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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)

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—«Je vous comprends: à cette seule condition en effet on peut en finir et sortir de la situation actuelle. Mais la difficulté sera extrême pour en finir à Londres, directement avec lord Palmerston et en restant dans l'ornière où nous sommes engagés. Il faut non-seulement vous faire rentrer dans l'affaire, mais la déplacer, la porter ailleurs. Quand le pacha aura répondu, s'il refuse, il y a plus d'une manière de se rapprocher de vous. Nous vous avons demandé votre concours moral, votre influence à Alexandrie; nous pouvons rentrer dans cette voie. J'ai entendu dire aussi que M. Thiers, sans s'expliquer, aurait parlé à lord Granville d'une hypothèse, je ne sais pas bien, dans laquelle le pacha, pour toute réponse, s'en remettrait à la France. Quoi qu'il en soit, et de quelque manière que vous soyez rappelés dans la question, quand on recommencera à la traiter pour la résoudre à cinq, croyez-moi, ce n'est pas à Londres, c'est à Vienne qu'il faut la porter. Le prince de Metternich n'est pas engagé comme lord Palmerston. Lord Palmerston lui cédera ce qu'il ne cédera pas à M. Thiers. Vienne est plus près de l'Orient, plus au centre de l'Europe. Les vues pacifiques, la politique de transaction prévaudront plus aisément à Vienne qu'à Londres. Le prince de Metternich s'est tenu, depuis quelque temps, fort à l'écart; mais n'en doutez pas, si la solution de l'affaire d'Orient pouvait être son testament politique, il en serait charmé, et il ferait tout pour y réussir. C'est là l'idée qui m'est venue et que je crois pratique. Je vais en écrire à ma cour.»

Sans m'engager à rien, en écoutant avec une attention de bonne grâce, mais point empressée, je reconnus qu'en effet il y avait là une idée qui pouvait être utile, et qu'il fallait voir quel cours les événements permettraient de lui donner.

Une heure après mon arrivée au château de Windsor, le 18 août, j'eus, avec le roi Léopold, une première conversation: «Je m'occupe assidûment de nos affaires, me dit-il, et je crois avoir déjà gagné du terrain. J'ai trouvé ici le duc de Wellington dans les dispositions les plus raisonnables, et il m'a été fort utile. Il n'aime guère le pacha qui ne devrait pas, dit-il, posséder Saint-Jean d'Acre; mais le maintien de la paix et la nécessité de s'entendre avec la France sont, à ses yeux, l'intérêt dominant auquel tout doit être subordonné. Il blâme le procédé du cabinet anglais envers le vôtre, et toute la façon dont l'affaire a été conduite. Il accuse lord Ponsonby d'avoir fait tout le mal. Je l'ai amené à avoir avec lord Melbourne un long entretien dans lequel il lui a dit tout cela en concluant qu'il fallait chercher quelque arrangement qui fît rentrer la France dans la question et qui assurât la paix. Je suis sûr que cet entretien a fait, sur lord Melbourne, une impression profonde, et qu'il en a parlé à lord Palmerston qui est lui-même troublé et inquiet. Ils sont l'un et l'autre fort disposés à accueillir mon idée d'une grande mesure européenne, d'un traité entre les cinq puissances pour garantir, contre tout ennemi et tout danger, l'état actuel des possessions de la Porte. C'est la seule manière d'en finir réellement; sans cela, la situation actuelle, ou quelque chose d'analogue, pourra toujours se renouveler, et nous serons, quant à l'Orient, dans une crise permanente.

—«Votre Majesté a grande raison, dis-je au Roi; rien n'est plus désirable qu'une mesure définitive qui place l'état actuel de l'Empire ottoman sous la garantie des cinq puissances, et prévienne le retour de ces ébranlements presque périodiques dont nous souffrons. Mais il faut, Sire, que ce soit bien réellement l'état actuel de l'Empire ottoman qui se trouve ainsi garanti dans toutes ses parties, pour tout le monde et contre tout le monde. Il faut que le statu quo et la garantie s'appliquent au pacha d'Égypte comme au sultan, et que le traité général entre les cinq puissances fasse tomber tous les traités partiels par lesquels on a tenté sans succès de résoudre cette grande question qui ne peut être résolue que dans son ensemble et par le concert de tous. Que le traité d'Unkiar-Skélessi, d'une part, et celui du 15 juillet dernier de l'autre, soient remplacés par un traité européen qui garantisse et impose à la fois, à tous les éléments de l'Empire ottoman, le statu quo et la paix; alors l'Europe aura fait vraiment en Orient acte de sagesse, et sa sécurité sera fondée.

—«Oui, sans doute, reprit le roi Léopold, c'est là le but qu'il faut atteindre. Je n'ai pas encore parlé à lord Palmerston de cette nécessité que le statu quo s'applique à tous, au pacha comme au sultan, et que le traité du 15 juillet tombe devant le traité général. Ce sera là le point difficile: j'entamerai demain, avec lui, la conversation à ce sujet.

—«J'attendrai que Votre Majesté veuille bien m'instruire de ce qu'elle aura fait et de ce que lord Palmerston lui aura répondu. Dans la situation qu'on a faite à la France, mon attitude est nécessairement immobile et expectante. Je n'ai rien à demander, rien à proposer. On nous a laissés en dehors; nous nous tenons en dehors, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que cela a de graves inconvénients pour tous, et qu'on nous rouvre une porte convenable.»

Le lendemain 19, après le déjeuner, le roi Léopold voulut me revoir avant d'entrer en conversation avec lord Palmerston: «Entendons-nous bien, me dit-il, et rendons-nous compte bien exactement de ce que nous voulons faire; c'est le système du statu quo garanti par les cinq puissances, et garanti au profit de tous comme contre tous, que je vais exposer et soutenir.—Oui, Sire, et les avantages en sont si grands, si évidents que, si rien n'était compromis, tout le monde, j'ose le dire, s'empresserait de l'adopter. Ce système vide à la fois toutes les questions, celle d'Alexandrie comme celle de Constantinople; il dissipe les périls du présent et prévient ceux de l'avenir; il ne met l'Europe à la merci, ni du sultan, ni du pacha. Les cinq puissances traitent ensemble et elles n'ont rien à demander ni à attendre de personne pour mettre leurs résolutions en vigueur. On ne peut pas dire que ce système est trop favorable à Méhémet-Ali, car, d'une part, il ne lui accorde point, pas plus en Égypte qu'en Syrie, l'hérédité qui est le but avoué de son ambition; d'autre part, il lui interdit toute ambition nouvelle, tout agrandissement territorial en associant la France aux mesures de coercition qui seraient alors prises contre lui. Certes il n'y a aucune politique qui donne, au repos de l'Europe, plus de garanties, et qui prouve, de la part des puissances décidées à l'adopter, plus de désintéressement.

—«Cela est vrai, parfaitement vrai, reprit le roi Léopold; mais la question n'est pas entière; les objections, les difficultés ne manqueront pas. Il y a un autre système dont vous vouliez me parler.

—«Oui, Sire, et le voici. Dans le cas où le pacha, sommé par la Porte, demanderait à la France de traiter pour lui, et où les quatre puissances, de leur côté, manifesteraient, sur cette demande du pacha, le désir de rentrer en négociation avec la France, l'Égypte héréditaire et la Syrie viagère pourraient être, dans l'opinion du gouvernement du Roi, la base de l'arrangement. Mais, je dois le répéter à Votre Majesté, sur ce second système comme sur le premier dont Votre Majesté a elle-même suggéré l'idée, la France n'a rien à demander ni à offrir, et sa dignité ne lui permet de reparaître, dans une question qu'on a essayé de résoudre sans elle, que lorsqu'on y sentira la nécessité de sa présence. J'ajoute que le second système a le grave inconvénient d'exiger le recours au pacha; et si le pacha refuse son assentiment, il peut, en passant le Taurus et en menaçant Constantinople, plonger l'Europe dans cette extrême confusion que nous voulons tous éviter.»

Le roi Léopold en convint: «Mais, dit-il, dans le cas où, pour adopter le système du statu quo garanti au profit de tous, on exigerait de Méhémet-Ali quelque concession, celle du district d'Adana par exemple, de sorte que le statu quo ne fût pas exactement, pour le pacha, celui de l'arrangement de Kutahié, que croiriez-vous possible?»

Je répondis que je n'avais, à ce sujet, aucune instruction.

Dans la matinée, le roi Léopold eut en effet, avec lord Palmerston, une conversation de plus de deux heures; et le soir, lorsque je m'approchai pour prendre congé de lui, car je devais quitter Windsor le lendemain matin, il me tira à l'écart: «J'ai ouvert la brèche, me dit-il; le sentiment de la gravité de la situation est réel; mais l'obstination est grande; il y a de l'amour-propre blessé, de la personnalité inquiète; les noms propres se mêlent aux arguments, les récriminations aux raisons. Lord Palmerston persiste d'ailleurs à dire que Méhémet-Ali cédera, soit sur la sommation de la Porte, soit sur le premier emploi des moyens coercitifs. Il y a pourtant un grand pas de fait; l'idée d'un traité entre les cinq puissances pour garantir l'Empire ottoman est fort accueillie; la nécessité de faire rentrer la France dans la question est fort sentie. Je resterai encore ici quelques jours. Je continuerai: il faut de la patience et marcher pas à pas.»

Il me fut évident que le roi Léopold n'avait pas gagné, auprès de lord Palmerston, beaucoup de terrain, et je doutai fort qu'en prolongeant son séjour à Windsor il en pût gagner davantage, car je savais que lord Palmerston devait retourner ce jour même à Londres, et de là se rendre, le 22 août, à Tiverton où l'on annonçait un meeting qui lui fournirait l'occasion de parler de l'état des affaires. Pendant mon séjour à Windsor, je n'échangeai, ni avec lord Palmerston, ni avec lord Melbourne, pas une parole politique; ils ne m'en adressèrent aucune; je n'en prononçai et n'en provoquai aucune. Lord Palmerston paraissait un peu abattu; lord Melbourne, contre son habitude, avait l'air soucieux; ils avaient l'un et l'autre, avec moi, leur courtoisie accoutumée; la Reine et le prince Albert me traitaient avec une bienveillance qui voulait avoir, sans le dire, une signification politique; mais je quittai Windsor, le 20 août, convaincu qu'au fond rien n'était changé dans la situation, et que les événements suivraient le cours très-obscur que le traité du 15 juillet leur avait imprimé.

Ce que j'observai en rentrant à Londres, soit dans le gouvernement, soit dans le public, ne fit que me confirmer dans cette conviction. Mon attitude silencieuse était fort remarquée; on se demandait, on me demandait ce qui s'était fait à Eu, à Windsor, ce qu'il y avait enfin de nouveau. Ma réponse, directe ou indirecte, était toujours: «Rien. La France n'a changé ni de sentiments, ni d'intentions; elle désire toujours la paix; elle est toujours étrangère à toute vue d'ambition; mais elle se tient dans la position qu'on lui a faite, et elle se prépare aux événements qu'on a semés.» La solitude de Londres à cette époque et la réserve que je gardais rendaient pour moi les occasions et les moyens d'information assez rares; cependant, il me parut certain que le cabinet était de jour en jour plus sérieusement préoccupé de ce qu'il avait fait; il le regrettait peut-être, et il ne le ferait peut-être pas s'il avait à recommencer; mais il n'abordait pas encore l'idée de revenir sur ses pas, et il fallait tout autre chose que des raisonnements et des conversations pour l'y déterminer. On annonçait que l'insurrection de Syrie contre le pacha avait été promptement réprimée par son fils Ibrahim: des mécomptes analogues, les refus persévérants de Méhémet-Ali, l'insuccès des premiers essais de coercition, des événements en un mot qui vinssent, d'une part, aggraver le poids de la situation sur ses auteurs, et de l'autre, ouvrir, pour la rentrée de la France dans la question, quelque nouvelle porte, c'était là, à mon avis, la seule cause assez puissante pour retirer le cabinet anglais de la voie où il était engagé.

Quant au public anglais, la vivacité des manifestations en France l'avait d'abord surpris, et même rallié à son gouvernement; mais, en revenant à Londres, je crus m'apercevoir que le désir de la paix et un sentiment de méfiance envers la politique de lord Palmerston reprenaient peu à peu leur empire. Les intérêts étaient plus sérieusement alarmés; les périls montaient sur l'horizon et apparaissaient à tous les yeux. Les torys se montraient moins disposés à accepter ce qu'avait fait le pouvoir. Le duc de Wellington répétait à Londres ce qu'il avait dit, à Windsor, au roi Léopold; c'était, selon lui, une bien mauvaise affaire; on avait eu de bien mauvaises manières; il fallait trouver un moyen de s'entendre avec la France. Lord Lyndhurst protestait contre toute intervention des troupes russes à Constantinople ou en Asie. A tout prendre enfin, le mouvement des esprits n'était pas favorable à la politique qui avait prévalu en Angleterre, et le doute pénétrait au sein de cette politique elle-même: «Mais en même temps que je rends compte à Votre Excellence de ces symptômes, écrivais-je le 21 août à M. Thiers, je ne voudrais pas lui en exagérer l'importance. Je ne vois point encore ici, dans le public, ni dans les partis, ces sentiments décidés et ces impressions fortes et actives qui font ou arrêtent les événements.»

A Windsor, le mercredi 19 août, lady Palmerston, qui retournait à
Londres, m'avait engagé à aller dîner chez elle le vendredi suivant.
Je m'y rendis. Nous étions en très-petit comité. Après le dîner:
«Je voudrais bien causer un moment avec vous ce soir,» me dit lord
Palmerston, et un quart d'heure après, passant avec moi dans un petit
cabinet voisin du salon: «Je voulais vous parler de nos affaires à
Windsor, mais dans ces maisons royales on fait rarement ce qu'on veut;
le temps et la liberté manquent.

—«Pour moi, mylord, si je ne vous ai rien dit là, c'est que je n'avais rien à vous dire; rien n'est changé pour nous depuis mon dernier entretien avec vous; nous ne sommes pas dans les événements; nous les attendons, et en attendant, nous nous conduisons selon notre prévoyance.»

—«Je retourne demain à Windsor; j'en reviendrai après-demain soir; lundi, je conduirai lady Palmerston dans l'île de Wight; j'irai de là à Tiverton voir mes constituents et assister à nos courses locales. Je ne serai de retour à Londres qu'au commencement de la semaine suivante; je pense que nous saurons alors quelque chose d'Alexandrie.»

—«Est-ce que rien ne vous est encore revenu sur les propositions de la Porte au pacha?»

—«Non; il y a eu quelque retard dans les courriers; les propositions doivent avoir été faites au pacha, ou lui être faites à peu près en ce moment.»

—«Elles auront donc été faites avant l'échange des ratifications?»

—«Oui.»

—«Et toutes les ratifications sont-elles arrivées?

—«Oui; celles de la Russie sont venues avant-hier, il ne manque plus que celles de la Porte elle-même.»

Je ne relevai pas la conversation, et il y eut un moment de silence. Lord Palmerston reprit: «M. Thiers, à son retour du château d'Eu, a parlé à lord Granville des instructions données à vos amiraux; je sais qu'elles sont très-modérées, très-prudentes, et que vous leur prescrivez d'éviter avec soin tout malentendu, tout conflit.

—«Les instructions du gouvernement du Roi sont exactement conformes à sa politique. Il désire que la paix ne soit pas troublée. Il ne va pas au-devant des périls qu'il n'a pas faits; il s'appliquera, au contraire, à les détourner.

—«L'amiral Stopford restera à son poste, quoique son temps de service soit fini et que, selon la règle, il eût pu être rappelé. C'est un homme très-sage et qui s'est toujours bien entendu avec les amiraux français.

—«On peut, je crois, en dire autant de l'amiral Hugon.»

La conversation languit encore un instant: «Le roi Léopold m'a parlé de son idée, dit lord Palmerston; un traité entre les cinq puissances qui garantisse le statu quo de l'Empire ottoman.»

—«Nous avons déjà, mylord, causé plus d'une fois, vous et moi, bien qu'un peu en passant, de cette solution; elle est efficace et simple. Elle assure à la Porte un protectorat incontesté. Elle n'accorde point au pacha ce qu'il demande, et ne tente point de lui retirer, par la force, ce qu'il possède. Elle maintient la paix dans le présent et la garantit dans l'avenir. Elle unit les cinq puissances dans une action commune aussi bien que dans une même intention. Mais il est clair qu'un même traité général ne pourrait se conclure qu'autant qu'il ferait tomber et remplacerait tous les traités partiels qui l'auraient précédé.

—«Cela est vrai, et c'est ce qui n'est pas possible à présent. Un traité a été conclu entre quatre puissances, non dans un but général et permanent, comme serait celui dont nous parlons, mais dans un but spécial et momentané. Ce traité partiel doit suivre son cours, et lorsqu'il aura atteint son but, le traité général pourra fort bien prendre place. Aujourd'hui il faut attendre les événements.

—«Oui, mylord; mais nous prévoyons les événements autrement que vous; nous regardons comme très-difficile, comme impossible, peut-être, ce qui vous paraît facile, et comme très-périlleux ce qui vous paraît sans danger. Et pendant que votre traité partiel suivra son cours, la paix de l'Orient, l'équilibre de l'Europe, la paix de l'Europe pourront fort bien être compromis sans retour.

—«Je sais que vous pensez ainsi. On verra. Si les événements vous donnent raison, alors comme alors. Au fond, nous avons, vous et nous, en Orient, la même politique générale et permanente. S'il fallait faire venir des armées russes en Asie, l'Angleterre n'y serait probablement pas plus disposée que la France. Nous chercherions alors d'autres moyens, et ce qui n'est pas possible aujourd'hui le serait peut-être alors. En attendant, nous essayerons de ce qui a été convenu, les moyens maritimes.

—«Mylord, que vont faire réellement vos flottes?

—«Elles intercepteront toute communication avec l'Égypte et la Syrie, et fourniront au sultan les moyens de transport dont il pourra avoir besoin. Nous n'établirons aucun blocus. Nous nous trouvons ici dans la même situation où nous avons été naguère, vous et nous, sur les côtes d'Espagne. Méhémet-Ali n'est pas un souverain, pas plus que ne l'était don Carlos; nous n'avons pas, à son égard, le droit belligérant; le sultan aurait seul le droit de blocus. Il fera ce qu'il pourra avec ses propres forces. Pour nous, nous ne nous mettrons en conflit ni avec les intérêts commerciaux, ni avec les droits des neutres. Nous ne le pouvons pas.»

Je retins et prolongeai la conversation sur ce point; je rappelai avec détail ce qui s'était passé quant à l'Espagne, les difficultés que nous avions, l'Angleterre et nous, également reconnues, les principes que nous avions également respectés. Lord Palmerston convint de tout et me répéta à plusieurs reprises ces paroles: «Point de blocus commercial.»

—«Est-il vrai, mylord, lui dis-je, que vous augmentiez votre flotte de quelques vaisseaux?»

—«Oui, nous allons la porter à seize. Vous portez, en ce moment, la vôtre à dix-huit. Vous préparez même cinq vaisseaux de plus, ce qui vous donnerait une prépondérance que nous ne saurions accepter. Je ne sais pas bien à quelle époque vos cinq vaisseaux pourraient être prêts; mais si cet accroissement annoncé se réalisait, nous serions obligés, soit de convoquer le Parlement pour lui demander de plus puissants moyens, soit d'inviter une partie de la flotte russe à venir nous joindre dans la Méditerranée, ce qui nous déplairait fort, car nous n'avons nulle envie d'ajouter encore, de ce côté, aux apparences d'intimité.»

Je ne répondis rien. La conversation se prolongea quelque temps, revenant sur des idées ou des faits rebattus, sur la question de savoir si Méhémet-Ali accéderait aux propositions de la Porte, sur le vrai sens de la note du 27 juillet 1839, sur la tentative d'arrangement direct entre la Porte et le pacha et sur la part que la France y avait prise. Lord Palmerston me tint, à cet égard, le même langage que le baron de Bülow: «Votre cabinet a fait cela en se cachant de nous et pour finir l'affaire sans nous. On se serait bien moqué de nous si cela avait réussi.» Je répondis par une récrimination péremptoire, la convention du 15 juillet conclue en se cachant de nous, et nous nous séparâmes sans nous être rapprochés d'un pas, mais sans aigreur et en nous en remettant aux événements prochains de la conduite que, de part et d'autre, nous aurions désormais à tenir.

Tous ces entretiens, tous ces plans, toutes ces tentatives de conciliation aboutirent à un nouveau document diplomatique que, le 24 août, j'annonçai à M. Thiers en ces termes: «Le roi Léopold et lord Melbourne ont, avec quelque peine, décidé lord Palmerston à écrire à lord Granville une dépêche qui vous sera communiquée, et qui contiendra d'abord de nouvelles explications sur le sens de la convention du 15 juillet dernier et les intentions spéciales de l'Angleterre dans cet acte. Pas la moindre pensée d'hostilité ni de négligence envers la France. Aucune vue d'agrandissement quelconque en Orient. L'adhésion pure et simple et pratique à la note du 27 juillet 1839, conçue dans l'unique dessein de maintenir l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman. Ceci sera destiné à répondre aux susceptibilités, aux inquiétudes, aux pressentiments sinistres de la France. Puis viendra l'indication que, malgré la convention du 15 juillet dernier, et même en en supposant le succès, l'Orient sera bien loin d'être réglé. La situation générale de l'Empire ottoman et ses rapports avec l'Europe resteront en l'air. Allusion à la convenance, à la nécessité d'un grand traité entre les cinq puissances pour garantir, envers et contre tous, l'état actuel des possessions de la Porte. Ouverture à la France pour rentrer ainsi dans l'affaire.—Eh bien oui, a dit lord Palmerston, je ferai le premier pas (I'll move the first).

«Dans la pensée de lord Melbourne, m'a dit le roi Léopold, la convention du 15 juillet dernier serait absorbée et abolie par le traité général, s'il se concluait. Lord Palmerston n'en est pas encore là.

«Je vous donne cela comme je l'ai reçu, sans me charger de concilier et de faire marcher ensemble ces deux traités, l'un spécial, l'autre général et ne réglant pourtant pas ce que le spécial a réglé; l'un s'exécutant pendant que l'autre se négocie; le grand traité destiné à subir le petit, si le petit réussit, et à le remplacer s'il échoue. Je vois surtout là une manière de nous rappeler dans l'affaire, et une initiative indirectement prise envers nous, à cet effet.

«La dépêche de lord Palmerston à lord Granville ne contiendra aucune demande d'explication sur les armements de la France. On espère que, dans votre réponse, vous caractériserez vous-même ces armements, et toute la politique comme les mesures actuelles de la France, d'une façon qui exclue toute idée de menace et d'ambition belligérante. Le roi Léopold regarde ceci comme important, surtout pour les cabinets continentaux.

«Sur ceci, j'ai dit à l'instant qu'en écartant de nos préparatifs toute idée de menace et d'ambition belligérante, vous ne voudriez, à coup sûr, rien donner à entendre qui en atténuât le moins du monde l'importance et l'effet, ni qui altérât en rien l'attitude que la France croyait devoir prendre et voulait garder. Mon insistance a été bien comprise et bien acceptée.

«Voilà pour cette dépêche projetée qui, du reste, n'était pas encore rédigée hier. Lord Palmerston y travaillait.»

Terminée le 31 août et expédiée à Paris le 1er septembre, la dépêche de lord Palmerston fut communiquée le 3 au cabinet français par sir Henri Bulwer, chargé d'affaires d'Angleterre en l'absence de lord Granville. Elle trouva M. Thiers dans une disposition peu favorable; les nouvelles qu'il recevait de Saint-Pétersbourg lui décrivaient la vive satisfaction que causait à l'empereur Nicolas le traité du 15 juillet: «Depuis son avénement, m'écrivait M. Thiers le 23 août, il n'a pas été plus joyeux. Il triomphe, non pas d'être exposé au voyage d'Orient, mais d'avoir brouillé la France et l'Angleterre. Il tient ce résultat pour immense, et il ne dissimule pas les espérances qu'il en conçoit. Il regarde comme dur d'être obligé éventuellement d'agir en Orient, car il n'est pas si préparé qu'il veut le paraître; mais il n'en fera pas moins tout ce qu'il faudra pour amener la brouille de la France et de l'Angleterre au dernier terme. Il a dit qu'il exécuterait la convention du 15 juillet à lui seul, s'il le fallait.»

Les nouvelles d'Alexandrie ne préoccupaient pas moins M. Thiers que celles de Saint-Pétersbourg: «Si les Anglais, comme je le crains, me disait-il, vont tenter quelque chose sur les côtes de Syrie, je crains que, pour le pacha, cela ne soit équivalent à tout; car il est capable, sur une menace, sur un blocus, sur un acte quelconque, de mettre le feu aux poudres. Eh preuve, je vous envoie une dépêche de Cochelet. Vous verrez comme il est facile de venir à bout d'un tel homme! Vous verrez si, quand je vous parlais, il y a deux mois, de la difficulté de la Syrie viagère et de l'Égypte héréditaire, j'avais raison, et si je connaissais bien ce personnage singulier!… Tenez pour certain que, s'il y a quelque chose de sérieux sur Alexandrie, ou tel point du pays insurgé ou insurgeable, Méhémet-Ali passe le Taurus, amène les Russes et fait sauter l'Europe avec lui. Les gens qui sont sensibles au danger de la guerre doivent être abordés avec cette confidence…. Nous attendons le nouveau memorandum. La réponse ne m'embarrasse guère; elle sera adaptée à la demande.»

Quand le nouveau memorandum de lord Palmerston arriva, il fut loin de produire, sur le cabinet français, l'effet que s'en étaient promis, je ne dirai pas le ministre qui l'avait écrit, mais ceux qui le lui avaient suggéré: «La fameuse note n'arrange rien, m'écrivit le 4 septembre M. Thiers; elle empirerait la situation plutôt qu'elle ne l'améliorerait, si nous voulions être susceptibles. C'est exactement le memorandum du 17 juillet, augmenté de récriminations sur le passé, demandant une seconde fois notre influence morale, et offrant, après l'exécution du traité du 15 juillet, de nous admettre encore au nombre des cinq pour garantir l'Empire turc contre les dangers dont il pourrait être éventuellement menacé. Cela, interprété au vrai, signifie qu'après avoir accepté l'alliance russe contre Méhémet-Ali, l'Angleterre nous ferait l'honneur d'accepter l'alliance française contre les Russes. On n'est pas plus accommodant en vérité, et nous aurions bien tort de nous plaindre. Il valait mieux en rester sur le memorandum du 17 juillet. Toutefois il ne faut pas prendre ceci en aigreur. Il faut être froid et indifférent, dire que cette note ajouterait au mauvais procédé, si nous voulions prendre les choses en mauvaise part, car lorsque le traité du 15 juillet nous a si vivement blessés, nous dire qu'on l'exécutera et qu'après l'exécution on se mettra avec nous, c'est redoubler le mal. Mais il faut dire cela accessoirement, sans y insister, sans en faire une réponse officielle, par forme de confidence, afin qu'on sache que nous ne nous tenons pas pour satisfaits. Il faut éviter que cette démarche devienne une nouvelle cause de mécontentement entre les deux cours; mais il faut se garder de laisser dire aux Anglais qu'ils nous ont donné une satisfaction. La réponse officielle sera faite avec calme, avec mesure, avec beaucoup d'égards pour l'Angleterre; mais elle maintiendra notre dire et notre droit. Elle n'est pas très-urgente.»

L'impression de M. Thiers était fondée: en rédigeant sa note du 31 août, lord Palmerston s'était beaucoup plus préoccupé de lui-même que de ses lecteurs français; et sans aucun dessein d'envenimer le dissentiment des deux pays, il s'était appliqué à établir que, depuis l'origine et dans le cours de l'affaire, l'Angleterre n'avait eu aucun tort, ni fait aucune faute, bien plutôt qu'à dissiper les préventions et à apaiser l'irritation de la France. C'est un esprit essentiellement argumentateur, qui se déploie et se complaît dans la discussion même, au point d'en perdre souvent de vue le but définitif et pratique. Je répondis le 9 septembre à M. Thiers: «Je pense comme vous que la nouvelle dépêche de lord Palmerston n'est qu'une seconde édition du memorandum du 17 juillet, qui vaut moins que la première. C'est de la politique comme les théologiens font de la controverse, possédés de la manie d'avoir eu toujours et pleinement raison. Lord Palmerston ne songeait pas à cette dépêche. On l'en a pressé; on voulait qu'elle devînt une démarche, une avance; il n'a pas voulu faire une avance; il a écrit une dissertation. Il met cependant à cette dissertation une certaine importance. Ses amis en parlent comme d'un chef-d'oeuvre. Si elle était publiée, elle ferait quelque effet sur le public anglais. Votre réponse aura donc, à son tour, de l'importance; et il est fort désirable que, lorsqu'elle viendra à être connue, elle puisse aussi, à son tour, faire de l'effet. Soyez sûr qu'ici le public a besoin d'être informé, éclairé; sa disposition est bienveillante, son désir de la paix très-vif; mais il est dans une grande anxiété d'esprit; il ne voit pas clairement en quoi son gouvernement a eu tort, pourquoi la France a raison de s'en plaindre et de s'en séparer. Les idées ne sont ici ni promptes, ni fécondes. On ne saisit pas, par soi-même et du premier coup, tout ce qu'il y a dans une question, dans une situation. On attend les faits, les allégations, les raisons réciproques. On a, des enquêtes et des discussions à la suite des enquêtes, une telle habitude que cette habitude est devenue en quelque sorte la règle et presque la nature des esprits. Il faut donc leur fournir de quoi examiner, comparer, débattre, réfuter. Aux hommes même les mieux disposés, les plus décidément amis, il faut donner des renseignements, des preuves, car ils n'y suppléent pas par la seule activité de leur propre pensée, et si on ne leur fournit pas ce qu'ils attendent, ils demeurent incertains et inactifs. Je sais combien il est difficile, en de telles affaires, de satisfaire à une telle disposition; mais il importe que vous la connaissiez et que vous en teniez grand compte.»

Deux incidents survinrent à cette époque qui méritent d'être rappelés: l'un, à raison de ses conséquences que je retrouverai plus tard; l'autre, comme symptôme de l'état des esprits parmi les hommes qui, à Constantinople, à Alexandrie, à Paris et à Londres, concouraient ou assistaient diplomatiquement à l'exécution du décret du 15 juillet.

Le 25 juillet, lord Palmerston m'invita à me réunir chez lui, le lendemain, aux plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, pour continuer, de concert avec eux, la négociation commencée par mon prédécesseur le général Sébastiani, pour un traité entre les cinq puissances au sujet de la traite des nègres. Cette négociation avait surtout pour objet d'amener l'Autriche, la Prusse et la Russie à entrer dans le système de répression de la traite déjà adopté par la France et l'Angleterre en vertu des conventions du 30 novembre 1831 et du 22 mars 1833. Par convenance seulement, et pour mettre les cinq puissances sur le même pied, au lieu de demander à trois d'entre elles une simple adhésion aux mesures déjà réglées entre les deux autres, on était tombé d'accord qu'on rédigerait un nouveau traité auquel les cinq Puissances concourraient également. Et comme il avait été reconnu que quelques modifications étaient nécessaires dans les mesures convenues, depuis plusieurs années, entre la France et l'Angleterre pour en assurer l'efficacité, lord Palmerston avait introduit ces modifications dans le projet de traité nouveau dont il remit le même jour, aux cinq plénipotentiaires, une réimpression. Le principale de ces modifications se rapportait à la fixation des limites dans lesquelles le droit de visite mutuelle, adopté et pratiqué par la France et l'Angleterre, serait désormais exercé entre les cinq puissances. M. de Brünnow s'opposa, par ordre de sa cour, aux nouvelles limites proposées par lord Palmerston, ainsi qu'au caractère de perpétuité que devait avoir le traité. Lord Palmerston maintint la condition de la perpétuité en se montrant disposé à faire, quant aux nouvelles limites qu'il proposait pour l'exercice du droit de visite mutuelle, des changements propres à lever les objections du baron de Brünnow; mais comme le ministre russe déclara qu'il n'était pas autorisé à accepter ces nouvelles propositions, il fut convenu qu'il les transmettrait à sa cour, et qu'en attendant toute négociation resterait suspendue.

Vers la fin d'août, je fus informé que le baron de Brünnow venait de recevoir de Saint-Pétersbourg l'autorisation de consentir aux nouvelles limites indiquées pour l'exercice du droit de visite mutuelle ainsi qu'à toutes les autres dispositions et au caractère perpétuel du traité. Les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse étaient munis de la même autorisation. J'appris en même temps que M. Porter, chargé par son gouvernement de la négociation commerciale pendante entre la France et l'Angleterre, était sur le point de partir pour Paris, emportant des instructions définitives pour la conclusion du traité projeté. Nos amis de Londres me disaient: «Quoique nous n'ayons pas le droit d'attendre de la France un accueil bien empressé pour M. Porter, il est cependant d'une grande importance qu'il y retourne, comme indice de bonnes dispositions, et ce qui est plus, comme représentant une opinion très-prononcée contre la politique actuelle de lord Palmerston.» Ils me prièrent donc de l'appuyer chaudement auprès du cabinet français. En même temps je m'attendais, d'un jour à l'autre, à recevoir de lord Palmerston l'invitation de me réunir aux quatre autres plénipotentiaires pour signer définitivement le nouveau traité relatif à la répression de la traite. Je demandai le 2 septembre à M. Thiers ses instructions et les pouvoirs nécessaires à ce sujet: «Il paraîtrait étrange, lui dis-je, que je fusse seul dépourvu de ces pouvoirs, et qu'au moment où l'Autriche, la Prusse et la Russie adhèrent, après une longue hésitation, au système de répression de la traite que, depuis longtemps, la France et l'Angleterre pratiquent de concert, la France seule parlât de retard. Vous savez quelle importance on attache ici à cette question. Si nous finissions en même temps, avec l'Angleterre, un traité sur des intérêts matériels, le traité de commerce, et un traité sur un grand intérêt moral, l'abolition de la traite des nègres, cela ferait, dans le public anglais, beaucoup d'effet, et de bon effet. Comme de raison, c'est de l'effet ici que je suis préoccupé et que je vous parle. Son importance est grande. Vous en jugerez.»

Comme de raison aussi, M. Thiers se préoccupa de l'effet à Paris plus que de l'effet à Londres. Il me répondit[16] quant au traité de commerce: «J'accueillerai bien M. Porter. C'est une chose grave que de consentir au traité de commerce dans la situation présente. Je crains d'ôter tout son sérieux à cette situation. Toutefois, je comprends les inconvénients d'un refus.» Et quant au nouveau traité sur l'abolition de la traite[17]: «Je vais consulter sur l'affaire de la traite des nègres. Je crains de faire traité sur traité avec des gens qui ont été bien mal pour nous.» Les deux négociations demeurèrent ainsi en suspens.

[Note 16: Le 26 août 1840.]

[Note 17: Le 8 septembre 1840.]

Le 5 septembre, lord Palmerston, revenant de sa seconde visite à Windsor, m'écrivit qu'il désirait me communiquer des rapports importants qui lui arrivaient de Constantinople. Je me rendis sur-le-champ chez lui. Il me donna à lire deux dépêches, l'une de lord Ponsonby, à lui adressée, l'autre du baron de Stürmer, internonce d'Autriche à Constantinople, adressée au prince de Metternich. Les deux dépêches rendaient compte d'une conversation de M. de Pontois avec Reschid-Pacha, conversation que Reschid-Pacha, fort troublé, aurait fait rapporter par son drogman à lord Ponsonby et à M. de Stürmer. M. de Pontois avait déclaré, disait-on, à Reschid-Pacha que la France ne souffrirait pas, en Orient, l'exécution du traité du 15 juillet, ni l'emploi des mesures de coercition contre Méhémet-Ali; qu'elle soutiendrait, par la force, le pacha dans sa résistance, et qu'elle s'unirait à lui pour révolutionner toutes les provinces de l'Empire ottoman. Je me contentai de dire froidement à lord Palmerston qu'il y avait là quelque chose que je ne comprenais pas, faute d'informations sans doute, et que je lui demandais copie de ces deux dépêches: «Mylord, ajoutai-je, vous vous rappelez le langage que je vous ai tenu en recevant de vos mains votre memorandum du 17 juillet dernier; il contenait cette phrase: «Que la France, dans aucun cas, ne s'opposerait aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir l'assentiment du pacha d'Égypte.» J'ai refusé d'accepter l'expression dans aucun cas; j'ai ajouté que j'étais certain de n'avoir rien dit qui l'autorisât; que le gouvernement du Roi ne se faisait, à coup sûr, le champion armé de personne, et ne compromettrait jamais, pour les seuls intérêts du pacha d'Égypte, la paix et les intérêts de la France; mais que, si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère ou cette conséquence que l'équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y consentir, qu'il verrait alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et qu'il garderait toujours, à cet égard, sa pleine liberté. Ce que j'ai eu l'honneur de vous dire le 17 juillet, mylord, je vous le répète aujourd'hui; et tout ce que j'ai vu, entendu, reçu, depuis le 17 juillet, me donne lieu de penser et d'affirmer que ce sont là en effet les intentions du gouvernement du Roi.»—«Cela est vrai, me dit lord Palmerston; c'est bien là le langage que vous m'avez toujours tenu; mais comment expliquer celui de M. de Pontois? Ce serait la guerre. Aurait-on voulu, en effrayant les Turcs, les empêcher de ratifier le traité?»—«Je n'en sais rien, mylord; je n'ai rien à dire sur ce que je ne sais pas. Veuillez m'envoyer copie de ces deux pièces. Je les transmettrai sur-le-champ au gouvernement du Roi.» Et je me retirai.

Sans attendre la copie des deux dépêches, j'informai le cabinet français de la communication que lord Palmerston venait de m'en faire; M. Thiers me répondit immédiatement: «M. de Sainte-Aulaire a reçu, à Königswarth, du prince Metternich, une communication semblable. Les reproches adressés de Vienne à M. de Pontois étaient absolument les mêmes que vous avez recueillis. Il avait annoncé la guerre immédiate, dans tous les cas, quoi qu'on fît en Syrie; il avait annoncé que nous allions nous réunir à Méhémet-Ali pour insurger l'Asie Mineure et mettre l'Empire ottoman en confusion. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela; vous pouvez le déclarer en mon nom. J'ai reçu avant-hier une longue dépêche de M. de Pontois qui ne dit pas un mot de tout cela, et qui ne permet pas de rien supposer de pareil. Les instructions données à Constantinople étaient conformes aux instructions données aux autres agents, et M. de Pontois n'était pas homme à les outre-passer. Je ne doute pas qu'il n'ait tenu un langage très-énergique, qu'il ne se soit plaint vivement de la Porte, de son infidélité à notre antique alliance, qu'il n'ait qualifié de conduite coupable et imprudente celle de Reschid-Pacha, qu'il ne lui ait dit que Méhémet-Ali soulèverait tout l'Empire ottoman; mais j'affirme qu'il n'a pas dit tout ce que lui prête Reschid-Pacha. Il n'est pas d'ailleurs vrai qu'on ait voulu empêcher la ratification du traité du 15 juillet; c'était trop impossible pour que M. de Pontois le tentât. Mais il a voulu faire peur d'une manière générale; il a réussi, et Reschid s'en est vengé en le dénonçant aux quatre cours. Voilà tout. Maintenant il faut nier, sans affaiblir l'effet produit par M. de Pontois. Il faut se borner à nier un point, l'annonce de notre concours accordé à Méhémet-Ali pour insurger l'Asie Mineure. Il faut faire cette simple phrase: «Mylord, nous avons trop blâmé ce qui se fait en Syrie pour l'imiter en Asie Mineure. Cela pourra bien arriver, mais non pas par notre faute et par nos suggestions. Quant au langage menaçant, on ne peut pas répondre du style des agents et de la fidélité des traducteurs. M. de Pontois a dit vrai s'il a déclaré que, dans certains cas, la France ne resterait pas spectatrice inactive de ce qui se passerait en Orient.» Je n'ai pas la prétention de vous dicter vos discours; vous y êtes plus habile que moi; mais c'est là, je crois, le ton bon à prendre.»

Quelques jours après, le 11 septembre seulement, lord Palmerston m'envoya les copies des deux dépêches qu'il m'avait communiquées. Il y avait joint une note de lui, en date du 9, sur laquelle j'appelai, en la transmettant à Paris, l'attention du gouvernement du Roi: «Si je ne me trompe, écrivis-je le 12 septembre à M. Thiers, cette note a pour objet d'atténuer le langage que le gouvernement du Roi a tenu au gouvernement Britannique, soit à Paris et par l'organe de Votre Excellence dans ses relations avec lord Granville, soit à Londres et par mon propre organe dans mes relations avec lord Palmerston. Ce langage a toujours été empreint d'une grande modération et d'un vif désir que la paix de l'Europe ne fût point troublée; mais en même temps nous avons toujours manifesté l'opinion que se formait le gouvernement du Roi de la convention du 15 juillet et de ses conséquences possibles, et il a réservé pour l'avenir la pleine liberté de sa conduite. Si on lui enlevait ce caractère, la politique du gouvernement du Roi pourrait y perdre quelque chose de sa dignité, et en éprouver un jour quelque embarras et quelque entrave. Il importe, je crois, qu'aucune parole ou aucun silence ne puisse lui être attribué qui mette sa prévoyance ou son indépendance en question. Votre Excellence se rappellera le memorandum anglais du 17 juillet dernier et sa tentative de donner à croire que la France s'était engagée à ne s'opposer, dans aucun cas, à aucune des mesures que les quatre puissances pourraient prendre au sujet du pacha d'Égypte. La nouvelle note que j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence me paraît conçue, au fond, dans la même pensée. Les plaintes élevées contre le langage de M. de Pontois deviendraient ainsi un moyen d'énerver, dès ce jour, ce qu'a pu dire et de gêner plus tard ce que pourrait faire, s'il le jugeait sage et utile, le gouvernement du Roi. Le moyen le plus simple et le plus efficace, ce me semble, de prévenir cet inconvénient, c'est de remettre sous les yeux du gouvernement Britannique le langage que le gouvernement du Roi a tenu, soit à Paris, soit à Londres, lorsque la convention du 15 juillet dernier lui a été annoncée. C'est ce que j'ai essayé de faire dans le projet de note que j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence. Je n'ai pas voulu prendre sur moi de répondre ainsi, sans votre approbation, à la note que lord Palmerston vient de m'adresser. Mais si le gouvernement du Roi pense qu'il est difficile de laisser sans réponse cette note qui n'a pas été écrite sans intention, il trouvera peut-être convenable d'y répondre, comme je le propose, par les paroles mêmes qui ont été adressées, en son nom, au gouvernement Britannique, d'abord au moment où le memorandum du 17 juillet dernier nous a été communiqué, ensuite dans le contre-memorandum de Votre Excellence en date du 24 juillet, et au moment où je l'ai remis à lord Palmerston.

«Je prie Votre Excellence de me donner, à ce sujet, ses instructions.»

M. Thiers me répondit le 18 septembre: «Le gouvernement du Roi donne la plus entière approbation au projet de note que vous m'avez envoyé en réponse à la note que vous a passée lord Palmerston au sujet du langage imputé par Reschid-Pacha à M. le comte de Pontois. L'habile rédaction de ce projet est bien faite pour déjouer l'intention qu'a pu avoir le ministre britannique en prenant acte, d'une manière si inexacte et si exagérée, de nos déclarations antérieures. Je vous engage donc à ne pas retarder la transmission d'un document qui doit placer la question sur son véritable terrain, à l'abri de toute interprétation arbitraire ou intéressée. Il est parfaitement vrai d'ailleurs que M. le comte de Pontois n'a pas tenu les étranges propos qu'on lui attribue. Il s'est borné à déclarer que la France, justement mécontente du procédé de la Porte et de ses alliés, se réservait toute sa liberté d'action, et à appeler sérieusement l'attention de Reschid-Pacha sur les dangers de la voie où il engageait son gouvernement, particulièrement sur celui des insurrections qu'il serait facile à Méhémet-Ali de susciter parmi les peuples soumis à l'autorité du sultan[18].»

[Note 18: Pièces historiques, no IX.]

Pendant qu'à Paris et à Londres nous tournions ainsi dans le même cercle, faisant des réserves et prenant des précautions pour un avenir qui nous semblait de plus en plus incertain, les événements se précipitaient en Orient et tranchaient les questions que nous ne cessions pas de discuter. La nouvelle de la conclusion du traité du 15 juillet était arrivée à Constantinople, et malgré quelques dissentiments dans l'intérieur du divan et quelques objections de sa mère la sultane Validé, le sultan, toujours sous l'influence de Reschid-Pacha, s'empressa de l'accepter, en fit expédier à Londres les ratifications, et chargea Rifaat-Bey d'aller porter à Alexandrie les sommations successives qu'aux termes de ce traité la Porte devait adresser au pacha. Arrivé à Alexandrie le 11 août, Rifaat-Bey n'y trouva pas Méhémet-Ali; il était depuis quelques jours en tournée dans la basse Égypte, sous prétexte d'aller visiter les canaux du Nil, mais en réalité pour gagner du temps et préparer ses moyens de défense. Revenu à Alexandrie le 14, il reçut Rifaat-Bey le 16 au matin, et sans entrer avec lui en discussion, le laissant même à peine parler, il se refusa à la première des sommations que prescrivait le traité. Le lendemain 17, les consuls des quatre puissances signataires demandèrent une audience au pacha, et lui adressèrent des représentations sur son refus. Il les repoussa avec vivacité, coupa la parole au colonel Hodges, consul général d'Angleterre, et persista dans sa résistance en disant: «Je ne rendrai qu'au sabre ce que j'ai acquis par le sabre.» Il n'essayait pas de cacher son agitation, mais sans se montrer inquiet ou intimidé, et quelques-uns des assistants purent croire que la gravité des circonstances était, pour cet esprit aventureux, une cause de satisfaction plutôt qu'un sujet de déplaisir. D'autres, plus clairvoyants ou plus sceptiques, ne voyaient, dans l'attitude et le langage du pacha, point de résolution définitive, et disaient que, le jour où le péril deviendrait imminent, il serait plus prudent qu'aventureux, et se résignerait, pour ne pas tout compromettre, aux sacrifices qu'on lui demandait.

Presque au même moment où Rifaat-Bey arrivait à Alexandrie et avant qu'il eût reçu audience de Méhémet-Ali, l'amiral Napier, avec quatre vaisseaux et plusieurs bâtiments d'ordre inférieur détachés de l'escadre de l'amiral Stopford, se présentait le 14 août devant Beyrout, sommait Soliman-Pacha[19], qui y commandait pour Méhémet-Ali, d'évacuer la ville et la Syrie, adressait aux Syriens une proclamation pour les engager à secouer le joug égyptien et à rentrer sous la domination du sultan, annonçait qu'en cas de refus il prendrait contre Beyrout et la garnison des mesures décisives, et saisissait immédiatement les petits navires égyptiens qui se trouvaient sous sa main. En même temps l'amiral Stopford lui-même, avec le reste de son escadre, arrivait en rade d'Alexandrie et s'y établissait, attendant que Méhémet-Ali eût répondu aux sommations du sultan.

[Note 19: Sèves (Octave-Joseph), lieutenant dans l'armée française en 1814, et qui, en 1816, avait passé en Égypte, où, par son mérite et ses services, il avait obtenu toute la faveur du pacha, et était devenu major général de l'armée égyptienne.]

La nouvelle de ces premiers actes d'exécution du traité du 15 juillet arriva à Paris le 5 septembre, et M. Thiers m'écrivit le 8: «Demandez comment il se fait qu'avant les ratifications, avant surtout l'expiration des délais, on ait pu commencer à opérer en Syrie contre Beyrout. En vérité, cela est peu séant et peu légal en fait de droit des gens. Du reste, adieu les moyens coercitifs! La Syrie ne remue pas; l'émir Beschir reste fidèle à Méhémet-Ali; Ibrahim-Pacha, avec toutes ses forces, revient pour écraser les gens qui seraient tentés de débarquer. Il ne reste plus, si les choses se passent ainsi, qu'à donner au public anglais le spectacle satisfaisant de l'intervention russe.» Je n'avais pas attendu cette instruction pour faire à Londres ce qu'elle me prescrivait; j'écrivis le 9 septembre à M. Thiers: «Ce matin, en lisant les proclamations de Napier et le détail de ses premières démarches, j'ai cherché comment je pourrais en témoigner sur-le-champ ma surprise, et obliger le cabinet à quelques explications. Point de ministre à Londres; lord Palmerston à Broadlands, lord Melbourne et lord John Russell à Windsor. On dort bien à l'aise derrière l'Océan. J'ai été chez lord Clarendon que je n'ai pas trouvé. Il est venu chez moi une heure après:—«Mylord, lui ai-je dit, vous êtes le seul membre du cabinet que je puisse joindre; soyez, je vous prie, un moment lord Palmerston, et dites-moi comment il se peut qu'on fasse, en Syrie, la guerre au pacha avant de lui avoir seulement dit, en Égypte, ce qu'on lui demande.» Lord Clarendon ne m'a, comme de raison, rien expliqué. Mais il répétera ce que je lui ai dit. J'ai parlé dans le même sens, et vivement, à plusieurs membres du corps diplomatique. Lord Palmerston doit revenir à Londres après-demain. Je lui porterai ma surprise. Tout ce qui me revient me donne lieu de croire à quelque brusque et forte tentative de la marine anglaise sur quelque point de la côte de Syrie, probablement sur Saint-Jean d'Acre. Si un tel coup réussissait, l'effet en serait grand. J'ai peine à croire au succès. Mais certainement on a préparé et on attend ici quelque chose de semblable, quelque acte vigoureux qui empêche l'affaire de traîner en longueur.»

Lord Palmerston avait, à nos plaintes sur l'exécution précipitée du traité du 15 juillet, une réponse fondée sur un document qui, à cette époque, n'était pas encore public; au texte de ce traité était joint un protocole réservé, signé à Londres, le même jour, par les plénipotentiaires des quatre puissances et de la Turquie, et qui portait:

«Considérant que, vu la distance qui sépare les capitales de leurs cours respectives, un certain espace de temps devra nécessairement s'écouler avant que l'échange des ratifications de ladite convention puisse s'effectuer, et que les ordres fondés sur cet acte puissent être mis à exécution;

«Et lesdits plénipotentiaires étant profondément pénétrés de la conviction que, vu l'état actuel des choses en Syrie, des intérêts d'humanité, aussi bien que les graves considérations de politique européenne qui constituent l'objet de la sollicitude commune des puissances signataires de la convention de ce jour, réclament impérieusement d'éviter, autant que possible, tout retard dans l'accomplissement de la pacification que ladite transaction est destinée à atteindre.

«Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs, sont convenus entre eux que les mesures préliminaires mentionnées à l'article II de la présente convention seront mises à exécution tout de suite, sans attendre l'échange des ratifications; les plénipotentiaires respectifs constatent formellement, par le présent acte, l'assentiment de leurs cours à l'exécution immédiate de ces mesures.»

Ce protocole ne faisait point disparaître ce qu'il y avait de violent et d'injuste à exécuter, contre Méhémet-Ali, le traité du 15 juillet avant de lui avoir adressé les sommations prescrites par ce traité même pour l'inviter à en accepter ou à en refuser les conditions; il effaçait seulement l'irrégularité diplomatique qu'avant l'échange des ratifications nous avions droit de signaler.

Le 16 septembre, quand toutes ces ratifications furent arrivées et échangées à Londres, lord Palmerston nous donna enfin connaissance officielle et textuelle du traité du 15 juillet, et deux jours après, il me communiqua un protocole en date de la veille, 17 septembre, par lequel «les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, dans le but de placer dans son vrai jour le désintéressement qui avait guidé leurs cours dans la conclusion du traité du 15 juillet, déclaraient formellement que, dans l'exécution des engagements résultant dudit traité pour les puissances contractantes, ces puissances ne chercheraient aucune augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage de commerce pour leurs sujets, que ceux des autres nations ne pussent également obtenir[20].»

[Note 20: Pièces historiques, nº X.]

Le jour même où lord Palmerston me faisait cette communication, je recevais de M. Thiers cette dépêche datée du 17 septembre:

«Monsieur l'ambassadeur, Méhémet-Ali, cédant à nos pressantes instances, vient de se décider à une grande concession. Il consent à rendre immédiatement au sultan Adana, Candie, les villes saintes, bornant ainsi ses prétentions à l'investiture héréditaire de l'Égypte et à la possession viagère de la Syrie. Je ne puis croire que des conditions aussi raisonnables ne soient pas acceptées. Les repousser, ce serait évidemment réduire le pacha à la nécessité de défendre par les armes son existence politique, et j'ai la conviction qu'il n'hésiterait pas à le faire. J'ajouterai que ce n'est pas le gouvernement du Roi qui lui demanderait d'ajouter de nouveaux sacrifices à ceux qu'il vient d'offrir. Les puissances se verraient sans doute obligées, pour surmonter la résistance de Méhémet-Ali, de recourir à des moyens extrêmes; et parmi ces moyens, il en est qui peut-être rencontreraient quelques obstacles de notre part; il en est d'autres auxquels nous nous opposerions très-certainement; on ne doit se faire, à cet égard, aucune illusion. Il importe donc que les propositions si conciliantes de Méhémet-Ali obtiennent l'assentiment de la Porte et de ses alliés. J'ajouterai que cet assentiment ne saurait être trop prompt, la situation des choses étant telle que, d'un moment à l'autre, ce qui est à présent praticable, et facile même, peut devenir absolument impossible. Dans ces circonstances, le gouvernement du Roi, immolant à l'intérêt de la paix des susceptibilités trop bien justifiées cependant, n'hésite pas à faire un appel à la sagesse des cours alliées. Je viens d'en écrire à Vienne, à Berlin et à Constantinople. Veuillez, monsieur l'ambassadeur, en entretenir aussi le cabinet de Londres. Je vous laisse juge de la forme que vous devrez donner à cette communication.

«Quelques personnes ont pensé, tant à Alexandrie qu'à Constantinople, que la Porte pourrait préférer, aux stipulations proposées, un autre arrangement qui, donnant seulement à Méhémet-Ali l'Égypte et le pachalik d'Acre, conformément au traité du 15 juillet, conférerait à son fils Ibrahim-Pacha l'investiture des trois autres pachaliks syriens. Nous croyons que ce plan pourrait aussi être accepté.»

A ces instructions officielles, M. Thiers ajoutait ces informations particulières: «Voyant qu'il fallait placer la résistance là où nous la placions, et sachant, par un dernier envoi postérieur à notre entrevue à Eu, que nous la placions dans l'Égypte héréditaire et la Syrie viagère, le vice-roi a fait les concessions que nous lui demandions et a résumé enfin ses prétentions dans l'Égypte héréditaire et la Syrie viagère. Mais au delà il n'y a plus de concessions à espérer, car il ne fera que celles que nous lui arracherons, et nous ne lui en demanderons pas une au delà de l'Égypte héréditaire et de la Syrie viagère. Tenez cela pour infaillible. Il a fait cette concession pour obtenir notre appui et nous engager tout à fait à sa cause. C'était son intention évidente. Maintenant, après l'avoir poussé jusque-là, il y a, pour nous, une sorte d'engagement moral de lui prêter notre appui lorsqu'il se renferme, à notre demande, dans les limites de la raison et de la modération.

«Peut-être on va conclure, de ce qu'il a dit aux quatre consuls, qu'il va tout céder; c'est une illusion qu'il faut détruire. Il leur a déclaré qu'il acceptait l'hérédité de l'Égypte, et que, pour le surplus, il s'en rapportait à la magnanimité du sultan. Voici ce qu'il a entendu, et il l'a expliqué à Rifaat-Bey. Il a entendu qu'il prenait d'abord l'hérédité de l'Égypte, et se résignait à la possession viagère de la Syrie, de Candie et d'Adana. C'est après nos instances qu'il a consenti à entendre par ces mots la possession héréditaire de l'Égypte et la possession viagère de la Syrie seule. Vous avez là la dernière concession possible.»

L'influence de la France était en effet, sinon la seule, du moins l'une des principales causes de ces concessions de Méhémet-Ali. Le lendemain même du jour où Rifaat-Bey avait débarqué en Égypte porteur des sommations du sultan au pacha, le comte Walewski était aussi arrivé à Alexandrie, chargé par M. Thiers de contenir le pacha, si celui-ci était disposé à faire des coups de tête, et de lui donner, en tout cas, les conseils les plus propres à amener, entre la Porte et lui, un arrangement. A l'arrivée du comte Walewski, les consuls des quatre puissances s'empressèrent de l'assurer que Méhémet-Ali se soumettrait aux conditions qui lui étaient offertes si la France lui déclarait nettement qu'il ne devait pas compter sur son appui: «L'acceptation ou le refus du pacha, disait le colonel Hodges, dépend de la mission du comte Walewski.» Ainsi averti de la délicate situation qu'on lui faisait, l'envoyé français ne voulut voir le pacha qu'après l'audience donnée à Rifaat-Bey et le refus de l'ultimatum de la Porte. Il trouva Méhémet-Ali très-animé: «Je n'ai pas laissé parler le messager de la Porte,» répéta-t-il plusieurs fois. Il exposa ensuite complaisamment ses plans et ses moyens de résistance. Selon lui, les Anglais n'avaient pas assez de troupes de débarquement pour s'aventurer dans l'intérieur de l'Égypte; il était impossible aux Russes de faire traverser l'Asie Mineure à plus de vingt mille hommes, car ils ne trouveraient pas de vivres pour une force plus considérable; il ne craignait pas vingt mille Russes. Il brûlait de se mesurer avec les Autrichiens. S'il n'y avait pas plus de douze vaisseaux anglais devant Alexandrie, il était décidé à faire sortir sa flotte pour les combattre. Tout cela était dit sans fanfaronnade apparente, avec une grande humilité ironique, et en même temps avec une confiance dans son étoile que quarante années de chances heureuses pouvaient seules expliquer.

Le comte Walewski représenta au pacha qu'il ne pouvait espérer de lutter contre les quatre puissances signataires de la convention de Londres. Une attitude défensive, expectante et menaçante était, lui dit-il, la seule qui lui convînt et dont il pût attendre de bons résultats. Il pouvait, à Alexandrie, embosser sa flotte en prenant des précautions contre les bombes de l'ennemi, et garder des troupes en nombre suffisant pour s'opposer à un débarquement. En Syrie, il n'avait qu'à concentrer assez de régiments réguliers pour comprimer les nouvelles tentatives d'insurrection qui pourraient y être suscitées contre lui. Au pied du Taurus, à Marash, il devait réunir une armée considérable et menacer de là la Turquie. Mais qu'il ne songeât ni à risquer un vaisseau à la mer, ni à envoyer un homme dans l'Asie Mineure; s'il passait le Taurus, il provoquait un tremblement de terre qui engloutirait à la fois Constantinople et le Caire. Méhémet-Ali adopta, sans grand'peine, ce système défensif, disant pourtant: «Si les Anglais bloquent mon commerce, il faudra bien que je fasse marcher Ibrahim.» Le comte Walewski lui fit observer qu'un blocus n'était pas encore l'hostilité complète; le pacha en convint; il ne voulait ni résister aux conseils de l'envoyé français, ni cesser de faire entrevoir qu'il tenait dans ses mains la paix ou la guerre européenne; et le comte Walewski, en rendant compte le 18 août à M. Thiers de ces entretiens, finit par dire: «Si les Anglais se bornent à bloquer, s'ils ne cherchent ni à incendier la flotte, ni à faire une descente, ni à bombarder Alexandrie, on pourra peut-être empêcher Méhémet-Ali de donner à son armée l'ordre de passer le Taurus; mais si une flotte anglaise veut brûler et sa ville, et son palais, et ses magasins, et ses arsenaux, et sa flotte enfin, il ne peut l'empêcher qu'en faisant sortir ses vaisseaux, et dans l'état où ils sont, c'est leur ruine positive. Si on débarque des troupes turques et autrichiennes en Syrie, si on y rallume l'insurrection qui n'est que comprimée, il ne peut s'y opposer qu'en condamnant à une perte presque certaine l'armée de Soliman-Pacha. Dans toutes ces hypothèses donc, il n'a qu'un seul parti à prendre, celui de faire passer le Taurus à son armée; là, de nouvelles et grandes chances se présentent à lui, et il les comprend trop bien pour que, le cas échéant, il consente à ne pas jouer son sort sur la seule carte qui puisse le faire gagner.»

Le moment était pressant; je me rendis le 19 septembre au Foreign-Office, et j'entamai l'entretien avec lord Palmerston en lui exposant les faits dont M. Thiers venait de m'instruire, les concessions de Méhémet-Ali, les efforts des agents français qui l'y avaient amené, le départ tout récent du comte Walewski qui avait quitté Alexandrie dans les premiers jours de septembre pour aller à Constantinople presser la Porte d'accepter les propositions du pacha: «Voilà donc, dis-je, à lord Palmerston, une chance d'arrangement. Le pacha n'est point intraitable. La Porte le sera-t-elle? A en juger par le langage de Rifaat-Bey, elle n'y est pas disposée. Rien ne la gêne pour entrer dans les voies qui s'ouvrent à la transaction. Les propositions qu'elle a faites au pacha ne font point partie de la convention qu'elle a conclue avec les quatre puissances. C'est un acte séparé, qui émane de la Porte seule, et qu'elle peut modifier sans que la convention du 15 juillet en soit atteinte. La modification que demande Méhémet-Ali, Rifaat-Bey lui-même paraît en avoir suggéré l'idée. Les trois pachaliks de Syrie en viager pour un fils du pacha, est-ce acheter trop cher le terme d'une situation grave pour la Porte, grave pour l'Europe, et qui peut le devenir bien plus?—«Je suis fort aise, me dit lord Palmerston, que Méhémet-Ali ait fait cette démarche; elle est de bon augure. Ne vous trompez pas sur la valeur de ce qu'a pu dire Rifaat-Bey. C'est un pauvre homme, très-effrayé de la mission qu'il remplit, et qui n'est pressé que de s'en aller. Il n'aurait pas mieux demandé que d'aller sur-le-champ porter lui-même à Constantinople les propositions du pacha. Il voulait partir après l'expiration du premier délai de dix jours. Les consuls ont eu quelque peine à l'en empêcher. Je sais que la situation est grave. Je n'en redoute pas la responsabilité et elle ne s'aggravera point de notre fait. Nous ne voulons point faire, nous ne ferons point la guerre à la France. Nous ne ferons rien qui justifie la guerre. Nous ne poursuivons qu'un but légitime, avoué; la note que je vous ai adressée en vous communiquant la convention du 15 juillet, le protocole du 17 de ce mois, c'est là tout notre dessein. Nous n'avons pas une pensée, nous ne ferons pas un pas au delà. La France est pleine de respect pour le droit des gens et la justice. Elle n'a pas jugé à propos de prêter comme nous, son concours à la Porte; mais elle n'est pas ennemie de la Porte; elle ne fera pas la guerre à la Porte pour soutenir le sujet contre le souverain. Elle ne déclarera pas la guerre à des puissances amies qui ne la provoqueront pas.—«Certainement, mylord, la France est pleine de respect pour le droit des gens et la justice; la France ne veut point la guerre, et ne provoquera pas plus qu'elle ne se laissera provoquer. Mais il y a des situations, et ce sont les plus graves, où la guerre peut naître d'elle-même, sans la volonté, contre la volonté de tout le monde, par cet entraînement des situations, par ces incidents imprévus auxquels on n'échappe pas en les déplorant. En 1831 aussi, la France ne voulait pas la guerre, et elle en a donné certes d'éclatantes preuves; mais quand l'Autriche, pour venir au secours du gouvernement pontifical, entra dans les Légations, la France ne put accepter cette intervention étrangère, cette présence armée dans un État indépendant, cette rupture de l'équilibre en Italie; à son tour, la France voulut être là, et elle alla à Ancône. Grâce à la sagesse de l'Europe, grâce à la loyauté bien comprise de la France, la guerre ne sortit point de là; mais elle en pouvait sortir, et pourtant la France n'hésita point. Des circonstances analogues pourraient amener, sous des formes bien diverses, des résolutions, des actes également pleins des chances de guerre que nous repoussons tous. Et plus la situation qui peut faire naître de tels actes se prolonge, plus on avance vers la limite à laquelle on peut rencontrer ces chances. Hâtons-nous de mettre un terme à cette situation, mylord, quand il en est temps encore et quand le moyen s'en offre à nous.

—«Les situations sont bien différentes. On a beaucoup crié, en 1831, contre ce que faisait la France à Ancône. Pour moi, je suis de ceux qui ont pensé dès lors que la France n'avait pas le tort qu'on lui attribuait, et qu'il y avait, pour elle, de grandes raisons d'agir ainsi. L'Autriche était entrée seule dans les Légations; le gouvernement pontifical était protégé précisément par la puissance dont la protection devait paraître, aux autres États, plus suspecte et plus périlleuse. C'est exactement la situation où la Porte serait aujourd'hui si elle avait pour protectrice la Russie seule en vertu du traité d'Unkiar-Skélessi. Nous avons, en droit, repoussé, comme vous, ce protectorat exclusif de la Russie; en fait, nous ne l'accepterions pas plus que vous. L'Autriche de plus, en 1831, n'avait pas invité la France à se joindre à elle pour protéger le pape, pour entrer avec elle dans les Légations. Aujourd'hui ce sont quatre puissances d'intérêts fort divers, et dont plusieurs ont des intérêts semblables à ceux de la France, qui s'allient pour protéger la Porte; et ces quatre puissances ont constamment pressé la France de s'unir à elles, d'agir comme elles, d'être partout avec elles dans le même dessein. Ce sont là, à coup sûr, des différences considérables entre les situations, et la France n'aurait pas aujourd'hui, pour agir en Orient comme elle l'a fait en 1831 en Italie, les mêmes motifs.

—«Mylord, peu importent ces différences quand l'analogie est au fond des choses. Pourquoi redoutons-nous ce que les quatre puissances entreprennent en Orient? Parce que nous croyons qu'au lieu de la pacification intérieure, c'est la guerre civile, avec toutes ses secousses et toutes ses chances, qu'elles vont porter dans l'Empire ottoman, et que, si quatre puissances sont présentes dans le traité du 15 juillet, en définitive une seule en profitera. C'est là le résultat que nous repoussons. Nous voulons en Orient la paix et l'équilibre des États européens. Nous croyons la paix et l'équilibre compromis par le traité dont vous poursuivez l'exécution. Un État du premier ordre, la France ne peut, en pareille occurrence, manquer à son rôle et à son rang. Elle n'y manquera point.

—«Elle aura bien raison, et nous serions bien fâchés qu'elle y manquât. Croyez-moi, mon cher ambassadeur; nous n'avons aucune envie que vous n'exerciez pas en Orient l'influence qui vous appartient. Nous savons combien votre influence y est nécessaire; et soyez sûr que, si la prépondérance d'une autre puissance y devenait en effet menaçante, vous nous verriez à côté de vous pour la réprimer. Mais rien de semblable n'est à craindre aujourd'hui; ce qui se fait en Orient détruira au contraire toute prétention isolée, tout protectorat exclusif. Nous aurions infiniment préféré que vous y prissiez part avec nous. Vous n'avez pas voulu. Nous aussi, en 1823, quand vous êtes intervenus en Espagne, nous n'avons pas voulu nous y associer. On nous l'avait proposé, demandé à Vérone. Nous avons pensé que cela ne convenait pas à notre politique, intérieure et extérieure. Avons-nous fait la guerre à cause de cela? Depuis bien longtemps pourtant nous redoutions l'influence de la France en Espagne. Vous y êtes entrés seuls. Vous y êtes restés longtemps. Vous avez occupé cinq ou six ans Cadix, point si important à nos yeux. Nous avons gardé la paix et nous croyons que, pas plus que le reste de l'Europe, l'Angleterre n'y a rien perdu.»

Je ne prolongeai pas cette discussion sur des comparaisons boiteuses et sans importance pratique; je ramenai la conversation vers son objet sérieux, les propositions du pacha: «Le gouvernement du Roi, dis-je, craint qu'on ne se fasse, à Londres, des illusions à cet égard. Il est convaincu qu'on n'obtiendra rien de plus à Alexandrie. Il trouve lui-même ces propositions modérées et raisonnables; il ne croirait ni devoir, ni pouvoir insister auprès du pacha pour lui arracher davantage; il ne voit enfin, au delà de ces termes, qu'une situation de plus en plus violente et qui nous pousserait chaque jour plus rapidement vers les événements les plus graves.»

—«Je ne pense pas, me dit lord Palmerston, que ce soient là les derniers termes auxquels le pacha puisse être amené. La Porte n'acceptera point la Syrie tout entière pour Ibrahim. Ibrahim, c'est Méhémet. Le district d'Adana, si je ne me trompe, avait été donné au nom d'Ibrahim; Méhémet en dispose, comme de tout le reste. La convention du 15 juillet a un but sérieux, faire disparaître le danger auquel le voisinage et la puissance de Méhémet, maître de la Syrie, tenaient la Porte sans cesse exposée. Il est indispensable que ce but soit atteint.

—«Dois-je conclure de là, mylord, que la Porte n'admettra aucune modification aux propositions qu'elle a adressées au pacha?

—«Je ne dis pas cela; le pacha montre de la sagesse; il commence à transiger. Aucune mesure de coercition n'a pourtant encore été réellement tentée; on verra; une place qui s'est bien défendue pendant six mois, et qui donne lieu de croire qu'elle se défendra bien encore, est traitée autrement que celle dont les remparts sont minés et près de tomber. Il y a tel dessein qu'on peut modifier lorsque, à la pratique, on en a reconnu les difficultés. Quant à présent, Ibrahim s'est rapproché de Beyrout avec un corps de troupes, ce qui prouve qu'il ne pense pas à passer le Taurus.»

—«Savez-vous ce qu'il fera, mylord, quand il saura que les dernières propositions de son père ont été rejetées?

—«Ce ne seront pas les dernières; le pacha est entré dans une bonne voie; il comprendra qu'il y a, pour lui, plus d'avantage à y persévérer qu'à en sortir.»

Je rendis sur-le-champ à M. Thiers un compte détaillé de cet entretien, et en dehors de mon récit officiel j'ajoutai: «On ne m'a pas dit, et je n'aurais pas souffert qu'on me dît, mais on croit ici que le pacha découragé avait cédé bien davantage, et qu'il était prêt en effet à se contenter de l'Égypte héréditaire, en s'en remettant d'ailleurs à la générosité du sultan. MM. Cochelet et Walewski lui auraient, dit-on, reproché d'avoir fait cette démarche à leur insu, et l'auraient fait revenir de sa première résolution; en sorte que la France seule aurait fait obstacle à la conclusion de l'affaire.

«Quand on conçoit des doutes sur cette explication de ce qui s'est passé à Alexandrie, voici celle qu'on adopte en échange. Le pacha, dit-on, a fait une feinte; il s'est montré disposé à tout céder, dans l'espoir que les agents français eux-mêmes trouveraient ses concessions excessives, lui conseilleraient d'autres propositions dont ils prendraient la responsabilité, et lieraient ainsi la France à sa cause. En sorte que, dans la première hypothèse, la France serait plus exigeante et, dans la seconde, moins fine que le pacha.»

La première hypothèse devint bientôt à Londres un bruit fort répandu et d'un très-fâcheux effet. J'écrivis le 22 septembre à M. Thiers: «Je ne puis vous laisser ignorer, et je vous l'ai déjà indiqué hier, que lord Palmerston, pour retenir ses collègues sous son drapeau, se servira et se sert déjà beaucoup de cette assertion que le pacha avait cédé, allait céder, que les agents français seuls lui ont rendu courage et l'ont rengagé dans la résistance. C'est ce qu'on lui mande de plusieurs côtés, et avec affirmation. On l'a, dit-on, également mandé à Vienne, et M. de Metternich en est aussi persuadé que lord Palmerston. Lord Beauvale en a écrit à Londres. L'amiral Stopford y croit, dit-on, également, et lui, qui était assez favorable au pacha, et en bonne intelligence avec nous, va changer de disposition et poursuivre avec ardeur les moyens de contrainte, très-blessé, pour son propre compte, d'avoir tiré à tort le canon de raccommodement. J'ai trouvé hier lord Holland fort troublé de tout ce qu'on lui disait à cet égard, et redoutant beaucoup l'effet de tout ce qu'on pouvait dire. On raconte que M. Walewski a parlé au pacha de 30,000 hommes que la France réunissait dans ses départements méridionaux. Deux de nos amis, des plus chauds et des plus utiles, sont venus ce matin me dire les ravages, je me sers à dessein de l'expression, que les adversaires d'une transaction pourraient faire et feraient, dans le cabinet et dans le public, avec de telles allégations. Car la France a toujours répété, disent-ils, que, pour elle, la question des territoires lui était indifférente et que, si le pacha voulait céder, elle n'y objecterait pas du tout. J'attendrai impatiemment votre réponse.»

Elle ne se fit pas attendre; M. Thiers m'écrivit le 24 septembre: «A la fausse assertion que la France, loin d'amener les concessions du vice-roi, les a au contraire empêchées d'être pleines et entières, donnez en mon nom, et au nom du gouvernement français, le démenti le plus solennel. Je ferai donner aujourd'hui ce démenti par un journal officiel[21]. Voici la rigoureuse vérité. Le vice-roi, en pourparlers avec Rifaat-Bey, avait commencé à s'adoucir, et avait conçu, de certaines insinuations qui lui avaient été faites, l'espoir d'obtenir du sultan des conditions meilleures que le traité du 15 juillet. Il fit alors cette réponse qu'il acceptait «l'Égypte héréditaire, et qu'il s'en fiait, pour le surplus, à la magnanimité du sultan.» On en était là quand nos agents le virent, et il dit ce qu'il entendait par ce recours à la magnanimité du sultan; il entendait qu'on lui laisserait la possession viagère de la Syrie, d'Adana et de Candie. C'est alors que nos agents lui déclarèrent que c'était là une prétention impossible à justifier et à satisfaire. Notamment sur Candie, il fallut y revenir à plusieurs fois pour l'ébranler et le convaincre. L'assertion qu'il allait tout céder est donc un indigne mensonge auquel je vous prie de donner, en mon nom et au nom de la France, le plus éclatant démenti. Je vous envoie une lettre de M. Cochelet que vous pouvez lire à qui cette lecture sera utile.»

[Note 21: Moniteur du 25 septembre 1840.]

Elle fut utile, mais point nécessaire. Je répondis le 26 septembre à M. Thiers: «Je sors de chez lord Palmerston. J'avais déjà démenti, auprès de lui et auprès de tout le monde, l'assertion relative à la conduite des agents français à Alexandrie. Je viens de le faire avec l'autorité de votre lettre, du rapport de M. Cochelet et de votre démenti officiel. J'ai trouvé lord Palmerston convaincu d'avance et assez embarrassé. Il avait reçu hier le rapport du colonel Hodges, en date du 30 août, signé des trois autres consuls et de Rifaat-Bey, et parfaitement d'accord avec celui de M. Cochelet. Ce rapport, rédigé en forme de procès-verbal de la conférence entre le pacha, Rifaat-Bey et les quatre consuls, prouve: 1º que le pacha, en déclarant aux consuls qu'il acceptait l'Égypte héréditaire, et s'adresserait, pour le reste, aux bontés du sultan, leur a, même au premier moment, donné à entendre qu'il demanderait et qu'il espérait bien obtenir le gouvernement viager de la Syrie, ajoutant ensuite que, s'il était refusé, il aurait recours aux armes; 2º que les agents français, loin de détourner le pacha des concessions pleines et entières qu'il avait faites d'abord, s'étaient, au contraire, appliqués et avaient réussi à obtenir de lui des concessions plus étendues et plus précises.»

«Ce dernier point n'est pas textuellement exprimé dans le rapport du colonel Hodges, qui ne traite que de ce qui s'est passé entre le pacha et les consuls; mais il en découle nécessairement, et le rapport de M. Cochelet est pleinement confirmé. Lord Palmerston l'a reconnu sans hésiter, sans essayer d'atténuer la vérité. J'ai pris sur lui tous mes avantages. J'ai prononcé les mots d'étrange crédulité, de confiance aveugle dans tout ce qui flattait ses idées ou son désir; j'ai parlé des offenses auxquelles il se laissait ainsi entraîner envers nous, que nous devions ressentir, que nous ressentions, et qui rendraient les affaires encore bien plus difficiles et périlleuses si nous n'étions pas plus attentifs avant de croire et de parler. Il n'a point cherché de mauvaise excuse, et vous pouvez être sûr qu'à cet égard, en ce moment, il a le sentiment d'un tort et presque envie de le réparer. Ce qui importe encore plus, c'est qu'il a perdu par là un grand moyen d'action sur l'esprit de ses collègues, d'ici au conseil de lundi prochain et dans ce conseil même.»

Trois conseils de cabinet furent tenus en effet, le 29 septembre et les 1er et 2 octobre, pour délibérer sur les concessions du pacha; les amis de la politique pacifique soutenaient qu'elles pouvaient devenir la base d'une transaction, et demandaient qu'on fît, à ce sujet, quelque nouvelle ouverture à la France. Lord Palmerston se retranchait dans les difficultés de conduite, les scrupules de dignité: «Le traité s'exécute, disait-il, et s'exécutera facilement; comment le rétracter sans humilier l'Angleterre et l'Europe?» Ses objections ne ramenaient pas à lui les partisans d'un arrangement; mais ils ne les résolvaient pas à leur propre satisfaction. Ils cherchaient quelque chose qui, sans violer et abolir formellement le traité du 15 juillet, en prît la place et maintînt à la fois la paix et l'honneur diplomatique de l'Angleterre. Ils ne le trouvaient pas. La chance d'une dislocation du cabinet était d'ailleurs présente à l'esprit de tous ses membres, et rendait toutes les discussions molles et vaines.

Au milieu de ces petites agitations intérieures du cabinet anglais, arriva à Paris et à Londres la nouvelle télégraphique que, le 11 septembre, l'escadre anglaise avait d'abord sommé, puis bombardé Beyrout qui, après une résistance peu efficace, s'était rendu; que des troupes turques, ou auxiliaires des Turcs, avaient été débarquées et commençaient à agir en Syrie; et que, pendant ce temps, à Constantinople, aussitôt après l'arrivée de Rifaat-Bey revenu d'Alexandrie et malgré les efforts du comte Walewski pour faire accepter les propositions d'arrangement du pacha, le sultan, à la suite de deux réunions solennelles du divan, avait, le 14 septembre, prononcé la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte et nommé Izzet-Méhémet pour le remplacer. Le traité du 15 juillet était ainsi exécuté en Orient dans ses conséquences extrêmes, pendant qu'on cherchait encore, en Occident, un moyen de les prévenir.

En me transmettant, le 2 octobre, ces nouvelles, M. Thiers ajoutait: «Vous pouvez vous figurer aisément l'impression du public de Paris. Il m'est impossible de dire ce qui en résultera, ni quelles seront les résolutions du gouvernement. J'ai assemblé le cabinet ce matin; je l'assemblerai encore ce soir; je vous ferai part de ses résolutions dès qu'elles seront prises, et qu'il y aura besoin de vous les faire connaître pour votre conduite à Londres. En attendant, vous ne devez pas dissimuler combien la situation est grave. Elle ne l'a jamais été, à beaucoup près, autant.»

En recevant, le 4 octobre au matin, ces nouvelles et sans rien attendre de plus, je pensai que, soit avec les amis, soit avec les adversaires d'un arrangement pacifique, je ne devais pas rester inactif et silencieux. Je pris quelques mesures pour que les premiers connussent bien, sans retard, la gravité de la situation, et je demandai à lord Palmerston de me recevoir dans la matinée. Il me répondit qu'il m'attendait.

«Mylord, lui dis-je en entrant, je n'ai, de la part du gouvernement du Roi, rien à vous demander ni à vous dire; mais je tiens à vous informer sur-le-champ des nouvelles que je reçois et de l'effet qu'elles produisent en France.» Je lui lus une dépêche de M. de Pontois, en date du 15 septembre, sur ce qui venait de se passer à Constantinople, et trois dépêches télégraphiques que M. Thiers m'avait transmises.

Sur la dépêche de M. de Pontois, lord Palmerston s'empressa de me dire: «Il n'y a point de successeur nommé à Méhémet-Ali en Égypte; la Porte a pensé que, puisqu'elle était en guerre avec lui, il fallait lui retirer tout pouvoir légal. Elle l'a déposé pour qu'il ne fût plus, en Égypte comme ailleurs, le représentant du sultan, pour que tous les sujets du sultan, Égyptiens comme Syriens, sussent bien qu'ils ne devaient plus à ses ordres aucune obéissance. Elle a pensé en même temps que cette mesure l'intimiderait et contribuerait à le faire céder. Elle ne s'est point interdit tout arrangement avec lui quant à l'Égypte; elle n'a investi Izzet-Méhémet-Pacha que d'un pouvoir provisoire et limité. J'ai écrit à lord Granville pour qu'il donnât à votre gouvernement cette explication et rétablît la vérité des faits.»

—«Il n'en est pas moins vrai, mylord, que c'est au moment où Méhémet-Ali faisait des concessions et abandonnait une partie de ses prétentions, qu'on a pris contre lui une mesure extrême, et poussé tout à coup la convention du 15 juillet à ses dernières conséquences. L'article VII de cette convention ne présentait le retrait de l'Égypte même à Méhémet-Ali que comme une chance éloignée, sur laquelle le sultan consulterait ses alliés. Apparemment le conseil de lord Ponsonby a été aussi prompt que la résolution du sultan. C'est sans doute dans le même esprit de promptitude, et pour aller au-devant des événements, qu'on fait dans l'Asie Mineure, auprès de Nicodémie, les préparatifs d'un camp pour des troupes russes. Aux termes de l'article III de la convention du 15 juillet, c'est seulement dans le cas où Ibrahim passerait le Taurus que ces mesures sont annoncées pour la sûreté de Constantinople.»

«—Aussi n'y a-t-il, quant à présent, rien de fondé dans le bruit dont vous me parlez. On ne fait point de préparatifs pour un camp russe à Nicomédie, et j'espère que rien de semblable ne sera nécessaire, et qu'Ibrahim ne franchira pas le Taurus.»

La conversation passa de Constantinople en Syrie. Lord Palmerston ne savait, sur Beyrout, que ce qu'il avait appris par nos dépêches télégraphiques: «Mes dernières dépêches de Beyrout, me dit-il, sont du 26 août; mais l'événement ne m'étonne pas; Beyrout était un point important à occuper. C'est le seul port de cette côte. Il coupe les communications du pacha. C'est de là que l'insurrection de la Syrie contre lui peut être efficacement soutenue.

—«Oui, cette insurrection qu'on soutient sans qu'elle existe, et qu'on ne parvient pas à créer.

—«Elle existera dès qu'elle aura un point d'appui. Notre drogman, M. Wood, a parcouru le Liban; il a vu les principaux chefs, l'émir Beschir lui-même; ils lui ont tous dit que, dès qu'ils verraient le drapeau turc arboré et protégé par des forces suffisantes, ils prendraient les armes, car la tyrannie du pacha leur est insupportable.»

Je parlai avec amertume de ce drapeau turc arboré sur Beyrout en cendres, et par des mains qui n'étaient pas toutes turques. Lord Palmerston révoqua en doute les neuf jours de bombardement et la ruine complète de Beyrout: «Les Égyptiens, me dit-il, étaient dans un fort, dans le lazaret, je crois. Ce point-là aura été détruit, ce qui aura déterminé la retraite. Quant aux troupes débarquées, ce sont bien des Turcs. Il n'y a point d'Autrichiens. Peut-être quelques marins anglais, pour un moment, comme nous avons fait en Espagne. Mais c'est par des Turcs que Beyrout est occupé, et une seconde expédition de troupes turques ne tardera pas à y arriver.

—«Je ne sais, mylord, si c'est Beyrout même ou seulement le lazaret qui a été détruit, ni dans quelle mesure les Anglais, les Autrichiens et les Turcs ont contribué à sa destruction, ni si ce serait une insurrection bien naturelle que celle qui viendrait si tard et à condition d'être si bien garantie. Ce que je sais, c'est que tous les faits que nous venons d'apprendre, et dont quelques-uns sont des conséquences rigoureuses, extrêmes, lointaines, du traité du 15 juillet, ont éclaté à la fois, au début même de l'exécution, au moment où les concessions du pacha avaient fait concevoir des espérances d'arrangement. Ces faits ont produit en France un effet déplorable, et il en résulte la situation la plus grave qui se puisse imaginer, une situation dans laquelle personne ne peut plus répondre de l'avenir.

—«Comment un nouvel arrangement serait-il possible? Comment pourrions-nous modifier la convention du 15 juillet sous le coup des menaces dont nous sommes assaillis? Au milieu d'une telle explosion, notre honneur nous commande de tenir à ce que nous avons fait, d'accomplir ce que nous avons entrepris.

—«Pardon, mylord, que voulez-vous dire? De quelle explosion, de quelles menaces parlez-vous? Est-ce des journaux? Vous savez, comme moi, ce que c'est qu'un pays libre; vous connaissez, comme moi, ce qu'y peuvent être les exagérations de la pensée, les emportements du langage. Si vous me parliez de nos journaux, je parlerais des vôtres. Vous ne voudriez certainement pas en répondre.

—«Et vos armements sur terre et sur mer?

—«Nos armements, mylord, sont une sûreté pour nous, point une menace de notre part. Comment? Depuis l'origine de cette affaire, la France répète que son motif pour repousser l'emploi de la force contre le pacha, c'est la crainte que, par là, on ne soulève en Orient les questions les plus graves, qu'on ne trouble l'Empire ottoman et la paix de l'Europe. Elle a tort ou raison; mais enfin c'est son avis, sa prévoyance. Et pendant qu'elle pense et prévoit ainsi, la France voit quatre grandes puissances s'unir pour employer la force en Orient; elle se voit isolée, et elle ne prendrait pas ses précautions! Elle ne se préparerait pas pour les chances d'un avenir qu'elle a toujours prévu et prédit! Ces préparatifs, mylord, ces armements n'ont rien d'agressif; ils ne menacent les droits d'aucun État; ils sont notre garantie, à nous, contre les périls et pour les nécessités de la situation qu'on nous a faite. Il fallait prévoir, mylord, cette conséquence de cette situation; il fallait prévoir l'élan du sentiment national dans la France isolée, et l'attitude qu'il imposerait à son gouvernement. Je vous l'ai souvent annoncé; je vous ai fait pressentir cette explosion dont vous vous plaignez et ses conséquences. Vous n'avez jamais voulu y croire.

—«C'est volontairement que la France s'est isolée. Nous avons vivement désiré, instamment demandé qu'elle fût avec nous. Nous ne pouvions abandonner ce que nous pensions, ce que nous voulions faire dans le seul intérêt du repos de l'Europe, parce que la France n'était pas de notre avis sur le choix des moyens. C'eût été reconnaître, accepter son veto, sa dictature. Nous nous sommes appliqués à vous rassurer, à vous donner, sur nos intentions, sur notre action, toutes les garanties possibles. S'il en est que vous désiriez, que vous imaginiez, dites-les; nous irons très-loin pour dissiper toute inquiétude. Mais quand, après un an de négociations, nous avons conclu la convention du 15 juillet, nous avons fait un acte sérieux; nous l'avons fait pour guérir en Orient un mal sérieux. Nous ne voulons faire que cela; mais nous le voulons sérieusement, comme des gens qui se respectent eux-mêmes, qui ne vont point au-delà de ce qu'ils ont dit, mais ne rétractent point ce qu'ils ont fait.

—«Nous aussi, mylord, nous tenons à ce que nous avons dit; nous ne voulons que ce que nous avons annoncé. Nous avons toujours voulu la paix; toute notre politique a été dirigée vers le maintien de la paix. Nous n'avons pas créé la situation dans laquelle la paix peut être compromise; nous ne répondons pas, je le répète, de l'avenir que cette situation peut amener.»

Je transmis sur-le-champ à M. Thiers les détails de cet entretien, et je lui communiquai en même temps l'impression qu'à ce moment même et dans la situation ainsi aggravée, je ne cessais pas de conserver: «Je regarde, lui dis-je, les dernières paroles que m'a adressées lord Palmerston comme l'expression vraie et complète de sa pensée, et par conséquent de la pensée du cabinet où il prévaut. Il veut sincèrement renfermer la convention du 15 juillet dans les limites indiquées, la restitution de la Syrie au sultan; il veut sérieusement l'exécuter dans ces limites. Il est plus que jamais convaincu que les événements s'y renfermeront, et que le pacha portera plus loin ses concessions, ou sera dompté sans longs et violents efforts.»

Deux jours après, pour que le gouvernement du Roi n'ignorât rien de l'état des esprits à Londres, j'écrivis à M. Thiers: «J'espérais recevoir, il y a déjà quelque temps, votre réponse à la grande dépêche de lord Palmerston du 31 août dernier. En vous écrivant le 9 septembre, je vous ai parlé de l'effet qu'elle produisait en Angleterre et de l'importance qu'il y aurait pour nous à agir, à notre tour, sur l'esprit flottant du public anglais mal informé. Depuis cette époque, non-seulement la dépêche du 31 août, mais plusieurs autres pièces dans le même sens ont été publiées, entre autres la note que m'a adressée lord Palmerston, le 16 septembre, en me communiquant la convention du 15 juillet, celle qui accompagnait le protocole du 17 septembre, et ce protocole lui-même. Ces publications ont réellement agi sur l'opinion en Angleterre, et aussi, me dit-on, en Allemagne. Rien n'est venu de notre part, non-seulement à la connaissance du public, mais à l'adresse du cabinet anglais qui, je le sais, s'est un peu étonné de ne recevoir aucune réponse à ses diverses communications.»

M. Thiers m'envoya, le 8 octobre, sa réponse, en date du 3, au memorandum anglais du 31 août. C'était un complet et habile résumé de la politique du gouvernement français depuis 1839, dans les affaires d'Orient. Ses motifs, sa persévérance à travers toutes les phases de la question, ses efforts à la fois pour le maintien de l'Empire ottoman et pour l'acceptation intelligente et pacifique des faits qui, dans certains lieux, en attestaient l'incontestable décadence, enfin ses objections au traité du 15 juillet 1840 et ses griefs contre le brusque procédé de la conclusion, y étaient exposés avec lucidité, fermeté et mesure. Je donnai le 12 octobre, à lord Palmerston, revenu ce jour même de la campagne, lecture et copie de ce document[22]. Il me fit, dans le cours de cette lecture, quelques observations courtes et réservées, quoique son impression, je pourrais dire sa contrariété, fût, au fond, assez vive. J'ai déjà dit qu'il a le goût de la polémique et un besoin passionné, non-seulement d'avoir, mais d'avoir toujours eu raison, dans ses raisonnements comme dans ses actes. La lecture terminée, il m'exprima l'intention de répondre, par écrit, à cette dépêche, et d'y relever tout ce qui lui paraissait susceptible de contradiction. Il avait l'air, en m'écoutant, de méditer déjà sa réponse.

[Note 22: Pièces historiques, nº XI.]

A sa dépêche du 3 octobre, M. Thiers en avait joint une autre, en date du 8, pratiquement bien plus importante. C'était la déclaration de l'attitude que prenait le gouvernement du Roi en raison de la déchéance prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali, comme pacha d'Égypte[23]. Cette déclaration était conçue en termes aussi mesurés que graves; le mot et le moment précis du casus belli n'y étaient pas prononcés; mais elle portait formellement «que la déchéance du vice-roi, mise à exécution, serait, aux yeux de la France, une atteinte à l'équilibre général de l'Europe. On a pu livrer, aux chances de la guerre actuellement engagée, la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi d'Égypte; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances l'existence de Méhémet-Ali comme prince vassal de l'Empire. Quelle que soit la limite territoriale qui les sépare, par suite des événements de la guerre, leur double existence est nécessaire à l'Europe, et la France ne saurait admettre la suppression de l'un ou de l'autre. Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l'existence du sultan et du vice-roi d'Égypte, elle se borne en ce moment à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l'acte de déchéance prononcé à Constantinople.»

[Note 23: Pièces historiques, Nº XI.]

Je portai cette dépêche à lord Palmerston le 10 octobre, quelques heures après l'avoir reçue. Il arrivait de la campagne et se disposait à se rendre au conseil. Il écouta ma lecture avec une attention silencieuse; sur le passage seulement où M. Thiers rappelait la déclaration que lui avait faite lord Granville au sujet de la déchéance prononcée contre le pacha: «Je ne sais, me dit lord Palmerston, si ces mots mesure comminatoire, sans conséquence effective et nécessaire, rendent bien exactement ma pensée. J'ai chargé lord Granville, comme je vous l'ai dit à vous-même, de déclarer au gouvernement du Roi que nous considérions cette déchéance, non comme un acte définitif et qui devait nécessairement être exécuté, mais comme une mesure de coercition destinée à retirer au pacha tout pouvoir légal, à agir sur son esprit pour l'amener à céder, et qui n'excluait pas, entre la Porte et lui, s'il renonçait à ses premiers refus, un accommodement qui le maintînt en possession de l'Égypte.—C'est aussi, mylord, ce que j'ai mandé au gouvernement du Roi» et je continuai ma lecture. Quand j'eus fini: «Je ne saurais, me dit lord Palmerston, vous répondre immédiatement; je ne suis pas le gouvernement. Je n'entreprendrai pas non plus, en ce moment, de discuter les raisonnements exprimés dans cette dépêche, et qui pourraient donner lieu à des observations que probablement il conviendra mieux de faire par écrit. Je mettrai la dépêche sous les yeux du cabinet.» Et nous nous séparâmes sans plus de conversation.

Cinq jours après, le 15 octobre, poussé par la vive impression qu'avaient faite, sur ses collègues et sur lui-même, cette dépêche du gouvernement français et la déclaration qu'elle contenait, lord Palmerston adressa à l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby, des instructions portant: «Pour que le récent exercice de l'autorité souveraine du sultan aboutisse à un prompt et satisfaisant règlement des questions pendantes, le gouvernement de Sa Majesté pense qu'il conviendrait que les représentants des quatre puissances à Constantinople reçussent ordre d'aller trouver le ministre turc et de lui dire que, d'après les stipulations de l'article 7 de l'acte séparé annexé au traité du 15 juillet, leurs gouvernements respectifs recommandent fortement au sultan que, si Méhémet-Ali fait bientôt sa soumission et s'engage à restituer la flotte turque et à retirer ses troupes de toute la Syrie, d'Adana, de Candie et des villes saintes, le sultan, de son côté, non-seulement rétablisse Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte, mais lui donne aussi l'investiture héréditaire de ce pachalik, conformément aux conditions spécifiées dans le traité du 15 juillet, et pourvu, comme de raison, que Méhémet-Ali ou ses successeurs ne commettent, sous peine de forfaiture, aucune infraction de ces conditions. Le gouvernement de Sa Majesté a droit d'espérer que l'avis ainsi suggéré de sa part au sultan aura le concours des gouvernements d'Autriche, de Prusse et de Russie; Votre Excellence donc, aussitôt que ses collègues auront reçu des instructions correspondantes, fera la démarche prescrite dans cette dépêche. Si le sultan, comme le gouvernement de Sa Majesté n'en saurait douter, consent à agir d'après l'avis qui lui sera ainsi donné par ses quatre alliés, il conviendra qu'il prenne immédiatement les mesures nécessaires pour faire connaître à Méhémet-Ali ses gracieuses intentions; et Votre Excellence, de concert avec sir Robert Stopford, fournira au gouvernement turc toutes les facilités qu'il pourra demander à cet effet.»

Lord Palmerston m'envoya aussitôt copie de cette dépêche, et lord Granville reçut ordre de la communiquer officiellement au gouvernement du Roi. Le cabinet anglais avait hâte de nous rassurer quant à l'existence de Méhémet-Ali en Égypte, et de faire ainsi disparaître la chance de guerre que la dernière dépêche de M. Thiers faisait entrevoir.

Mais dans la situation que les événements d'Orient et l'état des esprits en France avaient faite au cabinet français, c'était là une bien petite satisfaction et un calmant bien inefficace. La France se sentait offensée et se croyait menacée. Elle voyait, dans le traité du 15 juillet, une atteinte à sa dignité, et l'alliance des quatre puissances pour résoudre, sans elle, la question égyptienne était, à ses yeux, le présage d'une nouvelle coalition contre elle, dans un avenir peut-être prochain. Les ennemis du gouvernement de 1830 fomentaient ce double sentiment, s'en promettant des chances pour le plaisir de leurs passions et le succès de leurs desseins. Sous la pression de l'irritation et de l'alarme publiques, le cabinet avait pris et prenait chaque jour des mesures aussi graves qu'auraient pu l'être, s'ils avaient éclaté, les périls qui semblaient approcher. Dès le 29 juillet, des ordonnances du Roi avaient appelé à l'activité les jeunes soldats encore disponibles sur les classes de 1836 et 1839, et ouvert les crédits nécessaires pour augmenter l'effectif de la marine de dix mille matelots, de cinq vaisseaux de ligne, de treize frégates et de neuf bâtiments à vapeur. Des ordonnances du 29 septembre prescrivirent la création de douze nouveaux régiments d'infanterie, de dix bataillons de chasseurs à pied et de six régiments de cavalerie. Des ordonnances du 5 août et du 21 septembre allouèrent des crédits extraordinaires s'élevant à 107,829,250 francs pour l'accroissement du matériel de l'armée et de son effectif en hommes et en chevaux. Le 13 septembre, le Moniteur annonça que la grande oeuvre des fortifications de Paris était résolue et que le gouvernement en faisait immédiatement commencer les travaux: «Nous avons réuni les deux systèmes, m'écrivait M. Thiers en me l'annonçant, qui tous deux sont bons, qui réunis sont meilleurs, et qui n'ont qu'un inconvénient, à mon avis fort accessoire, c'est de coûter cher. En France, cela est pris, non pas avec plaisir, mais avec assentiment. On comprend que notre sûreté est là, et que c'est le moyen infaillible de rendre une catastrophe impossible.» Le 7 octobre enfin, au moment même où le cabinet, par sa note du 8, déclarait sa résolution de ne pas consentir à la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte, une ordonnance royale convoqua les Chambres pour le 28 de ce mois, et M. Thiers m'écrivit le 9: «La position s'aggravant d'heure en heure, les armements doivent être accélérés en proportion. Nous allons être à 489,000 hommes. Nous demanderons aux Chambres 150,000 hommes sur la classe de 1841. Nous les demanderons par anticipation. Notre chiffre sera alors de 639,000 hommes. Les bataillons mobiles de garde nationale seront organisés sur le papier; et si un moment vient où le coeur de la nation n'y tienne plus, devant un acte intolérable, devant une des cent éventualités de la question, nous nous adresserons aux Chambres et au Roi, et les uns et les autres décideront.»

Au même moment, et pour bien établir le sens comme la limite des graves résolutions qu'il prenait, le cabinet rappela du Levant notre escadre qui, en présence des événements engagés sur les côtes de Syrie, attendait des instructions dans la rade de Salamine; il ordonna qu'elle se concentrât à Toulon, dans le triangle formé par le port de Saint-Florent et Alger, prête à se porter, au premier signal, sur tous les points de la Méditerranée, particulièrement sur Alexandrie si l'Égypte même était attaquée. Ce rappel de l'escadre fut, de la part du cabinet français, un acte de courage politique; en présence d'une grande fermentation nationale, et tout en prenant les grandes mesures qu'il jugeait nécessaires pour faire face aux grands événements qu'il croyait possibles, il ne voulut pas que la politique et l'avenir de la France fussent à la merci d'un incident survenu entre des vaisseaux français et anglais voisins les uns des autres, loin de leurs gouvernements respectifs, et au bruit des coups de canon tirés par l'escadre anglaise contre le client populaire de la France. Mais, dans l'apparence, cette mesure était en contradiction avec l'ensemble de la situation et l'attitude générale du gouvernement français; c'était une précaution pacifique prise au milieu d'une prévoyance belliqueuse. Elle fut vivement attaquée par les adversaires du gouvernement, défendue avec embarras par ses amis, et elle produisit dans le public une de ces impressions incertaines et tristes qui affaiblissent le pouvoir, même quand il a raison.

Ainsi éclataient les conséquences des erreurs qui, depuis l'origine de la question égyptienne, avaient jeté et retenu dans de fausses voies la politique de la France. Nous avions attaché à cette question une importance fort exagérée; nous avions regardé les intérêts de la France dans la Méditerranée comme bien plus engagés qu'ils ne l'étaient réellement dans la fortune de Méhémet-Ali. Et en même temps pourtant nous n'avions pas concentré, sur l'Égypte même et sur sa transformation en État presque indépendant, tout notre désir et notre effort. Nous avions, d'une part, fait à l'Égypte une trop grande place dans notre politique générale, et de l'autre nous ne nous étions pas empressés de saisir l'occasion et d'assurer, avec l'adhésion de l'Europe, la consolidation, sous notre influence, de ce nouveau démembrement de l'Empire ottoman. En soutenant toutes les prétentions de Méhémet-Ali sur la Syrie, nous avions trop cédé à son ambition et trop peu pensé à son établissement permanent sur les bords du Nil qui avait, pour la France, bien plus de prix. En nous refusant aux diverses concessions qui nous avaient été offertes pour le pacha, nous avions aidé nous-mêmes au travail de l'empereur Nicolas pour nous mettre mal avec l'Angleterre et nous isoler en Europe. Nous avions tenu cette conduite dans la double conviction que Méhémet-Ali défendrait puissamment ses conquêtes, et que, pour les lui enlever, les quatre puissances unies dans le traité du 15 juillet auraient à faire de grands efforts qui seraient ou vains, ou compromettants pour la paix de l'Europe. Ces puissances commençaient à peine à agir, et déjà les événements démentaient notre appréciation des forces et des chances; déjà on pouvait pressentir que Méhémet-Ali résisterait faiblement et qu'une escadre anglaise suffirait à le dompter. Et pour une question si secondaire, pour ce client si peu en état de se soutenir lui-même, nous avions compromis notre situation en Europe; nous nous étions séparés de l'Angleterre; nous avions inquiété dans leur indifférence pacifique l'Autriche et la Prusse; nous avions livré ces trois puissances au travail hostile de la Russie. Et nous nous trouvions seuls, en présence d'une alliance qui n'était pas, qui ne voulait pas être, envers nous, une coalition agressive, qui s'inquiétait pour elle-même bien plus qu'elle ne songeait à nous menacer, mais qui réveillait chez nous les souvenirs encore brûlants de nos luttes contre la grande coalition européenne, et qui suscitait dans toute la France une fermentation pleine de colère et d'alarme.

Les erreurs qui avaient amené cette situation n'étaient celles de personne en particulier, ni d'aucun parti, ni d'aucun homme: c'étaient des erreurs publiques, nationales, partout répandues et soutenues, dans les Chambres comme dans le pays, dans l'opposition comme dans le gouvernement, au sein des partis les plus divers. Tous avaient placé la question égyptienne plus haut que ne le voulait l'intérêt français; tous avaient repoussé les transactions présentées; tous avaient cru Méhémet-Ali plus fort et le dessein des quatre puissances plus difficile qu'il ne l'était réellement. L'heure des mécomptes était venue, et c'était le cabinet présidé par M. Thiers qui avait à en porter le poids.

CHAPITRE XXXIII

AVÈNEMENT DU MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840.

Situation parlementaire du cabinet de M. Thiers au début et pendant le cours de la session de 1840.—Discussion et vote des fonds secrets dans la Chambre des députés.—Proposition de réforme parlementaire par M. de Rémilly.—Son issue.—Dispositions du Roi envers le cabinet.—État du cabinet à la clôture de la session.—Effets divers du traité du 15 juillet 1840 sur la situation du cabinet.—Perspectives de guerre.—Inquiétude et fermentation qu'elles excitent.—J'écris au duc de Broglie le 23 septembre à ce sujet.—Sa réponse.—Effet du bombardement de Beyrout et de la déchéance prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali sur la situation du cabinet.—Deux courants opposés se manifestent dans le public.—Esprit révolutionnaire et esprit pacifique.—Le cabinet offre sa démission au Roi qui la refuse.—Caractère précaire de l'accord rétabli entre le Roi et le cabinet.—Avertissements qui me parviennent à Londres.—Ma situation et ma réponse.—Opinion de M. Duchâtel.—La session des Chambres est convoquée et je demande un congé pour m'y rendre.—Ce que je pense de l'état des affaires et ce que j'en écris au duc de Broglie le 13 octobre.—Le cabinet se propose de porter M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre des députés.—Mon opinion et ma résolution à cet égard.—Attentat de Darmès sur le Roi.—Le cabinet propose au Roi un projet de discours pour l'ouverture de la session.—Le Roi le refuse.—Démission du cabinet.—Le Roi m'appelle à Paris.—Formation du cabinet du 29 octobre 1840.

J'ai dit quels motifs m'avaient déterminé, quand le cabinet présidé par M. Thiers se forma, à rester ambassadeur à Londres, quelles limites j'assignai, dès le premier moment, à mon adhésion, et quelles assurances me furent données que le cabinet ne les dépasserait point: «Il s'est formé, m'écrivait M. de Rémusat, sur cette idée: point de réforme électorale, point de dissolution.» La plupart de mes amis politiques, surtout dans la Chambre des députés, se confiaient peu dans ces assurances; le cabinet s'éloignait évidemment du centre de cette assemblée; il avait dans le centre gauche son siège et son chef; le côté gauche lui offrait son appui; le premier jour où les nouveaux ministres ouvrirent leurs salons, les députés de l'ancienne opposition y firent foule. Les chefs tenaient un langage modéré; mais tout en contenant ses exigences, le nouveau parti ministériel manifestait ses espérances; on élevait précisément les questions que le cabinet avait promis d'écarter; on parlait, plus ou moins haut, de réforme parlementaire et électorale, même de la dissolution de la Chambre si elle se refusait à ce qu'on ne pouvait se dispenser de lui demander: «Il ne s'agit, disait-on, que d'arriver à la fin de la session, et quoi de plus simple? Il suffit de ne pas effaroucher les conservateurs, dût-on même les flatter et les caresser un peu, de manière à en gagner un nombre suffisant pour avoir une majorité passable, avec laquelle on puisse obtenir les fonds secrets, le budget et deux ou trois lois d'une extrême urgence; après quoi, la clôture. Alors nous serons maîtres du terrain; nous épurerons, s'il le faut, le ministère et nous ferons la dissolution. Nul doute sur le résultat des élections faites sous notre puissance administrative et sous l'influence de notre presse. Ainsi notre victoire deviendra incontestable et incontestée.»

Ces propos, ces projets, entendus ou pressentis par les conservateurs, les remplissaient d'humeur et de méfiance; ils se souvenaient des périls que le pays avait courus et des luttes que, depuis le ministère de M. Casimir Périer, ils avaient soutenues pour l'en défendre; les rancunes suscitées par la coalition étaient récentes et vives. Le parti du juste-milieu serrait ses rangs, proclamait ses craintes et se promettait de résister fermement à toute déviation de la politique qu'il faisait triompher depuis neuf ans: «La situation, m'écrivaient mes amis, est plus grave que vous ne pouvez le penser, n'étant pas sur le théâtre même des événements. Un ministère soutenu publiquement et ardemment par la gauche, appuyé par les journaux de cette couleur, au nom des idées que nous avons combattues, ce n'est pas là un fait léger et sans importance pour l'avenir. Il ne s'agit de rien moins que d'un complet déplacement du pouvoir, et le mouvement ira vite si on ne l'arrête.» Le duc de Broglie lui-même, qui avait regardé l'entrée de M. Thiers au pouvoir comme nécessaire et qui l'avait aidé à former son cabinet, ne se faisait point d'illusion sur cet état des esprits et des partis: «Les querelles des journaux, m'écrivait-il, ont fort envenimé la situation et compliqué les difficultés. Je crois, pour ma part, que le ministère traversera le défilé des fonds secrets; mais je doute fort qu'il arrive jusqu'à la session prochaine. Il sortira de celle-ci, s'il en sort, tellement meurtri et délabré que M. Thiers sera obligé de chercher du secours. Et comme, en pareil cas, il est d'autant plus difficile d'en trouver qu'on en a besoin, les probabilités sont qu'il n'ouvrira pas la session prochaine. Je désire beaucoup que votre mission à Londres ait assez réussi alors pour vous permettre de rentrer dans les affaires. Il n'y a que vous qui puissiez maintenant diriger les affaires étrangères utilement pour le pays, et agir sur l'esprit du Roi sans révolter son amour-propre.»

Le cabinet traversa en effet heureusement le défilé des fonds secrets; M. Thiers eut non-seulement les honneurs de la discussion, mais un succès de vote qui dépassa son attente. Un amendement proposé par M. d'Angeville, ferme député conservateur, pour réduire de 100,000 francs la somme demandée par le gouvernement, fut rejeté par 246 suffrages contre 158 qui l'adoptèrent. Un de mes plus judicieux et plus fidèles amis, M. Dumon, m'écrivit le lendemain 27 mars: «Notre minorité se compose de quelques voix dans le centre gauche, de la majorité des 221 qui ont soutenu M. Molé contre la coalition, et des doctrinaires. L'alliance avec la gauche étant offerte au cabinet et acceptée de lui, il nous a paru impossible de donner notre adhésion à cette nouvelle majorité et nous avons travaillé à la reconstitution du centre droit. Autant qu'on puisse juger une situation le lendemain du jour où elle s'est dessinée, voici, ce me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix ne sont pas complétement homogènes; mais en les réduisant à 140, on a le chiffre des conservateurs déterminés à empêcher l'alliance avec la gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l'opposition. 40 voix à peu près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non la même résolution. Le parti conservateur est donc aujourd'hui en minorité dans la Chambre; il ne peut recevoir la majorité que de ses alliances ou des fautes du cabinet. Ceci me semble dicter la conduite que nous devons tenir. Nulle occasion qu'on puisse prévoir ne se présentera, d'ici à la fin de la session, de donner un vote politique; elle établirait la division, d'une manière permanente, entre nous et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité. L'attitude expectante au contraire nous laissera prêts pour l'une ou l'autre des deux éventualités que le temps doit prochainement amener. Si M. Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez nombreux pour faire nos conditions. Si M. Thiers s'enivre de son succès, s'il demande la dissolution de la Chambre pour consolider sa majorité, nous sommes en mesure d'appeler à nous la portion la plus modérée de ses amis, et de former, avec eux, une majorité et un ministère. Dans les deux hypothèses, la guerre parlementaire ne nous serait bonne à rien, et nous ne pouvons que gagner à la paix.»

J'étais pleinement de l'avis de M. Dumon. Au moment même de la formation du cabinet, j'avais conseillé à mes amis la conduite modérée et expectante qu'il indiquait. Bientôt survinrent des incidents nouveaux qui la rendirent plus difficile, mais qui n'ébranlèrent pas ma conviction que c'était la seule sensée et convenable. Un député conservateur, M. de Rémilly, esprit flottant et curieux de popularité, fit une proposition pour interdire aux députés, pendant toute la durée de la législature et sauf quelques exceptions, l'acceptation de toute fonction salariée et tout avancement dans leur carrière. C'était un premier pas dans la réforme parlementaire et électorale. Le cabinet s'efforça, sous main, de faire écarter la proposition; mais quand la Chambre fut appelée à en délibérer, le côté gauche, par fidélité à ses antécédents, les ministres par égard pour leurs nouveaux alliés, la plupart des conservateurs par malice envers le cabinet et pour l'embarrasser, votèrent la prise en considération, et une commission fut chargée de faire, à ce sujet, un rapport qui devait amener une résolution définitive. Rejetée, malgré l'appui du ministère, la proposition entraînait sa chute; adoptée, elle rendait la dissolution de la Chambre inévitable. J'écrivis le 6 mai au duc de Broglie: «Je suis chaque jour plus inquiet. Quand le cabinet s'est formé, il m'a écrit en propres termes qu'il se formait sur cette idée: «Point de réforme électorale, point de dissolution;» et il glisse de jour en jour dans la réforme et dans la dissolution! Si la proposition Rémilly ne meurt pas dans la commission, si elle est rapportée et discutée, la dissolution de la Chambre viendra, et elle viendra sous un cabinet de plus en plus engagé avec le côté gauche; c'est-à-dire qu'on fera en 1840, contre le corps du parti conservateur, du parti avec lequel nous avons de 1830 à 1836 sauvé le pays et notre honneur, ce que M. Molé a fait en 1837 contre la tête de ce même parti, contre les doctrinaires. Que la situation soit forcée, que les conservateurs y aient poussé le cabinet, que depuis trois mois ils aient manqué de prudence et de patience, aujourd'hui cela importe assez peu; s'en plaindre, c'est de la morale, non de la politique. Politiquement, le fait actuel et imminent, c'est une nouvelle dissolution contre notre ancienne armée, à la suite de deux dissolutions faites naguère contre nous. Et au bout de ces trois dissolutions sera l'abandon de la politique qui a été la nôtre depuis 1830, de la seule politique sensée et honorable.

«Il faut que la proposition Rémilly meure dans la commission. Il faut qu'elle ne soit pas rapportée et discutée. A cette condition seule, on peut gagner encore du temps, le temps de guérir les blessures dont nous souffrons, le temps de ramener le pouvoir vers le centre et le centre vers le pouvoir. J'espère que cela se peut. Mais cela ne se peut qu'avec du temps; et si la proposition Rémilly est discutée, nous n'en aurons point; nous serons fatalement précipités dans une voie fatale.

«Il y a, je le sais, bien peu de vraie passion, bien peu d'énergie dans les partis de gauche ou de droite, vainqueurs ou vaincus, et ils peuvent se traîner longtemps dans des oscillations courtes et misérables. Mais il y a aussi bien de la légèreté, bien de l'imprévoyance, bien peu de résistance au mal, et il ne faut pas un vent bien fort pour emporter ces brins de paille. Si le parti qui, depuis 1830, a commencé à fonder vraiment chez nous le gouvernement libre est définitivement battu et dissous, Dieu sait ce qui arrivera! Dieu sait quel temps et quels événements il faudra pour retrouver un point d'arrêt!

«Pensez bien à ceci, je vous prie. Voyez ce que vous pouvez faire, jusqu'à quel point vous pouvez agir sur le cabinet. Épuisez votre pouvoir; forcez-les d'épuiser le leur pour n'en pas venir à cette extrémité. J'en suis très-préoccupé moi-même, préoccupé avec un déplaisir infini. Je ne puis oublier que ce qui m'a décidé, il y a deux mois, à rester dans le poste où je suis, ce sont ces paroles: «Point de réforme électorale, point de dissolution.»

On n'en vint pas à l'extrémité que je redoutais; quand la commission eut fait son rapport, la discussion de la réforme parlementaire proposée par M. de Rémilly fut ajournée après le vote du budget. C'était la renvoyer à une autre session, et la dissolution de la Chambre des députés cessait d'être inévitable. Le cabinet s'appliquait ainsi à écarter toute mesure décisive, toute classification définitive; il espérait qu'en gagnant du temps il parviendrait à recruter, soit parmi les anciens conservateurs, soit dans l'ancienne opposition, les éléments d'une majorité nouvelle et un point d'appui pour une politique un peu nouvelle aussi, assez du moins pour contenter le côté gauche sans effrayer et aliéner le centre. Mais dans un gouvernement de discussion libre et publique, l'équilibre entre les partis est une situation de très-courte durée, car elle condamne le pouvoir à une immobilité qui l'annule ou à un jeu de bascule qui le décrie; et il n'y a point de dextérité de conduite ou de parole qui suffise à contenir longtemps, sans les combattre, les passions qu'on ne veut pas satisfaire, et à opérer promptement les transformations dont on aurait besoin. Malgré les efforts, malgré les succès même de M. Thiers et de ses collègues, et quoique leur existence ministérielle ne fût plus menacée, les difficultés de leur situation s'aggravaient au lieu de s'évanouir; la gauche avait beau dissimuler ou ajourner ses prétentions, les méfiances du centre devenaient de jour en jour plus vives; on parlait de l'entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet, et les dénégations des ministres ne dissipaient pas les alarmes des conservateurs; les mutations diplomatiques, judiciaires ou administratives, quoique faites en petit nombre et avec réserve, étaient observées et commentées avec une humeur inquiète; et bien que trop amèrement ou imprudemment exprimée, l'inquiétude était légitime, car, malgré les hésitations et les précautions du ministère, c'était évidemment la désorganisation du parti conservateur qui s'opérait et c'était au profit de l'ancienne opposition que se préparait l'avenir.

Le roi Louis-Philippe était, au fond, de l'avis des conservateurs et partageait leur inquiétude; mais il ne contrariait point le ministère, ne lui suscitait aucun embarras, ne se refusait point, tout en les discutant, aux mesures de détail qui lui étaient demandées, et restait strictement dans son rôle constitutionnel, ne se séparant point de ses conseillers sans se confondre avec eux: «Le Roi, m'écrivait le 15 mars M. de Rémusat, nous traite parfaitement bien et nous prête un réel appui.» Quelquefois, les personnes qui l'approchaient, diplomates ou courtisans, lui trouvaient l'air triste et soucieux; il laissait quelquefois percer, à l'endroit de ses ministres, un peu de susceptibilité royale; on remarqua que, le 1er mai 1840, dans les réceptions de sa fête, il s'était montré froid avec M. Thiers et lui avait à peine adressé la parole. Mais ces petits mouvements personnels n'altéraient point son attitude générale, et laissaient, à la politique du cabinet, son libre développement. Des hommes dignes d'exercer le pouvoir sous leur responsabilité ne prétendent pas que la personne royale leur asservisse sa pensée et sa vie intime; ils n'ont droit qu'à sa loyauté constitutionnelle et ne lui demandent rien de plus. Le roi Louis-Philippe d'ailleurs avait du goût pour M. Thiers, comptait sur son attachement, et traitait avec lui sur un pied de confiance familière, soit qu'ils fussent ou ne fussent pas du même avis. Sur une seule question, question de crise et d'avenir, le Roi avait son parti pris, indépendamment de ses ministres; il était décidé à ne pas leur accorder la dissolution de la Chambre des députés s'ils la lui demandaient, et à accepter leur démission plutôt que de leur laisser faire les élections de concert avec la gauche et sous son influence. Résolution parfaitement légitime en principe, car c'est le droit essentiel de la royauté, quand elle diffère d'opinion avec ses conseillers, de se séparer d'eux et d'en appeler, soit dans les Chambres, soit dans les élections, au jugement du pays. Le Roi prévoyait cette chance, et s'entretenant, vers la fin d'avril, avec le maréchal Soult, il lui demanda si, dans le cas où il se verrait obligé de refuser à ses ministres actuels la dissolution de la Chambre, il pouvait compter sur lui pour former un nouveau cabinet: «Je suis prêt, Sire, lui dit le maréchal, à reprendre le ministère de la guerre; et ce qu'à mon avis le Roi, dans ce cas, aurait de mieux à faire, ce serait d'offrir à M. Guizot le portefeuille des affaires étrangères. Quand j'ai insisté, dans le précédent cabinet, pour que l'ambassade d'Angleterre lui fût confiée, je pensais qu'un jour le Roi pourrait bien avoir besoin de lui ailleurs.» Le Roi prit la main au maréchal, et le remercia en lui disant: «Ceci sera ma ressource en cas de mésaventure.»

M. Duchâtel m'informa sur-le-champ de cet entretien en y ajoutant: «Soyez sûr que la dissolution est au fond de la situation actuelle. On prend des renseignements de tous les côtés. On s'y prépare le plus mystérieusement que l'on peut. On envoie, aux journaux des départements, des articles que j'ai lus et qui vantent les heureux effets probables d'une dissolution. Le Roi est décidé à la refuser; mais le pourra-t-il? Là sera la question. Que dites-vous, quant à ce qui vous regarde, de la combinaison dont le maréchal lui a parlé? J'aurais grand besoin de savoir le fond de votre pensée.»

Je lui répondis le 29 avril: «Comme vous, je suis frappé du mouvement vers la gauche. Comme vous, je le crois très-dangereux pour notre pays et notre gouvernement. Mais je doute que ce mouvement marche aussi vite et aussi uniformément que vous le supposez. Je crois à des lenteurs, à des oscillations. Il faut régler sa conduite sur le fait général, mais en tenant compte des incidents qui doivent le ralentir ou le masquer pendant quelque temps. Je crois aussi qu'il importe infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir qu'appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien de pis que les remèdes qui viennent trop tôt; ils ne guérissent pas le malade et ils perdent le médecin. Le parti conservateur nous a manqué deux fois, par imprévoyance et par faiblesse: en 1837, au moment de la loi de disjonction, en 1839, au moment de la coalition. Il ne faut pas nous livrer sans défense aux défauts de nos amis. Il faut, quand nous nous rengagerons, que leur péril soit assez pressant, assez clair pour qu'ils s'engagent bien eux-mêmes avec nous, et à des conditions honorables et fortes pour nous. Les partis ne se laissent sauver que lorsqu'ils se croient perdus. Quand ce moment viendra, s'il vient, comme je le pense, je n'aurai, à la combinaison dont vous me parlez, aucune objection. Je la crois bonne, et personnellement elle me convient. Mais, je le répète, ce qui est capital en soi, ce qui, pour moi, est de rigueur, c'est que rien ne se fasse ou ne se tente d'une manière factice ou prématurée, par un travail caché, pour échapper à des ennuis, à des désagréments. Il faut des motifs publics, énormes; il faut que le Roi ait à refuser des choses qu'il ne puisse accepter avec sûreté, que nous-mêmes nous ne puissions accepter avec honneur. Je n'entrevois, quant à présent, que deux choses pareilles, la dissolution de la Chambre des députés ou l'admission de la gauche elle-même dans le gouvernement. Ce sont là, je le reconnais, pour le Roi et pour nous, des motifs suffisants. Pour ces motifs-là et sur les bases que vous m'indiquez, je ne manquerai ni à ma cause ni à mes amis.»

Je tenais beaucoup à ce que le cabinet fût bien instruit de mes dispositions, et le 16 juin, je priai le duc de Broglie de s'en expliquer nettement pour mon compte: «On me dit, lui écrivis-je, qu'il est question de l'entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet. Je ne sais pas si cela est sérieux, et je ne veux en écrire à personne du cabinet avant de savoir si cela est sérieux. Je n'ai nul goût pour les déclarations inutiles. Mais comme je ne veux pas qu'il puisse y avoir, dans l'esprit de personne, un moment d'incertitude sur ce que je ferais en pareil cas, je vous prie de dire positivement à M. de Rémusat, et comme le sachant bien, que, si cela arrivait, je ne resterais pas à Londres. La dissolution de la Chambre ou l'admission de la gauche dans le gouvernement, ce sont, pour moi, les cas de retraite que j'ai prévus et indiqués dès le premier moment.» J'avais, en effet, trois semaines auparavant, écrit à M. de Rémusat: «Une chose me préoccupe toujours, la proposition Rémilly et la très-fausse position dans laquelle, si elle était discutée et en partie adoptée, elle mettrait la Chambre, le cabinet et tout le monde. Position qui, étant le grand chemin de la dissolution, ne serait acceptable ni tenable pour personne. Pourvoyez à cela. Il me semble que le pouvoir ne vous manque pas.» M. de Rémusat communiqua sans doute ma lettre à ses collègues, car, quelques jours après, M. Thiers, en m'écrivant sur les diverses négociations dont j'étais chargé, me dit à la fin, avec une fine ironie qui me fit sourire sans me rassurer: «Je vous souhaite mille bonjours et vous engage à vous rassurer sur les affaires intérieures de la France. Nous ne voulons pas la dissolution, et nous ne vous perdons pas le pays en votre absence.»

Le 15 juillet, le même jour où les quatre puissances signaient, sans nous, à Londres, leur traité sur les affaires d'Orient, la session des Chambres finit à Paris, laissant le ministère point menacé, mais point affermi, sans rivaux agressifs, mais sans amis sûrs et sans avenir clair. Aucun parti ne l'attaquait, mais aucun ne le soutenait comme le représentant vrai et efficace de ses idées, de ses intérêts, de sa cause: «La session s'est close médiocrement pour le cabinet, m'écrivait M. Villemain; il y avait, à la Chambre des députés, diminution de confiance, quoique la confiance n'eût jamais été grande. Le parti nécessaire, le centre, n'était pas hostile, mais froid et assez sévère dans ses jugements. La gauche était humble, mais une partie avait de l'humeur et, sans les journaux, en aurait eu davantage. La session prochaine retrouvera les choses dans le même état, et plutôt aggravées. Les conquêtes individuelles seront assez rares et péniblement compensées. Il y aura de l'impossible à satisfaire la gauche, ou à la conserver aussi bénigne sans la satisfaire.» Les partisans mêmes du cabinet, les hommes qui l'avaient hautement approuvé et soutenu pendant le cours de la session, n'étaient guère plus confiants dans son avenir: «Voilà la session finie, m'écrivait M. Duvergier de Hauranne, et bien finie, quoi qu'on en puisse dire. Sur quelques points secondaires, on peut sans doute reprocher au cabinet quelques faiblesses; mais il n'a pas fléchi sur une seule question importante, et son drapeau est aujourd'hui ce qu'il était au 1er mars. La Chambre d'ailleurs lui a accordé tout ce qu'il lui demandait. Je conclus de là qu'à moins d'événements imprévus, son existence est parfaitement assurée pour six mois, et que les difficultés renaîtront seulement au début de la session prochaine. J'avoue qu'à cette époque elles pourront être grandes.»

Les difficultés devaient être d'autant plus grandes qu'elles ne provenaient ni de la composition, ni des mérites du cabinet. Depuis son entrée au pouvoir, il avait déployé beaucoup d'activité, d'adresse, de talent. Il avait un chef reconnu et point de dissensions intérieures. Son mal était dans sa situation même; il ne représentait et ne satisfaisait aucune des grandes opinions et des grandes classifications politiques du pays; il vivait entre elles, voué à un travail continu de transaction et d'équilibre: travail quelquefois nécessaire, mais de courte haleine, et où le succès même use plus qu'il ne fortifie. Il faut au pouvoir une base plus large et plus fixe pour qu'il puisse prétendre à un long avenir.

Dans cette situation, le traité du 15 juillet fut, au premier moment, une bonne fortune pour le cabinet français, et lui valut, pendant six semaines, plus de force qu'il ne lui suscita de péril. La question intérieure, dans laquelle M. Thiers et ses collègues étaient aux prises avec des embarras à la fois graves et petits, s'évanouit devant la question extérieure qui parut, dès l'abord, grande et simple. Le sentiment national était blessé; la dignité, même la sûreté nationale semblaient compromises; tous les partis se pressèrent autour du pouvoir, lui apportant des impressions encore plus vives que les siennes et lui offrant tout leur appui. Le centre était aussi décidé que le côté gauche, le Roi aussi animé que le ministère; on entendait partout des paroles également chaudes; toutes les premières mesures prises ou annoncées par le gouvernement obtinrent l'assentiment général: «La force de la situation, m'écrivait le 29 août M. de Rémusat, l'a emporté sur les velléités d'ambition ou de vengeance de nos adversaires; on avait un moment espéré, pendant l'absence du Roi, nous trouver séparés de lui au retour, ou nous rendre suspects à ses yeux. On a bientôt reconnu qu'il n'y fallait pas penser. Le Roi a tenu, tant à l'égard de son ministère que de la situation générale, un langage très-ferme et très-net. Vos dernières nouvelles et celles du prince de Metternich ont fait regagner beaucoup de terrain à la paix, et j'ai plus de confiance dans l'avenir. Cependant nos préparatifs sont sérieux: ne fussent-ils, comme je le pense, qu'une précaution sans emploi, c'est une excellente chose que de saisir cette occasion de rendre à la France la force militaire dont elle a besoin pour soutenir son rang.»

C'était là en effet, à cette époque, la pensée et l'espérance du cabinet. Toujours persuadé que Méhémet-Ali résisterait énergiquement, que les moyens de coercition employés contre lui seraient vains ou inquiétants pour l'Angleterre elle-même, qu'ainsi la question resterait longtemps en suspens, et finirait, soit par un arrangement direct entre la Porte et le pacha, soit par de nouvelles transactions diplomatiques dans lesquelles la France, fortement préparée, pèserait efficacement sur l'Europe embarrassée, le gouvernement français, Roi et ministres, se flattait que la guerre ne résulterait pas des mesures qui semblaient la prévoir, et que le pouvoir sortirait de cette crise à la fois plus populaire et mieux armé.

Mais tout le monde n'avait pas la même confiance: quand l'émotion des premiers jours se fut un peu calmée, l'inquiétude de la guerre, d'une guerre sans raison sérieuse et légitime, rentra dans beaucoup d'esprits. M. Duchâtel m'écrivit, le 8 août, de Genève: «La situation me paraît de loin grave et inquiétante. Je ne puis pas cependant me figurer que la guerre en sorte. J'ai une confiance d'instinct dans le maintien de la paix. Mais nous sommes, comme en 1831, sur la lame d'un couteau, et le défilé n'est pas facile à passer. Je voudrais surtout être assuré que nulle part on ne souhaite la guerre, et que l'on se conduira de manière à ne pas la précipiter, tout en soutenant l'honneur du pays avec la fermeté que les circonstances réclament. Les bavardages des journalistes ne conviennent pas aux hommes d'État, et par susceptibilité pour soi-même, il ne faut pas provoquer justement l'amour-propre des autres. La nouvelle quadruple alliance n'a pas entre les mains les moyens d'enlever par force la Syrie au pacha. Ce ne serait pas une chose facile à une armée de cent mille Russes, et l'Angleterre peut-elle admettre une armée russe, non-seulement en Asie Mineure, mais au delà du Taurus? Ce serait un degré de démence dont je ne crois pas le bon sens de John Bull susceptible. Mais tout en nous montrant dignes et résolus, ne forçons pas nos voisins à se fâcher contre nous par point d'honneur. Maintenons notre honneur; ne blessons pas celui des autres.

M. Villemain m'écrivait au même moment: «Les démonstrations militaires, car je ne puis croire à la guerre, feront-elles ce que n'ont pu faire jusqu'ici les négociations? J'en doute fort. Il est certain que ce qui s'est montré d'énergie dans la presse a frappé. Il a été écrit par M. d'Appony à sa cour que ce pays-ci était plus inflammable qu'il ne l'avait cru, et qu'un grand mouvement vers la guerre pouvait avoir lieu. Reste la force de ce mouvement en lui-même, et la probabilité de ce qu'il peut inspirer de prudence à l'étranger. Vous êtes juge à cet égard. Seulement on peut penser qu'après dix ans de paix habilement maintenue, l'isolement n'est pas une politique; c'est une nécessité qui aurait pu être prévenue, et dont la cause est plus individuelle que nationale. La paix depuis dix ans est une force acquise au Roi et par le Roi. Le nom du Roi et son action personnelle doivent servir encore à la maintenir. S'il en arrivait autrement, j'aurais de tristes pensées sur les sacrifices qui seraient imposés au pays et qu'on sentirait bientôt.»

La perspective des sacrifices ne tarda pas à s'ouvrir; les affaires commerciales et industrielles se ralentirent; dans les ports, les armements devinrent plus timides et plus difficiles; des rassemblements d'ouvriers se formèrent à Paris et prirent un caractère séditieux; la fermentation et l'inquiétude se développaient ensemble; les esprits ardents commençaient à parler de la guerre sur le Rhin et les Alpes comme du seul moyen de prévenir les périls dont la nouvelle coalition menaçait la France; les esprits prudents regardaient les périls d'une telle guerre comme infiniment plus grands que ceux du traité du 15 juillet, et tournaient leur pensée vers le Roi, demandant s'il laisserait disparaître, pour que le pacha d'Égypte conservât toute la Syrie, la paix qu'il maintenait si laborieusement depuis dix ans. Quand on apprit que le traité du 15 juillet commençait à s'exécuter, l'excitation des uns et l'inquiétude des autres redoublèrent; les lettres qui m'arrivaient de toutes parts m'apportaient à la fois les velléités belliqueuses et les voeux pacifiques du pays. Dans cette perplexité publique, j'éprouvai le besoin et je jugeai de mon devoir de résumer et d'exprimer pleinement à Paris mon opinion sur l'état de l'affaire que j'étais chargé de traiter à Londres et sur la conduite qu'il nous convenait de tenir. J'écrivis donc le 23 septembre au duc de Broglie une lettre que j'insère ici tout entière:

«La situation devient grave. Je veux vous dire ce que je pense, tout ce que je pense. Je ne connais pas bien l'état des esprits en France. Je ne puis apprécier ce qu'il commande ou permet au gouvernement. Mais à ne considérer que les choses en elles-mêmes, j'ai un avis, et nous touchons peut-être à l'un de ces moments où c'est un devoir impérieux de n'agir que selon son propre avis.

«Depuis l'origine des négociations, le thème de notre politique a été celui-ci:—«Nous n'avons en Orient qu'un seul intérêt, un seul désir, le même que celui de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse. Nous voulons l'intégrité et l'indépendance de l'Empire ottoman. Nous repoussons tout accroissement de territoire ou d'influence au profit de toute puissance européenne. Dans l'intérieur de l'Empire ottoman, entre les musulmans, entre le sultan et le pacha d'Égypte, la répartition des territoires nous touche peu. Si le sultan possédait la Syrie, nous dirions: «Qu'il la garde.» Si le pacha consent à la rendre, nous dirons: «Soit.» C'est là, selon nous, une petite question. Mais si on tente de résoudre cette petite question par la force, c'est-à-dire de chasser le pacha de la Syrie, aussitôt s'élèveront les grandes questions dont l'Orient peut devenir le théâtre. Le pacha résistera. Il résistera à tout risque, au risque de la ruine de l'Empire ottoman, et de sa propre ruine. Sa résistance amènera les puissances chrétiennes, et au-dessus de toutes la Russie, au sein de l'Empire ottoman. Chance imminente que cet empire soit mis en pièces et l'Europe au feu. Nous ne voulons pas de cette chance. C'est pourquoi nous voulons, entre le sultan et le pacha, une transaction qui soit acceptée des deux parts, et qui maintienne en Orient la paix, seul gage de l'intégrité et de l'indépendance de l'Empire ottoman, par conséquent de la paix de l'Europe.»

A ce thème de la politique française, lord Palmerston a opposé celui-ci:

—«La paix n'est pas possible en Orient tant que le pacha d'Égypte possédera la Syrie. Il est trop fort et le sultan trop faible. Il faut que la Syrie retourne au sultan. L'intégrité et l'indépendance de l'Empire ottoman sont à ce prix. Si le pacha ne veut pas rendre la Syrie, il n'y a point de danger à employer la force pour la lui ôter. Au dernier moment le pacha cédera ou résistera peu. Quand même il résisterait, le danger ne naîtrait point; les puissances européennes sont bien assez fortes pour chasser le pacha de la Syrie. Aucune d'elles ne veut rien de plus. La Russie elle-même ajourne son ancienne politique. Elle renonce au protectorat exclusif qu'en fait elle exerçait sur la Porte, et que, par le traité d'Unkiar-Skélessi, elle avait tenté d'ériger en droit. Elle consent à le voir remplacé par un protectorat européen. Ainsi pour l'Empire ottoman, la Syrie est une question vitale. Pour l'Europe, aucune question redoutable ne s'élèvera à côté de celle-ci. D'une part, il y a nécessité d'employer la force; de l'autre, il n'y a, dans l'emploi de la force, aucun danger.»

«Entre ces deux politiques, plusieurs transactions ont été tentées: 1º Tentative française. L'Égypte et la Syrie appartiendront héréditairement au pacha. L'Arabie, Candie et le district d'Adana seront restitués au sultan. 2º Tentative anglaise. Le pacha aura l'Égypte héréditairement, et la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris cette place, viagèrement. Il rendra tout le reste. 3º Ouverture autrichienne. Le pacha aura l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement. Il rendra l'Arabie, Candie et Adana.

«Toutes ces tentatives ont échoué: 1º parce que la France, fidèle à son thème, a toujours refusé de donner formellement, à ces transactions, la sanction de la coercition, en cas de refus du pacha; 2º parce que lord Palmerston, fidèle aussi à son thème, a toujours refusé de laisser au pacha la Syrie.

«Pour avoir des chances de succès, l'ouverture de l'Autriche aurait eu besoin, d'abord d'être vivement poussée par l'Autriche et la Prusse d'une part, par la France de l'autre, ensuite d'être sanctionnée par la coercition unanime en cas de refus du pacha. Ces deux conditions lui ont également manqué.

«Pendant le cours de ces essais de transaction, un double travail se poursuivait: 1º En Orient par la France, pour amener, sans le concours des autres puissances, un arrangement direct entre le sultan et le pacha; 2º à Londres par lord Palmerston, pour amener, en laissant la France en dehors, un arrangement à quatre qui assurât, par la force, la restitution de la Syrie au sultan.

«L'explosion de la tentative d'arrangement direct entre le sultan et le pacha, coïncidant avec l'insurrection de la Syrie contre le pacha, a décidé la conclusion de l'arrangement entre les quatre puissances et la signature de la convention du 15 juillet.

«La convention du 15 juillet, c'est le thème de lord Palmerston mis en pratique, rien de moins, rien de plus. Il n'y a là point de coalition générale et permanente contre la France, sa révolution, son gouvernement. Ce n'est point la résurrection de la Sainte-Alliance. Il n'y a point de rapprochement et de concert entre des ambitions naguère rivales. Ce n'est point une préface au partage de l'Empire ottoman.

«Non-seulement il n'y a, en fait, rien de cela dans la convention du 15 juillet, mais rien de semblable non plus en intention, et si, dans l'état actuel des choses, l'une des quatre puissances essayait d'y mettre ou d'en faire sortir cela, l'alliance se dissoudrait.

«Il y a, dans la convention du 15 juillet:

«Pour l'Angleterre: 1º L'affaiblissement du pacha d'Égypte, vassal trop puissant de la Porte, ami trop puissant de la France; 2º l'abolition du protectorat exclusif de la Russie sur la Porte, c'est-à-dire la Porte fortifiée, la Russie et la France contenues.

«Pour l'Autriche et la Prusse: Les mêmes résultats que pour l'Angleterre; plus une alliance de ces deux puissances avec l'Angleterre, ce qui amène quelque affaiblissement de la Russie.

«Pour la Russie enfin: L'ajournement de son ambition et le sacrifice de sa dignité en Orient; mais en revanche: 1º la séparation de la France et de l'Angleterre; 2º le terme des engagements périlleux qu'elle avait contractés par le traité d'Unkiar-Skélessi; 3º tout cela sans perte réelle de la position et de l'avenir russe envers la Porte, probablement même avec un affaiblissement général des musulmans.

«La convention du 15 juillet ainsi rendue à son vrai sens pour les quatre puissances qui l'ont signée, qu'y a-t-il, pour la France, soit dans la convention même, soit dans la façon dont elle a été conclue?

«Il y a une offense et des dangers.

«Pour conclure la convention, on s'est caché de la France. Puis on s'est excusé en disant que la France aussi s'était cachée des quatre puissances pour tenter de faire conclure, entre le sultan et le pacha, un arrangement direct. C'est là un mauvais procédé; mais ce n'est pas l'offense réelle.

«L'offense réelle, c'est le peu de compte que l'Angleterre a tenu de l'alliance française. Elle l'a risquée, elle l'a sacrifiée pour un intérêt très-secondaire, le retrait immédiat de la Syrie au pacha. La France proposait le statu quo. L'alliance française valait bien pour l'Angleterre l'ajournement, jusqu'à la mort du pacha, des plans de lord Palmerston sur l'Orient.

«Les dangers du traité sont ceux que la France, depuis l'origine des négociations, n'a cessé de signaler: 1º la résistance obstinée du pacha; 2º l'ébranlement, peut-être le bouleversement de l'Empire ottoman; 3º les quatre puissances entraînées au delà de leur but par la nature des moyens qu'elles seront forcées d'employer, et toutes les grandes questions, tous les événements auxquels peut donner lieu leur intervention armée dans l'Empire ottoman, s'élevant tout à coup à propos de la petite question de la Syrie. Voilà ce qu'il y a, pour nous, dans la convention du 15 juillet. Voilà les motifs qui ont déterminé notre attitude et nos préparatifs; motifs, à coup sûr, très-légitimes et suffisants. On a bien légèrement renoncé à notre intimité. On a bien légèrement ouvert en Europe des chances redoutables. Nous avons ressenti l'offense et pourvu au danger. Maintenant la convention s'exécute. Elle s'exécute sérieusement, dans son but avoué. Quelle conduite prescrivent au gouvernement français, d'abord l'intérêt national, ensuite la politique qu'il a constamment exprimée et soutenue dans le cours de l'affaire?

«La France doit-elle faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha d'Égypte?

«Évidemment ce n'est pas là un intérêt assez grand pour devenir un cas de guerre. La France, qui n'a pas fait la guerre pour affranchir la Pologne de la Russie et l'Italie de l'Autriche ne peut raisonnablement la faire pour que la Syrie soit aux mains du pacha et non du sultan.

«La guerre serait ou orientale et maritime, ou continentale et générale. Maritime, l'inégalité des forces, des dommages et des périls est incontestable. Continentale et générale, la France ne pourrait soutenir la guerre qu'en la rendant révolutionnaire, c'est-à-dire en abandonnant la politique honnête, sage et utile qu'elle a suivie depuis 1830, et en transformant elle-même l'alliance des quatre puissances en coalition ennemie.

«L'intérêt de la France ne lui conseille donc point de faire, de la question de Syrie, un cas de guerre.

«La politique jusqu'ici exprimée et soutenue par la France, quant à l'Orient, ne le lui permet pas. Nous avons hautement et constamment dit que la distribution des territoires entre le sultan et le pacha nous importait peu, que si le pacha voulait rendre au sultan la Syrie, nous n'y objections point, que la prévoyance de son refus, de sa résistance et des périls qui en devaient naître pour l'Empire ottoman et la paix de l'Europe était le motif de notre opposition aux moyens de coercition. En faisant la guerre pour conserver au pacha la Syrie, nous nous donnerions à nous-mêmes un éclatant démenti, un de ces démentis qui affaiblissent en décriant.

«Est-ce à dire que la France n'ait rien à faire que d'assister, l'arme au bras, à l'exécution de la convention du 15 juillet, et que son langage, son attitude, ses préparatifs, doivent rester, en tout cas, une pure démonstration?

«Certainement non.

«Si le pacha résiste, si les mesures de coercition employées par les quatre puissances se compliquent et se prolongent, alors ce que la France a annoncé peut se réaliser. La question de Syrie peut soulever d'autres questions. La guerre peut naître spontanément, nécessairement, par quelque incident imprévu, au milieu d'une situation périlleuse et tendue.

«Si la guerre naît de la sorte, non par la volonté et le fait de la France, mais par suite d'une situation que la France n'a point créée, la France doit accepter la guerre. D'ici là, elle doit se tenir prête à l'accepter.

«Il se peut aussi, et c'est, à mon avis, la chance la plus probable, que, dans le cours des mesures de coercition tentées en vertu du traité du 15 juillet, les quatre puissances soient amenées à intervenir dans l'Empire ottoman d'une façon qui oblige la France à y paraître elle-même, non pour faire la guerre à la Porte, ni aux quatre puissances, mais pour prendre elle-même, dans l'intérêt de sa dignité et de l'avenir, des sûretés, des garanties. Si des armées européennes entraient en Asie, si des forces européennes s'établissaient sur tel ou tel point de l'Empire ottoman, soit de la côte, soit de l'intérieur, si des troupes russes occupaient Constantinople et des flottes anglaises et russes la mer de Marmara, dans ces divers cas et dans tel autre qu'on ne saurait déterminer d'avance, la France pourrait et devrait peut-être intervenir, à son tour, sur le théâtre des événements, et y faire acte de présence et de pouvoir. Quels seraient ces actes? On ne peut pas, on ne doit pas le dire d'avance, pas plus que les cas auxquels ils correspondraient; tout ce qu'on peut dire, c'est que la France doit être décidée et prête à les accomplir. La guerre pourrait naître de ces actes; elle serait alors inévitable et légitime. Je penche à croire qu'elle n'en naîtrait pas, et que les quatre puissances, à leur tour, supporteraient beaucoup de la part de la France plutôt que d'entrer en guerre avec elle quand elle aurait fait preuve à la fois de modération et de vigueur.

«Voilà, mon cher ami, après mûre réflexion, la seule conduite qui me paraisse prudente, conséquente et digne, j'ajouterai loyale. J'ai été sur le point d'écrire cela à M. Thiers lui-même. J'y ai renoncé. Je ne veux pas qu'il puisse me supposer la prétention de lui dicter sa politique, ou quelque préméditation de séparation. Mais, d'une part, je désire qu'il sache bien ce que je pense; de l'autre, j'ai besoin de savoir moi-même où il en est, et s'il se propose de marcher dans cette ligne-là, car, pour mon compte, je n'en pourrais suivre une autre. C'est à vous que je m'adresse pour être édifié à ce sujet, bien sûr que vous comprendrez l'importance que j'y attache. Vous pouvez faire de ma lettre tel usage que vous voudrez, soit la montrer, soit la garder pour vous seul, selon ce qui vous paraîtra bon. Je m'en rapporte à vous pour faire arriver, comme il convient, la vérité que je dis, et pour m'envoyer celle que je demande.»

J'étais si inquiet de la situation, et si pressé de savoir avec précision où l'on en était à Paris, que le 2 octobre, n'ayant pas encore reçu de réponse du duc de Broglie tout récemment revenu de Coppet, je lui récrivis: «J'attends impatiemment votre réponse. Tout ce qui me revient me donne à craindre qu'on ne regarde à Paris le rejet des propositions de Méhémet-Ali comme un cas de guerre, et que, si on ne commence pas la guerre de propos délibéré, on ne la fasse commencer par accident, ce qui se peut toujours. Je ne vous répète pas, quant au fond de la question, ce que je vous ai dit il y a quelques jours; je sais que vous êtes de mon avis, et plus j'y pense, plus je me confirme dans mon avis. Je ne sais pas l'état des esprits en France. Je ne puis croire qu'il commande la guerre pour la Syrie. Et si l'état des esprits ne la commande pas, l'état des choses ne la commande pas non plus. Il faut donc se conduire pour l'éviter; et si on ne l'évite pas, il faut s'être conduit pour l'éviter. Personne ne s'y trompera; plus je vois de mensonges, plus je me persuade qu'en dernière analyse on ne croit, dans les grandes affaires, qu'à la vérité et on finit toujours par savoir la vérité. Je fais bien peu de cas des commérages; je ne vais point au-devant; je fais la part des menées; mais le vent m'apporte chaque jour ces paroles: «Si la Syrie viagère est refusée, c'est la guerre.» Cela peut n'être rien, ou n'être qu'un langage prémédité pour produire un certain effet; mais ce peut aussi être quelque chose, et quelque chose de fort grave, et tout autre chose que ce qui me paraît la bonne politique. J'y regarde donc de très-près, et je vous demande de me dire le plus tôt possible ce que vous voyez.»

Presque au même moment, le duc de Broglie, de retour à Paris, m'écrivait: «J'ai reçu votre lettre du 23 septembre. J'ai pensé qu'il était utile de la communiquer in extenso à M. Thiers et à M. de Rémusat. Je la leur ai remise, à l'un et à l'autre. Voici quel est le résumé de deux ou trois longues conversations que nous avons eues ces jours-ci, sur le sujet même de cette lettre.

«Il est avéré désormais pour tout le monde, et lord Palmerston en convient lui-même, que l'envoi de M. Walewski a eu pour objet d'obtenir des concessions du pacha, et non de le pousser à une résistance aveugle et opiniâtre. Il est avéré pour tout le monde que le résultat de notre intervention à Alexandrie a été, non de réduire, mais d'augmenter ces concessions. La limite en est atteinte, du moins quant à la France et à ses efforts. Elle ne prendra plus l'initiative pour demander au pacha de nouveaux sacrifices; elle trouve le terrain pris, d'après ses conseils, sage et conciliant; pourvu que le pacha s'y contienne, pourvu qu'il se garde de faire une pointe au delà du Taurus, pourvu qu'il se borne à concentrer ses troupes sur le littoral de la Syrie et à défendre sa position actuelle, il peut compter sur l'approbation et sur les bons offices de la France, sans préjudice des déterminations ultérieures auxquelles certaines éventualités pourraient la porter, dans son propre intérêt, mais sans aucun engagement direct ou indirect, pour aucun cas quelconque. C'est là la substance d'une dépêche envoyée à M. Cochelet. La même déclaration a été faite aux ambassadeurs. Son but est, dans le cas où le pacha jugerait à propos de tout céder, de lui en laisser la responsabilité. Je trouve cela, pour ma part, raisonnable et digne. Cela est d'ailleurs conséquent; nous avons refusé notre appui moral au traité du 15 juillet, en nous réservant d'agir ainsi qu'il nous paraîtrait sage et convenable; demander au pacha plus que ce qu'il concède aujourd'hui, ce serait lui demander d'adhérer au traité du 15 juillet. Qu'il le fasse, s'il le juge à propos; mais ce n'est pas à nous de l'y pousser.

«Cela posé, qu'y a-t-il à faire?

«Trois choses, à ce qu'il me semble:

1º Reculer, autant qu'il sera possible, la convocation des Chambres; éviter, autant que possible, d'être poussé, bon gré mal gré, à des engagements de tribune; gagner du temps.

2º Accueillir sans hauteur, sans humeur, mais aussi sans duperie, les ouvertures qui pourraient nous être faites à la suite des propositions du pacha, de quelque part qu'elles viennent; les discuter pour ce qu'elles peuvent valoir, et ne repousser péremptoirement que les offres, directes ou détournées, d'adhérer au traité du 15 juillet. Il y a malheureusement, quant à présent et jusqu'à ce que l'impuissance de ce traité ait été démontrée par les faits, très-peu à espérer de ces ouvertures; supposé, ce qui est douteux, qu'il nous en soit fait. Entre le traité et les propositions du pacha, il n'y a point de marge réelle, point d'intermédiaire véritable. Nous ne pouvons adhérer au traité. La Prusse et l'Autriche même accepteraient peut-être les propositions; mais ni l'une ni l'autre n'ont réellement voix au chapitre. La présomption hautaine de celui qui dispose en maître du cabinet anglais ne lui permettra pas de céder; et la Russie qui perd toute position politique si la France et l'Angleterre se réconcilient, qui a tout sacrifié pour amener la rupture, tout joué sur cette carte, la Russie ne se prêtera probablement à rien. Quoi qu'il en soit, encore un coup, attendre et ne rien rejeter sans discussion, ne montrer ni irritation ni dépit, et s'il y a moyen de traiter, saisir l'occasion.

3º Enfin continuer avec ardeur et persévérance les préparatifs d'armement, n'en point faire étalage, mais ne rien suspendre et ne rien négliger, pousser ces préparatifs, quant au personnel, jusqu'aux limites légales, quant au matériel et aux fortifications, jusqu'aux limites du possible. Être en position, le moment venu, de n'avoir plus à demander aux Chambres qu'une augmentation de personnel à verser dans des cadres déjà posés et la ratification de ce qui a été fait sans elles. Cela est de la dernière importance; quelle que soit l'issue de tout ceci, il faut que la France en tire un armement complet que l'imprévoyance du gouvernement représentatif ne permet d'obtenir que dans les moments d'urgence et d'appréhension.

«Qu'arrivera-t-il en définitive?

«Personne ne peut le dire d'avance; mais on peut du moins, selon la méthode que les mathématiciens nomment méthode exhaustive, poser un certain nombre d'alternatives entre lesquelles la solution doit nécessairement se trouver.

«Le pacha fera-t-il une pointe sur Constantinople, et amènera-t-il par là un casus foederis qui dégénérerait, selon toute apparence, en casus belli? C'est une chance qui paraît peu probable; soit que les concessions obtenues de lui proviennent de sa faiblesse ou de sa raison, elles écartent, du moins quant à présent, cette appréhension.

«Cèdera-t-il tout?

«M. Thiers ne le craint pas. J'avoue que, quant à moi, je n'en serais nullement étonné. Si cela arrive, nous n'y pouvons rien. La précaution, prise par la dépêche dont je vous parlais en commençant, est notre seule sauvegarde; mais il est clair que nous ne ferons pas la guerre pour lui reconquérir ce qu'il lui plaira d'abandonner.

«Résistera-t-il avec avantage? Réussira-t-il à maintenir la Syrie, à garder le littoral, à jeter dans la mer quiconque débarquerait?

«C'est là notre belle carte; c'est celle sur laquelle nous avons mis à la loterie. Si le numéro sort, tout ira bien. Si le traité est convaincu d'impuissance et que les alliés soient mis en demeure d'en conclure un autre qui livre décidément la Turquie à la Russie, nous aurons beau jeu, soit à Berlin, soit à Vienne, soit même dans le sein du cabinet anglais, pour en prévenir l'adoption.

«Reste enfin, et malheureusement c'est ici l'hypothèse la plus vraisemblable, reste que le pacha résiste à grand'peine, et qu'il s'engage, entre lui et les alliés, une lutte prolongée qui le menace de sa ruine.

«Si cela arrive, logiquement, nous serions tenus de rester spectateurs impassibles; pratiquement, il est possible que la position devienne intenable, que l'honneur, que le mouvement de l'opinion nous forcent d'intervenir.

«Sous quelle forme, en quel sens, dans quelle mesure, à propos de quelle circonstance cette intervention aurait-elle lieu? Il est impossible de le dire d'avance; ce qui importe, c'est de tenir la position aussi longtemps qu'elle sera tenable, et de ne rien faire qui puisse la compromettre à priori et de dessein prémédité.

«Ainsi, par exemple, il importe de tenir notre flotte ensemble, de ne point l'éparpiller, de la maintenir à une distance suffisante du théâtre des hostilités, de ne se livrer à aucune demi-mesure, à aucune de ces interventions de détail qui ne portent aucun fruit décisif et qui engagent sans secourir.

«L'avantage d'une position isolée, au milieu de ses inconvénients, c'est de ne dépendre de personne, de faire ce que l'on veut, rien de moins, rien de plus, et d'avoir, jusqu'au dernier moment, le choix du parti qu'on prendra. L'avantage particulier de la France, dans la position actuelle, c'est que, s'il y a guerre, on ne la lui fera pas, c'est elle qui la fera. Il ne faut perdre ni l'un ni l'autre de ces deux avantages en se mettant à la merci des accidents et des amiraux. Ainsi, comme premier plan de conduite, n'envoyer la flotte sur le théâtre des hostilités qu'avec des instructions positives, pour faire ou pour interdire quelque chose de précis et de défini; et se réserver par là, au besoin, de commencer l'intervention quand et comme on voudra, de la commencer par une sommation à la Prusse et à l'Autriche et par une menace de leurs frontières, si c'est alors le moyen qui paraît le meilleur; en un mot, rester dans une expectative armée, mais immobile, jusqu'au moment où l'on croira devoir en sortir par quelque acte énergique et prémédité, voilà ce que la prudence semble commander.

«Et non-seulement c'est là la conduite prudente, mais c'est là la conduite honnête. Il s'agit en effet d'engager une lutte terrible et d'où dépend le sort du pays; il est juste et honnête qu'il en ait le choix.

«Il ne faut pas que le Roi et le pays se réveillent un beau matin en guerre avec l'Europe par suite d'un malentendu, d'une étourderie ou d'une bravade. Quand le moment sera venu, s'il doit venir, il faut que le Roi et le pays en délibèrent; s'ils jugent que le cabinet a tort de croire l'honneur de la France compromis par une plus longue inaction, le cabinet se retirera, et d'autres suivront une politique conforme à leur opinion. Si le Roi et le pays sont de l'avis du cabinet, alors, mais alors seulement, il faudra prendre son parti. Prétendre soutenir une telle lutte sans avoir, de coeur et d'enthousiasme, le Roi et le pays avec soi, ce serait folie.

«Voilà, mon cher ami, le résultat de nos conversations. Je vous le transmets, tout en sachant bien que les événements disposent des esprits et des volontés, et que ce qui paraît le meilleur peut, à l'épreuve, être bien déconcerté.»

Deux jours après avoir écrit cette lettre, qui n'avait pu partir immédiatement, le duc de Broglie y joignit ce billet, sous la date du 3 octobre:

«Ceci était le résumé fidèle du point où nous étions avant-hier soir. Hier matin, la nouvelle du bombardement de Beyrout est arrivée. Ce n'est rien de plus que ce à quoi l'on devait s'attendre; mais l'émoi est grand, et Dieu veuille qu'on ne se lance pas dans des résolutions précipitées. J'y ferai de mon mieux. Il y a eu, dans la journée, un conseil qui n'a abouti à rien. On a parlé de convoquer les Chambres. On a parlé d'envoyer la flotte pour protéger, par sa présence, Alexandrie, en laissant tout le reste suivre son cours naturel. Les opinions ont été divisées, et déjà, la seconde dépêche télégraphique étant plus tranquille que la première, il y a de la détente. Je vous tiendrai au courant.»

Aussitôt répandues, ces nouvelles produisirent dans le public deux effets contraires; sciemment ou aveuglément, les esprits se livrèrent à deux courants opposés: «Les choses iront à la guerre, m'écrivait le 17 août M. de Lavergne, tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente.» Quand on sut Beyrout bombardé et la déchéance de Méhémet-Ali prononcée à Constantinople, le premier mouvement général fut belliqueux, belliqueux sans bien savoir où et dans quelles limites; on voulait échapper au déplaisir de la situation, et rendre coup pour coup à ces puissances qui avaient, disait-on, trouvé et saisi en Orient l'occasion de reformer, contre la France, la coalition de 1815. Mais les passions et les factions ennemies se chargèrent de donner à ce mouvement toute sa portée; de belliqueux, elles le rendirent promptement révolutionnaire; le droit public européen et la monarchie française, les frontières des États, l'organisation et l'avenir de l'Europe furent ardemment remis en question; la presse républicaine recommença ses violences, les sociétés secrètes leurs menées, les réunions populaires leurs bravades et leurs exigences. De jour en jour, d'heure en heure, 1840 ressemblait plus complétement à 1831; les mêmes excès préparaient les mêmes dangers et provoquèrent la même résistance; l'esprit d'ordre légal et de paix reparut, d'abord embarrassé et timide, bientôt animé et fortifié par la gravité de ses alarmes, moins bruyant que l'esprit révolutionnaire, mais résolu à la lutte et cherchant de tous côtés, pour la politique, que, depuis neuf ans, il avait fait triompher, un point d'appui et de fermes défenseurs.

Évidemment le cabinet présidé par M. Thiers n'était pas bien placé pour cette tâche. Il s'était, en se formant, penché vers le côté gauche, et sans s'y livrer, il avait glissé sur cette pente. Le parti conservateur, qui l'avait vu arriver avec humeur, ne l'attaquait plus, mais ne lui portait pas confiance et dévouement. En Orient, les événements démentaient ses prévisions: d'accord en cela avec le sentiment public, il s'était fait le protecteur de la cause et de la puissance égyptiennes; mais cette puissance, mise à l'épreuve, se trouvait fort au-dessous de ce qu'il en avait espéré; et pour avoir quelque chance de succès, cette cause eût imposé à la France des sacrifices et des risques fort au-dessus de son importance. Le cabinet ne voulait pas la guerre; mais il s'y était préparé avec ardeur, la croyant possible, prochaine peut-être, et voulant du moins en inspirer à l'Europe la crainte. Par le tour que prenaient les événements, ses préparatifs militaires perdaient leur sens, et en présence de l'excitation belliqueuse prompte à se transformer en fermentation révolutionnaire, l'esprit de résistance et de paix regagnait son empire. Quand, à la nouvelle de l'exécution facile du traité du 15 juillet en Orient, cette situation embarrassée et fausse du cabinet français éclata: «Voilà pour M. Thiers, dit M. Rossi, une belle occasion de donner sa démission.»

M. Thiers et ses collègues ne s'y méprirent point, et dès les premiers jours d'octobre, un peu plus tôt même peut-être, ils offrirent leur démission au Roi qui s'en montra d'abord inquiet et refusa de l'accepter. J'ai déjà eu occasion de le dire; c'était la disposition de ce prince de s'associer vivement aux émotions patriotiques sans qu'elles dominassent son jugement et ses résolutions. Il était, pour le sentiment national, plein de sympathie, de complaisance même, et pourtant d'indépendance, capable d'en partager aujourd'hui l'entraînement et d'en reconnaître demain l'erreur et le péril. Dans la question égyptienne et sur le traité du 15 juillet, il avait pensé et senti comme le public, et manifesté même son sentiment avec plus d'impétuosité que de prévoyance, gardant cependant, au fond de son âme, quelque inquiétude et faisant quelquefois, dans la conversation, des réserves prudentes que lui suggérait la mobilité de son imagination, sans qu'il préméditât aucun changement de conduite et de conseillers. Il avait sincèrement adhéré à toutes les mesures que lui avait proposées le cabinet, comptant toujours que les quatre puissances ne pousseraient pas les choses à bout, que Méhémet-Ali résisterait efficacement, qu'une transaction interviendrait, qu'en tout cas la paix de l'Europe ne serait pas troublée, et fort aise qu'en attendant une solution favorable, l'état militaire de la France se relevât, pour la sûreté du pays et la force de son gouvernement. Quand le véritable état des faits se manifesta, quand les chances d'une guerre sans motif sérieux et sans intérêt national devinrent pressantes, le roi Louis-Philippe s'arrêta sur la pente, se souciant peu de l'avoir suivie jusque-là, et bien décidé à n'y pas aller plus loin: «Puisque l'Angleterre et les alliés nous déclarent qu'ils limiteront les hostilités au développement nécessaire pour faire évacuer la Syrie, et qu'ils n'attaqueront point Méhémet-Ali en Égypte, je ne vois pas, disait-il, qu'il y ait là, pour nous, le casus belli. La France n'a point garanti la possession de la Syrie à Ibrahim-Pacha; et bien qu'elle soit loin d'approuver l'agression des puissances, et encore plus loin de vouloir leur prêter aucun appui, ni moral ni matériel, je ne crois pas que son honneur soit engagé à se jeter dans une guerre où elle serait seule contre le monde entier, uniquement pour maintenir Ibrahim en Syrie. On objecte que les alliés vont attaquer l'Égypte. Nous verrons alors ce que nous aurons à faire. Mais tant que les puissances nous donnent l'assurance qu'elles ne veulent point attaquer l'Égypte, je ne vois pas que le casus belli soit arrivé; et dans l'état actuel des choses, nous n'avons qu'à attendre en regardant bien.» Ce fut dans cette disposition que le Roi ordonna, le 7 octobre, la convocation des Chambres, et accepta la note diplomatique du 8 par laquelle M. Thiers se bornait à déclarer que la déchéance de Méhémet-Ali en Égypte, mise à exécution, serait, à l'équilibre général de l'Europe, une atteinte que la France ne saurait accepter; à ces termes, l'accord se rétablit momentanément entre le Roi et le cabinet.

De toutes parts et tous les jours on m'écrivait que cet accord ne durerait pas, que le cabinet ne pouvait faire face à la situation, que le Roi et les ministres en étaient également convaincus. On me pressait d'agir, de manifester hautement mon opinion et mon intention. Et en même temps on m'assaillait de tous les doutes, de toutes les hésitations, de toutes les inquiétudes incohérentes dont mes amis, comme le public, étaient préoccupés, croyant tantôt à la paix, tantôt à la guerre, aujourd'hui au raffermissement, demain à la chute du cabinet, et s'il tombait, à l'extrême difficulté, peut-être à l'impossibilité de le remplacer.

A ces avertissements, à ces tiraillements en tous sens, ma réponse était toujours la même: «Si le cabinet doit tomber, écrivais-je, je veux être absolument étranger à sa chute et aux revers qui amèneront sa chute. Rester dans ma ligne de conduite et m'y trouver debout si les événements viennent m'y chercher, voilà à quoi je m'applique. Je ne veux pas faire les événements qui pourraient venir m'y chercher, ni qu'on puisse seulement supposer que j'ai voulu les faire. Je ne puis être fort dans une situation difficile qu'autant que je n'aurai contribué en rien à la créer. Prenez garde d'ailleurs; vous vous laissez trop prendre aux vicissitudes du langage et de la situation; on change tous les jours d'impression, de paroles, d'inquiétude ou d'espérance; on est doux, on est aigre, on croit à la paix ou à la guerre, selon l'intérêt ou la fantaisie du moment. Intérêt bien petit, fantaisie bien passagère, mais qui n'en font pas moins dire blanc aujourd'hui, noir demain. Et la situation elle-même flotte beaucoup; elle va en haut, en bas, à droite, à gauche. Il ne faut pas laisser ballotter son propre esprit et sa propre conduite selon le bavardage des hommes et les ondulations des choses. Il y a un point culminant dans les situations, une pente réelle et définitive des événements. C'est là qu'il faut jeter l'ancre et se tenir, et assister de là au trouble des paroles et à la fluctuation des incidents quotidiens.»

Nul, parmi mes amis, ne jugeait et ne m'instruisait mieux de cette situation que M. Duchâtel: éloigné de Paris en ce moment, il observait les faits et pesait les chances avec cette ferme et fine sagacité, toujours dirigée vers le point essentiel des questions et des affaires, qui est l'un des mérites éminents de son esprit. Il m'écrivait le 1er octobre de Mirambeau: «Nous sommes dans une des plus terribles crises qu'un gouvernement nouveau puisse avoir à traverser. L'inquiétude est extrême; personne ne veut croire à la guerre, et le principal motif de cette confiance, c'est la crainte que la guerre inspire. Seul contre tous, on peut se défendre chez soi quand on est injustement attaqué, mais on ne peut pas espérer de faire prévaloir ses opinions dans le monde. Vous pouvez voir, par les fluctuations de la Bourse, ce que serait notre crédit dans le cas d'une guerre générale; nos finances sont admirables pour le temps de la paix; mais le gouvernement est encore trop récemment affermi, et les partis sont trop animés pour que la guerre ne détruisît pas la confiance des capitalistes en leur faisant redouter un changement de gouvernement et, à la suite, la banqueroute. Tout cela est fort inquiétant. Il n'en faut pas moins penser à son honneur, car l'honneur avant tout; mais il faut aussi écouter la prudence. Je suis complétement de votre avis; si la guerre vient à éclater, il faut que sa nécessité soit trois fois évidente; sans cela on courrait de terribles chances.» Et quelques jours après, le 10 octobre, se préoccupant de ma situation personnelle, il ajoutait: «Le pays ne veut pas la guerre. On n'admet pas que, pour conserver la moitié de la Syrie à Méhémet-Ali, nous nous exposions à de beaucoup plus grands périls que ceux que nous n'avons pas voulu courir en 1830, quand il s'agissait, pour nous, de reprendre nos frontières naturelles. Je n'ai pas de conseils à vous donner; vous savez mieux que moi le fond des choses; mais, dans votre intérêt et dans celui du pays, jamais situation n'a été plus délicate que la vôtre; votre responsabilité est immense. Au point où nous en sommes, si la guerre générale ne vous semble pas inévitable, vous devez opposer votre veto à la guerre. Si vous pensez, connaissant à fond cette terrible affaire, que le dernier mot doive être prononcé, concourez vous-même à le prononcer; mais ne le laissez pas prononcer par d'autres, si votre avis n'est pas que la France soit condamnée à recourir à une si grave extrémité.»

J'avais, pour moi-même, le même sentiment: tout ce que je voyais des difficultés, chaque jour plus vives, de la question extérieure, tout ce que j'apprenais des périls croissants de la fermentation révolutionnaire à l'intérieur, aggravait, à mes yeux, le poids de ma responsabilité personnelle, et me faisait chercher avec anxiété ce que j'avais à faire pour m'en acquitter: «Je ne crois pas à la guerre, écrivais-je à mes plus intimes amis; mais je suis aussi inquiet que si j'y croyais. Ma prévoyance est sans pouvoir sur ma disposition. Tout, absolument tout est engagé pour moi dans cette question, mes plus chers intérêts personnels, les plus grands intérêts politiques de mon pays, et de moi dans mon pays. Et tout cela se décide sans moi, loin de moi, en Syrie, par le canon de Napier, à Paris, par les conseils d'un cabinet qui n'est pas le mien. Ma raison persiste dans sa confiance; je ne crois pas à la guerre; mais mon âme est pleine de trouble. Je n'ai jamais été si agité.»

Quand j'appris que les Chambres étaient convoquées et se réuniraient le 28 octobre, je sortis de ma plus pressante peine; j'étais ainsi naturellement appelé à reprendre ma place sur le lieu et dans les débats où toutes les questions qui pesaient sur moi allaient se vider. J'écrivis sur-le-champ à M. Thiers:

«Monsieur le président du Conseil,

«La convocation des Chambres pour le 28 de ce mois m'impose le devoir de me rendre à Paris pour assister aux premiers débats de la session. Je prie Votre Excellence de vouloir bien demander au Roi, pour moi, la faveur d'un congé. Je crois que, dans quinze jours, mon absence momentanée sera ici sans inconvénient. Très-probablement la situation sera, pour quelque temps, stationnaire, et je laisserai les affaires dont Sa Majesté m'a fait l'honneur de me charger entre les mains de M. le baron de Bourqueney qui les a suivies depuis leur origine, en connaît parfaitement l'histoire, s'est pénétré de l'esprit qui a présidé aux négociations, et qui inspire au gouvernement anglais, par son caractère comme par sa capacité, une estime pleine de confiance. Je serai d'ailleurs toujours prêt, dès que j'aurai satisfait aux premiers devoirs de la session, à venir reprendre ici mon poste, selon les intentions du Roi et les instructions de Votre Excellence.»

Le même jour 13 octobre, pour que ma disposition fût bien connue et bien comprise de mes amis, et des ministres eux-mêmes avec qui je ne pouvais m'en expliquer directement et sans réserve, j'écrivis au duc de Broglie:

«Mon cher ami, je suis inquiet, inquiet du dedans encore plus que du dehors. Nous retournons vers 1831, vers l'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national, et poussant à la guerre sans motif légitime, sans chance raisonnable de succès, dans le seul but et le seul espoir des révolutions.

«Je dis sans motif légitime. La question de Syrie n'est pas un cas de guerre légitime. Je tiens cela pour évident.

«Jusqu'ici, aucune autre question n'est élevée, en principe, par le traité du 15 juillet, en fait, par son exécution. Aucun grand intérêt de la France n'est attaqué, ni son indépendance, ni son gouvernement, ni ses institutions, ni ses idées, ni sa libre activité, ni sa richesse.

«Ce qu'on tente en Orient peut amener autre chose que ce qu'on tente. Des questions peuvent naître là, des événements peuvent survenir auxquels la France ne saurait rester étrangère. C'est une raison de s'armer, de se tenir prêts. Ce n'est pas une raison d'élever soi-même, en Occident, des événements et des questions plus graves encore et qui ne naissent pas naturellement.

«On a tenu peu de compte de l'amitié de la France. Elle en est blessée, et très-justement. C'est une raison de froideur, d'isolement, de politique parfaitement indépendante et purement personnelle. Ce n'est pas un cas de guerre. L'offense n'est pas de celles qui commandent et légitiment la guerre. On n'a voulu ni insulter, ni défier, ni tromper la France. On lui a demandé son concours. Elle l'a refusé aux termes qu'on lui proposait. On a passé outre, avec peu d'égards. Il y a eu insouciance et mauvais procédé, non pas affront.

«Après les motifs, je cherche les chances.

«Il ne faut pas s'y tromper: née de la sorte et sous cette impulsion, la guerre serait générale. Par honneur comme par intérêt, les quatre puissances se tiendraient unies. L'alliance anti-égyptienne deviendrait une coalition anti-française. La France elle-même y pousserait. La guerre générale et révolutionnaire est la seule dont veuillent ceux qui veulent la guerre, la seule dont ils puissent rêver le succès.

«En France, aujourd'hui, je crois à la violence révolutionnaire des factions; je ne crois pas à l'élan révolutionnaire de la nation.

«Au dehors, point de grande cause à défendre; ni la sûreté ni l'indépendance nationale ne sont menacées. Au dedans, point de grande conquête à faire; le pays a le régime qu'il voulait.

«Des passions anarchiques dans quelques hommes, ou même dans une portion de la multitude, ne sont pas l'élan révolutionnaire d'un peuple. Les factions politiques conspireraient. Les passions personnelles éclateraient. Le pays ne se soulèverait pas.

«L'anarchie ne peut plus faire en France que du bruit et du mal. Ses espérances sont des illusions, comme ses forces.

«En Europe, la guerre révolutionnaire ne trouverait pas, chez les peuples, tout l'appui qu'on s'en promet.

«En 1830, sur bien des points, une grande épreuve a été faite, après beaucoup de petites épreuves tentées de 1814 à 1830. Presque partout les forces révolutionnaires se sont trouvées insuffisantes; les espérances révolutionnaires ont été déçues.

«Il y a des gens qui oublient; il y en a qui se souviennent, et l'expérience affaiblit ceux qu'elle ne change pas.

«L'esprit de nationalité et d'amélioration graduelle sous les gouvernements nationaux a gagné plus de terrain en Europe que l'esprit de révolution.

«L'esprit de nationalité dominerait en Allemagne.

«L'Espagne est déchirée, l'Italie énervée, la Pologne écrasée. Je ne dis pas que ces pays ne soient rien. Pourtant quelle force considérable et durable pourrions-nous espérer de là?

«Et à quel prix? Au prix de notre honneur. Nous le disons depuis dix ans: c'est l'honneur de notre gouvernement d'être devenu un gouvernement le lendemain d'une révolution, d'avoir soutenu nos droits sans faire nulle part appel aux passions, de s'être créé par la résistance et maintenu par l'ordre et la paix. Cesserons-nous de dire cela? Changerons-nous tout à coup de maximes, de langage, d'attitude, de conduite?

«Cela n'est pas possible: la tentative serait honteuse et fatale. Pour son honneur comme pour sa sûreté, la France est vouée aujourd'hui à la cause de la paix. La guerre pour les plus grands, les plus pressants intérêts nationaux, la guerre nécessaire, inévitable, évidemment inévitable, la guerre défensive peut seule aujourd'hui nous convenir. Si la France est attaquée, qu'elle repousse l'attaque. Si sa dignité exige quelque part, en Orient comme à Anvers, comme à Ancône, comme au Mexique, quelque acte de présence et de force, qu'elle l'accomplisse, et dise, en l'accomplissant, à l'Europe:—Venez me chercher chez moi.—C'est là, pour nous, la seule conduite sûre, conséquente et digne.

«Vous savez, vous pensez tout cela comme moi, mon cher ami; j'en suis sûr. Aussi c'est pour moi-même, non pour vous que je vous le dis. Je suis loin. Je vois de loin le mouvement, l'entraînement. Je ne puis rien pour y résister. Je suis décidé à ne pas m'y associer. Je vous l'écrivais il y a trois semaines; je ne saurais juger de l'état des esprits en France, ni apprécier ce qu'il permet ou prescrit au gouvernement. Il se peut que la guerre, cette guerre dont j'entends parler, la guerre générale, révolutionnaire, agressive, qui ne me paraît point commandée par l'état des choses, il se peut que cette guerre soit rendue inévitable par l'état des idées et des sentiments publics. Si cela était, je ne m'associerais pas davantage à une politique pleine, selon moi, d'erreur comme de péril. Je me tiendrais à l'écart.

«J'ai confiance dans les Chambres. J'ai toujours vu, dans les moments très-critiques, le sentiment du péril du devoir et de la responsabilité s'emparer des Chambres, et leur donner des lumières, un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué, comme à tout le monde. C'est ce qui est arrivé en 1831. Nous nous le sommes dit très-souvent: sans les Chambres, sans leur présence, leur concours, leurs débats, sans cette explosion légale, cette lutte organisée des passions et de la raison publiques, jamais le gouvernement de 1830 n'eût résisté à l'entraînement belliqueux et révolutionnaire, alors si vif et si naturel; jamais le pays n'eût trouvé en lui-même tant de sagesse et d'énergie pour soutenir son gouvernement. Sommes-nous à la veille d'une seconde épreuve? Peut-on espérer un second succès? Je l'ignore; mon anxiété est grande; mais ma confiance est à la même adresse; c'est par les Chambres, par leur appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein, qu'on peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut.

«Mon cher ami, conseillez, soutenez, faites prévaloir cette politique-là, car encore une fois je suis sûr que c'est aussi la vôtre. Elle aura, soit ici à Londres, soit dans la Chambre à Paris, partout et sous toutes les formes, mon concours le plus actif, le plus dévoué. Je serai à Paris je ne sais quel jour, mais, à coup sûr, pour les premiers débats de la session. Je ne puis, à aucun prix, me dispenser d'y assister. Je me le dois à moi-même. Je demande aujourd'hui un congé qui ne souffrira, je pense, aucune difficulté.»

Le congé me fut immédiatement accordé; M. Thiers m'en donna avis le 15 octobre. Mais en même temps s'éleva une question qui devint, entre mes amis mêmes, une occasion de dissentiment; ils n'étaient pas d'accord sur le moment où il convenait que mon retour à Paris fût placé. Le cabinet annonça son dessein de porter M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre des députés. Je n'avais, envers M. Odilon Barrot, aucun mauvais vouloir; depuis 1831, nous avions différé d'avis sur le système de gouvernement, au dedans et au dehors; à la tribune, nous nous étions habituellement combattus, mais sans violence ni amertume personnelle; j'honorais son caractère et j'étais persuadé qu'il présiderait la Chambre avec équité et dignité. Mais il était, depuis neuf ans, le chef de l'opposition à la politique que, depuis neuf ans, j'avais soutenue; la coalition, qui nous avait momentanément rapprochés en 1839, avait échoué dans le dessein d'effacer nos dissidences et de nous unir dans le gouvernement; peut-être si, à cette époque, nous avions été seuls en face l'un de l'autre, serions-nous parvenus à nous entendre; mais nos partis avaient toujours été et restaient profondément divers et divisés. Je n'hésitai pas à penser et à déclarer que je ne pouvais donner à cette candidature mon adhésion, et j'écrivis le 17 octobre au duc de Broglie:

«J'entends dire qu'on se décide à porter M. Barrot à la présidence. J'ai quelque peine à le croire. D'après ce qui me revient de bien des côtés, d'après les conjectures de ma propre raison, c'est une candidature très-périlleuse. On ne réussira probablement pas; et si on ne réussit pas, comment pourra-t-on supporter cet échec?

«Mais voici un motif, à mon avis, plus grave encore, un motif pris dans le fond des choses. Quel est le côté faible, le mal essentiel de la situation? C'est d'avoir affiché la guerre sans la vouloir, poussé à la guerre en visant à la paix. On était naturellement placé sur cette pente; on avait besoin d'inquiéter au dehors, de persuader que la guerre était possible, de faire prendre au sérieux l'attitude, le langage, les préparatifs. Mais évidemment le but a été dépassé sans être atteint. Non par le gouvernement lui-même et la politique officielle; mais autour du gouvernement, dans son parti, dans l'atmosphère qui lui donne sa physionomie et sa couleur, l'attitude, le langage, les démonstrations ont pris un caractère d'exagération, d'emportement, de menaces déclamatoires et révolutionnaires; caractère qui, au dedans, chez nous, rend en effet aux passions révolutionnaires de l'espérance, et qui au dehors, en Europe, irrite sans imposer, et répand, non une salutaire, mais une malfaisante inquiétude.

«La position du gouvernement en a souffert. On a douté, tantôt de ses assurances pacifiques, tantôt de ses déclarations belliqueuses. On n'a pas bien su ce qu'il voulait. On n'a eu ni assez confiance ni assez peur.

«D'où vient surtout le mal? Du contact et de l'influence de la gauche. De cette gauche fatiguée et non pas transformée, qui n'a ni mauvaises intentions, ni le courage des bonnes, qui parle, écrit, agit, non plus par forte passion révolutionnaire, mais par routine et complaisance révolutionnaire, qui promet au dedans plus qu'elle ne peut et ne voudrait tenir, menace au dehors plus qu'elle ne peut et ne voudrait frapper, et qui imprime ainsi, au cabinet qu'elle soutient et à la situation qu'elle domine, toutes les apparences et tous les périls d'une politique qu'elle n'a ni le dessein ni la force de pratiquer.

«Et c'est le chef de ce parti que le gouvernement donnerait à la Chambre, et prendrait lui-même pour drapeau! Le gouvernement proclamerait hautement cette influence quand c'est précisément de cette influence que dérive ce qu'il y a de faux, d'embarrassant et de plus dangereux peut-être dans sa propre situation!

«Pour moi, je regarderais l'adoption officielle et le succès de cette candidature comme l'aggravation d'un mal déjà fort grave. En lui-même, le fait serait peu de chose; mais il proclamerait, il augmenterait l'influence de la gauche dans nos affaires. Elle en a déjà beaucoup trop pour la dignité de notre politique, autant que pour sa sûreté.»

Sur le fond de la question, tous mes amis, ou à peu près, étaient de mon avis; mais ne pouvais-je pas me dispenser de manifester hautement mon avis? Pourquoi me hâterais-je d'arriver dès le début de la session et avant le vote sur la présidence de la Chambre? J'étais le maître, en arrivant quelques jours plus tard, d'échapper à cet embarras. Il était plus grave que, de loin, je ne le prévoyais: «Les adversaires du cabinet, m'écrivait-on, attendent votre arrivée comme le signal de l'attaque; rien n'est si aisé que de le renverser, et il ne demande pas mieux que de se retirer; la plupart des ministres trouvent le fardeau trop lourd, et M. Thiers sera charmé de le passer à d'autres, en gardant pour lui la popularité. Si vous êtes ici, votre présence seule hâtera la chute, et votre liberté d'action en sera ensuite fort gênée. Ce que la prudence vous conseille, c'est de laisser passer le début de la session, et, si vous devez être appelé, d'attendre qu'on vous appelle.» M. Rossi surtout insistait pour que je m'en tinsse à ce conseil de prudence.

Ces objections ne me persuadèrent point. J'écrivis le 20 octobre au duc de Broglie: «J'y ai bien pensé. Je partirai d'ici le 25. J'irai prendre ma mère et mes enfants en Normandie, et je serai à Paris le 28 au soir ou le 29. Il ne faut pas accepter l'air des embarras qu'on n'a pas. Je n'attends rien à Londres. Je ne vais rien chercher à Paris. Je ne suis ici, je ne serai là dans aucune intrigue. Je ne dirai, je ne ferai rien là qui ne soit en parfaite harmonie avec ce que j'ai dit et fait ici depuis huit mois. J'ai promis au cabinet de le seconder sans me lier à lui. C'est ce que j'ai fait et ce que je ferai. J'ai dit que je garderais ma position et mes amis sans épouser leur humeur. Je le ferai comme je l'ai fait. J'ai fait, le premier jour, les réserves qui m'ont paru raisonnables en soi, convenables pour moi. Je n'ai rien à y ajouter, rien à en retrancher aujourd'hui. Pourquoi donnerais-je à ma conduite des apparences d'hésitation et de contrainte? Ni dans le passé, ni dans l'avenir, ni dans mes actions, ni dans mes intentions, rien ne m'y oblige. Je veux prendre ma position simplement, ouvertement, tout entière, sans éluder aucune de ses difficultés naturelles, sans y ajouter aucune difficulté factice ou étrangère. Je suis député avant d'être ambassadeur. Je tiens plus à ce que je suis comme député qu'à ce que je suis comme ambassadeur. J'ai demandé un congé pour l'ouverture de la session. On me l'a donné. J'en userai sérieusement en me rendant à la Chambre quand il y a quelque chose de sérieux à dire ou à faire. Je n'attendrai pas, pour y paraître, qu'il soit insignifiant d'y être. J'agirai, comme député, selon ma raison, mon passé, mon honneur. Je parlerai, comme ambassadeur, selon ce que j'ai pensé, écrit, fait ou accepté depuis que je le suis. Je crois que cela peut très-bien se concilier. Je n'y ressens, pour mon compte, pas le moindre embarras. Si cela ne peut pas se concilier, je m'en apercevrai le premier.»

Les événements m'épargnèrent l'embarras dont mes amis se préoccupaient. Le 15 octobre, vers six heures du soir, le Roi retournait à Saint-Cloud avec la Reine et madame Adélaïde; sur le quai des Tuileries, près du pont Louis XVI, une forte détonation éclata; un homme accroupi près du poste dit du Lion, au pied du poteau d'un réverbère, avait tiré sur le Roi; deux valets de pied et l'un des gardes nationaux à cheval de l'escorte furent blessés; personne dans la voilure ne fut atteint. Arrêté sur-le-champ, l'auteur de l'attentat ne tenta point de s'enfuir: «Je ne m'en vais pas.—Votre nom?—Conspirateur.—Votre profession?—Exterminateur des tyrans. Maudite carabine! J'ai pourtant visé juste. Mais je l'avais trop chargée.» Il s'appelait Marius Darmès, né à Marseille et frotteur de profession à Paris. C'était un fanatique grossier et brutal, qui passait sa vie dans une atmosphère de haine contre les rois en général, contre le roi Louis-Philippe en particulier, et qui regardait le meurtre comme un droit naturel de la haine.

L'effet de ce crime fut grand, plus grand peut-être qu'en d'autres occasions semblables. Il éclatait au milieu d'un public déjà très-animé et très-inquiet de la situation générale. On voyait là un odieux résultat et un effrayant symptôme de la fermentation révolutionnaire, renaissante et journellement fomentée. On s'étonnait, on s'indignait, on s'irritait, on s'alarmait, on se répandait en prédictions sinistres sur l'avenir de la société comme du pouvoir. Je retrouve, dans une lettre que j'écrivis le 19 octobre, en apprenant cette nouvelle, l'impression que je reçus à Londres même, et du fait et de l'état où il jetait en France les esprits: «Ce nouvel assassinat ne m'a pas surpris. C'est une rude entreprise que de rétablir de l'ordre dans le monde. Aujourd'hui tous les scélérats sont fous et tous les fous sont prêts à devenir des scélérats. Et les honnêtes gens ont à leur tour une folie; c'est d'accepter la démence comme excuse du crime. Il y a une démence qui excuse, mais ce n'est pas celle de Darmès et de ses pareils. On n'ose pas regarder le mal en face, et on dit que ces hommes-là sont fous pour se rassurer. Et pendant que les uns se rassurent lâchement, d'autres s'épouvantent lâchement aussi: «Tout est perdu, disent-ils; c'est la fin du monde.» Le monde a vu, sous d'autres noms, sous d'autres traits, bien des maux et des périls pareils, pour ne pas dire plus graves. Nous avons besoin aujourd'hui d'un degré de justice, de bonheur et de sécurité dans le bonheur, dont autrefois les sociétés humaines n'avaient pas seulement l'idée. Elles ont vécu pendant des siècles, bien autrement assaillies de souffrances, de crimes, de terreurs. Elles ont prospéré pourtant, elles ont grandi dans le cours de ces siècles. Nous oublions tout cela. Nous voudrions qu'aujourd'hui, et pour nous, tout le progrès qui est à faire fût fait. Certainement tout n'est pas fait, bien s'en faut; mais tout n'est pas perdu non plus. Pour moi, l'expérience, qui m'a beaucoup appris, ne m'a point effrayé; je passe pour un juge sévère de mon temps, et je crois son mal encore plus grave que je ne le dis; mais je dis aussi qu'à côté de ce mal le bien abonde, et qu'à aucune époque on n'a vécu, dans le plus obscur village comme dans Paris, au milieu de plus de justice, de bien-être et de sûreté.»

Dans les situations difficiles et déjà ébranlées, tous les incidents sont graves; l'attentat de Darmès porta au cabinet un rude coup. M. Duchâtel, de retour à Paris, m'écrivit le 19 octobre: «Je suis arrivé ici avant-hier soir. J'y ai trouvé la situation à peu près telle que je me la représentais; cependant avec plus de ressources. Le parti de la paix a considérablement gagné depuis une dizaine de jours; la question paraît même, à tout le monde, tranchée de ce côté-là. L'attentat a produit un grand effet; cet effet a été déplorable pour le cabinet. Chacun a reporté sa pensée sur l'anarchie qui envahit tout, et le spectacle de cette anarchie indigne et inquiète les gens honnêtes et sensés. Hier, dans la soirée, j'ai été à Saint-Cloud. J'ai causé longtemps avec le Roi; l'attentat ne l'a pas troublé; il est ferme, décidé, résolu; il a la tenue que vous lui avez vue dans ses bons jours. Il a commencé par me dire que l'attentat était le fruit des attaques de la presse, qu'il le devait aux journaux; puis il a reporté la conversation sur le cabinet; il m'a dit que ses ministres paraissaient peu s'entendre, qu'il voyait bien que tout cela se détraquait, et que, la première fois qu'on lui mettrait le marché à la main, il l'accepterait. Il m'a parlé de vous, que vous étiez son espérance, qu'il n'y avait qu'un cabinet possible, le maréchal Soult, vous, moi, Villemain, etc., que M. Molé lui-même le reconnaissait et se déclarait prêt à être votre ministériel. En résumé, le Roi sent que le cabinet ne peut plus aller; il est décidée à s'en séparer à la première occasion et vous regarde comme son sauveur.

«Voici maintenant mon opinion. Jamais les circonstances ne seront plus graves, ni le danger plus grand. Il y a encore moyen de tout sauver; mais il n'est pas certain que, dans deux mois, le salut soit possible. Pour ce qui me regarde, bien que la tâche soit peu séduisante, je n'hésiterais pas. Quant à vous, je trouve que la situation s'offre fort belle. Toutes les nuances du parti conservateur, depuis M. Molé jusqu'à M. Calmon, vous appellent. Ces moments-là s'offrent rarement dans la vie des hommes, et en général ils durent peu, si on ne les saisit pas à propos. Je crois le jour arrivé, pour vous, de saisir, comme ministre des affaires étrangères, la grande question que vous avez entamée comme ambassadeur. Comme ambassadeur, vous n'avez plus grand'chose à faire; votre position devant les Chambres ne serait même plus tenable. M. Thiers ne peut pas traiter raisonnablement. Ou je me trompe fort, ou l'on vous ferait des concessions qui ne lui seraient pas accordées. Et supposez que vous parveniez, comme ministre, à arranger la question par une transaction où vous ménageriez de bonnes apparences, ce sera le plus grand succès qu'un homme puisse obtenir, et le plus notable service qui puisse toucher le pays. Ajoutez que la situation intérieure vous sert admirablement. La gauche dynastique est discréditée; la gauche radicale est plus insensée que jamais. Il y a autant à faire qu'au mois de mars 1831, et le danger est moins grand; la fièvre révolutionnaire d'alors, bien que factice, avait cependant plus de réalité que le petit mouvement d'aujourd'hui. En me résumant, le conseil que je vous donnerais avec la plus profonde conviction, c'est de ne pas reculer devant l'occasion si, comme je le crois, elle ne tarde pas à être offerte. Il n'est pas donné tous les jours de pouvoir sauver son pays.»

La crise prévue ne se fit pas attendre. Roi, ministres et public, tout le monde y était ou résolu, ou résigné. Le 20 octobre, le cabinet présenta au Roi le projet de discours par lequel il lui proposait d'ouvrir la session[24]. Le langage en était digne et mesuré; mais il était conçu dans la perspective de la guerre, et pour la faire pressentir au pays en lui demandant les moyens de s'y préparer. Le Roi refusa de se placer dans la direction et sur la pente de cet avenir. Les ministres lui donnèrent leur démission qu'il accepta, sans aigreur mutuelle; des deux parts, l'issue à laquelle on arrivait était pressentie et préparée; le surlendemain, 22 octobre, M. Thiers m'écrivit: «Mon cher collègue, je vous ai adressé une dépêche télégraphique, et j'y ajoute une lettre du Roi qui vous arrive par courrier extraordinaire. Vous aurez deviné certainement, avant toute explication, de quoi il s'agit. Le cabinet n'a pas été d'accord avec le Roi sur la rédaction du discours de la Couronne, et nous lui avons donné notre démission. Je crois que notre discours était modéré, et tout juste au niveau des circonstances. Cependant le Roi en a pensé autrement, et je suis loin de m'en plaindre. La situation est si grave que je comprends parfaitement les opinions diverses qu'elle inspire. Vous êtes naturellement l'un des hommes auxquels le Roi a le plus pensé dans cette occasion, et il souhaite que vous fassiez la plus grande diligence possible pour venir l'aider à sortir des difficultés bien grandes du moment. Ne croyez pas que je serai, pour vous, un obstacle. Le pays est dans un état qui nous commande à tous la plus grande abnégation. Quelle que soit ma façon de penser sur tout ceci, je suis bien résolu à ne créer de difficultés à personne.»

[Note 24: Pièces historiques. Nº XII.]

Le Roi m'écrivait de Saint-Cloud, le 21 octobre au soir, en commençant par me remercier de la lettre que je lui avais adressée le 19, à la nouvelle de l'attentat de Darmès: «Mon cher ambassadeur, me disait-il, je suis bien touché de la lettre que vous m'avez écrite. Vous appréciez dignement ma position, et vous sentez combien elle est aggravée par les dangers auxquels les êtres les plus chers à mon coeur sont exposés en m'accompagnant. La protection divine les a encore préservés, ainsi que moi; elle me donnera la force de continuer cette résistance tenace aux fureurs de l'anarchie qui veut la guerre à tout prix. J'espère les déconcerter, et quelles que soient leurs tentatives, je ne fléchirai pas devant elles. Je regrette de vous annoncer que mes efforts les plus sincères pour prévenir la dissolution du ministère ont finalement échoué ce soir, et nous entrons en crise ministérielle! Vous ne serez donc pas surpris que je sois pressé de vous voir arriver à Paris, et de pouvoir m'entretenir avec vous. M. Thiers s'est chargé de vous le demander dans sa capacité officielle; mais j'ai voulu vous le demander moi-même, et vous renouveler l'assurance de tous mes sentiments pour vous.»

Décidé, avant d'avoir reçu ces deux lettres, à partir de Londres le 25 octobre pour assister aux débuts de la session des Chambres, j'avais demandé à la reine d'Angleterre mon audience de congé, et en me l'accordant, elle m'avait invité à aller passer deux jours à Windsor, où elle résidait en ce moment. Je m'y rendis le 21 octobre. Lord Melbourne, lord Palmerston, lord et lady Clarendon y étaient seuls invités avec moi. Comme la reine et le prince Albert, ils m'accueillirent avec une bonne grâce marquée; un peu par estime et par goût, je me plais à le croire, un peu aussi parce que j'allais à Paris; on désirait évidemment que j'y portasse de bons sentiments pour l'Angleterre, que j'y parlasse bien des hommes qui la gouvernaient, que j'engageasse ceux qui gouvernaient ou qui gouverneraient la France à ne pas se montrer trop difficiles. On voyait bien que l'avenir, et un avenir prochain, était plein de chances périlleuses. On en était préoccupé, pas plus qu'on ne l'est en Angleterre des choses qui ne touchent pas de très-près l'Angleterre elle-même, sérieusement préoccupé pourtant. On n'oubliait pas que tôt ou tard, dans les affaires de l'Europe, le poids de la France est grand, et que, pour les réputations européennes, son opinion compte, pour ne pas dire qu'elle décide. On avait à coeur de calmer, d'amadouer le public français. Et je me disais, en recevant ces marques de la disposition anglaise, que, si je pouvais la faire bien comprendre en France, et tenir moi-même une attitude analogue en même temps que parfaitement indépendante, les deux nations et l'Europe entière s'en trouveraient bien.

J'eus, pendant ce court séjour à Windsor, une tristesse que j'appellerais un chagrin si la vie ne m'avait enseigné pour quelles pertes ce mot doit être réservé. Nous apprîmes le 22 octobre que, le matin même, lord Holland était mort subitement à Holland-house. Je le regrettai sincèrement. Si bon et si aimable, et de ce naturel facile, sympathique et expansif si rare au delà de la Manche! Je portais à lady Holland un intérêt affectueux; je l'avais trouvée très-spirituelle avec un agrément sérieux, et plus capable de sentiments vrais que d'autres femmes du monde moins hautaines et d'humeur plus égale. Je fus choqué d'ailleurs de la froideur avec laquelle cette nouvelle fut reçue par bien des gens qui, depuis plus de trente ans, passaient leur vie à Holland-house. J'ai souvent entendu nos vieux soldats parler de leurs camarades qu'ils avaient vus tomber à côté d'eux, sous le canon; leurs paroles étaient plus émues, je dirais volontiers plus tendres. Il y a, dans la fermeté froide de la race anglo-saxonne, une certaine acceptation dure de la nécessité et des coups du sort. Ils sont dans la vie comme des gens pressés dans la foule; ils ne regardent pas celui qui tombe; ils poussent et passent. On dirait qu'ils mettent leur dignité à ne se montrer, quoi qu'il arrive, ni surpris, ni affligés. Mais leur dignité ne leur coûte pas assez. Pour avoir toute sa beauté et tout son charme, il faut que la nature humaine se déploie avec plus d'abandon, et que, lorsqu'elle contient ses émotions et ses pensées, on voie qu'elle y prend quelque peine. Les Anglais ont quelquefois l'air de comprimer ce qu'ils ne sentent pas.

Politiquement aussi, je regrettai lord Holland; il n'avait pas autant d'influence que je l'aurais souhaité, mais il en avait plus que bien des gens n'en convenaient. La désapprobation de Holland-house gênait, même quand elle n'empêchait pas.

Je quittai Londres le 25 octobre, et j'arrivai à Paris le 26. Je vis d'abord M. Duchâtel qui me mit promptement au courant des dispositions des personnes et des détails de la situation. Nous nous entendions d'avance sur le caractère et le but de la politique à suivre. Le maréchal Soult vint me trouver, content, confiant, de facile composition sur les questions de gouvernement comme sur les arrangements de cabinet, et ne demandant qu'à y faire entrer M. Teste, dont il avait besoin, me dit-il, pour avoir près de lui un avocat qui parlât pour lui dans l'occasion. M. Villemain, avec une clairvoyance singulièrement impartiale et pourtant très-ferme, était prêt à se rengager dans la lutte. M. Humann, à l'accession duquel j'attachais du prix, accepta, sans se faire presser, le ministère des finances. MM. Cunin-Gridaine et Martin du Nord, qui avaient soutenu M. Molé dans les débats de la coalition, n'en gardaient plus aucun souvenir embarrassant pour eux ou pour moi. L'amiral Duperré reprit avec satisfaction le portefeuille de la marine. Le Roi me témoigna une entière confiance, et se prêta avec empressement aux arrangements qui lui furent proposés. Le duc de Broglie, quoique inquiet de l'avenir et décidé à rester, pour son compte, en dehors des affaires, me donna plein droit de compter sur son concours. J'eus, avec M. Thiers et M. de Rémusat, des entrevues qui nous laissèrent dans des rapports pleins de convenance, tout en me faisant pressentir une opposition décidée et prochaine. Deux jours suffirent pour vider les questions et surmonter les embarras qu'élève toujours la formation d'un cabinet. Les situations fortes font marcher vite ceux qui ne se mettent pas à l'écart. Le 29 octobre au soir, le Roi signa les ordonnances qui nommaient les nouveaux ministres. Ma mère et mes enfants arrivaient au même moment de Normandie pour me rejoindre, et vers minuit, je rentrai auprès d'eux dans ma petite maison, chargé d'un pesant fardeau, mais ne désespérant pas de le porter.

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