← Retour

Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 4)

16px
100%

M. Thiers et, je crois, aussi M. Barrot essayèrent, mais sans succès, de faire accepter par leurs adhérents cette combinaison. On était, dans le côté gauche et le centre gauche, aussi décidé à ne pas vouloir que j'eusse une action directe et considérable dans le gouvernement, que je l'étais moi-même à ne pas me contenter d'une influence indirecte et inefficace. Les hommes sont gouvernés par leurs préjugés et leurs instincts bien plus que par leurs intentions réelles et réfléchies. La plupart des membres du côté gauche et du centre gauche n'avaient, au fond, point d'autre but, ni d'autre désir que l'établissement de la monarchie constitutionnelle; mais ils avaient vécu et ils vivaient encore sous l'empire des théories, des traditions, des routines révolutionnaires. Quoiqu'ils n'eussent aucun dessein de recommencer la Révolution, ils l'acceptaient pêle-mêle et sans la juger. J'avais tenté au contraire de soumettre ce passé contemporain à un libre examen, d'y séparer nettement le bien du mal, le vrai du faux, le bon grain de l'ivraie, et de démontrer que nos malheurs et nos mécomptes depuis 1789 ont été, non pas le résultat d'exagérations imprudentes ou d'accidents impossibles à prévoir, mais la conséquence naturelle des idées fausses, des mauvaises passions et des folles prétentions dont ce grand mouvement intellectuel et social a été infecté et dont il faut le purger. J'avais, dans ce difficile travail, heurté des sentiments favoris, blessé des amours-propres susceptibles, offensé des superstitions et dérangé des habitudes invétérées. On me trouvait agressif, incommode et compromettant. On voulait faire sans moi, et sans avoir incessamment à discuter ou à compter avec moi, les affaires du régime nouveau que nous avions tous à coeur de fonder.

Les esprits élevés et libres, les chefs des partis sentaient le vice de cette disposition de leurs adhérents et l'utilité de mon concours dans l'oeuvre que nous poursuivions ensemble. Mais c'est de nos jours le mal des hommes les plus distingués de n'avoir pas en eux-mêmes, dans leurs idées et leurs forces propres, assez de confiance, et de se soumettre trop aisément aux impressions et aux volontés extérieures. Que leur sert d'avoir la tête au-dessus de la foule, s'ils n'en profitent pas pour voir plus loin et pour marcher plus droit au but? Ils ne savent pas combien ils exerceraient plus de puissance s'ils agissaient avec plus d'indépendance et dans la plénitude de leur pensée. Je suis loin de méconnaître la valeur des sentiments populaires et la nécessité d'en tenir compte; mais il faut les pressentir et leur faire d'avance leur juste part, au lieu d'attendre qu'ils s'expliquent et décident eux-mêmes; car, en définitive, peuples et partis se donnent à ceux qui font bien leurs affaires et non pas à ceux qui leur obéissent. La combinaison qu'on appela le cabinet de grande coalition, et qui en réunissait en effet toutes les forces, une fois écartée, on tenta successivement toutes celles auxquelles nous restions, mes amis et moi, complètement étrangers. On proposa, on discuta, on négocia pour former tantôt un ministère du centre gauche allié au côté gauche, tantôt un ministère du centre gauche pur, ou bien un ministre du centre gauche recruté dans le centre proprement dit, parmi les adhérents de M. Molé. C'était autour du maréchal Soult que se faisait ce travail, et il s'y prêtait avec un bon sens souple et tenace, quoiqu'un peu confus, se tenant en dehors des dissensions intérieures de la Chambre, prêt à traiter avec les hommes influents des diverses fractions, mais décidé à ne point livrer le pouvoir au côté gauche, à tenir compte des sentiments du Roi, et à ne se point séparer de l'ancien parti de la résistance, seul ferme appui du gouvernement. M. Thiers était l'âme nécessaire et devait être le chef réel de tous ces cabinets en perspective; mais il avait, lui aussi, ses réserves et ses conditions dont il ne voulait pas se départir; c'était son idée fondamentale de faire du centre gauche le point de ralliement de l'ancien parti de la résistance comme de la portion modérée du côté gauche; mais il rencontrait dans tous ces groupes, et dans le centre gauche lui-même, des rivalités, des susceptibilités, des méfiances, des exigences qu'il ne parvenait pas à surmonter. En nous repoussant, mes amis et moi, on avait dispersé les forces naturelles et nécessaires du gouvernement qu'on voulait faire sortir de la coalition; on essaya, par l'entremise du duc de Broglie, de revenir sur cette faute, comme on revient sur une faute dont on sent le péril sans en reconnaître vraiment l'erreur; on aurait voulu attirer le duc de Broglie et M. Duchatel dans le nouveau cabinet en me laissant en dehors, et M. Thiers aussi bien que moi. Mes amis s'y refusèrent péremptoirement. Tout le monde avait le sentiment qu'on tentait une oeuvre incomplète et précaire, dont personne ne voulait accepter la responsabilité; et chaque jour voyait désavouer et échouer la combinaison que, la veille, on s'était empressé de négocier et qu'on avait cru sur le point de réussir.

Le Roi assistait à cette laborieuse confusion en spectateur très-attentif, un peu moqueur dans ses conversations toujours trop abondantes, mais sans susciter aux diverses combinaisons tentées aucun obstacle, ni leur opposer aucun refus. Le 27 mars, il demanda à M. Thiers de former lui-même un cabinet, et il accepta, quant à la politique générale, notamment envers l'Espagne, les propositions que, huit jours auparavant et par l'entremise du maréchal Soult, M. Thiers lui avait présentées. M. Thiers répondit: «qu'il se serait chargé de cette mission il y a douze jours, mais qu'il ne le pouvait plus aujourd'hui, la situation étant complètement gâtée et les combinaisons qui pouvaient réussir ayant été vainement essayées.» Quelques jours plus tard, le Roi disait à l'un des candidats ministériels: «Je suis prêt à tout, j'accepterai tout, je subirai tout; mais, dans l'intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différent de traiter le Roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m'imposer un ministère que je subisse, ou m'en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne le combattrai point sous main; je ne trahirai jamais mon cabinet, quel qu'il soit; mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui, et que, si quelque incident le met en péril, je ne ferai rien pour l'empêcher de tomber. Dans le second cas, je le servirai franchement.»

En tenant ce langage, le Roi ne faisait qu'user loyalement de son droit constitutionnel; et pour des hommes sérieux et loyaux eux-mêmes, il y avait à l'en louer bien plutôt qu'à l'en blâmer, mais pour le public, à qui ses paroles arrivaient plus ou moins amplifiées, et qui les amplifiait encore à son tour, le Roi eût mieux fait de proclamer moins hautement son sentiment et son dessein.

Au bout de trois semaines ainsi consumées en essais qui, loin d'aboutir à la formation d'un ministère, en avaient aggravé les difficultés, ou sentit l'absolue nécessité de faire un pas hors d'une situation déplaisante et compromettante pour tous les pouvoirs. Il importait surtout à la couronne de constater que le trouble apporté, par tant d'hésitations et de lenteurs, dans le gouvernement du pays n'était point de son fait, et d'en renvoyer à la Chambre des députés la responsabilité. On se promettait de plus, qu'appelée à reprendre ses travaux et à discuter effectivement les affaires publiques, au lieu de passer son temps en conversations oisives dans la salle des conférences, la Chambre manifesterait clairement sa pensée et son voeu, qu'une majorité s'y prononcerait, que les incertitudes des partis auraient alors un terme, et qu'un cabinet pourrait enfin se former, quand on pourrait enfin entrevoir lequel avait le plus de chances d'être accepté et appuyé dans le parlement. C'était encore là une marque de cette timidité générale, de ce défaut d'initiative prévoyante et ferme que je signalais, tout à l'heure comme l'une des plus embarrassantes faiblesses de notre temps: ni le Roi ni les chefs des divers partis ne voulaient se hasarder à résoudre eux-mêmes la question de savoir où se trouvait, dans la Chambre, une majorité capable de soutenir un cabinet, et lui indiquer d'avance sa route; pour organiser le gouvernement, on demandait à la Chambre de s'organiser elle-même; et pour la mettre en demeure de répondre, le Roi nomma, le 31 mars 1839, des ministres provisoires appelés à faire recommencer les travaux suspendus de l'administration et des Chambres sans avoir pour eux-mêmes aucune prétention de devenir un ministère définitif et durable. C'était un moyen de satisfaire aux affaires courantes et aux apparences en attendant une solution sérieuse, et un expédient pour aller à la découverte de cette majorité tant cherchée et si obscure. Avec un dévouement méritoire au service du Roi et du pays, sept hommes honorables, éprouvés dans l'administration et peu engagés dans les luttes politiques, MM. de Gasparin, Girod de l'Ain, Gautier, duc de Montebello, général Cubières, Tupinier et Parant, se chargèrent de cette modeste mission; le ministère provisoire entra en fonctions en proclamant lui-même son caractère, et la session active reprit aussitôt son cours.

La Chambre des députés était appelée à faire, dès ses premiers pas, un acte qui devait révéler sa tendance et la nouvelle majorité possible dans son sein; elle avait à nommer son président. Ce choix devait nécessairement l'amener à se couper en deux partis portant chacun son candidat, et à sortir ainsi des fractionnements où elle était engagée. Ni l'un ni l'autre des deux principaux groupes de la Chambre, le centre proprement dit et le côté gauche, ne possédait à lui seul la majorité, et n'était par conséquent en état de faire, par ses seules forces, prévaloir son candidat. C'était dans le groupe flottant, dans le centre gauche, que les deux groupes fixes étaient l'un et l'autre obligés d'aller chercher l'appoint dont ils avaient besoin. Le centre gauche avait été depuis quelque temps l'allié habituel du côté gauche, et semblait devoir, dans cette nouvelle épreuve, lui prêter encore son appui; mais, en y regardant de près, nous pensâmes, mes amis et moi, que le centre gauche n'était point homogène, et qu'à nous aussi, il ne serait peut-être pas impossible de trouver dans ses rangs des alliés. A côté des hommes flottants par intérêt, ou par pusillanimité, ou par malice et goût d'intrigue, il y avait là en effet des hommes d'un esprit distingué, consciencieux dans leurs hésitations, indépendants jusqu'à la manie, et à qui la domination, ni même l'alliance avérée du côté gauche, ni même peut-être l'empire du chef éminent du centre gauche, M. Thiers, ne plaisaient guère. M. Passy et M. Sauzet surtout nous parurent animés de ces dispositions et enclins à faire, pour le choix du président de la Chambre, acte de liberté. Nous décidâmes, non sans peine, le centre, l'ancien parti de la résistance, à prendre pour son candidat M. Passy qui accepta cette candidature. Combien de voix du centre gauche se joindraient à nous pour le porter? Nous ne le savions pas; mais en tout cas, un résultat considérable était ainsi atteint; la Chambre se coupait en deux grands partis, et l'ancien parti de gouvernement, celui dont la coalition nous avait un moment séparés, se reformait de concert avec nous, et avait chance de ressaisir la majorité qui lui avait naguère échappé.

M. Thiers ne se méprit point sur l'importance de cette tentative, et fit tous ses efforts pour retenir le centre gauche tout entier dans son alliance avec le côté gauche, et pour faire porter, par ces deux groupes, M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre. En me rendant un jour à la séance, je rencontrai M. Thiers dans les Tuileries, et nous nous promenâmes quelques moments, causant librement de cette situation nouvelle: «Vous avez longtemps profité, lui dis-je, des dispositions flottantes du centre gauche; c'est maintenant notre tour; nous vous battrons avec vos propres armes; M. Passy a accepté d'être notre candidat; vous verrez qu'il sera nommé.» M. Thiers ne croyait pas à ce résultat, et il persista à soutenir la candidature de M. Odilon Barrot. Le 16 avril, M. Passy fut élu président de la Chambre par deux cent vingt-six suffrages; M. Barrot n'en réunit que cent quatre-vingt-treize.

C'était un pas vers la réorganisation du parti de gouvernement et la formation d'un cabinet sérieux; mais ce pas fut loin d'être décisif; le président nommé, on recommença à négocier, à tâtonner, à tenter les diverses combinaisons déjà essayées, ou d'autres analogues; des interpellations furent adressées aux hommes qui y étaient engagés; nous eûmes, à la tribune, de longues et vives explications. Rien ne réussissait; on rencontrait les mêmes hésitations, les mêmes incompatibilités; pour le moment, la nomination de M. Passy à la présidence n'avait fait qu'ajouter la dislocation du centre gauche à toutes les autres, et jeter dans le côté gauche un nouveau ferment de méfiance et d'humeur. La coalition victorieuse semblait ne devoir aboutir qu'à une impuissante et stérile confusion.

Le 24 avril, le Roi m'écrivit qu'il désirait me voir[22]. Je me rendis aux Tuileries. Après avoir déploré ses embarras, «qui sont aussi les vôtres, me dit-il, car c'est la coalition qui nous les fait, à vous comme à moi,» il me demanda si je trouverais mauvais que quelques-uns de mes amis, nommément M. Duchâtel et M. Dumon, entrassent sans moi dans un cabinet: «Je n'y ai pas la moindre objection, sire, pourvu que la composition du cabinet donne à la politique que nous avons soutenue, mes amis et moi, et que nous entendons toujours soutenir, des garanties efficaces.—Je le veux autant que vous, soyez-en sûr, me dit le Roi; personne n'a moins d'envie que moi que le gouvernement soit livré au côté gauche; Dieu sait où la troupe mènerait ses chefs. Mais vous voyez dans quelle impasse nous sommes; il n'y a qu'un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n'aient pas à se débattre, qui puisse nous en tirer.—Que ce ministère se forme, sire; qu'il rapproche et unisse les deux centres; non-seulement je ne détournerai pas mes amis d'y entrer; mais je le soutiendrai de tout mon pouvoir.» Le Roi me prit la main avec une satisfaction où perçait un peu de moquerie; rien ne lui convenait mieux qu'un cabinet qui, en mettant fin à ses embarras, fût pourtant un mécompte pour la coalition.

[Note 22: Pièces historiques, n° XIV.]

Mes amis se réunirent; sur leurs instances et les miennes, M. Duchâtel se montra disposé, sous la réserve qu'il n'y serait pas seul, à entrer dans la voie qu'indiquait le Roi. Cependant, les incertitudes se prolongèrent encore; on tâtait, on sondait encore en tous sens à la recherche de combinaisons diverses; on proposa une adresse de la Chambre au Roi pour presser la conclusion; on nomma la commission chargée de la rédiger. Personne ne voulait prendre la responsabilité d'une solution positive, car, pour toutes les solutions, le succès paraissait douteux. En présence de cette irrésolution parlementaire, la fermentation révolutionnaire renaissait dans Paris; les conspirateurs permanents, les comités des sociétés secrètes, surtout la société dite d'abord des Familles, puis des Saisons, se réunissaient, se communiquaient leurs renseignements, leurs dénombrements, leurs espérances; les soldats poussaient les chefs; auraient-ils jamais une occasion plus favorable? Trouveraient-ils jamais devant eux un pouvoir plus troublé et plus flottant? Une résolution soudaine fut prise: le 12 mai, vers trois heures après-midi, des bandes réunissant en tout sept ou huit cents hommes se lancèrent dans Paris, criant: Vive la République! forçant les boutiques d'armuriers, faisant feu dans les rues, attaquant les postes de la garde nationale et de l'armée, et dirigeant sur l'Hôtel de ville, le Palais-de-Justice et la Préfecture de police, leurs passionnés efforts. A cette attaque fougueuse et imprévue, quelques postes furent enlevés; des officiers, des gardes municipaux, des gardes nationaux furent tués, les uns en résistant aux insurgés, les autres en essayant de parlementer avec eux. En quelques instants, plusieurs quartiers de Paris devinrent le théâtre de tumultes violents, de rencontres sanglantes, et, sans parler des morts dont le nombre resta incertain, cent quarante-trois blessés, insurgés ou défenseurs de l'ordre, militaires ou civils, furent successivement apportés dans les divers hôpitaux de Paris. Mais vers cinq heures, cette tentative frénétique était étouffée, et ses principaux chefs entre les mains des magistrats. Dans la soirée, un très-grand nombre de personnes, pairs, députés, officiers, fonctionnaires, partisans du gouvernement ou de l'opposition, s'empressaient aux Tuileries; le maréchal Soult y était arrivé au premier bruit de l'événement, et je trouve, dans des notes recueillies au moment même par son fils, le marquis de Dalmatie, ces simples phrases: «Au milieu de cette affluence, l'idée vint à mon père d'en profiter pour mettre un terme à l'hésitation générale et former enfin un ministère. Il la fit agréer au Roi. A mesure qu'arrivait une des personnes qu'on jugeait propres au pouvoir, le Roi la faisait appeler dans le cabinet où il était avec mon père, et lui demandait son concours. Dans un pareil moment, personne ne refusa. M. Dufaure, que le hasard fit arriver un des derniers et qu'on envoya chercher, fut un peu plus long que les autres à se décider; mais la gravité des circonstances triompha de ses doutes,» et avant la fin de la soirée, l'émeute révolutionnaire avait fait ce que les agitations parlementaires tentaient en vain depuis deux mois; le cabinet du 12 mai 1839 était formé.

C'était précisément le cabinet qu'avait entrevu et désiré le Roi. Le maréchal Soult le présidait comme ministre des affaires étrangères; le général Schneider et l'amiral Duperré occupaient les départements de la guerre et de la marine; trois hommes du centre droit, MM. Duchâtel, Villemain et Cunin-Gridaine, et trois hommes du centre gauche, MM. Passy, Dufaure et Teste, se partageaient l'influence politique. Nous restions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, complètement en dehors du gouvernement. Dans le conflit des passions, des prétentions et des hésitations des divers partis qui formaient la Chambre des députés, tel fut le résultat auquel aboutit la coalition.

On ne pouvait espérer qu'un cabinet ainsi formé adoptât et pratiquât hautement cette politique plus décidée et plus conséquente que nous avions souhaitée. Divers jusque-là par leurs idées, leur attitude et leurs tendances, les nouveaux ministres s'étaient rapprochés et unis sous le coup d'une nécessité soudaine, pour parer à un danger pressant, sans s'être concertés et entendus sur les questions qu'ils avaient à résoudre et sur les principes du gouvernement dont ils se chargeaient. Incohérent dans sa composition, le ministère devait être flottant dans sa conduite, au moins autant que l'avait été celui de M. Molé. Sur ce point essentiel, la coalition n'avait donc pas atteint le but qu'elle s'était proposé. Dans le commun mécompte, mes amis avaient seulement cet avantage que le côté gauche considéra la formation du nouveau cabinet comme une défaite, et lui fit sur-le-champ opposition. M. Passy quittait le fauteuil de la présidence de la Chambre; il fallait l'y remplacer; le cabinet adopta pour son candidat M. Sauzet et l'opposition M. Thiers. M. Sauzet fut élu, à sept voix seulement de majorité, mais après une lutte où les deux partis se classèrent nettement et mesurèrent leurs forces. Le cabinet, bien que recruté dans le centre gauche, débuta donc, non par une concession au côté gauche, comme l'avait fait M. Molé, mais par un combat et une victoire; ce qui satisfit et rallia, dès les premiers pas, l'ancien parti de la résistance.

La coalition n'avait guère mieux réussi dans une autre de ses espérances; le nouveau ministère contenait, il est vrai, des membres du centre gauche comme du centre droit; quelques hommes honorables et considérables, jusque-là divisés, s'étaient rapprochés; mais, à considérer la situation dans son ensemble, on ne pouvait pas dire que la base du gouvernement se fût élargie, ni que la couronne eût rallié dans son conseil tous les éléments du grand parti qui voulait sincèrement fonder la monarchie constitutionnelle; les principaux chefs de ce parti, ses orateurs éprouvés, restaient en dehors des affaires; le gouvernement parlementaire n'était ni plus complet, ni plus muni et paré de toutes ses forces qu'il ne l'avait été sous l'administration de M. Molé.

Sur un seul point, le point capital à la vérité, la coalition avait atteint son but: l'influence nécessaire de la Chambre des députés sur la formation et la composition du ministère ne pouvait plus être contestée ni éludée; en dépit de ses dissensions et de ses faiblesses intérieures, cette Chambre avait fait sentir à quel point, pour les questions de personnes comme de conduite, il fallait compter avec elle; le gouvernement était resté, pendant deux mois, incertain et comme en suspens jusqu'à ce qu'elle y eût repris la place et la part qui lui convenaient. Tout en défendant sa prérogative, et malgré ses déplaisirs ou ses désirs mis quelquefois trop à découvert, le Roi avait attendu, avec une patience habile, que la Chambre se fût, pour ainsi dire, débrouillée elle-même, et eût indiqué quels hommes pouvaient donner à la couronne des conseils autorisés et un appui efficace. Le pays avait fait un pas décisif dans la voie du gouvernement libre; le régime parlementaire était reconnu et accepté dans sa première et vitale condition.

Dans ce mélange confus de résultats très-divers, les mécomptes étaient plus apparents que les succès, et la coalition ne fut ni satisfaite, ni fière de sa victoire. Elle avait renversé le cabinet qu'elle attaquait, mais elle avait échoué à former celui qu'elle méditait. Elle avait mis en lumière l'importance péremptoire de la Chambre des députés dans le gouvernement, mais aussi son inhabileté à créer elle-même son gouvernement. Les partis coalisés avaient montré peu d'intelligence politique et beaucoup de mesquines passions. En subissant un échec, la couronne en avait infligé un, bien aussi grave, à ses vainqueurs. Pour mon compte personnel, à la distance et dans le repos d'où je considère aujourd'hui ce bruyant incident, j'incline à croire que j'aurais mieux fait de n'y pas prendre une part active, et de rester immobile dans mon camp au lieu d'en sortir en armes pour aller combattre dans un camp de passage. Après ce qui s'était passé entre M. Molé et moi, ni ma conviction, ni mon honneur ne me permettaient de le défendre; mais je pouvais ne pas l'attaquer et ne marquer mon blâme que par mon silence. Il n'en serait pas moins tombé, et le parti de gouvernement se serait empressé de se rallier autour de moi. Ce parti fut au contraire irrité de mes attaques et de ce qu'il appela, de ma part, un mauvais exemple. Il me fallut beaucoup de temps et d'épreuves pour reprendre sa confiance et toute ma place dans ses rangs. J'avais prévu ce mal et regretté ma résolution en la prenant. Mais on ne se sépare pas de son intime et longue pensée: c'était un vrai gouvernement libre que j'avais à coeur de fonder, et l'influence reconnue de la Chambre des députés en était, à mes yeux, l'essentielle condition. Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que mon propre sentiment et l'ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation. Faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant.

CHAPITRE XXVI

LA QUESTION D'ORIENT. (12 mai 1839—25 février 1840.)

Situation du cabinet du 12 mai 1839 à son avènement.—La mienne.—Mon emploi de mon loisir politique.—On me demande de surveiller la traduction et la publication en France des lettres et des écrits de Washington.—Je m'en charge.—Grand intérêt que m'inspire ce travail—Mon Étude historique sur la vie et le caractère de Washington.—Son succès.—Témoignages de reconnaissance que je reçois des Américains.—Lettre du roi Louis-Philippe.—Renaissance de la question d'Orient.—Pourquoi on donne ce nom à la querelle entre le sultan et le pacha d'Égypte.—État général de l'empire Ottoman.—Dispositions et politique des grandes puissances européennes.—La guerre éclate entre Mahmoud et Méhémet-Ali.—Accord entre la France et l'Angleterre.—Mort du sultan Mahmoud.—Bataille de Nézib.—Le dissentiment commence entre la France et l'Angleterre sur la question territoriale entre le sultan et le pacha.—Vicissitudes des négociations à Londres.—Attitude de la Russie.—Elle se met à la disposition de l'Angleterre.—La France persiste dans son dissentiment et le cabinet anglais dans ses résolutions.—Le général Sébastiani.—M. de Brünnow à Londres.—Lord Palmerston.—Le cabinet français me propose l'ambassade de Londres.—J'accepte.—Mes motifs.—Le roi Louis-Philippe s'y montre contraire.—Par quels motifs.—Le cabinet insiste.—Le Roi cède.—Ma nomination.—Rejet par la Chambre des députés de la dotation demandée pour M. le duc de Nemours.—Situation incertaine du cabinet.—Je pars pour Londres.

La formation du cabinet du 12 mai causa, dans les Chambres et dans Paris, une satisfaction plus générale que vive. C'était un terme à la plus longue crise ministérielle qu'on eût encore vue. Non que la solution parût pour longtemps assurée; mais on avait enfin un ministère; il tirait le public d'inquiétude, et ceux-là même qu'il ne satisfaisait guère se sentaient avec plaisir hors de leurs hésitations et de leurs embarras.

Le cabinet aussi avait, en lui-même et pour son propre compte, des motifs de satisfaction et de confiance. Ses membres ne pouvaient être taxés d'intrigue et d'ambition; l'urgence de l'intérêt et du péril public les avait seule décidés; ils avaient fait, en acceptant, acte de dévouement et de courage. Ils étaient, les uns envers les autres, en bonnes relations et dispositions: quoique jusque-là ils eussent marché dans des rangs différents, M. Duchâtel et M. Villemain d'une part, M. Dufaure et M. Passy de l'autre, se connaissaient pour des hommes d'honneur et de bien, éclairés, modérés, et qui pouvaient conduire loyalement ensemble les affaires du pays. Ils avaient des liens de raison et d'intégrité commune, et point d'incommode rivalité. Les Chambres se montraient contentes de leur acceptation, et leur témoignaient un bon vouloir qui demandait plus de soins pour conserver que d'efforts pour conquérir la majorité.

J'étais, pour mon compte, résolu à soutenir fermement le cabinet. J'avais confiance dans les amis qui y représentaient mes opinions. Je ne ressentais ni humeur, ni impatience. On m'approuvait, dans les Chambres, d'avoir mis de côté toute vue personnelle. Le Roi me savait gré de l'avoir aidé à sortir de la crise. À la situation compliquée et militante que m'avait faite la coalition, succédait, pour moi, une situation claire et calme. Elle me convenait dans le présent, et me laissait, dans l'avenir, toute liberté.

Un incident inattendu vint remplir et animer les loisirs que me faisait la politique. Le fondateur, par les armes et par les lois, de la république des États-Unis d'Amérique, Washington avait laissé, à sa mort, deux cents volumes in-folio comprenant toute sa correspondance, les lettres qu'il avait reçues comme celles qu'il avait écrites, pendant le cours de sa vie publique. Le congrès des États-Unis acheta de ses héritiers ces précieux papiers et les fit déposer dans les archives de l'État. Un habile éditeur, M. Jared Sparks, déjà connu par d'importants travaux historiques, entre autres par la publication de la Correspondance diplomatique des États-Unis pendant la guerre de l'indépendance, examina, dépouilla, mit en ordre cette grande collection. Il fit plus, il parcourut l'Amérique et l'Europe; les dépôts publics et les recueils particuliers de la France et de l'Angleterre lui furent libéralement ouverts; il rechercha, rassembla tous les documents propres à compléter cette biographie authentique d'un grand homme, qui est l'histoire du berceau d'un grand peuple; et à la suite de ce patriotique travail, une complète et belle édition des Écrits et des Lettres de Washington parut à Boston, de 1834 à 1837. Dès qu'elle fut terminée, en 1838, les éditeurs américains, jaloux que Washington fût aussi bien connu en France que dans sa patrie, vinrent me prier de choisir, dans ce vaste recueil, les lettres, les pièces qui me paraîtraient spécialement propres à intéresser le public français, et d'en surveiller la traduction et la publication. Je me chargeai très-volontiers de ce soin.

Je n'avais fait alors, sur l'histoire de la fondation de la République américaine, point d'étude spéciale et approfondie. J'étais engagé à la monarchie constitutionnelle, et plus j'ai avancé dans l'expérience du gouvernement, plus s'est affermie en moi la conviction que celui-là seul convient à la France. Mais j'ai toujours ressenti et je garde, pour la grande nation qui s'est formée dans l'Amérique du Nord et pour la grande épreuve politique qu'elle tente, une vive sympathie. C'est maintenant un lieu commun de dire qu'il faut se préoccuper des résultats pratiques des gouvernements bien plus que de leurs noms et de leurs formes. Je crains que ce lieu commun ne soit plus souvent répété que bien compris et réellement accepté. Malgré tant d'essais malheureux, le nom et la forme de la République conservent de nos jours une périlleuse puissance, car là est encore le rêve de beaucoup d'esprits ardents et généreux: rêve auquel nos moeurs actuelles et notre nouvel état social donnent souvent l'apparence d'une possible et prochaine réalité. Il y a, d'ailleurs, entre quelques-uns des principes de la monarchie constitutionnelle et ceux de la République, des affinités qui semblent rendre naturel le passage de l'une à l'autre, et qui maintiennent, aux tendances et aux espérances républicaines, une force que leurs échecs répétés devraient leur enlever. L'examen sérieux des origines et des premiers pas de la grande république américaine a donc, pour nous, autant d'importance que d'attrait; nulle part, nous ne pouvons mieux apprendre à pénétrer, en fait de gouvernement, au delà des apparences, à estimer le fond plus que la forme, et à reconnaître quels sont, en tout cas, les vrais caractères et les impérieuses conditions de la liberté.

Outre l'événement même, un autre fait, dans la fondation des États-Unis d'Amérique, m'attirait et m'intéressait puissamment; c'était l'homme qui avait dirigé l'oeuvre, dans la guerre et dans la paix; Washington, grand homme par force, pour ainsi dire, et contre son goût, qui s'est trouvé au niveau de toutes les situations et de toutes les tâches sans en avoir recherché ni désiré aucune, qui ne ressentait aucun besoin naturel et ardent des grandes choses dont il était capable et qu'il a faites, et qui eût pu vivre propriétaire, agriculteur, chasseur habile et ignoré si la nécessité et le devoir n'avaient fait de lui un général d'armée et un fondateur d'État.

Plus je pénétrai dans l'étude de l'événement et de l'homme, plus je me sentis intéressé et éclairé, aussi bien pour ma vie publique que dans ma pensée solitaire. Je passais et repassais sans cesse de France en Amérique et d'Amérique en France. J'avais devant moi deux sociétés profondément diverses: l'une ancienne, catholique, libre d'esprit sans liberté politique, pleine de traditions monarchiques, de souvenirs aristocratiques et de passions démocratiques, mêlée à toute l'histoire, à toutes les affaires de l'Europe et du monde; l'autre nouvelle, protestante, dressée aux habitudes républicaines quoique fidèle aux moeurs légales et respectueuses de sa mère patrie, sans rivaux, sans voisins, isolée dans l'espace, sans souci du passé, hardiment confiante dans l'avenir. Ces deux sociétés venaient d'accomplir deux révolutions aussi diverses qu'elles-mêmes; l'Amérique, une révolution d'indépendance nationale, la France, une révolution de refonte sociale; et à ces deux révolutions succédait, pour l'une et l'autre de ces sociétés, le travail de la fondation de deux gouvernements très-divers aussi, l'un républicain et fédératif, l'autre monarchique et unitaire, mais tous deux inspirés par le même voeu et tendant au même but, la liberté politique. Pour un homme appelé à prendre quelque part à ce difficile dessein de la France de 1789, il y avait, à coup sûr, dans la fondation des États-Unis de 1776, un grand spectacle à contempler et de grands enseignements à recevoir.

Quand, au milieu de l'événement américain, je regardai de près à l'homme qui l'avait dirigé, le spectacle devint encore bien plus saisissant et les enseignements bien plus clairs. Je vis Washington préoccupé, dès ses premiers pas, d'une judicieuse et vertueuse inquiétude, la crainte de l'emportement populaire et anarchique. Il avait, l'un des premiers, accepté, et proclamé la périlleuse entreprise de la révolution américaine; il l'avait, pendant neuf ans, soutenue et fait triompher par la guerre. Dès qu'il mit la main au gouvernement, il se dévoua à une politique de résistance et de paix, la seule, à ses yeux, qui pût fonder, dans son pays, l'indépendance nationale et la liberté.

Deux traits dominent dans le caractère de Washington: un profond attachement à la cause de son pays, une ferme indépendance de jugement et de conduite dans le service de son pays. C'était un vrai planteur anglo-américain, fortement imbu des traditions anglaises et des moeurs américaines, en parfaite sympathie avec le sentiment et le voeu général de ses compatriotes, mais dont l'esprit invinciblement sain restait étranger aux passions, aux préventions, aux fantaisies publiques, et les jugeait avec autant de liberté que de calme quand elles apparaissaient devant lui, ne leur rompant jamais brusquement en visière, mais toujours décidé à leur résister dès qu'elles compromettaient la politique que, dans sa conviction, l'intérêt public lui prescrivait de maintenir. En même temps qu'il avait l'instinct et le don naturel de l'autorité, il portait dans le gouvernement beaucoup de prudence et de scrupule. Il était plein de respect pour les hommes en général et pour les droits de tous, mais sans nul goût ni laisser-aller démocratique, et en gardant, en toute circonstance, une dignité presque sévère. Admirable mélange de grand sens et de tempérance intellectuelle comme de fierté sans ambition, ce qui commandait à la fois le respect et la confiance, et faisait de lui le chef incontesté du peuple qui voyait en lui son plus désintéressé, plus sûr, plus capable et plus digne serviteur.

Je pris plaisir, un plaisir toujours croissant, à contempler et à peindre cette grande figure, bien moins variée dans ses aspects, moins brillante, moins chaude que celle d'autres grands hommes de même rang, mais merveilleusement sereine, harmonieuse, pure de tout égoïsme, puissante avec sagesse et vertu, et parfaitement appropriée à son pays, à son temps, à sa mission. L'Étude historique que je consacrai à la vie et au caractère de Washington obtint, en Amérique comme en Europe, un succès dont je jouis vivement, et pour mon propre compte, et comme symptôme de l'état des esprits. Dans notre époque de transformation et de transition, nous sommes atteints de bien des maladies sociales et morales; il y a bien des folies dans les têtes, bien des mauvaises passions et bien des faiblesses dans les coeurs; mais les sources pures ne sont point taries; les forces honnêtes ne sont point éteintes; et quand les hommes voient apparaître, dans une personnification un peu éclatante, la santé de l'esprit et de l'âme, ils s'inclinent avec respect et la prennent volontiers pour conseiller et pour guide. Washington n'est pas seulement un beau modèle politique; c'est aussi un exemple encourageant, car, à travers les obstacles, les périls, les tristesses et les mécomptes inséparables de toute grande oeuvre humaine, il a réussi au delà de sa propre attente, et il a obtenu, de son vivant même, autant de succès pour sa cause que de gloire pour son nom.

Je ne me ferai point scrupule de consigner ici deux témoignages de l'effet que produisit ce portrait historique de Washington, et de l'appréciation qu'en firent les juges les plus compétents. Peu de temps après que l'ouvrage eut été traduit et publié en Amérique, vingt-cinq Américains notables m'adressèrent cette lettre:

«Monsieur,

Les soussignés, citoyens des États-Unis d'Amérique et qui résident en ce moment à Paris, profondément touchés de l'esprit amical et du mérite supérieur de l'Introduction que vous avez placée en tête de votre précieuse édition de la vie et des écrits de Washington, se sont réunis pour vous prier de vouloir bien donner, à un artiste américain justement célèbre dans sa profession, les séances nécessaires pour qu'il fasse votre portrait. Notre dessein est d'envoyer ce portrait aux présidents de notre congrès, et de demander qu'il soit placé dans la bibliothèque de ce corps, comme un témoignage permanent du respect que nous ressentons pour votre personne et pour vos travaux, et aussi comme un gage de la reconnaissance que vous doivent tous les Américains pour votre libéral empressement à faire bien connaître de l'Europe la vraie nature de notre Révolution et la supériorité caractéristique de son héros[23].»

[Note 23: Pièces historiques, n° XV.]

Cette double intention s'accomplit: M. Healy, habile peintre américain, fit mon portrait qui fut placé à Washington, dans la bibliothèque du Congrès, et je reçus de lui, en présent, le portrait de Washington avec celui de Hamilton, le plus éminent, à coup sûr, par le caractère comme par la pensée, des compagnons politiques du fondateur de la république américaine, et qui, en Europe du moins, ne tient pas, dans cette grande histoire, toute la place qui lui est due.

C'était au Val-Richer, loin des bruits du monde comme des affaires de l'État, que j'avais écrit cette Étude historique. J'en adressai un exemplaire au roi Louis-Philippe qui, pendant son séjour aux États-Unis, avait personnellement connu Washington et m'en avait raconté quelques traits remarquables. En rentrant à Paris, je reçus de lui la lettre suivante, datée du 26 décembre 1839:

«Mon cher ancien ministre, si j'ai autant tardé à vous répondre, c'est que je voulais vous remercier moi-même de votre ouvrage sur Washington, et vous dire combien je jouirais s'il m'était donné d'avoir le temps de le lire et de m'en entretenir avec vous. Vous ne savez que trop combien je suis privé de ces paisibles loisirs. Cependant je tâcherai de lire au moins l'Introduction, dont j'entends parler comme d'un chef-d'oeuvre. Mes trois ans de séjour en Amérique ont eu une grande influence sur mes opinions politiques et sur mon jugement de la marche des choses humaines. La révolution puritaine et démocratique, vaincue en Angleterre et réfugiée dans les petits États de Massachusetts, de Rhode-Island et de Connecticut, a débordé, subjugué tous les autres éléments de population du vaste continent sur lequel la tempête européenne l'avait poussée; et quoique les Hollandais à New-York, les Anglais catholiques sous lord Baltimore, à Baltimore (1632), et plus anciennement que tous, les Français (sous Henri IV), eussent essayé cette grande colonisation, ils ont été étouffés sous la démocratie puritaine et les débris du long Parliament et de son armée. Mais Washington n'était ni puritain, ni aristocrate, ni encore moins démocrate; il était essentiellement homme d'ordre et gouvernemental, cherchant toujours à combiner et à exploiter de son mieux les éléments souvent discordants et toujours assez faibles avec lesquels il devait combattre l'anarchie et en préserver son pays. Je suis persuadé que c'est ainsi que vous l'avez dépeint, et la confiance que j'en ai ajoute beaucoup au regret que j'éprouve de n'avoir pas le temps de lire votre Washington; mais c'est toujours avec plaisir que je vous renouvelle l'assurance de tous mes sentiments pour vous.»

Pendant que je m'adonnais à ce travail, charmé de reconnaître, entre la politique de Washington dans le gouvernement naissant des États-Unis et celle que nous avions soutenue, mes amis et moi, depuis 1830, une évidente analogie, des perspectives nouvelles s'ouvraient devant moi; la France cessait d'être violemment troublée à l'intérieur; l'ordre public et la sûreté de la monarchie constitutionnelle ne semblaient plus menacés; les affaires extérieures devenaient la principale préoccupation des esprits comme l'intérêt dominant de la situation, et j'étais sur le point d'être appelé à y prendre une part très-active. La question d'Orient renaissait, plus compliquée et plus pressante qu'elle n'avait encore été. Je dis la question d'Orient, et c'était bien là, en effet, le nom que donnait tout le monde à la querelle élevée entre le sultan Mahmoud et son sujet, le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali. Pourquoi un si grand mot à propos d'une lutte locale? L'Égypte n'est pas tout l'empire ottoman. L'empire ottoman n'est pas tout l'Orient. Le soulèvement, la séparation même d'une province ne font pas tout le sort d'un empire. Les grands États de l'Europe occidentale ont perdu ou acquis tour à tour, soit par des déchirements intérieurs, soit par la guerre, des territoires considérables, sans qu'à l'aspect de telles circonstances on ait songé à dire la question d'Occident. Pourquoi un langage, dont personne ne s'est avisé dans les crises territoriales de l'Europe chrétienne, a-t-il été, est-il en effet, quand il s'agit de l'empire ottoman, parfaitement naturel et légitime?

C'est qu'il n'y a maintenant, dans l'empire ottoman, point de question locale et partielle; c'est que pas une secousse ne peut se faire sentir dans un coin de l'édifice, pas une pierre ne peut s'en détacher que l'édifice entier ne paraisse et ne soit, en effet, près de crouler. On peut différer d'opinion sur ce qui reste encore de force et de vie probable à ce grand malade; mais personne ne croit sérieusement qu'il guérisse; sa mort, plus ou moins prochaine, plus ou moins naturelle, est un fait qui domine toute la situation, un pressentiment qui trouble toute l'Europe. La question d'Égypte était bien, en 1839, la question de l'empire ottoman lui-même. Et la question de l'empire ottoman, c'est bien la question d'Orient; non-seulement de l'Orient européen, mais de l'Orient asiatique, car l'Asie est maintenant le théâtre des ambitions et des rivalités des grandes nations européennes, et l'empire ottoman est le chemin, la porte, la clef de l'Asie. Il y a là, pour le monde européen et chrétien, un avenir immense, déjà visible, imminent peut-être.

Qu'à la perspective d'un tel avenir, les philosophes politiques, les esprits spéculatifs s'émeuvent, qu'ils se livrent à toute la liberté de leur pensée, qu'ils imaginent vingt solutions du grand problème posé devant eux, rien de plus simple; nous avons vu éclater toutes ces inventions plus ou moins brillantes et spécieuses; on nous a proposé, les uns la résurrection de l'empire ottoman, les autres sa mort violemment avancée et tel ou tel partage de ses dépouilles, d'autres la fondation, à sa place, d'un grand empire arabe, d'autres encore l'érection désintéressée d'un nouvel empire chrétien à Constantinople. Ce sont là des jeux de l'imagination ou de la méditation complaisante, des utopies diplomatiques ou guerrières. Que les politiques pratiques et sérieux en sourient, rien de plus simple encore; quand on tient en main les affaires, quand on porte la responsabilité des événements, on mesure toute la difficulté du problème et toute la vanité de ces solutions cavalièrement offertes. Mais si les politiques sérieux ont droit de sourire des utopies, ils n'ont pas droit de méconnaître ou d'oublier les faits; or, je n'hésite pas à dire que la maladie irrémédiable et la mort inévitable de l'empire ottoman sont des faits certains, dont l'explosion définitive peut être plus ou moins prochaine, mais dont, soit qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, toute politique sensée doit tenir, dès aujourd'hui, grand compte.

J'ai déjà dit quelle était, en présence de ces faits, la diverse attitude des grandes puissances européennes. Deux d'entre elles, l'Angleterre et l'Autriche, semblaient ne prendre en aucune considération l'avenir, et ne s'inquiéter que de défendre et de maintenir, tel quel, l'empire ottoman. La Russie, au contraire, suivait pas à pas sa décadence progressive, et se préparait à profiter de sa chute, sans exciter, en la devançant ou en l'amenant elle-même, la résistance préméditée de l'Europe. La Prusse se prêtait, avec une curiosité assez indifférente et des complaisances alternatives, au travail, conservateur ou destructeur, tantôt de la Russie, tantôt de l'Autriche et de l'Angleterre. Je fus appelé le 2 juillet 1839, dans la Chambre des députés, à caractériser avec précision la politique que devait adopter, à ce sujet, la France. Je reproduirai ici mes propres paroles de cette époque, car elles sont encore aujourd'hui l'expression vraie de ma pensée:

«Nous n'avons pas, dis-je, à chercher longtemps la politique qui convient à la France; nous la trouvons depuis longtemps toute faite. C'est une politique traditionnelle, séculaire; c'est notre politique nationale. Elle consiste dans le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, selon la situation des temps et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des États.

«Si je cherchais des noms propres, je rencontrerais Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Napoléon; ils ont tous pratiqué cette politique, celle-là et aucune autre.

Que vous ont dit, hier encore, tous les orateurs? que c'est là, en effet, la meilleure politique, et que, si elle est encore possible, il faut persister à la suivre. Ils en ont seulement nié ou révoqué en doute la possibilité, et alors chacun a produit son système à la place de ce qu'il déclarait impraticable.

Voici donc la véritable question: la politique historique et nationale de la France, le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, est-elle encore praticable?

La réponse dépend de deux choses: l'état de l'empire ottoman lui-même et l'état des grandes puissances européennes.

Quant à l'empire ottoman, je suis loin de contester son déclin; il est évident. Cependant, Messieurs, prenez garde; n'allez pas trop vite dans votre prévoyance; les empires qui ont longtemps duré sont très-longtemps à tomber, et on pressent, on attend leur chute bien longtemps avant qu'elle s'accomplisse. La Providence, qui ne partage pas les impatiences et les précipitations de l'esprit humain, semble avoir pris plaisir à donner d'avance un démenti aux prédictions dont l'empire ottoman est maintenant l'objet; elle a donné ce démenti sur le même sol, dans les mêmes murs; elle a fait durer là un autre empire, l'empire grec, non pas des années, mais des siècles, après que les gens d'esprit du temps avaient prédit sa ruine.

«Je pourrais m'en tenir à cette réponse générale, et le démenti serait peut-être suffisant. Mais entrons plus avant dans les faits; voyons de plus près comment s'est opéré, depuis cinquante ans, le déclin de l'empire ottoman, et quelles circonstances l'ont accompagné et l'accompagnent encore de nos jours.

Cet empire a beaucoup perdu; il a perdu des provinces bonnes à faire des royaumes. Comment les a-t-il perdues? Depuis longtemps déjà ce n'est plus par la conquête; il y a déjà longtemps qu'aucune des puissances européennes n'a rien enlevé, par la guerre, par la force ouverte, à l'empire ottoman; la Crimée est la dernière conquête qui lui ait été ainsi arrachée; car je ne parle pas de la régence d'Alger, qui lui était devenue presque complètement étrangère.

Qu'est-il donc arrivé? Comment l'empire ottoman a-t-il presque perdu les Principautés danubiennes, puis tout à fait la Grèce, puis déjà à moitié l'Égypte? Ce sont, permettez-moi cette expression, ce sont des pierres qui sont tombées naturellement de l'édifice. Que les ambitions et les intrigues étrangères aient eu quelque part à ces événements, je le veux bien; mais elles ne les ont pas faits; elles ne les auraient pas menés à fin; ce sont des démembrements naturels, spontanés; ces provinces se sont, d'elles-mêmes et par leur mouvement intérieur, détachées de l'empire ottoman qui s'est trouvé hors d'état de les retenir.

«Et une fois détachées, que sont-elles devenues? Sont-elles tombées entre les mains de telle ou telle grande puissance européenne? Non encore; elles ont travaillé à se former en États indépendants, à se constituer à part, sous tel ou tel protectorat, plus ou moins pesant, plus ou moins périlleux, mais qui les a laissées et les laisse subsister à titre de peuples distincts, de souverainetés nouvelles dans la grande famille des nations.

Et croyez-vous, Messieurs, que sans cette perspective, sans l'espoir de voir ces débris de l'empire ottoman se transformer ainsi en nouveaux États, croyez-vous que nous eussions pris à ce qui s'est passé en Orient, au sort de la Grèce par exemple, l'intérêt si vif, la part si active que nous y avons pris? Non, certes: s'il se fût agi de détacher de l'empire ottoman une telle province pour la donner à quelque autre puissance, à coup sûr vous n'auriez pas vu éclater parmi nous ce mouvement national qui est venu au secours de la Grèce et qui l'a sauvée.

Ce que je dis de la Grèce, je le dirai de l'Égypte; malgré des différences notables, il y a ici un fait analogue. Ce n'est pas nous qui avons amené l'Égypte si près d'échapper à l'empire ottoman. Sans doute, par notre expédition de 1798, par les exemples et les triomphes de l'armée française et de son glorieux chef, nous sommes pour quelque chose dans l'apparition de cette puissance nouvelle; elle n'est pourtant pas de notre fait; c'est là aussi un démembrement naturel de l'empire ottoman, tenté et presque accompli par le génie et la puissante volonté d'un homme. C'est Méhémet-Ali qui a fait l'Égypte actuelle, en s'emparant du mouvement que nous y avions porté. Nous l'avons protégé dès son origine, et naguère encore en 1833, comme nous avions, sous la Restauration, protégé la Grèce naissante, et par les mêmes raisons. Nous avons vu là une dislocation naturelle de l'empire ottoman, et peut-être une puissance nouvelle destinée à devenir indépendante et à jouer un jour son rôle dans les affaires du monde. Regardez bien, Messieurs, à tout ce qui s'est passé, depuis trente ans, en Orient et dans les domaines de l'empire ottoman; vous reconnaîtrez partout le même fait; vous verrez cet empire se démembrer naturellement sur tel ou tel point, non au profit de telle ou telle des grandes puissances européennes, mais pour commencer, pour tenter du moins la formation de quelque souveraineté nouvelle et indépendante. Personne, en Europe, n'eût voulu souffrir que la conquête donnât, à telle ou telle des anciennes puissances, de tels agrandissements. C'est là la vraie cause du cours qu'a pris la désorganisation progressive de l'empire ottoman, et c'est à ces conditions et dans ces limites que la France s'y est prêtée. Maintenir l'empire ottoman pour maintenir l'équilibre européen, et quand, par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s'opère, quelque province se détache de cet empire en décadence, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante qui prenne place dans la famille des États, et qui serve un jour au nouvel équilibre européen, à l'équilibre destiné à remplacer celui dont les anciens éléments ne subsisteront plus; voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et dans laquelle elle fera bien, je crois, de persévérer.»

Telles étaient les dispositions des grands cabinets européens lorsqu'ils apprirent, vers le milieu de mai 1839, que l'arrangement conclu le 5 mai 1833, à Kutaièh, entre le sultan Mahmoud et Méhémet-Ali, était rompu, que l'armée turque avait passé l'Euphrate le 21 avril pour attaquer celle du pacha que commandait son fils Ibrahim, et qu'ainsi renaissait la question d'Orient avec toutes ses chances et tous ses embarras.

Dans un premier mouvement d'humeur et d'équité, on se demanda d'abord quel était l'agresseur. Le cabinet anglais lui-même, malgré son parti pris en faveur du sultan, se montra préoccupé de cette question: «L'événement actuel nous surprend, disait, le 25 mai, lord Palmerston au baron de Bourqueney, alors chargé d'affaires de France à Londres; le fait d'agression, attribué par la nouvelle télégraphique aux Turcs, a son importance morale, car il y a un principe de justice, dont nous ne pouvons méconnaître la puissance, dans une première disposition à faire retomber les conséquences de la guerre sur l'agresseur[24].» Il fut bientôt impossible de douter que l'agression vînt de Constantinople; depuis plusieurs mois, tout y présageait, tout y préparait la guerre: «Des émissaires arrivent chaque jour d'Égypte et de Syrie envoyés secrètement par le sultan, écrivait le 16 mai l'amiral Roussin au maréchal Soult; ils lui rapportent que toutes les populations sont prêtes à s'insurger contre Méhémet-Ali au premier signal. Tahar-Pacha, parti il y a deux mois pour le camp de Hafiz-Pacha, avait mission ostensible de lui ordonner de rester en deçà de la frontière; mais il a reçu des instructions secrètes du sultan; on les ignore, mais on les devine. Le sultan veut détruire son vassal ou succomber; il le dit tout haut. On ne sait pas et on ne croit pas que l'armée ait franchi la frontière; mais on espère qu'elle en est assez près pour rendre l'attaque des Égyptiens inévitable, et le sultan le désire ardemment.» De son côté, le colonel Campbell, consul général d'Angleterre à Alexandrie, écrivait le 28 mai à lord Palmerston: «La conduite emportée du sultan, qui a agi contrairement aux conseils des ambassadeurs à Constantinople, n'aura pas seulement épuisé ses ressources; elle aura fort affaibli son influence morale en Turquie; tandis que la conduite modérée et prudente d'Ibrahim-Pacha qui, d'après les ordres de son père, s'est abstenu de tout acte hostile, élèvera Méhémet-Ali et accroîtra son influence sur les esprits dans l'empire ottoman.» Enfin, l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby lui-même, si passionné contre Méhémet-Ali et toujours si enclin à rejeter sur lui tous les torts, avait écrit le 20 mai à lord Palmerston: «Le sultan a dit qu'il mourrait plutôt que de ne pas détruire son sujet rebelle,» et le 22 mai: «Je me suis convaincu que la Sublime Porte a enfin résolu de faire la guerre au pacha d'Égypte. Il ne paraît pas que les hostilités aient encore commencé[25].»

[Note 24: Pièces historiques, n° XVI.]

[Note 25: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 28, 56, 106, 153.]

Comment le sultan Mahmoud aurait-il réprimé sa passion? Lord Ponsonby lui-même le poussait à la satisfaire. Quand les intentions agressives de la Porte furent évidentes, l'amiral Roussin lui adressa de vives représentations; lord Ponsonby refusa d'y joindre les siennes: «C'est une chose déplorable que ce refus, écrivit le 6 juillet le maréchal Soult à M. de Bourqueney; le silence seul de l'ambassadeur d'Angleterre, dans de telles conjonctures, est un encouragement donné aux projets téméraires de la Porte.» M. de Bourqueney eut ordre d'entretenir de cette circonstance lord Palmerston: «Je ne suis chargé, lui dit-il, d'aucune plainte officielle; quelques faits étranges ont eu lieu; j'ai ordre de porter à votre connaissance les pièces qui les constatent, et d'attendre les éclaircissements que vous croirez devoir donner à la mutuelle confiance de nos deux cabinets.»—«Lord Palmerston a sonné, continue M. de Bourqueney, et s'est fait apporter les quatre derniers mois de la correspondance de lord Ponsonby et les deux dernières années de celle du colonel Campbell:—Occupons-nous d'abord, m'a-t-il dit, de ce qui concerne lord Ponsonby; je tiens à vous prouver que mes instructions n'ont jamais varié sur ce point fondamental que le rôle de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople devait être de contenir les penchants guerriers du sultan; nous avons constamment répété à lord Ponsonby: «Empêchez la guerre d'éclater.»—Lord Palmerston m'a fait lire alors sept ou huit dépêches écrites par lui à lord Ponsonby depuis la fin de janvier jusqu'au milieu de juin, et toutes fondées sur cette donnée générale.—«Maintenant, a-t-il repris, je ne saurais vous nier que l'opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh; il préférait même les partis extrêmes comme susceptibles au moins d'un dénoûment favorable; mais je suis fondé à croire que, dans les rapports officiels à Constantinople, l'ambassadeur a fait passer ses opinions personnelles après ses instructions; c'est du moins ce que je dois inférer de sa correspondance.»—Et lord Palmerston m'a lu au hasard toutes les dernières dépêches de lord Ponsonby qui constataient ses efforts pacifiques auprès du sultan. J'ai fait observer à lord Palmerston qu'il me semblait bien difficile que l'opinion personnelle de l'ambassadeur, facilement pénétrée sur les lieux et transparente même à travers les dépêches que je venais de lire, n'eût pas ôté quelque chose à l'efficacité de son action pacifique à Constantinople. Lord Palmerston, sans abonder dans mon sens, m'a répondu de manière à me prouver qu'il le craignait comme moi. Dans tout autre pays, monsieur le maréchal, la conclusion de cette conversation eût été le changement probable de lord Ponsonby; ici les choses se passent autrement; les affaires extérieures ne passent qu'après les influences intérieures[26].»

[Note 26: Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 9 juillet 1839.]

La question de savoir lequel, du sultan ou du pacha, avait recommencé la guerre disparut bientôt devant la gravité de l'événement et les inquiétudes qu'il inspirait. Elles étaient les mêmes à Paris et à Londres; les deux cabinets avaient le même désir d'arrêter en Orient la lutte et d'empêcher que la Russie n'en profitât pour dominer de plus en plus à Constantinople. Le maréchal Soult fit partir sur-le-champ deux de ses aides de camp, l'un pour Constantinople, l'autre pour Alexandrie, où ils devaient réclamer la suspension immédiate des hostilités et en porter eux-mêmes l'ordre, l'un à l'armée turque, l'autre à l'armée égyptienne. Un crédit de dix millions fut demandé aux Chambres pour donner à nos armements maritimes le développement nécessaire. Le baron de Bourqueney eut ordre de communiquer au cabinet anglais toutes les informations reçues à Paris, toutes les idées qu'y faisait naître, toutes les mesures qu'y faisait préparer la situation nouvelle, et d'établir, entre les deux gouvernements, le plus franc et le plus intime concert: «En exposant ainsi au cabinet de Londres l'ensemble de notre manière de voir sur les graves circonstances du moment, écrivait le duc de Dalmatie, nous lui donnons un gage non équivoque de la confiance qu'il nous inspire, et du désir que nous avons de marcher avec lui dans le plus parfait accord[27].»

[Note 27: Le maréchal Soult au baron de Bourqueney, 17 juin 1839.]

Le cabinet anglais accueillit ces ouvertures avec une satisfaction franchement déclarée: «Nous nous entendons sur tout, dit lord Palmerston au baron de Bourqueney, après avoir lu la dépêche du maréchal Soult; notre accord sera complet. Principe, but, moyens d'exécution, tout est plein de raison, de simplicité et de prévoyance. Ce n'est pas la communication d'un gouvernement à un autre gouvernement; on dirait plutôt qu'elle a lieu entre collègues, entre les membres d'un même cabinet.» Quand on en vint aux mesures pratiques, l'entente fut prompte et efficace: on se mit d'accord sans la moindre difficulté sur la force respective des flottes française et anglaise et sur les instructions à donner aux deux amiraux pour qu'ils s'employassent de concert à arrêter les hostilités. Afin de réunir dans une action commune les cinq grandes puissances, et pour profiter de l'influence de l'Autriche à Constantinople, le maréchal Soult proposa qu'on fît de Vienne le siège des délibérations communes; lord Palmerston témoigna d'abord à ce sujet quelques doutes; il craignait, dit-il, que l'influence russe ne s'exerçât plus efficacement à Vienne sur le prince de Metternich que sur le comte Appony à Paris ou sur le prince Esterhazy à Londres; mais il insista peu: «J'ai pensé tout haut devant vous, dit-il à M. de Bourqueney; je vois le pour et le contre, et à tout prendre, je crois que le pour l'emportera; mais je suis obligé de consulter le cabinet; je vous donnerai sa décision;» et la décision du cabinet anglais fut favorable à la proposition du maréchal Soult. On convint que quelques bâtiments autrichiens se joindraient dans la Méditerranée aux flottes de la France et de l'Angleterre. On se mit d'accord sur l'idée et sur les termes d'une déclaration solennelle par laquelle les puissances s'engageraient à maintenir l'intégrité de l'empire ottoman et à n'accepter aucune part de son territoire. Une question plus difficile s'éleva; qu'y aurait-il à faire si, en vertu du traité d'Unkiar-Skélessi et d'une demande de la Porte, les vaisseaux et les troupes russes arrivaient tout à coup à Constantinople pour protéger le sultan contre le pacha? Le cabinet français avait témoigné à M. de Bourqueney quelque inquiétude sur les dispositions du cabinet anglais dans cette hypothèse: «Je crains, lui écrivait le 30 mars le duc de Montebello, alors ministre provisoire des affaires étrangères, qu'on ne prenne à Londres bien facilement son parti d'une nouvelle expédition russe à Constantinople.» Le maréchal Soult fut bientôt rassuré à cet égard: M. de Bourqueney lui écrivit le 17 juin: «Le conseil a examiné le cas où, désavoués par les événements, au delà même des bornes d'une prévision raisonnable, nous trouverions les Russes établis à Constantinople, ou en marche vers la capitale de l'empire ottoman. Cette immense question a été discutée sous la profonde impression qu'a causée ici la phrase de la dépêche n° 16 de Votre Excellence: «Je crains qu'on n'ait pris à Londres bien facilement son parti d'une nouvelle expédition russe.» Le conseil a pensé que, dans ce cas, nos escadres devraient paraître devant Constantinople; en amies, si le sultan acceptait nos secours, de force s'il les refusait. On a même discuté militairement la question du passage des Dardanelles; on le croit possible, mais dangereux pendant les six mois d'hiver où le vent souffle de la Méditerranée. On le regarde comme facile pendant les six autres, mais avec des troupes de débarquement. Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur le maréchal, que ce dernier parti n'est, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une conjecture extrême, mais devant la réalisation de laquelle ma conviction est qu'il ne tiendrait qu'à nous d'empêcher l'Angleterre de reculer.» Le maréchal Soult s'empressa de répondre à ces dispositions du cabinet anglais: «Nous pensons, écrivit-il au baron de Bourqueney, qu'au moment même où les Russes arriveraient à Constantinople, les grands intérêts de l'équilibre européen et, plus encore peut-être, les susceptibilités de l'opinion publique justement exigeante, demanderaient que les pavillons anglais et français s'y montrassent aussi;» et il envoya à M. de Bourqueney un projet de note que l'amiral Roussin serait chargé de présenter à la Porte et qui se terminait en disant: «Le gouvernement du Roi a la conviction qu'il va au-devant des intentions de la Sublime Porte en demandant que, dans le cas où les forces de terre ou de mer d'une ou de plusieurs des cours alliées seraient appelées à Constantinople, les ordres fussent donnés pour ouvrir immédiatement le passage des Dardanelles à une escadre française qui viendrait, de son côté, protéger le trône du sultan contre les périls dont l'imminence aurait déterminé une telle mesure.» Il y eut, entre les deux cabinets, quelque diversité d'avis et de plan sur les termes et le mode d'exécution de cette démarche; mais ces difficultés secondaires furent aisément aplanies et ne portèrent, à l'accord actif des deux gouvernements, aucune atteinte. Assurés du concours de l'Angleterre, le roi Louis-Philippe et ses conseillers n'hésitaient pas plus, en 1839, à agir fortement en Orient et à forcer, au besoin, les Dardanelles qu'ils n'avaient hésité en 1832 à entrer en Belgique et à faire le siège d'Anvers.

En présence de ces brusques événements, du mouvement diplomatique qu'ils suscitaient dans toute l'Europe, et surtout de l'intime accord qui s'établissait entre Paris et Londres, la cour de Russie observait en silence et restait en suspens, visiblement inquiète de l'avenir prochain et de l'attitude qu'elle aurait à y prendre. Le grand-duc héritier, aujourd'hui;'empereur Alexandre II, se trouvait en ce moment à Londres avec le comte Orloff pour compagnon de son voyage: «Toutes les fois que le comte Orloff m'a rencontré depuis cinq jours, écrivait le 29 mai M. de Bourqueney au maréchal Soùlt, il a nié avec affectation devant moi l'authenticité de la nouvelle de la reprise des hostilités entre les Turcs et les Égyptiens. Il se fondait sur les dernières lettres de l'empereur. Votre Excellence sait qu'il se donne volontiers pour le confident de la pensée impériale. Il a tenu le même langage à presque tous les membres du corps diplomatique.» Et quelques jours plus tard, le 17 juin: «L'ambassade russe écoute, regarde, mais hésite dans son action comme dans son langage. Nous avons eu bien des Russes depuis un mois à Londres, monsieur le maréchal, et des plus haut placés dans la confiance de l'empereur. Je hasarde timidement une opinion formée à la hâte; mais il me semble évident que, de ce côté-là, on n'est pas prêt pour les partis extrêmes.» Précisément à la même date, les instructions du comte de Nesselrode au comte Pozzo di Borgo, alors ambassadeur de Russie à Londres, confirmaient pleinement la conjecture du baron de Bourqueney: «Loin de vouloir provoquer une complication dans le Levant, écrivait le vice-chancelier de Russie, nous employons tous nos soins à la prévenir; et au lieu de nous prévaloir avec empressement de notre traité d'alliance avec la Porte, nous sommes les premiers à désirer nous-mêmes d'éloigner le renouvellement d'une crise qui nous forcerait, malgré nous, à reprendre une attitude militaire sur les rives du Bosphore[28].» Trois semaines plus tard, le 8 juillet, l'ambassadeur d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, lord Clanricarde, écrivait à lord Palmerston: «En toute occasion, le comte de Nesselrode m'a exprimé le désir qu'avait le gouvernement russe d'éviter la possibilité d'un casus foederis en vertu du traité d'Unkiar-Skélessi. Il a tenu le même langage à tous mes collègues, et je crois que ce désir est, de sa part, aussi sincère qu'inquiet.» Les faits prouvèrent bientôt que les inquiétudes pacifiques du cabinet russe étaient sincères; il adhéra sans difficulté aux propositions de délibération commune entre les cinq puissances que lui adressa le prince de Metternich, et lord Beauvale, ambassadeur d'Angleterre à Vienne, put écrire, le 11 juillet 1839, à lord Palmerston: «Le plan de pacification entre la Porte et Méhémet-Ali est déjà esquissé, et peut être considéré comme adopté par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie. Resté la France. Le prince de Metternich demande au gouvernement anglais de persuader la France[29].»

[Note 28: Correspondenee on the affairs of the Levant. Part. I, p. 98.]

[Note 29: Correspondence on the affairs of the Levant. Part. I, p. 169, 177.]

Pendant que les diplomates conversaient ou correspondaient, les événements s'étaient précipités et avaient profondément altéré la situation. L'aide de camp que le maréchal Soult avait envoyé en Égypte, le commandant Callier, avait obtenu de Méhémet-Ali une lettre qui enjoignait à son fils Ibrahim de suspendre les hostilités; mais quand le commandant Callier atteignit l'armée égyptienne, il trouva non-seulement la guerre engagée, mais l'armée turque vaincue et détruite. Cinq jours avant son arrivée, le 21 juin 1839, auprès du village de Nézib, une bataille avait eu lieu, et après deux heures d'un faible combat, les forces du sultan, général et soldats, s'étaient dispersées, laissant entre les mains du vainqueur 9,000 prisonniers, leur artillerie et tout leur camp. Lorsque la nouvelle de cette défaite arriva à Constantinople, le sultan Mahmoud ne vivait plus; il était mort six jours auparavant, le 30 juin, maudissant avec passion le nom de Méhémet-Ali, et pourtant venant, lui aussi, d'accorder au second aide de camp du maréchal Soult, le colonel Foltz, un ordre de suspension des hostilités. Quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis que le jeune fils de Mahmoud, le sultan Abdul-Medjid, occupait le trône de son père, quand le commandant en chef de ses forces maritimes, le capitan-pacha Achmet-Feruzi, sorti naguère de la mer de Marmara, conduisit son escadre, forte de dix-neuf vaisseaux, à Alexandrie et la livra à Méhémet-Ali. En trois semaines, la Turquie avait perdu son souverain, son armée et sa flotte.

Tant de désastres, coup sur coup accumulés, jetèrent Constantinople dans un trouble extrême. Le jeune sultan et ses conseillers tremblaient de voir le pacha d'Égypte s'avancer immédiatement, par terre et par mer, sur la capitale de l'empire. Ils s'empressèrent de faire, auprès de lui, des démarches pacifiques. Son vieil ennemi, le grand vizir Khosrew-Pacha, lui écrivit dès le 5 juillet: «Sa Hautesse, douée de droiture et de sagacité, qualités dont le ciel l'a favorisée, a dit, aussitôt qu'elle fut montée au trône: «Le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali-Pacha, s'étant permis certains procédés offensants envers feu mon glorieux père, il s'est passé jusqu'à présent beaucoup de choses, et dernièrement encore on a entrepris des préparatifs. Mais je ne veux pas que la tranquillité de mes sujets soit troublée et que le sang musulman soit versé. J'oublie donc le passé; et pourvu que Méhémet-Ali remplisse exactement les devoirs de la sujétion et du vasselage, je lui accorde mon pardon souverain; je lui destine une décoration magnifique et semblable à celle de mes autres illustres vizirs, et j'accorde la succession héréditaire de ses fils au gouvernement de l'Egypte.» Déjà deux jours auparavant, le 3 juillet, le ministre des affaires étrangères de la Porte, Nouri-Effendi, avait réuni chez lui les représentants des cinq grandes puissances européennes, et leur avait communiqué cette résolution du sultan: «Nous avons demandé, écrivait le 5 juillet lord Ponsonby au consul général d'Angleterre à Alexandrie, si l'on avait l'intention de laisser Méhémet-Ali en possession de la Syrie, ou de la Mecque, ou de Médine, ou de Saint-Jean-d'Acre, et la réponse a été négative.» La Porte était loin pourtant d'être fermement résolue à limiter ainsi ses concessions, car le 22 juillet suivant, le premier drogman de l'ambassade anglaise à Constantinople, M. Frédéric Pisani écrivait à lord Ponsonby: «La Porte est assez disposée à traiter avec Méhémet-Ali sur les bases suivantes, proposées, dit-elle, par le prince de Metternich, et approuvées par le cabinet de Saint-James: 1° le gouvernement de l'Egypte donné héréditairement à Méhémet-Ali; 2° le gouvernement de toute la Syrie donné à Ibrahim-Pacha; 3° à la mort de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha aura le gouvernement de l'Egypte, et la Syrie rentrera de nouveau sous l'autorité immédiate de la Porte, comme cela était autrefois.»

Ni le prince de Metternich n'avait proposé, ni le cabinet anglais n'avait approuvé de telles concessions; mais la Porte, traitant elle-même avec le pacha d'Egypte, se laissait entrevoir prête à les lui accorder.

Quand la nouvelle de cette négociation directe entre Constantinople et Alexandrie et de ses chances arriva aux cabinets européens, ils en reçurent des impressions très-diverses. On s'en félicita à Saint-Pétersbourg, et on s'empressa d'approuver que la question turco-égyptienne fût débattue et vidée entre les parties intéressées elles-mêmes. La Russie échappait ainsi à l'intervention commune des grandes puissances dans les affaires d'Orient, et à la nécessité de perdre, en s'y associant, sa position isolée et indépendante. Le comte de Nesselrode adressa à ce sujet, le 27 juillet, des instructions à M. de Kisséleff, chargé d'affaires de Russie à Londres[30], et, le 9 août suivant, M. de Bourqueney écrivit au maréchal Soult: «Lord Palmerston m'avait annoncé hier que, d'après les nouvelles de Berlin, la Russie se retirait des négociations projetées de Vienne. M. de Kisséleff, qui m'a succédé chez lord Palmerston, était chargé d'une communication dans ce sens. C'est au nom du respect pour l'indépendance des États souverains que le cabinet russe décline toute intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Avant les événements de Syrie, avant la mort du sultan, quand il n'y avait, aux différends de la Porte et de l'Égypte, point d'autre issue possible que la guerre, le cabinet russe avait pu partager l'opinion des autres puissances de l'Europe sur l'ouverture d'une négociation conduite en dehors des parties intéressées elles-mêmes; mais aujourd'hui que la Porte va elle-même au-devant d'un rapprochement, et adresse à l'Égypte des propositions d'accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople, et la seconder uniquement de ses bons offices. Autrement, il n'y a plus de puissance ottomane indépendante. Tel est, monsieur le maréchal, l'esprit de la démarche de M. de Nesselrode. Ce n'est pas le gouvernement du Roi qui s'étonnera de cette ouverture du cabinet de Saint-Pétersbourg; la correspondance de Votre Excellence l'avait dix fois annoncée. Ici, où l'on prend facilement ce qu'on désire pour ce qu'on croit, on avait été plus confiant, non pas dans la sincérité des dispositions de la Russie, mais dans les nécessités de la situation européenne. On a donc été surpris, plus qu'on ne le sera à Paris. Mais enfin on a compris les motifs de la dernière dépêche de M. de Nesselrode, et on y voit la preuve évidente que, si le cabinet impérial ne croit pas le moment arrivé de se commettre ouvertement avec l'Europe sur les affaires d'Orient, il est au moins décidé à lutter diplomatiquement contre les garanties écrites qui menaceraient d'enchaîner l'avenir. Lord Palmerston a reçu poliment la communication de M. de Kisséleff; mais celui-ci n'a pas dû se faire illusion sur le jugement qu'il en portait.»

[Note 30: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 157.]

Lord Palmerston était parfaitement à son aise en déclinant l'ouverture de la cour de Russie et en laissant entrevoir qu'il ne se méprenait point sur ses motifs; il avait déjà la certitude que, dans cette nouvelle phase de la question égyptienne, la politique de l'Angleterre aurait l'adhésion et le concours de la France. Dès le 26 juillet, en apprenant la démarche pacifique de la Porte auprès de Méhémet-Ali, le maréchal Soult avait écrit au baron de Bourqueney: «La rapidité avec laquelle marchent les événements peut faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances européennes n'auront pas le temps d'intervenir, et où, par conséquent, les intérêts essentiels de la politique générale ne seraient pas pris en considération suffisante. Pour l'Angleterre comme pour la France, pour l'Autriche aussi, bien qu'elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet du concert, c'est de contenir la Russie et de l'habituer à traiter en commun les affaires orientales. Je crois donc que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l'engager à ne rien précipiter et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l'intermédiaire de ses alliés, dont la coopération serait sans doute le meilleur moyen de lui ménager des conditions moins désavantageuses et mieux garanties.» Lord Palmerston s'empressa d'accepter cette persévérance du cabinet français à faire, de l'accommodement entre la Porte et l'Égypte, une question européenne: «Il est très-frappé, répondit M. de Bourqueney au maréchal Soult, de la crainte que le cabinet russe ne pousse, à Constantinople, à un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali, qui fasse échouer, en les rendant inutiles, les négociations de Vienne et les garanties qui en découleront; mais il pense que, même dans le cas de l'arrangement direct admis, nous devrons continuer nos efforts pour faire sortir, du concours moral des quatre cours, un acte auquel la cinquième ne pourra s'empêcher de souscrire[31].»

[Note 31: Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 27 juillet 1839.]

Ce résultat n'était pas difficile à atteindre; la cour de Russie, aussi circonspecte dans sa conduite que superbe dans son attitude, tenait encore plus à ne pas rester isolée en Europe qu'à maintenir à Constantinople sa position isolée; elle n'insista point pour que la Porte, par respect pour son indépendance, fût laissée seule en présence de Méhémet-Ali et libre de négocier directement avec lui comme elle l'entendrait. L'empereur Nicolas se déclara prêt à agir de concert avec l'Angleterre, l'Autriche, la France et la Prusse, si elles croyaient devoir persister à prendre elles-mêmes en main cette négociation; et le 27 juillet, les représentants des cinq cours à Constantinople adressèrent en commun à la Porte cette note: «Les soussignés ont reçu ce matin de leurs gouvernements respectifs des instructions en vertu desquelles ils ont l'honneur d'informer la Sublime Porte que l'accord sur la question d'Orient est assuré entre les cinq grandes puissances, et de l'engager à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, en attendant l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent.»

A cette démarche, l'ambassadeur d'Angleterre, lord Ponsonby, laissa éclater toute sa joie: «Le baron de Stürmer a reçu dans la matinée du 27 les instructions du prince de Metternich, écrivit-il-le 29 juillet à lord Palmerston, et le soir même la note était signée et remise. Je vous demande la permission d'exprimer en toute humilité mon approbation de l'activité et de la promptitude avec lesquelles a agi le baron; je considère cette mesure comme la plus salutaire qu'il fût possible de prendre. Elle a été aussi très-opportune, car les ministres ottomans venaient de se résoudre à faire au pacha d'Egypte des concessions qui seraient, en ce moment même, sur la route d'Alexandrie, et qui auraient déplorablement compliqué les affaires de cet empire. Notre démarche a donné au grand vizir la force et le courage de résister au pacha, et de défendre les droits et les intérêts du sultan. Elle assurera aussi, je pense, la tranquillité de la capitale et par conséquent la sécurité de ses habitants étrangers et chrétiens. Elle ouvre la voie à tout ce que le gouvernement de Sa Majesté pourra juger bon et utile de faire. Elle a placé le gouvernement de Sa Majesté dans une position qui le met en état de garantir l'intégrité et l'indépendance futures de là Turquie[32].»

[Note 32: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 292, 293.]

Le cabinet français ne tarda pas à s'apercevoir que cette démarche ne le mettait pas dans une situation aussi commode, ni aussi puissante que celle que s'en promettait l'Angleterre. Il venait de s'engager à ne pas laisser régler la question d'Orient en Orient même, entre les deux parties intéressées, et à la régler en Occident, par l'accord des cinq grandes puissances; il avait déclaré à la Porte «que cet accord était assuré;» et loin d'avoir cette assurance, il avait déjà pu entrevoir combien ses vues sur l'arrangement définitif entre le sultan et le pacha différaient de celles de l'Angleterre. Dès le 16 juin, lord Palmerston avait dit à M. de Bourqueney: «Il faudra ouvrir à Constantinople et à Alexandrie une négociation sur la double base de la constitution de l'hérédité de l'Egypte dans la famille de Méhémet-Ali et de l'évacuation de la Syrie par les troupes égyptiennes. L'opinion du conseil est que nous ne rencontrerons aucune difficulté sérieuse à Constantinople, et que, s'il s'en présentait à Alexandrie, il suffirait d'y convaincre le pacha de notre union pour en triompher.» Sans repousser formellement dès l'abord cette vue du cabinet anglais, sans s'expliquer nettement sur ce qu'on devrait concéder à Méhémet-Ali, le maréchal Soult chargea M. de Bourqueney de témoigner des dispositions différentes: «Il faut, lui écrivait-il le 26 juillet, que la fermeté, j'ai presque dit la sévérité des conseils que les puissances exprimeront soit tempérée par un ton de modération et de bienveillance qui, tout en arrêtant la hardiesse de Méhémet-Ali, ne blesse pas trop fortement son orgueil et son ambition. Il y aurait certainement de l'affectation à paraître croire qu'après les succès que vient de lui procurer la folle agression de la Porte, il n'a rien à attendre de plus que ce qu'il était en droit de demander auparavant. Ce serait méconnaître l'empire des faits et les nécessités de la situation. Si le vice-roi acquérait la conviction qu'il ne doit rien espérer de l'équité des puissances, il se révolterait contre leurs représentations impérieuses, et son irritation pourrait amener, d'un moment à l'autre, des conséquences dont la seule possibilité est de nature à effrayer tout esprit prévoyant.» Quand M. de Bourqueney communiqua à lord Palmerston cette dépêche à la fois claire et vague, le ministre anglais lui développa en réponse toute sa pensée: «Plus je réfléchis, lui dit-il, à cette question d'Orient (et je vous affirme qu'il n'y a pas dans mon esprit une seule préoccupation anglaise exclusive), plus j'arrive à cette conclusion que la France et l'Angleterre ne peuvent que vouloir identiquement la même chose, la sécurité, la force de l'empire ottoman, ou, si ces mots sont trop ambitieux, son retour à un état qui laisse le moins de chances possible à une intervention étrangère. Eh bien! cet objet, nous ne l'obtiendrons qu'en séparant le sultan et son vassal par le désert; que Méhémet-Ali reste maître de son Egypte; qu'il y obtienne l'hérédité qui a fait le but constant de ses efforts; mais qu'il n'y ait plus de voisinage, et par conséquent plus de collision possible entre ces deux puissances rivales. La Russie convoite (d'avenir) les provinces d'Europe, et au fond de son coeur elle voit avec joie les provinces d'Asie se séparer du corps ottoman. Pouvons-nous servir cet intérêt? Évidemment non. On parle des difficultés matérielles que nous rencontrerons pour arriver à notre but. Je pense que Méhémet-Ali ne résistera pas à une volonté sincère exprimée en commun par les grandes puissances; mais, le fît-il, ses droits n'augmenteraient pas par le mépris qu'il ferait des conseils de l'Europe, et si la force devenait nécessaire, le résultat ne serait ni long ni douteux. Telle est l'opinion bien arrêtée du cabinet anglais. Si nous pensions que Méhémet-Ali pût s'asseoir fort et respecté sur le trône ottoman, et posséder l'empire dans son indépendance et son intégrité, nous dirions: soit. Mais convaincus que, s'il reste encore quelque chose en Turquie, c'est le respect religieux pour la famille impériale, et que jamais l'empire tout entier ne consentira à traiter Méhémet comme un descendant du prophète, Dieu nous garde de nous embarquer dans une semblable politique! Nous aurions une seconde Amérique du Sud en Orient, et celle-là aurait des voisins qui ne la laisseraient pas éternellement se consumer en luttes intérieures.» Et dix jours après, le 8 août, rentrant avec ardeur dans la conversation: «Je ne puis assez vous répéter, disait lord Palmerston à M. de Bourqueney, combien ma conviction est indépendante de toute considération politique exclusivement anglaise; mais je suppose l'Egypte et la Syrie héréditairement investies dans la famille de Méhémet-Ali, et je me demande comment l'Europe peut se flatter que le moindre incident ne viendra pas briser le dernier et faible lien qui unira ces provinces à l'empire ottoman; l'indépendance viendra comme est venue l'hérédité. Et savez-vous alors ce qu'on dira en Europe quand la Russie reprendra son oeuvre de convoitise sur les provinces européennes? On dira que l'empire ottoman, démembré par la séparation d'une partie de ses provinces d'Asie, ne vaut plus la peine qu'on risque la guerre pour le maintenir. Voilà l'ordre d'idées dans lequel je me place pour juger cette grande question. Après cela, je ne crois nullement à l'infaillibilité de mon opinion; je conçois parfaitement qu'on en ait une autre, et je ne cherche aucune préoccupation française dans l'opinion qu'exprime M. le maréchal Soult. Je crois si bien à la bonne foi de cette politique que voici un raisonnement qui m'en convaincrait si j'étais tenté d'en douter. La France a besoin d'exercer de l'influence en Egypte; cela est et cela doit être; c'est une de ces données qu'il faut accepter dans la politique générale. Eh bien! vous voulez faire l'Egypte plus forte que nous ne le voulons; et cependant votre influence sur le souverain, quel qu'il soit, d'Alexandrie croîtrait en raison de sa faiblesse. Vous voyez si je cherche une arrière-pensée sous la divergence de nos deux points de vue.»

Quoiqu'ils fussent divers en effet, ce n'était pas la divergence des deux points de vue dans la politique générale qui faisait, pour le cabinet français, la difficulté de la question et de la situation: dans sa persistance à réclamer pour Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, il était déterminé par deux motifs moins systématiques et plus directs. La cause de Méhémet-Ali était très-populaire en France; entraînés, comme je l'ai déjà dit, par nos récents souvenirs et par je ne sais quelle instinctive confusion de notre conquête et de ses conquêtes, de notre gloire et de sa gloire, nous prenions, à la fortune du pacha, un vif intérêt, et nous la regardions comme importante pour la puissance de la France. Les brillants débats dont cette affaire venait d'être l'objet, le remarquable rapport de M. Jouffroy sur les dix millions demandés par le cabinet pour nos armements maritimes, l'empressement des Chambres à voter ce crédit, tout avait concouru à grandir la question et le maître de l'Egypte. Nous avions, en outre, de sa force, une idée très-exagérée; nous nous le figurions résolu et capable d'opposer à l'Europe, si elle se refusait à ses désirs, une résistance désespérée, et de mettre en feu l'Orient d'abord, puis l'Europe elle-même. Dominé par le sentiment public et trompé par ses propres pressentiments, le cabinet français persista à combattre, sur ce point, les vues du cabinet anglais, et à soutenir le pacha dans ses prétentions à la possession héréditaire de la Syrie que, de son côté, le cabinet anglais continua de repousser péremptoirement.

Ce fut là, de notre part, une grande faute, une faute qui, dès le premier moment, engagea dans une mauvaise voie notre politique, et que nous aurions d'autant moins dû commettre qu'elle était en contradiction avec la conduite que nous avions tenue, quelques années auparavant, dans une circonstance analogue. Quand il s'était agi de faire consacrer par l'Europe un premier démembrement de l'empire ottoman et de constituer le royaume de Grèce, nous avions aussi réclamé, pour le nouvel État, un plus vaste territoire; nous aurions voulu lui faire donner la Thessalie, Candie, de meilleures frontières. Nous avions rencontré, sur ce point, l'opposition du gouvernement anglais, et nous avions renoncé à une portion de notre dessein, mettant, avec raison, bien plus d'importance à la fondation du nouvel État qu'à son étendue et à notre succès général qu'à un mécompte partiel. Nous étions, en 1839, dans une situation semblable qui nous conseillait la même tempérance. À considérer les choses en elles-mêmes, il eût, à coup sûr, mieux valu qu'au lieu de retomber au pouvoir de la Porte, la Syrie restât entre les mains de Méhémet-Ali: par son voisinage, par l'état de son administration, par l'énergie de son pouvoir, par son éloignement de tout fanatisme musulman, le pacha d'Egypte eût maintenu dans cette contrée, au profit de ses populations diverses et surtout des chrétiens, plus d'ordre et de sécurité que le sultan n'était en état et en disposition de le faire. Si cette solution eût été alors adoptée, l'Europe aurait peut-être échappé aux déplorables spectacles et aux inextricables embarras que lui donne aujourd'hui la Syrie. Mais, pour la France elle-même et son gouvernement, il eût été bien plus sage et plus habile de consacrer, de concert avec l'Angleterre, la conquête principale de Méhémet-Ali que de se séparer du cabinet anglais pour suivre le pacha dans tous ses désirs. L'Egypte, héréditairement possédée par des princes presque indépendants, était un grand pas de plus dans cette voie des démembrements partiels et naturels de l'empire ottoman reconnus par l'Europe, et formant ou préparant de nouveaux États. C'était là la politique de la France; elle l'avait naguère hautement proclamée et pratiquée avec succès; elle la compromit par une exigence inconsidérée, au moment où elle pouvait en obtenir une nouvelle et éclatante application.

Un fait aurait dû révéler au cabinet français le péril de son exigence obstinée; ce fut la satisfaction qui éclata dans le cabinet anglais, comme elle avait éclaté dans la correspondance de lord Ponsonby, quand il apprit que le ministre de Russie à Constantinople, M. de Bouténeff, avait signé la note du 27 juillet qui détournait la Porte de toute négociation directe avec Méhémet-Ali et lui promettait l'accord comme l'appui des cinq grandes puissances: «On ne s'attendait point à cette soudaine adhésion du ministre de Russie à une démarche de cette importance, écrivit le baron de Bourqueney au maréchal Soult[33]; à Londres, comme à Paris sans doute, on raisonnait sur la donnée générale que le cabinet russe, non-seulement déclinait la négociation en commun à Vienne, mais travaillait à la rendre inutile en favorisant la conclusion d'un arrangement direct entre le souverain et le vassal, sans intervention extérieure quelconque, au moins patente…. Un grand changement s'est opéré, depuis trente-huit heures, dans l'esprit des membres du cabinet anglais: on n'admettait pas la possibilité du concours de la Russie; aujourd'hui, on l'espère; on espérait le concours de l'Autriche jusqu'au bout; on n'en doute plus. On en conclut que le moment est venu de laisser un peu reposer l'attitude ombrageuse et comminatoire envers le cabinet russe, sauf à la reprendre plus tard, et plus tranchée, si les circonstances viennent à l'exiger.»

[Note 33: Dépêche du 18 août 1839.]

On ne s'était pas plus attendu, à Paris qu'à Londres, à voir la Russie abandonner tout à coup son attitude isolée et adhérer pleinement à l'action commune des cinq puissances; mais, sans croire à une telle résolution, on en entrevoyait la chance et le danger: «Je n'ai jamais pensé, écrivait, le 1er août, le maréchal Soult au baron de Bourqueney, que l'on pût, dans la question actuelle, amener la Russie à s'associer franchement aux autres cabinets dont la politique est si différente de la sienne; j'ai cru que, tout en paraissant y travailler, tout en employant avec la Russie les formes les plus conciliantes, on devait se proposer, pour unique but, de la contenir et de l'intimider jusqu'à un certain point par la démonstration de l'accord des autres grandes puissances unies dans un même intérêt. Il importerait pour cela que les puissances, surtout la France et l'Angleterre, tinssent au cabinet de Pétersbourg un langage absolument uniforme, et ne fissent, auprès de lui, que des démarches concertées. Aussi, n'ai-je pas vu sans quelque regret celle que lord Clanricarde a été chargé de faire auprès de M. de Nesselrode. Le gouvernement russe a dû naturellement en induire que, sur un point au moins, celui des limites à imposer à Méhémet-Ali, l'Angleterre s'attendait à trouver plus de sympathie en lui que dans les autres cabinets; il en aura conclu, bien à tort sans doute, qu'une alliance où se manifestaient de semblables divergences n'avait rien de bien homogène, ni de bien imposant.»

Le cabinet français pouvait regretter la démarche que, par un ordre de lord Palmerston en date du 9 juillet précédent, lord Clanricarde avait faite auprès du cabinet russe[34]; mais il n'avait nul droit de s'en étonner ni de s'en plaindre; cette démarche était parfaitement simple et le résultat naturel de la situation générale; lord Palmerston avait chargé lord Clanricarde de faire, à Saint-Pétersbourg, les mêmes communications, les mêmes propositions qu'il faisait faire par lord Granville à Paris. Il avait donné, aux représentants de l'Angleterre auprès des quatre grandes cours continentales, les mêmes instructions sur la question égyptienne, et manifesté partout les mêmes vues fondées sur les mêmes motifs. Dans ses entretiens avec le baron de Bourqueney, il exprimait librement sa méfiance de la Russie et son désir d'une complète intimité avec la France; mais il ne pouvait exclure la Russie du concert européen qu'il réclamait, ni lui tenir un langage différent de celui qu'il adressait aux autres puissances. En se laissant aller, dans cette occasion, à une velléité d'humeur exclusive, le cabinet français tombait dans la méprise que signalait le prince de Metternich quand il disait: «La France, en parlant à d'autres, est trop souvent disposée à se croire seule; quand on négocie, on est plusieurs.»

[Note 34: Correspondence relative to ihe affairs of the Levant. Part.
I, p. 156-158.]

Deux incidents presque simultanés vinrent, à cette époque, presser, sans le changer, le cours de la négociation. Au commencement de septembre 1839, le général Sébastiani, qui jusque-là était resté en congé à Paris, alla reprendre, à Londres, son poste d'ambassadeur; et quelques jours après, le baron de Brünnow y arriva de Saint-Pétersbourg, spécialement chargé de traiter des affaires d'Orient, et aussi de gérer en général la légation de Russie. Négociateurs habiles l'un et l'autre, quoique très-divers: le général Sébastiani, esprit ferme, calme, sagace, fin et point compliqué, un peu lent, peu inventif, peu fécond en paroles ou en écritures, mais imperturbablement judicieux et prévoyant, prompt à reconnaître le but possible à atteindre et ce qu'il fallait faire ou concéder pour l'atteindre; le baron de Brünnow, nourri dans les desseins et les traditions de la chancellerie russe, instruit, adroit, persévérant sans entêtement, point exigeant, point impatient, causeur abondant et spirituel, rédacteur exercé et prompt, habile à démêler les visées d'autrui et à envelopper les siennes sous un épais manteau de concessions, de réserves et de commentaires. Ils se mirent à l'oeuvre dès leur arrivée, appliqués, l'un à ramener lord Palmerston dans les voies où se tenait la France, l'autre à lui bien persuader que la Russie le suivrait dans celles où il voulait marcher.

Le général Sébastiani fut prompt à tirer son gouvernement de toute illusion; il écrivit dès le 5 septembre au maréchal Soult: «Je dois déclarer à Votre Excellence que l'impression résultant pour moi de mon premier entretien avec lord Palmerston est que le gouvernement anglais veut, comme nous, au même degré que nous, avec aussi peu d'arrière-pensées que nous, le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman, et que ce but, il veut l'atteindre pacifiquement et sans compromettre les grandes puissances entre elles… Mais je ne puis le dissimuler à Votre Excellence, la disposition du cabinet anglais à l'emploi des moyens coercitifs contre Méhémet-Ali, soit pour obtenir la restitution de la flotte ottomane, soit pour lui faire accepter exclusivement l'hérédité de l'Égypte comme base de l'arrangement à intervenir avec la Porte, cette disposition, dis-je, peut bien, de temps à autre, céder, sur certains points, aux représentations de la France; mais elle reparaît toujours; et si elle rencontre de notre part une répugnance invincible et absolue à l'emploi d'un moyen de coercition quelconque contre le vice-roi, je crains que l'on ne se persuade ici qu'il est inutile de continuer une négociation dans laquelle on a ôté d'avance à ses conseils la sanction, même éventuelle, de la force.»

Les 14 et 17 septembre, le général Sébastiani, revenant de Broadlands, maison de campagne de lord Palmerston où il était allé passer deux jours, écrivait encore au maréchal Soult: «Au milieu de notre conférence, lord Palmerston a reçu son courrier de Londres; il lui apportait des dépêches de Pétersbourg, de Berlin, de Vienne et de Constantinople. Lord Palmerston me les a toutes lues. De Constantinople, lord Ponsonby écrit que le divan a été réuni et a décidé qu'il ne serait rien accordé à Méhémet-Ali au delà de l'investiture héréditaire de l'Égypte. De Vienne, lord Beauvale annonce que le cabinet autrichien adopte de plus en plus le point de vue anglais sur la nécessité de réduire à l'Égypte les possessions territoriales du vice-roi. A Berlin, même faveur pour le projet anglais. Enfin, lord Clanricarde écrit de Saint-Pétersbourg que le cabinet russe s'unit sincèrement aux intentions du cabinet britannique, qu'il partage son opinion sur les bases de l'arrangement à intervenir, et qu'il offre sa coopération.—Voyez, a repris lord Palmerston, voyez s'il est possible de renoncer à un système que nous avons adopté, au moment même où il réunit les voeux et les efforts de presque toutes les puissances avec lesquelles nous avons entrepris de résoudre pacifiquement la question d'Orient. Ce système, je ne puis trop vous le répéter, est fondé sur une base unique; les dangers de la Porte ne viennent en ce moment que de son vassal; il y en a d'autres pour elle, mais ils sont d'avenir. C'est des dangers du moment que nous avons à garantir la Porte. Nous avons donné un avertissement sérieux à la puissance d'où partent les dangers d'avenir. Il faut que Méhémet-Ali soit mis hors d'état de renouveler et de rendre peut-être plus décisifs les coups qu'il a déjà portés à l'empire ottoman. Voilà la donnée générale qui a fondé toutes les déterminations du cabinet anglais; je ne suis ici que son organe; mais je ne puis assez vous exprimer la profonde affliction que j'éprouve à voir le cabinet français, avec qui nous avons entamé la question dans une si parfaite entente, se séparer de nous et de toutes les autres puissances. Je me rends compte des circonstances particulières dans lesquelles vous êtes placés; je sais que vous avez des préjugés, des exigences d'opinion publique à ménager; mais, quelle que soit la cause de notre divergence, je la déplore amèrement, et rien ne saurait nous être plus agréable que d'en entrevoir le terme possible.—J'ai demandé à lord Palmerston s'il ne trouvait pas matière à réflexion dans cette facilité avec laquelle la Russie accourait au-devant du système anglais; c'est une alliance bien éphémère, ai-je ajouté, c'est une coïncidence de vues bien fortuite pour y sacrifier une alliance de principes et de sentiments.—Eh! a repris lord Palmerston, nous savons parfaitement qu'elle est toute de circonstance, et qu'elle n'empêchera pas plus tard les deux politiques de reprendre l'allure qui leur est propre; mais comment la repousser quand elle vient au secours des intérêts que nous voulons défendre, et quand, par l'admission même de son concours et du nôtre, elle semble abdiquer le protectorat exclusif et presque l'influence prépondérante que nous combattions? Je vous le dis au reste avec franchise, et je suis bien loin de m'en réjouir; je ne doute pas que le cabinet russe, dans son aveugle et folle partialité contre la France, n'ait été surtout préoccupé du désir de bien mettre notre dissentiment en évidence et de prendre parti pour notre point de vue contre le vôtre; il n'y a sorte de gracieusetés que la Russie n'ait essayées avec nous, depuis un an, pour diviser nos deux gouvernements; nous sommes restés froids à toutes ses avances; c'est avec vous que nous étions partis, c'est avec vous que nous voulions marcher; mais comment voulez-vous que nous abandonnions notre point de vue au moment même où la Russie vient s'y associer, et quand les deux autres puissances l'ont déjà adopté? Le cabinet français nous paraît en ce moment s'éloigner, non-seulement de nous, mais encore du mouvement européen. Nous ne voulons pas abandonner l'espoir de l'y voir rentrer… La renonciation formelle et préalable de toute mesure coercitive contre Méhémet-Ali élèverait en effet une barrière entre la France et l'Angleterre. Déclarez au moins que vous ne sanctionnez pas toutes les prétentions du pacha, et que ces prétentions, si elles restaient dans leur intégralité, vous trouveraient au besoin disposés, comme vos alliés, à l'emploi de la force; la négociation pourra alors suivre son cours. Si le cabinet français persiste au contraire à proclamer d'avance que, dans aucun cas, il n'usera de compression contre le pacha, il n'y a plus d'ensemble possible dans la question.»

La dépêche du général Sébastiani finissait en disant: «M. de Brünnow devait avoir aujourd'hui sa première audience de lord Palmerston.»

Malgré les informations transmises et l'avis clairement exprimé, bien qu'avec réserve, par son ambassadeur, le cabinet français persista dans son attitude; il était décidé à ne pas exiger de Méhémet-Ali qu'il renonçât à la possession héréditaire de la Syrie, et à ne pas s'associer, contre lui, s'il maintenait ses prétentions, à des mesures coercitives. Le gouvernement anglais était perplexe; quel que fût vers lui l'empressement de la Russie, les premières propositions de M. de Brünnow ne le satisfaisaient point; tout en acceptant le concert européen pour les affaires d'Orient, le cabinet de Saint-Pétersbourg demandait que ses vaisseaux et ses soldats entrassent seuls, au besoin, dans la mer de Marmara pour défendre la Porte au nom de l'Europe. C'était abandonner et maintenir à la fois le traité d'Unkiar-Skélessi; la Russie renonçait à protéger Constantinople en vertu d'un droit exclusif et en son propre nom; mais, en fait, elle en restait le seul défenseur. On fut choqué, à Londres comme à Paris, de ce mélange d'obstination et de condescendance. Plusieurs membres du cabinet anglais ne partageaient d'ailleurs qu'en hésitant les vues de lord Palmerston sur les conditions de l'arrangement entre la Porte et son vassal. Dans l'espoir d'obtenir le concours de la France, il se décida à lui faire, au profit de Méhémet-Ali, une concession. Le général Sébastiani écrivit le 3 octobre au maréchal Soult: «Le cabinet anglais n'adhère point aux propositions présentées par le baron de Brünnow. Lord Palmerston a déclaré ce matin à l'envoyé russe que la France ne pouvait consentir, pour sa part, à l'exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara dans l'éventualité de l'entrée des forces russes dans le Bosphore, et que l'Angleterre ne voulait pas se détacher de la France, avec laquelle elle avait marché dans une parfaite union depuis l'origine de la négociation. Cela posé, au lieu de la convention présentée par le cabinet russe, lord Palmerston propose un acte entre les cinq puissances, par lequel elles régleraient leur part d'action dans la crise actuelle des affaires d'Orient, mais sans privilége acquis au pavillon russe, à l'exclusion des pavillons français, anglais et autrichien. La Russie, en cas de résistance de Méhémet-Ali aux conditions qui lui seront proposées, s'engagerait à se servir de ses troupes en Asie Mineure, mais en deçà du Taurus. L'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman, sous la dynastie régnante, seraient stipulées pour le plus long espace de temps possible; enfin la clôture des détroits deviendrait un principe de droit public européen. Passant de cet acte européen aux conditions mêmes de l'arrangement à intervenir entre le sultan et le pacha, lord Palmerston, pressé à la fois et par mon argumentation et par le désir, que je crois sincère, de faire acte de déférence envers la France, lord Palmerston a consenti, après une longue discussion, à ajouter, à l'investiture héréditaire de l'Égypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession, également héréditaire, du pachalik d'Acre. La ville seule d'Acre demeurerait à la Porte, et la frontière partirait du glacis de la place, dans la direction du lac Tabarié.»

Le cabinet français fut peu touché de cette offre; il était toujours persuadé que Méhémet-Ali maintiendrait ses prétentions avec autant de force que de persévérance et que le gouvernement anglais n'irait jamais jusqu'à s'allier en Orient avec la Russie. L'opinion populaire d'ailleurs et la presse périodique en France soutenaient avec une vivacité chaque jour croissante la cause du pacha d'Égypte, épiaient tous les bruits, les moindres apparences d'un accord quelconque fait, à ses dépens, avec le cabinet anglais, et les traitaient d'avance de lâcheté antinationale. Le maréchal Soult écrivit, le 14 octobre, au général Sébastiani: «Le gouvernement du Roi, après avoir mûrement pesé les objections du cabinet de Londres, ne peut que persister dans les vues que je vous ai fait connaître sur les bases d'un arrangement des affaires d'Orient. S'il s'agissait d'un intérêt qui nous fût propre, nous pourrions faire des concessions à notre désir de resserrer notre alliance avec l'Angleterre; mais la question n'est pas telle; elle consiste uniquement à déterminer des conditions qui, en combinant dans une juste mesure les droits du sultan et la sécurité à venir de son trône avec les prétentions de Méhémet-Ali, puissent amener la pacification de l'empire ottoman. Nous avons la conviction que les propositions du cabinet britannique n'atteindraient pas ce but, et que, plutôt que de les subir, Méhémet-Ali, qui y verrait sa ruine, se jetterait dans les chances d'une résistance moins dangereuse pour lui qu'embarrassante et compromettante pour l'Europe…Nous nous refuserions à le pousser dans cette voie, lors même que nous aurions la certitude absolue que notre refus serait le signal d'un accord intime entre l'Angleterre et la Russie. Heureusement cette certitude est loin d'exister; les motifs qui ont déjà fait échouer une première fois une combinaison si étrange subsistent dans toute leur force. Je ne crois pas qu'ils puissent échapper à la pénétration de lord Palmerston, et je sais positivement que plusieurs de ses collègues en sont très-fortement frappés. Enfin, si, contre toute apparence, cette combinaison venait à se réaliser, nous la déplorerions vivement sans doute, comme la rupture d'une alliance à laquelle nous attachons tant de prix; mais nous en craindrions peu les effets directs, parce qu'une coalition contraire à la nature des choses, et condamnée d'avance, même en Angleterre, par l'opinion publique, serait nécessairement frappée d'impuissance.»

Chargé de faire, aux offres de concession du cabinet anglais, une réponse si péremptoire, le général Sébastiani, le 18 octobre, rendit compte de son entretien en ces termes: «J'ai fait à lord Palmerston la communication que me prescrivait Votre Excellence. J'ai reproduit toutes les considérations sur lesquelles le gouvernement du Roi se fonde pour persister dans ses premières déterminations relativement aux bases de la transaction à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali. Lord Palmerston m'a écouté avec l'attention la plus soutenue. Lorsque j'ai eu complété mes communications, il m'a dit ces simples paroles:—Je puis vous déclarer, au nom du conseil, que la concession que nous avions faite d'une portion du pachalik d'Acre est retirée.—J'ai vainement essayé de ramener la question générale en discussion; lord Palmerston a constamment opposé un silence poli, mais glacial. Je viens de reproduire textuellement, monsieur le maréchal, les seuls mots que j'aie pu lui arracher. Mes efforts se sont naturellement arrêtés au point que ma propre dignité ne me permettait pas de dépasser.»

Lord Palmerston avait, au fond, peu de regret que son offre pour la cession du pachalik de Saint-Jean-d'Acre à Méhémet-Ali n'eût pas été acceptée par la France; il l'avait faite par égard pour les inquiétudes de quelques-uns de ses collègues plutôt que de son propre gré et avec le désir du succès. Quoiqu'il eût écarté les premières propositions de la cour de Russie sur l'action commune des cinq puissances en Orient, ses entretiens avec le baron de Brünnow lui avaient donné la confiance que cette cour pousserait bien plus loin ses complaisances, et il ne se trompait pas: M. de Brünnow, après avoir demandé à Saint-Pétersbourg de nouvelles instructions, quitta Londres vers le milieu d'octobre pour retourner au poste qu'il occupait en Allemagne, à Darmstadt: «Je crois, écrivait le général Sébastiani au maréchal Soult[35], qu'il a évité de se mettre en route trop brusquement pour ne pas donner trop d'éclat au rejet de ses propositions; mais je sais qu'il ne se fait aucune illusion sur la possibilité d'adhésion de sa cour à une action navale commune dans le Bosphore; et ce qui le prouve, c'est qu'il n'attendra pas la réponse de Saint-Pétersbourg à ses dernières dépêches.» C'était le général Sébastiani qui se faisait illusion sur le sens probable de cette réponse; elle fut pleinement conforme aux espérances de lord Palmerston, et, le 6 décembre 1839, l'ambassadeur de France à Londres eut à écrire à son gouvernement: «Je transmets immédiatement à Votre Excellence l'information confidentielle que lord Palmerston vient de me donner, et qu'il a reçue lui-même hier soir du chargé d'affaires de Russie. M. de Brünnow reviendra incessamment en Angleterre, avec de pleins pouvoirs pour conclure une convention relative aux affaires d'Orient. Le principe de l'admission simultanée des pavillons alliés dans les eaux de Constantinople, ou de leur exclusion générale, y sera formellement consacré. Dans le cas de l'intervention, le nombre et la force des vaisseaux admis sous chaque pavillon seront réglés par une convention particulière. La gravité de cette communication fera comprendre à Votre Excellence le prix que je mettrai à recevoir d'elle les informations et les directions les plus complètes.»

[Note 35: Le 8 octobre 1839.]

Le cabinet français fut surpris et troublé. Il ne s'était pas attendu à voir la Russie abandonner si nettement sa position privilégiée auprès de la Turquie, et se montrer si empressée à trouver bon que les vaisseaux français, anglais et autrichiens parussent en même temps que les siens dans les eaux de Constantinople. Il perdait ainsi l'un de ses principaux arguments contre les idées et le plan de conduite de lord Palmerston. Le 9 décembre 1839, le maréchal Soult chargea le général Sébastiani d'exprimer au cabinet anglais sa satisfaction de la concession inespérée que venait «le faire la cour de Russie: «Le gouvernement du Roi, lui disait-il, reconnaissant, avec sa loyauté ordinaire, qu'une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l'état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de la question d'Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu'il fût possible de prolonger la discussion.» Mais en même temps qu'il annonçait ainsi des dispositions conciliantes, le duc de Dalmatie témoignait de vives inquiétudes sur les motifs secrets qui avaient pu déterminer la cour de Russie à un tel démenti de sa politique, élevait des doutes sur les résultats que s'en promettait lord Palmerston, et, quelques jours après, revenant au thème qu'il avait déjà souvent développé pour repousser les instances du cabinet anglais en réveillant ses défiances, il écrivit au général Sébastiani: «Je le répète, toute cette tactique se résume en deux mots: on veut rompre l'alliance anglo-française à laquelle l'Europe doit depuis dix ans la prolongation de la paix. Il est impossible que le cabinet de Londres ne s'en aperçoive pas aussi bien que nous; et comme je suis certain qu'autant que nous il déplorerait un pareil résultat, comme j'ai la conviction que ce résultat ne serait pas moins funeste à l'Angleterre qu'à la France, je n'éprouve aucun embarras à appeler, sur cet état de choses, la plus sérieuse attention de lord Palmerston et de ses collègues.»

Cette situation immobile, cette diplomatie monotone, complétement inefficaces à Londres, inquiétaient et lassaient à Paris les hommes politiques du cabinet, M. Duchâtel, M. Villemain, M. Passy, M. Dufaure. Ils se demandaient s'il n'y avait pas moyen de tenter des voies plus nouvelles et d'exercer, sur les idées et la marche du gouvernement anglais, plus d'influence. Le général Sébastiani ne leur était pas très-sympathique; on le croyait, par ses antécédents, trop favorable à la Turquie, et si voisin des opinions de lord Palmerston qu'il était peu propre à lui en présenter fortement de différentes. Il ne semblait pas le représentant vrai du cabinet français ni l'interprète efficace de la politique que les récents débats de nos Chambres avaient fait prévaloir. J'avais soutenu, dans la Chambre des députés, cette politique; je l'avais comparée à celle des autres grandes puissances, notamment de l'Angleterre, en m'appliquant à en faire ressortir la convenance européenne. J'avais rappelé ces paroles de lord Chatham: «Je ne discute pas avec quiconque me dit que le maintien de l'empire ottoman n'est pas, pour l'Angleterre, une question de vie ou de mort;» et je m'étais empressé d'ajouter: «Quant à moi, Messieurs, je suis moins timide; je ne pense pas que, pour des puissances telles que l'Angleterre et la France, il y ait ainsi, dans le lointain et avec certitude, des questions de vie ou de mort; mais lord Chatham était passionnément frappé de l'importance du maintien de l'empire ottoman; et l'Angleterre pense encore si bien comme lui qu'elle se voue à cette cause, même avec un peu de superstition, à mon avis; elle s'est souvent montrée un peu hostile aux États nouveaux qui se sont formés ou qui ont tendu à se former des démembrements naturels de l'empire ottoman. La Grèce, par exemple, n'a pas toujours trouvé l'Angleterre amie; l'Egypte encore moins. Je n'entrerai pas dans l'examen des motifs qui ont pu influer, en pareille occasion, sur la politique anglaise; je crois qu'elle s'est quelquefois trompée, qu'elle a quelquefois sacrifié la grande politique à la petite, l'intérêt général et permanent de la Grande-Bretagne à des intérêts secondaires. Le premier des intérêts pour la Grande-Bretagne, c'est que la Russie ne domine pas en Orient. S'il m'est permis d'exprimer ici une opinion sur la politique d'un grand pays étranger, il y a, je pense, quelque faiblesse, de la part de l'Angleterre, à écouter des susceptibilités jalouses, ou bien tel ou tel intérêt commercial momentané, au lieu d'employer tous ses efforts, toute son influence pour consolider ces États nouveaux et indépendants qui peuvent, qui doivent devenir de véritables barrières contre l'agrandissement indéfini de la seule puissance dont, en Orient, l'Angleterre doive craindre la rivalité.»

On trouvait à la fois, dans ce langage, une vraie sympathie et une ferme indépendance envers la politique anglaise, des gages d'entente comme de résistance, et peut-être aussi des chances d'efficacité. Les considérations parlementaires se joignaient aux motifs diplomatiques. Présent à la Chambre et pourtant en dehors du cabinet, j'étais pour lui, sinon une inquiétude, du moins un embarras; je le soutenais loyalement, mais je ne partageais pas sa responsabilité. Éloigné de Paris, je ne le gênerais plus dans les débats et je lui serais plus intimement associé. Après s'en être entendus avec le maréchal Soult et tous leurs collègues, ceux des ministres qui étaient mes amis particuliers me demandèrent si j'accepterais l'ambassade de Londres, et s'il me convenait que le cabinet en fit formellement au Roi la proposition.

Elle me convenait en effet. Je pressentais que la session prochaine serait aussi embarrassante pour moi, à cause du cabinet, que pour le cabinet à cause de moi. Sa politique avait été peu efficace et sa situation serait évidemment précaire. En m'éloignant, je me plaçais en dehors des menées comme des luttes parlementaires, et dans une position isolée, à la fois amicale et indépendante. Je partageais, d'ailleurs, dans une certaine mesure, les illusions des partisans de Méhémet-Ali; je croyais à sa force, aux dangers que sa résistance obstinée pouvait faire courir à la paix européenne, et il ne me semblait pas impossible d'exercer, à cet égard, sur les idées et les résolutions du gouvernement anglais, quelque influence. Quelques mois auparavant, les ministres, mes amis, m'avaient proposé l'ambassade de Constantinople, et je m'y étais formellement refusé; Constantinople me séparait trop de Paris et me chargeait trop directement des affaires d'Orient; Londres m'y associait de loin en me laissant près des affaires de France. J'acceptai l'offre du cabinet.

Le roi Louis-Philippe s'y montra d'abord contraire; il tenait beaucoup au général Sébastiani qui l'avait toujours bien servi, de qui il se promettait un assentiment à la fois constant et éclairé à sa politique, et qui était, à Londres, en bons rapports avec le cabinet anglais, notamment avec lord Palmerston. Le Roi ne manquait point de confiance en moi, dans mes vues générales et dans ma fermeté à les soutenir; mais j'étais homme de Chambre autant que de gouvernement; je voulais l'intime union et l'action concertée de la tribune et de la couronne; je venais de prendre une grande part à la coalition; le Roi savait mettre de côté ses déplaisirs, mais sans les oublier. Il résista quelque temps à la demande du cabinet. Cependant, à l'extérieur et à l'intérieur, la situation devenait de plus en plus pressante; la Russie gagnait du terrain à Londres, et pourtant le cabinet anglais hésitait encore à se séparer ouvertement de la France; il discutait divers projets de convention; il déclarait que la présence d'un plénipotentiaire turc était indispensable à la négociation; il voulait évidemment gagner du temps et laisser une porte ouverte à la France: «Je ne puis me persuader, disait lord Palmerston au baron de Bourqueney, que nous ne parvenions pas à rétablir le concert entre toutes les grandes puissances; je ferai la plus large part que, dans mes idées, il soit possible d'accorder à Méhémet-Ali, pour ménager à la France la facilité d'accepter les bases de l'arrangement à intervenir[36].» N'était-il pas urgent de mettre à profit ces lenteurs et ces hésitations? Le cabinet insista fortement; ceux même des ministres qui n'étaient pas mes amis particuliers, M. Dufaure entre autres, se montrèrent résolus à faire, de ma nomination, une question de cabinet. Le Roi céda. J'eus avec lui plusieurs entretiens. Il me recevait avec un mélange de bienveillance et d'humeur, passant d'un témoignage de confiance à une marque de déplaisir: «On est bien exigeant avec moi, me dit-il un jour; mais je le comprends; on est toujours bien aise de faire avoir à un ami 300,000 livres de rente.—Sire, mes amis et moi, nous sommes de ceux qui aiment mieux donner 300,000 livres de rente que les recevoir.» On était près de discuter la dotation de 500,000 livres de rente demandée pour M. le duc de Nemours; le Roi sourit et reprit sa bonne humeur. Le 5 février 1840, ma nomination fut signée et publiée. Quinze jours après, le rejet, sans discussion, du projet de loi de dotation plaça le cabinet dans une situation très-incertaine, et je partis pour Londres le 25 février, pressé d'échapper aux troubles, aux hésitations, aux menées, aux tentatives, de Chambre et de cour, qui étaient sur le point d'éclater.

[Note 36: Dépêches des 28 janvier et 21 février 1840.]

PIÈCES HISTORIQUES

I

Le duc de Broglie à M. le maréchal marquis Maison, ambassadeur de France en Russie.

Paris, le 28 octobre 1833.

Monsieur le maréchal, le gouvernement auprès duquel vous êtes appelé à représenter le Gouvernement du Roi, est peut-être celui dont la révolution de Juillet a le plus essentiellement changé les relations avec la France.

Avant les événements de 1830, la France et la Russie étaient unies par une alliance qui semblait devoir se resserrer de plus en plus. Cette alliance, fondée sur les liens les plus forts qui puissent exister entre deux États, la communauté d'adversaires et l'absence absolue de points de contact et de motifs de rivalité, avait résisté à tous les efforts de l'Autriche pour la dissoudre. Si M. de Metternich avait momentanément réussi à y jeter quelque froideur en inquiétant l'empereur Alexandre sur la force et la stabilité de notre gouvernement, en lui faisant craindre qu'entraînés par le mouvement révolutionnaire nous ne fussions pas en mesure de lui prêter un utile secours dans les circonstances où il pourrait vouloir s'appuyer sur nous, ces insinuations trop prodiguées avaient fini par perdre presque tout leur effet. L'empereur Nicolas qui, alors, se montrait moins défiant, moins passionné que son prédécesseur, et surtout moins dominé par les théories absolutistes, avait d'ailleurs pu apprendre, au milieu des embarras où l'avait jeté un moment la guerre de Turquie, la franchise et l'efficacité de notre concours; cette circonstance importante, par cela même qu'elle avait relevé la France de la situation d'infériorité où elle s'était vue à l'égard de la Russie depuis les événements de 1814, et qu'elle l'avait mise en mesure d'exercer à son tour envers cette puissance un rôle de protecteur, avait donné plus de force et de solidité à une alliance qui, entre deux États du premier rang, ne pouvait évidemment subsister que sur le pied d'une égalité complète.

La révolution de Juillet est venue changer complètement cette situation.

D'un côté, elle a suscité sur plusieurs points, particulièrement en Pologne et en Belgique, des questions où les affections et les intérêts du cabinet de Saint-Pétersbourg se sont trouvés en opposition absolue avec les nôtres. De l'autre, par une conséquence moins immédiate, mais qui n'a pas tardé à se développer, elle a amené entre la France et l'Angleterre un rapprochement dont le seul fait eût suffi pour modifier la nature de nos rapports avec le gouvernement russe. Enfin, cette révolution, réaction puissante contre l'esprit des traités de 1815 et de la Sainte-Alliance, c'est-à-dire contre les faits et les doctrines qui ont investi pendant dix ans la Russie d'une sorte de dictature européenne, attaquait à la fois cette puissance dans toutes les susceptibilités de son ambition et de son orgueil. Plus que tous les autres peut-être, ce dernier motif devait inspirer à l'empereur Nicolas et à ses sujets une vive irritation contre le nouvel ordre de choses établi en France.

Plus d'une fois on a pu croire qu'elle se manifesterait par quelque coup d'éclat. Ces velléités hostiles, que la force des choses eût probablement dissipées à elle seule, ont d'ailleurs trouvé une insurmontable barrière dans la politique plus circonspecte de la Prusse et de l'Autriche. Mais la nécessité qui comprimait ainsi les sentiments hostiles du souverain du Nord devait, par cela même, leur donner plus d'amertume et d'intensité. Personne n'ignore comment ils se sont fait jour, en plusieurs occasions, par des procédés qui, en révélant l'impuissante colère du cabinet de Saint-Pétersbourg, ne blessèrent heureusement que sa propre dignité.

La situation de l'ambassade de France en Russie devenait d'autant plus délicate que, dans ce pays, les hautes classes modèlent exactement leur attitude et leurs impressions politiques sur celles du souverain. Le représentant du roi se trouvait partout exposé à des difficultés et à des écueils qu'ailleurs il n'eût rencontrés qu'à la cour. Je ne vous rappellerai pas les épreuves qu'a eues à subir votre prédécesseur. Vous savez que, par un raffinement singulier, l'empereur Nicolas en comblant M. le duc de Trévise d'égards et de prévenances évidemment accordés à sa réputation militaire, en même temps qu'il s'abstenait avec affectation de lui adresser une seule parole relative à son caractère diplomatique, s'est attaché à faire ressortir la froideur de l'accueil réservé à l'ambassadeur du roi des Français.

Nous avons lieu de penser, monsieur le maréchal, que vous n'aurez point à subir une réception semblable. Nous trouvons à cet égard une garantie non équivoque dans les assurances tout à fait spontanées que le gouvernement russe nous a fait parvenir, à plusieurs reprises, de la satisfaction que lui a causée le choix du nouveau représentant de Sa Majesté, et de l'empressement avec lequel il attendait votre arrivée. Il est difficile de ne pas voir dans ces protestations multipliées une sorte d'amende honorable d'un procédé dont on aura sans doute fini par comprendre l'inconvenance.

Quoi qu'il en soit, si, malgré nos prévisions, l'empereur Nicolas reprenait à votre égard l'attitude qu'il a constamment observée à l'égard de M. le duc de Trévise, il vous indiquerait par là celle que vous devriez vous-même adopter. Renonçant dès lors à conserver avec l'empereur des rapports directs contraires à la dignité de la France et par conséquent à la vôtre, votre rôle se bornerait à entretenir avec le vice-chancelier les relations officielles strictement exigées par les nécessités du service, et vous attendriez les ordres du Roi.

S'il arrivait, ce que nous ne devons pas prévoir, puisque cette hypothèse ne s'est pas réalisée dans des circonstances où elle semblait bien moins improbable, s'il arrivait, dis-je, que le mécontentement de l'empereur Nicolas, réveillé par quelque nouvel incident, se manifestât à votre égard par quelque chose de plus prononcé que de la froideur et de la réserve; si, ce qui nous paraît impossible, il vous faisait entendre des paroles dont le gouvernement du Roi eût le droit de se tenir offensé, je n'ai pas besoin de vous dire que, sans attendre un ordre de rappel, vous devriez demander vos passe-ports, et laisser à un chargé d'affaires la direction de l'ambassade. Mais, je le répète, cette pénible supposition ne se réalisera pas.

Je viens de vous indiquer le terrain sur lequel vous devez vous placer à Saint-Pétersbourg. Je dois à présent entrer dans quelques détails sur les relations politiques de la France et de la Russie.

Dans ces derniers temps la diplomatie des deux cabinets a eu peu de rapports directs. Dans l'état des esprits, il eût été trop difficile de s'entendre. C'est par l'intermédiaire de la Prusse et de l'Autriche, alliées de la Russie, mais plus modérées et plus calmes, qu'ont été traités les divers incidents de l'affaire hollando-belge. Quant à la question grecque, devenue tout à fait secondaire depuis la révolution de Juillet, et où, à cause de leurs antécédents, les cabinets de Vienne et de Berlin se trouvaient dans l'impossibilité d'intervenir, elle a marché en quelque sorte au hasard.

La France et la Russie, sans se concerter, sans s'expliquer, n'ont cessé de travailler à la faire tourner chacune dans le sens de sa propre politique. Il en a été de même, à plus forte raison, des questions où les deux cours n'étaient pas naturellement appelées à une action commune ou simultanée.

Il eût été à désirer, tant que des dispositions plus conciliantes n'auraient pas entièrement remplacé l'irritation du cabinet de Saint-Pétersbourg, que les deux puissances pussent continuer à s'abstenir de tout contact immédiat, trop propre à réveiller une exaspération à peine un peu calmée; mais pour cela il eût fallu qu'aucun événement grave ne mît en collision leurs intérêts essentiels et les susceptibilités de leur orgueil national. On ne pouvait guère l'espérer dans un temps aussi fécond en péripéties.

Les événements de l'Orient sont venus ajouter une crise nouvelle à toutes celles qui menaçaient déjà le repos de l'Europe. Le gouvernement du Roi avait prévu de bonne heure tous les embarras, tous les dangers dont la lutte engagée entre la Porte et Méhémet-Ali pouvait devenir le principe. Uniquement préoccupé du désir de les éviter, il n'a cessé d'employer dans ce but toute son influence, tant à Alexandrie qu'à Constantinople.

Déterminer la Porte à des concessions évidemment indispensables, et qui, faites un peu plus tôt, eussent été moins onéreuses; ramener le vice-roi d'Égypte, tant par de sages représentations que par un appareil imposant, à restreindre ses exigences dans des limites raisonnables; pacifier ainsi l'empire ottoman sans courir les risques d'une intervention étrangère: tel était l'objet que nous avions en vue, et que l'Angleterre se proposait comme nous. Un tel plan était certainement le mieux combiné, et dans l'intérêt de l'Europe entière, à laquelle il épargnait de menaçantes complications, et dans celui du sultan, qu'il préservait de l'humiliation et des périls inséparables de la marche dans laquelle il s'est laissé entraîner.

Malheureusement la Russie n'a pas porté dans cette question des vues aussi désintéressées. Elle a voulu profiter de la situation difficile où se trouvait le Grand-Seigneur et de la faiblesse de ce malheureux prince pour transformer en une sorte de suzeraineté et de protectorat la prépondérance qu'elle exerçait déjà à Constantinople. Non content d'étonner le monde par le spectacle d'une flotte et d'une armée russes introduites dans le Bosphore et aux portes mêmes de Constantinople, sous prétexte de porter à Mahmoud un secours qui n'a pas adouci, pour lui, une seule des conditions de la paix, le gouvernement russe, comme s'il s'était proposé de braver les autres puissances inquiètes et alarmées d'un fait aussi inouï, a imaginé de consacrer, par un acte solennel, la position menaçante qu'il venait de prendre, et au moment même où il consentait à rappeler ses forces, il a contraint la Porte à signer avec lui un traité d'alliance par lequel elle s'est formellement soumise, non-seulement à devenir l'ennemi de tous les ennemis de la Russie, mais encore à fermer les Dardanelles aux pavillons étrangers toutes les fois que le cabinet de Saint-Pétersbourg se trouverait engagé dans une guerre.

Nous ne nous exagérons pas, Monsieur le maréchal, la portée d'engagements semblables, souscrits dans de telles circonstances; nous reconnaissons qu'intrinsèquement ils ne sont pas de nature à changer beaucoup l'état de choses qui existait de fait depuis les derniers événements. Mais ce qui nous semble évident, c'est que le cabinet de Saint-Pétersbourg a voulu, à la face de l'Europe, proclamer ouvertement, ériger en principe de droit public sa prépondérance exclusive, exceptionnelle, dans les affaires de l'empire ottoman. Par cette provocation, dont nous aimons à croire qu'il n'avait pas bien calculé les infaillibles effets, il nous a forcés à sortir de la réserve où, dans des vues de conciliation, nous avions pu consentir à nous renfermer jusqu'alors.

Nous avons dû, de concert avec l'Angleterre, protester contre les conséquences d'un traité qui tendait à changer, sans notre participation, les relations des puissances dans l'Orient, et une déclaration, dont vous trouverez ci-joint la copie, a été transmise à cet effet d'abord à la Porte, puis au cabinet de Saint-Pétersbourg.

Nous ne pouvons savoir encore comment elle sera accueillie par le gouvernement impérial. Peut-être croira-t-il de sa dignité de garder sur ce sujet un silence absolu; et dans ce cas vous n'aurez qu'à suivre son exemple; si, au contraire, elle donnait lieu a des récriminations, l'exposé que je viens de vous tracer vous mettrait en mesure d'y répondre dans des termes qui, comme vous le sentirez facilement, devront être à la fois fermes, mesurés et exempts de toute amertume et de toute irritation. Vous pourriez ajouter qu'il n'entre nullement dans notre pensée de contester à la Russie la haute influence qui lui appartient dans les affaires de la Porte, et qui résulte de la force des choses; mais que vouloir faire de cette influence un instrument d'exclusion et dédommage contre les autres États, c'est appeler, c'est nécessiter de leur part les plus justes et les plus énergiques réclamations.

Quelque grave, quelque difficile que soit la question d'Orient, ce n'est pourtant pas la plus délicate de celles qui se sont élevées depuis trois ans entre la France et la Russie. La question de Pologne a bien autrement contribué à les diviser et à aigrir contre nous l'empereur Nicolas. Je ne vous en retracerai pas les tristes détails. Vous savez la réserve que nous n'avons cessé de porter dans une affaire à laquelle il nous était impossible de rester indifférents. Tandis que la lutte durait encore, cette réserve nous était naturellement inspirée par les promesses de modération et de clémence qu'avait reçues M. de Mortemart. Depuis la chute de Varsovie, depuis qu'une fatale expérience nous a forcés à reconnaître que notre intervention en faveur des malheureux Polonais ne faisait qu'irriter encore le ressentiment d'un vainqueur implacable, nous avons cru qu'un devoir d'humanité nous prescrivait pour le moment un silence bien pénible sans doute. Nous eussions continué à le garder si le cabinet de Saint-Pétersbourg n'eût eu, il y a quelque temps, la malheureuse inspiration de faire insérer dans sa gazette officielle un article qui avait pour objet de présenter la question de l'existence de la Pologne comme placée en dehors de la politique générale et soumise uniquement à la volonté de la Russie. Ne pas combattre une telle assertion, c'eût été l'admettre pour notre compte. Nous avons dû la relever par une publication semi-officielle, dont vous pourrez développer avec avantage les irréfragables arguments, si, ce qui est peu probable, on entamait avec vous cette discussion.

Il ne me reste, Monsieur le maréchal, pour compléter et pour résumer ces instructions, qu'à vous expliquer en peu de mots la manière dont nous envisageons l'avenir de nos rapports avec la Russie; votre esprit judicieux en déduira facilement les règles de conduite que vous avez à suivre selon les conjonctures au milieu desquelles vous vous trouverez.

Sans méconnaître les avantages qu'avait pour nous, à une autre époque, l'alliance intime du cabinet de Saint-Pétersbourg, nous comprenons parfaitement que, dans les circonstances actuelles, non-seulement il n'est pas possible de la rétablir, mais qu'il y aurait même un dangereux aveuglement à paraître la désirer et à diriger ostensiblement vers ce but les combinaisons de notre politique. D'invincibles obstacles s'opposent aujourd'hui à un accord intime qui, d'ailleurs, serait sans objet entre deux cabinets dont les tendances n'ont plus rien de commun. Comme néanmoins un avenir plus ou moins rapproché peut faire surgir des questions dans lesquelles il serait également de l'intérêt de la Fiance et de la Russie de se concerter et de s'entendre, nous devons, sans affectation, sans nous porter à des avances dont peut-être on essayerait de se prévaloir contre nous, travailler à nous replacer, par rapport au gouvernement russe, dans ces relations de bienveillance au moins apparente qui n'amènent pas toujours une entière réconciliation, mais qui, lorsqu'elle doit avoir lieu, la précèdent infailliblement. C'est à peu près sur ce pied que nous sommes avec la Prusse et l'Autriche. La seule chose que nous puissions désirer en ce moment, c'est d'en arriver au même point à l'égard de la Russie, et tel est le résultat que le gouvernement du Roi recommande à votre zèle éclairé.

II

M. Mignet au duc de Broglie.

Madrid, le 12 octobre 1833

Monsieur le duc,

Je m'empresse de vous faire connaître les premiers résultats de la mission dont le gouvernement du Roi m'a chargé, et les renseignements que j'ai été à portée de recueillir depuis que je suis ici.

Je suis arrivé à Madrid le 10 au matin. J'ai été retardé quelques heures à Vittoria où venait d'éclater une insurrection populaire en faveur de don Carlos. Les volontaires royalistes occupaient militairement cette ville, et ils ont mis en délibération s'ils me laisseraient passer. La crainte d'indisposer la France, dont ils ne connaissent pas encore les résolutions, les a décidés sans doute à me permettre de continuer ma route. J'avais appris à Bayonne la révolte de Bilbao et les mauvaises dispositions des provinces basques. Ces dispositions sont, en général, partagées par tous les pays qui bordent notre frontière. Sans douane, presque sans impôts, affranchis des garnisons, excepté sur quelques points militaires, jouissant de privilèges nombreux, auxquels ils tiennent extrêmement, ces pays sont opposés par intérêt à toute innovation.

L'absence de lumières et le défaut de commerce, excepté sur la côte de Catalogne, fortifient leur éloignement pour tout ce qui peut changer leur situation. Depuis Vittoria, je n'ai trouvé que des pays tranquilles et qui le sont demeurés jusqu'à présent.

Je me suis rendu, en arrivant, chez M. le comte de Rayneval. L'incertitude dans laquelle il avait été laissé sur le parti que la France se proposait de prendre, relativement à la succession d'Espagne, lui avait interdit toute démarche depuis la mort du roi Ferdinand. Je lui ai fait connaître les résolutions du gouvernement du Roi, et j'ai été heureux de trouver qu'elles étaient d'accord avec ses propres vues. La dépêche que vous avez reçue de lui, Monsieur le duc, immédiatement après mon départ, vous aura appris que, dans les divers partis à prendre en cette grave conjoncture, M. de Rayneval s'arrêtait surtout à celui qui a été adopté par le Gouvernement. Je lui ai exposé les motifs qui avaient décidé le Roi et son conseil à sacrifier la loi salique à celle qui réglait auparavant la succession de la monarchie d'Espagne: la France a toujours eu et aura toujours le plus grand intérêt à assurer ses derrières en Europe, en faisant entrer et en maintenant l'Espagne dans son système. Elle ne peut faire face au Nord qu'en s'appuyant avec sécurité sur les Pyrénées. L'intervention de Louis XIV et celle de Napoléon dans la Péninsule étaient le résultat de ce besoin permanent de la France. La loi salique représentait, sous l'ancienne monarchie, l'alliance des deux pays que la dynastie de Napoléon était destinée à représenter sous l'empire. Aujourd'hui, l'intérêt est le même, et dans la concurrence des deux dynasties, dont l'une se fondait sur un système contraire au nôtre, entrait dans l'alliance du Nord, faisait de la Péninsule le quartier général des mécontents et des conspirateurs de France, et dont l'autre s'appuie sur notre alliance, repousse nos adversaires, et est appelée à suivre inévitablement nos directions, le gouvernement du Roi devait se déclarer pour cette dernière. La succession féminine est devenue pour la France, dans les circonstances actuelles, ce qu'avait été pour elle, dans d'autres temps et une autre situation, la loi salique. Ces raisons avaient frappé le comte de Rayneval qui a applaudi à la résolution du gouvernement.

Le but étant bien fixé, restait la marche à suivre qui était également tracée par votre dépêche et par les instructions orales que vous m'aviez données. Avouer, soutenir, diriger ce gouvernement, voilà en résumé la politique de la France et les devoirs imposés à son ambassadeur. M. de Rayneval a trouvé le plan aussi bon qu'utile.

Pour remplir la première partie des intentions du gouvernement, il s'est empressé d'aller le jour même de mon arrivée chez M. de Zéa et chez la reine. Il leur a annoncé que la France reconnaissait la jeune reine, et lui offrait son appui. Cette nouvelle a été reçue avec beaucoup de joie, d'émotion et de gratitude. M. de Rayneval devant vous rendre compte, Monsieur le duc, dans sa dépêche d'aujourd'hui, de sa conférence avec la reine, je n'entrerai dans aucun détail à cet égard. Le gouvernement espagnol s'est hâté de la faire connaître par la Gazette de Madrid qui vous parviendra avec nos dépêches, espérant trouver, dans la publicité qu'il lui donnait, un moyen, une force. Il ne paraît pas repousser l'idée de recourir à l'assistance de la France, si les circonstances l'exigent, et c'est une éventualité à laquelle les esprits se préparent. Il importe que le gouvernement français se prépare lui-même, arrête bien ses résolutions à ce sujet et dispose ses moyens. Voyons maintenant, autant que je puis en juger, quelle est la situation du gouvernement que la France a l'intérêt et la volonté de soutenir.

Ce gouvernement a pour lui le fait qui est puissant dans tout pays et qui semble l'être encore davantage chez une nation habituée à l'obéissance et lente dans ses déterminations. Il a une administration composée des partisans de la reine, des capitaines généraux dévoués, des finances en assez bon état, une armée bien commandée, mieux disciplinée qu'elle ne l'a été de longtemps, dans laquelle il n'y a eu aucune défection, et dont la fidélité et le concours lui paraissent assurés. Il a également le parti libéral qui n'a d'espoir que dans le triomphe de cette cause, qui domine sur le littoral, dans la plupart des villes commerçantes, mais qui n'est pas nombreux dans l'intérieur du pays. Il a enfin, en sa faveur, le peu de capacité de don Carlos et la crainte qu'inspirent sa femme, ses alentours et le tribunal de l'inquisition.

Mais il a contre lui le clergé qui forme une organisation compacte, qui continue à exercer une grande influence sur les masses et qui, à très-peu d'exceptions près, est favorable à don Carlos; le corps des volontaires royalistes qui, moins bien organisé et moins bien armé que les troupes régulières, est beaucoup plus considérable qu'elles, et se trouve répandu sur toute la surface du pays; l'esprit démocratique des localités qui est l'opposé de l'esprit libéral, et qui fait redouter les améliorations comme des dépossessions de privilèges; l'esprit de popularité dont jouit l'infant don Carlos qui, aux yeux d'un peuple qui a toute la nationalité de l'isolement, représente le pays, tandis que la reine a contre elle sa qualité d'étrangère.

Ayant en face des adversaires aussi forts, le gouvernement et le parti de la reine auraient le plus grand besoin de rester amis. Malheureusement il y a déjà de la désunion parmi eux. Le conseil de régence est composé dans un sens plus libéral que le ministère, et il y aura, selon toute apparence, peu d'accord entre eux. La reine, qui se conduit en ce moment d'après les conseils de M. de Zéa est, dit-on, en froideur avec sa soeur, et M. de Zéa s'aliéna le parti libéral par son manifeste du 4 octobre. Ce défaut d'harmonie, dans des circonstances aussi graves, est d'un augure peu favorable. M. de Zéa gouverne seul depuis l'avènement de la reine comme il gouvernait seul pendant les six derniers mois du règne de Ferdinand. Il a des qualités supérieures, du caractère, au jugement de tout le monde. Il est doué d'un courage, d'une fermeté et d'une activité rares. Mais il manque peut-être de la prudence et de l'adresse nécessaires dans une situation aussi compliquée. Il paraît compter uniquement sur l'autorité. On lui reproche généralement d'avoir indisposé les libéraux sans nécessité, sinon en ne leur accordant rien dans le présent, du moins en ne leur laissant rien espérer dans l'avenir, et d'avoir compromis la reine, en lui faisant abandonner ceux qui s'étaient déclarés pour elle. En agissant ainsi, il paraît avoir eu pour but d'empêcher le parti royaliste de se soulever, en le rassurant sur le maintien de l'autorité absolue et des privilèges particuliers. Il a pensé que le parti absolutiste, rassuré sur ses intérêts et ses opinions, combattrait avec moins d'ardeur pour la cause de don Carlos qui deviendrait moins personnelle et moins politique. Se serait-il trompé? C'est là ce que le temps montrera bientôt, et ce que feraient craindre les mouvements insurrectionnels de Bilbao, de Vittoria, de Talaveira et celui de Logroño sur l'Èbre. Quoi qu'il en soit, on s'accorde à le regarder comme le seul homme capable, par sa fermeté, de fonder l'autorité de la reine, sauf à en perdre le maniement lorsqu'il l'aura affermie. Le parti libéral n'a personne qui l'égale en vigueur pour faire face aux difficultés présentes, et qui pût le remplacer utilement dans l'intérêt de la reine et dans celui de la France.

Comme la vigueur du premier ministre et l'appui des libéraux sont également nécessaires à la cause de la reine, j'ai cru qu'il convenait de parler à M. de Zéa de conciliation, dans l'entrevue que j'eus hier avec lui. M. de Zéa m'a fait sa profession de foi à l'égard des partis, telle qu'il l'a faite, à plusieurs reprises, à M. de Rayneval: il a parlé avec une profonde animosité contre les carlistes; il a dit qu'ils avaient la bannière de la révolte, mais qu'il aurait le bras assez long et assez fort pour la saisir et la renverser; qu'on verrait alors s'il les craignait et s'il les ménageait; qu'il connaissait son pays et qu'il savait quelle était sur lui la puissance du bon droit et de la fermeté; que seul en 1824, malgré l'exigence du clergé et contre l'avis de tous ses collègues, il avait osé attaquer de front l'inquisition, et qu'il l'avait terrassée: qu'il s'en faisait une gloire, et qu'il se rendait aujourd'hui la justice d'avoir fait plus que personne pour assurer le trône à la jeune reine en écartant les obstacles que devait rencontrer son avènement (la princesse de Beira et l'infant don Carlos), en lui donnant des appuis (par le serment des cortès et par l'organisation d'une administration et d'une armée fidèle); que la cause à laquelle il était dévoué était la cause de la nation et du bon droit; que la régente était décidée à transmettre à sa fille le dépôt de l'autorité royale intact comme elle l'avait reçu; que l'Espagne n'était pas assez avancée pour supporter une autre forme d'autorité; que la reine et son gouvernement étaient cependant bien loin d'être amis des superstitions de l'obscurantisme; qu'ils les repoussaient et qu'ils songeaient au contraire à éclairer et à améliorer leur pays; que c'était leur pensée constante, et qu'on le verrait lorsqu'on aurait dissipé les troubles, et qu'on administrerait après avoir combattu. Quant aux libéraux, il m'a dit qu'il ne demandait pas mieux que de s'entendre avec ceux qui n'étaient pas animés de l'esprit de faction; qu'il y en avait beaucoup de raisonnables qui s'associeraient à lui pour défendre les droits de la reine, et qui étaient employés avec empressement; qu'il ouvrait les bras à tous ceux qui se présentaient avec bonne volonté. En développant son système et ses intentions que je résume, il a répété plusieurs fois qu'il se flattait de ne le céder à aucun Espagnol en conviction et en dévouement, mais qu'il pouvait se tromper, et qu'il était disposé à recueillir les conseils de ceux surtout qui donnaient les preuves d'un intérêt si amical à son autorité et à sa souveraine.

Quoiqu'il soit difficile d'agir sur un esprit aussi arrêté que le sien, j'ai cru devoir lui donner les raisons qui rendaient désirable l'union des partisans divers de la reine. M. Villiers, qui l'avait vu avant moi, m'a dit qu'il lui avait parlé dans le même sens, et qu'il est possible que le langage tenu en commun par ceux qui s'intéressent au gouvernement de la reine conduise M. de Zéa à affaiblir, par ses choix et ses actes, l'impression qu'a causée son manifeste. Il m'a chargé de faire part à mon gouvernement de ses bonnes intentions et de toute la reconnaissance de la régente. Cette princesse, à qui j'ai eu l'honneur d'être présenté aujourd'hui par M. de Rayneval, et de remettre la lettre dont m'avait chargé la reine sa tante, a témoigné les mêmes sentiments pour Leurs Majestés, et a été touchée de ceux que je lui ai exprimés en leur nom.

Elle m'a gracieusement accueilli, ce qu'ont fait aussi les deux infantes auxquelles j'ai remis également les lettres et fait les compliments de la reine. Il n'a été et ne saurait être question d'affaires dans ces audiences de cour qui peuvent se renouveler pour l'ambassadeur, mais qui ne le peuvent pas pour moi.

La situation de l'Espagne est beaucoup moins rassurante aujourd'hui que celle du Portugal, dont je m'abstiens, Monsieur le duc, de vous parler, parce que M. de Rayneval doit le faire dans sa dépêche. On ne peut rien conjecturer encore sur la manière dont on en sortira. On ignore jusqu'où pourra s'étendre l'insurrection carliste, et si la rigueur du premier ministre qui envoie des troupes pour la comprimer dans le nord de la Péninsule, où elle a déjà intercepté la principale route de communication avec le continent, sera secondée par des forces qui lui permettent de triompher d'elle. La présence de don Carlos sur le territoire espagnol pourrait lui donner un accroissement immense. On ne sait pas où se trouve ce prince, depuis qu'il a quitté Santarem pour se rapprocher de l'Espagne en qualité de Prétendant au trône.

Le bruit s'est répandu que les Basques soulevés avaient député vers lui pour qu'il se rendit au milieu d'eux. Du reste, on apprendra bientôt ce qu'il est devenu, et on pourra apprécier aussi la force respective des deux partis. En attendant, la France doit se mettre promptement en mesure de soutenir ses intérêts et les résolutions que le gouvernement du Roi jugera à propos de prendre.

Je crois que ma présence ici, aujourd'hui que l'impulsion est donnée et reçue, sera moins utile qu'elle ne pourra l'être à Paris, où je verserai des informations que je vais prendre, et que des dépêches ne communiquent jamais suffisamment.

Le gouvernement a ici un homme habile, plein de ressources d'esprit, de pénétration, ce qui est nécessaire dans un pays d'intrigues, possédant beaucoup d'expérience, connaissant de longue main la Péninsule, bien vu, bien informé, s'entendant parfaitement avec M. Villiers sur tous les points, et ayant embrassé avec empressement le plan adopté par le conseil, plan à l'exécution duquel il veut se consacrer, et qu'il tient à faire réussir.

Je termine ma trop longue lettre, Monsieur le duc, en vous priant d'agréer l'assurance de ma haute considération et de mon respectueux attachement.

Signé MIGNET.

III

Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

20 janvier 1834.

Je n'ai pas besoin de vous dire que la situation de l'Espagne est, depuis longtemps, l'objet de nos préoccupations les plus sérieuses. Nous le disons à regret, elle nous paraît s'aggraver beaucoup. Ce n'est pas dans les tentatives du parti de don Carlos que nous voyons la source principale et immédiate des dangers qui menacent la tranquillité de cette péninsule et le trône de la reine Isabelle; ce parti a prouvé que, réduit à lui-même, il avait peu de chances de succès, et les fautes, la division des partisans de la reine pourraient seules lui en créer. Malheureusement ces divisions, loin de s'effacer, deviennent plus profondes de jour en jour, et rien n'annonce que la marche suivie par le ministère de la régente doive en amener la fin. M. de Zéa, fort de la conscience de ses intentions et du courage, souvent heureux, avec lequel il a, à des époques si diverses, lutté contre les efforts des factions, persiste, presque seul, dans le système qu'il a proclamé à son arrivée au pouvoir, et au moment de la mort du feu roi. Il ne repousse pas la pensée d'améliorer l'administration et la législation civile de l'Espagne; il y travaille même avec une rare activité; mais préoccupé de conserver à l'autorité royale une indépendance qu'il croit nécessaire à son action bienfaisante, il veut qu'elle ne s'appuie que sur elle-même, qu'elle ne prenne aucun engagement, qu'en acceptant la coopération de tous les hommes loyaux et éclairés, elle ne fasse aucune concession de principes aux opinions dont ils sont les représentants. D'un autre côté, les adversaires de M. de Zéa (et il faut bien reconnaître qu'ils sont en immense majorité parmi les partisans de la reine), ceux mêmes qui ne cèdent ni à un entraînement révolutionnaire ni à un entraînement de pures théories, se refusent à voir un gage d'avenir et de prospérité pour leur pays dans des réformes établies par un simple acte de pouvoir arbitraire, et qu'un acte pareil pourrait bientôt révoquer. Ils croient que ces réformes n'auraient une véritable valeur, ne pourraient inspirer une juste confiance que si elles étaient garanties, dans une forme quelconque, par l'assentiment national. Ils sont convaincus enfin que cet assentiment donnerait à l'autorité de la reine un appui bien autrement solide que celui qu'elle peut trouver dans des titres malheureusement contestés. Nous n'avons point à nous prononcer entre ces deux manières de voir. La connaissance exacte de l'état des esprits en Espagne eût pu seule nous mettre en mesure de distinguer celle qui est fondée sur la vérité, et à la distance où nous sommes du théâtre des événements, nous devions attendre que les faits vinssent nous éclairer. Vous savez d'ailleurs avec quel soin religieux nous avons toujours évité ce qui eût pu nous faire soupçonner de vouloir nous immiscer dans la direction intérieure du gouvernement espagnol. Un sentiment de délicatesse, que M. de Zéa aura certainement apprécié, nous a engagés à pousser cette réserve jusqu'au scrupule, dans un moment où le besoin que le gouvernement de la reine pouvait avoir de notre appui eût donné en apparence, aux représentations que nous lui aurions fait entendre, un tout autre caractère que celui de simples conseils. Je ne vous cacherai pas que cette considération a pu seule nous empêcher d'exprimer, dans le temps, le regret que nous a fait éprouver un acte dont les ennemis de M. de Zéa se sont fait depuis une arme si puissante contre lui, le fameux manifeste du 4 octobre. Nous eussions craint d'ailleurs, parles plus légers témoignages d'improbation, d'encourager les adversaires, de diminuer les moyens de succès d'un ministre auquel nous n'ayons pas cessé d'accorder la plus profonde estime; et, bien détermines à ne pas lui susciter d'obstacles, nous n'avons pas hésité à subir pour notre compte les conséquences fâcheuses de l'attitude passive et expectante à laquelle nous nous étions résignés. Nous avons laissé s'accréditer, en France comme en Espagne, l'opinion que non-seulement le gouvernement du Roi appuyait de tout son crédit auprès de la régente le maintien au pouvoir de M. de Zéa, mais encore qu'il attachait à cet appui la condition d'écarter toute institution constitutionnelle, toute innovation libérale. Je vous le répète, nous ne voulions ni nous immiscer gratuitement dans les affaires intérieures de l'Espagne, ni mettre obstacle à la réalisation d'un système dans lequel un homme tel que M. de Zéa déclarait voir le seul moyen de salut pour le pays. Cependant les événements ont marché, et ils sont de nature à faire craindre que M. de Zéa n'ait pas complètement apprécié les nécessités de la situation actuelle de l'Espagne. Si, jusqu'à présent, il a réussi à tenir le gouvernement isolé de tous les partis et de toutes les opinions, nous croyons que la régence a plutôt puisé dans cet isolement un principe de faiblesse qu'un principe d'indépendance véritable. Les choix qu'elle a dû faire, les mesures qu'elle a successivement décrétées et qui l'eussent popularisée si l'ensemble de sa marche eût permis d'y voir le résultat d'un système, n'ont eu d'autre effet que celui de donner, à tort, sans doute, une apparence d'inconséquence, et de livrer aux ennemis du ministère d'importantes positions d'où ils peuvent désormais diriger leurs attaques avec plus d'efficacité. Le parti qui appelle des réformes, convaincu que celles qu'il a obtenues ne lui ont été accordées qu'à contre-coeur, à titre de concessions, et qu'on saisirait la première occasion de les lui reprendre, loin d'y trouver un motif de se rallier aux premiers dépositaires du pouvoir, n'en aspire qu'avec plus d'ardeur à les renverser parce qu'il croit y voir un indice de leur faiblesse. Plusieurs même des hommes qu'on a appelés aux emplois les plus importants, aux commandements des provinces, convaincus qu'ils ne doivent leur nomination qu'à l'empire irrésistible de l'opinion publique, secondent plus ou moins les efforts de l'opposition.

L'autorité royale s'affaiblit ainsi progressivement; les mesures qui devraient la fortifier tournent à sa ruine, parce qu'elle se trouve placée dans une situation fausse; l'anarchie règne dans tous les esprits; elle commence à passer dans les actes et le pouvoir se désarmant peu à peu, sans apaiser les mécontentements et les exigences dont il est assailli, arrivera peut-être au point de ne pouvoir plus refuser à la force les concessions qu'il juge incompatibles avec sa sûreté. Une catastrophe semble imminente. Il est impossible qu'un esprit aussi éclairé que M. de Zéa se fasse illusion à cet égard, et quelque convaincu qu'il pût être, à une autre époque, de la bonté du système auquel il avait attaché son nom, et des dangers de toute combinaison fondée sur d'autres principes, nous comprendrions difficilement qu'il persistât à vouloir soutenir seul une lutte aussi disproportionnée, une lutte que son courage peut-être prolongerait encore, mais où il finirait par succomber, et où peut-être (cette considération doit surtout toucher un coeur comme le sien), il ne succomberait pas seul. Nous ne prétendons pas nier qu'une transaction, au point où en sont les choses, ne présente pas aussi de grands obstacles, qu'elle ne puisse même enfanter des dangers réels; mais, dans cette voie les dangers ne sont que possibles; ailleurs ils sont certains: il faut opter. Dans un tel état de choses, M. de Zéa doit nécessairement s'être tracé un plan de conduite; il ne peut avoir, dans sa pensée, abandonné les destinées de son pays aux hasards ou pour mieux dire aux chances trop certaines d'un combat désespéré. Les intérêts de l'Espagne sont aujourd'hui trop étroitement unis à ceux de la France pour que nous puissions rester indifférents à l'avenir qui se prépare pour ce pays, et nous nous rendrions coupables envers la France elle-même, si nous ne faisions tous nos efforts pour détourner les malheurs qui menacent nos voisins. C'est au nom de ces intérêts communs, au nom de la bienveillance que le Roi a constamment éprouvée pour son auguste nièce, que vous devez, Monsieur le comte, inviter M. de Zéa à vous faire connaître ses vues et ses projets. Des explications franches et complètes, telles qu'on peut les attendre d'un homme aussi connu par sa droiture et sa fermeté, nous sont absolument nécessaires. Elles peuvent seules fixer nos incertitudes, et nous indiquer la marche que nous avons à suivre par rapport à l'Espagne. Je les attends avec impatience.

IV

Le duc de Broglie au comte de Rayneval,

18 mars 1834.

Je ne dois pas vous cacher que les nouvelles d'Espagne produisent une bien pénible impression sur le gouvernement du Roi, et que la situation de ce pays est devenue l'objet des plus sérieuses délibérations du conseil.

Je n'ai pas besoin de vous rappeler le vif intérêt que la France a manifesté, dès le premier moment, pour la consolidation du trône de la reine Isabelle. Le jour même où nous avons appris la mort de Ferdinand VII, nous nous sommes empressés de reconnaître l'autorité de la régente; nous avons fait plus; nous lui avons offert notre appui; non pas sans doute dans la pensée de soutenir, contre la volonté de la nation espagnole, un pouvoir qu'elle eût voulu repousser, mais pour donner à ce pouvoir que nous présumions, que nous croyons encore aujourd'hui appuyé par les principales forces morales et par les plus honorables influences du pays, le temps de s'organiser et de se mettre en mesure de soutenir la lutte contre une faction qui, pendant douze années d'une domination presque absolue, avait eu tous les moyens de se préparer au combat.

Loin donc de prétendre imposer à l'Espagne un gouvernement de notre choix, notre seule pensée avait été d'assurer à la saine majorité nationale la possibilité de se prononcer librement. Nous jugions d'ailleurs que, par la position, par les antécédents des hommes qui s'étaient déclarés ses défenseurs, le gouvernement de la reine se trouverait naturellement amené à faire entrer l'Espagne dans des voies d'amélioration, de progrès, de réformes salutaires; et certes cette prévision n'a pas peu contribué à la promptitude que nous avons mise à nous déclarer en sa faveur. Mais pénétrés du plus profond respect pour l'indépendance des nations, nous avons soigneusement évité, au moment où la situation de ce gouvernement pouvait lui rendre notre appui si précieux, tout ce qui eût pu faire croire que nous y mettions des conditions relatives aux formes de son régime intérieur. Nous nous sommes longtemps abstenus, vous le savez, de faire entendre à cet égard, et dans quelque sens que ce fût, le moindre conseil formel.

Tels étaient nos scrupules que nous n'avons même pas cru devoir manifester notre opinion sur la déclaration du 4 octobre, par laquelle les ministres de la régente lui firent proclamer la détermination de maintenir le pouvoir absolu, en même temps qu'elle annonçait des mesures de clémence et des réformes administratives. Cependant nous prévîmes dès lors que cette manifestation imprudente deviendrait un germe de défiance et de division parmi les amis de la reine, qu'elle entraînerait la chute de ses auteurs, et que, comme il serait impossible d'en maintenir les principes, l'autorité, en se plaçant dans la nécessité de faire un pas rétrograde, se trouverait avoir porté une première et fâcheuse atteinte à cette spontanéité d'action si précieuse pour elle aux époques de régénération politique.

Notre manière de voir n'a malheureusement pas tardé à se vérifier.

De vives réclamations se sont fait entendre contre le système qui venait d'être déclaré La régente n'était pas en état d'imposer silence à une opinion dans laquelle elle puisait toute sa force. Elle se persuada qu'à défaut d'institutions politiques, elle pourrait la satisfaire par des concessions d'une autre nature.

Certes il serait injuste de méconnaître tout le bien que la régente a déjà fait. Le rappel des exilés, la fin des proscriptions, l'admission aux emplois publics de tout ce que l'Espagne renferme d'hommes capables et honorables, la création d'une administration civile depuis si longtemps désirée, les importantes réformes introduites dans l'organisation des tribunaux, toutes ces mesures et d'autres encore que la reine Christine a accumulées dans l'espace de quelques semaines, eussent suffi, en temps ordinaire, pour illustrer et pour faire bénir un long règne.

Si, dans les circonstances actuelles, elles ont passé presque inaperçues, c'est que l'opinion publique se croyait en droit d'exiger quelque chose de mieux; c'est qu'instruite par une longue expérience à redouter les incertitudes et les variations du pouvoir absolu, elle n'était pas disposée à placer beaucoup de confiance dans les améliorations partielles, fruit d'une inspiration généreuse ou d'une nécessité de circonstance qui pouvait s'évanouir devant d'autres combinaisons; c'est enfin qu'aux yeux des hommes qui ont jusqu'à présent soutenu la régente, la seule amélioration complète et durable, la seule qui puisse donner à toutes les autres une base solide et leur assurer une garantie suffisante, c'est l'établissement d'un régime représentatif.

Les résultats naturels de ce désaccord si fâcheux entre le système suivi par la régente et la conviction presque unanime de ses adhérents se sont bientôt manifestés.

A l'empressement bienveillant qui l'avait d'abord accueillie a succédé une défiance, injuste sans doute, mais bien difficile à calmer. L'autorité a perdu son action. A Madrid même, à peine a-t-elle pu faire exécuter ses ordres; dans les provinces, les capitaines généraux les plus dévoués à la cause de la reine ont cru devoir, pour la servir, pour ne pas exaspérer des populations inquiètes et mécontentes, se rendre en quelque sorte indépendants, et ne tenir aucun compte des instructions qu'ils recevaient.

Encouragés par ces symptômes de faiblesse et d'anarchie, les partisans du prétendant relèvent la tête. Dans les provinces d'où on n'a jamais réussi à les expulser complétement, ils se montrent en plus grand nombre et plus audacieux; leurs progrès menacent même de s'étendre à des points où leurs tentatives avaient d'abord échoué.

Pour lutter contre leurs bandes nombreuses, pour parvenir à les atteindre, à les expulser, l'armée, malgré son dévouement, est évidemment trop faible, et l'épuisement du trésor ne permet malheureusement pas d'étendre ses cadres autant qu'il serait nécessaire. L'accord énergique des amis de la reine pourrait seul y suppléer; c'est assez dire combien on doit déplorer les causes qui ont rendu jusqu'à présent cet accord impossible, et qui, en détournant vers d'autres préoccupations les pensées et les efforts des constitutionnels, ont laissé le champ libre à leurs plus cruels ennemis.

On a pu croire, il y deux mois, que ces causes allaient disparaître. Lorsque la régente, cédant à une impérieuse nécessité, s'est déterminée à congédier M. de Zéa, lorsqu'elle a appelé dans son conseil des hommes dont les noms réveillaient de puissantes sympathies, l'enthousiasme, les espérances qui se sont manifestés universellement ont semblé rendre au pouvoir toute sa force morale.

Malheureusement ces sentiments, qui se rapportaient moins encore à la personne des ministres nouveaux qu'à l'idée dont on voyait en eux les représentants, ne devaient pas tarder à s'affaiblir. Lorsqu'on a vu des jours, des semaines, des mois entiers s'écouler sans qu'aucune manifestation officielle vînt annoncer l'époque d'un changement réel de système, on s'est étonné de ces retards et de ce silence. On a craint que tout ne fût remis en question; de funestes soupçons se sont élevés dans les esprits, et les accusations qui se sont fait entendre ont pris un caractère plus grave encore que celles qui avaient renversé, il y a deux mois, M. de Zéa. A cette époque, en effet, on ne s'attaquait qu'au ministère; on voyait en lui le seul obstacle qui entravât l'action bienfaisante et libérale d'une auguste volonté. Aujourd'hui, je le dis avec douleur, les plaintes portent plus haut.

Le mal que je viens de signaler est bien grand; il pourrait devenir irréparable si on le laissait s'aggraver.

En vain se flatterait-on encore de calmer l'impatience publique par des améliorations de détail, par des réformes semblables à celles que je rappelais tout à l'heure. De pareils moyens, qui n'ont pas même réussi lorsque les coeurs étaient plus ouverts à l'espérance, échoueraient complétement aujourd'hui. Les esprits, devenus inquiets et soupçonneux, ne verraient plus, dans les concessions qu'on leur jetterait ainsi successivement, que des artifices par lesquels on voudrait les abuser. Loin d'en éprouver la moindre reconnaissance, ils s'en irriteraient davantage parce qu'ils croiraient y apercevoir un nouveau symptôme de crainte et de mauvaise foi; la royauté s'affaiblirait ainsi par ses propres bienfaits, et lorsque plus tard elle se serait enfin décidée à entrer dans des voies nouvelles, elle n'y porterait plus la force nécessaire pour y marcher avec succès.

Persévérer dans un tel système, ce serait vouloir courir à sa perte; ce serait s'exposer gratuitement à de grands périls qu'il est encore possible d'éviter.

Que la régente s'empresse donc de sortir de la position fausse où elle se trouve engagée; qu'elle adopte enfin un plan de conduite propre à fixer toutes les incertitudes, à rallier tous les esprits raisonnables, à assurer au gouvernement une confiance dont il a un besoin si impérieux. En ce moment, elle conserve peut-être encore l'autorité nécessaire pour décréter librement, avec maturité, d'après les inspirations de la prudence, les changements à effectuer dans les institutions du pays. Un peu plus tard, cette liberté lui échapperait, et l'opinion publique, plus exigeante à mesure qu'elle serait plus défiante, lui imposerait la loi. De nouveaux retards, loin d'atténuer les difficultés dont on se préoccupe si exclusivement, ne feraient que les aggraver. Ces difficultés, au surplus, sont moins effrayantes que le gouvernement espagnol est peut-être porté à se le figurer. C'est sans doute une tâche délicate, autant que grande et noble, que celle de régénérer un peuple en modifiant sa législation; mais nous croyons qu'on exagère singulièrement les dangers d'une telle entreprise lorsqu'on va jusqu'à confondre l'époque actuelle avec d'autres époques dont les circonstances étaient absolument différentes, celles de 1812 et de 1820.

D'abord, on ne tient pas assez compte de la disposition des esprits. En 1812, en 1820, les idées d'innovations n'existaient encore que dans un petit nombre de têtes qui les comprenaient mal, les exagéraient par conséquent, et se livraient avec un dangereux entraînement aux utopies les plus illimitées.

Aujourd'hui, le parti, qu'on appelle des réformes, s'est instruit par l'expérience de ses fautes et des malheurs qui en ont été la suite. En se modérant, en repoussant d'impraticables théories, il s'est fortifié de l'adhésion d'un grand nombre d'hommes que son exagération seule avait d'abord écartés de lui. Il est donc tout à la fois plus nombreux et plus sage; sa force morale et sa force matérielle se sont accrues en même temps.

En 1812, la royauté était absente; en 1820, elle était vaincue et captive. Tout se faisait sans elle, malgré elle, contre elle, parce qu'on était fondé à la croire hostile à la liberté, parce qu'on craignait surtout de la mettre en mesure de renverser la constitution.

Il n'y a rien de semblable dans la situation du gouvernement actuel. Loin de pouvoir être considéré comme l'adversaire naturel des amis des réformes et d'une sage liberté, chacun sait que sa cause est inséparablement unie à la leur, qu'il tombera avec eux, qu'il a pris lui-même l'initiative des améliorations; chacun, malgré les défiances qui commencent à se faire jour, est encore disposé à la lui laisser. On ne lui demande que d'en user avec un peu plus d'activité.

Ce sont là, Monsieur le comte, de grands avantages, une grande supériorité de position. La royauté n'a pas cessé d'être forte en Espagne, plus forte peut-être que dans aucune autre partie de l'Europe; il lui faut sans doute céder quelque chose au mouvement général de l'esprit humain, et chercher des appuis nouveaux à la place de ceux que le temps a brisés. Mais ces appuis deviendront pour elle d'utiles et puissants instruments, lorsqu'elle se décidera à les accepter avec franchise et sans arrière-pensée. Ce n'est pas en Espagne qu'elle peut craindre de se trouver annulée. Longtemps encore le peuple espagnol verra dans ses souverains les représentants directs de la divinité; longtemps ils seront pour lui l'objet d'une sorte de culte auquel on n'attenterait pas impunément; et si, sous les derniers règnes, ce sentiment exalté a paru quelquefois éprouver une atteinte momentanée, c'est parce que les princes auxquels il s'adressait ont semblé oublier que de tels hommages rendus par un si noble peuple n'exigent pas seulement, de celui qui les reçoit, des sentiments généreux et bienveillants, qu'ils ont besoin d'être encouragés par les dehors de cette majesté simple et élevée, de ces habitudes sévères, un peu austères même, qui, dans d'autres siècles, ont caractérisé les plus illustres prédécesseurs de la reine Isabelle.

Je viens, Monsieur le comte, de vous exposer la manière dont nous envisageons la situation actuelle de l'Espagne. Plusieurs fois déjà vous avez été chargé de parler dans ce sens aux ministres de la régente. L'intention du roi et du conseil est que vous en entreteniez directement Sa Majesté Catholique à laquelle vous pourrez même donner lecture de cette dépêche. La reine verra sans doute dans une telle démarche un nouveau gage de la tendre affection dont le Roi son oncle lui a déjà donné tant de preuves, un nouveau témoignage des sentiments bienveillants qui unissent depuis si longtemps la France à l'Espagne, et que les derniers événements ont rendus plus vifs encore, en confondant les intérêts des deux États: elle comprendra combien les circonstances ont dû nous paraître graves pour que le Gouvernement français, si soigneux de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres peuples, se soit déterminé à adresser à l'Espagne des conseils aussi pressants.

Les considérations que vous êtes chargé de présenter à Sa Majesté Catholique sont celles que nous croyons les plus propres à faire impression sur son coeur, parce qu'elles sont puisées dans l'état intérieur, dans les voeux, dans les besoins d'un pays dont le bonheur est confié à ses soins. Nous pourrions ajouter que, dans l'intérêt même de la considération à laquelle l'Espagne est en droit de prétendre auprès des gouvernements étrangers, la fin du système de temporisation auquel elle est aujourd'hui soumise sera encore une mesure sage et bien combinée. En vain, pour combattre cette assertion, alléguerait-on le peu de sympathie de quelques-uns de ces gouvernements pour les principes invoqués par les partisans de la régente; il n'en est pas moins vrai qu'ils considèrent aujourd'hui l'Espagne comme forcée par sa position d'accepter au moins une partie de ces principes, et que, de leur propre aveu, le pouvoir de la régente aura, en quelque, sorte, à leurs yeux, un caractère provisoire jusqu'à l'époque où il se sera soumis à cette condition de son existence; il est donc certain que, le jour où il s'y sera décidé, le gouvernement espagnol aura acquis plus de force et inspirera plus de confiance non-seulement à ses alliés, mais encore aux États mêmes qui ne l'ont pas encore reconnu.

Le même au même.

19 mars 1834.

Le Roi a jugé convenable de vous prescrire, dans les circonstances actuelles, une démarche directe auprès de la reine Christine. Sa Majesté a pensé que le moment était venu de faire ouvertement connaître à cette princesse de quelle manière nous envisageons la situation de l'Espagne, et quel jugement nous portons sur la marche que son gouvernement a suivie jusqu'à ce jour. Mais, dans une dépêche destinée à être placée sous les yeux de la régente, il était impossible de faire entrer certaines considérations, de développer certains aperçus sans affaiblir le caractère d'une communication faite au nom même du Roi. Nous devions donc, Monsieur le comte, vous laisser le soin d'exposer de vive voix à la reine Christine bien des observations, bien des conseils dont l'effet pouvait être d'autant plus sûr qu'ils lui seraient présentés, pour ainsi dire, dans l'abandon d'un entretien confidentiel. C'est ainsi, par exemple, qu'en discutant la question des Cortès, vous n'omettrez point de faire ressortir combien il est essentiel d'offrir, dans le mode de formation de la représentation nationale et particulièrement dans la constitution de la Chambre haute, ces garanties d'indépendance légale et régulière non moins nécessaires pour la stabilité du trône de la jeune Isabelle que conformes aux principes d'une sage et vraie liberté en Espagne. A cet égard, notre opinion vous est connue. Vous devrez donc saisir ou faire naître l'occasion d'en instruire la régente. Vous aurez également à lui démontrer de quelle importance il est que le pouvoir soit composé d'éléments parfaitement homogènes. Jusqu'ici la composition du cabinet n'a pas présenté cet accord de principes, cette identité de vues sans lesquels l'autorité, partagée, tiraillée en sens divers, ne peut avoir ni force, ni considération. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet; vos rapports me prouvent que je n'ai nul besoin de vous suggérer les arguments et les avis dont nous désirons frapper l'attention de la reine Christine.

Du reste, notre intention n'est pas que vous fassiez mystère à M. de la Rosa du caractère général et de l'objet de la démarche que le Roi vous prescrit.

V

Le duc de Broglie au comte de Rayneval,

Paris, 23 mai 1835.

Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire jusqu'au n° 32 inclusivement. Le gouvernement du Roi a appris, avec un sentiment bien pénible, les désordres qui ont agité Madrid dans la journée du 11 et qui ont mis à une nouvelle épreuve le courage et le sang-froid de M. Martinez de la Rosa.

Il était facile de prévoir que les derniers événements de la Navarre, en trompant les espérances qu'on avait fondées sur le général Valdès pour la conclusion de la guerre civile, augmenteraient en Espagne le nombre des partisans d'une intervention française. Les esprits sont naturellement portés, lorsque des circonstances difficiles viennent à se prolonger, à adopter les moyens qui semblent pouvoir le plus promptement y mettre un terme, sans beaucoup s'inquiéter des inconvénients qu'ils ont sous d'autres rapports. Ce qui nous surprendrait davantage, ce serait que des hommes aussi éclairés que les ministres de la régente se fussent laissés entraîner à partager cette impression.

Ce n'est pas, Monsieur le comte, que je veuille prononcer ici d'une manière absolue sur la question d'intervention; elle n'a pas été posée et par conséquent le conseil n'a pas été appelé à en délibérer. Si elle se présentait plus tard, notre décision serait surtout déterminée par l'appréciation des circonstances qui l'auraient fait surgir; mais sans anticiper sur les éventualités, je crois devoir, dès à présent, appeler votre attention sur les graves objections que rencontrerait une pareille mesure.

Les ministres de la régente ne peuvent ignorer combien l'idée d'une intervention est impopulaire en France. Sans parler même des obstacles qu'y apporteraient les passions des divers partis, la masse de la nation, préoccupée de fâcheux souvenirs, n'y verrait qu'une occasion de charges nouvelles et d'inextricables embarras; et le gouvernement du Roi, en supposant qu'il lui fût possible de ne pas tenir compte de cette répugnance, encourrait une responsabilité d'autant plus pesante qu'il n'aurait pas lui-même une confiance absolue dans le succès de l'entreprise pour laquelle il se résignerait à la subir.

En Angleterre, une opposition bien autrement sérieuse se prononcerait contre l'envoi d'une armée française au delà des Pyrénées. Rien, peut-être, ne serait plus propre à ranimer les vieilles jalousies nationales. Le ministère actuel, quelles que fussent ses dispositions personnelles, se verrait forcé de s'associer au sentiment public; et s'il voulait y résister, il est plus que probable que la faible majorité sur laquelle il s'appuie lui manquerait bientôt, qu'une administration prise dans d'autres rangs arriverait au pouvoir, et que, pour obéira l'impulsion qui l'y aurait portée, elle commencerait par rompre l'alliance salutaire qui unit aujourd'hui l'Angleterre à la France et à l'Espagne.

Ce qui n'est pas moins évident, c'est que les autres puissances de l'Europe verraient l'intervention avec un déplaisir au moins égal; c'est que sans la combattre ouvertement, elles s'attacheraient à nous embarrasser dans des complications que la situation générale de l'Europe rendrait faciles à faire naître. Sans doute cette considération ne nous arrêterait pas à elle seule; cependant, réunie à toutes celles que je viens d'indiquer, elle a bien aussi quelque poids.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'intervention condamnée en France et en Angleterre par l'opinion publique, repoussée dans le reste de l'Europe par la politique des cabinets, trouverait en Espagne même de nombreux contradicteurs, qu'elle ôterait en apparence au gouvernement de la reine ce caractère de nationalité qui est la première des forces morales, et qu'au contraire, elle grandirait le parti de don Carlos, en lui fournissant l'occasion de se présenter comme le défenseur de l'indépendance du pays.

Une nécessité absolue expliquerait seule que le cabinet espagnol se décidât à braver de telles conséquences en réclamant l'appui d'une armée française. S'il avait perdu tout espoir de pacifier la Navarre par ses propres moyens, s'il était fondé à se croire menacé dans son existence par les progrès de l'insurrection, nous comprendrions qu'en désespoir de cause, il ne reculât pas devant une ressource aussi extrême. Heureusement les choses n'en sont pas là, à beaucoup près.

L'autorité de la reine n'a pas cessé d'être reconnue dans la presque totalité de la monarchie. Presque partout, les tentatives faites en faveur du prétendant ont été vigoureusement réprimées. Seulement quelques petits districts montagneux, situés à une extrémité de la Péninsule, ont pu, jusqu'à présent, grâce aux difficultés du terrain et à l'énergie, bien connue de leur population, se maintenir dans un état de révolte qui se rattache plutôt à des griefs particuliers et locaux qu'à des passions et à des intérêts communs à l'ensemble du pays. Un chef habile y a réuni, indépendamment des volontaires qui viennent accidentellement grossir ses rangs, dix à douze mille hommes organisés avec une sorte de régularité bien qu'assez mal armés; il a de plus sous ses ordres deux cents chevaux; il dispose de neuf pièces de canon.

Avec cette force, et s'appuyant d'ailleurs sur les sympathies de la population, il a jusqu'à présent réussi à repousser les attaques de troupes plus nombreuses, mais composées en majorité de jeunes soldats inexpérimentés, et engagées dans des positions où le nombre est assez indifférent, où l'artillerie et la cavalerie ne sont à peu près d'aucun usage. Mais il est évident que, s'il voulait sortir de ses montagnes, il perdrait les avantages qui font sa supériorité, et qu'il se verrait même abandonné, par le plus grand nombre de ses compagnons d'armes; les Navarrais, les Basques surtout, exclusivement attachés à leur sol, à leur langue, à leurs institutions, et habitués de temps immémorial à se considérer comme un peuple distinct du reste de l'Espagne, ne consentiraient certainement pas à aller se battre loin de leurs foyers, pour une cause qui ne serait plus celle de leurs franchises et de leurs privilèges.

Zumalacarreguy, lorsqu'il le voudrait, ne réussirait pas à les entraîner en Castille, et il ne le voudrait pas parce qu'il sent très-bien qu'au milieu des vastes plaines qui couvrent le pays, ses chances de succès ne seraient plus les mêmes.

L'insurrection de la Navarre et de la Biscaye n'a donc en elle-même rien de directement menaçant pour le trône de la reine Isabelle. Sans doute par l'effet moral qu'elle produit sur le reste de l'Espagne, elle constitue un danger que je ne prétends pas méconnaître; elle entretient une funeste agitation; elle réveille les espérances des partis et leur ouvre des chances. Il est important, il est pressant d'y mettre un terme; mais encore une fois, l'état des choses n'a pas ce caractère d'urgence désespérée qui ne permet plus de s'arrêter au choix des moyens; et le découragement qui porterait le gouvernement de la régente à proclamer sa propre impuissance, en demandant notre intervention, ne serait nullement justifié.

Ce n'est pas certes que nous voulions lui refuser l'appui et les secours qu'il dépend de nous de lui accorder, sans compromettre à la fois ses intérêts et les nôtres, si intimement unis dans cette question. Entre une intervention armée et ce que nous avons déjà fait pour lui, il existe des termes moyens qui concilieraient bien des difficultés. Ce n'est pas au gouvernement du Roi qu'il appartient de les désigner au cabinet de Madrid; nous pouvons être mauvais juges de ce qu'exigent et de ce que comportent les nécessités de sa situation; mais si, écartant des idées d'intervention que rien ne justifierait en ce moment, il s'adressait à nous avec confiance pour nous faire part de ses vues et de ses besoins, pour nous indiquer ce qu'il pense que nous pourrions faire pour lui, la question se présenterait sous un tout autre aspect. Ce que nous lui demandons avant tout, c'est de ne pas ôter à la cause de la jeune reine, le caractère de l'indépendance et de la nationalité; c'est que l'emploi des ressources que le gouvernement espagnol obtiendrait de ses alliés ne fût dirigé que par des mains espagnoles.

Quelles que soient les propositions que l'Espagne jugerait à propos de nous faire, il serait essentiel qu'elle les communiquât en même temps aux deux autres puissances qui ont pris part au traité du 22 avril, et que dans une proportion quelconque, elle réclamât aussi leur concours ou au moins celui de l'Angleterre. Tout ce qui tendrait à mettre hors de doute le maintien de ce traité, et à y rattacher la suite des mesures qui pourraient être adoptées, serait d'une bonne politique: les raisons en sont trop évidentes pour que je croie nécessaire de les développer.

Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

Paris, le 14 juillet 1835.

Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous la date des 1er, 2 et 3 juillet.

Le gouvernement du Roi voit avec regret qu'à Madrid on ne s'est pas fait encore une idée exacte de la nature des motifs qui l'ont porté à refuser d'intervenir directement dans les affaires d'Espagne. Par une fausse interprétation des termes dans lesquels il a exprimé ce refus, on semble s'attacher à n'y voir qu'un ajournement provisoire; on semble croire qu'un examen plus approfondi de la situation de la Péninsule et de plus pressantes instances de la part du cabinet espagnol pourraient, dans l'état actuel des choses, nous faire revenir sur notre détermination.

C'est une erreur, Monsieur le comte, qu'il importe de dissiper. Sans doute le gouvernement du Roi n'a pas entendu établir pour tous les cas la doctrine absolue de la non-intervention; il n'a pas voulu poser en principe qu'il n'eût pas pu, qu'il ne pourrait pas se présenter un jour des circonstances où l'intervention serait à la fois avantageuse pour la France et pour l'Espagne, et par conséquent légitime: c'est pour réserver ces éventualités tout hypothétiques que nous avons donné à notre refus la forme circonspecte qui paraît avoir trompé le gouvernement espagnol. Mais tel a été notre unique but, et l'on aurait tort d'attribuer un autre sens aux expressions que nous avons employées.

Il importe que l'on en soit bien convaincu. Avant de nous arrêter au parti que nous avons pris, nous avions mûrement examiné tous les côtés de la question: nous nous étions rendu compte de toutes les chances probables et possibles, et ce n'est qu'après une délibération approfondie que notre choix s'est arrêté sur la mesure que nous avons jugée, non pas exempte de tout inconvénient sérieux, mais sujette à de moins graves objections que toutes les autres.

Ce serait donc vainement qu'on essayerait, par des considérations de détail, tirées de la position particulière du gouvernement espagnol, d'ébranler notre décision. Outre que ces considérations ne changent rien au fond de la question et qu'elles rentrent d'ailleurs plus ou moins dans celles qui nous avaient d'abord été présentées, elles ne sauraient évidemment prévaloir contre les motifs que nous avons puisés dans les intérêts les plus essentiels de la France.

Toute insistance nouvelle à cet égard serait donc plus qu'inutile. Tout ce qui tendrait à prolonger l'illusion du gouvernement espagnol, et à lui faire tenter dans ce sens de nouveaux efforts, n'aurait d'autre résultat que d'amener, entre lui et nous, de pénibles explications, et en même temps d'imprimer à sa marche cette incertitude si propre à paralyser toute détermination vigoureuse, et de l'empêcher d'employer utilement les ressources très-réelles dont il peut disposer et celles que nous lui offrons, en l'entretenant dans l'espoir trompeur d'un secours qu'il ne recevra pas.

C'est à vous, Monsieur le comte, qu'il appartient de ramener le cabinet de Madrid à une plus juste appréciation du véritable état des choses. Je ne saurais trop vous recommander d'y travailler de tous vos moyens.

VI

1° A Monsieur Guizot, député, à Paris.

Alger, le 27 mai 1836.

Monsieur,

Les colons d'Alger se souviennent avec reconnaissance que dans les dangers qui, l'année dernière, menacèrent si vivement leur existence, votre crédit et la puissance de votre parole décidèrent du succès de leur cause que vous aviez identifiée à celle de la France elle-même. Alors ils se livrèrent à leurs travaux, animés par l'espérance, cet aliment de tous les établissements naissants, et le seul qui puisse amener l'entier développement de la colonisation. Lorsqu'ensuite, dans l'intervalle des deux sessions, les adversaires de la colonie annoncèrent de nouvelles hostilités, notre confiance dans l'intérêt que vous nous aviez témoigné nous empêcha d'abord de concevoir de sérieuses alarmes; comment d'ailleurs nous persuader qu'après la solennelle reconnaissance de nos possessions d'Afrique, on viendrait, dès l'année suivante, renouveler des attaques auxquelles résisterait à peine une colonie mieux affermie que la nôtre? Malgré toutes nos espérances, nous sommes encore aujourd'hui forcés de combattre, et nous avons recours à nos anciens défenseurs. La Société coloniale, dont la sollicitude s'étend à tout ce qui importe aux intérêts de la colonie, sait trop combien votre parole a d'influence pour ne pas vous prier de faire entendre à la tribune les arguments de raison et d'expérience qui, dans votre bouche, ont déjà obtenu de si grands succès en notre faveur. Notre reconnaissance et nos remerciements seront un bien faible pris pour tout ce que nous vous devons; mais la gloire de faire triompher une cause si chère à la patrie et à l'humanité est une noble et belle récompense qui suffit aux grandes âmes, et que les hommes à haute pensée ont toujours ambitionné d'obtenir.

Nous avons l'honneur de vous adresser les renseignements que nous avons pu recueillir sur les progrès de la colonie, persuadés que votre talent saura les faire valoir et que le vote de la Chambre, en dissipant nos inquiétudes, consolidera notre avenir et vous donnera un nouveau triomphe.

Daignez agréer, Monsieur, l'assurance de notre très-haute considération.

CH. SOLVET, ROZEY, FILHON,
Vice-Président. Vice-Président. Président.

Les mêmes au même.

Alger, le 29 juin 1836.

Monsieur,

Dans la discussion de la Chambre des députés qui vient de fixer, il faut du moins l'espérer, le sort de la colonie d'Alger et l'attacher irrévocablement à la mère patrie, vos paroles aussi sages que bienveillantes nous ont convaincus que nous avions eu raison de fonder notre espoir sur votre patriotisme et sur votre éloquence. Avec un appui tel que le vôtre, nous sommes désormais confiants dans l'avenir. La Société coloniale, vivement émue à la nouvelle du succès de la cause d'Alger, n'oublie point à qui elle doit son triomphe; elle s'empresse de vous offrir ici le témoignage de sa reconnaissance, et elle s'enorgueillit de vous compter parmi les plus fermes soutiens d'un pays dont vous avez si bien reconnu l'importance pour la France et l'humanité.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de notre haute considération.

Le président de la Société coloniale, FILHON.

ROZKY, CH. SOLVET. Premier vice-président. Vice-président.

VII

Histoire de l'abbaye du Val-Richer.

(Tiré de l'Histoire du diocèse de Bayeux, de M. Hermant, curé de Saint-Pierre de Maltot; l'ouvrage a été commencé vers 1705 et terminé en 1726. Il forme trois volumes in-f°, dont le premier seulement a été imprimé; les deux autres manuscrits sont à la bibliothèque de Caen.)

«L'église du Val-Richer tient à gloire que sous le gouvernement de l'abbé Robert Ier du nom, Thomas Becquet, archevêque de Cantorbéry et chancelier d'Angleterre, qui reçut la couronne du martyre en 1170, fuyant la colère de son prince, s'y soit réfugié pendant un temps considérable, portant l'habit de Cîteaux qu'il avait reçu des mains du souverain pontife, et s'occupant, comme les autres, à la prière, au travail des mains, aux veilles et aux plus pénibles exercices de la vie pénitente et religieuse. Elle avait même conservé les ornements sacrés dont il se servait à célébrer le saint sacrifice de la messe comme une relique précieuse; mais ils en ont été dépouillés par la barbarie que les calvinistes exercèrent en 1562 sur ce qu'il y avait de plus digne de respect et de vénération. On montre encore, dans un petit bois qui est proche de l'abbaye, le lieu où il se retirait souvent pour s'occuper de la contemplation des choses célestes.»

VIII

Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval à, Madrid.

Paris, 12 décembre 1835.

Monsieur le comte, je vois par votre dépêche du 4 décembre, n° 96, que M. de Mendizabal était à la veille de conclure avec M. Villiers un traité de commerce, et que déjà la plupart des articles en étaient rédigés. A cette occasion, vous me demandez de vous faire promptement connaître les intentions du gouvernement du Roi. Je vous adresserai très-incessamment, Monsieur le comte, des instructions détaillées sur la matière; mais il me semble qu'en attendant vous pouvez invoquer positivement, à titre de réserve, auprès de M. de Mendizabal, la clause de nos traités avec l'Espagne qui nous assure le traitement de la nation la plus favorisée. Cette clause est formelle, péremptoire, et nous donne le droit de revendiquer hautement pour nous-mêmes les avantages qui seraient accordés aux Anglais dans la convention dont vous m'avez entretenu.

Agréez, etc.

Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval, à Madrid.

19 décembre 1635.

Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire jusqu'au n° 98 inclusivement.

Le gouvernement du Roi donne la plus entière approbation à la marche que vous avez suivie pour empêcher que les intérêts français ne fussent lésés par les arrangements commerciaux qui se négocient entre l'Espagne et l'Angleterre. Vous avez très-bien compris que, pour empêcher un résultat aussi fâcheux, il ne suffisait pas de nous associer, d'après les traités qui nous assurent le traitement de la nation la plus favorisée, aux stipulations accordées à l'Angleterre, qu'une égalité apparente pourrait n'être autre chose que l'inégalité la plus absolue, et que cette hypothèse deviendrait, par exemple, une réalité dans le cas où les réductions de droits porteraient sur des produits appartenant exclusivement ou seulement d'une manière plus particulière à l'industrie britannique. De pareilles réductions devraient évidemment être compensées par d'autres, dont les marchandises françaises seraient à leur tour l'objet. Je dois supposer que c'est là le sens de la promesse contenue dans le billet de M. Mendizabal, et ma réponse le lui exprime. En effet, ce serait faire injure à sa loyauté que de penser que, sous l'apparence d'une déclaration satisfaisante pour nous, il nous aurait simplement accordé une garantie absolument illusoire et d'autant plus superflue que, comme je le faisais remarquer tout à l'heure, elle est explicitement contenue dans les traités qui nous ont donné le droit de réclamer le traitement de la nation la plus favorisée.

Je suis loin, d'ailleurs, de penser que le moment soit opportun pour la conclusion des négociations commerciales entamées à Madrid. Le seul fait de leur existence a déjà donné en France une consistance fâcheuse à l'opinion qui dès le premier moment, avait représenté M. Mendizabal comme porté à s'appuyer de préférence sur l'Angleterre, et à diriger dans ce sens toutes ses combinaisons. Le seul moyen assuré de détruire peu à peu ces préoccupations, ce serait d'abandonner complètement les négociations dont il s'agit. Vainement dira-t-on que, lorsqu'elles seront terminées, leur résultat dissipera toutes les inquiétudes et calmera toutes les susceptibilités en prouvant qu'elles ont été conduites dans un esprit également favorable à tous les alliés de l'Espagne. Quel que fût ce résultat, quelque soin qu'on pût mettre à tenir, dans les modifications apportées au tarif des douanes, la balance égale entre les intérêts anglais et français, cette égalité ne saurait être assez évidente pour qu'il ne s'élevât aucune réclamation de la part de ceux des intéressés qui, à tort ou à raison, se croiraient lésés. On peut être certain que nos départements méridionaux, qui déjà subissent impatiemment les sacrifices imposés à leur commerce par l'appui que nous prêtons à la cause de la reine Isabelle, accueilleraient avec empressement les bruits répandus par la malveillance ou par la prévention sur le dommage, peut-être imaginaire, dont ces innovations deviendraient pour eux la source. La polémique si vive soulevée dans nos journaux du Midi par les récriminations imprudentes autant qu'injustes qu'on s'est permises à Madrid contre les prétendues facilités accordées à la contrebande en faveur de don Carlos, prendraient bientôt un nouveau degré de virulence; plus que jamais le gouvernement du Roi y serait accusé de sacrifier le commerce de la France à celui de l'Angleterre en s'attachant trop scrupuleusement à l'observation des clauses de la convention du 22 avril et des articles additionnels, et peut-être se verrait-il bientôt dans l'impossibilité de résister à des réclamations qui s'appuieraient, en partie au moins, sur le sentiment blessé de l'orgueil national; peut-être serait-il contraint, sinon d'abandonner, au moins de modifier la ligne de conduite que son attachement sincère pour la cause de la reine lui a, jusqu'à présent, donné la force de suivre au milieu de tant de difficultés.

C'est à M. Mendizabal à juger s'il est à propos de provoquer de telles éventualités par des mesures que l'intérêt de l'Espagne ne réclame certainement pas en ce moment, et que celui de l'Angleterre permet d'autant plus d'ajourner que, dans l'état où est aujourd'hui la Péninsule, le tarif des douanes, quelles qu'en soient les prescriptions, n'oppose certainement pas aux mouvements du commerce de bien puissantes barrières. Appelez sur ce point, je vous prie, l'attention de ce ministre. Répétez-lui bien qu'il se flatterait vainement de l'espérance d'obvier aux inconvénients que je viens de signaler en nous accordant des avantages égaux à ceux qu'il accorderait à l'Angleterre. Une telle égalité n'étant pas de nature à être mathématiquement démontrée, l'aveuglement des passions et des intérêts serait toujours en mesure de la nier…

IX

                          Discours de M. Guizot,
              ministre de l'instruction publique, pour la
                rentrée des cours de l'École normale.

Paris, 21 octobre 1836.

«Messieurs,

«Après le beau rapport que vous venez d'entendre, je n'ai qu'à me féliciter et à vous féliciter vous-mêmes de l'état de l'école.

«Dans toutes les parties, pour la discipline comme pour les études, le progrès, de plus en plus marqué depuis six ans, s'est de nouveau affermi et développé. Je n'ai point de plus grand encouragement à vous offrir: il n'est point d'efforts que ne mérite et ne récompense un tel résultat. Votre vie actuelle, messieurs, est bien laborieuse; vos travaux sont silencieux et presque obscurs; mais votre avenir est plein de grandeur; oui, messieurs, de grandeur; c'est à dessein que je me sers de ce mot. Une double carrière vous attend. Vous irez, au sortir de cette école, enseigner dans nos établissements d'instruction publique ce que vous apprenez aujourd'hui. Et non-seulement vous l'enseignerez, mais vous l'enseignerez au nom de l'État, institués par lui, et tenant de lui votre mission. Ce principe, sur lequel repose l'existence même de l'Université, s'enracine et s'étend de plus en plus dans nos institutions et dans nos lois; il préside aujourd'hui à tout le régime de l'instruction primaire; il est consacré et développé dans les propositions nouvelles dont l'instruction secondaire a déjà été l'objet; il obtiendra, j'en suis sûr, dans notre système d'instruction supérieure, la même place et le même empire. Il peut seul fonder l'éducation vraiment nationale, l'instruction vraiment publique, et en même temps il se concilie merveilleusement avec les droits de la liberté. Vous parlerez, vous agirez, messieurs, au nom de ce principe; et votre existence y puisera cette autorité, cette stabilité, cette dignité, qui émanent de la puissance publique et se répandent sur tous ceux qui parlent et agissent comme ses représentants.

«Ce n'est pas tout, messieurs, et l'enseignement n'est pas votre seule carrière. C'est aussi à vous qu'est, en quelque sorte, confiée par l'État la culture désintéressée des lettres, des sciences, de la philosophie, de l'histoire, de toutes les branches de l'activité intellectuelle. Vous n'êtes pas seulement chargés de distribuer par l'enseignement les richesses déjà acquises de l'esprit humain; vous êtes appelés à les accroître. Ces grandes oeuvres littéraires et scientifiques, cette recherche continuelle de la vérité, qui occupaient jadis tant de savantes sociétés, tant d'illustres corporations, c'est à vous surtout qu'elles appartiennent aujourd'hui; c'est vous qui avez à recueillir ce noble héritage. Au milieu de cet empire toujours croissant des destinations spéciales, des professions spéciales, qui caractérise notre société moderne, votre spécialité à vous, c'est la vie intellectuelle; c'est l'amour pur, la culture libre de la vérité et de la science. Leurs conquêtes futures sont de votre domaine, aussi bien que l'exploitation de celui qu'elles possèdent déjà. Il y a là je ne sais combien de gloires inconnues qui vous attendent, et dont vous vous emparerez, j'en suis sûr, pour la France et pour vous.

«N'en doutez pas, messieurs; ce double but de votre vie, cette double carrière ouverte devant vous étendront de jour en jour votre importance et celle de cette école. La modestie actuelle de votre vie et de vos travaux n'en étouffera point la grandeur. Restez modestes, et soyez pourtant confiants dans votre destinée. Ayez des prétentions sages et des pensées hautes: vous en avez le droit. Je ne saurais prendre sur moi de vous garantir l'accomplissement des voeux si légitimes que vient d'exprimer votre honorable chef pour rétablissement distinct, définitif et suffisant de cette grande école: mais je m'y emploierai de tout mon pouvoir, et soyez sûrs que tôt ou tard vous l'obtiendrez. L'École normale tiendra trop de place en France pour que la France ne lui donne pas, sur notre sol et dans nos rues, la place dont elle a besoin.»

X

Le général comte de Damrémont à M. Guizot.

Marseille, le 10 décembre 1836.

Monsieur le Ministre,

J'ai rendu compte au gouvernement de la mission que j'ai remplie par son ordre près de M. le maréchal Clausel; mais l'intérêt particulier que vous avez pris à cette mission, et que vous avez bien voulu me témoigner au moment de mon départ, celui que vous portez au sort de nos possessions d'Afrique, me font un devoir de vous entretenir directement des résultats de mon voyage à Alger. Je suis d'ailleurs encouragé par la bonté avec laquelle vous avez toujours accueilli mes observations sur les questions qui se rattachent à ce grave sujet.

Vous avez eu sans doute connaissance de mes rapports à M. le ministre de la guerre; j'ai présenté, autant qu'il a dépendu de moi et que ma position me le permettait, le tableau exact de la situation des affaires; et comme cette situation tient en partie au système suivi jusqu'à présent, en partie aux hommes qui mettent ce système en pratique, il a fallu parler autant des personnes que des choses. C'a été un devoir souvent pénible, car il y avait de tristes révélations à faire.

Au surplus je n'ai rien dit qui ne fût à peu près connu; la notoriété publique avait formulé ces imputations plus ou moins précises, et le plus souvent je n'ai fait qu'ajouter un témoignage plus direct et plus authentique à ceux qui étaient acquis déjà.

Vous apprécierez, Monsieur le ministre, les motifs qui m'empêchent, même avec vous, même dans cette communication toute confidentielle, de m'appesantir sur des détails d'un certain ordre, pour m'occuper exclusivement du système appliqué à l'Afrique, et de celui qu'il conviendrait d'y substituer.

J'ai eu l'honneur de vous exposer déjà ma pensée à cet égard et la satisfaction de voir qu'elle avait votre approbation et se trouvait entièrement conforme à vos vues personnelles. Tout ce que j'ai vu en Afrique, tout ce que j'ai entendu, tout ce que j'ai recueilli n'a fait que confirmer et rendre en moi plus profonde la conviction que le seul système capable de produire des fruits est celui d'une occupation restreinte, progressive, pacifique dans son esprit, tel que vous l'avez si bien conçu et l'avez proclamé à diverses reprises devant les Chambres.

Nous établir à Alger d'abord, et aux points les plus importants de la côte ou du territoire; choisir ces points en petit nombre suivant la nature et la configuration du sol qu'ils dominent et la facilité que l'on aurait à les défendre et à les cultiver, comme Alger et Bone, ou par leur position topographique si elle est favorable aux relations avec l'intérieur du pays, aux influences qu'il convient d'y créer ou d'y exercer, comme Oran; nous établir sur ces points d'une manière forte, puissante, permanente et faire de chacun une terre véritablement française.

Ouvrir à la colonisation tout ce qui peut être protégé, mais protégé efficacement et toujours. Appeler les capitaux et l'industrie par le plus infaillible des encouragements, par la plus puissante des garanties, la sécurité matérielle; créer des populations de race européenne, qui soient à nous par le sang et par l'intérêt; faire de ces populations des centres de puissance et, un jour, de richesse, sur lesquels puisse se fonder et s'appuyer en tout temps notre action sur le reste du pays.

De là, former des relations amicales avec les indigènes, acheter leurs denrées, et les encourager à produire en ouvrant un débouché à leurs productions; les attacher au travail par l'appât du gain auquel ils sont très-sensibles; les attacher à la terre par le travail, à la paix et à l'ordre par la propriété et les intérêts matériels. Les voir, sous l'aiguillon de ces intérêts, se mêler à nous perfectionner leurs cultures, leurs procédés, leur industrie à l'imitation des nôtres, s'imprégner peu à peu de nos habitudes, de nos moeurs, de notre civilisation, et bientôt nous être soumis autant par leurs besoins que par la crainte de notre puissance.

Joindre ainsi à la colonisation agricole, partout où elle pourra s'établir sous une protection assurée, la colonisation commerciale partout où les indigènes viendront échanger avec nous leurs produits. Réconcilier la population conquise avec la population conquérante, en leur donnant les moyens de vivre à côté l'une de l'autre dans l'échange des services mutuels; tel est le résumé de ce système qui est fondé, à mon sens, sur l'appréciation la plus exacte des choses, et qui n'a besoin, pour réussir, que d'application, de suite et de tenue.

Ainsi conçue, l'occupation peut s'accomplir avec les seules ressources que les Chambres paraissent résolues d'y consacrer: comme économie, c'est un premier avantage; c'est un avantage encore en ce qu'on évite les discussions que ne manque jamais de soulever la demande de nouveaux sacrifices, et qui tiennent le sort de la colonie dans un état constamment précaire.

Nous n'occuperons que ce que nous pourrons garder et défendre; mais proportionnant l'occupation aux forces dont nous disposerons, et, concentrant ces forces sur le petit nombre des points déterminés, sur ces points nous serons maîtres;—sur tous les autres nous agirons et nous influerons par des intelligences pratiquées avec soin en mettant à profit les divisions si nombreuses entre les populations indigènes, les rivalités si fréquentes entre les chefs,—par les moyens de séduction employés à propos,—au besoin, par la force des armes dans les cas graves seulement, lorsqu'il s'agira de châtier une tribu hostile ou de protéger une tribu amie: mais ne faisant plus la guerre de conquête, les occasions de recourir aux armes seront rares, et quand nous tiendrons les indigènes par leurs intérêts matériels, nous aurons un moyen puissant d'action, et la seule menace de rompre avec eux toutes relations et de leur fermer nos marchés les maintiendra dans une salutaire appréhension.

Cependant notre établissement en Afrique s'enracinera dans le sol; il prendra un caractère stable et produira, dans un temps prochain, des résultats réels qui seront la récompense et l'absolution des sacrifices déjà faits, et un encouragement pour les sacrifices qui resteront à faire.

Pour mieux apprécier ces idées, il faut voir les effets produits par les idées opposées dans l'application qui en a été faite à la colonie d'Alger.

On a multiplié les expéditions militaires; on a pris bien des villes; la plupart ont été aussitôt abandonnées et l'ennemi qu'on en avait chassé y est immédiatement rentré. On a occupé Bougie; on y a laissé une garnison nombreuse; on y a construit à grands frais de magnifiques ouvrages militaires; que protégent-ils, que défendent-ils? On a mis enfin garnison à Tlemcen; elle est bloquée dans la Casbah; quelle en est l'utilité? Mais cette garnison, qui est de 300 hommes, oblige à faire tous les six mois une expédition pour la ravitailler. En ce moment, une nouvelle expédition de 5,000 hommes doit être partie d'Oran avec toutes les chances de la guerre et d'une saison exécrable, pour ravitailler les 500 hommes de Tlemcen.

Mais ces expéditions diverses, qui toutes ont coûté tant d'hommes périssant par l'ennemi ou par les maladies, et d'énormes dépenses de matériel, expéditions qui n'ont laissé aucun résultat dans les lieux mêmes où elles s'accomplissaient, ont-elles eu du moins une salutaire influence sur l'esprit des indigènes? ont-elles augmenté la sécurité dans les lieux primitivement occupés? Au contraire, les indigènes ne nous attaquent ni avec moins d'audace, ni avec moins d'acharnement; à Oran, à Bone, à Alger même, le rayon qui était à l'abri de leurs atteintes se resserre chaque jour davantage; on allait sans danger, il y a deux ans, à 12 lieues d'Alger et à 15 de Bone; on peut à peine aujourd'hui sortir des murs impunément, et nos courses perpétuelles, en irritant les Arabes, éloignent d'eux toute idée de pacification et de bonne intelligence possible, et les entretiennent dans un esprit constant d'hostilité et de guerre.

Aujourd'hui on marche à Constantine; mais Constantine prise, que fera-t-on? On y laissera garnison française; mais pour cette garnison, il faudra faire ce qu'on fait pour celle de Tlemcen, c'est-à-dire établir à Bone un corps nombreux de troupes qui, tous les six mois, se mettra en mouvement pour aller ravitailler la garnison de Constantine.

Pour continuer un pareil système il ne faudrait pas moins de cinquante mille hommes; mais n'ayant que des ressources limitées et voulant occuper trop de points à la fois, il faudrait prendre sur un point les forces que l'on envoie sur un autre et mettre en péril celui qu'on dégarnit. Les indigènes reprennent alors courage et reviennent: les colons, s'il en est qui eussent fondé des établissements, s'alarment et tombent dans un découragement profond. Aussi il n'y a nulle part ni stabilité, ni sécurité, et tout est à recommencer chaque jour.

Pour aller à Constantine on a dégarni Alger, et les Arabes ont para aussitôt sous les murs de la ville. S'ils savaient s'entendre, s'ils étaient bien dirigés, cette imprudence pouvait avoir le plus déplorable résultat: ainsi donc Alger a été compromis; que produira la prise de Constantine pour racheter un si grand risque? et qu'a produit la prise de Bougie, de Tlemcen, de Mascara, de Médéah? perte d'hommes et d'argent, occasion perpétuelle de dépenses et rien pour le progrès de notre établissement en Afrique.

Ces idées sont celles de tout ce qui dans Alger a quelque intelligence des choses, et a porté dans le pays des pensées d'avenir et d'autres intérêts que ceux de l'intrigue.

On y a vu avec peine l'expédition dernière; on a remarqué avec regret cette persévérance dans un système dont on est, là plus qu'ailleurs, en position de reconnaître les désastreux effets.

Je ne puis m'empêcher d'en faire moi-même l'observation; cette expédition va créer une difficulté de plus pour le retour à une direction que je crois seule raisonnable et bonne; Tlemcen, Bougie et tant de points dont l'occupation est incompatible avec cette direction sont déjà des difficultés réelles. Abandonner ces divers points ne sera pas sans danger, d'une part, au regard des indigènes qui, voyant dans cette retraite la preuve de notre faiblesse et de notre instabilité, redoubleraient d'ardeur; d'autre part, au regard de l'opinion publique en France, opinion qui est souvent d'une susceptibilité si peu éclairée.

Si l'on n'y prend garde, chaque jour augmentera le nombre des difficultés de cette nature.

L'état actuel des choses en Afrique présente cette anomalie singulière. Le gouvernement a conçu l'occupation sous un point de vue spécial. L'homme qui représente à Alger le gouvernement et qui est chargé d'exécuter sa pensée, a conçu lui-même cette occupation sous un point de vue tout contraire, de sorte que l'exécution est une lutte secrète, mais perpétuelle, avec la pensée supérieure, qui est censée dirigeante. Mais comme celui qui est en Afrique a l'avantage de la position, et que c'est par ses rapports que le gouvernement connaît les choses, il doit nécessairement les présenter dans un sens favorable à ses idées personnelles, et le gouvernement se trouve réduit, à son insu, à agir contre ses propres intentions. Résiste-t-il? on intéresse l'opinion populaire. Or, vous savez, Monsieur le ministre, avec quelle facilité elle se laisse prévenir, et devient une puissance à laquelle on fait des concessions souvent regrettables.

C'est ce qui est arrivé pour l'expédition de Constantine; on a dit bien haut, on a répété et fait répéter qu'elle était nécessaire, et il a fallu la laisser faire. Mais après cette nécessité, on en trouvera d'autres; et de concession en concession, le gouvernement peut se trouver entraîné à tel point qu'il ne pourra plus revenir sur ses pas, et n'aura plus qu'à choisir entre ces deux partis; entrer pleinement dans un système qui n'est pas le sien, qui est désastreux, qui demande des sacrifices incalculables, et consentir à tous ces sacrifices, ou bien abandonner la colonie.

J'ai dit au sujet de l'expédition de Constantine ma pensée au gouvernement, tant sur la nécessité et sur l'utilité si équivoques de l'expédition que sur le danger de l'entreprendre à pareille époque. J'ai même exprimé sur son résultat des craintes sérieuses en m'opposant au départ du duc de Nemours. Malheureusement des bruits répandus depuis quelques jours, et dont le retentissement a dû parvenir à Paris à l'heure où je vous écris, ont déjà donné à mes paroles une confirmation qui va bien au delà de mes prévisions, et qui ne se vérifiera pas autrement, je l'espère.

Ces bruits, l'absence prolongée de nouvelles de l'armée expéditionnaire, l'anxiété qui en est la suite, la démonstration que les Arabes sont venus faire récemment jusque sous les murs d'Alger, l'alarme qui en est résultée, ces circonstances ont ranimé l'intérêt qui s'attache à la question d'Afrique. La session des Chambres étant près de s'ouvrir sous l'impression de tant de préoccupations pénibles, il est protable que cette impression se reproduira dans la discussion de l'adresse.

La question d'Afrique vous regarde principalement, Monsieur le ministre; c'est à vous qu'elle appartient spécialement; c'est, comme vous me l'avez dit un jour, votre affaire propre. Ce sera donc sur vous que tombera le soin de répondre aux interpellations dont elle ne peut manquer de devenir le sujet, et de calmer les incertitudes que les événements récents ont reportées sur le sort de nos possessions.

Vous aurez donc à protester encore des intentions formelles et irrévocables du gouvernement, car telle est la fatalité attachée à cette question, malgré les assurances données chaque année, chaque discussion annuelle ramène la nécessité de renouveler ces assurances. Les déclarations de M. le maréchal Soult n'en ont pas dispensé M. Thiers, et celles de M. Thiers ne vous en dispenseront pas vous-même; il semble, malgré tant d'assurances et de déclarations réitérées et malgré le temps, que les choses seront toujours en question.

Ce n'est pas que le pays doute de la sincérité des paroles qui lui ont été adressées, ni des intentions du gouvernement. Mais voyant que rien encore ne sanctionne ces paroles et ces intentions, que les envois de troupes et les expéditions se multiplient, que les dépenses s'accumulent, mais sans progrès positif, qu'au contraire les choses semblent reculer au lieu d'avancer, n'apercevant rien qui témoigne d'une idée d'établissement et d'avenir, il demande à ces déclarations solennelles une garantie qu'il ne trouve pas dans les faits, et qui, sans l'appui des faits, sera toujours bien insuffisante.

Cette fois, la déclaration du gouvernement passant par votre bouche empruntera de l'autorité de votre caractère une force nouvelle. Mais pour balancer le fâcheux effet produit par ce qui vient de se passer en Afrique, pour détruire des préventions qui ont été, il faut bien le dire, servies et entretenues avec perfidie, il est indispensable que cette déclaration soit aussi explicite dans ses termes qu'absolue dans son sens. Vous aurez donc, Monsieur le ministre, à répéter hautement qu'Alger appartient à la France, et que le gouvernement est résolu à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer au pays tous les avantages qu'il doit attendre de cette possession.

Cette déclaration faite, peut-être serait-il prudent de ne pas entrer dans les détails du système restrictif que le gouvernement, dans sa pensée, croit devoir appliquer à l'Afrique. Le public comprend généralement mal les restrictions; il saisit mieux les idées absolues, parce qu'elles sont plus simples; si vous parlez de restriction, il y aura une arrière-pensée d'abandon; on dénaturera pour lui le sens de vos paroles, comme on a cherché à le faire déjà une fois à propos de ce discours si juste, si vrai, si élevé, que vous avez prononcé dans la session dernière sur la question d'Alger.

Le système d'occupation est d'ailleurs un fait d'exécution auquel la Chambre paraît ne s'attacher que médiocrement. L'approbation qu'elle a donnée, il y a deux ans, aux principes posés devant elle à ce sujet, n'a pas empêché qu'elle n'ait absous le maréchal Clausel de s'être écarté de ces principes; c'est donc affaire à réserver pour les rapports entre le ministre et celui qu'il charge d'exécuter ses intentions, les Chambres n'ayant souci que de la dépense et du résultat définitif.

Mais dans la situation délicate où se trouve en ce moment la question africaine, il importe de ne rien dire dont on puisse abuser pour augmenter les défiances auxquelles les esprits ne sont que trop enclins en ce moment, ni surtout qui discrédite d'avance les mesures que le gouvernement pourra prendre pour aviser à une meilleure direction des affaires de la colonie.

Vous excuserez, Monsieur le ministre, la liberté avec laquelle je vous parle de choses pour lesquelles il n'est pas certainement d'inspiration meilleure que celle de votre prudence. Mais récemment arrivé d'Alger, et encore sous l'impression de tout ce que j'ai vu, habitant une ville qui tient à l'Afrique par les liens multipliés de ses intérêts et de ses espérances, et où tout ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée a un retentissement si direct, j'ai cru que les indications recueillies dans cette double position seraient pour vous de quelque prix. Si je m'étais trompé, vous me pardonneriez d'avoir pris trop à coeur peut-être une question à laquelle ont dû m'attacher particulièrement la mission dont j'ai été récemment chargé, et la manière dont cette mission me fut conférée.

Je désire avant tout que vous trouviez dans ma démarche la marque de ma haute déférence et du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Monsieur le ministre,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le lieutenant général, pair de France,
Signé: Comte DAMRÉMONT.

XI

Plan et notes pour la discussion du projet de loi sur la disjonction des poursuites dans le cas de crimes imputés à des personnes civiles et à des militaires (1837).

Messieurs,

Un jour viendra où les causes qui nous divisent auront disparu, où les passions qui nous agitent se seront éteintes, où ce que nous voyons, ce que nous faisons sera de l'histoire.

On lira alors qu'au sortir d'une grande révolution, après je ne sais combien d'émeutes, de conspirations et d'insurrections, le gouvernement de la France, son Roi, ses institutions, ont été attaqués en plein jour, dans une ville de guerre, par des militaires qui ont emprisonné leur général, lancé soldats contre soldats, régiment contre régiment, et que cette révolte militaire a été jugée et absolument impunie.

Chargement de la publicité...