à Paris. Je vous attendais avec impatience et je vous prie de venir me voir le plus tôt que vous pourrez. Je voudrais que ce fût ce soir, si mon billet vous parvient encore à temps. Si vous trouvez qu'il est trop tard pour venir à Neuilly ce soir, je vous propose d'y venir demain matin à dix heures, ou chez moi aux Tuileries, à midi. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous.» Je vis le Roi; je m'entretins avec M. Molé et M. Duchâtel; je recueillis les impressions et les avis de ceux de mes amis qui se trouvaient alors à Paris, et je m'arrêtai à demander que mes deux collègues dans le cabinet du 11 octobre 1832, M. Duchâtel et M. Persil, rentrassent dans le nouveau cabinet, l'un comme ministre des finances, l'autre comme garde des sceaux, que M. de Gasparin fût appelé au ministère de l'intérieur où il occupait déjà les fonctions de sous-secrétaire d'État, et que M. de Rémusat le remplaçât dans ce poste. J'assurais ainsi à mes amis politiques la moitié des sièges et deux des départements les plus importants dans le cabinet. Pour moi-même, je ne voulais que rentrer au ministère de l'instruction publique, et j'acceptai, dans ces termes, l'alliance avec M. Molé comme ministre des affaires étrangères et président du conseil.

C'étaient là des arrangements dictés par mes sentiments personnels plutôt que par l'utilité et la prévoyance politiques. En consentant à rentrer dans les affaires sans le duc de Broglie, j'avais à coeur de n'y trouver pour moi-même aucun accroissement de situation, aucune satisfaction d'ambition ou d'amour-propre; et je me flattais que, dans un conseil ainsi formé, ayant au ministère de l'intérieur deux de mes plus sûrs amis, j'exercerais sur le gouvernement général du pays, bien que confiné dans mon modeste département, toute l'influence dont la politique que je représentais pourrait avoir besoin. Je me trompais; on ne gouverne pas efficacement par des combinaisons factices et des moyens indirects. Si j'avais mis de côté mes affections et consulté uniquement la politique, j'avais à choisir entre deux conduites. Je pouvais me refuser à entrer dans un cabinet que non-seulement je ne formais pas moi-même, mais où manquaient plusieurs des principaux éléments qui avaient donné au cabinet du 11 octobre 1832 sa force et son autorité. Je me serais proposé alors pour but de reconstituer un jour ce cabinet, ou un cabinet équivalent, et je serais resté jusque-là dans cette position d'observation et d'attente qui donne aux difficultés entre les personnes le temps de s'effacer et aux rapprochements celui de s'accomplir sous la pression de la nécessité. C'eût été là peut-être la conduite la plus efficace comme la plus prudente. En me décidant à entrer dans le cabinet de M. Molé, j'aurais dû surmonter mes sentiments et mes embarras intimes, occuper moi-même le ministère de l'intérieur, m'assurer ainsi directement le pouvoir dont la responsabilité allait évidemment peser sur moi, et porter mes deux amis, M. de Rémusat et M. de Gasparin, l'un au ministère de l'instruction publique, l'autre à celui de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, deux départements pour lesquels ils étaient, l'un et l'autre, très-bien qualifiés. C'eût été là une combinaison plus naturelle et plus forte que celle à laquelle je donnai mon adhésion. Mais je cédai à mes impressions personnelles, à l'insistance du Roi, à l'urgence de la situation, et aussi à une disposition de ma nature qui est d'avoir trop de facilité à accepter ce qui coupe court aux difficultés du moment, trop peu d'exigence quant aux moyens et trop de confiance dans le succès.

Après mon acceptation et la nomination officielle des principaux ministres, le cabinet resta encore quelques jours incomplet; deux départements, la guerre et le commerce, n'étaient pas pourvus et ne le furent pas sans quelque difficulté. Le maréchal Soult ne voulut pas rentrer à la guerre sous la présidence de M. Molé. Plusieurs personnes désiraient, non sans raison, que le comte de Montalivet demeurât, comme ministre du commerce, membre du cabinet; seul, dans le cabinet précédent, il s'était opposé à l'intervention en Espagne; il avait du courage, de l'activité, du savoir-faire, assez d'influence dans les Chambres; mais il ne lui convint pas d'accepter un département inférieur en importance à celui qu'il quittait et dans lequel son sous-secrétaire d'État, M. de Gasparin, venait le remplacer. Le Roi, d'ailleurs, aimait mieux garder M. de Montalivet auprès de lui et le tenir en réserve pour le faire entrer, au besoin, dans les ministères éventuels dont il aurait à redouter les tendances. Le général Bernard et M. Martin du Nord furent nommés à la guerre et au commerce; hommes de mérite l'un et l'autre, capables et utiles, mais que le public n'appelait pas et qu'il s'impatienta d'attendre quinze jours.

Les premières mesures du cabinet furent bien accueillies. La nomination de M. Gabriel Delessert, comme préfet de police, obtint dans Paris une approbation générale. Il avait déployé dans les émeutes un rare courage et un infatigable dévouement à l'ordre. Sa famille et lui-même ne se décidèrent qu'à grand-peine, et par pur zèle pour le bien public, à accepter ces délicates fonctions. On lui sut gré et de l'acceptation et de la résistance. Peu après la formation du cabinet et sur sa proposition, le Roi fit grâce à soixante-deux condamnés pour crimes ou délits politiques. Les ministres de Charles X, détenus à Ham, MM. de Chantelauze et de Peyronnet d'abord, le prince de Polignac et M. Guernon de Ranville quelques jours plus tard, furent mis en liberté sans aucune de ces exigences qui donnent aux passions de parti une satisfaction aussi inutile que grossière, et sous la seule condition, pour trois d'entre eux, de s'établir, sur leur parole, dans des résidences choisies par eux-mêmes, pour le prince de Polignac de quitter la France, banni pour vingt ans. Les rapports de M. Molé avec les cabinets étrangers et leurs représentants à Paris commençaient sous des auspices de bon vouloir et de confiance réciproques. Je repris mes travaux pour l'expansion et le perfectionnement de l'instruction publique à tous ses degrés. Les écoles primaires reçurent de nombreux encouragements. Une chaire de pathologie et de thérapeutique générales fut créée dans la faculté de médecine de Montpellier. En présidant à la rentrée des cours de la grande École normale à Paris, je m'appliquai à bien déterminer le caractère de l'enseignement public institué par l'État, et j'affirmai qu'à tous les degrés, comme cela était déjà fait pour l'instruction primaire, il devait et pouvait se concilier avec les droits de la liberté[18]. Je me mis à l'oeuvre pour parvenir, en matière de librairie, à l'abolition de la contrefaçon, soit par des mesures législatives, soit par des négociations avec les puissances étrangères. M. Duchâtel proposa et fit adopter, sur le placement des fonds des caisses d'épargne et sur la création d'un fonds extraordinaire pour les travaux publics, des projets de loi dont la discussion d'abord et plus tard l'expérience ont mis en lumière l'utilité politique et l'opportunité financière. Mes divers collègues poursuivaient avec le même soin les améliorations légales et libérales que réclamaient ou pouvaient admettre leurs départements. Le public et les Chambres, près de se réunir, suivaient, avec une attente bienveillante, ces premiers pas d'une administration régulière et éclairée. Mais deux événements, l'un et l'autre inattendus, le mauvais succès de l'expédition de Constantine et le complot de Strasbourg, vinrent bientôt altérer gravement une situation peu forte encore, et rejetèrent brusquement le nouveau cabinet dans les grandes luttes et les grands périls.

[Note 18: Pièces historiques, n° IX.]

Le cabinet précédent avait résolu et préparé l'expédition de Constantine. Le maréchal Clausel a affirmé que M. Thiers avait adopté ses plans d'expédition et de conquête sur tous les points importants de l'Algérie, et lui avait promis tous les moyens d'exécution qu'ils exigeaient. Des documents authentiques indiquent que le ministre de la guerre, le maréchal Maison, s'était associé à cette approbation et à ces promesses, en laissant pourtant, quant à l'expédition de Constantine, quelque vague «sur l'époque où il conviendrait de l'entreprendre et sur les nouveaux ordres que le maréchal Clausel devrait attendre avant de s'y engager.» Quand le cabinet du 22 février 1836 tomba, après sa retraite officiellement annoncée, le 30 août, le maréchal Maison écrivit au maréchal Clausel «que les dispositions ordonnées étaient, dans leur ensemble, conformes aux entretiens et aux communications verbales avec plusieurs des ministres du Roi, mais qu'elles n'avaient été l'objet d'aucune délibération du conseil et n'avaient point reçu la sanction définitive du gouvernement; que c'était au nouveau cabinet à accorder ou à refuser cette sanction, et que jusque-là il importait de ne rien engager, de ne rien compromettre, de se renfermer dans les limites de l'occupation actuelle, dans celles de l'effectif disponible, et dans celles des crédits législatifs, ou du moins des dépenses prescrites ou approuvées.» Le ministre de la guerre expirant ne songeait plus qu'à se décharger de la responsabilité de l'expédition projetée, et à en reporter le poids sur ses successeurs.

Le maréchal Clausel fut et avait quelque droit d'être surpris, blessé et embarrassé. Ardent à se croire et se croyant en effet autorisé, il avait agi. Dès le 2 août 1836, il avait donné au général Rapatel, son remplaçant intérimaire en Algérie, et en les communiquant au ministre de la guerre, toutes les instructions pour l'exécution de ce qu'il appelait «le système de domination absolue de l'ex-régence, définitivement adopté, sur ma proposition, par le gouvernement.» Il avait réglé la distribution des troupes sur tout le territoire de l'Algérie, mis en mouvement celles qui devaient occuper la province de Constantine, prescrit, pour le matériel comme pour le personnel, les mesures qui pouvaient être prises sur les lieux mêmes, et annoncé celles qu'avait déjà ordonnées ou qu'allait ordonner de Paris le ministre de la guerre. Tous ces préparatifs, tous ces ordres étaient connus dans toute l'Algérie, des Arabes comme de notre armée, à Constantine comme à Alger; et le maréchal Clausel terminait ses instructions au général Rapatel en disant: «C'est au plus tard au 15 octobre que je me rendrai à Bone pour y prendre en personne la direction des opérations militaires contre Constantine.» Inquiété, mais point arrêté dans son dessein par la lettre évasive et suspensive que lui adressa le 30 août le maréchal Maison, il lui répondit sur-le-champ: «Veuillez vous rappeler que vous et M. le président du conseil m'avez pressé de partir pour l'Afrique, que j'ai pris congé de vous huit jours avant mon départ, que vous ne m'avez plus parlé du conseil dans lequel on devait discuter le plan des opérations à exécuter en Afrique. Vous verrez, en vous rappelant cette circonstance, que je ne mérite aucun reproche.» Dès que le maréchal Clausel connut la formation du cabinet du 6 septembre, il lui adressa dépêche sur dépêche, instances sur instances pour réclamer l'autorisation d'entrer en campagne: «Constantine, écrivait-il le 24 septembre, est un admirable champ pour la colonisation… C'est là qu'il faut frapper, qu'il faut nous asseoir. Tout est prêt; tarderons-nous seuls à l'être? N'agirons-nous pas quand le temps et les faits nous pressent?»

Héritier ainsi d'une situation déjà faite et très-urgente, le cabinet prit à la fois deux résolutions: l'une, de retirer le gouvernement général de l'Algérie des voies dans lesquelles le maréchal Clausel l'avait engagé, et, aussitôt que les convenances le permettraient, des mains du maréchal lui-même; l'autre, de l'autoriser à accomplir l'expédition de Constantine en lui maintenant les moyens que le précédent cabinet lui avait promis. Ces deux résolutions furent, l'une clairement indiquée, l'autre formellement déclarée au maréchal le 27 septembre, par le nouveau ministre de la guerre, le général Bernard, en ces termes: «Il a paru au gouvernement du Roi qu'un plan aussi vaste que celui qui est exposé dans votre lettre du 2 août au général Rapatel ne pouvait se réaliser sans un accroissement de dépenses qu'il ne lui est point permis de faire, au moins quant à présent. Il lui a paru aussi que les hautes conceptions qui lui étaient soumises exigeaient de sa part une attention sérieuse et qu'elles devaient être le sujet de mûres réflexions. Par ces motifs, il aurait désiré qu'il n'eût pas encore été question de l'expédition de Constantine; mais le gouvernement de Sa Majesté a été frappé des conséquences que pourrait avoir, dans un pays comme l'Afrique et avec l'esprit des populations indigènes, l'ajournement d'une expédition annoncée, surtout quand l'espoir de cette expédition a déjà rallié plusieurs tribus à notre cause… C'est donc parce que l'expédition de Constantine a été annoncée, et par ce seul motif, que le gouvernement du Roi l'autorise aujourd'hui; mais il ne l'autorise que comme une opération nécessitée par les événements, comme une opération toute spéciale, et sans que cela puisse tirer à conséquence pour l'exécution du plan général d'occupation que vous avez présenté… Il doit être bien entendu, monsieur le maréchal, que cette expédition doit se faire avec les moyens (personnel et matériel) qui sont actuellement à votre disposition. Vous remarquerez, au reste, que ces moyens sont supérieurs à la répartition projetée dans votre plan général d'occupation, et au moins égaux à ceux qui sont mentionnés dans votre instruction au général Rapatel, du 2 août dernier.»

Même avant d'avoir reçu cette lettre, le maréchal Clausel ne se méprenait pas sur sa situation; il savait fort bien que le nouveau cabinet était contraire au plan général de conduite en Algérie que, sous le cabinet précédent, il avait fait adopter. Il ne rencontrait pas non plus, sur les lieux mêmes, toutes les facilités qu'il avait espérées. Depuis six mois déjà, et dans la perspective d'une conquête qu'il tenait pour assurée, il avait nommé bey de Constantine le chef d'escadron de spahis Youssouf, qui se faisait fort d'amener, par ses intelligences dans cette province, la chute du bey turc Achmet et la reddition presque spontanée de la place. En attendant l'expédition, le maréchal avait envoyé Youssouf à Bone pour en préparer les moyens locaux; mais Youssouf n'y réussissait que très-imparfaitement; soit pour la levée des auxiliaires indigènes, soit pour le rassemblement des mulets destinés aux transports, soit pour les chances de capitulation, les résultats restaient fort au-dessous des promesses. Le maréchal envoya à Paris son aide de camp, M. de Rancé, pour demander de nouveaux renforts. Le général Bernard répondit que l'expédition de Constantine étant la seule qu'autorisât le cabinet, et les provinces d'Alger et d'Oran devant rester sur la défensive, c'était de là qu'on pouvait et devait faire venir à Bone les renforts qu'on croyait nécessaires. Alors s'engagea, entre le ministre de la guerre et le maréchal Clausel, une controverse dominée, de part et d'autre, par l'arrière-pensée tacite du plan général de conquête et d'occupation dont ne voulait pas le ministre et que le maréchal ne cessait de poursuivre: au dire de M. de Rancé, ce n'était plus seulement 30,000, mais 45,000 hommes qu'il fallait pour suffire aux nécessités soit de l'expédition de Constantine, soit des autres provinces de l'Algérie. Après un mois de correspondance un peu confuse, le général Bernard fit observer au maréchal qu'il avait à Bone 11,478 hommes à l'effectif, ce qui donnait 10,602 hommes présents, c'est-à-dire les forces qu'il avait d'abord demandées pour l'expédition; il lui envoya, de plus, les fonds nécessaires pour solder pendant six semaines 4,000 auxiliaires indigènes, et il finissait en lui disant: «Maintenant, monsieur le maréchal, ou les moyens dont vous disposez ont été jugés par vous-même suffisants, ainsi que vos instructions au général Rapatel l'ont fait penser au gouvernement du Roi, ou bien, à votre propre jugement, ils ne le sont pas. Dans le premier cas, vous n'avez aucun motif pour demander des renforts. Dans le second, comme vous n'êtes qu'autorisé à faire l'expédition, vous pouvez vous dispenser de la faire. Il dépend donc de vous seul de prendre à cet égard une détermination, selon que vous trouverez les moyens à votre disposition suffisants ou insuffisants.»

Pour donner au maréchal Clausel une haute marque de confiance, au moment où on le laissait chargé de résoudre lui-même la question qu'il avait provoquée, M. le duc de Nemours alla s'embarquer à Toulon pour prendre part à l'expédition de Constantine, comme, l'année précédente, M. le duc d'Orléans avait pris part à l'expédition de Mascara. Et pour faire acte de prévoyance en même temps que de confiance, le général Damrémont, officier d'un mérite reconnu, qui commandait à Marseille, reçut confidentiellement ordre d'aller faire un voyage à Alger, et de se tenir prêt à prendre le gouvernement de l'Algérie, si, comme le bruit en avait couru, le maréchal Clausel donnait sa démission.

Le maréchal, qui, je crois, n'avait jamais hésité, se décida sur-le-champ; arrivé à Bone dans les derniers jours d'octobre, il écrivit le 1er novembre au général Rapatel qu'il avait laissé commandant à Alger: «Envoyez-moi, par le retour de la frégate à vapeur, celui des bataillons du 2e léger qui est commandé par Changarnier, cet officier que j'ai remarqué, et dont j'ai fait, il y a quelques mois, un chef de bataillon.» Le général Rapatel fit ce qui lui était commandé; le commandant Changarnier arriva à Bone avec son bataillon; et, le 13 novembre 1836, le maréchal Clausel, emmenant 7,000 hommes de toutes armes avec 2,000 auxiliaires indigènes, et laissant à Bone 2,000 hommes déjà atteints des fièvres d'automne, se mit en marche sur Constantine.

Quelques jours avant son départ, le temps était affreux, la pluie tombait à flots, les plaines étaient inondées, la neige couvrait les montagnes: «Ce ne sont pas les longues pluies d'hiver, mais seulement les pluies de culture, et celles-ci durent peu,» disaient les hommes ardents à l'espérance: «J'ai confiance dans les troupes, écrivait le maréchal; j'espère leur en inspirer; j'espère aussi en mon étoile, et je pars pour Constantine, où je serai bientôt.» Quelques esprits plus exigeants, dans l'administration militaire surtout, ne partageaient pas cette confiance et se montraient pleins de doute sur la facilité de l'entreprise, l'opportunité du moment, la portée des moyens. Mais la plupart des assistants croyaient aller à une expédition d'un succès assuré et presque à une partie de plaisir; on comptait sur les affirmations et les promesses de Youssouf; on le regardait, on le traitait déjà comme un bey puissant; quelques officiers se plaignaient seulement de la perspective qu'il n'y aurait point de coups de fusil à échanger. Le soleil avait reparu et semblait confirmer, par son éclat, ces joyeuses idées. On partit, l'avant-garde le 9 novembre, le maréchal Clausel le 13. On avait à peine marché vingt-quatre heures, la pluie recommença; les ruisseaux devinrent des torrents; les soldats avançaient péniblement; plusieurs restaient en arrière; quelques-uns des auxiliaires arabes s'enfuirent, enlevant une petite mais précieuse partie des approvisionnements très-limités de l'expédition. Le beau temps revint; pendant cinq jours, l'armée chemina sans souffrance et sans résistance; mais le 19 novembre, quand elle arriva sur les plateaux élevés voisins de Constantine, la pluie, la neige, la grêle, le froid éclatèrent avec violence; les soldats ne trouvaient pas, sur ce sol fertile mais dénudé, un morceau de bois pour faire cuire leurs vivres et sécher leurs vêtements. A chaque passage de torrent, à chaque bivouac, on laissait, et en grand nombre, des hommes morts de froid ou de fatigue et des vivres gâtés ou perdus: «Nous fûmes exposés là, dit le maréchal Clausel dans son rapport, à toutes les rigueurs d'un hiver de Saint-Pétersbourg, en même temps que les terres entièrement défoncées représentaient aux vieux officiers les boues de Varsovie.» Le 21 novembre enfin, l'armée arriva devant Constantine. On reconnut sur-le-champ combien la place était forte, et combien peu elle songeait à se rendre. Le drapeau rouge des Arabes flottait sur la principale batterie. Dès que nos troupes furent à portée, une vive canonnade partit des remparts. Achmet-Bey, à la tête d'une nombreuse cavalerie, tenait la campagne et vint assaillir la brigade d'avant-garde qui, sous les ordres du général de Rigny, avait occupé les mamelons de Coudiat-Ati, en vue de la porte Bab-el-Oued. Un chef kabyle, hardi et renommé, Ben-Aïssa, commandait dans la ville en qualité de lieutenant du bey; il fit une sortie avec la garnison turque, et vint de son côté attaquer la même brigade. Les cavaliers arabes et les fantassins turcs furent vaillamment repousses, mais sans autre résultat; nos forces ne pouvaient suffire à cerner la place; aucune chance de capitulation ne se laissait entrevoir; nos munitions de guerre et nos vivres s'épuisaient rapidement. Le maréchal résolut de tenter, contre les deux portes devant lesquelles campaient les deux divisions de sa petite armée, un vigoureux assaut, unique chance, s'il y en avait une, d'emporter la place en y pénétrant. Le Rummel et le ravin au fond duquel il coule séparaient les deux divisions; le 23 novembre, à trois heures après-midi, un soldat traversa la rivière à la nage, portant, dans un morceau de toile cirée roulé autour de sa tête, ce billet du maréchal: «Général de Rigny, à minuit j'attaquerai la porte d'El-Kantara; attaquez à la même heure la porte de Coudiat-Ali.» Les deux attaques, dirigées l'une par le maréchal lui-même et le général Trézel, l'autre par le général de Rigny et le lieutenant-colonel Duvivier, furent poussées avec une ardente vigueur, mais sans succès; dans l'une, le général Trézel, «qui se tenait, dit le rapport du maréchal, au plus fort du feu pour disposer et encourager les troupes,» tomba le cou traversé d'une balle; dans l'autre, le lieutenant-colonel Duvivier fut un moment sur le point de pénétrer dans la place, mais tous ceux qui l'entouraient, officiers et soldats, furent frappés et contraints de se replier. «A trois heures de la nuit la lutte avait cessé, dit l'un des braves qui y assistaient; tout était rentré dans le silence, quand le signal accoutumé de la dernière prière nocturne partit du minaret de la principale mosquée de Constantine. Des versets du Koran, lancés dans les airs, furent répétés sur les remparts par des milliers de voix fermes, calmes, assurées. Nos soldats ne refusèrent pas leur estime à de tels ennemis.»

Au même moment, sur les ordres du maréchal et dans l'obscurité de là nuit, les deux divisions de l'armée se mettaient en mouvement pour se réunir en une seule colonne, et commencer une retraite devenue évidemment nécessaire. Les corps se formaient précipitamment; les ambulances étaient chargées en hâte de blessés enlevés à l'instant même du sol sur lequel ils venaient de combattre et à peine pansés. Le rassemblement de toutes les troupes au point fixé par le maréchal n'était pas encore accompli quand le soleil se leva. La garnison de Constantine, avertie par les sentinelles des remparts, sortit par détachements de plus en plus nombreux et ardents à porter de tous côtés leurs attaques. Au milieu de cette agitation disciplinée, le commandant Changarnier, qui couvrait avec son bataillon la marche de la division commandée par le général de Rigny vers le point de concentration indiqué par le maréchal, aperçut trente ou quarante soldats courant à travers les Arabes pour tâcher de rejoindre la colonne française. C'était un poste qu'on avait oublié. Faisant sur-le-champ face en arrière, le commandant Changarnier mena au pas de charge son bataillon au secours de ces soldats éperdus, et les recueillit presque tous, non sans perdre quelques-uns des siens. Puis, s'arrêtant de distance en distance à la faveur des plis du terrain, il contint à plusieurs reprises les Arabes acharnés à la poursuite, et donna ainsi aux divers corps le temps de se rejoindre et de s'organiser, selon les instructions du maréchal, en colonne de retraite. Vers onze heures, la marche d'ensemble commençait; le bataillon du 2° léger continuait à la couvrir; on aperçut toute la cavalerie arabe d'Achmet-Bey se disposant à faire une charge générale. Dès qu'il la vit approcher, le commandant Changarnier forma son bataillon en carré, en s'écriant: «Soldats, regardez ces gens-là, ils sont six mille et vous êtes trois cents; vous voyez bien que la partie est égale!» Puis quand la nuée des cavaliers arabes fut à vingt pas, il commanda un feu de deux rangs à bout portant, et au cri de: «Vive le Roi!» sa troupe joncha le sol d'hommes et de chevaux. Les Arabes se replièrent en grande hâte. La garnison turque, qui était sortie de Constantine sans prendre le temps de se pourvoir de vivres, y retourna pour faire son premier repas. La colonne française continua sa marche en bon ordre; et à la fin de ce jour, 24 novembre, quand le bataillon du 2e léger alla prendre sa place au bivouac, il fut accueilli par les longs applaudissements de toutes les troupes, et le maréchal Clausel vint porter lui-même au commandant Changarnier ses cordiales félicitations. Le lendemain, 25 novembre, on se remit en route, et, pendant cinq jours, la retraite s'opéra, incessamment harcelée par les Kabyles, troublée par la pénurie de vivres, attristée par des incidents fâcheux et des pertes déplorables, mais dirigée par le maréchal Clausel avec cette activité forte et cette fermeté d'âme qui inspirent aux troupes la confiance dans leur chef, la résignation dans les souffrances et l'ardeur dans le péril. Le 1er décembre, la petite armée était de retour à Bone; le maréchal Clausel et le duc de Nemours en repartirent le 6 pour Alger; et le 22, le jeune prince rentra à Paris, estimé de tous dans l'armée pour le courage tranquille qu'il avait montré dans son modeste rôle de volontaire, et faisant au Roi son père, avec une réserve scrupuleuse, le récit des fautes, des maux et des actes héroïques auxquels il venait d'assister.

Je ne me refuserai pas la satisfaction de rendre ici un hommage particulier à l'un des chefs de cette expédition, le général Trézel, mon ami, et devenu, en 1847, mon collègue comme ministre de la guerre. Ce vaillant homme, aussi vertueux que vaillant, avait longtemps servi en Algérie, et là comme ailleurs il avait conquis un juste renom de vertu comme de valeur; mais après l'échec qu'il essuya, le 28 juin 1835, à la Macta, contre Abd-el-Kader, il engagea lui-même le ministre de la guerre à le rappeler, «car, disait-il avec une candeur admirable, je ne pourrais plus me promettre la confiance des troupes, et je me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le gouvernement du Roi jugera nécessaires à mon égard, espérant qu'il ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces deux combats.» Pourtant ce revers, si noblement avoué, lui pesait cruellement, et il avait à coeur de retrouver, en servant de nouveau en Algérie, la chance de le réparer. Appelé en 1836 au commandement de Bone, il fit naturellement partie de l'expédition de Constantine, et il commandait, sous le maréchal Clausel, la seconde division de cette petite armée. Arrivé devant Constantine, il fut promptement convaincu qu'avec si peu de moyens d'attaque, il n'y avait, contre une résistance sérieuse, nulle chance de succès. On parlait pourtant d'un assaut, et tout en s'y préparant, le général Trézel disait à son jeune officier d'ordonnance, le lieutenant de Morny, à qui il portait confiance et amitié: «Mon cher Morny, il n'y a pas un moyen humain d'entrer dans cette ville; plusieurs de nous seront tués sous ses murs; si je suis du nombre, ce qui est probable, tâchez de rapporter à ma femme ce qui restera de moi; vous trouverez dans ma poche un billet de 500 francs; c'est à peu près tout l'argent que j'ai encore avec moi.» Dans la nuit du 23 au 24 novembre, quand le maréchal Clausel tenta d'enfoncer les portes d'El-Kantara et de Bab-el-Oued, le général Trézel, chargé de l'attaque contre la première, s'approcha très-près du rempart, ayant à côté de lui M. de Morny; la lune était claire; on tirait sur eux: «Mon cher général, lui dit le jeune officier, si nous restons ici, nous serons infailliblement tués tous les deux; moi, ce ne serait pas une grande perte; mais si, ce que je ne crois pas, on devait donner l'assaut, ce serait un grand malheur que vous n'y fussiez pas.» A ce moment, quelques hommes du génie passèrent près d'eux, conduisant un mulet chargé de pelles et de pioches; un soldat et le mulet furent tués; se tournant vers M. de Morny, le général Trézel lui dit: «Je crois effectivement que vous avez raison; mais où pouvons-nous nous mettre en attendant l'assaut?» A l'instant même il tomba la face contre terre; en se penchant vers lui, M. de Morny vit une tache de boue sur sa tempe, et, le croyant mort, il s'écria avec un mouvement d'humeur: «Allons, je le lui disais bien, le voilà tué pour n'avoir pas voulu m'écouter; quel absurde courage!» Comme il se disposait, avec l'aide de quelques soldats, à le mettre dans une couverture pour emporter son corps, le général revint à lui en disant: «Eh bien! que s'est-il donc passé?—Comment, mon général, vous n'êtes pas mort? quel bonheur!—Je n'étais qu'évanoui; je ne pouvais parler; mais je vous ai bien entendu grogner et dire que j'étais mort. Je n'avais qu'une inquiétude, c'était d'être laissé là.» On le transporta à l'ambulance; il avait eu le cou traversé d'une balle; mais la balle, très-petite, avait passé entre les vertèbres, le gosier et la carotide; une balle de munition l'eût tué. Il fit la retraite dans la calèche du maréchal Clausel, aussi calme et aussi peu préoccupé de lui-même qu'il l'avait été sous le rempart de Constantine. Je prends plaisir à recueillir les souvenirs de ce modeste et intègre serviteur de la France. C'était un coeur indomptable dans un corps chétif et de pauvre apparence. A la simplicité à la fois mâle et timide du soldat plus exercé à obéir ou à commander qu'à discuter, il joignait le patriotisme respectueux du citoyen dévoué à l'ordre et aux lois. Il avait quelques-uns des préjugés, mais aucune des faiblesses de son temps. Sa fermeté n'était pas toujours exempte de prévention ni d'entêtement; mais quand il se trompait, aucune vue personnelle, aucun sentiment d'une pureté douteuse ne se mêlait à son erreur. Je n'ai point connu de caractère plus désintéressé, ni de conscience plus impérieuse. Le devoir était sa loi et le dévouement sa passion. Qu'il fallût se compromettre ou s'abstenir, monter à l'assaut ou se retirer du monde, ni l'une ni l'autre nécessité ne le trouvaient hésitant, et il était également prêt à l'effort ou au sacrifice. Il n'a pas obtenu la renommée des Catinat et des Fabert, et il n'eut pas à la guerre leur fortune ni leur génie; mais par l'âme il était de leur race, et je ne fais que lui rendre justice en le nommant à côté d'eux. Je reviens au maréchal Clausel et aux conséquences de sa malheureuse campagne.

Elle fut, dans les Chambres, l'objet de longs débats. Le maréchal Clausel y prit part, sans juste intelligence de la situation générale et de la sienne propre. C'était un homme de guerre éminent sur le champ de bataille, mais resté tel que l'avaient fait la Révolution et l'Empire, patriote avec les routines de la violence et du despotisme, aimant la grandeur de la France et toujours prêt à la servir vaillamment de son épée, mais étranger à toute vue politique et à tout sentiment de la responsabilité au sein de la liberté. Il avait été imprévoyant, présomptueux, léger, trop peu préoccupé du sort des hommes qu'il commandait, cherchant surtout son propre succès, quelque faibles qu'en fussent les chances et quelque prix qu'il en dût coûter. En arrivant à Bone, sous le coup de son échec, et pressé d'adoucir le mécontentement qu'en devait ressentir le cabinet, il écrivit confidentiellement au général Bernard, au même moment où il lui envoyait son rapport officiel: «Je déclarerai au gouvernement, quand il voudra, comme il voudra, que les troupes sous mon commandement étaient suffisantes pour l'expédition, et que j'aurais fait rendre ou pris Constantine, avec une partie de celles qui ont été mises par le mauvais temps dans un état d'anéantissement, si cette partie avait pu être réunie aux autres.» Quand vint le jour de la discussion publique, il ne sut se défendre qu'en accusant le gouvernement de ne lui avoir pas donné des forces suffisantes et de préparer l'abandon de l'Algérie: accusation absurde, car le cabinet ne comptait dans son sein aucun des hommes qui avaient laissé entrevoir ce désir, et j'étais au contraire l'un de ceux qui, en toute occasion, avaient le plus fermement défendu le maintien et l'avenir de nos possessions d'Afrique. Mais l'accusation d'indifférence pour la grandeur nationale était le thème d'attaque populaire, et c'était là que le maréchal Clausel cherchait son point d'appui. Au moment de ce débat, il n'était plus, depuis deux mois, gouverneur général de l'Algérie; bien décidés à réparer l'échec de la France devant Constantine et à ne pas courir de nouveau le risque des fautes qui nous l'avaient valu, nous avions, le 12 février 1837, rappelé le maréchal Clausel, en lui donnant pour successeur le général de Damrémont dont le bon renom militaire et le bon esprit nous promettaient, pour le gouvernement général, de l'Algérie et pour la conduite spéciale de la nouvelle expédition, la double garantie dont nous avions besoin[19].

[Note 19: Je place, dans les Pièces historiques, n° X, une lettre que m'écrivit de Marseille le général de Damrémont, le 10 décembre 1836, avant que le mauvais succès de l'expédition de Constantine y fût connu, et où il exposait dès lors ses vues sur l'Algérie.]

L'émotion fut vive en France, à la nouvelle de ce désastre, et elle l'eût été davantage si le public n'en eût été distrait par une autre émotion que venait de susciter un incident d'une autre nature. Au même moment où le maréchal Clausel arrivait à Bone et se préparait à partir pour Constantine, le prince Louis-Bonaparte entrait à Strasbourg, et tentait de renverser, par une insurrection militaire, le Roi et la Charte de 1830.

Le 31 octobre au soir, le ministre de l'intérieur, M. de Gasparin, m'apporta une dépêche télégraphique qu'il venait de recevoir de Strasbourg, datée de là veille, 30, et qui portait:

«Ce matin, vers six heures, Louis-Napoléon, fils de la duchesse de
Saint-Leu, qui avait dans sa confidence le colonel d'artillerie
Vaudrey, a parcouru les rues de Strasbourg avec Une partie de…..»

La dépêche s'arrêtait là, et l'administrateur des lignes télégraphiques, M. Alphonse Foy, y avait ajouté cette note: «Les mots soulignés laissent des doutes. Le brumaire survenu sur la ligne ne permet ni de recevoir la fin de la dépêche, ni d'éclairer le passage douteux.»

Nous nous rendîmes sur-le-champ aux Tuileries où, peu de moments après, tout le cabinet se trouva réuni. Nous causions, nous conjecturions, nous pesions les chances, nous préparions des instructions éventuelles, nous discutions les mesures qui seraient à prendre dans les diverses hypothèses. M. le duc d'Orléans se disposait à partir. Nous passâmes là, auprès du Roi, presque toute la nuit, attendant des nouvelles qui n'arrivaient pas. La Reine, Madame Adélaïde, les princes allaient et venaient, demandant si l'on savait quelque chose de plus. On s'endormait de lassitude; on se réveillait d'impatience. Je fus frappé de la tristesse du Roi; non qu'il parût inquiet ou abattu; mais incertitude sur la gravité de l'événement le préoccupait; et ces complots répétés, ces tentatives de guerre civile républicaines, légitimistes, bonapartistes, cette nécessité continuelle de lutter de réprimer, de punir; lui pesaient comme un odieux fardeau. Malgré sa longue expérience et tout ce qu'elle lui avait appris sur les passions des hommes et les chances de la vie, il était et restait d'un naturel facile, confiant, bienveillant, enclin à l'espérance; il se lassait d'avoir sans cesse à se garder, à se défendre, et de rencontrer sur ses pas tant d'ennemis.

Le lendemain matin, 1er novembre, un aide de camp du général Voirol, commandant à Strasbourg, nous apporta la fin de l'événement comme de la dépêche télégraphique et le récit détaillé de la tentative avortée. De la Suisse où il résidait et des eaux de Baden où il se rendait souvent, le prince Louis entretenait en France, et particulièrement à Strasbourg, des relations assidues. Ni parmi ses adhérents, ni en lui-même, rien ne semblait lui promettre de grandes chances de succès; des officiers vieillis, des femmes passionnées, mais sans situation dans le monde, d'anciens fonctionnaires sans emploi, des mécontents épars n'étaient pas des agents bien efficaces contre un pouvoir qui comptait déjà six ans de durée et qui avait vaincu, au grand jour, tous ses ennemis, républicains et légitimistes, conspirateurs et insurgés. Le prince Louis était jeune, inconnu en France, et de l'armée et du peuple; personne ne l'avait vu; il n'avait jamais rien fait; quelques écrits sur l'art militaire, des Rêveries politiques, un Projet de constitution et les éloges de quelques journaux démocratiques n'étaient pas des titres bien puissants à la faveur publique et au gouvernement de la France. Il avait son nom; mais son nom même fût demeuré stérile sans une force cachée et toute personnelle; il avait foi en lui-même et dans sa destinée. Tout en faisant son service comme capitaine dans l'artillerie du canton de Berne et en publiant des pamphlets dont la France s'occupait peu, il se regardait comme l'héritier et le représentant, non-seulement d'une dynastie, mais des deux idées qui avaient fait la force de cette dynastie, la Révolution sans l'anarchie et la gloire des armes; sous des formes calmes, douces et modestes, il alliait un peu confusément une sympathie active pour les innovations et les entreprises révolutionnaires aux goûts et aux traditions du pouvoir absolu, et l'orgueil d'une grande race s'unissait en lui à l'instinct ambitieux d'un grand avenir. Il se sentait prince et se croyait, avec une confiance invincible, prédestiné à être empereur. Ce fut avec ce sentiment et cette foi que le 30 octobre 1836, à six heures du matin, sans autre appui qu'un colonel et un chef de bataillon gagnés d'avance à sa cause, il traversa les rues de Strasbourg et se présenta à la caserne du 4e régiment d'artillerie où, après deux petites allocutions du colonel Vaudrey et de lui-même, il fut reçu aux cris de Vive l'Empereur! Quelques-uns de ses partisans et selon quelques rapports, lui-même, se portèrent aussitôt chez le général commandant et chez le préfet, et n'ayant pas réussi à les séduire, ils les firent assez mal garder dans leur hôtel. En arrivant à la seconde caserne qu'il voulait enlever, la caserne Finckmatt, occupée par le 46e régiment d'infanterie de ligne, le prince Louis n'y trouva pas le même accueil; prévenu à temps, le lieutenant-colonel Talandier repoussa fermement toutes les tentatives et maintint la fidélité des soldats; le colonel Paillot et les autres officiers du régiment arrivèrent, également loyaux et résolus. Sur le lieu même, le prince et ceux qui l'accompagnaient furent arrêtés. A ce bruit bientôt répandu, les mouvements d'insurrection tentés dans divers corps et sur divers points de la ville cessèrent à l'instant; le général et le préfet avaient recouvré leur liberté et prenaient les mesures nécessaires. Parmi les adhérents connus du prince Louis dans cette entreprise de quelques heures, un seul, M. de Persigny, son confident et son ami le plus intime, réussit à s'échapper. Les autorités de Strasbourg, en envoyant au gouvernement du Roi leurs rapports, lui demandaient ses instructions sur le sort des prisonniers.

Nous apprîmes au même moment que, le même jour, 30 octobre, à Vendôme, un brigadier du 1er régiment de hussards, en garnison dans cette ville, avait réuni au cabaret quelques-uns de ses camarades, et que là on avait résolu de sonner le boute-selle la nuit suivante, d'arrêter les officiers, les autorités, et de proclamer la république. Averti pendant que la réunion se tenait, le lieutenant-colonel fit arrêter aussitôt le brigadier et ses complices. Le brigadier, après avoir tué, d'un coup de pistolet, un maréchal des logis qui faisait son devoir en le gardant, s'échappa, erra tout le jour aux environs de la ville, et l'esprit troublé, le coeur abattu, revint à Vendôme, dans la nuit, se remettre lui-même en prison. On a beaucoup dit qu'il n'y avait aucun lien entre cette misérable échauffourée et la tentative de Strasbourg; la vraisemblance indique, et j'ai lieu de croire qu'il en était autrement.

Quant à la conduite à tenir envers les divers prisonniers; notre délibération ne fut pas longue. En apprenant l'issue de l'entreprise et la captivité de son fils, la reine Hortense accourut en France sous un nom supposé, et s'arrêtant près de Paris, à Viry, chez la duchesse de Raguse, elle adressa de là, au Roi et à M. Molé, ses instances maternelles. Elle n'en avait pas besoin; la résolution de ne point traduire le prince Louis devant les tribunaux et de l'envoyer aux États-Unis d'Amérique était déjà prise. C'était le penchant décidé du Roi, et ce fut l'avis unanime du cabinet. Pour mon compte, je n'ai jamais servi ni loué l'empereur Napoléon Ier; mais je respecte la grandeur et le génie, même quand j'en déplore l'emploi, et je ne pense pas que les titres d'un tel homme aux égards du monde descendent tous avec lui dans le tombeau. L'héritier du nom et, selon le régime impérial, du trône de l'empereur Napoléon, devait être traité comme de race royale, et soumis aux seules exigences de la politique. Il fut extrait le 10 novembre de la citadelle de Strasbourg, et amené en poste à Paris où il passa quelques heures dans les appartements du préfet de police, sans recevoir aucune autre visite que celle de M. Gabriel Delessert. Reparti aussitôt pour Lorient, il y arriva dans la nuit du 13 au 14, et fut embarqué le 15 à bord de la frégate l'Andromède qui devait se rendre au Brésil en touchant à New-York. Quand la frégate fut sur le point d'appareiller, le sous-préfet de Lorient, M. Villemain, en rendant ses devoirs au prince Louis et avant de prendre congé de lui, lui demanda si, en arrivant aux États-Unis, il y trouverait, pour les premiers moments, les ressources dont il pourrait avoir besoin: «Aucune, lui dit le prince.—Eh bien! mon prince, le Roi m'a chargé de vous remettre quinze mille francs qui sont en or dans cette petite cassette.» Le prince prit la cassette; le sous-préfet revint à terre, et la frégate fit voile.

Vingt-quatre années (et quelles années!) se sont écoulées depuis cette époque. Leurs enseignements sont clairs. Deux fois, en 1836 et en 1840, avec la persévérance de la foi et de la passion, le prince Louis-Napoléon a tenté de renverser la monarchie constitutionnelle; il a échoué deux fois, et dès les premiers pas. En 1851, il a renversé du premier coup la république, et depuis ce jour il règne sur la France. La monarchie constitutionnelle était un gouvernement régulier et libre, qui donnait des garanties aux intérêts vrais et complets de la France; la France, qui l'avait désirée en 1789, en 1814 et en 1830, n'a jamais prêté son franc concours à ses destructeurs, et en 1848 elle a subi sa chute avec surprise et alarme. La république commença en 1848 par l'anarchie, et ne menait qu'à l'anarchie; la France a accepté et soutenu l'Empire comme un port de refuge contre l'anarchie. Il y a des temps où les peuples sont gouvernés surtout par leurs désirs, et d'autres où ils obéissent surtout à leurs craintes. Selon que l'une ou l'autre de ces dispositions prévaut, les peuples recherchent de préférence la liberté ou la sécurité. C'est le premier secret de l'art de gouverner de ne pas se méprendre sur leur voeu dominant.

A l'égard des complices du prince Louis, des doutes s'élevaient sur la juridiction devant laquelle ils devaient être renvoyés. Nous nous décidâmes pour celle qui n'était l'objet d'aucune objection populaire, le jury. Ce fut, je crois, une faiblesse et une faute. Si jamais entreprise eut les caractères d'un attentat contre la sûreté de l'État, c'était certainement celle de Strasbourg; elle rentrait ainsi, selon la Charte et nos traditions constitutionnelles, dans les attributions de la cour des pairs. Le cabinet précédent lui avait renvoyé naguère le jugement de l'assassin Alibaud, affaire sans complication politique, et qui n'offrait aucune question difficile, ni de principe, ni de circonstance. Celle du complot de Strasbourg lui revenait bien plus naturellement. La mesure que nous venions de prendre à l'égard du prince Louis était une raison de plus de renvoyer ses complices devant la cour des pairs, car cette cour seule était capable d'apprécier la convenance d'un tel acte, et de n'en apporter pas moins, dans le jugement général de l'affaire et de ses acteurs, une fermeté équitable. Quant au petit complot de Vendôme, la juridiction était claire; des militaires seuls y avaient pris part; ils furent renvoyés devant le conseil de guerre de Tours.

La session des Chambres approchait, et devait s'ouvrir sous des auspices très-divers, mêlés de perspectives sereines et de nuages. A l'extérieur, l'aspect général des affaires n'avait rien que de satisfaisant. La paix n'était plus nulle part menacée. La querelle précédemment engagée entre la France et la Suisse au sujet des réfugiés avait amené la suspension des rapports diplomatiques entre les deux pays; mais grâce à la modération des deux gouvernements, cette altération du bon voisinage avait cessé; la question était apaisée, les rapports rétablis, et les incidents subalternes qui avaient contribué à les troubler n'avaient plus de valeur que comme aliment à la polémique de l'opposition. En nous refusant à l'intervention en Espagne, nous avions continué d'exécuter, non-seulement avec scrupule, mais avec zèle, le traité de la Quadruple-Alliance, et nous donnions au gouvernement de la reine Isabelle tout l'appui indirect que nous pouvions lui apporter sans engager à son service le drapeau de la France. Cette politique portait ses fruits. C'était sans succès décisif que les carlistes entretenaient au delà des Pyrénées la guerre civile; malgré leurs victoires locales et leurs courses à travers l'Espagne, la monarchie constitutionnelle était debout, opiniâtrement et efficacement défendue. Le parti radical espagnol, maître du pouvoir, en sentait la responsabilité qui pesait directement sur lui et sur lui seul, et il s'éclairait et se modérait peu à peu en gouvernant. Les nouvelles Cortès avaient confirmé la régence de la reine Christine, et elles préparaient, dans la constitution de 1812, des modifications qui devaient la rendre moins périlleuse pour l'ordre et la monarchie. En reconnaissant l'indépendance des républiques américaines, le gouvernement espagnol se délivrait d'un pesant fardeau, et se mettait en mesure de porter, sur la pacification de l'Espagne même, tout son effort. La négociation confidentiellement engagée à Berlin et à Schwerin pour le mariage du duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg promettait une heureuse issue. A tout prendre, M. Molé, après quelques mois d'administration, se présentait devant les Chambres ayant fidèlement et prudemment mis en pratique les maximes au nom desquelles le cabinet s'était formé, et en ayant déjà recueilli de bons résultats. C'était à l'intérieur que la situation était plus compliquée et moins favorable; l'expédition de Constantine et l'entreprise de Strasbourg pesaient sur nous, nous laissaient des questions graves à résoudre, des devoirs difficiles à remplir, et ne pouvaient manquer de susciter de vifs débats.

Le 27 décembre, le Roi se rendait au Palais-Bourbon, le long du quai des Tuileries, pour ouvrir la session. La 2° légion de la garde nationale, qui bordait la haie, inclinait devant lui son drapeau; il s'avançait hors de la portière pour lui rendre son salut; un coup de feu partit; la balle effleura la poitrine du Roi, passa entre ses deux fils le duc de Nemours et le prince de Joinville qui, ainsi que le duc d'Orléans, étaient avec leur père dans la voiture, et sortit en brisant une glace dont les éclats blessèrent légèrement deux des princes. L'assassin, arrêté à l'instant, et soustrait avec grand'peine à l'indignation de la foule, fut emmené d'abord au poste des Tuileries. Le cortège continua sa marche; le Roi reparut à la portière, répondant de la main aux acclamations qui éclataient sur son passage. Il arriva au Palais-Bourbon où la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Marie, la princesse Clémentine, le duc d'Aumale et le duc de Montpensier l'attendaient dans la tribune de la famille royale. Le bruit de l'attentat s'était déjà répandu dans la salle; des regards inquiets se tournaient en hésitant vers la Reine; on restait immobile; on se taisait, comme pour ne pas susciter, par un trouble visible, ses premières terreurs. Envoyé sur-le-champ par le Roi, le commandant Dumas parut dans la tribune et dit à la Reine: «Le Roi se porte bien; il arrive; les princes ne sont pas blessés.» Ils arrivaient en effet; le Roi monte sur l'estrade, et s'assit; ses trois fils étaient debout à côté de lui; quelques gouttes de sang tachaient leurs habits. Pendant plusieurs minutes les acclamations se succédèrent avec transport; l'assemblée entière debout, Chambres et spectateurs, criait vive le Roi! en portant ses regards tantôt vers le Roi, tantôt vers la Reine. Je n'ai jamais vu une émotion publique plus vive et plus sympathique. Le Roi prononça avec une fermeté simple un discours serein, plein de confiance dans l'avenir de la France, et faisant à peine allusion, par quelques mots, au nouvel attentat qu'il venait de subir: «Soutenu par votre loyal concours, dit-il en finissant, j'ai pu préserver notre patrie de révolutions nouvelles et sauver le dépôt sacré de nos institutions; unissons de plus en plus nos efforts; nous verrons s'étendre et s'affermir chaque jour l'ordre, la confiance, la prospérité: et nous obtiendrons tous les biens auxquels a droit de prétendre un pays libre, qui vit en paix sous l'égide d'un gouvernement national.»

J'ai vu et interrogé l'assassin. C'était un jeune homme d'apparence grossière et vulgaire, rude et embarrassé, entêté plutôt qu'exalté, répondant aux questions brièvement, avec aussi peu d'intelligence que d'émotion, comme pressé de ne plus entendre parler de ce qu'il avait fait, et repoussant avec un orgueil stupide tout appel au repentir. On sut bientôt qu'il s'appelait Meunier, qu'il menait une vie paresseuse et misérable, tantôt petit commis, tantôt ouvrier, et qu'il était neveu d'un honnête négociant de Paris qui, le reconnaissant avec un amer chagrin, parla de lui aux magistrats instructeurs comme d'un caractère faible, déréglé, adonné aux mauvaises moeurs, aux mauvaises lectures, engagé dans les sociétés secrètes, et incapable de résister à l'influence de ses compagnons. L'enquête et le procès confirmèrent pleinement ces informations. Par routine plutôt que par une juste appréciation des circonstances, Meunier fut renvoyé devant la cour des pairs. Peu de jours après l'attentat, la police découvrit et saisit, chez un mécanicien nommé Champion, une machine infernale toute prête; arrêté aussitôt et très-compromis par les premiers interrogatoires, le mécanicien s'étrangla dans sa prison.

Ce fut sous l'impression de ces sinistres accidents que s'accomplirent les premiers actes des Chambres, la préparation et la discussion de leurs adresses. Il y a des tristesses et des alarmes salutaires: celles-ci ne furent pas, je crois, sans influence sur le caractère de ce débat qui fut remarquablement grave et modéré. Les partis y trouvèrent bien encore l'occasion de reproduire leurs affirmations et leurs accusations accoutumées; les uns nous redirent, à propos de l'Espagne, que nous tentions l'impossible en prétendant fonder l'ordre avec la liberté par les mains d'un pouvoir issu d'une révolution; les autres que, depuis 1830, entre les divers cabinets et leurs politiques, il n'y avait au fond nulle différence, qu'une seule et même volonté gouvernait, dans un seul et même système, et que, de ce système et de cette volonté, il n'y avait, pour la France ni pour l'Espagne, rien de bon à attendre. Ces attaques vieillies et monotones émurent peu la Chambre des députés qui n'y prêta que peu d'attention; et le débat, laissant de côté les théories révolutionnaires, se concentra dans la question vraiment politique, c'est-à-dire dans la controverse entre les deux cabinets du 22 février et du 6 septembre, qui avaient jugé différemment soit des intérêts, soit des devoirs de la France dans ses relations avec l'Espagne, et qui voulaient, l'un aller jusqu'à l'intervention directe, l'autre rester dans la limite des secours indirects. M. Thiers, M. Passy, M. Sauzet et M. Odilon Barrot d'une part, M. Molé, M. Hébert, M. de Rémusat et moi de l'autre, nous discutâmes pendant quatre jours ces deux politiques, sérieusement, vivement, quelquefois môme un peu amèrement, mais sans violence ni détour, avec des convictions et des prévoyances également sincères, quoique très-diverses, en hommes qui peuvent porter le fardeau du pouvoir sous les yeux de leurs adversaires libres et dans l'attente du jugement de leur pays. Aucune déviation imprévue, aucun incident passionné ne troubla le débat, et la Chambre put le vider dans la pleine liberté et tranquillité de sa raison. Elle donna gain de cause aux adversaires de l'intervention directe, et les événements ont donné gain de cause à sa décision. La France n'est point intervenue en Espagne, et pourtant don Carlos en a été expulsé; le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle est resté debout; et quand la France, pour faire prévaloir la politique qu'elle avait toujours proclamée, a eu besoin de faire appel à la confiance et à l'amitié de l'Espagne, de sa Reine, de ses Cortès, de ses ministres, cette confiance et cette amitié ne lui ont pas manqué.

Un petit fait qui, dans ce débat, fut à peine remarqué du public, mérite pourtant d'être rappelé; car, pendant quelque temps, il ne fut pas sans influence sur notre situation au dehors. Dans la séance du 14 janvier 1837 à la Chambre des députés, en parlant du danger au nom duquel surtout on réclamait l'intervention en Espagne, c'est-à-dire de la chance que l'absolutisme vînt à y triompher avec don Carlos, M. Molé prononça cette phrase qui, se trouvant dans un discours écrit, fut textuellement reproduite dans le Moniteur: «Nous détestons l'absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir.» Si M. Molé eût parlé à la France seule, ces paroles n'y eussent guère rencontré, à cette époque, que des approbateurs; mais l'Europe entière l'écoutait, et les diplomates sont aussi susceptibles qu'ils ont l'air indifférent; il y avait, pour un ministre des affaires étrangères, un peu d'oubli à parler ainsi et tout haut des gouvernements absolus avec qui nous vivions et voulions vivre en bons rapports. Les ambassadeurs d'Autriche et de Russie ressentirent vivement ce langage; ils s'en expliquèrent avec amertume dans leurs conversations intimes, et en écrivirent à leurs cours, disant qu'il y avait là «un appel à la rébellion, adressé à tous les peuples.» Rien n'était plus loin de la pensée de M. Molé: mais cet esprit si fin et si contenu n'avait pas toujours, quand il parlait en public, un sentiment bien exact de la portée de ses paroles et n'en prévoyait pas tous les effets; celles-ci jetèrent, pendant plusieurs mois, dans ses relations avec quelques-unes des cours et leurs représentants à Paris, un peu de méfiance et de froideur.

Nous touchions aux termes de ce grand débat. La querelle avec la Suisse à propos des réfugiés et l'expédition de Constantine y avaient aussi pris place, mais une place très-secondaire. La question suisse était résolue; l'opposition exploitait avec complaisance un incident de police qui s'y était mêlé; mais le précédent ministre de l'intérieur, le comte de Montalivet, en en revendiquant avec un loyal courage la responsabilité, enleva à l'attaque tout but direct, et par conséquent tout intérêt. Quant à l'expédition de Constantine, elle devait être, à propos du projet de loi sur les crédits supplémentaires, l'objet d'un examen et d'un rapport spécial; on en ajourna à ce moment la discussion.

Deux affaires, l'intervention en Espagne et la conspiration de Strasbourg, préoccupaient seules fortement les Chambres et le public: au moment même où la Chambre des députés décidait la première en votant son adresse, on apprit que, dans la cour d'assises de Colmar, le jury avait vidé la seconde en acquittant pleinement tous les accusés. L'absence du principal auteur de l'attentat et la mesure qui l'avait affranchi de toute poursuite avaient fourni aux défenseurs de ses complices l'argument et aux passions de parti le prétexte qui avaient déterminé un tel démenti à la vérité et à la loi. Les deux principaux avocats, M. Ferdinand Barrot et M. Parquin, résumèrent toute leur plaidoirie dans cet unique et spécieux moyen d'action sur des esprits, les uns faibles et intimidés, les autres ardents et décidés d'avance: «Messieurs, dit M. Ferdinand Barrot, il y avait ici un prince parmi les accusés, et pour parler comme l'accusation, la bonté royale l'a mis en liberté; elle vient d'ajouter une noble action à notre histoire. Au moment où j'arrivais ici, le prince touchait au sol de l'Amérique, pour lui le sol de l'espérance, pour lui le bonheur. Déjà son esprit est plus calme et plus paisible; il respire en paix; déjà une mère peut aller le consoler et sécher les pleurs qu'a dû verser son enfant. Mais regardez de ce côté, les chagrins, les angoisses de la prison; de ce côté tant de malheurs! vous citoyens, vous les organes de la loi et non pas les soutiens de la force, vous vous montrerez dignes de la mission qui vous est confiée; vous acquitterez, et votre décision s'inscrira dans les plus belles pages de nos annales judiciaires, car il est un principe établi dans nos moeurs; ce principe, c'est: «Justice égale pour tous.» A l'ombre de cet étrange oubli des faits et de cette confusion, non moins étrange, des idées et des devoirs, l'opposition bonapartiste et révolutionnaire, qui comptait en Alsace de nombreux adhérents, se déploya avec une hardiesse passionnée; elle remplissait la salle d'audience: «Acquittez-les, acquittez-les!» cria-t-elle de toutes parts aux jurés quand ils se retirèrent pour délibérer; et quand le verdict d'acquittement fut prononcé, les transports qui éclatèrent et les fêtes qui suivirent étaient tout autre chose que les joies d'une pitié sympathique; c'était l'explosion du triomphe et des espérances d'un parti.

C'eût été le comble de l'aveuglement ou de la faiblesse de méconnaître la gravité de cette situation et les devoirs qu'elle nous imposait. Dans la poursuite et la répression des complots et des attentats politiques, le gouvernement du Roi avait été, depuis son origine, d'une modération et d'une douceur persévérantes, dont je n'hésite pas à dire qu'on ne trouverait nulle part dans l'histoire un pareil exemple. Jamais aucun délit de ce seul caractère, et pur de tout autre crime, n'avait été suivi de l'exécution de la peine capitale; la veille encore, en apprenant que le conseil de guerre de Tours venait de condamner à mort le brigadier Bruyant, auteur de l'insurrection de Vendôme, le Roi avait commué sa peine en déportation. En transportant simplement le prince Louis-Napoléon aux États-Unis, il avait fait un acte de noble et intelligente équité; et cet acte même était exploité pour énerver son gouvernement, en lui refusant, malgré l'évidence des faits, la plus commune protection des lois, tandis qu'on protégeait, jusque dans le sein de l'armée, l'indiscipline et la défection. Nous aurions rougi de nous-mêmes si nous avions accepté, dans une scandaleuse inertie, ces victoires des passions de parti sur les devoirs publics, ces mensonges légaux; cette faiblesse des moeurs où les factions ennemies ne pouvaient manquer de puiser un redoublement de confiance et d'audace. Après mûre délibération et d'un commun accord, nous présentâmes aux Chambres trois projets de loi destinés à modifier ou à compléter le Code pénal pour prévenir, autant que cela est au pouvoir des lois, de pareils désordres. Le premier avait pour objet de rendre la peine de la déportation efficace en la rendant réelle, et il fixait dans un district de l'île Bourbon le lieu où cette peine devait être subie, en allouant les fonds nécessaires pour cet établissement. Le second, énumérant certains crimes et délits prévus par le Code pénal et les lois postérieures, ordonnait qu'en cas de participation ou de complicité de militaires et de personnes appartenant à l'ordre civil, les poursuites seraient disjointes, et les militaires renvoyés devant les conseils de guerre, tandis que les personnes appartenant à l'ordre civil iraient devant les tribunaux ordinaires. Le troisième enfin, rétablissant trois articles du Code pénal de 1810, punissait, sauf certaines exceptions légales, la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi. Les deux premiers de ces projets de loi furent présentés à la Chambre des députés, et le troisième à la Chambre des pairs.

Nous ne nous bornâmes pas à ces mesures répressives et directes; nous résolûmes d'aborder une question restée en suspens depuis 1830, et d'une importance très-réelle, bien qu'indirecte, pour la monarchie: la question de la dotation des diverses branches de la famille royale, élément de stabilité et par conséquent de force monarchique. Cette question était dès lors regardée comme si délicate, tant d'attaques avaient déjà été poussées de ce côté par l'opposition et tant de préventions répandues dans le public que, depuis 1832, aucun des cabinets qui s'étaient succédé n'avait osé venir demander aux Chambres l'allocation d'un million qui, aux termes d'un traité conclu entre la France et la Belgique, le 28 juillet de cette année, devait leur être proposée dans la session suivante pour la dot de la princesse Louise, devenue reine des Belges. Nous présentâmes, le 26 janvier 1837, à la Chambre des députés, deux projets de loi, l'un accomplissant l'engagement contracté envers le roi des Belges, l'autre assignant comme dotation à M. le duc de Nemours, devenu majeur l'année précédente, le domaine de Rambouillet, avec certaines portions des forêts de l'État.

Nous ne nous faisions, quant à ces deux projets de loi, surtout quant au dernier, aucune illusion sur les obstacles qu'ils rencontreraient et les luttes qu'ils susciteraient. Ses plus acharnés ennemis hésiteraient aujourd'hui à répéter, sur la fortune du roi Louis-Philippe et sur son avidité en matière d'intérêts privés, les inconcevables erreurs et les odieuses calomnies dont ce prince a été l'objet; les faits, les comptes, les papiers, tous les détails, tous les documents de sa vie et de sa situation domestique ont été livrés à la publicité la plus imprévue, la plus entière, et soumis aux investigations les plus rigoureuses. Cette épreuve a tourné à son honneur, et les mensonges qui s'étaient amassés autour de son trône se sont évanouis devant son tombeau. Mais, en 1837, ces mensonges étaient partout répandus, colportés, accrédités; beaucoup de ceux qui les répandaient y croyaient; ceux qui les taxaient d'exagération et d'hostilité ne savaient trop ce qu'ils en devaient penser, et parmi ceux qui les repoussaient, plusieurs n'étaient pas sans un peu d'inquiétude. Le roi Louis-Philippe était lui-même une des principales causes de cet état des esprits. Nul prince, je dirais volontiers nul homme, ne s'est plus souvent donné l'apparence des torts qu'il n'avait pas et des fautes qu'il ne faisait pas. Il avait assisté à tant de désastres imprévus, vécu au milieu de tant de ruines, et subi lui-même de telles détresses qu'il lui en était resté une extrême défiance de l'avenir et une vive appréhension des chances funestes qui pouvaient encore l'atteindre, lui et les siens. Tantôt il se rappelait, avec un juste orgueil, ses jours de vie errante et pauvre; tantôt il en parlait avec un amer souvenir et une prévoyance pleine d'alarme. En septembre 1843, pendant la première visite de la reine Victoria au château d'Eu, on se promenait un jour dans le jardin potager du château, devant des espaliers couverts de belles pêches; le Roi en cueillit une et l'offrit à la reine qui voulut la manger, mais ne savait comment s'y prendre pour la peler; le Roi tira de sa poche un couteau en disant: «Quand on a été, comme moi, un pauvre diable vivant à quarante sols par jour, on a toujours un couteau dans sa poche;» et il sourit, comme tous les assistants, à ce souvenir de sa misère. Dans une autre occasion, j'étais seul auprès de lui; il me parlait de sa situation domestique, de l'avenir de sa famille, des chances qui pesaient encore sur elle; il s'échauffa en entrant dans le détail de ses charges, de ses dettes, des absurdités qu'on débitait sur sa fortune; et, me prenant tout à coup les mains, il me dit avec un trouble extrême: «Je vous dis, mon cher ministre, que mes enfants n'auront pas de pain.» Quand il était sous l'empire de cette disposition, il recherchait avec ardeur, pour les siens et pour lui-même, des garanties d'avenir; et en même temps il exprimait ses sollicitudes et ses plaintes avec un abandon, une intempérance de langage, qui étonnaient quelquefois ses auditeurs les plus bienveillants, fournissaient à ses ennemis des soupçons à l'appui de leur crédulité où de leurs mensonges, et entretenaient dans le public cette disposition méfiante contre laquelle nous avions à lutter quand nous venions réclamer, pour la famille royale; au nom de la justice et de la bonne politique, ces dotations que le Roi semblait solliciter en plaideur avide et inquiet.

Nous n'étions donc pas, en présentant ces deux projets de loi, bien tranquilles sur le sort qui les attendait; mais la froideur de l'accueil qu'ils reçurent, dans la Chambre des députés et au dehors, dépassa notre attente; et cette froideur s'étendit aux trois projets de lois pénales que nous proposions en même temps; nos adversaires se félicitaient du terrain que nous leur offrions pour l'attaque; nos amis se montraient embarrassés de la situation que nous leur faisions, et attristés de l'effort que nous leur demandions. Nous reconnaissions tous les présages d'un difficile et périlleux combat.

Ce fut sur le projet de loi relatif à la disjonction des poursuites en cas de crimes commis à la fois par des militaires et par des personnes de l'ordre civil que porta l'effort de la lutte. Ce projet n'avait rien de contraire aux principes essentiels du droit, ni au sens moral, ni à l'équité; il ne créait point de juridiction exceptionnelle, n'enlevait personne à ses juges ordinaires, et son opportunité politique était évidente. Mais il était en désaccord avec les maximes et les traditions de la jurisprudence française; il offrait dans l'exécution certaines difficultés, la plupart spécieuses, quelques-unes réelles, quoique point insurmontables. Les jurisconsultes s'emparèrent de la discussion et la firent durer sept jours; sur trente et un orateurs qui y prirent part, vingt étaient des magistrats ou des avocats; ils étaient divisés entre eux; onze attaquèrent le projet de loi et neuf le défendirent; mais les opposants avaient pour eux les instincts et les habitudes de la plupart de leurs auditeurs; ils soulevaient avec profusion des difficultés que les défenseurs du projet ne résolvaient pas aussi aisément. MM. Dupin et Nicod déployèrent dans cette attaqué autant d'ardeur que de talent et d'adresse; M. de Lamartine et M. de Salvandy soutinrent le projet avec une ferme indépendance d'esprit et une verve éloquente, mais sans beaucoup d'effet. Plusieurs des principaux orateurs politiques de la Chambre, M. Thiers et M. Odilon Barrot entre autres, demeurèrent étrangers au débat. Je me proposais d'y entrer; j'avais étudié la question, pris des notes et préparé le plan de mon discours[20]; mais au moment où il m'eût convenu de parler, plusieurs de mes amis, et des plus fermes, me conseillèrent le silence; je susciterais, me dirent-ils, des passions plus vives; j'attirerais dans l'arène des adversaires jusque-là restés en dehors; j'ajouterais peut-être aux périls de la question. Je cédai à cet avis. Ce fut une faute. J'ignore si j'aurais changé quelque chose au résultat de la délibération, et j'incline à croire que non; l'opposition avait réuni toutes ses forces, et elle avait en même temps pour elle, dans cette circonstance, toutes les faiblesses du parti du gouvernement; mais pour la situation du cabinet, et surtout pour la mienne, il eût mieux valu que je prisse ma place dans ce grand débat. Quoi qu'il en soit, son issue nous fut contraire; le projet de loi sur la disjonction fut rejeté par une majorité de deux voix.

[Note 20: J'insère, dans les Pièces historiques, n° XI, ce plan et ces notes qui, bien que la question et la situation soient également éteintes, ne sont peut-être pas encore sans intérêt.]

Tous les autres projets que nous avions présentés furent frappés par cet échec, comme un seul coup de vent abat les arbres les plus séparés et les plus divers. Le choix de l'île Bourbon et du district de la Salazie dans cette île, comme lieu de déportation, offrait quelques inconvénients; le projet de loi sur la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi soulevait de fortes objections morales et de mauvais souvenirs; M. Royer-Collard annonçait qu'il le combattrait hautement. On recommença, à propos de la dotation de M. le duc de Nemours, toutes les controverses auxquelles avait donné lieu, en 1831 et 1832, la fixation de la liste civile: pourquoi des apanages héréditaires aux princes? Pourquoi des propriétés foncières? Ne vaudrait-il pas mieux leur donner des rentes sur l'État, ou même simplement des dotations viagères? En 1837 comme en 1831, toute prévoyance politique et monarchique était bannie de ces discussions. On faisait des recherches sur le revenu du domaine privé, sur la valeur des portions de forêts que le projet de loi ajoutait au domaine de Rambouillet; et la presse opposante élevait à ce sujet des doutes, des soupçons qui ne pouvaient être immédiatement réfutés, et qui, en attendant la réfutation, refroidissaient et embarrassaient les esprits les plus bienveillants. Les corps politiques ont leurs impressions et leurs alarmes paniques, comme les armées; le cabinet fut considéré, dans les Chambres et dans le public, comme en état de défaite générale, et par conséquent en état de crise.

Sa composition et sa situation intérieure le rendaient peu propre à une énergique et longue défense. Ce n'est pas sans regret que je rappelle aujourd'hui les dissentiments qui, en 1837, me séparèrent d'un homme éminent avec qui, après 1848, je me suis retrouvé uni par des idées, des sentiments et des efforts communs pour le rétablissement d'un ordre vrai et durable dans notre patrie. Mais quand j'ai entrepris de retracer ce que j'ai pensé, voulu et fait dans le cours de ma vie publique, je me suis imposé le devoir d'en dire sans détour les motifs; et j'ai la confiance que, dans ce difficile travail, je serai, sur mon propre compte, assez sincère pour avoir le droit de l'être également en parlant d'autrui, sans être taxé de malveillance et d'aigreur. M. Molé savait mieux vivre avec des supérieurs qu'avec des égaux. Il avait servi avec dignité l'empereur Napoléon et accepté de bonne grâce la présidence du duc de Richelieu; mais quand la hiérarchie des relations n'était pas aussi clairement déterminée, quand il se trouvait en rapport avec des hommes qui n'étaient ou ne pouvaient être pour lui que des associés ou des rivaux, M. Molé devenait méfiant, ombrageux, susceptible, et livré tantôt à des inquiétudes, tantôt à des prétentions mal fondées et incommodes. De la part de ses collègues, toute démarche inattendue, la moindre négligence lui semblaient un acte de malveillance secrète ou d'hostilité préméditée; le plus léger déplaisir d'amour-propre lui était une amère blessure. Ce n'était pas au sein des institutions libres que s'était faite son éducation politique; il s'était formé et développé sous un régime étranger aux conditions et aux luttes du gouvernement représentatif; aussi était-il plus propre à tenir une conduite isolée et toute personnelle qu'à entrer dans les combinaisons et les mouvements d'une grande assemblée. Il était d'excellent jugement dans un conseil, et plein d'habiles et agréables ménagements dans ses rapports avec les personnes; mais les engagements et les liens de parti ne lui convenaient pas; il les trouvait embarrassants pour la politique générale, compromettants pour lui-même, et il se croyait en droit d'en tenir peu de compte, selon les exigences des affaires ou les convenances de sa propre position. Il n'y eut entre lui et moi, pendant notre courte alliance, aucun dissentiment grave, aucune querelle visible; sur le fond des questions, nous étions habituellement du même avis; mais la différence de nos caractères et de nos moeurs politiques ne tarda pas à rendre nos relations moins sereines en réalité qu'en apparence; nous agissions ensemble en nous observant mutuellement et sans nous croire, l'un envers l'autre, en parfaite sécurité. M. Molé se persuada de plus, bien à tort, que M. de Gasparin, mon ami plus que le sien, cherchait à lui nuire pour me servir, et sa méfiance pour tout ce qui provenait du ministère de l'intérieur devint l'une de ses préoccupations inquiètes. Rien n'était plus étranger aux intentions et à la conduite de M. de Gasparin, droit et loyal dans la vie publique comme dans la vie privée; il s'appliquait aux devoirs de son département, sans autre dessein ni souci que de les bien remplir. Par malheur, plus exercé à l'administration qu'à la politique, il ne portait pas, dans les Chambres et à la tribune, autant de facilité et d'autorité qu'en eussent exigé les grandes, nombreuses et délicates affaires qu'il avait à y traiter; modeste jusqu'à la timidité, quoique très-ferme dans le péril, il ne luttait pas toujours avec promptitude et succès. Quand vint le jour des revers, quand le rejet de la loi de disjonction eut jeté le trouble dans nos rangs, ces faiblesses et ces dissonances intérieures du cabinet éclatèrent; ce fut, dans les Chambres et dans le public, le sentiment et le propos général qu'il tomberait infailliblement s'il ne se hâtait de modifier, selon les ennemis, sa politique, selon les amis, sa composition.

On ne parla d'abord que de modifications partielles qui laisseraient subsister la base sur laquelle le cabinet s'était formé, l'alliance entre M. Molé et moi. On semblait n'insister que sur la retraite de M. de Gasparin qui, avec son désintéressement accoutumé, s'empressait de l'offrir. Je déclarai que si M. de Gasparin sortait du cabinet, je n'y pourrais rester qu'en occupant moi-même le ministère de l'intérieur, et en ayant pour successeur à l'instruction publique l'un de mes amis, M. de Rémusat plutôt que tout autre. J'avais reconnu l'insuffisance des influences indirectes, et j'étais bien résolu à n'accepter aucune combinaison qui ne fortifiât, dans le gouvernement, la politique que je soutenais et ma position pour la soutenir. M. Molé repoussa formellement une telle modification. La situation fut, dès lors, pour moi, parfaitement claire, et, à vrai dire, je n'avais pas besoin que ce symptôme vînt l'éclaircir. Ce n'était point d'une modification partielle, ni d'une simple question de personnes, mais d'un changement de politique qu'il s'agissait; l'échec que venait d'essuyer, à la Chambre des députés, la politique de résistance, l'avait gravement compromise aux yeux du public, et même dans l'esprit de quelques-uns de ses défenseurs; la majorité qui, jusque-là, l'avait fermement appuyée, se montrait lasse et chancelante; était-il possible d'aller plus avant, ou seulement de persévérer dans des voies où l'on rencontrait tant d'adversaires et des alliés si incertains? Le moment n'était-il pas venu de relâcher les rênes et de tenter d'autres procédés de gouvernement? Comme si l'on eût été au lendemain d'une grande et définitive victoire, on reparlait d'une amnistie; on se demandait si elle ne désarmerait pas enfin les conspirateurs et les assassins. Le Roi lui-même, sans être ébranlé dans ses convictions générales, était ému et perplexe dans ses résolutions. Ce fut sous le coup de cette hésitation que se développa la crise ministérielle; je restais le représentant de la politique de résistance; M. Molé se préparait à devenir le chef de la politique de concession; notre rupture et la complète dissolution du cabinet furent, en peu de jours, des faits accomplis; il ne s'agit plus que de savoir au nom de quelles maximes et sous quel drapeau se formerait la nouvelle administration.

Le 5 avril, le Roi me fit appeler, me dit que M. Molé lui avait apporté sa démission, et me demanda de lui présenter les éléments d'un cabinet. Je m'attendais à cette épreuve; j'en avais causé avec mes amis, surtout avec le duc de Broglie et M. Duchâtel, et je connaissais leurs dispositions. Dès le 29 mars, le duc de Broglie, qui se tenait à l'écart avec une réserve scrupuleuse, m'avait écrit: «Si, ce qu'à Dieu ne plaise, le Roi, spontanément et de son propre mouvement, me faisait demander, je ne pourrais, en mon âme et conscience, lui donner qu'un seul conseil; ce serait qu'il tentât un ministère fondé sur le principe d'une réconciliation entre les hommes qui ont concouru depuis six ans à défendre le gouvernement actuel; sauf à discuter les conditions de la réconciliation et les diverses applications du principe.» Je pris sur-le-champ mon parti; après avoir vu d'abord M. Molé et reçu de lui la confirmation de sa démission, j'allai trouver M. Thiers, qui ne m'attendait pas, et je lui proposai de reconstituer le cabinet du 11 octobre 1832; il eût repris le ministère de l'intérieur, le duc de Broglie les affaires étrangères avec la présidence du conseil, M. Duchâtel les finances, et je serais resté au ministère de l'instruction publique. Notre conversation fut longue, ouverte, sans souvenir amer comme sans détour. M. Thiers déclina ma proposition; il ne croyait pas que ce qui s'était passé depuis un an, la question de l'intervention en Espagne, toujours subsistante entre le Roi et lui, et sa situation dans la Chambre des députés lui permissent de l'accepter. Je retournai aux Tuileries; je rendis compte au Roi de ma visite infructueuse, et je le priai d'aviser à d'autres moyens et à d'autres personnes que moi pour former un cabinet.

Pendant huit jours, le Roi fit appeler tantôt séparément, tantôt ensemble, le maréchal Soult, M. Thiers, le général Sébastiani, M. Dupin; il s'entretint avec eux des diverses questions pendantes et des diverses combinaisons possibles, les pressant de lui en présenter une qui pût satisfaire aux exigences de la situation. On en tenta plusieurs, mais sans succès; on ne parvenait à s'accorder ni sur les mesures, ni sur les personnes. M. Molé restait en dehors de ces tentatives, se plaignant seulement de la prolongation de la crise, et laissant entrevoir qu'au besoin il saurait y mettre fin. Le 12 avril, le bruit se répandit qu'en effet, de concert avec M. de Montalivet, il s'était remis à l'oeuvre. Le même jour, le Roi me fit de nouveau appeler, et me demanda si, avec mes amis particuliers, je pourrais parvenir à former un cabinet. Sans rien atténuer de la difficulté et du péril de l'entreprise, je lui demandai, à mon tour, si je pourrais compter, comme collègues, sur deux hommes de coeur qui avaient sa confiance, M. de Montalivet et le duc de Montebello. Outre M. Duchâtel, j'indiquai, parmi mes amis, M. de Rémusat et M. Dumon; je prononçai le nom du général Bugeaud: «C'est trop hasardeux, me dit le Roi avec une perplexité bienveillante; je ne peux pas, je n'ose pas.—Je le comprends, sire; le Roi trouvera des moyens moins compromettants;» et je me retirai. Deux jours après, le cabinet de M. Molé était formé, et le Moniteur du 15 avril annonçait que, sous sa présidence, M. Barthe, M. de Montalivet, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy remplaçaient, aux départements de la justice, de l'intérieur, des finances et de l'instruction publique, M. Persil, M. de Gasparin, M. Duchâtel et moi.

Je ne m'étais pas mépris sur le sens et la portée de ce changement. Les mesures que nous avions adoptées et présentées de concert, M. Molé et moi, furent aussitôt rétractées. Le projet de loi pour la dotation de M. le duc de Nemours fut retiré. On laissa tomber les projets de lois sur la déportation et la non-révélation. L'amnistie générale fut hautement annoncée. A la place de la politique de résistance, on proclama la politique qu'on appelait, non de concession, mais de conciliation.

CHAPITRE XXV

LA COALITION (1837-1839).

Ma disposition en sortant des affaires.—Douleur de famille.—Mme la duchesse d'Orléans; son arrivée à Fontainebleau; son mariage; son entrée à Paris.—Caractère du château de Fontainebleau.—Accidents du Champ-de-Mars.—Ouverture du Musée de Versailles.—Caractère de cette fête.—Mon séjour au château de Compiègne.—Mes conversations avec Mme la duchesse d'Orléans.—La princesse Marie; son mariage; ses dispositions, sa mort.—Ce qui est dû à la mémoire des morts.—Lady Holland et Holland-House.—Grand nombre d'hommes éminents morts de 1836 à 1839.—Leur caractère.—M. Raynouard et M. Flaugergues.—M. de Marbois et l'abbé de Pradt.—Le baron Louis.—Le maréchal Lobau et le général Haxo.—M. Silvestre de Sacy.—M. Laromiguière.—Le docteur Broussais.—M. le prince de Talleyrand.—Sa dernière visite à l'Institut.—Ses derniers actes.—Le comte de Montlosier.—Difficultés de la situation de M. Molé.—Comment il les surmonte ou les ajourne.—Ses mesures à l'intérieur.—Incidents favorables à l'extérieur.—Guerre avec la Mexique.—Avec Buenos-Ayres.—Traité avec Haïti.—Seconde expédition de Constantine; son succès.—Le prince Louis Bonaparte de retour en Suisse.—Adoption définitive du traité des vingt-quatre articles sur les limites de la Belgique.—Évacuation d'Ancône.—Mon attitude dans la Chambre des députés.—Mes discours en mai 1837, dans la discussion des fonds secrets.—Déplaisir de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Caractère de cette mesure et des élections.—Session de 1837-1838.—Succès et échecs du cabinet.—Sa situation après la session.—Session de 1838-1839.—La coalition.—Ses causes générales.—Mes motifs personnels.—Fut-ce une faute?—Débat et vote de l'adresse.—Bonne attitude de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Résultat des élections.—Retraite du cabinet Molé.—Vaines tentatives pour former un cabinet de coalition.—Ministère provisoire.—Émeute du 12 mai 1839.—Formation du cabinet du 12 mai 1839.

Sorti des affaires le 15 avril 1837, je passai près de trois ans sans y rentrer. Ce furent là, de 1830 à 1848, mes plus longues vacances hors du gouvernement. On a souvent parlé de mon ambition et de l'ardeur de mes luttes, soit pour conserver, soit pour reprendre le pouvoir. On a fait de moi un homme possédé d'une seule passion et acharné à la poursuite d'un seul et même dessein. Ces moralistes subalternes connaissent bien peu la nature humaine, l'infinie variété de ses dispositions et les vicissitudes de l'âme à travers celles de la vie. L'ambition a ses jours, et le détachement aussi a les siens; les grandes luttes animent et plaisent; les forces de l'esprit et du caractère s'y déploient; mais il n'y a point de force qui ne se lasse et n'arrive au besoin du repos. La destinée d'ailleurs ne réside pas tout entière dans l'arène politique, et celui qui en sort va peut-être ressentir, en rentrant sous le toit domestique, des blessures bien plus cruelles que les coups de ses plus violents adversaires. C'était ma situation en avril 1837; deux mois auparavant, le 15 février, j'avais perdu mon fils aîné, excellent et charmant jeune homme, déjà un homme; il avait près de vingt-deux ans, et me promettait un compagnon aussi aimable que sûr. Non qu'il témoignât pour la carrière politique beaucoup de penchant; doué d'un esprit très-distingué, il avait fait toutes ses études, scientifiques comme littéraires, avec un rare succès; il avait suivi les cours de l'École Normale, et avait été admis, après un solide examen, quoique sans dessein d'y entrer, à l'École polytechnique; mais c'était un naturel aussi modeste que fier, délicat, un peu renfermé en lui-même, plus jaloux d'intimité que d'éclat, et enclin à goûter sans bruit les joies nobles de la vie plutôt qu'à en rechercher les triomphes. Je ne sais s'il eût pris une grande part aux affaires de son pays; mais il eût été, à coup sûr, une de ces créatures d'élite qui charment la vie domestique et honorent la vie humaine. Une pleurésie me l'enleva, et je restai avec l'amer sentiment que le mal avait existé quelque temps sans qu'on y regardât. C'est l'une des plus douloureuses impressions que m'aient laissées les épreuves qui m'ont atteint dans mes affections les plus chères; on ne s'inquiète jamais assez, ni assez tôt.

Je ne me suis jamais senti plus près de plier sous le fardeau. A peine un mois après ce coup, les grands débats des Chambres commencèrent. Outre la politique générale, j'eus à soutenir, pour mon propre compte, la longue discussion du projet de loi que j'avais présenté un an auparavant sur l'instruction secondaire. Puis éclata la crise ministérielle. Je fus aidé, dans ma pesante tâche, par la sympathie qui me fut témoignée de toutes parts à ce cruel moment; sympathie qui me fut douce surtout parce qu'au delà de ce qu'elle avait de personnel pour moi, j'y rencontrais un sentiment général des mérites à peine entrevus de mon fils, et cette justice tendre que les hommes accordent volontiers à une jeune vie éteinte tout à coup, au milieu de belles espérances, sans avoir encore engagé aucun combat, ni subi aucun mécompte. M. Dupin entre autres, alors président de la Chambre des députés, fut plein envers moi, dans cette circonstance, de ménagements et de soins. Cet homme, si rude quelquefois et si constamment préoccupé de lui-même, a le coeur ouvert aux sentiments naturels, aux affections de famille, et sait y toucher avec respect, même hors de sa maison et sans aucun lien de personnelle amitié. Au milieu de ces marques d'une sympathie que j'ai quelque droit d'appeler publique, il arriva pourtant qu'un jour, dans la Chambre des députés, un de mes adversaires, par routine, je crois, plutôt que de dessein prémédité, parla de mes efforts obstinés pour rester au pouvoir. Je ne voulus pas écouter en silence cette grossièreté inopportune: «Plusieurs fois déjà en ma vie, dis-je, j'ai pris et quitté le pouvoir, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n'y mets d'intérêt que l'intérêt public, l'intérêt de la cause à laquelle j'appartiens, et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m'en croire, Messieurs; il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l'âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal.» C'était bien là le sentiment que je portai dans ma petite maison, en y rentrant avec ma vieille mère et mes trois jeunes enfants.

Ce ne furent pas les affaires, mais les fêtes politiques qui amenèrent pour moi les premières occasions d'en sortir. Dès le surlendemain de la formation de son ministère, M. Molé avait annoncé aux Chambres le mariage de M. le duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Le duc de Broglie était parti comme ambassadeur extraordinaire pour aller faire la demande officielle de la main de la princesse, et la ramener en France. Je fus invité pour trois jours à Fontainebleau, où devait se célébrer le mariage. J'y arrivai le 29 mai. La cour était brillante et le public content. C'était de l'avenir, disait-on. On n'ignorait pas que d'autres alliances avaient été tentées sans succès; on savait gré à la jeune princesse de sa confiance dans la destinée, orageuse peut-être, qui s'ouvrait devant elle. On racontait qu'avant de quitter Schwerin, elle avait répondu aux inquiétudes de sa famille: «J'aime mieux être un an duchesse d'Orléans en France, que de passer ma vie à regarder ici, par la fenêtre, qui entre dans la cour du château.» On parlait très-bien de son esprit, de ses idées, de ses goûts. Parmi les libéraux français, sa qualité de protestante était loin de déplaire; on y voyait une consécration et un gage de la liberté religieuse. Quand on la vit elle-même, les premières impressions confirmèrent les espérances. Le 29 mai, à cinq heures après-midi, toutes les personnes invitées étaient réunies dans la galerie de François Ier, qui aboutit au vestibule du grand escalier de la cour du Cheval-Blanc par où la princesse devait entrer; à six heures et demie, le Roi, la Reine, les princes et les princesses y vinrent aussi l'attendre; on annonçait son approche. A sept heures, au bruit des tambours et des fanfares, et aux acclamations de la foule et de la troupe, elle arriva et trouva au bas de l'escalier le duc d'Orléans et le duc de Nemours, et en haut le Roi lui-même. En l'abordant, et dans cette première rencontre avec toute la famille royale, sa physionomie, ses manières, ses paroles furent parfaitement nobles et simples, affectueuses avec dignité et modestie, sans embarras, comme d'une personne déjà à l'aise dans sa situation nouvelle et naturellement faite pour la grandeur et le bonheur. Le lendemain 30 mai, un peu avant neuf heures du soir, commença la célébration solennelle du mariage: trois cérémonies successives; le mariage civil, dans la galerie de Henri II, prononcé par M. Pasquier qui, deux jours auparavant, avait reçu du Roi le titre de chancelier; il était le 146° chancelier de France, depuis saint Boniface qui avait été investi de cette dignité en 7S2 à l'avénement de Pépin le Bref. Après le mariage civil, le mariage catholique fut célébré dans la chapelle de Henri IV, par l'évêque de Meaux, M. l'abbé Gallard, et le mariage luthérien dans la salle dite de Louis-Philippe, par M. Cuvier, président du consistoire de la confession d'Augsbourg à Paris. Au milieu de ces cérémonies et parmi ces spectateurs si mêlés, les impressions étaient diverses, comme les situations et les croyances; les uns se félicitaient, les autres regrettaient; d'autres assistaient avec une curiosité indifférente et un peu de surprise à cette scène compliquée, plus frappés, je crois, de sa nouveauté que de sa grandeur; mais le succès de l'événement et de la personne même qui y tenait la première place effaçait ou contenait ces diversités; et pendant les quatre jours que la cour passa encore à Fontainebleau en promenades dans la forêt, spectacles et fêtes de tout genre, le sentiment dominant fut celui de la sympathie et de la satisfaction.

Je ne connais point de palais comparable à celui de Fontainebleau pour de telles solennités; il leur imprime, dès le premier moment, un grand caractère; tant de rois et tant de siècles y ont mis la main et laissé leur trace que, lorsqu'il se fait encore là de l'histoire, c'est en présence de toute l'histoire passée, et que les événements nouveaux s'y lient aux événements anciens comme à leurs ancêtres. Depuis le petit escalier tournant qui, dans le coin des plus anciennes constructions, mène à la petite chambre de Louis le Jeune, jusqu'aux grands appartements construits ou restaurés de nos jours, on traverse les séjours de François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Napoléon, Louis XVIII, Louis-Philippe; on assiste à leurs travaux; on contemple leurs magnificences. Depuis deux siècles seulement, et sans parler d'autres grands événements, cinq mariages royaux ou leurs fêtes ont eu lieu dans cette résidence; ce fut à Fontainebleau que le fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, César, duc de Vendôme, épousa Gabrielle de Lorraine; Louis XIV, après son mariage à Saint-Jean-de-Luz avec l'infante Marie-Thérèse, amena la jeune reine à Fontainebleau, et ils y passèrent neuf mois au milieu des plus brillantes fêtes; le roi d'Espagne Charles II, celui qui légua ses royaumes à Philippe V, avait épousé par procuration à Fontainebleau la nièce de Louis XIV, Marie-Louise d'Orléans; le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska y fut célébré; puis celui du prince Jérôme Bonaparte avec la fille du roi de Wurtemberg; puis Louis XVIII y vint recevoir la duchesse de Berry. On ne peut faire un pas dans ce palais sans y rencontrer les plus frappants souvenirs; pendant que nous assistions au mariage de M. le duc d'Orléans, la duchesse de Broglie y occupait l'appartement de madame de Maintenon; un matin, en faisant ma toilette dans un cabinet qui jadis avait fait partie de la Galerie aux Cerfs, j'aperçus au bas du mur une plaque de marbre sur laquelle je lus: «C'est dans cette fenêtre que la reine Christine de Suède, en 1657, a fait tuer son écuyer Monaldeschi.» Partout, dans ce palais, les murs parlent, les morts apparaissent, et semblent se réunir pour recevoir les vivants qui y passent à leur tour.

Le 4 juin, vers quatre heures, je vis rentrer dans Paris, entourée de tout un peuple, cette famille royale que je venais de voir à Fontainebleau dans toutes les pompes de la cour. Le Roi et les princes étaient à cheval, la Reine, Madame la duchesse d'Orléans et les princesses dans une calèche découverte; de l'arc de l'Étoile au pavillon de l'Horloge, la garde nationale et l'armée en grande tenue bordaient la haie; une foule immense, curieuse et joyeuse, remplissait les Champs-Elysées et le jardin des Tuileries; le cortège s'avançait lentement, dans ces vastes allées de marronniers et de lilas en fleurs; le ciel était pur, le soleil brillant, l'air doux; la jeune princesse se soulevait par moments dans sa voiture, comme pour mieux voir la grandeur fit l'ensemble du spectacle qui la charmait. Jamais peut-être destinée aussi tragique n'a commencé par d'aussi beaux jours.

Ce n'est pas que, même dès lors, les tristesses ne se soient bientôt mêlées aux joies et les manoeuvres ennemies aux acclamations bienveillantes. Dans l'une des fêtes populaires, à la sortie du Champ-de-Mars, l'encombrement de la foule et une porte trop étroite amenèrent des accidents déplorables. Dans le monde et dans la presse, bien des voix hostiles les racontèrent avec une secrète complaisance, les comparant aux malheurs qui, soixante-sept ans auparavant, sur la place Louis XV, avaient accompagné le mariage du dauphin qui fut Louis XVI avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, triste présage d'un cruel avenir. L'éclat même des fêtes, les splendeurs de cour, les magnificences royales, les présents offerts à la duchesse d'Orléans, sa corbeille, sa toilette, les descriptions que la flatterie et la curiosité se plaisaient à en faire, devenaient, pour les démocrates ennemis, le texte de remarques et de commentaires adressés aux passions envieuses et haineuses. Rien n'est si aisé que de mettre dans un contraste douloureux la bonne et la mauvaise fortune, la richesse et la misère, toute cette inégale répartition des biens et des maux, des jouissances et des souffrances, qui varie selon les temps, les institutions et les moeurs, mais qui reste, à des degrés divers, la condition permanente de l'humanité. En présence de ce fait redoutable, la foi chrétienne a des dogmes et des promesses, la philosophie des explications et des préceptes, la politique des devoirs et des moyens, sinon pour le faire disparaître, du moins pour le contenir et l'atténuer; mais peu importe aux factions anarchiques; elles se préoccupent bien plus d'exploiter la plaie que de la guérir, et les amusements même du peuple leur fournissent une occasion de l'irriter. Elles ne s'y épargnèrent pas lors du mariage de M. le duc d'Orléans; avec peu de succès au moment même; les instincts du peuple sont simples et droits, et il prend sa part de plaisir dans les grands événements sans y chercher des sujets de plainte ou de colère. La satisfaction et la bienveillance publiques dans les jours que je rappelle étaient vives et sincères; mais les factions en guerre avec un gouvernement n'ont pas besoin d'un prompt succès; elles se nourrissent de leur passion, de leur travail, de leurs espérances; et si les forces morales et politiques qui ont mission de les combattre ne sont pas incessamment vigilantes et actives, le venin pénètre, se répand, et le corps social se trouve un jour infecté. Une femme d'esprit disait des revenants: «Je n'y crois pas, mais je les crains.» Il faut croire aux démons anarchiques et veiller sur eux avec cette sage crainte qui est l'intelligence et la prévoyance, non pas la peur.

La fête qui suivit celle du mariage ne fut ni une fête de cour ni une fête populaire. Je n'ai point vu de solennité plus frappante que l'inauguration du musée de Versailles, ni aucune réunion qui mît plus vivement en contact et en contraste la France du XVIIe et la France du XIXe siècle, ces deux sociétés, l'une bien vraiment et naturellement fille de l'autre, et pourtant si diverses et séparées par un si profond abîme, la Révolution. L'idée de ce musée ne fut guère d'abord, dans l'esprit du roi Louis-Philippe lui-même, qu'un expédient pour sauver d'une destruction barbare et d'un emploi vulgaire ce palais et ces jardins, l'oeuvre et le séjour magnifique du plus puissant et du plus brillant de ses ancêtres. Bientôt cette idée, grande et belle en elle-même, se développa, s'éleva et conquit l'attachement, je dirais volontiers la passion du Roi comme l'approbation du public. Toute l'histoire, toute la gloire, toutes les gloires de la France, comme on le fit dire à la devise officielle du monument, ressuscitées sur la toile, sur le marbre, et replacées sous les yeux des générations présentes et futures, événements et personnages, grands faits de guerre et de la vie civile, ce rapprochement de tous les temps, de tous les noms, de toutes les destinées françaises, dans ces galeries des morts rappelés à la mémoire des vivants, il y avait là de quoi frapper la pensée réfléchie et l'imagination populaire. Elles accueillirent avec faveur l'oeuvre à peine commencée du Roi, et il s'y adonna avec l'orgueil du descendant de Louis XIV, l'amour-propre de l'inventeur et l'assiduité de l'architecte. Il se plaisait à discuter, à ordonner, à suivre de près les travaux en parcourant ces vastes salles, la plupart encore vides, mais qu'il voyait d'avance peuplées et ornées comme il les voulait. Et le jour où l'oeuvre fut assez avancée pour qu'il pût la produire devant le public, ce 10 juin 1837 où il appela et promena lui-même tout un peuple d'invités dans ce palais conservé à l'honneur de l'ancienne France et transformé à la convenance de la France nouvelle, ce jour-là fut certainement, pour lui, l'un des plus animés et des plus agréables de sa vie si pleine et si variée. Fut-il très-frappé lui-même de la nouveauté du spectacle auquel il présidait? En démêla-t-il à l'instant le grand et original caractère? J'en doute; très-probablement le roi Louis-Philippe était absorbé ce jour-là dans le plaisir et le succès de son oeuvre. Mais je garde encore l'impression qui me saisit à l'aspect de cette foule empressée, curieuse, et qui se précipitait un peu confusément de salle en salle à la suite du Roi: c'était la France nouvelle, la France mêlée, bourgeoise, démocratique, envahissant le palais de Louis XIV; pairs, députés, guerriers, magistrats, administrateurs, savants, lettrés, artistes; invasion pacifique, mais souveraine; conquérants un peu étonnés au milieu de leur conquête et assez mal dressés à en jouir, mais bien assurés et bien résolus de la garder. Les représentants de l'ancienne société française, les héritiers de ses grands noms et de ses brillants souvenirs ne manquaient point dans cette foule, et circulaient familièrement dans tous les détours de l'ancienne demeure royale; mais ils y déployaient plus d'aisance qu'ils n'y conservaient d'importance; un peuple devenu grand par lui-même et pour son propre compte, et qui s'essayait à devenir libre, dominait dans le palais du grand roi et y remplaçait sa cour.

La fête dramatique qui termina la journée eut aussi ses contrastes. L'ancienne salle de spectacle du château, tout récemment restaurée, était resplendissante de couleur et de lumière; le Roi avait voulu que le chef-d'oeuvre de Molière, le Misanthrope, y fût représenté sans aucune altération et sans que rien y manquât; pas un vers ne fut omis; l'ameublement de la scène était bien du XVIIe siècle; des costumes fidèles et préparés pour ce jour-là avaient été donnés aux acteurs; tout le matériel de la représentation, dans la salle et sur le théâtre, était excellent, et probablement bien meilleur qu'il n'avait jamais été sous les yeux de Louis XIV et par les soins de Molière. Mais la représentation même fut médiocre et froide, par défaut de vérité encore plus que de talent; les acteurs n'avaient aucun sentiment ni des moeurs générales du XVIIe siècle, ni du caractère simplement aristocratique des personnages, de leur esprit toujours franc, de leur langage toujours naturel au milieu des raffinements et des frivolités subtiles de leur vie mondaine. Les manières étaient en désaccord avec les habits et l'accent avec les paroles. Mademoiselle Mars joua Célimène en coquette de Marivaux, non en contemporaine de madame de Sablé et de madame de Montespan. Et l'infidélité était plus choquante à Versailles et dans le palais de Louis XIV qu'à Paris et sur le théâtre de la rue de Richelieu.

De Fontainebleau et de Versailles je passe à Compiègne où, vers le commencement de septembre de cette même année 1837, le duc d'Orléans, qui y tenait un camp de vingt mille hommes, m'invita pour quelques jours. Le château de Compiègne, malgré son étendue et sa splendeur, n'a rien qui saisisse et satisfasse l'imagination; l'antique origine et les grands souvenirs historiques du lieu ont disparu dans la récente et massive construction de Louis XV; il faut les rechercher dans les livres, et on les oublie dans ces cours, ces pavillons, ces appartements, ces escaliers où rien ne les rappelle. Mais le séjour de Compiègne eut pour moi, à cette époque, un attrait particulier; ce fut là que je commençai à connaître madame la duchesse d'Orléans que le prince, son mari, se plaisait à montrer à l'armée comme à ses visiteurs, et qui leur faisait, avec une grâce très-digne, les honneurs du château. Assis plusieurs fois auprès d'elle à table, nous causâmes beaucoup et de toutes choses, car elle avait pensé et elle s'intéressait à tout avec l'empressement et le charme d'un esprit élevé, riche, cultivé, prompt, trop prompt peut-être à accueillir ce qui lui donnait de nobles jouissances, et plus généreux dans ses impressions que difficile dans son goût ou son jugement. Nous n'étions pas toujours du même avis, et elle se prêtait de bonne grâce à mes dissentiments, un peu étonnée pourtant quelquefois, et ne me donnant guère lieu de croire qu'elle fût très-touchée de mes observations. Je la quittai charmé de la distinction de son esprit, de l'élévation de ses sentiments, et convaincu qu'il y avait là une âme vraiment royale, que les épreuves de la vie n'éclaireraient peut-être pas toujours, mais dont jamais elles n'abattraient le courage et n'altéreraient la dignité.

Le 17 octobre 1837, quatre mois après le mariage de M. le duc d'Orléans, sa seconde soeur la princesse Marie, épousait, au château de Trianon, le duc Alexandre de Wurtemberg, et moins de quinze mois après, elle mourait à Pise, loin de sa famille, laissant des oeuvres et un nom singulièrement célèbres pour une princesse de vingt-cinq ans. Elle avait reçu du ciel ces dons de l'invention et du sentiment dans le domaine des arts, qui frappent et émeuvent, au loin comme de près et dans tous les rangs, l'imagination des hommes. Ils étaient certainement, le duc d'Orléans et elle, les plus brillants et les plus populaires de la famille royale, et ils sont morts tous deux dans la fleur de leur popularité et de leur jeunesse, devant les perspectives du plus bel avenir. Quoique le tour si original d'esprit et de caractère de la princesse Marie ait surtout paru dans la sphère des arts, elle ne s'y renfermait point; ce naturel ardent et expansif se retrouvait en elle, de quelque objet qu'elle s'occupât, et elle avait goût à s'occuper de toutes les grandes choses. Un jour, dans le parc de Neuilly, au commencement de l'été de 1838, nous causions des plus agréables emplois de la vie; elle se plaisait à parler de la situation d'une grande dame échappant au joug de sa grandeur, à l'étiquette, à la monotonie de la cour, et, sans descendre de ses habitudes élégantes, s'entourant d'une société variée, animée, spirituelle. Le portrait que fait Bossuet de la princesse Palatine, Anne de Gonzague, dans son oraison funèbre, et quelques-unes de ses belles paroles me revinrent à l'esprit; je les rappelai à la princesse Marie: «Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant; et sans parler de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens… tant elle s'attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les coeurs! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu'où elle pouvait s'engager, et on la croyait incapable ni de tromper, ni d'être trompée. Son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés, et, en s'élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le noeud par où on les peut réunir… inébranlable dans ses amitiés et incapable de manquer aux devoirs humains.» La princesse Marie s'émut à l'image de ce caractère et de cette vie: «Oui, me dit-elle, être de tout, tout voir, prendre part à tout sans s'asservir à rien; des conversations charmantes, quelquefois la main dans les grandes affaires, de la liberté, des amis, et la maison de ma tante Adélaïde, dans la rue de Varennes, pour les recevoir, ce serait là le parfait bonheur.» Il ne lui a pas été donné d'en jouir; mais le spectacle des désastres et des douleurs de sa famille lui a été épargné. Dieu distribue, en dehors de la prévoyance des hommes, ses rigueurs et ses faveurs.

J'ai toujours ressenti, même avant d'atteindre à la vieillesse, un respect affectueux pour les morts: la variété infinie et imprévue des coups de la mort me revient sans cesse en pensée à l'aspect des plus fortes et plus heureuses vies; les longs regrets m'inspirent, pour les âmes qui les ressentent, une profonde et sympathique estime; la promptitude de l'oubli me pénètre de compassion pour ceux qui ont passé si vite des coeurs où ils croyaient tenir tant de place, et je me plais à conserver des souvenirs que je vois si aisément effacés. Pendant mon séjour à Londres, en 1840, j'allai un soir faire une visite à Holland-House; lord Holland avait dîné je ne sais où; je trouvai lady Holland seule dans cette longue bibliothèque où sont placés, au-dessus des livres, les portraits des hommes célèbres, politiques, philosophes, écrivains, qui ont été les amis et les habitués de la maison. Je demandai à lady Holland s'il lui arrivait souvent de se trouver ainsi seule: «Non, me dit-elle, c'est rare; mais quand cela m'arrive, les ressources ne me manquent pas;» et me montrant tous ces portraits: «Je prie les amis que vous voyez de descendre de là-haut; je sais la place que chacun d'eux préférait, le fauteuil où il avait coutume de s'asseoir; ils y reviennent; je me retrouve avec M. Fox, Romilly, Mackintosh, Sheridan, Horner; ils me parlent et je ne suis plus seule;» et cette personne hautaine, capricieuse, impérieuse, qui, à travers les succès que lui avaient valus sa beauté et son esprit, avait un renom de sécheresse et d'égoïsme, était, en me parlant ainsi, visiblement et sincèrement émue. J'en ai gardé sur elle une impression favorable. Quiconque n'oublie pas a vraiment aimé, et la fidélité de la mémoire est l'un des gages les plus assurés de ce que vaut le coeur.

Je ne veux pas encourir envers les hommes avec qui j'ai vécu, et qui, presque tous, m'ont accueilli, jeune encore et inconnu, avec une extrême bienveillance, ce tort de l'oubli. Précisément à l'époque dont je m'occupe en ce moment, dans le court espace de trois années, de 1836 à 1839, j'en vis disparaître, coup sur coup, un grand nombre, mes prédécesseurs immédiats ou mes contemporains dans la vie, quelques-uns mes amis, tous vraiment distingués, et qui, à des degrés très-inégaux comme à des titres très-divers, ont tenu assez de place dans le monde pour en garder un peu dans ses souvenirs, et pour me donner le droit de dire, à leur sujet, quelque chose des miens.

Les deux premiers, par la date de leur mort en 1836, M. Raynouard et M. Flaugergues, étaient les deux derniers survivants de cette commission du Corps législatif qui, en 1813, avait tenté le premier essai, je ne veux pas dire de résistance, mais d'avertissement sincère à l'empereur Napoléon, arrivé, à travers tant de triomphes, aux plus funestes désastres et sur le penchant de sa ruine. M. Raynouard, Provençal honnête et fin, de manières et de paroles vives, mais d'un esprit modéré, sincèrement libéral et capable de courage dans un jour de crise, bien que soigneux d'éviter les situations difficiles et la nécessité du courage qui ne lui aurait pas manqué. Après les Cent-Jours, il se retira de la vie politique et s'adonna tout entier, non plus, comme il l'avait fait d'abord, à la poésie et au théâtre, mais aux lettres savantes, à l'histoire de la langue et de la littérature françaises, surtout dans les provinces du Midi, et aux travaux des deux académies auxquelles il appartenait dans l'Institut. Il jouit sans trouble, jusqu'à son dernier jour, de l'indépendance et de la considération dans le travail, le repos et l'intimité de quelques amis. M. Flaugergues, Rouerguat de moeurs simples et de formes roides, coeur droit et esprit ferme jusqu'à l'entêtement, sans originalité, mais non sans prétention dans ses idées politiques et raisonneur subtil avec pesanteur. N'ayant pas, comme M. Raynouard, les goûts et la vie littéraires pour asile, il continua d'occuper de modestes fonctions publiques jusqu'au jour où, sous le ministère de M. de Villèle, sa consciencieuse indépendance l'en fit écarter. Il vécut dès lors dans la retraite, comme son collègue de la commission des cinq, mais bien plus obscur et oublié. Ils étaient, l'un et l'autre, de très-honorables types des honnêtes gens fidèles à leurs convictions libérales, mais découragés plutôt qu'éclairés par l'expérience, et décidés, par sagesse et probité, à repousser les conséquences iniques ou absurdes de l'esprit révolutionnaire, sans avoir appris à en bien discerner et à en combattre résolument les vices.

Quelques mois plus tard moururent deux hommes dont la vie avait été plus activement et plus constamment politique, M. de Marbois, vieillard de quatre-vingt-douze ans, qui comptait soixante et onze ans de services publics, et l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, qui, depuis plus de vingt ans, avait échangé son siège épiscopal, où les catholiques ne voulaient plus de lui contre une pension de douze mille francs, et vivait dans sa terre du Breuil en Auvergne, faisant incessamment des brochures, des articles de journal et des courses à Paris. J'ai déjà dit quelles avaient été, en 1815 et 1816, mes relations avec M. de Marbois; elles restèrent, jusqu'à sa mort, fréquentes et affectueuses. J'ai beaucoup vu l'abbé de Pradt dans le monde où il était le plus intarissable et le plus fatigant des parleurs, et décidé à croire ses auditeurs aussi infatigables que lui. La comparaison de la vie de ces deux hommes et de la situation qu'ils se firent l'un et l'autre serait une étude curieuse et d'une conclusion très-morale. Tous deux furent, dès leur jeunesse et presque jusqu'à leur mort, mêlés aux événements et aux affaires de leur temps, dans les fonctions publiques, dans les assemblées, à la cour, à l'étranger, dans l'exil; tous deux ont servi, et même loué presque tous les pouvoirs qui se sont succédé parmi nous, et des pouvoirs très-divers; tous deux ont beaucoup agi, beaucoup écrit, beaucoup parlé; mais dans ces vicissitudes de leur vie, ils ont été marqués, ou plutôt ils se sont marqués eux-mêmes du sceau le plus contraire. Le vice radical des révolutions répétées, c'est de méconnaître et de tuer le respect. L'abbé de Pradt donna à plein collier dans ce vice de son temps; M. de Marbois y demeura toujours étranger. Quelle que fût sa situation, M. de Marbois, intègre et sérieux, respectait sincèrement ses idées, sa cause, son pays, son parti et lui-même. L'abbé de Pradt, vaniteux et léger, ne gardait le respect à rien, ni à personne; idées, cause, parti, maître, il encensait ou injuriait, portait aux nues ou bafouait tour à tour. Aussi l'un a vécu et est mort honoré de ses supérieurs, de ses égaux, même de ses adversaires et des indifférents à qui il déplaisait; l'autre a toujours été traité sans la moindre considération par ceux-là même qu'il servait ou qu'il amusait; et malgré son rare esprit et sans être vraiment corrompu, il a fini également décrié dans l'État et dans l'Église, comme politique et comme prêtre. Le monde prend les hommes au mot, et ne fait pas d'eux plus de cas qu'ils n'ont l'air d'en faire eux-mêmes.

L'homme qui avait été chargé trois fois de remettre à flot les finances de la France épuisée par la guerre ou bouleversée par les révolutions, et qui trois fois les avait en effet remises à flot par le crédit, en fondant le crédit sur l'ordre et la probité, le baron Louis mourut aussi dans le cours de cette année 1837. Esprit large, ferme et simple, qui ne se proposait qu'un but, ne le perdait jamais de vue, et en imposait imperturbablement à tout le monde toutes les conditions. Indépendamment des services signalés qu'il rendit dans l'exercice direct du pouvoir, personne n'a plus contribué que lui à faire pénétrer et à établir solidement, dans toutes les branches de notre administration financière, ces maximes saines, ces habitudes et ces traditions fortes qui, en dépit des perturbations politiques, l'ont jusqu'ici défendue et la défendront toujours, j'espère, contre les rêveries ignorantes, les innovations étourdies, et contre les prétentions avides que le désordre seul peut assouvir.

Un autre vaillant défenseur d'une autre espèce d'ordre encore plus pressant sinon plus nécessaire, le maréchal comte de Lobau termina à la même époque sa vie, tant de fois hasardée et épargnée sur les champs de bataille. C'était, sous des formes peu élégantes, un esprit sensé et judicieux jusqu'à la finesse, avec autant de dévouement aux devoirs du citoyen qu'à ceux du soldat. Il commandait depuis sept ans la garde nationale de Paris avec une fermeté tranquille et une autorité brusque dans ses courtes paroles, mais intelligente et prudente. Peu de mois avant sa mort, l'armée perdit aussi un de ses chefs éminents, le général du génie Haxo, illustré naguère par le siège d'Anvers, officier et homme d'élite, d'un esprit très-cultivé en dehors de ses études spéciales et du plus honorable caractère. Sa rare capacité et la juste confiance qu'il inspirait l'auraient rendu propre à plus d'une grande carrière s'il n'eût été possédé d'une manie qui, en lui faussant quelquefois le jugement, faisait de lui un homme toujours incommode et souvent impraticable, la manie de critiquer, d'objecter et de contredire, comme s'il en eût eu besoin pour prouver l'originalité et l'indépendance de sa pensée. Un de ses amis disait de lui: «Haxo n'est jamais de l'avis de personne; aussi personne n'est jamais de son avis.»

La mort semble avoir des jours où elle cherche, dans toutes les carrières, des proies rares à enlever. En même temps qu'elle frappait tant d'hommes distingués voués au service de l'État, elle atteignait, dans leur retraite et au milieu de leurs travaux scientifiques, un académicien, un métaphysicien et un médecin, tous trois éminents et célèbres, M. Silvestre de Sacy, M. Laromiguière et le docteur Broussais. Je n'ai rien à dire ici de leurs mérites spéciaux dans leurs sciences diverses; mais j'ai gardé, de leur caractère et de leur physionomie, un profond souvenir. M. Silvestre de Sacy avait les lumières de son temps avec les moeurs du temps ancien; actif avec calme et gravité, il savait suffire à des fonctions nombreuses et diverses sans cesser de prendre ses savantes études pour le centre de sa vie; quand il était appelé à une situation en rapport avec la politique, il en remplissait les devoirs avec scrupule plutôt que comme sa mission propre et favorite, et même en s'occupant des affaires du monde, il restait attaché à son austère foyer. Sa vaste érudition, loin de l'ébranler, avait confirmé en lui sa foi chrétienne, et tous les bouleversements auxquels il avait assisté n'avaient altéré ni ses habitudes domestiques, ni l'exactitude de sa piété. La révolution qui avait tout atteint, tout changé autour de lui, semblait n'avoir jamais pénétré jusqu'à lui-même; et si elle ne fût pas arrivée, il eût été, je crois, la même personne morale qu'il était. Je n'ai connu aucun homme sur qui les circonstances et les influences extérieures eussent moins de prise, et, qui, pour le gouvernement de sa vie, écoutât plus exclusivement la voix de son jugement propre et de sa conscience dans la solitude de l'âme. Rare et admirable exemple de santé morale, car il est encore plus difficile pour les âmes que pour les corps d'échapper à la contagion. Au contraire de M. de Sacy, M. Laromiguière avait suivi le courant des idées et des influences modernes. C'était, dans l'ordre intellectuel et avec la fine modération de son esprit, un disciple du XVIIIe siècle, et le fidèle ami des plus fidèles représentants philosophiques de cette grande époque, Condorcet, Tracy, Cabanis, Volney, Garat. Mais en partageant habituellement leurs opinions et leur société, M. Laromiguière se tint absolument en dehors de la politique, étranger à toute ambition mondaine, à toute apparence ambitieuse, exclusivement adonné à l'étude et à l'enseignement de la philosophie, et la pratiquant avec autant de sagesse qu'il avait de charme en l'enseignant. Je ne sais si, dans l'histoire de la métaphysique, il restera une grande trace de ses travaux, entre autres de sa tentative pour élargir et élever la doctrine sensualiste de son maître Condillac en lui faisant faire un pas vers le spiritualisme; son idée à ce sujet fut ingénieuse et bien exposée plutôt qu'originale et profonde. Mais ce qui restera dans les souvenirs de notre temps, c'est l'attrait de la personne et de l'enseignement de M. Laromiguière; caractère doux et facile avec honneur, esprit clair et élégant, toujours animé et jamais agressif, qui se plaisait dans la conversation et la controverse, mais n'aimait pas la lutte et l'évitait avec soin, même dans la sphère philosophique, tout en maintenant avec dignité sa pensée; sincère sans passion; se défendant bien et n'acceptant jamais la défaite, mais peu ardent à poursuivre la victoire; plus soigneux de son indépendance et de son repos que jaloux de propager ses doctrines, et les livrant sans beaucoup de sollicitude à leur sort pour qu'elles ne troublassent pas le sien.

Nul ne ressemblait moins, en ceci, à M. Laromiguière que le docteur Broussais; autant l'un aimait la science tolérante et pacifique, autant l'autre la voulait guerrière et dominante. Je n'ai nulle opinion et nul droit d'en avoir une sur les théories physiologiques et médicales du docteur Broussais, et personne n'est plus opposé que moi aux idées philosophiques générales qu'il crut pouvoir en déduire; mais il était impossible de le connaître sans être frappé, et je dirai touché de l'énergie de ses convictions et de son dévouement à les faire triompher. C'était une de ces natures intellectuellement puissantes et fortement personnelles, en qui l'amour de la vérité et l'amour-propre se mêlent et s'unissent si intimement qu'il est difficile de discerner quelle est la part de l'un ou de l'autre dans les emportements et les entêtements de la passion. Le docteur Broussais a eu, dans sa vie scientifique, le sort de plus d'un grand politique; il a fait et perdu de vastes conquêtes; il a vu grandir et déchoir sa renommée; il a joui, dans le jeune monde savant, de la faveur populaire et connu les amertumes du délaissement. Je suis convaincu que ni ses erreurs, ni ses revers n'ont ébranlé sa foi dans ses idées et ses espérances pour leur avenir: Il était de ceux qui, même en tombant, font faire un pas à ceux qui les suivent, et qui ont plus de droit au respect dans leur déclin qu'a l'enthousiasme pendant leur triomphe.

Parmi tant de morts de ces trois années, je n'ai pas encore nommé le plus célèbre, celui qui avait fait le plus de bruit pendant sa vie et qui en fit encore le plus au moment de sa mort, le prince de Talleyrand. Depuis sa démission de l'ambassade de Londres, il vivait tantôt à Paris, tantôt dans son château de Valençay, toujours très-bienvenu du roi Louis-Philippe, mais ne trouvant pas toujours, dans sa faveur inactive, de quoi échapper au vide et à l'ennui. Il avait été, dès l'origine, membre de la classe des sciences morales et politiques de l'Institut, et il y rentra de droit en 1832, quand je la fis rétablir. La fantaisie lui vint, en 1838, d'y faire une lecture, et il nous lut en effet, le 3 mars, dans une séance particulière, une notice sur le comte Reinhard, savant et honnête diplomate qui avait longtemps servi sous ses ordres, soit dans les bureaux, soit dans divers postes extérieurs, et qui avait même été un moment, en 1799, ministre des affaires étrangères. L'écrivain était plus grand que son sujet. Il avait trop de goût pour chercher à le grandir; le sentiment juste des proportions et des convenances était l'une des qualités de l'esprit de M. de Talleyrand, et sa charlatanerie, quand il voulait en avoir, était parfaitement fine et cachée. Tout en louant beaucoup M. Reinhard, il le laissa à sa place et à sa taille; mais il répandit dans sa notice, à propos des études et de la carrière diplomatiques, une multitude de réflexions ingénieusement sensées et de traits spirituels, sans re cherche de nouveauté ni d'éclat. Elle était écrite avec cette élégance naturelle qui, dans un sujet modeste et une composition courte, tient lieu du talent sans y prétendre. Cette lecture à laquelle assistaient plusieurs membres des autres académies de l'Institut, entre autres M. Royer-Collard et M. Villemain, eut un succès général. On y remarqua surtout un éloge très-juste, mais assez peu attendu, des fortes études théologiques, de leur influence sur la vigueur comme sur la finesse de l'esprit, et des habiles diplomates ecclésiastiques qu'elles avaient formés, notamment le cardinal chancelier Duprat, le cardinal d'Ossat et le cardinal de Polignac. M. de Talleyrand avait évidemment pris un hardi plaisir à rappeler que, lui aussi, il avait étudié au séminaire, et à prouver que si, depuis, il s'était peu soucié des devoirs de son état, il n'avait pas oublié du moitié les avantages qu'il avait pu en recueillir. Ses auditeurs lui savaient gré d'être venu offrir à l'Institut un travail qui, pour lui, serait probablement le dernier, et les moins dévots pardonnaient volontiers, au grand seigneur philosophe qui faisait, envers eux, acte de déférence, ses compliments aux théologiens.

Leur bienveillance pour lui fut mise bientôt à une plus difficile épreuve. Peu de semaines après sa lecture à l'Académie, M. de Talleyrand tomba gravement malade; la mort approchait. Gomment la recevrait-il? Quel serait sur sa vie passée, son propre et dernier jugement? Au moment de paraître devant le souverain juge, par quels actes où quels refus, par quelles paroles ou quel silence manifesterait-il l'état de son âme? Sur le seul bruit de sa maladie, les chefs et les zélés fidèles de l'Église catholique se préoccupaient vivement de ces questions. Autour de lui, les sollicitudes affectueuses et les instances pieuses ne manquaient pas. En revanche, parmi ceux de ses contemporains qui avaient, comme lui, professé et mis en pratique les idées philosophiques du XVIIIe siècle et de là Révolution, plusieurs redoutaient de sa part un démenti de sa vie, une désertion de sa cause, un acte de faiblesse et d'hypocrisie. A ne parler que des actes extérieurs et connus de ses derniers jours, ce que fit alors M. de Talleyrand, il eut raison de le faire, et sa mort ne mérita aucun reproche de mensonge ni de faiblesse. Indépendamment de toute foi intime, il avait, dans ses rapports avec l'Église à laquelle il s'était lié, manqué à d'impérieux devoirs et donné de grands scandales; en se soumettant à reconnaître de tels torts et à en témoigner son repentir, il fit un acte honnête en soi autant que convenable selon le monde, qui n'était ni une abjuration de ses idées générales, ni un abandon de sa cause politique, mais une réparation solennelle après d'éclatants désordres. Et il put faire cet acte sans hypocrisie, car il était de ceux qui, même dans la licence de leur vie, conservent, par justesse et élévation d'esprit, l'instinct de l'ordre moral, et qui lui rendent volontiers, quand le temps n'est plus où ils auraient à lui sacrifier leurs intérêts ou leurs passions, le respect qui lui est dû.

J'ignore quelle fut, à l'heure suprême et dans le frémissement solitaire de l'âme près de se séparer du monde, la disposition religieuse de M. de Talleyrand; la mort a des coups d'autorité bien inattendus et des secrets que personne ne pénètre ici-bas. Mais un fait caractéristique mérite d'être rappelé. Quand, sur son lit de mort, on lui présenta à signer la lettre qu'il avait résolu d'adresser au pape, il voulut qu'elle fût datée du même jour où il avait lu à l'Institut sa notice sur le comte Reinhard. Il avait à coeur de constater qu'il avait écrit cette lettre dans la pleine fermeté de sa pensée, et de placer son acte de soumission envers l'Église au même moment où il faisait acte de fidélité aux souvenirs de sa vie et à ses amis.

Dans la même année 1838, quelques mois après la mort de M. de Talleyrand, un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, comme lui, l'un de ses collègues et de ses adversaires dans l'Assemblée constituante de 1789, le comte de Montlosier fut appelé, en mourant, à la même épreuve. C'était l'une des natures les plus originales et les plus fortes que j'aie connues: son caractère, son esprit, son talent, soit comme orateur, soit comme écrivain, sa personne même et ses manières, tout en lui avait la double physionomie de la solitude et de la lutte; il semblait avoir toujours vécu loin du monde, dans ses montagnes d'Auvergne, méditant sur ses volcans ou sur ses lectures, et n'être descendu au milieu des hommes que pour combattre. Libéral et aristocrate, monarchique et indépendant, chrétien et se méfiant des prêtres, ses opinions en religion, en politique, en histoire, en littérature étaient profondément personnelles, le fruit de son étude et de sa pensée solitaires, et il les soutenait comme on défend sa maison ou sa vie. Il était à la fois plein d'orgueil et capable de dévouement, et opiniâtre avec passion dans des idées et des sentiments incohérents et décousus. Il y avait en lui les éléments d'un homme supérieur; mais la mesure et l'harmonie y manquaient absolument, et il consuma en travaux incomplets, en efforts généreux, mais presque toujours vains, et en combats souvent excessifs, une force d'âme et d'esprit rare et une longue vie. Quand il en vit approcher le terme, il appela la foi et l'Église chrétienne à son aide dans ce redoutable passage; il les avait toujours respectées et souvent défendues; elles n'avaient point de défection, point de scandale à lui reprocher; il se déclara prêt à désavouer, d'une façon générale, ce qui, dans sa conduite ou ses écrits, avait pu être contraire à leurs dogmes ou à leurs préceptes; mais on lui demanda de rétracter expressément les idées qu'il avait soutenues sur les rapports de l'Église avec l'État, le rôle du clergé dans nos sociétés chrétiennes, les congrégations religieuses. Il s'arrêta, attristé et indécis; on parla d'explications, on proposa des rédactions; et pendant qu'on discutait, il mourut dans ce mélange de soumission et de résistance, jamais déserteur ni rebelle, mais toujours indépendant.

Je me suis acquitté, si jamais on s'acquitte, envers les morts de ce temps qui ont tenu, dans ma vie, une place très-diverse et très-inégale. Il ne me reste qu'à marquer ici la triste date de la mort d'une personne dont, pendant près de vingt ans, l'amitié m'a été parfaitement douce dans les jours heureux et plus douce encore dans les jours de douleur. La duchesse de Broglie mourut d'une fièvre cérébrale, le 22 septembre 1838: l'une des plus nobles, des plus rares et des plus charmantes créatures que j'aie vu apparaître en ce monde, et de qui je ne dirai que ce que Saint-Simon dit du duc de Bourgogne en déplorant sa perte: «Plaise à la miséricorde de Dieu que je la voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mise!» Je retourne aux vivants, à leurs agitations et à leurs luttes.

En formant le cabinet du 15 avril, M. Molé avait entrepris une oeuvre difficile; il abandonnait la politique de résistance qu'en thèse générale il voulait maintenir; il adoptait la politique du tiers-parti sans être lui-même du tiers-parti, et sans se placer nettement au milieu de ce groupe, comme de ses propres et naturels adhérents. Par ses idées, ses habitudes, ses goûts, il était homme d'ordre et de pouvoir; les maximes comme les tendances de l'opposition démocratique lui inspiraient beaucoup plus d'inquiétude que de sympathie, et pourtant c'était aux désirs de l'opposition démocratique qu'il cédait et vers elle qu'il penchait en retirant les lois répressives et monarchiques qu'il avait lui-même présentées, et en proclamant l'amnistie au milieu de la lutte, le lendemain, non pas d'une victoire, mais d'une défaite. Un pouvoir unique et qui agit sans discuter peut, à un jour donné et pour quelques jours, changer ainsi brusquement d'attitude, de direction, de langage; niais c'était en présence de grandes assemblées libres, et quand il ne pouvait échapper à leurs débats que M. Molé accomplissait cette manoeuvre soudaine. Que sa nouvelle politique fût bonne ou mauvaise, sa situation parlementaire était faible et fausse; il avait à gouverner devant et par les Chambres, et il était, dans les Chambres, sans parti ami et éprouvé, sans drapeau ferme et clair, flottant entre toutes les grandes opinions de l'assemblée, et momentanément incliné vers celle dont il ne pouvait se promettre un appui sûr et qui convenait le moins à ses propres penchants.

Il atténua ou ajourna, avec beaucoup de sagacité et de tact, les difficultés de cette situation. La gravité de sa figure et de ses manières lui ôtait les apparences de la versatilité ou de la faiblesse. L'agrément de son commerce et de sa conversation attirait vers lui les hommes sans parti pris, et lui conciliait la bienveillance dans les rangs même où il ne rencontrait pas l'adhésion politique. Il savait démêler et placer à propos les mesures qui devaient donner, aux opinions diverses, des satisfactions désirées ou des compensations convenables. Quatre jours après avoir amnistié les fauteurs des complots révolutionnaires, il fit rouvrir et rendre au culte l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois qui était restée fermée depuis l'émeute du 13 février 1831, délivrant enfin les catholiques de cet outrage révolutionnaire. Vint ensuite le rétablissement du crucifix dans la salle de la Cour royale de Paris. Tout en servant la maison de Bourbon, il n'oubliait pas son début dans la vie publique, et il rendait, dans l'occasion, à la famille ou aux anciens adhérents de l'empereur Napoléon, d'honorables bons offices; il présenta aux Chambres et fît voter, pour l'ex-reine de Naples, la comtesse de Lipona, une pension de 100,000 francs. En même temps qu'il se montrait vigilant pour les convenances religieuses et morales, il prenait soin des intérêts matériels, et faisait présenter à la Chambre des députés de nombreux projets de loi pour l'établissement de chemins de fer à exécuter par le concours de l'industrie privée et de l'État. Plusieurs lois importantes, la plupart déjà proposées par les cabinets précédents, entre autres sur les attributions des autorités municipales et des conseils généraux de département, furent définitivement discutées, adoptées et promulguées dans le cours de son ministère. L'honneur lui échut de faire effectivement fermer à Paris les maisons de jeu, mesure votée pendant le cabinet du 11 octobre 1832, sur la proposition de M. Humann. Par les soins des collègues de M. Molé, MM. Barthe, Montalivet, Salvandy, Lacave-Laplagne, l'administration intérieure se montra, à cette époque, éclairée et active; et le nom de M. Molé, son caractère impérieux avec une douceur froide, sa situation auprès du roi Louis-Philippe, avec qui il était à la fois déférent et exigeant, respectueux et susceptible, donnaient à son cabinet une unité qui n'était pas bien puissante, mais qui ne manquait pas de dignité.

Dans la conduite des affaires extérieures, il eut ce bonheur qu'aucun dissentiment profond, aucune question compromettante ne s'éleva, pendant son ministère, entre les grandes puissances européennes. Le cabinet anglais était, avec lui, moins confiant et plus froid qu'il ne l'avait été avec M. Casimir Périer et le duc de Broglie. Les cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, fort aises de ce relâchement des liens entre les deux grands États constitutionnels, entretenaient avec M. Molé de bons rapports, se louaient de ses principes et de ses formes, mais se montraient plus disposés à en profiter qu'à y répondre par un sérieux retour. C'était une situation plus agréable que forte, pas assez forte pour surmonter des difficultés graves si elles se fussent présentées, mais qui ne les provoquait point et suffisait aux nécessités du moment.

Des incidents survinrent d'ailleurs, dans les régions secondaires de la politique extérieure, qui furent, pour le cabinet de M. Molé, de bonnes fortunes qu'il sut saisir et faire valoir. En Amérique, dans la plupart des nouveaux États formés des débris de la domination espagnole, des gouvernements violents et précaires méconnaissaient à chaque instant les principes du droit public, froissaient les intérêts des résidents ou des négociants étrangers, et repoussaient, avec une arrogance ignorante et imprévoyante, les réclamations des gouvernements européens. En mars 1838, des faits de ce genre amenèrent une rupture avec le Mexique, d'abord la suspension des relations diplomatiques, puis le blocus des ports mexicains, puis la guerre. Une escadre française, commandée par l'amiral Baudin, et que le prince de Joinville s'empressa de rejoindre, poussa vigoureusement l'attaque, enleva d'assaut le fort de Saint-Jean d'Ulloa qu'on disait imprenable, prit la Vera-Cruz, et contraignit enfin le gouvernement mexicain, malgré ses bravades et ses oscillations révolutionnaires, à signer, le 9 mars 1839, une paix qui faisait justice aux réclamations de la France. Dans l'Amérique du Sud, à l'embouchure de la Plata, entre Montevideo et Buenos-Ayres, des causes analogues, compliquées par les discordes intestines des deux républiques, firent éclater des événements semblables, et commencèrent, en juin 1838, cette série de négociations, de combats et de pacifications inefficaces qui devaient occuper pendant dix ans la diplomatie, la marine et la tribune françaises. La république noire d'Haïti ne tenait pas les engagements qu'elle avait contractés en 1825, sous le ministère de M. de Villèle, en retour de la reconnaissance de son indépendance; M. Molé les lui rappela, d'abord par la négociation, puis par la présence d'une escadre; et le 12 février 1838, un nouveau traité fut conclu qui confirmait l'indépendance du nouvel État, réglait à soixante millions l'indemnité des colons, et en faisait commencer sans délai le payement. Ces lointaines entreprises, vaillamment exécutées et conduites à bonne fin, excitaient l'intérêt du public, et animaient, sans la compromettre, la politique extérieure du cabinet.

Il chercha et obtint en Algérie un succès plus important et plus durable. Il avait été décidé sous le cabinet précédent, avant ma rupture avec M. Molé, qu'une seconde expédition serait entreprise contre Constantine, et vengerait l'échec que nous y avions essuyé. Elle eut lieu en effet du 2 octobre au 3 novembre 1837, sous le commandement du général de Damrémont, qui la prépara avec une activité prévoyante, la conduisit, à travers de sérieuses difficultés, jusque sous les murs de la place, et visitait avec M. le duc de Nemours les travaux de la tranchée lorsqu'un boulet de canon vint le frapper, et, sans lui laisser même sentir la mort, termina glorieusement son honorable vie. Ce triste incident, loin de la ralentir, redoubla l'ardeur de l'attaque; le plus ancien des lieutenants généraux, le général d'artillerie Valée, déjà en possession dans l'armée d'une estime et d'une confiance auxquelles, depuis le commencement de l'expédition, il avait acquis de nouveaux titres, prit sur-le-champ le commandement, et le lendemain même de la mort du général Damrémont, 13 octobre, l'assaut fut donné avec une vigueur digne des meilleurs jours de nos meilleurs soldats. M. le duc de Nemours commandait, avec son intrépide sang-froid, la colonne d'attaque; plusieurs de nos plus vaillants officiers, entre autres le colonel Combes et le colonel Lamoricière y trouvèrent, l'un la mort, l'autre une blessure grave; mais la place fut emportée; sa chute détermina la soumission de la plupart des tribus environnantes, et l'expédition devint une conquête qui rangea définitivement la province de Constantine au nombre des possessions françaises en Afrique.

Quatre mois auparavant, le général Bugeaud, envoyé dans la province d'Oran pour y combattre les progrès d'Abd-el-Kader, avait conclu, avec cet habile chef arabe, le traité connu sous le nom de traité de la Tafna; paix précaire, qui devait être vivement critiquée et qui, pour les esprits préoccupés de notre avenir en Algérie, donnait lieu en effet à des objections graves, mais qui, au moment de sa conclusion, était opportune et fut utile. C'est la manie des spectateurs de juger les actes politiques d'après leurs propres vues générales et permanentes, non d'après les circonstances et le but spécial qui ont déterminé les acteurs. Source féconde d'erreur et d'injustice. Par la prise de Constantine, par la pacification temporaire de la province d'Oran et l'administration peu populaire, mais capable et intègre, du maréchal Valée qui succéda, comme gouverneur général, au général Damrémont, le ministère de M. Molé fut, pour notre établissement en Afrique, une époque d'extension prudente et d'affermissement efficace.

Trois grandes questions, le retour du prince Louis Bonaparte revenu d'Amérique en Suisse à la mort de sa mère la reine Hortense, l'exécution du traité dit des vingt-quatre articles qui réglait définitivement les limites territoriales de la Belgique, et l'évacuation d'Ancône par les troupes françaises, furent, au dehors, les principales affaires du ministère de M. Molé, et reçurent de lui des solutions qui suscitèrent, contre lui, les plus vives attaques. Événements, passions et combats, ce temps est déjà si loin de nous et le repos de ma vie jette, pour moi, tant de jour sur le passé que je puis dire, sans embarras comme sans réserve, ce que je pense aujourd'hui de la politique de M. Molé dans ces trois questions et des objections dont elle fut l'objet.

En demandant à la Suisse l'éloignement du prince Louis Bonaparte, M. Molé avait pleinement raison; c'était le seul moyen, sinon d'étouffer, du moins de rendre plus difficiles et moins périlleux les desseins publiquement avoués et poursuivis du prince contre le gouvernement français. Le droit public autorisait cette demande et la plus simple prévoyance politique la commandait. Peut-être M. Molé n'employa-t-il pas les procédés diplomatiques les mieux calculés; peut-être ne garda-t-il pas, dans les formes, les ménagements les plus convenables pour atteindre à son but: son habileté était quelquefois un peu superficielle; mais au fond sa démarche était aussi légitime que nécessaire; et elle réussit sans l'emploi d'autres moyens que quelques démonstrations momentanées, et sans autres inconvénients que les clameurs des démocrates violents en Suisse et la mauvaise humeur, plus apparente que réelle, du gouvernement fédéral de la Suisse, assez modéré pour pratiquer, mais trop timide et trop faible pour avouer hautement le droit public et le bon sens.

J'en dirai autant de l'attitude de M. Molé quant au traité des vingt-quatre articles sur les limites territoriales de la Belgique. En 1831, les Belges s'étaient empressés d'accepter ce traité comme le gage de leur indépendance reconnue par l'Europe. Dans les négociations subséquentes auxquelles le refus prolongé du roi de Hollande avait donné lieu, le gouvernement français s'était vainement efforcé de faire accorder à la Belgique la possession du duché de Luxembourg et du Limbourg entier. Le 11 décembre 1838, la conférence de Londres maintint le traité des vingt-quatre articles que le roi de Hollande se montrait enfin disposé à accepter. On avait évidemment atteint le terme des concessions des grandes puissances européennes au nouvel État. Le cabinet anglais était, sur ce point, en parfait accord avec les trois cabinets du Nord, et plus décidé qu'aucun autre à ne pas dépasser les limites que le traité des vingt-quatre articles avait assignées. L'adoption définitive et unanime de ce traité importait également à la fondation de l'État belge et à la consolidation de la paix européenne. M. Mol fit sagement d'y adhérer et de ne pas laisser, quand les points essentiels étaient obtenus, la France isolée en Europe et la Belgique encore en suspens.

L'évacuation d'Ancône était une question plus complète. Le pape la réclamait. L'Autriche s'engageait à évacuer en même temps les Légations. Le droit des gens n'était pas douteux; mais les événements se sont chargés de montrer combien les grands cabinets européens ont manqué dès lors, dans les affaires italiennes, de prévoyance ferme et persévérante. En 1831, en présence de l'insurrection, ils avaient conseillé et obtenu, dans les États romains, des réformes insuffisantes au gré des passions populaires, mais qui seraient devenues salutaires si elles n'étaient pas restées vaines. Rien n'abaisse et ne compromet plus le pouvoir que de céder sans renoncer, et de se croire autorisé à ne tenir nul compte de ses promesses dès qu'il trouve difficile de les accomplir et possible d'y manquer. Soutenue, au fond, par la cour de Vienne, la cour de Rome s'empressa de saisir toutes les occasions et toutes les raisons de laisser tomber les réformes qu'elle avait décrétées; et les cabinets européens, malveillants ou insouciants, ne s'inquiétèrent nullement de les maintenir en les rendant sérieuses et efficaces. Après tout ce qui s'est passé depuis cette époque et en présence de ce qui se passe aujourd'hui, je persiste à penser que la question romaine, c'est-à-dire la réforme du gouvernement intérieur des États romains, pouvait être résolue sans spoliation temporelle de la papauté. L'oeuvre était difficile, mais non impossible, et c'était alors, comme c'est aujourd'hui, une oeuvre nécessaire. Ceux-là s'abusent étrangement qui, en présence des événements auxquels nous assistons, croient la question romaine près d'être résolue. Ce n'est pas la solution qui approche, c'est le chaos qui commence. Personne ne saurait mesurer la perturbation que jetteraient, je ne veux pas dire que jetteront, dans l'état social et moral de l'Europe, la désorganisation de l'Église catholique et l'affaissement de la base sur laquelle elle repose. Pour l'honneur et la sûreté du monde chrétien, il faut que le gouvernement des États romains soit réformé sans que la papauté soit frappée. De 1831 à 1838, une action décidée et soutenue, exercée sur la cour de Rome par les grands gouvernements européens, eût atteint à ce double but. Par l'occupation d'Ancône, ce coup de main diplomatique et militaire de M. Casimir Périer, la France était en mesure de se mettre à la tête de ce grand travail; elle pouvait, de là, peser à la fois sur la cour de Rome et sur la cour de Vienne, entretenir et contenir en même temps les espérances des populations romaines, et amener, dans le gouvernement des États romains, une réforme profonde sans bouleverser l'Italie, ni dénaturer la papauté. En abandonnant Ancône, M. Molé fit perdre à la France tout moyen d'action et toute chance de succès; la cour de Rome rentra dans son inertie routinière; l'Autriche reprit en Italie sa prépondérance immobile; et la question romaine demeura sans solution, et de plus en plus chargée d'embarras et de périls.

A travers tous ces incidents intérieurs ou extérieurs, et pendant presque toute la durée du cabinet de M. Molé, je restai dans une attitude tranquille, libre dans mon langage, mais étranger à toute hostilité active ou déguisée. Dans plusieurs occasions, entre autres sur l'intervention en Espagne, sur les affaires d'Algérie et le traité de la Tafna, sur l'emprunt grec, je pris la parole pour appuyer la politique et les demandes du cabinet, soit parce qu'elles se rattachaient aux actes de l'administration précédente, soit parce que je les trouvais conformes au droit public et aux intérêts du pays. Deux fois seulement, je fus amené, dans les débats de la Chambre des députés, à marquer fortement mon opinion et ma position personnelle, sans attaquer le cabinet, mais sans me préoccuper du déplaisir qu'il en pouvait ressentir, ni de l'effet qui pouvait en résulter pour lui.

Dans les premiers jours de mai 1837, quinze jours après ma rupture avec M. Molé, la Chambre des députés discutait la demande de fonds secrets extraordinaires qu'avait présentée le cabinet. Je fus interpellé, dans ce débat, sur les causes de ma retraite. Je m'en expliquai avec réserve et en écartant toute polémique personnelle, mais en insistant sur la nécessité d'une forte et homogène organisation des partis et du ministère, dans l'intérêt de la liberté comme du pouvoir. A cette occasion, je parlai de la démocratie, de la classe moyenne, de leurs relations et de leur mission dans notre état social et au sein d'institutions libres. M. Odilon Barrot, en me répondant, reproduisit le reproche qui m'avait déjà été plus d'une fois adressé: «Vous voulez, me dit-il, fonder un système exclusif qui ne tendrait à rien moins qu'à diviser la France en castes ennemies. La classe moyenne repousse ce funeste présent, ce monopole de la victoire. Vous oubliez donc que toutes les victoires de notre révolution ont été gagnées par tout le monde; vous oubliez que le sang qui a coulé, au dedans et au dehors, pour l'indépendance ou pour la liberté de la France, est le sang de tout le monde!»

«Non, je ne l'oublie pas, m'écriai-je; oui, il y a dans notre Charte des droits qui ont été conquis pour tout le monde, qui sont le prix du sang de tout le monde. Ces droits, c'est l'égalité des charges publiques, c'est l'égale admissibilité à tous les emplois publics, c'est la liberté du travail, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté individuelle! Ces droits, parmi nous, sont ceux de tout le monde; ils appartiennent à tous les Français; ils valaient bien la peine d'être conquis par les batailles que nous avons livrées et par les victoires que nous avons remportées.

«Il y a encore un autre prix de ces batailles et de ces victoires; ce prix, c'est vous-mêmes, Messieurs; c'est le gouvernement dont vous faites partie, c'est cette Chambre, c'est notre royauté constitutionnelle; voilà ce que le sang de tous les Français a conquis; voilà ce que la nation tout entière a reçu de la victoire, comme le prix de ses efforts et de son courage. Trouvez-vous que ce n'est rien? Trouvez-vous que cela ne saurait suffire à de nobles ambitions, à de généreux caractères? Sera-t-il donc nécessaire, après cela, d'établir cette absurde égalité politique, cette aveugle universalité des droits politiques qui se cache au fond de toutes les théories qu'on vient apporter à cette tribune. Ne dites pas que je refuse, que je conteste à la nation française le prix de ses victoires, le prix de son sang versé dans nos cinquante années de révolution. Apparemment la France n'a pas entendu vivre toujours en révolution; elle a sans doute compté qu'au bout de ces combats, et pour la sûreté de tous ces droits qu'elle avait conquis, il s'établirait chez elle un ordre régulier, stable, un gouvernement libre et sensé, capable de garantir les droits de tous par l'intervention directe et active de cette partie de la nation qui est vraiment capable d'exercer les pouvoirs politiques. Voilà ce que j'ai voulu dire quand j'ai parlé de la nécessité de constituer et d'organiser la classe moyenne; Ai-je assigné les limites de cette classe? M'avez-vous entendu dire où elle commençait, où elle finissait? Je m'en suis soigneusement abstenu; je ne l'ai distinguée ni d'aucune classe supérieure, ni des classes inférieures; j'ai simplement exprimé ce fait général qu'il existe, au sein d'un grand pays comme la France, une classe qui n'est pas vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a, dans sa pensée et dans sa vie, de la liberté et du loisir, qui peut consacrer une partie considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques, qui possède non-seulement la fortune nécessaire pour une pareille oeuvre, mais aussi les lumières et l'indépendance sans lesquelles cette oeuvre ne saurait être accomplie. Lorsque, par le cours du temps, cette limite naturelle de la capacité politique se sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les causes qui changent l'état de la société auront rendu un plus grand nombre d'hommes capables d'exercer avec bon sens et indépendance le pouvoir politique, alors la limite légale changera. C'est la perfection de notre gouvernement que les droits politiques, limités à ceux qui sont capables de les exercer, peuvent s'étendre à mesure que la capacité s'étend; et telle est en même temps l'admirable vertu de ce gouvernement qu'il provoque sans cesse l'extension de cette capacité, qu'il va semant de tous côtés les lumières, l'intelligence, l'indépendance; en sorte qu'au moment où il assigne aux droits politiques une limite, à ce moment même il travaille à déplacer cette limite, à la reculer, et à élever ainsi la nation entière.

«Comment pouvez-vous croire, comment quelqu'un a-t-il pu croire qu'il me fût entré dans l'esprit de constituer la classe moyenne d'une façon étroite, privilégiée, d'en refaire quelque chose qui ressemblât aux anciennes aristocraties? Permettez-moi de le dire, j'aurais abdiqué par là les opinions que j'ai soutenues toute ma vie; j'aurais abandonné la cause que j'ai constamment défendue, l'oeuvre à laquelle j'ai eu l'honneur de travailler sous vos yeux et par vos mains. Quand je me suis appliqué à répandre l'instruction dans le pays, quand j'ai cherché à élever, dans l'ordre intellectuel, les classes qui vivent de salaire, à leur faire acquérir toutes les connaissances dont elle ont besoin, c'était, de ma part, une provocation continue à acquérir des lumières plus grandes, à monter plus haut; c'était le commencement de cette oeuvre de civilisation, de ce mouvement ascendant et général qu'il est dans la nature humaine de souhaiter et dans le devoir des gouvernements de seconder. Je repousse donc ces accusations de système étroit, étranger aux intérêts et aux sentiments généraux de la nation, uniquement voué aux intérêts spéciaux de telle ou telle classe de citoyens; je les repousse absolument; et en même temps je maintiens que le moment est venu de repousser aussi ces vieilles idées révolutionnaires, ces absurdes préjugés d'égalité absolue des droits politiques qui ont été, partout où ils ont dominé, la mort de la vraie justice et de la liberté.

«On parle de la démocratie; on m'accuse de méconnaître ses droits et ses intérêts. Ah! Messieurs, ce qui a si souvent perdu la démocratie, c'est qu'elle n'a pas su avoir le sentiment vrai de la dignité humaine; elle n'a pas su, elle n'a pas voulu admettre cette variété, cette hiérarchie des situations qui se développent naturellement dans l'état social, et qui admettent parfaitement le mouvement ascendant des individus, et le concours entre eux selon le mérite. Ni la liberté, ni le progrès laborieux n'ont suffi à la démocratie; elle a voulu le nivellement, et voilà pourquoi elle a si souvent et si rapidement perdu les sociétés où elle a dominé.

«Pour moi, je suis de ceux qui combattront le nivellement, sous quelque forme qu'il se présente; je suis de ceux qui provoqueront sans cesse la nation entière à s'élever, mais qui, en môme temps, l'avertiront à chaque instant que l'élévation a ses conditions spéciales et impérieuses, qu'elle exige la capacité, l'intelligence, la sagesse, le travail régulier et bien d'autres mérites auxquels les hommes ne savent pas tous suffire.

«Je veux que partout où ces mérites se rencontreront, partout où il y aura garantie de capacité et d'intelligence, la démocratie puisse s'élever aux plus hautes fonctions de l'État, qu'elle puisse monter à cette tribune, y faire entendre sa voix, influer sur toutes les affaires du pays. Mais cela, Messieurs, vous l'avez déjà; vous n'avez pas besoin de le demander; vous vivez au milieu de la société la plus ouverte à tous les progrès, à toutes les espérances d'égalité. Jamais il ne s'est rencontré un pareil concours d'individus élevés, par leur propre travail, au plus haut rang dans toutes les carrières. Nous avons tous, presque tous, conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ de bataille.

«M. Odilon Barrot: Si c'était à recommencer…

«M. Guizot: M. Odilon Barrot a raison; c'est à recommencer aujourd'hui et toujours.

«M. Odilon Barrot: Vous n'avez pas compris ma pensée. Ces illustrations ont été conquises dans un temps d'égalité, et si c'était à recommencer…

«M. Guizot: Il me semble que l'honorable M. Barrot se trompe étrangement; nous recommençons tous les jours ce travail d'ascension et de conquête. Je parlais tout à l'heure des divers genres d'illustration…. L'honorable M. Barrot est en possession d'une véritable illustration; il l'a conquise de nos jours, sous nos yeux, au milieu de nous, sous ce régime que je défends, et non à une autre époque. Il y a bien d'autres hommes qui, dans d'autres carrières, se sont élevés et s'élèvent comme lui. Je répudierais absolument un avantage qui n'appartiendrait qu'à une seule génération, fût-ce la mienne. Je n'entends pas qu'après toutes les victoires politiques de la nation française, nous ayons conquis pour nous seuls tous les droits que nous possédons. Non, nous les avons conquis pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos petits-neveux, à travers les siècles. Voilà ce que j'entends; voilà ce dont je suis fier; voilà la vraie liberté, la liberté généreuse et féconde, au lieu de cette démocratie envieuse, jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, et qui n'est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes.

«A Dieu ne plaise que mon pays demeure atteint d'une si déplorable maladie! Je me l'explique dans les temps qu'il a traversés, dans les luttes qu'il a eu à soutenir; quand il travaillait à renverser le pouvoir absolu et le privilège, il a pu appeler à son aide toutes les forces du pays, dangereuses ou utiles, les bonnes et les mauvaises passions. Tout a servi alors d'instrument; tout a paru sur les champs de bataille et tout a voulu sa part du butin. Mais aujourd'hui la bataille est finie, la paix est faite, le traité conclu; le traité, c'est la Charte et le gouvernement libre. Je ne veux pas que mon pays recommence ce qu'il a déjà fait. J'accepte, en les jugeant, 1791, 1792, les années suivantes même; je les accepte dans l'histoire; mais je ne les veux pas dans l'avenir, et je me fais un devoir, un devoir de conscience, d'avertir mon pays toutes les fois que je le vois pencher de ce côté.

Voilà ma politique, Messieurs, ma seule politique; voilà dans quel sens j'entends ces mots: classe moyenne et démocratie, liberté et égalité, tant répétés, et tout à l'heure encore, à cette tribune. Rien, Messieurs, ne me fera dévier du sens que j'y attache. J'y ai risqué ce que l'homme peut avoir de plus cher dans la vie publique; j'y ai risqué la popularité; elle ne m'a pas été inconnue; vous vous rappelez, Messieurs….., l'honorable M. Barrot peut se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s'en souvenir, j'étais populaire; j'ai vu les applaudissements populaires venir au-devant de moi; j'en jouissais beaucoup, beaucoup; c'était une belle et douce émotion; j'y ai renoncé… oui, j'y ai renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s'attache pas aux idées que je défends aujourd'hui, à la politique que je maintiens; mais je sais aussi qu'il y a une autre popularité: c'est la confiance qu'on inspire aux intérêts sociaux et moraux d'un grand pays, la confiance de ces intérêts réguliers et conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la société repose. C'est cette confiance que j'ai souhaitée, à la place de cette autre popularité séduisante et charmante que j'ai connue. J'aspire à l'estime, à la confiance des amis de l'ordre, de l'ordre légal et libre, à la confiance des hommes qui croient que la France est en possession des droits et des institutions qu'elle cherche depuis 1789, et que ce qu'elle a de plus important, de plus grand à faire aujourd'hui, c'est de les conserver et de les affermir.

«Voilà à quelle cause je me suis dévoué, voilà quelle popularité je cherche. Celle-là me consolera de tout le reste, et je n'envierai à personne nulle autre popularité, quelque douce qu'elle puisse être.»

La Chambre fut profondément remuée et satisfaite. Rien ne plaît davantage aux hommes que de voir mettre en lumière leur propre pensée, et de se reconnaître dans une image qui les élève à leurs propres yeux. On commençait dès lors à dire ce qui est devenu depuis le lieu commun favori dans la polémique des partis extrêmes: on imputait à la bourgeoisie le dessein de devenir, on l'accusait d'être déjà une nouvelle classe privilégiée, héritière de la noblesse, à l'exclusion et aux dépens du peuple. On lui reprochait de ne se préoccuper que de ses propres intérêts; on la taxait de sécheresse, d'égoïsme, de vues mesquines, de passions pusillanimes. J'aurais quelque droit de parler des faiblesses de la classe moyenne, car j'en ai, plus que personne peut-être, ressenti les inconvénients et porté le poids. Il est vrai qu'appelée soudainement, quoique par le cours naturel des choses, à jouer, dans le gouvernement de la France, un rôle prépondérant, elle n'a pas toujours été au niveau de sa tâche si difficile et si nouvelle; la grandeur de la pensée et la fermeté de l'expérience lui ont quelquefois manqué; elle a été quelquefois trop alarmée de la fermentation politique à laquelle elle a bientôt trop cédé; elle n'a pas su, tantôt assez entreprendre, tantôt assez persévérer; elle n'était pas exempte elle-même des erreurs et des mauvaises tendances contre lesquelles elle luttait. Mais en dépit de ses imprévoyances et de ses fautes, la classe moyenne n'en était pas moins le représentant vrai, honnête et fidèle des intérêts généraux de la société française telle que la Révolution française l'a faite; aucun désir de privilège exclusif ou de régime oppressif n'entrait dans sa pensée; aucun mal pareil ne pouvait résulter des institutions qu'elle aimait et soutenait; c'était vraiment des institutions libres et ouvertes, étrangères à tout germe redoutable d'iniquité ou de tyrannie, accessibles à tous les droits et à tous les progrès. Les partisans de l'universelle et immédiate égalité des droits politiques étaient seuls fondés à taxer la bourgeoisie d'usurpation et d'injustice. Hors de cette prétention radicale, toutes les opinions, tous les intérêts, tous les partis avaient en perspective une libre carrière; tous pouvaient grandir selon leur mérite vrai et leur force réelle. Un jour viendra où la tempête qui commença alors à s'élever contre la classe moyenne sera jugée comme l'une des plus folles aberrations de la crédulité populaire exploitée par les passions révolutionnaires; et je ne faisais que pressentir ce jour lorsque, en mai 1837, je défendais, contre cette tempête naissante, la classe moyenne et les institutions où elle prévalait. Elle m'en témoigna sa reconnaissance avec une vivacité inaccoutumée; deux cent six députés se réunirent pour me demander l'autorisation de faire réimprimer à part mes deux discours et de les répandre dans leurs départements. Plus de trente mille exemplaires en furent aussitôt distribués. L'opposition elle-même, tout en gardant son attitude, avait pris plaisir à cette scène parlementaire, et l'effet produit dans la Chambre se prolongea dans le pays, autant que de tels effets peuvent se prolonger au delà du lieu et du jour où la présence des personnes et l'accent des paroles ont frappé les spectateurs.

Le cabinet fut froissé du retentissement de ce débat où il avait tenu peu de place. L'opposition, qui l'avait accueilli avec faveur tant qu'elle avait eu à renverser le cabinet précédent, se complut à rendre le déplaisir des nouveaux ministres plus amer en faisant ressortir l'importance des hommes dont ils s'étaient séparés. M. Thiers leur vint en aide, comme il l'avait promis au Roi; mais un appui étranger ne relève pas le pouvoir qu'il soutient. M. Molé, d'une nature fine et susceptible, ressentait vivement ces blessures; d'autant plus vivement qu'en dehors des Chambres le mariage de M. le duc d'Orléans, l'amnistie, la seconde expédition de Constantine, lui donnaient les satisfactions et la confiance du succès. Irrité de ce contraste, il crut le moment propice pour se faire une situation parlementaire en harmonie avec sa situation extérieure; il demanda au Roi la dissolution de la Chambre des députés: aucune nécessité politique et générale ne la provoquait; la Chambre avait adopté toutes les propositions du ministère; la majorité ne lui manquait point, et l'opposition était plus ironique qu'agressive. C'était évidemment dans le seul intérêt de son amour-propre et de son repos que M. Molé désirait la dissolution. Le Roi y consentit, non sans quelque regret. Les élections se firent, non comme une lutte publique des grandes opinions et des grands partis du pays, mais comme une mêlée confuse de candidats appuyés ou repoussés par l'administration, selon qu'ils lui étaient présumés favorables ou contraires. Sur 459 députés, 152, sortis de rangs très-divers, furent remplacés par de nouveaux venus; et parmi eux plusieurs de mes amis particuliers, fermes défenseurs de la politique de résistance, qui la trouvaient énervée et compromise par l'attitude de M. Molé, entre autres MM. d'Haubersaert, Giraud, Renouard, etc., furent spécialement combattus et expulsés par le ministère. De ces élections ainsi faites sans principes certains et sans drapeau déployé sortit une chambre désorganisée, étrangère aux engagements fermes et publics, dominée par des intérêts et des sentiments individuels, au sein de laquelle M. Molé pouvait trouver les éléments épars d'une majorité favorable, mais où le grand parti de gouvernement qui avait commencé à se former sous M. Casimir Périer, et que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait désuni, subissait une nouvelle crise de dislocation et d'affaiblissement.

Quand la session fut ouverte, les conséquences de cet état des partis et des esprits ne tardèrent pas à se manifester. Dans l'une et l'autre Chambre, les adresses furent telles que pouvait les souhaiter le cabinet. Parmi les projets de lois qu'il présenta, ceux qui n'étaient que d'une médiocre importance, ou qui avaient déjà été, dans les Chambres précédentes, l'objet de longues discussions, furent aisément adoptés. Mais lorsque de difficiles questions s'élevèrent, lorsque le cabinet eut à prendre et à faire adopter ses résolutions sur la conversion des rentes et sur la construction du réseau général des chemins de fer, alors sa faiblesse apparut; l'autorité politique lui manquait; il ne s'appuyait pas sur un parti fortement constitué, uni à lui par des principes fixes et décidé à le soutenir dans l'intérêt de leur cause commune; ses intentions définitives étaient flottantes; il portait dans les discussions peu de puissance et d'éclat. Les deux propositions que je viens de rappeler échouèrent; et des élections qu'on avait regardées comme victorieuses n'amenèrent qu'une session froide et stérile.

Le seul débat spécialement politique de cette session, la demande d'un nouveau crédit extraordinaire pour les fonds secrets, n'eut pas un plus grand caractère, et je n'y pris part moi-même qu'avec froideur et embarras. Je ne voulais ni refuser les fonds secrets, ni prendre, envers le ministère, une attitude d'opposition générale et permanente. Je me bornai à signaler avec regret l'incertitude du pouvoir, le déclin de la Chambre elle-même et l'affaiblissement qui en résultait pour le gouvernement tout entier. On m'écoutait froidement, comme je parlais; mes anciens adversaires du côté gauche demandaient, en souriant, si je n'étais pas moi-même atteint d'affaiblissement et de décadence. Je sentais venir l'orage; je le faisais entrevoir; mais je ne voulais pas qu'on pût me reprocher de l'avoir soulevé.

Après la session de 1838 et dans l'intervalle qui la sépara de celle de 1839, le vice de la situation de M. Molé se développa rapidement. Il avait usé la force que lui avait donnée, à son avènement, l'adhésion du tiers-parti et même du côté gauche. Ces alliés passagers l'abandonnaient, et il n'avait pas acquis, dans le cours de son administration, une force propre et nouvelle. Sa prudence, sa bonne attitude, son habile et agréable langage lui conservaient, dans les Chambres et dans le pays, une faveur que n'accompagnait pas une vraie puissance; l'Europe l'estimait et se félicitait de sa politique, mais sans compter sur sa force. Il était encore en possession d'un présent tranquille et facile, mais il n'avait en perspective qu'un avenir faible et menacé.

Dès que la session de 1839 fut ouverte, le mal éclata; tous les mécontentements s'exprimèrent tout haut; animées d'une même humeur, toutes les nuances de l'opposition se rapprochèrent. On se demandait si l'on accepterait indéfiniment une administration flottante et terne, qui prenait tour à tour son point d'appui dans des rangs divers, passait de la résistance à la concession, de la concession à la résistance, et, sous des apparences de conciliation, plaçait le gouvernement en dehors de toutes les opinions nettes, fermes, conséquentes, et en écartait leurs représentants les plus éprouvés. Pourquoi cette conciliation, dont on parlait tant, ne s'accomplirait-elle pas au profit de l'opposition elle-même? Pourquoi M. Odilon Barrot, M. Thiers et M. Guizot n'essayeraient-ils pas de s'entendre et de se concerter, ne fût-ce que pour un moment et dans un but spécial et déterminé? Quand il s'était séparé de M. Guizot, M. Molé ne s'était-il pas entendu avec M. Thiers et M. Odilon Barrot pour changer de politique et substituer la concession à la résistance? Ce mauvais exemple devenait contagieux au moment même où ses mauvais résultats se faisaient sentir. La coalition s'opérait dans les esprits et dans les entretiens avant de passer dans les discours et dans les votes.

J'y entrai ouvertement et activement. Avant d'apprécier le fait même et ses conséquences, je dirai par quels motifs j'y fus déterminé.

J'avais à coeur de ramener dans le gouvernement une politique plus décidée et plus conséquente. Depuis neuf ans, j'avais tantôt défendu, tantôt porté moi-même le drapeau de l'autorité ferme en présence de la liberté hardie. Je souffrais dans mon âme en voyant ce drapeau, non pas abandonné, mais à demi replié et voilé. C'est l'effet naturel et beau du gouvernement libre que les grands partis qui s'y forment s'attachent à des principes et veulent les proclamer en les pratiquant. Il faut que les esprits soient satisfaits et s'élèvent en même temps que les intérêts se sentent garantis et se confient. Je ne crois rien dire de trop en affirmant que, pendant l'administration de M. Casimir Périer et celle du cabinet du 11 octobre 1832, les Chambres et le public avaient cette double satisfaction. M. Molé ne la leur donnait pas; il suffisait, jour par jour, aux nécessités de l'ordre dans un régime libre, mais sans que, par son influence, l'ordre et la liberté grandissent en durant. C'était un gouvernement régulier et sensé; mais la vigueur et la richesse intellectuelles lui manquaient; le drame était plus grand et plus animé que les acteurs.

Parmi les causes de cette langueur stérile, la principale était la part insuffisante faite à la Chambre des députés dans le gouvernement. Elle n'y tenait pas la place, elle n'y jouait pas le rôle auxquels l'appelaient la nature des institutions et l'état des partis. Cinq groupes politiques formaient et animaient cette assemblée: aux deux extrémités, les républicains et les légitimistes, exprimés, je ne veux pas dire conduits, par M. Garnier Pagès et M. Berryer; entre ces deux fractions, importantes par les idées et le talent, sinon par le nombre, le côté gauche, le centre gauche et le centre droit, représentés par M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi. Aucun de ces groupes, pas plus ceux qui acceptaient que ceux qui repoussaient le nouveau régime, n'avait en 1838, par ses chefs, une action directe et efficace dans le gouvernement. Les acteurs principaux étaient rejetés dans les rangs des spectateurs, affranchis de la responsabilité et tentés de se livrer aux plaisirs de la critique. Par conviction autant que par position, je sentais vivement ce que je me permettrai d'appeler ce désordre parlementaire, et je croyais urgent, dans l'intérêt du pouvoir comme de la liberté, de la couronne comme du pays, que la Chambre des députés et ses interprètes habituels reprissent, dans les affaires publiques, leur part naturelle d'influence et de responsabilité.

Une autre considération me touchait. Depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832 et ma séparation de M. Thiers, la base du gouvernement s'était fort rétrécie; et les rivalités, les susceptibilités, les incidents intérieurs et imprévus tendaient à la rétrécir encore plus de jour en jour. L'occasion se présentait en 1839 de sortir de cette ornière et d'élargir le cercle des cabinets futurs en rapprochant des hommes qui, malgré la diversité de leurs situations et de leurs habitudes, formaient au fond les mêmes désirs, tendaient au même but, et ne devaient pas être, comme ils n'avaient pas toujours été, incompatibles. Entre M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, il n'y avait, en sondant les coeurs, point de barrières insurmontables, point d'engagements irrévocables; nous avions, depuis dix-huit mois, fait bien des pas les uns vers les autres; le moment n'était-il pas venu d'en faire un plus décisif? Étrangers les uns et les autres à l'administration de M. Molé, nous avions cessé de nous combattre; n'était-il pas possible de nous entendre, et de reformer ensemble un grand parti constitutionnel capable d'établir sur de larges bases ce gouvernement monarchique et libre que nous avions tous dessein de fonder, et dont nos divisions, sous le feu de ses ennemis, pouvaient compromettre les destinées? L'importance d'une telle oeuvre était évidente, et pour peu qu'elle fût possible, elle valait, à coup sûr, la peine d'être tentée.

Que des sentiments personnels se pussent mêler à ces vues d'intérêt public, je connais trop les faiblesses humaines, y compris les miennes, pour le contester. La personnalité est habile à se glisser au sein du patriotisme le plus sincère; et je n'affirmerai pas que le souvenir de ma rupture avec M. Molé en 1837 et le secret désir de prendre une revanche personnelle, tout en soutenant une bonne cause générale, aient été sans influence sur mon adhésion à la coalition de 1839 et sur l'ardeur que j'y ai portée. Même pour les plus honnêtes gens, la politique n'est pas une oeuvre de saints; elle a des nécessités, des obscurités que, bon gré malgré, on accepte en les subissant; elle suscite des passions, elle amène des occasions de complaisance pour soi-même auxquelles nul, je crois, s'il sonde bien son âme après l'épreuve, n'est sûr d'avoir complètement échappé; et quiconque n'est pas décidé à porter sans trouble le poids de ces complications et de ces imperfections inhérentes à la vie publique la plus droite fera bien de se renfermer dans la vie privée et dans la spéculation pure.

Quoi qu'il en soit, je viens de rappeler, sans y rien ajouter ni en rien taire, les dispositions que j'apportai, en décembre 1838, dans la commission de l'adresse. Les diverses nuances de l'opposition y étaient en majorité décidée. Elles s'entendirent sans peine, et le projet d'adresse présenté le 4 janvier 1839 à la Chambre des députés était bien leur oeuvre libre et réfléchie. La politique extérieure du cabinet y était formellement blâmée quant à l'évacuation d'Ancône. Sur ses négociations dans les affaires de Belgique et de Suisse, l'adresse gardait une réserve où perçait, à dessein, l'inquiétude. A l'intérieur, le cabinet était considéré comme insuffisant pour établir, entre la couronne et les Chambres, cette ferme entente et cette harmonie active qui, dans le régime représentatif, peuvent seules garantir la force comme la sécurité du pouvoir en en concentrant, sur ses conseillers, toute la responsabilité. Je pense, aujourd'hui comme alors, que, sur cette part des Chambres dans le gouvernement du pays, le projet d'adresse, d'ailleurs hautement et sincèrement monarchique, ne dépassait point les limites du droit constitutionnel. Le ton général ne manquait point de mesure ni de convenance dans sa froideur; mais l'attaque était évidente et directe; personne ne tenta de s'y méprendre, et le cabinet accepta la lutte aussi franchement que l'opposition l'engageait.

La lutte fut plus forte que l'opposition ne s'y était attendue. Pendant douze jours, M. Molé y déploya une fermeté, une présence d'esprit, une persévérance digne et adroite qui ranimèrent le zèle d'abord un peu chancelant de ses partisans et obligèrent ses adversaires à redoubler leurs attaques. Sur tous les paragraphes du projet d'adresse où la politique du cabinet était directement ou indirectement incriminée, des amendements furent proposés pour repousser le blâme; et après de longs débats où M. Molé, fidèlement défendu, se défendit habilement lui-même, presque tous ces amendements furent adoptés, à de très-faibles majorités, mais malgré les efforts réunis des chefs de toutes les nuances de l'opposition. Aussi fûmes-nous amenés en définitive à voter contre l'adresse ainsi amendée, tandis qu'elle fut adoptée, avec un mélange de satisfaction et de colère, par les partisans du cabinet blessé à mort, mais debout sur son terrain qu'il avait vaillamment gardé.

Il eut, dans ce combat, un brillant allié. M. de Lamartine, qui jusque-là s'était tenu un peu à l'écart de la politique militante, prit vivement parti contre la coalition. Je ne puis rencontrer le nom de M. de Lamartine dans mes souvenirs, ni sa personne aujourd'hui dans nos rues, sans une impression profondément mélancolique. Nul homme n'a reçu de Dieu de plus beaux dons, dons personnels et dons de situation, puissance intellectuelle et élévation sociale. Et les circonstances favorables ne lui ont pas plus manqué que les faveurs premières; toutes les chances comme tous les moyens de succès se sont présentés sur ses pas; il les a saisis avec ardeur; un moment il a joué un grand rôle dans un grand drame; il a touché au but de toutes les ambitions et goûté de toutes les gloires. Où en est-il aujourd'hui? Je ne parle pas des revers de sa vie publique, ni des épreuves de sa vie privée: de nos jours, qui n'est pas tombé? Qui n'a pas subi les coups du sort, les angoisses de l'âme, les détresses de la fortune? Le travail, le mécompte, le sacrifice, la souffrance ont eu de tout temps et auront toujours leur part dans les destinées humaines, dans les grandes encore plus que dans les humbles. Ce qui m'étonne et m'attriste, c'est que M. de Lamartine s'en étonne et s'en irrite; ce ne sont pas seulement les douleurs de sa situation, c'est surtout l'état de son âme, tel qu'il le révèle lui-même, que je ne puis contempler sans mélancolie. Comment un spectateur qui voit de si haut les événements est-il si ému des accidents qui le touchent? Comment un si sagace appréciateur des hommes se connaît-il si peu lui-même? Comment s'abandonne-t-on à tant d'amertume quand on a tant joui des faveurs du ciel et du monde? Il faut qu'il y ait, dans cette riche nature, de grandes lacunes et bien peu de forte harmonie pour qu'elle tombe dans un tel trouble intérieur et qu'elle le manifeste avec un tel emportement. J'ai trop peu vu de près M. de Lamartine pour le connaître et me l'expliquer pleinement; mais il m'apparaît comme un bel arbre couvert de fleurs, sans fruits qui mûrissent et sans racines qui tiennent; c'est un grand esprit qui passe et repasse incessamment des régions de la lumière dans celle des nuages, et qui entrevoit à chaque pas la vérité sans jamais s'y fixer; un coeur ouvert à toutes les sympathies généreuses, et en qui dominent pourtant les préoccupations les plus personnelles. Et ce qui me confirme dans mon impression générale sur cet homme éminent, c'est que j'aperçois déjà, dans sa première apparition au milieu de nos débats, dans ses discours des 10 et 19 janvier 1839 sur la coalition, les traits sous lesquels je le vois aujourd'hui. Il attaqua vivement la coalition, mais sans défendre et presque en livrant M. Molé, car il voulait plaire à l'opposition aussi bien qu'aux amis du cabinet. Il défendit la prérogative de la couronne, mais en traitant la monarchie constitutionnelle comme un gouvernement de transition, et en laissant entrevoir son penchant pour la république. Il fit tour à tour des compliments et des avances à tous les partis qui divisaient la Chambre, sans se classer lui-même dans aucun, s'efforçant de les attirer à lui sans se donner à eux; et lorsque, au milieu de cette description caressante de toutes les fractions intérieures de l'assemblée, M. Arago lui cria de sa place: «Et le parti social?—On me demande ce qu'est le parti social, répondit M. de Lamartine; Messieurs, ce n'est pas encore un parti, c'est une idée,» promenant ainsi partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre. Son langage était celui d'un grand, mais superficiel ambitieux, avide d'encens plus que d'empire, prêt à se lancer, avec une imprévoyance superbe, dans les entreprises les plus téméraires si elles donnaient, à son imagination et au bruit de son nom, des satisfactions éclatantes; prodigue envers tous d'espérances et de promesses, mais n'ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu'elles excitent. Pour être efficace et vraiment grande, la politique veut un but plus précis, un choix plus simple et plus ferme entre les idées, les desseins et les partis. En attaquant la coalition, M. de Lamartine fut, pour le cabinet, l'ornement oratoire du débat; mais il en sortit plus vanté que puissant, et sans avoir obtenu la confiance sérieuse de ceux-là mêmes à qui il avait prêté son éloquent appui.

L'adresse votée, M. Molé et ses collègues, jugeant avec raison leur succès trop faible pour leur fardeau, portèrent au Roi leur démission. Appelé auprès du Roi, le maréchal Soult essaya, sans y réussir, de former un cabinet. M. Molé reprit les affaires, et la dissolution de la Chambre des députés fut immédiatement prononcée. C'était, en deux ans, la seconde fois que M. Molé, pour gouverner, se voyait obligé d'en appeler au pays; une session avait suffi pour compromettre l'existence du cabinet dans une Chambre qu'il avait lui-même convoquée et dont il avait regardé l'élection comme son triomphe.

Ce fait seul était, contre lui, une présomption grave. Mais, de son côté, la coalition, si elle avait fortement ébranlé le cabinet, avait en même temps gravement compromis l'opposition. Nous avions manqué de mesure et de prévoyance. Quelques-uns de nos reproches à la politique extérieure de M. Molé étaient, au fond, très-contestables et avaient été efficacement contestés dans le débat; nous étions tombés dans le tort commun des partis sous le régime représentatif, l'exagération; et sur les points où nos attaques étaient fondées, comme l'évacuation d'Ancône, le temps et les événements ne nous avaient pas encore donné raison. Notre seconde faute, l'imprévoyance, fut encore plus grave. Nous n'avions pas pressenti tout l'effet que produiraient, sur beaucoup d'hommes sensés, honnêtes, amis de l'ordre et spectateurs plutôt qu'acteurs dans les luttes politiques, le rapprochement et l'alliance de partis qui se combattaient naguère, et dont les maximes, les traditions, les tendances restaient essentiellement diverses. Non-seulement ces juges du camp, qui formaient le centre de la Chambre, blâmèrent la coalition et ressentirent, en la voyant à l'oeuvre, une inquiétude sincère; mais la passion entra dans leur âme avec le blâme et l'inquiétude; ils luttèrent contre la coalition, non-seulement pour le cabinet, mais pour leur propre compte; ils déployèrent dans cette lutte une ardeur, une entente, une persévérance inaccoutumées; et le parti de gouvernement, disloqué et épars depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, vint, de lui-même et sans ses anciens chefs, se reformer autour de M. Molé, au moment même où nous accusions M. Molé et son cabinet d'être un gouvernement trop faible, trop étranger à la Chambre des députés, et insuffisant pour assurer, au pays et à la couronne, l'harmonie active de tous les pouvoirs constitutionnels. Jamais, depuis trois ans, le parti de gouvernement n'avait été si complet, ni le cabinet si sûr de son appui que le jour où, la victoire entre le cabinet et la coalition demeurant incertaine, le Roi, sur la demande de M. Molé, en appela de nouveau au pays en prononçant la dissolution.

Faites sous de tels auspices, les élections furent ardemment contestées, et accomplies dans un grand pêle-mêle des opinions et des alliances. Je m'appliquai, dans plusieurs lettres rendues publiques, à bien établir les motifs d'intérêt public qui m'avaient déterminé à entrer dans la coalition, et la fidélité que j'entendais garder à la politique que j'avais soutenue depuis neuf ans, tout en réclamant ce que je regardais comme l'influence légitime et nécessaire des Chambres dans le gouvernement[21]. Les élections donnèrent à la coalition une victoire limitée, mais évidente; M. Molé et ses collègues reconnurent que, dans la nouvelle Chambre des députés, ils ne pourraient continuer la lutte; ils se retirèrent définitivement, et la coalition fut appelée à former un cabinet.

[Note 21: Pièces historiques, n° XIII.]

L'oeuvre semblait facile et la solution naturellement indiquée. Nous avions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, pris part ensemble à l'attaque; nous devions prendre part ensemble à la victoire, et passer du concert dans l'opposition au concert dans le gouvernement. Mais, à ce passage, nous rencontrions, M. Odilon Barrot et moi, un obstacle que, dans les débats de la coalition, nous venions nous-mêmes de reconnaître et de proclamer; nos maximes, nos tendances, nos conduites, nos paroles avaient été, depuis neuf ans, profondément diverses; nous nous étions, dès les premiers mois de 1830, non-seulement séparés, mais combattus. Nous avions naguère, dans notre alliance momentanée, rappelé l'un et l'autre ce passé et déclaré notre intention de ne point le démentir. Par l'état-général des partis et par notre propre honneur, la tentative de gouverner en commun nous était interdite. Nous n'en eûmes pas la pensée; il fut entendu que nous ne pouvions, M. Odilon Barrot et moi, entrer ensemble dans le cabinet.

Entre M. Thiers et moi, nulle difficulté pareille n'existait; nous avions soutenu et pratiqué ensemble la même politique; nous pouvions reprendre ensemble le gouvernement; notre passé ne créait, à notre union dans le présent et dans l'avenir, point d'insurmontables embarras. Ne pouvions-nous pas aussi, en formant de concert un cabinet, accepter M. Odilon Barrot comme président de la Chambre des députés? C'était là une situation étrangère au gouvernement et à l'opposition, indépendante et point hostile. Par la gravité de son caractère et de ses moeurs, par l'élévation de son esprit, par son respect de la loi et de la liberté, M. Odilon Barrot y était très-propre. Le rapprochement qui s'était opéré, entre lui et nous, par la coalition autorisait les rapports bienveillants que devait établir entre nous sa présidence de la Chambre. Je me déclarai prêt à accepter cette combinaison.

Mais quand M. Thiers et M. Barrot la proposèrent dans les réunions du centre gauche et du côté gauche, ils rencontrèrent, à mon entrée, n'importe à quel titre, dans le cabinet nouveau, une opposition qu'ils ne surmontèrent qu'avec peine; et leur succès se borna à faire trouver bon par leurs amis que je reprisse le ministère de l'instruction publique et M. Duchâtel celui des finances. C'était là, dans le gouvernement parlementaire à relever, toute la part que voulaient nous faire, à nous anciens défenseurs de la politique de résistance, nos récents alliés de la coalition.

J'avais naguère prouvé, en ne voulant, dans le cabinet de M. Molé, que le ministère de l'instruction publique, combien je mettais, pour mon compte personnel, peu d'importance, à occuper tel ou tel département quand j'avais d'ailleurs la confiance que la politique générale à laquelle j'étais dévoué prévaudrait dans le gouvernement. Je n'étais pas, en 1839, plus exigeant qu'en 1836. J'avais quelque droit d'être surpris de l'opposition que je rencontrais dans la coalition victorieuse, car je n'avais pas été des moindres dans sa lutte et dans sa victoire. Plus d'une fois, dans le cours de ce grand débat, quelques-uns des coalisés avaient été tentés de transiger et d'accepter, aux dépens de l'adresse ferme et claire que nous avions rédigée, quelques-uns des amendements un peu équivoques que proposaient les amis de M. Molé. J'avais repoussé et fait écarter ces velléités. Tant que dure le combat, toute apparence d'hésitation et de reculade est une faute, dût-on regretter de l'avoir engagé. Nous n'avions à coup sûr, M. Duchâtel et moi, pour notre entrée dans le cabinet qui devait se former sous la présidence du maréchal Soult, point de prétention exorbitante; nous ne demandions que deux départements sur neuf; mais au moins fallait-il que, par leur nature, ces deux départements fussent, pour notre part d'autorité et d'action dans le gouvernement, des garanties efficaces. Plus j'avais été décidé dans la coalition, plus j'étais décidé aussi à rester, dans le pouvoir, fidèle à la politique d'ordre et de résistance. Pour satisfaire à ce que je regardais comme un droit et un intérêt spécial du régime parlementaire, je m'étais séparé un moment du gros de mes amis; le but atteint, je voulais rétablir leur position comme la mienne, les rallier au gouvernement dont ils étaient les alliés naturels et nécessaires, et assurer dans le nouveau cabinet leur influence comme au cabinet leur appui. Il y avait là, pour moi, une question de devoir politique et de dignité personnelle. Je déclarai que je ne pouvais entrer dans le ministère que si, en même temps que M. Thiers occuperait, selon son désir, le département des affaires étrangères et quelques-uns de ses amis d'autres départements, on attribuait à M. Duchâtel le département des finances et à moi celui de l'intérieur. Peu m'importait l'égalité numérique des portefeuilles; mais je tenais absolument, pour ma cause, au partage réel du pouvoir.

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