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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 8)

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L'attentat de Joseph-Henri contre le roi et ma réélection à Lisieux retardèrent quelques jours ma réponse à cette communication. Le 30 juillet 1846, j'écrivis à M. de Jarnac: «Votre lettre du 21 et la dépêche du 19 de lord Palmerston à Bulwer m'ont surpris, beaucoup surpris. Non-seulement je ne veux prendre aucune résolution, mais je ne veux pas même arrêter mon opinion sur le sens réel de cette dépêche avant de m'être bien assuré qu'en effet elle a bien, au fond et dans l'intention de l'auteur, celui qu'elle paraît avoir à la première vue et dans l'impression du lecteur.

«Deux choses résultent, ou du moins paraissent résulter de cette dépêche.

«Sur la question du mariage de la reine Isabelle, lord Palmerston ne voit que trois candidats: le prince Léopold de Coburg et les deux fils de l'infant don François de Paule. Il les trouve tous les trois également convenables, et ne fait à aucun des trois, pas plus à l'un qu'à l'autre, aucune objection.

«Quant à l'état politique actuel de l'Espagne et aux hommes qui la gouvernent, lord Palmerston les juge très-sévèrement et prescrit à sir Henri Bulwer, non pas de faire paraître à dessein, mais de ne pas laisser ignorer, dans l'occasion, la sévérité de ce jugement.

«Sur le premier point, l'attitude et le langage de lord Palmerston sont une profonde altération, un abandon complet du langage et de l'attitude de lord Aberdeen.

«Quand le roi a déclaré qu'il ne chercherait point, je dis plus, qu'il se refuserait positivement à placer un de ses fils sur le trône d'Espagne, mais qu'en revanche il demandait que le trône d'Espagne ne sortît point de la maison de Bourbon et que l'un des descendants de Philippe V y fût placé, lord Aberdeen, sans adopter en principe toutes nos idées sur cette question, a accepté en fait notre plan de conduite. Il a été dit et entendu que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince Léopold de Coburg, a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter. Et lorsque tout récemment Bulwer, à Madrid, a donné, sinon son concours, du moins son aveu à une démarche de la reine Christine auprès du duc de Coburg, lord Aberdeen l'en a si fortement blâmé que Bulwer a offert sa démission.

«Certes, mon cher Jarnac, après de telles démarches et de telles paroles, j'ai bien le droit de dire que l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois candidats parmi lesquels le prince de Coburg est placé le premier, est une profonde altération, un abandon complet du langage et de l'attitude de son prédécesseur.

«Quoique la situation des fils du roi et des princes de Coburg ne soit pas absolument identique, quand le roi a exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu droit de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je ne dis pas que le roi changerait sa politique; mais, à coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.

«Quant au jugement de lord Palmerston sur le gouvernement espagnol actuel, et à l'attitude qu'il prescrit à Bulwer envers ce gouvernement, j'ai deux observations à faire.

«Les reproches que fait lord Palmerston au gouvernement espagnol actuel et à ses chefs n'ont rien qui s'adresse exclusivement à eux, et qui ne puisse très-légitimement être adressé aussi à leurs prédécesseurs. Vous avez eu raison de demander s'il s'agissait d'Espartero ou de Narvaez. Les violences, les mesures arbitraires, les coups d'État, les infractions à la constitution sont depuis longtemps, en Espagne, le fait de tous les cabinets et de tous les partis; et si j'étais chargé de faire, sous ce rapport, la comparaison des progressistes et des moderados, je ne crois pas qu'elle tournât au profit des premiers.

«Mais je ne veux point faire cette comparaison; je ne crois pas qu'il soit bon de faire aucune comparaison semblable, ni de reprocher, à l'un des partis plutôt qu'à l'autre, des torts qui, pour le moins, leur sont communs à tous deux. Le malheur de l'Espagne a été que la France et l'Angleterre y sont devenues les patrons des divers partis, et se sont laissé engager, ou du moins compromettre dans leurs luttes. Ce qui a été aussi un malheur pour la France et pour l'Angleterre, en Espagne et même hors d'Espagne, car cette association aux rivalités des partis espagnols est devenue, entre nos deux pays et nos deux gouvernements, une source de mésintelligences et d'embarras qui ont été graves, et qui pourraient être encore plus graves. Il importe donc extrêmement que Londres et Paris se tiennent en dehors des partis de Madrid, et que, quel que soit à Madrid le parti dominant, nos deux cabinets, ne voyant en lui que le gouvernement espagnol, prennent auprès de lui la même attitude, exercent sur lui la même influence et lui donnent les mêmes conseils, c'est-à-dire des conseils favorables au maintien et au développement régulier de la monarchie constitutionnelle. Nos deux cabinets étaient, depuis quelque temps, à peu près parvenus à ce résultat. Si lord Palmerston, comme sa dépêche semble l'indiquer, redevient le censeur sévère des moderados et le patron des progressistes, ici encore il y aura une grande et très-importante déviation de la politique de son prédécesseur, déviation dont les conséquences seront très-mauvaises pour l'Espagne d'abord, et aussi pour la bonne entente entre nos deux pays.

«Cette entente existera-t-elle ou non? Ira-t-elle, sous le cabinet anglais actuel, s'affermissant ou se perdant? C'est là, mon cher Jarnac, la question que la dépêche de lord Palmerston m'oblige, contre mon bien sincère désir, à me poser à moi-même. Je suis profondément convaincu que l'entente cordiale, l'action commune de nos deux gouvernements est bonne et importante partout, bonne et importante en Espagne encore plus qu'ailleurs, car c'est un terrain plus grand et sur lequel les questions sont plus graves. Je ne me suis point borné à exprimer cette conviction; je l'ai prouvée et mise en action, il y a dix jours, en proposant à lord Palmerston, avant d'avoir aucune connaissance de sa dépêche du 19 de ce mois, le concert et l'action commune entre nous, en faveur des fils de l'infant don François de Paule. Je tiens infiniment à ce concert, à cette action commune; je ferai beaucoup pour les maintenir. Mais enfin il peut y avoir aussi pour la France, en Espagne, une politique isolée; et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.»

Dans cette nouvelle situation, j'avais à me préoccuper de Madrid encore plus que de Londres, car si la lutte devait recommencer entre Paris et Londres, c'était à Madrid qu'elle devait se livrer et aboutir à la défaite ou au succès. Dès que j'eus reçu la dépêche de lord Palmerston du 19 juillet, j'écrivis à M. Bresson[145]: «Je vous communique sur-le-champ ce que je reçois à l'instant de Londres. Je vous écrirai avec détail dès que je me serai concerté avec le roi. Deux seules réflexions immédiatement: 1º Le Coburg n'est pas si abandonné qu'on veut le dire; c'est toujours de lui qu'il s'agit et non d'un archiduc d'Autriche. Celui-ci n'est-il qu'une feinte? La reine Christine et M. Isturiz poursuivent-ils l'intrigue Coburg sous le voile de leur retour apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de poursuivre Cadix et Montpensier. Que ce soit là notre idée fixe. Vous pouvez, je pense, lier toujours ces deux noms sans engagement formel de simultanéité dans la conclusion définitive et en réservant la discussion des articles. 2º Le parti modéré, la reine Christine, M. Isturiz comme M. Mon, ne peuvent se méprendre sur le sens et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston. Quoique le général Narvaez y soit seul personnellement désigné, l'attaque est évidemment dirigée contre eux tous, contre tout le gouvernement espagnol depuis 1843. C'est bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien comprise. Elle est assez claire. Nous rentrons dans l'ancienne ornière. Ne faisons pas un pas sans mettre cette politique dans son tort, mais ne soyons pas ses Dupes.»

[Note 145: Le 24 juillet 1846.]

M. Bresson ne se fit pas prier pour se mettre vivement à l'oeuvre, quelles que fussent les obscurités et les hésitations qu'il y rencontrait encore. Il doutait que la reine Christine secondât efficacement le duc de Cadix, que pourtant elle faisait inviter à venir de Pampelune où il était avec son régiment, passer quelque temps à Madrid. Elle reparlait avec faveur du comte de Trapani et du général Narvaez, qu'il faudrait, disait-elle, rappeler de son exil pour soutenir cette candidature si on la reprenait. «Où en est l'affaire Coburg?» avait demandé naguère M. Bresson à M. Isturiz qui avait répondu: «Je ne pourrais le dire au juste; elle est là; on n'a toujours pas reçu de réponse;» et quand M. Bresson avait rapporté ce propos à la reine Christine: «Je ne sais pas même où sont les Coburg, lui avait-elle dit; il n'y a pas de nouvelles d'eux, excepté de Bruxelles où ils ont passé il y a quelques semaines.» Elle témoignait quelquefois un vif désir d'aller passer un mois à Paris «pour tout concerter, disait-elle, avec mon oncle et ma tante; nous discuterions ce que nous pourrions faire, et jusqu'à quel point nous pourrions aider Trapani au moyen de Montpensier. Je m'imagine souvent que le mariage de l'infante, fait en premier lieu, nous donnerait de grandes facilités.»—«J'ai quelquefois comme un soupçon, ajoutait M. Bresson, que la reine Christine veut s'échapper d'Espagne, laisser à d'autres la responsabilité du mariage de sa fille, soit Trapani, soit Coburg, et n'y revenir qu'après une solution quelconque qui ne pourrait lui être imputée.»—«Que penseriez-vous d'un archiduc d'Autriche? demanda un jour M. Isturiz à M. Bresson;—La question resterait pour nous la même; ce serait toujours l'expulsion de la maison de Bourbon;—Alors donc, le duc de Cadix et le duc de Montpensier, reprit M. Isturiz; vous voulez tout avoir; vous aurez tout.» Dans une récente entrevue, la reine Christine avait dit à M. Mon: «Tu peux dire à Bresson que le mariage de Fernanda avec Montpensier ne se fera pas;—Mais, Madame, quelle raison avez-vous de penser ainsi?—Tu verras; l'Angleterre s'y opposera;—Mais si la France, Madame, ne lui reconnaît pas ce droit d'opposition?—C'est égal; je te prédis qu'il ne se fera pas; quelques minutes après cependant, elle demandait à M. Bresson pourquoi le roi lui refusait M. le duc de Montpensier pour la reine quand il n'y avait aucune crainte de guerre à en concevoir[146].

[Note 146: M. Bresson à moi, 17 juillet, 1 et 4 août 1846.]

La dépêche de lord Palmerston, avec sa déclaration d'hostilité contre le parti modéré, vint tomber au milieu de toutes ces incertitudes. M. Bresson m'écrivit[147]: «Mon et Riansarès seuls dînaient aujourd'hui avec moi; ils me quittent ensemble à l'instant. Le premier m'a raconté qu'hier soir la reine-mère lui avait dit, avec une anxiété remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi pour faire les deux mariages Bourbon le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent.» Et le lendemain[148]: «Ou il ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, soit par peur, par calcul, ou par affection, nous est entièrement revenue. Je la quitte à l'instant. Elle m'avait fait inviter à aller la voir. C'est la première fois depuis que je suis en Espagne; jamais elle n'adresse d'invitation de ce genre; elle trouve que cela l'engage trop. Elle abandonne la combinaison Trapani; elle la trouve dangereuse, inexécutable peut-être dans les conjonctures présentes. Elle se rallie franchement à la pensée du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille. Elle ménage à l'infant des occasions fréquentes de la voir dans l'intimité, à des dîners de famille. Elle s'aidera de la jeune infante, fort occupée de M. le duc de Montpensier, et à qui elle a appris que son mariage ne pouvait se faire que si sa soeur épousait un Bourbon. Enfin elle ne négligera, elle n'omettra rien pour assurer le succès, et déjà elle peut me donner un espoir fondé. Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.

[Note 147: Le 8 août 1846.]

[Note 148: Le 9 août 1846.]

«Elle ne nous demande qu'une concession: c'est d'associer le mariage de M. le duc de Montpensier à celui de M. le duc de Cadix, de manière à fortifier, à relever l'un par l'autre, et à contenir les mécontents, les opposants, par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte de la France qui vient derrière lui. Je n'ai point élevé d'objection contre cet arrangement; j'ai seulement fait observer qu'il y avait des conditions préliminaires indispensables à régler, des éclaircissements à donner, des articles de contrat à stipuler, des apports mutuels à connaître, des questions d'État, de résidence, d'espérance, de succession, à peser et à décider mûrement. Elle en est tombée d'accord. Je lui ai dit que je vous demanderais un projet de contrat; et comme elle me rappelait que l'infante avait un vif désir de voir un portrait de M. le duc de Montpensier, je lui ai promis de m'adresser à vous pour le lui procurer, à condition qu'elle me remettrait en échange celui de Son Altesse royale. Aussitôt que la jeune reine aura dit oui, elle veut que tout marche vers la conclusion avec une grande célérité et le plus inviolable secret; elle m'a prié, presque conjuré de ne confier qu'au roi et à vous la conversation que j'avais avec elle. Elle craint que, l'éveil une fois donné, les partis ne se jettent au travers, et que, par l'intrigue du dedans, par l'opposition de l'Angleterre, ce plan ne soit, comme les autres, sourdement miné ou violemment renversé. A tout cela elle ne met de restriction que la volonté de sa fille, qu'elle n'entend pas forcer et à laquelle il faudra se soumettre si elle nous est décidément contraire; mais en vérité elle avait l'air, elle était bien près de m'en répondre. Le duc de Cadix arrive probablement après-demain. La grande épreuve va donc commencer.»

Je persiste à penser qu'à travers toutes les incertitudes et toutes les vicissitudes de sa situation politique et de sa disposition intérieure, la sérieuse intention de la reine Christine avait toujours été de faire faire à l'une de ses filles, à la reine ou à l'infante, l'un des deux grands mariages qui s'offraient pour elles, et d'assurer ainsi, à l'Espagne et à elle-même, l'appui de la France ou de l'Angleterre. En son âme et pour elle-même, elle préférait infiniment le mariage français; peut-être même, quand elle faisait des avances positives pour le mariage Coburg, espérait-elle alarmer assez le roi Louis-Philippe pour en obtenir la solution qu'elle désirait: «Ce sera la faute de mon oncle, disait-elle souvent; que ne me donne-t-il Montpensier pour la reine!» En tout cas, ce furent l'attitude et la dépêche de lord Palmerston à peine rentré au pouvoir qui surmontèrent le peu de goût de la reine Christine pour les fils de sa soeur doña Carlotta, et déterminèrent sa prompte et franche résolution en faveur des deux mariages Bourbons. Soit légèreté, soit routine dans la vieille politique anglaise, lord Palmerston avait mal jugé de l'état des partis et des esprits en Espagne; les modérés étaient en possession du gouvernement, non sous la main de leur audacieux chef militaire et avec la perspective des coups d'État; le général Narvaez était exilé en France; les chefs civils du parti, et les plus constitutionnels d'entre eux, formaient le cabinet; la prochaine convocation des Cortès était résolue. C'était dans cette forte et régulière situation que la reine Christine, le cabinet et tout le parti modéré en Espagne se voyaient menacés d'être livrés à leurs constants et ardents ennemis les progressistes révolutionnaires. Ils ne voulurent pas subir cette perspective, et ils se décidèrent enfin nettement pour l'alliance française.

Pendant trois semaines la question fut encore, non pas vraiment indécise, mais très-agitée. La jeune reine tantôt inclinait, tantôt hésitait à se prononcer pour son cousin. Le duc de Cadix avait des moments de doute et presque de découragement sur son succès. Le travail en faveur du mariage Coburg n'était pas complètement abandonné. M. Isturiz avait encore, à ce sujet, des entretiens secrets avec sir Henri Bulwer. Lord Clarendon, lié depuis longtemps avec le président du cabinet espagnol, lui écrivit pour l'alarmer sur les conséquences du mariage du duc de Montpensier avec l'infante. Sir Henri Bulwer fomentait vivement ces alarmes; elles troublaient M. Isturiz dans les moments même où il était le plus décidé à n'en pas tenir compte: «Aussitôt que la reine aura prononcé oui, dit-il un jour à M. Bresson, je vous écris pour vous appeler près de moi, et nous faisons l'affaire en un quart d'heure. Enfin je m'embarque dans votre vaisseau, mais avec la conviction que nous aurons la guerre.»

Après avoir gardé pendant plus d'un mois un silence absolu sur la proposition que je lui avais faite le 20 juillet pour l'entente et l'action commune, de nos deux gouvernements en faveur de celui des fils de don François de Paule que préféreraient la reine Isabelle et l'Espagne, lord Palmerston me fit communiquer, le 27 août, une dépêche en date du 22, contenant la substance des nouvelles instructions qu'il avait naguère adressées à sir Henri Bulwer; elles portaient expressément «qu'après un examen attentif de la question, le gouvernement de Sa Majesté la reine d'Angleterre pensait que l'infant don Enrique était le seul prince espagnol qui fût propre, par ses qualités personnelles, à devenir le mari de la reine d'Espagne[149].» Je répondis sur-le-champ que nous ne nous croyions point le droit de désigner ainsi l'un des infants comme le seul mari convenable de la reine d'Espagne. J'avais déjà dit qu'à la reine seule et à son gouvernement il appartenait de choisir, soit entre tous les descendants de Philippe V, soit spécialement entre les fils de don François de Paule. Je ne pouvais que répéter le même langage, et affirmer que celui des deux infants qui conviendrait à la reine Isabelle et à l'Espagne nous conviendrait aussi. Je m'étonnai que lord Palmerston crût devoir désigner, comme le seul prince espagnol propre à épouser la reine, précisément celui qui avait eu, et envers le gouvernement de la reine et envers la reine elle-même des torts très-graves, et qui était encore, en ce moment, dans un état de demi-rébellion. Quand les instructions de lord Palmerston lui furent communiquées par M. Bulwer, M. Isturiz répondit: «Jamais, du consentement de Leurs Majestés, l'infant don Enrique n'épousera ni la jeune reine ni l'infante, à moins qu'il ne leur soit imposé par une révolution[150];» et sir Henri Bulwer écrivit lui-même à lord Palmerston: «Je regrette d'être obligé d'ajouter que toutes les peines que j'ai prises, pour disposer la cour et le président du conseil en faveur d'un mariage de don Enrique avec la reine, ont été complètement sans effet[151].»

[Note 149: The only Spanish prince who is fit, by his personal qualities, to be the Queen's husband.]

[Note 150: M. Bresson à moi, 14 et 16 août 1846.]

[Note 151: Le 14 août 1846. Parliamentary Papers de 1847, pag. 14.]

En ceci encore, lord Palmerston se laissa dominer par une routine plus opiniâtre que clairvoyante: en présentant exclusivement l'infant don Enrique comme le seul prétendant convenable à la main de la reine Isabelle, il asservissait la politique de l'Angleterre aux passions et aux prétentions du parti radical espagnol, méconnaissant ainsi l'état des faits en Espagne, et préférant le concert avec l'ex-régent Espartero et ses amis à l'entente cordiale avec le roi Louis-Philippe et le cabinet français.

Dès que j'eus reçu cette communication, j'écrivis à M. de Jarnac[152]: «Lord Palmerston déclare (et je trouve ceci excellent) que, dans l'opinion du cabinet anglais, ce qui convient le mieux à l'Espagne et à la reine d'Espagne, c'est le mariage avec un prince espagnol. Mais il ajoute aussitôt que l'infant don Enrique is the only Spanish prince who is fit, by his own personal qualities, to be the Queen's husband. J'ai copié ces mots: «le seul prince qui soit propre, par ses qualités personnelles, à être le mari de la reine d'Espagne.» Comment pourrions-nous appuyer et tenir ce langage? Nous avons dit à Madrid, à Londres, ici, partout, en tout temps, tout à l'heure encore, que si nous nous croyions obligés de demander que le mari de la reine Isabelle fût choisi parmi les descendants de Philippe V, nous acceptions du reste sans hésiter tous les descendants de Philippe V, et que celui d'entre eux qui conviendrait à l'Espagne et à sa reine nous conviendrait aussi. Nous avons spécialement répété sans cesse que les deux infants fils de don François de Paule nous convenaient tout à fait, que c'était à la reine Isabelle à prononcer entre eux, et que nous étions prêts à trouver bon son choix, quel qu'il fût. En vérité, lorsque par la nécessité des choses, par l'empire des intérêts de nos deux pays, nous sommes conduits, à Paris et à Londres, à désirer que le choix de la reine d'Espagne se renferme dans des limites déjà assez étroites, et à écarter, chacun de notre côté, tel ou tel candidat, lorsque, par une série d'incidents et de motifs que je ne rappelle pas, les deux fils de don François de Paule restent à peu près seuls sur la scène, venir déclarer que l'un des deux est seul propre à devenir le mari de la reine, c'est pousser trop loin la restriction, l'intervention, la dictation. Nous ne croirions pas pouvoir le faire quand même nous n'aurions jamais dit le contraire, et nous le pouvons d'autant moins que nous avons constamment dit le contraire.

[Note 152: Le 30 août 1846.]

«C'est à cause des qualités personnelles de don Enrique que lord Palmerston le déclare seul propre à devenir le mari de la reine. Nous connaissons ces deux princes; nous les avons vus longtemps ici. Nous ne saurions apprécier avec assez de certitude leurs qualités personnelles pour faire, sur l'un ou sur l'autre, une telle déclaration. C'est à la reine d'Espagne, à la reine sa mère, à ses ministres qu'appartient une appréciation semblable, et eux seuls en possèdent les éléments.

«Je sais qu'on a dit, et lord Palmerston vous répète dans sa lettre particulière du 27 que le duc de Cadix déplaît à la reine Isabelle. Si cela est, elle se décidera en conséquence; mais c'est à elle à en décider.

«Quant à l'infant don Enrique, lorsque ce prince a passé naguère à Paris, le roi lui a fortement représenté les inconvénients, pour lui-même, de la conduite qu'il avait tenue, de l'attitude qu'il prenait, et la nécessité pour lui, dans son intérêt comme selon son devoir, de faire acte de soumission et de respect envers la reine, et de rentrer auprès d'elle, à sa cour, dans la position convenable pour un infant. Le roi lui a offert, en présence de M. Martinez de la Rosa, de s'employer lui-même pour le faire rentrer en grâce à Madrid. J'ai écrit à Bresson pour qu'en effet il parlât et agît dans ce sens. Encore faut-il que l'infant le demande lui-même et qu'il se montre, envers la reine Isabelle, déférent, respectueux, soumis. Ce n'est pas du sein de la conspiration et avec le ton de la menace qu'il peut prétendre à sa main. Ce devoir et cette convenance seraient sentis, j'en suis sûr, en Angleterre plus que partout ailleurs.

«J'ai dit tout cela, ou à peu près, à lord Normanby, qui m'a assuré du reste que si, malgré les avis de Bulwer, la reine Isabelle se décidait pour le duc de Cadix, l'Angleterre ne croirait avoir rien à dire.»

Comme je venais d'adresser cette lettre à M. de Jarnac, je reçus de Madrid celle-ci, écrite par M, Bresson le 28 août, à deux heures du matin: «Je vous transmets, par le télégraphe, une grande nouvelle. La jeune reine a donné son consentement à son mariage avec le duc de Cadix. Elle a fait appeler ses ministres pour leur signifier sa volonté. Ils y ont acquiescé avec unanimité et sans discussion. Elle les a informés en même temps qu'elle donnait sa soeur en mariage à M. le duc de Montpensier, qu'elle voulait que ces deux mariages se fissent promptement, et, autant que possible, le même jour. Le conseil se réunit à onze heures pour consulter les précédents et arrêter une formule d'actes provisoires qui seront probablement signés dans la journée. Je suis en mesure pour tout, et au milieu des périls qui nous environnent, je n'épiloguerai pas sur des nuances, tout en réservant les intérêts essentiels et en nous gardant toute latitude possible. M. Mon était là près de moi, il y a une minute, écrivant à M. Martinez de la Rosa. Il est venu me réveiller en sursaut pour m'embrasser. Très-probablement demain paraîtra dans la Gazette officielle le décret de convocation des Cortès actuelles, dans l'espace de dix ou douze jours.»

Les Cortès furent en effet convoquées pour le 14 septembre suivant.

Nous touchions au terme. Dans l'attente du résultat que m'annonçait M. Bresson, j'avais appelé momentanément à Paris le duc de Glücksberg et M. de Jarnac pour recevoir d'eux, sur Madrid et sur Londres, toutes les informations que permet la liberté de la conversation, et pour leur donner mes instructions précises sur les questions qui, au dernier moment, pouvaient encore s'élever et exiger une solution immédiate. La plus délicate était celle de la complète simultanéité des deux mariages. La reine Christine et le cabinet espagnol y tenaient absolument. C'était, pour eux, le seul moyen de donner immédiatement et du premier coup, au mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix, le caractère et la valeur politiques qui pouvaient seuls, dans les Cortès et dans le public espagnol, en assurer le succès. Nous n'avions aucune objection sérieuse à faire à leur voeu, ni aucun scrupule à le satisfaire: par mon Mémorandum du 27 février précédent, communiqué le 4 mars à lord Aberdeen, nous avions formellement déclaré au gouvernement anglais que «si le mariage, soit de la reine, soit de l'infante, avec le prince Léopold de Coburg ou avec tout autre prince étranger aux descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous serions, dans ce cas, affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main, soit de la reine, soit de l'infante, pour M. le duc de Montpensier.» La démarche faite par M. Isturiz et la reine Christine elle-même, de concert avec sir Henri Bulwer, auprès du duc de Coburg, et la dépêche par laquelle lord Palmerston, en rentrant au pouvoir, avait mis le prince Léopold de Coburg au premier rang des trois candidats à la main de la reine d'Espagne contre lesquels le gouvernement anglais n'élevait aucune objection: ces deux actes nous plaçaient évidemment dans la situation prévue le 27 février précédent, et nous donnaient plein droit de conclure simultanément les deux mariages. Mais tant d'oscillations avaient eu lieu, tant de brouillards s'étaient élevés dans le cours de cette négociation que nous pouvions craindre qu'au dernier moment une circonstance imprévue, un embarras soudain ne survînt et ne dût modifier notre conduite. Nous avions donc à coeur de conserver, dans cette hypothèse et envers le gouvernement espagnol, notre liberté. En renvoyant le duc de Glücksberg à Madrid, je lui prescrivis de recommander expressément à M. Bresson cette dernière précaution, et de lui donner en même temps la certitude que ma confiance en lui était entière, et qu'en tout cas il serait fermement soutenu.

Le jour même où, à deux heures du matin, il m'avait annoncé le consentement de la reine Isabelle au double mariage, M. Bresson m'écrivit[153]: «Je n'étais pas ce matin au bout de mes peines; il m'a fallu me débattre toute la journée avec la reine-mère, M. Isturiz et M. Pidal pour faire maintenir, dans la rédaction de l'acte que nous devions signer, les mots autant que faire se pourra, qui constituent notre liberté d'action. J'ai dû m'avancer jusqu'à annoncer que je ne signerais pas si cette concession ne m'était pas faite. La reine-mère entendait que la célébration des deux mariages se fit le 20 du mois prochain, et que monseigneur le duc de Montpensier fût ici pour cette époque. J'ai démontré que c'était de toute impossibilité, et j'ai déclaré que déclaration et célébration devaient être suspendues jusqu'après la discussion, la signature et la ratification des articles du contrat. C'est là notre garantie. Malgré toutes ces précautions, le conseil avait introduit, dans le décret de convocation des Cortès qui paraîtra demain, avec la notification du mariage de la reine, celle du mariage de l'infante. J'ai protesté et signifié que, si cela s'accomplissait, j'annulerais demain authentiquement tout ce qui aurait été fait. Au 20 septembre, la reine-mère substitue maintenant le 10 octobre.»

[Note 153: Le 28 août 1846.]

Ces bases convenues, l'acte d'engagement fut ainsi rédigé:

«En la résidence royale de Madrid, le 28 du mois d'août de l'an de grâce 1846:

«Entre Son Excellence don Xavier de Isturiz, etc., etc., muni des pleins-pouvoirs de Sa Majesté Catholique, et Son Excellence le comte de Bresson, ambassadeur de France, muni des pleins-pouvoirs du Roi son auguste souverain.

«Le mariage de Sa Majesté la Reine d'Espagne et de Son Altesse Royale Monseigneur le duc de Cadix ayant été, aujourd'hui même, convenu et signé.

«Il est stipulé, convenu et arrêté par le présent acte que, de leur propre consentement et du consentement déjà éventuellement accordé de leurs augustes parents, il y aura mariage entre Son Altesse Royale l'Infante doña Maria-Luisa-Fernanda de Bourbon et Son Altesse Royale Monseigneur le prince Antoine-Marie-Philippe-Louis d'Orléans, duc de Montpensier, fils puîné de Sa Majesté le Roi des Français.

«La discussion des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée.

«Et lorsque les actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les associer, autant que faire se pourra, à la déclaration et à la célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec Son Altesse Royale le duc de Cadix, en la résidence royale de Madrid et en personnes.

«En foi de quoi les plénipotentiaires ci-dessus nommés ont signé le présent acte en double original, et l'ont scellé de leurs armes.»

J'écrivis sur-le-champ à M. de Jarnac[154]: «Je vous ai fait envoyer les deux dépêches télégraphiques qui venaient de m'annoncer la résolution de la reine d'Espagne et de son gouvernement sur l'un et l'autre mariage. La question s'est dénouée tout à coup. Si on s'en étonne, dites exactement les choses comme elles sont. Vous vous rappelez le Memorandum en cinq paragraphes que je vous remis le 27 février dernier dans votre petite course à Paris, et que M. de Sainte-Aulaire mit textuellement, le 4 mars, sous les yeux de lord Aberdeen. Reportez-vous à cette pièce. Vous vous rappelez aussi qu'au mois de mai dernier nous reçûmes, de Londres comme de Madrid, l'avis certain que le ministère espagnol, d'accord avec les reines, venait d'adresser à Lisbonne, au duc régnant de Coburg, un message à l'effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle: message communiqué au ministre d'Angleterre à Madrid qui avait donné son approbation. Lord Aberdeen, à la vérité, par une lettre particulière du 28 mai qui me fut communiquée, blâma M. Bulwer de la part qu'il avait prise dans cette démarche, et ce blâme était assez vif pour que M. Bulwer crût devoir offrir sa démission. Mais lord Aberdeen sortit des affaires, et le 20 juillet dernier lord Palmerston vous communiqua une dépêche du 19 qu'il venait d'adresser à M. Bulwer, et qui établissait formellement «que les candidats à la main de la reine d'Espagne étaient réduits à trois, savoir: le prince Léopold de Saxe-Coburg et les deux fils de don François de Paule, et qu'à aucun d'entre eux le gouvernement anglais ne se sentait appelé à faire aucune objection.»

[Note 154: Le 1er septembre 1846.]

«Ainsi le prince Léopold de Coburg, demandé par le ministère espagnol, était en même temps accepté, comme candidat à la main de la reine Isabelle, par le ministère anglais qui n'y faisait aucune objection, et le plaçait même en première ligne entre les trois candidats.

«A coup sûr, c'était bien là évidemment cette chance probable et imminente d'un mariage de la reine d'Espagne avec le prince Léopold de Coburg qui nous avions toujours considérée et annoncée comme nous rendant la pleine liberté d'agir immédiatement pour parer le coup en demandant la main, soit de la reine, soit de l'infante, pour M. le duc de Montpensier.

«Nous étions d'autant plus libres que lord Palmerston ne répondait rien aux ouvertures que nous lui faisions dans un autre sens. Le 20 juillet, avant d'avoir aucune connaissance de sa dépêche du 19 à M. Bulwer, je vous avais chargé de l'inviter à agir en commun avec nous à Madrid pour décider la reine d'Espagne et ses ministres à choisir un mari entre les fils de don François de Paule. Le 30 juillet, je vous ai chargé aussi de lui faire connaître toutes mes objections à sa dépêche du 19, l'altération profonde qu'elle apportait dans la situation, et les conséquences que cette altération pourrait avoir. C'est seulement le 28 août que j'ai reçu, par la communication que m'a faite lord Normanby, une réponse de lord Palmerston à mes diverses communications.

«J'aurais manqué à tous mes devoirs si, dans une telle situation et pendant un si long temps, j'étais resté inactif. J'ai fait ce que j'avais annoncé le 27 février dernier. En présence de la candidature, réclamée à Madrid et acceptée à Londres, du prince Léopold de Coburg à la main de la reine Isabelle, j'ai donné à M. Bresson l'ordre de faire tous ses efforts pour décider le mariage de la reine avec l'un des fils de don François de Paule, spécialement avec le duc de Cadix présent en Espagne, et celui de l'infante avec M. le duc de Montpensier. La reine, sa mère et ses ministres viennent d'accepter cette double union.

«Voilà les faits, mon cher Jarnac. Rappelez-les à lord Palmerston en lui faisant connaître la résolution qui vient d'être prise à Madrid, et dont il est peut-être déjà informé. Je n'ai rien à dire quant au fond même de cette résolution. Des deux mariages auxquels elle se rapporte, l'un est une question politique que la reine d'Espagne et son gouvernement ont droit de résoudre selon la constitution du pays; l'autre est une affaire de famille qui n'appartient qu'à la reine-mère, à ses deux filles et à nous.»

L'humeur de lord Palmerston fut très-vive, non pas plus vive que je ne m'y attendais. Ce qui me frappa surtout dans son langage, et ce qui m'importait le plus à ce moment, ce fut son espoir d'être encore à temps pour empêcher la conclusion définitive du mariage de M. le duc de Montpensier avec l'infante, et son dessein de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour y réussir: «C'est là, dit-il à M. de Jarnac, l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement politique que l'Europe ait vu depuis l'Empire. J'espère que l'on réfléchira à Paris avant de conclure. Il est impossible que les rapports des deux cours et des deux gouvernements n'en soient pas complètement altérés[155].» Les paroles et l'attitude de sir Henri Bulwer à Madrid répondirent à celles de son chef: «Il a dit hier à M. Donoso-Cortès, m'écrivit M. Bresson, ces mots échappés sans doute à un premier dépit et qu'il regrettera bientôt:—«Nous n'avons rien à dire sur le mariage de la reine; mais je vous déclare solennellement que nous regardons celui de l'infante comme un acte d'hostilité, et que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un bouleversement complet.»—M. Donoso-Cortès ne s'est pas cru autorisé à me rapporter cette étrange et imprudente déclaration avant d'avoir demandé à M. Isturiz et au duc de Riansarès s'il devait le faire. L'un et l'autre l'y ont fort engagé. Il doit aller dire à M. Bulwer que, sans que les relations personnelles en soient atteintes, toute relation politique cesse entre eux, à partir de ce jour. Je dois vous faire observer que M. Donoso-Cortès est considéré, par les membres du corps diplomatique, comme un intermédiaire confidentiel entre la reine-mère et eux[156].» Les actions, ou, pour parler plus exactement, les tentatives suivirent de près les paroles; sir Henri Bulwer se mit à l'oeuvre pour alarmer et paralyser le cabinet espagnol: tantôt il lui adressait, coup sur coup, des notes dures ou tristes; tantôt il expédiait aux vaisseaux anglais en station dans les parages de Cadix ou de Gibraltar des courriers qui semblaient leur apporter des ordres de blocus ou d'hostilité, et répandaient ainsi, dans les populations voisines de leur route ou des côtes, une curiosité pleine de trouble; il essaya d'inquiéter, sur les conséquences du mariage de M. le duc de Montpensier avec l'infante, le duc de Cadix lui-même; il exprimait partout, et jusque dans la tribune diplomatique des Cortès, le voeu que ce mariage fût au moins retardé de quelques mois et plus mûrement délibéré. Encouragée par ces démonstrations du ministre d'Angleterre, la presse progressiste travaillait à agiter le pays; une protestation inconvenante de l'infant don Enrique fut publiée et répandue, sans autre effet que de nuire à son auteur. Enfin, le 23 septembre, sir Henri Bulwer présenta au cabinet espagnol une longue note de lord Palmerston qui, au nom de l'équilibre européen, de l'indépendance de l'Espagne et des services que lui avait rendus l'Angleterre, protestait contre le mariage de l'infante et témoignait l'espoir que le gouvernement espagnol n'irait pas jusqu'au bout de cette voie.

[Note 155: M. de Jarnac à moi, 9, 11 et 12 septembre 1846.]

[Note 156: M. Bresson à moi, 24 août 1846.]

Il y avait peu de tact à mettre ainsi les Espagnols au pied du mur; en pareil cas, la dignité et le courage ne leur manquent jamais. M. Isturiz répondit catégoriquement que le mariage de l'infante avec M. le duc de Montpensier était un acte accompli, qu'il avait été décidé par la libre et spontanée volonté de la reine, de la reine-mère, de l'infante, et avec l'assentiment unanime du cabinet, que les Cortès venaient d'y donner leur entière adhésion, que l'indépendance de l'Espagne n'en recevrait pas la moindre atteinte, et qu'il espérait que ses relations avec le gouvernement britannique n'en souffriraient pas davantage. Il était pleinement en droit de tenir ce langage: le sénat et le congrès des députés, après des débats où l'opposition s'était manifestée sans gêne comme avec convenance, avaient adopté, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 voix contre une, de loyales adresses de félicitation à la reine sur l'un et l'autre mariage[157]. Le pays était tranquille. Le comte de Montemolin, qui s'était naguère évadé de Bourges, avait débarqué en Angleterre et se trouvait à Londres où l'infant don Enrique, disait-on, venait aussi d'arriver de Belgique. Le fameux chef carliste Cabrera y était également attendu, et M. de Jarnac, dans une visite au Foreign-Office, y avait aperçu l'ex-régent Espartero qu'on essaya vainement de lui cacher. Tout ce mouvement des mécontents au dehors, toutes ces chances de trouble au dedans n'excitaient en Espagne aucune préoccupation; les esprits étaient attirés et occupés ailleurs; le sentiment public se montrait hautement favorable à la résolution royale constitutionnellement acceptée. Le corps diplomatique fut admis à présenter ses félicitations à la jeune reine et à la reine-mère; sir Henri Bulwer s'y rendit avec ses collègues: «Il a parlé si bas, dit la jeune reine, que je n'ai rien compris à ce qu'il m'a dit; il n'avait probablement rien d'agréable à me dire;» et lorsque, en félicitant la reine Christine sur le mariage de la reine sa fille, M. Bulwer ajouta: «Quant à l'autre…..—L'autre, dit la reine Christine en l'interrompant, nous avons décidé de le célébrer le même jour;» et la conversation en resta là.

[Note 157: Les 18 et 19 septembre 1846.]

Le 4 septembre, j'avais écrit par le télégraphe à M. Bresson: «Le roi approuve que le mariage de monseigneur le duc de Montpensier avec l'infante soit célébré le même jour que celui de la reine avec monseigneur le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le mariage de l'infante avec le duc de Montpensier.» Trois jours auparavant, après avoir écrit à M. de Jarnac et avant d'avoir rien reçu de Londres, j'avais fait prier l'ambassadeur d'Angleterre, lord Normanby, de venir me voir, et je lui avais annoncé le double mariage. Il s'attendait un peu au premier; c'était un échec à peu près escompté; non pas au second. Il m'en témoigna, avec convenance et douceur, son vif regret, son vif chagrin: «Cela fera chez nous un bien mauvais effet, non-seulement dans notre gouvernement, mais dans notre public. On y verra une manière indirecte d'assurer le trône d'Espagne à un fils du roi. Nous ne serons pas la seule puissance à avoir de l'humeur; d'autres en auront aussi, et voudront profiter de la nôtre pour nous éloigner de vous et nous rapprocher d'elles. Dieu sait ce qui peut s'en suivre.» Je répondis très-amicalement, mais très-nettement. J'établis notre droit d'agir comme nous avions agi, comme nous avions annoncé que nous agirions; et avec notre droit, la nécessité évidente, urgente, où nous avions été placés, par ce qui se passait à Madrid et à Londres, d'agir comme nous avions agi. Je me montrai très-confiant dans l'avenir, dans le bon sens et l'équité du gouvernement et du public anglais: «On verra bien que nous n'entendons point nous approprier l'Espagne, ni faire tort là aux droits et aux intérêts légitimes de personne. La reine d'Espagne aura des enfants. M. le duc de Montpensier et l'infante vivront en France. Nous n'avons fait que mettre hors de tout péril le principe de notre politique:—Le trône d'Espagne ne doit pas sortir de la maison de Bourbon.—Je l'avais proclamé, je l'ai pratiqué. C'était notre droit et mon devoir.»

Toutes choses définitivement conclues à Madrid, M. le duc de Montpensier et, avec lui, M. le duc d'Aumale partirent de Paris, le 28 septembre, et entrèrent en Espagne avec leur suite le 2 octobre. On avait répandu sur leur voyage toute sorte de bruits: ils rencontreraient, disait-on, des manifestations fâcheuses, peut-être même des actes hostiles; M. Bresson démentait fermement ces prédictions sinistres; le gouvernement espagnol, tout en se montrant plein de confiance, avait pris des mesures vigilantes. Elles se trouvèrent complétement inutiles: sur toute la route, dans les campagnes comme dans les villes, les deux princes furent accueillis avec un empressement bienveillant; ils étaient un événement, la solution paisible d'une question nationale, une fête, une espérance; leur bonne grâce, leur tournure militaire, leurs manières simples et ouvertes plaisaient à cette population vive et avide d'émotions, quoique peu démonstrative: «Je suis allé hier, 6 octobre, m'écrivit M. Bresson, au-devant de Leurs Altesses royales jusqu'à San-Agustin, à quarante kilomètres environ de Madrid. A une demi-lieue des portes de la capitale, nous avons trouvé des chevaux et des voitures de la cour; on laissait au choix des princes le mode de leur entrée; ils ont décidé de monter à cheval. Le temps était magnifique; nous avons successivement rencontré le corrégidor et la municipalité de Madrid, le capitaine-général, le gouverneur de la place et leur état-major, le ministre de la guerre et un grand nombre de généraux parmi lesquels on remarquait la présence des généraux Concha, Cordova, Ros de Olano, appartenant à l'opposition, et l'absence du général Narvaez revenu depuis quelques jours à Madrid, mais qu'une question de rang et d'étiquette entre le ministre de la guerre et lui avait retenu chez lui, et qui m'en a exprimé ses regrets. C'est en tête de ce cortége, ayant à leur droite le ministre de la guerre et à leur gauche le capitaine-général, que les princes sont entrés à Madrid par la porte de Bilbao où aboutit la route de France. Je m'étais attaché à leurs pas; la tête de mon cheval était entre les croupes des leurs. Toute la population remplissait les rues, était suspendue aux fenêtres; ces balcons, qui garnissent toutes les maisons, mettent en quelque sorte leurs habitants en dehors et animent singulièrement l'aspect des solennités publiques. Partout, sur leur passage, les princes ont été l'objet de témoignages de respect et de sympathie; les hommes se découvraient; les femmes agitaient leurs mouchoirs. Les acclamations ne sont pas dans les habitudes de la population de Madrid; depuis que je réside au milieu d'elle, je n'en ai vu aucun exemple; mais je n'avais pas vu non plus un empressement aussi vif, un assentiment aussi général que celui dont j'ai été témoin hier. Nous avons successivement parcouru les rues de Funcarral et de la Montera, traversé la Puerta del sol, suivi les rues Mayor, Ahumada, et nous sommes arrivés à la porte du palais. Dans le trajet, Leurs Altesses royales s'étaient plusieurs fois retournées vers moi pour m'exprimer leur satisfaction d'un accueil auquel elles n'étaient pas préparées par les bruits malveillants et sinistres qui avaient été répandus. Il est certain que pas un dissentiment ne s'est trahi, pas un cri hostile ne s'est fait entendre. Au pied du grand escalier du château, les princes ont trouvé les diverses charges et les chefs de service de la maison royale, plusieurs grands d'Espagne, et au premier repos l'infant don Francisco de Paula et le duc de Cadix qu'ils ont affectueusement embrassés. Ils se sont ainsi dirigés vers la chambre de la reine où Sa Majesté les attendait avec ses augustes mère et soeur. Après leur avoir baisé la main, ils les ont suivies dans les appartements d'habitation, et sont restés avec elles pendant une demi-heure. Le contentement brillait dans les traits de Leurs Majestés et de Leurs Altesses royales. Après la présentation de la suite des princes et de tous les personnages et dames de la cour qui étaient présents, les princes ont été amenés à l'ambassade du roi par les voitures de Sa Majesté. Le repos qui leur a été accordé n'a pas été long; il était cinq heures, et à six heures et demie Leurs Altesses royales étaient invitées à dîner en frac au palais, avec toute leur suite. Elles s'y sont rendues dans les voitures de l'ambassadeur. Jamais je n'ai vu autant de gaieté et de cordialité répandues dans cet intérieur royal; chacun était frappé de l'air de bonheur de la reine Christine; la jeune reine était aussi plus expressive que de coutume, la jeune infante ravie, et les infants et les infantes don François de Paule très-naturels et bienveillants. A neuf heures et demie, les princes sont revenus chercher un repos dont ils avaient grand besoin à l'ambassade du roi qui était pavoisée, illuminée et entourée d'une foule nombreuse. Enfin, cher ministre, la journée a été excellente, complète; je pourrais m'étendre en descriptions poétiques et je resterais dans la vérité; mais je fuis tout ce qui pourrait ressembler à de l'exagération. Je ne saurais vous énumérer toutes les félicitations qui nous ont été adressées, dans la chambre de la reine, par les grands, les dames du palais et les principaux personnages de l'État.»

Le 10 octobre au soir, le mariage de la reine d'abord, puis celui de l'infante, furent célébrés dans l'intérieur du palais par le patriarche des Indes, archevêque de Grenade; et le lendemain 11, selon l'usage espagnol, la même cérémonie s'accomplit avec grande pompe dans l'église de Notre-Dame d'Atocha, en présence de toute la population de Madrid, accourue sur le passage du cortége royal et dans l'église. Dix jours se passèrent en fêtes intérieures ou publiques, en visites dans Madrid ou aux environs, et le 22 octobre, le duc et la duchesse de Montpensier, que le duc d'Aumale avait précédés la veille, quittèrent Madrid pour rentrer lentement en France: «Je reste tout seul, m'écrivit M. Bresson[158]; monseigneur le duc et madame la duchesse de Montpensier sont partis ce matin; la séparation des reines et de l'infante, au bas du grand escalier du palais, a touché tous ceux qui en ont été témoins; c'était une douleur vraie, jeune, expansive chez ces deux soeurs dont l'enfance s'était écoulée au milieu de tant de vicissitudes et d'épreuves, et qui, pour la première fois, voyaient les apprêts d'un voyage qu'elles ne faisaient pas en commun. M. le duc de Montpensier, par des soins affectueux, par des attentions délicates, cherchait à donner un autre cours à ces pénibles émotions, et quand je l'ai revu à une demi-lieue de Madrid, où j'étais allé l'attendre, déjà les traits de l'infante avaient repris du calme et les larmes tarissaient dans ses yeux.» Le voyage s'accomplit à travers l'Espagne et la France avec le succès le plus populaire; et, après s'être arrêtés à Burgos, à Bayonne, à Pau et à Bordeaux, le duc et la duchesse de Montpensier arrivèrent le 4 novembre à Saint-Cloud, où le roi, la reine et toute la famille royale les attendaient. J'écrivis le 7 novembre à M. Bresson: «Le succès de la personne est aussi complet que le succès de l'événement. Tout le monde trouve madame la duchesse de Montpensier charmante. Je dis tout le monde dans la famille royale, dans le conseil, dans le public, encore peu nombreux, qui a eu l'honneur de la voir. Charmante de visage et de manières, simple et digne, un peu de timidité et point d'embarras. Vous n'avez nul besoin de descriptions; c'est la première impression qui vous intéresse. Jamais il n'y en a eu de plus favorable. Je voudrais que toute l'Espagne vît et entendît, à commencer par M. Isturiz et M. Mon qui ont pris à l'événement une si grande part. Ils seraient contents.»

[Note 158: Le 22 octobre 1846.]

Je m'arrête. J'ai retracé avec scrupule le cours et l'issue de cette longue et délicate négociation, accomplie sous le vent si variable d'intérêts et d'incidents si divers. Je n'ai garde de reproduire ici l'histoire des débats dont les mariages espagnols accomplis furent l'objet à Paris et à Londres, entre les deux gouvernements, les deux tribunes et les deux publics. Cette histoire, avec tous ses détails, graves ou frivoles, est consignée dans les journaux français et anglais du temps, dans les discours prononcés au sein des deux parlements, dans les documents publiés par les deux cabinets, dans les écrits polémiques où les questions que soulevait l'événement furent, des deux parts, vivement discutées. La discussion porta essentiellement sur la conduite et les incidents diplomatiques de la négociation, et sur les conséquences du traité d'Utrecht quant aux relations et aux droits, en France et en Espagne, des deux nouvelles branches de la maison de Bourbon et de leurs descendants. J'ai la confiance que plus les événements s'éloigneront et seront impartialement considérés, plus il sera évident que, dans tout leur cours, la politique française a été modérée, prudente, franche, conséquente et scrupuleusement loyale. Je ne veux plus rappeler ici que deux petits faits survenus l'un à Madrid, l'autre à Paris, au moment même du double mariage espagnol et du plus vif dissentiment entre les cabinets français et anglais à ce sujet.

Le 7 octobre, lendemain du jour où les deux princes français étaient arrivés à Madrid, M. Bresson m'écrivit: «Avant-hier, à six heures du soir, M. Bulwer est revenu d'Aranjuez, où il s'était retiré, pour envoyer à M. Isturiz une protestation contre les conséquences du mariage de M. le duc de Montpensier, l'Angleterre se réservant, si la succession espagnole arrivait à l'infante ou à sa descendance, d'agir comme le lui conseilleraient son honneur et ses intérêts. Hier il s'est présenté vers une heure, un peu avant l'entrée des princes, chez M. le président du conseil, et lui a demandé, comme matière de forme et acquit de conscience, si sa protestation de la veille n'avait pas eu pour effet de faire renoncer au mariage. Ayant reçu une réponse négative, il a annoncé qu'il allait en informer son gouvernement, et se retirer de nouveau à Aranjuez, et plus tard à Tolède, si la cour visitait la résidence royale.» Deux jours après, le 9 octobre, les deux princes français reçurent le corps diplomatique; comme on s'y attendait, sir Henri Bulwer ne s'y rendit point, ni personne de sa légation; mais il écrivit à M. Bresson:

«Mon cher ami,

«Vous pouvez être sûr que, dans toutes autres circonstances, ce n'est pas seulement moi (qui ai des motifs personnels de respect et de reconnaissance envers le roi des Français et son auguste famille) qui me serais empressé de présenter mes hommages aux illustres princes qui sont arrivés ici; toute ma légation aurait eu le même désir. Mais l'occasion de l'arrivée de Leurs Altesses royales, et la conduite que des instructions formelles m'ont obligé de tenir, selon mes prévisions dès le commencement de la question du mariage entre le duc de Montpensier et l'infante, me privent maintenant de l'honneur que j'aurais souhaité, sans changer les sentiments qui seront toujours auprès de mon coeur, et dont je vous prie de transmettre l'expression respectueuse à vos illustres hôtes, tout en acceptant, pour vous-même, celle de ma sincère amitié.»

M. Bresson lui répondit sur-le-champ:

«Mon cher ami,

«Les princes ont parfaitement compris votre absence de la réception diplomatique, et ils ne s'en sont ni formalisés, ni préoccupés. Je leur ai donné lecture de votre lettre; les sentiments qu'elle exprime leur sont très-précieux et très-agréables. Ils m'ont chargé de vous le mander. Vous avez personnellement laissé trop de bons souvenirs en France, vous êtes trop apprécié par le roi et son auguste famille, pour que nous ne soyons pas certains de trouver en vous de la réciprocité. Nous croyons que votre gouvernement s'exagère les conséquences du mariage de monseigneur le duc de Montpensier; nous croyons que bientôt les nuages qui se sont élevés entre nous se dissiperont; mais nous respectons ces convictions, et nous espérons qu'elles se modifieront dans un sens qui nous permette de rentrer dans la plénitude de nos bonnes et anciennes relations. Pour moi, mon cher ami, le vieil et sincère attachement que je vous porte ne se modifiera pas.»

Sir Henri Bulwer s'empressa de lui répondre:

«Mon cher ami,

«Je vous remercie sincèrement de votre aimable lettre, et je suis vivement sensible à ce que Leurs Altesses royales ont eu l'extrême obligeance de vous prier de me communiquer. Ma position ici est fort pénible et désagréable, et je vous trouve fort aimable en voulant me faire croire que la difficulté disparaîtra. Que Dieu le veuille!»

A Paris et de la part de l'ambassadeur d'Angleterre, lord Normanby, le regret fut le même et sa manifestation plus officielle; il m'écrivit le 9 novembre 1846:

«Monsieur le Ministre,

«J'ai reçu, il y a quelques jours, de l'introducteur des ambassadeurs, l'avis que Son Altesse royale la duchesse de Montpensier recevrait le corps diplomatique aux Tuileries samedi dernier, le 7 de ce mois.

«En accusant réception de cet avis; je témoignai le regret que des circonstances m'empêchassent de saisir cette occasion de présenter mes respects à Son Altesse royale.

«Ma première impression avait été nécessairement de répondre avec empressement à l'invitation de Son Altesse royale, pour marquer le respect que je dois également à tous les membres de la famille royale de France. Mais la position particulière que le gouvernement de Sa Majesté a cru de son devoir de prendre, par rapport au mariage dont cette cérémonie semblait être une célébration directe et immédiate, m'obligea à examiner s'il me serait possible, comme représentant de ma souveraine, de séparer le tribut volontaire de mon profond respect personnel envers Son Altesse royale en qualité de princesse française et envers son illustre époux, de ce qui ne pourrait manquer de paraître aux yeux de tout le monde, en ce moment, une démonstration directe de félicitation au sujet de cet événement même.

«Il me semble que ma présence, dans une occasion qui aurait un pareil caractère, s'accorderait difficilement avec la ligne de conduite décidément suivie par le gouvernement de Sa Majesté, avec le langage qu'il avait été de mon devoir de tenir en conséquence à Votre Excellence, et avec la protestation énergique que j'avais reçu l'ordre de présenter à Votre Excellence contre les conséquences politiques que cet événement pourrait faire naître.

«La dernière preuve de cette manière de voir de la part du gouvernement de Sa Majesté, que je viens d'avoir l'honneur de présenter à Votre Excellence, doit être, en ce moment même, entre les mains du roi des Français. Aussi espéré-je que, si je n'ai point assisté à ce qu'on peut regarder comme une cérémonie de congratulation, mon absence, dans un pareil instant, ne sera point interprétée comme un manquement de ma part à ce que je devrai toujours à Sa Majesté et à toute sa royale famille.

«Permettez-moi de saisir cette occasion pour vous faire observer que LL. AA. RR. le prince de Joinville et le duc de Montpensier s'étant trouvés absents à l'époque de mon arrivée à Paris, je n'ai point eu encore l'honneur d'être présenté à Leurs Altesses royales. Je viens donc prier Votre Excellence d'exposer, dans un moment opportun, mon espérance que les princes ainsi que S. A. R. madame la duchesse de Montpensier voudront bien me procurer, dans quelque prochaine circonstance, l'honneur de leur présenter mes respects.»

Je fis immédiatement ce que lord Normanby désirait, et le Moniteur du surlendemain 11 novembre 1846 contint ce paragraphe: «Hier, Son Exc. M. le marquis de Normanby, ambassadeur de S. M. la reine de la Grande-Bretagne, a été reçu successivement, au palais des Tuileries, par LL. AA. RR. monseigneur le prince de Joinville, monseigneur le duc et madame la duchesse de Montpensier, auxquels il n'avait pas encore été présenté.»

Quelques semaines plus tard, les déplaisirs d'un incident personnel vinrent se joindre, pour lord Normanby, à celui de sa situation politique. L'une des dépêches où il avait rendu compte à lord Palmerston de ses entretiens avec moi sur le double mariage espagnol, et ce que je dis de ce compte rendu dans l'un de mes discours à la Chambre des députés, amenèrent, de notre part à l'un et à l'autre, des récriminations et des contradictions qui rendirent nos rapports personnels difficiles. Je maintins ce que j'avais dit. Lord Palmerston soutint son ambassadeur. Le différend fut bientôt public. Une invitation qui me vint, à ce moment même, de l'ambassade d'Angleterre, par une méprise que lord Normanby, qui savait mal le français, appela le mépris de son secrétaire, ajouta à l'embarras de la situation le désagrément des manifestations et des propos de salon. Nous ne pouvions plus guère nous voir et nous parler. Lord Normanby alla trouver l'ambassadeur d'Autriche, le comte Appony, lui dit qu'il était décidé à prendre, envers moi, l'initiative d'une démarche de conciliation, et le pria d'intervenir pour mettre un terme à ce différend et rétablir, quant aux affaires, ses relations avec moi. Le comte Appony me fit part de cette démarche et des regrets que lui avait exprimés lord Normanby quant à l'invitation déplacée dont on avait tant parlé. Je me montrai prêt à accepter la satisfaction ainsi offerte, et à déclarer de mon côté que, dans mon discours[159] à la Chambre des députés, je n'avais point eu l'intention d'inculper la bonne foi ni la sincérité et la véracité de l'ambassadeur. Ces préliminaires convenus, nous nous rencontrâmes, lord Normanby et moi, à une heure convenue aussi; chez l'ambassadeur d'Autriche; nous nous tendîmes mutuellement la main, et nos relations diplomatiques reprirent leur cours naturel.

[Note 159: Du 5 février 1847; Recueil de mes discours politiques, t.
V, page 370.]

Voltaire rapporte qu'à la bataille de Fontenoy, quand le régiment des gardes françaises se rencontra sur le champ de bataille avec la colonne anglaise que commandait le duc de Cumberland, lord Charles Hay, capitaine aux gardes anglaises, s'avança en criant: «Messieurs des gardes françaises, tirez!» A quoi le comte d'Auteroche, lieutenant aux gardes françaises, répondit: «Messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers; tirez vous-mêmes[160].» Dans toutes les luttes humaines, en diplomatie comme à la guerre, la courtoisie est noble et charmante, et en 1846 les deux diplomates anglais, à Madrid et à Paris, faisaient acte de courtoisie dans le langage qu'ils tenaient pour leur propre compte et dans leur soin de rester personnellement en bons termes avec nous, au moment même où politiquement ils nous combattaient avec ardeur. Mais, ou je me trompe fort, ou leur attitude exprimait autre chose encore que de la courtoisie: ils avaient dans l'âme, peut-être sans se l'avouer, le sentiment que les appréhensions de leur gouvernement sur le mariage de M. le duc de Montpensier avec l'infante étaient excessives et ses paroles trop agressives; il n'y avait pas lieu de tant s'alarmer, ni convenance à faire tant de bruit. D'autant plus qu'aucun acte hostile, aucune mesure comminatoire n'accompagna ce bruit et ces alarmes. La situation, quoique si vive, resta inerte et stérile; non-seulement lord Normanby et sir Henri Bulwer, mais le cabinet anglais lui-même se montrèrent pressés d'y mettre un terme. Ils eurent raison de se conduire ainsi; tout ce qui s'est passé depuis 1846 a donné tort à leurs inquiétudes et à leurs colères; aucune des conséquences que lord Palmerston et ses agents avaient annoncées d'avance dans le mariage espagnol ne s'est réalisée. L'indépendance de l'Espagne est restée entière; elle n'a été en proie ni à la guerre civile, ni à l'ambition de ses voisins. La tempête révolutionnaire qui, à Paris et à Naples, a emporté la maison de Bourbon, ne l'a pas atteinte en Espagne; les descendants de Philippe V sont restés en possession du trône qui leur était contesté; le duc et la duchesse de Montpensier, qui auraient continué de vivre en paix à Paris, auprès du roi Louis-Philippe, s'il avait continué de régner, vivent en paix à Séville, auprès de la reine d'Espagne qui a des enfants. Les princes de la maison d'Orléans, jetés par la tempête hors de leur patrie, ont trouvé en Espagne, auprès de sa reine et de son gouvernement, l'accueil sympathique que leur nom leur donnait droit d'espérer, sans que les rapports de l'Espagne avec les nouveaux gouvernements de la France, République et Empire, aient eu à en souffrir. L'Espagne subit encore bien des épreuves et bien des tristesses; mais elles tiennent toutes à l'état intérieur du pays lui-même, nullement aux deux mariages que sa reine et son infante ont contractés il y a vingt ans. Les politiques se trompent aussi souvent sur les maux qu'ils redoutent, que sur les succès qu'ils se promettent, et le temps a pour eux des enseignements dont une plus juste appréciation des faits et des hommes au milieu desquels ils agissaient leur eût épargné le déplaisir.

[Note 160: Siècle de Louis XIV, page 135, édit. Beuchot.]

CHAPITRE XLVI.

L'ITALIE ET LE PAPE PIE IX.

(1846-1848.)

Pie IX en 1846 et en 1866.—Contraste entre ces deux époques.—Quelle est la part de Pie IX lui-même dans sa destinée?—Mes instructions à M. Rossi pour le conclave de 1846.—Amnistie de Pie IX à son avénement.—Le cardinal Gizzi, secrétaire d'Etat.—Pie IX réformateur.—Ses premières conversations avec M. Rossi.—Inexpérience et faiblesse politique de la cour de Rome.—La question romaine et la question italienne.—Le cardinal Ferretti, secrétaire d'État.—Occupation de Ferrare par les Autrichiens.—Réformes accomplies à Rome.—Le parti libéral romain modéré et laïque.—Sa bonne attitude en 1847 pour la fête anniversaire de l'amnistie.—Garde civique romaine.—Lettre que m'adresse M. J. Mazzini sur le parti modéré en Italie.—Dépêche du prince de Metternich sur le même sujet.—Complication des questions romaines et des questions italiennes.—Notre politique en Italie.—Lettre du prince de Joinville à cet égard.—Ma réponse.—Mes instructions à nos agents en Italie.—Installation de la consulta d'État à Rome.—L'esprit réformateur, l'esprit national et l'esprit révolutionnaire en Italie.—Nos préparatifs pour une expédition destinée à protéger le pape, en janvier 1848.—Chute du cabinet du 29 octobre 1810 et révolution du 24 février 1848.—Crise radicale dans la situation de Pie IX.—Ministère et assassinat de M. Rossi.—Un abîme entre le pape réformateur et le pape révolutionnaire.—Quelle est la part des peuples dans l'insuccès des gouvernements?—Louis XVI et Pie IX.—Lettre de M. Rossi à moi après février 1848.

En 1846, l'avénement du pape Pie IX et les débuts de son règne suscitèrent à Rome, dans toute l'Italie, en France, partout en Europe, un vif enthousiasme. Ses premières paroles, ses premiers actes ouvraient l'avenir romain et catholique à toutes les espérances. A chaque pas du nouveau pontife dans sa voie nouvelle, chaque fois qu'il paraissait en public, la foule accourait et l'accueillait avec les plus expansifs témoignages de satisfaction et de reconnaissance: Coraggio, Santo-Padre! s'écriait tout un peuple. Et aux acclamations populaires romaines se joignirent bientôt les acclamations parlementaires européennes: Courage, Saint-Père! dit aussi M. Thiers à la tribune française[161].

[Note 161: Chambre des députés, séance du 4 février 1847.]

Entre 1846 et 1866, quel contraste! Quels mécomptes, quelles épreuves, quelles perspectives, depuis 1848, pour ce pontife tant célébré la veille! Il a déjà été chassé une fois de Rome; le sera-t-il de nouveau? S'il reste à Rome, à quel titre et dans quelle situation? Sera-t-il, comme on l'avait espéré, le conciliateur de la papauté avec la société moderne, ou le dernier dépositaire aux mains duquel périront le double caractère et le double pouvoir de la papauté? Quelles questions et quelles chances à la place de tant et de quelles espérances!

Qu'a fait Pie IX pour que sa situation ait subi cette transformation lamentable? Quelle est sa part, à lui-même, dans sa douloureuse destinée?

Il y a deux époques dans cette tragique histoire, et, entre ces deux époques, un abîme.

L'esprit, je ne dirai pas de réforme, mais de modération et de conciliation, avait présidé à l'élection de Pie IX. Le sentiment dominant dans le conclave avait été qu'il fallait à la fois détendre et animer la politique trop roide et trop inerte de Grégoire XVI, et donner aux voeux publics quelque espérance. Il y avait aussi quelque désir de faire acte d'indépendance romaine et italienne: «ni un moine, ni un étranger,» disait-on. Ces dispositions déterminèrent la rapidité de l'élection; le conclave ne dura que trois jours: «Tout le monde nous félicite comme d'un choix conforme à nos vues, m'écrivit M. Rossi[162]. J'ai en effet bon espoir. Ma première entrevue avec le pape a été on ne peut plus cordiale et plus touchante. Elle a frappé le public qui en était témoin. Évidemment le Saint-Père la désirait et l'attendait. Je lui ai dit, en me retirant, que j'espérais avoir bientôt l'honneur de lui présenter mes lettres d'ambassadeur. Il m'a répondu avec effusion: «Je les accueillerai avec la plus vive satisfaction.

[Note 162: Le 17 juin 1846.]

«Je dois ajouter pourtant que je ne le connais pas personnellement, puisqu'il n'habitait pas Rome; mais on m'en dit beaucoup de bien. Il est très-pieux; mais, laïque jusqu'à trente ans, son éducation a été faite par des prêtres. Il appartient à une école théologique bien connue à Rome, et qui réunit à beaucoup de piété des idées élevées et des sentiments de tolérance. Il est fort aimé dans les Légations et renommé par sa charité. Il a un frère qui se trouva fort compromis dans les affaires de 1831. Non ignara mali, etc. Il n'a pas encore nommé ses ministres. Nous verrons.»

Ce premier jugement de M. Rossi sur le nouvel élu nous donna confiance. Au moment où le conclave allait se réunir, je lui avais écrit[163]: «Je ne me creuserai pas l'esprit à vous parler avec détail et à vous donner des instructions précises sur ce que vous savez mieux que moi. Faites tout ce que vous croirez nécessaire. Usez de tous les moyens que vous croirez utiles. Notre but, notre intérêt, notre politique vous sont parfaitement connus. Qu'on nous donne un pape indépendant, croyant et intelligent. De la nationalité italienne, de la foi catholique, un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre sens, voilà ce qu'il nous faut. J'espère que cela peut se trouver. Je suis sûr que c'est là ce que vous chercherez. Nous n'avons jusqu'à présent, quant aux noms propres, aucun préjugé ni aucune préférence. Ce sera à vous de diriger, s'il y a lieu de s'en servir, notre droit d'exclusion, comme tout le reste: tenez-moi bien au courant de toutes choses, et le plus promptement que vous pourrez.»

[Note 163: Le 8 juin 1846.]

Le premier acte de Pie IX, l'amnistie proclamée le 16 juillet 1846, répondit au sentiment public; elle était large, sincère et pleine d'émotion. J'écrivis à M. Rossi[164]: «L'impression que cet acte a produite partout, et particulièrement en France, est excellente. Non-seulement on loue le pontife qui a su accomplir du premier coup un si grand bien; mais on pressent, dans cette mesure et dans la façon dont elle a été prise, le caractère général de tout un gouvernement et de tout un règne.

[Note 164: Le 5 août 1846.]

C'est au pape lui-même qu'on en reporte tout le mérite et l'honneur. On veut y voir le prélude et le gage d'autres actes qui, sur d'autres matières, feront aussi à l'opinion sa juste part, sans affaiblir l'autorité. Et les hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde en voyant qu'un pouvoir, qui a si longtemps marché à la tête de la civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore cette mission auguste, et à consacrer, en l'épurant et le modérant, ce qu'il y a de raisonnable et de légitime dans l'état et le progrès des sociétés modernes.» Le cardinal Gizzi, tenu pour un homme éclairé, fut nommé secrétaire d'État à la place du cardinal Lambruschini: «Il est à son poste, m'écrivit M. Rossi[165], il m'a paru très-bien, un esprit froid et pratique. On m'assure cependant qu'on l'a déjà effrayé. C'est par la peur qu'on voudrait arrêter le pape et son ministre. On aurait dit au Saint-Père qu'il était regardé comme le chef des libéraux, que les intérêts du saint-siége et de la religion s'en trouveraient compromis. On assure que le pape et le ministre, le ministre surtout, sont ébranlés. Je n'ai rien vu, chez le pape, qui pût me le faire pressentir; le langage de Gizzi, je le reconnais, pouvait également exprimer la prudence ou la peur. Quoi qu'il en soit, votre dépêche du 5 est arrivée très à propos. Elle est excellente. Après l'excitation produite par l'amnistie, se rejeter de l'autre côté, ce serait provoquer les troubles les plus violents. Espérons que le bon sens l'emportera.»

[Note 165: Le 18 août 1846.]

Le 25 août 1846, la fête de saint Louis fut célébrée à Rome, dans l'église française, avec un concours extraordinaire de cardinaux. Dans l'après-midi, le pape y vint, selon l'usage, et fut remarquablement gracieux pour l'ambassadeur. M. Rossi alla le lendemain l'en remercier: «Je suis d'autant plus aise de vous voir, lui dit le pape, que j'ai une faveur à vous demander. J'ai à coeur de satisfaire, autant que je le puis, aux besoins de mes peuples dont la principale richesse consiste dans les produits agricoles. J'espère que vous voudrez bien m'y aider en priant votre gouvernement d'accorder aux navires pontificaux chargés de blé le traitement des nations amies.»—«Je compris, m'écrivit M. Rossi, qu'il y avait là un quiproquo provenant de son peu de connaissance de nos lois. Je répondis que Sa Sainteté me trouverait toujours très-empressé de me conformer à ses désirs, mais qu'avant d'écrire je lui demandais la permission de mettre au clair l'état actuel des choses et de le lui faire connaître. Il me remercia et ajouta en souriant qu'il savait, par mes écrits, qu'en me parlant de ces matières dans un sens favorable à la liberté des échanges, il ne mettrait pas l'ambassadeur en opposition avec l'économiste. Il me dit alors que le but constant de ses efforts était le développement du bien-être et de la prospérité de ses États, et en m'indiquant quelques-unes de ses idées comme pour en avoir mon avis, il ajouta:—«C'est là ce que je puis et dois faire. Un pape ne doit pas se jeter dans les utopies. Croiriez-vous qu'il y a des gens qui parlent même d'une ligue italienne dont le pape serait le chef? Comme si la chose était possible! Comme si les grandes puissances étaient disposées à le permettre! Ce sont là des chimères.—Aussi, répondis-je, Votre Sainteté a autre chose à faire que de s'en occuper. Elle a tracé de sa main la route qu'elle doit suivre, et qui aboutira aux meilleurs résultats; mettre fin aux abus qui, je le crains, sont nombreux, et introduire partout la régularité et l'ordre, c'est là, ce me semble, la pensée du Saint-Père.—Vous avez raison, c'est là ma résolution bien arrêtée; il faut, avant tout, rétablir nos finances; mais j'ai besoin d'un peu de temps.—Nul n'attend de Votre Sainteté des mesures précipitées; l'essentiel est qu'on sache qu'elle s'en occupe activement. La confiance du public lui est entièrement acquise; il attendra avec reconnaissance et respect; tous mes renseignements me le prouvent.—Je suis bien aise de ce que vous me dites. Tenez: les Suisses ne plaisent pas et coûtent cher; mais puis-je les licencier à l'instant même?—Pour cela aussi, il faut du temps; on ne peut pas se priver d'une force avant d'avoir organisé celle qui doit la remplacer.—C'est cela même et je m'en occuperai; dans ce moment, c'est sur nos finances que se fixe mon attention.—Je le conçois, et les éléments de prospérité que recèle son pays sont tels que Votre Sainteté ne manquera pas le but. Mais puisque Votre Sainteté veut bien m'honorer de cet entretien, je prendrai la liberté de lui rappeler ce qu'Elle sait mieux que moi, que le produit des impôts, des mêmes impôts, s'accroît d'une manière surprenante par le retour de la confiance et de l'activité publique. La confiance redeviendra active lorsqu'on verra que Votre Sainteté fait une guerre incessante aux abus, et qu'Elle veut réformer à la fois l'administration proprement dite et l'administration de la justice.—Oh! tenez pour certain que, dès qu'un abus me sera prouvé, je ferai un exemple.—Deux ou trois exemples corrigeront des centaines d'employés.—Pour la justice aussi, je crois que vous avez raison, et qu'il y a bien des complications et des longueurs dans notre procédure criminelle.»—Il mit alors en avant quelques idées; mais comme elles ne me paraissaient pas assez mûries, et que la discussion en aurait été longue et délicate, je préférai ne pas l'aborder dans ce moment, et je me rejetai dans les généralités en lui disant que le Saint-Père ne manquerait pas d'occasions d'appliquer son ardent amour du bien; ne voulant pourtant pas laisser finir l'entretien sans toucher un mot des affaires spirituelles, je lui dis qu'encouragé par la bonté du Saint-Père, je voulais lui rendre confiance pour confiance. Voici mon apologue. Je lui racontai que le nouveau ministre de Prusse, M. d'Usedom, avec qui je suis très-bien, m'étant allé voir à Frascati, nous avions beaucoup parlé de Sa Sainteté et des actes du nouveau pontificat, et qu'après avoir applaudi à tout le bien que le Saint-Père avait déjà accompli dans l'ordre temporel, mon interlocuteur m'avait demandé ce que je préjugeais de sa direction dans les affaires spirituelles. A quoi, dis-je au pape, j'ai répondu en riant:—«Votre Excellence, qui vient du pays de la philosophie, sait mieux que moi que la raison humaine est une, et que lorsqu'elle est sage et prudente sur un ordre d'idées, il n'y a pas motif de croire qu'elle sera imprudente et folle sur un autre. Quant à moi, je suis convaincu que les gouvernements n'auront qu'à se louer de la direction que Pie IX donnera aux affaires de l'Église.—Je vous remercie, Monsieur l'ambassadeur, m'a dit le pape; vous m'avez rendu justice; je ne cherche que l'harmonie et la paix. Seulement vous savez qu'il est des limites que nous ne pouvons pas franchir.—C'est précisément ce que j'ai fait remarquer au ministre de Prusse. Pour nous, lui ai-je dit, qui sommes catholiques, nous sommes certains de ne jamais rien demander qui puisse blesser la conscience du pape; quant à vous autres hérétiques, ai-je ajouté en souriant, le cas pourrait être différent.»—Le pape s'est mis à rire et m'a demandé avec empressement ce que M. d'Usedom m'avait répondu:—«Il m'a répondu, de la meilleure grâce du monde, qu'eux aussi ils connaissaient ce qu'ils devaient respecter dans leurs négociations avec Rome, et qu'on pouvait être sans inquiétude à cet égard.—Dans ce cas, ai-je dit, soyez certain que vous trouverez ici l'accueil que vous pouvez désirer.»—Le pape m'a remercié de nouveau de la confiance que j'avais cherché à inspirer, et m'a répété que mes prévisions ne seraient pas démenties. Je lui demandai alors une faveur pour un prêtre français, ce qu'il m'accorda avec le plus gracieux empressement, et l'entretien se termina.»

Dans cet entretien spontané, le pape avait touché à tout, aux affaires temporelles du saint-siége et aux spirituelles, à la chance de sa présidence d'une ligue italienne et à ses relations avec les puissances étrangères, à sa garde suisse et à une garde civique, aux finances et au commerce, aux abus administratifs et aux réformes judiciaires. Le surlendemain, le cardinal Gizzi communiqua à M. Rossi une circulaire qu'il venait d'adresser aux gouverneurs des provinces pour la fondation d'une école consacrée à l'éducation des jeunes gens pauvres et pour les progrès de l'instruction populaire. Évidemment l'esprit de Pie IX était en mouvement sur tous les sujets, abordait toutes les questions, entr'ouvrait toutes les voies de réforme, tantôt avec une confiance naïve, tantôt avec une inquiétude un peu officielle; et en même temps qu'il se montrait ainsi en sympathie avec les désirs de son temps et de son peuple, il témoignait, pour le gouvernement français et son représentant à Rome, une disposition communicative qui attestait la sincérité de ses penchants réformateurs.

Mais entre l'intention et l'action, la distance est grande et la route difficile; le pape ne tarda pas à rencontrer les obstacles et M. Rossi à déplorer les hésitations: «La lutte recommence, m'écrivait-il dès le 28 juin 1846, entre la vieille et la jeune Italie; le parti des vieux accuse les jeunes de perdre le pays par leurs faiblesses… Trop de lenteur de la part du gouvernement irrite les uns, encourage les autres, et rend la situation délicate. Je l'ai dit crûment au pape. Il paraît l'avoir compris; mais l'idée d'agir sans déplaire à personne est une chimère dont il aura quelque peine à se défaire….. Les intentions et les vues sont toujours excellentes; je voudrais être certain que les connaissances positives et le courage ne feront pas défaut… Ce qu'il se propose de faire est bien et sera suffisant si c'est fait promptement et nettement; mais on ne sait pas même ici faire valoir le bien qu'on fait; on aime à le faire, pour ainsi dire, en cachette, et on en perd ainsi le principal effet, l'effet d'opinion. Le cardinal Gizzi ne peut se débarrasser, dans ses actes, de ces formes surannées qui sont ridicules aujourd'hui; c'est par une circulaire de quatre pages, fort embrouillée, qu'il a supprimé deux mauvais tribunaux….. On touche à tout; on se décide in petto; on persévère dans ses résolutions; mais on n'agit pas. Ce n'est pas l'idéal du gouvernement, c'est le gouvernement à l'état d'idée… La popularité du pape est presque entière; je crains seulement qu'il n'en abuse, croyant pouvoir s'y endormir comme sur un lit de roses….. Le pays attend, mais avec une impatience résolue. La fête donnée au pape le jour de l'an s'est passée avec un ordre parfait, mais parfait au point qu'il ressemble déjà à une organisation….. En attendant, le mouvement des esprits s'accroît à vue d'oeil; les écrits, les journaux se multiplient; les réunions, les assemblées aussi, et elles s'organisent. La légalité est respectée, mais le sang commence à circuler rapidement dans ce corps qui était, il y a un an, calme et froid comme un mort….. Le peuple et ses meneurs ont l'habileté et l'à-propos qui manquent au gouvernement….. Le parti modéré et libéral d'un côté et le parti radical de l'autre s'organisent; et en présence d'un gouvernement qui ne sait rien organiser ni rien conclure, les deux partis font cause commune. Ils se seraient séparés et le parti radical n'aurait été qu'une tentative impuissante si le gouvernement, par des mesures franches et promptes, avait su rallier le premier et en faire un parti de conservateurs zélés et satisfaits. Il y a eu bien du temps perdu, et ce qui aurait suffi il y a quelques mois ne suffirait plus aujourd'hui. Mais, après tout, on serait encore à temps si le pape parvenait enfin à s'aider d'un gouvernement actif, loyal, intelligent, énergique. Le cardinal Gizzi se retire, et on ne sait pas encore d'une manière certaine quel sera son successeur. On dit que le cardinal Ferretti, qu'on attend d'un jour à l'autre, fait des objections[166].»

[Note 166: M. Rossi à moi, les 28 juin et 18 décembre 1846, 8 et 18 janvier, 8 février, 8, 18 et 20 avril, 3 et 26 juin, 8 et 13 juillet 1847.]

Deux choses manquaient à la cour de Rome pour qu'un tel gouvernement s'y formât aussi promptement et aussi complètement qu'il l'aurait fallu: l'expérience et la hardiesse. Au contraire de son ancienne et puissante histoire, cette cour, depuis la fin du XVIIe et pendant le XVIIIe siècle, s'était montrée plus préoccupée de vivre que d'agir, et plus habile à éluder les périls ou les nécessités de sa situation qu'à y satisfaire. Presque uniquement appliquée à se tenir en dehors du grand courant de la civilisation européenne, elle était devenue routinière et timide. Un moment, au milieu des tempêtes et sous les coups de la révolution française, elle avait retrouvé, grâce à la vertu de Pie VI et de Pie VII et à l'habileté digne du cardinal Consalvi, quelques traits de son intelligente grandeur; le Concordat de 1801 et la résistance invincible du pape détrôné au despote tout-puissant qu'il avait sacré étaient de grands faits et de grands exemples; mais au sein de la sécurité trompeuse que lui inspira la Restauration européenne et française, la cour de Rome retomba dans son ornière tantôt de réaction, tantôt d'inaction; parce qu'elle n'était plus aux prises avec le torrent révolutionnaire, elle oublia qu'elle était en présence de l'esprit de liberté et de progrès qui, en dépit de la Sainte-Alliance, des congrès et des conspirations ou des révolutions avortées, prévalait de plus en plus en Europe. La prépondérance laïque, la publicité générale, la discussion continue, l'activité industrielle, commerciale, intellectuelle, internationale, tout ce régime aussi puissant que nouveau, Rome l'ignorait autant qu'elle le redoutait; elle n'avait appris ni à vivre en contact avec lui, ni à traiter avec lui, ni même à le bien comprendre et à lui parler une langue analogue au nouveau tour des esprits et propre à agir sur eux; elle restait stationnaire et étrangère au public moderne dans ses phrases encore plus que dans ses principes. C'était de cet état d'isolement et d'inertie que Pie IX entreprenait de faire sortir la papauté.

Encore s'il n'avait eu à se préoccuper que des affaires et des questions romaines, temporelles ou spirituelles! Quoique déjà bien grandes, les difficultés ne dépassaient pas son pouvoir. Mais on reconnut bientôt et le pape reconnut bientôt lui-même qu'il était en présence d'intérêts et de problèmes bien plus vastes et bien au-delà de sa portée; il fut bientôt évident que ce n'était pas seulement du régime intérieur des États romains, mais du sort territorial et politique de l'Italie tout entière qu'il s'agissait. La domination autrichienne pesait encore sur tous les États italiens, partout l'appui du parti stationnaire et de plus en plus antipathique au sentiment public. L'idée de l'unité nationale, monarchique ou républicaine apparaissait et montait sur l'horizon. A peine entré dans la carrière des réformes romaines, Pie IX vit s'ouvrir devant lui la perspective des guerres et des révolutions italiennes.

C'était là sans doute, pour lui, un grand sujet d'inquiétude, mais aussi un puissant motif de vider promptement, dans ses propres États, les questions de réforme, et de se mettre ainsi, après avoir donné l'exemple, en mesure de marquer lui-même la limite. J'écrivis à M. Rossi[167]: «Dites très-nettement, et partout où besoin sera, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie comme ailleurs. Nous sommes des conservateurs décidés. C'est la mission première et naturelle des gouvernements. Nous sommes des conservateurs d'autant plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de révolutions, et que nous nous sentons plus spécialement chargés de rétablir chez nous l'ordre, la durée, le respect des lois, des pouvoirs, des principes, des traditions, de tout ce qui assure la vie régulière et longue des sociétés. Mais en même temps que nous sommes des conservateurs décidés, nous sommes décidés aussi à être des conservateurs sensés et intelligents. Or nous croyons que c'est, pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un devoir de reconnaître et d'accomplir sans hésiter les changements que provoquent les besoins sociaux nés du nouvel état des faits et des esprits, et qui ne sauraient être refusés sans amener, entre la société et son gouvernement, et au sein de la société elle-même, d'abord un profond malaise, puis une lutte continue, et tôt ou tard une explosion très-périlleuse. Le gouvernement pontifical, en apportant dans sa conduite la prudence nécessaire, prendra soin aussi, nous en sommes convaincus, d'entretenir et de mettre à profit cette première impression publique si vive et si favorable qu'ont excitée ses premiers actes. Les voeux d'une population qui a longtemps souffert sont, à beaucoup d'égards, chimériques, et il serait impossible de les satisfaire; mais il faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces, graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l'opinion publique se lasserait, et, de confiante qu'elle est aujourd'hui, deviendrait ombrageuse et exigeante, en proportion de ce qu'elle regarderait comme des mécomptes. Reconnaître, d'un oeil pénétrant, la limite qui sépare, en fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le praticable de l'impossible, le salutaire du périlleux; poser d'une main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu'on ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement, ceux en qui se rencontrent, comme le disait M. Royer-Collard sur le tombeau de Casimir Périer, «ces instincts sublimes qui sont la portion divine de l'art de gouverner.» C'est évidemment l'oeuvre qu'entreprend le pape, et j'espère qu'il y réussira, car il me paraît doué de ces instincts que la Providence ne donne qu'à ceux qu'elle charge d'une telle mission. Il peut compter sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous, tout ce qu'il désirera de nous pour le seconder dans sa tâche.»

[Note 167: Le 7 mai 1847, et le 10 septembre 1846.]

L'arrivée à Rome du cardinal Ferretti, le nouveau secrétaire d'État appelé à remplacer le cardinal Gizzi et ami particulier du pape, était, pour la politique plus complète et plus active que nous recommandions, une circonstance favorable: «Ce n'est pas un grand esprit, m'écrivit M. Rossi[168] mais il a du courage et du dévouement; il pourrait être pour Pie IX une sorte de Casimir Périer. Il nous écoutera, je crois; il me l'a dit avec effusion, et il n'est pas homme à simuler; il a le défaut contraire. D'ailleurs le pape disait l'autre soir à un de mes amis qu'après tout c'était sur la France qu'il devait s'appuyer, et qu'il n'avait qu'à se louer du gouvernement du roi et de son ambassadeur:—«Cependant, ajoutait-il en souriant, j'aurais un service à leur demander et je crains qu'on ne me trouve indiscret; je ne voudrais pas non plus un refus.»—Il lui dit alors qu'il avait besoin de quelques milliers de fusils pour sa garde civique; qu'à la vérité il pourrait les avoir soit de Naples et de Turin, soit de l'Autriche, mais qu'il ne s'en souciait pas, que cela donnerait lieu à des commentaires fort divers et fort absurdes, qu'il éviterait tout cela en les tirant de France.—«Et puis, disait-il, comme je ne suis pas en fonds, je suis convaincu que le gouvernement français me donnerait un petit délai pour le paiement.»—Il le pria de me sonder à cet égard. Je répondis qu'à la vérité je ne connaissais rien à cette nature d'affaires, mais que le pape pouvait être certain de deux choses: l'une, que l'ambassadeur, sur la demande du Saint-Père, écrirait avec empressement et avec zèle; l'autre, qu'à moins d'une impossibilité à moi inconnue, le gouvernement du roi serait heureux de pouvoir seconder les vues du pape. Il s'agit, je présume, de sept ou huit mille fusils, et, pour le paiement, de quelques mois de délai. Je crois que, si la chose est possible, cela serait décisif pour nous ici. Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage, vous voyez tout. Je ne sais si le pape m'en parlera demain.»

[Note 168: M. Rossi à moi, le 20 juillet 1847.]

M. Rossi vit en effet le pape le lendemain, et l'audience tombait au milieu de nouvelles graves. Très-préoccupé du mouvement italien, le prince de Metternich avait dit au nonce du pape à Vienne que l'Autriche n'interviendrait pas sans être appelée, mais que d'autres pourraient intervenir; que dès lors elle devait prendre des précautions pour la défense de ses intérêts en Italie; que le moins qu'elle pourrait faire serait d'envoyer un corps de vingt-cinq mille hommes à sa frontière, vers les États pontificaux. «Ces troupes en effet, tout ou partie[169], sont déjà à leurs postes. Piccarolo, Occhiobello, Polesella et autres petits bourgs en sont encombrés. La garnison de la citadelle de Ferrare a été renforcée au point que le commandant autrichien a déclaré au gouvernement pontifical qu'il n'avait pas de place pour loger toutes ses troupes dans le fort; et, par ce motif ou sous ce prétexte, il a demandé à pouvoir caserner mille hommes dans la ville avec vingt-neuf officiers. Ici on était à chercher (sans le trouver!) un exemplaire de la convention passée, dit-on, dans le temps, au sujet de Ferrare, avec l'Autriche. Je crois qu'on écrit aujourd'hui au légat de Ferrare de vérifier, lui, si la demande est conforme aux stipulations, et, si elle ne l'est pas, de protester. Il est évident que si les Autrichiens s'établissent dans la ville, ce fait sera regardé, non-seulement dans les États du pape, mais dans toute l'Italie, comme une invasion. Quel en sera l'effet dans l'état des esprits? Sera-ce l'abattement ou l'irritation? C'est une appréciation difficile. Quant aux États du pape, si le reste de l'Italie ne bouge pas, des troubles partiels me paraissent plus à craindre qu'une insurrection générale: il faudrait, je crois, pour cela, l'initiative à Rome, et cette initiative, le pape, par son autorité morale, peut encore la prévenir.

[Note 169: M. Rossi à moi, le 20 juillet 1847.]

«Je l'ai vu hier matin. Il ne connaissait pas encore la demande du commandant autrichien de Ferrare; du moins il ne m'en a pas parlé, bien que l'entretien fût intime. En me parlant des coupables folies des opposants à ses réformes:—«Je leur ai fait sentir, me disait-il, combien ils s'aveuglent: s'ils amènent les Autrichiens, il faudra bien que les Français arrivent. Nous entrerons en conférence. L'Angleterre aussi voudra y mettre son mot, et nous serons obligés de faire, sous la férule (la sforza) de l'Europe, plus de changements et de réformes que nous n'en ferions agissant spontanément et avec dignité.»—Je lui dis sans détours qu'il fallait justifier ce raisonnement par des faits immédiats et décisifs, qu'il n'y avait pas une heure à perdre, que son gouvernement s'était abandonné, que l'anarchie pouvait éclater sanglante d'un instant à l'autre, que sans doute l'influence morale du pape lui-même était encore grande, mais qu'il ne fallait abuser de rien; qu'il fallait sur-le-champ, d'un côté nommer et convoquer les délégués des provinces, de l'autre fonder un véritable ministère; que désormais il me paraissait impossible de ne pas y introduire au moins deux laïques; que cela ne changeait rien à l'essence du gouvernement pontifical, de même que, dans certains pays, on trouve tout simple qu'une femme soit impératrice ou reine, bien que personne ne voulût y accepter une femme pour ministre de la guerre ou des finances. J'ajoutai qu'au surplus je ne pouvais que lui répéter que nous n'avions point de mesures à lui dicter, qu'à sa haute sagesse seule il appartenait de décider, que seulement je le suppliais de ne pas perdre un temps dont chaque minute était précieuse pour la dignité, l'honneur, l'avenir du saint-siége, et je lui fis connaître votre dernière dépêche.—«M. Guizot sera un peu inquiet, me dit le pape.—Il ne l'était pas encore, Saint-Père; ce qui prouve à Votre Sainteté que je ne me suis pas pressé d'alarmer mon gouvernement. Mais je dois, avant tout, ne pas trahir la confiance dont le roi m'honore, et je ne puis induire mon gouvernement en erreur; je ne cache pas à Votre Sainteté que j'ai dû lui faire connaître, avec une scrupuleuse exactitude, l'état des choses.»

«Le pape fut très-touché de la dépêche, des sentiments du roi, des conseils bienveillants de son gouvernement; il m'en parla avec effusion. Il me remercia de tout ce que je lui avais dit; il m'assura, avec plus d'énergie et de résolution dans ses paroles que je ne lui en connaissais jusqu'ici, qu'il y avait en effet des choses qu'il fallait faire sur-le-champ, entre autres les deux que j'avais indiquées; que rien ne s'opposait à l'introduction de deux laïques dans le ministère, qu'il y avait même des précédents, dont un dans sa propre famille. Il entra dans d'autres détails pratiques sans intérêt pour vous, mais qui prouvaient qu'il comprenait les nécessités du moment et les enseignements que le roi et son gouvernement avaient donnés au monde entier.

«Il me parla ensuite des sept ou huit mille fusils, d'un calibre léger, dont il a besoin pour sa garde civique, et il me demanda de vous en écrire confidentiellement, inofficiellement, pour savoir si vous seriez disposé à faire avec lui un petit bout de convention pour cette fourniture. Il tient beaucoup à la faire avec nous; le refus lui serait un vif chagrin; veuillez me répondre quelque chose d'ostensible.

«Enfin, en me parlant du complot contre-révolutionnaire dont toute la ville est préoccupée, et dont elle est persuadée au point que ceux qui en doutent passent pour des imbécilles ou pour des complices, le pape me dit qu'il était peu enclin à croire à de telles machinations, mais qu'après tout il était nécessaire que la vérité fût connue, et qu'il avait, le matin même, donné l'ordre de commencer une enquête judiciaire.—«Et cela, lui dis-je, mettra fin à des arrestations et perquisitions arbitraires qui déshonorent un gouvernement et sont une preuve d'anarchie; aujourd'hui on arrête, demain on peut massacrer.»—Il en convint, et à cette occasion je lui fis sentir la nécessité de régler immédiatement l'action de la garde civique, et de la soumettre, en tout et pour tout, à l'autorité civile. Il me remercia et me dit qu'on s'en occupait activement. Bref, il me parut que le cardinal Ferretti lui avait déjà infusé un peu de vigueur.

«Mais hier soir, de six heures à minuit, une scène, à la vérité plus ridicule encore que fâcheuse, se passait près de Santo Andrea delle Fratte. On crut apercevoir un certain Minardi, espion fameux de la police grégorienne, et qu'on tient pour l'un des principaux agents du terrible complot qui monte toutes les têtes. On se met à lui donner la chasse sur les toits, de maison en maison. Enfin on se persuade qu'il s'est réfugié dans un petit oratoire, dans un lieu saint: on court, on s'assemble, on le veut à tout prix. On était là à vociférer depuis plusieurs heures; mais nul n'osait violer l'enceinte du lieu sacré. A dix heures, je voulus voir de mes yeux et entendre de mes oreilles ce qui en était; j'y fus à pied, confondu dans la foule: c'était une farce. Quelques centaines de personnes, dont les deux tiers des femmes, de paisibles passants, des prêtres, des curieux comme moi. Si le gouvernement avait envoyé tout bonnement une centaine de gardes civiques, au petit pas, l'arme au bras, avec un magistrat en tête, disant tout simplement: «Retirez-vous, Messieurs,» dans dix minutes la place aurait été évacuée et le rassemblement dissipé. Au lieu de cela, on l'a laissé criailler des heures entières, et enfin on a voulu lui persuader que l'homme n'y était pas.—«Il y est; nous l'avons vu; s'il n'y est pas, ouvrez donc la porte de l'oratoire.»—Le gouverneur ayant échoué, on invente d'envoyer le père Ventura sermonner ce peuple. J'y étais. C'était une comédie qu'on ne peut voir qu'à Rome. Premier sermon dans l'église de Saint-André. On accourt, on écoute, on applaudit.—«Vive Jésus-Christ! Vive le pape! Vive le peuple romain! Vive le père Ventura! Mais il nous faut l'homme.»—Arrive le permis du cardinal-vicaire pour l'entrée de la force publique dans le lieu d'asile. Arrivent enfin (c'était onze heures) des troupes et une voiture. Il est entendu que le père Ventura prendra l'homme dans son carrosse et le mènera en prison; le peuple se contentera de le voir et de le siffler. On pénètre dans l'asile; le peuple haletant attend la sortie. Tout à coup on voit le père Ventura grimpé sur je ne sais quoi, pérorant, gesticulant, et je saisis ces paroles:—«Je vous assure qu'il n'y est pas.—Oui, il y est.—Mais s'il y était, je vous l'ai dit, je l'aurais pris par le bras, mis en voiture avec moi pour le remettre à la justice, et vous l'auriez respecté.—Oui, oui, mais il y est.—Quoi? vous oubliez que je suis prêtre (sacerdote)? un prêtre voudrait-il vous tromper et mentir?—Ah! ah! le coquin se sera sauvé par derrière.»—Ventura reprend la parole.—«Vive le père Ventura!—Eh bien! mes enfants, allons-nous-en et accompagnez-moi chez moi.»—Ainsi fut fait et bonsoir. Voilà ce peuple devant lequel ce gouvernement s'est abandonné. J'ai voulu vous ennuyer de ce détail parce qu'il me paraît caractéristique, et que je tiens à ce que vous connaissiez le fond des choses.

«En attendant, le découragement était hier au Quirinal. Un intime du cardinal Ferretti était chez moi ce matin, à huit heures. Je l'ai remonté et lui ai fait sentir qu'il était honteux de s'abandonner de la sorte, que c'était se perdre dans des embarras qui étaient à peine des difficultés, qu'il n'y a pas un de nous qui, maître ici des affaires pendant quinze jours, ne rendît au pape un État parfaitement réglé. Il est allé remonter le cardinal, et nous sommes convenus que, s'il ne me faisait pas dire d'aller moi-même chez le secrétaire d'État, c'était preuve qu'il avait réussi, qu'on agissait et que tout allait bien. Il est quatre heures. Je n'ai pas reçu d'avis. J'en conclus qu'on agit, et je fais partir ma lettre.»

On agit en effet. A travers ces faiblesses et ces gaucheries, malgré tant d'hésitation et d'inexpérience, les sincères intentions du pape, le courage du cardinal Ferretti, les conseils donnés par M. Rossi avec autant de mesure que de franchise, l'appui persévérant du gouvernement français portaient leurs fruits. Nous envoyâmes au pape, aux conditions qui lui convenaient, les fusils qu'il désirait. La garde civique fut organisée. Un décret organisa également le conseil des ministres, régla les attributions des divers départements, leur action spéciale et leur délibération commune. Le budget romain de 1846 fut publié. Un autre décret rendit à la ville de Rome une organisation municipale efficace. La presse, sans être affranchie de la censure, obtint plus de liberté pratique et quelques garanties contre l'arbitraire administratif et secret. Les améliorations de l'ordre matériel ou purement moral se joignaient à ces progrès de l'ordre politique. Les chemins de fer étaient décrétés. Les tarifs de douane libéralement modifiés. L'Université de Bologne était restaurée et enrichie de nouveaux cours. Des salles d'asile (asili infantili) s'ouvraient dans les principales villes. On pressait le travail des commissions chargées d'examiner les questions et de redresser les abus de l'ordre judiciaire. De toutes les réformes méditées à Rome, me disait à Paris M. Lasagni, grand jurisconsulte, romain de naissance, et l'un des magistrats les plus éminents de notre cour de cassation, c'étaient là les plus importantes et les plus praticables, les plus urgentes et les moins compromettantes. Enfin un motu proprio du pape ordonna qu'une assemblée de notables appelés des provinces, et choisis pour la première fois par le pape, sur une triple présentation des provinces mêmes, se réunirait à Rome le 15 novembre, s'occuperait de l'accomplissement définitif des réformes commencées ou préparées, et donnerait son avis sur les grandes affaires temporelles de l'État.

Dans tout ce mouvement progressif et réformateur, l'influence des libéraux modérés et laïques était de plus en plus active et prépondérante: «Je leur ai toujours conseillé et je leur conseille toujours, m'écrivait M. Rossi[170], de ne pas se séparer du gouvernement et de ne pas se mêler avec les radicaux. Jusqu'ici ils ont joué la partie avec un calme, une adresse, une clairvoyance admirables. Ils savent bien, eux, ce qu'ils veulent, et ils savent aussi le dissimuler, convaincus que les embarras et les difficultés iront croissant, et que le pape à la fin sera obligé de chercher capacité et force là où ces mérites sont réellement. Le pape n'a rien à craindre; mais les prélats! N'est-ce pas curieux de voir comment la vieille habileté sacerdotale a fini par passer du clergé dans les laïques? Mais le premier a perdu ce que les seconds ont gagné: c'est un maître qui n'a pas seulement communiqué sa science; il l'a donnée.»

[Note 170: Les 30 juillet et 8 août 1847.]

Quelques jours avant de donner aux libéraux laïques romains cet éloge, M. Rossi les avait vus à l'épreuve dans une circonstance délicate, et leur conduite avait justifié son espérance. «Dans ma dépêche du 28 juin dernier, m'écrivait-il le 18 juillet 1847, j'avais l'honneur de faire observer à Votre Excellence que, s'il y avait un jour difficile à passer ici, c'était le 17 juillet, jour anniversaire de l'amnistie proclamée par le pape à son avénement. Il se préparait de grandes fêtes; le pape les avait autorisées. Mais dès le 14 juillet, des bruits sinistres commencèrent à se répandre, et l'alarme devint bientôt générale. Les uns affirmaient que les rétrogrades avaient organisé un complot qui devait éclater d'une manière sanglante au milieu de la fête. On désignait les conspirateurs; on affichait partout leurs noms; on les accusait d'avoir séduit une partie des troupes pontificales, d'avoir armé de stylets un grand nombre d'hommes, dont plusieurs arrivés, disait-on, de la Romagne, et de vouloir provoquer un tumulte pour faire alors main basse sur les libéraux.

«D'autres au contraire accusaient les chefs du parti progressiste d'avoir organisé la fête dans un but révolutionnaire, et de vouloir, ce jour-là, soulever les masses contre les amis de l'ordre et le gouvernement établi.

«A coup sûr, Votre Excellence n'attend pas que je lui dise au juste ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans ces accusations réciproques. Elle connaît trop les mensonges, soit stupides, soit calculés, des partis.

«Ce qui est vrai, c'est qu'il y a, dans les deux camps, des têtes exaltées, et quelques hommes sans principes et capables de tout.

«Il est également vrai que l'inertie du gouvernement encourageait les rétrogrades et exaspérait les progressistes. Ceux-ci du moins ne cachaient pas leurs sentiments; ils en faisaient part tous les jours au public par des imprimés clandestins que la police ne savait pas arrêter et que le public dévorait.

«Enfin il est certain que l'alarme était générale et profonde. Dans cet état de choses, dans cet ébranlement des esprits, il aurait suffi, le jour de la fête, d'un cri imprudent ou perfide, d'un accident quelconque, pour faire éclater, même sans projet et sans complot, un grand désordre et peut-être de grands malheurs.

«Le moment était, à mes yeux, décisif, non-seulement pour le présent, mais pour l'avenir. La fête avait été permise par le pape lui-même. Le peuple le savait. La secrétairerie d'État, qui est ici tout le gouvernement, était dans l'interrègne ministériel; le cardinal Gizzi s'était retiré et son successeur, le cardinal Ferretti, n'avait pas encore pris possession. La police s'était annulée. La force publique, comme il arrive toujours quand le pouvoir s'abandonne, flottait incertaine et se demandait où était, pour elle, le chemin du devoir. Les hommes modérés et influents, les conservateurs pouvaient seuls intervenir utilement et prévenir un désordre. C'était le moment de voir s'ils étaient intelligents, fermes, résolus, ou s'ils voulaient, comme dans d'autres pays, se borner, les bras croisés, à de vaines lamentations, et livrer leur pays aux factions. Ils ont agi; ils ont agi spontanément, promptement, habilement. La haute noblesse romaine s'est, dans cette circonstance délicate, montrée active et capable. Je me plais à citer Rospigliosi, Rignano, Aldobrandini, Borghese, Piombino, etc., etc.

«Il fallait que le pape suspendît la fête sans se dépopulariser. Le duc de Rignano rédigea à la hâte une pétition disant que la garde civique, récemment instituée et ayant le désir d'y assister, suppliait Sa Sainteté de retarder la fête jusqu'à ce que cette garde pût être organisée. La pétition fut couverte sur-le-champ de signatures nombreuses et des noms les plus respectables.

«Il fallait, pour prévenir un choc, persuader aussi les chefs des divers partis populaires. Ces messieurs les ont franchement abordés, et à la vérité, non sans efforts, ils les ont tous ramenés. Tous ont signé. Le soir même, le duc de Rignano présenta la pétition au pape, et lui amena en même temps un des chefs populaires les plus habiles et les plus influents. Le pape adhéra, et le matin suivant fut publiée la notification pour le renvoi de la fête.

«Ce n'était pas tout. A tort ou à raison, on craignait pour le soir même des désordres, des attaques personnelles. Comme je le disais, on avait affiché la liste des prétendus conspirateurs rétrogrades, ce qui devenait en quelque sorte une liste de proscription. On signalait ces malheureux à la fureur populaire. On pouvait craindre aussi que la queue du parti progressiste ne fût pas aussi persuadée que les chefs, et qu'irritée de la suspension de la fête, elle ne se livrât à quelques excès. Dans l'état des choses, il faut bien le reconnaître, il n'y avait de ressource que dans la garde civique. Le soir même, on est parvenu à en mettre provisoirement sur pied une partie. Chaque quartier (rione) a eu ses postes et son corps de garde improvisés. Les seigneurs romains ont prêté des locaux dans leurs vastes palais. Les gardes ont répondu à l'appel avec empressement; et pour quiconque connaît cette population, sa goguenardise, son esprit mordant et sarcastique, il est évident qu'elle se croyait menacée d'un danger prochain, par cela seul qu'elle a pris fort au sérieux et accueilli avec reconnaissance et respect une garde improvisée, sans instruction, sans uniforme, qui, dans toute autre circonstance, aurait été le sujet d'innombrables épigrammes. Parmi les commandants de bataillon se trouvent, entre autres, le prince Corsini, malgré ses quatre-vingts ans qu'il porte, il est vrai, admirablement, le prince de Piombino, le plus riche seigneur de Rome, le prince Aldobrandini, le prince Doria, D. Carlo Torlonia, etc., etc. Le pape a nommé hier le duc de Rignano chef de l'état-major général. C'est aussi un excellent choix.

«Nous devons, il faut le dire, à cette mesure improvisée la parfaite tranquillité de ces derniers jours. La journée du 17 s'est passée sans la moindre tentative de désordre.

«Mais toute médaille a son revers. Par une conséquence facile à prévoir de tous les faits que je viens d'indiquer, toute la police s'est trouvée, ces jours-ci, concentrée de fait dans les douze corps de garde. C'est là qu'arrivaient les dénonciations et les plaintes; c'est là qu'on accourait pour faire du zèle. De là quelques arrestations, je crois, fort à la légère, non-seulement d'hommes accusés de vol, mais de suspects politiques, des visites domiciliaires, des saisies de papiers. Ce matin encore, le capitaine Muzzarelli, un des douze qu'on avait signalés au peuple comme auteurs d'un complot contre-révolutionnaire, ayant eu l'imprudence de se montrer au public, la garde civique l'a arrêté. Elle a bien fait dans le cas particulier; c'était le seul moyen de le sauver.

«Ces faits n'ont pas, j'en conviens, une grande gravité: les personnes arrêtées sont bientôt relâchées, les chefs de la garde civique sont tous des hommes respectables, et leur autorité n'est nullement méconnue; le peuple lui-même entend facilement raison et ne s'obstine pas dans ses erreurs. Toujours est-il qu'il y a eu un déplacement de pouvoir, que ce qui ne doit être qu'auxiliaire est devenu principal; et de là à devenir pouvoir dirigeant, il n'y aurait pas loin si le fait se prolongeait.

«On avait rendu suspects au peuple, comme soldés par la contre-révolution, les carabiniers et les grenadiers des troupes pontificales. Hier, il y a eu explication et réconciliation entre eux et les chefs populaires. C'est très-bien; mais si on commençait réellement à descendre la pente, cela pourrait vouloir dire que les troupes marcheraient au besoin avec la révolution.

«J'espère encore que ce dernier mot est trop gros pour la situation et que nous ne serons pas forcés de nous en servir.

«Cependant j'ai cru devoir m'en servir hier ad terrorem. Je me rendis à la secrétairerie d'État. Je trouvai le sous-secrétaire d'État, Mgr Corboli, assez ému. Je lui dis sans détour que je ne voulais pas revenir sur le passé, ni rechercher s'il n'eût pas été facile de prévenir ce qui arrivait; qu'alors on avait devant soi des mois, qu'on n'avait plus aujourd'hui que des jours, des heures peut-être; que la révolution était commencée, qu'il ne s'agissait plus de la prévenir, mais de la gouverner, de la circonscrire, de l'arrêter; que, si l'on y apportait les mêmes lenteurs, de bénigne qu'elle était, elle s'envenimerait bientôt; qu'ils devaient se persuader qu'en fait de révolution nous en savions plus qu'eux, et qu'ils devaient croire à des experts qui sont en même temps leurs amis sincères et désintéressés; qu'il fallait absolument faire, sans le moindre délai, deux choses: réaliser les promesses et fonder un gouvernement réel et solide, en d'autres termes apaiser l'opinion qui n'est pas encore pervertie, et réprimer toute tentative de désordre.—«Le parti conservateur existe, dis-je; il s'est montré actif, intelligent, dévoué.»—- Corboli convint pleinement dans ces idées, et il m'indiqua, comme la mesure la plus urgente et la plus décisive, l'appel des délégués des provinces.—«Soit, dis-je; je crois la mesure fort bonne si elle est bien conduite, s'il y a en même temps un gouvernement actif et qui sache rallier autour de lui les forces du pays. Mais, encore une fois, la perte d'un jour peut être un mal irréparable.»

«Quelques minutes après, le nouveau secrétaire d'État, le cardinal Ferretti, s'installait au Quirinal. Je l'ai vu ce matin. J'ai été fort content de lui. Il s'est montré pénétré de l'urgence de la situation; et en reprenant les deux points que j'avais signalés à Mgr Corboli, il m'a dit, quant au premier, qu'il espérait pouvoir publier demain la liste des délégués choisis, et indiquer l'époque de la convocation. Ce sera, j'en conviens, un grand pas pour calmer les esprits. Quant au second point, il m'a dit qu'il avait déterminé Grassellini[171] à se retirer, et nommé Mgr Morandi pro-gouverneur de Rome. C'est aussi une bonne mesure; mais, seule, elle serait insuffisante. En attendant, il est juste de reconnaître qu'on ne pouvait pas faire plus en quelques Heures.»

[Note 171: Gouverneur de Rome sous Grégoire XVI.]

Je me félicitai et je félicitai M. Rossi des progrès qu'il me signalait ainsi comme déjà accomplis ou qu'il me faisait entrevoir: «C'est avec une satisfaction très-réelle, lui dis-je[172], que nous voyons le gouvernement de Sa Sainteté adopter une ligne de conduite claire et décidée qui, par cela même qu'elle ne laisse aucun doute sur ses intentions et qu'elle doit satisfaire les amis des réformes modérées, lui donnera la force nécessaire pour triompher des entraînements comme des résistances des partis extrêmes. Les derniers événements dont vous me rendez compte ont révélé à Rome, non-seulement l'existence, mais l'ascendant pratique d'une opinion à la fois sagement libérale et fermement conservatrice, telle que, dans d'autres pays, une longue expérience et de cruelles agitations ont à peine suffi à la former. En continuant à s'appuyer sur cette opinion, le saint-siége surmontera, nous l'espérons, les difficultés graves et nombreuses qu'il est destiné à rencontrer dans son oeuvre progressive de réformes régulières et habilement mesurées.»

[Note 172: Le 28 juillet 1847.]

Mais au milieu de ma satisfaction et de mon espérance, je ne me dissimulais pas les obstacles que devaient susciter à l'oeuvre ainsi entreprise, précisément la formation et les premiers succès de ce parti modéré qui pouvait seul l'accomplir. Il prenait la place et déjouait les desseins des deux partis extrêmes qui, dans Rome et dans toute l'Italie, se disputaient l'empire et l'avenir, le parti stationnaire et le parti révolutionnaire, résolus, l'un à maintenir opiniâtrement le passé et le présent italiens, l'autre à changer complétement, n'importe à quel prix, l'état territorial et politique de l'Italie. Deux incidents me révélèrent, dans toute sa gravité, la double lutte imminente que les faits généraux me faisaient pressentir.

Le 18 janvier 1848, je lus dans le National une longue lettre que m'adressait de Londres, par la voie de ce journal, le plus célèbre représentant des révolutionnaires républicains italiens, M. Joseph Mazzini. Lettre sincère et éloquente, pleine de sentiments élevés qu'évidemment l'auteur croyait tous légitimes et moraux, quoique, au fond et serrés de près, la plupart ne le fussent point; écrite d'ailleurs avec une grande convenance envers moi, et dans le droit d'une polémique sérieuse. Je n'ai garde d'entrer dans la discussion de la politique qu'exprimait cette lettre avec une passion franche, quoique avec plus d'une réticence. J'en reproduis le sens et le résumé dans les termes mêmes de l'auteur: «Il n'existe pas de parti modéré en Italie, me disait M. Mazzini; les quelques hommes que vous avez encouragés, soutenus, ralliés, et que vous voudriez aujourd'hui ériger en parti, ne sont que des individus épars, divisés entre eux, et dépassés depuis longtemps par les nobles et bons instincts populaires. Il existe en Italie une foule d'hommes prêts à mourir pour l'unité du peuple italien; il n'en existe pas un seul qui soit prêt à se sacrifier pour les théories de M. Balbo ou de M. Orioli.» Ainsi, non-seulement l'indépendance des États italiens envers l'étranger, mais l'unité de l'État italien érigée en droit suprême et unique, au-dessus et au mépris de tout autre droit, et poursuivie à tout prix par la révolution et la guerre, telle était l'idée exclusive proclamée par M. Mazzini; et la république italienne une et indivisible apparaissait comme le but définitif de cette idée, au nom de laquelle tout parti modéré en Italie était nié et rejeté comme une faiblesse et une chimère.

Six semaines avant que cette lettre parût dans le National, le comte Appony était venu me communiquer, à propos des affaires d'Italie, une lettre particulière[173] du prince de Metternich, dont il me laissa copie et dont je reproduis textuellement les passages essentiels et caractéristiques.

[Note 173: En date du 31 octobre 1847.]

«M. Guizot vous a dit, écrivait le chancelier d'Autriche à son ambassadeur:—«M. le prince de Metternich ne croit pas encore au succès du juste milieu. Je crois, moi, à ce succès; je défends cette politique, je travaille pour ce triomphe. Le prince se prononce au contraire pour la résistance absolue, pour le statu quo.

Cela n'est pas étonnant; il est né dans cette école, il a toujours marché à la tête de ce système. Je crois que continuer à marcher dans cette voie est maintenant impossible; on ne saurait plus réussir dans celle de la répression.»—

«Je ne crois pas en effet au succès du juste milieu dans la phase dans laquelle se trouvent les situations romaine et toscane. Je n'hésite pas à établir en thèse que, si le régime du juste milieu peut être le produit d'une révolution, ce n'est pas dans les premières périodes qu'il peut se faire jour. L'État de l'Église et la Toscane sont-ils en train de se réformer, ou avancent-ils sur la pente de la révolution? La question et toute la question, pour moi, est là.

«Je sens que, pour asseoir mon opinion sur la situation, il me faut définir, d'une manière précise, ce qui, à mes yeux, a la valeur d'une révolution. Je regarde comme étant en révolution tout État dans lequel le pouvoir a, de fait, passé d'entre les mains de l'autorité légale dans celles d'un autre pouvoir, et je ne mets pas en doute que ce déplacement n'ait eu lieu dans les États romain et toscan. Les deux autorités légales pourront-elles se ressaisir du pouvoir? Ceci est une autre question que j'abandonne à la décision du sort. Habitué à me placer de préférence en face des mauvaises chances et à accepter comme bienvenus les événements favorables, c'est sur le danger que je fixe mes regards, et c'est dès lors également à lui que s'applique mon raisonnement.

«Le régime du juste milieu ne peut, selon ma pleine conviction, point se faire jour à l'entrée d'une révolution. A la sortie, il aura la valeur d'un compromis, soit entre les partis, soit entre l'autorité alors existante et les partis effrayés de la situation. La position change quand les expériences sont faites; alors l'inertie, cet élément qui exerce un si grand pouvoir sur les masses, rentre dans son droit; la lassitude fait appel à la raison publique; les intérêts nouveaux veulent, de leur côté, sauvegarder leurs conquêtes, et le compromis acquiert la valeur d'un bienfait.

«Si je ne connaissais d'avance le prononcé de M. Guizot, je lui demanderais s'il admet que les produits de la révolution de juillet eussent pu, à l'aide d'efforts quelconques, se frayer une voie pratique entre 1789 et 1793. Je vais même plus loin. Napoléon aurait-il, lors de son arrivée au pouvoir, pu gouverner la France dans les voies du juste milieu? Quelles que soient les différences entre les positions italiennes et celles dans lesquelles s'est trouvée la France dans les diverses phases qu'elle a parcourues, je n'admets pas, en 1847, le triomphe du juste milieu dans les États du centre de l'Italie. Je ne l'admets pas davantage que je ne saurais reconnaître, dans le cri de: «Vive Pie IX!» et dans celui de: «Vive Léopold II!», l'expression de sentiments religieux et monarchiques, ni même une tendance vers le maintien de l'ordre public.

«M. Guizot croit que je suis pour la résistance absolue et le statu quo.

«La résistance est un fait soumis à des conditions. La résistance politique peut être ou active ou passive. Active, elle place la force matérielle sur la première ligne de l'action; passive, cette force trouve sa place dans la réserve. M. Guizot a fait mention de la ligne de conduite que nous avons suivie dans les circonstances dans lesquelles se sont trouvées quelques parties de l'Italie en 1820 et 1821. Il peut me suffire de rapprocher cette manière de procéder, alors et en 1831, de celle que nous observons en face des événements du jour, pour prouver que le mot absolu n'est, pour le moins, point applicable au mode de notre résistance. Nous faisons, en règle commune, une différence entre l'action que réclame le mouvement qui porte le caractère d'une révolte et celle qui est applicable à une révolution. Les révoltes ont un corps avec lequel il est possible d'engager une lutte. Les révolutions, par contre, ont beaucoup de commun avec les spectres, et nous savons, pour régler notre conduite, attendre que les spectres se revêtent d'un corps.

«Il ne me reste plus qu'un mot à vous dire.

«M. Guizot vous a parlé de l'école dans laquelle j'aurais été élevé, et je comprends qu'il accorde à cette école de l'influence sur le système à la tête duquel j'ai toujours marché. Ce n'est sans doute pas sur ce fait que M. Guizot se trompe; c'est sur «l'école» qu'il est dans l'erreur.

«L'école dans laquelle j'ai été élevé est celle de la révolution. J'ai passé les premières années de la révolution en France, et je me suis trouvé placé sous la conduite directe d'un gouverneur qui, en 1792, a joué le rôle de président d'un comité de dix nommé par les Marseillais pour faire et surveiller la journée du 10 août, et lequel, en 1793, a été l'un des juges au tribunal révolutionnaire près duquel un moine défroqué, Euloge Schneider, a rempli les fonctions d'accusateur public. Ma jeunesse s'est ainsi passée au milieu de la révolution, et le reste de ma vie s'est écoulé en luttes avec les révolutions. Telle a été l'école à laquelle j'ai été élevé, et elle ressemble bien peu à celle de laquelle (avec un grand fond de vraisemblance) M. Guizot me croit sans doute sorti. La marche de mon esprit, j'ai le droit de le dire, s'est formée d'elle-même et sous l'influence des événements auxquels, depuis l'année 1794, j'ai été appelé à prendre une part active; elle a été le produit d'une grande indépendance d'esprit et du calme qui forme la base de mon caractère.

«Je résume cet exposé succinct, que M. Guizot trouvera empreint d'une indubitable franchise, par l'expression de ma conviction que si, entre sa pensée et la mienne, il y a de la différence, il faut en chercher la cause dans l'influence qu'exercent, sur les hommes d'État les plus indépendants de caractère, la situation des pays qu'ils représentent et les conditions sous lesquelles ces pays et leurs individualités sont placés.»

Au fond, ces deux lettres ne m'apprenaient rien que je ne susse: dès l'avénement de Pie IX, il m'avait été évident que le parti libéral modéré, qui se formait autour du pape réformateur, aurait pour adversaires le parti stationnaire et le parti révolutionnaire ardents, l'un et l'autre, à nier sa force et à entraver son succès. Le langage du prince de Metternich et de M. Mazzini ne faisait que déclarer cette double hostilité et lui prêter l'appui de noms éminents. Des deux parts les actes correspondirent aux paroles: mais entre ceux du parti stationnaire et ceux du parti révolutionnaire, la différence fut grande; l'attitude du gouvernement autrichien, tête et bras du parti stationnaire, fut essentiellement défensive: au premier moment, il se laissa aller à un peu de précipitation et d'étalage; l'occupation de Ferrare[174] eut ce caractère; mais, avec sa pénétration accoutumée, M. de Metternich reconnut bientôt qu'il était en présence, non d'une révolte passagère, mais d'une révolution naissante: «Il se peut, me dit de sa part le comte Appony, que nous ayons été un peu brusques; il faut prendre garde d'irriter quand on ne veut qu'imposer.» La conduite du cabinet de Vienne devint prudente et patiente: sur la vive protestation du pape, que nous appuyâmes à Vienne, sans bruit, mais avec insistance, l'occupation de Ferrare cessa[175], et les choses y rentrèrent dans le statu quo antérieur. Aux termes d'un traité spécial et sur la demande expresse du duc de Modène menacé par une émeute, quelques soldats autrichiens entrèrent à Modène, en très-petit nombre et évidemment hors d'état comme sans dessein de rien tenter au delà. Même dans les mesures de précaution qu'il prenait pour la sûreté de ses propres États, le gouvernement autrichien se montrait réservé et soigneux de ne pas alarmer l'indépendance de ses voisins. Il importait de le confirmer dans cette disposition modérée, je pourrais dire modeste; j'écrivis à M. Rossi[176]: «Ou l'Autriche désire ou elle ne désire pas un prétexte pour une levée de boucliers; si elle le désire, il faut bien se garder de le lui fournir; si elle ne le désire pas, il faut l'entretenir dans sa bonne disposition en traitant avec elle comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses voisins tranquilles chez eux si on ne trouble pas sa tranquillité chez lui. Ne négligez rien pour contenir Rome dans cette politique, la seule efficace pour le succès aussi bien que la plus sûre. L'Italie a déjà perdu plus d'une fois ses affaires en plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les perdrait encore. Qu'elle s'établisse au contraire sur le terrain de l'ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du respect des traités. Ainsi seulement elle aura chance de faire réussir ce qu'elle peut faire aujourd'hui; et le succès de ce qu'elle peut faire aujourd'hui est l'unique moyen de préparer le succès de ce qu'elle pourra faire un jour, je ne sais quoi, je ne sais comment, je ne sais quand, mais certainement pas aujourd'hui.

[Note 174: Le 16 août 1847.]

[Note 175: Le 23 décembre 1847.]

[Note 176: Le 26 août 1847.]

«C'est vous dire combien il importe de contenir ces affaires-ci dans les limites d'une question romaine, et d'empêcher qu'on n'en fasse une question italienne. J'en sais toute la difficulté. Vos dépêches expliquent parfaitement l'existence simultanée des deux questions et leur connexité. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon sens, toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre influence à faire comprendre au parti national italien qu'il est de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d'agir fractionnairement, comme romain, toscan, napolitain, etc., et de ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement une question révolutionnaire.».

Loin d'éviter cet écueil, le parti révolutionnaire s'y jeta à corps perdu; il souleva, je devrais dire il étala toutes les questions dont l'Italie pouvait être l'objet: non-seulement la question de l'indépendance italienne, c'est-à-dire l'expulsion de l'Autriche de tout le sol italien, mais aussi la question de la liberté politique dans tous les États italiens; non-seulement la question de la liberté politique dans tous les États italiens, mais la question de l'unité politique comme de l'unité territoriale de l'Italie, c'est-à-dire la chute des divers États italiens et de leurs princes, pour faire de toute l'Italie un seul État sous un seul gouvernement. Et derrière l'unité politique de l'Italie apparaissait l'unité républicaine, vrai but et secret travail, dirai-je de la tête ou de la queue du parti? Ses acclamations à l'honneur tantôt du pape Pie IX, tantôt du grand-duc Léopold II, tantôt du roi Charles-Albert, cachaient mal son espoir de trouver, dans ces princes et dans leurs concessions, autant de degrés pour monter tôt ou tard au sommet de ses espérances. Plus ou moins clairement soulevées toutes à la fois, ces questions étaient très-diversement accueillies par le grand public italien; l'expulsion de l'Autriche et la complète indépendance de l'Italie étaient, sauf quelques intérêts de cour et de courtisans, le voeu unanime de la Péninsule. Bien moins général, le désir de la liberté et du progrès politique était pourtant répandu et réel, surtout dans les classes moyennes et dans les esprits cultivés. L'abolition des divers États italiens et leur absorption dans un seul et unique État étaient, pour de savants politiques, une combinaison qui leur semblait nécessaire contre l'étranger, pour tel ou tel prince ou ministre un élan d'ambition audacieuse, et cette perspective suscitait, dans une partie des masses populaires, un sentiment d'orgueil national, dans d'autres une répulsion instinctive et de loyaux ou patriotiques regrets. Enfin Rome enlevée à la papauté pour devenir, comme tant d'autres villes, la capitale d'un prince comme tant d'autres princes, c'était l'Église catholique bouleversée dans sa constitution historique et jetée dans le plus ténébreux avenir. Et pas une de ces questions n'était de celles qui se peuvent résoudre par la liberté et la discussion au sein de la paix; elles étaient toutes des questions de guerre et de révolution.

Au milieu de cette fermentation de jour en jour plus générale et plus ardente, le pape, malgré sa popularité persistante, ressentait de vives alarmes. Il voyait avancer et monter vers lui, tantôt la domination étrangère, tantôt l'exigence populaire. Qui le soutiendrait contre l'un et l'autre ennemi? Qui le défendrait de l'un et l'autre péril? Il ne pouvait ni ne voulait accepter la protection de l'Autriche. Pouvait-il compter sur celle de la France? Le cardinal Ferretti témoignait un jour à M. Rossi sa sollicitude à cet égard: «Quand, à la fin de la conversation, je lui ai dit, m'écrivait M. Rossi[177], que, le cas échéant, vous ne manqueriez pas à vos amis, il s'est jeté à mon cou et m'a vivement embrassé en me disant: «Merci, cher ambassadeur; en tout et toujours, confiance pour confiance, je vous le promets.» Quelques jours après, le pape, donnant audience à M. Rossi, lui parla de notre escadre qui stationnait dans les eaux de Naples, sous le commandement du prince de Joinville: «Ce serait, m'a-t-il dit[178], un service à me rendre, que de la faire paraître, de temps à autre, sur les côtes de mes États.»

[Note 177: Le 30 juillet 1847.]

[Note 178: Le 10 août 1847.]

M. le prince de Joinville avait pressenti ce voeu: «Il m'a envoyé hier de Naples un aspirant, m'écrivit M. Rossi[179], avec une lettre dans laquelle il me demande 1º si, dans l'état des choses en Italie, je pense que la présence de l'escadre à Naples ait ou n'ait pas d'inconvénient; 2º s'ils peuvent nous être de quelque utilité en paraissant sur le littoral des États romains. J'ai répondu ce matin à Son Altesse royale par la lettre dont je vous envoie copie:

[Note 179: Le 30 juillet 1847.]

«Monseigneur,

«A l'agitation de ces derniers jours a succédé dans ce pays une sorte de tranquillité. L'honneur en revient au parti modéré qui a su se montrer, s'organiser, s'armer, tant bien que mal, avec toute l'énergie, la promptitude et l'ensemble que n'avait pas le gouvernement. Celui-ci, grâce à cette manifestation et à cet appui, commence maintenant à reprendre les rênes; et il lui serait facile de se placer au milieu d'un parti conservateur nombreux, éclairé, dévoué, s'il savait enfin suivre les conseils d'ordre et de progrès que nous ne cessons de lui donner depuis un an. La tranquillité est à ce prix. J'espère qu'il le fera. J'y fais et y ferai tous mes efforts. Le nouveau secrétaire d'État est actif et énergique. Il a déjà pris de bonnes mesures; mais le plus essentiel reste à faire.

«L'armée autrichienne, aux frontières des États pontificaux, a été renforcée; la garnison autrichienne de Ferrare aussi. Dans cette situation, mon opinion personnelle est que la présence d'une escadre française sur les côtes de l'Italie méridionale est d'un excellent effet. Peu importe le lieu du mouillage entre la Spezzia et Naples, pourvu qu'on sache qu'elle est dans ces parages et que nous pourrions l'appeler dans quelques heures. Cela seul contient les partis extrêmes qui n'ignorent pas que la politique du gouvernement du roi est une politique d'ordre et de progrès à la fois. Cela encourage le parti modéré, rassure le gouvernement pontifical contre toute sorte de dangers réels ou supposés et nous donne une attitude qui me paraît tout à fait d'accord avec nos intérêts et notre dignité.»

J'entreprenais, précisément à cette époque, de faire cesser, par la voie de la négociation, l'occupation autrichienne de Ferrare. J'avais l'espoir d'y réussir et j'y réussis en effet. Il importait fort que rien ne vînt aggraver la difficulté de ce succès nécessaire à l'indépendance des États italiens et au maintien de la paix. Quand la négociation fut près de son terme, l'ordre fut envoyé à M. le prince de Joinville de reprendre, avec notre escadre, sa station sur la côte occidentale d'Italie et dans le voisinage de l'État romain. Mais dans cet intervalle, le parti révolutionnaire avait poursuivi son oeuvre; parce que nous agissions sans bruit, il nous avait accusés de ne rien faire, d'abandonner la cause de l'indépendance et du progrès en Italie, de nous lier même avec l'Autriche en récompense de son silence sur les mariages espagnols, et de n'avoir fait rester notre escadre devant Naples que pour protéger l'absolutisme contre les tentatives libérales. Facile à intimider et à décourager, le parti libéral modéré avait trop écouté ces calomnies, et témoigné lui-même non-seulement de l'humeur, mais des doutes sur la fermeté de notre appui. Lord Palmerston s'était empressé de mettre à profit ces dispositions et de se donner, par le langage de ses agents et l'apparition d'une escadre anglaise, l'attitude de protecteur de la liberté italienne. Arrivé devant Livourne, à bord du Titan, M. le prince de Joinville rendit compte au ministre de la marine de ce nouvel état des faits et des esprits; il paraissait croire lui-même que, depuis l'événement de Ferrare, nous étions restés silencieux et inactifs, et il demanda de nouvelles instructions en indiquant les mesures qui lui semblaient nécessaires pour sortir d'une situation dont la prolongation rendait, selon lui, le séjour de l'escadre française sur la côte d'Italie plus embarrassant qu'efficace.

J'avais à coeur de détruire, dans l'esprit de ce prince capable et résolu, l'impression de regret et de blâme que lui avait donnée une connaissance incomplète et inexacte de nos actes récents en Italie. Je lui écrivis sur-le-champ[180]:

[Note 180: Le 7 novembre 1847.]

«Monseigneur,

«Le duc de Montebello m'a communiqué vos lettres des 25 et 28 octobre. Je remercie Votre Altesse royale de sa franchise. C'est ainsi seulement qu'on peut savoir la vérité; et comme Votre Altesse royale a besoin de la savoir autant que moi, je me permettrai d'user avec elle de la même franchise.

«Je mets sous les yeux de Votre Altesse royale quelques unes des nombreuses dépêches et lettres particulières que, depuis le commencement des affaires d'Italie, j'ai adressées aux agents du roi à Rome, Florence, Naples, Turin, Vienne et ailleurs. Ces dépêches ont été, officiellement ou officieusement, communiquées aux gouvernements intéressés. Elles résument et caractérisent notre politique.

«Vous le voyez, Monseigneur, nous ne sommes point restés inactifs. Nous n'avons point gardé le silence. Nous ne nous sommes point unis aux souverains absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l'Autriche. Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les réformes modérées, le progrès intelligent et régulier, la politique vraiment libérale et pratique qui s'attache au seul bien possible et aux seuls moyens efficaces pour réaliser le seul bien possible.

«Que cette politique n'ait pas aujourd'hui, en Italie, la faveur populaire, je ne m'en étonne point Les Italiens voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mît à leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour faire ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, ce qu'ils ne tenteraient pas sérieusement, pour chasser les Autrichiens d'Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle forme, l'unité nationale et le gouvernement représentatif.

«Tenez pour certain, Monseigneur, que c'est là ce qui est au fond de tous les esprits italiens, des sensés comme des fous, de ceux qui ne le disent pas comme de ceux qui le disent, de ceux qui le croient impossible comme de ceux qui le croient possible. C'est là ce qui détermine en Italie, non pas toutes les actions, tant s'en faut, mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie ou de colère.

«Ce voeu général des Italiens est-il bon ou mauvais en soi, possible à réaliser un jour ou à jamais impossible? Je n'examine pas cela. Je ne fais ni de la philosophie, ni de l'histoire, ni de la prophétie. Je fais de la politique pratique et actuelle. Dans ces limites, je dis très-positivement que nous ne devons pas, que nous ne pouvons pas entreprendre, pour le compte de l'Italie, ce que, très-sagement et très-moralement à mon avis, nous n'avons pas voulu entreprendre pour le compte de la France, c'est-à-dire le remaniement territorial et politique de l'Europe, en prenant pour point d'appui et pour allié l'esprit de guerre et de révolution.

«L'indépendance des États et des souverains italiens à l'égard de toute puissance étrangère, le libre et tranquille accomplissement, dans chaque État italien, des réformes que le souverain et le pays jugeront, de concert, nécessaires et praticables, voilà toute notre politique en Italie, la seule qui convienne à la France, la seule bonne, je n'hésite pas à le dire, pour l'Italie elle-même, malgré l'humeur qu'elle ressent de ce que nous ne nous mettons pas à son service pour en sortir.

«Cette politique, Monseigneur, je me suis appliqué, je m'applique à la faire prévaloir par les moyens réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement, sans répandre chaque matin devant le public, pour son amusement et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit. Quand je me suis mêlé de l'affaire de Ferrare, je me suis bien gardé d'aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du pape et le crime de l'Autriche. J'aurais fait plaisir aux Italiens, mais j'aurais fort gâté l'affaire même. J'ai travaillé, sans bruit et poliment, à convaincre l'Autriche qu'il fallait finir cette affaire, s'en entendre avec le pape, rentrer dans le statu quo, et empêcher que l'étincelle de Ferrare n'allumât l'incendie de l'Italie. Je ne désespère pas d'y réussir; et si j'y réussis, ce sera parce que j'aurai traité la question par les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant bien en dehors des clameurs des journaux.

«Je ne m'inquiète pas, Monseigneur, de la bouffée de popularité que l'Angleterre promène en ce moment en Italie, popularité vaine et vaniteuse. L'Angleterre donne aujourd'hui aux Italiens les paroles et les apparences qui leur plaisent; elle ne leur donnera rien de plus, et il faudra bien qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes.

«Monseigneur, l'expérience m'a appris que la bonne politique n'était pas populaire en commençant, longtemps peut-être, et qu'elle le devenait un peu plus chaque jour, à mesure que la lumière se faisait sur les choses et dans l'esprit des hommes. Je sais supporter l'impopularité qui passera et attendre la popularité qui durera. Je comprends l'humeur des Italiens et je leur pardonne de tout mon coeur. Il y a de grandes tristesses dans leur destinée. Mais soyez sûr que nous faisons, de la seule manière possible, les seules bonnes affaires aujourd'hui possibles pour eux; que c'est, pour nous, la seule bonne politique, et que, si nous réussissons malgré eux, ils nous en devront beaucoup de reconnaissance, et qu'ils finiront par s'en douter.

«Pardon de ce volume, Monseigneur, mais je tenais à répondre pleinement à votre pensée. Je prie Votre Altesse royale d'agréer, etc.»

Huit jours plus tard, au moment où le prince de Joinville recevait ma lettre, la Consulta des délégués des provinces se réunissait à Rome, et cinq semaines après les Autrichiens évacuaient la ville de Ferrare. La politique pacifiquement réformatrice obtenait ainsi un double succès: le pape rentrait dans la pleine indépendance de ses États, et une assemblée de notables laïques venait, pour la première fois, prendre part à son gouvernement.

«Lundi dernier, 15 de ce mois, m'écrivit M. Rossi[181], a eu lieu l'installation solennelle de la Consulta d'État. Ce jour, impatiemment attendu, a été signalé par plusieurs circonstances remarquables. Le public avait préparé à la Consulta une réception solennelle. Les princes romains s'étaient entendus pour mettre à la disposition de chacun des députés une de leurs voitures d'apparat et leurs gens de livrée. C'est dans ces équipages que les membres de la Consulte devaient se rendre au Quirinal, où ils allaient recevoir la bénédiction du pape, au Vatican, lieu désigné de leurs séances. Des citoyens appartenant à chacune des légations ou délégations représentées se proposaient d'escorter la voiture de leur député en portant devant lui la bannière de leur ville natale. Le but de ces dispositions, destinées à donner à la Consulte d'État l'importance et les caractères extérieurs d'un corps souverain, n'échappait point au gouvernement qui cependant, après avoir fait subir quelques modifications au programme de la fête, se décida, non-seulement à l'autoriser, mais à le rendre officiel, en lui donnant la forme d'une notification faite par le sénateur de Rome. Dans la journée du dimanche, le secrétaire d'État fut informé qu'on avait l'intention, à l'exemple de ce qui s'était fait, je crois, à Florence, de faire paraître, à la suite du cortége, des députations et des bannières de tous les États, non-seulement d'Italie, mais d'Europe. Craignant, non sans quelque raison, que cette démonstration ne donnât lieu à quelques désordres, il réussit à s'y opposer. Je reçus, à une heure avancée de la soirée, une lettre très-pressée du cardinal Ferretti qui me priait d'employer mon influence pour empêcher nos nationaux de prendre part à aucune démarche de ce genre; ce qui me fut d'autant plus aisé que les Français établis à Rome ne montraient, je dois rendre justice à leur bon sens, aucun empressement de donner suite à ce singulier projet. Il fut moins facile d'y déterminer les sujets, et même, dit-on, les représentants de quelques autres puissances appartenant à l'Italie. Il fallut que, le lendemain, le cardinal Ferretti intervînt lui-même sur le lieu où le cortége se préparait, dans le voisinage du Quirinal, et fît enfermer dans un corps de garde plusieurs bannières qu'on avait déjà apportées.

[Note 181: Le 18 novembre 1847.]

«A neuf heures, les députés furent reçus par le pape qui leur tint le discours dont Votre Excellence trouvera l'analyse dans le Diario di Roma. Ceux qui y ont assisté s'accordent à dire que le Saint-Père paraissait très-animé en le prononçant, et qu'il insista très-fortement sur les deux points capitaux, le rôle purement consultatif de la nouvelle assemblée et la ferme résolution de son gouvernement de résister aux perturbateurs. On dit même qu'il prononça le mot d'ingratitude qui n'est pas reproduit dans le texte imprimé.

«Il est à remarquer d'ailleurs que ni ce mot, ni aucune des autres paroles sévères que le pape fit entendre n'étaient directement adressés aux députés, comme il a eu soin de l'assurer lui-même. Peut-être, dans sa pensée, étaient-elles destinées à tomber sur quelques personnes qui accompagnaient les députés, et qui sont connues pour la vivacité de leurs opinions.

«Aussitôt après le discours terminé, les députés se séparèrent pour monter chacun dans la voiture qui lui était destinée. Ils traversèrent ainsi toute la ville, ne cessant pas, pendant un trajet de plus de deux heures, de rencontrer une foule immense. Soit que la nouvelle du discours du pape, promptement répandue, eût troublé l'esprit public, soit que l'enthousiasme le plus ardent finisse par se lasser de tant de démonstrations successives, peu de cris se firent entendre sur leur passage. Arrivés à Saint-Pierre, ils entendirent la messe et entrèrent sur-le-champ en séance.»

«Ce seront là, à mon sens, ajoutait, dans une lettre particulière, M. Rossi, les funérailles du pouvoir politique temporel du clergé à Rome. L'étiquette restera plus ou moins, mais le contenu du vase sera autre; il y aura encore des cardinaux, des prélats employés dans le gouvernement romain, mais le pouvoir sera ailleurs. L'essentiel pour nous, c'est qu'il n'y ait pas de révolution proprement dite, de révolution sur la place publique. Je persiste à espérer qu'il n'y en aura pas. Même ceux qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie pacifique était la voie la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous, précisément à cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons mise. Le pape, qu'il ait ou non exactement mesuré le chemin qu'il a parcouru, est parfaitement tranquille. Il a dit à une personne de ma connaissance que le public avait été induit en erreur, que le gouvernement pontifical n'avait qu'à se louer du gouvernement français, que nous nous étions parfaitement conduits à son égard, que nous avions fait tout ce que nous pouvions faire. «Mais les souverains, a-t-il ajouté, aiment peu Pie IX. Ils craignent que je n'amène des révolutions. Ils se trompent. Ils ne connaissent pas ce pays-ci.»

Quelque satisfait qu'il fût de la réunion et des dispositions de la Consulta d'État, M. Rossi ne se faisait point d'illusion sur ce qui restait à faire et sur les obstacles à surmonter pour que la réforme entreprise par Pie IX dans le gouvernement romain fût efficace et prévînt les révolutions: «Je vis hier le cardinal Ferretti, m'écrivit-il[182]:—«Avouez, m'a-t-il dit, que cette fois nous avons bien conduit notre affaire.—J'en conviens, et je vous en félicite.—Et le discours du pape, qu'en dites-vous?—Que le pape se fût élevé contre les utopies, qu'il se fût montré résolu à repousser les perturbateurs, de quelque part qu'ils viennent, rien de mieux; mais le discours paraît impliquer l'idée de la conservation absolue du gouvernement temporel dans les mains du clergé, ne laissant aux laïques d'autre rôle que celui de donneurs d'avis. C'est trop peu. Cela était peut-être possible il y a un an; les têtes n'étaient pas montées; les espérances étaient modestes; le reste de l'Italie n'était pas encore réveillé. Aujourd'hui c'est autre chose. Il n'y a plus d'illusion possible. Votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à votre porte. Il faut leur tenir tête. Vous seuls, clergé, vous ne le pouvez pas; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu'il y a, parmi eux, de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier, il faut les satisfaire. La garde civique et la Consulta sont des moyens, ce n'est pas le but. Refuser toute part dans l'administration proprement dite à des hommes qu'on vient de rendre plus forts serait un contre-sens. Il y a plus d'un an que je le dis et que je le répète: si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l'Église, tout deviendra impossible pour vous et tout deviendra possible aux radicaux. Vous jetteriez la Consulta dans leurs bras.—Vous avez raison, dit le cardinal; je m'en suis déjà aperçu; on a peur des radicaux.—Dites peur et besoin. Les timides redoutent la faiblesse du gouvernement; les ambitieux cherchent un levier contre le boulevard clérical. Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les timides et satisferait les ambitieux. Par la portion laïque du ministère, vous pourrez agir sur la Consulta et vous y faire une bonne et forte majorité qui agira à son tour sur l'opinion publique.—C'est juste, et le pape l'a compris. Je vous le dis, mais dans le plus profond secret; il paraîtra bientôt un autre motu proprio selon vos idées; il portera que le secrétaire d'État sera toujours un cardinal ou un prélat. Vous ne désapprouvez pas?—Non, certes, les affaires étrangères à Rome sont trop souvent des matières ecclésiastiques ou mixtes.—Mais pour l'intérieur, les finances, la guerre, et il sera dit que les ministres pourront être soit ecclésiastiques soit laïques.—A la bonne heure, pourvu qu'en fait vous appeliez tout de suite deux ou trois laïques dans le cabinet. Agissez par la Consulta, mon cher cardinal; je vous y aiderai de mon côté, autant que cela se peut du dehors.—Bravo! aidez-nous, et j'espère que tout ira bien.—Oui, si vous savez d'un côté vous fortifier, et de l'autre regarder en face les radicaux. Tout est là. Que peut craindre le pape en marchant d'un pas ferme dans la voie de l'ordre et du progrès régulier? En tout cas, l'Europe serait pour lui: avant tous, plus que tous, la France. Ne l'oubliez pas; que le pape ne se trompe pas sur ses véritables Amis.»

[Note 182: Les 18 novembre et 12 décembre 1847.]

Le lendemain même de cet entretien avec le secrétaire d'État, M. Rossi vit le pape: «Je lui tins, m'écrivit-il[183], mutatis mutandis, le discours que j'avais tenu à Ferretti. Je m'attachai surtout à lui faire bien saisir la situation. J'insistai à plusieurs reprises sur la nécessité, sur l'urgence d'accroître ses forces de gouvernement et de dominer l'opinion par l'introduction de l'élément laïque dans certaines parties de l'administration supérieure. Je lui montrai que c'était là un fil conducteur indispensable entre lui et la Consulta. Son goût n'y est pas; il en reconnaît cependant la nécessité.—«C'est vrai, me dit-il, ces Messieurs se méfient d'une administration tout ecclésiastique.—Non-seulement ils s'en méfient, Saint-Père; ils s'en irritent. Pour les affaires purement temporelles, on ne peut plus faire du clergé et des laïques deux castes; il faut désormais mêler et transiger.—Vous me l'avez toujours dit. Que voulez-vous? Le premier motu proprio sur le conseil des ministres me fut remis quand j'étais souffrant. Je laissai faire. Il n'est pas bon. Je l'ai repris en sous-oeuvre. Le nouveau paraîtra bientôt. Les départements seront mieux séparés. Les ministres seront de vrais ministres. Je dirai que la guerre pourra appartenir à un laïque ou à un ecclésiastique.—Ce sera quelque chose; mais que Votre Sainteté me permette de le dire, ce n'est pas assez; il faudrait encore deux portefeuilles au moins ouverts aux laïques: l'intérieur, les finances, la police, les travaux publics, que sais-je? ceux que Votre Sainteté voudra.—Je comprends; je verrai, j'y ferai de mon mieux. Je suis moi-même fort novice, fort peu expert dans ces matières.»

[Note 183: Le 14 décembre 1847.]

Quelques semaines après, M. Rossi eut une nouvelle audience du pape: «Je l'avais déjà tellement pressé, m'écrivit-il[184], sur les affaires de ce pays-ci, et en particulier sur l'introduction de quelques laïques dans le conseil des ministres, que j'étais décidé hier à le laisser tranquille. Il entra lui-même en matière. Il avait décidé, par le nouveau motu proprio dont il m'avait parlé (du 30 décembre 1847), que le département de la guerre pourrait être confié à un laïque, et il l'a donné en effet au général Gabrielli; il avait prescrit de plus que, sur les vingt-quatre auditeurs attachés au conseil des ministres, il y aurait toujours douze laïques: Ebbene, signor conte, me dit-il avec un gracieux sourire et une aimable coquetterie d'expression, l'elemento è introdotto.—Il faut vous dire que je m'étais souvent servi de ce gallicisme, l'elemento laïco. Vous devinez ma réponse. Mais le compliment fut accompagné d'une respectueuse insistance pour l'introduction de deux autres laïques. Nous examinâmes à fond la situation, et non-seulement le pape convint que c'était là le seul moyen d'isoler les agitateurs et de leur ôter influence et suite, mais que si, malgré cela, le malheur voulait qu'ils tentassent quelque désordre, un pouvoir laïque pouvait seul le réprimer efficacement et sans se mettre en lutte avec l'opinion publique.—«Vous avez raison, me dit le pape; ce rôle de sévérité ne convient plus aux ecclésiastiques; il paraîtrait odieux.—C'est clair, répliquai-je; mais un seul homme ne suffit pas; seul, il se décourage et le poids de la responsabilité lui est trop lourd. Au pape et au clergé la puissance morale; au prince et à ses alliés laïques la force matérielle. J'espère encore que la première suffira; mais elle suffira surtout si on sait bien qu'au besoin la seconde ne manquerait pas. Il faut au moins trois ministres laïques: Tres, dis-je en riant, faciunt capitulum

[Note 184: Le 18 janvier 1848.]

«J'eus le plaisir de trouver le pape tout à fait dans nos idées. Les autres fois, il était convaincu; mais je sentais qu'il n'était pas persuadé, que ses répugnances de prêtre subsistaient. S'il persévère dans ses nouvelles résolutions, tout peut encore être sauvé ici. C'est ce que je lui dis lorsqu'il me demanda s'il était encore temps:—«Que Votre Sainteté, lui dis-je, considère la situation. Son État est au centre de l'Italie. Si l'ordre y est maintenu, il pourrait y avoir, au pis-aller, une question napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne. S'il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée; ce serait le chaos. L'exemple de Rome, qui retient aujourd'hui, précipiterait alors toutes choses. D'ici peut sortir un grand bien, mais aussi, je dois le dire, un mal incalculable. Votre Sainteté a réveillé l'Italie. C'est une gloire, mais à la condition de ne pas tenter l'impossible. Quoi! l'Italie peut se réorganiser sans que personne, même les plus malveillants, aient un mot à lui dire; et on voudrait tout compromettre, tout perdre par la sotte prétention de réaliser aujourd'hui ce qui, aujourd'hui, n'est évidemment qu'un rêve! Sera-ce toujours un rêve? Je n'en sais rien. Je laisse l'avenir à Dieu et à nos successeurs. Le proverbe français est juste: «à chaque jour suffit sa peine.»

«Nous nous trouvâmes parfaitement d'accord; et, je le répète, je trouvai chez le pape une netteté de vues et une spontanéité d'adhésion qui me charmèrent et me donnent bon espoir.»

M. Rossi mettait ainsi en pratique, aussi fermement que sensément, la politique que le gouvernement du roi avait adoptée envers l'Italie comme pour la France elle-même. Le respect du droit public européen, le respect de l'indépendance des divers États et de leur régime intérieur, des réformes et non des révolutions, le progrès social et libéral au sein de la paix, telle était cette politique. Quelques mois avant les dernières nouvelles qu'à l'ouverture de l'année 1848 m'en donnait M. Rossi, je l'avais résumée dans une courte circulaire adressée[185] aux représentants du roi près les divers États européens, et ainsi conçue:

[Note 185: Le 17 septembre 1847.]

«Monsieur,

«Une fermentation grave éclate et se propage en Italie. Il importe que les vues qui dirigent dans cette circonstance la politique du gouvernement du roi vous soient bien connues et règlent votre attitude et votre langage.

«Le maintien de la paix et le respect des traités sont toujours les bases de cette politique. Nous regardons ces bases comme également essentielles au bonheur des peuples et à la sécurité des gouvernements, aux intérêts moraux et aux intérêts matériels des sociétés, aux progrès de la civilisation et à la stabilité de l'ordre européen. Nous nous sommes conduits d'après ces principes dans les affaires de notre propre pays. Nous y serons fidèles dans les questions qui touchent à des pays étrangers.

«L'indépendance des États et de leurs gouvernements a, pour nous, la même importance et est l'objet d'un égal respect. C'est la base fondamentale du droit international que chaque État règle, par lui-même et comme il l'entend, ses lois et ses affaires intérieures. Ce droit est la garantie de l'existence des États faibles, de l'équilibre et de la paix entre les grands États. En le respectant nous-mêmes, nous sommes fondés à demander qu'il soit respecté de tous.

«Pour la valeur intrinsèque comme pour le succès durable des réformes nécessaires dans l'intérieur des États, il importe, aujourd'hui plus que jamais, qu'elles s'accomplissent régulièrement, progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples, par leur action commune et mesurée, non par l'explosion d'une force unique et déréglée. C'est en ce sens que seront toujours dirigés, soit auprès des gouvernements, soit auprès des peuples, nos conseils et nos efforts.

«Ce qui s'est passé jusqu'ici dans les États romains prouve que, là aussi, les principes que je viens de rappeler sont reconnus et mis en pratique. C'est en se pressant autour de son souverain, en évitant toute précipitation désordonnée, tout mouvement tumultueux que la population romaine travaille à s'assurer les réformes dont elle a besoin. Les hommes considérables et éclairés, qui vivent au sein de cette population, s'appliquent à la diriger vers son but par les voies de l'ordre et par l'action du gouvernement. Le pape, de son côté, dans la grande oeuvre de réforme qu'il a entreprise, déploie un profond sentiment de sa dignité comme chef de l'Église catholique, de ses droits comme souverain, et se montre également décidé à les maintenir au dedans comme au dehors de ses États. Nous avons la confiance qu'il rencontrera, auprès de tous les gouvernements européens, le respect et l'appui qui lui sont dus; et le gouvernement du roi, pour son compte, s'empressera, en toute occasion, de le seconder selon le mode et dans la mesure qui s'accorderont avec les convenances dont le pape lui-même est le meilleur juge.

«Les exemples si augustes du pape, la conduite si intelligente de ses sujets exerceront sans doute en Italie, sur les princes et sur les peuples, une salutaire influence, et contribueront puissamment à maintenir, dans les limites du droit incontestable et du succès possible, le mouvement qui s'y manifeste. C'est le seul moyen d'en assurer les bons résultats et de prévenir de grands malheurs et d'amères déceptions. La politique du gouvernement du roi agira constamment et partout dans ce même dessein.

«Vous pouvez donner à M….. communication de cette dépêche.»

Trois mois après sa date, quand la session des Chambres s'ouvrit à Paris[186], les événements avaient, en Italie, suivi rapidement leur cours. En Toscane, en Piémont, dans le royaume de Naples comme à Rome, l'esprit de réforme s'était développé, déjà fécond en résultats salutaires, gages d'un avenir laborieux, mais sensé et progressif. Plus ou moins inquiets de l'oeuvre difficile à laquelle ils étaient appelés, les gouvernements italiens en reconnaissaient la nécessité et s'y prêtaient, non-seulement par des concessions aux voeux publics, mais en mettant à la tête de l'administration des hommes éclairés et sincèrement réformateurs. Aucune intervention étrangère n'était venue troubler ce travail intérieur des États italiens; leur indépendance était respectée; l'Autriche elle-même assistait à cette grande épreuve, pleine d'alarme et se préparant à la défense, mais évitant toute agression et ne voulant pas prendre l'initiative de la lutte. Elle avait motif de se méfier et de se préparer; c'était évidemment contre elle et sa domination sur le sol italien que fermentait toute l'Italie; en Piémont les manifestations populaires, en Sicile l'insurrection en armes proclamaient la haine et réclamaient l'expulsion de l'étranger; toutes les espérances qui, de près ou de loin, pouvaient se rattacher à celle-là se manifestaient confusément et demandaient aussi leurs satisfactions. L'esprit national grandissait derrière l'esprit réformateur. L'esprit révolutionnaire grondait derrière l'esprit national.

[Note 186: Le 28 décembre 1847.]

Il fallait pourvoir aux chances de cette situation compliquée et obscure. Il fallait déployer hautement le caractère de notre politique et lui assurer des moyens d'action. C'était évidemment à Rome qu'était le foyer des événements et des périls italiens. C'était en prenant position à Rome que nous pouvions soutenir l'influence à la fois réformatrice et anti-révolutionnaire de Pie IX, en garantissant sa sécurité et la paix de l'Église catholique. Sur ma proposition, le roi et son conseil résolurent que, si le pape menacé, soit du dehors, soit au dedans, réclamait notre appui, nous le lui donnerions efficacement. Des régiments furent désignés, un commandant fut choisi pour cette expédition éventuelle. 2,500 hommes furent tenus disponibles à Toulon, et 2,500 à Port-Vendres, prêts à s'embarquer, au premier signal, pour Civita-Vecchia. J'eus avec le général Aupick, officier aussi intelligent que brave, deux longs entretiens qui me donnèrent l'assurance qu'il comprenait bien notre pensée et saurait y conformer sa conduite. Le 27 janvier 1848, toutes ces mesures étaient prises et annoncées à M. Rossi qui était autorisé, s'il le jugeait utile et convenable, à les annoncer au gouvernement romain.

Le 23 février suivant, le cabinet du 29 octobre 1840 n'existait plus, et le lendemain 24 la monarchie de 1830 était tombée.

La catastrophe ne fut pas moins grave à Rome qu'à Paris. Elle ouvrit l'abîme qui coupe le règne de Pie IX en deux époques vouées, l'une aux réformes et aux progrès, l'autre aux révolutions et aux problèmes.

Je tiens pour certain, par les faits publics comme par les actes et les documents que je viens de rappeler, que, de 1846 à 1848, le pape Pie IX entreprit généreusement et sérieusement, bien qu'avec timidité, inexpérience et incohérence, de résoudre la question posée devant lui et à la portée de son pouvoir, la réforme des abus et des vices du gouvernement des États romains. Pleine de scrupules et de doutes, mais aussi d'équité et de sympathie humaine, l'âme de Pie IX s'adonna à cette oeuvre; il la croyait bonne aussi bien que nécessaire, et il en souhaitait le succès, non sans inquiétude, mais avec sincérité.

Je tiens également pour certain que, de 1846 à 1848, malgré ses lenteurs et ses lacunes, le travail réformateur de Pie IX fut efficace. Dans toutes les parties de l'ordre civil, d'importantes améliorations furent introduites, des institutions vivantes furent créées. Dans les provinces et dans les villes, le régime municipal reprit quelque chose de son ancienne liberté. La population fut appelée à prendre part elle-même au soin de ses intérêts et au maintien de l'ordre public. Les rapports de la société civile avec la société ecclésiastique furent modifiés; les laïques entrèrent dans le gouvernement; un grand conseil d'État, auquel le principe de l'élection n'était pas étranger, se réunit autour du pape et de ses ministres. Le pouvoir pontifical acceptait de plus en plus l'influence du parti libéral modéré qui le soutenait en le réglant. Contesté et incomplet, le progrès était réel; ce qu'on faisait chaque jour était un pas vers ce qui manquait.

Devant l'ouragan de 1848, tout ce travail cessa, toute cette oeuvre tomba. La question de la réforme du gouvernement civil des États romains disparut devant les terribles questions générales qui éclatèrent à la fois. Question extérieure, l'expulsion des Autrichiens. Questions intérieures, l'unité ou la confédération italienne, la monarchie constitutionnelle ou la république. Questions religieuses, l'abolition du pouvoir temporel de la papauté; Rome capitale, non plus de l'Église catholique, mais de l'Italie; la transformation des rapports de l'Église avec l'État. Pour toute l'Italie, au dehors la guerre, au dedans la révolution.

Je n'ai garde d'entrer dans cette tragique histoire. Je ne juge pas l'état présent de l'Italie. Je ne sonde pas son avenir. Je le crois chargé de ténèbres et d'orages dans les ténèbres; mais je ne prétends pas plus à le deviner qu'à le gouverner. J'avais à coeur de retracer ce que furent et ce que firent, de 1846 à 1848, dans les affaires romaines et italiennes, le pape Pie IX et le gouvernement du roi Louis-Philippe. Je ne veux plus que mettre ces faits en regard de ceux qui les ont remplacés depuis 1848 jusqu'à ce jour, et faire entrevoir ce que révèle le contraste qui éclate entre les deux époques.

La révolution de Février changea de fond en comble la position du pape Pie IX en Italie et dans ses propres États. Il y perdit à la fois l'encouragement et les prudents conseils, le point d'appui et le point d'arrêt que lui donnait le gouvernement français dans le travail de réforme et de progrès qu'il avait entrepris. Il fut livré, avec son inexpérience politique et ses seules forces, au torrent des événements qui l'assaillaient de toutes parts, et à la lutte que le parti stationnaire et le parti révolutionnaire engageaient autour de lui. Italien de coeur, mais pacifique par devoir, entraîné par son peuple, l'un des premiers parmi les princes italiens, dans la guerre à l'Autriche, Pie IX tenta loyalement de l'arrêter en en extirpant la cause; le 3 mai 1848, il écrivit à l'empereur d'Autriche: «Qu'il ne soit pas désagréable à Votre Majesté que nous fassions appel à sa piété et à sa religion, l'exhortant avec une affection paternelle à retirer ses armes d'une guerre qui, sans pouvoir reconquérir à l'empire l'esprit des Lombards et des Vénitiens, traîne à sa suite un funeste cortége de malheurs qu'Elle-même déteste certainement. Qu'il ne soit point désagréable à la généreuse nation allemande que nous l'invitions à déposer les armes et à convertir en utiles relations d'amical voisinage une domination qui ne serait ni noble, ni heureuse puisqu'elle ne reposerait que sur le fer.» Et huit jours après, le cardinal Antonelli écrivait à M. Farini, chargé d'affaires de la cour de Rome au camp du roi Charles-Albert: «Vous pensez que Sa Sainteté pourrait aujourd'hui très-opportunément interposer sa médiation comme prince de paix, dans le sens de l'établissement de la nationalité italienne. Aujourd'hui Sa Sainteté m'a autorisé à vous donner communication, sous la réserve du plus grand secret, d'une lettre que, ces jours passés, elle a écrite, en ce sens, à S. M. l'empereur d'Autriche. Vous pourrez voir que cette pensée n'a point échappé à la sagesse de Sa Sainteté, et à l'amour qu'elle nourrit pour l'Italie. Si elle voyait les esprits disposés à des accommodements de paix raisonnables, dans le but d'assurer la nationalité italienne, vous pouvez penser si elle serait disposée à s'y employer efficacement, au prix même de quelque ennui personnel que ce fût.»

Il s'agit bientôt pour Pie IX de tout autre chose que d'ennuis personnels; bientôt la guerre et l'insurrection envahirent Rome et toute l'Italie. Pour leur échapper, pour tenter encore un effort en faveur de l'indépendance et de la pacification italienne, le pape appela M. Rossi à son aide. M. Rossi paya de sa vie son courageux dévouement[187]; l'assassinat du plus éminent des libéraux italiens inaugura la république romaine. Le pape détrôné s'enfuit à Gaëte. Fidèle aux traditions et à l'honneur de la France, le gouvernement français, encore républicain, bientôt impérial, reprit le chef de l'Église catholique sous sa protection et le ramena dans Rome. Pie IX y retrouva le parti stationnaire et le parti révolutionnaire, l'un vainqueur alarmé et irrité, l'autre vaincu obstiné et reprenant dans l'esprit national italien son point d'appui. L'ambition piémontaise se mit à l'oeuvre pour exploiter les fautes de l'un et les passions de l'autre. La France prêta sa force et sa gloire à l'ambition piémontaise et à l'unité italienne en même temps qu'à la sécurité du pape dans Rome, mais en annonçant qu'elle ne se chargeait pas de l'y garantir toujours. Je ne discute pas la politique. Je ne raconte pas l'histoire. Je retrace la situation telle que les événements l'ont faite. Qu'a fait, dans cette situation, Pie IX lui-même? Quel a été, sous la pression des exigences et des périls qu'elle lui imposait, le fait saillant, le trait caractéristique de son attitude dans cette seconde époque de son règne?

[Note 187: Le 15 novembre 1848.]

On ne lui demandait plus de corriger les vices du gouvernement des États romains et de seconder l'indépendance de l'Italie. On le sommait de renoncer à tout pouvoir temporel, dans Rome comme dans le reste de ses États, c'est-à-dire de sacrifier à l'unité italienne la constitution et l'histoire de l'Église catholique. A cela, Pie IX a répondu qu'il ne le pouvait pas. Il avait accepté la situation et la mission de pape réformateur. Il a repoussé celle de pape révolutionnaire. Là en est maintenant, pour lui, la question.

C'est, pour un peuple, dans les grandes crises d'innovation, une bonne fortune rare de se trouver en présence d'un prince sympathique et honnête, touché du voeu et du bien public, et préoccupé de son devoir au moins autant que de son pouvoir. Ce ne sont point là, bien s'en faut, les seules qualités nécessaires pour le gouvernement des nations; l'esprit supérieur et la volonté forte y ont quelquefois suffi; la bonté et l'honnêteté seules, jamais. Ainsi en décident les vices et les passions des hommes. Mais quand il arrive que les qualités morales, les bonnes intentions et la sincérité des princes ne suffisent pas, il faut que les peuples, et surtout ceux qui veulent être libres, ne se fassent pas illusion: c'est en eux-mêmes surtout que le mal réside; c'est à leurs propres erreurs, à leurs propres fautes, à leurs mauvaises ou aveugles passions, bien plus qu'à l'insuffisance et aux faiblesses de leurs princes, qu'ils doivent s'en prendre de l'insuccès de leurs efforts et des revers de leur destinée. Avec un prince bienveillant, modéré et sincère, un peuple intelligent, sensé et persévérant finit toujours par exercer sur ses affaires une influence efficace, et par obtenir la satisfaction de ses voeux légitimes. Deux fois, de notre temps, cette bonne chance s'est rencontrée et a été manquée. Le roi Louis XVI et le pape Pie IX ont été sans doute, en fait de lumières et d'énergie politiques, des souverains bien inégaux à leur difficile situation; mais ils ont été en même temps d'honnêtes et bienveillants souverains, étrangers à l'égoïsme et aux entêtements de l'orgueil royal. Si, par leur intelligence et leur action politique, les peuples qui aspiraient à être libres, et même souverains, avaient suffi, de leur côté, à leur part dans la tâche du gouvernement, à coup sûr les événements auraient pris un autre tour, et le but essentiel de l'élan national aurait été atteint plus sûrement et à bien moins grand et moins triste prix.

Je sais que, dans le patriotique espoir d'atteindre un grand but et d'accomplir un grand bien, des hommes éminents et sincères se sont lancés et se lanceront plus d'une fois encore dans les orages et les ténèbres des révolutions poursuivies par la violence anarchique ou guerrière. Je les comprends, et, s'ils sont désintéressés, je les honore; mais je ne les approuve et ne les admire point. Pour mon compte, plus j'ai avancé dans la vie publique et touché au sort des peuples, plus j'ai été résolu à ne pas charger mon âme de la responsabilité et mon nom du souvenir de cet amas imprévu de maux, de crimes, de fautes, de douleurs, de folies et de hontes que les emportements et les guerres révolutionnaires attirent infailliblement, non-seulement sur la génération qui les subit, mais sur plusieurs de celles qui les suivent. C'est un rude compte à dresser que celui des révolutions et des guerres, et elles ont grand besoin de réussir dans ce qu'elles ont de légitime et de salutaire pour avoir droit de demander qu'on ne leur reproche pas ce qu'elles ont coûté. A mon sens, elles n'ont valu jusqu'ici à l'Italie qu'un bienfait, seul incontestable et qui sera, je l'espère, définitif: l'expulsion de l'étranger et l'indépendance du sol italien. C'est un grand bienfait. Trop grand peut-être, tel du moins qu'il s'est accompli, pour être accueilli de bonne grâce et avec toute la reconnaissance qui lui est due. Il y a des succès que, pour en être assuré et fier, un peuple a besoin de se devoir à lui-même, et en en conquérant la gloire aussi bien qu'en en recueillant le fruit. Je crains que l'Italie n'ait entrepris une oeuvre au-dessus de sa force naturelle et durable, et qu'en la poursuivant elle n'ait porté atteinte à des droits et à des intérêts très-vivaces et dignes de plus de respect. Ses exigences et ses coups envers la Papauté et l'Église catholique jettent un épais nuage et un péril immense sur son avenir. Je lui souhaite sincèrement de les dissiper et de justifier, par un sage emploi de sa fortune nouvelle, les faveurs qu'elle a reçues… dirai-je de Dieu ou des hommes? Le temps en décidera.

Je n'ai plus que quelques mots à ajouter sur un fait qui m'est personnel.

Après la chute de la monarchie de 1830 et dans ma retraite en Angleterre, je ne reçus de M. Rossi aucune lettre, aucune nouvelle. Je m'étonnai silencieusement et tristement. Il n'était pas de ceux de qui j'attendais la peur et l'oubli. Plus de neuf ans après, je reçus du prince Albert de Broglie, que la révolution de 1848 avait trouvé premier secrétaire de l'ambassade de France à Rome, la lettre suivante en date du 30 novembre 1857:

«Cher Monsieur Guizot,

«Vous rappelez-vous la surprise très-légitime que vous avez éprouvée il y a dix ans, en ne recevant, après le désastre de 1848, rien de l'ambassade de Rome, ni secrétaire ni ambassadeur, ni pour le roi ni pour vous? Vous rappelez-vous aussi que je vous dis un peu plus tard que nous avions remis, M. Rossi et moi, des lettres à la duchesse de Dalberg, alors à Rome, en la priant de vous les faire parvenir par l'entremise de sa fille lady Granville, et qu'information faite, la duchesse convint qu'elle avait reçu la commission, en disant qu'elle ne savait ce qui l'avait empêchée de s'en acquitter?

«Voici aujourd'hui lady Granville qui me renvoie ces mêmes lettres retrouvées, après dix ans, dans des comptes qu'elle n'avait pas ouverts. Notre excès de précaution nous a joué ce tour. Il est certain que ces papiers étaient bien cachés. J'ai pensé que la lettre écrite par M. Rossi dans ces tristes circonstances avait la valeur d'un autographe que vous seriez bien aise de posséder. Je vous envoie donc celle-ci, et je garde, ou plutôt je brûle la mienne.»

M. Rossi m'écrivait le 6 avril 1848:

«Cher ami, je ne viens pas vous dire avec quel vif et tendre intérêt je pensais à vous et aux vôtres, en apprenant la péripétie qui a éclaté sur la France comme un coup de foudre. Notre vieille amitié vous l'a déjà dit. Vous n'êtes pas de ceux qui ont besoin de paroles pour comprendre un sentiment et du courage d'autrui pour soutenir un revers. On me dit que vos filles sont auprès de vous; mais je ne sais où se trouvent votre fils Guillaume et madame votre mère. Quel spectacle lui était encore réservé! Mais, je le sais, elle est la femme forte par excellence. Rappelez-moi, je vous prie, au bon souvenir de tous. J'y tiens plus que jamais.

Je voudrais aussi que vous pussiez porter jusqu'au roi, à la reine et à toute la famille royale l'hommage de mon respect et de tous les sentiments qu'ils me connaissent. Ma gratitude ne se mesure pas à la puissance et à la prospérité des personnes qui y ont droit.

«Je ne vous parle pas de la France; nous n'en recevons ici les nouvelles que fort tard et, je crois, fort mal.

«L'Italie est profondément agitée. C'est la question nationale qui l'emporte et domine toutes les autres. L'élan est général, irrésistible. Les gouvernements italiens qui ne le seconderaient pas y périraient. Mais on se tromperait si on croyait que l'Italie est communiste et radicale. Les radicaux n'y exercent une influence que parce qu'ils ont eu l'adresse de se mettre à la tête du parti national et de cacher toute autre vue. Par eux-mêmes, ils ne sont encore ni nombreux ni acceptés du pays. Ils le deviendraient probablement si le parti national, qui est le pays tout entier, rencontrait une longue et vigoureuse résistance, et s'il était entraîné par désespoir à des mesures violentes. Si l'Autriche faisait demain, pour la Lombardie et la Vénétie, ce que le roi de Prusse a fait pour le duché de Posen, je crois que la Péninsule pourrait être conservée à la cause de la monarchie et de la liberté régulière. La république proclamée à Venise n'est pas une imitation de Paris, mais une réminiscence vénitienne. C'est, comme le fait de Sicile, une boutade de l'esprit municipal, qui est fort affaibli en Italie, mais est loin d'y être éteint. Si la paix leur arrivait promptement, il donnerait aux Italiens pas mal d'embarras et de querelles. Si la guerre se prolonge, la fusion s'opérera, surtout dans les camps, au feu du radicalisme et dans son creuset.

«Je reste provisoirement à Rome; mon fils Aldéran, qui a quitté immédiatement la sous-préfecture d'Orange, est à Marseille avec ma femme. Je vais les appeler à Rome. Grand Dieu! serions-nous donc menacés de devenir un grand canton de Vaud, ou bien pis, un Saint-Domingue?»

La tardive découverte de cette lettre me fut un vrai soulagement; elle me délivra du triste mécompte qui s'attachait, pour moi, à la mémoire de M. Rossi. Mémoire glorieuse, au double titre de la vie et de la mort. Il avait l'âme noble comme l'esprit grand, et il a eu cette rare destinée de déployer l'élévation de son âme comme la supériorité de son esprit sur les théâtres et sous les coups du sort les plus divers, à Bologne, à Genève, à Paris, à Rome, dans la mauvaise et dans la haute fortune, défendant partout ce qui était à ses yeux, avec raison selon moi, le droit et l'intérêt de la vérité, de la justice, de la liberté. Tantôt les proscriptions, tantôt l'appel et l'appui d'amis puissants l'ont fait changer de patrie; il n'a jamais changé de foi ni de cause. Et partout où il a vécu, il a grandi; nulle part autant qu'à son dernier jour et à sa dernière heure, quand il a bravé et trouvé la mort au service de la papauté penchant vers l'abîme. Il eût probablement souri lui-même si, quinze ou vingt ans auparavant, on lui eût dit qu'il mourrait premier ministre du pouvoir pontifical, et chargé de le soutenir en le réformant; là ne le portaient pas les tendances et les vraisemblances de sa pensée et de sa vie; mais il avait été trop éprouvé et trop ballotté par la tempête pour avoir la prétention de la surmonter, et il se laissait aller aux événements avec une sorte d'impartialité de spectateur, se contentant de suffire, en tout cas, à son devoir et à son honneur. C'était une nature à la fois ardente et indolente, chaude au dedans, froide au dehors, capable d'enthousiasme sans illusion et de dévouement sans passion. Il était en même temps très-sociable et très-réservé, prudent avec dignité et supérieur dans l'art de plaire sans fausse et faible complaisance. Habile à exploiter les forces d'une intelligence admirablement prompte et juste, plus féconde qu'originale, toujours ouverte sans être mobile, constante dans les idées et souple dans les affaires, il excellait à saisir le point où pouvaient se rencontrer les esprits et les partis modérés quoique divers, et à leur persuader de s'y réunir. C'était l'oeuvre qu'il tentait encore une fois, et dans les circonstances les plus grandes comme les plus difficiles, quand le poignard des assassins vint le frapper sur l'escalier même de l'assemblée devant laquelle il allait exposer ses patriotiques desseins. On dit qu'à quatre-vingt-deux ans, en apprenant la mort du maréchal de Berwick emporté, devant Philipsbourg, par un boulet de canon, le maréchal de Villars s'écria: «J'avais toujours bien dit que cet homme-là était plus heureux que moi.» La mort de M. Rossi peut inspirer la même envie, et il était digne du même bonheur.

CHAPITRE XLVII.

La Suisse et le Sonderbund.

(1840-1848.)

Sentiments du roi Louis-Philippe sur la Suisse.—Leur fondement historique.—Napoléon Ier et l'acte de médiation de 1803.—Le congrès de Vienne et le pacte fédéral de 1815.—Les révolutions cantonnales de 1830.—En 1832, la révision du pacte fédéral échoue.—Ma situation personnelle envers la Suisse.—Lutte des conservateurs et des radicaux suisses.—Abolition des couvents et confiscation de leurs biens dans le canton d'Argovie.—Appel des jésuites pour l'instruction publique dans le canton de Lucerne.—Première expédition des corps francs contre Lucerne.—Hésitation et inertie de la Diète helvétique.—Notre attitude diplomatique envers la Suisse.—Seconde expédition des corps francs contre le canton de Lucerne.—Installation des jésuites à Lucerne.—Révolutions radicales dans les cantons de Vaud et de Berne.—Assassinat de M. Jacob Leu, d'Ébersol.—Formation du Sonderbund, ligue des cantons catholiques.—M. de Boislecomte, ambassadeur de France en Suisse.—Ses conversations avec M. Ochsenbein, président de la Diète.—Révolution radicale dans le canton de Genève.—Nos relations avec les cours de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg sur les affaires de Suisse.—Mon insistance pour que nous nous entendions aussi avec l'Angleterre.—Le duc de Broglie ambassadeur à Londres.—Ses conversations avec lord Palmerston.—Négociations sur un projet de note identique et de médiation à présenter par les cinq puissances à la Diète helvétique et au Sonderbund.—La guerre civile éclate en Suisse.—M. Peel chargé d'affaires d'Angleterre en Suisse.—Défaite du Sonderbund.—Présentation tardive de la note identique des cinq puissances.—Vues des cours de Vienne et de Berlin.—Le comte de Colloredo et le général Radowitz à Paris.—Notre attitude envers eux.—Résumé de nos vues et de nos actes envers la Suisse à cette époque.

Toutes les fois qu'il était question de la Suisse, et avant même que ses affaires nous fussent devenues un grave embarras, le roi Louis-Philippe ne m'en parlait jamais qu'avec un mélange de vraie bienveillance et de vraie inquiétude: «Beau pays, me disait-il, et bon peuple! vaillant, laborieux, économe; un fond de traditions et d'habitudes fortes et honnêtes. Mais ils sont bien malades; l'esprit radical les travaille; ils ne se contentent pas d'être libres et tranquilles; ils ont des ambitions de grand État, des fantaisies systématiques de nouveau gouvernement. Dans mes jours de mauvaise fortune, j'ai trouvé chez eux la meilleure hospitalité: tout en en jouissant, je voyais, bien à regret, fermenter parmi eux des idées, des passions, des projets de révolution analogue à la nôtre, et qui ne pouvaient manquer d'attirer sur eux, d'abord la guerre civile, puis la guerre étrangère. Et le pire, c'est qu'une fois lancés dans les crises révolutionnaires, les Suisses sont trop divers et ne sont pas assez forts pour en sortir par eux-mêmes et pour refaire à eux seuls leur organisation d'État et leur gouvernement; il faut que le rétablissement de l'ordre intérieur leur vienne du dehors. Triste remède que l'intervention étrangère, même quand, pour le moment, elle sauve; le fardeau devient bientôt insupportable pour le sauveur comme pour le sauvé; les peuples n'aiment pas longtemps leur sauveur, pas plus que Martine n'aime le voisin qui vient la protéger contre le bâton de Sganarelle. Gardons-nous d'intervenir, mon cher ministre, en Suisse comme en Espagne; empêchons que d'autres n'interviennent; c'est déjà un assez grand service; que chaque peuple fasse lui-même ses affaires et porte son fardeau en usant de son droit.»

Depuis l'ouverture du XIXe siècle, les faits ont donné raison, en Suisse, à la pensée du roi Louis-Philippe. Séduits par l'exemple et emportés dans la tempête de la révolution française, les Suisses ont voulu avoir aussi la république une et indivisible; l'unité de l'État et du pouvoir républicain est devenue la passion du parti radical. C'était méconnaître étrangement la géographie et l'histoire. Entre ces petites populations, diverses de race, de langue, d'habitudes et d'intérêts quotidiens, séparées par leurs montagnes, leurs glaces et leurs lacs, l'indépendance commune et défensive contre l'ambition de leurs voisins était le seul principe naturel d'union, et la confédération le seul régime naturel et efficace pour la garantie de l'indépendance. Les Suisses avaient dû à ce régime leurs victoires vers l'orient sur l'Autriche, vers l'occident sur la Bourgogne, et, après ces victoires, leur importance au milieu des rivalités de leurs grands voisins. La confédération des cantons avait survécu même aux dissensions intérieures et aux guerres religieuses du XVIe siècle. Le régime unitaire ne peut s'établir et ne s'est établi nulle part que par le triomphe d'une force très-supérieure, venue du dehors ou née au dedans, qui dompte et soumet les forces rivales. Malgré leur inégalité, aucun des cantons suisses ne possédait, au-dessus de ses confédérés, une telle force et ne pouvait accomplir une telle oeuvre; la confédération était nécessaire pour repousser les conquérants extérieurs, et nul conquérant intérieur n'était possible. La république une et indivisible était, en Suisse, un plagiat politique, une manie révolutionnaire, suscitée par le désir et le besoin de réformer les abus de l'ancien régime, mais aussi contraire à la nature des faits qu'à l'indépendance des cantons, et dont, au bout de quatre ans, la Suisse, après en avoir reçu tous les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère, avait grande hâte de sortir.

Mais il est plus aisé de faire l'anarchie que d'en sortir, et si les vieux gouvernements tués par les révolutions ne peuvent ressusciter, les révolutions ont grand'peine à enfanter les gouvernements nouveaux dont les sociétés ne peuvent se passer. Et cet enfantement n'est nulle part plus difficile que dans les petits États, où les passions et les intérêts locaux et individuels tiennent plus de place et exercent plus d'influence. Pour se pacifier et se reconstituer après son essai de la république une et indivisible, la Suisse eut besoin d'une sagesse et d'une force étrangère. Napoléon, alors premier consul, les lui apporta; il dit aux Suisses: «Vous vous êtes disputés trois ans sans vous entendre. Si l'on vous abandonne plus longtemps à vous-mêmes, vous vous tuerez trois ans sans vous entendre davantage. Votre histoire prouve d'ailleurs que vos guerres intestines n'ont jamais pu se terminer que par l'intervention amicale de la France. Il est vrai que j'avais pris le parti de ne me mêler en rien de vos affaires; j'avais vu constamment vos différents gouvernements me demander des conseils et ne pas les suivre, et quelquefois abuser de mon nom selon leurs intérêts et leurs passions. Mais je ne puis ni ne dois rester insensible aux malheurs auxquels vous êtes en proie; je reviens sur ma résolution. Je serai le médiateur de vos différends; mais ma résolution sera efficace, telle qu'il convient au grand peuple au nom duquel je parle[188].»

[Note 188: M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. IV, p. 239.]

Napoléon disait vrai, et il agit comme il avait parlé: Signé le 20 février 1803, et bel exemple d'une politique sensée, honnête et ferme, l'acte de médiation fut efficace. Il constitua la Confédération helvétique en rétablissant l'indépendance des cantons et de leurs gouvernements intérieurs. Il réforma les grands vices de l'ancien régime et consacra les bons résultats de la crise révolutionnaire en affranchissant les populations sujettes qui formèrent des cantons indépendants, et en abolissant les priviléges de classes, de religions ou de personnes. La Suisse a dû à l'acte de médiation douze années d'ordre et de progrès.

A la chute de Napoléon, elle retomba dans le trouble intérieur et l'avenir précaire. Compromise et désolée par les guerres de ses grands voisins, son plus pressant intérêt était d'être mise à l'abri de ce péril; la paix sur son territoire était, pour elle, l'indispensable condition de l'indépendance. Elle ne pouvait se l'assurer par elle-même ni apporter avec sécurité, dans sa constitution territoriale et fédérale, les changements qu'appelait le nouvel état de l'Europe. Elle reçut de la puissance européenne alors dominante, le Congrès de Vienne, la garantie de sa neutralité, l'accession de trois nouveaux cantons à la Confédération helvétique, l'apaisement de quelques-unes de ses difficultés intérieures; et le pacte fédéral de 1815, ainsi consacré par l'Europe, prit la place de l'acte de médiation de 1803. Le 27 mai 1815, la diète extraordinaire réunie à Zurich exprima officiellement «la gratitude éternelle de la nation suisse envers les hautes puissances qui lui rendent, avec une démarcation plus favorable, d'anciennes frontières importantes, réunissent trois nouveaux cantons à son alliance, et promettent solennellement de reconnaître et garantir la neutralité perpétuelle que l'intérêt général de l'Europe réclame en faveur du corps helvétique. Elle témoigne les mêmes sentiments de reconnaissance, pour la bienveillance soutenue avec laquelle les augustes souverains se sont occupés de la conciliation des différends qui s'étaient élevés entre les cantons[189].»

[Note 189: Actes du Congrès de Vienne, page 228.]

La révolution de 1830 en France ramena en Suisse une fermentation plus contenue que n'avait été celle de 1798, mais de même nature. A la suite de la restauration européenne de 1815, le vieil esprit aristocratique, reprenant dans plusieurs cantons une part de son empire, avait exploité à son profit le pacte fédéral et réveillé, par ses prétentions et ses abus, son adversaire naturel, l'esprit d'abord libéral, bientôt radical. La république une et indivisible ne reparut point; mais plusieurs révolutions cantonnales s'accomplirent, empreintes d'un vif caractère démocratique, et le désir d'une réforme dans le pacte fédéral se prononça hautement. Donner à l'opinion générale du pays plus d'efficacité et à son pouvoir central plus de force dans les affaires de sa compétence, tout en maintenant le régime de la confédération et l'indépendance des cantons dans leurs affaires intérieures, tel était le but avoué et légitime de la réforme réclamée. Préparé de 1831 à 1833 par une commission qui réunissait les hommes les plus éclairés de la Suisse, et discuté dans deux diètes extraordinaires, ce travail, dont M. Rossi fut le rapporteur, n'aboutît à aucun résultat: la Suisse ne sut pas accomplir par elle-même les innovations dont elle sentait le besoin, et, devant cet échec de l'esprit réformateur et légal, l'esprit radical et révolutionnaire rentra dans l'arène, ardent à faire triompher le régime unitaire, sans oser pourtant substituer de nouveau la république une et indivisible à la confédération.

Aucune intervention étrangère n'avait gêné la Suisse dans ses mouvements intérieurs et son travail de réforme. Dès 1830 et à plusieurs reprises, le gouvernement français avait déclaré que sur ses frontières, en Suisse comme en Belgique et en Piémont, il n'admettrait de la part des autres puissances aucune intervention sans intervenir lui-même, au risque des conséquences. A la faveur de cette déclaration, les révolutions dans le gouvernement de plusieurs cantons suisses et les délibérations des diètes helvétiques pour la révision du pacte fédéral s'étaient accomplies sans que, du dehors, aucun obstacle vînt les entraver. Mais, en même temps, le gouvernement français avait exprimé à la Suisse ses doutes sur l'opportunité immédiate de cette révision, et il avait fortement insisté sur la nécessité de ne porter aucune atteinte aux bases essentielles du pacte fédéral, principe et condition de la neutralité que l'Europe avait garantie à la Suisse. Les divers cabinets français de 1830 à 1840, le général Sébastiani, le duc de Broglie, l'amiral de Rigny, M. Thiers, dans leurs instructions diplomatiques, avaient tenu le même langage et adressé à la Suisse les mêmes conseils. La Suisse ne les avait pas toujours accueillis avec justice et convenance: la susceptibilité fière en fait d'indépendance nationale est naturelle et respectable chez les petits peuples comme chez les grands; mais ni chez les petits ni chez les grands, elle n'autorise à méconnaître le droit public et l'amitié vraie. Les réfugiés politiques italiens, polonais, belges, français, qui avaient échoué chez eux dans leurs entreprises d'insurrection ou de conspiration, abondaient en Suisse, et poursuivaient de là, comme d'un asile inviolable, leurs desseins révolutionnaires. Excité et fortifié par eux, le parti radical suisse devenait de plus en plus agressif; le parti modéré se montrait embarrassé et timide. Plus d'une fois les attaques et les menaces des uns, l'hésitation et la faiblesse des autres altérèrent et furent sur le point de compromettre gravement les relations de la Suisse avec ses voisins, même avec la France. On s'étonnerait aujourd'hui, on sourirait peut-être si je rappelais ici quelques traits des violences d'attitude et de langage dont le gouvernement français fut l'objet en Suisse à cette époque; mais, à travers ces querelles et ces embarras de voisinage, la politique française envers la Suisse resta toujours la même, amicale autant que sincère dans ses conseils, et attentive à respecter elle-même comme à maintenir en Europe la neutralité et l'indépendance de la Confédération.

Dès mon entrée au ministère des affaires étrangères, j'eus un vif sentiment des devoirs et des difficultés de cette situation: elle était peut-être plus délicate pour moi que pour tout autre: j'avais été élevé en Suisse; j'en avais emporté d'affectueux souvenirs; j'y conservais des amis personnels; je portais à la Suisse, après les années de jeunesse et d'étude que j'y avais passées, la même bienveillance que le roi Louis-Philippe après l'hospitalité qu'il y avait reçue. Je suivais avec sollicitude les agitations de son état intérieur. En 1844, notre ambassadeur auprès de la Confédération, le comte de Pontois m'écrivait qu'un changement favorable s'opérait, dans certains cantons, au profit des principes conservateurs: «Je m'en félicite, lui répondis-je[190]; j'hésite pourtant à le faire sans réserve; car je ne saurais oublier ce qu'il y a de mobile dans la politique des cantons suisses, et parfois de soudain dans les revirements qui en signalent l'instabilité, selon qu'au milieu de la lutte continuelle des partis, le pouvoir ou l'influence revient à telles ou telles idées et à tels ou tels hommes. Les nombreuses réactions de ce genre que nous avons vues depuis quinze ans sont de nature à conseiller beaucoup de réserve à cet égard.»

[Note 190: Le 17 juillet 1844.]

Des événements récents justifiaient mon inquiétude. A peu d'intervalle l'un de l'autre, deux mouvements révolutionnaires, l'un d'absolutisme, l'autre de radicalisme, éclatèrent en Suisse, l'un dans le canton du Valais, l'autre dans celui d'Argovie. Dans le Valais, le parti catholique, maître du pouvoir après un court accès de guerre civile, ordonna la révision de la constitution cantonnale et décréta: «que la religion catholique romaine aurait seule un culte, et que le culte protestant ne serait plus toléré, même en chambre close.» Trois ans auparavant, le canton d'Argovie avait aussi révisé et modifié sa constitution: mécontents du résultat, les catholiques, nombreux quoiqu'en minorité dans ce canton, essayèrent de résister; leur insurrection fut aisément réprimée, et aussitôt, sans se soucier de l'article 12 du pacte fédéral[191], le grand conseil d'Argovie décréta l'abolition de tous les couvents du canton et la confiscation de leurs biens: «Ces moines sont si adroits, dit à notre ambassadeur l'un des principaux radicaux argoviens, qu'en justice on n'aurait pu rien prouver contre eux.» Plusieurs des couvents d'Argovie étaient fort riches; la valeur des biens du couvent de Muri s'élevait, dit-on, à sept millions de francs.

[Note 191: Cet article porte: «L'existence des couvents et chapitres et la conservation de leurs propriétés, en tant qu'elle dépend des gouvernements des cantons, sont garanties. Ces biens sont sujets aux impôts et contributions publiques, comme toute autre propriété particulière.]

Appelé à régler, en présence de ces faits, l'attitude et le langage de notre ambassadeur en Suisse, je n'avais aucun embarras à exprimer mon sentiment sur les violences fanatiques des catholiques valaisans; j'écrivis à M. de Pontois[192]: «Je regrette infiniment les idées d'intolérance qui ont prévalu dans la révision de la constitution du Valais; l'opinion publique les réprouverait partout; et quant au Valais en particulier, leur application ne saurait être propre qu'à y créer un nouveau genre de discorde. Les institutions ne sont bonnes qu'à la condition de garantir tous les droits et tous les intérêts. Je souhaite bien sincèrement que la tranquillité se raffermisse de plus en plus dans le Valais; mais quelque affaibli que soit maintenant le parti radical, il me serait difficile de ne pas redouter tôt ou tard de fâcheuses réactions si l'on persévère dans les voies où l'on est entré.» Envers le canton d'Argovie et son abolition des couvents en confisquant leurs biens, notre situation n'était pas si simple. Quand des mesures de cette sorte ont reçu leur exécution, quand le temps les a confirmées et soustraites à toute réaction directe en en dispersant les résultats au sein de la société civile, c'est pour les gouvernements un devoir comme une nécessité de les accepter à titre de faits accomplis et de les mettre hors de toute contestation. Mais quand on considère de tels actes de loin, à cette lumière tranquille que le temps répand sur les faits et fait pénétrer dans les âmes, il est impossible de ne pas y voir de graves atteintes portées à la liberté et à la propriété, dans les accès du despotisme révolutionnaire. Que la liberté de réunion et d'association aboutisse à des associations charitables, ou religieuses, ou industrielles, ou savantes; que la propriété soit aux mains d'associations ou d'individus, et qu'elle leur ait été acquise par eux-mêmes ou transmise par la libre volonté d'autrui; que ces diverses manifestations de la liberté et ces diverses formes de la propriété puissent être, de la part de l'État, l'objet de certaines conditions ou garanties spéciales; elles n'en conservent pas moins leur originaire et grand caractère; les principes naturels et les droits essentiels de la liberté et de la propriété n'en restent pas moins engagés dans leur cause; l'abolition des associations religieuses et la confiscation de leurs biens n'en sont pas moins des violations flagrantes de ces principes et de ces droits. Quand le tremblement de terre a renversé une ville, on reconnaît les vices de son ancien état; on la rebâtit plus saine et plus belle; mais on n'érige pas le tremblement de terre en architecte public; on ne cherche pas dans ses coups destructeurs les lois de la construction et de l'existence des cités.

[Note 192: Le 30 septembre 1844.]

Même quand elles sont contestées et violées, ces vérités élémentaires ne s'éteignent pas complètement dans l'âme des hommes: telle était en Suisse, même au milieu de la fermentation révolutionnaire, la perplexité des esprits sur ces graves questions de propriété et de liberté, que, lorsque sept cantons catholiques réclamèrent devant la Diète fédérale contre l'abolition et la spoliation des couvents ordonnée par le canton d'Argovie, cette assemblée hésita longtemps, soit à condamner, soit à approuver la mesure. On essaya de négocier avec le canton radical qui mettait la Diète dans ce triste embarras, et le grand conseil d'Argovie lui-même, tout à la fois opiniâtre et embarrassé, consentit au rétablissement de trois couvents de femmes, en maintenant l'abolition des couvents d'hommes et la confiscation de leurs biens. C'était trop peu pour panser la blessure qu'avaient reçue le pacte fédéral et la Confédération: les modérés de la Suisse n'étaient pas assez fermes pour protéger efficacement le droit, ni les radicaux d'Argovie assez osés pour proclamer et pratiquer sans réserve le principe de leurs violences: la Diète ne sut que laisser tomber la question en laissant subsister le mal; les animosités religieuses se joignirent aux rivalités politiques, et les catholiques se virent en Suisse aux prises avec les protestants, comme les conservateurs avec les radicaux.

Une nouvelle question, sinon plus grave, du moins plus vive que celle des couvents, vint étendre et passionner encore plus la lutte: le grand conseil de Lucerne résolut d'appeler les jésuites et de leur confier, dans le canton, l'instruction publique. En principe, il pouvait et devait se croire en droit de prendre une telle mesure; la liberté d'enseignement était l'une de celles que réclamait partout en Europe le parti radical; les partisans des jésuites pouvaient l'invoquer aussi bien que leurs adversaires, et, dans un canton catholique, leur appel à ce titre n'avait rien d'étrange; toutes les questions relatives à l'instruction publique étaient essentiellement et avaient toujours été considérées comme appartenant à l'administration cantonnale. Les faits étaient en Suisse, à cet égard, en accord avec les principes: dans les cantons du Valais et de Fribourg, les jésuites avaient des établissements d'éducation formellement reconnus et acceptés. Dans le canton de Zurich, le parti radical venait d'exercer, en sens contraire, le même droit; il avait appelé à la chaire d'histoire et de doctrine chrétienne le professeur Strauss, célèbre par son hostilité contre l'histoire évangélique et le dogme chrétien. Le scandale fut grand dans le canton; un mouvement populaire éclata, et le docteur Strauss ne put venir professer effectivement à Zurich; mais, nommé à vie, il n'en resta pas moins en possession de sa chaire et, sous des noms moins compromis que le sien, ses idées envahirent l'enseignement public zurichois, sans que le droit de le régler ainsi fut contesté au gouvernement cantonnal. Les sentiments et les actes divers qui prévalaient dans les divers cantons se provoquaient mutuellement; l'abolition et la confiscation des couvents dans le canton d'Argovie avaient puissamment contribué à déterminer l'appel des jésuites à Lucerne; même dans ce dernier canton, les jésuites ne manquaient pas d'adversaires qui, sous le nom de corps francs, se soulevèrent vers la fin de 1844 contre le gouvernement local. Ils furent aisément et promptement réprimés: la foi et la cause catholiques étaient en immense majorité dans ce canton. Leur victoire suscita, dans les cantons protestants, chez les hommes passionnés une violente irritation, chez les prudents une grande inquiétude. Un mouvement révolutionnaire éclata dans le canton de Vaud et mit le gouvernement de ce canton entre les mains des radicaux: ils ne se contentèrent pas de dominer sur leur propre territoire; ils résolurent d'aller soutenir la cause radicale là même où elle était en minorité et venait d'être vaincue: en mars et en avril 1845, de nouveaux et nombreux corps francs se formèrent dans les cantons de Vaud, de Berne, d'Argovie, de Soleure, et se portèrent en armes contre le canton de Lucerne qui s'était mis en énergique défense. Ceux-là aussi furent défaits et dispersés; plusieurs de leurs chefs demeurèrent prisonniers, et, dans l'orgueilleuse joie de sa victoire, le gouvernement de Lucerne ordonna l'exécution effective de la mesure qui avait suscité la guerre civile: les jésuites prirent possession, à Lucerne, de l'établissement qui leur était confié.

Nous n'étions pas restés spectateurs indifférents de tels troubles chez un peuple ami et sur notre frontière. Dès que j'appris l'insurrection des premiers corps francs dans le canton même de Lucerne, j'en témoignai au comte de Pontois mon inquiétude[193]: «Le gouvernement de Lucerne a triomphé et avec lui la cause de l'ordre; nous avons été heureux de l'apprendre. Mais il est fâcheux que l'appel des jésuites ait été la cause ou l'occasion des événements qui ont troublé la paix de ce canton. Au point de vue général de la Suisse, j'avais pressenti le danger d'une telle mesure: elle ne pouvait paraître qu'une sorte de défi jeté par l'opinion catholique et conservatrice à l'opinion protestante et radicale. L'incendie heureusement éteint à Lucerne aurait pu, s'il s'était prolongé, embraser toute la Suisse en donnant carrière à des interventions opposées, ainsi qu'a dû le faire craindre l'attitude de Berne et des autres cantons radicaux; une guerre civile risquait ainsi d'éclater au sein de la Confédération, et d'attirer, sur son existence même, d'incalculables périls.» Six semaines plus tard, les chances de guerre civile étaient devenues des faits; j'écrivis sur-le-champ à M. de Pontois[194]: «Ce qui se passe en Suisse ajoute chaque jour aux inquiétudes qu'inspirait déjà la situation critique de ce pays. La révolution qui vient de triompher à Lausanne, et devant laquelle le gouvernement légal a été forcé d'abdiquer, a surtout cela de fâcheux qu'elle a été accomplie par l'intervention oppressive des corps francs. On écrit de Genève que le parti radical en prépare une semblable dans cette ville par les mêmes moyens, et que, de tous côtés, des bandes organisées sans l'aveu des gouvernements sont prêtes à seconder les violences du parti qui prétend imposer sa volonté aux grands conseils des cantons et à la Diète elle-même. Un tel état de choses ne saurait être toléré, car il ne tend à rien moins qu'à la destruction du pacte fédéral et au renversement de la souveraineté cantonnale, pour substituer à son action légitime et régulière l'action désordonnée de la force brutale, le despotisme des masses à la liberté, l'anarchie et les horreurs de la guerre civile au règne paisible des institutions protectrices de l'ordre social. Je ne parle pas, Monsieur le comte, de tout ce qu'une pareille situation aurait d'irrégulier et d'alarmant au point de vue européen, ni par conséquent des devoirs qu'elle imposerait aux puissances intéressées à la conservation de la tranquillité de la Confédération suisse. Leur attention est déjà éveillée sur la situation de ce pays et par la gravité des périls qui le menacent. Il n'est, à cet égard, point de remède plus pressant, point de mesure plus impérieusement urgente que la suppression des corps francs et l'adoption de moyens énergiques pour en prévenir le renouvellement. C'est donc avec les plus vives instances, c'est avec le profond sentiment de la grandeur du mal, c'est au nom des plus chers intérêts de la Suisse que nous adjurons le Directoire fédéral, la diète, tous les hommes influents qui veulent le bien de leur patrie, de ne pas perdre de temps pour travailler à extirper de son sein cette cause funeste de dissolution et de ruine. Vous êtes autorisé à donner lecture de cette dépêche à M. le président du Directoire fédéral, et même à lui en laisser copie.»

[Note 193: Les 26 décembre 1844 et 3 mars 1845.]

[Note 194: Les 19 février et 3 mars 1845.]

C'était là, à coup sûr, un langage aussi affectueux que sincère. J'avais à coeur d'éveiller en Suisse un vif sentiment du droit et du devoir fédéral, du mal et du péril national. La diplomatie est souvent sèche et froide, au risque d'être vaine: elle parle souvent pour avoir parlé plutôt que pour agir, et elle est plus préoccupée de satisfaire aux convenances de la situation qu'elle veut garder que de poursuivre réellement le succès de la cause qu'elle soutient. Je ne fais nul cas de cette routine superficielle et stérile: il y a des temps pour attendre et des temps pour agir; quand c'est le temps d'attendre, il faut attendre patiemment; quand c'est le temps d'agir, il faut agir efficacement; et, quand on a l'honneur de représenter un grand gouvernement et un grand peuple, rien ne simplifie et ne fortifie autant la politique que de l'exprimer et de la pratiquer, non par manière d'acquit et pour l'apparence, mais sérieusement et pour l'effet. Je ne me dissimulais pas que la franchise de mes avertissements pourrait fournir aux radicaux suisses des prétextes pour prétendre que nous portions atteinte à l'indépendance de leur patrie et pour alarmer, à ce titre, la susceptibilité nationale; ils n'eurent garde en effet d'y manquer, au sein de la diète comme dans leurs appels quotidiens à l'émotion populaire. Mais j'aimais mieux subir cet inconvénient que ne pas tenter un effort sérieux pour prêter, à la bonne cause en Suisse, un appui sérieux aussi et conforme à l'intérêt comme aux maximes de la politique française.

En même temps que je signalais à la Suisse les périls où la poussaient les radicaux, je n'étais pas moins attentif à ceux que soulevaient les passions catholiques. J'appelai sur ce point la sollicitude de la cour de Rome. La question y avait déjà été portée, et le pape avait répondu comme on devait s'y attendre: «Que me demande-t-on? Le canton de Lucerne est dans son droit quand il appelle les jésuites pour des établissements d'instruction publique; c'est le voeu de la grande majorité de sa population. Ils ont déjà été appelés et ils sont établis dans d'autres cantons. S'il y a une lutte religieuse à soutenir et des périls à courir, ils y sont prêts et c'est leur devoir de ne pas s'y soustraire. Je ne puis interdire à une congrégation catholique de se rendre, pour remplir sa mission naturelle, là où une population catholique l'appelle, et dans un pays où jusqu'ici elle a été admise.» Le pape aussi était dans son droit en tenant ce langage; mais, à côté du droit et en le maintenant, la cour de Rome avait coutume de tenir aussi compte de la prudence; j'écrivis à M. Rossi[195]: «Je ne suis pas content de ce qui me revient de Lucerne. On s'y échauffe. Le mauvais accueil, presque les mauvais traitements que les Lucernois en voyage reçoivent dans les cantons de Berne, Argovie, Soleure, etc., raniment l'irritation. L'idée court à Lucerne d'installer soudainement les jésuites, pour qu'à l'ouverture prochaine de la diète, ce soit un fait accompli. Le provincial de Fribourg est venu examiner les bâtiments destinés à ses pères, pour faire commencer les réparations. La diète sera grosse et tout y tient à un fil. Que le canton de Genève lâche pied, il y aura majorité contre les jésuites. Le sort de Loyola en Suisse dépend en ce moment de Calvin. Il est impossible que Rome ne trouve pas là de quoi penser.»

[Note 195: Le 6 juin 1845.]

Dès que j'appris que l'idée qui courait à Lucerne avait en effet été mise en pratique et que les jésuites venaient d'y être installés, j'écrivis au comte de Pontois[196]: «Le gouvernement du roi a appris avec un profond sentiment de regret et d'inquiétude un événement qui, dans l'état actuel de l'opinion et des partis en Suisse, peut avoir de si dangereuses conséquences pour la tranquillité de la confédération. Les précautions militaires que les magistrats de Lucerne ont cru devoir adopter pour assurer l'exécution de cette mesure prouvent assez qu'ils ne s'en dissimulaient ni la gravité ni le péril; et dès lors on éprouve un pénible étonnement en les voyant affronter et provoquer en quelque sorte, sans nécessité, des complications comme celles qu'il n'est que trop naturel de prévoir après ce qui s'est passé et en présence de ce qui existe. Personne assurément ne respecte plus que nous le principe et les droits de la souveraineté cantonnale; toutefois nous croyons, nous avons toujours cru qu'à côté de ces droits il y a, pour chaque canton, des devoirs non moins sacrés et non moins évidents; nous croyons qu'essentiellement intéressé au maintien de la paix générale et au bien-être de la commune patrie, chaque canton doit éviter tout ce qui serait de nature à la précipiter dans des voies de perturbation et de guerre civile, dût-il en coûter quelque chose à des sentiments, même à des droits dont, en pareil cas, un patriotisme généreux autant qu'éclairé n'hésite pas à faire le sacrifice à l'intérêt de la confédération tout entière. En résumé, Monsieur le comte, nous regardons comme aussi dangereuse qu'intempestive la résolution en vertu de laquelle le gouvernement de Lucerne a donné suite à son décret d'appel des jésuites. Nous aurions vivement désiré qu'il fût possible de la prévenir; nous avons tenté, dans ce but, tout ce qui dépendait de nous. Nous souhaitons sincèrement que les pressentiments trop légitimes que fait naître un tel événement ne se réalisent point; mais nous pouvons du moins nous rendre le témoignage que nous n'avons pas été les derniers à signaler le danger, et qu'il n'a pas dépendu de nous qu'il fût conjuré.»

[Note 196: Le 9 juillet 1845.]

Les conséquences suivirent de près l'acte. En janvier 1846, une révolution éclata dans le canton de Berne et, malgré la résistance non-seulement des conservateurs, mais de quelques chefs radicaux plus modérés que leur cortége, elle mit le pouvoir aux mains des plus ardents. Au mois d'octobre suivant, le même événement s'accomplit dans le canton de Genève, plus violemment encore dans les procédés et les effets. L'esprit révolutionnaire et unitaire était en agression hardie dans la plupart des cantons. Un crime odieux vint souiller son progrès et porter au comble l'irritation comme les alarmes de ses adversaires: le chef rustique, honnête et respecté du peuple catholique dans le canton de Lucerne, M. Jacob Leu d'Ebersol, fut traîtreusement assassiné dans son lit. Au souffle de l'indignation populaire et devant la guerre civile en perspective, le parti menacé résolut de se mettre en défense et de s'organiser: sous le nom de Sonderbund (alliance particulière), les sept cantons essentiellement catholiques, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden, Zug, Fribourg et le Valais, s'unirent en confédération particulière, «s'engageant à se défendre mutuellement aussitôt que l'un d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits de souveraineté, conformément au pacte fédéral du 7 août 1815 et aux anciennes alliances.» Quoique toujours considérées comme exceptionnelles et regrettables, ces sortes d'alliances formées dans un but spécial entre certains cantons, au sein de la confédération générale, n'étaient pas sans exemple, et sans exemple récent, dans l'histoire de la Suisse: dès 1832, les cantons où prévalait l'esprit d'innovation s'étaient unis par un concordat de garantie mutuelle, et les sept cantons opposés avaient institué à Sarnen, dans le canton d'Unterwalden, une conférence chargée de veiller à leurs intérêts et à leur action commune. En présence de ces associations particulières, la Diète helvétique, ordinaire ou extraordinaire, avait grand'peine à vider les questions portées devant elle et à maintenir l'ombre de l'autorité centrale et de la paix publique; à mesure que les événements et les forces mutuelles des partis se développaient, les radicaux dominaient de plus en plus dans la diète, surmontaient les hésitations ou les scrupules des modérés, et acquéraient ainsi l'ascendant comme la situation d'un gouvernement national et légal aux prises avec une minorité séditieuse. Au printemps de 1847, les choses en étaient venues à ce point, et le chef du parti radical dans le canton de Berne, naguère chef des corps francs battus par Lucerne, M. Ochsenbein était élu président de la diète près de se réunir. L'esprit qu'il devait porter dans le gouvernement se manifesta sans réserve dans ses relations diplomatiques comme dans ses actes publics: M. de Boislecomte, qui avait succédé, comme ambassadeur de France en Suisse, à M. de Pontois, eut de lui, le 4 juin, une première audience; après les démonstrations officielles, «une longue conversation s'engagea entre nous, m'écrivit-il[197]; et au thème sur lequel M. Ochsenbein l'établit, je pus reconnaître l'assurance qu'avaient prise les radicaux.—«Nous n'avons en Suisse, me dit-il, qu'une affaire, mais il faut qu'elle ait sa fin. La grande majorité des habitants veut la dissolution du Sonderbund et l'expulsion des jésuites de toute la Suisse. Il faut que cette volonté de la majorité soit satisfaite.—Mais c'est la guerre civile, lui dis-je.—On doit préférer un mal moindre que la présence des jésuites en Suisse.—Vous parlez bien tranquillement de la guerre civile.—Que voulez-vous? Une fois engagée, il faut que la question soit vidée; il faut que le pacte fédéral soit observé.—Mais le pacte fédéral ne prononce pas l'expulsion des jésuites; il me semble, au contraire, qu'il garantit l'existence des couvents, au nombre desquels était alors l'établissement des jésuites dans le Valais.—Le pacte dit que la diète doit pourvoir à la sûreté de la Suisse: les jésuites compromettent cette sûreté; la majorité prononcera leur expulsion.—Probablement la minorité n'obéira pas, et elle opposera une résistance qu'elle aussi elle appellera légale, puisqu'elle soutiendra que la majorité attaque son indépendance. Vous entreprenez une rude tâche. Vous allez retrouver les descendants des premiers Suisses; ils vous combattront comme leurs ancêtres ont combattu leurs oppresseurs dont vous prenez en ce moment le rôle. Vous allez combattre les convictions politiques et religieuses les plus profondes. Et avec quoi?—Moi aussi, j'ai vu des convictions sincères et profondes; j'ai vu dans les corps francs des pères de famille qui avaient tout quitté et allaient se faire tuer pour une idée. Au reste, il n'y aura peut-être pas de guerre du tout; il est fort possible qu'une fois se voyant condamnés par la majorité, ils se soumettent. S'ils ne le font pas, il faudra bien que la guerre décide.»

[Note 197: Le 4 juin 1847.]

«Il perçait, dans les paroles de M. Ochsenbein, un désir évident d'une revanche contre les Lucernois vainqueurs des corps francs, et je reconnaissais avec surprise combien il avait peu de sentiment de la valeur morale de son action qui reste encore, à ses yeux, juste sans être légale, et dont il parle presque sans aucun embarras. Je lui exprimai vivement le profond sentiment d'affliction et de répugnance avec lequel je le voyais accepter si résolument le parti de la guerre civile.—«Ne sommes-nous pas en guerre? me dit-il; eh bien! il vaut mieux en finir une bonne fois: que les armes prononcent et nous donnent enfin la paix.—Qui vous empêcherait d'avoir la paix en Suisse dès ce moment? Laissez chacun vivre comme il lui plaît; respectez l'indépendance de chaque canton et vous aurez la paix.—Cette paix n'est pas possible: quand nous aurons détruit le Sonderbund et expulsé les jésuites, alors il y aura en Suisse une paix véritable.—Tenez, monsieur Ochsenbein, voulez-vous que je vous dise ce qui m'effraye quand vous parlez? C'est que ce n'est pas vous qui parlez. Je vous l'assure: j'aurais confiance en M. Funk, en vous, en tout ce qui est gouvernement; mais vous êtes poussé par d'autres, vous servez d'instrument à des projets et d'interprète à des sentiments qui ne sont pas les vôtres. Que voulez-vous que nous pensions quand nous considérons ce que veulent ceux qui vous poussent? Ils veulent l'unité de la Suisse et substituer une grande république unitaire à la Suisse des traités, à la Suisse fédérale, à laquelle seule l'Europe a conféré le bienfait de la neutralité.—Nous avons le droit de réformer notre pacte comme bon nous semble.—Ceci n'est pas le pacte, c'est le traité, et c'est là ce qui m'effraye. Avec l'ascendant que vous laissez prendre à votre club de l'Ours, on ne peut plus compter sur rien. Ne les voilà-t-il pas maintenant qui ont trouvé une théorie toute nouvelle? Ils voient qu'ils auront, dans la diète, douze voix pour le principe contre le Sonderbund, mais qu'ils ne les auront pas pour l'exécution du principe par la guerre; eh bien! ils soutiennent que, dès que le principe est prononcé, l'exécution appartient au vorort; et après avoir hautement proclamé le règne de la majorité, ils se passeront d'elle du moment où elle se refusera à servir leurs projets. Ils vous pressent en ce moment d'adopter leur nouveau principe.»—Je savais que, lundi dernier, ce principe avait été en effet posé dans le club de l'Ours, et accepté par M. Ochsenbein. Je m'arrêtai un instant pour lui laisser le temps de répondre.—«Ils vous pressent, lui dis-je, ils vous forceront.—Les choses n'en viendront pas là, reprit-il; le peuple forçait le dernier gouvernement parce qu'il voyait que ce gouvernement avait une conduite double, comme il l'a eue dans l'affaire des corps francs. Avec nous, il n'y a pas de contrainte à craindre: le peuple a confiance; il sait que nous sommes de bonne foi et dévoués à sa cause; aussi les voies légales nous suffisent. Mais nous reconnaîtrons pour voie légale tout ce que décidera la majorité. Dès lors, il ne peut y avoir proprement en Suisse de guerre civile, car, si vous la prenez dans le système fédéral, la guerre de la minorité contre la majorité n'est qu'une rébellion, et, dans le système cantonnal, il n'y a que des guerres d'État.»

Il était impossible de mettre plus complétement de côté les droits de la minorité, l'indépendance intérieure des cantons, le pacte fédéral, les conditions morales de la neutralité garantie à la Suisse par l'Europe, la liberté d'association, la liberté d'enseignement; on portait à toutes ces libertés la plus rude atteinte, au seul nom de la volonté et de la force de la majorité, même dans les questions d'éducation religieuse qui appartiennent essentiellement aux droits de la conscience et de la famille.

En présence d'un tel langage et de telles résolutions, la sollicitude des grandes puissances intéressées à la tranquillité de la Suisse et garantes de sa neutralité était grande. Je viens de dire dans quelle mesure j'avais, dès le premier moment, exprimé aux deux partis qui divisaient la confédération notre sentiment et nos conseils; quand je vis approcher la seconde attaque des corps francs levés dans les cantons radicaux contre le canton de Lucerne, je voulus m'assurer de la disposition des autres cabinets et leur faire connaître en même temps la nôtre. Comme prince et protecteur extérieur du canton de Neuchâtel, le roi de Prusse était le plus directement engagé dans la question; j'écrivis au marquis de Dalmatie, alors notre ministre à Berlin[198]: «Si la guerre civile commence révolutionnairement en Suisse, nous ne devons, je crois, rien faire, ni même nous montrer disposés à rien faire avant que le mal se soit fait rudement sentir aux Suisses. Toute action extérieure qui devancerait le sentiment profond du mal et le désir sérieux du remède nuirait au lieu de servir. En aucun cas, aucune intervention matérielle isolée de l'une des puissances ne saurait être admise; et, quant à une intervention matérielle collective des puissances, deux choses sont désirables: l'une, qu'on puisse toujours l'éviter, car elle serait très-embarrassante; l'autre, que si elle doit jamais avoir lieu, elle n'ait lieu que par une nécessité évidente, sur le voeu, je dirai même sur la provocation d'une partie de la Suisse recourant à la médiation de l'Europe pour échapper à la guerre civile et à l'anarchie. Nous n'avons donc, quant à présent, qu'à attendre; mais en attendant, nous avons besoin, je crois, de nous bien entendre sur cette situation et sur les diverses éventualités possibles; car il ne faut pas que, si la nécessité de quelque action ou de quelque manifestation commune arrive, nous soyons pris au dépourvu. Parlez de ceci confidentiellement au baron de Bülow. Je n'ai pour mon compte aucune idée arrêtée, aucun plan à proposer; mais je désirerais savoir ce que pense, des chances de cet avenir suisse, le cabinet de Berlin.»

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