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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)

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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)

Author: François Guizot

Release date: May 1, 2006 [eBook #18294]

Language: French

Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE MON TEMPS (TOME 5) ***

Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online

Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

MÉMOIRES

POUR SERVIR A
L'HISTOIRE DE MON TEMPS

PAR

M. GUIZOT
TOME CINQUIÈME

PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE VIVIENNE 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15, A LA LIBRAIRIE NOUVELLE.

1862

CHAPITRE XXVII

MON AMBASSADE EN ANGLETERRE.

Mon arrivée en Angleterre; aspect général du pays.—Mon établissement dans Hertford-House, hôtel de l'ambassade.—Je présente à la reine Victoria mes lettres de créance.—Incident de cette audience.—Situation respective de l'aristocratie et de la démocratie dans le gouvernement anglais.—Mon premier dîner et ma première soirée chez lord Palmerston.—Lord Melbourne et lord Aberdeen.—Le duc de Wellington.—Mon premier dîner chez la reine, à Buckingham-Palace.—Lever que tient la reine au palais de Saint-James.—Chute du maréchal Soult et avénement de M. Thiers.—Dispositions du roi Louis-Philippe.—Situation de M. Thiers.—Opinions diverses de mes amis sur la question de savoir si je dois rester ambassadeur à Londres.—Raisons qui me décident à rester.—Mes lettres à mes amis.—Commencement de la correspondance entre M. Thiers et moi.

J'avais beaucoup étudié l'histoire d'Angleterre et la société anglaise. J'avais souvent discuté, dans nos Chambres, les questions de politique extérieure. Mais je n'étais jamais allé en Angleterre et je n'avais jamais fait de diplomatie. On ne sait pas combien on ignore et tout ce qu'on a à apprendre tant qu'on n'a pas vu de ses propres yeux le pays et fait soi-même le métier dont on parle.

Ma première impression, en débarquant à Douvres, le 27 février 1840, fut une impression de contraste. A Calais, moins de population que d'espace, peu de mouvement d'affaires, des promeneurs errants sur la place d'armes ou sur le port, quelques groupes arrêtés çà et là et causant tout haut, des enfants courant et jouant avec bruit; à Douvres, une population pressée, silencieuse, ne cherchant ni conversation ni distraction, allant à ses affaires; sur une rive, le loisir animé; sur l'autre, l'activité préoccupée de son but. A mon arrivée à Douvres comme à mon départ de Calais, des curieux s'approchaient de moi; mais les uns regardaient pour s'amuser, les autres observaient attentivement. Pendant ma route en poste de Douvres à Londres, j'eus d'abord une impression semblable; en traversant soit les campagnes, soit les villes, dans l'aspect du pays et des personnes, ce n'était plus la France que je voyais; après deux heures de voyage, cette impression avait disparu; je me sentais comme en France, dans une société bien réglée, au milieu d'une population intelligente, active et paisible. Sous des physionomies diverses, c'était la même civilisation générale. On passe sans cesse, en Angleterre, de l'une à l'autre de ces impressions; ce sont tantôt les différences, tantôt les ressemblances des deux pays qui apparaissent. J'arrivai à Londres vers la fin de la matinée; j'avais voyagé par un beau soleil froid qui entra, comme moi, dans le vaste brouillard de la ville et s'y éteignit tout à coup. C'était encore le jour, mais un jour sans lumière. En traversant Londres, rien n'attira vivement mes regards; édifices, maisons, boutiques, tout me parut petit, monotone et mesquinement orné; partout des colonnes, des colonnettes, des pilastres, des figurines, des enjolivements de toute espèce; mais l'ensemble frappe par la grandeur. Londres semble un espace sans limites, plein d'hommes qui y déploient continûment, silencieusement, leur activité et leur puissance. Et au milieu de cette grandeur générale, la propreté extérieure des maisons, les larges trottoirs, l'éclat des carreaux de vitre, des balustrades en fer, des marteaux de porte, donnent à la ville un air de soin et de bonne tenue qui se passe presque de bon goût.

La première figure connue que j'aperçus dans les rues fut celle de lady Palmerston dont la voiture croisa la mienne. J'arrivai enfin à l'hôtel qu'occupait alors l'ambassade de France, Hertford-House, dans Manchester-Square; grande maison entre une petite cour sablée et un petit jardin humide, belle au rez-de-chaussée et convenablement arrangée pour la vie officielle et mondaine, assez nue et peu commode, au premier étage, pour la vie domestique. J'étais seul, avec le personnel de l'ambassade; j'avais laissé ma mère et mes enfants à Paris; mon installation fut facile. A tout prendre, l'aspect de l'habitation et des environs me convint; j'écrivais quelques jours après: «J'éprouve ici, le matin, une grande impression de calme. Personne ne vient, personne ne me parle; je n'entends point de bruit; c'est le repos de la nuit sans les ténèbres. Je suis en présence d'une ruche d'abeilles qui travaillent sans bourdonner.»

Je vis lord Palmerston dès le lendemain, mais sans lui parler d'affaires; la crise ministérielle qui éclatait en ce moment même à Paris me commandait l'attente, et il l'admit de bonne grâce, en se montrant pourtant pressé de reprendre la négociation sur les affaires d'Orient. Le fils du comte de Nesselrode était arrivé la veille de Saint-Pétersbourg, apportant au baron de Brünnow des instructions par lesquelles l'empereur Nicolas l'autorisait à donner au cabinet anglais «une très-grande latitude» pour les arrangements qui devaient amener la conclusion. Je demandai à lord Palmerston de vouloir bien prendre sans retard les ordres de la reine pour mon audience de réception. J'avais là une question à résoudre d'avance; en présentant au roi Guillaume IV ses lettres de créance, M. de Talleyrand lui avait adressé, le 6 octobre 1830, un petit discours politique; lorsque, en février 1835, il remplaça à Londres M. de Talleyrand, le général Sébastiani ne prononça point de discours. Que devais-je faire? Le roi Louis-Philippe m'avait témoigné son désir que je saisisse la première occasion de rappeler à la reine Victoria les rapports intimes qu'il avait eus avec le duc de Kent, son père; dans un discours de réception, ce souvenir eût naturellement pris place. Je priai lord Palmerston de me dire ce qui, dans son opinion, conviendrait le mieux à la reine. Il me répondit que ma réception serait une pure formalité officielle, et me donna clairement à entendre que la reine aimerait mieux n'avoir à répondre à aucun discours. Je résolus donc de m'en abstenir. Dès le lendemain, 29 février, je reçus, à une heure dix minutes, un billet de lord Palmerston, me disant que la reine me recevrait ce jour même, à une heure. J'envoyai sur-le-champ chez lui, pour bien constater le retard et mon innocence. Je m'habillai en toute hâte, et j'étais, un peu avant deux heures, à Buckingham-Palace. Lord Palmerston y arrivait au même moment que moi; les ordres de la reine, me dit-il, lui étaient parvenus tard; on ne les lui avait pas remis tout de suite; heureusement, la reine avait d'autres audiences qu'elle avait données en nous attendant. Mais au moment d'entrer, point de maître des cérémonies pour m'introduire; sir Robert Chester, prévenu aussi tard que moi, n'avait pas été aussi preste que moi; lord Palmerston fit l'office d'introducteur. La reine me reçut avec une bonne grâce à la fois jeune et grave; la dignité de son maintien la grandit: «J'espère, madame, lui dis-je en entrant, que Votre Majesté sait mon excuse, car je serais inexcusable.» Elle sourit, comme peu étonnée de l'inexactitude. Mon audience fut courte: le roi, la reine, la famille royale, les relations du roi avec le duc de Kent, la surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre, en firent les frais. Comme je me retirais, lord Palmerston, qui était resté avec la reine un moment après moi, me rejoignit en hâte: «Vous n'avez pas fini; je vais vous présenter au prince Albert et à la duchesse de Kent; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu'au prochain lever, le 6 mars, et il faut au contraire que, ce jour-là, vous soyez déjà de vieux amis.» La double présentation eut lieu; je fus frappé de l'esprit politique qui perçait, quoique avec beaucoup de réserve, dans la conversation du prince Albert. Au moment où je traversais le vestibule du palais pour aller reprendre ma voiture, le maître des cérémonies, sir Robert Chester, y entrait, descendant de la sienne et pressé de s'excuser envers moi, non sans quelque humeur, de son involontaire inutilité. Je dînai ce même jour chez lord Palmerston, et la soirée fut employée à me faire faire connaissance avec une partie de cette aristocratie anglaise qu'on a coutume de regarder, bien plus que cela n'est vrai, comme le gouvernement du pays.

Depuis trois quarts de siècle, deux mots puissants, liberté, égalité, sont le ferment qui soulève et fait bouillonner notre société française, je pourrais dire toute la société européenne. Par un concours de causes dont l'examen serait ici hors de saison, l'Angleterre a eu cette fortune que, dans le travail de sa civilisation, c'est surtout vers la liberté que se sont portés ses efforts et ses progrès. La lutte s'est établie, non entre les classes diverses et pour élever les unes en abaissant les autres, mais entre le pouvoir souverain et un peuple jaloux de défendre ses droits et d'intervenir dans son gouvernement. L'esprit d'égalité a eu, dans cette lutte, sa place et sa part; le mouvement ascendant de la démocratie a puissamment contribué à la grande Révolution qui, de 1640 à 1688, a agité et transformé l'Angleterre; un moment même, les classes démocratiques ont envahi la scène, changé la forme du gouvernement et touché à la domination directe; mais ce n'a été là qu'une crise superficielle et passagère; l'esprit de liberté était le vrai mobile du pays: c'était entre la royauté absolue et le gouvernement libre que se livrait le combat; une grande portion de l'aristocratie soutenait la cause des libertés publiques, et le peuple se groupait de bon coeur autour d'elle comme autour d'un allié nécessaire et d'un chef naturel. La Révolution d'Angleterre a été, de 1640 à 1660, bien plus aristocratique, et en 1688, bien plus démocratique qu'on ne le croit communément; la démocratie a paru dominante en 1640 et l'aristocratie en 1688; mais à l'une et à l'autre époque, ce sont l'aristocratie et la démocratie anglaises, animées du même esprit et intimement unies, qui ont fait ensemble, pour la défense ou le progrès de leurs libertés communes, l'un et l'autre de ces grands événements.

Leur union dans l'intérêt et sous le drapeau libéral a eu deux résultats excellents: l'aristocratie n'a été ni souveraine ni anéantie; la démocratie n'a été ni impuissante ni souveraine. La société anglaise n'a pas été bouleversée de fond en comble; le pouvoir n'est pas descendu des régions où il doit naturellement résider, et il n'y est pas resté isolé et sans communication avec le sol où sont ses racines. Les classes élevées ont continué de diriger le gouvernement du pays, mais à deux conditions: l'une, de gouverner dans l'intérêt général et sous l'influence prépondérante du pays lui-même; l'autre, de tenir leurs rangs constamment ouverts et de se recruter, de se rajeunir incessamment en acceptant les nouveaux venus d'élite qu'enfante et élève le mouvement ascendant de la démocratie. Ce n'est point là le gouvernement aristocratique de l'antiquité ou du moyen âge; c'est le gouvernement libre et combiné des diverses forces sociales et des influences naturelles qui coexistent au sein d'une grande nation.

La part de la démocratie dans cette alliance s'est, de nos jours, fort accrue, mais sans que l'alliance ait été rompue et l'aristocratie dépossédée de son rôle; c'est encore entre ses mains qu'est en général le pouvoir; elle fait toujours les affaires du pays; mais elle les fait de plus en plus selon l'impulsion et sous le contrôle du pays tout entier. Tout en conservant son rang social, elle est aujourd'hui serviteur et non maître; elle est le ministre habituel, mais responsable, de l'intérêt et du sentiment public. L'aristocratie gouverne, la démocratie domine, et elle domine en maître très-redouté et quelquefois trop docilement obéi.

Dès mes premiers pas dans la société anglaise, je fus frappé de cet état des esprits et des institutions en Angleterre. Les convives que je rencontrai à dîner chez lord Palmerston, le 29 février, appartenaient presque tous à la haute aristocratie, le duc de Sussex, quatrième fils du roi George III et oncle de la reine, les ducs de Norfolk et de Devonshire, lord Carlisle, lord Albemarle, lord Minto. Je vis passer devant moi dans la soirée beaucoup d'hommes considérables des divers partis, des whigs en grande majorité, mais aussi des torys et des radicaux, depuis lord Aberdeen jusqu'à M. Grote. J'entrai avec plusieurs en conversation courte; mais entre gens curieux les uns des autres, il ne faut pas beaucoup de paroles pour révéler le caractère général des dispositions et des idées. Je trouvai tous mes interlocuteurs, bien qu'à des degrés inégaux, très-modestes, je pourrais dire timides envers l'opinion et le sentiment populaires, et plus préoccupés de les bien reconnaître pour les suivre qu'aspirant à les diriger. Évidemment, les prétentions et l'indépendance aristocratiques ne tiennent là plus guère de place dans la pensée et la conduite des hommes publics.

Parmi ceux avec qui j'entrai ce jour-là en relation, deux surtout, lord Melbourne et lord Aberdeen, attirèrent, l'un ma curiosité, l'autre ma sympathie: Lord Melbourne, le moins radical des whigs, impartial par bon sens et par indifférence, épicurien judicieux, égoïste avec agrément, gai avec froideur, et mêlant une autorité naturelle à une insouciance qu'il prenait plaisir à afficher. «Cela m'est égal» (I don't care), était son mot habituel; il avait inspiré à la jeune reine autant de goût que de confiance; il l'amusait en la conseillant, et il avait avec elle une liberté affectueuse qui ressemblait presque à un sentiment paternel. Lord Aberdeen, le plus libéral des torys, esprit grave et doux, droit et fin, élevé et modeste, pénétrant et réservé, imperturbablement équitable; coeur profondément triste, car il avait été frappé coup sur coup dans ses affections les plus chères, mais resté tendre et d'un commerce plein de charme sous des dehors froids et une physionomie sombre. J'étais loin de prévoir, en le rencontrant, quels liens d'affaires et d'amitié devaient bientôt nous unir; mais je ressentis, et je puis dire que nous ressentîmes, l'un pour l'autre, un prompt et naturel attrait.

Dans ce premier flot de rencontres et de visites, je n'avais pas vu le plus considérable des hommes considérables de l'Angleterre, le duc de Wellington. Il n'était pas à Londres. La première fois que je le rencontrai, son aspect me surprit; je le trouvai vieilli, maigri, rapetissé, voûté, fort au delà des exigences de son âge; il regardait avec ces yeux vagues et éteints où l'âme près de s'enfuir semble ne plus prendre la peine de se montrer; il parlait de cette voix courte et chancelante dont la faiblesse ressemble à l'émotion d'un dernier adieu. La conversation une fois engagée, toute sa ferme et précise intelligence était là, mais avec fatigue et soutenue par l'énergie de sa volonté. Il s'excusa de n'être pas encore venu chez moi, selon l'usage: «J'étais à la campagne, me dit-il, j'ai besoin de la campagne.» La décadence physique était frappante à côté de la vigueur morale et de l'importance publique encore intactes.

Le jeudi 5 mars, je dînai pour la première fois chez la reine. Ni pendant le dîner, ni dans le salon après le dîner, la conversation ne fut animée et intéressante; tout sujet politique en était écarté; nous étions assis autour d'une table ronde, devant la reine établie sur un canapé; deux ou trois de ses dames essayaient de travailler à je ne sais plus quels ouvrages; le prince Albert jouait aux échecs; nous soutenions assez péniblement, lady Palmerston et moi, un entretien languissant. Je remarquai, au-dessus des trois portes du salon, trois portraits: Fénelon, le czar Pierre le Grand et la fille de lord Clarendon, Anne Hyde, la première femme de Jacques II. Je m'étonnai de ce rapprochement de trois personnages si parfaitement incohérents. Personne n'y avait fait attention, et personne n'en put dire la raison. J'en trouvai une: on avait choisi ces portraits à la taille; ils allaient bien aux trois places.

Le lendemain 6 mars, la reine tint un lever au palais de Saint-James; longue et monotone cérémonie qui pourtant m'inspira un véritable intérêt. Je regardais avec une estime émue le respect profond de tout ce monde, gens de cour, de ville, de robe, d'église, d'épée, passant devant la reine, la plupart mettant un genou en terre pour lui baiser la main, tous parfaitement sérieux, sincères et gauches. Il faut cette sincérité et ce sérieux pour que ces anciens habits, ces perruques, ces bourses, ces costumes que personne, même en Angleterre, ne porte plus que pour venir là, ne fassent pas un effet un peu ridicule. Mais je suis peu sensible au ridicule des dehors quand le dedans ne l'est pas.

Au moment même où je commençais ainsi à m'établir à Londres, j'avais à résoudre la question de savoir si j'y resterais, si je devais vouloir y rester. Le cabinet qui m'avait appelé à cette ambassade tombait à Paris; le maréchal Soult, M. Duchâtel, M. Passy, M. Dufaure donnaient leur démission. Le rejet, par la Chambre des députés, de la dotation qu'ils avaient proposée pour M. le duc de Nemours, rejet prononcé sans discussion et par un vote indirect qui ressemblait fort à une surprise, les avait offensés autant qu'affaiblis. Le Roi essaya vainement de les retenir. Ils avaient un juste sentiment des difficultés de la situation et des faiblesses de la majorité qui venait de leur manquer, par imprévoyance plutôt qu'à dessein: «Quand je devrais me retirer seul, je me retirerais,» disait M. Duchâtel. Le cabinet du 12 mai 1839 s'était formé courageusement contre une émeute; il se retira, le 29 février 1840, devant un échec parlementaire qu'un débat hardiment provoqué lui aurait peut-être épargné.

Ce ne fut certainement pas sans quelque déplaisir que le Roi fit appeler alors M. Thiers, et le chargea de former un cabinet. Il lui en coûtait de prendre pour premier ministre l'un des principaux chefs de la coalition. C'était le rejet de la dotation de M. le duc de Nemours qui ouvrait à M. Thiers la porte du pouvoir. Le Roi craignait, de sa part, dans les affaires extérieures, des dispositions un peu trop belliqueuses et aventureuses. Ceux qui font de ces sentiments personnels un tort constitutionnel au roi Louis-Philippe sont de pauvres moralistes et de bien superficiels politiques; une couronne placée sur la tête d'un homme ne supprime pas en lui la nature humaine, et pour ne pouvoir gouverner que de concert avec les Chambres et par des ministres responsables, un roi ne devient pas une machine. Tout ce qu'on a droit de lui demander et d'attendre de lui, c'est qu'il accepte, en dernière analyse, les conseillers que les Chambres lui présentent, et qu'après les avoir acceptés, il ne travaille pas, sous main, à les contrecarrer et à les renverser. Le roi Louis-Philippe n'a jamais manqué ni à l'un ni à l'autre de ces devoirs; il portait quelquefois trop de pétulance dans l'expression de ses sentiments propres, mais il n'en faisait point la règle de sa conduite publique; il n'a jamais repoussé le voeu clair des majorités parlementaires; il a toujours été loyal, même envers les cabinets qui ne lui plaisaient pas: «Je signerai demain mon humiliation,» disait-il un peu indiscrètement à M. Duchâtel le 28 février 1840; et le lendemain 29, comme M. Thiers était embarrassé à trouver un ministre des finances convenable, «cela ne fera pas de difficulté, dit le Roi; que M. Thiers me présente, s'il veut, un huissier du ministère; je suis résigné.» Il l'était bien réellement, car peu de jours après, le 11 mars, un homme à qui il portait une entière confiance, le général Baudrand, premier aide de camp de M. le duc d'Orléans et l'un de mes plus sûrs amis, m'écrivait à Londres: «Le Roi est déjà effrayé de voir son nouveau ministère renversé; il redoute les crises ministérielles, et ne voudrait pas qu'on détruisît l'édifice sans avoir les matériaux tout prêts pour reconstruire.»

Envers le Roi comme envers les diverses fractions des Chambres dont l'appui lui était nécessaire, M. Thiers se conduisit avec tact et mesure. Sa situation était compliquée et difficile; il n'était le représentant et le chef d'aucune opinion, d'aucun groupe capable de suffire seul à former et à soutenir le gouvernement; pour avoir la majorité dans les Chambres, il avait besoin de rallier autour de lui des partis et des hommes très-divers, des conservateurs, des libéraux et des doctrinaires, des membres de la coalition contre M. Molé et des adhérents à M. Molé, des défenseurs de la politique de résistance et des avocats de la politique de concession, le centre gauche, une partie du côté gauche et une partie du centre droit; il ne pouvait se former un cabinet et se faire une armée qu'en recrutant partout et en semant la désorganisation dans tous les anciens rangs. Il y procéda hardiment et avec une finesse pleine d'abandon. Il alla trouver d'abord le duc de Broglie, et lui offrit tout ce qu'il voudrait dans le ministère; puis le maréchal Soult, à qui il proposa de refaire, avec quelques éléments nouveaux, le cabinet qui venait de tomber. Par des raisons et dans des dispositions très-diverses, le duc de Broglie et le duc de Dalmatie se refusèrent à ses offres. M. Thiers pressa alors leurs amis et les miens de s'unir aux siens dans le cabinet futur, se disant même prêt à renoncer à la présidence du conseil si l'on pouvait trouver une combinaison plausible pour le suppléer. Il fut, avec le Roi, également coulant et sans exigence ni impatience: au dehors, la question d'Espagne était assoupie, et il acceptait en principe la politique jusque-là suivie dans la question d'Orient; au dedans, il ne demandait ni grande innovation constitutionnelle, ni grands changements administratifs. Je présume qu'en faisant des avances si diverses, il prévoyait que plusieurs ne seraient pas agréées, et que, dans son âme, il se rendait bien compte des conséquences de son entrée au pouvoir et des voies nouvelles dans lesquelles il placerait le gouvernement; il a trop d'esprit pour ne pas savoir ce qu'il fait et où il va; mais il ne témoignait point de longue préméditation, point de prétention pressée; il ne se proposait que de donner satisfaction aux intérêts et aux désirs nouveaux qui, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, avaient changé, disait-on, l'état des partis et des esprits. Il voulait entrer en transaction et même en alliance avec cette opposition du côté gauche qu'il avait naguère si vivement combattue; mais il promettait, et il se promettait sans doute à lui-même, de la contenir et de l'assouplir encore plus que de la satisfaire.

Je suivais de loin, avec une vive préoccupation, ce travail d'enfantement ministériel où ma cause politique et ma situation personnelle étaient également intéressées. Mes amis me tenaient au courant de toutes ses phases; mais leurs appréciations étaient aussi diverses que leurs dispositions. Dégagé de tout embarras dans le passé et de toute ambition dans l'avenir, le duc de Broglie regardait l'entrée de M. Thiers aux affaires, par conséquent la prépondérance du centre gauche et une certaine mesure d'alliance avec le côté gauche, comme inévitables, du moins pour quelque temps; il craignait peu que M. Thiers se livrât tout à fait, ou qu'on ne pût pas, au besoin, l'arrêter sur cette pente, et il aida à la formation du cabinet en engageant quelques-uns de nos amis communs à y entrer, comme le leur offrait M. Thiers, pour en modifier le caractère et la direction. M. Duchâtel s'inquiétait davantage de ce premier pas hors de la politique que nous avions soutenue et vers celle que nous avions combattue; dans sa prévoyance, ce seraient les situations, bien plus que les intentions, qui détermineraient en définitive les conduites, et il se préparait, de concert avec le gros du parti conservateur, à résister à l'alliance que le nouveau cabinet négociait avec l'ancienne opposition. M. Villemain et M. Dumon partageaient le sentiment de M. Duchâtel. M. de Rémusat au contraire était prêt à s'associer à M. Thiers, se flattant de maintenir et de rajeunir à la fois, dans cette association, la politique que, depuis 1830, il avait courageusement servie, mais qu'il trouvait un peu vieillie et languissante: «Je ne me dissimule, m'écrivait-il, aucune objection, aucun danger, aucune chance de revers, et, ce qui est plus dur, de chagrin; j'en aurai de cruels; mais je me sens un fonds inexploité d'ambition, d'activité, de ressources, que cette occasion périlleuse m'excite à mettre enfin en valeur, et il y a en moi un je ne sais quoi d'aventureux, bien profondément caché, que ceci tente irrésistiblement.» M. Duvergier de Hauranne, champion passionné, et aussi désintéressé que passionné, de la coalition, et son beau-frère le comte Jaubert, qui s'était fait un juste renom par ses hardies et piquantes agressions ou résistances à la tribune, étaient dans les mêmes dispositions que M. de Rémusat. De toutes les fractions de la Chambre des députés, mes amis particuliers, les doctrinaires, étaient la plus divisée; et dans les lettres qu'ils m'écrivaient tous les jours, les uns m'engageaient à rester ambassadeur à Londres avec le nouveau cabinet qui le souhaitait vivement; les autres, avec plus de réserve, me laissaient entrevoir leur désir que je donnasse ma démission, et que je revinsse m'associer, dans la Chambre, à leur attitude de méfiance et bientôt probablement d'opposition.

Pour mon compte et dans le fond de ma pensée, je n'hésitai pas un moment. Si M. Thiers fût entré seul au pouvoir, appuyé sur le centre gauche et accepté par le côté gauche, j'aurais sur-le-champ quitté Londres pour aller reprendre à Paris ma place dans la défense de notre politique si évidemment abandonnée. Mais M. Thiers protestait contre l'idée d'un tel abandon; il avait offert au duc de Broglie des combinaisons qui en auraient absolument écarté la crainte; il pressait quelques-uns de mes amis de s'unir à lui, et ceux qui s'y montraient disposés me donnaient des assurances positives de leur résistance à une pente dont ils reconnaissaient le péril. J'écrivis, le 4 mars, à M. Duchâtel:

«Mon cher ami, j'ai attendu, pour vous écrire, que tout fût fini. Le Moniteur m'apportera ce matin le cabinet. Tout bien considéré, je crois devoir rester. Je le crois dans l'intérêt de notre cause et de notre parti, dans le mien propre.

«Il est clair que le danger est la pente vers la gauche, c'est-à-dire vers la réforme électorale et la dissolution de la Chambre des députés au dedans, vers la guerre au dehors. Quant à la guerre, j'occupe ici la position décisive. C'est ici seulement que la politique qui pousserait ou qui se laisserait pousser à la guerre, ou à ce qui amènerait la guerre, pourrait chercher quelque point d'appui. Tant que cette position est à nous, nous sommes en mesure d'avertir et d'arrêter. L'Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays à la fois égoïste et téméraire. Il peut s'engager dans des mesures par lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous compromettraient fort, nous, sur le continent. Vous en avez vu un exemple dans la question d'intervention en Espagne. C'est ici qu'il faut et qu'on peut défendre la politique de la paix.

«Quant au dedans, voici ce que m'écrit Rémusat:—«Le ministère est formé sur cette idée: point de réforme électorale, point de dissolution. D'ailleurs il est évident qu'il aura, quant aux noms propres, surtout dans le premier mois, un air d'aller à gauche. Les apparences seront dans ce sens, et j'avoue que cela est grave. Mais je réponds de la réalité sur tous les points essentiels.»—Vous comprenez qu'en lui répondant je prends acte de ces mots:—Point de réforme électorale, point de dissolution;—à ces conditions seules, je puis rester. Il faut qu'en restant je sois une garantie pour la politique de conservation, et que ma retraite, si elle doit arriver un jour, soit un signal décisif.

«Des choses je viens aux personnes.»

«Je ne me fais aucune illusion sur ce qui vient de se passer et sur son péril. Mais je ne puis équitablement, raisonnablement, honorablement, me retirer parce qu'un cabinet arrive, formé sous l'influence du duc de Broglie, contenant Rémusat et Jaubert, et me retirer avant aucun acte, sur le seul indice de certains noms propres. Je n'ai jamais manqué à mes amis. Tous le savent. Au moment où ils paraissent se diviser, je ne manquerai pas plus aux uns qu'aux autres. Je ne me séparerai de personne sur des préventions, des présomptions, des craintes, des dangers même. Le jour où les actes viendront, s'ils viennent justifier les craintes et faire éclater les dangers, ce jour-là, je me séparerai hautement et sans hésiter. A ne parler que de moi, je ne suis pas fâché, je vous l'avouerai, de me trouver un peu en dehors des luttes de personnes et des décompositions de partis: nul ne s'y est engagé plus que moi, dans l'intérêt commun et sans retour sur moi-même; il me convient de m'en reposer. Si quelque autre combinaison de gouvernement me semblait possible, je pourrais la chercher; pour le moment, je n'en vois aucune, et je ne crois pas qu'il soit utile, pour le pays et pour nous-mêmes, ni honorable et conséquent après la coalition, d'aggraver encore, sans nécessité absolue et évidente, ce fardeau d'incompatibilités et d'impossibilités qui a tant pesé sur nous.

«Si je ne me trompe, mon cher ami, toute la portion modérée, patriotique, étrangère à toute intrigue, de l'ancien parti de gouvernement (et c'est de beaucoup la plus considérable) doit se rallier autour de nous. C'est, dans le présent, une force immense; dans l'avenir, un succès presque certain. Gardez cette position. Je vous y aiderai d'ici, car je la garderai également. Nous n'avons pas, ce me semble, de meilleure ni de plus sûre conduite à tenir.»

M. Duchâtel a de premières impressions très-vives, et s'abandonne quelquefois un peu vivement, en paroles, à ses premières impressions; mais à l'heure de la réflexion sérieuse et de la résolution définitive, je ne connais point de jugement ni d'honneur plus sûr que le sien. Il avait laissé paraître quelque désir que je revinsse sur-le-champ à Paris prendre ma place dans la lutte qu'il prévoyait; mais il comprit et approuva pleinement mes raisons pour rester à Londres, et il m'en donna une assurance à laquelle j'attachais beaucoup de prix.

J'avais également à coeur de m'expliquer sans réserve avec M. de Rémusat, prévoyant, comme il le prévoyait lui-même, que la voie dans laquelle il entrait pourrait bien un jour compliquer tristement des relations qui me resteraient chères, même quand elles cesseraient d'être intimes. Je lui écrivis le 5 mars:

«Mon cher ami, j'ai attendu le Moniteur pour vous répondre. J'y ai bien pensé; je reste à mon poste. J'y reste sérieusement. Je concourrai loyalement. Je ne me séparerai pas, sur le seul indice des noms propres et à cause de l'embarras des situations, d'un cabinet où vous êtes, et que le duc de Broglie a tant contribué à former. Votre pente est périlleuse; elle l'est surtout à cause de votre propre nature à vous, de ce goût aventureux dont vous me parlez vous-même, et qui ne peut guère trouver sa satisfaction que vers la gauche. Croyez-moi; il y a par moments de la force à prendre dans la gauche, jamais un point d'appui permanent. Elle ne possède ni le bon sens pratique ni les vrais principes, les principes moraux du gouvernement, et moins du gouvernement libre que de tout autre. Elle n'a de quoi satisfaire et soutenir ni l'homme d'affaires ni le philosophe. Elle ébranle et énerve, au lieu de les affermir, les deux bases de l'ordre social, les intérêts réguliers et les croyances morales. Elle peut donner, elle a donné quelquefois des secousses utiles et glorieuses; son influence prolongée, sa domination abaissent et dissolvent, tôt ou tard, le pouvoir et la société. Vous me dites que le ministère se forme sur cette idée: point de réforme électorale, point de dissolution. Permettez-moi d'en prendre acte, car j'en ai besoin pour moi-même. Je ne puis marcher que sous ce drapeau et dans cette voie. Si le cabinet s'en écartait, je serais contraint de me séparer de lui.»

Ce ne fut pas seulement à mes intimes amis, aux principaux acteurs politiques que je fis ainsi bien connaître les motifs et les limites de ma résolution; je voulus que le gros du parti conservateur, les spectateurs et les juges de la lutte parlementaire en fussent aussi positivement informés; et j'écrivis, le 8 mars, à l'un des plus éclairés, M. Molin, député du Puy-de-Dôme: «Mon cher collègue, après y avoir bien pensé, je me suis décidé à rester, quant à présent, à mon poste. Il arrivera l'une de ces trois choses: ou le cabinet luttera contre le vice de son origine et de sa pente; dans ce cas, j'aiderai, dans cette lutte, à la bonne cause; je pèserai du bon côté: ou le cabinet succombera bientôt sous sa mauvaise position; dans ce cas, j'aurai fait preuve de modération et d'équité; je serai resté un peu en dehors de ces luttes de personnes, de ces décompositions de partis, de ces incompatibilités, impossibilités, séparations et alliances précaires dans lesquelles je me suis engagé, depuis quelques années, plus vivement que nul autre, et qui nous ont tant embarrassés et lassés, le pays et nous-mêmes. Ou bien, enfin, le cabinet vivra en marchant du côté où il penche, et dans ce cas, dès que les actions iront à gauche, je me séparerai de lui, et j'irai reprendre ma place sur mon banc et ma part dans le combat. Les ministres m'ont écrit: «Le ministère s'est formé sur cette idée: point de réforme électorale, point de dissolution.» J'ai pris acte de ces paroles, en disant que c'était là le seul drapeau sous lequel je pusse et voulusse agir. Je reste donc, inquiet et en observation, pour défendre ici la politique de la paix, tant que la politique de l'ordre ne me paraîtra pas, au dedans, encore plus compromise et encore plus nécessaire à défendre. C'est là, si je ne me trompe, la position qui convient à mes amis à Paris, comme à moi ici. Une hostilité soudaine, déclarée, un parti pris de renverser le nouveau cabinet en l'empêchant absolument de marcher, quand il contient quelques-uns des nôtres, hommes d'esprit et d'honneur, et avant qu'il ait rien fait, une telle hostilité, dis-je, me paraîtrait une politique mauvaise en soi et peu convenable pour nous. Nous avons toujours offert de soutenir le gouvernement qui voudrait marcher avec nous. Celui-ci penche vers la gauche, et bien des causes l'y pousseront. D'autres causes aussi, les nécessités du pouvoir, l'instinct de sa propre conservation le ramèneront vers nous. Je me fie un peu, je l'avoue, à l'incorrigible nature de la gauche pour espérer qu'elle nous renverra les hommes mêmes qui sont arrivés poussés par son souffle. Restons fermes dans notre camp; mais n'en sortons pas pour attaquer, et n'en fermons pas les portes à qui voudrait y entrer. Peut-être réussirons-nous à reformer ainsi, dans la Chambre, une majorité gouvernementale. C'est le but que nous avons poursuivi, à travers des situations bien diverses, depuis la chute du cabinet du 11 octobre; c'est encore aujourd'hui, à mon avis, celui que nous devons poursuivre.»

J'étais pleinement en droit de donner à mon attitude et à ses motifs la publicité qui devait résulter de toute cette correspondance, car je m'en étais, dès le premier moment, nettement expliqué avec M. Thiers lui-même. Le lendemain même de la formation du cabinet, le 2 mars, avant que j'eusse fait connaître à personne ma résolution de rester à Londres, il m'avait écrit: «Mon cher collègue, je me hâte de vous écrire que le ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, et dans tous les autres, des hommes auxquels vous vous seriez volontiers associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont prouvé, à l'un et à l'autre, que nous étions d'accord sur ce qu'il y avait à faire, soit au dedans, soit au dehors. En partant de Paris, vous m'avez déclaré, dans la salle des conférences, que votre politique extérieure était la mienne. Je serais bien heureux si, en réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi à Paris, nous ajoutions une page à l'histoire de nos anciennes relations; car, aujourd'hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer le pays d'affreux embarras. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié qu'à cette époque. Je compte en retour sur les mêmes sentiments. Je ne vous parle pas d'affaires aujourd'hui. Je ne le pourrais pas utilement. J'attends vos prochaines communications et les prochaines délibérations du nouveau conseil pour vous entretenir de la mission dont vous êtes chargé. Ce n'est qu'un mot d'affection que j'ai voulu vous adresser aujourd'hui, au début de nos relations nouvelles.»

Je lui répondis sur-le-champ, le 5 mars: «Mon cher collègue, je crois, comme vous, qu'il y a à tirer le pays de graves embarras. Je vous y aiderai d'ici, loyalement et de mon mieux. Nous avons fait ensemble, de 1832 à 1836, des choses qu'un jour peut-être, je l'espère, on appellera grandes. Recommençons. Nous nous connaissons et nous n'avons pas besoin de beaucoup de paroles. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié que vous me promettez et que je vous remercie de désirer. Nous nous sommes assurés, en effet, dans ces derniers temps, que nous pouvions marcher ensemble au même but. Rémusat m'écrit que «le cabinet s'est formé sur cette idée: point de réforme électorale, point de dissolution.» J'accepte ce drapeau, le seul sous lequel je puisse agir utilement pour le cabinet, honorablement pour moi. Si quelque circonstance survenait qui me parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l'instant et très-franchement. Je suis sûr que vous me comprendriez, et même que vous m'approuveriez.

«Je ne vous parle pas ici d'affaires. Vous avez reçu hier le compte rendu de ma première conversation avec lord Palmerston. Je vous en transmettrai aujourd'hui une seconde. Je vous aurai dit alors tout ce que j'ai vu jusqu'ici, et vous me direz ce que vous en pensez.»

CHAPITRE XXVIII.

NÉGOCIATIONS SUR LES AFFAIRES D'ORIENT.

Difficultés de ma situation à Londres en reprenant les négociations sur la question d'Orient.—Mes instructions.—Motifs et bases de la politique du cabinet du maréchal Soult.—Conversation préliminaire avec lord Palmerston.—J'apprends la formation du cabinet de M. Thiers.—Ma première conversation avec lord Palmerston sur la question d'Orient.—Conversation avec lord Melbourne.—Dispositions de plusieurs membres du cabinet anglais.—Lord Holland, lord Lansdowne et lord John Russell.—Dispositions des whigs étrangers au cabinet. —Lord Grey.—Lord Durham.—Mes relations avec les torys.—Le corps diplomatique à Londres.—Le baron de Bülow.—Le baron de Neumann.—Le baron de Brünnow.—M. Van-de-Weyer, le général Alava, M. Dedel, le comte de Pollon.—Je signale à plusieurs reprises au cabinet français le péril de la situation et les chances d'un arrangement entre quatre puissances et sans la France.—Instructions que me donne M. Thiers.—Commencement d'amélioration dans notre situation.—Ma conversation du 1er avril 1840 avec lord Palmerston.—L'ambassadeur turc à Paris, Nouri-Efendi, arrive à Londres.—Sa note du 7 avril aux cinq puissances.—Ma réponse.—Ouvertures que me font successivement le baron de Bülow et le baron de Neumann.—Concession importante de lord Palmerston.—Suspension de la négociation en attendant l'arrivée du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi, qui vient de Constantinople.

Ma situation, en entrant en négociation à Londres sur la question d'Orient, était singulièrement gênée et difficile. Par la note remise à la Porte le 27 juillet 1839, nous nous étions engagés à traiter cette question de concert avec l'Autriche, la Prusse et la Russie comme avec l'Angleterre, et nous avions détourné le sultan de tout arrangement direct avec le pacha d'Égypte, lui promettant que «l'accord entre les cinq grandes puissances était assuré.» Dès lors cependant nous avions pris parti pour les prétentions du pacha à la possession héréditaire, non-seulement de l'Égypte, mais de la Syrie; et quand je fus appelé à l'ambassade de Londres, malgré les obstacles que nous avions déjà rencontrés, nous persistions dans notre résolution. «Le gouvernement du Roi, disait le maréchal Soult dans les instructions qui me furent données le 19 février 1840[1], a cru et croit encore que, dans la position où se trouve Méhémet-Ali, lui offrir moins que l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie, c'est s'exposer de sa part à un refus certain qu'il appuierait au besoin par une résistance désespérée dont le contre-coup ébranlerait et peut-être renverserait l'Empire ottoman.»

[Note 1: Pièces historiques, nº I.]

Ainsi liés, d'une part au concert avec les quatre autres grandes puissances, de l'autre aux prétentions du pacha d'Égypte, nous avions contre nous, dans la négociation, l'Angleterre qui refusait absolument au pacha l'hérédité de la Syrie, la Russie qui voulait conserver à Constantinople son protectorat exclusif, ou ne le sacrifier qu'en nous brouillant avec l'Angleterre, enfin l'Autriche et la Prusse elles-mêmes, assez indifférentes sur la question de territoire entre le sultan et le pacha, mais décidées à suivre, selon l'occasion, tantôt l'Angleterre, tantôt la Russie, plutôt qu'à s'unir avec nous pour contenir les prétentions de l'une et de l'autre.

Le cabinet présidé par le maréchal Soult avait le sentiment de l'incohérence et des embarras de cette situation, car il me recommandait, dans ses instructions, «d'éviter soigneusement tout ce qui tendrait à nous faire entrer dans la voie des conférences et des protocoles; il est trop évident, d'après ce qui s'est passé en dernier lieu, que nous aurions souvent la chance de nous y trouver isolés.» Mais c'était là une précaution inutile; aucune des puissances ne pensait à demander, sur les affaires d'Orient, une conférence officielle; quand j'en parlai à lord Palmerston pour écarter cette idée, «il n'est pas le moins du monde question, me dit-il, de conférence, de protocole, ni de rien de semblable; vous avez parfaitement raison; nous en serions tous embarrassés et n'en retirerions aucun profit. Il s'agit uniquement de négocier pour arriver à quelque arrangement dont nous soyons tous d'accord et qui termine l'affaire.» C'était précisément dans cet accord, soit qu'il fût ou non officiellement délibéré, que résidait le problème à résoudre; et en se défendant de toute conférence et de tout protocole, le cabinet français se repaissait d'une sécurité illusoire; l'absence de ces formes diplomatiques n'atténuait en rien pour lui la difficulté de la situation.

Toute sa politique reposait sur une triple confiance. On comptait fermement à Paris sur la persévérance de Méhémet-Ali dans ses prétentions à la possession héréditaire de la Syrie et sur son énergie à les soutenir par les armes s'il était attaqué. On regardait les moyens de coaction qui pouvaient être employés contre lui ou comme absolument inefficaces et vains, ou comme gravement compromettants pour la sûreté de l'Empire ottoman et la paix de l'Europe. Enfin on ne croyait pas que la Russie consentît jamais à abandonner effectivement son protectorat exclusif ou du moins prépondérant à Constantinople. Fort de toutes ces confiances, le cabinet français se prêtait volontiers à la vive pression de l'opinion publique en faveur du pacha d'Égypte, et ne sentait aucune impérieuse nécessité d'y résister.

J'avais pour mission à Londres d'obtenir du gouvernement anglais de grandes concessions au profit du pacha, et pour armes dans ce travail la triple conjecture que je viens d'indiquer sur les chances de l'avenir en cas de lutte, et la nécessité de l'union permanente de la France et de l'Angleterre pour maintenir l'intégrité de l'Empire ottoman et la paix de l'Europe.

Mon entrée en relation avec lord Palmerston fut facile et agréable. Il me savait sincèrement attaché aux intimes rapports de la France avec l'Angleterre, et dès notre première entrevue il s'empressa de me donner à cet égard, sincèrement aussi, je crois, les plus fermes assurances: «Les intérêts supérieurs et dominants des deux pays finiront toujours, me dit-il, par dissiper les nuages qu'élèvent quelquefois, entre eux, tantôt des faits accidentels, tantôt les efforts malveillants de tels ou tels organes de la presse périodique. Cependant, ajouta-t-il, ces nuages sont un mal réel; ce mal s'est aggravé depuis une certaine époque, et, je l'avoue, nous-mêmes, depuis le ministère de M. le comte Molé, nous avons cru remarquer, dans le gouvernement français, une disposition moins amicale à notre égard et quelque penchant vers d'autres alliés.» Je repoussai cette supposition: «Les sentiments du Roi pour l'Angleterre sont toujours les mêmes, lui dis-je; il n'y a eu de modifié que sa situation en Europe envers les puissances continentales. Par l'influence du temps, et surtout par suite des efforts et des succès du gouvernement du Roi pour le maintien de l'ordre et de la paix, la méfiance et, pour parler sans détour, l'éloignement que ressentaient pour lui quelques-unes de ces puissances se sont dissipés ou du moins fort affaiblis; elles lui ont rendu justice et ont compris de quelle importance était, pour l'Europe, son affermissement. Elles lui ont témoigné dès lors plus de confiance et de bon vouloir, et il s'est trouvé plus rapproché d'elles, mais sans s'être, pour cela, éloigné de vous. Son attachement à l'alliance anglaise est resté aussi profond, aussi sincère que dans les premiers temps, quoique plus libre et moins exclusif. Vous ne pensez certainement pas, mylord, que, pour être unis avec l'Angleterre, nous devions rester isolés en Europe ou en mauvais rapports avec les autres États.—Non, non, reprit lord Palmerston; nous ne sommes pas jaloux à ce point; mais tant de faits ont concouru pour nous inspirer des doutes qu'il était difficile que nous n'y vissions que des accidents.» Il passa alors en revue les diverses questions, petites ou grandes, qui, depuis 1836, en Europe, en Amérique, en Afrique, s'étaient élevées entre les deux pays, et leur avaient été des sujets de dissentiment ou d'inquiétude. Il insista particulièrement sur les obstacles que rencontraient, de notre part, les négociations commerciales poursuivies par le cabinet anglais soit en Espagne, soit avec nous-mêmes. Je saisis volontiers cette occasion d'indiquer quelles maximes dirigeaient et devaient, à mon avis, diriger, en pareille matière, le gouvernement français: «Il y a ici, mylord, lui dis-je, des faits impérieux auxquels, de part et d'autre, nous devons nous résigner, des intérêts essentiellement divers que, de part et d'autre, nous sommes chargés de protéger et obligés de ménager. Le gouvernement du Roi est disposé et décidé à faire tous ses efforts pour amener, entre ces intérêts, les transactions les plus équitables, et pour seconder, par l'application des principes libéraux, le bien-être général des deux pays; il vient de vous en donner une preuve dans les négociations qu'il a acceptées et qui se poursuivent pour la modification de nos tarifs mutuels. Mais le progrès dans cette voie est difficile et doit être lent. Le gouvernement du Roi est tenu de penser d'abord aux intérêts actuels des manufacturiers français et de la population ouvrière qui vit du travail qu'ils lui fournissent. Vous n'ignorez pas, mylord, qu'en France une partie des propriétaires du sol, même sans s'associer à aucune conspiration, à aucun projet de renversement, restent encore, envers le gouvernement de Juillet 1830, dans une disposition malveillante, et ne lui prêtent point la force que cette classe de la société donne en général au pouvoir. Une autre classe, celle des grands manufacturiers, maîtres de forges, négociants, s'est au contraire empressée vers le gouvernement du Roi, et lui a apporté, lui apporte en toute occasion, l'appui de son activité, de son intelligence, de sa richesse, de son influence sociale. Il est impossible que le gouvernement du Roi ne porte pas, aux intérêts et aux sentiments de cette classe et de la population qui se rattache à elle, un soin très-attentif; et ce n'est qu'après de scrupuleuses enquêtes, des discussions approfondies et par des démonstrations évidentes de l'intérêt général du pays qu'il peut lui imposer des sacrifices et des efforts dont elle reconnaisse la nécessité.»

Je ne laissai passer sans réfutation ou explication aucun des griefs que lord Palmerston venait de rappeler. Il n'insista sur aucun; aucune aigreur prolongée n'avait percé dans ce petit résumé rétrospectif; il avait plutôt voulu, au début de ses rapports avec moi, se débarrasser de ses mécontentements passés que s'en prévaloir pour l'avenir; et sa disposition me parut exempte de toute arrière-pensée malveillante, mais empreinte d'une certaine susceptibilité générale et de quelque doute sur le bon accord futur et solide des deux gouvernements.

Pas un mot ne fut dit, entre nous, ce jour-là, sur les affaires d'Orient. Pressé d'aller à la Chambre des communes et de préparer les documents qu'il avait à lui communiquer à propos de la guerre de Chine, lord Palmerston me demanda de remettre au surlendemain, 4 mars, notre premier et sérieux entretien sur la grande question qui était l'objet essentiel de ma mission.

Je me rendis chez lui le surlendemain, à une heure. Je venais d'apprendre la chute du maréchal Soult à qui j'avais adressé mes premières dépêches, et la formation du ministère présidé par M. Thiers. Je dis en entrant à lord Palmerston: «Je n'ai et ne puis encore avoir reçu, mylord, sur les affaires d'Orient et sur l'idée que s'en forme le nouveau cabinet, aucune instruction positive.—Tant mieux, me répondit-il, nous en causerons plus librement sur la question même; nous avons besoin de nous tout dire.—Je m'en féliciterai, mylord; je ne suis pas un diplomate de profession; c'est au gouvernement intérieur de mon pays que j'ai pris quelque part; c'est l'état des esprits dans les Chambres et dans le public que je désire mettre sous les yeux de votre gouvernement. L'unanimité est grande chez nous sur la question d'Orient; nos débats mêmes en témoignent; j'ose dire que je serai en même temps, auprès de vous, l'organe des intentions du gouvernement du Roi et de l'opinion générale du pays. Ce n'est pas, mylord, que le gouvernement du Roi se dirige, dans cette affaire, d'après les préjugés publics et les prenne pour règle de sa politique; il en est de fort accrédités, de fort bruyants auxquels il est bien loin de s'associer. Vous entendez sans cesse parler en Angleterre des prétentions ambitieuses, des vues d'agrandissement de la France, et vous ne partagez certainement pas, à ce sujet, toutes les craintes dont on vous assiége. Nous aussi, mylord, nous avons nos méfiances populaires; à nous aussi on parle sans cesse de l'ambition et des projets d'agrandissement de l'Angleterre; elle veut s'emparer de Candie, dominer seule en Égypte et en Syrie. Le gouvernement du Roi sait fort bien que ces rumeurs n'ont aucun fondement. Il est parfaitement convaincu que votre gouvernement est trop sage pour vouloir, en Orient, autre chose que le maintien de la paix et de l'ordre établi entre les États. Nous regardons, mylord, l'intérêt français et l'intérêt anglais dans cette question, je veux dire l'intérêt supérieur et dominant des deux pays, comme semblables. Vous voulez, nous voulons comme vous que l'Empire ottoman subsiste et tienne sa place dans l'équilibre européen. Pour nous comme pour vous, c'est à Constantinople qu'est la grande question; c'est la sûreté et l'indépendance de Constantinople que, vous et nous, avons à coeur de garantir. Les événements ont élevé en Égypte et en Syrie une autre question sur laquelle on peut croire que nous ne sommes pas aussi unanimes; mais cette question nouvelle n'empêche pas que celle de Constantinople ne demeure la question première, essentielle. Ce sont les événements de Syrie qui nous obligent à nous occuper de Constantinople; mais c'est toujours à Constantinople qu'est, pour vous comme pour nous, la grande affaire; c'est toujours en vue de Constantinople, et pour arriver à une bonne solution de la question qui réside là, que toutes les autres questions doivent être considérées et résolues. Eh bien, mylord, pour que la question de Constantinople soit résolue comme il convient à vous, à nous, à la paix et à l'équilibre de l'Europe, il faut que la question d'Égypte soit résolue pacifiquement, par un arrangement agréé du sultan et du pacha, et qui règle définitivement, de leur aveu, leur situation réciproque. Quel doit être cet arrangement, quelle délimitation territoriale en résultera entre les deux rivaux, ce sont là des questions graves sans doute, mais, à nos yeux, secondaires. Que le sultan ou le pacha possède telle ou telle étendue de territoire, cela nous préoccupe peu; ce qui nous préoccupe beaucoup, c'est que l'Orient ne soit pas livré aux chances d'un grand trouble, qu'on n'y mette pas le feu en y employant la force. Pensez-y bien, mylord, consultez le passé; tout événement, toute secousse en Orient compromet la sûreté et l'indépendance de Constantinople en y favorisant les progrès de l'influence que, vous et nous, souhaitons d'y restreindre. Tout emploi de la force en Orient tourne au profit de la Russie; d'abord, parce que c'est toujours la Russie qui paraît sur cette scène avec les forces les plus considérables; ensuite, parce que tout emploi de la force, toute grande secousse amène des chances qu'il est impossible de prévoir, et dont la Russie est, plus que toute autre puissance, en mesure de profiter. Permettez-moi, mylord, de vous adresser une question: je sais que vous avez regardé l'arrangement conclu à Kutahié, en 1833, comme mauvais, et je n'en veux pas discuter en ce moment le mérite; pourtant, si on eût pu, il y a quelques mois, avant l'explosion de la nouvelle lutte entre le sultan et le pacha, garantir la durée de l'arrangement de Kutahié pour dix ans, pour le reste de la vie de Méhémet-Ali, vous auriez, à coup sûr, accepté ce statu quo comme un bien réel, comme un gage de sécurité pour l'Empire ottoman, et, par conséquent, pour l'Europe. Pourquoi? Parce que ce qui importe avant tout à l'Europe, en Orient, c'est la paix, l'absence de tout ébranlement qui ouvre des perspectives et des chances à l'ambition étrangère.»

Lord Palmerston, qui m'avait écouté jusque-là avec une attention immobile, m'interrompit à ces paroles: «Le statu quo de l'arrangement de Kutahié était impossible, dit-il; l'ambition de Méhémet-Ali va toujours croissant; il n'a jamais pu se contenir dans ses limites.

—«Pardon, mylord; je ne doute pas que Méhémet-Ali ne soit fort ambitieux; mais on ne peut, dans cette dernière occurrence, le charger du tort de l'agression.

—«Oui, je sais qu'on dit cela en France, mais on se trompe; c'est sur le territoire turc, non sur le territoire égyptien que la bataille de Nezib a été livrée.

—«Il est vrai, mylord; mais le territoire égyptien avait été préalablement envahi par les Turcs; ils avaient occupé plusieurs villages égyptiens; Aïn-Tab, où ils étaient d'abord entrés, est sur le territoire égyptien.

—«Je ne crois pas,» dit lord Palmerston, et il alla chercher une carte de Syrie sur laquelle nous eûmes bientôt constaté qu'Aïn-Tab était sur la rive droite du Sed-Jour qui faisait alors la limite des deux territoires. Lord Palmerston éleva des doutes sur l'exactitude de sa carte: «J'ai apporté, dis-je, une excellente carte de Syrie, publiée naguère à Gotha, et dans laquelle Aïn-Tab est aussi placé sur la rive droite du Sed-Jour.» Lord Palmerston abandonna ce terrain de discussion: «Peu importe, dit-il, que, ce jour-là, le sultan ou le pacha ait été l'agresseur; dans leur situation réciproque, il ne pouvait manquer d'y avoir un agresseur; comment contenir un vassal ambitieux et un souverain irrité ayant leurs armées en présence, sans frontières fortes et bien précises? Ce qui vient d'arriver devait arriver et recommencerait toujours. Nous aurions dû le prévoir en 1833. Je l'ai dit alors et j'ai demandé qu'on prît d'autres mesures que l'arrangement de Kutahié. Mais nous avions ici d'autres affaires pressantes; le cabinet n'a pas voulu. Nous avons eu tort. Il ne faut pas que nous retombions dans la même faute. Il faut que nous prévenions le retour d'événements pareils à ceux dont nous sommes si embarrassés. Le moyen, c'est de rendre le sultan plus fort, le pacha plus faible, et de prévenir entre eux ce contact habituel, inévitable, qui tente, à chaque instant, l'ambition de l'un et la vengeance de l'autre. Pour fortifier l'Empire ottoman, il faut lui rendre une partie des territoires qu'il a perdus; la Syrie est une province peuplée et riche; la Porte en tirera des hommes et de l'argent; elle résistera alors bien mieux au pacha qui, de son côté, aura bien moins d'occasions et de moyens de l'attaquer.

—«Croyez-vous, mylord, que vous fortifierez réellement l'Empire ottoman en lui rendant plus de territoires? Ne nous repaissons pas d'illusions; cet Empire n'est pas mort, mais il se meurt; il tombe en lambeaux; nous pouvons prolonger sa vie, mais non le ressusciter effectivement. Vous ne lui rendrez pas, avec la Syrie, la force de la gouverner et de la garder; l'anarchie, le pillage, la violence et l'impuissance turques reprendront possession de cette province, et vous serez responsable de son sort; vous serez obligé tantôt d'y réprimer, tantôt d'y soutenir les Turcs. Je suppose que vous ayez réussi; je suppose Méhémet-Ali dompté, refoulé en Égypte, croyez-vous qu'il se résigne et qu'il renonce à son ambition que vous jugez si indomptable? Non, mylord; il a fait ses preuves de persévérance et d'adresse; il reprendra ses desseins; il travaillera à reconquérir la Syrie. Les moyens ne lui manqueront pas; quand Méhémet-Ali possède la Syrie, c'est le sultan qui y a des intelligences et qui y fomente des rébellions; quand le sultan la possédera, ce sera le pacha qui fomentera les rébellions, rendra précaire la domination de son rival, et ressaisira peut-être bientôt la sienne. Au lieu d'avoir assuré la domination de la Porte, vous aurez au contraire échauffé la lutte, aggravé le trouble et préparé de nouveaux hasards dont la Russie sera, comme toujours, la première à profiter.

—«Vous avez, me dit lord Palmerston, trop mauvaise opinion de l'Empire ottoman, et vous n'êtes pas au courant de la disposition actuelle du gouvernement russe. Un État qui est un cadavre, un corps sans âme et qui tombe en lambeaux, ce sont là des figures auxquelles il ne faut pas croire; qu'un État malade retrouve des territoires pour y lever de l'argent et des hommes, qu'il remette de la régularité dans son administration, il se guérira, il redeviendra fort. C'est ce qui arrive déjà en Turquie; le hatti-schériff de Reschid-Pacha s'exécute; ses bons effets se développent. Et quant à la Russie, soyez sûr que sa disposition à se concerter avec les autres puissances sur les affaires d'Orient est sérieuse. Je ne dis pas que le désir de nous diviser, vous et nous, ne soit pour rien dans sa conduite; mais elle désire aussi de ne pas rester en Orient dans la situation où elle s'est mise; son traité d'Unkiar-Skélessi lui pèse; si des troubles éclatent en Turquie, si Méhémet-Ali menace Constantinople, si la Porte réclame le secours russe, aux termes du traité, l'empereur Nicolas est décidé à l'exécuter; il croit que son honneur le lui prescrit; mais cette nécessité ne lui plaît point; il prévoit que, ni vous, ni nous, ne le laisserions faire, et il ne veut pas engager cette lutte; il cherche à se placer sur un terrain moins compromettant. Il est de notre intérêt, du vôtre, de l'intérêt de l'Europe de lui en faciliter les moyens. Saisissons cette disposition de la Russie pendant qu'elle existe; profitons-en pour ramener la question ottomane dans le droit public européen. Ce sera pour nous tous un grand avantage d'avoir détruit, sans combat, ce protectorat exclusif qui nous inspire de si justes méfiances, et d'avoir lié par les traités la puissance qui voulait se l'arroger.

—«Je souhaite que vous ayez raison sur l'un et l'autre point, mylord; je souhaite que l'Empire ottoman retrouve de la force et que la Russie renonce à le dominer en le protégeant. Mais l'abdication russe me paraît bien douteuse, et quant à la restauration turque, les dangers que court en ce moment l'Empire ottoman sont plus pressants que ne seront prompts les remèdes dont vous parlez. Dans les suppositions les plus favorables, cet Empire ne sera de longtemps en état de se suffire à lui-même, et quand de grands désordres intérieurs lui imposeront de grands efforts, pendant longtemps encore ce seront des forces étrangères, c'est-à-dire des Russes qui viendront le protéger.

—«Quand les Russes viendront en vertu d'un traité et au nom de l'Europe, le danger ne sera plus le même; et le but une fois atteint, ils s'en iront.

—«Je crois à la vertu des traités, mylord; je crois à la loyauté des souverains; mais je crois aussi à l'empire des situations, des passions et d'une politique séculaire. Ce sera beaucoup sans doute que les Russes sortent de Turquie après y être venus; mais même quand ils en seront sortis, ce sera un grand mal qu'ils y soient venus. Et qui vous dit qu'ils en pourront sortir promptement? Qui vous dit que la guerre, une fois allumée en Syrie, ne durera pas plus longtemps que vous ne l'aurez prévu? Le pacha a là une armée considérable; il peut, même quand ses communications par mer seront interrompues, la soutenir et la pourvoir dans le pays même et par la voie de terre. Déjà, dit-on, il en organise les moyens à travers le désert et la Palestine; on parle de cinq mille chameaux réunis dans ce dessein. Vous ne débarquerez pas en Syrie des troupes anglaises; l'Autriche n'y enverra pas les siennes; contre toutes les difficultés de cette guerre, partout où elle éclatera, en Syrie comme dans l'Asie Mineure et à Constantinople, ce seront des Russes qui seront chargés de la soutenir.

—«Des troupes anglaises, non; nous n'en avons pas à mettre là; des troupes autrichiennes…. eh, eh, on ne sait pas, on ne sait pas.»

Je restais incrédule; lord Palmerston reprit: «D'ailleurs il ne serait peut-être pas nécessaire que des Russes vinssent dans l'Asie Mineure ou en Syrie; on pourrait débarquer en Égypte même, au coeur de la puissance de Méhémet-Ali, un corps turco-russe; il n'a là que de mauvaises troupes, des ouvriers; il faudrait qu'il rappelât son armée de Syrie,» et lord Palmerston, rouvrant sa carte, me montrait comment on pourrait occuper la basse Égypte: «Mylord, lui dis-je, nous avons fait cette épreuve; nous savons ce qu'elle exige d'efforts et ce qu'elle fait courir de chances; vous n'aurez pas là une meilleure armée ni un plus grand capitaine que nous n'y avons eu en 1797. Mais permettez-moi de revenir à la question même: pourquoi tous ces efforts? Pourquoi faire courir à la paix de l'Orient, à la sécurité de la Porte et de l'Europe, tant de hasards? Pour refuser l'hérédité à un vieillard de soixante-douze ans. Qu'est-ce donc que l'hérédité en Orient, mylord, dans cette société violente et précaire, dans ces familles nombreuses et désunies? L'histoire de Méhémet-Ali n'est pas un fait nouveau dans l'Empire ottoman; plus d'un pacha, avant lui, s'est élevé, a fait des conquêtes, s'est rendu puissant et presque indépendant. Qu'a fait la Porte? Elle a attendu; les pachas sont morts, leurs fils se sont divisés, et la Porte a ressaisi ses territoires et son pouvoir. C'est encore ici pour elle la meilleure chance et la conduite la plus prudente.

—«Il y a du vrai dans ce que vous dites là; l'hérédité n'aurait peut-être pas grande valeur. Pourtant Ibrahim-Pacha est un chef habile, aimé de ses troupes, meilleur administrateur que son père, dit-on; il a auprès de lui des officiers capables, des Français. Nous nous disons tout, n'est-ce pas? Est-ce que la France ne serait pas bien aise de voir se fonder, en Égypte et en Syrie, une puissance nouvelle et indépendante, qui fût presque sa création et devînt nécessairement son alliée? Vous avez la régence d'Alger; entre vous et votre allié d'Égypte, que resterait-il? Presque rien, ces pauvres États de Tunis et de Tripoli. Toute la côte d'Afrique et une partie de la côte d'Asie sur la Méditerranée, depuis le Maroc jusqu'au golfe d'Alexandrette, serait ainsi en votre pouvoir et sous votre influence. Cela ne peut nous convenir.»

La discussion, en se prolongeant, pénétrait ainsi plus avant; j'entrai sans hésiter dans sa nouvelle voie: «Vous avez raison, mylord; nous nous disons tout, et nous pouvons bien librement nous tout dire, car nos paroles ne disposent pas de l'avenir. Ce qu'il amènera peut-être un jour, quelles nouvelles combinaisons d'États et de politique pourront se former tout autour de la Méditerranée, je n'en sais rien, ni vous, mylord, ni personne. Nous pouvons amuser notre esprit à tenter de le prévoir; mais ce n'est certainement pas sur de telles hypothèses ni par de tels pressentiments que notre politique doit aujourd'hui se régler. Le gouvernement du Roi ne manquera jamais à ses devoirs envers les destinées de la France; mais il est convaincu que le grand intérêt français est maintenant la durée de la paix, l'affermissement de l'ordre européen, le développement régulier des divers États contenus chacun dans ses limites. C'est là notre politique, mylord; c'est aussi la vôtre; et, en vérité, je ne comprendrais pas qu'en Orient nous n'agissions pas de concert lorsque, en dehors ou au-dessus de toutes les dissidences secondaires ou futures, nous y avons si évidemment le même intérêt et le même dessein.»

Je m'arrêtai, et regardant fixement lord Palmerston: «Permettez-moi, mylord, lui dis-je, de vous faire tout simplement, à brûle-pourpoint, une question directe: Y a-t-il, dans cette affaire, quelque chose de plus avancé que nous ne savons? On a dit ailleurs, on a du moins donné à croire que la négociation dont nous nous occupons ici était presque conclue, et les moyens de coaction à employer contre Méhémet-Ali presque réglés. Y a-t-il à cela quelque chose de vrai?»

Lord Palmerston me répondit tout simplement: «Il n'y a rien, absolument rien de plus que ce que vous savez.» Il se leva, alla ouvrir un pupitre sur lequel il avait l'habitude d'écrire debout, et il en rapporta deux papiers: «Voici, me dit-il, deux projets d'arrangement, de traité, si l'on veut, entre toutes les puissances, sur cette affaire. Le premier est de moi; c'est une pure ébauche, une simple rédaction de mes propres idées que je n'ai pas même montrée à mes collègues. Le second est une ébauche analogue qui me vient des puissances du continent.» Il ne me nomma pas la puissance; mais j'eus lieu de croire que cette seconde ébauche était d'origine autrichienne. «Lisez-les toutes les deux,» me dit-il. Il me lut effectivement le premier de ces projets et je lus moi-même le second. Ils étaient conçus, en principe, dans des systèmes différents: le projet de lord Palmerston était un traité entre les cinq puissances et la Porte ottomane; dans le second, les cinq puissances ne traitaient qu'entre elles, et la Porte recevait et acceptait leurs propositions. Cette différence essentielle mise de côté, les deux projets ne différaient pas beaucoup d'ailleurs; ils contenaient l'un et l'autre: 1º l'engagement des cinq puissances de garantir l'Empire ottoman contre toute nouvelle attaque du pacha d'Égypte et toute invasion au delà du Taurus; 2º le règlement, dans ce cas, du mode d'occupation de Constantinople et de la mer de Marmara; 3º enfin l'indication des moyens à employer contre le pacha d'Égypte dans le cas où il se refuserait aux injonctions du sultan et des cinq puissances. Sauf l'emploi des flottes européennes pour intercepter les communications entre l'Égypte et la Syrie, et pour seconder les insurrections locales ou les débarquements des forces turques ou alliées, ces moyens de coaction étaient très-vaguement indiqués et aboutissaient à l'engagement de se concerter de nouveau si des mesures plus actives devenaient nécessaires.

En lisant le paragraphe qui retirait la Syrie à Méhémet-Ali et ne lui accordait que l'hérédité de l'Égypte, lord Palmerston me dit: «Passons; ceci est en litige.» Là finit notre entretien. «Je suis fort aise, me dit lord Palmerston, que nous ayons ainsi causé à fond de l'affaire; j'attendrai maintenant que vous en ayez rendu compte au gouvernement du Roi et qu'il vous ait transmis ses instructions.»

Quoique nouvellement arrivé à Londres et encore imparfaitement instruit de la mesure des importances et des influences personnelles dans le cabinet et le monde politique anglais, je savais que lord Palmerston était bien réellement, dans les affaires étrangères, le ministre efficace, et que c'était sur lui qu'il fallait agir pour agir sur son gouvernement. Mais plusieurs de ses collègues, lord Melbourne d'abord, chef du cabinet, lord Lansdowne, lord John Russell, lord Holland se préoccupaient vivement des questions de politique extérieure, et exerçaient, à des titres divers, sur les résolutions du ministère et sur l'esprit de lord Palmerston lui-même, une assez grande action. J'avais, avec quelques-uns d'entre eux, d'anciennes et bonnes relations de société que je pris, dès les premiers jours, soin de cultiver; mais je ne connaissais pas du tout lord Melbourne; je venais de le rencontrer pour la première fois dans le salon de lady Palmerston; il était naturel et convenable que j'entrasse avec lui en rapport officiel et en matière; je lui demandai et il me donna rendez-vous chez lui le 8 mars. Je le trouvai bienveillant pour la France et très persuadé que le bon accord des deux pays leur importait également à l'un et à l'autre, soit pour leur prospérité intérieure, soit comme gage de la paix de l'Europe, leur intérêt commun. Étendu dans son fauteuil à côté du mien, détournant la tête et penchant vers moi l'oreille, parlant anglais et moi français, chacun à notre tour et dans un dialogue régulier, interrompu seulement par ses rires, lord Melbourne m'écoutait et me répondait avec ce mélange d'insouciance et d'attention sérieuse qui indique une conviction libre plutôt qu'une intention préméditée, et qui semble appeler et autoriser un complet abandon. Je le mis au courant de ce que j'avais dit d'essentiel à lord Palmerston. Comme il insistait complaisamment sur les avantages mutuels de l'alliance: «Convenez, mylord, lui dis-je, qu'il serait étrange que cette bonne intelligence, ce concert des deux pays n'eût pas lieu précisément dans la question où leur intérêt dominant est évidemment le même. Je comprends telle contrée, telle occasion où, malgré notre alliance générale, nous pouvons avoir des intérêts réellement divers; mais il est clair qu'en Orient nous sommes voués, vous et nous, aux mêmes craintes, aux mêmes désirs, aux mêmes desseins, voués à vouloir que la paix se maintienne, que l'Empire ottoman subsiste, et que la Russie ne s'en empare pas, soit matériellement et par voie de conquête, soit moralement et par voie d'influence. Je ne saurais donc assez m'étonner si à propos de questions secondaires ou lointaines, nous perdions en quelque sorte de vue notre commune étoile, et si nous cessions de penser et d'agir ensemble sur le théâtre même où nous y sommes le plus naturellement appelés. A coup sûr, mylord, en ce cas, l'un ou l'autre des deux cabinets se tromperait gravement, et manquerait à sa vraie, à sa grande politique. Revenons constamment, en traitant des affaires d'Orient, à cette politique générale et permanente qui fait le fond de notre situation et de notre intérêt; que ce soit, pour nous, la pierre de touche de toutes les combinaisons, de toutes les démarches. Je suis sûr qu'en définitive, vous et nous, nous nous en trouverons également bien.»

Lord Melbourne approuvait visiblement, et me répéta plusieurs fois, dans le cours de la conversation: «Oui, nous avons au fond le même intérêt, nous devons agir de concert; il n'y a, pour nous, rien de bon à faire sans vous. Mais croyez-vous possible, me dit-il en se penchant vers moi, de laisser au pacha d'Égypte la Syrie sans que la guerre qui vient d'éclater et les embarras où elle nous jette recommencent sans cesse? Le pacha voudra toujours s'étendre au delà de la Syrie; le sultan voudra toujours reprendre la Syrie. C'est une situation qui n'est pas tenante; il faut que nous y mettions fin.»

Je repris tout ce que j'avais dit à lord Palmerston pour lui démontrer que le retrait de la Syrie, loin de rétablir entre le sultan et le pacha une paix durable, ne ferait qu'envenimer la querelle et accroître en Orient les chances de trouble: «Le sultan, dis-je, qui n'a pu ni défendre ni reprendre la Syrie par ses propres forces, sera hors d'état de la gouverner; et l'Europe, qui la lui aura rendue, sera sans cesse compromise et obligée d'intervenir ou pour la lui conserver, ou pour la protéger contre lui-même. Il y a là des populations chrétiennes que les Turcs vexeront, pilleront, opprimeront d'une façon intolérable; nous avons envers elles des devoirs traditionnels; leurs souffrances, leurs clameurs exciteront la sympathie européenne. L'administration de Méhémet-Ali ne manque, dans cette province, ni de force, ni d'une certaine équité religieuse; qu'elle reste entre ses mains; nous n'en entendrons guère parler, et cette partie du moins de l'Orient jouira d'un peu de paix et donnera à l'Europe un peu de sécurité.»

Lord Melbourne m'écoutait avec une attention presque curieuse, donnant de temps en temps à mes paroles un assentiment marqué, m'adressant quelquefois des questions qui semblaient désirer une bonne réponse, et se montrant animé d'un sincère désir de trouver le point où nous pourrions nous accorder. Mais rien n'indiquait qu'il entrevît lui-même ce point d'union, et il semblait plutôt rejeté dans une indécision favorable que ramené à notre sentiment.

«Permettez-moi, mylord, lui dis-je en finissant, de réduire la question à sa plus simple expression. De quoi s'agit-il? D'accorder ou de refuser la possession héréditaire de la Syrie à un vieillard de soixante-douze ans, qui désire l'hérédité parce qu'il n'a maintenant rien de plus à désirer, mais qui n'a, bien s'en faut, aucune certitude de la transmettre effectivement à sa famille, et de fonder là une dynastie et un État. Si on la lui accorde, si on lui propose une transaction qu'il puisse accepter, on s'assure la paix en Orient tant qu'il vivra et on court, après sa mort, les chances de cette confusion, de ces querelles entre ses héritiers, de ces retours vers le centre de la foi musulmane qui ont toujours accompagné, dans l'Empire ottoman, la disparition de ces grandes existences personnelles soudainement créées et qui ont bien plus de brillants rayons que de fortes racines. Si on refuse à Méhémet-Ali la Syrie héréditaire, si on entreprend de la lui retirer par la force, on suscite en Orient de nouveaux troubles; on allume une nouvelle guerre dont il est impossible de prévoir les conséquences ni la durée, et qui aura pour résultat d'accroître, dans ces contrées, la prépondérance de la Russie, car de quelque façon qu'on s'y prenne, quelques limitations qu'on y apporte, ce sera toujours par la présence russe, par des forces russes qu'il faudra accomplir ce qu'on aura résolu et soutenir ce qu'on aura fait.»

Je m'arrêtai. Lord Melbourne, toujours enfoncé dans son fauteuil, gardait le silence comme s'il écoutait encore. Puis il me regarda en souriant et sans me répondre. Je le laissai l'esprit préoccupé et un peu troublé dans son insouciance, mais pas sérieusement alarmé ni convaincu. Je me heurtais contre les assurances de lord Palmerston qui promettait à ses collègues une victoire facile sur Méhémet-Ali et une large complaisance diplomatique de la Russie, avec peu de chances qu'on eût besoin de lui demander, sur les lieux mêmes, un concours actif et compromettant.

Parmi les collègues de lord Palmerston, lord Holland, lord Lansdowne, lord John Russell et lord Minto étaient ceux avec qui j'avais les relations les plus fréquentes et les plus libres. Lord Holland, d'un esprit charmant, d'un coeur généreux et d'un caractère aussi aimable que son esprit, était l'ami déclaré de la France, l'hôte bienveillant des visiteurs français en Angleterre, le partisan persévérant de l'alliance des deux pays, et il se plaisait à manifester, en toute occasion, ses sentiments. Il m'accueillit, et lady Holland autant que lui, avec l'empressement le plus gracieux; je retrouve, dans une lettre que j'écrivais le 22 mars à Paris: «Lady Holland m'a invité à dîner pour mercredi. J'étais engagé. Pour dimanche. J'étais engagé. Je crois qu'il faudra attendre leur retour à Kensington. Ils iront bientôt. Lord Holland en meurt d'envie. Dans sa maison de South-Street, il a à peine une chambre. Il fait sa toilette dans la salle à manger. Et pas un coin pour mettre des livres, des papiers; il a tout son bagage dans un petit coffre qu'il transporte dans la salle à manger, dans le salon, partout avec lui. Lady Holland tient beaucoup à cette petite maison, qui est, m'a-t-on dit, sa propriété personnelle.» Dès qu'ils furent établis à Kensington, ce fut à Holland-House que j'allai chercher et que je trouvai les plus nobles plaisirs de la conversation et de la vie sociale. Lord Lansdowne et lord John Russell étaient moins expansifs, mais également sincères dans leurs libérales et bienveillantes dispositions envers la France: je dînais avec eux, le 28 mars, chez lord Normandy; nous venions d'apprendre le vote favorable de la Chambre des députés pour le cabinet de M. Thiers dans la question des fonds secrets: «Eh bien, me dirent-ils tous deux ensemble du ton le plus amical, il faut finir à présent cette affaire d'Orient; il faut la finir de concert.» Les whigs n'avaient point de chef plus considérable, plus éclairé, plus honoré que lord Lansdowne; et lord John Russell, par son inépuisable facilité et son infatigable énergie, grandissait tous les jours dans son parti; le vieux poëte Rogers l'appelait our little giant (notre petit géant). Une circonstance inattendue me donna avec lord Minto un lien particulier: je rencontrai chez lui, un soir, son beau-frère, sir John Boileau, que je ne connaissais point, mais qui vint à moi avec un empressement affectueux, me disant qu'il était issu d'un gentilhomme protestant français, parti de Nîmes après la révocation de l'édit de Nantes, et réfugié en Angleterre, où ses descendants avaient trouvé la prospérité avec la liberté. Il avait, en partant, laissé dans sa patrie un de ses frères en bas âge qui y avait continué sa famille, toujours protestante et unie à la mienne par des liens de parenté et d'amitié. Cette rencontre, qui me fut en 1840 une agréable surprise, est devenue pour moi et tous les miens, en 1848, la source d'une profonde et très-douce intimité.

J'avais ainsi, dans le sein même du cabinet, des amis qui désiraient sincèrement que ma négociation aboutît à une solution pacifique des affaires d'Orient et au maintien de l'alliance entre nos deux pays; mais ils tenaient encore plus au succès de leur politique et de leur ministère; et je ne me faisais point d'illusion sur la valeur de la bienveillance qu'ils me témoignaient et de l'appui qu'ils avaient l'air de me donner. J'écrivais le 7 avril au duc de Broglie: «Il y a ici du progrès, et je le dis à Thiers et à Rémusat; mais soyez sûr que j'en dis bien autant qu'il y en a; lord Palmerston est excessivement engagé, et le travail même qui se fait dans un sens contraire au sien l'engage quelquefois encore plus, car il se défend. J'ai beau y mettre un soin infini, être extrêmement bien pour lui et avec lui, ne rien dire à personne qu'après le lui avoir dit à lui-même, m'abstenir de toute pratique cachée, de toute conversation intempestive, me refuser même quelquefois à la faveur que me témoignent les hommes qui ne sont pas de son avis; en dépit de tous mes ménagements, il voit, il sent que l'atmosphère change un peu autour de lui, que des idées différentes, des raisons auxquelles il n'avait pas pensé s'élèvent, se répandent, et modifient ou du moins ébranlent les convictions et les desseins. Cela l'embarrasse et l'impatiente. Quelquefois ébranlé lui-même, il travaille à se raffermir. Il agit, il fait agir auprès de ses collègues ébranlés. Si j'ai du temps, je ne désespère de rien; mais aurai-je du temps? Rendez-vous bien compte de ma situation: tout le monde est aux pieds de l'Angleterre; tout le monde offre de faire ce qui lui plaît; nous seuls nous disons non, nous qui nous disons ses amis particuliers. Et c'est au nom de notre amitié, pour maintenir notre alliance que nous lui demandons de ne pas accepter ce que lui offrent tous les autres. Nous avons raison; mais ce n'est pas commode.»

«Ajoutez à cela les méfiances contractées depuis quatre ans, et qui sont profondes, plus profondes que je ne soupçonnais. Et sachez bien que lord Palmerston est influent, très-influent dans le cabinet, comme tous les hommes actifs, laborieux et résolus. On entrevoit souvent qu'il n'a pas raison; mais il a fait, il fait. Et pour se refuser à ce qu'il fait, il faudrait faire autre chose; il faudrait agir aussi, prendre de la peine. Bien peu d'hommes s'y décident.»

En dehors du cabinet, parmi les whigs ses amis, la faveur ne me manquait pas non plus, et j'avais, dans la conversation, beaucoup d'alliés. Le plus illustre des whigs, le chef du cabinet qui, neuf ans auparavant, avait proposé et accompli la réforme parlementaire, lord Grey revint à Londres quelques semaines après mon arrivée. Je le rencontrai pour la première fois chez lord Lansdowne. Sa figure, son accent, ses manières me plurent infiniment; la tête haute, l'air digne et doux, le regard languissant mais prêt à s'animer si quelque chose l'eût intéressé, des restes de beauté jeune sous la tristesse et l'ennui de la vieillesse. Il me témoigna le désir de me revoir et de causer avec moi: «Nous ne devons pas nous séparer de vous, me dit-il; sans vous, nous ne pouvons rien faire de bon.» Son beau-frère, M. Ellice, membre très-actif de la Chambre des communes, causeur très-spirituel et maître de maison très-hospitalier, s'empressait à me rendre tous les bons offices qui pouvaient contribuer, pour moi, à l'agrément de la vie de Londres ou au succès de ma mission de bonne entente entre nos deux pays. Nous nous promenions souvent ensemble. Il me conduisit un jour à Putney, chez le gendre de lord Grey, lord Durham, naguère ambassadeur à Saint-Pétersbourg, puis gouverneur général des possessions anglaises dans l'Amérique septentrionale, maintenant hors des affaires et malade à la mort; enfant gâté du monde, spirituel, populaire, encore jeune et beau, blasé sur les succès et irrité des épreuves de la vie. Nous causâmes de la Russie, de l'Orient, du Canada; la conversation le ranimait un moment; mais il retombait brusquement dans le silence, ennuyé même de ce qui lui plaisait, et subissant avec une fierté triste et nonchalante la maladie qui le minait comme les échecs politiques et les chagrins domestiques qui l'avaient frappé. Il m'aurait vivement intéressé si, dans son orgueilleuse mélancolie, je n'avais reconnu une forte empreinte d'égoïsme et de vanité.

Les torys ne m'accueillirent pas moins bien que les whigs. Ces deux grands partis n'étaient pas alors aussi désorganisés et effacés qu'ils le sont maintenant; l'ardente animosité suscitée par le bill de réforme s'était pourtant un peu calmée; les torys revenaient à la cour où la reine recommençait à les inviter. Lord Melbourne le lui conseillait avec une modération libérale, l'engageant spécialement à bien traiter sir Robert Peel, «chef d'un parti puissant, disait-il, et de plus fort capable et fort galant homme, avec qui il faut que la reine soit en bons rapports.» Il est, je crois, convenable, et utile pour un ambassadeur de se tenir en dehors des divisions de parti dans le pays où il réside, et de ne pas accepter tous les petits jougs de société qu'elles imposent; cette indépendance, exercée avec intelligence et mesure, lui devient un gage d'influence comme de dignité. Je reconnus bientôt que je pouvais, sans inconvénient, me prêter au bon accueil des torys; dès mon arrivée, presque tous les hommes importants du parti étaient venus me voir; quelques jours après, j'en rencontrai plusieurs à dîner chez sir Robert Peel; j'entrai librement en relation avec eux. Lord Londonderry fut le seul que je m'abstins de visiter; son langage contre le gouvernement de Juillet était violent; le général Sébastiani et personne de l'ambassade française n'était allé chez lui. Je restai fidèle à cette tradition.

Les représentants des puissances étrangères qui formaient à Londres le corps diplomatique avaient pour moi, comme affaire et comme société, beaucoup d'importance. Je n'y trouvai pas les deux principaux, le prince Paul Esterhazy et le comte Pozzo di Borgo, ambassadeurs l'un d'Autriche, l'autre de Russie; le premier était en congé à Vienne et le second malade à Paris. Ils étaient remplacés, le prince Esterhazy par un chargé d'affaires, le baron de Neumann, et le comte Pozzo di Borgo par le baron de Brünnow, ministre de Russie à Darmstadt, envoyé à Londres, comme je l'ai déjà dit, en mission extraordinaire et spéciale pour les affaires d'Orient. Parmi les grandes puissances continentales, la Prusse seule avait, en ce moment, à Londres un ministre titulaire, le baron de Bülow, homme d'esprit, éclairé, fort au courant des affaires de l'Europe, plus libéral et plus bienveillant pour la France qu'il ne voulait le paraître, mais préoccupé de sa santé avec une inquiétude que tantôt il s'efforçait de cacher, tantôt il affichait tristement; le vent, le brouillard, la pluie, le soleil, le froid, le chaud, le monde, la solitude, tout l'agitait, tout lui faisait mal; il était évidemment dans un état nerveux pénible qui menaçait de devenir et qui, plus tard, lorsqu'il fut ministre des affaires étrangères à Berlin, devint en effet très-grave. Dès mon arrivée à Londres, il vint me voir souvent, bientôt presque amical et prenant plaisir à parler d'histoire, de philosophie, de littérature aussi bien que de politique, avec une étendue de connaissances et d'idées qui ne manquaient ni de précision ni de finesse. Le baron de Neumann était un serviteur confidentiel du prince de Metternich, intelligent, prudent, discret avec solennité, évitant surtout de compromettre sa cour et lui-même, et portant, je crois, bien autant de goût à mon cuisinier qu'à ma conversation. La relation du baron de Brünnow avec moi était plus significative et plus compliquée: seul dans le corps diplomatique et contre l'usage, il ne vint pas me voir pendant près de six semaines après mon arrivée; nous nous rencontrions dans le monde; il se fit présenter à moi chez lord Clarendon, et le 17 mars, au lever de la reine, il me présenta lui-même le fils du comte de Nesselrode; nous échangions quelques paroles, mais toujours point de visite. Je rendais froideur pour froideur, impolitesse pour impolitesse; un soir, chez lady Palmerston, je passai, à plusieurs reprises, devant M. de Brünnow sans le voir. Vers la fin de mars, il commença à s'excuser, auprès de nos amis communs, de n'être pas encore venu chez moi, donnant pour prétexte, dit-il au baron de Bülow et à M. de Bourqueney, qu'il n'avait à Londres point de caractère bien déterminé; il était toujours ministre de Russie à Darmstadt; il regrettait l'embarras que cette circonstance avait mis dans nos rapports; mais dès qu'il aurait présenté ses lettres de créance à la reine Victoria, il viendrait me faire visite. Il me l'annonça lui-même le 8 avril, dans le salon d'attente du palais de Saint-James, et il vint en effet le lendemain s'acquitter, envers moi, d'une politesse officielle que sans doute les instructions de son maître lui avaient jusque-là interdite. Frivole marque de l'humeur impériale.

Les représentants des autres puissances continentales, le général Alava, ministre d'Espagne, M. Van de Weyer, ministre de Belgique, M. Dedel, ministre de Hollande, le comte de Bjoernstierna, ministre de Suède, le baron de Blome, ministre de Danemark, le comte Pollon, ministre de Sardaigne, me témoignèrent, dès les premiers jours, un empressement amical ou curieux, et prirent bientôt l'habitude de venir souvent s'entretenir chez moi. Les représentants des grandes puissances tiennent en général trop peu de compte de la diplomatie de second ordre, et des informations comme de l'appui qu'ils en pourraient recevoir. Peu engagés directement dans les grandes questions du jour, et exposés à en subir les conséquences plutôt qu'à y prendre une part active, les agents des puissances secondaires sont des spectateurs à la fois intéressés et impartiaux, attentifs à observer les faits et libres d'esprit dans les jugements qu'ils en portent. Le général Alava était un loyal Espagnol, aimé en Angleterre et point hostile ni méfiant envers la France; M. Van de Weyer était un interprète spirituel, discret et bien placé dans la société anglaise, du roi Léopold et de sa pensée politique sur les affaires européennes; M. Dedel représentait avec une franchise et une convenance parfaites la vieille aristocratie républicaine de la Hollande, toujours habile et digne, même depuis qu'elle a cessé d'être puissante en Europe; le comte de Pollon était un gentilhomme éclairé et d'un esprit très-cultivé, libéral avec modestie. J'eus constamment à me louer, pendant mon ambassade, de mes rapports avec ces diplomates tranquilles, et leur commerce m'éclaira plus d'une fois sans me compromettre jamais.

J'informais avec soin mon gouvernement de tout ce qui se passait dans ce foyer anglais de la politique européenne; je rendais à M. Thiers, et dans mes dépêches officielles et dans mes lettres particulières, un compte exact de mes observations, de mes conversations, de mon attitude, de l'état des esprits, soit dans le cabinet, soit dans le public, et des craintes comme des espérances que je ressentais. Dès le 12 mars, quinze jours après mon arrivée à Londres, en lui racontant mes premiers entretiens avec lord Palmerston, je lui écrivis: «Je suis maintenant convaincu que lord Palmerston n'a aucun dessein de rien faire ni de rien décider avant l'arrivée du plénipotentiaire turc; nous avons donc du temps. Mais je dois faire observer dès aujourd'hui à Votre Excellence que cet avantage deviendrait peut-être un danger si nous nous laissions aller à supposer que, parce qu'il ne se fait rien à présent, il ne se fera rien plus tard, et que nous serons définitivement dispensés de prendre une résolution parce que nous n'en sommes pas pressés immédiatement. Plus j'observe, plus je me persuade que le cabinet britannique croit les circonstances favorables pour régler les affaires d'Orient, et veut sérieusement en profiter. Il aime beaucoup mieux agir de concert avec nous; il est disposé à nous faire des concessions pour établir ce concert. Cependant, si, de notre côté, nous n'arrivions à rien de positif, si nous paraissions ne vouloir qu'ajourner toujours et convertir toutes les difficultés en impossibilités, un moment viendrait, je pense, où, par quelque résolution soudaine, le cabinet britannique agirait sans nous et avec d'autres, plutôt que de ne rien faire. Le temps peut nous servir beaucoup pour amener ce cabinet au plan de conduite et aux arrangements qui nous paraissent sages et praticables; mais si nous n'employions pas le temps à marcher effectivement vers un tel résultat, je craindrais fort, je l'avoue, qu'en définitive il ne tournât contre nous.»

Quatre jours après, le 16 mars, au sortir d'un long entretien avec lord Palmerston qui m'avait annoncé le consentement de la Russie à l'admission du plénipotentiaire turc dans la négociation et la prochaine arrivée de ce plénipotentiaire, je dis à M. Thiers: «Ce sont là deux faits graves, dont l'origine est bien antérieure à mon arrivée à Londres et qui modifient l'état de l'affaire. Il se peut que ces deux faits soient entravés ou annulés par quelque incident nouveau, et nous nous retrouverons alors dans la situation d'attente où nous étions naguère. Mais s'ils se réalisaient, comme lord Palmerston me l'a dit, il pourrait arriver qu'au lieu de négociations prolongées, nous nous vissions bientôt en face de la solution et de ses difficultés.» Et le lendemain, 17 mars, dans une lettre particulière, en appelant toute l'attention de M. Thiers sur ma dépêche du 16, j'ajoutai: «Il est possible que nous puissions rentrer dans la politique d'attente et de difficultés sans cesse renouvelées, au bout de laquelle nous entrevoyons, en Orient, le maintien du statu quo; mais il se peut aussi que les événements se précipitent et que nous nous trouvions bientôt obligés de prendre un parti. Si cela arrive, l'alternative où nous serons placés sera celle-ci: Ou nous mettre d'accord avec l'Angleterre en agissant avec elle dans la question de Constantinople et en obtenant d'elle, dans la question de Syrie, des concessions pour Méhémet-Ali; ou nous retirer de l'affaire, la laisser se conclure entre les quatre puissances, et nous tenir à l'écart en attendant les événements. Je n'affirme pas que, dans ce cas, la conclusion entre les quatre puissances soit certaine; de nouvelles difficultés peuvent survenir; je dis seulement que cette conclusion me paraît probable, et que, si nous ne faisons pas la tentative d'amener entre nous et l'Angleterre, sur la question de Syrie, une transaction dont le pacha doive se contenter, il faut s'attendre à l'autre issue et s'y tenir préparés.»

Ce n'était pas à M. Thiers seulement que j'exprimais mes pronostics et mes inquiétudes; le général Baudrand m'écrivait le 30 mars: «Le Roi m'a demandé hier si j'avais reçu de vos nouvelles; sur ma réponse négative, ce prince m'a dit: «Je vois que M. Guizot est bien accueilli à Londres par les hommes de tous les rangs de la société, et qu'il y jouit d'une juste considération. J'espère que cette considération s'accroîtra encore; je trouve seulement que, dans ses dernières lettres au président du conseil, M. Guizot paraît trop préoccupé des dispositions de l'Angleterre qui lui semblent douteuses envers nous. Il est enclin à croire que les ministres anglais traiteront, sur les affaires de la Turquie, avec les puissances étrangères, sans nous. Soyez bien convaincu, mon cher général, que les Anglais ne feront jamais, sur un tel sujet, aucune convention avec les autres puissances sans que la France soit une des parties contractantes. Je voudrais que notre ambassadeur en fût aussi convaincu que je le suis.» Je répondis sur-le-champ au général Baudrand: «Je voudrais bien avoir la même sécurité que le Roi vous a témoignée. J'espère qu'on ne fera rien sans nous, et j'y travaille; mais ce n'est qu'une espérance et le travail est difficile. La politique anglaise s'engage quelquefois légèrement et bien témérairement dans les questions extérieures. Dans cette affaire-ci d'ailleurs, toutes les puissances, excepté nous, flattent les penchants de l'Angleterre, et se montrent prêtes à faire ce qu'elle voudra. Nous seuls, ses alliés particuliers, nous disons non. Les autres ne songent qu'à plaire; nous, nous voulons être raisonnables, au risque de déplaire. Ce n'est pas une situation bien commode, ni parfaitement sûre. On peut y réussir avec de la bonne conduite et du temps; je crois qu'on aurait tort de s'y confier. Il faut toujours craindre quelque coup fourré et soudain.»

M. Thiers ne se méprenait pas sur les périls de cette situation; il m'écrivait, le 21 mars:

«Si lord Palmerston veut absolument prendre une mesure contre le pacha, avec trois cours du continent au défaut de quatre, s'il en est ainsi, un peu plus tôt, un peu plus tard, les propositions Brünnow seront signées, sous une forme ou sous une autre. Cette situation n'a été créée ni par vous ni par moi. Nous n'y pouvons rien.» C'était à la note du 27 juillet 1839, par laquelle les cinq grandes puissances avaient détourné le sultan de l'arrangement direct avec le pacha, en lui promettant leur accord et leur action commune, que M. Thiers faisait remonter le mal: «A l'origine, m'écrivait-il le 16 juillet, on aurait pu tenir une autre conduite; mais depuis la note du 27 juillet 1839, il n'est plus temps. Vous pouvez juger maintenant si j'avais raison de dire aux ministres du 12 mai que cette note était la plus grande faute qu'on pût commettre. C'est l'ornière dans laquelle le char a échoué, et de laquelle nous n'avons encore pu l'arracher.» M. Thiers attribuait, je crois, à cette note plus d'importance qu'elle n'en avait réellement; quand la France ne s'y serait pas associée, quand la démarche européenne aurait été faite auprès de la Porte, en juillet 1839, par quatre grandes puissances au lieu de cinq, elle aurait également empêché tout arrangement direct du sultan avec le pacha, et le concert qui, en juillet 1840, s'établit, sans nous, entre les quatre autres puissances, aurait seulement commencé un an plus tôt. Quoi qu'il en soit, M. Thiers entreprit de lutter sans bruit contre les vices de la situation dont il héritait, qu'il ne voulait pas accepter pleinement, et qu'il ne croyait pas pouvoir répudier ouvertement. Dans cet espoir, il me donna deux instructions principales: la première, de gagner du temps, de dire que nous n'avions point d'opinion absolue, point de parti pris, de discuter les politiques diverses, de démontrer les inconvénients de celle que lord Palmerston voulait faire prévaloir, et de retarder ainsi toute résolution définitive; la seconde, de me refuser à toute délibération commune avec les quatre puissances, de n'avoir en quelque sorte de rapports officiels qu'avec les ministres anglais, et de dégager ainsi le gouvernement français des liens que la note du 27 juillet 1839 lui avait imposés. Il s'appliquait à bien établir qu'il ne négociait, sous main, entre la Porte et le pacha, aucun arrangement direct, et que la France ne manquait point aux obligations de concert européen qu'elle avait contractées; mais il espérait qu'avec le temps, sous le poids des périls et des embarras de la situation, en présence des difficultés sans cesse renaissantes du concert entre les cinq cours, le sultan et le pacha finiraient en effet par s'arranger directement; ou bien que, de guerre lasse, les puissances elles-mêmes se résigneraient à accepter et à garantir, entre la Porte et son vassal, le maintien du statu quo; ce qui était, à son avis, la meilleure des combinaisons.

Cette politique avait le grave défaut d'être plus compliquée et plus exigeante, au fond, qu'elle ne voulait le paraître: elle marchait à son but par des voies lentes et indirectes; et ce but, s'il eût été atteint, eût été, pour les quatre puissances, surtout pour le cabinet anglais, un éclatant échec. Tout l'espoir de M. Thiers se fondait sur la double confiance que Méhémet-Ali résisterait énergiquement à toute combinaison qui lui enlèverait la Syrie, et que tous les moyens de coaction qu'on tenterait contre lui seraient vains. Sa conviction sur ces deux points était si profonde qu'il regardait la politique de lord Palmerston à l'égard de l'Orient comme une politique d'aveuglement et de ruine: «On perdra ce qu'on veut sauver, m'écrivait-il; on expose l'Empire turc à la dissolution par une incertitude prolongée, et l'Empire égyptien à l'agression par des provocations imprudentes.» Et l'état des esprits en France, dans les Chambres comme dans le public, mettait cette confiance du cabinet français dans Méhémet-Ali bien à l'aise, car on lui faisait un devoir de soutenir la cause égyptienne; la fortune du pacha semblait un gage assuré de sa force comme de son énergie; il avait frappé les imaginations; il excellait à caresser les intérêts et les personnes. Il y avait là une de ces illusions précipitées qui s'emparent quelquefois des peuples, et que l'expérience, la plus rude expérience, peut seule dissiper.

J'avais encore ma part de cette illusion; je m'en méfiais pourtant et je commençais à sentir vivement le faible de la politique que j'étais chargé de défendre. Je m'efforçais de faire partager à mon gouvernement mon impression en lui signalant, tantôt le péril prochain d'une solution adoptée et imposée, sans nous, par le concert des quatre autres puissances, tantôt le grave inconvénient de notre tendance à laisser de côté les trois puissances continentales pour ne traiter sérieusement qu'avec l'Angleterre seule. En répondant le 16 avril à la dépêche du 14, dans laquelle M. Thiers me donnait cette instruction, je lui dis: «Il y aurait plus d'inconvénient que d'avantage à faire, de la dépêche que Votre Excellence vient de m'adresser, un usage officiel. Je crois que, si j'en donnais communication, même partielle et par simple voie de lecture, à lord Palmerston, elle le porterait peut-être à des résolutions extrêmes, comme contenant, non un refus de nous associer à des conférences, ce qu'il ne demande point, mais un refus de continuer à négocier de concert avec les quatre puissances, par simple voie de conversation et dans l'unique but de se mettre d'accord sur quelque arrangement. Lord Palmerston met, à ce concert, une extrême importance; soit parce que son amour-propre y est engagé, soit parce qu'il le regarde comme le seul moyen de profiter de la disposition de la Russie à abandonner le protectorat exclusif de Constantinople, et à prendre simplement sa place dans le protectorat européen. Le cabinet anglais ne demandera pas mieux, je pense, que de nous voir traiter de cette grande affaire surtout avec lui et par son entremise; la position qui lui est faite par là lui convient, et nous pouvons, de notre côté, en tirer parti. Mais la cessation de toute communication sur la question d'Orient avec les trois autres puissances continentales, l'abandon officiel de tout travail pour amener, entre elles et nous, un concert efficace, embarrasseraient, irriteraient, non-seulement l'Autriche et la Prusse qui se montrent en ce moment bien disposées, mais peut-être le cabinet anglais lui-même, et altéreraient la situation actuelle dans ce qu'elle a de favorable.»

Notre situation en effet était alors en voie d'amélioration. Beaucoup de gens, dans les Chambres et dans le public anglais, se montraient de plus en plus frappés du prix de notre alliance, de la nécessité de faire des sacrifices pour la maintenir, et du danger que tout arrangement conclu sans nous ne fût inefficace et ne tournât au profit de l'influence russe. Je connaissais bien les dissentiments intérieurs du cabinet, les efforts de lord Holland pour que la politique anglaise se rapprochât de la nôtre, les incertitudes croissantes de lord Melbourne, les hésitations naissantes de lord Lansdowne, peut-être même de lord John Russell. Je savais que, parmi les radicaux de la Chambre des communes et les whigs les plus voisins des radicaux, l'idée de se séparer de la France pour s'unir à la Russie, et de risquer une guerre en Orient et toutes les dépenses comme toutes les chances de la guerre, pour arracher la Syrie à Méhémet-Ali, inquiétait et choquait de plus en plus beaucoup d'hommes influents. Mais si je me fusse hâté d'intervenir dans ce travail, si j'eusse donné le moindre prétexte à supposer que je voulais le fomenter pour l'exploiter, non-seulement il se serait arrêté, mais il aurait probablement fait place à une réaction en sens contraire. Je crus donc devoir laisser le mouvement à son cours naturel, et ne pas chercher à le pousser trop vite ou à en profiter trop tôt. Je me tins fort tranquille; je n'allai avec personne au-devant de la conversation; je ne l'acceptai même pas toujours quand on me l'offrait, et les occasions ne m'en manquaient pas. Le lundi 30 mars, j'étais au bal chez la reine. Lord Palmerston, passant avec moi dans un salon voisin de la galerie de Buckingham-Palace, se montra clairement disposé à entrer en conversation sur l'Orient. Je crus qu'il valait mieux me tenir encore à l'écart, et le laisser aux prises avec le travail purement anglais qui se faisait autour de lui. Quelques bruits me revenaient pourtant qu'il paraissait croire, ou du moins qu'il affectait de dire qu'on avait tort de s'inquiéter, qu'on n'en serait pas réduit à se séparer de la France, qu'au dernier moment, plutôt que de rester seule, elle accepterait les arrangements proposés. Il ajoutait, me disait-on, que, pourvu que lord Melbourne, lord John Russell et lui demeurassent bien unis, ce résultat était assuré. Ces bruits prenaient d'heure en heure plus de consistance. Il me parut dès lors évident que lord Palmerston lui-même était préoccupé de la disposition des esprits et des dissentiments intérieurs du cabinet; si je continuais à éluder plutôt qu'à chercher la conversation avec lui, il m'attribuerait l'intention formelle de diriger contre lui ce petit travail, et en prendrait beaucoup de méfiance et d'humeur; le moment était donc venu d'essayer d'attirer lord Palmerston lui-même dans le mouvement qui nous était favorable, au lieu de paraître l'en exclure, et la légère inquiétude qu'il ressentait tournerait peut-être à notre profit si, après l'avoir laissé naître, je venais moi-même la dissiper en reprenant avec lui la question comme si son avis seul devait la décider; enfin il me parut que le moment était venu aussi de bien marquer de nouveau, conformément à mes instructions, la limite de notre politique, et de ne laisser à lord Palmerston aucun espoir de nous entraîner dans la sienne. Je lui écrivis donc, le 1er avril, que je désirais m'entretenir avec lui, et ce même jour, vers quatre heures, je me rendis au Foreign-Office où il m'attendait.

Nous causâmes d'abord, et très-amicalement, très-confidemment, du cabinet anglais et de ce qui faisait sa force réelle dans une situation sans cesse menacée et en apparence si précaire. Lord Palmerston me parla beaucoup de l'Irlande, de ses progrès dans les voies de l'ordre et du bien-être général, de l'impossibilité absolue de la gouverner comme on la gouvernait autrefois: «On en est bien convaincu en Angleterre même, me dit-il, plus convaincu qu'on n'en veut convenir; si le Parlement était dissous, nous n'aurions rien à en craindre; nous gagnerions quelque chose dans les bourgs et nous ne perdrions pas dans les comtés.» Je remarquai cette parole que rien n'avait provoquée, mais sans y attacher grande importance; c'était l'expression d'un sentiment et non l'indication d'un dessein.

Comme la conversation tombait: «Mylord, lui dis-je, j'ai désiré causer avec vous, non que j'aie rien de nouveau à vous dire, non que je désire recevoir de vous une réponse à ce que je pourrai vous dire; je vous prie d'avance au contraire de ne pas me répondre. Mais au moment où Nouri-Efendi vient d'arriver et où la négociation va recommencer, je tiens beaucoup à ce que vous sachiez exactement ce que nous pensons, où nous en sommes, ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas accepter. Vous m'avez fait l'honneur de me témoigner quelque confiance; je serais désolé que vous pussiez jamais me reprocher de vous avoir laissé un moment dans le doute sur les intentions du gouvernement du Roi. S'expliquer bien complétement, dire au commencement ce qu'on dira à la fin, c'est, à mon avis, la meilleure preuve de sincérité et le plus sûr gage de bonne intelligence que se puissent donner des alliés.»

Lord Palmerston approuva fort; il était évidemment bien aise de me voir rentrer avec lui en conversation; il attendait curieusement ce que j'allais lui dire; je continuai:

«Eh bien, mylord, nous sommes convaincus que le seul bon arrangement en Orient, le seul efficace, c'est un arrangement pacifique, équitable envers les deux parties, accepté librement par toutes les deux. Nous sommes convaincus en même temps qu'un tel arrangement est possible. Et pour aller droit au fait, nous pensons que si le pacha, en obtenant, toujours à titre de vassal, l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie, restituait à la Porte Candie, les villes saintes et le district d'Adana, ce serait là une transaction raisonnable, et que la Porte devrait accepter. Remarquez bien, mylord, que ceci n'est point de ma part une proposition, et que je ne demande de la vôtre aucune réponse. Je ne veux que vous dire bien nettement ce qui nous paraîtrait sage et ce que nous pourrions appuyer. Au delà de ces limites, nous ne voyons qu'impossibilité et danger. Toute tentative de contraindre le pacha à rendre la Syrie est, à nos yeux, d'abord inefficace, ensuite pleine de péril pour l'équilibre et le repos de l'Europe, car elle ne peut avoir que deux effets: le premier, d'allumer en Orient la guerre civile; le second, d'y accroître l'influence russe. Nous ne saurions donc nous y associer; et si, ce qu'à Dieu ne plaise, une pareille tentative pouvait être commencée, nous serions forcés, après avoir loyalement dit à nos alliés ce que nous en pensons, de nous tenir à l'écart, n'en acceptant, pour notre compte, ni les embarras ni les périls.»

Lord Palmerston m'écoutait avec une extrême attention et en silence. Je m'arrêtai un moment; il ne prit point la parole; je repris: «Je vous le répète, mylord, bien loin de vous demander une réponse, je désire que vous ne me répondiez pas, et que vous veuilliez bien réfléchir de nouveau, à part vous, sur cette grande affaire, sur toutes les chances qui l'accompagnent et sur l'idée que nous nous en formons. Toutes les fois que j'ai eu l'honneur de vous en entretenir, vous m'avez paru justement préoccupé du désir de rendre à l'Empire ottoman quelque ensemble, quelque force, pour qu'il fût en mesure de servir lui-même, et par son propre poids, de barrière contre la Russie. C'est dans cette vue que vous vous êtes montré si frappé de l'importance de remettre entre les mains du sultan les villes saintes, seul symbole du lien religieux dans un Empire où le lien religieux est presque le seul qui subsiste encore. Ce que vous m'avez dit à ce sujet m'a beaucoup frappé, et nous croyons qu'en effet les villes saintes doivent être restituées au sultan. Mais cette restitution, mylord, ne signifie rien si elle n'est qu'une apparence. En même temps que vous remettrez au sultan le symbole de l'unité religieuse du mahométisme, il faut que vous rétablissiez cette unité elle-même; il faut que tous les musulmans se retrouvent ensemble et agissent de concert. Or, si vous prétendez enlever la Syrie au pacha, vous ferez précisément le contraire; vous diviserez profondément les musulmans; vous mettrez entre eux la guerre civile. Au moment même où vous rétablirez en apparence l'unité religieuse de l'Empire turc, vous la détruirez en réalité; vous rendrez au sultan les clefs d'un tombeau, et vous lui ferez perdre les armées de son plus puissant vassal.»

«Quel vassal que le pacha! s'écria lord Palmerston.

«Oui, mylord, un vassal très-ambitieux, sans doute, et qui a besoin d'être contenu, mais qui a su aussi, dans l'occasion, se contenir lui-même et prêter à son suzerain un très-utile appui. Avec quelles troupes, avec quels trésors le sultan a-t-il lutté contre l'insurrection grecque? Avec les troupes et les trésors du pacha. C'est le pacha qui a soutenu alors l'intérêt musulman. Et il l'a soutenu loyalement, énergiquement. Et si la Porte a perdu la Grèce, c'est vous, c'est nous, mylord, c'est l'Europe qui la lui a fait perdre, quand le pacha travaillait à la lui conserver. Ce que Méhémet-Ali fit dans ce temps-là, il le ferait encore s'il était content de sa situation et de ses rapports avec le sultan. Qu'un arrangement se fasse aujourd'hui qui satisfasse à ses justes espérances tout en lui imposant, envers la Porte, de justes devoirs, il remplira ses devoirs quand le jour en viendra; il a prouvé qu'il savait le faire. L'Empire ottoman aura retrouvé ainsi, en lui, un appui efficace, et vous aurez vraiment rendu à cet Empire, dans les limites et aux conditions aujourd'hui possibles, l'unité que vous lui souhaitez avec tant de raison.»

Lord Palmerston persista à combattre ces idées, qui pourtant le frappaient; il rechercha toutes les différences qu'on pouvait signaler entre la situation de Méhémet-Ali lors de l'insurrection grecque et sa situation en 1840. Il insista sur l'importance de la Syrie pour l'Empire ottoman, non-seulement à cause des ressources que cet Empire en pouvait tirer, mais parce que, entre les mains du pacha, elle coupait les territoires du sultan et ne lui laissait, avec ses provinces orientales, que des communications difficiles et précaires. Il reprit ses arguments habituels sur la nécessité de relever la Porte et de ne pas consacrer les prétentions d'un vassal ambitieux. «Est-il donc impossible, me demandait-il, de faire comprendre à la France que là aussi est son grand et véritable intérêt?—La France le croit, mylord, lui répondis-je, et il n'est pas nécessaire de l'en convaincre; mais elle ne se forme pas, nous ne nous formons pas la même idée que vous de l'état des faits en Orient et des moyens d'y atteindre notre but commun. Là est notre dissidence, et nous donnerions beaucoup pour qu'elle cessât, car, au fond, je ne me lasserai pas de le répéter, il n'y a de diversité entre nous, en Orient, que pour des intérêts secondaires; le grand, le véritable intérêt est le même, comme vous le dites, pour vous et pour nous.»

Arrivé à ce point, loin de rien faire pour soutenir la discussion, je la laissai languir et tomber. De la part de lord Palmerston, elle avait été molle et incertaine; tout en persistant dans sa politique, il se sentait dans une situation un peu embarrassée et avec une conviction un peu troublée. Il ne voulait ni adhérer aux idées que j'exprimais, ni les écarter absolument. Il me savait gré de la confiance amicale de mon langage, peut-être même de la netteté de mes déclarations, et sans me rien céder, il hésitait à m'opposer des déclarations également nettes. Je n'eus garde de le jeter dans la polémique, et je sortis le laissant, je crois, assez préoccupé de notre entretien. Il ne m'avait rien dit qui m'autorisât à penser que ses intentions fussent changées ou près de changer; mais depuis que nous discutions ensemble cette grande affaire, c'était la première fois que la possibilité d'un arrangement qui donnât à Méhémet-Ali l'hérédité de la Syrie comme de l'Égypte en ne rendant à la Porte que l'île de Candie, le district d'Adana et les villes saintes, s'était présentée à lui sans révolter son amour-propre et sans qu'il la repoussât péremptoirement.

Je rendis compte immédiatement à M. Thiers de cet entretien; mais tout en lui faisant entrevoir des chances plus favorables, je les trouvais moi-même si incertaines que je m'empressai d'ajouter: «Je prie Votre Excellence de ne pas donner à mes paroles plus de portée qu'elles n'en ont dans mon propre esprit. Je la tiens exactement au courant de toutes les oscillations, bonnes ou mauvaises, d'une situation difficile, complexe, où le péril est toujours imminent, et dans laquelle, jusqu'à ce jour, nous avons plutôt réussi à ébranler nos adversaires sur leur terrain qu'à les attirer sur le nôtre.»

Le 7 avril au soir, je trouvai, en rentrant chez moi, une note du plénipotentiaire turc, Nouri-Efendi, datée du même jour et qui demandait la reprise de la négociation. Nouri-Efendi était ambassadeur ordinaire de la Porte à Paris et venait à Londres en mission spéciale et temporaire. «S'il est chargé de résoudre la question, me disait M. Thiers en m'annonçant son départ, nous avons le temps de la réflexion, et nous ne serons pas devancés par un résultat inattendu et précipité. Je dois vous avertir qu'il m'a dit, à moi, qu'il n'avait ni pouvoirs ni instructions. Il a insisté pour avoir, auprès de vous, des recommandations très-vives; il voulait, disait-il, se diriger par vos conseils. J'ai accueilli tout cela avec une politesse démonstrative, mais sans y compter beaucoup. Cependant Nouri-Efendi, étant destiné à retourner à Paris, veut bien vivre avec vous. Il est possible qu'il veuille notre faveur plutôt que celle de l'Angleterre. Vous pouvez donc tirer quelque parti de cette circonstance.» La note de Nouri-Efendi ne répondait guère à cette attente: évidemment rédigée par un Européen et probablement concertée, plus ou moins directement, avec lord Palmerston, elle avait pour principal objet de représenter la France comme étroitement liée aux quatre autres puissances, et l'hérédité de l'Égypte comme la seule concession que la Porte voulût faire à Méhémet-Ali. Nouri-Efendi se déclarait «muni de l'autorisation nécessaire pour conclure et signer, avec MM. les représentants des cinq cours, une convention, laquelle aurait pour but d'aider le sultan à faire exécuter cet arrangement;» et c'était à la note du 27 juillet 1839 que le plénipotentiaire turc rattachait sa demande, comme à la source et à la règle de toute la négociation[2].

[Note 2: Pièces historiques, Nº II.]

Je répondis sur-le-champ à Nouri-Efendi par un simple accusé de réception et en lui disant que je m'empressais de porter sa note à la connaissance de mon gouvernement. Deux jours après, j'étais allé voir lord Palmerston pour d'autres affaires: «Eh bien, me dit-il comme je sortais, nous avons tous reçu une note de Nouri-Efendi.—Oui, mylord, je l'ai transmise sur-le-champ à mon gouvernement.—Elle m'a paru assez bien rédigée; en tous cas, c'est un point de départ.»

Je ne répondis rien. Le surlendemain, 12 avril, j'appris à Holland-House que les quatre plénipotentiaires d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse et de Russie, avaient, non pas officiellement, mais de fait, concerté leurs réponses, qu'elles étaient à peu près identiques, qu'elles ne se bornaient point à un accusé de réception pur et simple, et qu'ils regrettaient que la mienne ne fût pas semblable à la leur, et qu'elle fût partie auparavant. Je reçus, le lendemain matin, ce billet de lord Palmerston: «Mon cher ambassadeur, voici copie de la réponse que j'ai donnée à la note de Nouri-Efendi. N'est-ce pas que vous répondrez à peu près dans le même sens?» La réponse anglaise ne limitait pas expressément à l'hérédité de l'Égypte, comme le faisait la note turque, les concessions de la Porte à Méhémet-Ali; mais elle se rattachait également aux engagements primitifs et communs des cinq puissances, déclarant que «le gouvernement britannique était prêt à concerter, avec Nouri-Efendi, et d'accord avec les représentants d'Autriche, de France, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens de réaliser les intentions amicales que ces plénipotentiaires des cinq puissances avaient manifestées, au nom de leurs cours respectives, à l'égard de la Porte, par la note collective du 27 juillet 1839.»

J'avais, par ma réserve, bien pressenti les intentions et ménagé la situation du gouvernement du Roi. M. Thiers, en me répondant, jugea sévèrement la note de Nouri-Efendi. Sa première impression fut de ne pas prendre au sérieux un document dans lequel, sans tenir aucun compte des incidents survenus dans la négociation depuis le 27 juillet 1839, on se bornait à reproduire purement et simplement une argumentation si souvent et si victorieusement repoussée: «Comme il serait superflu, me dit-il, de prolonger indéfiniment un pareil débat, nous ne répondrons pas à la note dont il s'agit.» Il reconnut bientôt que le complet silence amènerait une rupture inopportune, et n'était pas nécessaire pour assurer l'indépendance de notre politique; et je fus autorisé à répondre, le 28 avril, à Nouri-Efendi par une note qui, sans aucun rappel de la note du 27 juillet 1839, sans aucun engagement collectif, se bornait à déclarer que «conformément aux instructions que j'avais reçues du gouvernement du Roi, j'étais prêt à rechercher, avec les représentants des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens d'amener en Orient un arrangement qui mît un terme à un état de choses aussi contraire au voeu commun des cinq puissances qu'aux intérêts de la Porte ottomane.»

Ni la demande ni les réponses ne faisaient faire encore à la négociation aucun progrès; mais le mouvement y était rentré. Dès qu'on avait su Nouri-Efendi arrivé à Londres, et avant la remise de sa note, le baron de Bülow était venu me voir: «Tout ce que nous désirons, m'avait-il dit, c'est que la France ne se sépare pas des autres puissances dans cette affaire; c'est presque la seule instruction que j'aie reçue de mon roi. N'y aurait-il pas quelque moyen terme qui mît à couvert, pour tout le monde, les anciens engagements, les situations personnelles, et qui pût devenir, entre le sultan et le pacha, la base d'un arrangement pacifique? Il faut chercher des combinaisons variées, quelques petites concessions de plus, de l'une et de l'autre part, quelques modifications dans la forme ou dans la qualification de la domination du pacha, en un mot un terrain un peu nouveau sur lequel nous puissions nous réunir.»

La même idée s'était laissé entrevoir dans la conversation de quelques membres du corps diplomatique, étrangers à l'affaire, mais qui m'en parlaient quelquefois. Je ne l'avais ni accueillie ni repoussée. Je m'étais borné à redire, comme à lord Palmerston et à lord Melbourne, que le gouvernement du Roi n'avait, quant à la distribution des territoires et à la forme des dominations en Orient, point de système personnel ni de résolution irrévocable, et que son seul principe fixe était le maintien de la paix par une transaction agréée des deux parties. Après la note de Nouri-Efendi, les insinuations devinrent plus précises et plus pressantes; le baron de Bülow revint me chercher: «Il ne m'appartient pas, me dit-il, de rien proposer, de rien indiquer même directement; mon gouvernement est, de tous, le plus étranger à la question; mais il désire beaucoup, beaucoup, qu'elle soit résolue de concert entre les cinq puissances. Il y a des embarras; il faut que ce qu'on fera se rattache à la note commune du 27 juillet 1839, et satisfasse, dans une certaine mesure, à ses promesses; il faut que la dignité, que la situation de tous soient ménagées, et que chacun puisse accepter la transaction sans se donner à lui-même un démenti. Pourquoi n'accorderait-on pas, par exemple, à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte et le gouvernement viager de la Syrie? Voilà une transaction possible. Peut-être y en a-t-il d'autres. Je répète qu'il ne m'appartient pas de les proposer; mais il faut les chercher; nous finirons par en adopter une.»

J'écoutais attentivement; je répondais d'une façon générale et peu significative; M. de Bülow continua: «Eh mon Dieu, l'hérédité même de la Syrie accordée au pacha qui rendrait à la Porte l'Arabie et le district d'Adana, cela même ne serait peut-être pas impossible si nous étions sûrs qu'en cas de refus du pacha, vous serez effectivement avec nous pour l'obliger à en finir, et que nous ne nous retrouverons pas dans la situation où nous sommes aujourd'hui. La crainte de retomber dans cette situation, même après avoir cédé, c'est peut-être là ce qui embarrasse et retient le plus lord Palmerston. L'empereur de Russie répète sans cesse qu'il ne met pas grande importance à telle ou telle distribution des territoires entre le sultan et le pacha, et qu'il est prêt à accepter celle qui conviendra aux autres puissances; mais que, lorsqu'une fois on aura décidé, la décision doit être efficace, et qu'il ne veut pas s'exposer au ridicule de l'Europe impuissante contre le pacha. Et l'Autriche elle-même, quoiqu'elle n'ait aucun goût pour les moyens de coaction, le jour cependant où l'on se serait mis d'accord sur une transaction, l'Autriche la voudrait efficace et le dirait. Ne vous y trompez pas: si nous étions sûrs que, l'arrangement une fois convenu, les cinq puissances seront bien unies pour peser sur le pacha de manière à le lui faire accepter, il est probable que, sur l'arrangement même, nous serions plus faciles.»

Deux jours plus tard, le 15 avril, ce fut le plénipotentiaire autrichien, le baron de Neumann, qui vint me voir. J'étais sorti. Il revint deux heures après, et me confirma tout ce que le baron de Bülow m'avait dit de ses dispositions. Il alla plus loin. Il me témoigna un vif désir que des instructions positives m'arrivassent, et que les autres plénipotentiaires pussent bien savoir quel arrangement aurait décidément l'approbation du gouvernement du Roi. J'allais prendre la parole; M. de Neumann continua: «Nous regardons comme indispensable, me dit-il, que le sultan ne reste pas dans l'état d'humiliation et d'impuissance auquel il est réduit, qu'il recouvre une certaine étendue de territoire, qu'il obtienne des sûretés contre les nouveaux desseins ambitieux que pourrait former le pacha, que les villes saintes, par exemple, rentrent sous sa domination, que Candie lui soit rendue, que la restitution du district d'Adana le remette en possession des défilés du Taurus….» Je continuais d'écouter; M. de Neumann s'arrêta là: «Nous n'avons, quant à nous, dis-je alors, aucune objection à cet arrangement; nous le trouvons raisonnable et nous pensons que, si la proposition en était faite, le pacha devrait l'accepter.—Mais la proposition pourrait en être faite par la Porte elle-même, reprit M. de Neumann; c'est avec la Porte que nous avons traité et que nous traitons; c'est à elle que nous avons adressé ensemble la note du 27 juillet 1839; nous ne connaissons que la Porte; nous sommes derrière elle. Si le sultan proposait au pacha l'arrangement dont nous parlons, en lui accordant l'hérédité de l'Égypte et lui laissant la Syrie comme il la possède aujourd'hui, les cinq puissances n'auraient rien à faire que de déclarer qu'elles approuvent cette transaction et qu'elles l'appuieront de concert.—J'ignore tout à fait, monsieur le baron, lui dis-je, si le pacha se contenterait de garder la Syrie comme il la possède aujourd'hui, et s'il ne persisterait pas à en réclamer l'hérédité comme celle de l'Égypte. Le gouvernement du Roi ne met, pour son propre compte, que peu d'importance à la distribution des territoires entre les deux parties; mais il en met beaucoup à ce que la transaction soit agréée de toutes deux et demeure pacifique; or rien ne nous autorise à penser que le pacha soit disposé à céder sur l'hérédité de la Syrie.»

M. de Neumann n'approuva et ne contesta rien à cet égard; cependant son silence avait assez l'air de dire que l'hérédité même de la Syrie n'était pas, à ses yeux, une concession impossible à faire faire par la Porte si du reste l'arrangement dont nous venions de parler était approuvé et efficacement soutenu par les cinq puissances. Il reprit: «Mon gouvernement désire autant que le vôtre le maintien de la paix en Orient; il est fort peu enclin à l'emploi des moyens de contrainte; il en connaît, comme vous, les difficultés et les périls; ce qui importe, c'est qu'il y ait arrangement, arrangement efficace, et l'arrangement efficace ne peut avoir lieu que si nous en tombons tous d'accord. L'empereur mon maître et le roi de Prusse le désirent également. Qu'une transaction agréée par vous soit donc proposée; elle peut l'être de plusieurs manières; nous serons fort disposés à l'appuyer, et lord Palmerston lui-même y sera amené. Soyez sûr que la question est près de sa maturité, et que le moment approche de s'entendre définitivement.»

Peu après m'avoir fait ces ouvertures, les deux plénipotentiaires allemands allèrent, avec le plénipotentiaire russe, passer quelques jours à Stratfieldshaye, et demander conseil au duc de Wellington dont l'opinion avait toujours, auprès des cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, beaucoup de poids. On m'avait dit que le duc était assez vif contre le pacha d'Égypte et favorable à l'emploi des moyens de contrainte. Il n'en était rien; les conseils du duc de Wellington furent au contraire modérés; il dit aux plénipotentiaires continentaux que, dans l'arrangement à intervenir, les limites des territoires importaient assez peu, qu'il fallait qu'il y eût un arrangement, un arrangement agréé des cinq puissances, que toute séparation de l'une d'elles serait un mal plus grave que telle ou telle concession territoriale, et que c'était là surtout ce qu'il fallait éviter. A leur retour de Stratfieldshaye, MM. de Neumann et de Bülow me témoignèrent les mêmes dispositions qu'avant leur départ.

Dans ces entretiens des deux plénipotentiaires allemands, rien ne m'avait indiqué s'ils avaient déjà parlé à lord Palmerston des concessions dont ils me faisaient entrevoir la possibilité, et s'ils l'avaient trouvé disposé à s'y prêter. En rendant compte à Paris de leurs ouvertures, je demandai des instructions précises sur la suite que j'y devais donner. Le cabinet ne vit dans ces ouvertures qu'un symptôme de l'embarras et de l'hésitation des deux puissances continentales qui voulaient naguère encore imposer au pacha d'Égypte des conditions si dures; les perpétuelles tergiversations par lesquelles avait été marquée, depuis un an, la politique du cabinet de Vienne ne permettaient pas, m'écrivit-on, d'attacher beaucoup de valeur à ce retour si incomplet vers des idées plus raisonnables, et le seul principe auquel l'Autriche fût restée fidèle dans cette grande question était évidemment la volonté absolue de ne pas nous donner raison contre les autres cabinets, alors même que nos intérêts étaient, au fond, d'accord avec les siens. D'ailleurs les nouvelles de Constantinople donnaient lieu de croire que les espérances que la Porte avait fondées sur les négociations de Londres commençaient à s'évanouir; elle ne comptait plus guère sur un prochain accord des puissances pour forcer Méhémet-Ali à abandonner ses prétentions; et comme l'épuisement des ressources de l'Empire ottoman ne lui permettait pas d'accepter un statu quo indéfini, les idées de conciliation et les chances d'arrangement direct entre le sultan et le pacha regagnaient peu à peu du terrain. Je ne fus donc chargé de donner aux tentatives de la Prusse et de l'Autriche aucun encouragement.

Mais des ouvertures à la fois plus limitées et plus pressantes ne tardèrent pas à m'arriver. Je reçus le 5 mai une nouvelle visite du baron de Neumann; il venait, me dit-il, non pas m'apporter, sur les affaires d'Orient, une proposition du cabinet autrichien, mais me dire quelles étaient, dans la pensée de ce cabinet et d'après les instructions qu'il venait d'en recevoir, les bases sur lesquelles on pourrait s'entendre, et en faveur desquelles il était prêt à insister de toute sa force auprès de lord Palmerston, avec l'espoir de les lui faire accepter. Ces bases seraient un partage de la Syrie entre le sultan et le pacha; partage dans lequel le pacha conserverait tout le territoire compris au sud et à l'ouest d'une ligne partant de Beyrouth et allant rejoindre la pointe septentrionale du lac de Tibériade, c'est-à-dire la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris cette place même, et presque jusqu'aux frontières des pachaliks de Tripoli et de Damas.

C'était là une addition considérable à la concession que, le 30 octobre 1839, lord Palmerston avait faite un moment au général Sébastiani, car cette première concession ne comprenait ni la partie septentrionale du pachalik de Saint-Jean d'Acre ni surtout cette place même. Et sur notre hésitation à l'accepter, lord Palmerston s'était empressé de retirer son offre, évidemment moins étendue que celle que le baron de Neumann venait m'apporter.

Sans faire au plénipotentiaire autrichien aucune observation, je lui demandai si ce serait à titre héréditaire que ces territoires seraient concédés au pacha. Il ne pouvait, dit-il, me répondre à cet égard avec certitude; il y aurait là encore, auprès de lord Palmerston, une grosse difficulté; cependant il croyait qu'on arriverait à la concession de l'hérédité, pour cette partie de la Syrie comme pour l'Égypte. Il ajouta qu'il avait fait, la veille, à lord Palmerston la même ouverture, et que lord Palmerston l'avait engagé à m'en parler, disant qu'il m'en parlerait aussi. Le baron de Neumann finit par me dire que, si Méhémet-Ali n'acceptait pas cet arrangement, l'Autriche, sans fournir aucunes troupes, était disposée à unir son pavillon à celui de l'Angleterre et de la Russie dans l'emploi des moyens de contrainte maritime, et que lord Palmerston lui avait paru décidé à pousser l'affaire jusqu'au bout, quand même l'Angleterre en resterait seule chargée.

Je vis lord Palmerston le surlendemain, et il me parla le premier, en y adhérant positivement, de l'ouverture que le baron de Neumann venait de me faire. L'abandon de la forteresse de Saint-Jean d'Acre à Méhémet-Ali lui coûtait évidemment beaucoup; il s'en dédommagea en me disant, ce que je savais déjà, que, pour cet arrangement et si le pacha s'y refusait, l'Autriche consentait à concourir aux moyens de contrainte en joignant son pavillon aux pavillons de l'Angleterre et de la Russie. Il me développa alors son plan de contrainte, qui consistait dans un triple blocus d'Alexandrie, des côtes de la Syrie et de la mer Rouge. Il se montra persuadé qu'un tel blocus, obstinément prolongé, s'il le fallait, forcerait le pacha à céder, sans qu'il y eût aucune nécessité de faire une campagne de terre et d'y employer des troupes russes. Il était, me dit-il, très-décidé à poursuivre vigoureusement ce moyen si les nouvelles bases d'arrangement n'étaient pas acceptées. Je fis quelques observations sans entrer en discussion. Au point où l'affaire était parvenue, la discussion suscitait plus d'obstination qu'elle ne pouvait résoudre de difficultés. Le moment d'ailleurs était peu favorable; je voyais lord Palmerston à la fois vivement contrarié d'abandonner Saint-Jean d'Acre et rendu très-confiant par l'adhésion de l'Autriche à l'emploi des moyens de contrainte. Je me bornai à persister dans le système que j'avais jusque-là soutenu, en disant que j'avais déjà transmis ces nouvelles ouvertures au gouvernement du Roi, que j'attendais sa réponse, et que, dans tous les cas, il aurait besoin de temps pour voir si le succès d'un tel arrangement pouvait être amené par les voies pacifiques, qu'il regardait toujours comme les seules praticables et efficaces.

Le temps ne devait pas manquer au gouvernement du Roi pour délibérer sur la résolution qu'il avait à prendre. La Porte n'avait fait aller Nouri-Efendi de Paris à Londres que pour prendre acte de l'admission de son plénipotentiaire dans la négociation; elle y voulait avoir un agent plus capable et qui, venant de Constantinople, fût mieux informé de l'état des affaires en Orient et pût mieux éclairer les diplomates d'Occident sur les chances de succès de leurs diverses combinaisons. On annonça l'arrivée prochaine de Chékib-Efendi, l'un des plus intelligents confidents de Reschid-Pacha. La question d'Orient fut ainsi quelque temps suspendue; et d'autres affaires, beaucoup moins graves mais d'un vif intérêt momentané, devinrent pour quelques semaines, entre Paris et Londres, le principal objet d'attention et de négociation.

CHAPITRE XXIX

NÉGOCIATIONS DIVERSES.

Querelle entre l'Angleterre et le royaume de Naples à propos des soufres de Sicile.—Son origine et ses causes.—Légitimité des réclamations du cabinet anglais et violence de ses actes.—Ouvertures que je fais à lord Palmerston pour la médiation de la France—Il les accepte.—Instructions de M. Thiers à ce sujet.—La négociation se poursuit.—Oscillations du roi de Naples Ferdinand II.—Il se décide à accepter la médiation de la France.—Doutes de lord Palmerston.—Bonne issue de la négociation et arrangement définitif.—M. Thiers me charge de demander la restitution à la France des restes de l'empereur Napoléon enseveli à Sainte-Hélène.—Mon sentiment à ce sujet.—Note que j'adresse le 10 mai à lord Palmerston.—Le gouvernement anglais accède à la demande.—Mesures d'exécution à Paris et à Londres.—Choix des commissaires envoyés à Sainte-Hélène.—Mon intervention à l'appui de la compagnie chargée de la construction du chemin de fer de Paris à Rouen.—Tentative d'assassinat sur la reine Victoria.—Démarche du corps diplomatique à Londres.—Mon dîner dans la Cité à Mansion-House.—Dîner anniversaire de l'Académie royale pour l'encouragement des beaux-arts.—Discours que j'y prononce et accueil que j'y reçois.

Quelques semaines après mon arrivée à Londres, le bruit se répandit que la guerre était près d'éclater entre l'Angleterre et le royaume de Naples. On ne savait pas bien pourquoi cette guerre, ni dans quelle mesure elle était probable; on parlait des soufres de Sicile, des obstacles apportés par le roi de Naples à leur libre exportation, du dommage qui en résultait pour le commerce anglais; mais aucun acte connu, aucune déclaration publique du cabinet britannique ne donnaient lieu de croire que la guerre pût naître de cette cause; et les préparatifs militaires bruyamment ordonnés à Naples semblaient hors de toute proportion avec la question et le péril; toutes les côtes du royaume devaient être mises en état d'armement; un camp se formait près de Reggio; une levée en masse de la réserve était prescrite; dix à douze mille hommes recevaient l'ordre de partir pour la Sicile; le roi Ferdinand lui-même était, disait-on, sur le point de s'embarquer pour aller veiller en personne à la défense de l'île. On ne s'expliquait pas de telles alarmes; les journaux anglais les mieux informés y cherchaient d'autres motifs que l'affaire des soufres; selon le Morning Chronicle, qui passait alors pour dévoué à lord Palmerston, les mesures napolitaines devaient être attribuées à la probabilité d'une rupture avec le bey de Tunis plutôt qu'à la crainte d'hostilités de la part de l'Angleterre. L'incertitude était si grande à Londres que je cherchais des informations à Paris: «Je demande ici à tout le monde, écrivais-je, des nouvelles de cette guerre; personne ne me répond; personne ne semble en rien savoir; pas plus les ministres que les autres; et ils ont vraiment l'air de ne pas me répondre parce qu'ils ne savent pas. Du reste c'est bien de ce temps et de ce pays-ci d'avoir deux guerres sur les bras, l'une en Chine pour des pilules, l'autre à Naples pour des allumettes.»

Je reçus, sous la date du 29 mars 1840, une lettre de M. d'Haussonville, alors chargé d'affaires de France à Naples, qui me donna, sur la question et sur la situation, des notions plus complètes et plus précises. Jusqu'en 1838, l'exploitation et le commerce des soufres de Sicile avaient été parfaitement libres; beaucoup de négociants français et anglais s'y étaient engagés; plusieurs Anglais avaient même acheté ou pris à bail en Sicile des mines de soufre (solfatare), et étaient devenus propriétaires ou fermiers exploitants aussi bien que commerçants; la fabrication de la soude artificielle, d'abord en France, puis en Angleterre, avait fait prendre à ce commerce un rapide développement; pour la France seule, l'importation des soufres siciliens s'était élevée, de 536,628 kilogrammes en 1815 à 18,578,710 kilogrammes en 1838. Des intérêts considérables s'étaient ainsi formés, plus considérables encore pour l'Angleterre que pour la France. En même temps des abus s'étaient introduits, surtout dans l'exploitation des soufres; des plaintes s'élevaient de la part des petits propriétaires de mines de soufre dans l'intérieur de l'île. Aucun droit n'avait été jusque-là perçu sur l'exploitation de cette denrée. Le roi Ferdinand II crut pouvoir à la fois apaiser les plaintes, réformer les abus et assurer au trésor de l'État napolitain un revenu considérable en concédant à une compagnie française de Marseille, sous certaines conditions et moyennant une redevance annuelle de 400,000 ducats[3], le monopole, un peu déguisé mais réel au fond, du commerce des soufres de Sicile. Ce contrat, passé le 9 juillet 1838 et qui dérogeait aux maximes les plus élémentaires de l'économie politique et commerciale, devint aussitôt, de la part de l'Angleterre, et même un peu aussi de la France, l'objet des réclamations les plus vives. Deux chargés d'affaires anglais, M. Kennedy et M. Mac-Gregor, demandèrent, à plusieurs reprises, l'abolition du monopole. Après beaucoup de consultations et d'hésitations, le roi de Naples la promit pour le 1er janvier 1840. Le prince de Cassaro, son ministre des affaires étrangères, y engagea sa parole. Le 1er janvier venu, le monopole continua. D'après l'ordre de lord Palmerston, et par une note plus fondée en droit que convenable dans les termes, M. Kennedy réclama l'exécution de la promesse qu'il avait reçue, c'est-à-dire l'annulation du contrat passé avec la compagnie Taix et l'abolition du monopole. La promesse fut renouvelée et demeura encore vaine. Dans les premiers jours de mars, M. Temple, ministre d'Angleterre à Naples et frère de lord Palmerston, revint à son poste après une longue absence et réclama de nouveau, par une note dure, l'abolition du monopole et une indemnité pour les négociants anglais qui en avaient souffert. Le roi Ferdinand, plus touché de l'offense qu'il recevait que de la promesse qu'il avait faite, déclara qu'il ne céderait point aux exigences anglaises, et ordonna au prince de Cassaro de notifier à M. Temple son refus péremptoire. Le prince de Cassaro, homme d'honneur et de sens, donna sa démission et partit pour Rome, à demi exilé. M. Temple, en vertu des instructions de lord Palmerston, transmit aussitôt à l'amiral sir Robert Stopford, qui commandait les forces maritimes anglaises dans la Méditerranée, l'ordre d'envoyer, dans les eaux de Naples et de Sicile, des bâtiments de guerre chargés de saisir tous les navires napolitains qu'ils rencontreraient, et de les emmener à Malte, où ils seraient retenus jusqu'à ce que les promesses du roi de Naples fussent exécutées et les réclamations de l'Angleterre satisfaites. Dans la première quinzaine d'avril, ces représailles étaient en plein exercice, et le roi de Naples, redoutant des coups encore plus graves, prenait toutes les mesures militaires que je viens de rappeler.

[Note 3: 1,700,000 francs.]

Me trouvant le 5 avril au Foreign-Office, je demandai à lord Palmerston quelques détails sur cette singulière querelle dont les journaux commençaient à faire grand bruit, et dont personne, parmi les gens les mieux informés, ne me paraissait à peu près rien savoir. Lord Palmerston me fit alors un long récit des faits que je viens de résumer, et arrivant à la dernière phase de l'affaire: «Quand j'ai vu, me dit-il, que le roi de Naples, au lieu d'accorder ce qu'on lui demandait et ce qu'il avait promis, prenait des mesures défensives, j'ai envoyé à mon frère un courrier porteur d'une note à communiquer au gouvernement napolitain; et si, dans quinze jours, ce gouvernement n'a pas donné une réponse satisfaisante, mon frère enverra immédiatement à l'amiral Stopford des ordres en vertu desquels l'amiral exercera des représailles qui, j'espère, seront efficaces.» Et comme j'avais l'air de ne pas bien comprendre ce que pouvaient être ces représailles, «l'amiral saisira des bâtiments napolitains, me dit lord Palmerston, et nous verrons après.»

Les réclamations du cabinet britannique étaient fondées; il y avait là des intérêts anglais gravement lésés et des promesses napolitaines étrangement méconnues. Mais il n'y a point de si bonne cause que de mauvais arguments et de mauvais procédés ne puissent gâter, et qui n'en reçoive une fâcheuse apparence. Au lieu de fonder uniquement leurs réclamations sur le dommage qu'avaient souffert leurs nationaux et sur les promesses qu'avait reçues leur gouvernement, les agents anglais prétendirent que le monopole des soufres était une violation flagrante du traité de commerce conclu le 26 septembre 1816 entre l'Angleterre et le royaume de Naples, et ils soutinrent leurs prétentions avec une arrogance qui rendait, pour le roi de Naples, les concessions plus amères et plus difficiles. En principe, l'argument puisé dans le traité du 26 septembre 1816 ne valait rien; et les jurisconsultes anglais, sir Frédéric Pollock et le docteur Phillimore, consultés par la couronne, le reconnurent avec une honorable loyauté; ils déclarèrent, d'une part, que d'après les maximes générales du droit des gens, un souverain avait pleinement le droit de prendre, dans ses États, des mesures semblables au monopole en question, à moins que, par des stipulations conclues avec d'autres souverains, il n'eût expressément renoncé à ce droit; d'autre part, que le traité du 26 septembre 1816 ne contenait aucune stipulation semblable, et n'était ainsi point violé par le monopole décrété à Naples en 1838. En fait, la dureté hautaine des agents anglais, dans leurs conversations comme dans leurs notes, avait été choquante: «Il faut en finir avec ce roitelet,» disaient-ils; et les mesures prises par le cabinet à l'appui de ce langage, quoique naturelles et probablement les seules efficaces, avaient été si inattendues qu'elles étaient regardées en général comme excessives, et que le roi de Naples, eût-il tort au fond, semblait autorisé à défendre, comme il le faisait, sa souveraineté et sa dignité. On disait partout qu'il y avait peu de vraie fierté à être si rude envers les faibles, et que, si le cabinet anglais avait eu ce différend avec la France ou les États-Unis d'Amérique, il y eût apporté plus de ménagements. Lord Palmerston lui-même avait le sentiment de cette situation et en était un peu embarrassé. Ayant eu occasion d'aller le voir le 10 avril, je lui parlai de l'état intérieur du royaume de Naples et des conséquences que pouvaient amener les récentes mesures du cabinet, conséquences bien plus graves et tout autres, à coup sûr, qu'il ne voulait. Lord Palmerston me raconta de nouveau toute l'affaire, avec un désir marqué de me prouver qu'il n'avait aucun tort, qu'il n'avait pu faire autrement, qu'au fond le roi de Naples, malgré ses promesses répétées, ne voulait pas abolir le monopole des soufres, et que, de son côté, le gouvernement anglais ne pouvait ni laisser sans protection des intérêts anglais si considérables, ni souffrir qu'on ne lui tînt pas les paroles qu'on lui avait données. Il me fut clair que, malgré sa persévérance dans ses résolutions, lord Palmerston était assez inquiet de cette affaire, du retentissement qu'elle avait en Europe, de l'ébranlement qu'elle pouvait causer en Italie, et qu'il n'avait nulle envie d'être forcé de la pousser jusqu'au bout. J'insistai sur les périls de cette situation, sur l'état des esprits en Sicile, l'irritation personnelle du roi de Naples, les complications si faciles en Europe; je rappelai que, sur la question des soufres et à son origine, le gouvernement français soutenait des intérêts analogues à ceux du cabinet anglais et avait agi de concert: «Je le sais, me dit lord Palmerston; aussi ne demandons-nous pas mieux que de marcher toujours avec vous. Pouvez-vous nous aider à finir cette affaire, et comment?—Mylord, lui dis-je, le mot de médiation est peut-être trop gros pour la circonstance, et je n'ai absolument aucune instruction à ce sujet; mais je suis sûr que le gouvernement du Roi emploierait volontiers ses bons offices pour mettre fin à une querelle qui pourrait avoir de si fâcheux résultats.—Eh bien, que votre gouvernement emploie en effet dans ce sens ses bons offices, son influence, son intervention; nous les accepterons et nous en serons fort aises. Ce qui est fait est fait. Aidez-nous à obtenir justice. En attendant, nous ne ferons rien de plus; nous ne donnerons point d'ordres nouveaux. Nous ne demandons pas mieux que de finir l'affaire à l'amiable et de vous en avoir l'obligation.»

Je rendis compte sur-le-champ à M. Thiers de cet entretien: «Je n'ai fait, lui dis-je, aucune proposition, ni pris, au nom du gouvernement du Roi, aucun engagement; mais au moment où lord Palmerston se montrait empressé d'accepter l'intervention de la France, il m'a paru convenable et utile d'accepter à notre tour son empressement. Le gouvernement du Roi trouvera peut-être, dans ce caractère, sinon de médiateur officiel, du moins d'intermédiaire officieux, les moyens d'arranger un différend plein de périls. En tout cas, il nous convient, je crois, plus que jamais de montrer l'Angleterre unie à nous, s'entendant avec nous, et recherchant, dans ses propres embarras, nos bons offices. J'ai donc saisi sans hésiter l'occasion qui s'en offrait. Le gouvernement du Roi donnera à ces ouvertures la suite et le tour qu'il jugera convenables. Je prie seulement Votre Excellence de vouloir bien appeler promptement, sur cet incident, l'attention du Roi et de son conseil, car lord Palmerston m'ayant dit de lui-même qu'il suspendrait toute mesure nouvelle, il importe que je puisse lui apprendre bientôt ce que pense et croit pouvoir faire le gouvernement du Roi.»

La réponse du cabinet français ne se fit pas attendre; M. Thiers m'écrivit le 12 avril: «Dites à lord Palmerston que, désirant donner preuve à l'Angleterre de notre bonne volonté, nous lui offrons d'intervenir, de la manière suivante, dans la question de Naples. Nous serons médiateurs ou négociateurs, comme on voudra nous appeler; mais on déclarera au prince de Castelcicala, qui part de Paris pour Londres sous trois jours, que c'est la France à laquelle est confié le soin de traiter relativement au différend survenu. Si en effet il y avait, sur cette question, négociation à Naples, négociation à Paris, négociation à Londres, notre rôle serait des plus ridicules; l'arbitrage ne serait plus qu'une confusion. Il faut que la France soit seule chargée de traiter. Cela fait, nous signifierons au roi de Naples que l'Angleterre nous a chargés du soin de négocier cet arrangement, et que nous l'invitons à nous en charger aussi. Pour le décider à nous accepter comme intermédiaires, il faudra que nous soyons munis d'une faculté, celle de suspendre les hostilités contre le pavillon napolitain. Munis de ce pouvoir par lord Palmerston, nous obligerons le roi de Naples à nous accepter comme arbitres. Lord Palmerston doit savoir que nous prononcerons l'abolition du monopole. Quant à la question de l'indemnité pour les négociants anglais, si notre avis ne convenait pas à lord Palmerston, il serait libre de ne pas accepter notre décision finale. Dans ce cas les représailles recommenceraient, et chacun des deux contendants serait laissé à lui-même et à ses forces. Cela est évidemment une médiation; mais il faut laisser le cabinet anglais choisir le nom qui lui conviendra.»

Le cabinet anglais accepta sans hésiter et le fait, et son vrai nom. Je communiquai le 14 avril à lord Palmerston les propositions de M. Thiers. Il reconnut pleinement la nécessité des deux conditions que M. Thiers attachait à la médiation, et se montra content de cette occasion de donner une preuve publique de la bonne intelligence de nos gouvernements et de leur confiance mutuelle, ajoutant qu'il avait seulement besoin d'en parler à lord Melbourne et qu'il ne me ferait pas attendre longtemps sa réponse. Le surlendemain en effet le cabinet décida qu'il acceptait la médiation de la France sur les bases que nous avions indiquées; lord Granville l'annonça officiellement à Paris; le ministre d'Angleterre à Naples, M. Temple, fut autorisé à suspendre l'exécution des mesures hostiles à partir du moment des négociations, et M. Thiers m'écrivit le 20 avril: «J'ai écrit hier par le télégraphe et j'écris aujourd'hui par exprès à M. d'Haussonville pour le charger de porter au gouvernement napolitain la proposition de la médiation. Il devra demander qu'elle ait lieu à Paris et que l'ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola, soit muni de pouvoirs illimités. Cette dernière condition est tellement absolue que, si on la refusait, nos offres d'intervention devraient être considérées comme non avenues. Ce qui me fait juger nécessaire d'établir ici le siége de la négociation, c'est beaucoup moins encore le désir de ménager la susceptibilité du roi des Deux-Siciles en lui épargnant l'humiliation d'un traité conclu, pour ainsi dire, en vue des forces anglaises, que l'avantage bien autrement sérieux de soustraire cette négociation aux tergiversations, aux incertitudes, aux revirements continuels qui constituent aujourd'hui toute la politique du cabinet napolitain.

C'était là en effet l'écueil sur lequel la négociation courait risque d'échouer. Il n'y a point de plus mauvaise école de gouvernement que le pouvoir absolu: les princes qui l'exercent deviennent étrangers à la clairvoyance, à la prévoyance, à la juste appréciation des faits, des obstacles, des forces; parce qu'ils peuvent, sans rencontrer aucune résistance, dire chez eux je veux, ils se figurent qu'ils peuvent aussi le dire aux étrangers et aux événements; ils agissent selon leur impression et leur fantaisie du moment, à la fois légers et obstinés, hautains et étourdis. S'ils sont puissants, ils poussent leurs volontés jusqu'à la démence; s'ils sont faibles, ils avancent et reculent, ils font et défont, comme des enfants. Leurs qualités mêmes tournent contre eux; la fierté ne les sauve ni de l'inconséquence ni de la faiblesse, et la dignité de leur caractère ne fait qu'aggraver leurs fautes et leurs périls. Le roi Ferdinand II portait, dès 1840, la peine de ce frivole aveuglement des souverains absolus, et tout en voulant sortir de la mauvaise situation qu'il avait encourue, il persistait dans les procédés qui l'y avaient conduit. Il accepta le 26 avril la médiation de la France; mais au même moment, pour satisfaire son humeur, il mit l'embargo sur les bâtiments anglais mouillés dans le port de Naples, ce qui empêcha le ministre d'Angleterre de donner, comme il l'avait promis, l'ordre de suspendre les hostilités, et sept bâtiments napolitains furent capturés en même temps que la médiation était proclamée. Vingt-quatre heures après, le roi sentit la nécessité de lever l'embargo, et les hostilités cessèrent; mais les premières instructions envoyées à Paris au duc de Serra-Capriola, pour suivre la négociation, étaient incomplètes; et à Londres, quoique toute intervention dans l'affaire fût interdite au prince de Castelcicala, et que lord Palmerston lui refusât même la conversation à ce sujet, cet ambassadeur mécontent essayait toujours de s'en mêler, soit pour satisfaire sa propre vanité, soit qu'il se flattât de plaire à son maître en suscitant à la médiation quelques embarras.

Ces tergiversations, ces complications qui semblaient volontaires ranimaient les méfiances et les exigences de lord Palmerston; il les témoignait en insistant pour que notre médiation mît promptement fin à une affaire dont l'issue lui paraissait toujours douteuse. M. Thiers m'écrivit le 11 juin: «Lord Granville m'a donné connaissance d'une dépêche de lord Palmerston dans laquelle ce ministre témoigne une certaine impatience de voir résoudre sans plus de retards la question des soufres de Sicile. Vous pouvez l'assurer que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour hâter les résultats de la médiation confiée à mes soins; mais n'ayant encore reçu ni de Londres ni de Naples les données indispensables pour pouvoir déterminer les catégories d'indemnitaires qui devront être appelés à liquidation, je suis obligé d'attendre que ces renseignements me soient parvenus. Quant aux objections de lord Palmerston contre l'idée d'une commission siégeant à Paris pour le règlement des indemnités, et composée d'Anglais, de Napolitains et de Français, je regretterais qu'il y persistât. Le roi de Naples aurait voulu que le gouvernement français fixât seul, en bloc, un chiffre d'indemnités. Il lui répugne beaucoup de voir ce chiffre résulter d'une liquidation proprement dite. A plus forte raison peut-être se croirait-il humilié si cette liquidation s'effectuait à Naples, sous ses yeux. J'ajouterai d'ailleurs que le mode proposé par lord Palmerston serait d'une efficacité plus qu'incertaine; car il est évident que des commissaires anglais et napolitains, sans commissaire surarbitre pour les départager, n'auraient que bien peu de chances de tomber d'accord. J'aime à penser que ces considérations suffiront pour ramener le cabinet de Londres à notre manière de voir. Lord Palmerston voudrait aussi que, sans attendre l'issue de la négociation, le roi de Naples proposât dès à présent la suppression du monopole. L'obstacle que j'y vois, c'est que le gouvernement napolitain, avant de prendre cette mesure, veut avoir constaté son droit d'imposer les soufres et d'en réglementer l'exploitation. Ce droit est au surplus d'une telle évidence que je ne comprends pas bien comment lord Palmerston peut croire que, pour le reconnaître pleinement, il a besoin d'attendre des éclaircissements plus complets. Vous pouvez lui donner l'assurance que, sur ce point, la législation napolitaine est tout à fait conforme à la nôtre. C'est donc sous l'empire du principe posé dans notre code sur les droits du gouvernement en matière d'exploitation des mines qu'ont traité les sujets anglais acquéreurs ou fermiers des soufrières siciliennes.»

Lord Palmerston se rendit à presque toutes les observations de M. Thiers, mais en insistant toujours pour que la question fût promptement vidée: «Je l'ai trouvé, répondis-je le 15 juin à M. Thiers, très-pressé en effet que la médiation atteignît son but et que le monopole des soufres fût aboli. Il m'a rappelé les craintes qu'il m'avait témoignées dès l'origine sur le désir qu'on pouvait avoir à Naples de gagner du temps et sur les lenteurs de la négociation à Paris.—Je ne comprends pas, m'a-t-il dit, pourquoi le roi de Naples n'abolirait pas immédiatement le monopole par un acte de propre mouvement et sans attendre le terme de la médiation. Il a concédé cette abolition. Il a concédé également le principe d'une indemnité en faveur des Anglais qui ont souffert du monopole. Qu'a-t-il besoin de connaître le montant, même approximatif, de cette indemnité et les diverses catégories des réclamants pour que le monopole soit aboli? Cette abolition prononcée, le médiateur sera toujours là pour protéger le gouvernement napolitain dans la question des indemnités. Et quant au droit du roi de Naples d'imposer les soufres et d'en réglementer l'exploitation, je ne comprends pas non plus en quoi ce droit peut s'opposer à l'abolition immédiate du monopole. Le roi de Naples ne peut prétendre que nous attendions, pour que cette abolition soit prononcée, qu'il ait publié son nouveau tarif sur l'exploitation des mines. Nous ne contestons point les droits inhérents à la souveraineté. Nous comprenons, en matière de mines, une législation différente de la nôtre; et nous admettons, sauf à examiner si l'application en est faite avec justice, que le principe général auquel nous avons droit, c'est que cette législation n'établisse en Sicile aucune exception, aucun privilège défavorable à nos nationaux. Mais, en aucun cas, l'abolition du monopole ne peut être à la merci des mesures futures de l'administration napolitaine, et en suspens jusqu'à ce que ces mesures soient adoptées. Le roi de Naples devrait penser d'ailleurs que, plus l'abolition se fait attendre, plus les dommages que souffrent les Anglais en Sicile, par l'effet du monopole, seront grands et leurs réclamations élevées. En sorte qu'en définitive le retard n'est bon à personne, et ne peut amener qu'un surcroît de charges et de difficultés. C'était ce que j'avais voulu prévenir en assignant, à la suspension des hostilités, un terme de trois semaines. Je vous prie instamment de mettre ces considérations sous les yeux du gouvernement du Roi.»

M. Thiers persista, avec une fermeté patiente envers le cabinet anglais comme envers le roi de Naples, dans les principes qu'il avait posés et dans l'attitude impartiale qu'il avait prise dès le commencement de la négociation. Il rédigea, sous le nom de conclusum, un projet d'arrangement qui, en ménageant la dignité du roi de Naples et en maintenant expressément ses droits de souveraineté, soit sur l'exploitation des mines dans ses États, soit sur la fixation des tarifs imposés à l'exportation des soufres, prononçait l'abolition du monopole accordé à la compagnie Taix, déterminait les limites assignées aux demandes d'indemnités anglaises, et réglait, en assurant aux deux parties des garanties efficaces, le mode de leur liquidation. Les termes de cet arrangement furent encore, pendant six semaines, l'objet de négociations minutieuses; j'eus quelque peine à les faire adopter tous par lord Palmerston; non qu'il y portât aucun mauvais vouloir; il désirait sincèrement le succès de la médiation et ne mit en avant point de prétention excessive ou intraitable; mais il a l'esprit exact, attentif aux détails, ne craint pas la dispute, et la soutient, même quand il est dans sa meilleure disposition, avec une opiniâtreté subtile. A Paris, de son côté, le duc de Serra-Capriola hésitait souvent, craignant de ne pas bien saisir les intentions flottantes de son maître. Enfin le roi de Naples donna à son ambassadeur des instructions précises et des pouvoirs complets; et lord Palmerston trouva suffisantes les satisfactions et les garanties que contenait le projet d'arrangement préparé par M. Thiers. Je transmis officiellement, le 7 juillet, ce conclusum au cabinet anglais, et j'en reçus, le même jour, l'acceptation officielle[4]. La médiation avait pleinement atteint son but spécial en mettant fin à la querelle qui menaçait de troubler le royaume de Naples, et son but général en témoignant de la bonne intelligence entre les cabinets de Paris et de Londres, et de leur désir de s'aider mutuellement. Et les relations des souverains se trouvèrent bien de cette conclusion, comme les des États: le roi Louis-Philippe avait efficacement soutenu à Naples la maison de Bourbon; et le roi de Naples, malgré ses boutades d'hésitation et d'humeur, sentait si bien quel service la médiation lui avait rendu que, pour manifester sa reconnaissance, il fit célébrer le 1er mai, à Naples, la fête du roi Louis-Philippe avec une solennité inaccoutumée.

[Note 4: Pièces historiques, Nº III.]

J'avais eu à conduire simultanément une négociation d'une tout autre nature et à laquelle j'étais loin de m'attendre. Un de mes amis m'écrivit de Paris le 7 avril: «M. Molé dit que M. Thiers négocie avec le gouvernement anglais la translation du corps de Napoléon en France. Est-ce vrai? M. Molé dit que ce sera un moment de grande émotion, qu'il en juge par lui-même. Politiquement, cela produirait de l'exaltation belliqueuse, et l'à-propos en venant, cela ne manquera pas son effet. Mais faut-il cela?» Je répondis sur-le-champ: «Il n'est pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon en France,» et en effet je n'en avais nullement entendu parler. Mais le 4 mai, après m'avoir entretenu de la question d'Orient et de la médiation napolitaine, M. Thiers m'écrivit: «J'ai maintenant à vous parler d'une affaire toute différente, mais qui a aussi son importance, bien que ce soit une affaire de sentiment. J'invoque ici tout votre zèle, car, si vous réussissez, cela vous fera autant d'honneur qu'à nous, et je vous aurai une grande reconnaissance personnelle du succès. Voici ce dont il s'agit. Le roi consent à transporter les restes de Napoléon de Sainte-Hélène aux Invalides, à Paris. Il y tient autant que moi, et ce n'est pas peu dire. Il faut donc obtenir cela du cabinet anglais. Je ne sais aucune manière honorable de motiver un refus. Si nous nous y prenions d'une manière détournée, en sondant le terrain sourdement, nous donnerions des commodités pour nous refuser; mais en demandant la chose purement et simplement, on sera placé en présence d'un refus pur et simple, et on y regardera. L'Angleterre ne peut pas dire au monde qu'elle veut retenir prisonnier un cadavre. Quand on a exécuté un condamné, on rend son corps à la famille. Et je demande pardon au ciel de comparer le plus grand des hommes à un condamné mort sur l'échafaud; mais je veux exprimer à quel point je sens l'indignité qu'il y aurait à ne pas nous rendre les restes de l'illustre prisonnier. Si l'Angleterre nous donne ce que nous lui demandons ici, elle mettra le sceau à sa réconciliation avec la France; tout le passé de cinquante ans sera aboli; l'effet, pour elle, en France sera immense. C'est sous ce point de vue qu'il faut présenter la chose. Le refus au contraire produirait une impression funeste. Je n'y crois pas; je n'y puis croire; mais il faut être armé contre toute hypothèse. Faites sentir combien cela serait révoltant. Je vous dirai entre nous qu'il faut cependant faire cette démarche de manière à pouvoir la laisser secrète, afin de ne pas être obligés de nous brouiller là-dessus. Lord Granville a été chargé d'écrire de son côté. Conduisez la chose de manière à pouvoir parler ou nous taire si nous avions un refus. Lord Granville ne croit pas au refus. Si la chose est accordée, un bâtiment partira sur-le-champ pour aller chercher la dépouille. Il faudrait qu'un commissaire anglais accompagnât le navire pour assurer la restitution. Réussissez dans cette affaire, et nous vous en laisserons tout l'honneur.»

Mon premier mouvement, en recevant cette instruction, fut la surprise. L'empereur Napoléon n'avait-il donc plus de partisans et d'héritier? Les menées du roi Joseph en 1830, l'entreprise de Strasbourg en 1836 étaient-elles oubliées? Était-ce au gouvernement du roi Louis-Philippe à glorifier et à ressusciter ainsi un rival? La présence, en France, du corps et du tombeau de Napoléon serait-elle, au dedans un gage de sécurité, au dehors un symbole de paix? Selon le bon sens, les objections se présentaient en foule. Mais il y avait, dans cette démarche, de la générosité et de la grandeur. Et aussi une noble confiance du Roi et de ses conseillers dans la force de son gouvernement, dans la bonté de sa cause et l'adhésion de la France à sa politique. C'était le caractère particulier et ce sera l'honneur du roi Louis-Philippe qu'il s'associait toujours vivement, spontanément, au sentiment national, tout en étant toujours prêt et décidé à lui résister quand, à ses yeux, l'intérêt national le commandait. Il était à la fois, dans ses rapports avec son pays, plein de sympathie et d'indépendance, ému de ce qui émouvait le peuple et ferme dans sa politique de gouvernement. Et aucune inquiétude personnelle, aucune jalousie subalterne ne le gênait quand il se trouvait en présence d'un voeu populaire; il fallait, pour qu'il ne l'accueillît pas avec complaisance, que le bien public lui en fît une loi.

Pour moi, passé le premier mouvement de surprise, je fus touché du sentiment qui inspirait cette démarche, et j'acceptai de bonne grâce la part qu'on me demandait d'y prendre. Quelques-uns de mes amis me témoignèrent leurs doutes et leurs inquiétudes; je leur répondis: «Je comprends tout ce qu'on dit, tout ce qu'on peut dire de cette affaire. On me demande de l'arranger ici. Je ne suis pas chargé des conséquences. Les pays libres sont des vaisseaux à trois ponts; ils vivent au milieu des tempêtes; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J'aime cette vie et ce spectacle; j'y prends part en France; j'y assiste en Angleterre. Cela vaut la peine de vivre. Si peu de choses méritent qu'on en dise cela!»

Je me rendis sur-le-champ chez lord Palmerston, et je lui communiquai le voeu du gouvernement du Roi. Lui aussi fut un peu surpris, et quelque soin qu'il prît de ne pas le témoigner, je vis passer sur ses lèvres un sourire fugitif qui révélait son sentiment. Il accueillit ma demande avec courtoisie, me promit d'en entretenir sans retard le cabinet, et deux jours après, le 9 mai, je pus écrire à M. Thiers que le gouvernement anglais consentait à la translation des restes de Napoléon. «Je vous remercie, m'écrivit-il le 11, de la bonne nouvelle que vous me donnez. Maintenant je vous prie de me répondre immédiatement sur les points que voici. Il nous importe de savoir au plus tôt comment va procéder le cabinet anglais. Va-t-il envoyer à Sainte-Hélène un ordre ou dépêcher un commissaire? Ordre ou commissaire, enverra-t-il l'un ou l'autre par bâtiment anglais? Dans ce cas, il faudrait que ce fût immédiatement, pour que notre bâtiment n'arrivât pas le premier. Ce qui vaudrait tout autant, ce serait que le bâtiment français transportât le commissaire ou l'ordre anglais. Y a-t-il des relâches avec du charbon sur la route? Dites-moi tout cela le plus tôt possible. Je voudrais avoir aussi la réponse officielle afin de pouvoir présenter le projet de loi aux Chambres pour la dépense. C'est Rémusat qui fera cette présentation. Nous vous sommes bien reconnaissants du zèle que vous avez mis pour faire réussir cette affaire.»

J'adressai le 10 mai, en ces termes, à lord Palmerston la demande officielle qui devait amener la réponse officielle qu'attendait M. Thiers:

«Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, conformément aux instructions qu'il a reçues du gouvernement du Roi, a l'honneur d'informer S. Exe. M. le ministre des affaires étrangères de S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande que le Roi a fortement à coeur le désir que les restes de Napoléon reposent en France, dans cette terre qu'il a défendue et illustrée, et qui garde avec respect les dépouilles de tant de milliers de ses compagnons d'armes, chefs et soldats, dévoués avec lui au service de leur patrie. Le soussigné est convaincu que le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne verra, dans ce désir de S. M. le roi des Français, qu'un sentiment juste et pieux, et s'empressera de donner les ordres nécessaires pour que les restes de Napoléon soient transportés de Sainte-Hélène en France.»

Je reçus le même jour de lord Palmerston cette réponse:

«Le soussigné, principal secrétaire d'État de Sa Majesté pour les affaires étrangères, a l'honneur d'accuser réception de la note, en date de ce jour, qu'il a reçue de M. Guizot, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, et dans laquelle est exprimé le désir du gouvernement français que les restes de Napoléon soient transportés en France. Le soussigné ne peut mieux répondre à cette note de M. Guizot, qu'en transmettant à Son Excellence la copie d'une dépêche que le soussigné a adressée hier à l'ambassadeur de Sa Majesté à Paris, en réponse à une communication verbale que le président du conseil (M. Thiers) avait faite à lord Granville sur le même sujet auquel se rapporte la note de M. Guizot.»

Le 9 mai en effet, aussitôt après la décision de son cabinet, lord
Palmerston avait adressé à lord Granville cette dépêche:

«Mylord, le gouvernement de Sa Majesté ayant pris en considération la demande du gouvernement français pour obtenir l'autorisation de transporter de Sainte-Hélène en France les restes de Napoléon Bonaparte, j'invite Votre Excellence à assurer M. Thiers que le gouvernement de Sa Majesté accédera avec grand plaisir à cette demande. Le gouvernement de Sa Majesté espère que la promptitude de cette réponse sera considérée en France comme une preuve de son désir d'effacer toute trace de ces animosités nationales qui, pendant la vie de l'empereur, armèrent l'une contre l'autre la nation française et la nation anglaise. Le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que, si de pareils sentiments existent encore quelque part, ils seront ensevelis dans le tombeau où vont être déposés les restes de Napoléon.»

Ces belles paroles furent répétées dans le discours que prononça M. de Rémusat en présentant, le 12 mai, à la Chambre des députés le projet de loi qui annonçait le résultat de la négociation, et demandait un crédit d'un million pour les dépenses de la translation et du tombeau. L'enthousiasme fut d'abord général; ceux à qui la mesure n'inspirait aucune inquiétude étaient vivement émus, et l'émotion gagnait ceux-là même qui s'en inquiétaient. Mais bientôt un retour de réflexion se fit sentir; quand la commission chargée d'examiner le projet de loi en fit le rapport par l'organe du maréchal Clauzel, les termes de ce rapport dépassèrent beaucoup ceux du discours du ministre de l'intérieur, et au lieu d'un million que le gouvernement avait demandé, la commission proposa un crédit de deux millions. Plusieurs journaux, soit par entraînement, soit avec préméditation, tenaient un langage où perçait une hostilité plus ou moins déguisée contre le gouvernement du Roi. La discussion fut courte mais significative; M. de Lamartine exprima, avec une éloquence courageuse, les appréhensions que lui inspirait cette ovation solennelle en l'honneur «du despotisme heureux et du génie à tout prix;» et il marqua les limites dans lesquelles les amis de la liberté renfermaient leur adhésion. Animée du même sentiment, la majorité de la Chambre rejeta l'augmentation de crédit qu'avait proposée la commission: non par mesquine économie, tout le monde savait que les dépenses de la translation et du tombeau iraient fort au delà de la première proposition du cabinet; mais on voulait se tenir en dehors de toute idolâtrie rétrospective, et faire acte d'attachement à la monarchie libre en même temps qu'on rendait hommage à la gloire du pouvoir absolu. Et le sentiment public répondit à celui de la Chambre, car plusieurs journaux ayant essayé de recueillir, par voie de souscription, la somme qu'elle n'avait pas voulu voter, la tentative échoua ridiculement et ses auteurs furent obligés de l'abandonner.

En négociant, avec le gouvernement anglais, les mesures nécessaires à l'accomplissement de sa promesse, je me trouvai, à Londres, en présence d'autres inquiétudes et d'autres susceptibilités suscitées par la même cause. J'en informai aussitôt M. Thiers: «Le cabinet, lui dis-je, trouve plus convenable pour lui-même d'envoyer ses ordres à Sainte-Hélène par un bâtiment anglais. Il y en a un à Portsmouth tout prêt à partir. Le capitaine sera mandé demain dimanche à Londres. On lui donnera ses instructions et on causera avec lui. Il sera de retour à Portsmouth mardi et mettra à la voile mercredi 20 mai. J'ai lu les instructions officielles dont nous aurons copie authentique. Elles sont parfaitement convenables. Elles prescrivent et règlent l'exhumation, la translation du tombeau au lieu d'embarquement, enfin la remise aux commissaires français et la rédaction d'un procès-verbal. Lord Palmerston m'a donné connaissance confidentielle des instructions particulières qui seront adressées aussi au gouverneur de Sainte-Hélène, le major Middlemore. Elles lui ordonnent et lui recommandent extrêmement de ne rien faire qui contienne, en réalité ou en apparence, un démenti ou un reproche à la conduite antérieure du gouvernement anglais pendant le séjour de Napoléon à Sainte-Hélène. Le cabinet verrait avec un vif déplaisir tout acte, toute parole qui donneraient aux torys sujet ou prétexte de se plaindre ou de réclamer. Jusqu'ici les torys sont bien dans l'affaire. Le duc de Wellington a été très-bien. Il a positivement approuvé dès le premier moment, quand lord Melbourne lui en a parlé en confidence. Il approuve tout haut depuis que la chose est publique. Il ne faut pas que rien trouble cette harmonie, et vienne élever des récriminations ou des questions de parti. Tenez pour certain que le cabinet met à ceci une extrême importance. Je sais que lord John Russell particulièrement en est très-préoccupé. On ne voit pas sans inquiétude les anciens compagnons de la captivité de Napoléon chargés d'aller recevoir ses cendres. On craint leurs souvenirs, la vivacité de leurs sentiments, peut-être quelque parole amère, imprudente. On désire, on demande qu'ils reçoivent de vous les instructions les plus précises, les plus fortes recommandations. On le désire dans un esprit d'amitié sincère, pour la dignité même de ce grand acte international si noblement commencé, et qui doit s'accomplir comme il a été commencé.»

Le même esprit d'amitié sincère et de prévoyance délicate présida aux mesures d'exécution adoptées par le cabinet français: «Tout est pour le mieux dans ce qui vient de se passer, m'écrivit, le 23 mai, M. Thiers; il vaut mieux que le bâtiment et le commissaire anglais nous précèdent; nous trouverons ainsi toutes choses préparées. Je vais choisir un commissaire qui représentera le gouvernement français et signera le procès-verbal de remise du corps. Ce commissaire ne sera pas un des quatre captifs qui ont accompagné Napoléon; ce ne sera ni Bertrand, ni Gourgaud, ni Las-Cases, ni Marchand; ce sera un employé des affaires étrangères. Ainsi rien ne pourra offusquer la susceptibilité des torys anglais. Les quatre compagnons d'exil qui vont chercher les restes de leur maître auront pour instruction d'être témoins muets et impassibles de l'exhumation et de la translation à bord. Il n'y aura pas un discours, pas une manifestation. Les peintres, les gens de lettres, tout ce qui pourrait faire du bruit est écarté. Le bruit se fera en France et en famille. Le cabinet anglais n'aura pas à se repentir de sa conduite dans cette circonstance, et nous ne l'exposerons pas à quelque sortie des torys. Nous lui devons cette réserve en retour de son loyal empressement.»

Le choix du commissaire, le comte de Rohan-Chabot, répondit parfaitement à la situation et à l'intention des deux cabinets. D'un coeur aussi français que dévoué au Roi, et bien connu en Angleterre où il résidait depuis plusieurs années comme secrétaire de l'ambassade de France, personne ne convenait mieux pour accompagner M. le prince de Joinville que le Roi son père avait placé à la tête de cette pacifique expédition. Avec un tel commandant naval et un tel commissaire diplomatique, le gouvernement français était assuré que ni la dignité ni le tact ne feraient défaut dans cette délicate mission. J'écrivis à M. Thiers que le cabinet anglais ne conservait plus aucune inquiétude et qu'il donnerait toutes les instructions que nous pouvions désirer. Un bruit s'était répandu qu'en 1821, lors de l'ensevelissement de l'empereur Napoléon, de la chaux vive avait été mise dans le cercueil; ce bruit fut formellement démenti: la dépêche de sir Hudson Lowe à lord Bathurst, en date du 14 mai 1821, qui contenait tous les détails de l'inhumation, nous fut communiquée[5], et l'exhumation, accomplie le 15 mai 1840, en confirma pleinement l'exactitude. Lord John Russell, chargé, comme secrétaire d'État des colonies, de tous les ordres à donner sur les lieux mêmes, avait un moment pensé que le cercueil, une fois exhumé, devait être livré aux commissaires français sans être préalablement ouvert; M. Thiers m'exprima le désir que cette ouverture pût avoir lieu afin de faire tomber, en constatant l'identité, beaucoup de bruits absurdes. Il me chargea également de demander que le titre d'Empereur, admis par lord Palmerston dans sa note du 9 mai qui nous avait annoncé la restitution du corps, fût conservé dans le procès-verbal qui en constaterait la remise. L'une et l'autre autorisations furent données au gouverneur de Sainte-Hélène; et le 15 mai, au moment où la mission s'accomplit, le procès-verbal, signé par le major Middlemore et le comte de Rohan-Chabot, fut rédigé en conséquence. Enfin la dépêche qui contenait, pour le gouverneur anglais, ces instructions supplémentaires fut portée à Sainte-Hélène par le commissaire français; et lorsque, le 7 juillet 1840, la frégate la Belle-Poule mit à la voile sous les ordres de son royal commandant, elle partit chargée de toutes les marques de bienveillance et de confiance mutuelles que pouvaient se donner les deux gouvernements, empressés l'un et l'autre de mettre ce dernier sceau à la paix.

[Note 5: Pièces historiques, Nº IV.]

On m'écrivit de Paris qu'on s'étonnait que, dans tout le bruit que faisait cette affaire et après la part que j'y avais prise, mon nom n'eût pas été une fois prononcé, ni dans les Chambres ni ailleurs. Je répondis: «J'ai été peu surpris de ne pas voir mon nom dans le discours de M. de Rémusat, et j'ai trouvé cela convenable; il ne devait y avoir dans ce discours, comme il n'y a en effet, que quatre noms: le roi, Napoléon, la France et l'Angleterre. Ce que je remarque sans surprise, c'est l'art avec lequel les journaux ministériels, ou de la gauche, ont évité de parler de moi à ce propos. Cela m'arrivera souvent, même quand on m'aura écrit: «Réussissez; dans cette affaire, et nous vous en laisserons tout l'honneur.»

En même temps que nous cherchions ainsi à effacer, entre les deux pays, les traces de leurs inimitiés, nous nous appliquions à multiplier leurs relations pacifiques et à unir leurs intérêts matériels. Le comte Jaubert, ministre des travaux publics, préparait alors un projet de loi pour l'exécution du chemin de fer de Paris à Rouen. De riches capitalistes anglais, qui jusque-là étaient restés étrangers aux associations tentées pour nos entreprises naissantes de grands travaux publics, annoncèrent l'intention de concourir à celle-ci pour une somme de vingt millions. Quatre d'entre eux vinrent me prier de soumettre, en leur nom, au gouvernement français, leur désir de quelques modifications au cahier des charges projeté; j'écrivis au comte Jaubert: «Si ces modifications ne sont pas obtenues, particulièrement celle de l'art. 42 du cahier des charges, je crois fermement que vous n'aurez pas le concours des capitaux anglais, et qu'ainsi cette grande affaire échouera encore. Les quatre hommes dont les noms sont au bas de cette demande sont au nombre des meilleurs garants d'argent que ce pays-ci puisse offrir. Tout le monde me dit qu'à eux quatre ils fourniraient sans embarras les vingt millions dont il s'agit. L'un des quatre, M. Easthope, est le propriétaire du Morning Chronicle et membre de la Chambre des communes. Le chemin de Rouen à part, il est bon d'être bien pour lui et avec lui. Il est venu me voir à ce sujet. Il n'avait jamais mis le pied à l'ambassade.» Les modifications désirées n'avaient rien que de raisonnable; le comte Jaubert agréa les principales, et les capitaux anglais entrèrent largement dans l'entreprise. J'intervins à plusieurs reprises pour lever les difficultés que rencontrait l'association ou lui procurer les facilités dont elle avait besoin. Quand la Chambre des députés eut adopté le projet, la ville de Southampton voulut saluer par une fête municipale l'acte législatif qui devait faire bientôt, de son port, l'une des principales stations du commerce anglo-français; j'y fus invité le 20 juin, avec le duc de Sussex, lord Palmerston et beaucoup d'autres, acteurs intéressés ou spectateurs curieux. La fête fut célébrée avec cette solennité à la fois animée et régulière où se révèlent la satisfaction des intérêts et les habitudes de la liberté. Dans le cours du banquet, je prononçai en anglais quelques paroles bien accueillies[6], et je revins le jour même à Londres, content d'avoir, le premier, pris acte publiquement de ce nouveau gage de paix et de prospérité pour les deux pays.

[Note 6: Pièces historiques, Nº V.]

Huit jours auparavant, un incident fort inattendu avait montré à quel point, de l'une à l'autre rive de la Manche, le mal comme le bien était contagieux. Le 10 juin, entre six et sept heures de l'après-midi, au moment où la reine Victoria, seule avec le prince Albert, passait en calèche le long de St. James's Park, deux coups de pistolet furent tirés sur elle. Arrêté à l'instant par les passants qui se trouvaient près de lui, l'auteur de l'attentat, Édouard Oxford, était un jeune homme de dix-huit ans, qui avait à peine l'air d'en avoir quinze, employé comme garçon cabaretier dans une taverne d'Oxford Street. Soudainement répandu dans Londres, le bruit de l'attentat suscita un mouvement général d'indignation mêlée de surprise et d'une sorte de honte triste; l'Angleterre se croyait à l'abri de tels crimes et de tels dangers. Je dînais ce jour-là chez sir Robert Inglis, le plus décidé, le plus respectable et le plus bienveillant tory que j'aie rencontré. J'allai en sortant de chez lui, dans un salon whig, chez lord Grey, où l'on faisait de la musique. Je trouvai partout la même impression. La reine, grosse en ce moment, avait montré un courage ferme et simple; on était touché du mouvement qui l'avait portée à se faire conduire sur-le-champ chez sa mère, la duchesse de Kent; on racontait, on écoutait avidement les détails qui arrivaient de moment en moment. J'écoutais comme les autres, tantôt la conversation, tantôt la musique; et en écoutant, je pensais à ces quelques têtes couronnées, partout le point de mire de ces frénétiques, inconnus de nombre comme de nom, dont les sombres passions fermentaient à côté de ces plaisirs frivoles. On parlait de l'assassin lui-même au moins autant que de la reine: «Qu'est-ce que ce jeune homme? De quelle classe? A-t-il l'air bien élevé? Est-il beau? Comment parle-t-il? Que dit-il de ses motifs?» J'assistais avec un sentiment pénible à cette explosion d'une curiosité aussi vive dans les salons que dans les rues: «C'est précisément là, me disais-je, ce que veulent ces fanatiques pervertis, un théâtre, un public, paraître et briller au grand soleil, eux petits et obscurs. Sous quel régime et dans quel pays aura-t-on assez de sens moral et politique pour les laisser à leur niveau, et ne pas leur donner ce qu'ils cherchent?»

Le lendemain matin 11 juin, plusieurs membres du corps diplomatique accoururent chez moi, me demandant s'il ne serait pas convenable que nous fissions en commun, auprès de la reine, une démarche qui témoignât des sentiments que nous inspirait l'attentat dont elle venait d'être l'objet. De concert avec eux, j'écrivis sur-le-champ à lord Palmerston:

«Mon cher vicomte, plusieurs membres, du corps diplomatique, entre autres, M. le baron de Bülow, M. de Hummelauer et M. le comte de Pollon qui sont chez moi, et le général Alava qui vient de m'en écrire, me témoignent un vif désir qu'il y ait pour eux quelque manière d'exprimer à la reine l'intérêt profond que leur a inspiré le triste événement d'hier, et la part qu'ils prennent à la joie de son peuple. Je viens vous demander ce que nous pouvons faire, et par exemple s'il vous paraîtrait convenable de prendre les ordres de Sa Majesté, et de solliciter, pour le corps diplomatique, une audience où il pût lui offrir, ainsi qu'à S. A. R. le prince Albert, l'expression de ses sentiments. Veuillez, mon cher vicomte, me répondre à ce sujet, car nous serons, en attendant votre réponse, dans une immobilité qui nous déplaît.»

Lord Palmerston me répondit quelques heures après:

«Mon cher ambassadeur, je suis encore au conseil; nous sommes occupés à examiner les témoins sur l'attentat d'hier. Je crains que nous n'aurons pas fini jusqu'à cinq heures; et il faut alors que je me rende à la Chambre des communes. Je vous écrirai demain matin pour vous dire à quelle heure et où je pourrai vous recevoir.»

Il me donna rendez-vous le lendemain 12 juin, à six heures, et d'après la conversation que nous eûmes ensemble, je fis porter, le jour même, chez tous les membres du corps diplomatique, cette note:

«J'ai vu lord Palmerston à six heures. Il m'a remercié de la demande que je lui avais adressée d'après l'avis d'un grand nombre de membres du corps diplomatique. Il m'a dit qu'après avoir consulté les personnes compétentes et les précédents, notamment ce qui s'était passé lors des tentatives d'assassinat contre George III, George IV et Guillaume IV, le cabinet avait reconnu que le souverain n'avait jamais, en pareille occasion, reçu le corps diplomatique en masse et comme corps. Mais il a ajouté que la demande serait mise sous les yeux de la reine qui en serait, il pouvait me l'assurer, vivement touchée.»

Dans ma première impression, je n'avais pas assez bien présumé du bon sens anglais, gouvernement et peuple, juges et jurés. Quand Édouard Oxford fut traduit, le 9 juillet, devant la cour d'assises, la procédure et les papiers trouvés chez lui ne permirent pas de mettre en doute le caractère politique de son fanatisme; il appartenait à une association dite la Jeune Angleterre, petite imitation des grandes sociétés secrètes du continent: «Il y a deux choses sûres, disaient les personnes chargées d'instruire l'affaire; c'est qu'il n'est pas fou et qu'il n'est pas seul.» Mais en même temps tout indiquait que cette association était peu nombreuse, sans but précis, et que la contagion qui l'avait suscitée n'était ni bien ardente ni très-répandue. Il y eut un soin instinctif et général pour ne pas donner à l'incident ni à l'homme plus d'importance et d'éclat qu'ils n'en avaient réellement: après les interrogatoires et un court débat conduits par le grand juge, lord Denman, avec une équité scrupuleuse, quand la question définitive de la culpabilité d'Édouard Oxford fut posée, le jury répondit: «Coupable, et en même temps point sain d'esprit.»—C'est-à-dire, fit observer le baron Alderson, l'un des juges, non coupable, vu qu'il n'est pas sain d'esprit.—Oui, mylord, répondit le chef du jury; c'est notre intention.—En ce cas, dit le procureur général, je demande humblement à Vos Seigneuries l'application au prévenu de l'acte rendu par le Parlement dans la 40e année du roi George III, qui ordonne que toute personne acquittée comme n'étant pas saine d'esprit restera en prison sous le bon plaisir du roi.» Telle fut en effet l'issue légale de la poursuite, et Édouard Oxford, puni et mis hors d'état de nuire sans être grandi, fut promptement oublié.

Pendant la lune de miel de mon ambassade, c'est-à-dire tant que la question d'Orient n'eut pas ostensiblement désuni les deux pays, j'eus deux occasions obligées de paraître et de parler devant le public anglais, devant des publics très-différents. J'étais populaire à Londres; depuis Sully et Ruvigny, j'étais le premier ambassadeur français protestant qu'on y eût vu; mes études historiques m'avaient valu l'estime des lettrés; politiquement, on me connaissait à la fois comme libéral et comme conservateur; les whigs me savaient gré de mon attachement aux principes du gouvernement libre, et les torys de ma résistance aux tendances anarchiques. C'était à mes propres travaux que je devais ce que j'avais acquis de bonne situation et de bon renom. Les classes diverses et les divers partis me témoignaient la même faveur. Le lord maire de Londres, sir Chapman Marshall, vint m'inviter, pour le 20 avril, au grand banquet de la Cité. Je me trouvai là au milieu de la bourgeoisie de Londres qui prenait plaisir à déployer ses magnificences et ses sentiments. La seule circonstance remarquable de la réunion fut qu'aucun des membres du cabinet whig n'y parut. La dernière fois qu'ils étaient venus au dîner de la Cité, ils y avaient été fort mal reçus et à peu près sifflés. Lord Melbourne s'en était tiré très-dignement; mais ni lui ni ses collègues ne se souciaient de recommencer. Lord Palmerston, à qui je dis le matin même que j'irais, me répondit que les ministres n'iraient pas, et pourquoi. Leur absence fut remarquée, mais sans étonnement, et leur santé fut portée avec une froideur décente. Tous les témoignages d'empressement et de faveur me furent réservés. Quand le lord maire eut porté ma santé et celle des autres ministres étrangers, j'y répondis en anglais, par un petit discours accueilli avec une satisfaction, cordiale et bruyante[7]. Dans tous les toasts portés après celui-là, chaque orateur se crut obligé de me faire un compliment, et ce compliment était un remercîment amical. «Bizarre spectacle, écrivais-je le lendemain à Paris, que celui d'un dîner d'il y a trois siècles! Les cérémonies, les costumes, the loving cup et le bassin d'eau de rose passant, l'une de lèvre en lèvre, l'autre de main en main, tout cela m'a amusé et intéressé. Mais les hommes m'intéressent toujours infiniment plus que les choses; et j'oublie tous les spectacles du monde pour des yeux qui s'animent en m'écoutant et des figures graves et timides qui me parlent avec une émotion bienveillante.»

[Note 7: Pièces historiques, Nº VI.]

Quelques jours après, le 2 mai, je pris part à une réunion très-différente. C'était le dîner anniversaire de l'Académie royale pour l'encouragement des beaux-arts, à l'ouverture de leur Exposition. Rien ici n'avait le caractère des anciens temps et des longues traditions; l'Académie royale était d'origine récente; elle avait été fondée en 1768 par le roi George III; sir Josuah Reynolds avait été son premier président, et le bâtiment qu'elle occupait dans Trafalgar-Square ne datait que de 1834. Tout était nouveau, l'institution, l'édifice, et aussi le goût public. L'assemblée ne ressemblait pas plus que le lieu et les moeurs au dîner de Mansion-House; c'était l'aristocratie anglaise au lieu de la bourgeoisie de la Cité, l'aristocratie de toute opinion, et les savants, les lettrés, les artistes l'accueillant et accueillis par elle dans le Palais des arts, avec une mutuelle dignité. Le corps diplomatique avait été, selon l'usage, invité à cette réunion, et c'était à moi de répondre, en son nom, au toast porté en son honneur. On était un peu curieux de m'entendre, curieux aussi de savoir si je parlerais en français ou en anglais. Je reçus, à cet égard, des avis divers; lord Granville me fit dire, de Paris, qu'il lui semblait préférable que je parlasse anglais; mon impression fut différente; outre que le français m'était beaucoup plus commode, il me parut qu'un ambassadeur de France devait parler sa langue partout où il pouvait être compris, et j'avais chance de l'être dans la réunion de l'Académie royale, du moins de la plupart des assistants; je ne l'aurais été presque de personne au dîner de la Cité. A la Cité d'ailleurs on n'avait vu, dans mon médiocre anglais, que ma bonne volonté; à l'Académie royale, on verrait surtout mon mauvais accent. Je répondis donc au toast porté aux étrangers: «Le corps diplomatique est vivement touché, messieurs, de votre noble et bienveillante hospitalité, et je suis heureux d'avoir, en ce moment, l'honneur d'être l'organe de ses sentiments de reconnaissance et de sympathie. Nulle part, à coup sûr, ils ne sont plus naturels, ni mieux placés que dans cette enceinte et dans cette solennité. Il y a bien des siècles, quand l'empereur Vespasien conçut le dessein de réunir dans un même lieu tous les chefs-d'oeuvre des arts que la conquête avait amassés dans Rome, il choisit le temple de la Paix. Il voulut que tous les peuples, oubliant leurs anciennes inimitiés, pussent jouir ensemble de ce beau spectacle. Rien ne se convient mieux que la paix et les arts. Il y a entre eux une naturelle et puissante harmonie. Quiconque en douterait n'aurait qu'à jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe depuis vingt-cinq ans. On ne saurait dire que ces années aient été pour les arts une époque de grande et originale création, ni qu'elles aient produit beaucoup de ces chefs-d'oeuvre nouveaux qui rendent un siècle illustre entre les siècles. Cependant l'intelligence et le goût des arts se sont répandus, ont pénétré dans des lieux et parmi des hommes qui, jusque-là, y étaient demeurés étrangers. En parcourant l'Allemagne, la France, et sans doute aussi l'Angleterre, on voit s'élever partout, dans les provinces comme dans les capitales, une foule de monuments, grands ou petits, ambitieux ou modestes. Les statues des grands hommes viennent peupler les places publiques. Si quelque exposition analogue à celle-ci s'ouvre quelque part, la foule y accourt. La peinture, la sculpture, la musique, tous les arts entrent dans les goûts, dans les moeurs, deviennent presque populaires. C'est un grand bonheur, messieurs, à cette époque et dans l'état des sociétés modernes; que feriez-vous, que ferions-nous, dans toutes nos patries, de tous ces hommes, de ces millions d'hommes qui s'élèvent incessamment à la civilisation, à l'influence, à la liberté, s'ils étaient exclusivement livrés à la soif du bien-être matériel et aux passions politiques, s'il ne songeaient qu'à s'enrichir ou à débattre leurs droits? Il leur faut encore d'autres intérêts, d'autres sentiments, d'autres plaisirs. Non pour les détourner de l'amélioration de leur condition et du progrès de leurs libertés; non pour qu'ils soient moins actifs et moins fiers dans la vie sociale; mais pour les rendre capables et dignes de leur situation plus élevée, capables et dignes de porter plus haut, à leur tour, cette civilisation vers laquelle ils montent en foule. Et aussi pour satisfaire en eux ces penchants, ces instincts de notre nature auxquels ne suffisent ni le bien-être matériel ni même les travaux et les spectacles de la liberté politique. Comme les lettres, comme les sciences, les arts ont cette vertu; ils ouvrent, à l'activité et aux jouissances des hommes, une belle et large carrière. Ils répandent des plaisirs brillants et pacifiques. Ils animent et calment en même temps les esprits. Ils adoucissent les moeurs sans les énerver. Ils rapprochent et unissent dans une satisfaction commune des hommes d'ailleurs fort divers de situation, d'habitudes, d'opinions, de volontés. Ce n'est donc pas pour vous seuls, messieurs, pour votre plaisir à vous seuls que vous cultivez, que vous encouragez les arts. L'Académie royale, son institution, ses expositions ont une plus grande portée; un mérite vraiment social. Nous nous félicitons d'être associés aujourd'hui à ses solennités. Nous sympathisons avec ses travaux et ses espérances. Dans une telle réunion, en présence de ces chefs-d'oeuvre, sous l'empire du sentiment qu'ils nous inspirent, nous sommes vos hôtes, messieurs, mais il n'y a ici point d'étrangers.»

A l'accueil que reçurent ces paroles, je ne pus pas douter qu'elles n'eussent été comprises et approuvées.

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