Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 7)
Le maréchal Bugeaud rendit immédiatement compte de ce fait au maréchal Soult, et il s'empressa d'en informer également notre consul général à Tanger, M. de Nion, chargé d'affaires auprès de l'empereur du Maroc: «Depuis plusieurs jours, lui écrivit-il, nous étions provoqués par des menaces et par des excitations à nos tribus pour les pousser à la révolte; nous avons eu entre les mains une lettre du caïd d'Ouschda à l'un de nos caïds, dans laquelle il l'invite à se tenir prêt pour la guerre qu'ils vont faire aux chrétiens:—Quand le moment de frapper sera venu, lui dit-il, nous vous préviendrons et nous vous pourvoirons de tout ce qui pourra vous manquer pour la guerre; en attendant, tâchez de vous procurer des armes et des cartouches.»—Le maréchal Bugeaud ajoutait: «Il est impossible de montrer plus de modération que ne l'a fait le général de Lamoricière; je pars après-demain pour aller le joindre; j'ai le projet de demander, dès mon arrivée, des explications sérieuses aux chefs marocains. Si leurs intentions sont telles qu'on puisse espérer de revenir à l'état pacifique, je profiterai de l'outrage qu'ils nous ont fait en nous attaquant sans aucune déclaration préalable, pour obtenir une convention qui, en réglant notre frontière, établira d'une manière précise les relations de bon voisinage; les principales bases de cette convention seraient: 1º La délimitation exacte de la frontière; 2º que les deux pays s'obligent à ne pas recevoir les populations qui voudraient émigrer de l'un à l'autre; 3º que Sa Majesté l'empereur du Maroc s'engage à ne prêter aucun secours en hommes, en argent, ni en munitions de guerre à l'émir Abd-el-Kader. Si celui-ci est repoussé dans les États marocains, l'empereur devra le faire interner, avec sa troupe, dans l'ouest de l'empire où il sera soigneusement gardé. A ces conditions, il y aura amitié entre les deux pays. Si, au contraire, les Marocains veulent la guerre, mes questions pressantes les forceront à la déclarer. Nous ne serons plus dans cette situation équivoque qui peut soulever en Algérie de grands embarras. J'aime mieux la guerre ouverte sur la frontière que la guerre des conspirations et des insurrections derrière moi. S'il faut faire la guerre, nous la ferons avec vigueur, car j'ai de bons soldats, et, à la première affaire, les Marocains me verront sur leur territoire. Je vous avoue que, si j'eusse été à la place de M. le général de Lamoricière, je n'aurais pas été si modéré, et j'aurais poursuivi l'ennemi, l'épée dans les reins, jusque dans Ouschda. Peut-être le général a-t-il mieux fait de s'en abstenir. C'est ce que la suite prouvera.»
Le général de Lamoricière avait bien fait de ne pas s'engager plus avant, et de laisser au seul gouvernement du Roi la question de la paix ou de la guerre et la conduite de la négociation qui devait aboutir à l'un ou à l'autre résultat. Nous jugeâmes à notre tour que le moment était venu de prendre, à cet égard, une résolution définitive. De l'avis unanime de son conseil, le Roi décida qu'il serait adressé à l'empereur du Maroc la demande formelle d'une réparation pour l'attaque récente sur notre territoire, et d'un engagement précis qu'il prendrait des mesures efficaces pour mettre l'Algérie à l'abri des menées d'Abd-el-Kader et de ses partisans, Arabes ou Marocains. Il fut résolu en même temps que les renforts nécessaires pour le cas de guerre seraient envoyés au maréchal Bugeaud, et qu'une escadre commandée par M. le prince de Joinville irait croiser sur les côtes du Maroc, pour donner à la négociation l'appui moral de sa présence, et, s'il y avait lieu, le concours de sa force. J'adressai en conséquence, à notre consul général à Tanger, les instructions suivantes:
«Paris, 12 juin 1844.
«Monsieur, les dépêches de M. le général Lamoricière, en date du 30 mai, nous annoncent que, ce même jour, il a été attaqué, en dedans de notre frontière, par un corps de 1,200 à 1,400 cavaliers marocains, et de 5 à 600 Arabes, mais que cette agression a été sévèrement châtiée. Comme elle a eu lieu sans provocation de notre part et en l'absence de toute déclaration de guerre, nous aimons encore à n'y voir qu'un simple accident et non l'indice d'une rupture décidée et ordonnée par l'empereur du Maroc. Mais nous sommes fondés à nous en plaindre comme d'une insigne violation du droit des gens et des traités en vertu desquels nous sommes en pais avec cet empire. Vous devez donc, au reçu de la présente dépêche, écrire immédiatement à l'empereur, pour lui adresser les plus vives représentations au sujet d'une attaque qui ne pourrait être justifiée, pour demander les satisfactions qui nous sont dues, notamment le rappel des troupes marocaines réunies dans les environs d'Ouschda, et pour le mettre lui-même en demeure de s'expliquer sur ses intentions. Est-ce la paix ou la guerre qu'il veut? Si, comme le lui conseillent ses véritables intérêts, il tient à vivre en bons rapports avec nous, il doit cesser des armements qui sont une menace pour l'Algérie, respecter la neutralité en retirant tout appui à Abd-el-Kader, et donner promptement les ordres les plus sévères pour prévenir le retour de ce qui s'est passé. Si c'est la guerre qu'il veut, nous sommes loin de la désirer; nous en aurions même un sincère regret; mais nous ne la craignons pas, et si l'on nous obligeait à combattre, on nous trouverait prêts à le faire avec vigueur, avec la confiance que donne le bon droit, et de manière à faire repentir les agresseurs. Toutefois, nous ne demandons, je le répète, qu'à rester en bonnes relations avec l'empereur du Maroc, et nous croyons fermement qu'il n'est pas moins intéressé à en maintenir de semblables avec nous.
«Je vous ai déjà mandé que des bâtiments de la marine royale allaient être expédiés en croisière sur les côtes du Maroc, une division navale, commandée par M. le prince de Joinville et composée du vaisseau le Suffren, de la frégate à vapeur l'Asmodée et d'un autre bâtiment à vapeur, va s'y rendre effectivement en allant d'abord à Oran où Son Altesse Royale doit se mettre en communication avec M. le maréchal Bugeaud. Le prince aura également occasion, monsieur, d'entrer en rapports avec vous, et je ne doute pas de votre empressement à vous mettre à sa disposition, aussi bien qu'à lui prêter tout le concoure qui dépendra de vous. Du reste, les instructions de Son Altesse Royale sont pacifiques et partent de ce point que la guerre entre la France et le Maroc n'est pas déclarée. Sa présence sur les côtes de cet empire, à la tête de forces navales, a plutôt pour but d'imposer et de contenir que de menacer. Nous aimons à penser qu'elle produira, sous ce rapport, un effet salutaire.
«Voici comment je résume vos instructions. Vous demanderez à l'empereur du Maroc:
«1º Le désaveu de l'inconcevable agression faite par les Marocains sur notre territoire;
«2º La dislocation du corps de troupes marocaines réunies à Ouschda et sur notre frontière;
«3º Le rappel du caïd d'Ouschda et des autres agents qui ont poussé à l'agression;
«4º Le renvoi d'Abd-el-Kader du territoire marocain.
«Vous terminerez en répétant:
«1º Que nous n'avons absolument aucune intention de prendre un pouce de territoire marocain, et que nous ne désirons que de vivre en paix et en bons rapports avec l'empereur;
«2º Mais que nous ne souffrirons pas que le Maroc devienne, pour Abd-el-Kader, un repaire inviolable, d'où partent contre nous des agressions pareilles à celle qui vient d'avoir lieu; et que si l'empereur ne fait pas ce qu'il faut pour les empêcher, nous en ferons nous-mêmes une justice éclatante.»
Des instructions en harmonie avec celles-ci furent adressées par le ministre de la marine à M. le prince de Joinville, par le ministre de la guerre à M. le maréchal Bugeaud, et toutes les mesures nécessaires pour que l'exécution répondît, s'il y avait lieu, à la déclaration, furent poussées avec vigueur.
A ces nouvelles, l'émotion fut vive à Londres, dans le gouvernement encore plus peut-être que dans le public. L'Angleterre avait, avec le Maroc, de grandes relations commerciales; c'était de Tanger que Gibraltar tirait la plupart de ses approvisionnements, et la sécurité de la place marocaine était considérée comme importante pour la place anglaise. Ce fut, au premier moment, l'impression commune en Angleterre qu'il arriverait là ce qui était arrivé en Algérie, et que la guerre entre la France et le Maroc serait, pour la France, le premier pas vers la conquête. La perspective d'un tel événement était, au delà de la Manche, un sujet d'inquiétudes que le chef du cabinet, sir Robert Peel, ressentait aussi vivement que le plus soupçonneux des spectateurs. La nomination de M. le prince de Joinville au commandement de l'escadre aggravait l'émotion; il avait publié peu auparavant une Note sur les forces navales de la France dont on s'était fort préoccupé en Angleterre, et cet acte de patriotisme français avait été pris, au delà de la Manche, pour un acte d'hostilité. Les méfiances populaires sont le plus obstiné des aveuglements.
Celles-ci étaient bien mal fondées. Autant nous étions décidés à ne pas souffrir que le Maroc troublât indéfiniment l'Algérie, autant nous étions éloignés d'avoir, sur le Maroc, aucune vue de conquête. Rien n'eût été plus contraire au bon sens et à l'intérêt français; la possession et l'exploitation de l'Algérie étaient déjà, pour la France, un assez lourd fardeau et une assez vaste perspective. Notre politique dans cette circonstance comportait donc la plus entière franchise, et je pris plaisir à la proclamer, sûr d'être compris de lord Aberdeen et de trouver en lui la même sincérité. J'écrivis au comte de Sainte-Aulaire[34]: «Tenez pour certain que, si nous avons la guerre avec le Maroc, c'est que nous y sommes forcés, bien et dûment forcés. Nulle part en Afrique nous ne cherchons des possessions ni des querelles de plus. Avant 1830, le territoire qu'on nous conteste aujourd'hui a constamment fait partie de la Régence d'Alger; les indigènes reconnaissaient la souveraineté du dey, et lui payaient tribut par l'entremise du bey d'Oran qui envoyait, à certaines époques déterminées, des Turcs pour le prélever. Nous occupons depuis longtemps ce territoire sans objection, sans contestation, soit de la part des habitants eux-mêmes, soit de la part des Marocains. C'est Abd-el-Kader qui, dans ces derniers temps, a cherché et trouvé ce prétexte pour exciter et compromettre, contre nous, l'empereur du Maroc. A vrai dire, ce n'est pas à l'empereur, c'est à Abd-el-Kader que nous avons affaire là. Il s'est d'abord réfugié en suppliant, puis établi en maître dans cette province d'Ouschda; il s'est emparé sans grand'peine de l'esprit des populations; il prêche tous les jours; il échauffe le patriotisme arabe et le fanatisme musulman; il domine les autorités locales, menace, intimide, entraîne l'empereur, et agit de là, comme d'un repaire inviolable, pour recommencer sans cesse contre nous la guerre qu'il ne peut plus soutenir sur son ancien territoire. Jugurtha n'était, je vous en réponds, ni plus habile, ni plus hardi, ni plus persévérant que cet homme-là, et s'il y a de notre temps un Salluste, l'histoire d'Abd-el-Kader mérite qu'il la raconte. Mais en rendant à l'homme cette justice, nous ne pouvons accepter la situation qu'il a prise et celle qu'il nous fait sur cette frontière. Il ne s'agit pas ici d'une situation nouvelle, d'une fantaisie hostile venue pour la première fois à l'empereur du Maroc, et dont nous aurions tort de nous émouvoir si promptement et si vivement; voilà près de deux ans que cette situation dure, et que nous nous montrons pleins de modération et de patience. Nous nous sommes rigoureusement abstenus de toutes représailles; nous avons fait au Maroc toute sorte de représentations; nous avons employé le ton amical et le ton menaçant; nous avons envoyé des bâtiments de guerre se promener devant Tanger, Tetuan, etc., pour inquiéter et intimider. Nous avons obtenu des désaveux, des promesses, des ajournements, et quelquefois des apparences. Au fond, les choses sont restées les mêmes; pour mieux dire, elles ont toujours été s'aggravant; depuis six semaines, la guerre sainte est prêchée dans tout le Maroc; les populations se soulèvent et s'arment partout; l'empereur passe des revues à Fez; ses troupes se rassemblent sur notre frontière; elles viennent de nous attaquer sur notre territoire. Cela n'est pas tolérable. Il ne suffit pas que l'empereur du Maroc renonce, pour le moment, à ses démonstrations hostiles et nous donne de vaines paroles de paix; il faut que les causes de cette guerre sourde, qui couve et éclate sans cesse sur notre frontière, soient supprimées; il faut qu'il n'y ait là plus de rassemblements de troupes, qu'Abd-el-Kader n'y puisse plus séjourner, qu'une délimitation certaine des deux États soit opérée et acceptée des deux parts. Voilà le but que nous avons absolument besoin et droit d'atteindre. Pour que nous l'atteignions, il faut que le Maroc ait peur, grand'peur. C'est le seul moyen d'agir sur l'empereur, si l'empereur partage lui-même le fanatisme du peuple, ou de donner force à l'empereur contre le fanatisme du peuple si, comme je le crois, Muley Abd-el-Rhaman ne demande pas mieux que de rester en paix avec nous et redoute fort Abd-el-Kader. Plus la démonstration qui est devenue indispensable sera forte et éclatante, plus elle produira sûrement l'effet que nous cherchons. La présence d'un fils du roi y servira bien loin d'y nuire, car elle prouvera l'importance que nous y attachons et notre parti pris d'y réussir. Le prince de Joinville part demain ou après-demain pour aller prendre le commandement de l'escadre. Quand il y a une occupation sérieuse à donner à des princes jeunes et capables, il faut la leur donner; c'est quand ils ne font rien qu'ils ont des fantaisies. J'ai causé à fond avec M. le prince de Joinville. Il comprend bien sa mission, et fera tout ce qui dépendra de lui pour qu'une simple démonstration soit en même temps efficace et suffisante. Nous lui donnerons, dès le début, les forces nécessaires pour agir sur les imaginations, si on peut se borner à cela, ou pour frapper un coup prompt et décisif, s'il y a nécessité de le frapper. Probablement trois vaisseaux et autant de bâtiments à vapeur. Vous voilà bien au courant, mon cher ami; que lord Aberdeen le soit comme vous. Il a écrit à lord Cowley qu'il se porterait volontiers garant, auprès de l'empereur du Maroc, de la sincérité de nos intentions et de nos déclarations; je l'en remercie, et je compte, en toute occasion, sur sa pleine confiance; mais il n'ignore pas qu'il y a partout des soupçons absurdes, et que moi aussi j'ai quelquefois besoin de me porter garant de sa sincérité. En présence de ces méfiances aveugles, ce que nous avons de mieux à faire, je crois, c'est de nous tout dire. Pour mon compte, je n'y manquerai jamais, et j'espère que lord Aberdeen en fera toujours autant.»
[Note 34: Les 15 et 17 juin 1844.]
Je ne fus pas trompé dans mon attente; lord Aberdeen comprit et admit, avec une clairvoyante équité, notre nécessité et notre dessein. Il y avait d'autant plus de mérite que, par suite des dissentiments de sir Robert Peel avec son propre parti sur les questions de liberté commerciale, le cabinet anglais était alors dans une de ces crises parlementaires qui, deux ans plus tard, amenèrent sa chute; il pouvait être tenté d'éluder les délicates questions de politique extérieure; lord Aberdeen n'hésita point à résoudre celle qui se présentait: «Je l'ai vu hier, m'écrivit M. de Sainte-Aulaire[35]; il m'a annoncé qu'il envoyait immédiatement à Tanger l'ordre au consul anglais (M. Drummond Hay) d'aller trouver Abd-el-Rhaman en personne, et d'employer tous les moyens en son pouvoir pour prévenir la guerre. M. Drummond Hay devra déclarer à l'empereur que le gouvernement anglais engage sa responsabilité morale dans la question; et par prières ou par menaces, il s'efforcera de l'amener à une juste appréciation de la bonne conduite à tenir envers nous: «Si je devais mourir, a ajouté lord Aberdeen, j'ai voulu que ce fût en bon chrétien, et voici quel eût été le dernier acte de mon ministère.» Il m'a lu alors les instructions parties dimanche pour M. Drummond Hay et que lord Cowley a dû vous communiquer.» Ces instructions étaient positives et pressaient fortement l'empereur Abd-el-Rhaman de nous donner les satisfactions que nous lui demandions. Lord Aberdeen écrivit en même temps aux lords commissaires de l'amirauté anglaise[36]: «En me référant à ma lettre du 2 de ce mois relative aux renforts destinés à l'escadre de Sa Majesté devant Gibraltar, je dois faire connaître à vos seigneuries que la Reine a donné l'ordre que des instructions fussent adressées à l'officier qui commande cette escadre pour lui prescrire de prendre bien soin de faire savoir aux autorités marocaines qu'en envoyant ces forces sur les côtes du Maroc, le gouvernement de Sa Majesté n'a pas eu l'intention de prêter aucun appui au gouvernement marocain dans sa résistance aux demandes justes et modérées de la France, si malheureusement cette résistance devait avoir lieu. Afin d'éviter tout malentendu à cet égard, il faudrait expliquer clairement que la protection des intérêts anglais doit être le principal but de l'escadre; mais le gouvernement de Sa Majesté verrait aussi avec plaisir que l'on usât d'une influence quelconque à l'appui des propositions raisonnables qui ont été faites par les autorités françaises pour terminer les différends qui se sont élevés entre la France et le Maroc.»—«Lord Aberdeen ne doute pas, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que la mission de son consul n'ait un heureux résultat, si aucune circonstance de notre fait ne vient la contrarier; mais il regarde l'arrivée de M. le prince de Joinville sur la côte du Maroc comme extrêmement inopportune. J'ai combattu son opinion de mon mieux, par les moyens que vous développez avec tant de force et d'autorité dans votre lettre d'avant-hier. Je viens d'envoyer ladite lettre à lord Aberdeen pour qu'il la lise à son loisir.»
[Note 35: Le 17 juin 1844.]
[Note 36: Le 10 juillet 1844.]
Les inquiétudes de lord Aberdeen se seraient bientôt dissipées si, avec ma lettre, il avait pu lire aussi celle que M. le prince de Joinville lui-même, arrivé avec son escadre en rade de Gibraltar, adressait le 10 juillet 1844 au ministre de la marine: «Parti d'Oran le 7 au matin, disait-il, en même temps que l'escadre, j'ai porté mon pavillon sur le Pluton en faisant route directement pour Gibraltar. J'y ai mouillé le 8 au soir. Le 9, je me suis rendu à Tanger où j'ai reçu à mon bord la visite de notre consul général. Ayant écrit pour se plaindre de l'agression du 30 mai, M. de Nion a reçu de Sidi-ben-Dris, principal ministre de l'empereur du Maroc, une réponse arrogante et offensante, où tous les torts sont rejetés sur nos généraux dont on demande qu'il soit fait un exemple sévère. La lettre se termine par des menaces: «Les clameurs épouvantables des populations réclament la guerre sainte. On va expédier des renforts sur la frontière.» Cette lettre, écrite le 22 juin, a été reçue le 7 juillet. Hier 9, est arrivée une nouvelle dépêche de Bouselam-ben-Ali, pacha de Larache, écrite le 7 juillet 1844. Cette dépêche, toute différente de celle de Sidi-ben-Dris, exprime le regret de l'empereur éclairé par le caïd El-Ghennaouï sur les faits qui se sont passés sur la frontière; l'empereur désavoue ces actes, promet de remplacer les chefs qui ont trompé sa confiance, et rejette sur les contingents irréguliers les actes d'hostilité. La lettre est conçue en termes modérés.
«Au milieu de ce conflit de nouvelles contradictoires et de renseignements incertains, il est difficile de démêler la vérité. Que l'on se prépare à la guerre dans tout le Maroc, le fait ne peut être mis en doute; que l'empereur ait bonne volonté d'empêcher la guerre, il est permis de le supposer; mais qu'il puisse arrêter l'immense mouvement de populations fanatiques, c'est ce qui est au moins incertain. Son intérêt l'exige; mais de même que nous sommes fort en peine de savoir au vrai ce qui se passe dans son empire, il peut être trompé sur nos intentions et être amené, par de perfides conseils, à croire que nous voulons renverser son autorité.
«D'une part, le résultat de la mission à Maroc de M. Hay, consul général d'Angleterre, de l'autre, les faits qui se passent sur notre frontière, me paraissent les seules données exactes sur lesquelles nous puissions asseoir une opinion. On peut douter de l'authenticité de toutes les correspondances diplomatiques. Peut-être ne sont-elles qu'un moyen de gagner du temps pour mieux se préparer à la guerre…. Le Maroc n'est pas un pays où l'action du gouvernement soit instantanée; il faut laisser au temps le soin de calmer les esprits. Tout ce qu'on fera de démonstrations et de menaces, soit par terre, soit par mer, ne pourra que servir les projets de nos ennemis…. Pour moi, à moins que le maréchal Bugeaud, poussé à bout, ne déclare la guerre, ou à moins d'ordres contraires du gouvernement, je suis bien décidé à ne pas paraître sur les côtes du Maroc. Je ferai en sorte que l'on me sache dans le voisinage, prêt à agir si la démence des habitants du Maroc nous y forçait; mais j'éviterai de donner, par ma présence, un nouvel aliment à l'excitation des esprits.
«Un seul cas pourtant me ferait passer par-dessus toutes ces considérations; c'est celui où une escadre anglaise viendrait sur les côtes du Maroc. Cette escadre est annoncée plus forte que la mienne; si elle se borne, comme nous, à jouer, de Gibraltar, un rôle d'observation, rien de mieux; mais si elle va sur les côtes du Maroc, je m'y rendrai à l'instant. Dans l'intérêt de notre dignité comme dans l'intérêt de l'influence que nous devons exercer sur les États limitrophes de nos possessions d'Afrique, il est essentiel que cette affaire du Maroc ne soit pas traitée sous le canon d'une escadre étrangère.»
Ni la modération, ni la loyauté française et anglaise ne suffirent pour arrêter le cours des événements; la mesure du fanatisme chez les Marocains et de la patience chez nous était comble; le prince de Joinville attendit en vain que le consul d'Angleterre déterminât l'empereur du Maroc à nous donner les satisfactions que nous demandions; le maréchal Bugeaud s'arrêta en vain deux fois, après avoir châtié les incursions des Marocains sur notre territoire. Quoiqu'il eût le sentiment du danger de la guerre, l'empereur Abd-el-Rhaman était trop ignorant pour en bien apprécier la gravité et trop faible pour résister à la passion de son peuple; M. Drummond-Hay n'obtenait de lui aucune réponse nette, et les forces marocaines rassemblées dans la province d'Ouschda grossissaient tous les jours. Sur terre et sur mer, la guerre était inévitable et le seul moyen de vider les questions qui l'avaient suscitée. Déterminé par ces faits et par nos instructions, le 6 août 1844, le prince de Joinville, avec autant de hardiesse dans l'exécution qu'il avait montré de patience dans la résolution, attaqua Tanger, éteignit le feu de la place et en détruisit les fortifications. Le 14 août, le maréchal Bugeaud, avec 9,500 hommes de troupes, «faisait à Isly, m'écrit le général Trochu, une nouvelle et vraiment magnifique application de ses vues sur les effets moraux, et d'un système nouveau de marche et de combat très-ingénieusement approprié aux exigences d'une situation qui n'avait pas de précédent dans la guerre d'Afrique. Le choc d'Isly fut relativement petit; nos pertes furent presque insignifiantes, par la raison que la déroute de l'armée marocaine et des contingents arabes fut complète et irrémédiable dès la première heure. Mais de bonne foi, et en recueillant le souvenir des impressions qui s'échangeaient dans le camp, lequel de nous, avant l'événement et dans les proportions où il se présentait à nos yeux, eût osé affirmer cet étonnant résultat?»
Vingt-cinq mille cavaliers marocains, en effet, étaient là réunis, avec plusieurs bataillons d'infanterie et onze pièces de canon; le maréchal s'empara de leur camp, de leur artillerie, de leurs drapeaux, de tout leur bagage, y compris la tente et les papiers du fils de l'empereur.
Sur terre, la bataille d'Isly mettait fin à la guerre. Sur mer, le lendemain même de cette victoire, le 15 août, le prince de Joinville bombardait, à l'extrémité méridionale du Maroc, Mogador, la ville favorite d'Abd-el-Rhaman, le principal centre commercial de son empire et le siége de sa fortune particulière. Le prince s'emparait, non sans une vive résistance marocaine, de la petite île qui ferme l'entrée du port, et y établissait une garnison de cinq cents hommes. Sur mer aussi, et en neuf jours, la guerre était terminée sous les yeux d'une escadre anglaise qui suivait de loin les mouvements de la nôtre.
Que le gouvernement anglais fût ému de ces événements et en ressentît un vif déplaisir, rien n'était plus naturel et nous ne pouvions nous en étonner; il était le protecteur ordinaire du Maroc; il avait essayé de prévenir la guerre en accommodant notre différend avec l'empereur Abd-el-Rhaman; il n'y avait pas réussi; la guerre se terminait par deux victoires de la France. Quelles seraient les conséquences de ces victoires? La question devait s'élever dans les esprits anglais et y susciter quelque inquiétude. Sir Robert Peel en conçut d'excessives qui dénotaient, de sa part, une fausse appréciation des faits comme des personnes, et dont nous aurions eu droit de nous plaindre. Il témoigna une double crainte: l'une, que, malgré nos déclarations contraires, nous ne prissions possession permanente de quelques parties du territoire marocain; l'autre, que nous ne donnassions un grand développement à nos forces navales pour les diriger un jour contre l'Angleterre. Il se reportait sans cesse à notre première occupation d'Alger et aux engagements d'évacuation que, selon lui, la France avait pris à cette époque: «Il est trop tard, sans doute, disait-il, pour réclamer de la France l'exécution de ces engagements; mais c'est à cause de ce tort originel que maintenant le Maroc et Tunis sont en péril; si nous ne tenons pas à la France un langage très-décisif, si nous ne sommes pas prêts à agir dans l'intérêt de Tunis et du Maroc, ces deux États auront le sort de l'Algérie, et deviendront, si ce n'est peut-être de nom, du moins en fait, des portions de la France.» Sir Robert accueillait tous les renseignements, tous les bruits qui lui parvenaient sur les immenses travaux que nous faisions, disait-on, dans tous les ports d'où l'Angleterre pouvait être menacée, à Dunkerque, à Calais, à Boulogne, à Cherbourg, à Brest, à Saint-Malo. Il se refusait à regarder nos assurances pacifiques et amicales comme des garanties suffisantes, et il insistait auprès de ses collègues pour que l'Angleterre se préparât promptement et largement à une guerre qui lui paraissait probable et prochaine. C'était contre ces dispositions et ces appréhensions du premier ministre que lord Aberdeen avait à défendre la politique de la paix et de l'entente cordiale avec la France; il le faisait avec une habileté parfaitement loyale, à la fois persévérant et doux, équitable sans complaisance, opposant aux vaines alarmes de sir Robert Peel une appréciation plus juste et plus fine, soit des événements, soit des hommes, soit des chances de l'avenir. Quand on s'inquiétait surtout de notre attaque sur Mogador et de la garnison établie dans l'îlot adjacent: «Les Français, disait-il, se sont déjà placés dans une situation très-désavantageuse en déclarant qu'ils ne voulaient d'aucune occupation permanente, ni d'aucune conquête. Dire cela à un ennemi, c'est l'encourager à continuer la guerre et agir avec grande imprudence. Il se peut qu'une telle déclaration ait été nécessaire pour satisfaire l'Angleterre; mais, sans cela, elle ne saurait être justifiée. On reconnaîtra, j'espère, que l'occupation de l'îlot de Mogador était indispensable pour l'attaque sur la place, et on ne le retiendra pas plus longtemps que ne l'exige le blocus. Les Français ont déjà beaucoup fait en mutilant leurs moyens d'hostilité effective; nous ne pouvons guère attendre, quand ils font une attaque, qu'ils se privent de ce qui est nécessaire pour qu'elle réussisse. Je persiste à croire qu'ils seraient charmés d'amener l'empereur à accepter leurs conditions, en renonçant à tout projet d'occupation ou de conquête sur la côte du Maroc, et je ne désespère nullement que les choses ne finissent ainsi.»
Lord Aberdeen était de ceux qui ont l'esprit assez haut pour ne pas se laisser ballotter par tous les vents qui soufflent en bas, et assez ferme pour attendre que le cours des choses leur donne raison.
Je n'ignorais pas et je ne pouvais ignorer l'humeur et les méfiances de sir Robert Peel, écho de celles dont les journaux anglais étaient pleins. Je ne voulus pas m'en taire, ni en laisser ignorer ma surprise: «Que s'est-il donc passé de nouveau et d'inattendu, écrivis-je à M. de Jarnac[37], qui ait pu exciter à Londres l'émotion, les appréhensions, je ne veux pas dire les méfiances qui se manifestent autour de vous? Le gouvernement anglais connaît depuis longtemps nos griefs contre le Maroc et nos demandes de satisfaction. Nous les lui avons communiqués dès le début de l'affaire. Il les a trouvés justes et modérés. Avant de recourir à la force, nous avons épuisé les moyens de conciliation. Nous avons tardé, sur terre et sur mer, aussi longtemps qu'il était possible de tarder. Sur terre, le maréchal Bugeaud est resté plusieurs fois dans nos limites après avoir repoussé et châtié les agressions marocaines. Sur mer, M. le prince de Joinville a attendu, de délai en délai, la réponse à notre ultimatum et le retour de M. Hay. Nous n'avons commencé la guerre que lorsqu'il a été évident que les Marocains ne cherchaient qu'à gagner du temps pour s'y préparer de leur côté, et pour atteindre l'époque de l'année où il nous serait impossible, à nous, de la leur faire efficacement, par mer comme par terre, avec nos vaisseaux comme avec nos régiments. Cette intention a été évidente, du côté de la mer, par les réponses incomplètes, dilatoires, faites à nos demandes et rapportées par M. Hay; du côté de la terre, par le rassemblement, sur notre frontière, de forces marocaines de plus en plus nombreuses et animées. Est-ce pour faire la paix que le fils de l'empereur est arrivé aux environs d'Ouschda avec plus de vingt mille chevaux et tout l'appareil militaire possible, faisant prêcher, dans son camp même, la guerre sainte, et envoyant ses cavaliers attaquer les avant-postes de notre camp de Lalla-Maghrania? Sidi-ben-Hamida, dans ses pourparlers pacifiques avec le maréchal Bugeaud, et Sidi-ben-Dris, dans ses réponses confuses et évasives à M. de Nion et à M. Hay, n'ont évidemment voulu que gagner du temps et nous en faire perdre. Nous agissons modérément et loyalement, mais sérieusement. Le but que nous avons annoncé dès le premier moment, et que nous avons bien droit de poursuivre, car il n'est autre que la sécurité de notre propre territoire, nous voulons l'atteindre effectivement, et nous ne pouvons nous payer de paroles et d'apparences. Pas plus aujourd'hui qu'avant l'explosion de la guerre, nous n'avons aucun projet, aucune idée d'occupation permanente sur aucune partie du territoire marocain, sur aucune des villes de la côte. Nos succès ne changeront rien à nos intentions, n'ajouteront rien à nos prétentions; mais nous ne pouvons renoncer à aucun des moyens légitimes de la guerre, à aucune des conditions nécessaires de son efficacité. L'Angleterre, en 1840, a débarqué des marines en Syrie; ils y ont occupé des villes; ils y sont restés longtemps. Nous ne nous en sommes ni étonnés, ni plaints; nous avons seulement demandé que l'occupation ne fût que temporaire. On n'aura pas même besoin aujourd'hui de nous faire cette demande, car nous n'occupons, et nous n'aurons, j'espère, besoin d'occuper aucune ville du Maroc. Mais nous sommes en droit de réclamer la confiance que nous avons témoignée.»
[Note 37: Les 25 et 27 août 1844.]
La victoire est une situation commode, car elle permet la sagesse avec dignité. Nous avions, dès le début, hautement déclaré nos motifs de guerre et nos conditions de paix; nous résolûmes de n'y rien changer. Bien des gens nous conseillaient plus d'exigence, l'occupation prolongée de quelques villes marocaines, une forte indemnité pour les frais de la guerre; nous écartâmes ces idées; non par une générosité inconsidérée et parce que la France était, comme on le dit alors, assez riche pour payer sa gloire, mais par des raisons plus sérieuses. «Quant aux conditions de la paix, écrivait le 3 septembre 1844 le maréchal Bugeaud à M. le prince de Joinville, je serais moins rigoureux que vous, pour ne pas ajouter de nouvelles difficultés à celles qui existent et qui sont déjà assez grandes. Si nous n'avions pas à côté de nous la jalouse Angleterre, je crois que nous pourrions tout obtenir à cause des succès déjà réalisés, et parce que l'empire du Maroc est fort peu en état de faire la guerre, tant il est désorganisé et indiscipliné. Mais, dans notre situation vis-à-vis de nos voisins ombrageux, nous devons nous montrer faciles. Je ne demanderais donc pas que l'empereur payât les frais de la guerre, ni qu'il nous livrât Abd-el-Kader; j'ai la conviction que l'empereur s'exposerait plutôt à continuer une mauvaise guerre que de donner un seul million; je sais qu'il est sordidement intéressé. Quant à Abd-el-Kader, il ne pourrait pas le livrer sans se faire honnir par tout son peuple; contentons-nous d'exiger qu'il soit placé dans une des villes de la côte de l'Océan, et que l'on s'oblige à ne pas le laisser reporter la guerre à la frontière.»
Une considération, plus pressante encore peut-être, s'ajoutait à ces motifs: les hésitations et les revers d'Abd-el-Rhaman avaient gravement compromis, parmi les populations marocaines, son pouvoir et même son trône; autour de lui, on conspirait contre lui; sur divers points de ses États, des séditions éclataient, des tribus guerrières s'engageaient dans une sauvage indépendance. Un autre péril encore se laissait entrevoir; après la bataille de l'Isly, Abd-el-Kader avait manifesté son indignation d'une défaite qu'il imputait à la mollesse impériale; et l'idée qu'empereur lui-même il eût opposé et il opposerait aux chrétiens une résistance bien plus efficace, se répandait dans l'empire. Nous avions un intérêt évident à ne pas ébranler davantage Abd-el-Rhaman chancelant; car sa chute nous eût mis en présence d'un peuple livré à une anarchie passionnée, et peut-être aux mains d'un chef bien plus redoutable. Nous trouvions, dans un grand acte de modération conforme à notre politique générale en Europe, plus de sécurité pour notre établissement en Afrique. M. le prince de Joinville partagea pleinement cet avis et j'adressai au duc de Glücksberg et à M. de Nion, chargés de suivre, de concert avec lui, la négociation de la paix, les instructions suivantes:
«Les succès éclatants que viennent de remporter nos forces de terre et de mer, dans la lutte engagée entre nous et le Maroc, n'ont rien changé aux intentions que le gouvernement du Roi avait manifestées avant le commencement de cette lutte. Ce que nous demandions alors comme la condition nécessaire du rétablissement des relations amicales entre les deux États, et comme la seule garantie propre à nous assurer contre le retour des incidents qui ont troublé ces relations, nous le demandons encore aujourd'hui sans y rien ajouter; car le but que nous nous proposons est toujours le même, et aucune vue d'agrandissement ne se mêle à notre résolution bien arrêtée de ne pas permettre qu'on méconnaisse les droits et la dignité de la France. Que les rassemblements extraordinaires de troupes marocaines formés sur notre frontière, dans les environs d'Ouschda, soient immédiatement dissous; qu'un châtiment exemplaire soit infligé aux auteurs des agressions commises, depuis le 30 mai, sur notre territoire; qu'Abd-el-Kader soit expulsé du territoire marocain et n'en reçoive plus désormais aucun appui ni secours d'aucun genre; enfin, qu'une délimitation complète et régulière de l'Algérie et du Maroc soit arrêtée et convenue, conformément à l'état de choses reconnu du Maroc lui-même à l'époque de la domination des Turcs à Alger, rien ne s'opposera plus au rétablissement de la paix. La cour du Maroc, après tous les torts qu'elle a eus envers nous, ne s'attend peut-être pas à une pareille modération de notre part. Pour lui en donner une preuve éclatante et pour lui fournir l'occasion d'y répondre en acceptant immédiatement nos propositions, le roi vous ordonne, Messieurs, de vous transporter devant Tanger, à bord de l'un des vaisseaux de notre escadre, et de faire remettre aux autorités de cette place une lettre adressée à l'empereur, dans laquelle vous lui annoncerez que, s'il accepte purement et simplement les conditions de notre ultimatum que je viens de rappeler, vous êtes encore autorisés à traiter sur cette base.
«Il est bien entendu que cette démarche n'aurait point pour effet de suspendre les hostilités, et que nos armées de terre et de mer seraient libres de poursuivre leurs opérations jusqu'à ce que l'empereur eût adhéré à nos offres.»
Avant que ces instructions fussent parvenues à leur adresse et trois jours seulement après celui où elles avaient été adoptées à Paris, Sidi-Bouselam, pacha des provinces septentrionales du Maroc et confident intime de l'empereur, écrivait de Tanger[38] à M. de Nion: «Nous vous faisons savoir que, comme les préliminaires des conférences s'étaient passés entre vous et la cour de Sa Majesté, lorsque vous résidiez dans ce port de Tanger, nous nous adressons à vous, vu que Sa Majesté vient de nous charger d'accorder les quatre demandes que vous aviez formulées contre elle. Si c'est encore vous qui êtes celui qui doit entretenir les relations de la France avec notre heureuse cour, venez nous trouver pour que nous terminions en nous abouchant, car notre glorieux maître n'a point cessé d'être en paix avec votre gouvernement, sur le même pied que ses ancêtres. Si c'est, au contraire, un autre que vous qui est chargé de porter la parole, donnez-lui connaissance de cette lettre pour qu'il puisse se rendre auprès de nous dans l'heureux port de Tanger, afin de conférer ensemble sur un pied amical.»
[Note 38: Le 3 septembre 1844.]
En me communiquant aussitôt cette initiative pacifique des Marocains, le duc de Glücksberg et M. de Nion ajoutaient: «M. le prince de Joinville a pensé qu'avant d'aller plus avant, il était prudent de s'assurer de la nature de ces pleins pouvoirs dont Sidi-Bouselam se disait muni. En conséquence, M. Warnier, l'interprète de S. A. R. et M. Fleurat, interprète du consulat, vont partir ce soir pour Tanger; ils porteront notre réponse. Elle sera courte; il n'entre pas dans notre pensée de repousser une première démarche qui, si elle est sérieuse, devient à l'instant très-importante. Nous prenons donc acte de cette lettre; mais nous indiquons au pacha que quelques éclaircissements sont nécessaires et que M. Warnier va les lui demander. Si le retour de celui-ci éclaircit tous nos doutes, l'intention du prince est de nous accompagner, ou de nous faire partir pour Tanger avec ses instructions.»
Le surlendemain, MM. Warnier et Fleurat revinrent de Tanger à Cadix apportant au prince de Joinville cette lettre de Sidi-Bouselam[39]: «Louanges à Dieu l'unique! L'agent de la cour très-élevée par Dieu, Bouselam-ben-Ali,—que Dieu lui pardonne dans sa miséricorde!—à l'amiral des vaisseaux de guerre français, le fils de l'empereur, le prince de Joinville;—nous nous informons avec empressement de l'état de votre santé, et nous faisons également des voeux pour la conservation des jours de notre maître le vénéré. J'atteste par ces présentes que j'ai entre les mains l'ordre de l'empereur de faire la paix avec vous.»
[Note 39: Du 7 septembre 1844.]
Partis immédiatement de Cadix avec M. le prince de Joinville, MM. de Nion et de Glücksberg m'écrivirent le lendemain 10 septembre 1844, en rade de Tanger et à bord du Suffren:
«Nous sommes arrivés ce matin en rade de Tanger. Le consul général de Naples, M. de Martino, s'est transporté immédiatement à notre bord, et nous a fait savoir que l'impatience était grande dans la ville, et que Sidi-Bouselam attendait avec anxiété notre arrivée et les communications que nous avions à lui faire. Suivant nos conventions, il nous annonçait la prochaine arrivée du gouverneur de la ville, le caïd Ben-Abbou, qui vint, accompagné du capitaine du port, à bord du Suffren. Ben-Abbou répéta à S. A. R. que l'empereur attendait de lui la paix, et que son plénipotentiaire Bouselam était prêt à la signer. Il se retira, évidemment flatté de la réception qui lui avait été faite. Peu de moments après, M. Warnier se rendit auprès du pacha, porteur de la convention concertée et rédigée entre nous, approuvée par le prince et dont Votre Excellence trouvera ci-joint une copie. M. Warnier avait pour instructions de la présenter au pacha et de lui demander, sans tolérer ni accepter aucune discussion, s'il était prêt, en vertu des pouvoirs qu'il tenait de l'empereur, à y apposer sa signature. La réponse du pacha fut affirmative. Un signal nous le fit savoir. Nous nous rendîmes immédiatement à terre où le corps consulaire nous attendait déjà. Nous y fûmes également reçus par le gouverneur de la ville et une garde d'honneur qui nous conduisirent à la Casba où nous fûmes introduits dans l'appartement impérial, auprès de Sidi-Bouselam, qui était accompagné du premier administrateur de la douane, homme qui a joué un rôle politique de quelque importance dans les derniers événements. Après avoir échangé quelques paroles de courtoisie, nous avons demandé au pacha s'il était en effet disposé à signer le traité que nous lui avions fait soumettre. Il désira quelques explications sur la nature de l'engagement que l'article 7 impose à son gouvernement, et se montra satisfait de nos réponses. A notre tour, nous avons insisté sur l'urgence des mesures relatives à la convention pour la délimitation des frontières des deux États, dont le principe est consacré dans l'article 5. Nous lui avons rappelé les dispositions que la bienveillance et la générosité de S. A. R. lui dictaient quant à l'évacuation de l'île de Mogador, et nous lui avons fait savoir qu'aussitôt après la signature de la convention, le consulat général serait réinstallé, et que la gestion en serait confiée à M. Mauboussin jusqu'à l'échange des ratifications. Il resta convenu alors qu'aussitôt que le pavillon français serait hissé de nouveau sur la maison consulaire, il serait salué de vingt et un coups de canon par la ville, et que le vaisseau amiral rendrait le salut. Nous avons procédé immédiatement à la signature de la convention; un texte français et un texte arabe, dûment signés et scellés, sont restés entre les mains de Sidi-Bouselam; les deux autres instruments seront portés à Paris par M. de Glücksberg.»
Le traité était exactement conforme à notre ultimatum, et les articles ajoutés n'avaient pour but que d'assurer la stricte exécution de ses dispositions.
Cet acte fut, dans la session suivante[40], l'objet des attaques ordinaires de l'opposition. On nous reprocha de n'avoir pas exigé davantage, de n'avoir pas imposé au Maroc une forte indemnité de guerre, de n'avoir pas pris contre Abd-el-Kader des garanties plus efficaces. On se félicitait de la victoire; on se félicitait de la paix; mais on maudissait la négociation. Le maréchal Bugeaud, présent à la Chambre des députés, avait ressenti quelque humeur de n'avoir pas joué, dans cette négociation, un plus grand rôle; le cours rapide des événements l'avait naturellement portée à Tanger et entre les mains des agents diplomatiques qui en étaient et en devaient être naturellement chargés. Avant d'arriver à Paris, le maréchal m'avait franchement témoigné ses regrets, et ses conversations dans la Chambre en avaient porté quelque empreinte. L'opposition essaya d'exploiter, contre le cabinet, ce sentiment de l'un des vainqueurs; le maréchal, qui avait un peu oublié la lettre qu'il avait écrite le 3 septembre au prince de Joinville, s'en expliqua avec une loyauté parfaite, déclarant que, les événements et ses propres réflexions l'avaient mis en doute sur sa première impression, et le portaient à penser que le cabinet avait agi sagement en ne demandant au Maroc ni indemnité de guerre, ni d'autres garanties contre Abd-el-Kader qui auraient imposé à l'armée d'Afrique une trop lourde tâche sans être probablement plus efficaces. On nous accusait surtout d'avoir fait la paix, une paix trop prompte et trop facile, par faiblesse envers l'Angleterre et pour apaiser sa mauvaise humeur. Je me récriai avec un sincère mouvement de surprise: «Comment, dis-je, il existe à nos portes un État depuis longtemps spécialement protégé par la Grande-Bretagne, en face duquel, à quelques lieues de ses côtes, elle a l'un de ses principaux, de ses plus importants établissements. Nous avons fait la guerre à cet État; nous l'avons faite malgré les appréhensions qu'elle inspirait à la Grande-Bretagne, appréhensions fondées sur des intérêts légitimes et impossibles à méconnaître. Non-seulement nous avons fait la guerre, mais nous avons attaqué, en face de Gibraltar, la place même qui alimente Gibraltar; nous avons détruit ses fortifications; quelques jours après, nous sommes allés détruire la principale ville commerciale du Maroc, avec laquelle surtout se fait le commerce de la Grande-Bretagne. Nous avons fait tout cela en face des vaisseaux anglais qui suivaient les nôtres pour assister à nos opérations et à nos combats. Et l'on nous dit que, dans cette affaire, nous nous sommes laissés gouverner par la crainte de l'Angleterre, par les intérêts de l'Angleterre! En vérité, messieurs, jamais les faits, jamais les actes n'avaient donné d'avance un plus éclatant démenti à une telle inculpation. Ce que je m'attendais à entendre à cette tribune, et ce que j'y porterai moi-même, c'est la justice rendue à la loyauté, à la sagesse avec lesquelles le gouvernement anglais a compris les motifs de notre conduite et les nécessités de notre situation. Il a compris, reconnu, proclamé que les griefs de la France contre le Maroc étaient justes, que les demandes de la France au Maroc étaient modérées. Non-seulement il l'a reconnu, mais il l'a dit au Maroc; il lui a officiellement notifié que, s'il ne nous donnait pas satisfaction, il ne devait compter, en aucune façon, sur l'appui direct ou indirect de l'Angleterre. Le gouvernement anglais a ordonné à ses agents militaires et diplomatiques d'employer leur influence que le Maroc reconnût les griefs de la France, et acceptât les conditions que lui faisait la France. Voilà ce qui s'est passé entre les deux gouvernements; rien de moins, rien de plus. La conduite du gouvernement français dans cette affaire a été ce qu'elle devait être, ce dont il ne doit pas se faire un mérite, ce dont personne ne peut lui faire un mérite; elle a été pleine d'indépendance et de préoccupation des intérêts français. La conduite du gouvernement anglais a été pleine de loyauté, de sagesse, de sincérité. Je saisis avec empressement cette occasion de lui rendre cette justice qui lui est due, et dont l'une des pièces, déposées sur le bureau de la Chambre, est une éclatante preuve: qu'on lise la dépêche de lord Aberdeen aux lords de l'Amirauté[41], transmise aux officiers de l'escadre anglaise, et qu'on se demande si jamais paroles ont été plus loyales et plus dignes d'un allié.»
[Note 40: En janvier 1845.]
[Note 41: En date du 10 juillet 1844. Voyez dans ce volume à la page 158.]
Dans l'une et l'autre Chambre la conviction fut entière; tous les amendements qui avaient pour but d'effacer ou d'affaiblir l'approbation exprimée dans les projets d'adresse furent rejetés; pairs et députés déclarèrent formellement que, dans cette affaire, prince et ministres, gouvernement et armée, généraux et soldats avaient fait leur devoir, et que «l'Algérie avait vu sa sécurité affermie par notre puissance et notre modération.»
Une question importante restait à vider, la délimitation des territoires algérien et marocain promise par l'article 5 du traité. Je me concertai avec le maréchal Soult pour que cette mission fût confiée à un homme capable de comprendre à la fois la guerre et la politique, et déjà éprouvé dans les affaires de l'Algérie. Notre choix s'arrêta sur le général comte de la Rue, vaillant officier et homme du monde, ferme et prudent, habile à démêler et à déjouer les ruses ennemies, et sachant faire, dans sa propre conduite, la juste part de l'adresse et de la franchise. Nous lui donnâmes pour agent intime, avec le titre d'interprète général, M. Léon Roches, naguère prisonnier d'Abd-el-Kader; hardi, sagace et infatigable, il avait acquis, dans les périlleuses aventures de sa vie, une rare habileté à traiter avec les musulmans, et m'était vivement recommandé par le maréchal Bugeaud. Le général de la Rue reçut, les 10 et 14 janvier 1845, les instructions du ministre de la guerre et les miennes, et partit aussitôt pour sa mission. Il passa deux mois à examiner la frontière occidentale de l'Algérie, à s'entretenir avec les chefs des tribus éparses sur le territoire, et à débattre avec les plénipotentiaires marocains la ligne de démarcation indiquée par les traditions locales et possible à définir entre les deux États. La négociation aboutit à un traité qui détermina les limites de notre domination, non-seulement dans le Tell, mais jusque dans le désert où, à aucune époque, aucune délimitation entre la régence d'Alger et le Maroc n'avait existé: «Il y a quatre ans, m'écrivait le général de la Rue[42], le vieux général turc Mustapha-ben-Ismaël, consulté à cet effet, avait fait dresser une carte de la frontière (cette carte, très-curieuse, existe au ministère de la guerre), et, arrivé à Koudiat-el-Debbagh, il s'était arrêté, disant:—Le pays au delà ne peut se délimiter; c'est le pays des fusils.» Le traité fut signé le 18 mars 1845, à Lalla-Maghrania, précisément sur le territoire qui nous était naguère contesté. «C'est un résultat important, j'ose l'espérer, m'écrivit le général de la Rue[43], d'avoir fait accepter toutes nos conditions, et surtout, pour l'effet produit sur toutes ces populations, d'avoir amené les plénipotentiaires marocains jusque sous le canon du fort de Lalla-Maghrania, pour y signer le partage du territoire, et mieux encore celui de populations musulmanes, entre un empereur chrétien et un empereur musulman. Je garantis à Votre Excellence qu'il n'est pas un seul membre de l'opposition, dans nos tribus, qui osât dire aujourd'hui que la France n'est pas une grande et forte nation, imposante au dehors et maîtresse chez elle.»
[Note 42: Le 18 mars 1845.]
[Note 43: Le 22 mars 1845.]
Les Marocains partageaient, à cet égard, le sentiment du général français, et le traité leur parut si avantageux pour nous, que l'empereur Abd-el-Rhaman en refusa, pendant trois mois, la ratification; ce fut seulement le 20 juin suivant, après nos déclarations comminatoires portées deux fois par M. Léon Roches au pacha Sidi-Bouselam, qu'il se décida à la donner.
Dès le début de sa mission et avant son propre succès, le général de la Rue avait été frappé du grand effet de la guerre récente et de la négociation qui l'avait terminée; il m'écrivait le 22 février 1845: «Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces militaires. L'expulsion d'Abd-el-Kader de l'Algérie, l'invincible sultan du Maroc battu, son armée dispersée ont frappé l'imagination des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue, même dans les tribus les plus éloignées; à ce point qu'un marabout vénéré au désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs, ni honneurs, ni richesses; j'ai assez de tout cela; ce que je voudrais, ce qui ajouterait à l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du grand sultan de France à qui Dieu donne la victoire.»—«Sur plusieurs points de la province d'Oran, ajoutait le général de la Rue, les tribus offrent de souscrire des sommes de 25, 30 à 40,000 francs pour qu'on établisse des barrages sur leurs rivières pour irriguer leurs champs, comme le général Lamoricière vient d'en faire construire un sur le Sig, qui arrose et fertilise dix-neuf mille hectares de terres labourables. Je viens de voir aussi des tribus offrir au général Lamoricière de souscrire pour fonder un journal arabe qui leur apporte les nouvelles et comment on doit s'y prendre pour bien faire. Sans nul doute, monsieur le ministre, ce serait une chose éminemment utile pour éclairer ces gens-là et éteindre peu à peu leur fanatisme en affaiblissant l'influence de leurs marabouts; mais la rédaction d'une semblable feuille devrait être confiée à un homme bien habile et dirigé par des autorités bien clairvoyantes. Un journal, un seul journal arabe, serait un très-puissant moyen de compléter notre domination et la soumission des tribus; oeuvre si glorieusement accomplie par l'armée et qu'elle seule devrait perfectionner, à l'exclusion des écoliers ignorants et des vieux administrateurs tarés qu'on nous a trop souvent envoyés en Afrique pour tout entraver et tout déconsidérer.»
Pendant que les négociateurs de la paix se félicitaient de ces résultats, les deux héros de la guerre, Abd-el-Kader et le maréchal Bugeaud la recommençaient en Algérie, comme ne tenant plus nul compte, l'un de ses défaites, l'autre de ses victoires. Dans les grandes entreprises, la persévérance dans l'espérance et dans le travail est la première des qualités humaines; Abd-el-Kader et le maréchal Bugeaud la possédaient l'un et l'autre à un degré rare. Abd-el-Kader eût pu rester en sûreté, avec sa deira, sur le territoire du Maroc, dans les montagnes du Riff où il s'était réfugié; le traité du 10 septembre 1844 lui avait enlevé l'appui actif, non la tolérance sympathique des Marocains, et, malgré ce traité, l'empereur Abd-el-Rhaman n'avait ni la ferme volonté, ni probablement le pouvoir de l'expulser par la force de ses États. De son côté, le maréchal Bugeaud, créé duc d'Isly, avait, quelques mois après sa victoire, envoyé au maréchal Soult sa démission et demandé un successeur. Au premier aspect, le moment lui avait paru opportun pour rentrer sous sa tente; il se croyait en outre, de la part du ministre et du ministère de la guerre, l'objet d'une hostilité sourdement acharnée: «J'ai la conviction, m'écrivait-il[44], que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de l'engagement, pris devant le Conseil, de demander 500,000 francs pour un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou à peu près; il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je puis sans vanité appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une population dix fois plus forte; voilà le système. Je suis fatigué de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des bureaux inspirés par le journal l'Algérie. Je veux reprendre mon indépendance pour exposer mes propres idées au gouvernement et au pays. Le patriotisme me le commande puisque j'ai la conviction qu'on mène mal la plus grosse affaire de la France.»
[Note 44: Le 30 juin 1845.]
Ni le maréchal Bugeaud, ni Abd-el-Kader ne cédèrent, l'un à ses déplaisirs, l'autre à ses revers; ils étaient voués, l'un et l'autre, à une idée et à une passion souveraines; l'un voulait chasser les Français de l'Algérie; l'autre voulait les y établir; ils s'empressèrent tous deux, l'un de rentrer, l'autre de rester sur le théâtre de leur oeuvre. Abd-el-Kader reprit ses courses rapides et imprévues à travers les provinces d'Oran et d'Alger, depuis les côtes de la mer jusqu'au fond du désert, remuant partout les tribus, tantôt s'alliant avec ceux de leurs chefs naturels qu'il trouvait fidèles à leur cause commune, Bou-Maza, Mohammed-Ben-Henni, Bel-Cassem, tantôt travaillant à décrier les chefs qu'il ne dominait pas, et à les remplacer par ses amis. D'autre part, de bonnes paroles du roi et «une phrase amicale qui terminait une lettre du maréchal Soult,» décidèrent le maréchal Bugeaud à retirer sa démission; et dans l'automne de 1844 à 1845, le gouverneur général de l'Algérie était rentré en lutte avec des insurrections locales, partielles, décousues, mais vives et partout suscitées ou soutenues par son infatigable adversaire.
Dans l'une de ces insurrections, celle des tribus du Dahra, entre le cours du Chéliff et la mer, un incident qui a fait du bruit fournit au maréchal Bugeaud l'occasion de déployer une qualité aussi essentielle dans la vie militaire que dans la vie politique, la ferme fidélité à ses agents; et il y trouva en même temps, contre le maréchal Soult, un nouveau motif d'humeur. Le colonel Pélissier avait été chargé par le gouverneur général de dompter une tribu jusque-là insoumise, celle des Ouled-Riah, dont le territoire offrait des grottes vastes et profondes où les Arabes, en cas de péril, avaient coutume de se réfugier. Dans le cours de la lutte contre la colonne française, les Arabes se réfugièrent, en effet, dans l'une de ces grottes: le colonel Pélissier les fit sommer d'en sortir, leur promettant la vie et la liberté, à la seule condition qu'ils remettraient leurs armes et leurs chevaux. Ils s'y refusèrent. Le colonel insista de nouveau et à plusieurs reprises, leur faisant répéter l'assurance que nul d'entre eux ne serait conduit prisonnier à Mostaganem, et qu'une fois la caverne évacuée, ils seraient libres de se retirer chez eux. Ils demandèrent que d'abord les troupes françaises s'éloignassent. A son tour, le colonel Pélissier repoussa cette condition; l'entrée de la grotte fut comblée de bois et de fascines; on déclara aux Arabes que, s'ils persistaient, on y mettrait le feu; ils persistèrent et tirèrent eux-mêmes sur quelques-uns d'entre eux qui tentaient de s'échapper. Le feu fut mis en effet. «Longtemps avant le jour, le colonel fit suspendre le jet des fascines. Un émissaire fut de nouveau envoyé. Il revint avec quelques hommes haletants qui firent comprendre l'étendue du malheur. On put alors extraire de la grotte une cinquantaine d'Arabes; mais l'état de l'atmosphère à l'intérieur força de suspendre ce travail qui ne put être repris qu'au point du jour. On put recueillir 110 individus. Plus de 500 avaient trouvé la mort dans la caverne.»
Le rapport du colonel Pélissier au maréchal Bugeaud se terminait par ces paroles: «Ce sont là, monsieur le maréchal, de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de n'avoir jamais à recommencer.»
Ce lamentable récit produisit partout la plus douloureuse impression. Les journaux en retentirent. La session touchait à son terme; la Chambre des députés n'avait plus de séances; mais la Chambre des pairs se réunissait encore, et le prince de la Moskowa interpella le ministre de la guerre sur le fait ainsi raconté. Le maréchal Soult manqua, dans cette occasion, de sa présence d'esprit et de son autorité accoutumées; il exprima, en quelques paroles embarrassées, un blâme froid et timide, livrant le colonel Pélissier sans satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le maréchal Bugeaud ressentit vivement cet abandon et n'eut garde de l'imiter: «Je regrette, monsieur le maréchal, écrivit-il au ministre[45], que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier; je prends sur moi la responsabilité de son acte; si le gouvernement jugeait qu'il y a justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la dernière extrémité; et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les interpellations de la séance du 11. Elles produiront sur l'armée un bien pénible effet qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la presse…. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie on éterniserait la guerre d'Afrique, ou tout au moins l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même pas le but philanthropique.»
[Note 45: Les 14 et 18 juillet 1845.]
On pouvait contester les raisons du maréchal Bugeaud; on pouvait les trouver insuffisantes; en présence de pareils faits, le cri de l'humanité est légitime et doit se faire entendre, même à ceux qui, dans une situation compliquée et urgente, n'ont pas cru devoir lui obéir; mais le maréchal Bugeaud tint, dans cette circonstance, l'attitude et le langage qui convenaient à un chef de gouvernement et d'armée. S'il avait eu en ce moment sous les yeux l'Histoire du Consulat et de l'Empire de M. Thiers, il aurait pu rappeler un fait qu'à coup sûr le maréchal Soult n'avait pas oublié. Dans la glorieuse bataille d'Austerlitz, une division russe fut arrêtée dans un mouvement de retraite par la division française du général Vandamme; des étangs glacés lui offraient seuls un passage. «Alors tous les Russes ensemble se jettent vers ces étangs et tâchent de s'y frayer un chemin. La glace qui couvre les étangs, affaiblie par la chaleur d'une belle journée, ne peut résister au poids des hommes, des chevaux, des canons; elle fléchit en quelques points sous les Russes qui s'y engouffrent; elle résiste sur quelques autres et offre un asile aux fuyards qui s'y retirent en foule. Napoléon, arrivé sur les pentes du plateau de Pratzen, vers les étangs, aperçoit le désastre qu'il avait si bien préparé. Il fait tirer à boulet, par une batterie de la garde, sur les parties de la glace qui résistent encore, et achève la ruine des malheureux qui s'y étaient réfugiés. Près de deux mille trouvent la mort sous cette glace brisée[46].»
[Note 46: Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VI, p. 326.]
L'empereur Napoléon était plus heureux que le colonel Pélissier: il n'avait à côté de lui, en 1805, ni tribune ni presse pour trouver barbares ses procédés de guerre et personne au-dessus de lui pour le désavouer.
Quelque diverse qu'eût été, dans ce triste incident, l'attitude des deux maréchaux qui présidaient au gouvernement de l'Algérie il y avait entre eux des dissentiments plus profonds et plus difficiles à concilier. J'ai dit que le maréchal Bugeaud avait, quant à l'Algérie, deux idées fixes, la complète soumission des Arabes dans toute l'étendue de la Régence et la colonisation par l'armée. Il avait, dès 1838, manifesté et même rédigé en articles législatifs ses vues sur ce dernier point, dans une brochure intitulée: De l'établissement de légions de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l'Afrique; suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et aux Chambres. Appelé en décembre 1840 au gouvernement de l'Algérie, il reçut du ministre de la guerre, sous la date du 13 août 1841, une série de questions sur les divers modes de coloniser la Régence: il y répondit le 26 novembre 1841, par un long Mémoire dans lequel, prenant pour point de départ la nécessité de la colonisation pour que l'Algérie fût à la France autre chose qu'un champ de bataille et un fardeau, il établissait que la colonisation militaire, organisée et soutenue à son début par l'État, pouvait seule atteindre les divers buts de sécurité permanente, de propriété féconde et d'allégement progressif dans les dépenses qu'un gouvernement prévoyant devait se proposer. C'était par des officiers et des soldats recrutés dans l'armée active, ou invités, après leur retraite, à s'établir comme propriétaires et chefs de famille en Algérie, sous certaines conditions de service et de discipline, que les colonies militaires devaient être fondées et devenir la souche d'un peuple de Français-Africains capables de la guerre en se livrant aux travaux de la paix.
A l'appui de son système, le maréchal Bugeaud apportait une foule de considérations, toutes ingénieuses et spécieuses, quelques-unes vraiment pratiques et fortes; mais il oubliait deux choses plus fortes que toutes les considérations du monde, la nature de notre gouvernement et la nécessité de l'action du temps; il ne tenait nul compte de l'opinion des Chambres et voulait devancer l'oeuvre des années. Toutes les colonies, celles qui sont devenues de puissants États comme celles qui n'ont pas si grandement réussi, ne se sont fondées que lentement, à travers de pénibles efforts, de cruelles souffrances et des alternatives répétées de lutte ou de repos, de progrès ou de langueur. C'était le dessein et l'espoir du maréchal Bugeaud d'épargner à l'Algérie française, par la colonisation militaire, ces longues et douloureuses épreuves, et il prédisait, il promettait avec une foi passionnée le succès de son plan. Je lis dans une lettre de lui[47] à M. Adolphe Blanqui, membre de l'Institut, qui avait voyagé en Algérie: «Réduire successivement l'armée de moitié, sans compromettre la conquête et sans retarder les progrès de son utilisation, c'est là le problème. Je crois en avoir trouvé la solution infaillible. Il serait trop long de vous détailler ici les moyens d'exécution; je me borne à vous dire que la principale base de mon système est la colonisation militaire, et que j'ai la presque certitude qu'avec une bonne loi constitutive de cette colonisation, on trouvera aisément douze mille colons militaires chaque année, et que j'ai la certitude complète que l'armée actuelle pourra, à partir de l'année prochaine, avec les moyens de tout genre dont elle dispose, installer par an douze mille familles de colons militaires. En dix ans, nous aurions donc cent vingt mille familles vivant sous le seul régime qui puisse donner l'unité et la force nécessaires pour commander le pays. Voilà la base du peuple dominateur. Quand elle sera fondée sur des points bien choisis sous tous les rapports, l'armée pourra être diminuée de moitié sans compromettre notre domination, et sans arrêter les grands travaux qui doivent utiliser et féconder le pays conquis. Mes colons militaires donneront aux travaux généraux tout le temps que les saisons ne permettront pas de donner à l'agriculture, et ils le donneront au même prix que nos soldats, c'est-à-dire à cinq centimes par heure de travail, quarante centimes pour huit heures.»
[Note 47: En date du 23 octobre 1843.]
Les Chambres, comme l'administration centrale, étaient loin de partager une telle confiance, et quand le maréchal Bugeaud l'exprimait dans ses conversations comme dans ses brochures et dans ses lettres, son abondante et fervente parole inspirait la surprise et le doute bien plus qu'elle ne communiquait la conviction. C'était le sentiment général que les frais du système seraient infiniment plus considérables et ses résultats infiniment plus incertains et plus lents que ne l'affirmait son auteur. On consentait, non sans peine, à lui donner de faibles moyens pour en faire de petits essais; mais on reculait absolument devant l'idée de s'engager dans un si grand, si douteux et si onéreux dessein.
Par un entraînement imprévoyant plutôt qu'avec une préméditation profonde, le maréchal Bugeaud se persuada qu'en prenant lui-même, à ce sujet, une initiative hardie, il déciderait le cabinet et les Chambres à accepter son plan et à le mettre en état de l'exécuter. Il adressa, le 9 août 1845, à tous les généraux sous ses ordres en Algérie, cette circulaire: «Général, j'ai lieu de regarder comme très-prochain le moment où nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de colonisation militaire. Ces conditions sont détaillées ci-après. Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs subordonnés, et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des colonies militaires.»
A la circulaire était jointe, en effet, une série d'articles énumérant les avantages accordés et les obligations imposées aux futurs colons, réglant l'administration des établissements projetés, organisant enfin, d'une façon complète et précise, les colonies militaires comme un fait déjà résolu dans son ensemble comme dans son principe, et qu'il ne s'agissait plus que de réaliser.
La surprise et la désapprobation furent grandes à Paris quand cette circulaire y arriva. La presse opposante s'empressa de l'exploiter contre le ministère, affectant d'y voir une première tentative du maréchal Bugeaud pour se déclarer indépendant et préparer un démembrement de l'empire français. Les membres des deux Chambres furent blessés du silence gardé dans la circulaire sur leurs droits, leur pouvoir et leur intervention nécessaire dans une telle oeuvre. Pour le cabinet, et pour le ministère de la guerre en particulier, il y avait là une atteinte portée à la dignité comme aux attributions du gouvernement central, et un grave désordre, sinon un mauvais dessein. Le Roi et plusieurs des ministres étaient alors au château d'Eu; ils m'envoyèrent sur-le-champ la circulaire en m'en exprimant leur mécontentement et leur embarras. J'eus quelque peine à faire comprendre les naïfs entraînements du maréchal Bugeaud, sa préoccupation passionnée dans cette question; et, pour remettre toutes choses à leur place, le maréchal lui-même comme le cabinet, je fis insérer dans le Journal des Débats[48] un article portant: «Si le gouverneur général de l'Algérie nous paraissait disposé à se passer du gouvernement et des Chambres, nous serions aussi empressés que d'autres à lui rappeler le respect qu'il doit à l'autorité de laquelle il relève. Mais nous ne saurions voir, dans l'intention qui a dicté sa circulaire, autre chose que le désir d'ouvrir une sorte d'enquête sur les moyens de réaliser un projet qu'il croit bon, utile et possible. Un plan de cette nature et de cette étendue n'est pas de ceux qui peuvent s'exécuter, ni même se commencer par ordonnance, dans l'intervalle d'une session à une autre. M. le maréchal Bugeaud n'est pas seulement un habile général; il est aussi, nous en sommes sûrs, un homme beaucoup plus constitutionnel et beaucoup moins dictatorial qu'on ne veut le faire; s'il voyait que le gouvernement de son pays ne partageât pas ses vues, nous sommes persuadés qu'il se contenterait de retirer de sa circulaire de simples renseignements théoriques dont il pourrait faire son profit. Que la France se rassure donc; il y a des juges à Berlin; il y a à Paris un gouvernement et des Chambres; et il ne s'agit de fonder en Afrique ni un nouveau royaume, ni une nouvelle dynastie.»
[Note 48: Du 28 août 1845.]
Avec cet avertissement public, et pour le confirmer tout en l'adoucissant, j'écrivis en particulier au maréchal Bugeaud[49]: «J'ai été charmé de vous voir abandonner vos intentions de retraite; mais c'est avec un vif chagrin, autant de chagrin que de franchise, que je viens me plaindre à vous de vous-même, et vous dire que, par votre circulaire du 9 août aux généraux de votre armée et par le projet d'organisation des colonies militaires qui y est joint, vous venez de me créer et de vous créer à vous-même de nouvelles et grandes difficultés dans une question qui en offrait déjà beaucoup. Vous n'ignorez pas, mon cher maréchal, qu'il existe, contre votre système de colonies militaires, de fortes préventions dans le cabinet, dans les Chambres, dans les commissions de finances, dans tous les pouvoirs dont le concours est indispensable. Il y a quelque chose de plus grave encore que des préventions; il y a des opinions manifestées, des amours-propres compromis. Comment surmonter ces obstacles? Je n'en sais qu'un moyen; faire de votre système un essai limité, opposer aux préventions un fait accompli et contenu dans des bornes bien déterminées. On répond ainsi à la double objection qui préoccupe tout le monde, l'immensité de l'entreprise et de la dépense, l'incertitude du résultat. Au lieu de cela, que faites-vous par votre circulaire du 9? Vous présentez votre projet dans toute son étendue; ce n'est plus une expérience, c'est le programme et la mise en train de tout votre système. Vous faites appel, pour l'exécution, à tous les officiers, à tous les soldats qui voudront y concourir. Vous vous montrez prêt à accueillir tous ceux qui se présenteront, et vous imposez à l'État, envers eux tous, toutes les obligations, toutes les charges que le système entraîne. Vous allez ainsi à l'encontre de toutes les objections, de toutes les préventions; vous blessez tous les amours-propres qui se sont engagés contre une si vaste entreprise. Peut-être avez-vous cru lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher maréchal; vous ne faites qu'embarrasser grandement vos plus favorables amis; car au moment même où ils ne parlent et ne peuvent parler que d'un essai, vous montrez, vous donnez à soulever tout le fardeau. Je vous porte, mon cher maréchal, beaucoup d'estime et d'amitié; j'ai à coeur d'exécuter, pour ma part, ce que je vous ai fait dire. Je ne me suis point dissimulé la difficulté (grande, soyez-en sûr), de faire agréer et de mener à bien, ici même, cette expérience limitée; mais enfin je m'y suis décidé et engagé sérieusement. C'est donc pour moi une nécessité et un devoir de vous dire ce que je pense de la démarche que vous venez de faire, et de tout ce qu'elle ajoute au fardeau que nous avons à porter en commun. Trouvez donc, je vous prie, une manière de réduire ce fardeau à ce qu'il peut et doit être, et de ramener vos paroles et vos promesses dans les limites de l'essai que j'ai regardé comme possible. Tenez pour certain qu'il faut se renfermer bien visiblement dans ces limites pour avoir des chances de succès.»
[Note 49: Le 23 août 1845.]
Tout en maintenant son plan et son acte, le maréchal comprit sa faute et mon reproche. En retirant sa démission, il avait demandé à venir passer quelques semaines en France pour s'entendre avec le ministre de la guerre; il vint, en effet, et après un très-court séjour à Paris, où je n'étais pas en ce moment, il m'écrivit de sa terre, de La Durantie[50]: «Votre lettre du 23 août est venue me trouver ici au moment où j'y arrivais pour visiter mes champs; je leur ai donné un coup d'oeil très-rapide, et pour ne leur rien dérober, je me lève avant le jour pour vous répondre…. Au moment de mon départ d'Alger, j'ai laissé, pour être inséré dans le Moniteur du 5 septembre, un article qui répond à votre désir de me voir atténuer, par un acte quelconque, ce que vous appelez le mauvais effet de ma circulaire…. elle ne devait avoir aucune publicité…. je dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: «Les colons recevront, etc.», j'aurais dû dire: «Si le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc.», changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation statistique qui est dans les droits et dans les usages du commandement, et destinée à éclairer le gouvernement lui-même…. Ce qui prouve que je n'avais pas de temps à perdre pour connaître un résultat avant mon départ, c'est que je n'ai pu encore obtenir que les états de la division d'Alger; ils me donnent 3,996 sous-officiers et soldats, présentant entre eux un avoir de 1,700,000 francs. On peut évaluer que les deux autres divisions donneront chacune environ 3,000 demandes. Voilà donc près de 10,000 sous-officiers et soldats de vingt-quatre à trente ans, c'est-à-dire tous jeunes, forts, vigoureux, disciplinés, aguerris, acclimatés, qui offrent de se consacrer à l'Afrique, eux et leur descendance…. Si la France était assez mal avisée pour ne pas s'emparer de telles dispositions pour consolider promptement et à jamais sa conquête, on ne pourrait trop déplorer son aveuglement…. Du reste, pour répondre à la sotte et méchante accusation de la Presse qui m'appelle un pacha révolté, je viens me livrer seul au cordon, et je me suis présenté tout d'abord chez le ministre de la guerre. Si j'avais eu quelques craintes, son charmant accueil les aurait effacées; il m'a bien fait voir, dans la conversation, que les déclamations de la presse avaient produit quelque effet sur son esprit; mais aussitôt que je lui ai expliqué mes motifs, tous basés sur la profonde conviction où je suis que c'est rendre à la France un grand service, et que l'acte en lui-même est au fond dans les droits et dans les usages du commandement, le nuage s'est dissipé, et, pendant les deux jours que nous avons disserté sur les affaires de l'Afrique, je n'ai trouvé en lui que d'excellents sentiments pour moi et de très-bonnes dispositions pour les affaires en général. De mon côté, j'y ai mis un moelleux et une déférence dont vous ne me croyez peut-être pas susceptible, et cela m'a trop bien réussi pour que je n'use pas à l'avenir du même moyen.»
[Note 50: Le 28 septembre 1845.]
En me parlant ainsi, le maréchal Bugeaud se faisait illusion et sur les dispositions de son ministre, et sur sa propre habileté en fait de déférence et de douceur. Le maréchal Soult ne lui était pas devenu plus favorable; moins passionné seulement et fatigué de la lutte, il ne se souciait pas de rompre ouvertement en visière à un rival plus jeune de gloire comme d'âge, et de prendre seul la responsabilité des refus. Le maréchal Bugeaud ne tarda pas à s'en apercevoir et à retrouver lui-même sa rudesse avec son mécontentement. Mais les nouvelles d'Algérie vinrent donner, pour un moment, à ses idées un autre cours. Depuis son départ d'Alger, la situation s'était fort aggravée; ce n'était plus à des soulèvements partiels et décousus que nous avions affaire; l'insurrection arabe devenait générale, concertée, organisée; de la province d'Oran, où il avait son foyer d'influence et son centre d'opération, Abd-el-Kader, par ses délégués ou par ses apparitions rapides dans les provinces d'Alger et de Constantine, y échauffait le fanatisme et y dirigeait le mouvement. Quelques postes isolés avaient été enlevés; quelques petits corps de nos troupes avaient éprouvé de glorieux, mais douloureux échecs. Inquiétées et irritées, l'armée et la population coloniale rappelaient de tous leurs voeux le maréchal Bugeaud. Ses lieutenants, préoccupés de l'étendue du péril et de la responsabilité d'un pouvoir provisoire, pressaient eux-mêmes son retour. L'un de ses officiers d'ordonnance, le chef d'escadron Rivet, lui apporta, avec le détail des événements, l'expression de ce sentiment public. Son patriotisme, le juste sentiment de sa force, et l'espoir d'acquérir une gloire et une force nouvelles déterminèrent sur-le-champ le maréchal. Sans retourner de La Durantie à Paris, sans demander des instructions positives, il écrivit le 6 octobre 1845, au maréchal Soult: «Je pars dans la nuit du 7 au 8 pour Marseille, où j'espère trouver le Caméléon ou tout autre bateau pour arriver tout de suite à mon poste. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le gouvernement et envers le pays.» Il exposait ensuite ses vues sur les causes de l'insurrection, sur les besoins de la campagne qu'il allait faire, énumérait avec précision les renforts de tout genre qu'il demandait, et terminait ainsi sa dépêche: «Nous allons, monsieur le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour notre domination si nous la jouons bien, ou nous préparer de grandes tribulations et de grands sacrifices si nous la jouons mal. L'économie serait ici à jamais déplorable. Nous avons affaire à un peuple énergique, persévérant et fanatique: pour le dompter, il faut nous montrer plus énergiques et plus persévérants que lui; et après l'avoir vaincu plusieurs fois, comme de tels efforts ne peuvent pas toujours se renouveler, il faut, coûte que coûte, l'enlacer par une population nombreuse, énergique et fortement constituée. Hors de cela, il n'y aura que des efforts impuissants et des sacrifices qu'il faudra toujours recommencer, jusqu'à ce qu'une grande guerre européenne ou une grande catastrophe en Algérie nous force à abandonner une conquête que nous n'aurons pas su consolider, dominés par les fausses idées de nos écrivains. Ce n'est assurément pas le développement prématuré des institutions civiles qui constituera la conquête; la catastrophe sera plus voisine si l'on étend l'administration civile aux dépens de la force de l'armée.»
Il m'écrivit le même jour, en m'envoyant copie de sa lettre au maréchal Soult: «Je suis parfaitement convaincu qu'un grand complot de révolte était ourdi depuis longtemps sur toute la surface de l'Algérie. Je l'ai fait avorter au printemps dernier en écrasant les premiers insurgés qui se sont manifestés. Il a été repris à la suite du fanatisme que ranime le Ramadan. Plusieurs fautes graves, commises par des officiers braves, dévoués, mais ne connaissant pas assez la guerre, ont procuré à l'émir des succès qui ont certainement ravivé l'ardeur et les espérances des Arabes. Les circonstances sont donc très-graves; elles demandent de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous laisse au milieu des miens.»
Au moment même où il prenait cette judicieuse et généreuse résolution, le maréchal Bugeaud se laissa aller de nouveau à l'un de ces actes d'exubérance indiscrète et imprévoyante qui l'ont plus d'une fois embarrassé et affaibli, et ses amis avec lui, dans la poursuite de leurs communs desseins. En partant pour Alger, il écrivit à M. de Marcillac, préfet de son département[51]: «M. le chef d'escadron Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à me plaindre de l'abandon du gouvernement, vis-à-vis de mes ennemis de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que je marchande mon retour au lieu du danger. Je me décide donc à partir après-demain; je vous prie de m'envoyer quatre chevaux de poste qui me conduiront à Périgueux;» et après avoir donné à M. de Marcillac quelques détails sur l'insurrection des Arabes, il finissait en disant: «Il est fort à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. Hélas, les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette extension. J'ai le coeur navré de douleur de tant de malheurs et de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse, qui nous gouverne bien plus qu'on n'ose l'avouer.»
[Note 51: Le 6 octobre 1845.]
Le maréchal attribuait à un fait secondaire, à l'extension, alors très-limitée, de l'administration civile en Algérie, des événements qui provenaient de causes infiniment plus générales et plus puissantes; mais qu'il eût tort ou raison dans ses plaintes, la publication d'une telle lettre était, de la part d'un officier général en activité de service et dans un tel moment, inconvenante et inopportune. Ce ne fut point le fait du maréchal lui-même; M. de Marcillac avait montré et remis étourdiment sa lettre au rédacteur du Conservateur de la Dordogne qui, au lieu d'en extraire simplement les nouvelles de fait, comme le préfet le lui avait demandé, la publia en entier dans son journal d'où elle passa dans ceux de Paris et de plusieurs départements. Commentée par les uns avec joie, par les autres avec tristesse, elle produisit partout un fâcheux effet qu'au moment de l'arrivée du maréchal à Marseille, le préfet des Bouches-du-Rhône, M. de Lacoste, ne lui laissa point ignorer. Le maréchal s'en montra désolé, et m'en témoigna sur-le-champ son profond regret: «Ma lettre était, m'écrivit-il[52], la communication confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en tirer parti contre le gouvernement. Je vous remercie de la mesure énergique que le conseil a prise.» Nous venions de lui envoyer immédiatement des renforts considérables: «Avec cela, j'ai la confiance que nous rétablirons les affaires dans le présent. Restera toujours à fonder l'avenir.» Il fit en même temps insérer dans les journaux de Marseille son désaveu de la publication de sa lettre et les explications qui pouvaient en atténuer le mauvais effet.
[Note 52: Le 11 octobre 1845.]
Je ne pensai pas que ces explications pussent suffire, ni qu'avec le maréchal lui-même nous pussions passer sous silence un acte si contraire à la dignité comme au bon ordre dans le gouvernement: en apprenant que le maréchal partait immédiatement pour l'Afrique, je lui écrivis:
«Quelques mots, mon cher maréchal, pas beaucoup, mais quelques-uns que je trouve indispensables, entre vous et moi, sur des choses personnelles. Vous avez eu toute raison d'ajourner, quant à présent, vos demandes et vos plaintes; cela convient à votre patriotisme et à votre caractère. Vous savez que, parmi les choses que vous avez à coeur, il en est, et ce sont les plus importantes, que je vous ai promis d'appuyer dans des limites dont vous avez reconnu vous-même, quant à présent, la nécessité et la prudence. Je le ferai comme je vous l'ai promis. Ma première disposition est toujours de vous seconder, car je vous porte une haute estime et j'ai pour vous une vraie amitié. Mais je ne puis accepter votre reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, de distinguer les grandes choses des petites et de ne s'attacher qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes choses; l'une, d'y avoir été envoyé; l'autre, d'y avoir été pourvu, dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup de difficultés. Vous l'avez vous-même reconnu et proclamé. Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple; c'est son droit. Que vous ayez même rencontré dans telle ou telle commission, dans tel ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter sans s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il ne leur en appartient réellement.
«Les journaux vous attaquent beaucoup, cela est vrai. Le gouvernement n'engage pas dans les journaux, pour vous défendre, une polémique continue; cela est vrai aussi. Mon cher maréchal, permettez-moi de penser et d'agir, en ceci, pour vous comme pour moi-même. Je m'inquiète peu des attaques personnelles des journaux et je ne m'en défends jamais. J'ai l'orgueil de croire qu'après ce que nous avons fait l'un et l'autre, nous pouvons laisser dire les journaux. Notre vie parle et ce n'est qu'à la tribune qu'il nous convient d'en parler. Je vous y ai, plus d'une fois, rendu justice; je le ferai encore avec grand plaisir. C'est là que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce petit bruit qui nous assiége, et en essayant à tout propos, et bien vainement, de le faire taire.
«Votre lettre à M. de Marcillac, publiée dans le Conservateur de la Dordogne, m'a affligé pour vous, mon cher maréchal, et blessé pour moi. Que lorsque vous croyez avoir quelque chose à demander ou à reprocher à votre gouvernement, vous écriviez, dans l'intimité, à vos amis qui font partie de ce gouvernement, tout ce que vous avez dans l'esprit et sur le coeur, que vous le fassiez avec tout l'abandon, toute la vivacité de vos impressions et de votre caractère, rien de plus simple; loin de m'en plaindre jamais, je m'en féliciterai, au contraire, car je tiens à connaître et à recevoir de vous toute votre pensée, fût-elle même exagérée et injuste. C'est mon affaire ensuite de faire en sorte qu'on vous donne raison si je crois que vous avez raison, ou de vous dire pourquoi je pense que vous avez tort, si en effet je le pense. Mais mettre le public dans la confidence de vos rapports avec le gouvernement que vous servez, prendre les journaux pour organes de vos plaintes, mon cher maréchal, cela ne se peut pas. C'est là du désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir auquel vous êtes dévoué.»
Le maréchal Bugeaud n'essaya pas de défendre sa lettre; il était capable de reconnaître dignement ses erreurs et ses fautes, quoiqu'il ne s'en souvînt pas toujours assez.
Arrivé à Alger, le 15 octobre, aux acclamations de toute la population française, militaire et civile, il entra immédiatement en action, et de l'automne de 1845 à l'été de 1846, il fit la campagne, non la plus féconde en périlleux et brillants combats, mais la plus étendue, la plus active et la plus efficace de toutes celles qui ont rempli et honoré son gouvernement de l'Algérie. «Dix-huit colonnes mobiles, m'écrit le général Trochu, furent mises en mouvement. Celle que commandait le maréchal en personne ne comptait pas plus de 2,500 baïonnettes et 400 sabres. Des marches, des contre-marches, des fatigues écrasantes, des efforts inouïs furent imposés à toutes; mais pas une, à proprement parler, ne combattit sérieusement l'ennemi qui, ne s'étant organisé nulle part, demeurait insaisissable, on pourrait dire invisible. La petite cavalerie du maréchal rencontra à Temda celle d'Abd-el-Kader, qui ne fit pas grande contenance et s'en alla de très-bonne heure, paraissant obéir à un mot d'ordre de dispersion. Finalement, lorsque les dix-huit colonnes épuisées étaient au loin en opération, celle du maréchal entre Médéah et Boghar, on apprit soudainement qu'Abd-el-Kader, les tournant toutes avec deux mille cavaliers du sud, avait pénétré par la vallée de l'Isser jusque chez les Krachena dont il avait tué les chefs nos agents et pillé les tentes. Il était donc à l'entrée de la Métidja, la plaine de la grande colonisation, défendue seulement par trois ou quatre douzaines de gendarmes dispersés, à douze lieues d'Alger qui n'avait pas de garnison, et où un bataillon de condamnés, outre la milice, dut être formé à la hâte et armé. L'alerte fut des plus vives; Alger ne courait là aucun risque, ni l'Algérie non plus, car la pointe audacieuse d'Abd-el-Kader ne pouvait être qu'une incursion; mais les oreilles des colons de la Métidja l'échappèrent belle!
«La sérénité du maréchal dans cette redoutable crise, on pourrait dire sa gaieté, nous remplit d'étonnement et d'admiration. Ce calme profond d'un chef responsable sur qui la presse algérienne et métropolitaine s'apprêtait à déchaîner toutes ses colères, et aussi des veilles continuelles, des fatigues excessives pour son âge furent, dans cette campagne ultra-laborieuse de près d'une année, des faits qui mirent dans un nouveau relief la vaillante organisation morale et physique du gouverneur. Mais son rôle, dans l'action, ne différa pas et ne pouvait pas différer de celui des autres généraux lancés comme lui, avec de petits groupes, à la poursuite d'un ennemi qui n'avait pas de corps et se montrait partout inopinément, alors que les populations indigènes, d'ailleurs restées en intelligence avec lui, s'étaient généralement soumises et avaient repris leurs campements accoutumés.
«La guerre se termina tout à coup, comme il arrive si souvent, par un hasard qui fut un coup de fortune inattendu. Les cavaliers d'Abd-el-Kader étaient des gens du désert, grands pillards, et qui, une fois gorgés de butin, n'avaient plus, selon leur coutume, qu'une préoccupation, celle de le remporter à leurs tentes, entreprise qui avait ses difficultés et ses périls. En ce moment, dix compagnies de jeunes soldats venant de France et un bataillon venant de Djigelly furent envoyés à tout hasard contre l'émir dans l'Isser. Ils surprirent la nuit, un peu surpris eux-mêmes, je crois, ses gens livrés aux idées de retour que j'ai dites. Aux premiers coups de fusil, les Arabes se débandèrent et coururent vers le sud. Abd-el-Kader abandonné faillit être pris, et ne put jamais se relever de cet échec qui ne nous coûta rien.
«De cette campagne, qui ne fut marquée par aucune action militaire éclatante, le maréchal parlait souvent avec complaisance, et c'était à bon droit; elle fut l'une des plus grandes crises, la plus grande crise peut-être, de sa carrière algérienne. Quand il rentra dans Alger avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il venait d'apercevoir de très-près le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer.»
Pendant que général, officiers et soldats déployaient en Afrique cette laborieuse et inépuisable vigueur, en France, le gouvernement, les Chambres et le public suivaient avec une attention perplexe les événements compliqués de cette guerre disséminée sur un si vaste espace et sans cesse renaissante. Dans les journaux, dans les correspondances, dans les conversations, les idées et les opérations du maréchal Bugeaud étaient incessamment discutées et critiquées, tantôt avec l'ignorance de spectateurs lointains et frivoles, tantôt avec le mauvais vouloir accoutumé des adversaires politiques. Tout ce bruit arrivait en Afrique au maréchal Bugeaud au milieu des travaux et des vicissitudes de sa campagne, et il s'en préoccupait passionnément, mais sans que la controverse, dans laquelle il était toujours prêt à se lancer, l'ébranlât dans ses idées ou le troublât dans son action: «Je connais l'Afrique, ses habitants et ses conquérants depuis douze années, m'écrivait M. Léon Roches[53] que j'avais envoyé au maréchal pour le bien informer de ma propre pensée; j'ai été plus que tout autre en garde contre les fâcheuses impressions produites en France par les événements de 1845 à 1846. Cependant je partageais un peu l'opinion générale; je croyais que M. le maréchal aurait pu centraliser l'action de son commandement et éviter beaucoup de courses inutiles; je craignais que le dégoût ne se fût glissé dans les rangs de son armée. J'étais dans l'erreur. Le maréchal a sans cesse communiqué avec toutes ses colonnes; ses ordres ont été quelquefois éludés, mais il a toujours pu les faire arriver à temps. Il a dû avoir la mobilité que nous lui reprochions pour se trouver toujours, de sa personne, en face de son infatigable ennemi. Les Arabes nous détestent, tous sans exception; ceux que nous qualifions de dévoués ne sont que compromis; ils sont tous amis de l'indépendance qui est, pour eux, le désordre; ils sont tous guerriers; ils conservent au fond du coeur un levain de fanatisme, et toutes les fois qu'il sera réchauffé par des hommes de la trempe d'Abd-el-Kader, ils se soulèveront et tenteront des efforts plus ou moins efficaces, selon nos moyens de domination, pour nous chasser de leur pays. Mais notre position n'a rien d'inquiétant; seulement elle sera longtemps encore difficile, car la domination d'un peuple dont on veut posséder le territoire et qu'on veut s'assimiler, ne saurait être l'oeuvre de quinze années.»
[Note 53: Le 5 mars 1846.]
Je partageais la confiance de l'armée d'Afrique dans son chef, et j'étais résolu à le seconder énergiquement; mais cette oeuvre, difficile en elle-même, le devenait bien plus encore quand, dans les accès de sa colère contre les journaux et les bureaux du département de la guerre, ou dans les élans de son imagination belliqueuse, le maréchal Bugeaud se montrait enclin tantôt à accuser par ses plaintes le gouvernement qu'il servait, tantôt à le compromettre par ses démarches. Il était, comme on devait s'y attendre, plus préoccupé de sa propre situation que de celle du cabinet et de sa guerre que de notre politique: délivrer l'Algérie d'Abd-el-Kader, c'était là son idée et sa passion dominantes, et pour atteindre à ce but, il était à chaque instant sur le point de recommencer la guerre avec le Maroc, en poursuivant indéfiniment, sur le territoire de cet empire, le grand chef arabe qui, soit que l'empereur Abd-el-Rhaman le voulût ou non, y prenait toujours son refuge. Le maréchal Bugeaud ne se bornait pas à se laisser aller sur cette pente; il érigeait son penchant en un plan prémédité, soutenant qu'il fallait à tout prix enlever à Abd-el-Kader toute chance d'asile dans le Maroc; et si nous ne voulions pas l'autoriser formellement à cette guerre d'invasion défensive, il nous demandait de le laisser faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui seul la responsabilité. Ni l'une ni l'autre de ces propositions ne pouvait convenir à un gouvernement sérieux et décidé à respecter le droit des gens et sa propre dignité. Nous venions de conclure avec le Maroc un traité de paix et un traité de délimitation de la frontière des deux États; nous en réclamions de l'empereur marocain la stricte observation; nous devions et nous voulions l'observer nous-mêmes, dût notre lutte contre l'insurrection en Algérie en être quelque temps prolongée. Je chargeai M. Léon Roches de bien inculquer au maréchal la ferme résolution du cabinet et la mienne propre à cet égard; mon envoyé s'acquitta loyalement de sa mission, et après m'avoir plusieurs fois rendu compte de ses entretiens avec le maréchal, il m'écrivit le 23 avril 1846: «C'est avec un bien vif sentiment de satisfaction que je m'empresse d'annoncer à Votre Excellence que M. le maréchal duc d'Isly a complétement renoncé à son projet d'invasion dans le Maroc; le prochain courrier emportera sans doute l'assurance officielle de M. le gouverneur général de cette sage résolution.»
Je ne sais si cette résolution, même sincèrement prise, eût été par le maréchal effectivement et longtemps pratiquée; mais le jour même où M. Roches me l'annonçait d'Alger, nous faisions officiellement et je faisais moi-même amicalement, auprès du maréchal, une démarche décisive qui ne devait lui laisser aucun doute sur le ferme maintien de notre politique, en Algérie comme à Paris. L'empereur Napoléon Ier disait, en parlant des difficultés de son gouvernement: «Croit-on que ce soit une chose toute simple de gouverner des hommes comme un Soult ou un Ney?» Dans notre régime constitutionnel, nous n'avions pas, pour gouverner leurs pareils, les mêmes moyens que l'empereur Napoléon; mais nous étions tout aussi décidés que lui à ne pas nous laisser dominer par eux, et quoique nos procédés fussent autres, notre politique n'était pas plus incertaine. Je connaissais le maréchal Bugeaud; je le savais loyal et capable, malgré sa passion, d'entendre raison et de s'arrêter devant le pouvoir et l'ordre légal; j'usai envers lui des procédés qui conviennent à un gouvernement libre dans ses rapports avec des agents considérables et qu'il honore; en lui déclarant péremptoirement notre politique, je pris soin de lui en développer les motifs et de lui témoigner mon désir de convaincre son esprit en même temps que nous enchaînions sa volonté. Je lui écrivis le 24 avril 1846:
«Vous avez toute raison de vous féliciter de votre longue et pénible campagne. Je n'en puis juger les opérations en détail, mais j'en vois l'ensemble, et cet ensemble prouve le progrès décisif de notre domination en Algérie, et ce progrès est votre ouvrage. Il y a quelques années, nous pouvions errer en vainqueurs dans le pays, mais il appartenait à nos ennemis; aujourd'hui c'est Abd-el-Kader qui vient errer en agresseur dans un pays qui nous appartient. Il peut encore y susciter des insurrections et y trouver des asiles; il ne peut plus s'y établir. La différence est énorme. J'espère que le débat qui va s'ouvrir dans les Chambres la mettra en lumière et que justice vous sera rendue.
«Je suis, comme vous, fort loin de croire que, dans ce pays qui est maintenant à nous, la lutte soit pour nous terminée. Nous aurons encore souvent et longtemps la guerre, la guerre comme celle que vous venez de faire. Vous le répétez beaucoup; vous ne sauriez, nous ne saurions le trop répéter, car il faut que tout le monde ici, gouvernement, Chambres, public, ne l'oublie pas en ce moment. Nous avons trop dit et trop laissé dire, à chaque crise de succès, que le triomphe était définitif, la domination complète, la pacification assurée. Extirpons bien ces illusions; c'est le seul moyen d'obtenir les efforts nécessaires pour qu'elles deviennent des réalités.
«Je vois, par vos dernières dépêches, que votre principale attention se porte maintenant sur la frontière du Maroc, sur la position qu'Abd-el-Kader va probablement y reprendre et sur la conduite que nous y devons tenir. Vous avez bien raison. Abd-el-Kader errant et guerroyant sur le territoire de l'Algérie, ou Abd-el-Kader campé et aux aguets sur le territoire du Maroc, ce sont là les deux dangers avec lesquels tour à tour, tant qu'Abd-el-Kader vivra, nous aurons nous-mêmes à vivre et à lutter.
«Je ne compte pas plus que vous sur la sincérité de l'empereur du Maroc, ni sur son action décidée en notre faveur. Il partage peut-être réellement, et à coup sûr il est obligé, devant ses sujets, de paraître partager leur antipathie pour nous et leur sympathie pour l'émir; mais bien certainement il nous craint, et il craint Abd-el-Kader à cause de nous; il serait charmé de s'en délivrer en nous en délivrant. S'il ne le fait pas, c'est qu'il ne le peut pas ou ne l'ose pas. Je crois à son impuissance pour nous servir, non à sa volonté de servir Abd-el-Kader. Il laissera ses sujets faire pour l'émir ce qu'il ne pourra pas empêcher ou ce qui ne le compromettra pas trop avec nous. Il fera pour nous ce qu'il croira indispensable pour ne pas se brouiller avec nous, et possible sans se brouiller avec son peuple. Vous voyez que je ne me fais, à cet égard, aucune illusion. Mais j'ajoute que ces déclarations, ces apparences ont en Afrique, en France, en Europe, une valeur réelle, et qu'il faut les conserver.
«En Afrique, les protestations d'amitié, les apparences de concours de l'empereur du Maroc ont certainement pour effet de gêner et de contenir un peu, sur son territoire, le mauvais vouloir de ses sujets, de décourager et d'intimider un peu, sur le nôtre, les Arabes. L'action morale d'Abd-el-Kader dans le Maroc et dans l'Algérie en est affaiblie, la nôtre fortifiée.
«En France, tenez pour certain que, si les Chambres nous voyaient brouillés avec le Maroc et engagés contre lui dans une guerre qui serait nécessairement illimitée quant à l'espace, au temps et à la dépense, elles tomberaient dans une inquiétude extrême, et ne nous soutiendraient pas dans cette nouvelle lutte; ou, ce qui serait pire, elles ne nous soutiendraient que très-mollement, très-insuffisamment, en blâmant et en résistant toujours. C'est déjà beaucoup que de les décider à porter le fardeau de l'Algérie; vous savez, vous éprouvez, comme moi, tout ce qu'il faut prendre de peine, et pas toujours avec succès, pour faire comprendre les difficultés de notre établissement et obtenir les moyens d'y satisfaire. Nous avons toujours devant nous un parti anti-africain, qui compte des hommes considérables, influents, toujours disposés à faire ressortir les charges, les fautes, les malheurs, les périls de l'entreprise, et dont les dispositions rencontrent, au fond de bien des coeurs, un écho qui ne fait pas de bruit, mais qui est toujours là, prêt à répondre si quelque occasion se présente de lui parler un peu haut. Nous ne ferions pas accepter un nouveau fardeau, un nouvel avenir du même genre; et l'Algérie elle-même aurait beaucoup à souffrir du crédit qu'obtiendraient ses adversaires et du découragement où tomberaient beaucoup de ses partisans.
«En Europe, de graves complications ne tarderaient pas à naître. Vous le savez comme moi: c'est l'explosion soudaine, c'est la grandeur de la révolution de Juillet, de l'ébranlement qu'elle a causé, des craintes qu'elle a inspirées, qui ont fait d'abord oublier, puis accepter, par toutes les puissances, notre conquête de l'Algérie. Il est évident que nous ne pourrions compter aujourd'hui sur un second fait semblable, et que l'envahissement, la conquête totale ou partielle du Maroc, troubleraient profondément la politique européenne. Il est également évident qu'au bout et par l'inévitable entraînement d'un état de guerre réelle et prolongée entre nous et le Maroc, l'Europe verrait la conquête et se conduirait en conséquence.
«Partout donc, en Afrique, en France, en Europe, et sous quelque aspect, intérieur ou extérieur, parlementaire ou diplomatique, que nous considérions la question, le bon sens nous conseille, nous prescrit de maintenir, entre nous et l'empereur du Maroc, la situation actuelle de paix générale, de bonne intelligence officielle, de semi-concert contre Abd-el-Kader; nous devons donner soigneusement à toute notre conduite, à toutes nos opérations vers l'ouest de l'Algérie, ce caractère qu'elles sont uniquement dirigées contre l'émir, et n'ont d'autre but que de garantir la sécurité que l'empereur du Maroc nous doit, qu'il nous a formellement promise par le traité de Tanger, par le traité de Lalla-Maghrania, par ses engagements récents; sécurité que, s'il ne nous la donne pas, nous avons droit de prendre nous-mêmes, fallût-il, pour cela, entrer et guerroyer sur le territoire marocain.
«J'ai proclamé, à cet égard, notre droit. Tout le monde l'a reconnu, y compris l'empereur Abd-el-Rhaman. De quelle façon et dans quelles limites l'exercerons-nous pour atteindre notre but spécial de sécurité algérienne en maintenant, entre nous et le Maroc, la situation générale que je viens de caractériser? Voilà la vraie question, la question de conduite que nous avons aujourd'hui à résoudre.
«Je comprends deux systèmes de conduite, deux essais de solution.
«Nous pouvons entreprendre de poursuivre Abd-el-Kader et sa déira sur le territoire marocain, partout où il se retirera, ne faisant la guerre qu'à lui, mais décidés à pousser ou à renouveler notre ou nos expéditions jusqu'à ce que nous l'ayons atteint et que nous ayons extirpé définitivement du Maroc ce fléau de l'Algérie, que l'empereur Abd-el-Rhaman doit et ne peut pas en extirper lui-même.
«Ce système a pour conséquences, les unes certaines, les autres si probables qu'on peut bien les appeler certaines:
«1º De nous condamner à poursuivre, dans le Maroc, un but que nous avons, depuis bien des années, vainement poursuivi en Algérie, la destruction ou la saisie de la personne et de la déira d'Abd-el-Kader. Évidemment les difficultés et les charges seront beaucoup plus grandes, les chances de succès beaucoup moindres. Nous nous mettrons, avec beaucoup plus d'efforts, de dépenses et de périls, à la recherche d'Abd-el-Kader qui se retirera et se déplacera bien plus aisément devant nous. Là, comme ailleurs, le hasard seul peut nous le faire atteindre, et ce hasard est encore plus invraisemblable là qu'ailleurs.
«2º De nous engager bientôt dans la guerre avec le peuple et l'empereur du Maroc, qui ne pourront souffrir nos expéditions continuelles et profondes sur leur territoire, et seront inévitablement poussés à faire cause commune avec l'émir.
«3º De compromettre le repos intérieur, déjà fort troublé, du Maroc, et le trône déjà chancelant de l'empereur, et par conséquent de livrer tout le pays à une anarchie qui le livrera soit à Abd-el-Kader, soit à une multitude de chefs avec lesquels nous ne pourrons ni traiter, ni vivre; ce qui nous contraindra fatalement à une guerre prolongée qui n'aura pour terme que la conquête ou l'abandon forcé de l'entreprise.
«4º D'amener ainsi, en France et dans nos Chambres les embarras, en Europe et dans nos relations politiques les complications que j'indiquais tout à l'heure.
«Mon cher maréchal, cela n'est pas acceptable. L'enjeu, tout important qu'il est, ne vaut pas la partie.
«Voici le second plan de conduite.
«Ne pas nous proposer de poursuivre indéfiniment Abd-el-Kader et sa déira dans le Maroc, et de l'en extirper définitivement; mais nous montrer et être en effet bien décidés à lui rendre, à lui et à sa déira, le séjour sur le territoire marocain, dans un voisinage assez large de notre frontière, tout à fait impossible: c'est-à-dire aller le chercher dans ces limites, l'en chasser quand il s'y trouvera, et châtier les tribus qui y résident, de telle sorte qu'elles ne puissent ou ne veuillent plus le recevoir, et qu'il soit, lui, contraint de se retirer plus loin, assez loin dans l'intérieur du Maroc, pour qu'il ne puisse plus aussi aisément, aussi promptement, se reporter sur notre territoire et y fomenter l'insurrection.
«Nous entretiendrions, à cet effet, dans la province d'Oran, assez de troupes et des troupes toujours assez disponibles pour faire, au besoin, sur le territoire marocain rapproché de notre frontière, parmi les tribus qui l'habitent et dans les limites qui seraient jugées nécessaires, une police prompte, efficace, et y empêcher tout établissement, toute résidence d'Abd-el-Kader et de sa déira. Nous rentrerions chez nous après l'avoir chassé de ces limites et avoir sévèrement châtié les tribus qui l'y auraient reçu; nous détruirions ainsi, sinon notre ennemi lui-même, du moins tout asile, tout repaire pour lui près de nous, et nous créerions, entre lui et nous, un certain espace où il ne pourrait habiter, et qui deviendrait, pour nous, contre la facilité de ses entreprises futures, une certaine garantie.
«Ce second plan de conduite n'offre aucun des inconvénients du premier. Il ne nous condamne point à poursuivre indéfiniment un but qui nous échappe sans cesse et recule indéfiniment devant nous. Il ne nous engage point, avec l'empereur du Maroc et son peuple, dans une guerre générale. Il ne compromet pas le repos intérieur de cet empire et la sûreté de son gouvernement actuel que nous avons intérêt à conserver. Enfin, il ne peut donner naissance à aucune complication grave dans notre politique européenne, car s'il prouve notre ferme résolution de garantir la sécurité de nos possessions d'Afrique, il prouve en même temps notre sincère intention de ne pas les étendre par de nouvelles conquêtes.
«Ce plan a, je le reconnais, l'inconvénient de ne pas extirper définitivement le mal, et d'en laisser subsister le principe, plus loin de nous, mais encore à portée possible de nous et avec des chances de retour. C'est là une situation que, lorsqu'on est en présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers et impuissants, on est souvent contraint d'accepter. Il n'y a pas moyen d'établir, avec de tels gouvernements et de tels peuples, même après leur avoir donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties efficaces. Il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la source qu'on ne peut tarir. C'est entre ces deux partis que nous sommes obligés d'opter.
«Après y avoir bien réfléchi, après avoir bien pesé le pour et le contre de ces diverses conduites, le Roi et le conseil, mon cher maréchal, ont adopté la seconde comme la plus conforme, tout bien considéré et compensé, à l'intérêt de notre pays. Le ministre de la guerre vous a envoyé, ces jours derniers, des instructions qui en sont la conséquence. J'ai voulu vous en dire le vrai caractère et les motifs. Il y aura, je n'en doute pas, dans ce système, des inconvénients et des difficultés graves, de l'imprévu et de l'incomplet fâcheux. Cela arrive dans tout système. Vous saurez, j'en suis sûr, dans l'exécution de celui-ci, en corriger, autant qu'il se pourra, les défauts, et le rendre efficace en vous contenant dans ses limites.»
Je ne fus point trompé dans mon attente; le maréchal Bugeaud sentit le poids de nos raisons et de notre volonté. Plus résigné que convaincu, mais sincèrement résigné, il me répondit le 30 avril: «Ce que vous me dites de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc me paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se placer. Sous un gouvernement absolu, et en ne considérant que la question militaire et le succès de notre entreprise en Afrique, je raisonnerais autrement. Mais vous avez dû voir, dans mes dépêches et dans les instructions que je viens de donner à MM. de Lamoricière et Cavaignac, que j'entrais entièrement dans votre politique. Ainsi, n'ayez aucune inquiétude à cet égard; il sera fait comme vous l'entendez, et je vais encore me servir de vos propres expressions pour en bien pénétrer les généraux qui sont à la frontière.»
Contraint ainsi de renoncer, quant à la guerre, à son plan favori, le maréchal Bugeaud chercha, dans la seconde des idées qu'il avait fortement à coeur, dans son plan de colonisation militaire, une compensation à ses déplaisirs. Au printemps de 1846, après les succès de sa campagne contre la grande insurrection de 1845, il reprit un moment le projet de retraite qu'il avait aussi conçu un moment en 1844, après sa victoire sur le Maroc. Des articles de journaux l'avaient replongé dans un accès de colère et de tristesse: «Je sais, m'écrivait-il[54], que vous voulez me défendre à la tribune et que vous me défendrez bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela est évident; l'oeuvre étant devenue quelque chose, tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre. Je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées fausses qui règnent très-généralement sur les grandes questions d'Afrique; je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie le savent très-bien; mais je redoute l'opinion publique égarée. Je suis toujours plein de reconnaissance de la grande mission qui m'a été confiée; je n'ai pas oublié que c'est à vous, en très-grande partie, que je la dois, et je ne l'oublierai jamais, quoi qu'il arrive. Je sais aussi que c'est à vous que je dois d'avoir été bien aidé dans cette rude tâche. Vous pouvez donc compter sur mon attachement reconnaissant, comme je compte sur votre haute estime. Je vous demande aujourd'hui une faveur; c'est de me faire accorder un congé définitif pour les premiers jours de juillet, en me laissant la faculté de remettre l'intérim à M. le général de Lamoricière, comme aussi de prolonger mon séjour pendant quelques semaines si je me trouvais en présence de circonstances très-graves. Dans trois mois, je serai soustrait à cet enfer.»
[Note 54: Les 11 et 30 avril 1846.]
Je me refusai à son prétendu désir; je le défendis énergiquement à la tribune; un incident ministériel le remit en confiance; fatigué et souffrant, le maréchal Soult avait quitté l'administration active, conservant encore pour quelque temps un siége dans le cabinet et le titre de président du conseil; le général Moline Saint-Yon l'avait remplacé dans le département de la guerre; le maréchal Bugeaud, loin de redouter sa malveillance, était en bons rapports avec lui et se louait de ses procédés. Il vint passer en France quelques semaines, et, rentré à Alger en octobre 1846, il porta sur son plan de colonisation militaire tous ses efforts. En même temps que, dans sa correspondance officielle ou particulière, il insistait sans relâche sur ce point, il écrivait des brochures pour démontrer aux Chambres et au public, les mérites de son système, et réfuter les objections qui s'élevaient de toutes parts. Nous lui avions promis de demander aux Chambres les fonds nécessaires pour en faire un sérieux essai; il lui revint que la question, reproduite dans le conseil, avait de nouveau été ajournée; il écrivit au Roi[55]:
[Note 55: Le 30 décembre 1846.]
«Sire,
«Lorsque, au mois de septembre dernier, j'eus l'honneur insigne d'entretenir Votre Majesté de l'importance de la colonisation militaire pour la consolidation de notre conquête, vous parûtes partager mon opinion, comme vous l'aviez déjà fait l'année précédente, dans un conseil où je fus appelé. Votre Majesté m'engagea à en parler à M. Guizot, pour tâcher d'obtenir de ce ministre, avant mon départ, un engagement formel de poser la question devant les Chambres, dès l'ouverture de la prochaine session, par la demande d'un crédit d'essai. Cet engagement a été pris par M. Guizot, en ce qui le concerne, car il ne pouvait s'engager pour ses collègues. J'étais donc autorisé à compter sur le succès puisque j'avais l'assentiment du Roi et d'un ministre qui exerce, à juste titre, une haute influence dans le conseil. Cependant on m'apprend qu'après une haute délibération, la question a été ajournée. Est-ce une fin de non-recevoir ou bien seulement de la tactique parlementaire? J'ai demandé des explications sur ce point à M. le ministre des affaires étrangères. Si c'est une fin de non-recevoir, Votre Majesté voudra bien se rappeler les paroles que j'eus l'honneur de lui adresser lorsqu'elle insistait pour mon retour en Afrique; ces paroles, les voici:—Sire, j'obéis; mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation. Après avoir fait les grandes choses qui ont résolu les deux premières questions, la conquête du pays et l'organisation du gouvernement des Arabes, je ne voudrais pas m'user dans les misères d'un peuplement impuissant qui, ne pouvant satisfaire en aucun point les impatiences publiques, me ferait chaque jour assaillir par des critiques et même des outrages. Je viens d'adresser à M. Guizot un Mémoire sur la colonisation en général. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien en agréer une copie. Si ce travail ne me rallie pas la majorité du conseil, il ne me restera plus qu'à faire des voeux pour qu'on trouve de meilleurs moyens d'assurer l'avenir de l'Algérie.
«Je suis, etc., etc.
«Maréchal DUC D'ISLY.»
Nous n'avions nul dessein d'ajourner la promesse que nous avions faite au maréchal, et au moment où il la réclama, nous nous disposions à l'acquitter. Quand la session se rouvrit, le 11 janvier 1847, le Roi dit aux Chambres dans son discours: «Vous aurez aussi à vous occuper de mesures propres à seconder, dans nos possessions d'Afrique, le progrès de la colonisation et de la prospérité intérieure. La tranquillité, si heureusement rétablie dans l'Algérie par la valeur et le dévouement de notre armée, permet d'examiner mûrement cette importante question, sur laquelle un projet de loi spécial vous sera présenté.» Le 19 février suivant, j'écrivis au maréchal Bugeaud: «Les deux projets de loi sur l'Algérie, l'un de crédits supplémentaires ordinaires, l'autre d'un crédit extraordinaire de trois millions pour des essais de colonisation militaire, seront présentés sous peu de jours. Votre présence à la Chambre pendant la discussion sera indispensable. Le ministre de la guerre vous a envoyé l'ordre de venir à ce moment. Je vous répète, mon cher maréchal, que c'est indispensable et que j'y compte. La question sera posée solennellement, par un projet de loi spécial annoncé dans le discours de la couronne. Il faut que la discussion soit complète, et elle ne peut pas être complète sans vous. Nous soutiendrons, je soutiendrai très-fermement le projet de loi; mais il y a une foule de points que vous seul pouvez éclaircir, une foule de questions auxquelles vous seul pouvez répondre. Je l'ai dit avant-hier à ce jeune officier que vous m'aviez présenté, M. Fabas, et qui me paraît fort intelligent. Il va écrire une brochure dont je lui ai indiqué les bases. Je vous attends donc vers le milieu de mars, au plus tard. Je suppose que le débat viendra du 15 au 30 mars.»
Le projet de loi fut, en effet, présenté le 27 février. L'exposé des motifs commençait par rappeler les divers essais et les divers modes de colonisation tentés en Algérie, surtout depuis le gouvernement du maréchal Bugeaud. Il énumérait les résultats déjà obtenus, plus importants qu'on ne le croyait en général, quoique bien insuffisants et encore bien loin du but: «En résumé, disait le ministre de la guerre, vingt-sept centres nouveaux de colonisation ont été fondés dans la province d'Alger depuis la conquête: six villes anciennes ont été reconstruites, sans compter celle d'Alger, qui est devenue une ville européenne de premier ordre, et une population d'environ 73,000 âmes s'est constituée dans cette province. Huit centres nouveaux ont été créés dans la province d'Oran; trois villes y ont été relevées, indépendamment de celle d'Oran, et une population européenne de plus de 22,000 âmes s'y est fixée. Dans la province de Constantine, huit centres nouveaux ont été fondés; trois villes anciennes y ont été rebâties, et une population européenne de près de 12,000 âmes s'y est établie….. Mais jusqu'à ce que la consécration du temps ait plus universellement établi notre domination en Algérie, jusqu'à ce qu'une population européenne compacte ait couvert toute la surface du sol disponible, il est d'un haut intérêt pour la sécurité des personnes et des propriétés, cette première condition de tout progrès colonial, de fonder au coeur du pays, sur les limites des territoires occupés, en présence d'un peuple fanatique, admirablement constitué pour la guerre et toujours accessible aux idées de rébellion, de quelque part qu'elles viennent, il est, dis-je, d'un haut intérêt de fonder une colonisation plus forte, plus défensive que la colonisation libre et civile, en un mot, une colonisation armée. Cette colonisation d'avant-garde, qui doit former en quelque sorte le bouclier des établissements fondés derrière elle, qui doit se servir du fusil comme de la bêche, qui doit être toujours prête à se défendre elle-même et à protéger ses voisins, ce serait en vain qu'on en chercherait les éléments dans une population étrangère au métier des armes; ceux-là seuls qui ont su opérer la conquête peuvent entreprendre efficacement cette oeuvre militaire qui n'en est que la continuation, parce que seuls ils sont à même de fournir un choix d'hommes jeunes, vigoureux, acclimatés, aguerris, énergiques, capables enfin de tenir constamment les Arabes en respect et de leur faire comprendre que nous voulons décidément rester les maîtres du pays.
«Dans le but d'encourager, au moyen de cette protection puissante, l'envahissement plus rapide du sol par les exploitations européennes jusqu'ici timidement concentrées sur quelques parties du littoral, comme aussi pour donner un témoignage de satisfaction à l'armée d'Afrique qui, en toute circonstance, a si bien mérité de la France par la continuité, l'éclat et le désintéressement de ses services, le Roi, mû par une pensée analogue à celle qui avait dirigé Napoléon lorsqu'en 1808, il décréta les camps de Juliers et d'Alexandrie, nous a chargés de vous présenter un projet de loi ayant pour objet d'obtenir un crédit extraordinaire, spécialement destiné à fonder en Algérie des camps agricoles qui comprendraient mille soldats.»
Le projet exposait ensuite avec détail l'organisation de ces camps agricoles et tout le régime de cette colonisation militaire appelée à se transformer, par degrés, en colonisation civile et définitive. La plupart de ces dispositions étaient empruntées aux idées et aux brochures du maréchal Bugeaud.
Quand ce projet de loi arriva à Alger, il trouva le maréchal atteint d'un rhume violent et presque alité à la suite de courses rapides et répétées par une saison rigoureuse: «Je viens de me faire lire l'exposé des motifs, m'écrivit-il[56]; si je ne comptais que sur cet exposé le projet me paraîtrait bien malade; je n'ai rien vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que ce discours du ministre de la guerre; on y a mêlé l'historique incomplet de la colonisation, le système du général Lamoricière, celui du général Bedeau; enfin, le mien arrive comme accessoire. On ne l'appuie par aucune des grandes considérations; on lui donne la plus petite portée possible; on l'excuse bien plus qu'on ne le recommande et qu'on n'en démontre l'utilité. Je compte infiniment peu sur la parole du ministre de la guerre; mais je compte infiniment sur la vôtre. C'est maintenant l'oeuvre du ministère; vous ne voudrez pas lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n'y attache qu'un intérêt patriotique; mon intérêt personnel s'accommoderait fort bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne d'Afrique, et vous savez que, si je tiens à conserver le gouvernement après avoir résolu les questions de guerre et de domination des Arabes, c'est uniquement pour faire entrer le pays, avant de me retirer, dans une voie de colonisation qui puisse perpétuer notre conquête et délivrer la France du grand fardeau qu'elle supporte. Il y a de l'amélioration dans ma santé; j'espère que je pourrai partir le 14.»
[Note 56: Le 9 mars 1847]
Quelques jours plus tard, le 15 mars, il me récrivit: «C'est encore de mon lit de douleur que je vous écris. Ayant besoin de guérir vite, j'ai supplié le docteur de m'appliquer les remèdes les plus énergiques pour dissiper ma violente maladie de poitrine; les pommades révulsives, les vésicatoires, les purgations, les compresses camphrées, l'eau sédative, rien n'a été négligé; on m'a martyrisé; ma poitrine n'est qu'une plaie, et cependant il n'y a pas d'amélioration dans mon état intérieur. Je commence à craindre sérieusement de n'être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et dès lors, qu'irais-je y faire? Les partis seront pris; la commission aura fait son rapport; s'il est favorable, la chose ira probablement bien; s'il ne l'était pas, ce ne serait pas moi qui ferais changer le résultat.»
Un post-scriptum ajouté à cette lettre portait: «J'apprends, par une lettre particulière, les noms des commissaires de sept bureaux de la Chambre pour les crédits d'Afrique. Je crois la majorité d'entre eux très-peu favorable. Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas cherché à faire prévaloir les candidats de son choix. Tout ceci est d'un bien mauvais augure.»
Les informations du maréchal ne le trompaient pas; la commission élue dans la Chambre des députés pour examiner le projet de loi fut presque unanimement contraire; elle choisit pour son président M. Dufaure qui, dans la session précédente, s'était hautement prononcé contre la colonisation militaire. Indépendamment des objections spéciales qu'on adressait au plan du maréchal Bugeaud, c'était l'instinct général de la Chambre qu'il y avait là une prétention démesurée à se passer du temps pour l'une de ces oeuvres dans lesquelles le temps est l'allié nécessaire des hommes. Il fut bientôt évident que le projet de loi ne serait pas adopté. Nous n'en avions pas fait une question de cabinet; quelque importante que fût l'affaire, notre politique générale n'y était nullement engagée; c'était une de ces occasions dans lesquelles un gouvernement sensé doit laisser à son propre parti une assez grande latitude, et si nous avions agi autrement, nos plus fidèles amis se seraient justement récriés. Le maréchal Bugeaud lui-même pressentait le résultat de cette situation, et prenait d'avance des précautions pour ne pas s'engager, de sa personne, dans la lutte parlementaire; il ne vint point à Paris et m'écrivit[57]: «M. le ministre de la guerre a sans doute déjà fait connaître au conseil ma détermination de me retirer devant l'accueil que la Chambre a fait au projet de loi sur les colonies militaires. Je suis sûr qu'in petto vous approuverez ma résolution. De même que vous ne voudriez pas, en gouvernement, défendre des idées qui ne seraient pas les vôtres, vous penserez que je ne dois pas plus vouloir appliquer en Afrique des systèmes de colonisation et de gouvernement qui répugnent à ma raison pratique, et partant à mon patriotisme. L'état de ma santé ne me permet pas de me rendre à Paris comme j'en avais le projet; je fais des remèdes qui exigent que je sois chez moi tranquille; puis, je dois aller aux eaux. Toutefois, ma forte constitution me laisse l'espoir de me rétablir dans le courant de l'année.»
[Note 57: Les 21 mars et 28 mai 1847.]
En présence de cette résolution du maréchal; le projet de loi cessait d'être, pour le cabinet, une question embarrassante; c'était à lui que nous avions accordé cette tentative; sans lui, et dans la perspective de sa retraite, le débat n'était pas sérieux. M. de Tocqueville fit, le 2 juin, au nom de la commission, un rapport dans lequel, après avoir discuté les divers plans de colonisation, et en particulier celui des camps agricoles, il conclut au rejet du crédit demandé pour en faire l'essai. Huit jours après la lecture de ce rapport, le gouvernement retira le projet de loi.
La retraite du maréchal Bugeaud avait précédé celle-là. En la regrettant vivement, j'en trouvais le motif sérieux et légitime. Après avoir accompli une grande oeuvre, la domination de la France en Algérie, le maréchal avait conçu une grande idée, le prompt établissement en Algérie d'un peuple de soldats français. C'était vouloir trop et trop vite, et vouloir ce que repoussait la conviction, également sincère, des chambres. Devant ce conflit, le maréchal Bugeaud ne pouvait que se retirer, et il se retirait dignement, car il emportait dans sa retraite la gloire de sa vie et l'indépendance de sa pensée. Mais pour le gouvernement du Roi, une grande question s'élevait alors, et qui ne pouvait être ajournée: quel successeur dans le gouvernement de l'Algérie fallait-il donner au maréchal Bugeaud? Autour de lui, les lieutenants éminents ne manquaient pas; le général Changarnier, le général Lamoricière, le général Bedeau, le général Cavaignac avaient fait leurs preuves d'habileté comme de bravoure. Pourtant aucun d'eux n'avait encore été en mesure d'acquérir cette notoriété universelle et cette prépondérance incontestée qui confèrent, en quelque sorte de droit naturel et public, le commandement supérieur. L'état des affaires en Afrique ne demandait plus d'ailleurs que le pouvoir eût un caractère essentiellement militaire; le maréchal Bugeaud avait réellement accompli l'oeuvre de la conquête; Abd-el-Kader errait encore çà et là, cherchant partout les occasions et les moyens de continuer la lutte; mais la domination française prévalait irrésistiblement; une puissante autorité morale s'attachait, dans toute l'ancienne Régence et tout à l'entour, au nom et aux armes de la France, la Grande-Kabylie seule conservait encore une indépendance qu'il était réservé à M. le maréchal Randon de dompter. Le jour était venu où le gouvernement de l'Algérie pouvait être politique et civil en même temps que guerrier. M. le duc d'Aumale était plus propre que personne à lui donner ce double caractère: il avait pris part avec distinction, quelquefois avec éclat, à quelques-unes des campagnes les plus actives; il était aimé autant qu'estimé dans l'armée; son nom et son rang avaient, sur les Arabes, un sérieux prestige; ils se rangeaient sous la main du fils du sultan de France, plus aisément que sous l'épée d'un général vainqueur. Depuis quelque temps déjà, il avait été plus d'une fois question de lui pour le grand poste que la retraite du maréchal Bugeaud laissait vacant: le 17 juillet 1843, en annonçant au maréchal Bugeaud que le Roi se disposait à lui donner le bâton de maréchal, le maréchal Soult lui écrivait: «M. le duc d'Aumale ne pourrait consentir à exercer l'interim du gouvernement de l'Algérie; mais Son Altesse Royale ne renonce point, pour l'avenir, à en devenir titulaire. Jusque-là, son désir serait d'aller commander, au mois d'octobre prochain, la province de Constantine, et d'y servir sous vos ordres.» Quelques mois plus tard[58], le maréchal Bugeaud écrivait à M. Blanqui: «Je désire qu'un prince me remplace ici; non pas dans l'intérêt de la monarchie constitutionnelle, mais dans celui de la question; on lui accordera ce qu'on me refuserait. Le duc d'Aumale est et sera davantage chaque jour un homme capable. Je lui laisserai, j'espère, une besogne en bon train; mais il y aura longtemps beaucoup à faire encore; c'est une oeuvre de géants et de siècles.» L'année suivante enfin, le maréchal Bugeaud m'écrivit à moi-même: «Quant au gouvernement du duc d'Aumale, je n'y vois d'inconvénient que pour la monarchie qui prendra une responsabilité de plus. Le jeune prince est capable, et il va vite en expérience. Je pense que, dès le début, il administrera bien et deviendra un militaire très-distingué; sur ce point, il ne lui faut qu'un peu plus d'expérience et de méditation.»
[Note 58: Le 23 octobre 1843.]
On a dit souvent que le roi Louis-Philippe avait imposé son fils au cabinet et à l'Algérie, uniquement par faveur et dans un intérêt de famille; rien n'est plus faux; le Roi désirait sans doute que les princes ses fils affermissent sa race en l'honorant; mais il n'a jamais eu, à ce sujet, ni exigence, ni impatience, et il n'a mis ses fils en avant que lorsqu'il les a jugés capables de bien servir le pays. Pour M. le duc d'Aumale en particulier, le Roi a attendu que le temps et les faits appelassent naturellement le prince au poste qu'il lui désirait; l'occasion ne pouvait être plus favorable; c'était uniquement à cause du désaccord entre ses idées et celles des Chambres et par un acte de sa propre volonté que le maréchal Bugeaud se retirait; le choix du duc d'Aumale pour lui succéder fut décidé uniquement par des motifs puisés dans l'intérêt de la France comme de l'Algérie, et de l'administration civile comme de l'armée; le cabinet en fut d'avis autant que le Roi; et quand, le 11 septembre 1847, ce prince reçut la charge de gouverneur général de nos possessions d'Afrique, il y fut appelé comme le successeur le plus naturel du maréchal Bugeaud, et comme celui qu'accepteraient le plus volontiers les hommes éminents qui auraient pu prétendre au pouvoir dont il fut revêtu, comme les soldats et les peuples sur qui ce pouvoir devait s'exercer.
CHAPITRE XLII
LES MUSULMANS A PARIS.—LA TURQUIE ET LA GRÈCE. (1842-1847).
Chefs musulmans à Paris, de 1845 à 1847.—Ben-Achache, ambassadeur du Maroc.—Ahmed-Pacha, bey de Tunis.—Ibrahim-Pacha, fils du vice-roi d'Égypte Méhémet-Ali.—Mirza-Mohammed-Ali-Khan, ambassadeur de Perse.—Réchid-Pacha, grand vizir.—Stérilité des tentatives de réforme de l'Empire ottoman.—Il ne faut pas se payer d'apparences.—Affaires de Syrie.—Progrès dans la condition des chrétiens de Syrie, de 1845 à 1848.—Affaire du consulat de France à Jérusalem en 1843.—Question des renégats en Turquie.—De la situation de l'Empire ottoman en Europe.—Affaires de Grèce.—M. Colettis et M. Piscatory.—M. Piscatory et sir Edmond Lyons.—Le roi Othon.—Mes instructions à M. Piscatory.—Révolution d'Athènes (15 septembre 1843).—Opinion de M. Colettis.—Assemblée nationale en Grèce.—Établissement du régime constitutionnel.—Sentiments des cabinets de Londres, de Pétersbourg et de Vienne.—Arrivée de M. Colettis en Grèce.—Ministère Maurocordato.—Sa chute.—Ministère Colettis et Metaxa.—M. Metaxa se retire.—Ministère Colettis.—Hostilité de sir Edmond Lyons.—Ma correspondance avec M. Colettis.—Attitude de sir Edmond Lyons envers M. Piscatory.—Instructions de lord Aberdeen.—Chute du cabinet de sir Robert Peel et de lord Aberdeen.—Lord Palmerston rentre aux affaires en Angleterre.—Son attitude envers la Grèce et le ministère de M. Colettis.—Fermeté de M. Colettis.—Troubles intérieurs en Grèce.—M. Colettis les réprime.—Querelle entre les cours d'Athènes et de Constantinople.—Maladie et mort de M. Colettis.
De 1845 à 1847, j'ai vu arriver à Paris les représentants de toutes les grandes puissances musulmanes d'Europe, d'Afrique et d'Asie: Sidi-Mohammed-ben-Achache, ambassadeur de l'empereur du Maroc; Ibrahim-Pacha, fils aîné et héritier du vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali; Ahmed-Pacha, bey de Tunis; Mirza Mohammed-Ali-Khan, ambassadeur du schah de Perse. A la même époque, le réformateur de la Turquie, Réchid-Pacha, était ambassadeur de la Porte en France, et quittait son poste pour aller reprendre, à Constantinople, d'abord celui de ministre des affaires étrangères, puis celui de grand vizir. J'ai traité, non-seulement de loin et par correspondance, mais de près et par conversation avec ces chefs musulmans qui, par leur présence presque simultanée, rendaient tous hommage à la politique comme à la puissance française, et venaient rechercher, avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, des liens plus étroits. J'ai trouvé en eux des hommes très-divers, placés à des degrés inégaux de civilisation et de lumières, et souvent animés de desseins contraires. Mes rapports avec eux tous ont abouti à me donner, du monde musulman en contact avec le monde chrétien, la même idée et à me faire pressentir le même avenir. Il n'y a rien de sérieux à espérer du monde musulman, ni pour sa propre réforme, ni pour les chrétiens que le malheur des événements a placés sous ses lois.
Le Marocain Sidi-Mohammed-ben-Achache était un jeune Arabe d'une figure charmante, grave, modeste et douce, de manières élégantes et tranquilles, attentif à se montrer scrupuleusement attaché à sa foi, respectueux avec dignité et plus préoccupé de se faire respecter et bien venir, lui et le souverain qu'il représentait, que d'atteindre un but politique déterminé. Sa personne et son air rappelaient ces derniers Maures Abencerrages de Grenade dont sa famille perpétuait à Tétuan, où elle s'était établie en quittant l'Espagne, la grande existence et les souvenirs. Il était envoyé à Paris pour faire, entre la France et le Maroc, acte de bons rapports et pour donner au traité du 10 septembre 1844 tout l'éclat de la paix, plutôt que pour conclure avec nous aucun arrangement spécial et efficace.
Le bey de Tunis, Ahmed-Pacha, se conduisit, pendant tout son séjour en France, en politique intelligent et adroit, sans vraie ni rare distinction, mais avec un aplomb remarquable, soigneux de conserver une attitude de prince souverain en faisant sa cour à un puissant voisin de qui il attendait sa sûreté. Il ne cessait de se répandre en admiration et en flatterie sur la civilisation chrétienne et française, tout en restant musulman de moeurs et de goûts, quoique sans zèle. Peu avant de venir en France, il avait, pour plaire aux philanthropes chrétiens, décrété dans sa régence l'abolition de l'esclavage des noirs. A Paris, à Lyon, à Marseille, partout où il s'arrêtait, il faisait aux établissements charitables d'abondantes largesses. Il s'empressait à promettre des réformes qui ne lui inspiraient ni goût, ni confiance, et il croyait pouvoir toujours payer, avec des compliments et des présents, les services dont il avait besoin.
Ibrahim-Pacha était un soldat vaillant avec prudence, plus rusé que fin, et sensé avec des sentiments et des habitudes vulgaires. La haute fortune, la société intime et la forte discipline de son père avaient fait de lui ce qu'un homme supérieur peut faire d'un homme médiocre; il savait comprendre et servir un dessein, commander des troupes, administrer des domaines; mais il était étranger à toute vue élevée, à toute initiative originale et hardie, plus avide qu'ambitieux, avare jusqu'à la parcimonie, préoccupé surtout, comme il le disait lui-même, du désir de devenir le prince le plus riche du monde, sans souci et sans don de plaire, et capable de cruauté comme de servilité dans l'exercice d'une autorité qu'il eût été incapable de fonder. Il subissait avec terreur l'ascendant de son père: lorsque, en 1844, Méhémet-Ali, dans un accès de colère qui touchait à la folie, quitta tout à coup Alexandrie pour se rendre au Caire, en menaçant d'un châtiment exemplaire tous ceux qu'il laissait derrière lui, «j'ai vu, m'écrivait naguère le marquis de Lavalette qui était alors consul général de France en Égypte, j'ai vu Ibrahim-Pacha, qui ne se sentait plus la tête sur les épaules, verser des larmes d'effroi:—C'est à moi, me disait-il, que mon père paraît en vouloir plus qu'à d'autres; pourtant, que peut-il me reprocher? Ne lui ai-je pas obéi toute ma vie? Quand je commandais ses armées, quel que fût l'état de ma santé, je n'ai jamais pris un congé de vingt-quatre heures sans l'avoir obtenu de lui; je me suis fait bourreau pour lui plaire; et il me raconta que, plusieurs années auparavant, son père avait pour intendant de ses finances un certain Copte dont lui, Ibrahim, lui avait souvent signalé la corruption sans que Méhémet-Ali, qui se méfiait de tous les deux, voulût en croire les dires de son fils. Un jour, Ibrahim, qui commandait le camp de Kouka aux environs du Caire, vit entrer dans sa tente le Copte porteur d'un billet cacheté du grand pacha. Ibrahim ouvrit le billet, le lut, le relut, prit un pistolet placé près de lui et brûla la cervelle au malheureux financier. Le billet portait: «Tue-moi ce chien de ta propre main.» Tant de docilité ne donnait pas au vice-roi plus de confiance ou de complaisance pour son fils. Ibrahim malade eut quelque peine à obtenir de son père la permission de se rendre en France, aux eaux thermales du Vernet, que lui conseillait le docteur Lallemand, son médecin. Il y vint enfin, sans aucun but politique, et, après trois mois de séjour au Vernet, il parcourut la France et passa six semaines à Paris, en observateur froidement curieux, plus préoccupé de sa santé et de ses grossiers plaisirs que de son avenir. «Mon fils le séraskier est plus vieux que moi,» disait Méhémet-Ali, et le père survécut en effet à son fils, en même temps qu'à sa propre raison. L'établissement héréditaire de sa famille en Égypte, et l'Égypte ouverte, comme un beau et fertile champ, aux travaux et aux rivalités de l'Europe, le génie et la gloire de Méhémet-Ali ont fait cela, mais rien de plus.
L'ambassadeur persan, Mirza Mohammed Ali-Khan, était un courtisan insignifiant, envoyé en France par le schah son maître, plutôt par vanité que par dessein sérieux, peut-être pour satisfaire à quelque intrigue ou à quelque rivalité de la cour de Téhéran. Sa présence à Paris et sa conversation ne firent que me confirmer dans l'idée que j'avais déjà de l'état de décadence et d'anarchie stérile dans lequel la Perse était depuis longtemps tombée.
Il manquait à Réchid-Pacha l'une des qualités les plus nécessaires au succès de l'oeuvre qu'il tentait dans son pays; il était trop peu Turc lui-même pour être, en Turquie, un puissant réformateur. Quand Pierre le Grand entreprit de lancer la Russie dans la civilisation européenne, il était et resta profondément russe; novateur ambitieux et audacieux, il voulait grandir rapidement sa nation, mais il lui était semblable et sympathique par les moeurs, les passions, les traditions, les rudes et barbares pratiques de la vie. Le sultan Mahmoud II était aussi Turc que les janissaires qu'il détruisait, et ses efforts avaient pour but de rétablir partout son pouvoir bien plus que de réformer l'état social et le gouvernement de ses peuples. Élevé dès sa jeunesse et engagé toute sa vie dans les relations de la Turquie avec l'Europe, Réchid-Pacha devint surtout un diplomate européen: observateur plus fin que profond et politique adroit sans courage, il avait l'esprit frappé des périls que faisaient courir à sa patrie les entreprises et les luttes des grandes puissances européennes; il s'adonna au désir et à l'espoir de faire pénétrer dans l'empire ottoman quelques-unes des conditions et des règles de la civilisation européenne: non que, dans le fond de son coeur, il l'admirât et l'aimât mieux que les moeurs et les traditions musulmanes: «Il aimait sincèrement son pays et son maître, m'écrivait naguère le comte de Bourqueney qui l'a bien observé et connu pendant son ambassade à Constantinople; cet amour avait même quelque chose de ce que nous appelons le patriotisme; il ne concevait pas la vie sans le Bosphore, le harem et le pillau;» mais il voyait, dans une certaine assimilation du gouvernement turc aux gouvernements européens, le seul moyen de conserver, à son pays et à son maître, dans la politique européenne, leur place et leur poids. Satisfaire l'Europe en Turquie pour maintenir la Turquie en Europe, ce fut là son idée dominante et constante. Pour réussir dans cette difficile entreprise, il avait à lutter d'une part contre les intrigues et les rivalités du sérail, de l'autre, contre les instincts, les traditions, les préjugés et les passions fanatiques de son pays. Habile dans l'intérieur du sérail, aussi fin courtisan qu'intelligent diplomate, il réussit souvent à prendre, garder et reprendre le pouvoir auprès du sultan; mais quand il fallait agir sur la vieille nation turque et l'entraîner à sa suite, il manquait de vigueur et d'autorité; ni guerrier, ni fanatique, plus humain qu'il n'appartenait à sa race et craintif jusqu'à la pusillanimité, sa personne n'accréditait et ne soutenait pas ses réformes; il jetait au vent des semences étrangères sans posséder ni cultiver fortement lui-même le sol où elles devaient prendre racine et croître.
C'est, dans la vie publique, une tentation trop souvent acceptée que de payer le public et de se payer soi-mêmes d'apparences. Peu d'hommes prennent assez au sérieux ce qu'ils font et eux-mêmes pour avoir à coeur d'être vraiment efficaces et d'avancer réellement vers le but qu'ils poursuivent. Quand Réchid-Pacha avait publié en Turquie et dans toute l'Europe les réformes écrites dans le hatti-schériff de Gulhané[59], il était satisfait de lui-même et pensait que l'Europe aussi devait être satisfaite. Quand les diplomates européens à Constantinople avaient obtenu dans l'administration turque quelques progrès et en faveur des chrétiens d'Orient quelques concessions, ils croyaient avoir beaucoup fait pour l'affermissement de l'empire ottoman et pour la paix entre les musulmans et les chrétiens réunis sous ses lois. Mensonge ou illusion des deux parts: ni le réformateur turc, ni les diplomates européens ne se rendaient un compte assez sévère des problèmes qu'ils avaient à résoudre et n'étaient assez exigeants avec eux-mêmes; s'ils avaient sondé à fond les difficultés de leurs entreprises et pesé exactement ce qu'ils appelaient leurs succès, ils auraient bientôt reconnu l'immense insuffisance de leurs oeuvres. Il ne faut pas leur reprocher avec trop de rigueur leur vaine confiance; l'homme a grand'peine à croire qu'il fait si peu quand il promet tant, et quand il a quelquefois tant de peine à prendre pour le peu qu'il fait. Mais ceux-là seuls sont de vrais acteurs politiques et méritent l'attention de l'histoire qui, soit avant d'entreprendre, soit lorsqu'ils agissent, pénètrent au delà de la surface des choses, ne prennent pas des apparences fugitives pour des résultats effectifs, et poursuivent fortement dans l'exécution le sérieux accomplissement de leurs desseins.
[Note 59: Du 3 novembre 1839.]
Plus j'ai causé et traité avec ces politiques musulmans, les plus considérables et les plus éclairés de leurs pays divers, plus j'ai été frappé du vide et de l'impuissance qu'ils révélaient eux-mêmes dans cet islamisme dont ils étaient les représentants. Tous étaient, au fond, tristes et inquiets de l'état de leur gouvernement et de leur nation; tous se montraient préoccupés d'un certain besoin de réformes; mais il n'y avait, dans leurs idées et leurs efforts en ce sens, ni spontanéité, ni fécondité; ils ne pensaient point; ils n'agissaient point sous l'impulsion de la pensée propre et de l'activité intérieure de la société musulmane; leurs désirs et leurs travaux réformateurs n'étaient que de pénibles emprunts à la civilisation européenne et chrétienne; emprunts contractés uniquement pour soutenir une vie chancelante, en s'assimilant un peu à des étrangers au voisinage et à la puissance desquels on ne pouvait échapper. L'imitation et la crainte sont deux dispositions essentiellement stériles; l'imitation ne pénètre point les masses et la contrainte demeure sans sincérité. Livrés à eux-mêmes, tous ces musulmans, Turcs, Égyptiens, Arabes, n'auraient rien fait de ce qu'on essayait sur eux; et pour quiconque n'était pas enclin ou obligé à se payer d'apparences, tout ce qu'on essayait était superficiel et vain.
A mesure que j'ai eu à les observer, les faits particuliers m'ont confirmé dans l'impression générale que me donnaient, sur l'état des peuples et des gouvernements musulmans, mes rapports avec leurs plus éminents représentants. La question de Syrie fut une de celles qui, de 1842 à 1847, tinrent le plus de place, à l'extérieur, dans nos négociations et, à l'intérieur, dans nos débats. C'était aussi la question sur laquelle nous étions, à cette époque, le cabinet dans la situation la plus compliquée, et le public dans l'illusion la plus routinière. Toutes les fois qu'il s'agissait des chrétiens de Syrie, l'opposition prenait pour point de départ de ses exigences ou de ses critiques les anciennes capitulations de la France avec la Porte et notre droit de protection sur les chrétiens en Orient. On ne se donnait guère la peine de consulter le texte même de ces traités, conclus pour la première fois sous François 1er en 1525, renouvelés et amplifiés en 1604 sous Henri IV, en 1673 sous Louis XIV et en 1740 sous Louis XV. Ils s'appliquaient essentiellement aux agents et aux chrétiens français établis ou voyageant dans l'empire ottoman, et c'était par voie d'induction ou de tradition que notre droit de protection s'était étendu et exercé, dans le Liban surtout, en faveur des chrétiens catholiques sujets de la Porte elle-même. Nous étions parfaitement fondés et résolus à le maintenir dans cette portée; mais, depuis les XVIe et XVIIe siècles, la situation de la France en Orient était bien changée: elle y était jadis à peu près la seule puissance chrétienne en rapports intimes avec la Porte et la seule en mesure d'exercer dans l'empire ottoman, au profit des chrétiens, une influence efficace. La Russie ne comptait pas encore en Europe ni à Constantinople. L'Angleterre n'allait pas encore dans l'Inde par cette voie, et n'y avait encore ni grand intérêt ni grand crédit. Depuis la dernière moitié du XVIIe siècle au contraire, nous rencontrions à chaque pas, dans l'empire ottoman, ces deux puissances actives, jalouses, accréditées. Les chrétiens catholiques n'étaient plus seuls protégés; les chrétiens grecs avaient aussi un puissant patron; les chrétiens protestants commençaient à pénétrer et à influer en Turquie, par leur puissance plutôt que par leur foi. La Porte exploitait, pour éluder ou atténuer nos anciens droits, ces complications et ces rivalités. Nous avions beaucoup contribué nous-mêmes à notre affaiblissement sur ce théâtre; dans les XVIe et XVIIe siècles, nous étions, pour la Porte, des alliés qui ne lui suscitaient aucun embarras, ne lui inspiraient aucune inquiétude, ne lui disputaient aucune de ses provinces. Nous tenions, depuis l'ouverture du XIXe siècle, une bien autre attitude; nous avions conquis passagèrement l'Égypte et définitivement l'Algérie; nous avions protégé et affranchi la Grèce; nous soutenions, contre le sultan, ses vassaux d'Alexandrie et de Tunis. Non-seulement nous n'étions plus seuls présents et puissants auprès de la Porte, mais nous lui inspirions des sentiments tout autres que ceux de notre ancienne intimité; nous avions cessé de lui être aussi nécessaires et nous lui étions devenus suspects.
Quand on nous demandait d'agir et de dominer dans le Liban comme eût pu le faire Louis XIV, on oubliait complètement ces faits; on voulait que la France pratiquât en Orient la politique de l'ancien régime, en face de l'Europe telle que l'avaient faite le XVIIIe siècle et la Révolution.
Je n'eus garde de céder à cette méprise. J'ai déjà dit avec quel soin, au lieu de prétendre à exercer en Syrie une action isolée et exclusive, je m'appliquai à m'entendre avec les autres puissances européennes présentes, comme nous, sur ce théâtre, et à unir dans un but commun ces influences séparées[60]. Le prince de Metternich entra le premier dans ce concert, en en acceptant hautement le principe, mais avec mollesse dans l'exécution. Lord Aberdeen hésita d'abord davantage, en homme moins empressé à déployer ses idées et plus exigeant pour lui-même quand il se décidait à agir. Il reconnut bientôt la nécessité comme la justice de joindre son action à la nôtre, et son ambassadeur à Constantinople, sir Stratford Canning, plus âpre et aussi sérieux que lui, exécutait avec une loyale énergie des instructions conformes à ses propres sentiments. Si j'eusse été obligé de sacrifier à cette entente quelque chose de la politique naturelle et nationale de la France, j'aurais regretté le sacrifice tout en en acceptant la nécessité; mais je n'eus rien de semblable à faire: c'était le voeu et le caractère essentiel de la politique française en Syrie que la province du Liban fût placée sous l'autorité d'un chef unique et chrétien, sujet de la Porte et soumis, envers elle, à certaines conditions, mais administrant directement les diverses populations de ce qu'on appelait la Montagne, parmi lesquelles les chrétiens maronites étaient la plus nombreuse et l'objet particulier de notre intérêt. Ce mode de gouvernement était consacré depuis longtemps dans le Liban comme un privilège traditionnel, soutenu par la France, exercé par la famille chrétienne des Chéabs, et dont le chef de cette famille, l'émir Beschir, avait été, dans ces derniers temps, l'habile, dur, avide, et quelquefois peu fidèle représentant. C'était toute l'ambition de la Porte d'abolir ce privilége et de ramener le Liban sous la seule et directe autorité d'un pacha turc; et ce fut là, quand, en 1840, elle rentra en possession de la Syrie, toute sa politique dans cette province. Malgré les désavantages de notre position en Orient à cette époque, je repris immédiatement, non-seulement en principe, mais dans mes déclarations à la tribune et dans mon travail diplomatique, la politique de la France, le rétablissement, dans le Liban, d'une administration unique et chrétienne. De 1840 à 1848, la lutte de ces deux politiques a été toute l'histoire de la Syrie: soit dans notre concert avec les puissances européennes, soit à Constantinople et auprès de la Porte elle-même, nous n'avons pas cessé un moment de réclamer la politique chrétienne et française; avec quelque hésitation et quelque lenteur, l'Angleterre et l'Autriche l'ont acceptée comme la seule efficace contre l'absurde tyrannie turque; et, malgré des difficultés sans cesse renaissantes, elle n'a pas cessé, durant cette époque, de faire, d'année en année, quelque nouveau progrès.
[Note 60: Voir le tome VI de ces Mémoires, pages 244-258.]
Je ne me refuserai pas le plaisir de résumer ici ces progrès dont personne n'est moins disposé que moi à exagérer l'importance. J'en ai déjà indiqué le point de départ[61] A la fin de 1842, après une longue résistance, la Porte avait enfin consenti à donner, à chacune des diverses populations du Liban, un chef de sa religion et de sa race, aux Maronites un chef maronite, aux Druses un chef druse; mais elle apporta, dans l'application de ce régime, un mauvais vouloir obstiné et la puissance de l'inertie: les pachas turcs envoyés en Syrie conservèrent en fait toute l'autorité; les commissaires extraordinaires chargés d'inspecter et de redresser les pachas persistaient dans la même voie; le fréquent mélange des Maronites et des Druses dans les mêmes lieux et la complication des droits de la féodalité locale avec ceux de l'autorité centrale suscitaient, à la séparation administrative des deux races, des difficultés inextricables. En 1845, après trois ans de tâtonnements turcs et de récriminations européennes, la promesse d'instituer dans le Liban des magistrats indigènes n'était pas encore sérieusement accomplie; une oppression anarchique s'y perpétuait; la guerre civile, c'est-à-dire le massacre et le pillage alternatifs, avait éclaté entre les Druses et les Maronites, toujours au grand détriment des Maronites, car les officiers turcs, en haine des chrétiens, soutenaient plus ou moins ouvertement les Druses. Le retour de Réchid-Pacha à Constantinople, comme ministre des affaires étrangères, rendit à l'action diplomatique européenne un peu plus d'efficacité; l'institution de deux caïmacans, ou chefs indigènes, pour les deux principales races du Liban devint réelle; dans les villes et les villages où les Maronites et les Druses étaient mêlés, le même principe fut appliqué au régime municipal; les deux nations eurent, dans ce régime, sous le nom de vékils, des représentants distincts; des conseils mixtes et élus furent placés à côté des deux caïmacans. Un système d'impôt contraire aux exigences oppressives de la féodalité druse fut établi. Le désarmement des Druses, jusque-là beaucoup plus incomplet que celui des Maronites, s'effectua réellement. Des territoires contestés entre les deux races furent replacés sous la juridiction des chefs maronites. Le témoignage des Maronites dans leurs contestations avec les Druses fut admis en justice. Une déclaration solennelle de la Porte confirma leurs priviléges religieux. Des indemnités furent accordées à ceux d'entre eux qui avaient le plus souffert de la guerre civile. Les couvents chrétiens et les négociants européens, établis à Beyrouth ou sur les divers points de la Syrie, reçurent également d'assez larges indemnités pour leurs pertes. Quelques-uns des officiers turcs qui avaient toléré ou favorisé les violences contre les chrétiens furent révoqués et punis. Enfin, le gouvernement de la Syrie et de ses divers pachaliks fut confié à des partisans de la politique de Réchid, attentifs à faire exécuter, dans leurs provinces, les promesses que l'Europe recevait de lui à Constantinople. De 1845 à 1848, l'état des chrétiens de Syrie fut sensiblement amélioré et put leur faire espérer un autre avenir.
[Note 61: Tome VI de ces Mémoires, pages 256-258.]
En même temps que les mêmes vices et les mêmes maux, les mêmes essais de réparation, de réforme et de progrès avaient lieu dans les diverses parties de l'empire ottoman. En juillet 1843, notre consul à Jérusalem, le comte de Lantivy, naguère arrivé à son poste, éleva un peu précipitamment le pavillon français sur la maison consulaire. Aux termes des capitulations, c'était notre droit[62]; mais à Jérusalem, regardée par les musulmans comme une de leurs villes saintes et remplie d'une populace fanatique, ce droit n'avait été depuis longtemps exercé ni par le consul de France, ni par aucun des consuls étrangers qui y résidaient. Une émeute violente éclata; la maison consulaire fut entourée et un moment envahie; dans toute la ville les chrétiens furent insultés; le consul lui-même, en se rendant au divan local, courut quelques risques. Le pacha de Jérusalem, tout en reconnaissant notre droit et en faisant quelques démonstrations contre l'émeute, l'avait encouragée sous main et n'osait la punir. Avant même d'avoir reçu de moi aucun ordre, notre ambassadeur à Constantinople porta plainte à la Porte et demanda une réparation sévère. Mes instructions lui prescrivirent de la poursuivre chaudement. La Porte hésita, discuta, traîna, offrit des moyens termes; elle céda enfin, reconnut formellement notre droit et admit toutes nos conditions: «Je crois, m'écrivit M. de Bourqueney[63], qu'elles constituent la réparation la plus complète qui ait été obtenue dans ce pays-ci: le pacha de Jérusalem est destitué. Son successeur se rendra officiellement chez le consul du Roi pour lui exprimer les regrets du gouvernement de Sa Hautesse. Les principaux meneurs de l'émeute seront envoyés aux galères. Le pavillon français sera hissé solennellement à Beyrouth un jour convenu; et recevra un salut de vingt et un coups de canon. Le droit de l'élever à Jésusalem demeure intact; la Porte sait seulement que je me conformerai à l'usage constamment suivi dans les villes saintes, et respecté par toutes les puissances européennes, en avertissant confidentiellement notre consul que des motifs puisés uniquement dans la crainte de compromettre la tranquillité de la ville me déterminent à suspendre jusqu'à nouvel ordre l'exercice du droit de pavillon à Jérusalem. J'ai choisi Beyrouth pour le lieu où nos couleurs seront saluées, d'abord parce que le gouverneur général de la province y réside, ensuite parce que le retentissement de la réparation s'étendra de là dans le Liban, et produira, sur les chrétiens de la Montagne, une vive et salutaire impression.»
[Note 62: Article 49. Les pachas, cadis et autres commandants ne pourront empêcher les consuls, ni leurs substituts par commandement, d'arborer leur pavillon suivant l'étiquette, dans les endroits où ils ont coutume d'habiter depuis longtemps.]
[Note 63: Le 12 septembre 1843.]
A Alep, à Latakié, à Mossoul, des incidents analogues, insultes, pillages, enlèvements, meurtres, survinrent et amenèrent des résultats semblables. A Beyrouth, en octobre 1845, un Arabe, employé depuis quinze ans comme écrivain au consulat de France, et qui s'était rendu pour affaires dans la petite ville de Zouk, à trois lieues de Beyrouth, fut arrêté et emprisonné, sans motifs ni prétextes plausibles, par le commandant turc de l'endroit. Notre consul, M. Poujade, le réclama vivement; on le lui refusa. Après des instances plusieurs fois renouvelées et toujours vaines, le consul prévint le fonctionnaire turc que, s'il persistait dans ses refus, la frégate française la Belle-Poule, qui se trouvait devant Beyrouth, irait jeter l'ancre dans la rade de Djounié, et enlèverait l'employé du consulat. Nouveau refus des Turcs. La Belle-Poule se présenta en effet devant Djounié; le capitaine d'Ornano, qui la commandait, envoya à terre un de ses officiers, accompagné d'un drogman, pour réclamer encore le scribe arabe; n'ayant rien obtenu, il fit mettre ses embarcations à la mer, et elles s'avancèrent armées jusqu'au rivage; l'officier français descendit de nouveau à terre, et, à son approche, le Turc rendit enfin le prisonnier. L'affaire fit du bruit à Constantinople; la Porte se plaignit à notre ambassadeur de cet acte de force militaire; j'écrivis à M. de Bourqueney: «Je n'ai pu qu'approuver le parti que notre consul a dû prendre en désespoir de cause. C'est une mesure grave, sans doute, et dont il ne faudrait pas user souvent; mais elle ne doit être imputée qu'à ceux dont la conduite, aussi imprudente qu'odieuse, l'avait rendue indispensable. Il est bon que la Porte soit avertie que cela peut arriver; c'est le meilleur moyen de l'obliger à prévenir, dans son propre intérêt, tout ce qui pourrait en ramener la nécessité.»
Une question plus délicate encore s'éleva à Constantinople. Un chrétien arménien s'était fait mahométan. Au bout d'un an, saisi de repentir, il abjura de nouveau, et revint chrétien à Constantinople, croyant son islamisme oublié. Il fut reconnu, arrêté et condamné a mort en vertu de la loi turque contre les renégats, à moins qu'il ne retournât à la religion musulmane. Sir Stratford Canning, à qui sa famille s'adressa pour obtenir sa grâce, fit auprès des ministres turcs des efforts inutiles: l'Arménien fut exécuté dans les rues de Constantinople, refusant jusqu'au dernier moment le mot qui l'eût sauvé. En m'informant de ce fait, M. de Bourqueney m'écrivit[64]: «J'ai envoyé notre premier drogman, M. Cor, chez Rifaat-Pacha[65] pour lui dire de ma part ces seuls mots: «Il vaudrait mieux pour vous avoir perdu une province, que d'avoir assassiné l'Arménien qui a péri hier.» Je répondis immédiatement à l'ambassadeur[66]: «J'approuve complétement le langage que vous avez tenu à Rifaat-Pacha; mais cette manifestation, la seule que vous pussiez faire avant d'avoir reçu des instructions spéciales, n'est pas suffisante en présence d'un fait aussi monstrueux. Vous voudrez bien adresser à ce ministre la note ci-jointe:
[Note 64: Le 27 août 1843.]
[Note 65: Alors ministre des affaires étrangères à Constantinople.]
[Note 66: Le 16 septembre 1843.]
«Le soussigné a reçu de son gouvernement l'ordre de faire au ministre des affaires étrangères de la Sublime-Porte la communication suivante:
«C'est avec un douloureux étonnement que le gouvernement du Roi a appris la récente exécution d'un Arménien qui, après avoir embrassé la religion mahométane, était revenu à la foi de ses pères, et que, pour ce seul fait, on a frappé de la peine capitale, parce qu'il refusait de racheter sa vie par une nouvelle abjuration.
«En vain, pour expliquer un acte aussi déplorable, voudrait-on se prévaloir des dispositions impérieuses de la législation. On devait croire que cette législation, faite pour d'autres temps, était tombée en désuétude; et, en tout cas, il était trop facile de fermer les yeux sur un fait accompli hors de Constantinople, hors de l'Empire ottoman même, pour qu'on puisse considérer ce qui vient d'avoir lieu comme une de ces déplorables nécessités dans lesquelles la politique trouve quelquefois, non pas une justification, mais une excuse.
«Lors même que l'humanité, dont le nom n'a jamais été invoqué vainement en France, n'aurait pas été aussi cruellement blessée par le supplice de cet Arménien; lors même que le gouvernement du Roi, qui s'est toujours considéré et se considérera toujours comme le protecteur des chrétiens dans l'Orient, pourrait oublier que c'est le christianisme qui a reçu ce sanglant outrage, l'intérêt qu'il prend à l'Empire ottoman et à son indépendance lui ferait encore voir avec une profonde douleur ce qui vient de se passer.
«Cette indépendance ne peut aujourd'hui trouver une garantie efficace que dans l'appui de l'opinion européenne. Les efforts du gouvernement du Roi ont constamment tendu à lui assurer cet appui. Cette tâche lai deviendra bien plus difficile en présence d'un acte qui soulèvera dans l'Europe entière une indignation universelle.
«Le gouvernement du Roi croit accomplir un devoir impérieux en faisant connaître à la Porte l'impression qu'il a reçue d'un fait malheureusement irréparable, mais qui, s'il pouvait se renouveler, serait de nature à appeler des dangers réels sur le gouvernement assez faible pour faire de telles concessions à un odieux et déplorable fanatisme.»
Je donnai aux représentants du Roi à Londres, à Vienne, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, communication de la note que je chargeais M. de Bourqueney de remettre à Constantinople; les cabinets anglais, autrichien et prussien se joignirent, d'un pas un peu inégal, à notre démarche; le gouvernement russe se tint à l'écart. L'affaire se serait peut-être bornée à des paroles, lorsque nous apprîmes qu'un fait semblable au supplice de l'Arménien venait de se produire à Biled-jeck, dans l'Asie Mineure; un Grec, devenu musulman, y fut aussi puni de mort pour être revenu à son ancienne foi. Nos réclamations devinrent plus précises et plus pressantes; le cabinet anglais unit pleinement son action à la nôtre; dans une dépêche adressée à sir Stratford Canning[67], lord Aberdeen déclara l'intention irrévocable de son gouvernement d'obtenir de la Porte des garanties officielles contre le retour d'actes semblables; et si sir Stratford échouait auprès des ministres turcs, il avait ordre de porter la question jusqu'au sultan lui-même. L'internonce d'Autriche essaya pendant quelques jours de ne pas s'associer formellement à des demandes si péremptoires; le ministre de Russie parut vouloir persister dans sa réserve; mais quand ils virent à quels points les représentants de la France et de l'Angleterre étaient décidés et intimement unis, ils animèrent aussi leur langage: «La Porte serait extravagante, dit le baron de Stürmer à M. de Bourqueney, de compter sur un appui quelconque des gouvernements qui se sont prononcés d'une manière moins absolue que ceux de Paris et de Londres; dans une pareille question, les divergences au début finissent par l'unanimité au terme; la Porte doit accorder les garanties qu'on lui demande.» Elle essaya tantôt d'ajourner sa réponse, tantôt d'en affaiblir la valeur; dans une conférence officieuse avec les ambassadeurs de France et d'Angleterre, Rifaat-Pacha proposa une déclaration ainsi conçue: «La loi ne permet nullement de changer les dispositions relatives à la punition des apostats. La Sublime-Porte prendra les mesures efficaces possibles pour que l'exécution des chrétiens qui, devenus musulmans, retourneraient au christianisme, n'ait pas lieu.» Les deux ambassadeurs refusèrent péremptoirement une réponse qui consacrait la loi turque en promettant de faire ce qui se pourrait pour ne pas l'exécuter. Sir Stratford Canning demanda au sultan une audience; la Porte céda; le président de la justice turque, Nafiz-Pacha, qui s'était opposé à la concession, fut révoqué; une note officielle, adressée le 21 mars 1844 aux deux ambassadeurs, porta expressément: «Sa Hautesse le sultan est dans l'irrévocable résolution de maintenir les relations amicales et de resserrer les liens de parfaite sympathie qui l'unissent aux grandes puissances. La Sublime-Porte s'engage à empêcher, par des moyens effectifs, qu'à l'avenir aucun chrétien abjurant l'islamisme soit mis à mort;» et les deux ambassadeurs ne virent le sultan que pour le remercier, en recevant de sa bouche le même engagement.
[Note 67: Le 16 janvier 1844.]
Partout ainsi les habitudes turques de violence, de fanatisme, d'arbitraire et d'anarchie provoquaient immédiatement les réclamations européennes, et partout les réparations suivaient de près les offenses que les promesses et les tentatives de réformes n'avaient pu prévenir. Mais promesses, réformes et réparations n'étaient jamais que le résultat de la contrainte ou l'oeuvre d'une imitation incohérente et stérile; l'Europe civilisée pesait sur le gouvernement turc, et le gouvernement turc pliait sous la pression de l'Europe; mais il n'y avait là aucun travail intérieur, spontané et libre de la nation turque, par conséquent aucun progrès véritable et durable. Seize ans se sont écoulés depuis cette époque; de grands événements se sont accomplis dans l'Europe orientale: la Turquie a-t-elle fait autre chose que les subir? S'est-elle plus réformée et développée elle-même? A-t-elle mieux réussi à se suffire elle-même? La Syrie a-t-elle été plus exempte d'oppression, de dévastation, de guerre civile, de pillage, de massacre? Les mêmes désordres, les mêmes excès, les mêmes maux se sont renouvelés dans le monde musulman, avec la même impuissance de ses maîtres pour en tarir la source par leur propre force; la même intervention européenne, diplomatique ou armée, a été de plus en plus nécessaire pour en arrêter le cours, sans être plus efficace pour en prévenir le retour. La sagesse européenne veille, comme une sentinelle, à la porte de l'Empire ottoman, pour empêcher que les diverses ambitions européennes ne précipitent violemment sa ruine, et pour l'obliger à ne pas être, tant qu'il vit, en désaccord trop choquant avec l'ordre européen. C'est là tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle obtient.
Tant que cet empire ne se détruit pas de lui-même et par ses propres vices, l'Europe, a raison de pratiquer envers lui cette politique de conservation patiente; les principes du droit des gens et les intérêts de l'équilibre européen le lui conseillent également; il y a là des problèmes que la force ambitieuse et prématurée ne saurait résoudre, et une Pologne musulmane serait, pour le monde chrétien, la source de désordres immenses en même temps qu'une brutale agression. Mais si l'Europe ne doit pas, de propos délibéré et pour se délivrer d'un voisin moribond, mettre ou laisser mettre en pièces la Turquie, elle ne doit pas non plus être dupe de fausses apparences et de fausses espérances; elle ne réformera pas l'Empire ottoman; elle n'en fera pas un élément régulier et vivant de l'ordre européen; elle ne délivrera pas de leur lamentable condition six millions de chrétiens opprimés par trois millions de Turcs qui, non-seulement leur font subir un joug odieux, mais qui leur ferment l'avenir auquel ils aspirent et pour lequel ils sont faits. Et quand telle ou telle portion de ces chrétiens tente courageusement de s'affranchir et de redevenir un peuple, c'est, pour l'Europe civilisée, la seule politique sensée et efficace de leur venir sérieusement en aide, et d'accomplir, par des mouvements naturels et partiels, la délivrance de ces belles contrées, l'une des deux sources de la civilisation européenne.
L'Europe entra dans cette politique quand elle accepta la résurrection de la Grèce. Français, Anglais, Allemands, Russes, les peuples civilisés et chrétiens ne purent supporter le spectacle d'une petite population chrétienne luttant héroïquement, après des siècles d'oppression, pour recouvrer dans le monde civilisé sa place et son nom. Par élan ou par calcul, de bonne ou de mauvaise grâce, l'Europe tendit la main à la Grèce. Mais à ce mouvement unanime se mêlèrent aussitôt les intérêts et les desseins les plus divers; on ne pouvait se défendre de la grande et honnête politique; on la fit inconséquente et incohérente. A Londres, on se résignait à la Grèce affranchie; mais on n'en soutenait que plus fortement la Turquie ébréchée. A Pétersbourg, on se félicitait d'obtenir en Grèce un client ennemi des Turcs; mais on n'y voulait, à aucun prix, d'un voisin indépendant et capable de devenir un rival. On permettait à la Grèce de renaître, mais à condition qu'elle serait si petite et si faible qu'elle ne pourrait grandir ni presque vivre. On aidait ce peuple à sortir de son tombeau; mais on l'enfermait dans une prison trop étroite pour ses membres ranimés: «De la frontière de ma patrie libre, me disait un jour M. Colettis, je vois, dans ma patrie encore esclave, la place où j'ai laissé le tombeau de mon père.»
Je ne m'étonne point de ces incohérences et de ces contradictions; je les reproche à peine aux cabinets de Londres et de Pétersbourg; je sais l'empire qu'exercent sur la conduite des gouvernements la complication des situations et des intérêts, les traditions nationales et la nécessité de n'accorder, à telle ou telle question particulière, qu'une place mesurée sur son importance dans la politique générale de l'État. Mais pour être naturelle et excusable, l'erreur n'en est pas moins réelle et funeste; ce fut un fait malhabile et malheureux que de vouer la Grèce à la langueur en lui rendant la vie, et ce fait devint la source de graves embarras et de fausses démarches pour les puissances qui énervaient ainsi l'oeuvre même qu'elles accomplissaient. La France eut le bonheur de ne trouver, dans ses intérêts particuliers et sa politique générale, rien qui gênât son bon vouloir envers la Grèce; nous applaudissions à sa résurrection, non-seulement dans le présent, mais dans l'avenir et avec tout ce que l'avenir pouvait lui apporter de grandeur. Tandis qu'à Londres on acceptait l'indépendance de la Grèce comme une malencontreuse nécessité, nous n'acceptions à Paris que comme une nécessité fâcheuse les étroites limites dans lesquelles on resserrait cette indépendance. Nous ne partagions ni les rêves, ni les impatiences des Grecs; nous étions bien résolus à observer loyalement les traités qui venaient de fonder la Grèce, et à maintenir, sur ce point, l'accord entre les trois puissances dont la protection commune était indispensable à sa vie renaissante. Mais en repoussant toute tentative d'extension contre la Turquie dans les provinces grecques qu'elle possédait encore, nous n'entendions point interdire aux Grecs les grandes espérances, et nous nous promettions de seconder, dans le petit État devenu le coeur de la nation grecque, tous les progrès intérieurs de prospérité, d'activité, de bon gouvernement, de liberté régulière, qui pouvaient préparer et légitimer ses destinées futures. Nous avions confiance dans la vertu féconde du germe, et nous voulions le cultiver d'une main amie, en attendant patiemment le fruit.
Je ne me dissimulais pas les difficultés de cette politique, la rigueur des conseils que nous aurions à donner aux Grecs, l'importance des ménagements que nous aurions à garder avec les cabinets européens. Quelque identique et fixe que soit, pour des alliés, le point de départ, on n'y demeure pas immobile; les événements surviennent, les situations se développent; il faut agir, il faut marcher; et quand on diffère sur les perspectives, quelque lointaines qu'elles soient, il n'y a pas moyen de rester toujours unis dans la route. Mais, en dépit de ces embarras, la politique de la France en Grèce avait cet immense avantage qu'elle était parfaitement exempte de réticence et d'inconséquence, sympathique en même temps que prudente, et favorable à l'avenir sans compromettre le présent. Elle me plaisait à ce double titre; j'aime les grands buts poursuivis par les moyens sensés.
J'avais auprès de moi les deux hommes les plus propres à bien comprendre et à bien servir cette politique, M. Colettis et M. Piscatory, un glorieux chef de Pallicares et un philhellène éprouvé; tous deux passionnément dévoués à la cause grecque, tous deux en possession de la confiance du peuple grec, et tous deux d'un esprit et d'un coeur assez fermes pour ne pas se livrer aveuglément à leurs propres désirs, et pour résister en Grèce aux tentatives chimériques comme aux habitudes désordonnées de l'insurrection et de la guerre. M. Colettis était depuis sept ans ministre de Grèce à Paris; il y vivait modestement, soutenant avec dignité, sans bruit ni agitation inutile, les intérêts de son pays, et observant avec une curiosité patriotique, sur le grand théâtre de la France, le travail de l'établissement d'un gouvernement libre et les complications de la politique européenne. Sa petite maison touchait à la mienne; il venait me voir souvent, soit que je fusse ou non dans les affaires, et nous causions dans une libre intimité. J'étais frappé du progrès, je pourrais dire de la transformation qui s'opérait en lui sous l'influence du spectacle auquel il assistait: l'audacieux conspirateur de l'Épire, le rusé médecin du sanguinaire Ali, pacha de Tébelen, le chef aventureux d'insurgés héroïques mais à demi barbares, devenait, pour ainsi dire à vue d'oeil, un politique sagace et judicieux, habile à comprendre les conditions du pouvoir régulier comme de la liberté civilisée, et de jour en jour plus capable de gouverner, en homme d'État, ce peuple encore épars et sans frein avec lequel il était naguère lui-même plongé dans les sociétés secrètes, les insurrections incessantes et les rivalités anarchiques.
Revenu depuis dix-huit mois de la mission dont, en 1841, je l'avais chargé en Grèce, M. Piscatory s'y était conduit avec un rare et prudent savoir-faire; il avait repris là, sans étalage, sa position d'ancien champion de l'indépendance grecque; il avait renoué, sans s'y asservir, ses relations avec quelques-uns des principaux chefs de la lutte; il m'avait rapporté des notions précises et une expérience toute formée. Je demandai au Roi de le nommer ministre en Grèce: «Me promettez-vous, me dit le Roi, qu'il ne fera pas là sa cour à l'opposition et point de coups de tête?—Oui, sire; j'y compte et j'y veillerai; malgré nos dissentiments de 1840, il a pour moi une vraie amitié, et il est vraiment capable, loyal, plein de ressources et de résolution; personne ne peut être, en Grèce, aussi efficace que lui.» Le Roi consentit, et le 10 juin 1843, M. Piscatory partit comme ministre de France à Athènes, pendant que M. Colettis restait ministre de Grèce à Paris.
Mes instructions à M. Piscatory étaient courtes et claires: elles lui prescrivaient de soutenir le gouvernement du roi Othon en le pressant d'accomplir les réformes administratives hautement réclamées par les puissances protectrices elles-mêmes comme par la Grèce, et de ne rien négliger pour vivre et agir en harmonie avec ses collègues, les représentants de l'Europe à Athènes, spécialement avec sir Edmond Lyons, ministre d'Angleterre. «La France, lui disais-je, n'a qu'une seule chose à demander à la Grèce, en retour de tout ce qu'elle a fait pour elle. Que la Grèce sache développer les ressources infinies renfermées dans son sein; que par une administration habile, prudente, active, elle s'élève peu à peu, sans secousse, sans encourir de dangereux hasards, au degré de prospérité et de force nécessaire pour occuper dans le monde la place à laquelle la destine le mouvement naturel de la politique; nous serons pleinement satisfaits; la combinaison que nous nous étions proposée en favorisant l'affranchissement des Hellènes sera réalisée, et, heureux d'avoir atteint notre but, nous ne penserons certes pas à réclamer du roi Othon un autre témoignage de reconnaissance.»
J'ajoutais, dans une lettre intime: «Persistez à maintenir le concert avec vos collègues, à beaucoup faire, et même sacrifier, pour le maintenir. C'est le seul moyen d'action efficace. Je m'en fie à vous pour soigner votre position particulière et votre popularité personnelle. Vous aimez la popularité, par les bonnes raisons et pour le bon emploi; mais enfin vous l'aimez; vous ne pécherez pas pour l'oublier. J'appuie donc dans l'autre sens. Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons le concert, mais il faut le mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.»
De Londres, et sans que nous nous fussions concertés, lord Aberdeen adressait à sir Edmond Lyons des recommandations analogues. Il l'informait qu'on le trouvait trop dur envers le roi Othon, trop dominateur avec les diplomates ses collègues; que de Vienne et de Berlin, on avait formellement demandé son rappel, et qu'à Paris et à Pétersbourg on avait donné à entendre qu'on en serait fort aise. Il lui promettait de le soutenir contre ces attaques; mais il lui prescrivait de témoigner au roi Othon plus d'égards, de ne point se faire en Grèce homme de parti, et de ne pas vivre avec ses collègues dans un état de rivalité et de lutte.
M. Piscatory exécuta fidèlement et habilement mes instructions; il ne rechercha, pas plus auprès des Grecs que du roi Othon, aucune occasion, aucune marque de faveur ou d'influence particulière; il mit tous ses soins à calmer les craintes ou les jalousies de ses collègues, et à entrer avec eux, surtout avec sir Edmond Lyons, dans des rapports confiants et intimes: «Ils vivent, m'écrivait-il, M. Catacazy et lui, dans une parfaite intelligence; je me suis efforcé de prouver que je n'avais pas la moindre envie de la troubler; ce ne serait bon à rien, et tout de suite suspect. Je suis très-bien à côté d'eux, et je crois voir le moment où je serai au milieu d'eux. En attendant, je me fais petit; j'ai même un peu brusqué nos amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à mes collègues qui n'en font aucun; ils vont leur chemin, celui de leur humeur ou celui de leur gouvernement. Ne croyez pas que je sois las du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout. Ne parlons donc pas de ma popularité puisque vous ne vous en inquiétez pas; je ne fais que ce qu'il faut pour la conserver, et peut-être un jour vous serez bien aise de la trouver[68].»
[Note 68: Lettres des 30 juin, 31 juillet, 8 août et 20 décembre 1843.]
Sur un point, et sur un point très-important, il était particulièrement difficile à M. Piscatory d'être en harmonie avec ses collègues en s'en distinguant, et de rester en sympathie avec les Grecs en combattant leur penchant. L'impopularité du roi Othon était grande, aussi grande dans le corps diplomatique d'Athènes que dans le peuple. Sir Edmond Lyons disait tout haut, et avec colère, qu'il n'y avait pas moyen de marcher avec lui; M. Catacazy en convenait avec une froide réserve et comme indifférent au résultat. Devant cette attitude et ce langage des diplomates, les Grecs donnaient un libre cours à leurs sentiments; ce n'était pas de mauvais desseins, ni de mépris de la justice, ni de manque de foi, ni d'actes violents qu'ils accusaient le roi Othon; ils se plaignaient de son inertie, de sa manie d'attirer et de retenir à lui toutes les questions, toutes les affaires, sans jamais les vider, de son goût stérile pour le pouvoir absolu, de son opposition sourde et muette à tout mouvement indépendant, à toute réforme efficace: «Le pays est parfaitement calme, m'écrivait M. Piscatory, mais il a la conviction profonde que le roi ne peut être toujours là pour l'empêcher d'avancer…… Les longs efforts qu'a faits et que fait tous les jours ce prince pour tout conduire, tout décider, pour lutter contre une situation qu'il ne comprend pas, l'ont mené à ce point qu'il ne peut plus s'y retrouver lui-même. Grecs ou étrangers, tout le monde dit:—C'est impossible.—Et le remède qu'on imagine, dont on discute la chance, que les uns demandent à la conférence de Londres, les autres à une assemblée nationale, c'est une constitution.—Oui, dit sir Edmond Lyons, le roi, c'est impossible; une constitution, et la plus libérale est la meilleure.—M. Catacazy déplore la folie du roi, et déclare qu'une constitution est le remède. Moi, je dis: la question du roi ne peut être posée, il y est, il faut qu'il y reste. Oui, il est nécessaire de réformer de façon à donner des garanties au pays; mais plus que cela, c'est une révolution, et ce n'est pas le métier des gouvernements de les protéger.»
M. Piscatory, en tenant ce langage, comprenait et pratiquait très-bien notre politique, et je m'empressai de l'y confirmer: «Combattez en toute occasion ce sentiment et ce propos, c'est impossible, que vous me dites si général. C'est la pente de notre temps de dire vite: c'est impossible, et de le dire de ce qui est nécessaire. Nous nous croyons plus puissants que nous ne sommes pour faire ce qui nous plaît, et nous ne savons pas accepter assez de ce qui nous déplaît. Il y a des maux inévitables, incurables, des maux avec lesquels il faut vivre, car on mourrait du coup qui les extirperait. Je crois tout ce que vous me dites du mal dont vous me parlez, et pourtant je persiste. Non certes, pour qu'on ne lutte pas contre le mal; il faut lutter et sans relâche; mais, vous le savez comme moi, on lutte tout autrement selon qu'au fond on accepte ou l'on répudie. Maintenez fortement dans l'esprit des Grecs la nécessité d'accepter ce qui est, et aidez-les dans la lutte.»
Presque au même moment où j'adressais à M. Piscatory ces instructions, j'eus occasion d'en expliquer à notre tribune le caractère et les motifs. Les Chambres discutaient un projet de loi relatif au payement du semestre de l'emprunt grec et aux obligations financières de la France envers la Grèce: «On ne se rend pas bien compte, dis-je à la Chambre des pairs[69], de l'intérêt véritable de la France en Grèce: il est plus simple et plus élevé qu'on ne le fait. La France n'a qu'un intérêt en Grèce: c'est que l'État grec dure, s'affermisse et prospère. En poursuivant cet intérêt, nous faisons de la politique française. Ce n'est pas ici une politique de désintéressement, de détachement; c'est une politique bonne et sage, un peu grande seulement, et cela fait son honneur en même temps que son utilité. Pour le succès de cette politique, pour obtenir la durée et l'affermissement de la Grèce, qu'est-ce que l'expérience nous a appris? Que nous rencontrions sur notre chemin trois obstacles: l'un, la rivalité des partis, des factions, des coteries intérieures grecques; l'autre, la rivalité des influences étrangères en Grèce; le troisième, l'imperfection, l'inertie et le désordre de l'administration grecque. Voilà les trois obstacles que nous avons toujours vus s'opposer à l'affermissement et au développement de l'État grec. Comment les surmonter, sinon par une action collective? Comment supprimer la lutte des influences étrangères à Athènes, sinon par le concert? Et, quant à l'inertie, au désordre de l'administration grecque, cette administration se défend dans ses vices en opposant une puissance à une puissance, une influence à une influence. Pour surmonter ce mal, l'action collective, le concert de tous est évidemment le seul moyen efficace. Ce n'est donc pas une fantaisie, un esprit de système qui nous a conduits là; c'est l'expérience des faits, la pure nécessité. Le concert, l'action collective en Grèce est, pour nous, le moyen de faire réussir la bonne politique, la politique française. Si, pour atteindre ce but, l'action isolée nous paraissait meilleure que l'action concertée, nous prendrions l'action isolée; nous n'avons pas plus la manie du concert que celle de l'isolement; le concert, l'isolement, ce sont là des moyens qu'on emploie tour à tour, selon que la situation le commande. L'expérience nous a montré ici que l'action collective, la politique du concert était la seule qui pût surmonter les obstacles intérieurs et extérieurs, diplomatiques et nationaux, qui s'opposaient à la durée, à l'affermissement, au développement pacifique et régulier de l'État grec, ce qui est la politique française. Nous avons donc adopté nettement l'action collective, la politique du concert, sans nous laisser effrayer ni arrêter par les mots, par les apparences. Ce que nous voulons, c'est le succès; ce que nous regardons, c'est le fond des choses; il n'y a pas d'autre moyen d'atteindre le but.»
[Note 69: Le 21 juillet 1843.]
Pendant que je tenais à Paris ce langage, l'état des esprits en Grèce et l'imminence d'une crise frappaient les hommes qu'on devait croire les moins disposés à l'accueillir; le représentant à Athènes du cabinet qui s'était le plus inquiété de la résurrection de la Grèce, le ministre d'Autriche, M. de Prokesch, écrivait à l'un de ses amis en France: «Il est impossible de vivre avec cette race si intelligente et si patiente sans être convaincu qu'elle a aussi bien un avenir qu'un passé. Vous ne pouvez vous imaginer le succès ici du dernier discours de M. Guizot à la Chambre des pairs; celui de la Chambre des députés ne pouvait laisser de doute sur le bon vouloir; le second a convaincu que ce bon vouloir était intelligent. On attend tout ici de la conférence de Londres. On attendra tant qu'on conservera la moindre espérance. Ce pays tremble de mettre la main à ses propres affaires. Cependant, le devoir du citoyen commence à se témoigner, et il vient d'y avoir au conseil d'État deux discussions très-sérieuses, très-indépendantes. Le roi est toujours ce que vous savez. Pour ma part, je ne crois pas au très-grand danger du pays se mêlant de ses affaires; je le redoute moins que le pays ne le redoute lui-même, et je ne sais à la situation qu'une solution constitutionnelle. Mais cela ne se fait pas de main d'homme; il faut que le sentiment public, qui est l'expression de la Providence dans les affaires des peuples, agisse. Jusque-là, il faut croire à la possibilité de ce qui est, et travailler à sa durée en le réglant, en le contraignant, en le dirigeant. C'est difficile; c'est peut-être impossible. Peu importe; c'est la seule conduite honorable, c'est la seule qu'il faille tenir.»
Le même jour où, dans ma correspondance particulière, je donnais confidentiellement à M. Piscatory connaissance de cette lettre, le 16 septembre 1843, il m'anonçait la révolution constitutionnelle accomplie la veille, 15 septembre, à Athènes: «A une heure du matin, la générale, le tocsin, quelques coups de fusil, les cris de Vive la Constitution! ont éveillé la population d'Athènes. Bientôt les troupes ont été sur pied, ayant en tête à peu près tous leurs officiers. La batterie d'artillerie a quitté son parc. Il était évident que ce n'était pas sur les ordres du gouvernement que cette prise d'armes avait lieu. Le mouvement était unanime, et l'émeute, à la fois militaire et civile, est arrivée devant le palais sans rencontrer aucune résistance. Les troupes, marchant en ordre sous le commandement de leurs chefs, se sont rangées en bataille entre le palais et la population. Les cris de Vive la Constitution! se sont fait entendre avec une nouvelle force. Le roi a tenté de haranguer les soldats, de rappeler les officiers à leur devoir, de protester devant le peuple de son dévouement au pays. On a refusé de l'entendre. Sa voix était couverte par les cris de Vive la Constitution! Deux de ses aides de camp, qui ont essayé de faire respecter l'autorité militaire, ont été forcés de se réfugier dans le palais.
«La première démarche des représentants des trois cours a été de se rendre chez M. Rizo[70]. Ils le trouvèrent seul, parfaitement résigné, et ses premières paroles ont été que le mouvement étant général et inévitable, ni lui, ni les autres ministres du roi ne pouvaient rien y opposer, qu'il n'avait pas vu d'ailleurs ses collègues et qu'il les croyait dans l'impossibilité de se réunir en conseil.
[Note 70: Alors ministre des affaires étrangères en Grèce.]
«Au point du jour, nous nous rendîmes sur la place du palais qui était déjà cerné par le peuple et les troupes. Dans l'impossibilité d'arriver jusqu'au roi, nous appelâmes le commandant supérieur de la garnison pour lui déclarer que nous le rendions personnellement responsable de l'inviolabilité du palais et de la personne du roi:—J'en réponds sur ma tête, répondit le colonel Kalergis.
«Les autres membres du corps diplomatique informés s'étaient réunis à nous chez M. le ministre de Russie. Quoique avertis que nous ne serions pas reçus au palais, mais convaincus qu'il était de notre devoir de témoigner qu'en de telles circonstances notre place était auprès du roi, nous nous sommes présentés à la porte qui nous a été refusée. La consigne était absolue. Le conseil d'État était assemblé et soumettait au roi des propositions que Sa Majesté devait accepter dans le délai d'une heure.
«Le corps diplomatique, après avoir protesté contre le refus de l'introduire, sûr que la personne du roi serait respectée, et jugeant que sa présence ne pouvait qu'exciter la foule toujours croissante, s'est retiré. Réuni dans le voisinage du palais, il envoyait sans cesse demander si les portes lui en seraient bientôt ouvertes. On lui faisait répondre qu'il serait admis aussitôt que Sa Majesté aurait accepté les propositions du conseil d'État, que nous joignons ici avec les signatures qui y sont apposées et qui sont celles de tous les membres présents à la réunion.
«Bientôt le commandant des troupes a fait dire aux représentants des puissances étrangères que les portes du palais leur étaient ouvertes. Ils se sont empressés de se rendre auprès du roi, à qui ils ont fait connaître les démarches réitérées qu'ils avaient faites pour arriver jusqu'à lui. Sa Majesté leur a fait l'honneur de leur dire qu'elle avait écrit pour les convoquer, désirant prendre leur avis dans une position si difficile. Elle a bien voulu rendre compte de tous les événements de la nuit et de la matinée, ajoutant qu'elle était informée que les constitutionnels s'étaient emparés de Nauplie, de Missolonghi et de Chalcis. Le roi a ajouté avec une vive émotion:—J'ai fait l'abandon de toutes mes prérogatives; je ne suis plus roi, et quand on m'a imposé des ministres, une assemblée nationale, une constitution, quand l'armée a cessé de m'obéir, j'ai dû me demander si je devais conserver la couronne ou abdiquer. Comme homme, ce dernier parti était celui qui me convenait; comme roi, j'ai songé à l'anarchie qu'entraînerait inévitablement mon abdication; je me suis soumis aux événements. Mais les nouveaux ministres que le conseil d'État m'a donnés prétendent qu'ils ne peuvent répondre de la tranquillité et faire retirer les troupes et la population, dont vous entendez les cris, si je ne signe une proclamation où je remercierai la nation de sa sagesse, l'armée de l'ordre qu'elle a maintenu, et une ordonnance qui décide qu'une médaille sera donnée à tous ceux qui ont pris part au mouvement. C'est là un abaissement auquel je ne peux me soumettre. Qu'en pensez-vous, messieurs?
«Nous avons prié le roi de nous permettre, quoique nous comprissions les sentiments qu'il venait d'exprimer, de ne lui donner notre avis qu'après avoir vu les nouveaux ministres qui attendaient sa réponse, et après avoir connu toutes les exigences de la situation.
«Nous avons représenté aux ministres le danger d'abaisser la royauté, le devoir qu'ils avaient contracté de tout tenter pour arrêter un mal déjà si complet. Ils ont répondu qu'il était hors de leur pouvoir de ramener le calme sans satisfaire à la double exigence du peuple et de l'armée.
«Revenus près du roi, comprenant les sentiments douloureux qu'il ne cessait d'exprimer, nous lui avons demandé ce dernier sacrifice, au nom du sentiment qui lui avait conseillé des résolutions plus importantes. Le roi a cédé, et se présentant entouré des ministres sur le balcon où nous avons cru devoir l'accompagner, il a été accueilli par les cris de Vive le Roi! Vive la Constitution!
«Les ministres ont prêté serment entre les mains de Sa Majesté pendant que nous étions auprès de la reine, et, descendant sur la place du palais, ils ont informé des dernières concessions du roi le peuple et les troupes qui se sont retirés à l'instant.
«Dans cette triste journée, deux gendarmes ont été tués, et un jeune homme grièvement maltraité par le peuple.
«Le corps diplomatique est resté avec le roi jusqu'à trois heures, et n'a quitté le palais qu'après s'être assuré que, pour le moment du moins, la tranquillité la plus complète était rétablie.
«Devant, sur l'invitation du roi, retourner au château le soir, nous aurons l'honneur de rendre compte des faits nouveaux à Vos Excellences. Elles voudront bien comprendre que nous devons nous borner à un récit de ces déplorables événements. Il faut plus de liberté d'esprit que nous n'en avons et un sérieux examen pour apprécier le point de départ de cette révolution et en prévoir les conséquences. Tout ce que nous devons dire pour donner une idée juste et générale de l'événement, c'est que l'opinion publique, soit qu'elle ait été spontanée ou excitée, a été unanime; et tout prouve que ce qui vient de se passer à Athènes s'accomplit en ce moment dans les provinces. Sans croire à une catastrophe si prompte, nous ne l'avions que trop prévue.»
Ce rapport, adressé à la conférence de Londres, était signé par les trois ministres des puissances protectrices de la Grèce, par M. Catacazy aussi bien que par MM. Piscatory et Lyons, qui attestaient ainsi les faits et avaient donné en commun au roi Othon les conseils qu'il contenait.
Dès que ce document me fut parvenu, ainsi que les lettres de M. Piscatory qui confirmait les faits en les commentant selon ses propres impressions, je fis appeler M. Colettis, et après lui avoir donné à lire toutes les dépêches: «Qu'en dites-vous? lui demandai-je; est-ce là un mouvement spontané, naturel, national, purement grec? Est-ce le résultat plus ou moins factice d'un travail étranger?
«COLETTIS.—Ce n'est pas un mouvement purement spontané et national. C'est une affaire russe. La Russie n'a jamais désiré qu'une chose, réduire la Grèce à l'état de la Valachie et de la Moldavie, une principauté et un prince grec, semi-russe. J'ai vu commencer ce travail en 1827. Il n'a pas cessé un moment depuis. La société de philorthodoxie en est l'instrument. La Russie ne veut pas que le royaume grec dure, ni le roi Othon, ni aucun autre.
«MOI.—Je répugne à croire que la Russie ait voulu, préparé, fomenté ce qui vient de se passer. L'empereur Nicolas n'est point hardi, point entreprenant; il ne va pas au-devant des événements, il ne les provoque pas; quand ils viennent, il faut bien qu'il les prenne, et alors il cherche à les exploiter selon la politique de son pays; mais au fond, il les craint plutôt qu'il ne les désire; toute sa vie, toute sa conduite en Orient l'a montré tel. Sans parler donc de toutes les apparences qui indiquent, en ceci, un mouvement national, le caractère de l'empereur Nicolas est ma principale objection à votre idée. Quelles preuves avez-vous?
«COLETTIS.—J'en ai. Je ne puis pas dire tout ce que je sais, même à vous; il y a des paroles d'honneur données. Mais je suis sûr de mon fait.
«MOI.—C'est grave. Du reste, cela n'influe en rien, quant à présent du moins, sur notre conduite; nous ferons ce que nous faisions: nous nous efforcerons de maintenir ce qui est, le roi Othon avec la constitution. Travailler à avoir en Grèce la meilleure assemblée nationale, puis à lui faire faire la meilleure constitution possible, voilà ce que nous conseillerons au roi Othon et à son pays, et à quoi nous emploierons, auprès de l'un et de l'autre, tout ce que nous pourrons avoir d'influence. Pour la Grèce, c'est ce qu'il y a de mieux; pour nous, c'est notre rôle. Et vous, allez-vous partir?
«COLETTIS.—Oui; dans quelques jours.
«MOI.—Et qu'allez-vous faire?
«COLETTIS.—Rien. Observer. Je regarde le roi Othon comme perdu. L'assemblée nationale sera nappiste[71]. Je n'ai pas à me mêler de cela. Ce qu'on pourra faire contre le roi Othon ne me regarde pas. Quand je verrai commencer quelque chose contre le pays, quelque chose qui menace sa sûreté et son indépendance, alors je tomberai sur eux avec mes Pallicares, et je leur donnerai une bonne leçon.
[Note 71: On donnait ce nom au parti russe, qui l'avait reçu d'un nommé Nappa, espèce de fou qui, pendant la guerre de l'indépendance, prônait la Russie dans les rues de Nauplie.]
«MOI.—Pensez bien à une chose: l'union entre l'Angleterre et nous est rétablie. Ceci peut la resserrer encore. J'espère que, dans vos affaires, l'Angleterre marchera tout à fait avec nous. C'est capital.
«COLETTIS.—Certainement. Il y a eu bien à dire sur l'Angleterre; soit qu'elle nous voulût du mal, soit qu'elle fût trompée, elle a souvent bien mal agi pour nous; elle a poussé à ce qui devait nous perdre. Maintenant, si elle marche avec vous, ce sera très-bon. Je m'en rapporte à vous. C'est à vous à faire cela.»
J'informai aussitôt M. Piscatory de cet entretien. «Voilà Colettis, lui dis-je; voilà l'ancien chef de parti, pénétrant, prévoyant, hardi, dévoué, mais exclusif, passionnément méfiant, ne voyant que sociétés secrètes et conspirations, se tenant aux aguets et conspirant lui-même jusqu'au jour où il guerroiera. Il se peut que ce jour arrive. Il se peut que ce qu'il y a de vrai dans ce que pense Colettis devienne un jour la situation et fasse les événements. Mais, aujourd'hui et pour nous, là ne sont pas la vérité et la règle de notre conduite. Il nous faut une politique plus large, plus publique, qui réponde mieux à l'ensemble des choses en Europe, et qui suive pas à pas le grand chemin de ces choses-là, au lieu de tendre, par un sentier étroit et caché, vers un but éloigné et incertain. Voici les deux idées qui surnagent dans mon esprit et qui doivent vous diriger, car elles me dirigeront tant que les faits et les informations ne les auront pas changées.
«Je ne crois pas que ce qui vient d'arriver ait été voulu, cherché, préparé par l'empereur Nicolas et ses agents. Je vous répète ce que j'ai dit à Colettis; l'empereur Nicolas n'aime pas les affaires; mais qu'il ait ou non fait lui-même celle-ci, il y verra et y cherchera des chances pour la politique russe qui est bien, au fond, ce que dit Colettis; il n'acceptera point, il ne soutiendra point la monarchie constitutionnelle grecque. Au lieu donc de l'avoir pour allié malveillant, ce qu'il était, nous l'aurons pour adversaire caché.
«Je ne suis cependant pas convaincu qu'il soit impossible de faire réussir et durer ce qui existe aujourd'hui, le roi Othon et la constitution. Nous n'avons pas réussi à persuader assez le roi Othon ou à peser assez sur lui pour qu'il s'adaptât de lui-même au pays. Le pays, aujourd'hui vainqueur, sera-t-il assez intelligent, assez sensé pour s'adapter au roi, assez du moins pour ne pas le briser? La question est là. Nous avons fait une triste épreuve de la raison du roi Othon et de notre influence sur lui. Nous allons faire celle de la raison de la Grèce et de notre influence sur elle. Je n'en désespère pas; je ne veux pas en désespérer. Tenez pour certain que le succès est bien nécessaire, car le péril sera immense si nous ne réussissons pas mieux dans cette épreuve-ci que dans l'autre. Personne ne peut se promettre de mettre l'Europe d'accord sur le choix d'un nouveau roi grec, ou de la mettre d'accord d'une façon qui nous convienne à nous. Et si l'Europe ne se met pas d'accord, la Grèce pourra bien périr dans le dissentiment européen. Il faut que la Grèce sache bien cela, mon cher ami; répétez-le et persuadez-le autour de vous; parlez au pays comme vous parliez naguère au roi. Nous aurons l'Angleterre loyalement, intimement avec nous. Je suis porté à croire que l'Autriche nous aidera. J'espère faire comprendre à Berlin le péril du roi Othon. J'admets parfaitement avec vous que, la Grèce fût-elle aussi intelligente, aussi sensée, aussi modérée que nous le lui demanderons, ce roi serait toujours un énorme embarras à son propre salut. L'obstacle est-il insurmontable? Peut-être; mais nous devons agir comme s'il ne l'était pas. Peut-être réussirons-nous. Et si nous ne réussissons pas, si le roi Othon doit tomber, pour que nous ayons, après sa chute, l'autorité dont nous aurons grand besoin, il faut que nous nous soyons épuisés à la prévenir.
«Quand je dis épuisés, vous entendez bien que je ne vous demande pas de consumer dans cette tentative votre capital de bonne position et de crédit en Grèce. Gardez-le bien, au contraire, et accroissez-le. Soyez toujours très-grec, en intime sympathie avec l'esprit national. On m'assure qu'au fond et à prendre non pas telle ou telle personne mais l'ensemble, cet esprit-là domine dans tous les partis grecs, et qu'on peut, au nom de la nationalité grecque, de l'intérêt grec, agir sur les nappistes comme sur nos amis, à commencer par M. Metaxa. Je m'en rapporte à vous de ce soin.»
Mes instructions officielles, délibérées et acceptées au conseil du Roi, furent l'expression de cette politique. J'insistai spécialement sur la nécessité, pour le roi Othon, de marcher sans arrière-pensée dans les voies où il venait d'entrer: «Depuis longtemps, disais-je à M. Piscatory, nous avons prévu, en le déplorant d'avance, ce qui vient d'arriver en Grèce. Nous avons donné au roi Othon les seuls conseils propres, selon nous, à le prévenir. Maintenant que les faits sont accomplis et qu'ils ont été acceptés par le roi lui-même, qui n'a trouvé nulle part, ni dans son pays, ni dans sa cour, aucun point d'appui pour y résister, il ne reste plus qu'à les contenir dans de justes limites et à en bien diriger les conséquences. Le roi Othon sera peut-être tenté, et même parmi les hommes qui ne l'ont point soutenu au moment du péril, il s'en trouvera probablement qui lui conseilleront de tenir une conduite différente, de travailler à retirer ce qu'il a promis, à détruire ce qu'il a accepté, à faire échouer sous main le nouvel ordre de choses dans lequel il s'est officiellement placé. Une telle conduite, nous en sommes profondément convaincus, serait aussi peu prudente que peu honorable. C'est quelquefois le devoir des rois de se refuser aux concessions qui leur sont demandées; mais quand ils les ont accueillies, c'est leur devoir aussi d'agir loyalement envers leurs peuples. La fidélité aux engagements, le respect de la parole donnée est un exemple salutaire qui doit toujours descendre du haut du trône; et qui sert tôt ou tard les grands et vrais intérêts de la royauté. Le roi Othon vous a dit lui-même qu'il avait délibéré sur la question de savoir s'il consentirait à ce qu'on demandait de lui ou s'il abdiquerait, et que la prévoyance de l'anarchie qui suivrait son refus et des périls où tomberait la Grèce l'avait seule déterminé à ne point abdiquer. Nous pensons qu'il a sagement agi, et que, dans la situation nouvelle où il s'est placé, il peut rendre à la Grèce d'immenses services et porter très-dignement la couronne. Il aura, à coup sûr, bien des moyens d'exercer sur la constitution future de l'État, qu'il doit régler de concert avec l'assemblée nationale, une légitime influence: qu'il emploie ces moyens sans hésitation comme sans arrière-pensée; qu'il s'applique, soit par lui-même, soit par ses conseillers, à faire prévaloir dans ce grand travail les idées monarchiques et les conditions nécessaires d'un gouvernement régulier. Il rencontrera sans doute de grandes difficultés; il essuiera encore de tristes mécomptes; mais la stabilité du trône et la force du gouvernement sont trop évidemment le premier intérêt de la Grèce pour que ce peuple si intelligent ne le comprenne pas lui-même, et ne se prête pas à entourer la royauté de la dignité, de l'autorité et des moyens d'action que, sous le régime constitutionnel, de grands exemples le prouvent avec éclat, elle peut fort bien posséder.»
Je ne me trompais pas en comptant sur le ferme concours du cabinet anglais à cette politique. Lord Aberdeen porta, sur ce qui venait de se passer en Grèce, le même jugement que nous, et donna à sir Edmond Lyons les mêmes instructions. Sir Robert Peel trouva même, dans la première rédaction que lui en communiqua lord Aberdeen, quelques mots trop indulgents pour le mouvement révolutionnaire grec dont le caractère militaire le choquait particulièrement. Lord Aberdeen modifia volontiers sa phrase, mais en maintenant le fond de sa pensée: «Jamais, dit-il, je n'ai été ami des révolutions, et peut-être faudrait-il toujours souhaiter qu'elles n'arrivassent point; mais je ne sais point de changement plus impérieusement provoqué, plus complétement justifié ni plus sagement accompli que celui qui vient d'avoir lieu en Grèce. L'armée y a pris, il est vrai, la principale part; mais le peuple n'y était point opposé ou indifférent, comme cela est souvent arrivé; toute la nation, au contraire, paraît avoir été unanime. Cela ôte à l'événement le caractère d'une révolte militaire, et certes rien n'est arrivé là qui ne fût depuis longtemps prévu.»
A Vienne, comme le prouvaient l'attitude et le langage de M. de Prokesch, la prévoyance avait été la même qu'à Paris et à Londres; mais c'était la politique du prince de Metternich de regarder toutes les révolutions comme des fautes et des maux, même quand il les trouvait naturelles et inévitables; il ne reconnaissait jamais leur droit, et les condamnait tout en les acceptant. Il redoutait vivement, d'ailleurs, la contagion du mouvement révolutionnaire grec dans l'Europe méridionale, surtout en Italie, et il témoigna au comte de Flahault son inquiétude: «J'ai cru devoir dire, m'écrivit M. de Flahault[72], qu'il me paraissait très-désirable que tous les gouvernements missent leurs soins à prévenir de tels événements, que tout le monde s'attendait à la révolution qui venait d'éclater à Athènes, qu'elle était la conséquence de la mauvaise administration et du gouvernement malhabile du roi Othon. Quant à l'Italie, il était à craindre que les mêmes causes n'y produisissent les mêmes effets; il serait bien à désirer que, par de bonnes mesures administratives et de sages réformes, on contentât les hommes de bien; dans l'État romain, par exemple, l'introduction de quelques séculiers dans l'administration produirait le meilleur effet; mais le gouvernement pontifical s'y était toujours opposé.—A qui le dites-vous? s'est écrié le prince; n'ai-je pas, moi, envoyé au pape, non pas une constitution, à peine un projet de réforme, enfin c'était, comme vous le pensez bien, la chose la plus innocente du monde; mais, cela aurait pu produire quelques bons effets. Le saint-père l'a considéré avec bonté et n'y avait pas d'éloignement; mais, l'ayant soumis à ses cardinaux, ceux-ci lui ont répondu: «Laissez cela, et rendez-le au jacobin qui vous l'a envoyé.»
[Note 72: Le 30 septembre 1843.]
M. de Metternich était d'ailleurs bien décidé à ne pas entrer en lutte avec la France et l'Angleterre quand il les trouvait franchement unies. Sans donner à M. de Prokesch des instructions semblables aux nôtres, il lui prescrivit de ne pas combattre notre action et de la seconder plutôt, sans le dire tout haut et sans y engager sa responsabilité.
L'empereur Nicolas fit plus de fracas, sans beaucoup plus d'effet. Dès qu'il apprit les événements d'Athènes, il éclata avec colère; il ordonna la destitution immédiate de M. Catacazy: «Il est, non pas rappelé, dit à Berlin le ministre de Russie, le baron de Meyendorff, au comte Bresson; il est destitué.—Je chasse de mon service un pareil traître, disait à Pétersbourg l'empereur lui-même; il mériterait d'être fusillé. Comment se peut-il que mon ministre ait conseillé au roi Othon de signer son déshonneur? Que la Grèce fasse maintenant ce qu'elle voudra, je ne veux plus m'en mêler. Que les puissances s'arrangent comme elles l'entendront. Quant au roi Othon, il a cédé à la contrainte, mais il a juré; un souverain doit tenir sa parole. A sa place, j'aurais abdiqué ou je me serais fait massacrer. Qu'ai-je à faire avec la constitution de Grèce? Je ne me connais point en constitutions. J'en laisse la joie à d'autres.—»
Le comte de Nesselrode atténuait, en les expliquant, l'acte et le langage de l'empereur: «Ce que nous voulons surtout, dit-il au baron d'André, notre chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg, c'est démontrer que nous désapprouvons la révolution de la Grèce, et qu'il ne peut convenir à l'empereur de s'associer à l'établissement d'une constitution dans ce pays. Plus tard, si tout n'est pas renversé, si des garanties suffisantes sont laissées au pouvoir monarchique, nous verrons ce que nous aurons à faire.» A Paris, M. de Kisseleff, en me communiquant les dépêches de M. de Nesselrode, les commentait avec autant de modération que le vice-chancelier en apportait dans ses commentaires sur les paroles de son maître. Rentré en Russie, M. Catacazy ne fut point maltraité. Son secrétaire, M. Persiani, resta à Athènes comme chargé d'affaires. A Londres, la conférence des trois puissances protectrices de la Grèce continua de se réunir, et le baron de Brünnow d'y siéger, déclarant, en toute occasion, qu'il restait complétement étranger aux questions politiques soulevées par les événements de Grèce, et qu'il ne prenait part à la conférence qu'à raison des questions financières auxquelles donnait lieu la garantie accordée en 1833 par les trois puissances à l'emprunt grec.
Toutes ces réserves, toutes ces réticences ne m'abusaient point sur la vive préoccupation du cabinet russe au sujet des affaires grecques, et sur l'influence cachée qu'il ne cessait d'y rechercher et d'y exercer. Pas plus que lord Aberdeen, je ne croyais que, de Pétersbourg, on eût prémédité et préparé la révolution constitutionnelle d'Athènes; pourtant les clients avoués de la Russie avaient été parmi les plus ardents à fomenter le mécontentement grec, et les premiers engagés dans son explosion; le chef militaire de l'insurrection du 15 septembre, le colonel Kalergis, passait pour bien voisin du parti russe, et le premier ministre du nouveau cabinet qu'elle avait imposé au roi Othon, M. Metaxa, en était le chef reconnu. A part même ces questions de personnes, «voici une observation, écrivis-je au comte de Jarnac[73], que je recommande à l'attention de lord Aberdeen. Pourquoi le soulèvement a-t-il éclaté à Athènes? Parce que les instructions de la conférence de Londres ont paru vagues, vaines, et n'ont plus laissé espérer aux Grecs une action efficace de notre part pour obtenir du roi Othon les réformes nécessaires. Pourquoi cette pâleur et cette impuissance de nos instructions? Parce que les méfiances et les terreurs russes en fait de constitution nous avaient énervés et annulés nous-mêmes dans nos conseils de réformes bien moindres qu'une constitution. Si nous avions agi, l'Angleterre et nous, selon toute notre pensée, nous aurions à coup sûr, pesé bien davantage sur le roi Othon, et peut-être aurions-nous prévenu le soulèvement. Lord Aberdeen, j'en suis sûr, n'a pas plus de goût que moi pour cette politique incertaine et stérile qui parle et ne parle pas de manière à agir, qui a l'air de vouloir et ne veut pas de manière à réussir. On ne réussit à rien avec cette politique-là, et on court le risque d'y perdre sa considération et son influence. Prenons garde à ne pas nous la laisser imposer de nouveau. En admettant, comme je le fais, que la Russie ne soit pour rien dans ce qui vient de se passer en Grèce, nous ne pouvons nous dissimuler qu'au fond elle n'en juge pas comme nous, et qu'elle ne portera pas dans sa conduite les mêmes idées, les mêmes sentiments que nous, le même désir de voir le roi Othon et le régime constitutionnel marcher et s'affermir ensemble. N'oublions jamais ce fond des choses, et ne souffrons pas que, pour s'accommoder un peu à des tendances différentes, notre action perde sa force et son efficacité.»
[Note 73: Le 9 octobre 1843.]
Lord Aberdeen ne s'expliquait pas aussi catégoriquement que moi sur le péril de l'influence russe; il restait soigneusement en bons rapports avec le baron de Brünnow, et l'aidait à éluder, dans la conférence de Londres, les embarras que lui faisait la colère affichée de l'empereur son maître: «Je ne suis pas disposé, disait-il à M. de Jarnac, à entrer en ligne avec la France contre la Russie;» mais son action dans les affaires de Grèce et son entente avec nous à leur sujet ne se ressentaient point de ces ménagements; elle était de jour en jour plus entière et plus confiante; il communiquait souvent à M. de Jarnac, non-seulement ses instructions officielles, mais ses lettres particulières à sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret, écrivait-il à celui-ci[74], que vous avez une tendance à maintenir l'ancienne distinction des partis. Je dois vous dire que M. Piscatory, quoique parlant de vous dans les meilleurs termes et professant pour vous une parfaite cordialité, se plaint un peu de cela. Je vous engage de vous bien garder de mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux qui se prétendraient les soutiens des intérêts français. Nous avons à lutter contre des intrigues de diverses sortes qui essayeront d'entraver en Grèce l'établissement de la constitution. Ce serait une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos amis vinssent aggraver nos difficultés.»
[Note 74: Le 15 novembre 1843.]
Même avant la révolution du 15 septembre, j'avais fait plus qu'adresser à M. Piscatory de semblables instructions; j'avais engagé M. Colettis à ne pas partir immédiatement pour Athènes, où il venait d'être rappelé; je ne voulais pas que sa présence apportât quelque embarras dans le bon accord naissant entre M. Piscatory et sir Edmond Lyons; et malgré les vives instances de ses amis, M. Colettis lui-même était si bien entré dans ma pensée, qu'il avait, en effet, ajourné son départ. Après la révolution du 15 septembre, et quand les élections pour l'assemblée nationale grecque furent à peu près terminées, il se décida avec raison à partir. Il vint, vers le milieu d'octobre, prendre congé de moi à Auteuil, où je passais encore les beaux jours d'automne; il était gravement et affectueusement ému, avec un peu de solennité à la fois naturelle et volontaire; il retournait en Grèce après huit ans d'absence; il quittait la France où il avait été si bien accueilli, où il avait tant vu et tant appris! «La Grèce, me dit-il, a bien des amis en France; vous et le duc de Broglie, vous êtes les meilleurs. Elle a ailleurs bien des ennemis, bien des prétendants à la dominer, bien des malveillants inquiets. Elle est petite, très-petite, et elle se croit, on lui croit un grand avenir. Elle est esclave depuis des siècles, et elle veut être libre. Elle a raison, mais c'est bien difficile. Je compte, je ne dirai pas sur votre appui, cela va sans dire, mais sur votre action, sur votre aide de tous les jours; j'en aurai besoin, et pour avancer et pour arrêter, auprès de mes amis comme auprès de mes adversaires; ne les craignez pas, je suis plus fort qu'eux.» Je lui répétai, avec la plus amicale insistance, les mêmes conseils, les mêmes recommandations qui, depuis trois ans, avaient rempli nos entretiens. Nous nous embrassâmes et il partit: «Je lui ai fait donner un bateau à vapeur, écrivis-je à M. Piscatory en lui annonçant son départ; il faut qu'il arrive convenablement et sous notre drapeau.» M. Maurocordato était, quelques jours auparavant, revenu de Constantinople à Athènes sur un vaisseau anglais.
«Après avoir touché à Syra, où il a été reçu avec le plus vif empressement; m'écrivit quinze jours après M. Piscatory[75], M. Colettis est entré hier matin au Pirée; les bâtiments anglais l'ont salué les premiers; les nôtres ont suivi l'exemple. La nouvelle étant arrivée à Athènes, tous les amis de M. Colettis sont allés à sa rencontre, et quand il a débarqué, il a été reçu par plus de trois mille personnes qui l'ont salué des plus vives acclamations. Il s'est mis en marche avec ce cortège. Près de la route se trouve le petit monument élevé en 1835, sur le point même où il fut tué, à la mémoire de George Karaïskakis, le dernier des héros grecs morts en combattant les Turcs dans la guerre de l'indépendance. A cet endroit, M. Colettis s'est arrêté, et, quittant un moment la route, il est allé, suivi de ses amis, s'agenouiller et prier sur le tombeau de son vaillant compagnon. Cet incident s'est passé sans préparation et sans paroles. Arrivé à Athènes, M. Colettis a trouvé le même accueil. La maison où il est descendu était pleine de monde; M. Metaxa l'y attendait; une indisposition sérieuse avait retenu M. Maurocordato dans son lit. Le soir, tous les ministres sont venus, et c'est à minuit seulement que j'ai pu causer avec M. Colettis. J'ai cherché à lui dire le vrai sur les faits, les situations et les personnes, et je l'ai trouvé dans des dispositions qui me donnent grande espérance pour la cause qu'il faut défendre en commun. J'ai dû lui répéter ce que venait de me dire sir Edmond Lyons:—«Il n'y a qu'une bonne politique, celle que font ensemble la France et l'Angleterre: c'est vrai partout; c'est vrai surtout en Grèce, et ce n'a jamais été plus vrai que depuis les événements du 15 septembre. Vous et moi, Maurocordato et Colettis voulant les mêmes choses, tendant au même but par les mêmes moyens, la partie de la monarchie constitutionnelle est gagnée.—J'ai bien dit à M. Colettis ce qu'il avait à ménager dans sir Edmond Lyons. Il ira le voir aujourd'hui, après avoir vu le roi, et j'espère beaucoup de cette première conversation à laquelle seront apportées, de part et d'autre, les meilleures dispositions.»