← Retour

Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 7)

16px
100%

[Note 75: Le 30 octobre 1843.]

M. Colettis ne trompa point cette attente; toujours soupçonneux au fond de l'âme et toujours digne, même en s'effacant, il ne laissa percer aucune méfiance, aucune exigence personnelle, et mit tous ses soins à s'entendre avec MM. Maurocordato et Melaxa, à ménager les susceptibilités jalouses de sir Edmond Lyons, à contenir ses rudes et impatients amis: «Vous apprendrez avec plaisir, m'écrivit-il[76], que, malgré mon absence, j'ai été élu par huit collèges électoraux; mes concitoyens ne m'avaient pas tout à fait oublié. M. Maurocordato et moi, nous avons accepté la proposition qui nous a été faite par Sa Majesté de prendre part aux délibérations du conseil des ministres pour tout ce qui concerne l'assemblée nationale ou le maintien de la tranquillité publique. On nous avait proposé de nous nommer ministres sans portefeuille, mais nous avons cru devoir refuser, en nous bornant à offrir au ministère le tribut de notre vieille expérience. Cette conduite de notre part a produit le meilleur effet; elle a prouvé combien nous désirions l'un et l'autre que l'union régnât entre les partis, pour arriver, avec le moins de secousses possible, à l'accomplissement du grand oeuvre de la constitution.»—«La conduite des hommes considérables me paraît excellente, m'écrivait quelques jours après M. Piscatory[77]; pas une dissidence ne s'est élevée entre MM. Maurocordato, Colettis et Metaxa; et hier, MM. Kalergis, Grivas et Griziottis assistant au conseil, l'entente a été complète et les déterminations très-sages; les chefs militaires ont dit aux chefs politiques: «Ce que nous vous demandons, c'est de vous entendre. Puis, faites ce que vous jugerez bon pour le pays; nous vous suivrons.»

[Note 76: Le 10 novembre 1843.]

[Note 77: Le 19 novembre 1843.]

Ouverte le 20 novembre 1843, l'assemblée nationale employa près de quatre mois à débattre et à voter la constitution. On nous avait d'avance demandé, sur ce sujet, à lord Aberdeen et à moi, nos plus explicites conseils. M. Colettis, avant son départ, m'avait même instamment prié, non-seulement de lui écrire mes idées quant à la constitution, mais de les rédiger en articles. Je m'y refusai absolument: «On n'arrive pas de loin, lui dis-je, à ce degré de précision pratique, et il est ridicule de le tenter.» Mais je ne pouvais me dispenser, et lord Aberdeen lui-même me le demandait, de donner, sur cette grande question, des instructions à Athènes pour l'exercice de notre influence commune. J'écrivis donc à M. Piscatory[78]:

«Je vois, d'après ce que vous me dites, qu'il y a déjà bien du progrès dans les idées politiques en Grèce. Deux chambres, l'une élective, l'autre nommée par le roi, le droit de dissolution, l'administration générale entre les mains de la royauté, sous la responsabilité de ses ministres, ce sont là maintenant des principes élémentaires, nécessaires, du régime constitutionnel. Je suis charmé de voir qu'en Grèce aussi le bon sens public les a adoptés.

[Note 78: Le 28 octobre 1843.]

«Je crains qu'on ne croie que c'est là tout, et que, pour avoir en Grèce une bonne constitution, il suffit qu'elle ressemble à celles qui sont bonnes ailleurs.

«L'esprit d'imitation est, de nos jours, le fléau de la politique. Non-seulement il ne tient aucun compte de ce qui mérite qu'on en tienne grand compte, l'histoire, les moeurs, tout ce passé des peuples qui demeure toujours si puissant dans le présent; mais il méconnaît également un principe fondamental, une nécessité politique du premier ordre, le rapport qui doit exister entre la constitution et la taille des sociétés.

«Si l'on adaptait une machine à vapeur de six cents chevaux à un petit bâtiment, elle le mettrait en pièces au lieu de le faire marcher. Il en est de même des constitutions; c'est une erreur immense en théorie et fatale en pratique, de croire que la machine qui convient à un grand État convienne également à un petit.

«Quel est le fond d'une constitution comme la nôtre?

«Trois grands pouvoirs indépendants l'un de l'autre, constamment en présence et indispensables l'un à l'autre, non-seulement pour telle ou telle des affaires de l'État, mais pour que l'État ait un gouvernement.

«Dans un tel régime, le gouvernement, dans son application réelle aux affaires publiques, ne subsiste point en tout cas et par lui-même; il faut qu'il se forme par l'amalgame, la fusion, l'harmonie des trois pouvoirs. C'est là ce qu'on dit quand on dit qu'il faut que des majorités se forment dans les deux chambres, que ces majorités s'entendent avec la royauté, et que de leur accord sorte un cabinet qui gouverne avec la confiance du roi et des chambres.

«Tant que ce résultat n'est pas obtenu, il n'y a point de gouvernement fort et régulier.

«Et quand ce résultat est obtenu, il est aussitôt mis en question.

«Une fermentation et une lutte continuelles, entre les grands pouvoirs publics et dans le sein des grands pouvoirs publics, pour former ou soutenir sans cesse un gouvernement sans cesse attaqué, voilà le régime représentatif tel qu'il est et qu'il doit être dans les grands États.

«Cette fermentation et cette lutte incessantes, cette mobilité continuelle, soit en fait, soit en perspective, seraient insupportables, impraticables dans un petit État.

«Impraticables au dedans. Bien loin qu'un gouvernement sortît de là, tout gouvernement y périrait. La force disproportionnée du mouvement tiendrait le corps social dans un ébranlement désordonné et maladif. Les pouvoirs et les partis politiques, mis ainsi aux prises, n'auraient pas assez d'espace pour coexister et fonctionner régulièrement. Les passions et les intérêts individuels seraient trop près les uns des autres, et trop près du recours à la force. Il n'y aurait dans l'administration des affaires publiques, ni calme, ni suite. Les oscillations de la machine, à la fois très-vives et très-resserrées, dérangeraient et compromettraient, à chaque instant, la machine elle-même.

«Impraticables au dehors. Un tel état de fermentation politique, dans un petit pays entouré de grands pays, causerait trop de sollicitude à ses voisins, et offrirait en même temps trop de prise à leur influence. On dit que la corruption est le vice du régime représentatif. Dans un grand État du moins elle est combattue et surmontée par l'empire des intérêts et des sentiments généraux; en tous cas, elle est à peu près impossible à une influence étrangère. Dans un petit État, elle serait bien plus facile et puissante, et pourrait fort bien venir du dehors.

«Que la Grèce ne tombe pas dans l'imitation servile et aveugle des grandes constitutions étrangères. L'indépendance et la dignité de sa politique n'y sont pas moins intéressées que son repos. Il lui faut une machine plus simple, moins orageuse, qui ne fasse pas du pouvoir l'objet d'une lutte et le résultat d'une fermentation continuelle: une machine dans laquelle le gouvernement subsiste un peu plus d'avance et par lui-même, quoique placé sous le contrôle et l'influence du pays. Les trois grands éléments nécessaires du régime constitutionnel se prêtent bien à cette pensée. La royauté existe en Grèce: qu'elle ne puisse agir qu'avec le conseil et sous la garantie de ministres responsables; que deux chambres associées au gouvernement de l'État contrôlent l'action du ministère et lui impriment une direction conforme à l'esprit national: mais qu'elles ne lui impriment pas en même temps l'agitation et la mobilité de leur propre nature; que la lutte des partis, la formation et le maintien d'une majorité ne soient pas la première, la plus pressante, la plus constante affaire des ministres. Que les chambres, en un mot, soient assez près du gouvernement pour exercer sur lui, dans l'ensemble des choses, une surveillance et une influence efficaces; mais qu'elles ne soient pas si intimement en contact avec lui qu'il soit contraint de venir vivre dans leur arène et de s'y élaborer incessamment.

«On atteindrait à ce but si la chambre élective n'était mise en présence du gouvernement qu'à des intervalles un peu éloignés, tous les trois ans par exemple, et si le sénat, plus habituellement rapproché du pouvoir, faisait auprès de lui, dans une certaine mesure et pour les affaires les plus importantes, l'office de conseil d'État.

«Une chambre élective, qui ne se réunirait que tous les trois ans, n'introduirait pas dans le gouvernement cette fermentation, ces chances de dislocation, ce continuel travail et combat intérieur qu'un grand État supporte et surmonte, mais qui jetteraient un petit État dans un trouble trop fort pour lui, et peut-être dans des périls plus graves encore que le trouble. Cependant une telle chambre, votant le budget pour trois ans, examinant et discutant la conduite du ministère pendant cet intervalle, délibérant sur toutes les lois nouvelles dont la nécessité se serait fait sentir, une telle chambre, dis-je, aurait, à coup sûr, toute la force nécessaire pour protéger les libertés publiques, assurer la bonne gestion des affaires publiques, et ramener le pouvoir dans des voies conformes à l'intérêt et à l'esprit national, s'il s'en était écarté.

«En même temps un sénat nommé à vie et qui, indépendamment de la session triennale dans laquelle il concourrait aux travaux de la chambre élective, se réunirait plus souvent, soit à des époques fixes, soit sur la convocation spéciale du roi, tantôt pour recevoir un compte-rendu du budget de chaque année, tantôt pour s'occuper des affaires dans lesquelles il aurait à agir comme conseil d'État, un tel sénat, dis-je, serait, pour le pouvoir, un frein efficace et un utile appui, et pour le pays une grande école politique dans laquelle des hommes déjà connus et distingués acquerraient l'esprit de gouvernement et se prépareraient à le pratiquer.

«Quand un pays ne contient pas une classe aristocratique naturellement vouée à la gestion des affaires publiques, ou quand il ne veut pas acheter les avantages d'une telle aristocratie en en supportant les inconvénients, il faut que les institutions y suppléent et se chargent de former, pour le service de l'État, les hommes que la société ne lui fournit point. C'est à quoi sert un sénat assez séparé du gouvernement pour le considérer avec indépendance, et pourtant assez rapproché de lui pour en bien comprendre les faits et les nécessités.

«Je ne puis qu'indiquer les motifs et les résultats d'une combinaison constitutionnelle de ce genre; mais je suis profondément convaincu qu'elle convient mieux à la Grèce que le jeu incessant et redoutable de la machine représentative telle qu'elle existe en France et en Angleterre. Je reviens à mon point de départ. En fait de constitution, l'esprit d'imitation est commode pour la paresse, agréable pour la vanité, mais il jette hors du vrai et tue la bonne politique. Que cherchent, dans une constitution, les hommes honnêtes et sérieux vraiment amis de leur pays? Non pas, à coup sûr, un théâtre où d'habiles acteurs viennent journellement amuser un public oisif, mais des garanties pratiques de la sûreté extérieure de l'État, du bon ordre intérieur, de la bonne gestion des affaires publiques et du développement régulier de la prospérité nationale. Les moyens d'atteindre ce but ne sont pas les mêmes partout. Parmi les causes qui les font varier, il y en a qui tiennent à l'état des moeurs, au degré de la civilisation, à des circonstances morales qu'on ne connaît que lorsqu'on a vu de près un pays et vécu dans son sein. Je n'ai rien dit de ces causes-là quant à la Grèce, car je ne saurais les apprécier par moi-même. Mais il y a une circonstance qui frappe les yeux et peut fort bien être appréciée de loin, c'est la dimension, la taille de l'État auquel la constitution doit s'appliquer. Je regarde cette circonstance comme très-importante, et c'est, à mon avis, pour n'avoir pas voulu en tenir compte que, de nos jours, en Europe et en Amérique, plus d'une tentative constitutionnelle a si déplorablement échoué. J'espère que les Grecs auront le bon sens de reconnaître cet écueil et de ne pas s'y heurter. Indépendamment des avantages intérieurs qu'ils en retireront, ils y trouveront celui-ci que l'Europe regardera une telle conduite de leur part comme une grande preuve de sagesse; elle en conclura que les idées radicales et les fantaisies révolutionnaires ne dominent pas les Grecs, et qu'animés d'un vrai esprit national, ils savent reconnaître et satisfaire chez eux, pour leur propre usage, les vrais intérêts du gouvernement et de la liberté. Le jour où la Grèce aura donné, sur elle-même, cette conviction à l'Europe, elle aura fait immensément pour sa stabilité et son avenir.»

Pas plus que les individus, les peuples n'aiment à s'entendre dire qu'ils sont petits et qu'ils feraient bien de s'en souvenir. Partout où s'élevait, à cette époque, le désir d'une constitution, le grand régime constitutionnel de la France et de l'Angleterre s'offrait aux esprits, à la fois avec l'attrait de la nouveauté et l'empire de la routine; pourquoi ne pas l'adopter tel qu'il était pratiqué et qu'il avait réussi ailleurs? En communiquant à M. Piscatory mes vues sur la constitution grecque, je lui avais prescrit de ne leur donner aucune forme, aucune apparence officielle, et de les présenter aux Grecs uniquement comme les conseils d'un ami convaincu de leur utilité. Lord Aberdeen, en informant sir Edmond Lyons que j'écrirais avec détail, sur ce sujet, à M. Piscatory, lui avait recommandé d'appuyer mes conseils, mais sans en prendre la responsabilité. Il avait lui-même des doutes sur quelques-unes de mes idées; et sir Robert Peel, d'un esprit moins libre et plus dominé par ses habitudes anglaises, se montrait plus favorable à la convocation annuelle de la chambre des députés et contraire à toute participation du sénat à un rôle spécial de conseil d'État. La constitution grecque, délibérée par l'assemblée nationale, acceptée par le roi Othon et promulguée le 16 mars 1844, fut monarchique et libérale, mais calquée sur le modèle du régime constitutionnel de France et d'Angleterre, et destinée ainsi à en rencontrer, sur ce petit théâtre, les difficultés et les périls.

Tant que siégea l'assemblée nationale chargée de l'enfantement constitutionnel, la nécessité de l'accord et de l'action commune fut sentie et acceptée par tout le monde, par les chefs des partis grecs comme par les diplomates étrangers. Parmi les anciens amis de M. Colettis beaucoup s'indignaient de son impartialité, lui reprochaient ses complaisances pour ses anciens adversaires, et le pressaient de se mettre hautement à leur tête contre les partisans de MM. Maurocordato et Metaxa, qui ne lui rendaient pas toujours ce qu'il faisait pour eux: «Rien ne me fera changer de conduite, leur répondit-il; la constitution ne peut pas se faire sans l'entente; j'y serai fidèle. Je sais que plusieurs des amis de MM. Maurocordato et Metaxa ne me donneront pas leur voix; peu m'importe; je voterai pour eux, et tous ceux qui me croiront en feront autant.—Vous êtes donc contre vos amis et pour vos ennemis?—Ni l'un ni l'autre; je suis pour l'entente à tout prix.» M. Piscatory le soutenait fermement dans cette difficile épreuve: «Je poursuis, m'écrivait-il, la voie que vous m'avez tracée, et on nous tient ici pour de très-honnêtes gens, un peu dupes. J'ai à essuyer de rudes remontrances de la part de nos amis; mais je ne me laisse aller à aucune faiblesse. Nous couperons notre mauvaise, bien mauvaise queue, et nous la remplacerons par mieux qu'elle.» Sir Edmond Lyons, malgré ses préventions et ses prétentions, était frappé de cet exemple, et rendait justice à ceux qui le lui donnaient: «M. Guizot, écrivait-il à lord Aberdeen, a ici, dans M. Piscatory, un admirable agent.» Il faisait effort lui-même pour se conformer aux recommandations de lord Aberdeen, mettre de côté l'esprit de parti et maintenir l'entente; mais ses habitudes et son naturel reprenaient souvent leur empire; il rentrait souvent dans ses méfiances jalouses, dans sa passion d'influence et de domination exclusive. M. Piscatory m'en avertissait et s'en défendait, sur les lieux mêmes, vivement mais sans humeur: «Il y a ici, m'écrivait-il, des gens qui feraient couler le bateau à fond plutôt que de le voir sauver par nos mains. Le gouvernement grec avait demandé qu'on reçût à Toulon quatre jeunes gens comme élèves de notre marine. Vous m'écrivez par le dernier courrier que c'est accordé. J'en informe le ministre de la marine à Athènes. Son principal employé, tout dévoué à sir Edmond Lyons, s'en entend avec lui et donne ordre aux jeunes gens de s'embarquer sur un bâtiment anglais. Les jeunes gens désolés viennent se plaindre. J'envoie immédiatement déclarer au ministre de la marine que, quand je devrais faire prendre par des matelots les quatre élèves, ils iront à Toulon. On s'est excusé, et je ferai partir prochainement mes quatre Grecs.» J'informai lord Aberdeen de cet incident: «Que dites-vous de la France et de l'Angleterre ardentes à s'enlever quatre petits marins? Je pourrais vous envoyer bien d'autres commérages de cette sorte, mais c'est assez d'un. Qu'il ne revienne, je vous prie, de celui-ci pas le moindre reflet à Athènes; M. Piscatory se loue beaucoup de sir Edmond Lyons, a pleine confiance dans sa loyauté, et au fond ils marchent très-bien ensemble. N'y dérangeons rien. Seulement il est bon de regarder de temps en temps dans les coulisses très-animées de ce petit théâtre, pour n'être jamais dupes des intrigues qui s'y nouent et s'y renouent sans cesse.»

J'écrivis en même temps à M. Piscatory: «Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt d'entente, la petite politique à la grande, et faites que Colettis persiste. C'est indispensable. Ce n'est pas notre plaisir que nous cherchons, c'est le succès. C'est la fortune de la Grèce que nous voulons faire, non pas celle de tel ou tel Grec. Mais dites-moi toujours tout. Vous êtes là pour tout voir et me faire tout savoir, agréable ou désagréable. Seulement il ne faut pas voir, dans tout ce que fait ou dit sir Edmond Lyons, plus qu'il n'y a: il n'y a point de trahison politique, point de dissidence réelle et active quant à l'intention et au but pour la Grèce; il y a le vice anglais, l'orgueil ambitieux, la préoccupation constante et passionnée de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part et sa place, la plus grande possible, n'importe aux dépens de quoi et de qui. Cela est très-incommode, très-insupportable, et il faut le réprimer de temps en temps, quand cela devient tout à fait nuisible aux affaires ou inconvenant pour la dignité. C'est ce que vous avez fait très à propos dans l'incident des quatre petits marins. Mais il faut savoir que cela s'allie avec de la loyauté, du bon sens, du courage, et une bien plus grande sûreté de commerce et d'action commune qu'on n'en rencontre ailleurs.»

La constitution faite et promulguée, un problème bien plus difficile encore s'élevait: il fallait former un ministère capable de contenir, en le satisfaisant, ce peuple ressuscité en armes, d'affermir cette royauté chancelante, de supporter la liberté publique en maintenant la loi. A peine fut-on en présence de cette tâche, que les obstacles et les périls éclatèrent: le ministère qui était né de la révolution et qui avait présidé au travail de la constitution disparut; M. Metaxa donna sa démission; il s'était brouillé avec M. Maurocordato, et l'attitude de l'empereur Nicolas rendait, pour le parti nappiste, le gouvernement constitutionnel impossible. «Enfin la constitution est jurée, l'assemblée est dissoute, la révolution est close, m'écrivait M. Piscatory[79]; ferons-nous un ministère raisonnable? Je n'en sais rien encore. Le ministère fait, vaincra-t-il le roi? J'en doute. L'opinion que c'est impossible s'en va en province avec les députés les plus sages, les plus modérés qui se désolent, avec l'opposition et les philorthodoxes qui ont bien raison de ne pas renoncer à leurs projets. Lyons est toujours très-bien; son parti est pris, je le crois; cependant il faudra le voir à l'épreuve des petites questions d'influence. Je ferai tous les sacrifices qui ne nous amoindriront pas; partout, et ici surtout, la réputation est importante; la nôtre est bonne; je ne la fais pas résonner haut, mais je tiens à la maintenir.»

[Note 79: Le 31 mars 1844.]

Les dispositions de M. Colettis m'inquiétaient: il avait mis, à me les faire connaître, sa mâle franchise; avant même que la constitution fût promulguée, il avait écrit au directeur des affaires politiques dans mon ministère, M. Desages, qui avait son amitié et toute ma confiance[80]: «Quand je suis arrivé ici, le gouvernement était entre les mains des hommes du 15 septembre. J'ai dû entrer dans le conseil pour neutraliser l'effet de l'élément révolutionnaire. J'ai réussi. L'assemblée montrait des tendances dangereuses; j'avais à lutter d'un côté contre l'esprit démocratique, de l'autre, contre les petites jalousies des hommes même qui auraient dû me seconder avec le plus de franchise. J'ai déclaré hautement mes principes; je n'ai fait des concessions de principe à personne; mais j'ai mis de côté tout amour-propre, je me suis effacé. Tout en ramenant Metaxa, je me suis étroitement uni à Maurocordato. Nous avons dominé l'assemblée; le roi, la monarchie, le pays ont été sauvés. Mais il y a encore un grand danger pour tous; c'est la mise à exécution du nouveau système. Maurocordato n'a pas su ménager assez Metaxa; il y a eu entre eux dissidence; il y a eu rupture, dont la conséquence a été la démission du président du conseil. Le nouveau ministère qui va se former aura à lutter contre un ennemi puissant, d'autant plus puissant qu'il peut habilement exploiter la haine, c'est le mot, du peuple contre les Fanariotes, qu'on accuse, à tort ou à raison, comme les auteurs de tous les maux qui ont pesé sur la nation sous l'ancienne administration. Le ministère devra donc être fort pour accomplir avec succès la lourde tâche qui lui sera imposée. Quant à moi, je suis bien loin de redouter un pareil fardeau; mais je veux le porter noblement; je veux avoir toutes les chances possibles de réussir. Pour réussir, je dois être secondé par des hommes qui me soient dévoués; si l'administration n'était pas à une seule pensée, pas de réussite possible. Ici, la question est trop grave pour que je puisse céder en rien. Il y va du salut de mon pays; je me crois capable de le sauver; mais je dois avoir les moyens de le faire. Je suis donc bien décidé à ne pas me départir de la ligne de conduite que je me suis tracée et à ne faire, ni à Lyons, ni à Piscatory, ni à Maurocordato, une concession qui serait nuisible à mon pays, au roi, à moi-même. Il faut réussir ou ne pas entreprendre l'oeuvre de régénération. Je ne refuse pas la coopération de Maurocordato; je suis prêt même à lui céder la présidence; mais il est indispensable que j'aie les ministères actifs entre les mains; c'est le seul moyen de servir réellement les intérêts de la Grèce, du roi, de la politique française en Orient. Si je ne puis, par des raisons politiques, réussir à former un ministère homogène, je me retirerai, parce que je ne puis jouer au hasard tant de graves intérêts. Si je réussis au contraire à mettre dans les ministères actifs des hommes à moi, je réponds de l'avenir, pourvu que la France ne m'abandonne pas.»

[Note 80: Le 29 février 1844.]

Nous étions bien décidés à n'abandonner ni la Grèce ni M. Colettis; mais je ne partageais pas toute sa confiance en lui-même et en lui seul; j'étais convaincu que ce n'était pas trop, en Europe, de l'accord entre la France et l'Angleterre, en Grèce, du concours des grands partis et de leurs chefs, pour consolider cet État naissant, et que ce qui avait été nécessaire à l'enfantement de la constitution ne l'était pas moins aux premiers pas du gouvernement constitutionnel. J'écrivis à M. Piscatory[81]: «J'admets tout ce que vous me dites du roi Othon, le déplorable effet de ses lenteurs et de son insistance sur je ne sais combien de points secondaires, l'humeur de ses plus sincères amis. Pourtant, je trouve cette impression un peu exagérée; je viens de relire tout ce qu'il a écrit, dit, demandé. Tout cela est d'un esprit obstiné, maladroit, solitaire; mais on n'y sent point de mauvais dessein. Que le roi Othon ne soit pas un grand esprit, ce n'est en Grèce une découverte pour personne; il faut qu'on en prenne son parti; à tout prendre, depuis la révolution du 15 septembre, il s'est mieux conduit qu'on ne s'y attendait; il s'est tenu assez tranquille et il a de la probité. Je ne comprendrais pas, de la part d'hommes comme M. Colettis et M. Maurocordato, le découragement dont vous me parlez. Laissez-moi vous redire, et par vous à eux, ce que je vous ai déjà dit: dans toutes les situations, on a toujours devant soi des faits qu'on ne peut changer, des obstacles qu'il faut accepter en travaillant à les surmonter. De tous les fardeaux de ce genre, le roi Othon ne me paraît pas le plus lourd possible; tenez pour certain que, si celui-là était écarté, les Grecs en verraient tomber bien d'autres sur leurs épaules, et que le roi Othon, malgré tout ce qui lui manque, leur épargne plus d'embarras qu'il ne leur en suscite. Les moyens de lutter contre les défauts du roi ne manqueront point à ses ministres; ils auront les forces du régime constitutionnel; ils auront l'appui des légations française et anglaise. Ce n'est pas assez, j'en conviens, pour leur épargner les ennuis, les fatigues, les mécomptes, quelquefois les échecs d'une telle situation; c'est assez pour leur rendre habituellement le succès possible et probable. On n'a pas le droit d'espérer mieux en ce monde. Que MM. Colettis et Maurocordato me pardonnent ce langage; je ne leur dis là que ce que je me répète sans cesse à moi-même; j'ai aussi, d'autre façon, mes embarras inamovibles et mes tentations de découragement. Que ces messieurs demeurent unis pour former un cabinet et pour gouverner, comme ils l'ont été pour faire la constitution; ils réussiront de même, peut-être plus laborieusement encore, mais en définitive, ils réussiront. Leur union est, j'en conviens, la condition sine qua non du succès; c'est encore là une de ces nécessités qu'il faut accepter et satisfaire, n'importe par quels sacrifices réciproques. A vous dire tout ce que je pense, j'ai regretté et je regrette la rupture avec M. Metaxa; le parti nappiste est trop important, trop fort pour qu'il soit sage de le rejeter tout entier dans l'opposition. Fût-il moins fort, il ne faut pas avoir dans l'opposition tout le parti religieux; ce peut être une situation de révolution; ce n'est pas une situation de gouvernement. Comment faut-il faire, au parti nappiste, une part dans le gouvernement? Faut-il la lui faire dans la personne de son chef ou en détachant du chef ses lieutenants et ses soldats? Il n'y a pas moyen d'avoir, de loin, un avis sur cette question; je m'en rapporte à nos amis et à vous. Mais tenez pour certain que, par l'une ou l'autre voie, il faut atteindre ce but et absorber dans le gouvernement une partie du nappisme. M. Metaxa aurait-il envie de venir ici comme ministre de Grèce? Nous l'accepterions volontiers.»

[Note 81: Le 7 avril 1844.]

M. Piscatory pensait comme moi et avait devancé mes instructions: «J'ai le profond regret, m'écrivait-il dès le 10 avril 1844, par une dépêche officielle, d'annoncer à V. E. qu'il m'a été impossible de soutenir les prétentions de M. Colettis; elles étaient telles que je suis convaincu qu'elles étaient des prétextes pour ne pas accepter sa part du pouvoir, et pour se réserver pour un avenir qu'il prévoit, à tort ou à raison. Tout ce que les liens politiques et l'amitié personnelle conseillaient d'efforts en une telle circonstance, je l'ai fait; il m'a semblé que j'aurais manqué à mes devoirs et aux instructions du gouvernement du Roi si je m'étais associé à une lutte personnelle qui, heureusement, n'est pas tant entre MM. Colettis et Maurocordato qu'entre leurs amis. J'ai cru devoir me préoccuper d'un seul but, celui de concourir à la formation du ministère le plus raisonnable, le plus capable possible, et le plus acceptable par l'opinion publique. J'ai donc déclaré à M. Colettis, qui me reprochait de ne pas soutenir le parti français, que je ne pouvais me placer sur ce terrain, que ce n'était pas là une proposition soutenable dans un gouvernement, régulier, et que tel ne devait pas être le résultat des efforts communs pour donner à la Grèce un gouvernement constitutionnel. Il est resté inébranlable.» Quelques jours après[82], M. Piscatory ajoutait, dans une lettre intime: «Je vous ai écrit en grande hâte, par le dernier bateau, pour vous dire la position où m'avaient mis les exigences personnelles de Colettis, et plus encore sa répugnance non avouée, mais évidente, à entrer au ministère. S'il avait voulu en convenir franchement, tout était simple; il ne l'a pas voulu, même avec sa propre conscience, et j'ai dû prendre un parti qui a ses inconvénients, je le sais, mais le seul qui établît la vraie situation, la situation qui convient à un gouvernement régulier et à son représentant. Je suis sûr maintenant d'avoir bien fait ici. Ai-je bien fait pour Paris? Vous me le direz. Ce que je voudrais, même en ayant raison, c'est ne pas vous avoir créé d'embarras. Là est toute mon inquiétude. J'en avais une autre; mais je ne l'ai plus, ou plutôt je l'ai moins. Je craignais d'avoir blessé Colettis, surtout de l'avoir poussé dans une voie où il se perdrait infailliblement. Je ne sais pas encore bien exactement ce qui lui reste, dans le coeur, d'amertume contre moi; mais j'ai la certitude que sa loyauté, son bon jugement, son patriotisme suffiront, malgré les flatteries des uns et les excitations des autres, à le maintenir dans la conduite qu'il a tenue depuis son retour en Grèce.» Un peu plus tard[83], M. Piscatory reprenait quelque inquiétude: «Je n'ai rien rabattu, m'écrivait-il, des bonnes idées que j'avais sur l'esprit et le coeur de Colettis; mais, à l'user, j'ai vu des défauts que je ne connaissais pas: sa finesse est un peu grosse, et il en use de la même manière avec un Pallicare et avec un habit noir; ses idées sont vagues, son imagination tient grande place; l'ordre le touche peu, et il a un parfait dédain pour le plus ou moins de qualités morales dans les hommes qu'il s'attache ou dont il se sert.»

[Note 82: Le 15 avril 1844.]

[Note 83: Le 31 mai 1844.]

M. Colettis ne voulait ni courir le risque de s'user dans le premier ministère chargé de faire le premier essai de la constitution, ni contracter une longue et intime alliance avec M. Maurocordato, le client de l'Angleterre, de la puissance la plus favorable à la Turquie et la plus contraire à l'agrandissement de la Grèce. Dans son patriotique orgueil, il se réservait pour un avenir infiniment plus éloigné qu'il ne le pensait, et qu'il n'était pas en état d'avancer d'un jour.

M. Maurocordato hésitait beaucoup à se charger seul du pouvoir. Il alla demander à M. Piscatory s'il pouvait compter sur le concours de la légation française. M. Piscatory lui en donna l'assurance. Le cabinet fut formé. Quelques jours après, M. Maurocordato m'écrivit pour m'expliquer son acceptation et réclamer de nouveau mon appui qu'une fois déjà je lui avais prêté. Je le lui promis. M. Piscatory s'employa efficacement à obtenir de M. Colettis la promesse de ne point attaquer le nouveau cabinet: «Après une première lettre amère à Maurocordato, m'écrivait-il[84], il lui en a adressé une très-bonne et je suis certain qu'il tiendra parole. Je le vois tous les jours, et toujours à l'oeuvre pour contenir ses vieux amis exclusifs, rancuniers, voulant tout pour eux et disant, avec un grand étonnement de n'être pas crus:—Nous sommes la France; les autres sont l'Angleterre.—C'est là une stupidité avec laquelle il fallait en finir. Ce ne pouvait être que par un coup d'éclat. J'en ai accepté la responsabilité, et je ne m'en repens pas, toujours à condition que ce ne sera pas, pour vous, une difficulté.»

[Note 84: Le 15 avril 1844.]

Ce n'était pas à Londres que la difficulté pouvait naître. La satisfaction y fut grande; «Les nouvelles de Grèce ont fait ici merveille, m'écrivit M. de Sainte-Aulaire[85]; la conduite de M. Piscatory est fort appréciée. Après avoir lu son rapport du 10 avril, lord Aberdeen m'a prié de le lui laisser, et il l'a envoyé à sir Robert Peel avec ces mots:—Voilà à quoi sert l'entente.—Sir Robert Peel le lui a renvoyé en disant qu'il en était charmé «et que cette conduite de notre ministre à Athènes ranimait un peu ses espérances pour l'Espagne.»

[Note 85: Les 2 et 3 mai 1844.]

La satisfaction anglaise ne fut pas de longue durée; il fut bientôt évident que le ministère Maurocordato ne réussirait pas. Son chef était un homme d'un esprit juste et fin, d'une assez grande activité administrative et diplomatique, d'un patriotisme sincère, d'une intégrité reconnue, mais sans puissance naturelle de caractère et de volonté, enclin à mettre partout l'adresse à la place de l'énergie, et aussi peu capable de résister à ses amis que de lutter contre ses adversaires. Il n'était d'ailleurs le représentant d'aucun des grands partis politiques de la Grèce, ni du parti guerrier ni du parti religieux; il venait du Fanar, et les Fanariotes étaient suspects et odieux au peuple grec. M. Maurocordato n'avait de force que son mérite personnel, des amis épars et l'appui de l'Angleterre. C'était trop peu pour la tâche difficile qu'il avait à accomplir, surtout pour la mise en pratique de la loi électorale que l'assemblée nationale avait votée avec la constitution, et qui devait former la première chambre des députés. Les élections tournèrent contre lui avec éclat; il n'était évidemment qu'un pouvoir de surface et de passage, sans racines dans le pays; ce fut de ses deux rivaux, MM. Colettis et Metaxa, surtout de M. Colettis, que les élections démontrèrent l'influence et réclamèrent le gouvernement.

M. Piscatory avait prévu ce résultat, me l'avait fait pressentir et s'y était lui-même préparé. Après avoir vivement pressé M. Colettis de s'allier avec M. Maurocordato, et avoir loyalement appuyé le cabinet naissant de ce dernier, il avait pris soin de ne pas s'engager, corps et âme, dans ses destinées, et de rester en très-bons rapports avec M. Colettis, en établissant hautement, envers celui-ci et ses amis, l'indépendance de la politique française: «Mon but a été, m'écrivait-il, de retirer de ses mains le drapeau de la France et de le reporter à la légation. Il y est aujourd'hui, et non ailleurs. Colettis l'a bien compris, et il en a eu un peu d'assez vive mauvaise humeur, ses amis plus que lui. Eux et lui se sont calmés, et il est aujourd'hui comme je le désirais. Suis-je comme il le désire? Pas tout à fait; mais il ne se plaint pas; il me témoigne grande confiance, cherche encore quelquefois à m'enjôler et à m'entraîner; mais en général il se contente de professer que la légation française a sa conduite et lui la sienne, ce qui n'empêche pas l'entente et surtout l'amitié.»

J'approuvai pleinement cette attitude de notre ministre à Athènes; mais je ne m'en contentai pas; j'avais eu, avec M. Colettis, des relations si intimes qu'elles me donnaient le droit de lui dire sans réserve ma pensée. Je lui écrivis: «Quand le jour est venu, dans votre pays, de former un cabinet, j'ai vivement regretté que vous n'y entrassiez pas; je pensais que l'alliance des chefs de parti, qui avait présidé à l'oeuvre de la constitution, devait présider aussi aux premiers pas du gouvernement. Je voyais bien les obstacles; mais, dans les grandes choses, il n'y a point d'obstacle qui tienne devant la nécessité, et il me semblait qu'il y avait nécessité. Vous en avez jugé autrement; vous avez pensé que, dans l'intérêt de la Grèce, il valait mieux que vous laissassiez à d'autres les difficultés et les hésitations d'un début dans la pratique des institutions nouvelles. Il se peut que vous ayez eu raison. Maintenant, si je ne me trompe, le moment approche où vous ne pourrez vous dispenser de mettre la main aux affaires. Deux choses me frappent tellement que je veux vous les dire. Sur l'une et l'autre, je suis sûr que j'ai raison.

«Vous débutez dans le gouvernement constitutionnel, gouvernement difficile toujours et partout; plus difficile en Grèce qu'ailleurs, car vous êtes un petit État placé entre les trois grands États les plus étrangers, les plus contraires au régime constitutionnel, la Russie, la Turquie et l'Autriche. En présence de ce seul fait, la naissance de votre constitution est un miracle. Sa durée sera un plus grand miracle. Si vous voulez cette durée, appliquez-vous avant tout, par-dessus tout, à rallier, à tenir unies et agissant ensemble, tout ce que vous avez, en Grèce, de forces gouvernementales. La division, la dispersion, la lutte intestine des forces gouvernementales est le plus grand danger, le mal le plus grave des pays libres. Parmi les pays qui ont tenté d'être libres, presque tous ceux qui ont péri, les petits surtout, ont péri par ce mal-là. Je sais combien il est difficile de rallier et de tenir unies les diverses forces gouvernementales. Je sais quelle est la puissance de l'esprit de parti et de coterie, des traditions et des passions de parti et de coterie. Je sais tout ce qu'il faut sacrifier et souffrir pour leur résister. Je persiste à dire que, dans les pays libres, et encore plus dans ceux qui ne sont ni grands ni anciens, il y a nécessité de poursuivre cette alliance, car c'est une question de vie ou de mort.

«J'ajoute qu'entre les divers partis, c'est surtout à celui qui a lutté longtemps pour l'indépendance et la liberté nationales, qu'est imposée la nécessité de ménager et de rallier les forces gouvernementales; car, par le cours naturel des choses, ce parti-là ne les possède pas toutes. Ce n'est pas au sein de l'insurrection, même la plus juste, ce n'est pas dans la lutte, même la plus belle, pour la liberté, que se placent et se forment toutes les situations et les forces gouvernementales. Beaucoup de celles qui existaient avant la lutte restent en dehors de ce mouvement, ou bien s'y perdent. Parmi celles qui s'élèvent et brillent dans la lutte, beaucoup sont étrangères, si ce n'est contraires, à l'esprit de gouvernement. Quand donc le jour du gouvernement arrive, quand l'ordre constitutionnel doit succéder à la lutte nationale, il faut, il faut absolument que le glorieux parti qui a lutté et vaincu sache se dire que, seul, il ne suffit pas à gouverner, qu'il ne possède pas en lui-même, et à lui seul, toutes les forces nécessaires et propres au gouvernement. Il faut qu'il cherche ces forces là où elles sont, qu'il les accepte telles qu'elles sont, et qu'il leur donne, dans le gouvernement, leur place et leur part. Sans quoi, le gouvernement ne se fondera pas, et toutes les luttes soutenues par le pays seront perdues; car, après tout, c'est par le gouvernement que les pays durent, et c'est à un gouvernement durable que toutes les luttes doivent aboutir.

«Voici ma seconde réflexion.

«Vous êtes très-préoccupé de l'avenir de la race hellénique, de toute la race hellénique, et vous avez raison. Je vois la place que tient, dans votre pensée et dans votre conduite, l'avenir de cette race. Je crois, comme vous, et je tiens presque autant que vous à cet avenir. Mais ne vous y trompez pas, il n'arrivera pas demain. Est-il très-loin? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'il n'est pas très-près. Tenez ceci pour certain: l'Europe, et quand je dis l'Europe, je dis la bonne comme la mauvaise politique européenne, vos amis comme vos ennemis, l'Europe ne veut pas de la chute prochaine de l'Empire ottoman; l'Europe fera tout ce qu'elle pourra pour retarder cette chute et ses conséquences. Acceptez cette situation dans le présent, sans renoncer à l'avenir. Si on croit que vous ne l'acceptez pas, si on croit que vous travaillez à presser l'événement que l'Europe veut ajourner, la politique européenne se tournera contre vous, et vos meilleurs amis ne pourront rien pour vous. Je ne voudrais pas que vous vous fissiez, à cet égard, aucune illusion; l'Europe a, sur cette question, un parti bien pris, et la Grèce ne forcera pas la main à l'Europe. Je ne vous demande pas de supprimer les sentiments qui vous animent; je vous demande de ne pas les laisser agir hors de saison; car il n'y aurait, pour vous, ni honneur, ni profit. Croyez-moi; occupez-vous de l'intérieur de la Grèce; qu'elle acquière la consistance d'un État bien gouverné au dedans, incontesté au dehors: c'est aujourd'hui tout ce qui se peut faire et tout ce qu'il y a de plus efficace à faire pour son avenir.»

Trois semaines après l'arrivée de ma lettre à Athènes, les pressentiments qui me l'avaient fait écrire se réalisaient; M. Maurocordato, battu dans les élections tombait du pouvoir; le roi Othon appelait à sa place M. Colettis, qui formait un cabinet dans lequel entrait M. Metaxa; les deux grands partis nationaux de la Grèce, le parti guerrier et le parti religieux, après s'être rapprochés dans l'arène électorale, s'alliaient ainsi dans le gouvernement, et M. Colettis me répondait en me disant: «J'ai vu avec peine que vous sembliez craindre qu'il se fît, sous mon ministère, un mouvement contre les frontières ottomanes. C'est un devoir pour moi de dissiper ces craintes. J'ai toujours cru, il est vrai, et je crois encore que les limites de la Grèce ne sont pas le mont Othrix, qu'un lien sacré unissait et unit les provinces grecques soumises à la Turquie aux provinces qui ont été assez heureuses pour être déclarées indépendantes. Les destinées de la Grèce sont plus vastes que celle que les protocoles lui ont faite. Telle est ma croyance; mais je n'ai jamais pensé que c'était par l'invasion, par la propagande armée que ces destinées devaient s'accomplir. Un temps viendra où la force seule des choses fera ce que nous ne pourrions faire aujourd'hui sans un bouleversement général qui emporterait peut-être le royaume de Grèce. Je suis donc partisan du statu quo. Aussi, dès mon entrée au ministère, me suis-je sérieusement occupé de mettre un frein à la fougue de certains esprits peu réfléchis et peu prévoyants qui voulaient pousser le gouvernement dans une voie dangereuse et antinationale. Les mesures que j'ai prises ont eu les plus heureux résultats; les relations entre les autorités grecques et les autorités ottomanes de la frontière sont parfaitement amicales; elles se prêtent un appui réciproque. Je vous déclare, mon respectable ami, que, tant que je serai premier ministre, la Turquie n'aura rien à craindre de ma part; je regarde tout mouvement hostile contre les frontières voisines comme impolitique et dangereux. Je vous l'ai dit souvent à Paris, je vous l'écris d'Athènes.»

A l'intérieur, M. Colettis se déclarait bien résolu à soutenir fermement le roi Othon, et plein d'espoir que, malgré l'aveuglement des passions populaires et les exigences des intérêts personnels, il réussirait, avec l'appui de la France et l'attitude tranquille des puissances continentales, à maintenir son pays dans les lois de la monarchie constitutionnelle et les limites des traités. Mais, en même temps, il me manifesta sans réserve sa profonde méfiance de l'Angleterre et de son représentant: «Vous connaissez, me dit-il, mon opinion sur la politique anglaise; je vous l'ai développée bien des fois; elle était basée sur une longue expérience. Aussi la sincérité qu'affectait d'afficher M. Lyons m'a surpris à un point tel que je me suis souvent demandé si je m'étais trompé et si mon expérience avait été mise en défaut. Je ne pouvais comprendre cependant que l'Angleterre, qui avait tant fait pour empêcher la Grèce d'exister, pût vouloir autre chose, la Grèce existant malgré elle, que d'organiser une Grèce anglaise, gouvernée par un ministère anglais. Les faits vinrent bientôt me prouver que je ne m'étais pas trompé. Je fis connaître à notre ami Piscatory la tendance de M. Lyons et de sa politique; je voulus le convaincre que, pour M. Lyons, toute la Grèce se résumait dans la personne de M. Maurocordato et de quelques hommes aveuglément dévoués à sa politique. Il ne partagea pas mon opinion. Je fus forcé de lui dire:—Mon ami, nous ne pouvons nous entendre sur cette question; restons amis, mais ne parlons plus des affaires du pays.—J'ai cru alors que c'était un devoir pour moi de ne plus vous écrire; je n'étais pas d'accord sur l'ensemble avec Piscatory; vous écrire la manière dont je voyais les choses, c'était me mettre en opposition avec lui; vous représenter les choses comme Piscatory les voyait, c'était violenter ma conscience. J'ai préféré garder le silence jusqu'au moment où les faits viendraient prouver que j'étais dans le vrai.»

Sir Edmond Lyons fit tout ce qu'il fallait pour convaincre de plus en plus M. Colettis qu'en effet il était dans le vrai. Envoyé en Grèce par lord Palmerston, et d'un esprit roide en même temps que d'un caractère ardent et fidèle, il avait gardé les passions et les traditions de la politique exclusive et impérieuse de son ancien chef. La chute de M. Maurocordato était, pour cette politique, un grave échec, et pour sir Edmond Lyons lui-même la chute de sa propre domination en Grèce. Son hostilité contre le nouveau cabinet, c'est-à-dire contre M. Colettis, fut publique et sans mesure; soit dans l'emportement de sa colère, soit de dessein prémédité, il l'attaqua à tout propos avec un acharnement infatigable, lui attribua les projets les plus contraires à la paix de l'Europe, et se mit partout à l'oeuvre, au dedans comme au dehors, pour lui susciter toutes sortes d'obstacles. Il fit plus; il se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, l'accusa d'avoir travaillé à renverser M. Maurocordato, et cessa d'avoir, avec lui, les rapports et les procédés que leur situation officielle et leur intimité récente rendaient aussi naturels que nécessaires.

L'embarras était grand pour moi: c'était précisément à cette époque que s'établissait, entre lord Aberdeen et moi, la plus cordiale entente; naguère, au château d'Eu et à Windsor, nous nous étions entretenus à fond de toutes choses; j'avais reconnu et éprouvé, entre autres dans la question du droit de visite, l'élévation et l'équité de son esprit et son loyal désir d'un sérieux accord entre nos deux pays et nos deux gouvernements. Je pris le parti de traiter avec lui, à coeur ouvert et à visage découvert, des affaires de Grèce comme des autres; je lui écrivis[86]: «Je voudrais continuer à vous faire lire tout ce qui m'arrive d'Athènes. L'impression que j'ai rapportée de nos entrevues à Eu et à Windsor, c'est que, si nous nous montrons tout, si nous nous disons tout l'un à l'autre, nous finirons toujours par nous entendre. Ai-je tort? En tout cas, voici ce que je copie textuellement dans une lettre de M. Piscatory du 10 octobre, que je ne vous envoie pas tout entière parce qu'elle est pleine d'affaires étrangères à la politique grecque:

[Note 86: Le 28 octobre 1844.]

—«Je n'ai pas goût à vous parler de sir Edmond Lyons, je ne voulais même vous en parler que le jour où les rapports convenables seraient rétablis, ce que j'espère; je ne qualifie pas, même avec vous, ses façons d'agir; je vous en laisse juge; tout ce que je puis vous dire, c'est que, depuis plusieurs jours, les attachés de la légation anglaise se plaignent des procédés de sir Edmond, et qu'ils sont venus me prier, sous toutes les formes, de rétablir les anciennes relations. J'ai toujours répondu qu'on savait bien que ce n'était pas moi qui les avais changées, que je n'avais pas pris au sérieux des façons de faire dont j'avais eu droit de me plaindre, que sir Edmond Lyons poli me trouverait poli, intime dans l'avenir comme dans le passé, qu'enfin je n'avais ni mauvaise humeur, ni rancune. Tout cela a-t-il été répété? Je n'en sais rien, c'est probable; le fait est que sir Edmond et lady Lyons sont venus hier à Patissia pendant que nous étions absents, que j'irai aujourd'hui rendre la visite, et que tout sera fait pour maintenir la bonne attitude du côté où elle est déjà si évidemment.»

«De tout cela, mon cher lord Aberdeen, je ne veux relever qu'une seule chose, c'est l'esprit modéré et conciliant qu'y apporte M. Piscatory. Je suis sûr qu'il est très-sincèrement préoccupé du désir de faire tout ce qu'il pourra, et qu'il fera en effet tout ce qu'il pourra honorablement pour ramener sir Edmond Lyons, et vivre de nouveau avec lui, d'abord en bons termes, puis en bonne intelligence. Aidez-le à cela. Vous seul y pouvez quelque chose.

«Un seul mot sur le fond des affaires grecques. Ne nourrissez, contre Colettis, point de prévention irrévocable. Je ne sais s'il se maintiendra au pouvoir; les pronostics de M. Piscatory à cet égard sont fort différents de ceux de sir Edmond Lyons. Mais, en tout cas, tenez pour certaines ces deux choses-ci: l'une, que M. Colettis est et sera toujours en Grèce un homme fort important; l'autre, que c'est un homme d'un esprit rare, élevé, capable de s'éclairer par l'expérience et les bons conseils, et dont il y a un grand parti à tirer pour le résultat que vous désirez comme moi, l'affermissement tranquille de ce petit État grec. Il est plein de préjugés et de défiance contre la politique de l'Angleterre envers la Grèce; mais on peut extirper de son esprit ces vieilles rancunes. C'est, je vous le répète, un homme très-perfectible et très-éclairable. Il a quelque estime pour mon jugement et une pleine confiance dans mon bon vouloir pour son pays. Je veux qu'il ait aussi confiance en vous, et qu'il croie votre politique envers la Grèce ce qu'elle est réellement, c'est-à-dire sincère comme la nôtre. On peut, j'en suis sûr, l'amener à cela, et ce serait un grand pas vers le solide rétablissement de notre entente cordiale à Athènes, résultat auquel je tiens infiniment, pour le présent et pour l'avenir.»

En essayant ainsi de changer l'opinion de lord Aberdeen sur M. Colettis et celle de M. Colettis sur la politique de lord Aberdeen envers la Grèce, j'entreprenais une oeuvre très-difficile, et je mettais lord Aberdeen dans un embarras encore plus grand que le mien. Si je parvenais à le convaincre que nous avions raison, je l'obligeais à rappeler de Grèce sir Edmond Lyons, marin éminent et honoré dans sa carrière, ardent patriote anglais, fort accrédité et bien apparenté dans son pays, fort soutenu par lord Palmerston. J'imposais ainsi à lord Aberdeen une grave difficulté intérieure et parlementaire, en même temps que je lui demandais de penser et d'agir, sur les partis grecs et leurs chefs, autrement que n'avait fait le gouvernement anglais et qu'il n'avait fait lui-même jusque-là. Il continua de protester, aussi sincèrement que hautement, contre toute prétention à une influence dominante en Grèce: «On peut avoir trop comme trop peu d'influence, disait-il à M. de Jarnac[87], et je suis sûr qu'en Grèce nous en aurons toujours assez, quel qu'y soit le ministre. Mon indifférence est complète à cet égard. Je pense, il est vrai, qu'avec les idées de conquête et d'agrandissement qu'il n'a pas hésité à avoir tout haut, M. Colettis peut être un homme dangereux; mais je ne suppose pas du tout que la France veuille le soutenir dans l'exécution de ces idées; et, en tout cas, je suis certain que l'Angleterre et la Russie ne s'y prêteront point. Je suis donc parfaitement tranquille à cet égard. Ma grande raison de préoccupation et de regret dans toute cette affaire, c'est ma conviction croissante de l'extrême difficulté de toute coopération cordiale avec les agents français, et l'affaiblissement de ma confiance dans la solidité de ce bon accord que j'ai tant désiré de maintenir et de fortifier.» Les instructions que lord Aberdeen donnait à sir Edmond Lyons furent en harmonie avec ses paroles à M. de Jarnac; il lui enjoignit de se tenir à l'écart, de rester étranger à toute discussion politique, de ne point prendre le caractère d'un homme de parti, de ne point se montrer hostile au gouvernement du roi Othon; il blâma son attitude et ses procédés personnels envers M. Piscatory: «La confiance entre sir Edmond et M. Piscatory est tout à fait hors de question, m'écrivait-il[88], et je ne pourrais, en homme d'honneur, lui ordonner d'affecter ce qu'il ne sent pas; mais les rapports ordinaires de société ne doivent pas être altérés, et je vous promets que sir Edmond ne fera rien pour s'opposer au gouvernement de M. Colettis. Je ne puis lui prescrire de l'approuver, car je ne l'approuve pas moi-même; mais il ne prendra part à aucune menée contre lui, et surtout il ne fera aucune tentative pour faire prévaloir l'influence anglaise. J'aurai soin que mes instructions soient scrupuleusement observées.» Il persistait en même temps à penser et à dire que M. Piscatory n'avait pas observé les miennes, qu'il avait secondé M. Colettis dans son travail pour renverser M. Maurocordato, seulement avec plus d'habileté et de mesure que sir Edmond Lyons n'en avait mis à le soutenir; et il conservait contre M. Colettis toutes les méfiances que, dès le premier moment, il m'avait témoignées.

[Note 87: Le 20 septembre 1844.]

[Note 88: Le 11 novembre 1844.]

Dans cette difficile situation, je fis sur-le-champ deux choses, toutes deux nécessaires pour nous donner à la fois, en Grèce et en Europe, force et raison.

Je n'ignorais pas que le prince de Metternich partageait les méfiances de lord Aberdeen sur M. Colettis, et qu'il était de plus fort peu bienveillant pour le régime constitutionnel issu à Athènes de la révolution du 15 septembre 1843 et pour ses partisans. Mais je le savais aussi d'un esprit toujours libre, enclin à prendre, en toute occasion, le rôle d'arbitre impartial, et décidé d'ailleurs à ne pas se prononcer vivement contre le ministère de M. Colettis, car le chef du parti russe en Grèce, M. Metaxa, y siégeait, et M. de Metternich se ménageait autant avec Pétersbourg qu'avec Londres. Il me revenait que son ministre à Athènes, M. de Prokesch, gardait une attitude neutre et expectante. J'écrivis au comte de Flahault[89]: «M. de Metternich a trop de connaissance des hommes pour ne pas savoir qu'ils ne sont point des quantités constantes et invariables, surtout quand ils sont de nature intelligente et active. Il a connu le Colettis d'autrefois, le Colettis de la lutte pour l'indépendance grecque, le Colettis conspirateur, chef de Pallicares, étranger à l'Europe. Il ne connaît pas le Colettis qui a passé sept ou huit ans en France, séparé de ses habitudes et de ses amis d'Orient, observateur immobile et attentif de la politique occidentale, des sociétés civilisées, surtout de la formation laborieuse d'un gouvernement nouveau, au milieu des complications diplomatiques et des luttes parlementaires. C'est là le Colettis qui est retourné en Grèce et qui la gouverne maintenant. Celui-ci diffère grandement de l'ancien. Je suis loin de dire que, dans le Colettis d'à présent, il ne reste rien du Colettis d'autrefois, que toute idée fausse, toute passion aveugle soient extirpées de cet esprit, et qu'il ne se laisse pas encore quelquefois bercer vaguement par certaines ambitions ou espérances chimériques. Mais je crois que les idées saines et les intentions modérées prévalent aujourd'hui dans la pensée de cet homme. Je le crois sincèrement décidé à faire tous ses efforts pour maintenir le trône du roi Othon, pour établir dans son pays, aux termes de ses lois actuelles, un peu d'ordre et de gouvernement, et en même temps résigné à ne point se mettre, par des tentatives d'insurrection hellénique et d'agrandissement territorial, en lutte avec la politique européenne, sur la volonté et la force de laquelle il ne se fait plus aucune illusion.

[Note 89: Le 18 novembre 1844.]

«Si cela est, comme je le crois, le prince de Metternich conviendra qu'il y a un assez grand parti à tirer de cet homme pour contenir, en le décomposant peu à peu, le parti révolutionnaire qui, au dedans comme au dehors, s'agite encore en Grèce, et pour conduire les difficiles affaires du roi Othon. Le prince de Metternich peut d'autant mieux agir ainsi et diriger en ce sens l'action de ses agents, qu'il n'y a, dans cette conduite, pas le moindre risque à courir; car, si elle ne réussissait pas, si les ministres grecs rentraient dans des voies révolutionnaires et turbulentes, les cinq puissances, qui sont parfaitement d'accord à ne pas le vouloir, seraient toujours, sans grand effort, en mesure de l'empêcher, et s'uniraient sur-le-champ à cet effet.»

Ma provocation ne fut point vaine: les instructions du prince de Metternich confirmèrent M. de Prokesch dans sa disposition bienveillante pour le ministère Colettis-Metaxa; celles de Saint-Pétersbourg prescrivirent au chargé d'affaires russe, M. Persiani, d'appuyer ce cabinet et de régler en tout cas son attitude sur celle du ministre d'Autriche. Le ministre de Prusse, M. de Werther, tint la même conduite. Le ministre de Bavière, M. de Gasser, pensait et agissait comme M. Piscatory. Toutes les cours continentales étaient ainsi, plus ou moins explicitement, en bons termes avec le nouveau cabinet d'Athènes, et sir Edmond Lyons restait isolé dans son hostilité.

Mais je ne m'abusais point sur ce qu'il y avait d'insuffisant et de précaire dans cette situation; je savais l'importance de l'action anglaise en Orient, et la faiblesse des cabinets du continent pour résister à celui de Londres quand celui de Londres avait vraiment une volonté. J'avais à coeur d'atténuer le désaccord qui existait entre lord Aberdeen et moi sur les affaires de Grèce et d'en tarir peu à peu les sources; je voulais du moins maintenir lord Aberdeen dans ses intentions d'immobilité politique à Athènes, et nous donner de plus en plus raison à ses yeux contre les emportements de sir Edmond Lyons. Ce qui importait le plus pour atteindre à ce but, c'était l'attitude, le langage et la conduite de M. Piscatory à Athènes, car c'était essentiellement sur lui que portaient l'humeur et la méfiance du cabinet anglais. Je connaissais bien M. Piscatory, et malgré nos dissentiments de 1840, j'avais pour lui une amitié et une confiance véritables: préoccupé de lui-même et très-soigneux de son propre succès, il était en même temps ami chaud et fidèle, et serviteur loyal du pouvoir qu'il représentait; quelquefois trop impétueusement dominé par ses impressions du moment, ses premières idées et l'intempérance de ses premières paroles, il était très-capable de s'élever plus haut, de se gouverner selon un grand dessein, et de prendre courageusement sa place dans une conduite d'ensemble et d'avenir. Je résolus d'agir avec lui comme avec lord Aberdeen, de lui dire sur toutes choses toute ma pensée, de le faire pénétrer à fond dans notre situation, et de m'assurer son concours en l'associant à ma responsabilité. Je lui écrivis: «Vous êtes, quant à présent, ma plus grande affaire. Réellement grande, car la chute de Maurocordato a été à Londres, et pour lord Aberdeen personnellement, un amer déplaisir. Non qu'il ait fortement à coeur que tel ou tel parti, tel ou tel homme soit au pouvoir en Grèce; il est, à cet égard, parfaitement sensé; mais il pressent la mauvaise position que ceci lui fera, les embarras que ceci lui donnera dans le Parlement. Quand on l'attaquait sur l'entente cordiale, quand on lui demandait ce qu'elle devenait, quelle part de succès il y avait, la Grèce était sa réponse, sa réponse non-seulement à ses adversaires, mais aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa politique. Quand sir Edmond Lyons écrivait que vous lui aviez loyalement promis de soutenir M. Maurocordato, «Voilà à quoi sert l'entente cordiale» disait lord Aberdeen à sir Robert Peel qui en avait douté. Il a perdu cette réponse; il est aujourd'hui en Grèce dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes comme à Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de l'humeur. «Il s'en prend à nous, à vous; il vous reproche la rupture de l'entente, la chute de Maurocordato; il vous accuse de l'avoir voulue, préparée, tout au moins de n'avoir pas fait ce qu'il fallait, ce que vous pouviez pour l'éviter. Vous auriez dû, dit-il, peser davantage sur Colettis, dans l'origine pour qu'il fût ministre avec Maurocordato, plus tard pour qu'il ne lui fît pas d'opposition. Je nie, j'explique; je soutiens que Maurocordato est tombé par sa faute, par la faute de sir Edmond Lyons qui l'a conseillé et auquel il n'a pas su résister. Je prouve que vous l'avez averti de très-bonne heure, constamment, et que vous l'avez soutenu aussi longtemps que vous l'avez pu sans vous perdre, vous et votre gouvernement, dans l'esprit de la Grèce. J'embarrasse lord Aberdeen; je l'ébranle, car il a l'esprit juste et il est sincère; il veut sincèrement avec nous l'entente cordiale, en Grèce le développement régulier du gouvernement constitutionnel sous le roi Othon; il n'a point le mauvais vouloir, les arrière-pensées que Colettis lui suppose. Je lui fais entrevoir la vérité, les torts de Lyons et leurs conséquences; mais je ne le persuade pas pleinement et définitivement; je ne dissipe pas son humeur, car ses embarras dans le Parlement lui restent, et je ne puis pas l'en délivrer.

«J'ajoute entre nous, mon cher ami, que de loin, pour un spectateur qui a du sens et un peu d'humeur, la chute de Maurocordato, en admettant qu'elle ait été naturelle et inévitable, ne paraît pas bien honorablement motivée pour ses adversaires, ni pour la Grèce même. Ces griefs, ces colères, ces clameurs, ces cris de vengeance contre le ministère Maurocordato, à propos de la distribution des places ou des manoeuvres électorales, tout cela paraît fort exagéré et dicté par des passions ou des intérêts personnels. M. Maurocordato n'a commis aucun acte grand et clair de coupable ou mauvaise politique; il n'a point trahi le roi ni la constitution; aucun intérêt vraiment national, aucun danger éclatant ne semble avoir commandé sa chute; elle a été amenée par des rivalités et des prétentions de parti, de coterie, de personnes. Pourquoi Colettis n'avait-il pas voulu être ministre avec lui? Pour lui laisser essuyer les plâtres constitutionnels et faire les élections. Cela peut avoir été très-bien calculé; cela ne donne pas grande idée de l'habileté de Maurocordato; mais cela n'inspire pas non plus grande estime pour les causes de sa chute et pour ses successeurs.

«C'est là l'état d'esprit de lord Aberdeen, le plus impartial des membres de son cabinet, le meilleur quant à l'entente avec nous. Voilà contre quelles dispositions nous avons à lutter et avec quelles dispositions nous avons à vivre à Londres, quant au gouvernement actuel de la Grèce.

«Mes conversations, mes lettres n'ont pas été sans effet. J'ai obtenu des instructions formelles de lord Aberdeen à sir Edmond Lyons: 1º pour que, dans ses rapports sociaux, il laissât là sa colère, son humeur, et vécût, comme il le doit, convenablement avec vous; 2º pour qu'il se tînt tranquille, dans les affaires intérieures de la Grèce, n'attaquât point le ministère Colettis et ne lui suscitât aucun obstacle.

«Ces instructions sont données à Londres sérieusement, sincèrement. Comment seront-elles exécutées à Athènes? Nous verrons; mais je serai en droit et en mesure d'en réclamer l'exécution.

«Très-confidentiellement, de lui à moi, lord Aberdeen me témoigne des craintes sur l'esprit au fond peu constitutionnel et sur les vues d'agrandissement de Colettis. Il me demande de lui promettre qu'au dedans la constitution, royauté et libertés publiques, au dehors les traités et le statu quo territorial seront respectés. Il se méfie beaucoup de l'alliance avec M. Metaxa, et demande ce que nous aurions dit dans le cas où M. Maurocordato l'aurait contractée, et si nous sommes sûrs que nous n'en serons pas dupes.

«Voilà la face extérieure des affaires grecques entre Paris et Londres.
Je viens à la face intérieure et purement grecque, telle que je la vois.

«J'admets tout ce que vous me mandez sur les causes de la chute de Maurocordato, sur la satisfaction générale du pays, sur la bonne direction actuelle des affaires, sur la grande position, le bon état d'esprit et l'ascendant mérité de Colettis. Il faut le soutenir et l'aider. Il faut maintenir, en la surveillant, son union avec M. Metaxa. Il faut pratiquer, en un mot, la politique vraiment grecque et bonne pour la Grèce, malgré les embarras qu'elle nous suscite. Je n'ai pas, sur cela, la moindre hésitation.

«Mais prenez bien garde aux deux points que voici.

«Colettis est un esprit supérieur, et par là il peut sortir de l'ornière de ses anciennes idées et préventions. Mais c'est un naturel très-passionné et très-tenace dans sa passion, car il est plein de force et de dévouement, et quoiqu'il ait beaucoup appris, il est plein encore d'ignorance. Par là il peut aisément retomber dans l'ornière.

«Parmi ses anciennes préventions, aucune n'est plus profonde que sa méfiance de la politique de l'Angleterre envers la Grèce. Il ne voit pas les faits nouveaux qui ont modifié ou qui peuvent modifier cette politique; et s'il les entrevoit un moment, il les oublie, au premier prétexte, pour rentrer dans l'antipathie et la lutte.

«Le parti anglais peut fort bien, par le jeu des institutions, être battu et écarté, pour un temps, du pouvoir en Grèce. Bon gré mal gré, l'Angleterre s'y résignera. Mais la Grèce ne peut pas encourir le mauvais vouloir permanent, l'hostilité déclarée de l'Angleterre. Elle n'est pas en état de supporter, soit les coups directs, soit les complications européennes qui en résulteraient.

«Ne perdez jamais cela de vue, et faites en sorte que Colettis y pense.

«Règle de conduite essentielle, fondamentale. Maintenez-vous en bons rapports avec les hommes du parti anglais qui s'y prêteront, surtout avec M. Maurocordato. Je serais surpris s'il ne s'y prêtait pas. Ayez toujours en perspective un rapprochement entre Colettis et lui. Ménagez-en, préparez-en la possibilité. Cela peut être un jour indispensable pour la Grèce. Cela nous est bon à nous. Il faut que ce soit là, pour nous, une politique réelle et une attitude constante.

«Je ne partage pas les inquiétudes de lord Aberdeen sur l'esprit peu constitutionnel de Colettis. Par goût ou par nécessité, il sera constitutionnel. Mais je ne suis pas aussi rassuré sur ses vues territoriales, sur le travail caché ou l'entraînement non prémédité auquel il pourrait se livrer. Ne lui laissez de ce côté aucune incertitude, aucune chimère dans l'esprit. La lutte partielle qui a affranchi et fondé la Grèce ne peut pas se recommencer. La question est aujourd'hui plus grande et plus claire. C'est du maintien ou de la chute de l'Empire ottoman qu'il s'agit; et cette question-là, ce n'est pas la Grèce qui décidera de son moment.

«Mon cher ami, je n'exige pas de vous que vous pensiez, avant tout, à notre politique générale, et que vous ne fassiez strictement, aux affaires de la Grèce, que la part qui leur revient dans l'ensemble de nos affaires. Cela vous serait peut-être impossible. C'est moi que cela regarde. Mais je vous demande de ne jamais oublier notre politique générale, et de veiller constamment à ce qu'en faisant les affaires de la Grèce et de la France en Grèce, vous ne suscitiez, dans nos affaires générales, que la mesure d'embarras qui sera réellement inévitable. Vous êtes aujourd'hui, je vous le répète, mon principal embarras. Je ne m'en plains point; je ne vous le reproche point; vous avez fait ce qu'il y avait à faire à Athènes; je vous en ai approuvé et je vous y soutiendrai. Mais dites-vous souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là que sont les plus grandes affaires de la France.»

«Post-scriptum.» Sir Stratford Canning, qui est, vous le savez, fort honnête homme et qui aime la Grèce, écrit à lord Aberdeen sans colère mais avec tristesse, à propos de l'état actuel des choses et du ministère Colettis-Metaxa: «Tout ceci ne tournera au profit ni de l'Angleterre ni de la France.»

Sir Stratford Canning craignait que l'alliance de M. Colettis avec M. Metaxa ne tournât au profit de la Russie. Il se trompait; il ne savait pas à quel point ces deux hommes étaient de taille inégale, et quelle force politique supérieure M. Colettis puiserait bientôt dans sa supériorité personnelle d'esprit et de caractère. Les faits ne tardèrent pas à le prouver. Deux mois après la formation du cabinet, M. Piscatory m'écrivait[90]: «Colettis va bien; il a fort élargi son cercle; nous avons décidément gagné la partie contre ses vieilles idées. A-t-il raison d'avoir une entière confiance? Je n'ose l'affirmer; mais il a certainement une puissance réelle. Viendra-t-il à bout, comme il le croit, de fonder un gouvernement? La tâche est rude; mais il ne lâchera pas prise facilement. Le roi et la reine, charmés de leur voyage dans les provinces, lui savent gré de l'accueil qu'ils ont reçu partout; et les gens d'ordre, ceux-là même qui ont une préférence pour le nom de Maurocordato, sentent bien que Colettis peut seul les protéger, et que son entente ou sa rupture avec Metaxa sont le succès ou la perte de la cause.» Deux mois plus tard, au moment où la vérification des pouvoirs se terminait dans la Chambre des députés à Athènes, M. Piscatory me tenait le même langage[91]: «Le succès de Colettis continue. Je ne lui passe rien. Metaxa se conduit honnêtement jusqu'ici. Il voit bien que son parti se dissout sous le soleil Colettis; mais il sent qu'en se séparant, il se perdrait; je le soigne. Je m'occupe peu du roi; Colettis est là tout-puissant, au moins autant qu'on peut l'être. Il faut voir la session. J'espère qu'elle ne sera pas mauvaise. J'ai sauvé plusieurs députés maurocordatistes; je sauverai Maurocordato. Je le fais pour vous; ici, ce n'est bon à rien; il n'y a pas de pays où la chevalerie ait moins de valeur, même auprès de ceux qui en profitent.»

[Note 90: Le 20 octobre 1844.]

[Note 91: Le 30 décembre 1844.]

Plus la session avançait, plus la majorité se prononçait avec éclat pour le ministère, et pour M. Colettis dans le ministère. Quelques postes considérables étaient vacants; entre autres, dans le cabinet même, celui de ministre de l'instruction publique et des cultes; des amis de M. Metaxa étaient sur les rangs; M. Colettis désirait appeler l'un d'entre eux; mais ils étaient tous si ardents en matière religieuse, qu'il hésitait à leur remettre la direction des cultes: «Je pense, m'écrivait M. Piscatory[92], que, s'il faut faire un sacrifice; il doit être au profit de l'entente. Je ne crains pas que cette entente se rompe: M. Metaxa n'a nulle envie de refaire ce qu'il a fait pendant l'assemblée nationale; il sait bien qu'il a affaira à un collègue bien autrement fort que M. Maurocordato. Il sait que M. Colettis ne craindrait pas de se passer de lui; je le crois aussi; mais s'il n'y a pas de danger sérieux dans cette séparation, il y aurait au moins de grands inconvénients. Le ministère, tel qu'il est, doit faire certainement la session. Arrivé jusque-là, il ira facilement jusqu'à la session prochaine. L'entente, contrariée uniquement par les mauvaises fractions des deux partis, par les susceptibilités de M. Metaxa, par les succès trop apparents de M. Colettis, est surveillée avec soin par tous les gens sensés. M. Colettis lui fera, je n'en doute pas, des concessions; mais il les mesure si juste que j'ai quelquefois peur que ce ne soit trop juste. Je ne cesse de l'avertir, et surtout j'ai grand soin des inquiétudes assez vives de M. Metaxa. M. le ministre d'Autriche veille de son côté; et il sera moins suspect que moi au roi et à la reine, quand il leur conseillera des ménagements pour M. Metaxa dont on oublie difficilement, au palais, la conduite en septembre et pendant l'assemblée nationale.

[Note 92: Le 10 janvier 1845.]

«Le dire de M. le ministre d'Angleterre est maintenant celui-ci: «—Le ministère est mauvais, la chambre très-mauvaise, son bureau détestable; cependant il est possible qu'on réussisse, et dans ce cas, le succès prouvera l'excellence des institutions.—C'est à M. de Prokesch que sir Edmond Lyons a tenu ce langage. M. le ministre de Bavière, qui l'a vu hier, l'a également trouvé plus modéré et parlant beaucoup d'un congé de dix-huit mois dont il aurait grand besoin, et auquel il avait bien droit après un séjour de dix ans.»

Malgré ma satisfaction de l'état général des faits à Athènes, ce dernier rapport de M. Piscatory m'inquiéta vivement: «Prenez-y garde, lui écrivis-je[93]; votre situation me paraît bien tendue. J'appelle toute votre sollicitude sur deux points. Pas de rupture avec Metaxa. Colettis ne tiendra pas longtemps seul contre Maurocordato et Metaxa réunis. De plus, grande surveillance des hommes de désordre; car, après tout, ce sont les amis de Colettis, et il les ménage, pas plus peut-être qu'il ne peut, mais à coup sûr, plus qu'il ne faut. S'il se brouillait avec Metaxa, il serait livré à ces hommes-là, et il s'engagerait dans la violence, faute de force. Et la violence ne le mènerait pas loin. Encore une fois, il n'aurait pas même la ressource de troubler l'Europe; cela ne dépend pas de lui. Mais il tomberait, à son grand mal, au grand mal de la Grèce, et aussi au nôtre.»

[Note 93: Le 27 juillet 1845.]

Mon inquiétude ne me trompait pas. M. Metaxa supportait de plus en plus impatiemment l'ascendant toujours croissant de M. Colettis. Une opposition, formée des amis de M. Maurocordato et des plus ardents nappistes, mécontents que le cabinet ne fît pas assez pour eux, se manifesta dans la chambre des députés; sir Edmond Lyons la soutint avec sa passion accoutumée; les intérêts de l'orthodoxie grecque lui parurent un bon terrain pour engager une lutte; la foi catholique du roi Othon et la difficulté d'assurer, selon le voeu formel de la constitution, la foi grecque de son successeur, ramenaient sans cesse les débats de ce genre: «L'alliance anglo-russe a été tentée, m'écrivit M. Piscatory[94] et M. Metaxa s'y est laissé entraîner; la question s'est posée entre lui et M. Colettis, entre nous et l'alliance. La majorité, qui avait paru un moment incertaine, a fini par se prononcer fortement, à 65 voix contre 32, pour M. Colettis. Je suis convaincu qu'il fallait mettre sur-le-champ M. Metaxa à la porte; mais je devais conseiller le contraire, et je l'ai fait. Mes collègues m'ont tenu pour très-convaincu, et c'est aujourd'hui M. de Prokesch qui accepte le plus nettement l'idée de la séparation, si l'entente est un obstacle.» Il ajoutait quelques jours plus tard[95]: «Tous les jours la séparation de Colettis et Metaxa devient plus inévitable. La nomination des sénateurs, qui sera connue aujourd'hui ou demain, sera le signal. J'ai beau dire très-haut qu'il faut conserver l'entente; je suis convaincu que c'est impossible; M. Metaxa a pactisé avec l'opposition; mes collègues le voient et le disent tout haut. Ne vous inquiétez pas de cet événement; la session finira bien; l'ordre ne sera pas troublé, et très-probablement nous n'aurons plus bientôt à lutter que contre ceux qui veulent s'en prendre au roi. Cette opposition-là n'est pas nombreuse, et elle n'a pas, en ce moment, de racines dans le pays. Nous avons la force matérielle; nous avons la majorité dans la chambre des députés; nous l'aurons dans le sénat; nous avons la confiance entière du roi; nous soutenons le pouvoir et l'ordre. N'est-ce pas là la bonne position, ici et devant l'Europe?»

[Note 94: Le 31 juillet 1845.]

[Note 95: Le 3 août 1845.]

La rupture éclata, en effet. Nommé ministre de Grèce à Constantinople, M. Metaxa refusa cette mission. Le général Kalergis, le chef militaire de l'insurrection du 15 septembre 1843, et depuis lors aide de camp du roi Othon, fut écarté de son poste d'aide de camp et nommé inspecteur d'armes en Arcadie, ce qu'il refusa également. Toute entente cessa entre les chefs des trois grands partis qui divisaient la Grèce et l'Europe en Grèce; et M. Colettis, fermement soutenu par le roi Othon et par les deux chambres, resta seul chargé de pratiquer et de fonder un gouvernement libre, sous les yeux et sous le feu de MM. Maurocordato et Metaxa devenus ses adversaires déclarés.

Je ne m'étais fait avant, et je ne me fis, après l'événement, aucune illusion sur sa gravité. J'écrivis sur-le-champ à M. Piscatory[96]: «Ce qui est fait est fait. Je le regrette beaucoup. Metaxa donnait à Colettis des embarras, des déplaisirs; mais au fond il ne le gênait et ne l'empêchait de rien qui importât réellement. Quand ils n'étaient pas du même avis, Colettis l'emportait, et quand ils étaient du même avis, ce qui arrivait habituellement, cela servait beaucoup. Et au dehors, leur union était une réponse péremptoire à toutes les accusations, à tous les soupçons, une garantie, partout reconnue, de force et de durée. Qu'arrivera-t-il maintenant à l'intérieur? Je n'en sais rien. J'accepte vos pronostics. Il se peut que Colettis, seul maître, rallie à lui les bons éléments nappistes, gouverne bien et dure. Sa cause est bonne. J'ai confiance en lui. J'ai confiance en vous. Je sais qu'on peut réussir et durer contre l'attente de ses adversaires, et même de ses amis. Mais tenez pour certain que, d'ici à quelque temps, à Pétersbourg, à Londres, même à Vienne, parmi les maîtres des affaires et aussi dans le public, on ne croira pas à la durée de Colettis. Ceci lui créera bien des difficultés de plus. Je ne puis, au premier moment, mesurer jusqu'où iront les intrigues de ses ennemis et les méfiances des hommes qui, sans être ses ennemis, ne pensent pas bien de lui et ne lui veulent pas de bien; mais, à coup sûr, les ennemis se remueront beaucoup et les indifférents laisseront beaucoup faire. Je reçois aujourd'hui même, de M. de Rayneval[97], une dépêche qui m'avertit que les meilleures instructions que nous puissions espérer de Pétersbourg pour M. Persiani, c'est l'ordre de se tenir à l'écart, de ne pas approuver et de ne pas soutenir, en ne nuisant pas. Tenez pour certain que le cabinet russe n'entrera nulle part dans aucune lutte, petite ou grande, contre celui de Londres, et qu'il sera charmé toutes les fois qu'il croira trouver une occasion de plaire à Londres en s'éloignant de nous. Et ne comptez pas sur les cabinets allemands; ils pensent tous très-mal de sir Edmond Lyons; mais je doute qu'ils le disent aussi haut dès qu'ils n'auront plus, pour se couvrir, l'alliance de Metaxa avec Colettis. Nous serons les seuls amis sûrs et publics de Colettis resté seul.

[Note 96: Le 27 août 1845.]

[Note 97: Alors chargé d'affaires de France à Saint-Pétersbourg.]

«Je n'ai pas besoin de vous dire que nous serons en effet ses amis, et très-nettement. Je compte sur son imperturbable fixité dans les deux points fixes de notre politique en Grèce. Au dehors, le maintien du statu quo territorial et de la paix avec la Porte; au dedans, le maintien du roi Othon et du régime constitutionnel. Tranquille sur ces deux points, je soutiendrai fermement l'indépendance du roi Othon pour la formation de son cabinet et l'indépendance du cabinet grec pour la conduite des affaires grecques. Je soutiendrai Colettis comme le chef du parti national, et comme le plus capable, le plus honnête et le plus sûr des hommes qui ont touché au gouvernement de la Grèce. Je crois tout à fait cela, et j'aime l'homme. Je vous crois aussi très-capable de le soutenir en le contenant, et je vous aime aussi. Mais ne vous faites et que Colettis ne se fasse aucune illusion. La situation où nous entrons est très-difficile. Je ne vois pas clairement qu'elle fût inévitable. Je crains que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir. Je vous préviens que je crois le danger grave et que j'y penserai à tout moment. Faites-en autant de votre côté. J'espère que nous le surmonterons ensemble.»

Je ne me contentai pas de faire arriver mes préoccupations et mes conseils à M. Colettis par M. Piscatory; je voulus les lui exprimer directement à lui-même, en lui donnant en même temps un nouveau gage de mon amitié comme de notre appui, et en appelant fortement son attention sur la responsabilité nouvelle qui pesait sur lui depuis qu'il était seul en possession du pouvoir. Je lui écrivis, deux mois après la retraite de Metaxa[98]: «J'ai un grand plaisir à vous annoncer que le Roi vient de vous donner le grand-cordon de la Légion d'honneur. J'attendais avec impatience une occasion naturelle de le lui proposer. Le voyage de M. le duc de Montpensier en Grèce me l'a fournie. Le roi et la reine ont été vivement touchés de l'accueil que leur fils a reçu de votre roi, de votre reine, de votre nation, de vous-même. Ce que vous faites à Athènes entretient et perpétue les souvenirs que vous avez laissés à Paris. Tenez pour certain que vous avez ici de vrais amis, et ils espèrent vous y revoir un jour, le jour où votre pays n'aura plus autant besoin de vous.

[Note 98: Le 14 octobre 1845.]

«Vous avancez, ce me semble, dans votre oeuvre, quoique vos difficultés soient toujours aussi grandes. C'est la condition du gouvernement dans les pays libres; le succès, même certain et éclatant, n'allège point le fardeau; il faut recommencer chaque matin le travail et la lutte comme si rien n'était encore fait. Vous touchez au terme de votre session; mais alors commencera pour vous une autre tâche, non moins rude en elle-même et peut-être encore plus nouvelle chez vous, celle du gouvernement intérieur, de l'administration régulière, responsable, incessamment appliquée à maintenir ou à établir partout l'ordre, la justice distributive, la prospérité publique. Vos ennemis du dedans et du dehors vous attendent, mon cher ami, à cette seconde épreuve. Ils disent que vous êtes entouré d'un parti de tout temps étranger à l'ordre, à l'état social tranquille et réglé; que vous ne parviendrez pas à lui faire accepter le joug des lois, de la responsabilité administrative, de la bonne gestion financière; que les emplois publics, les revenus publics seront livrés aux ambitions et aux dilapidations particulières; que le désordre et les embarras intérieurs rentreront par là dans l'État; que bientôt les trois puissances créancières de la Grèce s'apercevront qu'elles n'ont, sous le régime constitutionnel, pas plus de garanties qu'elles n'en avaient, avant la constitution, pour le rétablissement des finances grecques et le payement des intérêts de l'emprunt; alors, dit-on, commencera en Grèce une nouvelle série de griefs et d'événements non moins fâcheux que ceux dont nous avons été les témoins. Ces prévisions et ces craintes vous arrivent certainement comme à nous. J'ai la confiance que vous les déjouerez, et qu'en appliquant à la seconde partie de votre tâche toute la rectitude de votre jugement et toute l'énergie de votre volonté, vous aurez la gloire d'avoir ouvert dans votre pays l'ère du régime constitutionnel, de l'ordre administratif aussi bien que politique, et du rôle régulier et pacifique de la Grèce dans le système général de la politique européenne. Je pense, avec une émotion d'ami, aux sentiments qui rempliront votre âme à la fin de votre vie, s'il vous est donné qu'elle soit ainsi et jusqu'au bout remplie.»

Je savais que je pouvais témoigner avec cet abandon à M. Colettis ma sympathique sollicitude, car il était de ceux qui ont l'âme assez riche pour ne pas s'absorber tout entiers dans la vie politique, et qui, au milieu de ses sévères travaux, restent sensibles à d'autres joies comme à d'autres tristesses: «Votre lettre, me répondit-il[99], est venue ajouter un vif et sincère plaisir à l'honneur que m'a fait votre roi. Votre sympathie pour mon pays, votre amitié pour moi, votre connaissance des nécessités de tout gouvernement ont inspiré vos paroles; aussi me suis-je empressé de les lire à mon souverain et à mes amis qui, eux aussi, peuvent en profiter. Elles sont pour moi le gage d'une estime que je n'aurai pas trop payée de tous mes efforts, s'il m'est donné d'accomplir la tâche que la Providence m'a confiée. Oui, je crois avancer dans mon oeuvre; chaque jour je fais un pas vers le but que j'ai dû me proposer: rétablir l'ordre dans un pays profondément troublé, rendre au trône la haute position qui lui appartient, concilier sans secousse les règles constitutionnelles avec les moeurs nationales. Mais ne jugez pas mon pays, ne me jugez pas moi-même sans tenir compte des caractères particuliers de notre société: elle est intelligente, mais sans expérience; elle a le goût de l'ordre, mais elle en ignore les conditions; l'intérêt particulier ne sait pas ce que, pour son propre succès, il doit à l'intérêt général; les hommes ne suivent déjà plus les inspirations d'un chef et ils ne se rallient pas encore autour d'un principe; les intérêts individuels sont avides; l'esprit de localité est susceptible. Braver tout ce mal pour arriver au bien absolu, ce serait tout compromettre. Croyez que, si vous avez un juste milieu à maintenir entre des principes opposés, nous avons, nous, un juste milieu à garder entre ce qui est et ce qui doit être. Croyez enfin que, si je fais des concessions à ce qu'on voudrait que je tentasse de réformer violemment, je ne les fais pas par faiblesse, mais parce que je suis convaincu que les secousses sont ce qu'il y aurait de pire pour la justice, pour les finances, pour la prospérité publique, pour tous les intérêts que vous me recommandez.»

[Note 99: Le 30 novembre 1845.]

«M. Prokesch, me disait-il dans une autre lettre[100], qui avait dernièrement fait un voyage dans la Grèce orientale, est revenu hier d'une tournée dans les provinces occidentales et sur cette partie de la frontière. Il a trouvé le pays fort tranquille et les populations fort occupées de leurs travaux agricoles. Il m'a surtout exprimé la satisfaction que lui ont causée les dispositions qu'il a remarquées, dans le peuple et dans les employés, à se maintenir en bonnes relations avec la Turquie. Tant que la Grèce ne sera pas séparée de la Turquie par une muraille semblable à celle de la Chine, ou tant que le gouvernement grec n'aura pas une vingtaine de mille hommes à placer en garde permanente sur la frontière, je n'irai pas et personne n'ira prendre sur soi de garantir qu'aucun bandit ne s'échappera de la Grèce pour aller exercer le brigandage chez les Turcs. Tout ce que le gouvernement grec peut faire, et il le fait, c'est de donner ordre aux autorités civiles et militaires de la frontière de s'entendre avec les pachas et les dervenagas turcs quant à la poursuite des malfaiteurs, et je vous dirai qu'en effet les autorités grecques et ottomanes s'entendent si bien que jamais ces contrées n'ont été aussi tranquilles qu'en ce moment.»

[Note 100: Des 31 mai et 10 juin 1845.]

La tranquillité intérieure dont se félicitait M. Colettis fut bientôt troublée, et les difficultés qu'il prévoyait, sans s'en effrayer, ne tardèrent pas à éclater, plus graves qu'il ne les avait prévues. La rupture entre les chefs des partis amena la lutte des partis, dans le pays comme dans les chambres; et, pendant que, dans les chambres, l'alliance de MM. Maurocordato et Metaxa formait une opposition redoutable, cette opposition se transformait, dans le pays, en désordres matériels, en dérèglements administratifs, en conspirations et en séditions contre le cabinet. Pendant la première année de son gouvernement solitaire, M. Colettis lutta, avec succès, contre tous ces adversaires et tous ces périls; il avait la majorité dans les chambres; le roi et le peuple lui étaient de plus en plus favorables; partout où se produisaient l'intrigue ou la rébellion, la couronne et la population lui prêtaient leur concours pour les réprimer; les tentatives de quelques bandes grecques, soit pour piller, soit pour provoquer l'insurrection contre la Turquie dans les provinces frontières, furent efficacement prévenues ou désavouées. Tel était enfin, en Grèce, l'état des affaires, que je pus écrire au comte de Flahault[101]: «Nous avons maintenant à la tête des affaires, sur les deux points de l'Orient européen qui nous intéressent le plus, les deux hommes les plus capables de comprendre et de pratiquer un peu de bonne politique, Réchid-Pacha à Constantinople et Colettis à Athènes. J'espère que M. de Metternich n'a pas tout à fait oublié ce que je vous écrivais, il y a un an[102], sur Colettis, et qu'il trouve que sa conduite n'a pas mal répondu à mon attente. Colettis a conquis la confiance du roi Othon et même de la reine. Il s'applique à raffermir le trône, à relever le pouvoir. Il ne se prête point aux fantaisies conquérantes ou conspiratrices qui peuvent préoccuper encore son ancien parti. Il se conduit, envers les chambres grecques, avec adresse et autorité. Il vient d'achever une session; il en commence sur-le-champ et hardiment une autre pour faire voter le budget de 1846 comme celui de 1845, et avoir ainsi devant lui un certain temps d'administration sans combat politique. Il tâchera d'employer ce temps à mettre un peu d'ordre dans les finances de la Grèce, à faire dans le pays quelques travaux publics, à imposer aux agents du pouvoir et à la population quelques commencements d'habitudes tranquilles et régulières. Les difficultés de la situation, déjà très-grandes, sont fort aggravées par l'hostilité active, incessante, de sir Edmond Lyons; je n'entre dans aucun détail à ce sujet; M. de Metternich en sait, à coup sûr, autant que moi. J'en ai dit à lord Aberdeen, au château d'Eu, tout ce que j'en pense. Je le crois bien près d'être convaincu que Lyons juge mal les affaires de la Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre en Grèce. Mais, mais, mais….. je m'attends à la prolongation de cette grosse difficulté. Heureusement, les représentants des cours allemandes à Athènes, surtout M. de Prokesch, jugent bien de leur situation et emploient bien leur influence. Ceci me rassure un peu contre les chances de perturbations nouvelles que sir Edmond Lyons fomente de son mieux. Appelez, je vous prie, l'attention de M. le prince de Metternich sur deux choses: 1º sur le ministre de Turquie à Athènes, M. Musurus, Grec tout à la dévotion de Lyons, qui envenime sans cesse les moindres affaires de la Porte en Grèce, et fait à Constantinople d'insidieux rapports; un bon avis, donné là sur son compte, serait très-utile; 2º sur le chargé d'affaires de Russie, M. Persiani, petit et timide, mais sans mauvaise intention ni mauvais travail; il se plaint de n'être pas assez compté par le roi, la reine et par quelques-uns de ses collègues; il y aurait avantage à ce qu'il fût bien traité, et prît quelque confiance dans sa position et en lui-même. M. de Metternich fera, de ces observations confidentielles, l'usage qu'il jugera convenable.»

[Note 101: Le 11 novembre 1845.]

[Note 102: Le 18 novembre 1844. Voir dans ce volume, page 333.]

Le prince de Metternich donna les conseils et prit les petits soins que je lui demandais. Je dis les petits soins; non qu'ils ne fussent pas importants, et que, s'ils avaient manqué, le gouvernement grec n'eût pas eu à en souffrir; mais ce n'était pas les appuis extérieurs et diplomatiques, quelque indispensables qu'ils fussent, qui pouvaient mettre M. Colettis en état de surmonter les difficultés avec lesquelles il était aux prises; c'était en lui-même, dans sa clairvoyante appréciation des intérêts grecs et dans son énergique volonté de les faire triompher, qu'il devait puiser et qu'il puisait en effet sa force. Dans un pays naguère et à peine sorti de la servitude par l'insurrection, il avait à fonder en même temps le pouvoir et la liberté. Il fallait qu'au centre il relevât la royauté et qu'il organisât dans les chambres une majorité de gouvernement. Dans les provinces, il était chargé d'établir l'ordre, la justice et une administration régulière, faits inconnus en Grèce, aussi bien depuis qu'avant son affranchissement. Au dehors, il avait à contenir les passions des Grecs sans les éteindre, et à ajourner indéfiniment leur grand avenir sans leur en fermer les perspectives. C'était là l'oeuvre difficile et chargée de problèmes contradictoires que l'Europe lui imposait et qu'il s'imposait lui-même, car il avait l'esprit assez grand pour en mesurer l'étendue et le coeur assez ferme pour en accepter la nécessité. On ne poursuit pas une telle oeuvre sans avoir bien des sacrifices à faire et bien des tristesses à subir en silence. Pour organiser dans les chambres une majorité de gouvernement et pour enfermer dans les limites du petit État grec les passions qui aspiraient à l'affranchissement général de la race grecque, il fallait que M. Colettis donnât à ses anciens compagnons d'armes, aux hommes de la guerre de l'indépendance, des satisfactions suffisantes pour qu'ils se résignassent à la discipline de l'ordre civil et à l'inaction de la paix. L'unique moyen d'obtenir d'eux ce double effort, c'était de leur laisser dans leur province, dans leur ville ou leur campagne, les avantages et les plaisirs d'une influence bien voisine de la domination personnelle et locale; domination inconciliable avec une bonne administration publique, et qui devenait la source d'une multitude d'abus financiers, judiciaires, électoraux, dont la responsabilité pesait sur le gouvernement central qui ne pouvait les réprimer sans irriter leurs auteurs et sans compromettre ainsi toute sa politique. Ces abus étaient incessamment signalés à M. Colettis, et par ses amis qui s'en désolaient, et par ses adversaires qui s'en faisaient une arme contre lui. La correspondance et la conversation de sir Edmond Lyons étaient le bruyant écho de tous les désordres locaux, de tous les actes irréguliers ou violents, de tous les inconvénients intérieurs ou extérieurs qu'enfantait cette situation, et il en tirait une incessante accusation contre le cabinet qui ne savait pas ou ne voulait pas en préserver le pays. Sir Edmond s'en plaignait un jour vivement à M. Colettis lui-même; le ministre de Prusse, M. de Werther, appuyait ses plaintes; M. Piscatory, présent à l'entretien, gardait le silence, ne voulant pas contester un mal dont il reconnaissait la réalité: «Vous me demandez que le gouvernement soit partout présent et actif, leur dit M. Colettis, qu'il impose partout sa règle; vous voulez que je mette toutes voiles dehors. Je vous préviens que la mâture entière cassera.»

Malgré ses prévisions inquiètes, M. Colettis entreprit de porter remède aux maux dont on se plaignait; il donna à toutes les autorités, à tous les agents du pouvoir des ordres sévères pour que les abus, les illégalités, les vexations de parti, les excursions de frontières, tous les désordres locaux, fussent réprimés; il en fit arrêter et punir les auteurs. Plusieurs condamnés à mort, pour de vrais et odieux actes de brigandage, étaient en prison, car on n'avait pas encore osé leur infliger la peine légale de leurs crimes; il les fit exécuter. Le mécontentement pénétra dans son propre parti; irrités de mesures qui restreignaient leur pouvoir, leur indépendance, leurs avantages de tout genre, quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes joignirent leurs séditions à celles de ses adversaires. Un vaillant et populaire chef de Pallicares, Griziottis, qui avait soutenu jusque-là le régime constitutionnel et M. Colettis, prit les armes dans l'Eubée pour leur résister. Toutes ces tentatives furent énergiquement combattues et vaincues; la plupart des fonctionnaires et l'armée restèrent fidèles au pouvoir légal. Dans la rencontre qui mit fin à sa révolte, Griziottis eut le bras emporté: M. Piscatory, en félicitant le premier ministre de la victoire, vit des larmes rouler dans ses yeux: «Quand nous n'aurons plus de tels hommes, lui dit Colettis, que deviendra l'avenir du pays?» Le chef de gouvernement faisait son devoir, mais en conservant dans son âme les ambitions du Grec et les sympathies du vieux guerrier.

C'était là une situation singulièrement tendue et périlleuse. Sir Edmond Lyons en exagérait beaucoup à son gouvernement les maux et les périls, et il les attribuait entièrement à M. Colettis dont il méconnaissait, avec un aveuglement passionné, les fermes intentions, les qualités supérieures et les succès dans la politique d'ordre et de paix. Abusés par ces rapports, et me croyant abusé de mon côté par les rapports contraires de M. Piscatory, lord Aberdeen et sir Robert Peel persistaient dans leur méfiance malveillante envers M. Colettis et la lui témoignaient en toute occasion. Dans l'automne de 1845, le prince de Metternich, causant à Francfort avec lord Aberdeen, fit sur lui, selon l'expression du comte de Flahault «une charge à fond» pour changer sa disposition envers le chef du ministère grec, mais sans succès; les traditions de la politique anglaise, le déplaisir et l'échec qu'elle subissait à Athènes et les embarras de la situation parlementaire, étaient plus forts que mes renseignements et mes raisonnements, et maintenaient, entre nous, la dissidence. Je n'en ressentais cependant pas une inquiétude grave; lord Aberdeen était loin d'avoir, dans le jugement de sir Edmond Lyons, une entière confiance; sir Robert Peel lui-même le blâmait d'avoir pris à Athènes l'attitude d'un homme de parti, et de s'être plus préoccupé de ses mortifications personnelles que des intérêts de son pays ou de ceux de la Grèce. Je ne craignais pas que le cabinet anglais se portât, envers celui d'Athènes, à aucune mesure violente, ni que notre dissentiment dans ce coin du monde altérât la bonne entente qui subsistait d'ailleurs entre nous: «Il faut vivre avec ce mal là, écrivais-je à M. Piscatory; nous ne sommes pas en train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne. De la bonne politique faite en commun valait mieux pour tout le monde; faisons-la seuls. Je n'ai pas besoin de vous recommander, envers nos adversaires d'Athènes, la mesure froide et le dédain des mauvais petits procédés.»

Mais, à la fin de juin 1846, je perdis la sécurité que, malgré nos dissentiments, m'inspiraient, pour les affaires de Grèce, le caractère et la politique générale du cabinet anglais. La réforme des lois sur les céréales entraîna sa chute. Sir Robert Peel et lord Aberdeen sortirent du pouvoir. Lord Palmerston reprit le gouvernement des affaires étrangères. Je connaissais les dispositions qu'il y apportait, sa façon de les traiter, et sa confiance dans sir Edmond Lyons, l'un de ses plus dévoués et plus hardis agents. Je pressentis à quel point les difficultés de la situation s'aggraveraient bientôt à Athènes pour M. Colettis et pour nous. Mon pressentiment ne me trompait pas.

Je me donne la satisfaction d'insérer ici la lettre que je reçus alors de sir Robert Peel, en réponse à celle que je lui avais adressée pour lui exprimer mon profond regret de sa retraite. Je n'avais pas avec lui l'intimité qui s'était formée entre lord Aberdeen et moi; nos impressions, à mesure que les événements survenaient, n'avaient pas toujours été d'accord; il avait même quelquefois laissé percer, à mon occasion, un peu d'impatience et d'inquiétude. Mais nous avions, au fond et dans l'ensemble, la même pensée dominante, le même but général; nous avions, l'un et l'autre, à coeur d'imprimer, à la politique de nos deux pays, le même caractère. Il prit plaisir à me donner, en nous séparant, un gage de notre harmonie, et je prends plaisir à le reproduire: «Mon cher monsieur Guizot, m'écrivit-il, je regretterais profondément ma retraite si je ne me sentais assuré que nos efforts unis, pendant les années qui viennent de s'écouler, ont donné, à l'entente cordiale entre l'Angleterre et la France, des fondements assez solides pour supporter le choc des chances ordinaires et des changements personnels dans l'administration, du moins dans celle de ce pays-ci. Grâce à une confiance réciproque, à une égale foi dans l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables jalousies et de rivalités obstinées; elles ont appris à estimer dans toute sa valeur cette influence morale et sociale que les bonnes et cordiales relations entre l'Angleterre et la France exercent partout, à l'appui de tout bon et salutaire dessein. Sans cette confiance et cette estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi au point de devenir de redoutables querelles nationales! Croyez bien à mon sérieux désir de contribuer toujours, soit comme homme public, soit comme simple particulier, à la continuation et à l'accomplissement de cette grande oeuvre, et soyez assuré aussi de mon inaltérable amitié comme de mon estime et de mon respect le plus sincère.»

Pendant quelques mois, on put croire que lord Palmerston trouverait difficilement une occasion spécieuse pour manifester son mauvais vouloir envers M. Colettis et pour rétablir à Athènes l'empire de sir Edmond Lyons. Le gouvernement grec agissait utilement et s'affermissait; l'ordre et le travail étaient en progrès sensible dans le pays. M. Piscatory, qui était venu passer en France quelques semaines de congé, m'écrivit en rentrant à Athènes[103]: «J'ai retrouvé la Grèce parfaitement tranquille, à cela près d'un peu de désordre dans l'Acarnanie où une querelle entre les Grivas donne un peu d'embarras qui n'est rien. Le sol et le commerce donneront cette année leurs produits en grande abondance. Il y a très-réelle, très-évidente prospérité, et qui plus est, elle est très-sentie. Vous savez que Colettis est parvenu à faire exécuter les brigands condamnés à mort. L'effet a été grand, même sur l'esprit de Lyons. Peu d'hommes ont été à ce triste spectacle; pas une femme. La Grèce a encore le droit de dire les Barbares

[Note 103: Le 20 octobre 1846.]

Un incident inattendu amena, pour M. Colettis, un grave embarras, et fournit contre lui, à sir Edmond Lyons, une nouvelle occasion d'attaque. Un officier grec, Tzami Karatasso, fils d'un ancien et vaillant chef pallicare, avait été accusé, en 1841, d'avoir suscité en Thessalie un mouvement d'insurrection contre la Porte. Arrêté alors par ordre du gouvernement grec, il avait été d'abord enfermé dans la forteresse de Nauplie, puis fugitif aux îles Ioniennes, puis confiné à Égine, et il n'avait obtenu du gouvernement grec sa réintégration dans son grade qu'après une longue épreuve d'exil et de soumission. La révolution du 15 septembre 1843 le remit en faveur, et il devint, à cette époque, l'un des aides de camp du roi Othon. Aucune plainte ne vint, à ce sujet, de Constantinople, et la légation turque à Athènes témoignait à Tzami Karatasso les mêmes égards qu'aux autres officiers de son rang. Dans les premiers jours de 1847, il eut besoin, pour ses affaires particulières, d'aller à Constantinople; il obtint du roi Othon un congé de quelques semaines, et du ministre des affaires étrangères un passe-port; mais quand il alla demander à la légation turque le visa de son passe-port, ce visa lui fut refusé. Le ministre de Turquie, M. Musurus, chargea l'un de ses secrétaires d'aller donner à M. Colettis les motifs de ce refus: «J'en exprimai à M. Konéménos mon chagrin, m'écrivit M. Colettis[104]; je lui fis remarquer que les antécédents de M. Tzami Karatasso, quels qu'ils fussent, avaient été expiés, et que, dans sa situation nouvelle, il offrait des garanties incontestables d'une conduite régulière. J'engageai M. le ministre de Turquie à réfléchir et à me faire savoir ses dernières décisions avant que je ne visse le roi. M. Konéménos me quitta en me promettant de m'apporter, le lendemain matin, la réponse définitive de son chef. Le lendemain, j'attendis vainement cette réponse pendant toute la journée. Le soir, à huit heures et demie, il y avait bal privé à la cour; je dus m'y rendre; j'y trouvai tout le corps diplomatique, et un instant après, le bal n'ayant pas encore commencé, le roi me fit appeler dans ses appartements. Sa Majesté me demanda des renseignements sur l'affaire du passe-port. Je ne pus répondre au roi que ce que j'avais appris par M. Konéménos et ce que je lui avais répondu; quant à la dernière résolution de M. le ministre de Turquie, il ne me l'avait point fait connaître. Sa Majesté me parut très-péniblement impressionnée et très-offensée du procédé de M. Musurus. Au cercle des diplomates, le roi s'approcha de M. Musurus et lui dit «qu'il aurait cru que le roi et sa garantie méritaient plus de respect.» M. Musurus ne répondit pas un mot. Après le cercle, il passa dans les salons où il s'entretint avec M. Lyons et M. Maurocordato; puis, il s'approcha de moi, et me demanda si j'avais rapporté au roi ce qu'il m'avait fait dire par M. Konéménos; je répondis que je l'avais fait, en ajoutant que M. Konéménos ne m'avait pas apporté la réponse qu'il m'avait fait espérer. M. Musurus me dit alors que l'affaire était délicate et que la responsabilité en pèserait sur moi. Je me vis donc dans la nécessité de lui répondre que, lorsqu'il s'agissait de la dignité de mon souverain et de mon pays, j'acceptais toute espèce de responsabilité. Quelques instants après, M. Musurus, prétextant une indisposition de sa femme, se retira suivi des employés de sa légation.»

[Note 104: Le 30 janvier 1847.]

Ainsi vivement engagée par les vives paroles du roi Othon en personne, la question, si mince en elle-même, s'envenima et s'aggrava de jour en jour; la Porte demanda expressément, et comme son ultimatum, que des excuses fussent faites officiellement à M. Musurus; sans quoi, il avait ordre de quitter sous trois jours Athènes, par le même bateau qui lui apportait ses instructions. Fier pour son pays, pour son roi et pour lui-même, M. Colettis repoussa cette injonction impérieuse: «Que faire? demanda-t-il à M. Piscatory.—Ne rien faire de ce qui est imposé; faire très-franchement, très-complètement ce qu'on peut faire dignement, et rendre les explications dignes en les élevant jusqu'aux souverains eux-mêmes.» Empressé à couvrir de sa responsabilité personnelle ce qu'il y avait eu d'un peu imprudent et inopportun dans les paroles du roi Othon à M. Musurus, M. Colettis adopta et mit en pratique, avec sa forte dignité, le conseil de notre ministre; il écrivit à Ali-Effendi, ministre des affaires étrangères de la Porte, et le roi Othon écrivit au sultan lui-même. Les deux lettres étaient franches, graves, et expliquaient avec convenance l'incident survenu au bal de la cour, en en reportant la première cause sur les procédés malveillants de M. Musurus dans tout le cours de sa mission. L'attitude et le langage du roi de Grèce et de son ministre furent approuvée, non-seulement dans le corps diplomatique d'Athènes, sauf par sir Edmond Lyons, mais à Vienne, à Berlin et à Saint-Pétersbourg; le prince de Metternich en exprima même son sentiment dans une note adressée à son internonce à Constantinople, M. de Stürmer. Mais la Porte se sentant appuyée ailleurs, persista dans ses exigences. On eut, de part et d'autre, l'air de chercher des expédients, des moyens termes d'accommodement: au fond on espérait un peu à Athènes que cette querelle amènerait le rappel de M. Musurus; on s'en promettait, à Constantinople, la chute de M. Colettis. Toutes les propositions furent repoussées, et le 1er avril 1847, les relations diplomatiques furent rompues entre les deux États.

Au milieu de cette complication, une autre question et un autre péril s'élevèrent: non plus entre la Grèce et la Turquie, mais entre la Grèce et les trois puissances protectrices. Je dis les trois puissances, je devrais dire l'une des trois puissances, l'Angleterre. Il s'agissait du payement des intérêts de l'emprunt grec pour les années 1847 et 1848. La Grèce était hors d'état d'y pourvoir complètement par ses propres et seules ressources. Que la mauvaise administration grecque, son inexpérience, ses désordres fussent la principale cause de cette insuffisance financière dans un pays d'ailleurs en progrès, rien n'était plus certain; mais le mal ainsi expliqué n'en subsistait pas moins. M. Colettis faisait, pour y porter remède, des efforts plus sincères qu'habiles; il n'avait ni les habitudes, ni les instincts de la régularité administrative. De plus, il venait d'être malade, assez gravement malade pour m'inspirer, comme à ses amis d'Athènes, une vive inquiétude: «La perte serait immense, écrivis-je à M. Piscatory; non-seulement il sert bien son pays, mais il lui fait honneur, le plus grand service qu'on puisse rendre à un pays. La Grèce a ressuscité, grâce à quelques noms propres, anciens et modernes. Elle a besoin que M. Colettis n'aille pas rejoindre sitôt le bataillon de Plutarque. J'attendrai bien impatiemment le prochain paquebot.» Il m'apporta de bonnes nouvelles: M. Colettis était rétabli et offrait aux puissances protectrices, pour le payement des intérêts de l'emprunt grec en 1848, des garanties sérieuses. Les cabinets français et russe se montrèrent disposés à en tenir compte, et à donner encore à la Grèce du temps et de l'appui, tout en insistant fortement pour des réformes efficaces dans son administration. Lord Palmerston saisit au contraire cette occasion de porter à M. Colettis un rude coup; il se déclara décidé à exiger, pour la part de l'Angleterre, le payement immédiat du semestre de 1847, et trois vaisseaux anglais eurent ordre de partir de Malte pour aller, dans les eaux de la Grèce, mettre à exécution cette exigence. J'informai sur-le-champ M. Piscatory du péril[105], et je donnai en même temps, à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin[106], avis de l'attitude que tiendrait le gouvernement français. Quelques jours s'écoulèrent: «Pourquoi ces vaisseaux ne sont-ils pas encore ici? m'écrivit M. Piscatory[107]; la cause en est probablement dans de furieux vents du nord. Arrivés, que feront-ils? On écrit de Londres qu'ils mettront la main sur Égine. On dit ici que ce sera sur la douane de Syra ou de Patras. C'est vous qui dites vrai quand vous prévoyez qui c'est de l'intimidation qu'ils apportent. De loin, ils n'agissent pas. De près, nous verrons. Le Roi est très-ferme. Colettis est rajeuni. Quant au pays, il ressemble si peu à tout ce que nous connaissons que je n'oserais me prononcer. Pour moi, je veille sur toutes mes paroles; je ne fais pas de plan de campagne; à chaque jour suffira sa peine. Ne pas nous commettre à la suite des Grecs et ne pas les abandonner, ce sont-là, ce me semble, les deux bords du canal où il s'agit de naviguer. Je ferai de mon mieux.»

[Note 105: Le 11 mars 1847.]

[Note 106: Les 20, 30, 31 mars 1847.]

[Note 107: Le 29 mars 1847.]

L'émotion fut vive à Athènes: en présence des vaisseaux anglais au Pirée, des menaces de sir Edmond Lyons et des mesures hostiles de la Porte, on se demandait: «Que va-t-il arriver? Le roi Othon cédera-t-il? M. Colettis se retirera-t-il? Un nouveau cabinet se formera-t-il, et lequel?» Les ministres d'Autriche et de Prusse, sans abandonner M. Colettis, lui conseillaient la retraite: «Vous avez sur les bras, lui disaient-ils, la colère de lord Palmerston, les vengeances de la Porte, les exigences pécuniaires, les désordres provoqués. Cédez la place et voyez ce que fera un ministère Maurocordato. Il est douteux qu'il se forme. S'il y réussit, le terrain sera bientôt déblayé de tout ce qu'on y jette aujourd'hui pour embarrasser votre marche; plus tard, vous reviendrez plus fort.» M. Colettis écoutait sans discuter; M. Piscatory, sans l'exciter, se montrait résolu à le soutenir fermement; hors d'Athènes, le pays était plus irrité qu'inquiet. Le roi Othon était moins disposé que personne à céder: convaincu que, s'il se séparait de M. Colettis, la désaffection du pays en serait la conséquence inévitable, il disait tout haut: «Je consens, si cela doit arriver, à être chassé par une force extérieure; mais être repoussé par le pays lui-même, non; j'aime mieux courir tous les risques que cette chance-là.» La reine Amélie, courageuse et digne, le confirmait dans sa résolution. Fort de l'appui du roi et du peuple, et surtout de sa propre force, M. Colettis la déploya avec une hardiesse inattendue; il avait dans son cabinet quelques hommes insuffisants ou timides; il forma un ministère nouveau, plus résolu et plus capable. Il rencontrait dans la chambre des députés une opposition tracassière; la chambre fut dissoute, et les élections nouvelles assurèrent au nouveau cabinet une forte majorité. Des séditions éclatèrent sur quelques points du territoire, entre autres à Patras; elles furent immédiatement réprimées. L'un des plus anciens, des plus persévérants et des plus efficaces philhellènes, M. Eynard de Genève, qui savait mettre généreusement sa fortune au service de sa cause, fit à la Grèce une avance de 500,000 francs pour payer à l'Angleterre le semestre exigé. Les vaisseaux anglais se promenaient dans les mers grecques, changeant fréquemment de mouillage, mais sans agir autrement que par une tentative d'intimidation qui demeurait vaine. L'habile énergie de M. Colettis, la ferme adhésion du roi Othon à son ministre et le sentiment général du pays s'élevaient de jour en jour au-dessus des périls de la situation.

Dieu, pour nous avertir même quand il nous glorifie, fait éclater la fragilité de l'homme à côté de sa grandeur. Le 10 septembre 1847, au moment même où M. Colettis déployait, en présence des plus graves périls, ses plus rares qualités, et semblait près d'en recueillir le fruit, M. Piscatory m'écrivit: «Après une longue lutte de quatorze jours, la plus énergique que puissent soutenir, contre un mal sans remède, une constitution bien forte et une âme bien ferme, M. Colettis expire. La fin de la journée sera probablement celle de ses souffrances et de sa vie. Pour qui l'aura vu à ses derniers moments, la mort sera une partie de la gloire de ce bon et grand citoyen. Il n'a rien perdu de sa force ni de son calme. Dès les premiers jours, il discutait son mal et le déclarait incurable. Convaincu de l'inefficacité des remèdes, il les acceptait de la main de ses amis. Chaque jour, le Roi venait le voir. Soit qu'elle n'en eût pas le courage, soit qu'elle ne crût pas le danger si imminent, Sa Majesté a trop tardé à demander les derniers conseils d'un homme dont elle sent profondément la perte. Hier, faisant effort pour contenir ses larmes, le Roi est venu causer avec lui une dernière fois. M. Colettis m'a fait appeler pour le soutenir sur son séant; mais déjà ses forces l'avaient abandonné; prenant la main du Roi: «Sire, lui a-t-il dit, j'aurais beaucoup à dire à Votre Majesté: mais je ne le puis plus; Dieu permettra peut-être que demain j'en aie la force.»

—«Vous aussi, mon ami, m'a dit M. Colettis après le départ du Roi, j'aurais beaucoup à vous dire. C'est impossible. Remerciez votre roi et votre reine des bontés dont ils m'ont toujours honoré. Parlez de moi à mes amis de France. Faites mes adieux à M. Guizot, à M. de Broglie, à M. Eynard. Jusqu'au dernier moment, autant que je l'ai pu, j'ai suivi leurs conseils, ils doivent être contents de moi. Le Roi vient de me dire que tout le monde, mes ennemis et mes amis, s'intéressent à moi. Cela me fait plaisir. Mais je laisse mon pays bien malade. Mon oeuvre n'est pas achevée. Pourquoi le Roi n'a-t-il pas voulu me connaître il y a douze ans? Aujourd'hui je mourrais tranquille. Je ne puis plus parler. Recouchez moi; je voudrais dormir.»

«Depuis lors, les moments de calme et de suffocation se succèdent rapidement. Dans de courts instants de délire, on l'entend redire les chants de sa jeunesse.»

M. Colettis mourut le 12 septembre 1847, «sans que les plus cruelles douleurs ni de patriotiques regrets eussent vaincu un seul instant, m'écrivit M. Piscatory, son inébranlable fermeté et ce calme qui était une puissance. Exposé pendant vingt-quatre heures, son corps a reçu, selon l'usage, le baiser d'adieu de toute une population qui l'a suivi tout entière jusqu'au bord de la tombe. Un orage grondait et le bruit du tonnerre se mêlait aux détonations de l'artillerie: «Dieu pense comme nous, a dit la reine; il sait ce que valait l'homme qui vient de mourir.»

Le roi Othon fit publier le lendemain cette ordonnance:

«Ayant appris avec une profonde douleur la mort du président de notre conseil, ministre de notre maison royale et des affaires étrangères, M. Jean Colettis, de ce grand citoyen qui, après avoir glorieusement combattu pour la patrie, a rendu à notre trône les plus éminents services, nous ordonnons que tous les employés civils et militaires portent un deuil de cinq jours.»

Cet ordre du roi, contre-signé par les six ministres collègues de M. Colettis, parmi lesquels se trouvaient deux des noms les plus glorieux de la guerre pour l'indépendance de la Grèce, Tzavellas et Colocotroni, fut universellement et scrupuleusement exécuté.

Roi et peuple n'étaient que justes et clairvoyants dans leurs regrets et leurs hommages. La Grèce perdait, dans M. Colettis, le plus glorieux parmi les survivants des guerriers qui avaient conquis son indépendance, le seul qui fût devenu un éminent politique. Le roi Othon avait trouvé en lui un ministre fermement monarchique en même temps qu'ardemment patriote. Le patriotisme grec, la délivrance, l'indépendance et la grandeur de la race grecque étaient l'unique passion de M. Colettis. Aucun intérêt, aucun désir, aucun plaisir personnel ne se mêlaient, en lui, à cette passion; dans aucun pays ni dans aucun temps, aucun patriote n'a été plus exempt de tout égoïsme, de l'égoïsme vaniteux comme de l'égoïsme sensuel. M. Colettis n'avait besoin de rien, sinon du succès de sa patrie. Sa vie était aussi simple et dénuée que son âme était haute et dévouée. Ministre d'un roi chancelant, il porta dans le gouvernement un profond sentiment de la dignité du pouvoir, et le ferme dessein de la faire respecter, dans le prince qu'il servait comme dans les assemblées politiques de son pays. Le régime constitutionnel était pour lui un moyen plutôt qu'un but, car il avait bien plus à coeur le grand avenir national de la Grèce que le développement régulier de ses libertés intérieures et individuelles. La perspective, le désir, l'espérance de la régénération de toute la nation grecque étaient la constante préoccupation de sa pensée, même quand il en reconnaissait l'impossibilité actuelle, et quand son ferme bon sens réprimait les élans un peu chimériques de son imagination. Qu'eût-il fait, qu'eût-il tenté du moins pour cette grande cause s'il eût vécu plus longtemps en possession du pouvoir dans le petit État grec et en présence des complications et des luttes survenues entre les grands États européens? Nul ne le saurait dire. Il est de ceux qui sont morts avant d'avoir montré, dans le cours d'une vie grande pourtant et glorieuse, tout ce qu'ils avaient dans l'âme et tout ce qu'ils étaient capables d'accomplir.

Trois mois après la mort de M. Colettis, le roi Louis-Philippe, sur ma proposition, rappela M. Piscatory d'Athènes où la politique française cessait d'être activement en scène, et le nomma son ambassadeur à Madrid où notre succès récent dans la question des mariages espagnols nous donnait une situation plus grande et plus difficile encore à maintenir.

CHAPITRE XLIII

LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT, LES JÉSUITES ET LA COUR DE ROME. (1840-1846.)

En quoi consiste la liberté d'enseignement.—Résolution du cabinet du 29 octobre 1840 de tenir, à cet égard, la promesse de la charte de 1830.—Divers projets de loi présentés par MM. Villemain et Salvandy.—Caractère de l'Université de France, corps essentiellement laïque et national.—Que la liberté d'enseignement peut et doit exister en même temps que l'Université.—Succès permanent de l'Université.—Difficulté de sa situation quant à l'éducation religieuse.—Légitimité et nécessité de la liberté d'enseignement.—Lutte entre l'Université et une partie du clergé.—Par quelle fâcheuse combinaison les jésuites devinrent les principaux représentants de la liberté d'enseignement.—Du caractère primitif et historique de la congrégation des jésuites.—Méfiance et irritation publique contre elle.—On demande que les lois de l'État qui la frappent soient exécutées.—Je propose que la question des jésuites soit portée d'abord à Rome, devant le pouvoir spirituel de l'Église catholique.—Le Roi et le conseil adoptent ma proposition.—M. Rossi est nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire par intérim à Rome.—Motifs de ce choix.—Négociation avec la cour de Rome pour la dissolution en France de la congrégation des jésuites, sans l'intervention du pouvoir civil.—Embarras et hésitation de la cour de Rome.—Grégoire XVI et le cardinal Lambruschini.—Succès de M. Rossi.—Le Saint-Siège décide la Société de Jésus à se dissoudre d'elle-même en France.—Effet de ce résultat de la négociation.—Efforts pour en retarder ou en éluder l'exécution.—Ces efforts échouent et les mesures convenues continuent de s'exécuter, quoique lentement.—Maladie du pape Grégoire XVI.—Troubles dans la Romagne.—M. Rossi est nommé ambassadeur ordinaire de France à Rome.—Mort de Grégoire XVI.—Pressentiments du conclave.

La liberté d'enseignement fut, en 1830, l'une des promesses formelles de la Charte.

La liberté d'enseignement est l'établissement libre et la libre concurrence des écoles, des maîtres et des méthodes. Elle exclut tout monopole et tout privilège, avoué ou déguisé. Si des garanties préalables sont exigées des hommes qui se vouent à l'enseignement, ainsi que cela se pratique pour ceux qui se vouent au barreau et à la médecine, elles doivent être les mêmes pour tous.

La liberté d'enseignement n'enlève point à l'État sa place et sa part dans l'enseignement, ni son droit sur les établissements et les maîtres voués à l'enseignement. L'État peut avoir ses propres établissements et ses propres maîtres. La puissance publique est libre d'agir, aussi bien que l'industrie privée. C'est à la puissance publique qu'il appartient de déterminer les garanties préalables qui doivent être exigées de tous les établissements et de tous les maîtres. Le droit d'inspection sur tous les établissements d'instruction, dans l'intérêt de l'ordre et de la moralité publique, lui appartient également.

Là où le principe de la liberté d'enseignement est admis, il doit être loyalement mis en pratique, sans effort ni subterfuge pour donner et retenir à la fois. Dans un temps de publicité et de discussion, rien ne décrie plus les gouvernements que les promesses trompeuses et les mots menteurs.

Le cabinet du 29 octobre 1840 voulait sérieusement acquitter, quant à la liberté d'enseignement, la promesse de la Charte. Personne n'y était plus engagé et plus décidé que moi. Par la loi du 28 juin 1833, que j'avais présentée et fait adopter, la liberté d'enseignement était fondée dans l'instruction primaire. J'ai déjà dit dans ces Mémoires[108], comment je tentai, en 1836, de la fonder aussi dans l'instruction secondaire, et par quelles causes le projet de loi que j'avais proposé dans ce but demeura vain. En 1841 et 1844, M. Villemain en proposa deux autres plus compliqués que le mien, et qui, sans résoudre pleinement la question, faisaient faire au principe de la liberté de notables progrès. Ils rencontrèrent une vive opposition et n'aboutirent à aucun résultat. En 1847, M. de Salvandy, devenu ministre de l'instruction publique après la retraite que la maladie avait imposée à M. Villemain, présenta aux chambres de nouveaux projets qui ne furent pas plus efficaces. Dans les divers débats qui s'élevèrent à ce sujet, entre autres le 31 janvier 1846, à la chambre des députés, je m'appliquai à mettre en lumière les deux idées qui dominaient cette question, et devaient en fournir la solution: «En matière d'instruction publique, dis-je, tous les droits n'appartiennent pas à l'État; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs, mais antérieurs aux siens, et qui coexistent avec les siens. Ce sont d'abord les droits de la famille. Les enfants appartiennent à la famille avant d'appartenir à l'État. L'État a le droit de distribuer l'enseignement, de le diriger dans ses propres établissements et de le surveiller partout; il n'a pas le droit de l'imposer arbitrairement et exclusivement aux familles sans leur consentement et peut-être contre leur voeu. Le régime de l'Université impériale n'admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles.

[Note 108: Tome III, pages 105-109.]

«Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, les droits des croyances religieuses. Napoléon a très-bien compris la grandeur et la puissance de la religion; il n'a pas également bien compris sa dignité et sa liberté. Il a souvent méconnu le droit qu'ont les hommes chargés du dépôt des croyances religieuses de les maintenir et de les transmettre, de génération en génération, par l'éducation et l'enseignement. Ce n'est pas là un privilége de la religion catholique; ce droit s'applique à toutes les croyances et à toutes les sociétés religieuses; catholiques ou protestants, chrétiens ou non chrétiens, c'est le droit des parents de faire élever leurs enfants dans leur foi, par les ministres de leur foi. Napoléon, dans l'organisation de l'Université, ne tint pas compte du droit des familles, ni du droit des croyances religieuses. Le principe de la liberté d'enseignement, seule garantie efficace de ces droits, était étranger au régime universitaire.

«C'est à la Charte et au gouvernement de 1830 que revient l'honneur d'avoir mis ce principe en lumière et d'en avoir poursuivi l'application. Il y a non-seulement engagement et devoir, il y a intérêt, pour la monarchie constitutionnelle, à tenir efficacement cette promesse. Quelque éloignées qu'elles aient été, à leur origine, des principes de la liberté, les grandes créations de l'Empire, celles-là du moins qui sont réellement conformes au génie de notre société, peuvent admettre ces principes et y puiser une force nouvelle. La liberté peut entrer dans ces puissantes machines créées pour le rétablissement et la défense du pouvoir. Quoi de plus fortement conçu dans l'intérêt du pouvoir que notre régime administratif, les préfectures, les conseils de préfecture, le conseil d'État? Nous avons pourtant fait entrer dans ce régime les principes et les instruments de la liberté: les conseils généraux élus, les conseils municipaux élus, les maires nécessairement pris dans les conseils municipaux élus, ces institutions très-réelles et très-vivantes qui, de jour en jour, se développeront et joueront un plus grand rôle dans notre société, sont venues s'adapter au régime administratif que nous tenions de l'Empire. La même chose peut se faire pour la grande institution de l'Université, et le pouvoir y trouvera son profit aussi bien que la liberté. Pour qu'aujourd'hui le pouvoir s'affermisse et dure, il faut que la liberté lui vienne en aide. Dans un gouvernement public et responsable, en face des députés du pays assis sur ces bancs, au pied de cette tribune, sous le feu de nos débats, c'est un trop grand fardeau que le monopole, quelles que soient les épaules qui le portent. Il n'y a point de force, point de responsabilité qui puisse y suffire; il faut que le gouvernement soit déchargé d'une partie de ce fardeau, que la société déploie sa liberté au service de ses affaires, et soit elle-même responsable du bon ou mauvais usage qu'elle en fait.»

Je ne change rien aujourd'hui au langage que je tenais ainsi en 1846. Mieux qu'aucune autre des créations impériales, l'Université pouvait accepter le régime de la liberté et la concurrence de tous les rivaux que la liberté devait lui susciter, car de toutes les institutions de ce temps, celle-là était peut-être la mieux adaptée et à son but spécial, et à l'état général de la société moderne. Au milieu des préventions contraires de beaucoup d'esprits, Napoléon comprit que l'instruction publique ne devait pas être livrée à la seule industrie privée, qu'elle ne pouvait pas non plus être dirigée, comme les finances ou les domaines de l'État, par une administration ordinaire, et qu'il y avait là des faits moraux qui appelaient une tout autre organisation. Pour donner aux hommes chargés de l'enseignement public une situation au niveau de leur mission, pour assurer à ces existences si simples, si faibles et si dispersées, la considération et la confiance en elles-mêmes dont elles ont besoin pour se sentir fières et satisfaites dans leur modeste condition, il faut qu'elles soient liées à un grand corps qui leur communique sa force et les couvre de sa grandeur. En créant ce corps sous le nom d'Université, Napoléon comprit en même temps qu'il devait différer essentiellement des anciennes corporations religieuses et enseignantes; par leur origine et leur mode d'existence, ces corporations étaient étrangères à la société civile et à son gouvernement; point de participation active à la vie sociale; point d'intérêts semblables à ceux de la masse des citoyens. C'était la conséquence du célibat, de l'absence de la propriété individuelle et d'autres causes encore. Les corporations religieuses étaient en même temps étrangères au pouvoir civil qui ne les gouvernait point et n'exerçait sur elles qu'une influence indirecte et contestée. Le caractère et l'esprit laïques dominent essentiellement dans la société moderne; pour bien comprendre cette société et en être accepté avec confiance, le corps enseignant doit aussi être laïque, associé à tous les intérêts de la vie civile, aux intérêts de famille, de propriété, d'activité publique; tout en remplissant sa mission spéciale, il faut qu'il soit intimement uni avec le grand et commun public. Il faut aussi que ce corps soit uni à l'État, tienne de lui ses pouvoirs et son impulsion générale. Ainsi fut conçue l'Université dans la pensée de Napoléon; ainsi elle sortit de la main de ce puissant constructeur; corps distinct sans être isolé, capable d'allier la dignité à la discipline, et de vivre en naturelle harmonie avec la société et son gouvernement.

Les faits ont réalisé et justifié ces idées. Depuis plus d'un demi-siècle, l'Université de France a traversé de bien grands événements et subi des épreuves bien diverses; elle a été exposée tantôt aux coups, tantôt aux séductions des révolutions. Quelques faux mouvements, quelques exemples d'entraînement ou de faiblesse se sont manifestés dans ses rangs; mais, à tout prendre, elle a fidèlement accompli sa mission et conservé dignement son caractère; elle est restée en harmonie avec l'esprit, les idées, les moeurs laïques et honnêtement libérales de notre société; elle s'est constamment appliquée à élever ou à relever le niveau des études et des esprits; elle a fait servir au progrès et à l'honneur des lettres et des sciences les forces qu'elle recevait de l'État. Et le succès a prouvé et prouve tous les jours le mérite de ses travaux; c'est de ses écoles que sont sortis et que sortent tant d'hommes distingués qui portent dans toutes les carrières l'activité de la pensée, le respect de la vérité, et tantôt le goût désintéressé de l'étudier, tantôt l'art habile de l'appliquer. C'est l'Université qui, au milieu du développement et de l'empire des intérêts matériels, a formé et continue de former des lettrés, des philosophes, des savants, des écrivains, des érudits; elle est aujourd'hui, parmi nous, le plus actif foyer de la vie intellectuelle, et le plus efficace pour en répandre dans la société la lumière et la chaleur.

Sur un seul objet, mais sur l'un des plus graves objets de l'éducation, sur l'éducation religieuse, la situation de l'Université devait être et a été, dès son origine, délicate et difficile. La liberté de conscience et l'incompétence de la puissance civile en matière religieuse sont au nombre des plus précieuses conquêtes et des principes fondamentaux de notre société. L'Université, ce corps délégué et représentant de l'État laïque, ne pouvait être elle-même chargée de l'instruction religieuse, et elle devait en respecter scrupuleusement la liberté. Tout ce qu'elle pouvait et devait faire, c'était d'ouvrir, aux hommes investis de cette mission dans les diverses croyances, les portes de ses établissements, et de les appeler à venir y donner renseignement qu'ils avaient seuls le droit de donner. Mais cette simple admission de l'enseignement religieux dans des établissements auxquels l'autorité religieuse était d'ailleurs étrangère, cette assimilation de l'étude de la religion à d'autres études secondaires qui n'ont que leurs heures spéciales et limitées, ne pouvaient satisfaire pleinement les familles dévouées aux croyances religieuses, ni les hommes chargés d'en conserver et d'en transmettre le dépôt. La religion, sérieusement acceptée et pratiquée, tient trop de place dans la vie de l'homme pour qu'il ne lui en soit pas fait aussi une grande dans l'éducation de l'enfant. Je dis l'éducation et non pas seulement l'instruction. L'Université est surtout un grand établissement d'instruction. La part d'éducation que reçoivent les enfants dans ses écoles est celle qui tient à la discipline et à la vie publique entre égaux: éducation très-nécessaire et salutaire, mais insuffisante pour le développement moral et la règle intérieure de l'âme. C'est surtout au sein de la famille et dans l'atmosphère des influences religieuses que se donne et se reçoit l'éducation morale, avec toutes ses exigences et tous ses scrupules. Il y a un peu d'excessive timidité dans les inquiétudes qu'inspire le régime intérieur de nos établissements d'instruction publique et laïque aux personnes qui se préoccupent surtout de la culture morale des âmes; ces inquiétudes ne sont cependant pas dénuées de motifs sérieux, et on leur doit, en tout cas, beaucoup de respect.

Une autre considération, plus pressante encore, pèse, depuis près d'un demi-siècle, sur l'esprit des croyants, laïques ou prêtres. La religion chrétienne est évidemment en butte à une nouvelle crise de guerre, guerre philosophique, guerre historique, guerre politique, toutes poursuivies au milieu d'un public plein à la fois d'indifférence et de curiosité. L'attaque est libre autant qu'ardente. La défense doit être libre aussi; qui s'étonnera qu'elle soit prévoyante? Qui blâmera les chrétiens, catholiques ou protestants, de leurs efforts pour mettre les générations naissantes à l'abri des coups dirigés contre la foi chrétienne? Elles rencontreront, elles ressentiront assez tôt ces coups dans le monde et dans la vie; qu'elles soient du moins un peu armées d'avance pour leur résister; qu'elles aient reçu ces impressions premières, ces traditions fidèles, ces notions intimes que les troubles même de l'esprit n'effacent pas du fond de l'âme, et qui préparent les retours quand elles n'ont pas empêché les entraînements. Rien donc de plus naturel ni de plus légitime que l'ardeur de l'Église et de ses fidèles pour la liberté de l'enseignement; c'était leur devoir de la réclamer aussi bien que leur droit de l'obtenir. La liberté de l'enseignement est la conséquence nécessaire de l'incompétence de l'État en matière religieuse, car elle peut seule inspirer pleine sécurité aux croyants chrétiens en les mettant en mesure de fonder des établissements où la foi chrétienne soit le fond de l'éducation, tout en s'unissant à une instruction capable d'entrer en concurrence avec celle des écoles de l'État.

L'Université n'avait, quant aux études, rien à redouter de cette concurrence; elle était pourvue de toute sorte d'armes pour la soutenir avec avantage. Et quant à l'éducation morale, la liberté des établissements religieux donnait à l'Université un point d'appui pour résister elle-même au vent de l'incrédulité fanatique ou frivole, et la dégageait en même temps, à cet égard, de toute responsabilité exclusive. Elle pouvait dire à ceux qui ne la trouvaient pas assez renfermée dans son incompétence en matière religieuse: «Comment ne me préoccuperais-je pas vivement de l'intérêt religieux quand j'ai à côté de moi des établissements qui y puisent une grande force morale?» Et à ceux qui ne la trouvaient pas assez chrétienne et catholique: «Rien ne vous oblige à me confier vos enfants; des établissements libres et voués à votre foi vous sont ouverts.» Dans ce double résultat de la liberté d'enseignement, il y avait, pour l'Université, un ample dédommagement à la perte de la domination privilégiée que lui avait attribuée son fondateur.

Mais quand l'obstacle au bien ne se trouve pas dans les choses mêmes, les passions des hommes ne tardent pas à l'y mettre. En s'étendant et en s'échauffant, la lutte pour la liberté d'enseignement changea bientôt de caractère; ce ne furent plus seulement des esprits élevés et généreux, tels que M. de Montalembert et le père Lacordaire, qui la réclamèrent avec éloquence comme leur droit et leur devoir de citoyens et de chrétiens; elle eut des champions aveugles et grossiers qui attaquèrent violemment l'Université, tantôt méconnaissant les services qu'elle avait rendus à l'éducation morale et religieuse aussi bien qu'à l'instruction, tantôt lui imputant des maximes et des intentions qu'elle n'avait point, tantôt la rendant responsable des écarts de quelques-uns de ses membres qui n'étaient pas plus l'image du corps enseignant que quelques ecclésiastiques tombés dans des fautes graves ne sont l'image du clergé lui-même. Des brochures pleines d'acrimonie, d'injure et de calomnie furent publiées à grand bruit, et obtinrent, de quelques évêques, une approbation aussi imprudente en soi qu'injuste envers l'Université. Beaucoup d'évêques et de prêtres judicieux blâmaient ces emportements de la controverse, et auraient volontiers témoigné à l'Université une équité éclairée; mais, dans l'Église comme dans l'État, c'est le mal de notre temps, et de bien des temps, que, lorsque les opinions extrêmes éclatent, les opinions modérées s'intimident et se taisent. Les plus fougueux ennemis de l'Université demeurèrent les tenants de l'arène, et la question de la liberté d'enseignement devint, entre l'Université et l'Église, c'est-à-dire entre l'État et l'Église, une guerre à outrance.

Elle n'en resta pas là; elle se posa bientôt de la façon la plus compromettante pour l'Église; elle passa sur la tête des jésuites. Les jésuites furent, aux yeux du public, les représentants de la liberté d'enseignement.

Plus d'une fois, dans le cours de ma vie publique, à la Sorbonne et dans les Chambres, j'ai exprimé sans réserve ma pensée sur les jésuites, sur leur caractère originaire, leur influence historique et leur situation actuelle dans notre société. Je tiens à reproduire aujourd'hui ce que j'en dis, entre autres, à la Chambre des pairs, le 9 mai 1844, dans l'un de nos grands débats sur la liberté d'enseignement. Non-seulement je n'ai rien à changer dans mes paroles; mais elles expliquent la résolution que j'ai prise et la conduite que j'ai tenue à cette époque, au milieu des attaques et des périls dont la Société de Jésus était l'objet.

«Quand les jésuites ont été institués, disais-je alors, ils l'ont été pour soutenir, contre le mouvement du XVIe siècle, le pouvoir absolu dans l'ordre spirituel, et un peu aussi dans l'ordre temporel. Je ne comprends pas comment on viendrait aujourd'hui élever un doute à cet égard; ce serait insulter à la mémoire du fondateur des jésuites, et je suis convaincu que si Ignace de Loyola, qui était un grand esprit et un grand caractère, entendait les explications et les apologies qu'on essaye de donner aujourd'hui de son oeuvre, il se récrierait avec indignation. Oui, c'est pour défendre la foi contre l'examen, l'autorité contre le contrôle, que les jésuites ont été institués. Il y avait, au moment de leur origine, de fortes raisons pour entreprendre cette grande tâche, et je comprends qu'au XVIe siècle de grandes âmes se la soient proposée. Un problème très-douteux se posait alors; cet empire de la liberté dans le monde de la pensée, cette aspiration de la société à exercer un contrôle actif et efficace sur tous les pouvoirs qui existaient dans son sein, c'était là une immense entreprise; de grands périls y étaient attachés; il pouvait en résulter, et il en est résulté en effet de grandes épreuves pour l'humanité. Il était donc très-naturel que de grands esprits et de grandes âmes tentassent de résister à ce mouvement si vaste, si violent, si obscur. Les jésuites se vouèrent courageusement et habilement à cette difficile tâche. Eh bien! ils se sont trompés dans leur jugement et dans leur travail; ils ont cru que, du mouvement qui commençait alors, il ne sortirait, dans l'ordre intellectuel que la licence, dans l'ordre politique que l'anarchie. Ils se sont trompés; il en est sorti des sociétés grandes, fortes, glorieuses, régulières, qui ont fait, pour le développement, le bonheur et la gloire de l'humanité, plus peut-être qu'aucune des sociétés qui les avaient précédées. L'Angleterre, la Hollande, la Prusse, l'Allemagne, les États-Unis d'Amérique, la France catholique elle-même, voilà les sociétés qui, par des routes diverses et à des degrés inégaux, ont suivi l'impulsion du xvie siècle; voilà les grandes nations et les grands gouvernements que ce grand mouvement a enfantés. Évidemment ce fait a trompé les prévisions du fondateur des jésuites et de sa congrégation; et parce qu'ils se sont trompés, ils ont été battus; battus non-seulement dans les pays où le mouvement qu'ils combattaient a bientôt prévalu, mais dans les pays même où le régime qu'ils soutenaient a longtemps continué d'exister. L'Espagne, le Portugal, l'Italie ont dépéri entre leurs mains, sous leur influence; et dans ces États même les jésuites ont fini par perdre leur crédit et la domination de l'avenir.

«Aujourd'hui que ces faits sont, non pas des opinions, mais des résultats de l'expérience évidents pour tout le monde, aujourd'hui du moins la Société de Jésus reconnaît-elle l'expérience? Admet-elle que le libre examen puisse subsister à côté du pouvoir? que le contrôle public puisse s'exercer sur une autorité qui reste forte et régulière? Si les jésuites admettent ce fait, s'ils sont éclairés par cette expérience, qu'ils viennent prendre leur place parmi nous, libres et soumis à la libre concurrence de tous les citoyens. Mais le public croit, et il a de fortes raisons de croire que les jésuites n'ont pas assez profité de l'expérience faite depuis trois siècles, qu'ils n'ont pas complétement renoncé à la pensée première de leur origine, que l'idée de la lutte contre le libre examen et le libre contrôle des pouvoirs publics n'est pas encore sortie de leur esprit. Si cela est, si les jésuites persistent à méconnaître les résultats de l'expérience, ils apprendront qu'ils se trompent aujourd'hui comme ils se sont trompés il y a trois siècles, et ils seront battus de nos jours comme ils l'ont déjà été.»

J'en demeure convaincu aujourd'hui comme il y a vingt ans; c'était là, quant à l'histoire et à la destinée des jésuites, une juste appréciation du passé et un juste pressentiment de l'avenir; mais dans les Chambres comme dans le public et parmi les amis du cabinet, comme dans l'opposition, les esprits n'étaient pas si calmes ni si équitables; ils étaient plus inquiets que moi de la puissance des jésuites, et moins confiants dans celle de la société et de la liberté. On énumérait les maisons que les jésuites possédaient déjà en France, les oratoires qu'ils desservaient, les propriétés qu'ils acquéraient, les enfants et les jeunes gens qu'ils élevaient, les croyants qui se groupaient autour d'eux. On réclamait contre eux l'exécution des lois dont, sous l'ancien régime, sous l'Empire, et même sous la Restauration, les congrégations religieuses non autorisées avaient été l'objet. Ces lois étaient incontestablement en vigueur, et on peut, sans témérité, affirmer que, si la question avait été portée devant eux, les tribunaux n'auraient pas hésité à les appliquer.

Je ne croyais de telles poursuites ni nécessaires, ni opportunes, ni efficaces. Les luttes du pouvoir civil contre les influences religieuses prennent aisément l'apparence et aboutissent souvent à la réalité de la persécution. L'histoire de nos anciens Parlements en offre de frappants exemples. Nous aurions surtout couru ce risque si nous avions engagé une lutte semblable précisément à propos d'une question de liberté, de cette liberté d'enseignement promise par la Charte et réclamée, non pas seulement pour une congrégation religieuse, mais pour l'Église elle-même. C'était, pour l'État comme pour l'Église, le malheur de la situation que les jésuites fussent, dans cette occasion, l'avantgarde, et, dans une certaine mesure, les représentants de l'Église catholique tout entière; les poursuites et les condamnations qui les auraient frappés auraient gravement envenimé une querelle bien plus grande que la leur propre, et une partie considérable du clergé français en aurait ressenti une vive irritation. Bien souvent d'ailleurs et dans bien des États, on a poursuivi et condamné les jésuites sans les détruire; ils se sont toujours relevés; leur existence a eu des racines plus profondes que les coups qu'on leur a portés; et ce n'est pas aux lois et aux arrêts, c'est à l'état général de la société et des esprits qu'il appartient de combattre et de réduire dans de justes limites leur action. Je proposai au Roi et au conseil, non pas d'abandonner les lois en vigueur contre les congrégations religieuses non autorisées, mais d'en ajourner l'emploi, et de porter la question de la dissolution en France de la Société de Jésus devant son chef suprême et incontesté, devant le pape lui-même. Le pouvoir civil français ne renonçait point ainsi aux armes légales dont il était pourvu; mais, dans l'intérêt de la paix religieuse comme de la liberté et de l'influence religieuse en France, il invitait le pouvoir spirituel de l'Église catholique à le dispenser de s'en servir. Le Roi et le conseil adoptèrent ma proposition.

Par qui pouvais-je la faire présenter et soutenir à Rome avec de sérieuses chances de succès? Elle y devait rencontrer une forte résistance, car nous demandions à la cour de Rome de reconnaître des faits qui lui déplaisaient, et d'infliger un échec à quelques-uns de ses plus dévoués serviteurs. L'ambassadeur que nous avions alors auprès du pape Grégoire XVI, le comte Septime de Latour-Maubourg, était un homme parfaitement honorable, mais malade, inactif, et qui avait à Rome plus de considération que d'influence. Il nous fallait là un homme nouveau, bien connu pourtant du public européen, et dont le nom seul fût un éclatant symptôme du caractère et de l'importance de sa mission. Je donnai à M. de Latour-Maubourg le congé qu'il demandait à raison de sa santé, et le Roi, sur ma proposition, nomma M. Rossi son envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Rome par intérim. Ce qu'un tel choix avait d'un peu étrange était, à mes yeux, son premier avantage: Italien hautement libéral et réfugié hors d'Italie à cause de ses opinions libérales, l'envoi de M. Rossi ne pouvait manquer de frapper, je dirai plus d'inquiéter la cour de Rome; mais il y a des inquiétudes salutaires, et je savais M. Rossi très-propre à calmer celles qu'il devait inspirer, en même temps qu'à en profiter pour le succès de sa mission. Ses convictions libérales étaient profondes, mais larges et étrangères à tout esprit de système ou de parti; il avait la pensée très-libre, quoique non flottante, et nul ne savait mieux que lui voir les choses et les personnes telles qu'elles étaient réellement, et contenir son action de chaque jour dans les limites du possible sans cesser de poursuivre constamment son dessein. Hardi avec mesure, aussi patient que persévérant, et insinuant sans complaisance, il avait l'art de ménager et de plaire tout en donnant, à ceux avec qui il traitait, l'idée qu'il finirait par réussir dans ses entreprises et par obtenir ce qu'on lui contestait. Dans la vie politique et diplomatique, il était de ceux qui n'emportent pas d'assaut et par un coup de force les places qu'ils assiégent, mais qui les cernent et les pressent si bien qu'ils les amènent à se rendre sans trop de colère et comme par une nécessité acceptée.

Il partit pour Rome vers la fin de 1844, visita, avant de s'y établir officiellement, plusieurs points de l'Italie où il avait à coeur de s'entretenir avec d'anciens amis; et je lui adressai, le 2 mars 1845, des instructions ainsi conçues:

«Monsieur, le fâcheux état de la santé de M. le comte de Latour-Maubourg l'ayant obligé de demander un congé qui lui est accordé, le Roi vous a donné un témoignage de haute confiance en vous désignant pour gérer l'intérim de son ambassade à Rome, en qualité d'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire.

«Vous connaissez, monsieur, le caractère de bonne harmonie et d'intimité qui préside à nos rapports avec le saint siége. Vous savez que le souverain pontife se montre animé des sentiments les plus affectueux pour la France et le Roi, et qu'il rend pleine justice à la sollicitude éclairée du Roi et de son gouvernement pour le bien de la religion, comme à leur désir sincère de seconder la juste influence et de concourir à la prospérité et à l'éclat de l'Église de France.

«Le Roi aime à compter, de son côté, sur la bienveillante amitié du saint-père, et sur l'esprit de prudence et de conciliation qu'il continue d'apporter dans l'appréciation des affaires souvent délicates que les deux cours ont à traiter ensemble. Il espère que le concours du chef de l'Église ne lui manquerait pas dans les circonstances où il s'agirait de concilier les droits et les devoirs de la puissance temporelle avec ceux de la puissance spirituelle, et de mettre les nécessités modérées de la politique en harmonie avec les vrais intérêts de la religion.

«Une occasion grave se présente aujourd'hui de réclamer ce concours bienveillant du souverain pontife; et c'est le premier comme le plus important objet de la mission temporaire dont vous êtes chargé.

«La société des jésuites, contrairement aux édits qui l'ont spécialement abolie en France et aux lois qui prohibent les congrégations religieuses non reconnues par l'État, a travaillé depuis quelque temps à ressaisir une existence patente et avérée. Les jésuites se proclament hautement eux-mêmes; ils parlent et agissent comme jésuites; ils possèdent, dans le royaume, au su de tout le monde, des maisons de noviciat, des chapelles, une organisation à part. Ils y forment une corporation distincte du clergé séculier, observant des règles particulières, un mode de vivre spécial, et obéissant à un chef étranger qui réside hors de France.

«Il y a là, d'une part, une violation évidente des lois de l'État et de celles qui constituent la discipline de l'Église gallicane; d'autre part, un danger pressant et grave pour l'État et pour la religion même.

«Les jésuites n'ont jamais été populaires en France. La Restauration, après les avoir tolérés quelque temps, a été obligée de sévir contre eux par les ordonnances du 12 juin 1828. Un cri à peu près universel s'élevait contre eux d'un bout à l'autre du royaume, et la mesure qui fermait leurs colléges et les excluait de l'enseignement public fut accueillie avec joie et reconnaissance.

«Aujourd'hui, les mêmes plaintes éclatent, encore plus nombreuses et plus vives. Le public s'émeut, s'inquiète et s'irrite à l'idée de l'hostilité invétérée et active des jésuites pour nos institutions. On les accuse de s'immiscer toujours dans la politique, et de s'associer aux projets et aux menées des factions qui s'agitent encore autour de nous. On leur attribue les plus violentes et les plus inconvenantes des attaques auxquelles l'Université a été en butte dans ces derniers temps. On redoute de voir le clergé ordinaire entraîné ou intimidé par leur influence. Les grands corps de l'État, les Chambres, la magistrature partagent ces dispositions et ces craintes. Et cet état des esprits est devenu si général, si pressant, et pourrait devenir si grave que le gouvernement du Roi regarde comme un devoir impérieux pour lui de prendre les faits qui en sont la cause en très-grande considération, et d'y apporter un remède efficace.

«Il lui suffirait, pour donner satisfaction à l'esprit public, de faire strictement exécuter les lois existantes contre les jésuites en particulier, et généralement contre les congrégations religieuses non autorisées dans le royaume. Ces lois sont toujours en vigueur; elles assurent au gouvernement tous les moyens d'action nécessaires, et les Chambres seraient bien plus disposées à les fortifier qu'à en rien retrancher. Mais le gouvernement du Roi, fidèle à l'esprit de modération qui règle toute sa conduite, plein de respect pour l'Église, et soigneux de lui éviter toute situation critique et toute lutte extrême, préfère et désire sincèrement atteindre, par une entente amicale avec le saint-siége et au moyen d'un loyal concours de sa part, le but qu'il est de son devoir de poursuivre.

«C'est là, monsieur, ce que vous devez annoncer et demander au saint-siége, en le pressant d'user sans retard de son influence et de son pouvoir pour que les jésuites ferment leurs maisons de noviciat et leurs autres établissements en France, cessent d'y former un corps, et s'ils veulent continuer d'y résider, n'y vivent plus désormais qu'à l'état de simples prêtres, soumis, comme tous les membres du clergé inférieur, à la juridiction des évêques et des curés. La cour de Rome, en agissant ainsi, n'aura jamais fait, de la suprême autorité pontificale, un usage plus opportun, plus prévoyant, et plus conforme à l'esprit de cette haute et tutélaire mission qui appelle le successeur de saint Pierre à dénouer, par l'intervention de sa sagesse, ou à extirper, par l'ascendant de sa puissance spirituelle, les graves difficultés qui, dans les moments de crise ou d'urgence, pourraient devenir, pour l'ordre ecclésiastique, de graves périls.

«Vous connaissez trop bien, monsieur, la question dont il s'agit ici, vous êtes trop pénétré des hautes considérations sur lesquelles il importe d'appeler la plus sérieuse attention du souverain pontife, pour que j'aie besoin d'y insister davantage, et pour que le gouvernement du Roi ne se confie pas pleinement dans l'habileté avec laquelle vous saurez les faire valoir. Nous regretterions bien vivement que le saint-siége, par un refus de concours ou par une inertie que j'ai peine à supposer, nous mît dans l'obligation de prendre nous-mêmes des mesures que le sentiment public de la France et la nécessité d'État finiraient par réclamer absolument.»

Après avoir, le 11 avril 1845, présenté ses lettres de créance à Grégoire XVI qui l'accueillit avec une bonté douce et qui, malgré sa secrète sollicitude, prenait quelque plaisir à s'entretenir en italien avec l'ambassadeur de France, M. Rossi se tint, pendant deux mois, dans une attitude d'observation inactive, uniquement appliqué à bien connaître les faits et les hommes, et à répandre autour de lui, sur ce qu'il venait faire, une curiosité qu'il n'avait garde de satisfaire. Il me rendit compte, le 27 avril, de ses observations, des motifs de son immobilité apparente, et des résultats qu'il en attendait:

«Deux hommes, m'écrivit-il, s'étaient emparés exclusivement de la confiance du saint-père, le cardinal Lambruschini, secrétaire d'État, et le cardinal Tosti, trésorier. La rivalité qu'on prétendait exister entre eux n'était pas réelle; ils avaient, au contraire, une cause commune et des ennemis communs. Seulement, la situation des affaires donnait plus de prise contre le cardinal Tosti; c'est contre lui que se sont réunis d'abord tous les efforts. Il a succombé. C'est contre Lambruschini qu'on travaille en ce moment. Je ne crois pas qu'on vienne à bout de le renverser. Il est infiniment plus habile que Tosti, et mieux ancré dans l'esprit du pape. Mais tout naturellement au fait de ces menées, il évite avec soin tout ce qui pourrait le compromettre et exciter les clameurs du parti exagéré. Pour prévenir une chute, il se fait petit. J'ai pu me convaincre par moi-même qu'il se croit menacé, car tout le monde sait que, dans ce cas, il parle toujours de sa mauvaise santé, du besoin qu'il aurait du repos, etc. Je l'ai vu il y a quatre jours, et il n'a pas manqué de m'en parler.

«Ceci tient à une situation générale. Le cardinal Lambruschini est à la tête du parti génois. La réaction contre ce parti, qui n'était, il y a quelques mois, qu'une velléité, s'est organisée depuis; elle est forte dans ce moment; elle se compose surtout des cardinaux du pays romain (Statisti) contre ceux qu'on appelle les cardinaux étrangers, bien qu'italiens. Les forces paraissent se balancer. Ce sont des escarmouches qui préludent à la bataille du conclave.

«Voilà quant aux personnes. Les choses sont toujours dans un état déplorable, et il n'y a, en ce moment, point d'amélioration à espérer. Bien loin de songer à séculariser l'administration civile, le pape ne veut employer, même parmi les prélats, que ceux qui se sont faits prêtres. A cela s'ajoute l'absence de tout apprentissage et de toute carrière régulière. Un prélat est apte à tout. Le président des armes était un auditeur de rote. C'est comme si nous prenions un conseiller de cassation pour lui confier l'administration de la guerre. Quant aux finances, c'est une plaie dont personne ne se dissimule la gravité. On marche aujourd'hui à l'aide d'un expédient. Le gouvernement a acheté l'apanage que le prince Eugène de Beauharnais avait dans les Marches. Il l'a immédiatement revendu à une compagnie composée de princes romains et d'hommes d'affaires. Les acheteurs verseront le prix dans le trésor pontifical en plusieurs payements, longtemps avant l'époque où le gouvernement pontifical devra payer la Bavière. C'est là l'expédient. En définitive, c'est un emprunt fort cher.

«Cette situation se complique des jésuites. Ils sont mêlés ici à tout; ils ont des aboutissants dans tous les camps; ils sont, pour tous, un sujet de craintes ou d'espérances. Les observateurs superficiels peuvent facilement s'y tromper, parce que la Société de Jésus présente trois classes d'hommes bien distinctes. Elle a des hommes purement de lettres et de sciences, qui devinent peut-être les menées de leur compagnie, mais qui y sont étrangers et peuvent de bonne foi affirmer qu'ils n'en savent rien. La seconde classe se compose d'hommes pieux et quelque peu crédules, sincèrement convaincus de la parfaite innocence et abnégation de leur ordre, et qui ne voient, dans les attaques contre les jésuites, que d'affreuses calomnies. Les premiers attirent les gens d'esprit, les seconds les âmes pieuses. Sous ces deux couches se cache le jésuitisme proprement dit, plus que jamais actif, ardent, voulant ce que les jésuites ont toujours voulu, la contre-révolution et la théocratie, et convaincus que, dans peu d'années, ils seront les maîtres. Un de leurs partisans, et des plus habiles, me disait hier à moi-même: «Vous verrez, monsieur, que, dans quatre ou cinq ans, il sera établi, même en France, que l'instruction de la jeunesse ne peut appartenir qu'au clergé.» Il me disait cela sans provocation aucune de ma part, uniquement par l'exubérance de leurs sentiments dans ce moment; ils croient que des millions d'hommes seraient prêts à faire pour eux, en Europe, ce qu'ont fait les Lucernois en Suisse.

«C'est là un rêve: il est vrai, au contraire, que l'opinion générale s'élève tous les jours plus redoutable contre eux, même en Italie; mais il est également certain que leurs moyens sont considérables; ils disposent de millions, et leurs fonds augmentent sans cesse; leurs affiliés sont nombreux dans les hautes classes; en Italie, ils les ont trouvés particulièrement à Rome, à Modène et à Milan. A Milan, on tient des sommes énormes à leur disposition, pour le moment où ils pourront s'y établir et s'en servir. Je sais dans quelles mains elles se trouvent. Ici, ils sont maîtres absolus d'une partie de la haute noblesse qui leur a livré ses enfants.

«Ce qui est important pour nous, c'est qu'il est certain et en quelque sorte notoire que leurs efforts se dirigent en ce moment, d'une manière toute particulière, vers deux points, la France et le futur conclave. Au fond, ces deux points se confondent, car c'est surtout en vue de la France qu'ils voudraient un pape qui leur fût plus inféodé que le pape actuel.

«Je suis convaincu que le saint-père ne se doute pas de toutes leurs menées et de tous leurs projets. Je vais plus loin; je crois qu'il en est de même de leur propre général, le père Roothaan; je ne le connais pas; mais d'après tout ce qu'on m'en dit, il est comme le doge de Venise dans les derniers siècles; le pouvoir et les grands secrets n'étaient pas à lui; ils n'appartenaient qu'au conseil des Dix.

«Telle est ici la situation générale. Voici la nôtre. Votre Excellence me permettra de lui parler avec une entière franchise; il est important de ne pas se faire d'illusion sur un état de choses qui peut devenir grave d'un instant à l'autre.

«Le saint-père et le gouvernement pontifical sont pénétrés d'une admiration sincère pour le Roi, pour sa haute pensée, pour le système politique qu'il a fait prévaloir. Sans bien comprendre tous les dangers qu'on avait à vaincre, toutes les difficultés qu'on a dû surmonter, ils sentent confusément qu'ils étaient au bord d'un abîme, et qu'ils doivent leur salut à la politique du gouvernement du Roi. Leur reconnaissance est vraie, mais elle n'est ni satisfaite, ni éclairée. Parce qu'on a arrêté l'esprit de révolution et de désordre, ils sont convaincus qu'on peut faire davantage et revenir vers le passé. Tout ce qu'on a fait pour eux n'est pour eux qu'un à-compte. Ignorant jusqu'aux choses les plus notoires chez nous, ne voyant la France et l'Europe qu'à travers trois ou quatre méchants journaux, ne recevant d'informations détaillées que d'un côté, car les hommes sensés et modérés n'osent pas tout dire, de peur d'être suspectés et annihilés, les chefs du gouvernement pontifical partagent au fond, dans une certaine mesure, les espérances des fanatiques; seulement, ils n'ont pas la même ardeur, la même impatience; ils comptent sur le temps, sur les événements, sur leur propre inaction; ils se flattent de gagner sans jouer. Ils ne feront rien contre le Roi, sa dynastie, son gouvernement; mais ils aimeraient bien ne rien faire aussi qui pût déplaire aux ennemis du Roi, de la France, de nos institutions. Tout ce qu'ils ont de lumière, de raison, de prudence politique est avec nous et pour nous; leurs antécédents, leurs préjugés, leurs souvenirs, leurs habitudes sont contre nous. Quand on pense que c'est à de vieux religieux que nous avons à faire, on comprend combien il est difficile de leur faire sentir les nécessités des temps modernes et des gouvernements constitutionnels; nous ne leur parlons que de choses obscures pour eux et désagréables; nos adversaires ne les entretiennent que de pensées qu'ils ont toujours nourries; nous contrarions tous leurs souvenirs et leurs penchants; nos adversaires les réveillent et les caressent.

«Dans cet état de choses, ce n'est pas par quelques entretiens officiels, de loin en loin, avec le cardinal secrétaire d'État et le préfet de la Propagande, qu'on peut traiter ici avec succès les affaires du Roi. Il n'y a ici ni une cour, ni un gouvernement tels qu'on en voit et conçoit ailleurs. Il y a un ensemble très-compliqué et sui generis. Le mode d'action ne peut pas être ici le même que partout ailleurs.

«Sans doute, à la rigueur, grâce à l'autorité morale du Roi et à l'importance politique de la France, il ne serait pas impossible d'enlever ici une question comme à la pointe de l'épée. Quand on ne leur laisserait absolument d'autre choix que de céder ou de se brouiller avec la France, ils céderaient. Mais ce moyen violent ne pourrait être employé que dans un cas extrême, et les exceptions ne sont pas des règles de conduite.

«Comme règle de conduite, il ne faut pas oublier que rien d'important ne se fait et ne s'obtient ici que par des influences indirectes et variées. Ici les opinions, les convictions, les déterminations ne descendent pas du haut vers le bas, mais remontent du bas vers le haut. Celui qui, par une raison ou par une autre, plaît aux subalternes ne tarde pas à plaire aux maîtres. Celui qui n'a plu qu'aux maîtres se trouve bientôt isolé et impuissant.

«Les influences subalternes et toutes-puissantes sont de trois espèces: le clergé, le barreau et les hommes d'affaires, ce qui comprend les hommes de finance et certains comptables, race particulière à Rome et qui exerce d'autant plus d'influence qu'elle seule connaît et fait les affaires de tout le monde. Qu'une vérité parvienne à s'établir dans les sacristies, dans les études et dans les computisteries, rien n'y résistera, et réciproquement.

«Votre Excellence voit dès lors quel est le travail à entreprendre ici si on veut réellement se mettre à même de faire les affaires du Roi et de la France sans violence, sans secousse, sans bruit. Je dois le dire avec franchise; ce travail n'a pas même été commencé. J'ai trouvé l'ambassade tout entière n'ayant absolument de rapports qu'avec les salons de la noblesse qui sont, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous l'écrire, complétement étrangers aux affaires et sans influence aucune. Je les fréquente aussi, et je vois clairement ce qui en est. Un salon politique n'existe pas à Rome.

«Cet état de choses me semble fâcheux et pourrait devenir un danger. Les amis de la France se demandent avec inquiétude quelle serait son influence ici si, par malheur, un conclave venait à s'ouvrir. A la vérité, la santé du saint-père me paraît bonne; il a bien voulu m'en entretenir avec détail, et la gaieté même de l'entretien confirmait les paroles de Sa Sainteté. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a ici des personnes alarmées ou qui feignent de l'être; elles vont disant que l'enflure des jambes augmente, que le courage moral soutient seul un physique délabré et qui peut tomber à chaque instant. Encore une fois, ces alarmes me paraissent fausses ou prématurées; en parlant de ses jambes, le pape m'a dit lui-même que, très-bonnes encore pour marcher, elles étaient un peu roides pour les génuflexions, et que cela le fatiguait un peu. A son âge, rien de plus naturel, sans que cela annonce une fin prochaine. Quoi qu'il en soit, l'ouverture prochaine d'un conclave n'est pas chose impossible et qu'on puisse perdre de vue. Dans l'état actuel, nous n'aurions pas même les moyens de savoir ce qui s'y passerait; notre influence serait nulle.

«C'est ainsi qu'avant de songer aux instructions particulières que Votre Excellence m'a données, je crois devoir m'appliquer avec le plus grand soin à modifier notre situation ici. Autrement, il serait impossible à qui que ce fût d'y servir utilement le Roi et la France. Mes antécédents, mes études, la connaissance de la langue et des moeurs me rendent cette tâche particulière moins difficile qu'à un autre; il n'est pas jusqu'aux clameurs de quelques fanatiques contre ma mission qui ne m'aient été utiles; car, il faut bien le savoir, l'esprit des Romains est porté à la réaction; ils n'aiment pas qu'on leur impose des opinions toutes faites sur les hommes; on n'a réussi qu'à exciter la curiosité sur mon compte, et ce mouvement m'est favorable. Un des premiers curés de Rome disait hier en pleine sacristie: Di quei diavoli là vorrei che ne avessimo molti.—«Je voudrais que nous eussions beaucoup de ces diables-là.»

L'attitude et le travail tranquille de M. Rossi ne tardèrent pas à porter leurs fruits; il m'écrivit le 8 mai: «L'état d'isolement et de passivité où vivait l'ambassade de France est déjà sensiblement modifié. J'ai trouvé, sous ce rapport, encore plus de voies ouvertes et de facilités que je ne l'espérais d'abord. La curia (notre mot de barreau ne rend pas bien l'idée que je veux exprimer), la curia, dis-je, se range ouvertement de notre côté. Le clergé italien est surpris et flatté de voir cultiver avec lui des rapports qui avaient été complétement négligés. Bien loin de nous fuir, il nous témoigne empressement et reconnaissance. Des hommes considérables par leur intimité en hauts lieux m'ont fait insinuer qu'ils avaient été induits en erreur sur mon compte, et qu'ils savaient maintenant à quoi s'en tenir sur les fables et les médisances d'un certain salon où règne en maître l'assistant général français des jésuites à Rome.

«Voilà quant aux personnes. Quant aux choses, voici mon plan. Je fais tout juste le contraire de ce que tout le monde s'attendait à me voir faire. Tout le monde croyait que j'arrivais armé de toutes pièces pour exiger je ne sais combien de concessions et mettre l'épée dans les reins au gouvernement pontifical. Comme il est facile de le penser, on s'était cuirassé pour résister, et les ennemis de la France se réjouissaient, dans leurs conciliabules, des échecs que nous allions essuyer. Je n'ai rien demandé, je n'ai rien dit, je n'ai rien fait; je n'ai pas même cherché, dans mes entretiens avec les personnages officiels, à faire naître l'occasion d'aborder certaines matières. Ce silence, cette inaction apparente ont surpris d'abord et troublé ensuite. Il est arrivé ce qu'il était facile de prévoir. De simples ecclésiastiques, puis des prélats, puis des cardinaux sont venus vers moi, et ont cherché à pénétrer ma pensée, sans pouvoir me cacher leurs inquiétudes. Sous ce rapport, les débats de la Chambre des pairs et les interpellations annoncées par M. Thiers à la Chambre des députés nous servent à merveille. Je réponds à tous très-froidement, et d'un ton d'autant plus naturel que ma réponse n'est que l'exacte vérité: je dis que je ne vois, dans ce qui se passe et se prépare, rien de surprenant ni d'inattendu; il arrive précisément ce que, au mois d'octobre dernier, dans mon court passage à Rome, je m'étais permis d'annoncer au saint-père et au cardinal Lambruschini; il eût été facile de prévenir l'attaque qui paraît imminente; mais ce n'était pas ma faute si, au lieu de tenir compte des paroles d'un serviteur du Roi, qui doit connaître la France et qui n'avait aucun intérêt à tromper le saint-siége, on a préféré les conseils de quelques brouillons et de quelques fanatiques. Imposer les jésuites à la France de 1789 et de 1830 était une pensée si absurde qu'on était embarrassé pour la discuter sérieusement; les jésuites fussent-ils des anges, il n'y avait pas de puissance qui pût les réhabiliter dans l'opinion publique de France; vrai ou faux, on n'ôterait de la tête de personne qu'ils étaient les ennemis de nos institutions. Après tout, le jésuitisme n'est qu'une forme, une forme dont l'Église s'est passée pendant quinze siècles; et pour moi, humble laïque, il ne m'est pas donné de comprendre comment, par engouement pour une forme que l'opinion publique repousse, on ose compromettre les intérêts les plus substantiels de la religion et de l'Église. Je laissais à la conscience si éclairée du saint-père à juger s'il devait, par amour pour les jésuites, provoquer une réaction qui, comme toutes les réactions, pouvait si aisément dépasser le but, et atteindre ce qui nous est, à tous, si cher et si sacré!

«Ces idées développées, tournées et retournées de mille façons, commencent à faire leur chemin et à monter du bas vers le haut. C'est la route qu'il faut suivre ici. L'alarme est dans les esprits, et je sais positivement qu'elle est arrivée jusqu'au saint-père. Mes paroles ont été d'autant plus efficaces qu'elles n'ont été accompagnées d'aucune démarche. Le saint-père déplore les préjugés de la France à l'égard des jésuites; mais jusqu'ici il se borne à répéter ce que les chefs de la compagnie de Jésus ont décidé tout récemment, après une longue délibération sur leurs affaires en France. Ils ont décidé qu'en aucun cas ils ne devaient donner à leurs amis le chagrin et l'humiliation d'une retraite volontaire, et que mieux valait pour eux être frappés que reculer. Je sais qu'ils ont porté cette résolution à la connaissance du pape, et j'ai des raisons de croire que le cardinal Lambruschini ne l'a pas désapprouvée.

«Mais, d'un autre côté, l'opinion qu'il est absurde de sacrifier aux jésuites les intérêts de Rome, dans un pays comme la France, prend tous les jours plus de poids et plus de consistance dans les sacristies, dans la prélature, dans le sacré collége. Je sais en particulier de trois cardinaux, dont deux sont des hommes influents et ayant, plus que tous autres, leur franc parler avec le saint-père, je sais, dis-je, qu'ils ne ménagent point leurs paroles à ce sujet, et qu'ils accusent sans détour le gouvernement pontifical d'impéritie.

«J'ai demandé une audience au saint-père. Ce n'est pas dans le but de prendre l'initiative près de lui; je veux seulement qu'il ne puisse pas dire que, dans un moment qu'il regarde comme critique, il ne m'a pas vu. S'il n'aborde pas lui-même la question, je laisserai, au flot de l'opinion que nous avons créée et développée, le temps de monter davantage encore et de devenir plus pressant. Les débats de la Chambre des députés viendront peut-être nous aider. Ce qu'il nous faut, ce me semble, c'est que le gouvernement pontifical vienne à nous au lieu de nous recevoir, nous, en suppliants. C'est là le but du plan que j'ai cru devoir suivre. C'est aussi la pensée qui commence à se répandre ici. Hier soir, dans une société nombreuse et choisie d'ecclésiastiques, on disait hautement: «Nous ne savons rien de la France; nous ne comprenons pas le jeu de cette machine; on ne peut faire ici que des fautes. Pourquoi ne pas consulter le ministre du Roi? M. Rossi connaît la France et Rome; il est membre actif de l'une des Chambres. Nous pouvons nous expliquer avec lui; Sa Sainteté n'a pas besoin, avec lui, d'interprète.

«Hélas! ils disaient plus vrai qu'ils ne le croyaient peut-être, car Votre Excellence ajouterait probablement peu de foi à mes paroles si je lui disais à quel degré d'ignorance on est ici sur ce qui concerne la France et le jeu de nos institutions. Votre Excellence ne croira pas que des hommes considérables ont pris les interpellations annoncées de M. Thiers pour un projet de loi que la chambre des députés a peut-être voté à l'heure qu'il est contre les jésuites; et ils me demandaient gravement quel serait, à mon avis, le partage des votes au scrutin, et si la chambre des pairs adopterait ce projet. Dissiper peu à peu toutes ces erreurs et faire enfin comprendre la France n'est pas une des moins importantes parmi les tâches que doivent s'imposer les représentants du Roi à Rome.»

Je compris et j'approuvai la réserve patiente de M. Rossi: «Je ne vous presse point, lui écrivis-je[109]; prenez le temps dont vous aurez besoin et le chemin qui vous convient. Je veux seulement vous avertir qu'ici la question s'échauffe. Qu'autour de vous on soit bien convaincu qu'elle est sérieuse. Quand on est gouvernement, on ne dort pas tant qu'on veut, ni quand on veut.»

[Note 109: Le 17 avril 1845.]

Les interpellations de M. Thiers m'auraient réveillé le 2 mai, si j'avais dormi. Non qu'elles fussent violentes et embarrassantes pour le cabinet; l'opposition ne blâma point notre tentative de résoudre la question des jésuites par un concert avec la cour de Rome; mais elle insista fortement pour que, si ce résultat n'était pas bientôt obtenu, les lois de l'État reçussent leur pleine exécution. Elle espérait que la négociation échouerait et entraînerait pour le cabinet un grave échec. La majorité, au contraire, désirait vivement notre succès, et avait à coeur de nous prêter force en nous témoignant à la fois sa confiance et sa ferme résolution d'en appeler au pouvoir temporel français si le pouvoir spirituel romain n'en prévenait pas la nécessité. Après deux jours de discussion, la Chambre déclara par un vote presque unanime: «que, se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État, elle passait à l'ordre du jour.»

J'écrivis à M. Rossi[110]: «Le Roi ne désapprouve point votre inaction depuis votre arrivée; il comprend la nécessité de votre travail préparatoire, et s'en rapporte à vous quant au choix du moment opportun pour notre initiative. Pourtant, il s'étonne et s'inquiète un peu de cette attitude inerte quand tout le monde sait que vous êtes allé à Rome avec une mission spéciale et laquelle. Il craint que nous n'y perdions un peu de dignité et d'autorité. Il est frappé que le cardinal Lambruschini se soit naguère absenté de Rome, et il y trouve quelque impertinence en même temps que beaucoup de timidité. Il se demande si, pour le succès même, il ne convient pas de nous montrer un peu plus pressés, un peu plus hautains, et de faire un peu plus sentir à la cour de Rome qu'elle nous doit, et que, pour elle-même, elle a besoin de prendre ce que nous désirons en grande et prompte considération.

[Note 110: Le 19 mai 1845.]

«Ne voyez, dans ce que je vous dis là, rien de plus que ce qui y est textuellement. Ne faites rien de plus que ce qui, après y avoir bien pensé, vous paraîtra, à vous-même, bon et efficace. Je vous transmets l'impression du Roi telle qu'elle est, sans plus ni moins, avec ses mélanges et ses doutes. Une circonstance l'a un peu confirmée en lui. Le nonce Fornari est arrivé à Neuilly avant-hier soir, évidemment crêté à dessein, faisant le grognon et le brave, se plaignant du débat de la Chambre, de l'attitude du gouvernement, s'étonnant qu'on eût accepté ce qu'il appelait une défaite, et donnant à entendre que le pape ne consentirait pas à en prendre sa part. Le Roi l'a reçu très-vertement: «Vous appelez cela une défaite! En effet, dans d'autres temps, c'en eût été une peut-être; aujourd'hui, c'est un succès, grâce aux fautes du clergé et de votre cour. Nous sommes heureux de nous en être tirés à si bon marché. Savez-vous ce qui arrivera si vous continuez de laisser marcher et de marcher vous-mêmes dans la voie où l'on est? Vous vous rappelez Saint-Germain-l'Auxerrois, l'archevêché saccagé, l'église fermée pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus d'un archevêché et plus d'une église. Il y a, me dit-on, un archevêque qui a annoncé qu'il recevrait les jésuites dans son palais si on fermait leur maison. C'est par celui-là que recommencera l'émeute. J'en serai désolé. Ce sera un grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon gouvernement. Mais ne vous y trompez pas; je ne risquerai pas ma couronne pour les jésuites; elle couvre de plus grands intérêts que les leurs. Votre cour ne comprend rien à ce pays-ci, ni aux vrais moyens de servir la religion. On me parle sans cesse de la confiance et de l'affection que Sa Sainteté me porte, et j'en suis très-reconnaissant. Que Sa Sainteté me les témoigne donc quand l'occasion en vaut la peine; qu'elle fasse son devoir comme je fais le mien. Mandez-lui ce que je vous dis là, monsieur le nonce, et comme je vous le dis. Je veux au moins qu'on sache bien à Rome ce que je pense, car je ne veux pas répondre de l'ignorance où vous vivez tous et de ses conséquences.»

«Le nonce, fort troublé, a complètement changé de ton et promis d'écrire tout ce que lui disait le Roi, et de l'écrire de manière à faire impression. Le Roi a vu, dans sa visite et dans son attitude, rapprochées de l'absence du cardinal Lambruschini peu après votre arrivée à Rome, un petit plan conçu dans l'espoir de nous intimider un peu, et de se soustraire aux embarras de la question, en nous amenant nous-mêmes à la laisser traîner d'abord, et puis tomber. Je crois la conjecture du Roi fondée, et je suis bien aise qu'il ait frappé un peu fort. Il ne faut pas qu'on croie à Rome qu'avec de la procrastination et de l'inertie on éludera une question qui est sérieuse et qu'il faut traiter sérieusement.»

Avant même que cette lettre lui arrivât, et par sa propre impulsion, M. Rossi avait senti que le moment d'agir était venu. Il m'écrivit le 28 mai 1845: «Je travaille à la rédaction d'un Memorandum qui contiendra le résumé de ce que j'ai dit hier, dans un entretien de près de deux heures avec le cardinal Lambruschini. Ce memento est nécessaire pour lui, pour le pape, pour les cardinaux que le saint-père consultera. C'est vous dire qu'au travail indirect, dont je suis de plus en plus satisfait, j'ai joint hier, pour la première fois, la négociation directe. A son retour de Sabine, j'ai laissé le cardinal tranquille pendant les cérémonies de la Fête-Dieu et les consécrations d'évêques auxquelles il devait assister ces jours derniers. En attendant, je recevais de lui des marques publiques et recherchées de considération et de courtoisie. C'était dire aux nombreux prélats et diplomates qui nous entouraient:—Vous le voyez: je suis dans les meilleurs rapports avec le ministre de France.—Ces préliminaires ne se sont pas démentis dans notre entretien d'hier; je n'ai retrouvé aucune de ces façons que je connais bien et qui sont, chez lui, l'indice certain de la résistance et du parti pris. Tout en déplorant les préjugés de la France à l'endroit des jésuites, il ne déplorait pas moins leurs imprudences et leurs témérités. Ce qui l'a le plus vivement frappé, c'est un parallèle que j'ai fait entre la question des jésuites et celle du droit de visite. Et quand je lui ai dit, comme une confidence, qu'après tout l'Angleterre, ce grand pays, ce grand gouvernement avait compris qu'il était impossible et dangereux de lutter contre une opinion générale, et consentait, dans l'affaire du droit de visite, aux demandes de la France, il n'a pu contenir ses sentiments. Évidemment il se réjouissait à la fois d'un résultat utile au gouvernement du Roi, et d'un exemple auquel, dans les conseils de Sa Sainteté, il sera difficile de résister. Ce premier entretien n'a été, pour ainsi dire, que l'exposition; il devait, ainsi qu'il l'a fait, se réserver de tout soumettre au saint-père; mais l'impression qu'il m'a laissée a été de nature à confirmer mes espérances.

«J'apprends, d'un autre côté, car je suis bien servi, que notre travail indirect porte ses fruits. Dans la curia, dans la banque, dans la prélature, l'émotion se propage; des personnages éminents ont porté jusqu'au pape des conseils de modération et de prudence. Bref, notre armée devient tous les jours plus nombreuse, plus active et plus forte. Je n'ai pas le temps d'entrer aujourd'hui dans les détails, mais je suis content.

«De leur côté, les jésuites ne se donnent pas de repos; leur général a un avantage que je n'ai pas, celui de pouvoir se rendre sans façon chez le pape, aussi souvent qu'il le veut. Il n'y manque pas. Il n'est pas moins vrai que la question, telle que je l'ai posée dans mes entretiens et qu'on la reproduit, l'embarrasse et le compromet, car mon thème est: «Dissoudre la congrégation des jésuites pour sauver les autres.» Je sais qu'en entendant répéter cela, il s'est écrié: «Mieux vaut périr tous ensemble.» Mais cela n'a pas fait fortune ici. Il ne pouvait rien dire qui nous fût plus utile.

«En résumé, je ne puis encore rien affirmer; mais j'espère, et mes amis partagent mes espérances. Mon plan, vous le voyez. D'abord, travail inofficiel et préparatoire; c'est fait, et cela continue. Puis discussion officielle et orale; je l'ai commencée hier avec le secrétaire d'État; je vais la continuer énergiquement avec lui, avec le pape et avec les cardinaux les plus influents. Ils sont bien prévenus et m'attendent. En remettant la note verbale, je laisserai pressentir, au besoin, une note officielle. Je puis me tromper; mais, à supposer qu'on l'attende, je ne crois pas qu'on résiste à ce dernier coup.

«Post-scriptum.—Un courrier m'apporte, en ce moment, votre lettre particulière du 19 mai. Rien de meilleur, de plus à propos, de plus efficace que le discours du Roi au nonce. Il nous aide puissamment. Le nonce réflétait Rome. Ici, on était de même rogue et colère d'abord; on a changé de ton et de contenance; comme je vous le dis, on est, à notre égard, d'une courtoisie recherchée. Croyez que nous n'avons rien perdu ici ni en dignité, ni en autorité. Mon inaction apparente les avait, au contraire, fort inquiétés et troublés. Notre action est, dans ce moment, d'autant plus efficace que nous les saisissons affaiblis par une explosion sans résultat.»

Cinq jours à peine écoulés, le 2 juin 1845, M. Rossi m'envoya copie du memorandum qu'il avait remis au cardinal Lambruschini: «En lui portant moi-même cette pièce avant-hier, me disait-il, j'ai eu avec lui un second entretien très-serré et très-pressant; non, à vrai dire, pour répondre à ses objections, il ne m'en faisait guère, mais pour lui faire sentir la nécessité d'une résolution prompte et vigoureuse. Je n'ai rien trouvé, en lui, de la colère qu'on lui supposait et des propos qu'on lui attribuait pendant son séjour à Sabine. Probablement, il lui est arrivé ce qui est arrivé au saint-père et à plus d'un cardinal et d'un prélat; le premier mouvement aura été un mouvement d'humeur, et ce mouvement aura été accompagné de quelques paroles peu modérées que le parti jésuitique aura recueillies et exagérées. En laissant passer ces premiers moments dans une inaction apparente, nous avons évité le danger d'une réponse précipitée et négative, derrière laquelle on se serait ensuite retranché au nom de la conscience. Aujourd'hui, la réflexion prend le dessus, sous l'influence de l'opinion générale qui se prononce de plus en plus dans notre sens.

«Au fond, le cardinal Lambruschini s'est borné à me dire que ce que nous demandions, et qui nous paraissait si simple, était beaucoup pour un pape, et que cela était d'autant plus grave que M. Odilon Barrot avait donné à entendre, dans la Chambre, que ce ne serait là qu'un commencement. La réponse était trop facile. Je l'ai faite, et le cardinal, au lieu d'insister, m'a assuré avec empressement et intérêt que l'affaire serait sans retard soumise au pape et à son conseil: «Vous pouvez être parfaitement tranquille, m'a-t-il dit en finissant; indépendamment du memorandum, aucun des faits dont vous m'ayez donné connaissance, des renseignements que vous m'avez fournis, des arguments que vous avez développés, ne sera négligé dans mon rapport. Tout sera mis sous les yeux du saint-père et de son conseil.»

Le memorandum était conçu en ces termes: «La Société des jésuites, contrairement aux lois de l'État et aux édits qui l'ont spécialement abolie en France, a voulu de nouveau pénétrer et s'établir dans le royaume. Dispersée, sous l'Empire, par le décret du 22 juin 1804, frappée, sous la Restauration, par les arrêts des cours souveraines, les délibérations des Chambres et les mesures de l'administration, elle n'en a pas moins cru pouvoir se répandre en France après la Révolution de 1830.

«Ses commencements furent timides et peu connus; mais, quelques années après, abusant d'une tolérance qu'ils ne devaient attribuer qu'à la modeste et prudente obscurité de leurs premiers établissements, les jésuites ont travaillé à ressaisir une existence publique. Ils se proclament hautement eux-mêmes; ils parlent et agissent comme jésuites; ils possèdent dans le royaume, au su de tout le monde, des maisons de noviciat, des chapelles, une organisation complète. Ils y forment une corporation nombreuse, distincte du clergé séculier. Ces faits ne sont plus contestés aujourd'hui; le public en a trouvé la preuve éclatante et complète dans les débats d'un procès criminel.

«Un autre fait non moins patent, c'est que l'opinion publique, d'accord avec les lois du pays, avec les résolutions des Chambres, avec les arrêts de la magistrature, repousse invinciblement tout établissement des jésuites dans le royaume.

«Ce n'est pas d'aujourd'hui que les jésuites rencontrent en France une répugnance générale; cette répugnance pourrait en quelque sorte être appelée historique. La Restauration elle-même dut la reconnaître lorsque, en 1828, elle réprima ce qu'elle avait jusque-là toléré.

«Les plaintes qui se firent entendre alors éclatent aujourd'hui avec plus d'unanimité et de force. Le public s'émeut, s'inquiète et s'irrite à l'idée, juste ou non, de l'hostilité des jésuites pour nos institutions. On peut ne pas partager cette opinion et la traiter de préjugé; elle n'en est pas moins un fait réel, pressant et très-grave qu'il importe d'apprécier dans toute son étendue.

«On accuse les jésuites de s'immiscer sans cesse dans la politique; on craint de les voir s'associer aux menées des factions; on leur attribue les plus violentes et les plus inconvenantes des attaques auxquelles les plus grandes institutions de l'État ont été en butte dans ces derniers temps. On redoute l'influence qu'ils pourraient exercer sur le clergé ordinaire; et il importe de ne pas oublier que les grands pouvoirs publics, les Chambres et la magistrature, partagent ces dispositions et ces craintes.

«Dans cet état des esprits, le gouvernement du Roi avait regardé comme un devoir impérieux pour lui de prendre en très-grande considération les faits qui seuls en sont la cause, et d'y apporter un remède.

«Un fait nouveau et de la plus haute gravité est venu s'ajouter à ceux que le gouvernement connaissait déjà, et qui lui avaient fait sentir la nécessité de mettre fin à une tolérance qu'on s'était appliqué à rendre impossible.

«L'existence de la corporation des jésuites en France, qui avait déjà occupé la Chambre des pairs, a été déférée, au moyen d'interpellations, à la Chambre des députés. Le Moniteur a fait connaître à l'Europe les détails et l'issue du débat mémorable qui s'en est suivi. On sait qu'après avoir explicitement reconnu, avec le gouvernement:

«1º Que les lois contraires à l'établissement de toute congrégation de jésuites en France sont en pleine vigueur;

«2º Que le moment était arrivé d'appliquer ces lois;

«La Chambre a adopté, à la presque unanimité des suffrages, un ordre du jour motivé, portant qu'elle se reposait sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État.

«Ce résultat mérite d'être profondément médité, car le parti conservateur y a concouru comme l'opposition; et ce concours n'a été, à le bien comprendre, qu'une preuve du prix que la Chambre attache au maintien des bons rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.

«Il est notoire, en effet, que les choses de la religion avaient pris en France, depuis plusieurs années, une vigueur nouvelle. Le Roi et son gouvernement trouvaient dans ce progrès une heureuse récompense de leurs efforts pour la prospérité et l'éclat de l'Église de France. Les esprits s'humiliaient, devant les autels, à la parole de Dieu, comme ils se pliaient, dans le monde, à la discipline de la loi et au respect des institutions nationales. L'ordre et la paix, ces incomparables bienfaits dus à la haute sagesse du Roi, secondaient en même temps le développement progressif des libertés publiques et celui des sentiments religieux; et la religion, à son tour, par sa légitime influence, raffermissait l'ordre et tous les principes tutélaires des sociétés civiles. Rien ne troublait alors cette bonne harmonie entre l'Église et l'État.

«Il est également notoire que ce progrès visible s'est trouvé tout à coup interrompu. Le jour où la congrégation des jésuites, déchirant par une confiance inexplicable le voile qui la cachait aux yeux du public, a voulu que son nom vînt se mêler à la discussion des affaires du pays, ce jour-là les alarmes ont succédé à la sécurité, les plaintes à la bonne harmonie, les violents débats à la paix. Le zèle religieux, devenu fanatisme et emportement chez quelques-uns, s'est proportionnellement refroidi chez les autres. La présence des jésuites trouble les esprits, envenime et dénature les questions. Eux présents, le bien est devenu difficile, on peut même dire impossible. Faut-il s'étonner que la Chambre des députés demande instamment la dissolution d'une congrégation qui, loin d'être un secours, un moyen d'influence pour la religion, pour l'Église, pour l'État, n'est qu'une entrave et un obstacle?

«Il est en même temps évident, pour tout observateur impartial, que le sentiment des Chambres françaises est aussi modéré que ferme. La congrégation des jésuites est la seule congrégation religieuse qui ait suscité le débat, la seule dont on ait demandé la dissolution. Pleine de dévouement pour la religion et pour l'Église, la France est disposée à rendre au clergé, en respect et en protection, ce qui sera retiré aux jésuites en influence et en pouvoir. Et quant aux jésuites eux-mêmes, en même temps qu'on veut la dissolution de la congrégation, de ses maisons, de ses noviciats, nul ne songe à expulser ni à molester les individus qui, quelle que soit d'ailleurs leur condition personnelle, ne s'associeront pas d'une manière prohibée par les lois.

«La question est donc bien simple aujourd'hui; il importe d'en poser nettement les termes.

«La congrégation des jésuites ne peut exister dans le royaume; elle doit être dissoute sans retard. Le gouvernement du Roi avait reconnu qu'une tolérance prolongée serait un désordre et un péril; il s'est trouvé d'accord avec la Chambre des députés; il doit aujourd'hui acquitter pleinement, loyalement, l'engagement qu'il a pris à la face du pays. Reste à choisir le mode d'exécution.

«Il en est deux, bien différents l'un de l'autre, surtout à l'égard de l'Église et de ses rapports avec l'État et la France: la dissolution par l'intervention du pouvoir spirituel, ou la dissolution par l'action du pouvoir civil.

«Les préférences du gouvernement du Roi pour le premier de ces deux partis ont été clairement indiquées. Sans doute il lui aurait suffi, pour donner satisfaction à l'esprit public, de faire strictement exécuter les lois contre toutes les congrégations religieuses non autorisées dans le royaume. Ces lois, dont on vient de reconnaître formellement l'existence et la force, lui assuraient tous les moyens d'action nécessaires; mais, fidèle à l'esprit de modération qui règle toute sa conduite, plein de respect pour l'Église et jaloux de lui éviter toute situation critique et toute lutte extrême, il a voulu atteindre, par une entente amicale avec le saint-siége et au moyen d'un loyal concours de sa part, le but qu'il est de son devoir de poursuivre.

«En s'adressant à la cour de Rome, en lui demandant de prévenir par son intervention l'action du pouvoir civil, le gouvernement du Roi a l'intime conviction qu'il rend un service signalé à l'Église en général, et en particulier au clergé français. La dispersion de la congrégation des jésuites une fois opérée par l'autorité du saint-siége, les esprits seront apaisés; la cause du clergé se séparera de la cause des jésuites; toutes les questions se trouveront ramenées à leur état naturel; les préventions se dissiperont, les craintes disparaîtront, et les rapports de l'Église et de l'État deviendront faciles, car la France reconnaissante sera pleine de confiance dans la sagesse, la prudence et la modération du saint-siége.

«La conscience si éclairée du saint-père ne peut hésiter à donner un ordre que les jésuites, s'il sont réellement animés, ainsi qu'on aime à le croire, d'un amour sincère et désintéressé de la religion, doivent eux-mêmes implorer. Ils ne peuvent plus être en France qu'une occasion de désordres, de violences, d'impiété, de tous les écarts auxquels se livrent si facilement les esprits agités et irrités. Et comme la dissolution de leurs maisons, de leurs noviciats, de leur corps est inévitable, ils doivent préférer, à une dissolution opérée par la main du pouvoir civil, une dispersion paisible, en obéissance à un ordre de leur chef suprême et absolu, le souverain pontife.

«Si le concours bienveillant du souverain pontife manquait au Roi dans cette occasion si pressante et si grave, les lois de l'État devraient avoir leur plein et libre cours. Les préfets, les procureurs généraux recevraient l'ordre de les mettre à exécution. Le bruit serait grand, le retentissement aussi. Les imprudences seraient possibles, et le gouvernement, engagé malgré lui dans une voie qu'il aurait voulu éviter, se verrait forcé de pourvoir à toutes les nécessités de la situation; car il a des droits sacrés à défendre, et bien d'autres intérêts à protéger que ceux de quelques congrégations qui, après tout, ne constituent pas le clergé, l'Église, le catholicisme.

«La France, qui connaît le recours que le gouvernement du Roi adresse au Saint-Père, et qui applaudit à cette démarche, la France, douloureusement surprise de ne pas la voir accueillie, établirait peut-être, entre la cause de Rome, de l'Église, du clergé, et la cause des jésuites, une confusion regrettable qui n'existe pas aujourd'hui. Il est facile de se représenter les déplorables conséquences de cette erreur.

«En écartant, par son autorité légitime et reconnue, les complications d'une exécution fâcheuse, en prévenant, par une sage intervention, des actes qui pourraient altérer gravement les bons rapports de l'État avec l'Église, et porter, aux intérêts du clergé qui se serait imprudemment associé aux jésuites, une atteinte plus ou moins profonde, le pouvoir spirituel rendra à la religion un immense service, et lui fera regagner en un seul jour le terrain qu'elle a visiblement perdu.

«Il importe d'insister sur ce point. Permettre qu'une méprise de l'opinion publique en France, confondant la cause de l'Église et celle des jésuites, semble réunir le clergé et cette congrégation sous le même drapeau, ce serait causer à la religion le plus grand dommage qu'elle ait subi depuis les plus mauvais jours de la Révolution.

«La bonne harmonie et l'intimité qui président aux rapports de la France avec le saint-siége, les sentiments affectueux dont le souverain pontife s'est constamment montré animé pour la France et pour le Roi, l'esprit de prudence et de conciliation que le saint-père apporte dans l'appréciation des affaires, sont des garanties que son auguste concours ne manquera pas au Roi dans une circonstance où il s'agit de concilier les droits et les devoirs du pouvoir civil avec ceux du pouvoir spirituel, et de mettre les nécessités modérées de la politique en accord avec les vrais intérêts de la religion.»

Le fond et la forme de ce memorandum, ces déclarations si positives, ces conclusions si précises jetèrent et tinrent pendant trois semaines la cour de Rome dans la perplexité la plus vive. Également troublés, le pape et le cardinal Lambruschini repoussaient, comme un amer calice, l'un la responsabilité de la décision qu'il avait à prendre, l'autre celle du conseil qu'il avait à donner. Convoquée le 8 juin pour délibérer sur la question, une congrégation de cardinaux fut d'abord ajournée; quand elle se réunit quelques jours plus tard, neuf cardinaux étaient présents, et la majorité parut incliner pour le parti de l'inaction: «J'ai vu de nouveau le cardinal Lambruschini avant-hier et ce matin, m'écrivit le 18 juin M. Rossi. Avant-hier, je le trouvai on ne peut plus aimable et plus caressant;—le pape, me dit-il, n'a pas encore pris de décision; il est dans de vraies angoisses; je vous comprends, je me mets à votre place; mais soyez équitable; mettez-vous aussi un peu à la nôtre.—Je n'ai pas besoin de vous dire ma réponse. Bref, il éluda en redoublant de tendresses pour moi, en me parlant avec enthousiasme du Roi et de sa politique. Vous eutes aussi, malgré votre hérésie, une très-large part dans ses éloges, et il me félicita d'avoir deux anciens amis tels que vous et le duc de Broglie. Votre traité avec l'Angleterre sur le droit de visite l'a beaucoup frappé; je lui dis que j'espérais bien que ce grand exemple ne serait pas perdu pour la cour de Rome. Il me fit, en souriant, un léger signe d'assentiment. Je ne pus en tirer rien de plus. Ce matin, ayant été informé de quelques propos des jésuites, je me suis rendu chez le cardinal; je lui ai dit sèchement, et sans autre préambule, que mon courrier allait partir, et que j'avais besoin de savoir ce que je devais écrire à mon gouvernement sur l'affaire des jésuites. Il m'a répondu que l'examen de la question n'était pas achevé, et qu'il me priait de patienter, de ne pas m'inquiéter, qu'il m'en suppliait.—Je ne m'impatienterais pas trop, Éminence, bien que l'affaire soit urgente, si certains bruits n'arrivaient pas jusqu'à moi. Je crains qu'on ne se fasse ici de funestes illusions. Ce serait une illusion de croire que des désordres ne peuvent pas résulter de toutes ces folies, et une illusion de penser que le saint-siége n'en serait pas responsable aux yeux de la France et du monde entier. Les jésuites sont ses hommes, sa milice; ils lui doivent, par leurs voeux, une obéissance aveugle et immédiate. Tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils ne font pas, tout le mal qui peut en résulter, le saint-siége en répond.—Alors, il m'a de nouveau assuré que l'affaire serait mûrement examinée;—elle est, m'a-t-il dit, devant le conseil du pape; et au besoin, ce conseil sera augmenté;—ce qui voulait dire, ce me semble:—Nous ferons en sorte que la majorité soit pour vous.—Il a conclu en me disant:—Vous connaissez bien nos sentiments et notre conduite à l'égard du Roi, de sa dynastie et de la France. Soyez certain qu'on fera tout ce qui sera possible pour que les bons rapports entre les deux gouvernements ne soient aucunement altérés.—Éminence, j'en serai d'autant plus charmé que cela me dispensera de passer d'un simple memorandum à une note officielle.—Une note officielle! m'a-t-il répondu d'un ton très-doux; mais je ne vous ai pas encore fait de réponse sur le memorandum.—Je le sais, et je ne demande pas mieux que de n'avoir plus que des remerciements à adresser à Votre Éminence.»

Évidemment, ce qui coûtait le plus au pape Grégoire XVI, c'était de frapper lui-même, par un acte du pouvoir spirituel, la congrégation des jésuites redoutée et repoussée en France par des motifs essentiellement temporels et politiques. Par ménagement pour l'Église et le clergé catholiques, par égard pour la liberté religieuse, même envers une congrégation interdite par nos lois civiles, nous ajournions l'exécution de ces lois, et nous invitions le pouvoir suprême de l'Église à faire en sorte que le pouvoir suprême de l'État ne fût pas obligé de faire usage d'armes rudes et compromettantes pour la religion elle-même. C'était là, pour le pape et son ministre, une situation nouvelle, et, soit scrupule religieux, soit timidité politique, ils reculaient devant la responsabilité que notre modération libérale faisait peser sur eux. M. Rossi démêla bientôt ce sentiment, et, avec une habile équité, il s'en fit un moyen de succès: «J'ai revu ce matin le cardinal Lambruschini à l'occasion de sa fête, m'écrivit-il;[111] il a voulu entrer lui-même en matière. La conversation a été plus que jamais amicale, intime, confidentielle; je suis sûr aujourd'hui qu'il comprend les nécessités de notre situation politique, les imprudences des jésuites, du clergé et de leurs amis, et qu'il travaille sincèrement à concilier l'accomplissement de nos désirs avec les ménagements que demandent les répugnances du saint-père pour tout acte qui frapperait avec éclat une congrégation religieuse. Comme c'est au fait que nous tenons et non à l'éclat, j'ai laissé entrevoir au cardinal, pour hâter l'issue de la négociation, que, pourvu que le fait s'accomplît, je n'élèverais pas de chicane sur le choix du moyen. Que nous importerait, en effet, que la congrégation des jésuites disparût par un ordre, ou par un conseil, ou par une insinuation, voire même par une retraite en apparence volontaire? L'essentiel, pour nous, c'est qu'elle disparaisse et nous dispense de l'application des lois. De quelque façon qu'on s'y prenne, la retraite ou la dissolution de cette congrégation sera par elle-même un fait assez considérable et assez éclatant pour se passer d'une sorte de manifeste. Les plus incrédules ne pourront méconnaître ni l'importance d'un résultat obtenu malgré la coalition des oppositions les plus puissantes, ni tout ce que ce résultat implique de déférence pour les voeux du Roi et de son gouvernement.»

[Note 111: Le 21 juin 1845.]

Le surlendemain même du jour où il m'avait rendu ainsi compte de ce dernier pas, le 23 juin 1845, M. Rossi m'expédia le premier secrétaire de l'ambassade de France à Rome, M. de la Rosière, porteur d'une dépêche officielle ainsi conçue:

«Après un mûr examen de la part du saint-père et de son conseil, le but de notre négociation est atteint. Son Éminence le cardinal Lambruschini, dans un dernier entretien, vient de m'en donner ce matin l'assurance.

«La congrégation des jésuites va se disperser d'elle-même. Ses noviciats seront dissous, et il ne restera dans ses maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires.

«Le saint-siége, mû par des sentiments qu'il est aussi facile de comprendre que naturel de respecter, désire évidemment laisser aux jésuites le mérite de cette prudente résolution d'un acquiescement volontaire. Nous n'avons pas d'intérêt à le leur ôter; mais il n'est pas moins juste que le gouvernement du Roi sache que le saint-siége et son cabinet ont acquis, dans cette occasion importante, de nouveaux droits à la reconnaissance de la France.

«L'esprit d'équité qui anime les conseils du Roi, et en particulier Votre Excellence, m'assure qu'on n'exigera pas des jésuites, dans l'accomplissement d'une résolution qui n'est pas sans difficultés matérielles, une hâte qui serait douloureuse au saint-siége. Il est, ce me semble, de l'intérêt de tous que la mesure s'exécute avec loyauté, mais avec dignité.

«Je suis heureux de pouvoir ainsi annoncer à Votre Excellence la conclusion de cette affaire épineuse où les nécessités modérées de notre politique avaient à se concilier avec des sentiments d'un ordre si élevé et si digne de nos respects.»

A cette dépêche officielle était jointe une lettre particulière: «La journée a été laborieuse, m'écrivait M. Rossi; le temps est accablant; mais, bien que fatigué, je veux ajouter quelques détails à ma dépêche et à ce que M. de la Rosière vous dira de vive voix.

«Avant l'entretien de ce matin, j'avais attentivement étudié les rapports confidentiels des préfets et des procureurs généraux que m'avait communiqués M. le garde des sceaux. Cette étude m'avait prouvé combien il était opportun, dans l'intérêt de l'ordre public, surtout pour certains départements, que la mesure ne trouvât pas de résistance chez les jésuites. Aussi, tout en ayant l'air de me résigner au mode proposé, je l'acceptais, je vous l'avoue, avec un parfait contentement.

«Ce n'a pas été une petite affaire, croyez-le, que d'y amener d'un côté le pape, de l'autre le conseil suprême des jésuites. Nous devons beaucoup, beaucoup au cardinal Lambruschini et à quatre autres cardinaux. Le pape, qui a, avec les chefs des jésuites, des rapports très-intimes était monté au point qu'il fit un jour une vraie scène à Lambruschini lui-même, scène que celui-ci ne m'a pas racontée, mais dont j'ai eu néanmoins connaissance. Avec du temps, de la patience et de la persévérance, toutes ces oppositions ont été vaincues. Le pape est aujourd'hui un tout autre homme. Un de ses confidents est venu ce matin me dire combien le saint-père était satisfait de l'arrangement que j'allais conclure, satisfait du négociateur, etc., etc.

«Quant à Lambruschini, je ne puis assez m'en louer. Il n'aimait pas à s'embarquer au milieu de tant d'écueils; mais une fois son parti pris, il a été actif, habile, sincère. Il m'a avoué que mon memorandum du 2 juin le mettait dans l'embarras: «Il y a là, m'a-t-il dit, des choses que vous ne pouviez pas ne pas dire, mais sur lesquelles nous ne pouvons, nous saint-siége, ne pas faire quelques observations et quelques réserves.—Comment? lui ai-je répondu; vous voulez que nous entrions dans une polémique par écrit? Le memorandum n'est qu'un secours pour votre mémoire que vous m'avez demandé; si votre mémoire n'en a que faire, tout est dit.—Eh bien, a-t-il repris, voulez-vous que nous le tenions pour non avenu?—Oui; mais à une condition, c'est que nous terminerons l'affaire d'une manière satisfaisante. Concluons: vous me rendrez alors le memorandum de la main à la main, et tout est fini.—Venez lundi, m'a-t-il dit; prenez votre heure.—Toutes les heures me sont bonnes pour le service du Roi.—Eh bien, lundi, à midi.»

«Ce matin, nous avons en effet terminé. Il m'a rendu le memorandum; et comme je ne voulais pas qu'il y eût de malentendu, je ne vous cache pas que je lui ai donné deux fois lecture de mon projet de dépêche que j'avais préparé dans l'espoir que nous terminerions. Il a discuté quelques expressions; il aurait voulu que je fisse une plus large part aux jésuites, que je misse en quelque sorte le saint siége en dehors:—Je ne pourrais le faire, Éminence, qu'en trahissant la vérité et les vrais intérêts du saint-siége lui-même. Tout ce que je puis faire, c'est d'écrire à M. Guizot pour le prier, s'il a occasion de s'expliquer sur la question, de rendre aux jésuites la part de justice qui leur est due, et que je ne veux nullement méconnaître.»—Comme vous le voyez, je tiens ma promesse et je vous prie d'y avoir égard. Le cardinal a cédé:—«Ainsi, nous sommes bien d'accord, Éminence?—Parfaitement; le général des jésuites doit avoir déjà écrit.» Là-dessus, maintes tendresses et congratulations réciproques. Nous nous sommes presque embrassés.»

Le 6 juillet 1845, le Moniteur contint cette note officielle: «Le gouvernement du Roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son but. La congrégation des jésuites cessera d'exister en France, et va se disperser d'elle-même; ses maisons seront fermées et ses noviciats seront dissous.»

L'effet dans le public fut grand, car le succès était inattendu. On avait beaucoup dit que la cour de Rome, et bien plus encore les jésuites eux-mêmes, ne se prêteraient jamais à cette dissolution tranquille de la congrégation. Pourtant, le fait était accompli. Le clergé français n'aurait plus à subir une fermentation compromettante ou un joug incommode. Ceux de ses membres qui s'étaient ardemment prononcés en faveur des jésuites avaient seuls part à leur échec. C'était aux évêques et aux prêtres modérés et clairvoyants que revenait la prépondérance. La question de la liberté de l'enseignement était dégagée du principal obstacle qui en entravait la solution; les jésuites n'en étaient plus les premiers et les plus apparents représentants. En l'absence d'un ordre formel et péremptoire du saint-siége, ils essayèrent de retarder ou même d'éluder l'exécution de la promesse faite à Rome en leur nom: plusieurs de leurs maisons, soit établissements d'éducation, soit noviciats, furent fermées; d'autres restèrent ouvertes sous divers prétextes; dans quelques unes, on laissait, en les fermant, beaucoup plus de gardiens que n'en exigeait le soin de la propriété; dans d'autres, moins connues ou moins suspectes à la population d'alentour, on transplantait les membres de la congrégation qu'on retirait d'ailleurs. J'avais pressenti ces difficultés, et pris d'avance quelques précautions pour les surmonter. Le lendemain même du jour où le Moniteur annonça le résultat de la négociation, je fis repartir pour Rome M. de la Rosière qui portait à M. Rossi ces deux lettres, l'une officielle[112], l'autre particulière[113]:

[Note 112: Du 6 juillet 1845.]

[Note 113: Du 7 juillet 1845.]

«Monsieur, le saint-siége a apprécié, avec la haute sagesse qu'il a déployée depuis tant de siècles, la demande que vous étiez chargé de lui faire au nom du gouvernement du Roi, et les puissantes considérations sur lesquelles elle s'appuyait. S. E. Mgr le cardinal Lambruschini vous a déclaré que la congrégation des jésuites en France allait se disperser d'elle-même, que ses noviciats seraient dissous, qu'il ne resterait dans ses maisons que les personnes strictement nécessaires pour les garder, et que ces personnes y vivraient à l'état de prêtres ordinaires.

«Le gouvernement du Roi a appris avec une vive satisfaction une résolution si conforme à ses voeux, à la juste attente de l'opinion publique en France et aux intérêts bien entendus de l'Église. Je suis heureux, monsieur, de vous féliciter de cet important succès de vos efforts. Le gouvernement du Roi éprouve une sincère et profonde reconnaissance pour le saint-père et pour les sages conseillers dont la prudence éclairée a exercé, sur la solution de cette grave affaire, une si salutaire influence.

«Vous m'annoncez que le saint-siége, par un sentiment que nous respectons, désire laisser aux jésuites le mérite d'un acquiescement volontaire à la résolution qui les concerne. Nous ne faisons point difficulté d'y consentir. La cour de Rome peut aussi compter sur notre entière disposition à concilier l'exécution de la mesure dont il s'agit avec les tempéraments et les égards convenables. De son côté, le gouvernement du Roi a la confiance que les engagements contractés devant l'autorité et sous la garantie du saint-siége seront loyalement accomplis.

«Vous voudrez bien donner communication de cette dépêche à M. le cardinal secrétaire d'État, et je vous engage à lui en transmettre copie.»

Ma lettre particulière portait:

«Il est désirable que nous ayons de Rome une pièce écrite où la conclusion de l'affaire, telle que vous me l'annoncez dans votre dépêche du 23 juin, se trouve attestée. Vous avez lu deux fois cette dépêche au cardinal Lambruschini. Vous avez eu grande raison. Il l'a approuvée après l'avoir discutée. C'est à merveille. Mais il peut arriver que, soit dans le cours des débats aux Chambres, soit dans le cours de l'exécution de la mesure, nous ayons besoin de pouvoir invoquer un texte émané de Rome même. Il ne s'agit point de lui faire dire ou faire plus qu'elle n'a dit ou fait, ni de la faire paraître plus qu'elle ne veut paraître. Il s'agit seulement d'avoir en main, reconnu et attesté par elle, le fait que vous m'avez mandé le 23 juin. Vous trouverez aisément un procédé pour atteindre ce but. En voici deux qui me paraissent bons et suffisants. Après avoir donné lecture au cardinal Lambruschini de ma dépêche officielle d'hier en réponse à la vôtre du 23 juin, vous lui en transmettrez officiellement copie, et il vous en accusera officiellement réception. Ce simple accusé de réception du cardinal, sans observation ni objection, contiendra la reconnaissance du fait et de la négociation qui a amené le fait. C'est ce qu'il nous faut.

«C'est à cette intention que je me suis servi, dans ma dépêche, du mot transmettre au lieu de laisser copie.

«Vous pourriez aussi demander par écrit au cardinal s'il a informé le nonce à Paris de la résolution prise par le général des jésuites, et des ordres qui ont dû être donnés pour en assurer l'exécution. Si le cardinal l'a fait, il vous le dirait, et vous tâcheriez d'avoir communication de sa dépêche. S'il ne l'a pas fait, vous le prieriez de le faire et de donner au nonce des instructions pour qu'il seconde, soit auprès des jésuites de France, soit auprès des évêques, l'exécution loyale de la résolution, dans la mesure d'intervention qui lui appartient. En communiquant, soit à moi directement par le nonce, soit à vous à Rome, le contenu entier ou la substance de ces informations et directions, le saint-siége établirait, entre nous et lui, cet échange bienveillant et ouvert d'assistance et de concours qui sera excellent pour les intérêts de l'Église comme pour ceux de l'État.

«Au reste, je m'en rapporte à vous quant au choix du moyen que vous jugerez le meilleur. Je ne tiens qu'à vous marquer le but.»

M. Rossi comprit et exécuta mes instructions avec sa précision et son tact accoutumés. Il m'écrivit le 26 juillet 1845: «Conformément aux ordres de Votre Excellence, j'ai sur-le-champ transmis copie de sa dépêche du 6 juillet à M. le cardinal secrétaire d'État, en l'accompagnant de la lettre d'envoi ci-jointe. A la date du 18, Son Éminence m'a adressé l'accusé de réception dont j'ai également l'honneur de transmettre la traduction à Votre Excellence.

«Ainsi que je l'avais annoncé dès l'origine, et conformément à l'accord préalablement établi, M. le cardinal Lambruschini s'attache, dans cet accusé de réception, à laisser aux jésuites l'honneur d'un acquiescement volontaire. Mais du reste, comme Votre Excellence le remarquera, M. le secrétaire d'État n'élève ni discussion ni objection soit sur le sens, soit sur les termes de la dépêche. Il accepte les remerciements du gouvernement du Roi. Il applique au saint-siége, en s'en félicitant, la satisfaction que le cabinet français semble éprouver de la conduite des jésuites. Il constate la réalité de la communication qu'il m'a faite. Il détruit toute supposition d'un refus d'intervention antérieur, en marquant les limites dans lesquelles cette intervention aurait dû s'exercer. Il se porte garant de l'exécution, au nom de l'esprit de prudence et de sagesse du père général des jésuites. Il stipule pour eux et les recommande aux ménagements du gouvernement du Roi, en quelque sorte sous la condition de leur fidélité à accomplir les engagements pris. Enfin, en tout et pour tout, il reconnaît et consacre la négociation directe entre le ministre du Roi et le saint-siége, la seule qui se soit jamais établie, la seule qui ait jamais pu s'établir avec dignité.»

Malgré sa réserve un peu embarrassée, le texte de la réponse du cardinal Lambruschini prouvait que M. Rossi, dans son commentaire, n'en exagérait point la portée: «C'est avec le plus vif intérêt, lui disait le secrétaire d'État, que j'ai pris connaissance de la dépêche de Son Excellence M. le ministre Guizot à vous adressée le 6, et que Votre Excellence m'a communiquée par sa lettre du 14 courant. La courtoisie des expressions dont le noble ministre a fait usage à notre égard est une preuve des dispositions amicales de S. M. le Roi des Français et de son gouvernement envers nous. Ces dispositions ne peuvent manquer d'exciter notre reconnaissance, et nous aimons aussi à remarquer que le gouvernement de Sa Majesté se dit satisfait de la manière dont les jésuites ont résolu de se conduire dans les circonstances présentes. En prenant spontanément et d'eux-mêmes les mesures discrètes de prudence dont j'ai parlé à Votre Excellence, ils ont voulu se prêter à aplanir les difficultés survenues au gouvernement du Roi, tandis que le saint-père n'aurait pu intervenir que conformément aux règles canoniques et aux devoirs de son ministère apostolique.

«J'espère que cette conduite pacifique et modérée des jésuites, garantie par la prudence et la sagesse de leur supérieur général, permettra au gouvernement du Roi d'user plus libéralement envers eux des égards dont nous trouvons la promesse dans la dépêche de M. le ministre adressée à Votre Excellence, conformément aux déclarations précédentes de Votre Excellence elle-même.»

Nous tînmes scrupuleusement parole; nous donnâmes aux jésuites, pour l'exécution de leur engagement, tous les délais, toutes les facilités compatibles avec l'engagement même. J'aurais eu, si j'avais voulu les saisir, bien des occasions et bien des raisons de me plaindre à Rome de leurs dénégations équivoques, de leurs procrastinations indéfinies, de leurs subtils efforts pour donner à croire que Rome n'avait pas promis, en leur nom, tout ce qu'on exigeait d'eux. Le bruit que faisaient de leur échec les journaux qui leur étaient hostiles les mettait dans une situation désagréable et irritante dont le saint-siége lui-même finissait par partager le trouble et l'ennui. Je n'eus garde d'entrer dans cette arène subalterne et confuse; rien ne gâte plus les grandes affaires que les petites querelles. Je me bornai, d'une part, à informer exactement M. Rossi des lenteurs et des subterfuges par lesquels on essayait d'échapper à l'engagement pris, d'autre part, à lui bien inculquer notre ferme résolution d'accomplir nous-mêmes, si l'on nous y réduisait, ce qu'on nous avait promis: «Je ne céderai point, lui écrivais-je, à l'esprit de parti ou à une sotte hostilité. Point d'atteinte aux libertés individuelles. Point d'obligation de quitter la France, de vendre les propriétés, etc. Point d'intervention tracassière dans les fonctions purement et individuellement religieuses. Mais la dispersion de la congrégation, la clôture des maisons où elle vit réunie, la dissolution des noviciats, cela a été promis, cela est indispensable. Dites bien autour de vous que le vent de la session commence à souffler, que nous avons beau être patients et modérés, que le moment approche où il faudra parler de ce qu'on aura fait, et que plus nous aurons été modérés, plus Rome sera dans son tort de nous avoir promis vainement, et nous en droit et en nécessité de dire tout ce qui s'est passé, et de faire, par d'autres moyens, ce qui n'aura pas été fait.»

M. Rossi tenait à Rome une attitude et une conduite en parfaite harmonie avec la nôtre: calme et froid en même temps que vigilant, soigneux de se montrer très-bien instruit de tout ce qui se passait ou se disait en France à l'encontre de l'engagement contracté, mais ne se plaignant de rien, tranquillement établi dans notre droit et donnant à entendre qu'il n'admettait seulement pas la pensée qu'on pût l'oublier. Il ne se faisait cependant aucune illusion sur les faiblesses et les difficultés auxquelles il avait affaire, et il avait soin de me les faire bien connaître: «N'oubliez pas, m'écrivait-il[114], que le Saint-Père est un vieillard de quatre-vingt-deux ans, sorti d'un cloître, à la fois timide et irascible, défiant, voulant décider lui-même les affaires, surtout les affaires religieuses, et sur lequel les jésuites ont exercé, pendant quinze ans, une influence que nul n'avait encore contrariée. Il a des idées fixes dont personne ne le fera démordre. Savez-vous que, depuis deux ans, et ses ministres, et les gouvernements voisins, et ses créatures les plus intimes ont inutilement sollicité de lui une permission, une simple autorisation pour un chemin de fer? On ne lui demande pas un sou. Il ne veut pas. Pensez ce que c'est dans les matières religieuses où, non-seulement comme pape, mais comme théologien, il se croit le plus compétent des hommes. Il faut bien nous attendre à quelque coup de bascule; si les jésuites l'avaient emporté, le pape nous aurait fait, pour nous pacifier, je ne sais quelle gracieuseté. Le succès ayant été pour nous, il penchera de l'autre côté; il voudra se faire pardonner par les catholiques, les évêques, etc. Je vois maintenant le fond du sac. Toujours par cette invincible timidité dont vous avez déjà eu tant de preuves, on n'a pas fait connaître ici, au général des jésuites, le texte des résolutions convenues entre le cardinal Lambruschini et moi; on s'est contenté d'un à peu près, de termes un peu vagues; c'était une potion amère qu'on n'a pas osé lui faire avaler d'un coup. Tout naturellement, le général s'en est tenu au minimum, tout en disant, à la fin de sa lettre aux jésuites de France, que c'était à ceux qui se trouvaient sur les lieux à apprécier la nécessité, et que l'essentiel était de s'effacer. Vous comprenez quelle singulière situation le gouvernement pontifical s'est faite. Le général des jésuites, informé de la vérité par une personne à moi connue, a été furieux et voulait tout suspendre. On lui a fait comprendre les conséquences de cette folie pour les jésuites eux-mêmes et pour le saint-siége. Ainsi l'exécution sérieuse va commencer. Sans renoncer aux égards promis, vous tiendrez bon à Paris; je tiendrai bon à Rome. Je vais de nouveau, par un travail inofficiel, préparer les esprits pour le jour où nous réclamerons officiellement, s'il le faut, l'exécution complète et loyale des mesures convenues. Je n'ai pas voulu et je ne veux pas fatiguer Votre Excellence de tous les détails de mes démarches; mais je répète que rien n'est plus fâcheux ici que la nécessité d'improviser quoi que ce soit. Il faut tout préparer de loin, peu à peu, homme par homme. Ce n'est que lorsqu'ils se trouvent nombreux dans le même avis qu'ils prennent quelque peu le courage de leur opinion. Je disais l'autre jour à un cardinal:—«Il y a à Rome des intentions excellentes, des esprits ouverts et une grande loyauté:—Nous sommes donc parfaits, me répondit-il en riant;—Pas tout à fait, Éminence; il manque à Rome la conscience de ses forces ou le courage de s'en servir.» Il ne put en disconvenir. C'est là maintenant le thème principal de mes entretiens. Je sais bien que je ne changerai pas la nature de ces vieillards que cinquante ans de révolutions et de péripéties ont intimidés; mais il faut combattre patiemment, constamment, une intimidation par une autre; il faut les alarmer sur leurs propres intérêts, sur leur avenir, sur l'avenir de l'Église que leur excessive timidité compromet et sacrifie aux déclamations d'une poignée d'insensés. En parlant ainsi, on est dans le vrai; et si on n'obtient pas tout, on finit du moins par obtenir le strict nécessaire.»

Chargement de la publicité...