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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)

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CHAPITRE XXX

LA SOCIÉTÉ ANGLAISE EN 1840.

En quoi et à quelles conditions la vie mondaine peut servir en Angleterre à la vie diplomatique.—Prépondérance sociale des whigs en 1840.—Mes relations habituelles avec eux.—Holland-House.—Lord Holland.—Lady Holland.—Lansdowne-House et lord Lansdowne.—Lord Grey.—Mon dîner avec Daniel O'Connell chez mistress Stanley.—Le docteur Arnold.—M. Hallam.—M. (depuis lord) Macaulay.—Ma visite, avec lui, à Westminster-Abbey.—M. Sidney Smith.—Lord Jeffrey.—Miss Berry.—Mes relations avec les torys.—Lady Jersey.—Lord Lyndhurst, lord Ellenborough et sir Stratford Canning.—M. Croker.—Les radicaux en 1840.—M. et Mme Grote.—L'Église anglicane.—Fausses idées répandues en France à son sujet.—État réel de l'Église anglicane.—Ma visite à Saint-Paul.—L'archevêque de Dublin.—Les dissidents.—Mme Fry.—Pourquoi je ne parle pas aujourd'hui de la cour d'Angleterre.—Mon isolement et mes loisirs.—Mes promenades dans Londres et aux environs.—Regent's Park.—Sion-House.—Chiswick.—École populaire de Norwood.—Collége d'Eton.—Caractère actuel et progrès moral de la société anglaise.

C'est le caractère et l'attrait particulier de la diplomatie que les agréments de la vie mondaine s'y unissent aux intérêts de la vie politique et les plaisirs superficiels aux sérieux travaux. Non-seulement le représentant d'un État à l'étranger se trouve placé, dès l'abord, dans la société la plus élevée du pays où il réside; il est naturellement provoqué et amené à prendre cette société en grande considération; pour s'y plaire et pour y réussir, il a besoin d'y plaire; il faut qu'il acquière, au sein de ce monde indifférent, des relations et des habitudes un peu intimes, qu'il s'y fasse une situation personnelle qui lui devienne une force dans sa mission. Pour lui, des soins en apparence frivoles sont une préoccupation nécessaire; il a tort si, dans les salons et au milieu des fêtes, la pensée des affaires ne lui est pas présente; une conversation fugitive peut le servir aussi bien qu'une entrevue officielle, et les impressions qu'il laisse dans le monde où il passe ne lui importent guère moins que les arguments qu'il développe dans le tête-à-tête du cabinet.

Nulle part ce mélange de la vie mondaine et de la vie politique et cet art de les faire servir l'une à l'autre n'ont plus d'importance qu'en Angleterre, car il n'y a nulle part, à côté du gouvernement, une société aussi grande, aussi indépendante, aussi attentive aux affaires publiques, et dont l'opinion, soit qu'elle approuve, soit qu'elle blâme, ait autant de poids et d'effet. Ce n'est pas qu'un ministre étranger eût, en Angleterre, la moindre chance de succès s'il essayait d'en appeler à cette société et de se servir d'elle contre son gouvernement; nulle part toute apparence d'influence étrangère n'est plus suspecte; nulle part toutes les classes de la nation, aristocratiques ou populaires, ne sont plus susceptibles sur ce point, et moins disposées à livrer, à un étranger quelconque, la réputation ou la force du pouvoir qui les gouverne. Et les Anglais sont des observateurs très-attentifs, singulièrement vigilants et fins, tout en ayant l'air de ne pas y regarder; un ministre étranger se perdrait s'il blessait le moins du monde, en ceci, le sentiment national. Mais il y a, pour lui, un moyen d'exercer, sans la chercher, sur la société anglaise, une sérieuse influence; c'est d'y acquérir une grande considération personnelle et quelques vrais amis. Nulle part l'opinion qu'on se forme du caractère et de l'esprit d'un homme n'exerce plus de puissance; nulle part l'estime qu'on lui porte n'est plus efficace. Et s'il a, parmi les hommes considérables et honorés, des amis qui tiennent fortement à lui et aient confiance en lui, leur confiance se propage dans le public et lui assure un crédit véritable. Cette influence indirecte, lointaine, patiente, toute dérivée de la valeur et de la situation de l'homme lui-même, est la seule à laquelle, en Angleterre, un ambassadeur étranger puisse prétendre; mais si elle est exercée prudemment, sans tentative de dépasser sa portée naturelle, et si elle a du temps pour agir, elle peut, à un moment donné, être d'une grande valeur.

C'est à cette condition et dans ces limites que la vie mondaine peut, en Angleterre, venir en aide à la diplomatie; elle devient alors un moyen d'observation et d'information, d'autant plus important qu'il n'y en a guère d'autre; la publicité et la conversation dans le monde, les journaux et les salons, par ces deux voies seulement un ministre étranger peut, à Londres, recueillir des faits; des indices, et apprécier les intentions ou pressentir les résolutions du gouvernement; tout autre procédé de recherche serait à la fois compromettant et inutile; la politique du gouvernement anglais est essentiellement publique; ce qu'on n'en apprend ou n'en entrevoit pas dans les journaux ou dans les réunions du monde ne vaut pas la peine d'être recherché, et toute apparence d'effort ou d'intrigue dans cette recherche nuirait infiniment plus que ne servirait ce qu'on croirait découvrir.

Quand j'arrivai à Londres, la domination des whigs dans le gouvernement, à la cour et dans l'opinion publique, était encore bien établie: en vain ils avaient successivement perdu, depuis 1830, d'abord quelques-uns de leurs plus importants alliés, lord Stanley et sir James Graham, ensuite leur plus illustre chef, lord Grey; en vain, à la fin de 1834, sir Robert Peel avait tenté de fonder un cabinet tory; cette tentative avait échoué, et malgré leurs pertes, les whigs restaient, en 1840, en pleine possession du pouvoir. J'avais eu avec eux, en France et avant mon ambassade, plus de relations qu'avec les torys; en général les whigs venaient plus souvent et séjournaient plus longtemps que les torys sur le continent; ils avaient plus de goût pour les idées et les moeurs étrangères, notamment pour les idées et les moeurs françaises; ils avaient contracté, avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, une éclatante alliance; c'était avec eux qu'à mon arrivée en Angleterre, je me trouvais en rapports mutuels et déjà un peu intimes. Ils m'accueillirent tous avec une extrême bienveillance, ceux qui ne me connaissaient pas encore comme ceux que j'avais connus en France, le duc de Devonshire et lord Clarendon aussi bien que lord Holland et le marquis de Lansdowne. Les Anglais excellent à témoigner la faveur avec réserve et à se montrer particulièrement courtois sans être empressés.

Lord Holland n'était point le chef des whigs; mais Holland-House était toujours leur centre, leur lieu favori, le home du parti. Ils retrouvaient là leurs traditions, leurs plus glorieux souvenirs, une hospitalité héréditaire, une entière liberté d'esprit et de conversation. Lord et lady Holland ne s'établirent à Kensington qu'à l'approche du printemps, et ce fut le 12 avril au soir que j'allai les y voir pour la première fois. Je ne saurais assez dire à quel point cette maison me frappa et me plut; je lui trouvai un aspect essentiellement historique, et sociable depuis je ne sais combien de générations. J'ai horreur de l'oubli, de ce qui passe vite; rien ne me plaît tant que ce qui porte un air de durée et de longue mémoire. Je puis prendre plaisir aux choses agréables du moment et qui fuient sans laisser de trace; mais le plaisir qu'elles me donnent est petit et fugitif comme elles; j'ai besoin que mes joies soient d'accord avec mes plus sérieux instincts, qu'elles m'inspirent le sentiment de la grandeur et de la durée; je ne me désaltère et ne me rafraîchis réellement qu'à des sources profondes. Cette demeure antique et à demi gothique, cet escalier tapissé de cartes et de gravures, avec sa forte et sombre rampe en chêne sculpté, cette bibliothèque pleine de livres écrits dans toutes les langues, venus de tous les pays du monde, dépôt de tant de curiosité et d'activité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, dessinés, gravés, portraits de morts, portraits de vivants, tant d'importance depuis si longtemps et si fidèlement attachée, par les maîtres du lieu, à l'esprit, à la gloire, aux souvenirs d'amitié, tout cela m'intéressa et m'émut fortement, et j'en garde encore aujourd'hui toute l'impression.

Les maîtres du lieu, lord Holland surtout, étaient à la fois en harmonie et en contraste avec leur demeure. Par quelques-unes de ses idées et de ses sympathies politiques et philosophiques, par ses goûts et le tour de sa conversation, lord Holland tenait au continent et à la France presque autant qu'à l'Angleterre; et il eût été au moins aussi bien placé à Paris, dans un salon du XVIIIe siècle, qu'à Holland-House, dans le sien. Par l'ensemble de sa situation et de ses moeurs, par ses traditions et ses habitudes aristocratiques, par son entourage et sa popularité héréditaire, il était très-anglais, et le possesseur, l'habitant très-approprié de cette belle maison tout anglaise où il exerçait une si noble hospitalité. C'était à la fois un whig anglais et un libéral français; ce mélange de l'esprit national et de l'esprit continental, cette intelligence européenne sous cette physionomie saxonne entrait pour beaucoup dans le charme de sa personne et de sa société. Il avait beaucoup voyagé et souvent vécu sur le continent; il connaissait à merveille les langues et les littératures française, italienne, espagnole; et en même temps très-familier avec sa propre littérature anglaise, il en reproduisait sans cesse, avec un à-propos charmant, les souvenirs et les chefs-d'oeuvre. J'avais dîné un jour à Holland-House en très-petit comité; je ne me rappelle que deux des convives, lord Clarendon et un vieux M. Luttrel, tous deux habitués et très-bien placés dans la maison; nous venions de causer longtemps des grands écrivains et orateurs français, La Bruyère, Pascal, madame de Sévigné, Bossuet, Fénelon; je ne sais plus par quelle transition nous passâmes de la France du XVIIe siècle à l'Angleterre moderne; lord Holland se mit à parler de quelques-uns de ses contemporains célèbres, de son oncle M. Fox, de Sheridan, Grattan, Curran; non-seulement à en parler, mais à reproduire leurs manières, leur langage, et à les contrefaire pour les peindre. Il excellait dans cette mimique sans caricature: ce gros corps goutteux qui se remuait à grand peine et qu'on roulait dans son fauteuil, cette grosse figure gaiement animée, ces gros sourcils qui ombrageaient ces yeux si vifs, tout cela devenait souple, mobile, gracieux, avec un air de moquerie fine et bienveillante, et je m'amusais presque autant à le regarder qu'à l'écouter.

Cette figure si originale se prêtait à de singulières ressemblances: nous dînions un jour chez lord Clarendon qui venait de recevoir de Madrid un tableau dont il faisait cas; il le fit apporter dans le salon; un personnage de moine s'y trouvait qui ressemblait vraiment beaucoup à lord Holland, à tel point qu'à Madrid, en voyant ce tableau, le général Charles Fox s'était récrié. A cette vue, lady Holland se fâcha, d'abord tout haut, puis tout bas: «Je suis courroucée, vraiment courroucée, dit-elle à lord Clarendon; faites enlever ce tableau; un moine si laid, si dégoûtant!» Il y avait quelque chose de vrai dans ce courroux conjugal, mais encore plus de fantaisie impérieuse que de vérité; il fallait que la volonté de lady Holland fût faite, que sur-le-champ on écartât d'elle ce petit déplaisir. Lord Clarendon se défendit bien, surpris d'abord, puis un peu fâché à son tour et obstiné. Lady Holland insista, mais habilement, mêlant la caresse à la colère, et d'une voix douce, quoique les regards fort animés. Lord Clarendon céda un peu à son tour, sans se retirer complétement, et la querelle finit par une transaction; le tableau resta dans le salon, mais retourné contre le mur.

Lady Holland était bien plus purement anglaise que son mari: non qu'elle ne partageât, comme lui, les idées philosophiques du XVIIIe siècle français; mais, en politique, elle était whig très-aristocratiquement et sans aucune tendance radicale, libérale avec hauteur et aussi attachée à la hiérarchie sociale que fidèle à son parti et à ses amis. Il y avait en elle de la grandeur, de la force, une autorité à la fois naturelle et conquise, souvent impérieuse, quelquefois gracieuse, de la dignité jusque dans le caprice, un esprit très-cultivé sans prétention, et quoique assez égoïste au fond, elle était capable d'affection, surtout de ce dévouement soigneux et délicat qui rend faciles et agréables les détails familiers de la vie. Elle se prit de goût pour moi, et me le témoignait non-seulement par son bon accueil, mais en me rendant, sans qu'il y parût, de bons offices, et en me donnant, dans l'occasion, de bons avis. Elle m'envoyait les livres qui pouvaient m'intéresser ou me servir. Elle avait à coeur que je ne fisse pas trop de fautes en parlant anglais, et me redressait avec un soin amical; il m'arriva un jour de rappeler un proverbe populaire: Hell's way is paved with good intentions (le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions); elle se pencha vers moi et me dit tout bas: «Vous me pardonnerez mon impertinence; on ne prononce jamais ici le mot de Hell, à moins que ce ne soit en citant des vers de Milton: la haute poésie est la seule excuse.» Comme beaucoup d'autres en Angleterre, elle était gourmande et sensible au mérite d'un bon dîner; peu après mon établissement à Londres où j'avais amené un excellent cuisinier, longtemps au service de M. de Talleyrand, elle écrivait à Paris: «M. Guizot plaît ici à tout le monde, à la reine aussi. Le public tire un bon augure de ce qu'il a placé le célèbre Louis à la tête du département de sa cuisine; peu de choses contribuent plus ici à la popularité que la bonne chère.» Quelques semaines après, lady Holland dînait chez moi; elle n'avait pas déjeuné le matin et attendait impatiemment qu'on se mît à table. Lord Palmerston n'arriva qu'à huit heures et demie. Lady Holland commença par l'humeur; puis, un vrai chagrin; puis, l'inanition. Au moment de passer dans la salle à manger, elle appela lord Duncannon et se recommanda à lui, «car je ne suis pas sûre, dit-elle, de pouvoir aller jusque-là sans me trouver mal.» Le dîner, qui lui convint, dissipa l'humeur comme l'inanition; mais je ne suis pas sûr qu'il ne lui soit pas toujours resté un peu de rancune de ce que, ce jour-là, j'avais attendu lord et lady Palmerston.

Cette personne si décidément incrédule était accessible, pour ses amis comme pour elle-même, à des craintes puérilement superstitieuses: elle avait été un peu malade; elle allait mieux et elle en convenait: «Ne le répétez pas, me dit-elle, cela porte malheur.» Elle me raconta elle-même qu'en 1827 M. Canning malade lui ayant dit qu'il allait se reposer à Chiswick, maison de campagne du duc de Devonshire, elle lui avait dit: «N'allez pas là; si j'étais votre femme, je ne vous laisserais pas aller là.—Pourquoi donc? dit M. Canning.—M. Fox y est mort.» M. Canning sourit; et une heure après, en quittant Holland-House, il revint à lady Holland et lui dit tout bas: «Ne parlez de cela à personne; on s'en troublerait.»—«Et il mourut à Chiswick,» me disait avec trouble lady Holland.

Pendant tout le cours de mon ambassade, et à propos de la question d'Orient, je trouvai toujours à Holland-House le même bon vouloir sympathique, le même désir que l'Angleterre s'entendît avec la France plutôt qu'avec la Russie. Quand le cabinet anglais faisait un pas hors de cette voie, lord Holland était visiblement contrarié et troublé; il aurait voulu que la France et son ambassadeur eussent toujours sujet d'être contents de l'Angleterre, et il se montrait alors, pour moi, plus aimable que jamais. Lady Holland, moins douce, témoignait en pareil cas son déplaisir par de l'humeur, tantôt contre les journalistes qui soutenaient la politique qu'elle n'aimait pas, tantôt contre la Russie et le baron de Brünnow lui-même qu'elle traitait en général avec peu de faveur. J'allais souvent passer la soirée à Holland-House; si quelque incident désagréable à ma négociation était survenu la veille ou le matin, lord et lady Holland prenaient grand soin d'écarter tout ce qui eût pu s'y rattacher et de porter la conversation sur de tout autres sujets. Ils avaient l'un et l'autre à coeur qu'on ne se brouillât pas avec la France, et que rien n'altérât l'agrément de leur société intime. Un de leurs habitués, ami dévoué de lord Palmerston, me dit un jour: «Prenez garde; lord Holland est très-aimable; mais il parle trop pour un ministre et devant les étrangers qui ne connaissent pas assez bien notre intérieur pour mesurer exactement ce que ses paroles ont d'importance et celle qu'il y attache lui-même. A entendre ses causeries, on s'imagine qu'il y a de grandes différences d'opinion dans le cabinet; on ne peut pas se résoudre à regarder tout cela comme des fantaisies de conversation, sans conséquence pour les affaires.» Mon interlocuteur avait raison; les dissentiments de lord Holland étaient plus sincères que sérieux.

Après Holland-House, le principal foyer whig était Lansdowne-House, et sans exercer une influence prépondérante, le marquis de Lansdowne avait, dans le cabinet, bien plus d'importance que lord Holland; il ne dirigeait pas, mais ceux qui dirigeaient ne croyaient pas pouvoir se passer de son approbation. Je n'ai connu, parmi les whigs, point de grand seigneur plus considérable, plus éclairé, plus généreusement et plus judicieusement libéral que lord Lansdowne; la naissance, la fortune, la parfaite éducation, les lumières, un caractère plein de loyauté et d'honneur, rien ne lui a manqué; mais il a toujours paru plus attentif à jouir de ces avantages que pressé de les faire valoir dans un but d'ambition et de pouvoir. Il avait besoin d'être honoré et compté, non d'agir et de dominer. Je dirais volontiers qu'il y avait quelque ressemblance entre lui et sa maison de Londres, grande, belle, très-bien ornée, mais un peu froide par la nature même de ses ornements: la salle à manger et la galerie du fond étaient remplies de statues antiques que son père, lord Shelburne, avait achetées en Italie. Magnifique décoration, mieux appropriée à des édifices publics qu'à des bals, des routs ou des concerts. Je me suis trouvé plusieurs fois dans les grandes réunions de Lansdowne-House, entre autres à un bal que, le 2 avril, lord Lansdowne donna à la reine; c'était un singulier effet que ces huit ou neuf cents personnes très-vivantes, très-brillantes, entourées de soixante ou quatre-vingts personnes de marbre immobiles et glacées au milieu de ce mouvement, de ces danses, de ces flots de musique et de lumière. Hors de ces jours de fête, dans le cours habituel de la vie, dans les petits dîners moitié politiques, moitié littéraires qu'il donnait souvent, lord Lansdowne était d'un commerce aussi agréable que sûr, et ne cessa de me témoigner, pour les bons rapports de son pays avec le mien et pour moi-même, une bienveillance à la fois sincère et réservée.

L'attitude de lord Grey et mes relations avec lui étaient tout autres. Ce grand chef whig qui, après avoir donné, pendant quarante-quatre ans, l'exemple de la plus ferme fidélité à ses principes, avait eu la rare fortune d'accomplir l'oeuvre à laquelle il s'était voué, la réforme parlementaire, et d'atteindre ainsi le but de sa vie, lord Grey, en 1840, ne pouvait se consoler d'être vieux, et vivait presque hors du monde, dans la mélancolie et l'ennui, toujours très-honoré quand il reparaissait, et recevant les témoignages de respect avec un singulier mélange de dignité et d'humeur. Il dînait un jour chez moi avec les principaux whigs, entre autres plusieurs membres du cabinet, lord Melbourne, lord Palmerston, lord John Russell, lord Clarendon. Arrivé l'un des premiers, lord Grey s'était assis près de la cheminée, et les autres convives, en arrivant, allèrent tous le saluer. Je vois encore ce noble vieillard, avec sa grande taille et sa belle figure, se soulevant à peine de son fauteuil et ne répondant que par une inclination de tête fière et triste aux hommages qu'on lui rendait. Il fut très-sensible à l'empressement respectueux que je lui témoignai en toute occasion. J'allais le voir assez souvent, et mes visites lui faisaient évidemment plaisir. Un matin, je le trouvai tout à fait seul; il me le fit remarquer: «Jadis, me dit-il, quand j'étais jeune, on ne passait guère devant ma porte, hommes ou femmes, sans venir me voir; aujourd'hui, par cette fenêtre, je les vois passer; ils n'entrent plus.» Un autre jour, le soir, il était avec sa femme, lady Grey, qui lui faisait la lecture; elle me toucha par sa sollicitude pour son mari; elle le gronda, devant moi, de ce qu'il n'allait plus à la Chambre des lords, ne parlait plus, ne se souciait plus de rien. Avec un abandon plein de simplicité et presque de confiance, comme si elle me connaissait depuis longtemps, elle me demanda de venir souvent les voir, de l'aider, elle, à combattre la disposition de lord Grey. J'entrai dans son désir; je flattai son malade. J'ai du goût pour les âmes nobles et un peu faibles; leur noblesse me plaît, et il me semble que je suis bon à leur faiblesse.

Je m'étonnais de ne jamais rencontrer dans ce monde whig un homme à qui les whigs avaient depuis longtemps affaire et dont l'appui leur était toujours indispensable, le célèbre Irlandais Daniel O'Connell. Je témoignai un jour mon étonnement chez mistriss Stanley, aujourd'hui lady Stanley d'Alderley, fille de lord Dillon, aimable personne, de qui les souvenirs de famille m'avaient rapproché, et dont le mari était alors, dans la Chambre des communes, le Whipper-in des whigs, c'est-à-dire chargé de rallier, dans l'occasion, tous les membres whigs et de veiller à leur exacte présence. Mistriss Stanley était elle-même de sentiments très-whigs, et très-active dans l'intérêt du parti et du cabinet: «Elle est notre chef d'état-major,» disait lord Palmerston. «Avez-vous envie, me dit-elle, de connaître M. O'Connell?—Oui certainement.—Eh bien, j'arrangerai cela.» Elle me donna en effet à dîner le 4 avril avec lui et cinq ou six personnes seulement, entre autres lord John Russell et lord Duncannon. Je trouvai M. O'Connell parfaitement tel que je l'attendais. Je le vis peut-être comme je l'attendais, mais c'est toujours beaucoup de répondre à l'attente. Grand, gros, robuste, animé, la tête un peu dans les épaules, l'air de la force et de la finesse; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, quoique sans fausseté; point d'élégance et pourtant point vulgaire; des manières un peu embarrassées et pourtant fermes; quelque arrogance même, quoique cachée. Il était, avec les Anglais considérables qui se trouvaient là, d'une politesse à la fois un peu humble et impérieuse; on sentait qu'ils avaient été ses maîtres et qu'il était puissant sur eux; il avait subi leur domination et il recevait leurs empressements. Il était évidemment flatté d'être invité à dîner avec moi; je lui dis quand on me le présenta: «Nous sommes ici, vous et moi, monsieur, deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens; vous, catholique, membre de la Chambre des communes d'Angleterre; moi, protestant, ambassadeur de France.» Cette entrée en matière lui plut, et nous causâmes, pendant le dîner, presque comme d'anciennes connaissances. Le matin, mistriss Stanley avait hésité à inviter quelques personnes pour le soir; elle s'y était pourtant décidée, et je vis arriver, après le dîner, lord et lady Palmerston, lord Normanby, lord Clarendon, l'évêque de Norwich, lady William Russell et quelques autres. En sortant de table, un accès de modestie sociale prit à M. O'Connell; il voulait s'en aller: «Vous avez du monde,» dit-il à M. Stanley.—Oui, mais restez, restez; nous y comptons.—Non, je m'en vais.—Restez, je vous prie.» Et il resta, avec une satisfaction visible qui ne manquait pourtant pas de fierté. «C'est donc là M. O'Connell?» me dit lady William Russell qui probablement ne l'avait jamais vu.—Oui, lui dis-je, et je suis venu de Paris pour vous l'apprendre.—Vous croyiez peut-être que nous passions notre vie avec lui?—Je vois bien que non.» Ils étaient tous évidemment bien aises d'avoir cette occasion de lui être agréables, et lui bien aise d'en profiter. Il parla beaucoup; il raconta les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits propres et des manières moins grossières venant à mesure que l'ivrognerie s'en allait. Personne ne voulait élever de doute. Je lui demandai si c'était là une bouffée de mode populaire ou une réforme durable. Il me répondit avec gravité: «Cela durera, nous sommes une race persévérante, comme on l'est quand on a beaucoup souffert.» Il prenait plaisir à s'adresser à moi, à m'avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je me retirai vers minuit, et je me retirai le premier, laissant M. O'Connell au milieu de quatre ministres anglais et de cinq ou six grandes dames qui l'écoutaient avec un mélange un peu comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dédain.

Je fis aussi connaissance, quelques jours après, avec un autre homme, beaucoup moins célèbre et moins important dans la sphère politique, mais investi, en Angleterre, d'une influence et d'une faveur publique très-originale et personnelle. La duchesse de Sutherland, alors grande maîtresse de la garde-robe de la reine et l'une des plus nobles parures du parti whig, autant par sa bonté que par sa beauté, m'écrivit un matin que le docteur Arnold désirait me voir et viendrait passer un jour chez elle dans ce dessein. Neuf ans auparavant, sans que nous eussions jamais eu aucune relation personnelle, il m'avait envoyé une édition de Thucydide qu'il venait de publier, en me témoignant une sympathie qui n'avait rien de superficiel ni de banal. Il vint en effet à Londres le 10 avril, et ce fut pour moi un jour de vive jouissance intellectuelle et morale. Le docteur Arnold était depuis longtemps déjà à la tête du collége de Rugby, grand établissement d'éducation publique, fondé sous la reine Elizabeth, dans le comté de Warwick; et sans la moindre charlatanerie, par ses seuls et propres mérites, il l'avait porté au plus haut degré de prospérité et de popularité. Je trouvai en lui un homme d'un esprit singulièrement élevé, animé, ouvert, large, exempt de préjugé et de routine, curieux de progrès, et en même temps ferme, pratique, sans fantaisies bizarres ou vagues, fidèlement attaché à toutes les fortes bases de l'ordre moral et social. Je n'ai point rencontré d'âme plus puissamment sympathique, plus humaine avec autorité. Il avait, en littérature classique, en histoire, dans les sciences, un savoir aussi solide que varié; et sans être bien nouvelles, ses idées et ses méthodes, en fait d'éducation comme d'instruction, lui appartenaient en propre, et il les appliquait avec une verve communicative et efficace. Il agissait beaucoup par la conversation, d'âme à âme, et savait se servir de la liberté aussi bien que de la règle. Jamais peut-être aucun chef d'établissement semblable n'a exercé, sur la génération qui a passé par ses mains, une influence plus intime, ni laissé, dans les esprits et dans les coeurs, un plus profond souvenir.

Les whigs avaient alors la bonne fortune de compter dans leurs rangs, soit au sein même des affaires, soit sur les lisières de la politique active, plusieurs hommes éminents qui, par leurs écrits, agissaient puissamment sur le public; et j'eus aussi la bonne fortune de contracter avec plusieurs d'entre eux, à cette époque, des rapports de grande bienveillance ou même d'étroite amitié. Ils sont tous morts aujourd'hui, les uns, avant de ressentir les atteintes de l'âge, et dans la vigueur comme dans la maturité de leur talent; les autres, après avoir parcouru toute la carrière et atteint, par un noble travail, un juste renom et un honorable repos. Je ne me refuserai pas le mélancolique plaisir de rappeler ici leur mémoire, les impressions que j'ai reçues d'eux et les liens qui nous ont unis.

M. Hallam est celui avec qui j'ai été le plus intimement lié. Dès que je l'ai connu, et plus je l'ai connu, son caractère et son esprit m'ont également attiré et attaché. Avant 1830, ses beaux travaux historiques, surtout son Histoire constitutionnelle d'Angleterre, firent naître entre nous de bienveillants rapports; dans la préface de ce dernier ouvrage, il avait parlé de moi et de mon Histoire de la Révolution d'Angleterre en termes dont je ne pouvais qu'être très-honoré et touché. Après 1830, je le vis à Paris; nous entrâmes en correspondance; il m'exprima plusieurs fois son opinion sur ce qui se passait en Angleterre, entre autres sur la réforme parlementaire de 1831, et je fus frappé de la ferme indépendance comme de la judicieuse sagacité, soit de ses idées générales, soit de ses appréciations des mesures et des événements contemporains. Je n'ai point connu d'homme plus sincèrement, plus profondément libéral, et en même temps plus exempt de tout préjugé national et de tout esprit de parti; point d'homme qui s'inquiétât plus exclusivement de chercher la vérité et de rendre justice à tous, sans aucun souci de plaire ou de déplaire à ses adversaires ou à ses amis. La rectitude naturelle de son jugement, son vaste et exact savoir, la généreuse élévation de son âme et son parfait désintéressement le rendaient imperturbablement équitable, et étranger, dans la cause même qui lui tenait le plus à coeur, celle de la liberté religieuse et politique, à toute espèce de badauderie comme de fanatisme. Il me reçut à Londres, en 1840, avec un empressement amical; il aimait la société, la conversation, la discussion familière des souvenirs ou des idées, et il réunissait souvent à sa table les hommes les plus distingués de son pays, lettrés par profession ou par goût, M. Macaulay, lord Lansdowne, lord Mahon, sir Francis Palgrave, M. Milman, tous charmés de se trouver ensemble et autour de lui. En 1848, après la Révolution de février, M. Hallam fut pour moi le plus véritable, je dirai le plus infatigable ami; il n'y avait point de bons offices qu'il ne recherchât l'occasion de me rendre, point de soins, point de prévenances qu'il n'eût tous les jours pour mes enfants et pour moi, avec cette cordialité affectueuse qui rend tout facile et agréable à ceux qu'elle oblige, car elle prend, à ce qu'elle fait pour eux, autant de plaisir qu'elle peut leur en faire à eux-mêmes. J'ai entendu dire que, dans la première partie de sa vie, M. Hallam avait été un peu âpre et impérieux; mais il avait subi de grandes douleurs domestiques; il avait perdu sa femme et plusieurs de ses enfants, entre autres son fils aîné Arthur, jeune homme d'une distinction rare, à la mémoire duquel son ami, le poëte Tennyson, a consacré une de ses plus belles oeuvres de poésie morale, intitulée: In memoriam. Au lieu d'aigrir ou d'assombrir M. Hallam, le malheur et l'âge l'avaient adouci et attendri; personne n'apercevait plus en lui la moindre trace de rudesse; il conservait tout son mouvement d'esprit, tous ses goûts littéraires et sociables, et semblait jouir de la vie en homme qui la trouve encore douce et veut la rendre douce à ceux qui l'entourent, mais qui en a connu les poignantes tristesses, et qui, au fond de l'âme et pour son propre compte, ne s'y passionne plus. Après mon retour en France, M. Hallam vint, en 1853, avec sir John Boileau, passer quelques jours au Val-Richer; il était encore le même, l'esprit toujours aussi animé et le coeur aussi affectueux; mais peu de temps après, il fut frappé d'une attaque d'apoplexie qui le laissa impotent et presque éteint. Pendant le voyage que je fis en Angleterre en 1858, j'allai le voir à la campagne, à Penshurst, près de Londres, où il vivait retiré chez sa fille, mistriss Cator. Je le trouvai enfoncé dans son fauteuil, auprès d'une table encore chargée de livres, quelques-uns entr'ouverts, et tenant à la main le Times du jour qu'il laissa tomber à terre quand j'entrai; il pouvait à peine marcher, ne parlait qu'avec embarras, et il arrêta sur moi des regards lents et tristes où perçaient un souvenir d'affection et le plaisir qu'il éprouvait à me revoir, mais qu'il n'exprimait pas. J'abrégeai ma visite qui le fatiguait autant qu'elle m'attristait. Il mourut quelques mois après. Homme rare, et modeste autant que rare, à qui il n'a manqué que plus d'éclat dans le talent et une soif plus passionnée du succès pour exercer, sur le public, autant de puissance qu'il a obtenu d'estime et d'amitié de ceux qui l'ont bien connu.

Je n'ai pas vécu aussi intimement avec lord Macaulay (M. Macaulay en 1840), et même après l'avoir beaucoup vu, j'ai moins connu l'homme que l'écrivain. Avant que nous nous fussions rencontrés, j'admirais son art savant et brillant pour recueillir les faits, les grouper, les animer, transformer le récit en drame, et semer, à travers les scènes et les acteurs du drame, les observations et les jugements du spectateur; il a excellé à répandre sur le passé des flots de lumière et de couleur, en le mettant constamment en face des idées et des moeurs du temps présent. Quand j'ai personnellement connu lord Macaulay, j'ai joui plus vivement encore de mon plaisir à l'admirer; l'harmonie était parfaite entre l'homme et l'artiste, le causeur et l'écrivain; rien ne se ressemblait plus que les écrits de lord Macaulay et sa conversation; même richesse et même à-propos dans la mémoire, même impétuosité facile dans la pensée, même vivacité d'imagination, même clarté de langage, même tour à la fois naturel et piquant dans les réflexions. Il y avait, à l'écouter, autant d'agrément et presque autant d'instruction qu'à le lire. Et lorsque, après tant de curieux et charmants Essais, il a publié son grand ouvrage, l'Histoire d'Angleterre depuis l'avénement de Jacques II, les mêmes qualités s'y sont déployées avec encore plus d'abondance et d'éclat. Je ne connais point d'histoire où le passé et l'historien qui le raconte vivent plus intimement et plus familièrement ensemble; lord Macaulay peint les faits et les hommes du XVIIe siècle avec autant de détails et des couleurs aussi vives que s'ils étaient ses contemporains. Méthode pleine de puissance et d'attrait, mais qui entraîne un péril auquel lord Macaulay n'a pas toujours échappé. J'éprouve souvent, en le lisant, le regret de rencontrer, dans l'histoire, l'esprit de parti de la politique. Je n'ai garde de mal penser ni de mal parler des partis; ils sont les éléments nécessaires d'un gouvernement libre. J'ai passé bien des années de ma vie dans cette arène, et je sais combien, pour lutter avec succès, pour gouverner comme pour résister efficacement, il est indispensable d'être entouré d'un parti compacte, discipliné, permanent. Les whigs et les torys ont fait en Angleterre, depuis deux siècles, la force du pouvoir et de la liberté. Mais les partis et l'esprit de parti ne sont bien placés que dans la politique active et actuelle; quand on rentre dans le passé, quand on rouvre les tombeaux, on doit, aux morts qu'on en fait sortir, une complète et scrupuleuse justice; il faut, en les ramenant sur la scène, mettre en lumière les idées et les sentiments qu'ils y ont portés; il faut faire équitablement, dans leur rôle, la part de leurs intérêts et leurs droits, et ne pas mêler à leurs cendres les charbons ardents de notre propre foyer. Lord Macaulay n'a pas toujours obéi à cette loi de la vérité comme de l'équité historique; il a porté quelquefois dans ses récits, et surtout dans ses appréciations des actes et des hommes, les passions et les préventions des whigs engagés dans les luttes anciennes ou modernes. Et j'ai lieu de croire qu'il s'en est lui-même aperçu; j'en ai deux preuves décisives puisées, l'une dans son grand ouvrage même, l'autre dans mes rapports avec lui. En avançant dans son travail, il s'est mieux dégagé de ses impressions premières; la justice de l'historien a pris le dessus sur les habitudes du politique; il a été beaucoup plus impartial dans son histoire du règne de Guillaume III que dans celle du règne de Jacques II, et surtout que dans son résumé des règnes de Charles Ier et de Charles II. Il juge les whigs de 1692 plus sévèrement que les républicains de 1648; et si je suis bien informé, son impartialité nouvelle lui a valu, de la part de quelques whigs intéressés ou ardents, d'assez vifs reproches. Ma preuve personnelle n'est pas moins concluante. Au printemps de 1848, je voulais que mon fils Guillaume reprît à Londres ses études classiques forcément interrompues à Paris; j'hésitais entre deux grands établissements, le collége de l'Université de Londres (University's college), fondé sous le roi Guillaume IV, comme cette Université elle-même, par l'influence des whigs, et le collége royal (King's college), fondé vers la même époque, sous le patronage de l'Église anglicane. Je consultai M. Macaulay sur le choix: «Vous m'interrogez comme père, me dit-il; je ne vous répondrai pas comme homme de parti; j'ai concouru, avec mes amis whigs, à la fondation de l'Université de Londres et de son collége; envoyez votre fils au King's college; c'est le meilleur.» Je le remerciai de sa sincérité et je suivis son conseil dont mon fils se trouva bien.

J'eus, en 1840, dans les loisirs de mon ambassade, une preuve frappante de l'étendue et de l'agrément de son savoir: il m'offrit de me servir de cicerone dans la visite de l'abbaye de Westminster et de sa célèbre église peuplée de morts dispersés ou entassés pêle-mêle dans toutes les parties de l'édifice, rois, reines, guerriers, politiques, magistrats, orateurs, écrivains, simples particuliers, les uns glorieux, placés là par l'admiration et la reconnaissance publiques, les autres obscurs, consacrés par la piété, ou l'affection, ou la vanité domestiques. Elizabeth et Marie Stuart, Buckingham et Monk, lord Chatham et lord Mansfield, Pitt et Fox, Shakespeare, Milton, Newton, Gray, Addison, Watts, les destinées et les natures les plus diverses mises côte à côte, la paix du ciel entre les hommes après les haines et les rivalités de la terre. Je ne fus pas choqué, comme ont paru l'être beaucoup de gens, du grand nombre des morts obscurs; qu'importe aux morts illustres? Ils n'en sont pas moins apparents ni moins seuls. Il n'y a pas de foule là; les tombeaux ne se gênent pas, ne se masquent pas l'un l'autre; on ne s'arrête que devant ceux qui renferment vraiment un immortel. Ce qui est choquant, hideux, barbare, ce sont des figures de cire placées là dans des armoires, la reine Elizabeth, la reine Anne, Guillaume III et Marie, Nelson, Chatham, debout, les yeux ouverts, sous leurs propres vêtements. Cette prétention à la réalité, ce mariage de la vie apparente et de la mort sont d'un effet révoltant au milieu de ces tombeaux, de ces statues, purs symboles qui proclament la mort en perpétuant la mémoire, et transmettent le nom aux respects de la postérité sans livrer la personne à la curiosité de ses regards. Pendant trois ou quatre heures, je me promenai avec M. Macaulay dans cette galerie monumentale de la nation et des familles anglaises; je l'arrêtais ou il m'arrêtait à chaque pas; et tantôt répondant à mes questions, tantôt les devançant, il m'expliquait un monument allégorique, me rappelait un fait oublié, me racontait une anecdote peu connue, me récitait quelque beau passage des écrivains ou des orateurs dont nous rencontrions les noms. Nous passions devant le monument de lord Chatham debout, la tête haute et le bras en avant comme dans un mouvement d'éloquence; devant lui, à ses pieds, sur une simple pierre, était inscrit le nom de son fils William Pitt, déposé là en attendant qu'on eût terminé et placé en son lieu le monument qui lui devait être consacré: «Ne dirait-on pas, me dit M. Macaulay, que le père se lève et prononce là, devant le public, l'oraison funèbre de son fils?» Et à ce propos, quelques-uns des plus beaux discours de lord Chatham et de M. Pitt lui revinrent en mémoire, et il m'en répéta plusieurs fragments. Les monuments des grands écrivains, prosateurs ou poëtes, suscitaient en lui la même abondance, la même verve de souvenirs; Milton et Addison étaient, pour lui, des favoris, et il me retint plusieurs minutes devant leurs noms, se complaisant à me rappeler quelques traits de leur vie, ou à me citer quelques passages de leurs oeuvres, presque autant que je me plaisais à l'écouter. Un bas-relief, qui retraçait un incident de la grande guerre entre l'Angleterre et ses colonies américaines luttant pour leur indépendance, se trouva sur notre chemin: «Regardez cette figure à laquelle manque la tête, me dit M. Macaulay; c'est celle de Washington; le soir, sans doute, en se cachant, quelque ardent patriote anglais, encore courroucé contre ce chef de rebelles, se satisfit en lui cassant la tête; on la rétablit; quelque temps après on la retrouva encore cassée; on a renoncé à la rétablir. Voilà comment les patriotes d'un pays comprennent et traitent ceux d'un pays rival.» Toute cette visite fut, pour moi, pleine d'intérêt et de charme; comme les grands morts de l'Italie sur le passage de Dante, les plus illustres personnages de l'histoire et de la littérature anglaises sortaient devant moi de leur tombeau, à la voix d'un représentant digne d'eux.

Holland-House n'était pas seulement le rendez-vous habituel des whigs engagés dans la vie publique; c'était aussi le salon favori, le home adoptif des lettrés libéraux étrangers à la conduite des affaires, mais dévoués à leurs idées et au redressement des vieilles injustices sociales. Ce fut là que je rencontrai pour la première fois le révérend Sidney Smith et lord Jeffrey, tous deux fondateurs, en 1801, de la Revue d'Édimbourg, et les deux hommes de ce temps qui, en dehors du Parlement, ont le plus contribué aux succès du parti whig et aux progrès de la liberté. Ils étaient l'un et l'autre bien loin, en 1840, du puissant élan de leur jeunesse et de leur influence; mais M. Sidney Smith conservait, à soixante-neuf ans, cette vive originalité d'imagination et d'esprit, cette verve inattendue et plaisante qui éclataient partout, dans la vie familière comme dans les salons, et probablement aussi dans sa propre pensée, quand il était seul dans son cabinet. J'écrivais à Paris, après notre première rencontre: «J'ai causé hier soir avec M. Sidney Smith, qui a vraiment beaucoup, beaucoup d'esprit. Mais tout le monde s'y attend, tout le monde vous en avertit. C'est son état d'avoir de l'esprit comme c'est l'état de lady Seymour d'être belle. On demande de l'esprit à M. Sidney Smith comme une voiture à un sellier. On rit trop de ses plaisanteries. On rit avant, pendant, après. Et il plaisante un peu trop à propos de toutes choses, même à propos des évêques; ce qui ne l'empêche pas d'avoir sa réserve, et même sa timidité envers sa robe; il ne veut plus dîner hors de chez lui le dimanche, et il n'ose pas le dire à lady Holland qui l'invite le dimanche pour le plaisir de l'embarrasser.» Là étaient en effet l'embarras et le côté faible de M. Sidney Smith; le tour de son esprit et de son langage n'était pas en harmonie avec sa situation; il n'était pas devenu ecclésiastique par goût et de son libre choix; il avait obéi, en cela, au pressant désir de son père; et quelque soin scrupuleux qu'il apportât à remplir tous les devoirs de son état, il n'avait pu changer sa nature, ni régler toujours, selon de sévères convenances, son intarissable et quelquefois bouffonne gaieté. D'ailleurs le meilleur des hommes, aussi doux que courageux, plein de charité chrétienne comme de sincérité libérale, prédicateur efficace dans sa chaire autant que critique éminent dans la Revue d'Édimbourg, et dont les sermons, recueillis après sa mort, valent bien ses articles, et couvrent amplement ce qu'il y avait d'excessif dans ses saillies de moquerie et de gaieté. Il vint me voir un jour à l'ambassade, et sa conversation fut un agréable mélange de réflexions sérieuses et de traits piquants. Il me parla beaucoup de lord John Russell qu'il aimait fort et qu'il regardait comme l'âme du cabinet: «Lord Melbourne, me dit-il, est un homme de beaucoup d'esprit, un bon et aimable garçon plutôt qu'un politique, a fine fellow rather than a politician, et bien moins insouciant qu'il n'en a l'air.» Il tenait beaucoup à n'être pas pris pour un radical: «Les radicaux, me dit-il, sont en déclin dans la Chambre des communes, découragés et ne comptant plus sur leur avenir. Ils s'étaient figurés qu'ils changeraient toutes choses. Le bon sens public les paralyse. La plupart se fondront dans les whigs.» Je ne lui demandai pas si les whigs ne feraient pas la moitié du chemin. Je l'écoutais sans discuter. Il y a des gens à qui on plaît en leur parlant; à d'autres, en les écoutant. On les distingue bien vite. M. Sidney Smith était accoutumé à être écouté, et même attendu.

Malgré l'ancienne union de leurs idées et de leurs travaux, lord Jeffrey, à l'époque où je l'ai connu, ne ressemblait en rien au révérend Sidney Smith. L'ecclésiastique anglais était resté, à soixante-neuf ans, aussi animé, aussi gai, aussi bienveillant, aussi confiant dans la nature humaine et dans l'avenir des sociétés humaines qu'il avait pu l'être dans sa jeunesse. Le critique écossais, à soixante-sept ans, portait l'empreinte des épreuves et des mécomptes de la vie. Profondément sérieux et sagace, il avait dans l'esprit plus d'activité et de fermeté que de penchant aux brillantes et lointaines espérances; sincèrement attaché aux principes qu'il avait soutenus et au parti qu'il avait servi avec ardeur, il se méprenait peu sur leurs mauvaises pentes et leurs mauvaises chances; il avait exercé la critique littéraire avec autant d'intégrité et d'indépendance que de pénétration et de bon jugement; mais il était las de critiquer et ne trouvait plus guère à admirer. Il aimait beaucoup la conversation, la discussion, l'échange et le choc des idées; il y était abondant, ingénieux, sensé sans pédanterie quoique avec vigueur; mais ses goûts de société étaient combattus et attiédis par sa préférence de plus en plus prononcée pour sa petite maison de campagne, près d'Édimbourg, pour la vie domestique et la méditation tranquille au sein d'une belle nature. Après l'adoption de la réforme parlementaire, il était entré dans la Chambre des communes; mais il n'y avait obtenu ni un succès oratoire, ni une importance politique proportionnés à ses succès et à son importance dans le monde lettré. Il était sorti du Parlement sans regret, quoique avec un peu de tristesse, avait accepté un siége dans la haute cour de session d'Écosse, et ne venait plus à Londres que rarement et pour peu de jours. Nous eûmes un matin, chez moi, un long entretien sur l'état actuel des idées et des moeurs, des sociétés et des gouvernements; je fus frappé de la ferme indépendance et de la longue prévoyance de sa pensée; ce vaillant champion des idées libérales s'inquiétait vivement de la domination exclusive de la démocratie, autant pour la dignité humaine et la liberté politique que pour la sécurité des droits divers et la forte constitution des États. Mais il m'exprimait ces judicieux sentiments avec cette nuance de découragement et d'humeur qui donne à l'esprit l'air vieux, et la vieillesse ne va pas mieux à l'esprit qu'au corps.

En sortant de Holland-House ou de Lansdowne-House, j'allais quelquefois finir ma soirée dans un modeste salon, chez deux vieilles personnes, miss Berry et sa soeur Agnès, que j'avais vues souvent à Paris. Après avoir longtemps vécu, sur le continent comme en Angleterre, dans le monde élégant et lettré, elles habitaient Londres, âgées l'une de soixante-dix-huit, l'autre de soixante-quatorze ans, restant chez elles tous les soirs, et recevant d'anciens amis et des gens d'esprit bien aises d'être assurés de les trouver et de s'y trouver ensemble. Elles avaient pour amie et pour compagne fidèle lady Charlotte Lindsay, fille de lord North, femme d'esprit aussi, pleine des souvenirs de la cour et de l'histoire d'Angleterre pendant le ministère de son père, et prenant plaisir à les raconter. L'aînée des deux soeurs, miss Berry, avait été belle et l'objet des soins particuliers d'Horace Walpole qu'elle avait, disait-on, refusé d'épouser, tout grand seigneur et homme d'esprit qu'il était, le trouvant trop vieux. Elle aimait la France et la société française qu'elle avait vues dans des temps et des états bien différents, et elle rappelait volontiers que c'était à la cour de Louis XVI, et par une bonne grâce particulière de la reine Marie-Antoinette, qu'elle avait été, pour la première fois de sa vie, invitée à un grand bal. En 1815, elle avait publié un premier recueil des Lettres de lady Russell, en le faisant précéder d'un Essai biographique écrit avec une émotion intelligente; et en 1840, je reportai sur l'éditeur quelque chose du profond et tendre intérêt que la mémoire de cette personne si rare, admirable exemple de la passion dans la vertu, m'avait dès lors inspiré. Je retrouvais d'ailleurs, dans le petit salon de miss Berry, non-seulement les goûts, mais les habitudes de la société et de la conversation françaises, plus de facilité, de variété, de sympathie complaisante que dans la plupart des salons anglais, un vif mouvement d'esprit littéraire et des sentiments libéraux sans préoccupations politiques. C'était, pour moi, un agréable délassement et comme un retour momentané vers ma jeunesse, dans le salon de madame Suard ou de madame d'Houdetot.

Quelque liberté que je prisse soin de garder pour mes relations personnelles, je voyais moins les torys que les whigs: non-seulement parce que je n'avais pas à traiter avec eux, mais aussi parce qu'ils avaient à Londres moins de foyers de réunion et de conversation un peu intime. J'ai déjà dit quel courtois empressement m'avaient témoigné, à mon arrivée, les principaux d'entre eux, notamment sir Robert Peel et lord Aberdeen; dès le 7 mars 1840, sir Robert Peel me donna à dîner avec ses plus particuliers amis. Lord Aberdeen se plaignait de ne pas me voir plus souvent. C'était surtout chez lady Jersey que je rencontrais les hommes considérables du parti et des diverses nuances du parti; elle leur était très-fidèle, et prenait beaucoup de soin pour les attirer chez elle et leur rendre son salon agréable. Je fis là connaissance avec lord Lyndhurst, lord Ellenborough et sir Stratford Canning, aujourd'hui lord Stratford de Redcliffe: le premier, déjà âgé, me frappa par la vigueur, la précision, la netteté de sa pensée et de sa parole, et dix ans plus tard, je lui ai retrouvé les mêmes qualités, presque au même degré. Sir Stratford Canning n'avait pas encore déployé, dans l'ambassade de Constantinople, sa dominante et indomptable énergie; mais la mâle franchise de son caractère et la fierté douce de ses manières eurent pour moi, dès l'abord, un attrait que les dissentiments diplomatiques n'ont jamais effacé. Lord Mahon, aujourd'hui comte Stanhope, aussi distingué par ses travaux historiques que par ses lumières politiques, réunissait souvent chez lui, à déjeuner, les libéraux et les lettrés du parti, les adhérents de sir Robert Peel, ceux que dès lors on appelait et qui eux-mêmes s'appelaient conservateurs plutôt que torys. Pris dans son ensemble, ce parti dominait dans la Chambre des lords, touchait et quelquefois atteignait, dans la Chambre des communes, à la majorité, et il avait pour chefs des hommes éminents par leurs talents comme par leur caractère, et en possession de l'estime du pays. Mais il était en proie à un travail, dirai-je de décomposition ou de transformation intérieure, qui paralysait sa force et livrait le pouvoir à ses adversaires. J'écrivais le 20 mai 1840 à l'un de mes amis: «J'assiste ici à un étrange spectacle, au spectacle d'une opposition très-forte, très-bien gouvernée, et qui n'ose pas, qui, de son propre aveu, ne peut pas devenir gouvernement. Les vieux torys, les torys de lord Liverpool et de lord Castlereagh sont à la fois le corps d'armée et l'embarras, le nerf et le fardeau du parti. Si tous les conservateurs étaient de l'espèce de sir Robert Peel, ils seraient les maîtres. Tenez pour certain que, bien qu'il n'y ait pas eu naguère ici, comme chez nous, une révolution, il y a, ici, comme chez nous, des résistances et des arrogances de classe que le pays n'acceptera plus; il y a des réformes, faites ou à faire, que tout le monde devra accepter, et qui rendront incapable de gouverner quiconque ne les acceptera pas sérieusement et sincèrement. Deux choses me frappent également en Angleterre, la puissance de l'esprit de conservation, et la puissance de l'esprit de réforme. Malgré la violence des paroles et la ténacité des engagements de parti, ce pays-ci est le pays du bon sens définitif, du progrès lent mais continu. Il ne retrouvera un gouvernement fort que lorsque les partis divers, sans abdiquer leurs maximes et leurs tendances caractéristiques, se seront tous décidés à pratiquer cette politique équitable et modérée vers laquelle, soit qu'ils le proclament, soit qu'ils s'en taisent, convergent aujourd'hui tous les esprits.»

On prévoyait dès lors avec certitude que sir Robert Peel ne tarderait pas à arriver au gouvernement par cette voie; j'écrivais le 23 mai, à la veille d'un échec des whigs: «J'ai cru jusqu'ici que les conservateurs, les gens d'esprit du moins, ne se souciaient pas, au fond, de renverser le cabinet. Je commence à en douter. L'un d'entre eux m'a dit hier: «Nous dissoudrions le Parlement. La dissolution nous donnerait trente voix de majorité. Le problème du moment est d'obtenir de la Chambre des lords les réformes nécessaires, en Irlande et ailleurs. Peel peut seul manier (manage) cette chambre et lui faire faire des pas en avant. Peel n'est pas un grand homme, mais il fera ce que de grands hommes ne pourraient pas faire[8].»

[Note 8: Peel is not a great a man; but, he will do what great men could not do.]

Sir Robert Peel a fait ce qu'on attendait de lui. Reste maintenant à savoir comment se refera ce qu'il a défait. De grandes réformes sociales ont été accomplies; les grands partis politiques, nécessaires à la puissance et à la longue durée des gouvernements libres, parviendront-ils à se réorganiser? C'est dans le travail de ce nouveau problème que tâtonne aujourd'hui l'Angleterre.

De tous les champions du vieux torysme anglais que j'ai rencontrés, c'est un homme étranger à la haute aristocratie et à la cour, c'est un bourgeois lettré et placé, dans la carrière politique, au troisième rang, M. John Wilson Croker, qui m'a le mieux représenté et fait comprendre son parti. Il avait été longtemps membre de la Chambre des communes et secrétaire de l'Amirauté; mais, depuis la réforme parlementaire qu'il avait énergiquement et spirituellement combattue, il était sorti du Parlement et des affaires, et ne s'occupait plus que de critique politique et littéraire. Il y portait toutes les maximes, toutes les traditions, toutes les passions d'un serviteur du cabinet de lord Liverpool et de lord Castlereagh, toujours ardent adversaire, au dedans, des whigs, même quand il sentait la nécessité de certaines réformes, au dehors, de la Révolution française, républicaine ou impériale, quoique sans haine ni jalousie envers la France, et plein même, pour le génie français, d'admiration et presque de goût, comme un spectateur intelligent admire un grand acteur. C'était un homme d'une instruction peu commune, d'un esprit sagace, vigoureux, judicieux, curieux, mais l'esprit de parti incarné, intraitable, résolu à tout défendre, de peur de laisser entamer le système général auquel il appartenait. Il occupait, dans le palais de Kensington, un appartement que lui avait donné, pour sa vie, le roi George IV, et c'était dans le Quarterly Review qu'il déployait toute sa polémique. Je l'avais vu à Paris avant 1840; je le revis à Londres pendant mon ambassade; et quand je retournai en Angleterre en 1848, il me donna des marques d'un intérêt aussi actif qu'affectueux. Nous discutions à perte de vue; mais nous nous comprenions, même quand nous ne nous accordions pas, et j'ai beaucoup appris, dans ses entretiens, sur l'état de la société anglaise et sur l'histoire de son temps.

Les radicaux faisaient peu de bruit à Londres en 1840. En Angleterre comme ailleurs, plus que partout ailleurs, ce parti comprend deux éléments très-divers, les radicaux révolutionnaires et les radicaux réformateurs: les uns, ennemis passionnés de l'ordre établi et aspirant à le renverser; les autres, novateurs systématiques, travaillant à faire prévaloir leurs théories dans les institutions nationales et par ces institutions mêmes, sans en changer les grandes bases. La réforme parlementaire de 1832 avait, pour un temps, réduit ces deux fractions du parti, la première à l'impuissance, la seconde à l'espérance patiente: les chartistes ne tentaient plus de manifestations populaires, et les démocrates constitutionnels s'appliquaient à faire prévaloir, dans le Parlement comme dans le public, leurs projets de réforme: «J'ai dîné hier chez M. Grote avec cinq ou six radicaux, écrivais-je à Paris le 19 mars, esprits tranquilles quoique bien radicaux. M. Grote me parle des chartistes à peu près comme lord John Russell, et lord John Russell comme lord Aberdeen. Il y a bien du factice dans le classement politique des hommes, et ils diffèrent bien moins qu'ils ne croient. Mais c'est là le gouvernement représentatif; par la publicité et la discussion continues, il aggrave les dissentiments et échauffe les luttes. La vie politique est à ce prix.» En dehors du Parlement et dans les relations sociales, les whigs prenaient bien du soin pour plaire aux radicaux réformateurs et les attirer dans leurs rangs; j'écrivais le 30 avril: «Madame Grote devient un personnage; lady Palmerston l'a invitée à une soirée. J'ai entendu avant-hier lady Holland faire un petit complot pour l'avoir à dîner à Holland-House la semaine prochaine, et elle recommandait à lord John Russell de n'y pas manquer et de plaire à madame Grote. Ils ne lui plaisent pas et elle ne leur plaira pas. Elle a de la hauteur et veut de la place. Ils ne lui en feront pas assez. Les complaisances aristocratiques ne réussiront pas à se mettre au niveau des fiertés bourgeoises. Il doit, il peut y avoir, entre les deux classes, des rapprochements sérieux et efficaces, par nécessité, par bon sens, par esprit de justice et de prévoyance; mais ce sera de l'entente politique, non de l'assimilation sociale; on pourra agir ensemble dans le Parlement; on ne vivra pas familièrement ensemble dans les salons. On n'aura pas le vote de M. Grote comme don Juan obtient l'argent de M. Dimanche. Tout ce qui est factice, superficiel, momentané dans les rapports de la vie mondaine, demeure sans effet, si même cela ne nuit pas à l'accord, au lieu d'y servir.»

En ma qualité de protestant, j'étais, pour les divers partis religieux en Angleterre, anglicans et dissidents, un objet de curieuse et bienveillante attention. Peu après mon arrivée, l'évêque de Londres, M. Bloomfield, savant helléniste, me donna à dîner avec l'archevêque de Cantorbéry, l'évêque de Llandaff, deux chanoines de Westminster et quelques laïques zélés. Il me demanda d'aller avec lui un dimanche, dans sa voiture, à l'office solennel, dans l'église de Saint-Paul. Il voulait m'y faire une réception officielle et étaler un peu, dans sa cathédrale, un ambassadeur de France protestant. Je m'y refusai. Je n'aime pas les grandeurs humaines dans ce lieu-là. J'allai en effet à Saint-Paul, mais sans bruit, entrant simplement avec l'évêque et assis à côté de lui. Parmi les prélats anglicans avec qui je fis connaissance, l'archevêque de Dublin, M. Whately, correspondant de notre Institut, m'intéressa et me surprit; esprit original, fécond, inattendu, instruit et ingénieux plutôt que profond dans les sciences philosophiques et sociales, le meilleur des hommes, parfaitement désintéressé, tolérant, libéral, populaire, et, à travers son infatigable activité et son intarissable conversation, étrangement distrait, familier, ahuri, dégingandé, aimable et attachant, quelque impolitesse qu'il commette et quelque convenance qu'il oublie. Il devait parler le 13 avril, à la Chambre des lords, contre l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque d'Exeter, dans la question des biens à réserver pour le clergé au Canada[9]: «Je ne suis pas sûr, me dit lord Holland, que, dans son indiscrète sincérité, il ne dise pas qu'il ne sait point de bonne raison pour qu'il y ait, à la Chambre des lords, un banc des évêques.» Il ne parla point, car le débat n'eut pas lieu; mais, dans cette occasion comme dans toute autre, il n'eût certainement pas sacrifié, aux intérêts de sa corporation, la moindre parcelle de ce qu'il eût regardé comme la vérité ou le bien public.

[Note 9: Clergy reserves.]

On a beaucoup parlé et on parle encore beaucoup, notamment en France, de l'Église anglicane; elle est, à mon avis, peu connue et mal comprise. On lui reproche d'avoir pris naissance, non dans les croyances publiques, mais dans la tyrannie de Henri VIII; d'avoir, à son origine, scandaleusement varié dans ses professions de foi; de s'être approprié les dépouilles de l'Église catholique; d'avoir à son tour tyrannisé les dissidents et maltraité le bas clergé; enfin de manquer d'indépendance, ayant et acceptant, pour chef de l'Église, le chef laïque de l'État. Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches, et je ne chercherai pas à les atténuer en discutant ce qu'ils peuvent avoir d'excessif. Je ne demanderai même pas quels sont les pouvoirs, quels sont les établissements humains dont on pourrait sonder l'origine sans y rencontrer les violences et les vices que sème partout la main des hommes quand elle prétend aux honneurs de la création. Un fait spécial apparaît dans l'histoire de l'Église anglicane; en durant et en grandissant, elle s'est singulièrement éloignée et affranchie de son berceau. Elle est riche, riche de biens qui lui appartiennent en propre; elle exerce sur la masse de la population anglaise une grande influence; elle siége dans la Chambre des lords; par son origine, par sa situation, elle semble essentiellement engagée dans la politique; elle y a été d'abord intimement associée et presque asservie; et pourtant elle n'a aujourd'hui point de prétentions politiques; elle se renferme dans sa mission religieuse; il n'est jamais arrivé qu'une Église si bien dotée, si haut placée et investie d'une si puissante action morale, se contentât si sagement de son rôle spirituel et cherchât si peu à intervenir dans le gouvernement civil du pays. Est-ce défaut d'indépendance dans son propre domaine et complète soumission au pouvoir laïque dont elle reconnaît la suprématie? Nullement, et ceux-là se trompent fort qui jugent, en ceci, d'après les inductions logiques et les premières apparences de l'histoire. Quand la Réforme du XVIe siècle a éclaté, l'une de ses principales causes a été l'ardent travail des laïques, princes et peuples, non-seulement pour affranchir l'État de la domination de l'Église, mais aussi pour prendre, dans le gouvernement de l'Église elle-même, leur place et leur part. Tels avaient été les progrès de la civilisation et le mouvement des esprits que, dans une grande partie de l'Europe chrétienne, la société laïque ne voulait plus, même en matière de discipline religieuse, subir, sans participation et sans contrôle, le pouvoir absolu de la société ecclésiastique, du clergé. A la suite des luttes suscitées par cette fermentation sociale, trois systèmes se sont trouvés en présence: 1º le système catholique, c'est-à-dire l'autonomie indépendante de l'Église religieusement gouvernée par le clergé seul; 2º le système mixte, c'est-à-dire l'autonomie indépendante de l'Église religieusement gouvernée par les ecclésiastiques et les laïques mêlés à divers degrés et sous diverses formes; 3º l'Érastianisme, c'est-à-dire l'abolition de l'autonomie de l'Église et son gouvernement passant aux mains du souverain laïque de l'État. Je n'ai garde de comparer ici ces divers systèmes; je ne veux que les constater et les caractériser. Les deux derniers, quoique très-divers, puisque l'un a maintenu et l'autre aboli l'autonomie indépendante de l'Église, ont pris également leur source dans l'influence croissante de la société laïque et dans son désir d'échapper au pouvoir absolu du clergé. L'Érastianisme a prévalu en Angleterre, dans l'Église nationale, pendant que le système du gouvernement mixte prévalait, sur le même sol, dans la plupart des sectes dissidentes, Presbytériens, Indépendants, Baptistes, etc. Mais quoique soumise, en principe, au gouvernement laïque de l'État, et d'abord son docile et quelquefois même son servile instrument, l'Église anglicane n'a pas tardé à devenir, en fait, très-libre dans l'ordre spirituel. Par quelques-unes de ses maximes fondamentales, par son organisation aristocratique, par ses intérêts spéciaux, elle est restée le naturel et très-utile allié du pouvoir civil; mais depuis longtemps la Couronne et le Parlement ne se mêlent guère de ses affaires propres et intérieures, pas plus qu'elle ne se mêle elle-même des affaires de l'État. L'Église nationale a sa part, en Angleterre, de la liberté générale du pays; le complet établissement du régime libre a eu là cette salutaire conséquence que le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, bien que nominalement réunis dans les mêmes mains, se sont, dans la pratique, séparés l'un de l'autre et mutuellement respectés. L'instinct du droit et le bon sens ont prévalu à ce point que l'État et l'Église, confondus en apparence, sont distincts en réalité, et se renferment habituellement chacun dans son domaine naturel.

Et en même temps que l'état général de la société anglaise faisait ainsi recouvrer, en fait, à l'Église anglicane, une partie de l'indépendance qui lui manque en principe, cette Église vivait en présence de sectes dissidentes longtemps persécutées, opprimées, jamais anéanties ni entièrement dépouillées de leurs libertés anglaises, et toujours en possession de leur autonomie religieuse. Cette concurrence continue n'a pas permis à l'Église anglicane de tomber, d'une façon durable, dans l'indifférence, l'apathie, le relâchement, les moeurs mondaines, la complaisance servile envers le pouvoir; au milieu de ses faiblesses, de ses langueurs, de ses chutes, elle a eu constamment sous les yeux des exemples de foi vive, de ferveur pieuse, de ferme indépendance. A travers leurs divagations et leurs emportements, ces mérites n'ont jamais manqué, en Angleterre, aux sectes dissidentes; et leurs exemples, leur rivalité ont agi, sur l'Église anglicane, comme un aiguillon dans ses flancs; elle a été constamment provoquée et amenée à se relever, à se ranimer, à se retremper dans la foi et la vie chrétiennes. Elle n'est certes pas exempte aujourd'hui des doutes, des déviations, de la fermentation hostile qui travaillent le christianisme tout entier; comme l'Église catholique, comme les sectes dissidentes anglaises, comme le protestantisme continental, elle a ses incrédules, ses sceptiques, ses critiques; mais c'est une grande ignorance des faits ou un grand aveuglement de la passion de croire que, pour cela, elle soit en état de décomposition et de décadence; au milieu même de la crise générale que subit le christianisme, l'Église anglicane est devenue de nos jours et devient chaque jour plus chaudement et plus efficacement chrétienne; les croyances essentielles du christianisme, les moeurs graves, les sentiments pieux, la foi, le zèle et la charité chrétienne y sont en incontestable progrès; les édifices consacrés à son culte se multiplient rapidement; les populations s'y réunissent bien plus nombreuses et plus empressées; ses oeuvres pieuses, prochaines ou lointaines, s'étendent et prospèrent. Quand j'arrivai à Londres, en 1840, quand je vis l'Église anglicane de près et à l'oeuvre, je fus frappé de la féconde activité religieuse qui s'y déployait; et depuis cette époque, les faits que j'ai recueillis ou vus moi-même me laissent convaincu qu'au sein de cette Église et en dépit des mouvements contraires, ce mouvement de renaissance chrétienne n'a pas cessé de se développer.

J'observai, chez les sectes dissidentes, un mouvement, non pas semblable, mais correspondant et d'un effet non moins salutaire. Dans ces petites sociétés persécutées, la ferveur religieuse avait toujours été grande; mais des sentiments violents et durs y régnaient; la haine semble une vengeance de l'injustice, et les hommes se soulagent de leurs maux en en détestant les auteurs. Quand une politique libérale a fait cesser, en Angleterre, les gênes oppressives, les restrictions offensantes qui pesaient sur les dissidents, quand ils ont vu l'Église anglicane devenir à la fois plus zélée dans sa vie religieuse et plus bienveillante envers eux, ils se sont eux-mêmes apaisés et adoucis; l'isolement légal cessait, le rapprochement volontaire s'est accompli. Progrès moral d'abord plus qu'intellectuel; les idées religieuses de plusieurs des sectes dissidentes anglaises restent encore, sur beaucoup de points, bien étroites et exclusives; mais les sentiments amers et les préventions haineuses se sont singulièrement effacés. Les coeurs sont plus chrétiens que les esprits.

J'assistai un jour à un remarquable exemple de cet heureux progrès. J'avais vu plusieurs fois, à Paris, en 1838 et 1839, une femme déjà célèbre alors par ses oeuvres pieuses dans les prisons, mistriss Elizabeth Fry, de la secte des quakers, si le mot de secte peut être employé à propos d'une personne dont le coeur était si ouvert à toutes les sympathies humaines; le nom que se donnent eux-mêmes les quakers, Société des amis, lui convenait beaucoup mieux. Partout où elle avait passé, en France et en Allemagne comme en Angleterre, Mme Fry avait vivement frappé tous ceux qui l'avaient vue, les grands comme les déshérités de la terre, les vertueux comme les coupables de la société, par son ardeur, je dirai aussi par sa puissance chrétienne et philanthropique. Je la revis à Londres en 1840, et elle m'engagea à dîner chez elle le 6 juillet, avec sa nombreuse famille et ses intimes amis. Je trouvai là, avec les quakers, des anglicans, des presbytériens, des indépendants, probablement d'autres dissidents encore, tous conservant leur croyance et leur physionomie propres, et pourtant réunis dans un sentiment commun de piété libre et affectueuse. Parmi les enfants mêmes de Mme Fry, plusieurs avaient cessé d'être quakers et étaient rentrés dans l'Église anglicane; ils n'étaient pas moins bien traités, ni moins à l'aise dans leur famille. Évidemment, le respect de la liberté religieuse et de la foi sincère avait pénétré assez avant dans toutes ces âmes pour maintenir la bienveillance et la paix au sein de la diversité.

Je trouve, dans les Mémoires mêmes de Mme Fry sur sa vie, publiés par deux de ses filles, une mention de ce dîner que je veux citer textuellement, tant elle marque bien le caractère original de la personne et de la réunion:

«Upton-Lane, le septième jour du septième mois.

«Nous avons eu hier à dîner l'ambassadeur de France et une nombreuse compagnie. Ces occasions sont sérieuses pour moi. Je me demande s'il est bien fait de donner un dîner qui coûte cher, s'il en peut résulter quelque bien, et si, à l'approche de la mort, nous emploierions ainsi notre temps. D'un autre côté, après l'extrême bienveillance qui nous a été témoignée en France, même par le gouvernement français, nous devons bien aux Français quelque marque d'attention. Il est juste d'ailleurs et chrétien de se montrer hospitalier envers les étrangers, et je ne crois pas qu'on ait tort de les recevoir, dans une certaine mesure, comme ils ont coutume de vivre. Ma crainte est de n'avoir pas assez bien employé ce temps pour mettre en avant les importants sujets qui doivent toujours nous occuper. J'ai essayé de le faire un peu; pas assez, j'ai peur.»

Mme Fry pouvait se rassurer; elle n'avait pas négligé cette occasion de conversation morale et pieuse. Il est vrai qu'elle avait aussi pris quelque plaisir à faire apporter dans le salon un grand portefeuille, et à me montrer les portraits et les lettres des personnages considérables, grands du monde ou de l'esprit, avec qui elle avait été en rapport. Femme forte et excellente, née pour convertir, consoler et commander, car elle avait beaucoup de charité chrétienne, de sympathie féminine, d'autorité naturelle et un peu de vanité.

Après mes souvenirs de la société anglaise, telle que je l'ai vue en 1840, je voulais parler aussi de la cour d'Angleterre à cette époque. Je ne le ferai pas aujourd'hui. Je voyais commencer alors ce rare bonheur royal que la mort du prince Albert vient de détruire avant l'heure, s'il est permis de dire que telle heure, et non pas telle autre, convient à la mort. Comment retracerais-je en ce moment les réunions et les fêtes de cette royauté jeune, heureuse, charmée de son ménage comme de son trône, et de qui l'Angleterre se plaisait à concevoir ces belles espérances de vertu domestique et de sagesse politique qui ont été si dignement remplies? Les plus respectueuses paroles ne me satisferaient pas moi-même, et je ne me permettrais pas d'y mêler cette liberté d'observation que n'interdit pas le plus sincère respect. Plus tard, quand un peu de temps se sera écoulé, et s'il m'est donné de conduire ces Mémoires à leur terme, je retrouverai l'occasion de rentrer à Buckingham-Palace, à Windsor, et de rappeler les impressions que j'en ai reçues et les souvenirs que j'en ai gardés.

Chez moi comme hors de chez moi, par les affaires et par le monde, ma vie était très-occupée. Je ne saurais dire qu'elle fût pleine. Je n'ai jamais mieux reconnu quel vide peut exister dans des journées dont tous les moments sont remplis. Ma situation politique me convenait; j'avais de grands intérêts à traiter. Ce que je puis ressentir de curiosité et d'amour-propre mondain était satisfait. Je ne suis pas insensible à ces petits plaisirs; même quand je les trouve petits, quand j'ai l'air de m'en amuser plus que je ne m'en amuse réellement, je sais me défendre contre leur ennui; je ne m'en impatiente pas; l'impatience me déplaît et m'humilie; j'ai besoin de croire que je veux ce que je fais, et j'accepte de bonne grâce la nécessité pour échapper aux apparences de la contrainte. Mais ni les travaux de la vie politique, ni les plaisirs de la vie mondaine ne m'ont jamais suffi. Ce sont des joies superficielles, quelque fortes ou agréables qu'elles puissent être. Il y a loin de la surface au fond de l'âme; une vraie et longue intimité, des regards d'affection, des paroles de confiance, l'abandon, le calme et la chaleur du foyer domestique, c'est là ce qui épanouit et remplit vraiment le coeur. Salomon a trop dit quand il a dit: «Vanité des vanités, tout est vanité;» l'activité politique, l'importance sociale, le pouvoir, le monde, les succès d'ambition et d'amour-propre, tout cela est quelque chose, et, même aujourd'hui, je ne le dédaigne point. Mais je ne m'y suis jamais senti satisfait et reposé comme on se sent satisfait et reposé dans le bonheur intime. Pourquoi donc faire, dans la vie, une si large part, et avec tant de travail, à ce qui suffit si peu? C'est qu'on appartient à sa vocation bien plus qu'à soi-même; on obéit à sa nature bien plus qu'à sa volonté. Je me suis porté aux affaires publiques comme l'eau coule, comme la flamme monte. Quand j'ai vu l'occasion, quand l'événement m'a appelé, je n'ai pas délibéré, je n'ai pas choisi; je suis allé à mon poste. Nous sommes des instruments entre les mains d'une puissance supérieure qui nous emploie, selon ou contre notre goût, à l'usage pour lequel elle nous a faits.

Quand j'étais las de conversations diplomatiques, de dépêches, de visites et d'isolement dans ma maison, j'allais me promener seul, dans les parcs de Londres, ou plus loin, aux environs de la ville. Regent's Park surtout me plaisait; il est loin des quartiers populeux; l'espace est immense, la verdure fraîche, les eaux sont claires, les massifs d'arbres encore jeunes. Je trouvais là réunies deux choses qui vont rarement ensemble, l'étendue et la grâce. Je n'y rencontrais, je n'y apercevais presque personne. Dans la complète solitude et en présence de la nature, on oublie l'isolement.

Les dimanches, Regent's Park était un peu plus animé; assez de promeneurs, presque constamment silencieux; des prédicateurs de plein vent, entourés de trente ou quarante auditeurs, commentant un texte de la Bible ou un précepte de l'Évangile, et mêlant à leurs commentaires des récits familiers ou d'étranges dissertations métaphysiques, mais toujours dans un dessein pratique, pour régler la pensée et la vie. Je m'arrêtai un jour à deux de ces groupes. Dans l'un, le prédicateur tenait un livre, un voyage en Afrique, et lisait l'histoire d'un missionnaire qui s'était guéri d'une longue maladie en vivant sobrement et buvant de l'eau: «Vous voyez bien par là, concluait-il, que boire de l'eau n'est pas du tout mauvais pour la santé.» L'autre orateur, calviniste rigoureux, soutenait, contre un interlocuteur qui le lui contestait, que l'homme n'est pas libre, n'a point de libre arbitre: «Regardez cet arbre, disait-il, vous voudriez croire que c'est une maison; vous ne le pouvez pas; vous n'avez donc pas de libre arbitre.» Le bon sens de ses auditeurs s'étonnait, mais ne cessait pas d'être attentif. Ce ne sont pas là, bien s'en faut, tout le peuple de Londres et tous ses plaisirs; mais il y a dans ce peuple, et en grand nombre, des familles dont ce sont là les plaisirs.

Hors de Londres, dans les vallées et sur les collines qui l'entourent, à Richmond, à Hampstead, à Norwood, la nature est charmante, aussi charmante qu'elle peut l'être par ses propres agréments bien ménagés et soignés par la main de l'homme. Il lui manque la grandeur des formes et l'éclat de la lumière; elle plaît et attache, sans émouvoir ni saisir. Les châteaux, les parcs, les villas, les cottages élégants sont semés en si grand nombre dans cette campagne que la nature semble n'être là qu'au service de l'homme et pour ses seuls plaisirs. Je visitai les principales de ces habitations; deux surtout me frappèrent, Sion-House, qui appartient au duc de Northumberland, et Chiswick, au duc de Devonshire. Sion-House rappelle les maisons royales; ses serres ont passé longtemps pour les plus riches de l'Angleterre; la salle à manger est soutenue par douze colonnes de vert antique, les plus belles, dit-on, qui existent, et qui furent trouvées, il y a un siècle, dans le Tibre. Le grand-père du duc de Northumberland actuel les acheta et les fit transporter en Angleterre. Des vaches superbes paissaient dans une superbe prairie, sous les fenêtres de cette salle à manger ornée de ces colonnes, et dans laquelle on roulait, sur son fauteuil, le duc de Northumberland goutteux et impotent. Chiswick ne ressemble en rien à Sion-House. C'est une charmante maison italienne, sans le soleil, sans la Brenta, sans toute cette nature brillante et chaude qui anime et embellit, en Italie, la plus petite architecture. Et au bas de l'escalier, dans un coin, une statue de Palladio assis qui a l'air de grelotter. Chiswick est trop orné, trop joli. Le joli ne convient qu'au Midi. Les femmes de l'Espagne ou de la Provence se bariolent de rubans de toutes couleurs, de bijoux d'or et d'argent de toute espèce. Cela va à leur tournure fine et légère, à la vivacité de leurs mouvements, à leurs airs d'esprit et de corps. Lady Clanricarde était à Chiswick toute enveloppée de mousseline blanche, avec une seule pierre au milieu du front. Elle était belle et en harmonie avec sa patrie. Les maisons sont comme les personnes; pas plus au point de vue de l'art que pour les usages de la vie, il ne leur convient d'être étrangères à leur climat. Le parc de Chiswick, voilà l'Angleterre. Je n'ai vu nulle part des gazons si épais, si égaux, si fins. C'est du velours qui pousse.

Je fis, dans mes excursions aux environs de Londres, deux visites, non plus de châteaux mais d'établissements publics, qui m'intéressèrent vivement. J'allai voir deux grandes écoles consacrées, l'une aux conditions sociales les plus humbles, les plus dénuées, l'autre aux classes élevées et puissantes. Il y avait alors, et sans doute il y a encore, à Norwood, une école populaire qui réunissait environ mille enfants pauvres, nés dans les manufactures ou recueillis dans les rues de Londres. Le premier objet qui frappa ma vue, en entrant dans la vaste cour de la maison, fut un grand vaisseau avec ses mâts, ses voiles, ses agrès; la cour était comme le pont du vaisseau, d'où partaient les mâts et tout l'équipement. Quatre-vingts ou cent petits garçons, de sept à douze ans, étaient dans la cour, commandés par un vieux matelot. A un signal donné par lui, je vis tous ces enfants s'élancer sur le vaisseau, grimpant le long des mâts, des vergues, des cordages. En deux minutes, un petit garçon de neuf ans était assis à la sommité du grand mât, à cent vingt pieds au-dessus du sol, et remuait fièrement de là, avec son pied, le grand pavillon. Tous les autres étaient répandus de tous côtés, les uns tranquilles; les autres en mouvement. C'était une lutte réglée de hardiesse, d'adresse, de sang-froid, d'activité naïve et sérieuse. La plupart de ces enfants deviennent en effet des matelots. On les préparait aussi à d'autres professions. Dans les diverses parties de l'école, de petits menuisiers, de petits tailleurs, de petits cordonniers, de petits palefreniers, de petites blanchisseuses étaient à l'oeuvre, les uns occupés de leur apprentissage manuel, les autres réunis dans les salles de lecture ou de chant. Beaucoup d'entre eux avaient l'air chétif et maladif, triste fruit de leur origine; mais ils vivaient évidemment là sous un régime de travail salubre, de discipline bienveillante, et dressés pour un honnête avenir. Un petit garçon de douze ans, bossu, dirigeait l'école de chant avec intelligence et autorité. Cinq semaines après ma visite à l'école de Norwood, le 4 juin, j'étais au collège d'Eton; je parcourais, avec le digne et savant principal que cette grande école vient de perdre, le docteur Hawtrey, les salles d'étude, le réfectoire, la bibliothèque où s'élèvent les huit ou neuf cents membres du Parlement, juges, généraux, amiraux, évêques futurs de l'Angleterre. Tout, dans cette maison, a bon et grand air, un air de force, de règle et de liberté. Debout, au milieu de la cour, est la statue de Henri VI, ce roi imbécile, à peine roi de son temps, et qui n'en préside pas moins, depuis quatre siècles, dans la maison qu'il a fondée, à l'éducation de son pays. Autour de la maison, les plus belles prairies, et dans ces prairies les plus beaux arbres qu'on puisse voir. En face, Windsor, ce château royal qui a gardé toutes les apparences d'un château fort, et qui perpétue, au sein de la pacifique civilisation moderne, l'image de la vieille royauté. Rien que la Tamise entre Windsor et Eton, entre les rois et les enfants. Et la Tamise couverte, ce jour-là, de jolis bateaux longs et légers, remplis de jeunes garçons en vestes rayées bleu et blanc, avec de petits chapeaux de matelot, ramant à tour de bras pour gagner le prix de la course navale. Les deux rives couvertes de spectateurs à pied, à cheval, en voiture, assistant avec un intérêt gai, quoique silencieux, à la rivalité des bateaux. Et au milieu de ce mouvement, de cette foule, trois beaux cygnes étonnés, effarouchés, se réfugiant dans les grandes herbes du rivage pour échapper aux usurpateurs de leur empire. C'était un charmant spectacle qui a fini par un immense dîner d'enfants, sous une grande tente entourée, comme jadis les dîners royaux, de la foule des spectateurs. Je n'y trouvai à reprendre que l'abondance un peu excessive du vin de Champagne qui finit par jeter ces enfants dans une gaieté trop bruyante, même pour une fête en plein air.

Si j'étais allé en Angleterre il y a soixante ou quatre-vingts ans, ce petit fait ne m'aurait probablement pas frappé; il y avait encore, à cette époque, même dans les classes élevées de la société anglaise, bien des restes de moeurs grossières et désordonnées. Précisément parce que l'Angleterre a été, depuis des siècles, un pays de liberté, les résultats les plus divers de la liberté s'y sont développés avec tous leurs contrastes; la sévérité puritaine s'y est maintenue à côté de la corruption des cours de Charles II et des premiers George; des habitudes presque barbares ont persisté au milieu des progrès de la civilisation; l'éclat de la puissance et de la richesse n'avait point banni des hautes régions sociales les excès d'une intempérance vulgaire; l'élévation même des idées et des talents n'entraînait pas la délicatesse des goûts, et l'on pouvait ramasser ivre dans la rue M. Sheridan qui venait de ravir le Parlement par son éloquence. C'est de notre temps que ces choquantes disparates dans l'état des moeurs en Angleterre se sont évanouies, et que la société anglaise est devenue une société aussi polie que libre, où les habitudes grossières sont contraintes de se réformer ou de se cacher, et où la civilisation se montre de jour en jour plus générale et plus harmonieuse. Deux progrès divers, et qui marchent rarement ensemble, se sont accomplis et se développent, depuis un demi-siècle, en Angleterre; les lois morales s'y sont raffermies et en même temps les moeurs y sont devenues plus douces, moins mêlées de violents excès, je dirai volontiers plus élégantes. Et ce n'est pas seulement dans les régions élevées et moyennes, c'est aussi dans les classes populaires que ce double progrès est sensible; la vie domestique, laborieuse et régulière, étend chez ces classes son empire; elles comprennent, elles recherchent, elles goûtent des plaisirs plus honnêtes et plus délicats que les querelles brutales ou l'ivresse. L'amélioration est, à coup sûr, très-incomplète; les passions grossières et les habitudes désordonnées fermentent toujours au sein de la misère obscure et oisive, et il y a toujours, dans Londres, Manchester ou Glasgow, ample matière aux descriptions les plus hideuses. Mais à tout prendre, la civilisation et la liberté ont tourné en Angleterre, dans le cours du XIXe siècle, au profit du bien plutôt que du mal; les croyances religieuses, la charité chrétienne, la bienveillance philanthropique, l'activité intelligente et infatigable des classes élevées, le bon sens répandu dans toutes les classes ont lutté et luttent efficacement contre les vices de la société et les mauvais penchants de la nature humaine. Quand on vit quelque temps en Angleterre, on se sent dans un air froid mais sain, où la santé morale et sociale est plus forte que les maladies morales et sociales, quoiqu'elles y abondent.

Quand je dis qu'en Angleterre l'air est froid, dans la société comme dans le climat, je n'entends pas dire que les Anglais soient froids; l'observation et ma propre expérience m'ont appris le contraire. On ne rencontre pas seulement chez eux des sentiments élevés et des passions fortes; ils sont très-capables aussi d'affections profondes qui, une fois entrées dans leur coeur, deviennent souvent aussi tendres que profondes. Ce qui leur manque, c'est la sympathie instinctive, prompte, générale, cette disposition qui, sans motif ni lien spécial, sait comprendre les idées et les sentiments d'autrui, les ménager ou même s'y associer, et rendre ainsi les rapports sociaux faciles et agréables. Ce n'est pas que les Anglais ne tiennent beaucoup aux rapports sociaux, et ne soient très-curieux de ce que sont ou pensent les autres hommes; mais il faut que leur curiosité s'arrange avec leur dignité et leur timidité. Par gaucherie et embarras, autant que par fierté, ils ne montrent guère ce qu'ils sentent. Il en résulte, dans leurs relations et leurs façons extérieures, un défaut d'aisance et d'onction sociale qui refroidit et quelquefois repousse. Même entre eux, ils sont peu ouverts et peu bienveillants; ils ont presque constamment un air d'observation dédaigneuse et caustique qui respire et inspire un secret et petit déplaisir. Au fond, ils ont grand besoin et grande envie de mouvement d'esprit et d'amusement; ils aiment beaucoup la conversation, et quand elle s'offre à eux animée et variée, ils y prennent grand plaisir; mais d'eux-mêmes, et sauf quelques brillantes exceptions, ils y portent peu d'entrain et d'initiative. Ils ne savent pas faire ce qui leur plaît, ni jouir à leur aise de l'esprit qu'ils ont. Le feu est là, mais couvert; il faut que l'étincelle qui l'allumera vienne d'ailleurs.

Dans les solitaires loisirs que me laissaient souvent les affaires de l'ambassade et les soins obligés du monde, j'observais avec un profond intérêt cette grande société si fortement constituée en même temps que si libre, où tant de contrastes ne détruisent pas l'harmonie de l'ensemble, et où la nature humaine se développe si largement, bien que contenue par des freins et des contre-poids qui empêchent que ses prétentions et ses égarements ne se portent aux derniers excès. J'ai beaucoup appris dans cette étude morale et sociale qui m'ouvrait, à chaque pas, des horizons nouveaux, et ne me faisait pourtant pas oublier ma solitude domestique. Les Anglais ont raison d'attacher le plus grand prix à leur vie intérieure, à leur home, et surtout à l'intimité de la relation conjugale; ils ne trouveraient pas chez eux, dans la vie mondaine, ce mouvement, cette variété, cette facilité, cette douceur de toutes les relations qui, ailleurs et pour beaucoup de gens, tiennent presque lieu de bonheur. Un étranger, homme d'esprit et qui avait beaucoup vécu en Angleterre, me disait un jour: «Si on est bien portant, heureux chez soi et riche, il faut être Anglais.» C'était trop exiger, et il y a en Angleterre, au moins autant qu'ailleurs, beaucoup de vies heureuses à des conditions plus modestes; mais il est certain que, pour être heureux dans la société anglaise, il faut tenir au bonheur sérieux et intime plus qu'au laisser-aller et à l'amusement.

CHAPITRE XXXI

LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

Arrivée de Chékib-Efendi à Londres.—Note qu'il adresse (31 mai) aux cinq plénipotentiaires.—Disposition du cabinet et du public anglais.—Instructions de M. Thiers.—Inquiétude des plénipotentiaires autrichien, prussien et russe.—Leur désir d'une prompte solution de la question égyptienne.—Disposition de lord Palmerston à attendre et à traîner.—Question que j'adresse à M. Thiers sur l'arrangement qui donnerait à Méhémet-Ali l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement.—Sa réponse.—Mon pressentiment de l'arrangement à quatre.—Chute de Khosrew-Pacha à Constantinople.—Joie de Méhémet-Ali à cette nouvelle.—Sa démarche à Constantinople et sa confiance dans un arrangement direct avec le sultan.—Attitude du cabinet français à cet égard.—Effet de ces nouvelles à Londres.—Lord Palmerston presse la solution de l'affaire.—Conseils successifs du cabinet anglais.—Je rends compte à M. Thiers de cette situation et de son péril.—J'en informe le duc de Broglie et le général Baudrand.—Lord Palmerston m'appelle au Foreign-Office, et me communique la conclusion du traité du 15 juillet entre les quatre puissances.—Memorandum adressé à la France.—Mes observations.—Le cabinet français est justement blessé de n'avoir pas été informé d'avance de cette résolution définitive, et appelé à exprimer la sienne.—Causes de cette conduite du cabinet anglais.—Réponse du cabinet français au Memorandum anglais.—Mon entretien avec lord Palmerston en la lui communiquant.—Vrais motifs de la conclusion précipitée et cachée du traité du 15 juillet.—Caractère essentiel de la politique française et de la politique anglaise dans cette crise.—Le bruit se répand à Paris que je ne l'ai pas prévue et que je n'en ai pas averti le cabinet.—Mes démentis à ce bruit.—État des esprits en France.—Mon attitude à Londres.—Le roi m'appelle, avec M. Thiers, au château d'Eu.—Je pars de Londres le 6 août.

Je reprends les affaires d'Orient au point où je les ai laissées, à l'arrivée en Angleterre du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi, qu'on y attendait pour rentrer activement en négociation. M. Thiers m'annonça le 11 mai son passage à Paris: «Chékib-Efendi est ici, me dit-il; il est capable et intelligent; on peut causer avec lui. Il apporte les folles prétentions de la Porte; mais au fond il les tient pour folles. Je lui ai donné les meilleurs conseils que j'ai pu; mais cela ne fait rien; il vous redira les folies du sérail sans les approuver. Au reste, la question ne sera jamais à Londres avec le plénipotentiaire turc.»

Ce n'était pas à la Porte en effet qu'il appartenait d'en décider, et Chékib-Efendi le savait bien. Il vint me voir en arrivant à Londres. Je lui tins le langage que je tenais à tout le monde: «L'Empire ottoman s'en va; si on fait naître là une guerre, quelle qu'elle soit, il s'en ira encore plus vite. L'immobilité de l'Orient et l'accord général de l'Occident, à ces deux conditions, la Porte peut encore durer. Si l'une ou l'autre manque, si nous nous divisons ici et si on se bat en Asie, c'est le commencement de la fin.» Avec la réserve que lui commandait sa situation, Chékib-Efendi était de mon avis; mais plus il en était, plus il se montrait pressant pour que les cinq puissances se missent d'accord; et en retrouvant cette nécessité, nous retombions dans notre embarras. Le cabinet français n'avait pas seulement écarté les ouvertures des ministres d'Autriche et de Prusse pour que Méhémet-Ali, en obtenant la possession héréditaire de l'Égypte, conservât la possession viagère de la Syrie; il avait aussi repoussé la concession que lord Palmerston nous avait offerte, pour le pacha, de la plus grande partie du pachalik et de la place même de Saint-Jean d'Acre: «Nous trouvons le partage de la Syrie inacceptable pour le pacha, m'écrivit M. Thiers le jour même où il m'annonça la prochaine arrivée à Londres de Chékib-Efendi; nous sommes certains, d'après ses dernières dispositions connues, qu'il ne l'acceptera pas. Imaginez que maintenant il revient sur Adana, ne paraît plus disposé à le céder, menace de passer le Taurus et de mettre le feu aux poudres. Jugez comme il écoutera le projet de couper en deux la Syrie.» Et quelques semaines plus tard, le 19 juin: «Je vous ai répondu à l'avance sur la proposition de couper la Syrie en deux. Cela est inadmissible, non pas du point de vue de notre intérêt individuel dans cette question, mais du point de vue le plus important de tous, la possibilité. Le pacha d'Égypte n'accordera jamais ce qu'on lui demande là….. On lui arracherait certainement Candie et les villes saintes, et peut-être Adana, mais jamais une portion quelconque de la Syrie. Nous ne nous ferons donc jamais les coopérateurs d'un projet sans raison, sans chance de succès, et qui ne peut être exécuté que par la force. Or, la force, nous ne la voulons pas et nous n'y croyons pas.»

Je me trouvais ainsi, en rentrant dans la négociation, hors d'état d'y faire un pas; je n'avais rien à offrir et ne pouvais rien accepter. J'étais immobile autant que Chékib-Efendi était impuissant.

Je reçus le 31 mai une note que Chékib-Efendi adressa aux plénipotentiaires des cinq puissances, et dans laquelle, en leur rappelant que, le 27 juillet 1839, elles avaient promis à la Porte leur accord et leur appui, il se plaignait de l'indécision où la question restait encore, exposait le mal de jour en jour plus grave qui en résultait pour l'Empire ottoman, et réclamait instamment une solution définitive et une prompte action[10]. Je transmis immédiatement cette note à M. Thiers: «Si Votre Excellence, lui dis-je, la juge de nature à exiger de nouvelles instructions, je la prie de vouloir bien me les adresser promptement. Je ne m'en suis encore entretenu avec personne; mais évidemment l'affaire va en recevoir une impulsion qui, sans aboutir peut-être à un résultat définitif, sera, pendant quelques jours du moins, assez forte et pressante. Tout le monde est maintenant convaincu qu'il y a, pour l'Empire ottoman, péril dans le retard; tout le monde tient, à ce sujet, le même langage. Moi-même, en m'appliquant constamment à prouver qu'une solution violente aurait encore plus de péril, je témoigne mon étonnement qu'on ne sente pas la nécessité d'en finir par une transaction modérée et pacifique.

[Note 10: Pièces historiques, Nº VII.]

«L'agitation est grande dans l'intérieur du cabinet. Je n'hésite pas à dire qu'à l'exception de lord John Russell, dont je ne connais pas bien la pensée, la plupart de ses membres, tant ceux qui ne songent guère par eux-mêmes aux questions de politique extérieure que ceux qui s'en occupent, désapprouvent au fond la politique de lord Palmerston, s'en inquiètent, et voudraient en sortir au lieu de s'y engager plus avant. Je ne parle pas seulement de lord Holland et de lord Clarendon dont l'opinion est depuis longtemps décidée; je crois que la conviction d'un péril grave, dans toute conduite qui rallumerait en Orient la guerre civile et ne serait pas adoptée en commun par les cinq puissances, est bien établie dans l'esprit de lord Melbourne et de lord Lansdowne, et règle en ce moment leurs paroles comme leurs désirs: «Tout ce que nous ferons ensemble sera bon, me disait dimanche dernier lord Melbourne; tout ce que nous ferions en nous divisant serait mauvais et dangereux.»

«Je sais qu'il y a eu ces jours derniers, dans le cabinet, un débat animé où beaucoup d'objections ont été élevées contre les idées de lord Palmerston, et des efforts sérieusement tentés pour entrer dans d'autres voies.

«Autour du cabinet, dans le parti ministériel, le mouvement est le même. Les dissidents ne se séparent pas encore; ils évitent même de parler haut, car ils craignent d'ébranler le cabinet déjà chancelant et auquel ils sont sincèrement attachés. Mais entre eux et dans les conversations un peu intimes, la plupart n'hésitent pas à dire qu'ils ne suivront pas lord Palmerston, et que, s'il persiste à tout hasarder pour enlever la Syrie au pacha, il rencontrera bien plus d'opposition qu'il ne s'y attend.

«Ils comptent, pour rendre leur opposition efficace, sur la nécessité où serait lord Palmerston de demander des subsides pour les mesures de coercition. Ils pensent que le débat serait très-vif, que bien des amis du cabinet y manifesteraient leur désapprobation, et que probablement les sommes demandées ne seraient pas votées.

«J'ai lieu de croire, sans en être bien assuré, que le petit parti de lord Grey, dans la Chambre des communes, renouvellerait, dans ce cas, la dissidence qui a éclaté à l'occasion du bill de lord Stanley sur l'Irlande.

«L'opposition tory se tient dans une assez grande réserve. Quelques-uns de ses membres étaient, je crois, un peu enclins à ne pas blâmer beaucoup la politique de lord Palmerston et son rapprochement de la cour de Russie. Ils se sont, si je ne m'abuse, arrêtés sur cette pente; et le parti, ainsi que ses principaux chefs, surtout dans la Chambre des communes, s'empresserait de saisir cette occasion, comme toute autre, d'attaquer le cabinet avec quelque chance de succès.

«Quant au public en général, je crois que sa disposition devient de plus en plus contraire à toute mesure qui pourrait compromettre la paix de l'Europe, de plus en plus favorable à l'union avec la France et à des ménagements pour le pacha.

Tel me paraît, en ce moment, l'état des esprits. Mais en revanche les desseins de lord Palmerston me semblent toujours à peu près les mêmes. Il croit nous avoir fait, en abandonnant la place de Saint-Jean d'Acre au pacha, une importante et difficile concession. Son amour-propre est fortement compromis. Enfin, telle est la nature de son esprit que, lorsqu'une fois certaines idées s'y sont établies, elles le remplissent et le possèdent tellement que les idées différentes qui se présentent à lui peuvent bien se faire remarquer en passant, mais n'entrent point. Et en même temps, je suis fort loin d'être assuré que, parmi ses collègues, ceux qui ne partagent pas ses idées, et même s'en inquiètent, soient décidés à lui résister assez fortement pour changer ou arrêter sa politique au moment de l'exécution.»

M. Thiers me répondit le 11 juin: «Les informations que contiennent vos dernières dépêches sur l'aspect que présente en ce moment à Londres la question d'Orient ont fixé toute l'attention du gouvernement du Roi. La communication du nouvel ambassadeur ottoman, manifestation si expressive des dangers auxquels la prolongation du statu quo exposerait la Porte, ne change pourtant pas la situation; et bien qu'elle appelle de notre part une réponse un peu plus développée que celle que vous avez faite au précédent ambassadeur, il est évident que vous n'avez pas à vous placer sur un autre terrain. Nous n'entendons certainement pas ôter toute signification à la démarche du 27 juillet 1839, dont la Porte ne cesse de se prévaloir; mais il nous est impossible de ne pas faire remarquer qu'on en dénature complètement la portée parce qu'on perd de vue les circonstances dans lesquelles elle a été faite. Les puissances, avant la mort du sultan Mahmoud, avant la bataille de Nézib et la défection de la flotte turque, n'avaient d'autre préoccupation que d'empêcher une collision entre la Porte et le pacha, et de les réconcilier par une interposition tout à fait pacifique. Comment croire qu'au moment même où la Porte, par un concours de circonstances dues en très-grande partie à ses imprudentes provocations, se trouvait si gravement compromise, ces mêmes puissances, changeant tout à coup de politique, aient pris envers elle l'engagement de lui faire obtenir, même par la force, ce qu'elle avait eu en vue en attaquant Méhémet-Ali malgré leurs représentations? Évidemment, telle n'a pas été leur pensée. Ce qu'elles se sont proposé, c'est de donner à la Porte un appui moral qui relevât son courage et l'empêchât de subir complétement le joug de son puissant vassal. Ce but a été atteint. C'est là le véritable état de la question. Au surplus, monsieur l'ambassadeur, je m'en rapporte entièrement à vous pour la mesure et les termes de la réponse que vous aurez à faire à l'ambassadeur ottoman… Je vois, dans le consentement donné aujourd'hui par le cabinet de Londres à un arrangement qui maintiendrait le vice-roi en possession de la ville de Saint-Jean d'Acre, un progrès réel vers des idées de conciliation. C'est à ce titre seulement que j'y applaudis, car il ne dépend pas de moi de voir, dans cette concession unique, la base pratique d'une transaction.»

Et à ces instructions M. Thiers ajoutait ce renseignement: «Je crois qu'on s'éclaire à Constantinople et qu'on revient à des idées plus saines. Je vous envoie, pour vous en convaincre, les dernières dépêches de Péra et d'Alexandrie. Vous verrez qu'en Égypte on sent tous les jours davantage sa puissance, et qu'on est moins disposé que jamais à céder Adana. Tout ce que l'Europe gagne à ces lenteurs, c'est de rendre la Porte plus faible et le pacha plus exigeant.»

Des renseignements analogues arrivaient à Londres, et dans le corps diplomatique on commençait à s'en inquiéter; on craignait quelque incident nouveau et inattendu, une brusque attaque de Méhémet-Ali au delà du Taurus, un acte soudain de faiblesse à Constantinople. Les plénipotentiaires des trois grandes puissances du Nord n'étaient pas étrangers à ces alarmes. J'étais, le 11 juin, dans le salon d'attente du Foreign-Office; le baron de Brünnow y entra: «J'ai reconnu votre voiture devant la porte, me dit-il, et je suis monté; je suis charmé de vous rencontrer et de causer un peu avec vous.» Il aborda sur-le-champ la note de Chékib-Efendi, le déplorable état de l'Empire ottoman, la désorganisation intérieure qui résultait des réformes mêmes tentées pour sa réorganisation, le danger de l'incertitude prolongée, la nécessité, l'urgente nécessité d'amener, entre le sultan et le pacha, un arrangement qui mît un terme à ce mal toujours croissant, et prévînt une explosion, une confusion dont nous serions tous fort embarrassés: «On me donne à ce sujet, de Saint-Pétersbourg, me dit-il, les instructions les plus positives et les plus pressantes. Jamais certes la modération, je devrais dire la magnanimité de l'Empereur n'a brillé avec plus d'éclat. Il est instruit des progrès du mal; il voit l'Empire ottoman menacé de ruine; et loin de vouloir en profiter, il ne désire que le rétablissement de la paix, d'une paix qui raffermisse cet Empire. Il m'ordonne d'insister fortement dans ce sens auprès du cabinet britannique. Que la France et l'Angleterre s'entendent donc; tout dépend de leur accord; nous n'avons rien d'arrêté, rien d'exclusif qui puisse les empêcher de s'accorder. Prêtez-vous, de votre côté, à un arrangement que lord Palmerston puisse adopter; faites quelques concessions. Je vous jure que, si lord Palmerston était là, je lui tiendrais le même langage. L'Empereur ne forme point d'autre voeu que de voir cette périlleuse question réglée d'un commun accord entre les cinq puissances et la paix rétablie en Orient.»

J'écoutais le baron de Brünnow, ne l'interrompant que pour rappeler que nous avions toujours voulu la paix en Orient et un arrangement pacifiquement conclu entre le sultan et le pacha, seule façon de rétablir une vraie paix. Je me fis répéter plusieurs fois, au nom de l'empereur Nicolas, qu'il fallait que la France se mît d'accord avec l'Angleterre, et que tout fût réglé de concert.

Le lendemain, 12 juin, le baron de Neumann vint chez moi, aussi troublé que M. de Brünnow des nouvelles qui lui arrivaient de Vienne sur Constantinople, aussi pressant pour un arrangement prompt et définitif. Il déplora l'obstination de lord Palmerston. Il s'en prit à lord Ponsonby, «qui ne cesse, me dit-il, d'insister pour l'adoption des mesures coercitives, et qui envoie ici son secrétaire pour menacer de sa démission si on ne les lui accorde pas. J'en parlerai à lord Palmerston, ajouta M. de Neumann, et, s'il le faut, à lord Melbourne; j'insisterai fortement sur la nécessité de s'arranger, d'en finir. Eh bien, s'il faut laisser la Syrie à Méhémet-Ali, qu'on lui laisse la Syrie. Pas héréditairement, par exemple, cela ne se peut; ce serait trop contraire au principe de l'intégrité de l'Empire ottoman. Il faudrait toujours aussi que Méhémet-Ali rendît le district d'Adana; la Porte en a besoin pour sa sûreté. Mais finissons-en; je crains que lord Palmerston ne veuille attendre, traîner, qu'il ne croie que, plus tard, dans un autre moment, il conclura l'affaire d'une façon plus conforme à ses désirs. Cependant le mal s'accroît, le péril presse; il est clair maintenant que l'incertitude prolongée nuit encore plus au sultan qu'au pacha, et nous menace tous d'une crise que personne ne veut. J'espère que le cabinet anglais le comprendra, et je ne m'épargnerai pas pour l'amener à notre sentiment.»

J'acceptai l'accord de sentiments que me promettait M. de Neumann; je lui dis que les renseignements qui me venaient de Paris, sur l'état intérieur de l'Empire ottoman et le péril du retard, coïncidaient avec les siens. Je me tins, du reste, quant aux bases de l'arrangement, sur le terrain qui m'était prescrit, ajoutant seulement que le pacha se montrait plus difficile, et en particulier moins disposé à céder le district d'Adana.

J'eus le même jour une entrevue avec lord Palmerston, et, après lui avoir parlé de diverses affaires qui m'étaient spécialement recommandées, je repris la question d'Orient. Je tenais à voir s'il me témoignerait, pour en finir, le même empressement que M. de Brünnow et M. de Neumann, ou si, comme le dernier me l'avait dit, il était, pour le moment, enclin à laisser traîner l'affaire. Je reconnus sans peine qu'il était en effet dans une disposition dilatoire, et comme attendant quelque incident dont il ne parlait pas. Il éleva des doutes sur mes renseignements relatifs à la détresse et à la désorganisation croissantes de l'Empire ottoman: «Ils sont fort exagérés, me dit-il, et j'en ai de contraires.—Pardon, mylord; si c'est de lord Ponsonby que vous viennent des renseignements contraires aux nôtres, nous ne saurions y ajouter beaucoup de foi; lord Ponsonby s'est si souvent et si grandement trompé sur l'état de la Turquie que nous avons droit de révoquer en doute ses observations comme son jugement.—Ce n'est pas lord Ponsonby seul; plusieurs de nos consuls me transmettent les mêmes faits, des faits précis et qui prouvent que le hatti-schériff de Reschid-Pacha n'est pas si impuissant ni si inutile qu'on se plaît à le dire. Trois pachas, entre autres, qui opprimaient le peuple et volaient le sultan, ont été récemment destitués, l'un du côté d'Erzeroum, si je ne me trompe. Dans ces provinces-là, du moins, le peuple est content et l'argent rentre au trésor public.»

Je persistai dans mon doute; je développai nos raisons de penser que l'incertitude et les lenteurs n'avaient d'autre effet que de rendre la Porte plus faible et le pacha plus exigeant; j'insistai sur les périls d'une crise soudaine. Lord Palmerston m'écoutait et laissait languir la conversation: «Nous n'avons point encore reçu de réponse, me dit-il, sur l'arrangement qu'a proposé M. de Neumann, et auquel j'ai adhéré.» Il parlait de l'abandon à Méhémet-Ali d'une grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris cette place même: «Il n'y a pas eu de proposition formelle,» lui répondis-je;—Non; mais c'est une idée, une base de transaction sur laquelle je désire connaître l'opinion positive du gouvernement français. Je vous la demande.»

Cette demande de lord Palmerston n'était évidemment, de sa part, qu'une manière de traîner en ayant l'air d'agir. Je ne lui avais pas laissé ignorer que le gouvernement français, convaincu que Méhémet-Ali n'accepterait pas le partage de la Syrie, ne regardait pas cette proposition «comme la base pratique d'une transaction.» Je ne laissai pas d'informer sur-le-champ M. Thiers de l'insistance de lord Palmerston sur sa concession de Saint-Jean-d'Acre: «Votre Excellence, lui dis-je, a-t-elle transmis à Alexandrie l'idée de M. de Neumann? Le pacha a-t-il répondu? Puis-je, dans la conversation, traiter cette idée comme repoussée par une résolution formelle du pacha, et non pas seulement par nos conjectures sur sa résolution probable? Votre Excellence sait que nous nous sommes toujours présentés comme à peu près indifférents, pour notre compte, à tel ou tel arrangement territorial entre le sultan et le pacha, et prêts à trouver bonnes toutes les concessions qu'on pourrait obtenir de ce dernier. Je crois qu'il convient de rester scrupuleusement sur ce terrain. Ni le refus, ni le conseil de refus ne doivent jamais, ce me semble, pouvoir nous être imputés.»

Je revins en même temps sur une autre idée, plus plausible en soi, et qui me semblait offrir, pour une transaction, plus de chances de succès. J'écrivis le 24 juin à M. Thiers:

«Je vous disais le 15 juin: «M. de Neumann et M. de Bülow sont de nouveau prêts à laisser au pacha l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement, pourvu qu'il rende Adana et Candie. Ils ont fait un pas de plus; ils se disent disposés à déclarer cela à lord Palmerston et à lui demander formellement d'y accéder; ils croient que M. de Brünnow se joindrait à eux dans ce sens. Vous m'avez répondu le 19:—«Certainement, si on arrivait à céder la Syrie, (virgule) et l'Égypte héréditairement au pacha, on mettrait la raison du côté des cinq puissances, et nous ferions de grands efforts pour réussir. Mais la tête du pacha est bien vive et on n'est sûr de rien avec lui. Dans tous les cas, une telle résolution serait une grande conquête pour nous, et nous changerions sur-le-champ d'attitude.—Je pense que vous vous êtes bien souvenu, en me répondant, de ce que je vous avais dit, que votre réponse se rapportait à un arrangement qui donnerait au pacha l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement, et que votre virgule après la Syrie, tandis qu'il n'y en a point entre l'Égypte et le mot héréditairement, a bien cette signification. Cependant, j'ai besoin de le savoir positivement, et je vous prie de me le dire. Nous touchons peut-être à la crise de l'affaire. Ce pas de plus dont je vous parlais, et qui consiste, de la part de l'Autriche et de la Prusse, à déclarer à lord Palmerston qu'il faut se résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha et faire à la France cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe, en ce moment. Les collègues de lord Palmerston d'une part, les ministres d'Autriche et de Prusse de l'autre, pèsent sur lui, en ce moment, pour l'y décider. S'ils l'y décident en effet, ils croiront, les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire et être arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet; car de mon langage, quelque réservé qu'il soit, peut dépendre, ou la prompte adoption d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système, et leur ferait adopter, à quatre, son projet de retirer au pacha la Syrie, et l'emploi, au besoin, des moyens de coercition. On fera beaucoup, beaucoup, dans le cabinet et parmi les plénipotentiaires, pour n'agir qu'à cinq, de concert avec nous, et sans coercition. Je ne vous réponds pas qu'on fasse tout, et qu'une conclusion à quatre soit absolument impossible. Nous pouvons être, d'un instant à l'autre, placés dans cette alternative: ou bien l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement au pacha, moyennant la cession des villes saintes, de Candie et d'Adana, et par un arrangement à cinq; ou bien la Syrie retirée au pacha par un arrangement à quatre, et par voie de coercition, s'il y a lieu. Je ne donne pas pour certain que, le premier arrangement échouant, le second s'accomplira; mais je le donne pour possible. Notre principale force est aujourd'hui dans le travail commun de presque tous les membres du cabinet et des ministres d'Autriche et de Prusse pour amener lord Palmerston à céder la Syrie. Si, après avoir réussi dans ce travail, ils n'en recueillent pas le fruit d'un arrangement définitif et unanime, je ne réponds pas, je le répète, de ce qu'ils feront. Donnez-moi, je vous prie, pour cette hypothèse, votre pensée précise et des instructions.»

M. Thiers me répondit le 30 juin: «Ma virgule ne signifiait rien. Quand je vous parlais d'une grande conquête qui changerait notre attitude, je voulais parler de l'Égypte héréditaire et de la Syrie héréditaire. Toutefois j'ai consulté le cabinet; on délibère; on penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n'est décidé.»

Pendant que, sous l'empire des sentiments qui dominaient dans les Chambres et dans le public, le gouvernement français se renfermait dans cette politique purement critique et expectante, un événement survenait à Constantinople qui devait imprimer à la question égyptienne une impulsion nouvelle et décisive. Le grand vizir Khosrew-Pacha, vieux Turc habile, énergique et corrompu, longtemps conseiller intime du sultan Mahmoud et ennemi invétéré de Méhémet-Ali, fut soudainement destitué. En rendant compte de sa chute le 17 mai au cabinet français, l'ambassadeur de France à Constantinople, le comte de Pontois, ajoutait: «Cet important événement n'a point au reste la signification et la portée qu'on pourra être tenté de lui attribuer en Europe; il n'indique point un changement dans la politique du Divan et une intention de rapprochement avec Méhémet-Ali. Il doit être attribué, dit-on, à la découverte d'intelligences secrètes de Khosrew avec la Russie, et plus encore, à ce que je crois, à l'ambition de Reschid-Pacha, et à son désir de se débarrasser successivement des hommes qui pourraient balancer son influence ou lui porter ombrage….. Quoi qu'il en soit, Reschid-Pacha se trouve aujourd'hui maître du terrain; puisse-t-il comprendre que le premier usage à faire de sa toute-puissance devrait être de rendre la paix à son pays, en profitant de l'occasion favorable que lui offre la chute de Khosrew, regardé par l'opinion publique comme le plus grand obstacle à un accommodement avec Méhémet-Ali!»

En même temps qu'il l'annonçait à Paris, M. de Pontois s'empressa d'informer M. Cochelet, consul général de France à Alexandrie, de la destitution de Khosrew-Pacha. «Aussitôt après avoir reçu cette dépêche, écrivit le 26 mai M. Cochelet à M. Thiers, je me rendis, quoique assez souffrant, à la maison de campagne qu'habite Méhémet-Ali depuis que la peste a sévi avec plus d'intensité, et que quelques-uns de ses serviteurs en sont morts. Avant de lui faire connaître le contenu de la lettre de M. de Pontois, je lui demandai les nouvelles qu'il avait reçues de Constantinople. Il me parla du renvoi du séraskier Halil-Pacha, mais je vis positivement qu'il ne savait rien de la disgrâce du grand vizir. Je lui dis alors que j'avais une nouvelle importante à lui communiquer, mais qu'avant de la lui annoncer j'exigeais de lui sa parole qu'il se montrerait docile à mes avis et modéré dans ses prétentions. Il me le promit, autant que cela pourrait se concilier avec ses intérêts. Je lui fis alors connaître que Khosrew-Pacha était au moment d'être destitué. Méhémet-Ali fit un bond sur son divan; sa figure prit une expression de joie extraordinaire, et des larmes vinrent même dans ses yeux. Je lui dis que j'étais heureux d'être le premier à lui apprendre cette bonne nouvelle, et qu'à ce titre je me croyais en droit de lui donner des conseils. Je lui lus alors la lettre de M. de Pontois, et je l'engageai fortement à se montrer respectueux et dévoué envers le sultan, conciliant et modéré envers la Porte. J'allais lui dire de commencer par renvoyer la flotte turque lorsque Méhémet-Ali sauta à bas de son divan, et après quelques minutes de réflexion en se promenant à grands pas, vint à moi, me frappa sur la poitrine avec la paume de la main, me serra les deux poignets avec effusion, et me dit: «Aussitôt que j'aurai la nouvelle officielle de la destitution du grand vizir, j'enverrai à Constantinople Sami-Bey, mon premier secrétaire; je le chargerai d'aller offrir au sultan l'hommage de mon respect et de mon dévouement; je demanderai à Sa Hautesse de me permettre de renvoyer la flotte ottomane sous le commandement de Moustouch-Pacha, l'amiral égyptien. Je la prierai de consentir à ce que mon fils Saïd-Bey vienne à bord de la flotte pour se jeter à ses pieds. J'écrirai à Ahmed-Féthi-Pacha[11], et une fois que les relations de bonne intelligence et d'harmonie seront rétablies, je m'arrangerai avec la Porte.»—Voilà, lui dis-je, ce qui est digne de vous; voilà ce qui doit vous rendre les bonnes grâces du sultan, et disposer favorablement les puissances alliées. Montrez-vous maintenant modéré dans vos prétentions, car, je vous le répète, malgré tout ce que nous avons essayé, on ne consentira pas à vous laisser Adana.—Laissez-moi faire, me dit le pacha; lorsque je serai en rapport avec la Porte, nous nous arrangerons ensemble, très-certainement.»

[Note 11: Successeur de Khosrew-Pacha comme grand vizir, et ancien ambassadeur en France.]

C'était précisément là le voeu du cabinet français, et le but vers lequel il tendait constamment, en dépit des entraves que lui imposaient l'engagement d'action commune contracté entre les cinq puissances par la note du 27 juillet 1839 et la négociation suivie à Londres en vertu de cet engagement. Aussitôt après son avénement au ministère, le 21 mars 1840, M. Thiers m'écrivit: «Pourrait-on agir à Constantinople ou au Caire en conseillant aux deux parties de s'entendre directement? Nous l'avons fait, en nous bornant à des conseils très-pressants. Mais entamer une négociation spéciale, directe, qui nous serait imputée, ne produirait pas plus d'effet que les conseils, et nous exposerait, à l'égard de l'Angleterre, au reproche de duplicité, car elle dirait que nous temporisons à Londres pour agir au Caire ou à Constantinople.» Et quelques semaines plus tard, le 28 avril: «J'ai recommandé à nos agents, soit au Caire, soit à Constantinople, de ne pas pousser à une négociation directe entre le sultan et le pacha, pour que l'Angleterre ne nous accuse pas de jouer un double jeu, et de temporiser à Londres pendant que nous agissons au Caire et à Constantinople. Je fais prêcher par MM. de Pontois et Cochelet la disposition au sacrifice; je fais dire à la Porte qu'elle ne sera jamais sauvée à Londres par un accord des cinq puissances; je fais dire au pacha que nous ne risquerons pas les plus grands intérêts de la France et du monde pour satisfaire à des exigences déplacées. Je tire le câble des deux côtés pour rapprocher les deux parties; mais je n'entame aucune négociation, pour nous éviter tout reproche fondé de duplicité.» Et lorsque j'eus communiqué à M. Thiers la note adressée, le 31 mai, par Chékib-Efendi aux cinq plénipotentiaires, pour leur demander un concert prompt et efficace, il me répondit: «Je ne sais qu'une chose à faire, c'est de répondre à cette note comme à celle de Nouri-Efendi. Il faut accuser réception en disant que la France est prête, comme toujours, à écouter les propositions d'arrangement qui seront faites, et à y prendre la part à laquelle l'oblige en quelque sorte le rôle amical qu'elle a joué jusqu'ici à l'égard de la Porte. Il ne faut pas avoir l'air d'abjurer la note du 27 juillet 1839, car un revirement de politique, l'abandon patent d'un engagement antérieur doit s'éviter avec soin. Mais il ne faut rien dire de ce déplorable engagement de terminer à cinq l'affaire d'Orient.»

Le 30 juin 1840, arriva à Paris une dépêche télégraphique, expédiée le 16 juin d'Alexandrie par M. Cochelet, et portant:

«En apprenant la destitution du grand vizir Khosrew-Pacha, Méhémet-Ali a ordonné à son premier secrétaire, Sami-Bey, de se rendre à Constantinople pour offrir au sultan l'hommage de son dévouement, et lui demander ses ordres pour le renvoi de la flotte turque. Méhémet-Ali ne doutait pas que cette démarche spontanée de sa part n'amenât un arrangement direct et à l'amiable de la question turco-égyptienne.»

En me transmettant immédiatement cette dépêche, M. Thiers m'écrivit: «Il faut induire de cette nouvelle, sans trop d'empressement et sans trop donner l'éveil, que l'arrangement spontané qui s'opérerait en Orient, entre le souverain et le vassal, serait la meilleure des solutions. Le pacha croit que le mouvement d'effusion auquel il cède sera partagé et qu'un arrangement s'ensuivra immédiatement. Il croit, d'après des renseignements qu'il dit certains, qu'on lui accordera l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie; il ne s'explique pas sur Candie, Adana, les villes saintes, et quand on lui dit qu'il faudra des sacrifices pour rendre possible l'arrangement direct immédiat, il répond: «Soyez tranquilles; tout va s'arranger.» Je ne sais pas sur quoi repose sa confiance, mais elle est grande, soit qu'elle vienne de sa joie, soit qu'elle vienne de renseignements dignes de foi. De même, à Constantinople, on pensait, à la date des dernières nouvelles, que le renvoi de la flotte produirait un grand effet sur le Divan, et que de larges concessions pourront s'ensuivre… Un pareil état de choses doit fournir bien des arguments pour empêcher aucune conclusion à Londres. Du moins, si on vous proposait quelque chose, n'importe quoi, vous pourriez répondre que les deux parties vont s'aboucher entre elles, et qu'avant de faire des conditions pour leur compte, il est beaucoup plus naturel d'attendre pour voir ce qu'elles vont se proposer l'une à l'autre. Toute opinion émise aujourd'hui sur ce qui est acceptable ou non, au Caire, serait bien téméraire, car, la joie du pacha d'une part, la satisfaction du sultan de l'autre, en apprenant le retour de sa flotte, peuvent singulièrement changer les conditions. Pour moi, je suis loin de croire l'arrangement direct conclu, ni même facile; mais je regarde l'état nouveau des choses comme un puissant argument contre toute décision immédiate à Londres. J'ai écrit à Alexandrie et à Constantinople pour conseiller la modération de part et d'autre; mais j'ai donné des conseils, et j'ai eu soin d'interdire aux agents de prendre à leur compte, et comme une entreprise française, une négociation ayant pour but avoué l'arrangement direct. Si on nous imputait d'avoir fait une telle entreprise, vous pourriez le nier. Le jeune Eugène Périer a été envoyé à Alexandrie pour faire au pacha les plus vives remontrances s'il s'arrêtait en route, et si, après avoir offert la flotte, il ne tenait point parole et ne se montrait pas accommodant dans les conditions générales du traité. J'ai été jusqu'à lui faire conseiller d'accepter l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement

Mais pendant que la chute de Khosrew-Pacha et la démarche conciliante de Méhémet-Ali causaient à Paris une vive satisfaction, et y faisaient espérer que toute résolution d'intervention européenne entre le sultan et le pacha serait ajournée, ces nouvelles produisaient à Londres des effets absolument contraires. Lord Palmerston, qui, depuis quelque temps, s'était montré peu impatient d'arriver à une solution, reprenait tout à coup sa politique active, réunissait le cabinet anglais, lui communiquait les renseignements que venait de lui apporter de Constantinople le comte Pisani, secrétaire particulier de lord Ponsonby, et pressait ses collègues de discuter et d'adopter promptement le plan de conduite qu'il leur présentait. J'informai sur-le-champ M. Thiers de ce nouveau tour que prenait l'affaire; je lui écrivis les 6 et 9 juillet que, le 4 et le 8, deux conseils de cabinet avaient été tenus, que le dernier avait été long, que, le soir même, le prince Dolgorouki était parti en courrier pour Saint-Pétersbourg, et le 11 juillet, je rendis au cabinet français, dans une dépêche que je reproduis ici textuellement, un compte détaillé de cette situation, des informations que j'avais recueillies et des résultats qu'elles faisaient pressentir:

«Londres, 11 juillet 1840.

«Monsieur le Président du conseil,

«Depuis que la proposition de couper la Syrie en deux, en laissant à Méhémet-Ali la forteresse et une partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, a été écartée, lord Palmerston a paru éviter la conversation sur les affaires d'Orient. Je l'ai engagée une ou deux fois, plutôt pour bien établir la politique du gouvernement du Roi que pour tenter de faire faire, par la discussion directe, un nouveau pas à la question. Lord Palmerston m'a répondu en homme qui persiste dans ses idées, mais ne croit pas le moment propice pour agir et veut gagner du temps.

«Il n'a, en effet, pendant plusieurs semaines, comme je l'ai déjà mandé à Votre Excellence, ni entretenu le cabinet des affaires d'Orient, ni même communiqué à ses collègues la dernière note de Chékib-Efendi.

«Cependant le travail de plusieurs membres, soit du cabinet, soit du corps diplomatique, en faveur d'un arrangement qui eût pour base la concession héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la Syrie au pacha continuait: j'en suivais le progrès sans m'y associer. Conformément aux instructions de Votre Excellence, je n'ai ni accueilli cette idée, ni découragé, par une déclaration préalable et absolue, ceux qui en cherchaient le succès.

«C'est dans cet état de l'affaire et des esprits qu'est arrivée ici la nouvelle de la destitution de Khosrew-Pacha et de la démarche directe de Méhémet-Ali auprès du sultan. Elle ne m'a pas surpris. Votre Excellence m'avait communiqué une dépêche de M. Cochelet, du 26 mai, qui annonçait de la part du pacha cette intention. J'avais tenu cette dépêche absolument secrète; mais j'ai appris depuis qu'une lettre de M. le comte Appony, en date du 16 juin, si je suis bien informé, avait annoncé au baron de Neumann la prédiction de M. Cochelet. La dépêche télégraphique par laquelle ce dernier a instruit Votre Excellence de la démarche de Méhémet-Ali était aussi du 16 juin. En sorte que, par une coïncidence singulière, le même jour, M. Cochelet mandait d'Alexandrie, comme un fait accompli, ce que M. le comte Appony écrivait de Paris, d'après une dépêche de M. Cochelet, disait-il, comme un fait probable et prochain.

«Quand donc le fait même est parvenu à Londres, lord Palmerston et les trois autres plénipotentiaires n'en ont guère été plus surpris que moi. Ils n'y ont vu, ou du moins ils se sont crus en droit de n'y voir qu'un acte depuis longtemps concerté entre le pacha et la France qui, à Constantinople comme à Alexandrie, avait travaillé à le préparer.

«L'effet de l'acte en a éprouvé une assez notable altération. Non-seulement il a perdu quelque chose de l'importance que la spontanéité et la nouveauté devaient lui assurer; mais les dispositions de lord Palmerston et des trois autres plénipotentiaires se sont visiblement modifiées. Ils ont considéré la démarche de Méhémet-Ali et son succès 1º comme la ruine de la note du 27 juillet 1839 et de l'action commune des cinq puissances; 2º comme le triomphe complet et personnel de la France à Alexandrie et à Constantinople.

«Dès lors ceux qui, dans l'espoir d'obtenir l'action commune des cinq puissances, poursuivaient l'arrangement fondé sur la concession héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la Syrie, se sont arrêtés dans leur travail, et semblent y avoir tout à fait renoncé.

«De son côté, lord Palmerston s'est montré tout à fait disposé à agir, et, dans deux conseils successifs, tenus les 4 et 8 de ce mois, il a présenté au cabinet, avec une obstination pleine d'ardeur, ses idées et son plan de conduite dans l'hypothèse d'un arrangement à quatre.

«Rien n'a été résolu. Le cabinet s'est montré divisé. Les adversaires du plan de lord Palmerston ont insisté sur la nécessité d'attendre les nouvelles de Constantinople; on s'est ajourné à un nouveau conseil. Mais lord Palmerston est pressant; les puissances, dit-il, sont engagées d'honneur à régler, par leur intervention et de la manière la plus favorable à la Porte, les affaires d'Orient. Elles l'ont promis au sultan. Elles se le sont promis entre elles. La démarche de Méhémet-Ali ne saurait les en détourner. C'est un acte au fond peu significatif, qui ne promet, de la part du pacha, point de concession importante, qui ne changera ni la situation, ni la politique de la Porte, qui n'amènera donc point la pacification qu'on en espère, et n'aura d'autre effet que d'entraver, si l'on n'y prend garde, les négociations entre les puissances, et d'empêcher qu'elles ne marchent elles-mêmes au but qu'elles se sont proposé. Cependant l'occasion d'agir est favorable. L'insurrection de la Syrie contre Méhémet-Ali est sérieuse. Un spectateur indifférent, lord Francis Egerton, qui vient de traverser la Syrie en remontant de Jérusalem vers l'Asie Mineure, écrit que les insurgés sont nombreux, animés, que l'administration d'Ibrahim-Pacha est violente, vexatoire, détestée. Lord Palmerston se prévaut beaucoup de ces renseignements. Il insiste en même temps sur les vues d'agrandissement et de domination de la France dans la Méditerranée. L'appui donné par la France au pacha d'Égypte n'a, selon lui, point d'autre motif. Il parle de l'Algérie, de l'extension de notre établissement africain, il s'adresse enfin aux sentiments de susceptibilité et de jalousie nationale, surtout auprès des torys et pour se ménager quelque faveur dans une partie de l'opposition.

«Toutes les fois que l'occasion s'en présente, partout où je puis engager, avec quelqu'un des hommes qui influent sur la question, quelque entretien, je combats vivement ces idées. Je rappelle toutes les considérations que j'ai fait valoir depuis quatre mois, et dont je ne fatiguerai pas de nouveau Votre Excellence. Je m'étonne de l'interprétation qu'on essaye de donner à la démarche que vient de faire Méhémet-Ali. Quoi de plus naturel, de plus facile à prévoir, de plus inévitable que cette démarche? Depuis un an bientôt, les puissances essayent de régler les affaires d'Orient et n'en viennent pas à bout. Le pacha de son côté a déclaré que la présence de Khosrew au pouvoir était, pour lui, le principal obstacle à un retour confiant et décisif vers le sultan. Khosrew est écarté. Qu'est-il besoin de supposer une longue préparation, un travail diplomatique pour expliquer ce qu'a fait le pacha? Il a fait ce qu'il avait lui-même annoncé, ce que lui indiquait le plus simple bon sens. La France, il est vrai, a donné et donne encore à Alexandrie des conseils, mais des conseils de modération, de concession, des conseils qui n'ont d'autre objet que de rétablir en Orient la paix, et dans le sein de l'Empire ottoman la bonne intelligence et l'union, seul gage de la force comme de la paix. Il serait bien étrange de voir les puissances s'opposer à son rétablissement, ne pas vouloir que la paix revienne si elles ne la ramènent pas de leur propre main, et se jeter une seconde fois entre le suzerain et le vassal pour les séparer de nouveau au moment où ils se rapprochent. Il y a un an, cette intervention se concevait; on pouvait craindre que la Porte épuisée, abattue par sa défaite de la veille, ne se livrât pieds et poings liés au pacha, et n'acceptât des conditions périlleuses pour l'avenir. Mais aujourd'hui, après ce qui s'est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l'appui, quand le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l'initiative du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour s'y opposer, pour le retarder d'un jour? Ce serait un inconcevable spectacle. Il est impossible que l'Europe le donne; il est impossible que l'Europe qui, depuis un an, parle de la paix de l'Orient comme de son seul voeu, entrave la paix qui commence à se rétablir d'elle-même entre les Orientaux, et par leurs propres efforts.

«Ce langage frappe en général ceux à qui je l'adresse; mais je ne puis le tenir aussi haut ni aussi fréquemment que je le voudrais, car lord Palmerston s'applique à ne pas m'en fournir les occasions. Il agit surtout dans l'intérieur du cabinet; il dit que, puisque la France a tenté une politique séparée et personnelle, les autres puissances peuvent bien en faire autant; il promet à ses collègues l'adhésion positive de l'Autriche. Il leur donne enfin à entendre que, si ses plans étaient repoussés, il ne saurait rester dans le cabinet, et les place ainsi entre l'adoption de sa politique et la crainte d'un ébranlement ministériel.

«L'affaire est donc, en ce moment, dans un état de crise. Rien, je le répète, n'est décidé; la dissidence et l'agitation sont grandes dans le cabinet; ceux des ministres qui ne partagent pas les vues de lord Palmerston insistent fortement pour que l'on attende des nouvelles de Constantinople; ceux dont l'opinion est flottante se montrent enclins à ce délai; tous, quelle que soit leur pente, laissent entrevoir de l'hésitation et du trouble. Il y a donc bien des chances pour qu'on n'arrive pas encore à des résolutions définitives et efficaces. Tout en gardant une attitude tranquille et réservée, je ne négligerai rien pour agir sur ces esprits divisés et incertains. Mais pendant que les choses sont encore en suspens à Londres, il est bien à désirer que la démarche de Méhémet-Ali obtienne à Constantinople le succès qu'on en peut attendre, car on ne saurait se dissimuler que le plan d'un arrangement à quatre en a reçu ici une impulsion marquée, et fait en ce moment des progrès.

«P. S.—J'ai lieu de croire, d'après un renseignement qui m'arrive de bonne source, que la seule chose qui ait été à peu près décidée dans les conseils du 4 et du 8, c'est que les quatre puissances répondraient à la dernière note de Chékib-Efendi par une note dans laquelle seraient reproduites, sinon textuellement, du moins en substance, les intentions et les promesses de la note du 27 juillet 1839. Cette nouvelle note sera-t-elle collective à quatre, ou individuelle, mais semblable pour les quatre? Quelle en sera la rédaction? Quelles propositions d'arrangement y seront annexées et communiquées en même temps à la France pour demander son adhésion? Aucune de ces questions n'est encore résolue. On les reprendra probablement dans le conseil qui doit avoir lieu aujourd'hui. Des courriers ont été expédiés ces jours-ci à Vienne et à Saint-Pétersbourg.»

Je ne me contentai pas de signaler ainsi directement à mon gouvernement la crise flagrante: ma disposition est en général optimiste, et il faut que le mal soit bien près d'éclater pour que je renonce à l'espérance. Je ne me faisais pourtant, à ce moment, aucune illusion sur le danger; et pour que le cabinet français ne s'en fît lui-même aucune, je donnai fortement l'éveil aux deux personnes qui pouvaient le lui communiquer avec le plus d'efficacité. Le 12 juillet, lendemain du jour où j'avais adressé à M. Thiers la dépêche que je viens de citer, j'écrivis au duc de Broglie:

«Je suis, depuis quelques jours, fort occupé de l'Orient. L'affaire dormait. Le pacha l'a réveillée. S'il réussit, rien de mieux; nous réussirons avec lui; la difficulté de l'arrangement à cinq aura été démontrée; l'arrangement direct en sera sorti. C'est tout ce que nous pouvons désirer, et le temps gagné depuis quelques mois aura été bien gagné. Mais si le pacha échoue, notre embarras sera grand. On prend ceci pour un coup de politique de la France qui, ne voulant rien faire à cinq, a tenté de faire seule, par les mains du pacha. Le coup manqué, l'arrangement à quatre reste seul, et nous pesons beaucoup moins, soit pour l'empêcher, soit pour ramener quelque arrangement à cinq. Lord Palmerston s'est remis en mouvement. Les trois autres le suivent. J'attends avec une vive impatience des nouvelles de Constantinople. Pour le moment, l'affaire est là.»

Et le même jour, j'écrivis au général Baudrand:

«L'affaire d'Orient m'occupe beaucoup depuis quelques jours. Elle languissait. La démarche de Méhémet-Ali auprès du sultan, après la chute de Khosrew-Pacha, l'a ranimée. On a vu là l'oeuvre de la France seule. On en a pris de l'humeur. On s'est dit: «Puisque la France a sa politique séparée et la suit, faisons-en autant.» Les quatre puissances se sont donc remises en mouvement, et lord Palmerston travaille à préparer un arrangement à quatre, toujours fondé sur cette double base:—Point de Syrie au pacha; la coercition au besoin.—Je ne tiens pas l'arrangement pour fait. Si la démarche de Méhémet-Ali à Constantinople réussit, et amène, entre le sultan et lui, un accommodement direct, tout sera pour le mieux; il faudra bien qu'ici on s'y résigne. Mais si rien ne se termine à Constantinople, il ne faut pas se dissimuler que notre influence auprès des quatre autres puissances en sera affaiblie, et que l'arrangement entre elles, sans nous, aura bien des chances de succès.»

Enfin, le 14 juillet, en donnant à M. Thiers quelques nouveaux détails sur la situation, je lui dis: «Je crois, sans en être parfaitement sûr, que le projet de note collective à quatre, en réponse à la note de Chékib-Efendi, a été adopté dans le conseil de samedi 11. La réserve est extrême depuis quelques jours; mais je sais que Chékib-Efendi a vu plusieurs fois lord Palmerston, et longtemps, notamment dimanche. On prépare, soit sur le fond de l'affaire, soit sur le mode d'action, des propositions qu'on nous communiquera quand on aura tout arrangé (si on arrange tout), pour avoir notre adhésion ou notre refus.»

«Mon cher collègue, me répondit M. Thiers le 16 juillet, je trouve fort graves les nouvelles que vous m'envoyez; mais il ne faut pas s'en émouvoir, et tenir bon. Les Anglais s'engagent dans une périlleuse tentative; s'isoler de la France sera, pour eux, plus fécond en conséquences qu'ils ne l'imaginent. Mais il ne faut pas se laisser intimider, et attendre avec tout le sang-froid que vous savez garder sur votre visage comme dans le fond de votre âme. Nous n'aurons pas, vous et moi, traversé un plus dangereux défilé; mais nous ne pouvons pas faire autrement. A l'origine, on aurait pu tenir une autre conduite; mais depuis la note du 27 juillet 1839, il n'est plus temps.»

Je reçus le 17 juillet, à une heure de l'après-midi, un billet de lord Palmerston qui me témoignait le désir de s'entretenir avec moi vers la fin de la matinée. Je me rendis au Foreign-Office. Il me dit que le cabinet, pressé par les événements, venait enfin d'arrêter sa résolution sur les affaires d'Orient, qu'il avait une communication à me faire à ce sujet, et que, pour être sûr d'exprimer exactement et complétement sa pensée, il avait pris le parti de l'écrire. Il me lut alors la pièce suivante, intitulée:

MEMORANDUM D'UNE COMMUNICATION FAITE A L'AMBASSADEUR DE FRANCE PAR LE PRINCIPAL SECRÉTAIRE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE.

«Le gouvernement français a reçu, dans tout le cours des négociations qui commencèrent l'automne de l'année passée, les preuves les plus réitérées, les plus manifestes et les plus incontestables, non-seulement du désir des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, d'arriver à une entente avec le gouvernement français sur les arrangements nécessaires pour effectuer la pacification du Levant, mais aussi de la grande importance que ces cours n'ont jamais cessé d'attacher à l'effet moral que produiraient l'union et le concours des cinq puissances dans une affaire d'un intérêt si grave et si intimement liée au maintien de la paix européenne.

«Les quatre cours ont vu, avec le plus profond regret, que tous leurs efforts pour atteindre leur but ont été infructueux; et malgré que tout dernièrement elles aient proposé à la France de s'associer avec elles pour faire exécuter un arrangement entre le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur des idées qui avaient été émises, vers la fin de l'année dernière, par l'ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n'a pas cru devoir prendre part à cet arrangement, et a fait dépendre son concours avec les autres puissances de circonstances que ces puissances ont jugées incompatibles avec le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'Empire ottoman et avec le repos futur de l'Europe.

«Dans cet état de choses, les quatre puissances n'avaient d'autre choix que d'abandonner aux chances de l'avenir les grandes affaires qu'elles avaient pris l'engagement d'arranger, et ainsi de constater leur impuissance et de livrer la paix européenne à des dangers toujours croissants; ou bien de prendre la résolution de marcher en avant sans la coopération de la France, et d'amener, au moyen de leurs efforts réunis, une solution des complications du Levant conforme aux engagements que ces quatre cours ont contractés avec le sultan, et propre à assurer la paix future.

«Placées entre ces deux choix et pénétrées de l'urgence d'une solution immédiate et en rapport avec les graves intérêts qui s'y trouvent engagés, les quatre cours ont cru de leur devoir d'opter pour la dernière de ces deux alternatives, et elles viennent par conséquent de conclure avec le sultan une convention destinée à résoudre d'une manière satisfaisante les complications actuellement existantes dans le Levant.

«Les quatre cours, en signant cette convention, n'ont pu ne pas sentir le plus vif regret de se trouver ainsi momentanément séparées de la France dans une affaire essentiellement européenne; mais ce regret se trouve diminué par les déclarations réitérées que le gouvernement français leur a faites qu'il n'a rien à objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent; que, dans aucun cas, la France ne s'opposera aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l'assentiment du pacha d'Égypte; et que le seul motif qui a empêché la France de s'associer aux autres puissances, à cette occasion, dérive de considérations de divers genres qui rendraient impossible au gouvernement français de prendre part à des mesures coercitives contre Méhémet-Ali.

«Les quatre cours donc entretiennent l'espoir fondé que leur séparation d'avec la France à ce sujet ne sera que de courte durée, et ne portera aucune atteinte aux relations de sincère amitié qu'elles désirent si vivement conserver avec la France; mais de plus, elles s'adressent avec instance au gouvernement français, afin d'en obtenir du moins l'appui moral, malgré qu'elles ne peuvent en espérer une coopération matérielle.

«L'influence du gouvernement français est puissante à Alexandrie, et les quatre cours ne pourraient-elles pas espérer, et même demander de l'amitié du gouvernement français que cette influence s'exerce auprès de Méhémet-Ali dans le but d'amener ce pacha à donner son adhésion aux arrangements qui vont lui être proposés par le sultan?

«Si le gouvernement français pouvait, de cette manière, contribuer efficacement à mettre un terme aux complications du Levant, ce gouvernement acquerrait un nouveau titre à la reconnaissance et à l'estime de tous les amis de la paix.»

J'écoutai lord Palmerston jusqu'au bout sans l'interrompre, et prenant ensuite le papier de ses mains: «Mylord, lui dis-je, sur le fond même de la résolution que vous me communiquez, je n'ajouterai rien, en ce moment, à ce que j'ai eu si souvent l'honneur de vous dire; je ne veux pas non plus, sur une première lecture faite en courant, discuter tout ce que contient la pièce que je viens d'entendre; mais quelques points me frappent sur lesquels je me hâte de vous exprimer mes observations. Les voici.»

Je relus d'abord ce passage: «Malgré que tout dernièrement les quatre cours aient proposé à la France de s'associer avec elles pour faire exécuter un arrangement avec le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur les idées qui avaient été émises, vers la fin de l'année dernière, par l'ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n'a pas cru devoir prendre part à cet arrangement,» etc., etc.

«Vous faites sans doute allusion, mylord, lui dis-je, à l'arrangement qui aurait eu pour base l'abandon au pacha d'une partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris la forteresse; et il résulterait de ce paragraphe que le gouvernement français, après avoir fait émettre ces idées par son ambassadeur, n'aurait pas cru ensuite pouvoir les accepter. Je ne saurais admettre, mylord, pour le gouvernement du Roi, un tel reproche d'inconséquence; les idées dont il s'agit n'ont jamais été, que je sache, émises, au nom du gouvernement du Roi, par l'ambassadeur de France; point par moi, à coup sûr, ni, je pense, par le général Sébastiani, mon prédécesseur. Elles ont pu apparaître dans la conversation, comme bien d'autres hypothèses; elles n'ont jamais été présentées sous une forme ni avec un caractère qui autorise à dire, ou du moins à donner lieu de croire que le gouvernement du Roi les a d'abord mises en avant, puis repoussées.

«Voici, continuai-je, une seconde observation. Vous dites que—le gouvernement français a plusieurs fois déclaré qu'il n'a rien à objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent, et que, dans aucun cas, la France ne s'opposera aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l'assentiment du pacha d'Égypte.—Je ne saurais accepter, mylord, cette expression dans aucun cas, et je suis certain de n'avoir jamais rien dit qui l'autorise. Le gouvernement du Roi ne se fait, à coup sûr, le champion armé de personne, et il ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du pacha d'Égypte, la paix et les intérêts de la France. Mais si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère et cette conséquence que l'équilibre actuel des États européens en fût altéré, le gouvernement du Roi ne saurait y consentir; il verrait alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours à cet égard sa pleine liberté.»

Je fis encore, sur quelques expressions du mémorandum, quelques observations de peu d'importance; et sans rengager la discussion au fond, j'ajoutai: «Mylord, le gouvernement du Roi a toujours pensé que la question de savoir si deux ou trois pachaliks de la Syrie appartiendraient au sultan ou au pacha ne valait pas, à beaucoup près, les chances que l'emploi de la force et le retour de la guerre en Orient pourraient faire courir à l'Europe. Vous en avez jugé autrement. Je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si vous vous trompez, nous n'en partagerons pas la responsabilité. Nous ferons tous nos efforts pour maintenir la paix, nos alliances générales, et pour surmonter, dans l'intérêt de tous, les difficultés, les périls peut-être que pourra amener la nouvelle situation où vous entrez.»

Lord Palmerston combattit faiblement mes observations, et se répandit en protestations d'amitié sincère et sûre, malgré notre dissentiment partiel et momentané. Il réclama de nouveau les bons offices de la France et son influence à Alexandrie pour déterminer le pacha à accepter les propositions qui lui seraient faites. Puis il m'expliqua ces propositions mêmes et la marche qu'on avait dessein de suivre pour les faire prévaloir: «Le sultan, me dit-il, proposera d'abord au pacha de lui concéder, toujours à titre de vasselage, l'Égypte héréditairement et la portion déjà offerte du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris la forteresse, mais ceci seulement en viager. Il lui donnera un délai de dix jours pour accepter cette proposition. Si le pacha refuse, le sultan lui fera une proposition nouvelle qui ne comprendra plus que l'Égypte, toujours héréditairement. Si après un nouveau délai de dix jours, le pacha refuse encore, alors le sultan s'adressera aux quatre puissances qui s'engagent, envers lui et entre elles, à faire rentrer son vassal dans l'obéissance.»

Lord Palmerston ne me donna aucun détail sur les moyens que les quatre puissances emploieraient à cet effet; il conclut en me disant qu'un secrétaire de Chékib-Efendi était parti la veille pour porter à Constantinople cet arrangement, que les premières propositions du sultan parviendraient au pacha dans trente ou trente-cinq jours, que Méhémet-Ali y répondrait dix jours après, et que sa réponse serait connue à Londres vingt ou vingt-cinq jours après, c'est-à-dire dans deux mois et demi environ, à partir du moment où nous parlions.

Je transmis immédiatement à M. Thiers la communication que je venais de recevoir, avec tous les détails de l'entretien qui l'avait suivie, et j'ajoutai: «La démarche directe de Méhémet-Ali auprès de la Porte et l'insurrection de la Syrie contre lui sont évidemment les deux causes qui ont précipité la résolution. Lord Palmerston m'a parlé de l'insurrection syrienne avec beaucoup de confiance; et comme son langage impliquait des mesures projetées ou déjà ordonnées pour empêcher Méhémet-Ali d'envoyer en Syrie des renforts capables de réprimer les insurgés, je lui ai adressé, à ce sujet, une question positive et directe. Il m'a répondu qu'en effet on ne négligerait rien pour arrêter promptement en Syrie l'effusion du sang: «Je ne veux pas vous le cacher, m'a-t-il dit.—Aussi vous l'ai je demandé, mylord.—Des ordres ont très probablement été donnés en ce sens à la flotte anglaise, et des secours en argent, vivres et munitions pour les insurgés de Syrie ont sans doute été mis à la disposition du sultan.»

«La crainte d'une crise ministérielle est le vrai motif qui a fait prévaloir lord Palmerston dans l'intérieur du cabinet. Le moment d'une action positive et efficace en Orient est encore éloigné, et le parlement se sépare dans quinze jours.»

En recevant cette nouvelle, le cabinet français fut non-seulement mécontent et chagrin, mais surpris et blessé. Lord Palmerston lui en avait donné le droit. On pensait à Paris, et je pensais moi-même à Londres, qu'aucune résolution définitive ne serait adoptée et signée entre les quatre puissances sans qu'on nous l'eût préalablement fait connaître, en nous demandant, à nous aussi, notre résolution définitive. Je répète la phrase qui terminait ma dernière lettre à M. Thiers, et que je rappelais tout à l'heure: «On prépare, soit sur le fond de l'affaire, soit sur le mode d'action, des propositions qu'on nous communiquera quand on aura tout arrangé (si on arrange tout), pour avoir notre adhésion ou notre refus.» Lord Palmerston eût pu, sans aucun risque pour sa politique, nous faire cette communication avant toute signature entre les quatre puissances, car nous ne nous serions certainement pas associés à une convention qui refusait à Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, et qui réglait les moyens de coercition à employer contre lui s'il repoussait les offres du sultan. Nous nous serions trouvés alors isolés en pleine connaissance de cause, par notre propre volonté, et après qu'on aurait épuisé, envers nous, tous les procédés de conciliation. Mais lord Palmerston est un politique personnellement susceptible et taquin, qui se pique au jeu quand il se voit en danger de perdre, et qui précipite alors ses résolutions et ses coups, ne se souciant guère des procédés ni des conséquences, et recherchant le plaisir de la vengeance au moins autant que le succès. L'arrangement direct entre le sultan et le pacha lui paraissait imminent; il regardait le gouvernement français comme le promoteur secret de cette solution de la question; il ne s'inquiéta plus que de la prévenir et d'y substituer en toute hâte la solution européenne dont il s'était fait l'auteur. Un des membres secondaires du corps diplomatique à Londres, spectateur aussi impartial qu'intelligent de l'événement, me dit un jour: «Quand nous recherchons entre nous les causes de ce mauvais imbroglio, nous trouvons d'abord une disposition hargneuse à Londres, ensuite des illusions à Londres et à Paris. A Londres, ignorance volontaire ou réelle des dispositions de la France; à Paris, incrédulité sur le vouloir ou le pouvoir de lord Palmerston. Après cela, on dit aussi que la France a voulu jouer au plus fin, qu'elle voulait et croyait escamoter l'arrangement en le faisant conclure, d'une manière cachée et abrupte, entre les deux parties. On ajoute que c'est de Pétersbourg qu'on a donné l'éveil à Londres, que la même alarme y est venue ensuite par d'autres voies, et que cela a excité, non-seulement à faire, mais aussi à se cacher pour faire le traité. Voilà comment nous nous l'expliquons.»

Quelle qu'en fût l'explication, le gouvernement français fut justement choqué du procédé: «Votre dernière dépêche, m'écrivit le 21 juillet M. Thiers, m'a beaucoup surpris. D'après vos précédentes nouvelles, le gouvernement s'attendait que l'agitation qui se manifestait depuis quelques jours dans le cabinet anglais aboutirait à une proposition semblable à peu près à celle que M. de Neumann vous avait fait pressentir, et qui consistait à donner à Méhémet-Ali l'Égypte héréditairement, la Syrie viagèrement, en laissant à la France le choix de s'associer ou non à une telle proposition. Le parti pris par les puissances d'agir à quatre, sans mettre la France en demeure de s'associer à l'action commune, est un procédé fort naturel de la part des cabinets qui n'ont pas vécu dans notre alliance depuis dix ans, mais fort étrange et fort peu explicable, par des motifs satisfaisants, de la part de l'Angleterre qui faisait profession, depuis 1830, d'être notre fidèle alliée. Se plaindre est peu digne de la part d'un gouvernement aussi haut placé que celui de la France; mais il faut prendre acte d'une telle conduite, et laisser voir qu'elle nous éclaire sur les vues de l'Angleterre et sur la marche que la France aura à suivre dans l'avenir. Désormais elle est libre de choisir ses amis et ses ennemis, suivant l'intérêt du moment et le conseil des circonstances. Il faut sans bruit, sans éclat, afficher cette indépendance de relations que la France sans doute n'avait jamais abdiquée, mais qu'elle devait subordonner à l'intérêt de son alliance avec l'Angleterre. Aujourd'hui, elle n'a plus à consulter d'autres convenances que les siennes. L'Europe ni l'Angleterre, en particulier, n'auront rien gagné à son isolement. Toutefois, je vous le répète, ne faites aucun éclat; bornez-vous à cette froideur que vous avez montrée, me dites-vous, et que j'approuve complétement. Il faut que cette froideur soit soutenue. Les quatre puissances qui viennent de sceller, à propos de la question d'Orient, une si singulière alliance, ne sauraient être longtemps d'accord; alors la France, en prononçant à propos ses préférences, fera sentir à l'Europe tout le poids de son influence.»

M. Thiers me donnait ensuite, sur l'attitude et le langage à tenir avec lord Palmerston, des instructions détaillées, m'exposait ses conjectures sur les conséquences probables de l'acte qui venait de s'accomplir à Londres, m'annonçait les mesures de précaution que, sur terre et sur mer, dans l'intérêt de la dignité de la France, le cabinet croyait devoir prendre, et enfin m'envoyait, en réponse au mémorandum que lord Palmerston m'avait remis le 17 juillet, la note suivante:

«Paris, 21 juillet 1840.

La France a toujours désiré, dans l'affaire d'Orient, marcher d'accord avec la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. Elle n'a jamais été mue, dans sa conduite, que par l'intérêt de la paix. Elle n'a jamais jugé les propositions qui lui ont été faites que d'un point de vue général, et jamais du point de vue de son intérêt particulier, car aucune puissance n'est plus désintéressée qu'elle en Orient.

«Jugeant de ce point de vue, elle a considéré comme mal conçus tous les projets qui avaient pour but d'arracher à Méhémet-Ali, par la force des armes, les portions de l'Empire turc qu'il occupe actuellement. La France ne croit pas cela bon pour le sultan, car on tendrait ainsi à lui donner ce qu'il ne pourrait ni administrer ni conserver. Elle ne le croit pas bon non plus pour la Turquie en général et pour le maintien de l'équilibre européen, car on affaiblirait, sans profit pour le suzerain, un vassal qui pourrait aider puissamment à la commune défense de l'Empire. Toutefois, ce n'est là qu'une question de système sur laquelle il peut exister beaucoup d'avis divers. Mais la France s'est surtout prononcée contre tout projet dont l'adoption devait entraîner l'emploi de la force, parce qu'elle ne voyait pas distinctement les moyens dont les cinq puissances pourraient disposer. Ces moyens lui semblaient ou insuffisants, ou plus funestes que l'état de choses auquel on voulait porter remède.

«Ce qu'elle pensait à ce sujet, la France le pense encore, et elle a quelque sujet de croire que cette opinion n'est pas exclusivement la sienne. Du reste, on ne lui a adressé, dans ces dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à s'expliquer. Il ne faut donc pas imputer, à des refus qu'elle n'a pas été à même de faire, la détermination que l'Angleterre lui communique sans doute, au nom des quatre puissances. Mais au surplus, sans insister sur la question que pourrait faire naître cette manière de procéder à son égard, la France le déclare de nouveau; elle considère comme peu réfléchie, comme peu prudente, une conduite qui consistera à prendre des résolutions sans moyens de les exécuter, ou à les exécuter par des moyens insuffisants ou dangereux.

«L'insurrection de quelques populations du Liban est sans doute l'occasion qu'on a cru pouvoir saisir pour y trouver des moyens d'exécution qui jusque-là ne s'étaient point montrés. Est-ce un moyen bien avouable, et surtout bien utile à l'Empire turc, d'agir ainsi contre le vice-roi? On veut rétablir un peu d'ordre et d'obéissance dans toutes les parties de l'Empire turc, et on y fomente des insurrections! On ajoute de nouveaux désordres à ce désordre général que toutes les puissances déplorent dans l'intérêt de la paix! Et ces populations, réussirait-on à les soumettre à la Porte après les avoir soulevées contre le vice-roi?

«Toutes ces questions, on ne les a certainement pas résolues; mais si cette insurrection est comprimée, si le vice-roi est de nouveau possesseur assuré de la Syrie, s'il n'en est que plus irrité, plus difficile à persuader, et qu'il réponde aux sommations par des refus positifs, quels sont les moyens des quatre puissances?

«Assurément, après avoir employé une année à les chercher, on ne les aura pas découverts récemment, et on aura créé soi-même un nouveau danger, le plus grave de tous. Le vice-roi, excité par les moyens employés contre lui, le vice-roi, que la France avait contribué à retenir, peut passer le Taurus et menacer de nouveau Constantinople.

«Que feront encore les quatre puissances dans ce cas? Quelle sera la manière de pénétrer dans l'Empire pour y secourir le sultan? La France pense qu'on a préparé là, pour l'indépendance de l'Empire ottoman et pour la paix générale, un danger plus grave que celui dont les menaçait l'ambition du vice-roi.

«Si toutes ces éventualités, conséquences de la conduite qu'on va tenir, n'ont pas été prévues, alors les quatre puissances se seraient engagées dans une voie bien obscure et bien périlleuse. Si au contraire elles ont été prévues et si les moyens d'y faire face sont arrêtés, alors les quatre puissances en doivent la connaissance à l'Europe, et surtout à la France dont encore aujourd'hui elles réclament le concours moral, dont elles invoquent l'influence à Alexandrie.

«Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une obligation de sa part; il n'en est plus une dans la nouvelle situation où semblent vouloir se placer les puissances. La France ne peut plus être mue désormais que par ce qu'elle doit à la paix et ce qu'elle se doit à elle-même. La conduite qu'elle tiendra dans les graves circonstances où les quatre puissances viennent de placer l'Europe dépendra de la solution qui sera donnée à toutes les questions qu'elle vient d'indiquer.

«Elle aura toujours en vue la paix et le maintien de l'équilibre actuel entre les États de l'Europe. Tous ses moyens seront consacrés à ce double but.»

Je me rendis le vendredi 24 juillet au Foreign-Office et je donnai lecture à lord Palmerston de la note que je viens de reproduire. A cette phrase: «Du reste, on n'a adressé à la France, dans ces dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à s'expliquer,» lord Palmerston fit un mouvement, comme surpris et voulant se récrier: «Permettez, mylord, lui dis-je, que j'aille jusqu'au bout; je reviendrai sur ce point;» et ma lecture achevée, prenant sur-le-champ moi-même la parole, je relus la phrase qui l'avait frappé: «Cette phrase vous étonne, mylord; le fait qu'elle exprime a bien plus étonné le gouvernement du Roi, et moi-même avant lui. Quand vous m'avez communiqué vendredi dernier le memorandum auquel je viens de répondre, en apprenant qu'à notre insu, sans qu'on nous eût définitivement rien dit ni rien demandé, une résolution définitive avait été prise entre les quatre puissances, une convention signée, peut-être l'exécution commencée, j'ai été profondément étonné, je dois dire blessé. J'ai retenu dans ce moment mon impression; je n'ai pas voulu que vous pussiez croire que, si je me montrais offensé, c'était pour mon propre compte et par un motif tout personnel. Mais cette impression, mylord, le gouvernement du Roi l'a éprouvée lui-même en recevant votre memorandum, et c'est en son nom et d'après ses instructions que je viens aujourd'hui vous exprimer à quel point il a été surpris qu'on ait procédé ainsi à son égard. Il avait signé la note du 27 juillet 1839; il a constamment répété, depuis cette époque, qu'il était prêt à tout discuter; il a écouté et discuté en effet des propositions fort diverses. Quand on touchait au dernier acte de cette négociation, à coup sûr on lui devait de l'y appeler; on lui devait de lui dire:—Nous n'avons pu jusqu'ici nous mettre d'accord pour agir à cinq; nous ne pouvons tarder plus longtemps; nous sommes décidés à agir; voici sur quelles bases et par quels moyens. Voulez-vous vous associer à nous? C'est tout ce que nous désirons. Si décidément vous ne voulez pas, nous serons obligés d'agir à quatre, sur les bases et par les moyens que nous vous indiquons.—C'était là la marche naturelle; on a fait le contraire; c'est sans nous le dire, c'est en se cachant de nous qu'on a résolu d'agir sans nous. Ce n'est pas là, mylord, un procédé d'ancien et intime allié, et le gouvernement du Roi a tout droit de s'en montrer offensé.»

Lord Palmerston m'écoutait avec un déplaisir mêlé de surprise. Évidemment il y avait là, pour lui, quelque chose d'imprévu, et il n'avait pas compris d'abord le sens de la phrase qui l'indiquait. Il essaya deux ou trois fois de m'interrompre; je m'y refusai. Quand je cessai de parler, «rien n'a été plus éloigné de notre intention, me dit-il, que de manquer, envers le gouvernement du Roi, à aucun des égards qui lui sont dus. Nous avons essayé, pour nous entendre avec vous, de diverses propositions. Les vôtres nous paraissaient inadmissibles. Vous avez repoussé les nôtres. Sur la dernière surtout qui consistait à laisser à Méhémet-Ali la place de Saint-Jean d'Acre avec une portion du pachalik, vous nous avez donné, pour raison péremptoire de votre refus, que le pacha ne consentirait jamais à aucun partage de la Syrie. Nous avons considéré dès lors votre résolution comme arrêtée, et nous ne nous sommes plus occupés que de la nôtre. Nous aurions trouvé quelque inconvenance à vous la déclarer avant de la prendre, et comme une sorte de sommation. Nous n'avons fait, en agissant ainsi, que ce qui s'est fait, en 1832, dans la question belge. Là aussi il s'agissait d'employer, contre le roi de Hollande, des moyens de coercition. Parmi les cinq puissances engagées dans la conférence sur les affaires de Belgique, trois se refusaient à concourir à de telles mesures. Elles l'avaient dit. La France et l'Angleterre, qui voulaient de la coercition, en ont arrêté entre elles les moyens, ont signé une convention, et ne l'ont annoncée aux autres puissances qu'après la signature. Nous serions désolés qu'à propos des affaires d'Orient vous vissiez quelque chose de blessant dans ce qui a été fait très-naturellement, sans aucune intention blessante de notre part, et comme on avait fait dans des circonstances analogues.»

Je persistai dans le sentiment que j'avais exprimé; je repoussai l'assimilation avec l'affaire belge, constamment traitée dans des conférences générales et officielles, de telle sorte que rien n'avait pu être un moment douteux ni inconnu pour aucune des puissances: «Non-seulement on ne nous a pas dit ce qu'on faisait, ajoutai-je; non-seulement on s'est caché de nous; mais je sais que quelques personnes se sont vantées de la façon dont le secret avait été gardé. Est-ce ainsi, mylord, que les choses se passent entre d'anciens et intimes alliés? Est-ce ainsi que les alliances se maintiennent et s'affermissent? L'alliance de la France et de l'Angleterre, mylord, a donné dix ans de paix à l'Europe; le ministère whig, permettez-moi de le dire, est né sous son drapeau, et y a puisé, depuis dix ans, quelque chose de sa force. Je crains bien que cette alliance ne reçoive en ce moment une grave atteinte, et que ce qui vient de se passer ne donne pas à votre cabinet autant de force, ni à l'Europe autant de paix.»

Lord Palmerston protesta vivement: «Nous ne changeons point de politique générale; nous ne changeons point d'alliances; nous sommes et nous resterons, à l'égard de la France, dans les mêmes sentiments. Nous différons, il est vrai, nous nous séparons sur une question importante sans doute, mais spéciale et limitée. Je reviens à l'exemple dont je parlais tout à l'heure. C'est ce qui est arrivé dans l'affaire de Belgique; nous pensions comme vous sur la nécessité de contraindre le roi de Hollande à exécuter le traité des vingt-quatre articles; pour agir avec vous, nous nous sommes séparés des trois autres puissances; mais nous ne nous sommes point brouillés avec elles; la paix de l'Europe n'a pas été troublée. Nous espérons bien qu'il en sera encore ainsi, et nous ferons tous nos efforts pour qu'il en soit ainsi. Si la France reste isolée dans cette question, comme elle-même l'aura voulu, comme M. Thiers, à votre tribune, en a prévu la possibilité, ce ne sera point un isolement général, permanent; nos deux pays resteront unis d'ailleurs par les liens les plus puissants d'opinions, de sentiments, d'intérêts, et notre alliance ne périra pas plus que la paix de l'Europe.

«—Je le souhaite, mylord; je ne doute pas de la sincérité de vos intentions; mais vous ne disposez pas des événements, ni du sens qui s'y attache, ni du cours qui peut leur être imprimé. Partout en Europe ce qui se passe en ce moment sera considéré comme une large brèche qui peut en ouvrir de plus larges encore. Les uns s'en réjouiront, les autres s'en inquiéteront, tous l'interpréteront ainsi, et vos paroles ne détruiront pas l'interprétation. Viendront ensuite les incidents que doit entraîner en Orient la politique où vous entrez; viendront les difficultés, les complications, les méfiances réciproques, les conflits peut-être; qui peut en prévoir, qui en empêchera les effets? Vous nous exposez, mylord, à une situation que nous n'avons point cherchée, que, depuis dix ans, nous nous sommes appliqués à éviter. M. Canning, si je ne me trompe, était votre ami et le chef de votre parti politique; M. Canning, dans un discours très-beau et très-célèbre, a montré un jour l'Angleterre tenant entre ses mains l'outre des tempêtes et en possédant la clef; la France aussi a cette clef, et la sienne est peut-être la plus grosse. Elle n'a jamais voulu s'en servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins assurée. Ne donnez pas en France, aux passions nationales, de sérieux motifs et une redoutable impulsion. Ce n'est pas là ce que vous nous devez, ce que nous doit l'Europe pour la modération et la prudence que nous avons montrées depuis dix ans.»

Lord Palmerston me renouvela plus vivement encore ses protestations et ses assurances. Elles étaient sincères; il se promettait d'accomplir ce qu'il entreprenait sans se brouiller réellement avec la France et sans troubler sérieusement la paix de l'Europe. Il croyait avoir une excellente occasion de raffermir l'Empire ottoman en réprimant le pacha d'Égypte, et de soustraire la Porte à la domination de la Russie, en plaçant, de l'aveu de la Russie elle-même, les affaires turques sous le contrôle du concert européen. C'était là, pour l'Angleterre, de la puissance en Orient, et pour lord Palmerston lui-même en Angleterre, de la gloire. Il ne croyait ni à la force réelle, ni à la résistance persévérante de Méhémet-Ali. L'insurrection de la Syrie était, à ses yeux, une nouvelle preuve de la faiblesse du pacha et un nouveau moyen de l'attaquer. Et au moment où ces circonstances réunies lui semblaient un gage assuré de succès, il voyait surgir, entre le sultan et le pacha, la chance d'un arrangement direct conclu sous l'influence de la France, et qui eût renversé ses espérances de crédit et de pouvoir, en Orient pour son pays, et, dans son pays pour lui-même. Devant ce péril, toute autre considération, toute autre prévoyance, toute politique générale disparut de son esprit; et, pour y échapper, il conclut en toute hâte le traité du 15 juillet. Ni dans notre conversation du 24 juillet, ni dans aucune de celles qui l'avaient précédée ou qui la suivirent, je n'entrevis aucun dessein, aucune combinaison qui vînt d'ailleurs et qui portât plus loin.

Je m'appliquai à troubler la confiance de lord Palmerston dans son succès, et à lui faire entrevoir un avenir bien plus compliqué et plus grave que celui qu'il espérait. Quand la conversation commença à se ralentir, m'adressant à lui par une question brusque et directe: «Mais enfin, mylord, lui dis-je, si le pacha repousse, comme je le crois, vos propositions, que ferez-vous? De quoi êtes-vous convenus? Comment exercerez-vous, sur Méhémet-Ali, votre contrainte? Vous demandez encore à la France son concours moral; elle a droit de vous demander à son tour par quels moyens et dans quelles limites vous comptez agir.

«—Vous avez raison, me répondit lord Palmerston, et je dois vous le dire. L'emploi des forces navales pour intercepter toute communication entre l'Égypte et la Syrie, pour arrêter les flottes du pacha, pour mettre le sultan en état de porter, sur tous les points de son Empire, tous les moyens de rétablir son autorité, ce sera là notre action principale, et c'est le principal objet de notre convention.

«—Et si le pacha passe le Taurus, si Constantinople est de nouveau menacée?

«—Cela n'arrivera pas; Ibrahim-Pacha aura trop à faire en Syrie.

«—Mais si cela arrive?

«—Le sultan va établir à Isnik-Mid (l'ancienne Nicomédie) un corps de troupes turques qui, réuni à la présence d'un certain nombre de chaloupes canonnières sur la côte d'Asie, suffira, je pense, pour mettre à l'abri Constantinople.

«—Et si cela ne suffit pas, si les troupes turques sont battues?»

Il en coûtait à lord Palmerston de me dire expressément que l'entrée d'un corps d'armée russe à Constantinople, combinée avec celle d'une flotte anglaise dans la mer de Marmara, était un point convenu. Il me le dit pourtant, en rappelant que dans le temps où l'on examinait les moyens d'agir à cinq, la France elle-même n'avait pas regardé ce fait comme absolument inadmissible, et avait discuté le quo modo de l'entrée et de la présence de ses propres vaisseaux dans la mer de Marmara. Et il se hâta d'ajouter: «Au delà, rien n'est prévu, rien n'est réglé; on est simplement convenu de se concerter de nouveau si cela était nécessaire. Mais l'affaire n'ira pas si loin.»

Lord Palmerston revint alors sur l'immense avantage qu'il y aurait, pour toute l'Europe, à faire cesser le protectorat exclusif de la Russie sur la Porte. Je revins, de mon côté, sur la nouveauté et la gravité de la situation où nous allions tous entrer: «Nous nous lavons les mains de cet avenir, lui dis-je; la France s'y conduira en toute liberté, ayant toujours en vue, comme le dit la réponse que j'ai l'honneur de vous remettre, la paix, le maintien de l'équilibre actuel en Europe, et le soin de sa dignité et de ses propres intérêts.»

Nous nous séparâmes, moi avec une froideur polie, et lord Palmerston avec une politesse qui tenait à se montrer amicale.

Le jour même où j'avais avec lord Palmerston cet entretien, je reçus de M. de Rémusat, celui des membres du cabinet français qui, après M. Thiers, suivait avec le plus de soin le cours de la négociation, et à qui j'en parlais avec le plus de confiance, cette lettre:

«Nous sommes fortement préoccupés de votre dernière dépêche, et j'en attends les développements et les commentaires ultérieurs avec une grande curiosité. Je ne puis croire que tout cela soit le résultat d'une longue intrigue suivie avec persévérance et dissimulation; encore moins que le reste de l'Europe fût dans le secret. Je suppose que les troubles du Liban, dont on s'est exagéré l'importance, et la restitution de la flotte turque par le pacha, qu'on a interprétée pour de la faiblesse, ont été les deux causes occasionnelles de cette brusque détermination. Les deux causes générales sont la conviction que le vice-roi n'a qu'une puissance apparente, et que la France n'a de résistance sur rien. J'espère que les événements feront mentir cette conviction sur les deux points. Tel qu'il est, même réduit à une résolution précipitée, le procédé est intolérable, et le seul moyen de n'en pas être humilié est de s'en montrer offensé.»

Je répondis à M. de Rémusat[12]: «Vous avez mille fois raison de ne croire à aucune longue intrigue, à aucune préméditation européenne. Nous avons, il y a quatre mois, proposé un arrangement, l'Égypte et la Syrie héréditaires pour le pacha, Candie, l'Arabie et Adana restituées à la Porte; mais nous n'avons pas voulu nous engager à y mettre la sanction de la coercition. Lord Palmerston nous a cédé la place de Saint-Jean d'Acre; nous avons dit que c'était trop peu. On nous a fait entrevoir l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement; nous n'avons pas accueilli. Au milieu de toutes ces propositions avortées est arrivée la nouvelle de la démarche du pacha auprès du sultan. M. Appony l'avait annoncée ici trois semaines auparavant. C'était le triomphe de la France et la mystification des quatre autres puissances. C'est le mot dont on s'est servi entre soi, en exhalant son humeur. Au milieu de cette humeur, l'insurrection de Syrie est venue jeter l'espérance, une forte espérance. Lord Palmerston l'a saisie. Il a promis, en Orient, un succès facile, et menacé, à Londres, de la dissolution du cabinet. Il avait une convention toute prête, et des moyens de coercition tout inventés, bons ou mauvais. On s'est réuni en toute hâte. On a envoyé en toute hâte des courriers. On s'est promis le secret, pour se venger de la mystification d'Alexandrie et ordonner sans bruit les premières mesures. Et on a signé.

[Note 12: Le 26 juillet 1840.]

«Voilà comment on a fait ce qu'on a fait. Voici ce qu'on espère. Un succès prompt, qui rendra courte la situation difficile où l'on s'est mis avec nous. On commence à avoir un sentiment vif de cette difficulté: notre attitude nettement prise et hautement déclarée, l'antipathie visible du public anglais pour toute chance de rupture et de guerre avec la France à propos d'une question qui n'excite aucune passion anglaise, cela frappe et intimide déjà. On n'avoue pas ce qu'on a fait. On ne se défend qu'en riant, ou en éludant, ou en promettant que ce ne sera rien. Cela se passe ainsi dans la presse comme au Parlement. On est doux et caressant avec nous. On travaille à prévenir les conséquences de ce qu'on a fait. Si on a raison dans ce qu'on espère, si le succès est prompt et facile, on aura eu raison dans ce qu'on a fait, et il faudra bien que nous le sentions. Mais si le prompt succès ne vient pas, si la question dure et s'aggrave, si des complications éclatent, si de grands efforts sont nécessaires, la situation de lord Palmerston sera très-mauvaise et la nôtre très-forte. Pour peu que nous prenions soin de ne pas irriter les passions anglaises, nous aurons pour nous les intérêts anglais, les penchants libéraux, la prudence de tous les partis, et nous sortirons peut-être avec avantage de l'épreuve dans laquelle nous entrons.»

Nous entrions en effet dans la crise: les politiques française et anglaise, n'ayant pas réussi à s'entendre, étaient l'une et l'autre au pied du mur, près de se heurter. La politique française se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir; nous restions fidèles à notre idée générale; nous voulions à la fois conserver l'empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux États qui essayaient de se former de ses débris; nous défendions tour à tour les Turcs contre les Russes, et les chrétiens contre les Turcs; nous soutenions en Syrie l'ambition de Méhémet-Ali, que nous combattions en Arabie et sur les frontières de l'Asie Mineure. La politique anglaise était plus simple et plus exclusivement dirigée vers un seul but et un avenir prochain; elle ne s'inquiétait que de faire durer l'empire ottoman et de le défendre, soit en Europe, soit en Asie, contre les ambitions extérieures et les déchirements intérieurs. Lequel des deux gouvernements connaissait le mieux, dans l'affaire égyptienne, le véritable état des faits et appréciait le mieux les forces et les chances? Étions-nous, comme naguère en Grèce, en présence d'une insurrection persévérante et d'une nation chrétienne renaissante? Ou n'avions-nous affaire qu'à un pouvoir personnel et précaire, plus ambitieux que fort, aussi souple qu'ambitieux, et capable de se résigner à un grand revers comme de tenter une grande aventure? Là était la question. Je l'exposais nettement au cabinet français, plein moi-même de doute et d'inquiétude, mais bien résolu à le soutenir fermement de Londres dans sa difficile situation, et à ne pas faire une démarche, à ne pas dire un mot qui pût l'affaiblir ou l'embarrasser.

Deux ou trois jours après, il me revint de Paris qu'on y disait que je n'avais pas prévu la possibilité de l'arrangement entre les quatre puissances sans nous, et que je n'en avais pas averti mon gouvernement. J'écrivis sur-le-champ à M. de Rémusat[13]: «Mon cher ami, je prends une précaution peut-être fort inutile, mais que je veux prendre pourtant. Je vous envoie la copie de quelques passages de mes dépêches officielles et de mes lettres particulières qui prouvent que, depuis le 17 mars jusqu'au 14 juillet, je n'ai cessé de parler de la chance de l'arrangement à quatre, et de le représenter comme possible, ou probable, ou imminent. J'y joins copie de quelques passages d'autres lettres particulières, au duc de Broglie et au général Baudrand, qui prouvent que j'ai pris soin de faire arriver aussi ma prévoyance par les voies indirectes. Enfin, j'ai successivement chargé MM. de Bourqueney, de Chabot et Mallac d'exprimer à ce sujet, dans leurs conversations soit avec le Roi, soit avec les ministres, mon avis et ma crainte, et ils m'ont écrit qu'ils l'avaient fait. Vous ne ferez, comme de raison, usage de ceci, mon cher ami, que s'il y avait lieu sérieusement, et auprès des personnes convenables ou nécessaires. Je m'en rapporte à vous. Mais j'ai voulu que vous fussiez complétement édifié vous-même à ce sujet et en mesure d'édifier qui que ce soit.»

[Note 13: le 28 juillet 1840.]

J'avais raison de tenir compte de ces bruits; on m'avertit qu'ils se répandaient de plus en plus, et le 31 juillet j'écrivis de nouveau à M. de Rémusat: «Mon cher ami, ma précaution était bien fondée et n'a pas suffi. Je lis, dans le Siècle de mercredi 29 juillet, qui m'arrive ce matin, un article emprunté à la Gazette d'Augsbourg et que je ne puis laisser passer. Je vous y renvoie. Il commence par: «M. Guizot qui s'était imaginé,» etc., etc.—Après les extraits de ma correspondance que vous avez entre les mains, je n'ai pas besoin de vous dire que, malgré le mélange de vrai et de faux, d'éloge et de blâme que contient cet article, il est essentiellement faux et inacceptable pour moi. 1º Je n'ai point manqué de prévision; car, dès le 17 mars, j'ai annoncé à M. Thiers ce qui vient d'arriver comme «l'issue probable de l'affaire, issue à laquelle il faut s'attendre et se tenir préparé.» Et du 9 au 14 juillet, je lui ai fait suivre pas à pas les progrès de l'arrangement à quatre dans la crise qui a abouti à cette issue; issue qu'entre ces deux époques (du 17 mars au 14 juillet) j'avais plusieurs fois annoncée. 2º Je ne me suis point imaginé que je ramènerais lord Palmerston à mon opinion. J'ai au contraire constamment parlé de son obstination comme de l'obstacle décisif, et j'ai toujours dit que, s'il menaçait de se retirer, je ne croyais pas que ses collègues lui résistassent. Voyez, entre autres, un extrait de ma dépêche du 1er juin que vous avez entre les mains. Il y en a dix semblables. 3º Enfin, j'ai chargé Bourqueney en avril, Chabot en juin, Mallac en juillet, de répéter ce que j'écrivais sur la probabilité de l'arrangement à quatre, auquel je savais qu'on ne croyait pas. Et dans la dernière crise, j'ai été très-exactement informé des progrès et des oscillations de l'arrangement. On nous l'a caché, et c'est là le mauvais procédé dont nous nous sommes offensés à bon droit. Mais nous n'avons point ignoré qu'on en traitait, et j'ai rendu compte à peu près jour par jour de ce qui se passait.

«Voici donc, mon cher ami, ce que je demande, car j'en ai absolument besoin. Faites répéter dans le Constitutionnel l'article de la Gazette d'Augsbourg en y ajoutant:—La Gazette d'Augsbourg est mal informée. La prévoyance n'a manqué ni à M. Thiers à Paris, ni à M. Guizot à Londres. M. Guizot ne s'est point imaginé qu'il ramènerait lord Palmerston à son opinion. Il a au contraire toujours parlé de la persistance du ministre anglais dans sa politique, et il a exactement informé le gouvernement de ce qui se passait et se préparait.—»

Le cabinet fit droit à mon désir; le Constitutionnel du 3 août publia la rectification que j'avais demandée[14], et la vérité fut rétablie, sans cesser, comme il arrive toujours, d'être encore souvent contestée.

[Note 14: Pièces historiques, nº VIII.]

Huit jours environ se passèrent avant que les résolutions adoptées le 15 juillet par les quatre puissances devinssent publiques. Le traité même ne devait être publié que lorsque toutes les ratifications en seraient arrivées à Londres; et en attendant, ce fut seulement le 23 juillet que la presse anglaise en fit connaître positivement la conclusion et les bases. Tout ce qui m'arrivait de Paris dans cet intervalle me montrait à quel point l'émotion, je devrais dire l'irritation, y était vive et générale; elle avait sa source dans le mauvais procédé du cabinet anglais autant que dans la faveur du public pour Méhémet-Ali, et l'offense française tournait au profit de la cause égyptienne: «L'esprit public est incroyablement belliqueux, m'écrivait le 30 juillet M. de Lavergne; les têtes les plus froides, les caractères les plus timides sont emportés par le mouvement général; tous les députés que je vois se prononcent sans exception pour un grand déploiement de forces; les plus pacifiques sont las de cette question de guerre qu'on éloigne toujours et qui toujours se remontre; il faut en finir, dit-on. Cette disposition a réagi sur nos anniversaires de ce mois; il y avait, le 28, soixante à quatre-vingt mille hommes sous les armes, et tout le monde était heureux de voir tant de baïonnettes à la fois. Hier, quand le roi a paru au balcon des Tuileries, il a été salué par des acclamations réellement très-vives, et quand l'orchestre a exécuté la Marseillaise, il y a eu un véritable entraînement.» Le cabinet français, quoique très-ému de cette impression publique, ne s'y livrait pas sans mesure et sans prévoyance: en me recommandant, le 21 juillet, «de bien dessiner mon attitude et de pénétrer dans les desseins de l'Angleterre,» M. Thiers ajoutait: «Je n'ai pas besoin de vous dire dans quelle mesure vous devez faire tout cela. Ayez soin, en faisant sentir notre juste mécontentement, de ne rien amener de péremptoire aujourd'hui. Je ne sais pas ce que produira la question d'Orient. Bien sots, bien fous ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner. Mais, en tout cas, il faudra choisir le moment d'agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition. Éclater aujourd'hui serait insensé et point motivé. D'autant que nous sommes peut-être en présence d'une grande étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position, et voir venir avec sang-froid. Le roi est fort calme; nous le sommes autant que lui. Sans aucun bruit, nous ferons des préparatifs plus solides qu'apparents. Nous les rendrons apparents si la situation le commande, et si les égards dus à l'opinion le rendent convenable.»

En toute occasion, avec les hommes importants de tous les pays et de tous les partis, je pris et gardai avec soin cette attitude. Inquiéter gravement, bien que tranquillement, mes interlocuteurs, bien établir qu'on créait pour de très-petits motifs une situation pleine de périls, que nous voulions sincèrement la paix et l'alliance, mais que, dans l'isolement où l'on nous mettait, nous userions, selon les événements, de toute notre liberté, c'était là mon travail assidu: «L'affaire sera longue et difficile. La France ne sait pas ce qu'elle fera, mais elle fera quelque chose. L'Angleterre et l'Europe ne savent pas ce qui arrivera, mais il arrivera quelque chose. Nous entrons tous dans les ténèbres.» On s'inquiétait en effet; on se demandait avec un mélange de curiosité et de trouble: que fera la France? «Les quatre puissances croiseront sur les côtes de Syrie, couperont toute communication de la Syrie avec l'Égypte, bloqueront les ports, débarqueront, pour aider l'insurrection syrienne contre Méhémet-Ali, des armes, des munitions, des vivres, des soldats peut-être, Turcs ou dits Turcs. Que fera la France sur les côtes de Syrie? Les quatre puissances bloqueront Alexandrie, détruiront peut-être la flotte du pacha, porteront peut-être des troupes turques en Égypte même. Que fera la France à Alexandrie et en Égypte? Si le pacha envahit l'Asie Mineure et menace Constantinople, des troupes russes y viendront peut-être; des vaisseaux anglais entreront peut-être dans la mer de Marmara. Que fera la France aux Dardanelles?» On examinait ainsi toutes les chances; on suivait pas à pas le cours des événements; on cherchait à pressentir ce que ferait la France à chaque instant, dans chaque lieu, à chaque phase de l'affaire. J'acceptais toutes les questions; je disais qu'il y en avait bien d'autres qu'on ne prévoyait pas, et je ne laissais entrevoir aucune réponse.

Le lendemain du jour où le traité avait été signé en secret, le ministre de Hollande, M. Dedel, me demanda: «Y a-t-il quelque chose de nouveau?—Je crois que oui.—Quoi donc?—Les cinq puissances ont promis, l'an dernier, d'arranger les affaires entre le sultan et le pacha et de rétablir la paix en Orient. Elles n'y ont pas encore réussi. Tout à l'heure les affaires allaient s'arranger et la paix se rétablir d'elle-même. Quatre puissances s'unissent pour l'empêcher.»

Quelques jours après, je rencontrai sir Robert Peel. Je savais que les vieux torys avaient envie de complimenter lord Palmerston et de l'appuyer contre nous. J'expliquai complétement à sir Robert Peel la politique de la France en Orient, «la seule, lui dis-je, qui puisse maintenir, en Europe comme en Orient, la paix et l'alliance de nos deux pays.» Il m'écoutait en homme qui n'a point de parti pris. De lui-même, il avait peu pensé à la question et ne s'en faisait pas une idée bien nette; mais il voulait sincèrement les bons rapports avec la France et la paix, comme tout le torysme modéré dont il était le représentant et le chef. Il me dit en finissant: «Nous nous tairons; nous laisserons au cabinet toute la responsabilité. Nous serons comme la France en Orient, attentifs et immobiles en attendant les événements.» Je lui dis que les événements trouveraient la France décidée et prête à ne rien accepter qui pût nuire à ses intérêts propres et à l'équilibre des États. Je le laissai bien disposé pour nous et inquiet de l'avenir.

Le 28 juillet, j'eus un long entretien avec lord Melbourne et lord John Russell. Je les trouvai inquiets; lord Melbourne surtout, esprit toujours libre et prudent. Il me laissa entrevoir et me dit presque le fond de sa pensée: «Lord Palmerston affirme que le succès sera prompt et facile. On tente l'entreprise dans cette confiance. Si la confiance est trompée, on ne poussera pas l'entreprise à bout. Le pacha n'est pas un insensé, et la France sera là. La France avait indiqué un arrangement, l'Égypte et la Syrie héréditaires pour le pacha, Candie, l'Arabie et Adana restituées au sultan; le pacha pourra toujours refaire cette proposition. Pourquoi ne la referait-il pas bientôt, en réponse aux propositions de la Porte? Et si elle est repoussée à présent, pourquoi ne la reproduirait-il pas dans le cours des événements, lorsqu'il aura fait preuve de résistance et que la confiance de lord Palmerston commencera à être déjouée? L'Angleterre ne veut ni se brouiller avec la France ni bouleverser l'Europe. L'Autriche ne le veut pas davantage. Ceci est très-fâcheux et pourrait devenir très-grave; mais on pourra s'arrêter, et on voudra s'arrêter. Et la France, qui n'aura pas voulu aider les quatre puissances à marcher, les aidera à s'arrêter.»

Il n'y avait là, de la part de lord Melbourne, point de proposition formelle, point d'abandon actuel de lord Palmerston, mais une porte de salut entrevue et entr'ouverte dans l'avenir.

Le baron de Bülow me tint le même langage: «L'Autriche et la Prusse n'ont pas voulu se séparer de l'Angleterre. Le cabinet anglais n'a pas voulu se séparer de lord Palmerston. On compte sur un succès facile. Toute la confiance vient de là. Mais on prend déjà ses mesures dans d'autres hypothèses.»

Je rendais à M. Thiers un compte exact et quotidien de cet état des esprits et de tous ces incidents de conversation. En lui écrivant le 29 juillet, j'ajoutai à mes récits: «Je veux vous parler aussi de nos journaux. Il importe beaucoup qu'ils se montrent animés et unanimes; mais ils ne faut pas qu'ils échauffent et raillent les journaux anglais. Je suis informé ce matin que le Times hésite à continuer son attaque contre lord Palmerston, tant l'attaque française lui paraît vive et dirigée contre l'Angleterre elle-même autant que contre lord Palmerston. Je comprends toutes vos difficultés, et parmi vos difficultés celle de pousser et de retenir à la fois, la plus grande de toutes. Mais je vous montre le côté que je vois et avec lequel je traite. Vous lui ferez sa part. Il n'y a, dans ce pays-ci, point d'ardeur pour l'entreprise où lord Palmerston s'engage; mais l'ardeur pourrait venir à la suite de l'orgueil blessé ou d'un péril général, et il nous importe beaucoup qu'elle ne vienne pas.»

M. Thiers me répondit le 31 juillet: «Je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs jours parce que je n'ai pas eu un seul instant à moi. Les résolutions à prendre, les ordres à donner, la correspondance à écrire moi-même dans toutes les cours, tout cela m'a complétement absorbé. J'ai reçu toutes vos excellentes lettres. Je ne vous dis qu'un mot en réponse: tenez ferme. Soyez froid et sévère, excepté avec ceux qui sont nos amis. Je n'ai rien à changer à votre conduite, sinon à la rendre plus ferme encore, s'il est possible, sans mettre contre nous l'amour-propre de ceux qui peuvent changer les résolutions de l'Angleterre. Le roi va passer vingt jours à Eu. Je vous y donne rendez-vous de sa part le vendredi 7 août. Si vous voulez un grand bâtiment à vapeur, le Véloce ira vous chercher à Brighton.»

Rien ne me convenait mieux que ce rendez-vous. Plus la situation devenait vive, moins la correspondance me suffisait, soit pour dire tout ce que j'avais à dire, soit pour apprendre tout ce que j'avais besoin de savoir. Rien ne remplace la présence réelle, et de loin il n'y a point de vue claire et complète dans le fond des coeurs et des choses. Je demandai que le premier secrétaire de l'ambassade, le baron de Bourqueney, qui était en congé à Paris, revînt sur-le-champ en Angleterre pour y être chargé d'affaires en mon absence. Il était au courant de la question d'Orient, connaissait bien les personnes avec qui nous en traitions, et j'avais en lui pleine confiance. Il arriva à Londres le 5 août et j'en partis le 6 pour le château d'Eu, décidé à revenir en Angleterre aussitôt que j'aurais puisé, dans la conversation avec le roi et M. Thiers, les clartés que j'allais y chercher.

CHAPITRE XXXII

EXÉCUTION DU TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

Débarquement du prince Louis-Napoléon à Boulogne.—Mes avertissements à ce sujet.—Prévoyance du cabinet français.—Mon séjour au château d'Eu.—Mes conversations avec le Roi Louis-Philippe et M. Thiers.—État des esprits et dispositions du corps diplomatique à Londres.—Plan du roi des Belges pour un rapprochement de la France et des quatre puissances signataires du traité du 15 juillet.—Instructions que je reçois en partant du château d'Eu.—Mon retour à Londres.—Conversation avec le baron de Bülow.—Mon séjour au château de Windsor.—Mes conversations avec le roi Léopold et lord Palmerston.—Nouveau Memorandum adressé le 31 août par lord Palmerston au gouvernement français.—Ce qu'en pensa M. Thiers.—J'insiste auprès de lui sur l'importance de sa réponse.—Deux incidents: 1º conférence sur le renouvellement et l'extension des conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres; 2º reprise de la négociation entre Paris et Londres pour le traité de commerce.—Plaintes de lord Palmerston sur l'attitude des agents français à Constantinople.—Réponse de M. Thiers.—Les plaintes sont sans fondement.—Les événements se précipitent en Orient.—La Porte ratifie le traité du 15 juillet et envoie Rifaat-Bey à Alexandrie pour sommer Méhémet-Ali de s'y conformer.—Attitude de Méhémet-Ali.—L'amiral Napier devant Beyrout.—Nos plaintes sur l'exécution du traité avant l'échange des ratifications.—Protocole réservé du 15 juillet.—Échange des ratifications et communication officielle du traité du 15 juillet.—Le comte Walewski à Alexandrie.—M. Thiers m'annonce les concessions de Méhémet-Ali.—Mon entretien avec lord Palmerston à ce sujet.—Ses soupçons sur l'action exercée par le comte Walewski à Alexandrie.—M. Thiers me charge de les démentir formellement.—Lord Palmerston reconnaît son erreur.—Conseils de cabinet à Londres sur les propositions de Méhémet-Ali.—Ils n'aboutissent à aucun résultat.—Exécution militaire du traité du 15 juillet.—Bombardement de Beyrout.—Le sultan prononce la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte.—Comment lord Palmerston explique et atténue cette mesure.—Dépêches de M. Thiers des 3 et 8 octobre en réponse au memorandum anglais du 31 août, et sur la déchéance prononcée contre Méhémet-Ali.—État des esprits en France.—Résolutions et préparatifs militaires du cabinet français.—Fortifications de Paris.—Convocation des chambres.—L'escadre française est rappelée à Toulon.—Motifs et effets de cette mesure.—Situation du cabinet français et ses causes.

Le jour même où je quittais Londres pour me rendre au château d'Eu, le 6 août, le prince Louis-Napoléon, vers quatre heures du matin, débarquait près de Boulogne et, avec son nom seul pour armée, tentait une seconde fois la conquête de la France. Quel ne serait pas aujourd'hui l'étonnement d'un homme sensé qui, après avoir dormi, depuis ce jour-là, du sommeil d'Épiménide, verrait, en se réveillant, ce prince sur le trône de France et investi du pouvoir suprême? Je ne ne relis pas sans quelque embarras ce que disait tout le monde en 1840 et ce que j'écrivais moi-même de ce que nous appelions tous «une folle et ridicule aventure» et de son héros. Quand je le pourrais en pleine liberté, je ne voudrais pas, pour ma propre convenance, reproduire aujourd'hui le langage qu'on tenait partout alors. La Providence semble quelquefois se complaire à confondre les jugements et les conjectures des hommes. Il n'y a pourtant, dans l'étrange contraste entre l'incident de 1840 et l'Empire d'aujourd'hui, rien que de naturel et de clair. Aucun événement n'a ébranlé la foi du prince Louis-Napoléon en lui-même et dans sa destinée; en dépit des succès d'autrui et de ses propres revers, il est resté étranger au doute et au découragement. Il a deux fois, bien à tort et vainement, cherché l'accomplissement de sa fortune. Il a toujours persisté à y compter, et il a attendu l'occasion propice. Elle est enfin venue, et elle l'a trouvé toujours confiant et prêt à tout tenter. Grand exemple de la puissance que conserve, dans les ténèbres de l'avenir, la foi persévérante, et grande leçon à quiconque doute et plie aisément devant les coups du sort.

On a dit souvent que le gouvernement du roi Louis-Philippe avait eu en 1840, soit à Paris, soit à Londres, le tort de ne faire aucune attention aux menées bonapartistes, et de n'être informé de rien. C'est une erreur; ni M. de Rémusat comme ministre de l'intérieur, ni moi comme ambassadeur en Angleterre, nous n'étions tombés dans une telle négligence. Dès le 2 avril, j'écrivis à M. de Rémusat: «Sachez bien que je n'ai ici pas le moindre moyen de police, et que je ne puis rien savoir ni rien apprendre, soit sur les Bonaparte, soit sur les réfugiés d'avril. Si vous avez quelque agent direct qui corresponde avec vous, faites-le-moi connaître. Si vous n'en avez pas, pensez à ce qu'il peut convenir de faire.» M. de Rémusat me répondit le 15 mai: «Je ne doute guère que le prince Louis Bonaparte ne se monte la tête et ne tente quelque aventure. Je suis assez bien instruit de ce qui le concerne. Cependant je vous le recommande et je vous prie de me prévenir, au besoin, de ce que vous soupçonneriez.» Et le 8 juin: «Le bonapartisme s'agite beaucoup. Je vous recommande toujours Son Altesse Impériale.» Je lui écrivis le 30 juin: «Vous me demandez de faire attention au parti bonapartiste. Ce n'est pas facile. Le parti se pavane, fait grand bruit de lui-même. Le prince Louis est sans cesse au Parc, à l'Opéra. Quand il entre dans sa loge, ses aides de camp se tiennent debout derrière lui. Ils parlent haut et beaucoup; ils racontent leurs projets, leurs correspondances. L'étalage des espérances est fastueux. Mais quand on veut y regarder d'un peu près et saisir ce qu'il y a de réel et d'actif sous ce bruit de paroles, on ne trouve à peu près rien. Au sortir du Parc ou de l'Opéra, le prince et le parti rentrent dans une vie assez obscure et oisive. Cependant je sais qu'il est question d'équiper un bâtiment, d'attaquer en mer, à son retour de Sainte-Hélène, la frégate chargée des restes de Napoléon, et d'enlever ces restes comme une propriété de famille; ou bien de suivre la frégate française et d'entrer avec elle au Havre à tout risque.» En me remerciant de ces informations, M. de Rémusat ajoutait le 12 juillet: «Les illusions d'émigrés sont folles, et je ne peux tout à fait rejeter, sous prétexte d'extravagance, les projets que l'on prête à Son Altesse Impériale. Les divers renseignements qui me parviennent me représentent sa cour de Londres et sa cour de Paris comme persuadées que le moment d'agir approche, et qu'il ne faut pas attendre l'époque de la translation des restes de l'Empereur. Leur désir serait d'opérer sur deux points à la fois. Metz paraît être celui sur lequel ils agissent le plus. Lille est aussi fort travaillé. Mais leur action se renferme dans un cercle bien étroit, et la masse de la population et de l'armée y reste inaccessible. Cependant je crois à une tentative.»

Le gouvernement du Roi ne saurait donc, à cette occasion, être taxé d'imprévoyance, et il était pleinement dans son droit lorsqu'il disait dans le Moniteur du 8 août 1840: «Le gouvernement savait depuis assez longtemps que Louis Bonaparte et ses agents avaient le projet de devancer l'époque de la translation des restes de l'Empereur Napoléon pour occuper d'eux le public par quelque tentative inattendue. Des émissaires avaient sans cesse voyagé de Paris à Londres, de Londres à nos places de guerre, pour étudier l'esprit de nos garnisons et se livrer à ces manoeuvres, aussi vaines que coupables, qui sont un passe-temps pour certains esprits. Depuis quelques jours, il n'était plus permis de douter que le moment de l'action ne fût arrivé. Des ordres et des avertissements avaient été donnés en conséquence dans toutes les villes que désignaient les chimériques espérances des habitués de Carlton-Gardens, et sur tous les points du littoral ou de la frontière. C'est sur la ville de Boulogne que Louis Bonaparte, entouré de presque tous ses partisans, a tenté ce coup de main qui vient d'échouer d'une manière si prompte et si définitive.»

Au premier moment et dans l'embarras de trouver une explication à cette étrange tentative, le soupçon courut à Paris que le gouvernement anglais, piqué d'humeur contre le gouvernement français, pouvait bien n'y avoir pas été étranger. Ce soupçon n'avait pas le moindre fondement. Le baron de Bourqueney, chargé d'affaires à Londres en mon absence, écrivit le 7 août à M. Thiers:

«Le grand incident de la journée d'hier est la nouvelle du débarquement de Louis-Napoléon à Boulogne. Les rapports sont parvenus par un exprès au Morning-Post qui a publié une troisième édition. L'impression a été d'abord celle d'une incrédulité absolue dans la folie d'une semblable entreprise, et je n'ai rencontré que des gens convaincus que la nouvelle était une pure spéculation de Bourse. Cette nuit, les détails sont arrivés; j'ai reçu moi-même, par courrier, les dépêches télégraphiques officielles du sous-préfet de Boulogne au ministre de l'intérieur, et tous les journaux contiennent le récit plus ou moins exact des faits qui ont suivi le débarquement de Louis-Napoléon. Il faut avoir habité longtemps l'Angleterre pour se persuader qu'une entreprise de cette nature puisse se préparer et s'accomplir dans le port de Londres sans qu'il en parvienne au gouvernement anglais la moindre connaissance officielle. C'est cependant la vérité et ma conviction est que lord Normanby[15], je ne dirai pas sur un avertissement formel, mais sur un simple soupçon, n'eût pas perdu un moment pour informer le gouvernement français, par l'organe de son ambassade à Londres. Le journal ministériel de ce soir, le Globe, contient un démenti officiel de la visite que lord Palmerston aurait faite à Louis-Napoléon, ou qu'il aurait reçue de lui. Des journaux français, ce fait, raconté sur je ne sais quelle autorité, avait repassé dans la presse anglaise. J'ai cru devoir provoquer cette rectification, par un billet confidentiel, que j'ai adressé ce matin à lord Palmerston.» Et le lendemain, 8 août, M. de Bourqueney ajoutait: «Lord Palmerston, qui avait répondu hier à mon billet du matin en publiant, dans le Globe, le démenti officiel de sa prétendue visite à Louis-Napoléon, m'a fait prier de me rendre chez lui dans la soirée; et là, en termes plus explicites que ne le comportait la courte dénégation du journal ministériel, il m'a donné sa parole d'honneur que, depuis plus de deux ans, ni lui, ni lord Melbourne, n'avaient aperçu la figure de Louis-Napoléon: «Je vous parle ainsi, m'a-t-il dit, non assurément pour repousser jusqu'à l'apparence d'une initiation aux projets de cet insensé; je n'accepterais pas la défense sur ce terrain.—L'attaque, ai-je repris, est pour le moins aussi loin de ma pensée.—Mais, a continué lord Palmerston, les faits doivent être bien établis; vous connaissez le laisser-aller, les habitudes officielles anglaises, et vous savez que nous aurions pu, mes collègues ou moi, accorder un rendez-vous à Louis-Napoléon, nous rencontrer par chance en maison tierce, avoir enfin avec lui je ne sais quel rapport de hasard ou de société. Eh bien, il n'en est rien; je vous répète, sur l'honneur, que nous n'avons pas aperçu la figure de Louis-Napoléon ou d'un seul des aventuriers qui l'accompagnaient. Il m'est démontré que la nouvelle d'une visite faite ou reçue a été imaginée d'ici et transmise aux journaux français, soit pour accréditer le mensonge d'un appui indirect, soit pour aigrir et compromettre les relations de nos deux gouvernements.»

[Note 15: Alors ministre de l'intérieur à Londres.]

En arrivant le 7 août au château d'Eu, je trouvai le Roi, M. Thiers et tout leur entourage à la fois très-animés et très-tranquilles sur ce qui venait de se passer; ils y voyaient en même temps l'explosion et la fin des menées bonapartistes; on s'en étonnait et on s'en moquait: «Quel bizarre spectacle, disait-on; Louis-Napoléon se jetant à la nage pour regagner un misérable canot au milieu des coups de fusil de la garde nationale de Boulogne, pendant que le fils du roi et deux frégates françaises voguent à travers l'Océan pour aller chercher à Sainte-Hélène ce qui reste de l'Empereur Napoléon!» Notre rendez-vous pour parler des affaires d'Orient fut un peu dérangé par cet incident; le Roi et M. Thiers partirent d'Eu le 8 août au soir pour aller tenir un conseil à Paris, et convoquer la Cour des pairs appelée à juger le prince Louis et ses compagnons. J'en profitai pour me donner le plaisir d'aller voir à Trouville mes enfants et ma mère qui me reçurent, mes enfants avec les charmants transports de leur jeune tendresse, et ma mère avec ce mélange de vivacité méridionale et de gravité pieusement passionnée qui faisait l'attrait comme la puissance de sa nature. En me promenant avec eux sur la plage et les coteaux de Trouville, je me reposai un moment de l'Égypte, de Londres et de Paris. De retour au château d'Eu le 11 août, j'y retrouvai le Roi et M. Thiers, et nous passâmes deux jours en conversation intime et continue sur les affaires d'Orient, les nouvelles de Syrie et d'Égypte, les complications européennes, les intentions, les idées, les forces des acteurs, et sur la conduite qu'avait à tenir la France dans les diverses chances de l'avenir. Il y avait grand accord dans le langage, et je dirai aussi, à ce moment, dans la pensée du Roi Louis-Philippe et de son ministre; on pouvait bien, en y regardant de près, pressentir entre eux une différence; le Roi, le plus animé en paroles, se promettait qu'en définitive la paix européenne ne serait pas troublée, et M. Thiers, en désirant aussi le maintien de la paix, se préoccupait vivement de la chance de guerre et des moyens d'y faire face si les événements nous y jetaient. Ils voulaient l'un et l'autre être en harmonie avec la susceptibilité belliqueuse qui éclatait dans le pays, inquiets pourtant, au fond de l'âme, l'un d'avoir un jour à y résister, l'autre d'être un jour appelé à s'y associer; mais ils échappaient pour le moment à cette inquiétude, convaincus l'un et l'autre que la forte résistance de Méhémet-Ali et les embarras qui en résulteraient pour les quatre puissances alliées fourniraient à la France l'occasion de reprendre, sans guerre, dans la question d'Orient, sa place et son influence. «On s'est trompé à Londres dans ce qu'on a fait, et on le verra bientôt. Le pacha ne cédera point et ne fera point de folie. La coercition maritime ne signifiera rien. On n'entreprendra pas la coercition par terre.» C'était là ce qu'on me répétait sans cesse. Lord Palmerston m'avait dit souvent à Londres: «Je ne comprends pas que votre gouvernement ne soit pas de mon avis.» Le roi Louis-Philippe et M. Thiers me tenaient, sur lord Palmerston, le même langage. Il est rare que les esprits même les plus distingués s'écoutent et se comprennent bien les uns les autres; chacun s'enferme dans son propre sens comme dans une prison où nul jour ne pénètre, et c'est du fond de cette prison que chacun agit. La diversité obstinée des informations et des appréciations sur l'état des faits en Orient a été, en 1840, entre Paris et Londres, le véritable noeud de la situation et la cause déterminante des résolutions.

Pendant qu'au château d'Eu nous délibérions, le Roi, M. Thiers et moi, sur les diverses chances de l'avenir, on se préoccupait vivement à Londres de l'attitude de la France, du langage de nos journaux, de l'ardeur du sentiment public, et des préparatifs militaires dont on parlait beaucoup sans en bien connaître la nature ni la mesure. Chaque fois qu'ils voyaient le baron de Bourqueney, les ministres d'Autriche et de Prusse lui témoignaient leur sollicitude et leur désir qu'on trouvât une façon convenable de faire rentrer le gouvernement français dans la négociation dont, à tort peut-être, quoique sans dessein blessant, le traité du 15 juillet l'avait exclu: «Quand portez-vous au pacha vos premières propositions? demanda M. de Bourqueney au baron de Bülow.—Mais tout de suite; le courrier pour Constantinople est parti, je crois, deux jours avant la signature du traité.—Comment? vous n'attendez donc pas, pour l'exécuter, que les ratifications en soient échangées?» dit M. de Bourqueney d'un ton surpris, et M. de Bülow, surpris à son tour, lui répondit avec quelque embarras: «En effet, la première sommation de la Porte au pacha doit précéder la ratification; mais ce n'est pas nous qui faisons une proposition au pacha; c'est la Porte.» Le baron de Neumann ne tenait pas un langage moins caressant: «Il est impossible, disait-il à M. de Bourqueney, qu'après dix ans de sagesse tous les gouvernements de l'Europe ne se donnent pas la main pour travailler en commun au dénoûment pacifique de la crise actuelle. Pour nous, nous vous donnerons bien la preuve de la pureté de nos intentions; nous ne lèverons pas un soldat, nous n'achèterons pas un cheval, nous ne fondrons pas un canon; et il en sera de même en Prusse. Qu'avant de faire un pas nouveau dans la carrière où tous les pas engagent et entraînent si rapidement, votre gouvernement attende les premières paroles du prince de Metternich; vous connaissez son respect personnel pour votre souverain; vous savez son dévouement absolu au repos de l'Europe; M. de Sainte-Aulaire est retourné à son poste; qu'on patiente à Paris jusqu'à l'arrivée des premières dépêches.»

Le 11 août, la reine Victoria prorogea en personne la session du parlement. On avait dit à M. de Bourqueney que le discours de la couronne contiendrait l'expression spéciale et formelle du sentiment le plus amical pour la France, et une phrase dans ce sens avait en effet été discutée dans le conseil. Elle ne se retrouva pas dans le discours publiquement prononcé; la reine se borna à rappeler (en insistant sur le mot amical friendly) la médiation amicale de la France dans le différend de l'Angleterre avec le roi de Naples; et en faisant des voeux pour le maintien de la paix générale, elle s'abstint de toute allusion aux événements qui pourraient rendre, plus tard, l'intervention du parlement nécessaire. On avait craint, dit-on à M. de Bourqueney, que des avances trop marquées ne fussent mal reçues en France par la presse, et ne fournissent, à la guerre des journaux des deux pays, un nouvel aliment. Mais dans les réunions, soit de la cour, soit du monde, qui suivirent la clôture de la session, les égards pour la France et ses représentants furent de plus en plus marqués: «Hier, chez la reine, écrivait le 11 août, M. de Bourqueney à M. Thiers, le duc de Wellington s'est approché de moi; il croyait me parler bas, mais sa surdité l'empêche de mesurer la portée de sa voix, et tous ceux qui étaient présents dans le salon de la reine l'ont entendu me dire: «Moi, j'ai une ancienne idée politique bien simple, mais bien arrêtée; c'est qu'on ne peut rien faire dans le monde pacifiquement qu'avec la France. Tout ce qui est fait sans elle compromet la paix. Or on veut la paix; il faudra donc s'entendre avec la France.»

Le roi des Belges se trouvait alors en Angleterre, et parmi ceux qui sentaient la nécessité de s'entendre avec la France, nul ne la sentait aussi vivement que lui. Il était à la fois intéressé et impartial dans la question; pour l'affermissement de son nouvel État et de son nouveau trône, il avait besoin de la paix européenne; il tenait, par des liens presque également intimes à la France et à l'Angleterre, et il n'était engagé, par aucun intérêt direct ni par aucun acte personnel, dans leur dissentiment en Orient. Aux lumières naturelles de cette situation se joignaient celles d'un esprit aussi fin que sensé et plein de ressources dans sa judicieuse prévoyance. Il avait conçu et il essaya de faire accueillir à Londres une idée qui lui paraissait propre à couper court aux périls de l'avenir comme aux embarras du présent: «La convention du 15 juillet, disait-il, ne sera véritablement abolie dans ses désastreux effets sur l'opinion de la France que le jour où elle sera remplacée par un traité entre les cinq puissances dont le but avoué soit l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman. C'est par un semblable traité, et en résolvant ainsi la question européenne, qu'on donnera à la France l'occasion et le moyen de sortir de l'isolement où on l'a mise à propos de la question égyptienne.» Il écrivit, sur ce thème, d'abord au roi Louis-Philippe, puis à M. Thiers, et pendant mon séjour au château d'Eu, sa proposition fut le sujet de nos derniers entretiens. D'un commun accord, nous la jugeâmes très-acceptable si, en garantissant, dans son statu quo actuel, l'intégrité de l'Empire ottoman, le nouveau traité entre les cinq puissances s'appliquait au pacha comme au sultan, vidait ainsi la question égyptienne comme la question européenne, et prenait la place du traité du 15 juillet conclu seulement à quatre. «Mais si au contraire, disait M. Thiers, le traité à cinq n'avait pas pour but de garantir le statu quo pour tout le monde, si par exemple il contenait la garantie de l'existence de l'Empire turc en laissant exécuter le traité à quatre qu'on vient de stipuler, ce qu'on ferait n'aurait aucun sens. Tandis qu'on exécuterait à notre face le vice-roi d'Égypte, contre nos intérêts et nos désirs, nous signerions, avec les quatre exécuteurs, un traité à cinq contre les dangers futurs de l'Empire ottoman, uniquement pour faire quelque chose à cinq. Nous ressemblerions à des enfants mécontents qui ont pleuré et fait du tapage pour qu'on leur ouvrît une porte qu'on leur aurait fermée. Cela n'aurait ni sens ni dignité.»

Je reçus donc le 14 août, en quittant le château d'Eu pour retourner à
Londres, une instruction confidentielle portant:

«Deux projets:

1º Le statu quo garanti;

2º La médiation de la France.

«Premier projet. Les cinq puissances garantiraient l'état actuel des possessions ottomanes, dont l'arrangement de Kutahié serait la base. Le pacha n'aurait aucune hérédité. Si le pacha, ou tout autre, voulait envahir les États du sultan, les cinq puissances, la France comprise, emploieraient leurs forces contre l'envahisseur. L'avantage de ce projet est de ne pas exiger de recours au pacha.

«Deuxième projet. Le pacha chargerait la France de traiter pour lui. La France négocierait pour le compte du pacha, et les quatre puissances traiteraient de nouveau avec elle. L'Égypte héréditaire et la Syrie viagère seraient la base de l'arrangement. Ce projet a l'inconvénient de dépendre d'une circonstance étrangère à nos volontés, c'est que le pacha demande à la France de négocier pour lui.

«Ce second projet ne devrait être proposé que s'il y avait chance de le faire accueillir, de manière surtout à ne pas compromettre la dignité de la France en ayant l'air de vouloir la faire rentrer dans une négociation qu'on lui a fermée.»

Quand je m'embarquai à Calais le 15 août, le vent était violent, la mer grosse; le capitaine de mon paquebot, le Courrier, jugea que l'entrée du port de Douvres serait difficile, et nous nous dirigeâmes sur Ramsgate. Je n'y étais pas attendu; mais la disposition des pavillons et deux coups tirés de mon bord annoncèrent la présence de l'ambassadeur de France, et à mon entrée dans le port après les saluts d'usage, je trouvai réunies sur la jetée, non-seulement les autorités locales, mais presque toute la population qui me reçut avec les hourras de la bienveillance la plus empressée. Les peuples libres et bien instruits de leurs affaires s'associent à la politique de leur gouvernement, et saisissent avec un prompt instinct les occasions de la servir. On voulait, à Ramsgate, me témoigner qu'il n'y avait en Angleterre que des dispositions amicales pour la France, et qu'on espérait bien qu'un dissentiment momentané sur une question spéciale ne nuirait pas à leurs bons rapports. Je trouvai, en arrivant à Londres, une invitation de la reine Victoria au château de Windsor pour le mardi 18 août et les deux jours suivants. Le roi et la reine des Belges devaient y passer encore ces trois jours-là, et toute la cour y était réunie, ainsi que plusieurs des ministres, notamment lord Melbourne et lord Palmerston. Sans désavouer la politique de leur cabinet dans la question d'Égypte, la souveraine et le peuple, Windsor et Ramsgate avaient également à coeur de marquer que cet incident ne changeait rien, dans la politique générale, à leurs sentiments et à leurs desseins.

Pendant les deux jours que je passai à Londres avant de me rendre à l'invitation de la reine, tous les membres du corps diplomatique qui s'y trouvaient encore vinrent me voir, curieux et inquiets de ce que je rapportais du château d'Eu. Je n'eus garde de les instruire ni de les rassurer; il nous convenait d'entretenir leurs alarmes par mon silence. Avec le baron de Bülow seul j'eus un long et sérieux entretien. Il était sur le point de partir pour Berlin; la mort du roi Frédéric-Guillaume III l'y rappelait; on disait que le nouveau souverain Frédéric-Guillaume IV lui destinait le ministère des affaires étrangères, et quand on lui en parlait, il ne se récriait pas. Je savais que sa cour avait ratifié le traité du 15 juillet et que ses instructions à ce sujet lui étaient arrivées. Ce fut par là qu'il engagea lui-même la conversation: «On s'étonne, me dit-il, que nous ayons ratifié ce traité; on nous en témoigne de l'humeur. Pouvions-nous faire autrement? Par la note du 27 juillet 1839, nous avions promis de faire quelque chose. On faisait quelque chose. Je n'avais qu'une instruction générale, faire comme l'Autriche. J'ai signé; on a ratifié. Mais ma cour, vous le savez bien, est parfaitement désintéressée et presque étrangère dans la question; elle n'y est entrée et elle n'y reste que pour concilier, pour aider aux transactions, pour prévenir tout choc fâcheux et maintenir la paix.

—«Ce dont nous nous plaignons précisément, lui dis-je, ce que je vous reproche, permettez-moi le mot, c'est que vous n'ayez pas fait cela; c'est que vous n'ayez pas, vous et l'Autriche, pris en ceci toute votre place et joué tout votre rôle. Oui, vous êtes des conciliateurs naturels; vous voulez les transactions, les solutions pacifiques. Pourquoi donc vous êtes-vous laissé entraîner dans d'autres voies? Pourquoi vous êtes-vous associés aux résolutions extrêmes, aux moyens de coercition, aux chances de guerre? Il vous était facile d'arrêter tout cela; vous n'aviez qu'à n'en pas être. Mais au lieu de faire prévaloir votre politique, vous vous êtes mis à la suite d'une politique qui n'est pas la vôtre. Ne vous blessez pas de mes paroles; vous avez agi, non en puissances modératrices, mais en puissances secondaires; vous pouviez, vous deviez être des médiateurs; vous vous êtes faits des satellites. Je ne sais ce qu'on en dit en Allemagne; mais en France d'où je viens, les gens sensés, les amis de la paix ne vous comprennent pas. Et il vous était si aisé de faire autrement! Un peu de résistance passive, sans le moindre danger!

—«Il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites là, reprit M. de Bülow, évidemment un peu embarrassé du reproche; mais cela fût-il vrai, le fond de nos intentions et de notre situation subsiste toujours, et nous n'avons pas dessein d'en sortir. Nous sommes toujours des modérateurs. Les ratifications du traité n'ont pas l'importance qu'on leur attribue.

—«Je ne sais pas quelle importance auront, en fait, les ratifications; ce que je sais, c'est que chaque nouvel acte qui confirme ou développe la convention du 15 juillet, chaque nouveau pas dans cette voie redouble le sentiment d'offense et d'irritation qu'elle a excité en France. Mes amis, les conservateurs français, luttent depuis dix ans, avec une constance infatigable, contre les passions anarchiques ou belliqueuses; depuis dix ans, ils défendent en Europe, et pour toute l'Europe, l'ordre établi et la paix; ils ont fait de grands efforts, de pénibles sacrifices; ils ont soutenu des mesures difficiles, des lois fortes; et au bout de dix ans, ils apprennent un beau jour que, sans le concours de la France, en se cachant d'elle, on a pris des résolutions qui, pour un très-petit, très-lointain, très-problématique motif, mettent en péril cette politique pacifique, ces alliances pacifiques qu'ils avaient si laborieusement soutenues et fait triompher. Ils sont blessés; ils trouvent qu'on a manqué envers leur pays, envers leur Roi, envers eux-mêmes, de reconnaissance et d'égards, comme de prudence sur le fond des choses, et ils sont irrités en même temps qu'inquiets.

—«Je ne comprends pas, me dit vivement M. de Bülow, je n'accepte pas ce reproche de résolutions prises contre vous en se cachant de vous; vous saviez d'avance tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on voulait; soyons justes; la France n'a-t-elle pas cherché à faire prévaloir, sans nous, sa pensée politique? N'a-t-elle pas cherché à amener, entre Constantinople et Alexandrie, un arrangement direct, c'est-à-dire précisément ce que, par la note du 27 juillet 1839, nous avions tous, vous comme nous, engagé le sultan à ne pas faire? La France aussi avait signé cette note; comme on se serait moqué de nous si l'arrangement direct avait eu lieu! Comme on aurait dit, et avec raison, que la France avait réglé seule, et à son gré, les affaires d'Orient! Mais tout cela est passé; personne n'a plus rien à y faire, ni rien à gagner à s'en occuper. Parlons du présent qui nous presse tous.

—«La France est étrangère à la situation présente; ce n'est pas elle qui l'a faite; on l'a mise en dehors; elle se tient en dehors et n'agit que pour son propre compte.

—«C'est précisément ce qu'il faut faire cesser; il faut que la France rentre dans les affaires d'Orient; il faut en chercher les moyens. Nous avons pensé à un second memorandum par lequel, après l'échange des ratifications, les quatre puissances donneraient de nouveau à la France, sur les motifs, le sens, la portée de la convention du 15 juillet, les explications les plus complètes, les plus rassurantes, et s'engageraient même, entre elles, à ne jamais rechercher, dans l'Empire ottoman, aucun agrandissement territorial, aucun avantage exclusif. Il y a lieu de croire que M. de Brünnow lui-même signerait sans difficulté cet engagement. Mais allons à quelque chose de plus direct, de plus pratique; voyons ce que les événements prochains vont amener. Méhémet-Ali acceptera ou refusera les propositions que va lui adresser la Porte. S'il accepte, tout est fini, pour vous comme pour nous. S'il refuse, c'est alors qu'il faudra reprendre l'affaire en considération et tâcher de vous y rappeler. Vous savez l'idée du roi Léopold, une grande mesure européenne, un traité entre les cinq grandes puissances qui garantirait l'état actuel des possessions de la Porte et le statu quo de l'Orient.

—«Cela serait bon, repris-je, si le statu quo était garanti pour tout l'Orient et pour tout le monde en Orient, c'est-à-dire si la question des rapports de la Porte avec l'Égypte était réglée en même temps que celle des rapports de la Porte avec l'Europe, et par le même traité des cinq grandes puissances. Mais un traité général qui laisserait subsister les traités partiels, entre autres la convention du 15 juillet et le traité d'Unkiar-Skélessi, serait une vanité et presque une dérision. Que tout traité partiel tombe; qu'un traité général place sous la garantie des cinq grandes puissances, pour tous et contre tous, l'état actuel des possessions de la Porte, on aura rendu à l'Europe un grand service, et nous sommes prêts à nous y associer.

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