Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 8)
[Note 198: Le 23 mars 1845.]
J'adressai aux cabinets de Vienne et de Pétersbourg la même question avec les mêmes observations préalables, et j'envoyai au comte de Sainte-Aulaire copie de ma lettre au marquis de Dalmatie, en le chargeant de la communiquer à lord Aberdeen.
Le prince de Metternich ne se borna pas à accueillir avec empressement l'idée de l'entente à établir entre les puissances garantes de la neutralité helvétique; il ne se contenta même pas de poser en principe que «si la diète, en empiétant sur les droits légitimes et de souveraineté des cantons, donnait le signal d'une guerre civile et de religion, les puissances rempliraient un véritable devoir de conscience envers elles-mêmes et d'amitié envers la Suisse en tâchant, par des déclarations franches, uniformes et faites en temps utile, de prévenir d'aussi graves malheurs;» il nous proposa immédiatement l'adoption et le texte de cette dernière mesure: «Si M. Guizot, écrivit-il au comte Appony[199], vous demandait de connaître le canevas sur lequel, d'après notre opinion, de pareilles déclarations devraient être rédigées, vous lui répondriez que le formulaire suivant:
[Note 199: Le 20 mai 1845.]
«Les cinq puissances regarderaient l'anéantissement du pacte de 1815, soit que cet anéantissement eût lieu d'une manière patente, soit qu'il s'effectuât à l'égide d'un arrêté de la Diète, outrepassant évidemment les attributions que le pacte assigne à l'autorité fédérale, comme un fait annulant les garanties que les actes du congrès de Vienne ont accordées à la Suisse;—et cela, sans préjuger les mesures ultérieures que l'intérêt du maintien de l'ordre et de la paix en Europe pourrait forcer les puissances de prendre:» que ce formulaire, dis-je, nous paraîtrait suffire aux exigences du cas.
«De pareilles déclarations, étant toutes conçues sur le même modèle, serviraient à constater de nouveau, aux yeux des Suisses, l'accord qui règne entre les puissances pour ce qui regarde les affaires de leur patrie. Elles leur feraient connaître les conséquences immédiates, et pressentir celles ultérieures, plus sérieuses encore, que pourrait avoir pour eux l'abandon des principes sur lesquels leur position politique en Europe est fondée.»
C'était évidemment aller plus vite et plus loin que je ne le croyais opportun et que je ne l'avais indiqué; la déclaration immédiatement proposée par M. de Metternich annonçait d'avance l'intervention si la Suisse ne se rendait pas immédiatement à nos représentations. J'écrivis à M. Eugène Périer[200], en ce moment chargé d'affaires à Vienne, pendant un congé de M. de Flahault: «Il n'y a lieu, je pense, quant à présent, à aucune action, à aucune manifestation collective et unitaire, si je puis ainsi parler, des grandes puissances envers la Suisse. Ce qui leur importe, c'est de se concerter sur tout ce qui peut arriver en Suisse, de manière à se former une résolution commune et à faire tenir par leurs représentants en Suisse une attitude prompte, identique et simultanée. Si des faits nouveaux et plus graves provoquaient les puissances à plus d'action et à une autre forme d'action, elles seraient là pour y pourvoir. Je me demande si, dans un système d'entente ainsi défini et limité, nous aurions, au moment actuel et tout d'abord, quelque initiative à prendre, quelque démarche à faire envers la Suisse. J'en doute. La diète ordinaire va se réunir en juillet. Les questions qui agitent la Suisse y reparaîtront et y amèneront Dieu sait quoi, qui amènera peut-être, pour les puissances, la nécessité de quelque manifestation, de quelque démarche concertée. Le prince de Metternich est, j'en suis sûr, aussi décidé que moi à ménager extrêmement la susceptibilité des Suisses en fait d'indépendance et de dignité nationale; elle leur est commune à tous, aux catholiques comme aux protestants, aux conservateurs comme aux radicaux, et toute influence qui blesse en eux ce sentiment se perd à l'instant, et nuit au lieu de servir. Pour qu'une action extérieure soit utile et efficace, il faut qu'elle soit évidemment nécessaire, provoquée par les faits, et invoquée, sinon à haute voix, du moins au fond du coeur, par tous les hommes modérés. Sous cette réserve, je reconnais que cette nécessité peut se présenter bientôt, et que, si elle se présente, il n'y faudra pas manquer.»
[Note 200: Le 22 mai 1845.]
Comme nous en étions là, lord Cowley vint me communiquer une dépêche de lord Aberdeen qui semblait adhérer à la proposition que lui avait fait faire, comme à nous, le prince de Metternich. J'écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire[201]: «J'ai à faire quelques observations qui, je l'espère, frapperont un peu lord Aberdeen. Le résultat de cette proposition, si nous la convertissions en une démarche concertée, simultanée et actuelle des cinq puissances, serait, je pense: 1º En principe, de nous attribuer, à nous, puissances étrangères, le droit d'interpréter le pacte fédéral, en déclarant nous-mêmes que la question des jésuites n'est point du tout une question fédérale, et que la diète n'a nul droit de s'en occuper, ce qui me paraît excessif; 2º En fait, de blesser, dans tous les Suisses, conservateurs ou radicaux, le sentiment de l'indépendance nationale, et d'amener, dans la diète prochaine, un résultat contraire à celui que nous désirons. Il n'a manqué, vous le savez, dans la dernière diète, que la voix de Genève, pour former une majorité contre les jésuites et le Sonderbund: c'est-à-dire, comme je l'écrivais il y a trois jours à Rossi, que le sort de Loyola en Suisse dépend en ce moment de la sagesse de Calvin. Convenez que la sagesse de Calvin est bien à ménager. Dites tout cela, je vous prie, à lord Aberdeen, et demandez-lui s'il ne croit pas à propos de se tenir un peu sur la réserve.»
[Note 201: Le 9 juin 1845.]
La réponse de lord Aberdeen ne se fit pas attendre: «Lord Cowley a mal compris ses instructions, me répondit sur-le-champ M. de Sainte-Aulaire[202], s'il y a vu l'intention de s'engager, avec le prince de Metternich, dans une campagne en faveur des jésuites. Rien de plus contraire à la pensée de lord Aberdeen. Il a adhéré aux bases de l'entente que le prince de Metternich a formulées en trois articles, et que vous avez vous-même approuvées; il n'a pas entendu aller plus loin. Et même, dans les conversations qu'il a eues avec le comte de Dietrichstein[203], il a signalé explicitement la question des jésuites comme ne devant être touchée qu'avec une extrême réserve. Pour sa part, «il verrait avec un extrême regret que la diète expulsât les jésuites; mais il n'est pas préparé à déclarer a priori que cet acte serait le renversement du pacte fédéral.» Probablement lord Cowley aura causé avec le comte Appony après avoir reçu sa dépêche, et ils l'auront interprétée en commun dans le sens autrichien. Mais lord Aberdeen m'a promis de lui écrire pour le contenir dans de justes bornes. En attendant, tenez pour certain qu'on ne vous poussera pas, d'ici, plus loin que vous ne voulez aller.»
[Note 202: Le 11 juin 1845.]
[Note 203: Alors ambassadeur d'Autriche à Londres.]
Quand les événements eurent marché en Suisse selon leur pente, quand les révolutions radicales de Berne et de Genève firent pressentir comme très-probable et prochaine la formation, dans la diète, d'une majorité décidée à accomplir par la guerre civile l'expulsion des jésuites et la dissolution du Sonderbund, le prince de Metternich fit un pas de plus; il nous proposa[204] de donner à nos représentants en Suisse l'ordre de ne plus résider à Berne même, auprès du nouveau Directoire fédéral, et de déclarer en même temps, par des notes séparées mais identiques, «que les puissances, constamment disposées à entretenir avec la Confédération helvétique les relations les plus franches d'amitié et de voisinage, ne sauraient cependant vouer ces sentiments qu'au gouvernement central de la confédération qui asseoira sa marche sur la base sur laquelle cette même autorité est fondée, c'est-à-dire sur le pacte qui, en 1815, a constitué la Suisse en corps politique et de Nation.»
[Note 204: Par des dépêches des 11 et 16 octobre 1846, que le comte
Appony me communiqua le 25 octobre.]
Au moment même où le prince de Metternich nous adressait ces propositions, et avant de les avoir reçues, j'écrivais au comte de Flahault pour lui faire connaître avec précision nos propres vues, en le chargeant de les communiquer à M. de Metternich: «Depuis longtemps, lui disais-je[205], je pense mal de l'état et de l'avenir de la Suisse, comme de l'état et de l'avenir de toute société livrée aux idées et aux passions radicales. De plus, je ne vois pas dans la Suisse elle-même un principe de réaction suffisant pour que cette société, par sa propre force, rebrousse chemin, et porte à son mal un remède efficace. Il y a sans nul doute, en Suisse, un grand nombre d'hommes sensés, honnêtes, éclairés, qui voient ce mal, le déplorent, et voudraient le combattre. Mais ont-ils le degré de prévoyance et d'énergie nécessaire pour une telle lutte? Et quand même ils l'auraient, trouveraient-ils autour d'eux, parviendraient-ils à se créer eux-mêmes les moyens de concert et d'action commune dont ils auraient besoin pour ressaisir et exercer le pouvoir sur une population que les idées et les passions radicales tiennent en fermentation et en dissolution permanente? J'en doute beaucoup.
[Note 205: Le 22 octobre 1846.]
«Si la Suisse n'est pas en état de se sauver et de se réorganiser elle-même, l'Europe peut-elle et doit-elle s'en charger? L'intervention étrangère accomplira-t-elle en Suisse l'oeuvre à laquelle ne suffisent pas la sagesse et l'action du pays lui-même?
«Je mets de côté, pour un moment, les difficultés extérieures et européennes d'une telle intervention. Je ne considère que les difficultés intérieures et suisses. Elles sont immenses.
«M. de Metternich, j'en suis sûr, le pense comme moi: la pacification durable de la Suisse, sa reconstitution en un État régulier et tranquille au milieu de l'Europe, ne peut être le résultat du triomphe d'un parti sur l'autre, ni d'un ascendant factice et momentané donné par la force étrangère, soit aux radicaux sur les catholiques, soit aux catholiques sur les radicaux. Ce ne peut être qu'une oeuvre de transaction entre les prétentions extrêmes. Par conséquent il y faudra toujours, et nécessairement, l'assentiment, l'appui, la bonne volonté des hommes honnêtes et sensés, des conservateurs épars dans toute la Suisse, de cette masse intermédiaire modérée qui n'est peut-être ni assez prévoyante, ni assez énergique, ni assez forte pour sauver et reconstituer elle-même son pays, mais sans l'adhésion et le concours de laquelle l'Europe elle-même, avec toute sa force, ne pourrait sauver et reconstituer la Suisse.
«Or, c'est le caractère des sociétés démocratiques, même dans leurs meilleurs éléments, qu'elles ne reconnaissent leur mal qu'après en avoir beaucoup souffert, et n'acceptent le remède qu'à la dernière extrémité et lorsqu'il le faut absolument, sous peine de périr. A bien plus forte raison, lorsque le remède doit venir du dehors et que les hommes ont à reconnaître à la fois leurs fautes et leur impuissance.
«Il n'y a pas moyen de douter que l'intervention étrangère n'excite en Suisse la plus forte répulsion. Le sentiment de l'indépendance nationale y est général et énergique. Le mot est puissant, même sur les Suisses qui détestent et redoutent le plus ce qui se passe en ce moment chez eux. Pour que l'intervention étrangère y fût supportée, il faudrait que la nécessité en fût évidente, absolue. Elle ne deviendra telle que lorsque les maux de l'anarchie et de la guerre civile seront, en Suisse, non pas seulement une perspective entrevue, une crainte sentie par quelques-uns, mais des faits réels, matériels, pesant depuis quelque temps sur tous. Un cri s'élèvera peut-être alors de toutes parts pour invoquer la guérison. Mais si l'intervention se montrait auparavant, le cri qui s'élèverait serait celui de la résistance. Beaucoup d'honnêtes gens et de conservateurs le pousseraient comme les radicaux, les uns par un sincère sentiment de nationalité, les autres par pusillanimité et contagion. Et les difficultés de l'intervention en seraient infiniment aggravées, avec infiniment moins de chances de succès pour le travail de réorganisation qui en serait le but.
«Je vais plus loin: je suppose ces difficultés préliminaires surmontées, la nécessité de l'intervention évidente et admise. Je suppose l'Europe d'accord en présence de la Suisse résignée, comme le malade se résigne devant une opération très-douloureuse. La résistance des hommes ainsi écartée, que d'obstacles encore et quels graves obstacles dans les choses mêmes, dans l'état intérieur et profond de cette société à reconstituer! Les haines religieuses ressuscitées au sein des jalousies cantonnales toujours aussi vives; les théories et les passions novatrices aux prises avec les traditions et les sentiments historiques; les prétentions despotiques de l'esprit révolutionnaire et unitaire en présence des plus intraitables habitudes d'indépendance locale; la destruction des influences qui étaient les moyens moraux des anciens gouvernements et l'absence de moyens matériels pour les gouvernements nouveaux: voilà avec quels éléments l'Europe serait obligée de traiter pour accomplir en Suisse son oeuvre de pacification et de reconstruction politique!
«Car je pars toujours de cette base, admise, j'en suis sûr, par M. de Metternich autant que par moi, qu'il s'agit uniquement de pacifier et de reconstituer la Suisse, qu'aucune idée de conquête et de démembrement ne vient à l'esprit de personne, qu'aucune puissance ne peut chercher là ni recevoir de là aucun accroissement de territoire, aucun avantage particulier.
«Évidemment, en présence de tels obstacles, avec de si mauvais instruments d'action et des chances si incertaines de succès, la sagesse européenne doit dire: «Mon Dieu, éloignez de moi ce calice!» Et si le calice doit jamais nous être imposé, si quelque jour, pour la sécurité des États voisins, pour faire cesser en Europe un intolérable scandale, nous devons être réduits à la nécessité d'intervenir en Suisse et de nous mêler de sa réorganisation, il faut surtout, il faut absolument, dans l'intérêt même de l'entreprise, que cette nécessité soit évidente, pressante, que notre action soit réclamée, et que, bien loin de rechercher ou seulement d'accepter volontiers l'intervention, nous ayons fait, au vu et au su de tout le monde, tout ce qui aura été en notre pouvoir pour en épargner à la Suisse la douleur et à l'Europe le fardeau.
«Si je croyais qu'aujourd'hui une intervention diplomatique fortement prononcée, des manifestations explicites et comminatoires pussent arrêter en Suisse l'anarchie croissante, prévenir la guerre civile imminente, et faire naître dans ce pays le premier mouvement de réaction nécessaire à son salut, je m'empresserais de les conseiller et d'y concourir. Mais j'avoue que je ne l'espère pas: le mal me paraît trop général et trop profond pour pouvoir être réprimé dans son cours par des paroles, même très-sages et très-puissantes; je crains beaucoup qu'aucun remède efficace n'y puisse être apporté du dehors avant qu'au dedans d'amères souffrances n'aient mis les Suisses en disposition d'en sentir et d'en accepter la nécessité. Il y a, dans les maladies des sociétés comme dans celles des individus, des jours marqués pour la guérison, pour l'emploi de tel ou tel moyen de guérison; si l'on se trompe sur ces jours opportuns, si on emploie des remèdes dont l'heure n'est pas venue, non-seulement on use ces remèdes sans fruit, mais on exaspère le mal au lieu de le guérir. Tel serait aujourd'hui en Suisse, si je ne me trompe, l'effet de menaces diplomatiques positives et publiques: elles ne suffiraient pas pour arrêter l'esprit révolutionnaire; et, dans leur insuffisance, ou bien elles demeureraient tout à fait vaines, ou bien elles nous forceraient à l'emploi immédiat et prématuré de l'intervention matérielle.»
Quant à l'intervention matérielle même, le prince de Metternich paraissait adopter mon avis, car dans sa dépêche du 11 octobre 1846 où il nous proposait une prompte intervention diplomatique, il n'indiquait, comme causes irrésistibles de l'intervention matérielle, que «la prolongation indéfinie de la guerre civile et d'un état de complète anarchie en Suisse, ou bien la défaite totale du parti conservateur et l'établissement violent d'un gouvernement radical unitaire.» Mais quand l'accession du canton de Saint-Gall aux cantons radicaux eut rendu certaine la formation, dans la Diète helvétique, d'une majorité décidée ou entraînée aux mesures extrêmes, quand cette diète fut près de se réunir et d'ordonner les préparatifs de la guerre civile, M. de Metternich devint plus pressé et plus pressant; il nous proposa[206] de déclarer que «les puissances ne souffriraient pas que la souveraineté cantonnale fût violentée, et que l'état de paix matérielle dont la Suisse jouissait encore fût troublé par une prise d'armes, de quelque côté qu'elle eût lieu.» Il demandait que les puissances donnassent à leurs représentants en Suisse l'ordre éventuel de présenter à la diète, dans ces termes, des notes identiques, «au moment où les délibérations sur la dissolution du Sonderbund et l'expulsion des jésuites seraient mises à l'ordre du jour, et avant qu'un conclusum de la diète leur eût donné le sceau d'une apparente légalité.» Il était, disait-il, convaincu qu'une telle déclaration des puissances arrêterait la diète et que tout finirait là.
L'état de la Suisse n'était pas, à cette époque, la seule ni la plus sérieuse préoccupation du cabinet de Vienne.
[Note 206: Par une dépêche que le comte Appony vint me communiquer le 15 juin 1847.]
La question italienne s'élevait, pour lui, au-dessus de toutes les autres. Non-seulement l'influence, mais, dans un avenir plus ou moins prochain, les possessions autrichiennes en Italie étaient menacées. Pour avoir, du côté des Apennins, la pensée et les mains libres, M. de Metternich avait besoin que le poids de la lutte contre les radicaux des Alpes ne tombât pas sur lui seul, et que les autres puissances, la France surtout, fussent assez engagées et embarrassées dans les affaires de Suisse pour ne pas porter sur celles d'Italie toute leur attention. C'était là, au fond, le vrai motif de l'insistance inquiète et impatiente du prince de Metternich pour notre prompte et compromettante intervention: «L'Italie absorbe la politique de l'Autriche,» m'écrivait avec sagacité M. de Boislecomte.
Nous ne nous prêtâmes point à ce désir; nous nous refusâmes à la déclaration immédiate, collective et menaçante que M. de Metternich nous demandait d'adresser à la Suisse[207]: «Nous n'avons pas, écrivis-je à M. de Flahault, la même confiance que lui dans le succès de cette démarche; nous croyons bien plutôt que la diète, dominée par le parti radical et par les susceptibilités froissées de l'amour-propre national, passerait outre à l'exécution de ses résolutions. Les puissances se trouveraient irrévocablement et immédiatement entraînées à une intervention armée. Nous avons, dès le mois d'octobre dernier, signalé les périls et écarté l'idée d'une telle politique. Si les maux de la guerre civile et de l'anarchie avaient pesé sur la Suisse, si une douloureuse expérience avait éclairé, dans le parti radical même, beaucoup d'esprits maintenant égarés, et rendu en même temps de la force au parti modéré maintenant découragé, si la voix publique s'élevait au sein de la Suisse pour s'adresser à l'Europe comme seule capable d'y rétablir l'ordre et la paix, alors seulement l'action directe des puissances pourrait être efficace et salutaire. Le gouvernement du roi persiste aujourd'hui dans la conviction qui l'animait au mois d'octobre dernier, et rien de ce qui est naguère arrivé en Suisse ne lui paraît encore de nature à l'en faire changer.»
[Note 207: Le 25 juin 1847.]
Mais en persistant dans notre attitude expectante, je pensai qu'elle ne devait pas être inerte ni silencieuse, et que le moment était venu d'en marquer avec précision le caractère et les motifs. La Diète helvétique était sur le point de se réunir; le canton de Zurich, qui jusque-là s'était montré favorable aux modérés, venait d'incliner vers les radicaux, et vers l'exécution immédiate, par la force, des résolutions que pourrait voter la diète pour la dissolution du Sonderbund et l'expulsion des jésuites. Par deux dépêches, l'une confidentielle, l'autre destinée à devenir publique, j'adressai le 2 juillet 1847, à M. de Boislecomte, les instructions suivantes:
«J'ai approuvé, dans leur ensemble, votre attitude et votre langage dans vos rapports avec M. Ochsenbein, lorsqu'il a été appelé à la présidence du vorort et de la diète. Le vote récent des instructions données à la députation chargée de représenter le canton de Zurich dans la diète qui va s'assembler est un fait grave. Il est fort à regretter que le grand conseil de Zurich n'ait pas adopté dans sa teneur le projet de M. Furrer, qui tendait à ce que cette députation ne fût autorisée qu'à prendre ad referendum toute proposition de passer à l'exécution immédiate, et par la force, des résolutions que la diète aurait votées pour la dissolution du Sonderbund et l'expulsion des jésuites. La situation que l'on se flattait de maîtriser jusqu'à un certain point, à l'aide de Zurich, est ainsi devenue, par le fait de Zurich même, plus délicate encore qu'elle ne l'était naguère.
«J'ai lu avec une grande attention le compte que vous me rendez des idées officieusement échangées entre vous et vos collègues sur les moyens de pacifier la Suisse, notamment ce qui se rapporte à la possibilité d'une médiation des grandes puissances, à l'aide de laquelle on apporterait, dans la constitution fédérale de ce pays, les modifications indiquées par l'expérience. Je suis loin de penser que cette idée d'une offre de médiation européenne soit sans valeur et doive être absolument repoussée; mais je crois que, si elle était mise immédiatement en pratique, elle n'échapperait pas à la plupart des inconvénients et des conséquences d'une intervention proprement dite, et qu'elle risquerait d'engager les médiateurs dans un dédale de complications peut-être inextricables. Selon M. de Metternich, le meilleur moyen de prévenir la guerre civile en Suisse serait «que les puissances déclarassent à la confédération qu'elles ne souffriront pas que la souveraineté cantonnale soit violentée, et que l'état de paix matérielle dont la Suisse jouit encore en ce moment soit troublé par une prise d'armes, de quelque côté qu'elle ait lieu. Nous ne saurions partager l'espoir qu'une telle déclaration prévînt la guerre civile; et si elle ne la prévenait pas, elle entraînerait nécessairement et immédiatement l'intervention armée, avec toutes ses conséquences. Nous n'admettons point d'intervention, ni de démarche qui y conduise nécessairement, aussi longtemps que les éventualités indiquées dans ma lettre au comte de Flahault, du 22 octobre 1846, ne se seront pas réalisées; mais nous nous faisons dès aujourd'hui un devoir de donner à la Suisse tous les conseils et tous les avertissements propres à contenir les passions qui sont près d'y éclater. Je vous transmets, dans cette vue, une autre dépêche, dont je vous laisse le soin de faire, selon l'opportunité, l'usage qui vous paraîtra convenable.»
Ma seconde dépêche, qui s'adressait surtout à la Suisse elle-même, était ainsi conçue:
«Monsieur le comte,
«La situation de la Suisse devient de plus en plus alarmante. La diète qui va s'ouvrir peut se trouver entraînée à des résolutions dont les conséquences possibles et presque inévitables inquiètent profondément les amis sincères de la Suisse, les amis éclairés de l'ordre et de la paix en Suisse. Le gouvernement du roi croirait manquer à un devoir sacré si, dans de telles conjonctures, il ne faisait pas entendre à un peuple ami, menacé d'une perturbation dangereuse, des conseils dictés par une longue expérience des mouvements politiques et par un attachement vrai aux intérêts bien entendus de la confédération.
«L'esprit de parti s'est efforcé de dénaturer nos intentions et de jeter du doute sur les motifs qui inspirent notre langage. Vous n'avez rien négligé pour dissiper ces erreurs. Moi-même je m'en suis expliqué naguère publiquement[208], avec une franchise qui devrait convaincre tout esprit accessible à la vérité. On persiste néanmoins, soit aveuglement, soit dessein prémédité, à prendre ou à donner le change sur notre politique et nos vues. On prétend que ne pas reconnaître à la diète fédérale le droit d'imposer à la minorité des cantons la volonté de la majorité, c'est porter atteinte au principe de l'indépendance des peuples. [Note 208: A la Chambre des députés, dans la séance du 24 juin 1847. Recueil de mes discours politiques de 1819 à 1848 (t. V, p. 468).]
Pour faire sentir toute la fausseté de cette assertion, il suffit de rappeler qu'aux termes de son pacte constitutionnel, aussi bien qu'en vertu de toute son histoire, la Suisse n'est pas un État unitaire, mais bien une confédération d'États qui, en déléguant à une diète générale certains pouvoirs reconnus nécessaires dans l'intérêt commun, se sont réservé, surtout par rapport à leur régime intérieur, les droits essentiels de la souveraineté. Telle est la Suisse que les traités ont reconnue, et c'est en raison de cette organisation de la Suisse que les traités ont été conclus. Si la diète, cédant à de funestes excitations, voulait attenter aux droits qui sont la base et du pacte fédéral et des traités; si, sous prétexte de veiller à la sûreté de la confédération, elle prétendait prescrire ou interdire aux gouvernements cantonnaux toute mesure qu'il lui plairait de considérer comme pouvant affecter un jour cette sûreté, évidemment une interprétation aussi exorbitante du pacte ne serait autre chose qu'un premier pas vers la destruction de l'existence individuelle des cantons, c'est-à-dire vers l'abolition du pacte même, et par conséquent vers l'annulation des traités conclus en raison du pacte. En protestant contre une pareille entreprise, les puissances alliées de la Suisse, loin d'attenter à l'indépendance des États dont la confédération se compose, donneraient un éclatant témoignage du respect que cette indépendance leur inspire, et de leur fidélité aux traités qui l'ont consacrée.
«Et ces considérations, parfaitement légitimes dans l'hypothèse d'une résolution prise avec une apparente régularité par la majorité de la diète, deviendraient encore bien plus fortes et plus puissantes si c'était au nom d'une minorité, ou par des moyens irréguliers et violents, tels qu'un nouvel armement de corps francs, qu'on essayait de violer l'indépendance cantonnale.
«Le gouvernement du roi agit donc selon le droit aussi bien que selon une sage politique, en s'efforçant, par des représentations aussi amicales que pressantes, de prévenir une lutte déplorable entre des États libres auxquels il porte une égale affection, et en déclarant qu'il se réserve une pleine liberté d'examen et d'appréciation quant à l'attitude qu'il aurait à prendre et à la conduite qu'il aurait à tenir dans le cas où cette lutte viendrait à éclater. Nous n'empiétons par là en aucune façon sur l'indépendance et l'autonomie de la Suisse; nous ne fournissons aucun prétexte spécieux aux reproches d'ingérence illégitime et de prépotence étrangère. Sans doute toute nation a le droit de modifier sa constitution intérieure; mais abolir en Suisse les bases constitutives de la confédération, les abolir malgré la résistance d'un ou de plusieurs des cantons confédérés, ce ne serait pas l'acte d'un peuple modifiant librement ses institutions; ce serait l'asservissement d'États indépendants, contraints de passer sous le joug d'alliés plus puissants; ce serait la réunion forcée de plusieurs États en un seul. Certes les gouvernements qui jusqu'à présent ont traité avec la Suisse comme avec une confédération d'États distincts et indépendants seraient autorisés, par tous les principes de droit public, à ne pas reconnaître ce nouvel ordre de choses avant d'en avoir mûrement pesé, dans leur propre intérêt, la légitimité et la convenance.
«Il est d'ailleurs, Monsieur le comte, une autre considération essentielle que la Suisse ne devrait jamais perdre de vue dans ses rapports avec les puissances étrangères. L'Europe, en lui accordant par le traité de Vienne, avec une extension considérable de territoire, le précieux privilège de la neutralité, et en liant la jouissance de ces avantages à l'existence d'un système fédératif, a voulu surtout assurer la tranquillité d'un pays dont la paix intérieure est, pour elle, un intérêt de premier ordre. La position de la Suisse est telle qu'elle ne peut être livrée à l'anarchie ou à des troubles prolongés sans que plusieurs des principaux États du continent n'en ressentent le dangereux contre-coup. Si la Suisse se plaçait en dehors des conditions qu'elle a acceptées; si elle devenait, pour ses voisins, un foyer d'agitations et de propagande révolutionnaire qui compromît leur repos, ils seraient certainement en droit de se croire déliés eux-mêmes de leurs engagements.
«Je vous laisse juge, Monsieur le comte, de l'usage que vous pourrez avoir à faire de la présente dépêche, inspirée par le seul et profond désir que le bonheur intérieur de la Suisse et sa situation en Europe n'aient pas à subir de dangereuses épreuves ni de funestes altérations.»
Indépendamment des considérations générales qui m'y déterminaient, une circonstance personnelle m'avait fait vivement sentir combien ces instructions étaient nécessaires et urgentes. Un mois à peine après son installation comme notre ambassadeur en Suisse, M. de Boislecomte m'avait écrit[209]: «Il me semble qu'à Paris nous étions partis de la conviction qu'il ne pouvait rien se passer en Suisse tant que les neiges occuperaient le sol. Nous n'avions pas compté sur le désoeuvrement des gens durant cette saison et sur la plus grande fréquentation des cabarets: deux préparations merveilleuses à ces échauffourées par lesquelles on commence ici les guerres civiles, ou l'on fait les Révolutions.
[Note 209: Le 6 janvier 1847.]
«Il y a de plus: d'un côté, la violente tentation des radicaux de saisir quelque occasion qui les rende maîtres du tiers de la Suisse qui leur manque; de l'autre, les dispositions du Sonderbund, où l'on commence à trouver tout à fait intolérable une situation qui ruine les populations par un état permanent de guerre et qui les exaspère au-delà de toute expression par l'attente, chaque matin, d'une attaque qui vienne les surprendre.
«Entre deux partis ainsi posés, il est certain qu'on peut recevoir, à chaque instant, la nouvelle ou la menace de quelque événement.
«Il me semblerait donc très-utile que, dès ce moment, vous réglassiez, d'une part avec l'Autriche et de l'autre avec notre ministère de la guerre, l'action éventuelle d'une intervention.
«Lorsque vous le ferez, je réclamerai, avant toutes choses, une disposition: que le commandant du corps qui opérera et restera ensuite soit mis sous la direction absolue de l'ambassade, et que cela lui soit énoncé dans les termes les plus clairs, de manière à ne laisser ni incertitude ni hésitation possible. Une fois en Suisse, il ne peut y avoir, pour tout ce qui est français, qu'une seule direction; tout le reste nous jette dans l'anarchie, et nous venons la combattre, non la faire. En 1824, j'étais à Madrid simple chargé d'affaires; je n'avais que vingt-sept ans, et le lieutenant-général Digeon, qui commandait à 40,000 hommes, avait ordre de suivre en tout mes directions pour rester, partir, se mouvoir, occuper ou évacuer une place.
«Je pars de la base que l'intervention est toute convenue en cas d'une guerre civile. Je vous propose ensuite le parti que je crois le plus efficace pour l'éviter; car, quelque nécessaire que les sentiments de simple humanité la puissent rendre, quelque bien qu'elle soit conduite, elle est sujette à de bien grands inconvénients. Il est fort désirable que tout cela ne traîne pas trop en longueur; car, en attendant, je me trouve suivre de fait, si ce n'est de principe et de consentement, le mouvement des trois cours du Nord, ce qui peut vous créer d'autres embarras.»
Ainsi notre propre ambassadeur en Suisse était lui-même entraîné sur la pente de l'intervention armée, la regardait comme toute convenue en cas de guerre civile, et se préoccupait surtout de bien assurer le rôle prépondérant qu'il aurait à y jouer. Lorsque, quelques mois auparavant, j'avais proposé au roi de confier à M. de Boislecomte cette ambassade, un double motif m'avait déterminé: je le savais catholique sérieux et sincère en même temps que diplomate éclairé; et, comme ministre de France à La Haye, il s'était conduit avec habileté et mesure dans un pays et auprès d'un gouvernement essentiellement protestants. Je le présumais très-propre à sa nouvelle mission. Je ne savais pas à quel point il avait l'imagination vive et prompte, ni quel empire les convictions et les penchants religieux pouvaient exercer sur son jugement. Dès que sa lettre m'eut révélé sa disposition, je lui écrivis[210]: «Je n'ai que le temps de vous répéter, par la poste, la dépêche télégraphique que je viens de vous adresser par Strasbourg. Venez sur-le-champ à Paris, et, en laissant M. de Reinhardt chargé d'affaires, donnez-lui pour instructions de rester dans un complet statu quo. Je ne veux arrêter mon avis ni prendre aucun parti avant d'avoir causé à fond avec vous.» Sur ces seules paroles il comprit mon inquiétude et sa cause, et, même avant de partir, il se hâta de s'expliquer pour me rassurer[211]: «Lorsque je vous écris, je vous expose avec le plus complet abandon toutes mes impressions, sans craindre de les laisser aller tout leur cours; si l'expression en est trop forte, vous me reprenez et je n'en vois que mieux la nuance que vous voulez que j'observe; mais je suis bien loin, dans mon langage avec d'autres, de rien admettre de cet abandon; je me suis toujours renfermé ici dans des expressions solennelles et obscures qui disaient beaucoup moins à l'oreille qu'à l'imagination. Chacun comprenait ce que je voulais; mais je ne vous engageais qu'à l'éventualité d'une démarche grave quelconque et qui pouvait, selon votre convenance, être aussi bien satisfaite par une note, ou même par le silence, que par une démonstration militaire. Je vous arriverai presque en même temps que ma lettre. Je compte passer par Lucerne. Il me semble assez juste, après avoir donné cinq jours à Berne et vingt-cinq à Zurich, d'en donner deux à la troisième ville fédérale, et, après avoir causé un mois avec des radicaux, de causer deux jours avec des conservateurs et des catholiques.»
[Note 210: Le 10 janvier 1847.]
[Note 211: Les 13 et 24 janvier 1847.]
Dès qu'il arriva à Paris, je m'entretins à fond avec lui; je lui remis fortement sous les yeux le principe fondamental de notre politique: l'ajournement de toute idée d'intervention étrangère en Suisse jusqu'au moment où les souffrances et les impuissances de la guerre civile et de l'anarchie en auraient fait sentir à la Suisse elle-même l'opportunité. J'insistai de plus sur l'importance qu'il y avait pour la question même, et spécialement pour nous, à nous concerter avec le cabinet anglais aussi bien qu'avec les trois cours du continent, et à le faire entrer dans notre commun effort de médiation pacifique. J'avais commencé ce travail d'entente avec lord Aberdeen, et, bien qu'il fût devenu plus difficile, j'étais résolu à le continuer avec lord Palmerston. M. de Metternich mit un moment en question la nécessité d'inviter l'Angleterre à se joindre aux démarches des puissances continentales envers la Suisse; il aurait bien mieux aimé que la France se trouvât seule, dans cette affaire, en présence des trois cours du Nord, espérant qu'il lui serait ainsi plus facile de nous entraîner dans sa politique. Mais j'écartai formellement cette insinuation: «Je crois, écrivis-je à M. de Flahault[212], que non-seulement il convient, mais qu'il importe de s'entendre aussi avec l'Angleterre dans cette délicate circonstance, et de provoquer sur les affaires de Suisse, comme cela a été fait précédemment, son examen et ses résolutions sur tous les points.» Le roi tint à M. de Boislecomte le même langage que moi, et je le renvoyai à son poste, bien pénétré de nos intentions et bien décidé à s'y conformer, car, en même temps qu'il était susceptible de préoccupation et d'entraînement dans son propre sens, c'était un agent scrupuleusement fidèle, loyal et discipliné.
[Note 212: Le 5 juillet 1847.]
M. de Sainte-Aulaire, souffrant et fatigué, avait demandé et obtenu sa retraite de toute activité diplomatique. Le duc de Broglie lui avait succédé dans l'ambassade de Londres. Il était bien instruit des affaires de la Suisse, et lui portait, comme moi, la sollicitude la plus bienveillante. Arrivé à Londres, le 1er juillet 1847, il eut, dès le 4, une longue entrevue avec lord Palmerston, et la question suisse fut la première dont il l'entretint: «Je lui ai lu, m'écrivit-il[213] votre dépêche du 30 à Boislecomte, et aussi la dépêche adressée le 25 juin à Flahault. Il a fort attentivement écouté ces deux pièces, et voici à peu près le dialogue qui s'est établi entre nous.
[Note 213: Le 25 janvier 1847.]
«Le duc de Broglie. Que vous semble de tout ceci?—Lord Palmerston. Cela me paraît fort sage.—Mais seriez-vous disposé à vous associer à nous dans le langage que nous voulons adresser à la diète?—Analysons un peu la question. De quoi peut-on menacer la Diète helvétique? (Et là-dessus il a parcouru rapidement l'acte du congrès de Vienne.) On ne peut la menacer que d'une seule chose, de lui retirer la garantie de neutralité; et cela dans un seul cas, celui où la division de la Suisse en vingt-deux cantons disparaîtrait pour faire place à une république unitaire. Ce cas n'existe encore que dans les appréhensions de M. de Metternich, et cette menace n'est pas de nature à effrayer beaucoup des gens qui se promettraient de bouleverser toute l'Europe. Que faire?—Mais vous voyez que M. de Metternich entend les menacer de tout autre chose, et que ses propositions conduisent tout droit à une intervention armée; c'est cette nécessité que nous cherchons à éviter; nous n'en admettons la pensée que dans un avenir lointain, et sous l'empire de circonstances qui peut-être ne se présenteront jamais: par exemple, si la Suisse devenait pour ses voisins un foyer d'insurrection, une sorte de citadelle du sein de laquelle sortiraient tour à tour une jeune France, une jeune Italie, une jeune Allemagne, venant attaquer à main armée les contrées limitrophes; ou bien encore dans le cas où la guerre civile aurait longtemps ravagé ce malheureux pays, et où tous les gens sensés, tous les amis de l'humanité, toutes les populations nous appelleraient au secours. Mais notre volonté n'est ici qu'une volonté individuelle; si M. de Metternich persiste dans ses résolutions, s'il menace, et si, la diète ne tenant aucun compte de ses menaces, il fait entrer une armée autrichienne dans le Tessin, si la Sardaigne en fait autant dans le Valais, si Bade et le Wurtemberg en font autant dans les cantons de Bade et de Schaffouse, nous serons bien obligés d'agir de notre côté. Encore un coup, c'est pour prévenir un tel événement que nous désirons, s'il se peut, le concours de l'Angleterre. Voyez, réfléchissez-y.
«Lord Palmerston a réfléchi quelques instants; puis il a repris en s'interrompant de phrase en phrase:
—Essayons de nous rendre compte de l'état des choses et de ce qui va arriver. Où en est-on?—La diète se réunit le 6 de ce mois; douze cantons voteront l'expulsion des jésuites et la dissolution de la ligue catholique. Il est douteux que la même majorité se réunisse sur les moyens d'exécution; mais le directoire fédéral ayant à sa tête le chef des corps francs, il est à craindre qu'appuyé sur une décision de la diète quant au principe, il ne prenne sur lui de passer outre à l'exécution, soit en organisant des corps de volontaires qui envahiront les cantons catholiques, soit en employant les milices fédérales qui se montreraient bien disposées. Les cantons catholiques résisteront, et la guerre civile commencera.—Ne pourriez-vous pas déterminer le pape à retirer les jésuites de la Suisse?—Ce serait l'objet d'une négociation lente, difficile, et probablement sans dénouement. Vous voyez d'ailleurs qu'il n'y a pas un instant à perdre.—M. de Metternich ne pourrait-il pas déterminer les cantons catholiques à dissoudre leur ligue? elle est interdite par le pacte fédéral.—M. de Metternich ne le leur demandera pas; il le leur demanderait vainement; le Sonderbund n'est point un pacte écrit, un traité d'alliance; c'est un concert de fait contre une attaque imminente; la ligue existe parce que le canton de Lucerne a été attaqué par les corps francs sans être défendu par le gouvernement fédéral; parce que, l'année dernière, il en a été de même du canton de Fribourg; parce que les arrêtés de la diète relativement aux corps francs sont restés de simples feuilles de papier; parce que le chef des corps francs est le chef du directoire fédéral. Demander aux cantons catholiques de poser les armes, ce serait leur demander de se rendre à discrétion. D'ailleurs, le temps presse; il s'agit de ce qu'on fera demain.—Mais que faire? a redemandé lord Palmerston.—Ce qu'il faut avant tout, c'est de déterminer M. de Metternich, et avec lui la Sardaigne, les petites puissances allemandes, et, selon toute apparence, la Prusse et la Russie qui n'ont que des paroles et non des soldats à envoyer ici, à les détourner, dis-je, de prendre vis-à-vis de la diète une attitude menaçante; c'est de faire adopter à M. de Metternich un langage mesuré et une conduite qui ne compromette pas l'avenir. Nous le pouvons probablement si nous lui donnons l'espérance de réunir toute l'Europe, y compris la France et l'Angleterre, dans une démarche identique; si nous concertons un langage commun, il sacrifiera à cet avantage ses velléités belliqueuses; mais si l'Angleterre se tient à l'écart, il persistera, il ne trouvera plus assez de profit à subordonner son langage au nôtre, et il aura raison à certains égards; devant toute l'Europe réunie, la diète hésitera; devant l'Europe divisée, elle se sentira en pleine confiance. Voyez, en effet, ce qui va arriver si chacun suit sa pente naturelle: les puissances allemandes et italiennes menaceront; la France tiendra un langage sévère, sans être directement comminatoire; l'Angleterre se croisera les bras. Dès lors, les radicaux suisses penseront et diront que tout ceci n'est qu'une vaine fantasmagorie, qu'ils ont pour eux l'Angleterre, que dans l'état présent des esprits en France, le gouvernement français a les mains liées, que les puissances allemandes ne pourront exécuter leurs menaces en présence de l'Angleterre hostile et de la France mécontente. Rien n'arrêtera les radicaux suisses. Si, au contraire, nous nous présentons à M. de Metternich avec l'intention commune de tenir le langage indiqué dans la dépêche adressée par M. Guizot à M. de Flahault, il reviendra probablement aux sentiments qu'il professait lui-même, il y a six mois; puis, si toutes les puissances, sans exception, tiennent le même langage à la diète, elle y regardera à deux fois avant de passer outre, surtout si ce langage lui est tenu par l'Angleterre, sur qui elle compte en ce moment. Encore un coup, pensez-y.
«Lord Palmerston s'est tu quelques instants.
—Que dois-je dire à mon gouvernement? ai-je repris après ce silence.
—Vous voyez, m'a-t-il dit avec quelque hésitation, combien toute idée qui mène à l'intervention, de près ou de loin, est odieuse à ce pays-ci. Jugez vous-même, par ce qui s'est passé relativement au Portugal, de l'accueil que recevrait, dans le parlement et dans toute l'Angleterre, une démarche du gouvernement anglais dont le but serait d'engager plus ou moins notre nation dans des affaires, dans des événements qui nous sont aussi étrangers que les affaires et les événements de la Suisse.
—Dois-je entendre par là que vous vous refusez à toute espèce de concours?
—Pas absolument; mais il faudrait que le langage adressé à la diète fût amical, bien général, bien exempt de toute signification comminatoire.
—Il faut pourtant qu'il signifie quelque chose: point de menaces, à la bonne heure; quelque ménagement dans le blâme, soit encore; mais enfin, si l'on parle, il faut que ce soit pour être entendu; il faut que le résultat soit, pour la diète suisse, une inquiétude indéfinie, mais sérieuse et réelle, que la voix ait l'air prophétique, que l'avenir soit menaçant si le langage actuel ne l'est pas.
«Lord Palmerston s'est encore tu quelques instants.
—Mylord, lui ai-je dit en finissant, suis-je autorisé à dire à mon gouvernement que, dans le cas où il vous communiquerait les instructions qu'il donnera à notre ambassadeur en Suisse, vous les prendriez en sérieuse considération, et que vous examineriez jusqu'à quel point il vous serait possible d'y conformer vos propres instructions?
—Oh oui, très-certainement.»
Quatre jours après, pour sonder définitivement les intentions de lord Palmerston, le duc de Broglie lui demanda et en reçut immédiatement un second rendez-vous: «J'en sors en ce moment, m'écrivit-il[214], et voici le résultat à peu près inespéré de notre entrevue.
[Note 214: Le 7 juillet 1847.]
«Je lui ai lu d'abord vos dernières instructions du 2 de ce mois à M. de Boislecomte. Il les a fort attentivement écoutées, et m'a fait relire les passages les plus importants. Dès que j'ai cessé de lire, il a pris lui-même la parole, et m'a dit que ces instructions lui paraissaient parfaitement sages et qu'il n'y voyait rien à reprendre. Sur la question que je lui ai faite relativement à celles que nous désirions de lui, il m'a dit qu'avant de répondre définitivement, il fallait qu'il en parlât à ses collègues; qu'il s'en était déjà entretenu avec lord Lansdowne et M. Labouchère, qui voyaient les choses comme lui, mais qu'il était nécessaire d'en parler aux autres; que, quant à lui, il ne voyait point d'objection à donner, à sa légation en Suisse, des instructions analogues; il m'a même fait, de vive voix, une analyse assez fidèle de la pièce qu'il venait d'entendre, afin de me prouver qu'il l'avait bien comprise; il m'a indiqué dans quel sens ses instructions seraient rédigées. Le ton en sera certainement assez adouci:—«Vous pouvez, m'a-t-il dit, parler plus haut que nous; le voisinage vous en donne le droit; mais nous pouvons cependant dire à peu près la même chose.»—Comme il semblait désirer une copie de la pièce que je lui avais communiquée, j'ai pris sur moi de la lui promettre; nous en serons d'autant plus sûrs que la marche des idées sera la même si le ton est un peu pâli; ce qui me paraît important, c'est que l'attitude de la légation anglaise change; qu'au lieu de faire bande à part, elle vienne se ranger sous le drapeau général; la différence de langage sera fâcheuse toujours, mais moins que le silence.»
J'étais très-convaincu que la différence de langage entre le cabinet anglais et nous serait grande; mais son refus de se joindre à nous eût été, en Suisse, d'un bien plus mauvais effet, et la différence de langage entre nous et l'Angleterre nous fortifiait auprès des cabinets du continent au lieu de nous affaiblir. J'entrai donc avec empressement, bien qu'avec doute du succès, dans la voie de l'entente à cinq, et, le 4 novembre 1847, j'annonçai aux cabinets de Londres, Vienne, Berlin et Pétersbourg que je leur communiquerais incessamment un projet de note identique à adresser par les cinq puissances à la Suisse. Le duc de Broglie avait eu grande raison de dire à lord Palmerston que le temps pressait; toutes les tentatives de conciliation offertes par les cantons catholiques aux radicaux furent repoussées; parvenus, de révolution en révolution, à la majorité dans la diète, les radicaux étaient résolus à imposer, par la force, leur volonté à la minorité; et ce même jour, 4 novembre, la diète décréta l'exécution par les armes de sa décision du 20 juillet précédent pour la dissolution du Sonderbund et l'expulsion des jésuites de toute la Suisse. J'envoyai immédiatement à Londres, Vienne, Berlin et Pétersbourg[215] mon projet de note identique ainsi conçu:
[Note 215: Les 7 et 8 novembre 1847.]
«Le soussigné a reçu de son gouvernement l'ordre de faire à M. le président de la Diète helvétique et à M. le président du conseil de guerre du Sonderbund la communication suivante.
«Tant qu'il a été possible d'espérer que les dissensions qui divisaient la Suisse s'arrêteraient devant la redoutable perspective de la guerre civile, et qu'une transaction équitable, émanant des parties elles-mêmes, viendrait rétablir l'harmonie fédérale entre les vingt-deux cantons, le gouvernement du roi s'est abstenu de toute démarche qui pût avoir un caractère quelconque d'ingérence dans les affaires de la confédération. Il a évité avec soin tout ce qui eût pu, en excitant hors de saison des susceptibilités nationales qu'il a toujours à coeur de ménager, contrarier la réconciliation spontanée qu'il appelait de tous ses voeux; et il s'est borné à des conseils, à des avertissements que lui commandaient à la fois et sa vieille amitié pour la Suisse et ses devoirs comme partie contractante aux traités qui ont constitué l'ordre européen dont la confédération est un des éléments essentiels.
«Ces avertissements, ces conseils ont échoué; toutes les tentatives conciliantes d'origine exclusivement suisse ont été également sans résultat; la guerre civile est déclarée; une partie de la confédération a pris les armes contre l'autre; douze cantons et deux demi-cantons sont d'un côté; sept sont de l'autre; deux cantons ont déclaré leur volonté de rester neutres. La confédération, à vrai dire, n'existe plus que de nom. Dans cet état de choses, le gouvernement du roi a compris que de nouveaux devoirs lui étaient imposés. Les puissances signataires des traités ne peuvent en effet demeurer indifférentes à la destruction imminente d'une oeuvre aussi étroitement liée à leurs propres intérêts.
«Ces puissances ne se sont pas bornées, en 1815, à reconnaître la Confédération helvétique; elles ont encore activement travaillé et efficacement concouru à sa formation. Le projet de pacte a été préparé à Zurich, de concert avec leurs délégués; il a été achevé à Vienne de concert avec une commission du congrès. La diète a déclaré depuis, dans un document officiel, que, sans l'appui que l'Europe lui avait prêté, elle n'aurait jamais pu surmonter les obstacles qu'elle rencontrait dans la division des esprits et l'opposition des intérêts. Plusieurs cantons, notamment ceux de Schwytz et d'Unterwalden, inquiets sur le maintien de leur souveraineté cantonnale et sur la protection de leur foi religieuse, se refusaient à entrer dans la confédération. C'est sur la parole des grandes puissances et à leur invitation pressante que ces cantons ont cédé.
«Il y a plus: pour donner à la Suisse une véritable frontière définitive, pour établir entre les cantons une contiguïté qui n'existait pas, les grandes puissances lui ont concédé gratuitement des territoires considérables. C'est ainsi que le district de Versoix a été détaché de la France pour établir la contiguïté entre le canton de Genève et celui de Vaud, et que, par le traité de Turin, les communes de Savoie qui bordent le lac Léman, entre le Valais et le territoire de Genève, ont été réunies à cette dernière république. D'autres concessions du même genre ont encore eu lieu.
«Enfin les grandes puissances ont garanti à la Confédération helvétique un état de neutralité perpétuelle, et placé ainsi à l'abri de toute agression son indépendance et son intégrité territoriale. Elles ont été déterminées à ces actes de bienveillance par l'espérance d'assurer la tranquillité de l'Europe en plaçant, entre plusieurs des monarchies militaires du continent, un État pacifique par destination. C'est ce qui se trouve positivement exprimé dans le rapport fait au congrès de Vienne le 16 janvier 1815, et inséré au dixième protocole des actes de ce congrès.
«En présence de pareils précédents, ces puissances ont le droit évident d'examiner si la confédération dont elles ont entendu favoriser la formation et la durée par tant et de telles concessions existe encore, et si les conditions auxquelles elles ont attaché ces concessions sont toujours remplies. Il est malheureusement impossible de se dissimuler que la guerre déplorable qui éclate aujourd'hui a porté une atteinte grave à toutes les conditions d'existence de la Suisse; et si les puissances ne considéraient que la rigueur du droit, elles pourraient, dès à présent, regarder la confédération comme dissoute, et se déclarer elles-mêmes déliées des engagements qu'elles ont contractés envers elle.
«Néanmoins, comme les principes et les intérêts qui ont présidé en 1815 à la constitution de la Suisse sont encore dans toute leur force, le gouvernement du roi, de concert avec les cabinets d'Autriche, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, a résolu de tenter un dernier effort pour arrêter l'effusion du sang et empêcher la dissolution violente de la confédération. Deux questions principales divisent aujourd'hui la Suisse: l'une est religieuse, l'autre politique. La question religieuse est toute catholique: le gouvernement du roi, se ralliant à une ouverture faite dans les derniers temps en Suisse même, invite les parties belligérantes à la déférer, d'un commun accord, à l'arbitrage du pape. Quant à la question politique, c'est-à-dire, à tout ce qui touche aux rapports des vingt-deux cantons souverains avec la confédération, les cinq grandes puissances offrent leur médiation.
«Si cette proposition était acceptée, les hostilités seraient immédiatement suspendues; on établirait, sur un point voisin du théâtre des événements, un centre de réunion et de délibération en commun sur les affaires de Suisse où les cinq puissances seraient représentées. Les vingt-deux cantons seraient invités à envoyer des délégués à cette conférence dans laquelle on examinerait de concert: 1° les moyens de conciliation dans la crise actuelle; 2° les modifications à apporter dans l'organisation de la confédération pour que cette crise ne puisse pas recommencer.
«Le gouvernement du roi, toujours pénétré de la plus vive affection pour la Suisse, fait ici appel à tous les cantons; il les engage tous à faire leurs efforts pour faire accueillir par les parties belligérantes cette démarche suprême qui peut mettre un terme à la guerre, en sauvant l'indépendance et l'unité de la Suisse, et en lui conservant tous les avantages dont l'Europe a voulu les doter. Si ses représentations n'étaient pas écoutées, si une lutte sanglante, qui révolte à la fois la politique et l'humanité, continuait malgré ses efforts, il se verrait contraint de ne plus consulter que ses devoirs comme membre de la grande famille européenne et les intérêts de la France elle-même, et il aviserait.»
Les cabinets de Berlin et de Vienne adhérèrent immédiatement à ce projet[216]: le premier, avec une complète approbation des principes et du langage; le prince de Metternich, avec des expressions de regret qu'on n'allât pas plus loin et en annonçant qu'il proposerait à mon projet quelques modifications, mais en en acceptant pleinement le fond et le caractère. La réponse du cabinet de Saint-Pétersbourg ne pouvait arriver que plus tard; mais l'Autriche et la Prusse répondaient de son assentiment, et le duc de Broglie m'écrivait de Londres[217]: «J'ai communiqué avant-hier votre dépêche à M. de Brunnow; il l'a trouvée fort bonne:—C'est, m'a-t-il dit, une position bien prise; il faut menacer un peu si vous voulez être écouté.—Du reste, il tient que sa cour fera ce que fera l'Autriche, ni plus, ni moins, ni autrement. Il parlera dans notre sens.»
[Note 216: Le marquis de Dalmatie à moi, 10 novembre 1847; le comte de
Flahault à moi, 11 novembre 1847.]
[Note 217: Le 9 novembre 1847.]
Il n'en fut pas de même à Londres. Avant même d'avoir reçu mon projet de note identique et sur l'annonce de ce qu'il serait probablement, lord Palmerston, dans un long entretien avec le duc de Broglie, avait élevé toute sorte d'objections, de difficultés, de moyens dilatoires que le duc de Broglie avait combattus pied à pied, en plaçant, à chaque pas, la question sous son vrai et grand jour: «J'ai trouvé, m'écrivit-il [218], lord Palmerston très-récalcitrant, très-décidé au début; je crois l'avoir laissé perplexe et dans une grande anxiété. J'ai fini en lui disant:—«Si nous avions les intentions que vos journaux nous supposent, nous aurions une belle occasion de prendre notre revanche de votre traité du 15 juillet 1840, et de nous mettre ici quatre contre un. Mais nous n'avons pas de telles intentions; et quant à moi, je pense que toute séparation entre la France et l'Angleterre est un si grand mal pour les deux pays, et en définitive un si grand danger pour la paix du monde, que je ne voudrais pas avoir négligé le moindre effort pour le conjurer.»
[Note 218: Le 6 novembre 1847.]
Trois jours plus tard, l'affaire fit un pas de plus: «J'ai reçu votre lettre du 7 et le projet de note identique, m'écrivit le duc de Broglie[219]; lord Palmerston est à Windsor et n'en revient que demain. Je le lui envoie par un messager. Je n'ai point encore de ses nouvelles, et quelle que soit votre juste impatience, je ne crois pas qu'il faille se montrer pressé. Il faut le laisser devant la perspective d'un engagement à quatre, conclu sans lui et par sa faute. C'est là ce qui peut le décider. Voici maintenant où en est l'affaire. Lord Palmerston a eu, sur ce sujet, un entretien avec lord John Russell, le jour même de mon entrevue. Le fond de la proposition leur convient assez; ils sont effrayés des radicaux. Ils soupçonnent néanmoins un piége dans cette proposition. Cela a pour but, disent-ils, ou de leur faire perdre le terrain intermédiaire sur lequel le gouvernement anglais est placé, et de le faire passer à la queue, derrière nous, dans le camp du Sonderbund, ou de nous laisser toute liberté d'intervenir en Suisse; sous prétexte qu'ils ont tout refusé. Bref, on fera un contre-projet de note, et on me le communiquera pour vous le transmettre.»
[Note 219: Le 9 novembre 1847.]
Neuf jours après seulement, le 18 novembre, lord Normanby vint me communiquer, de la part du cabinet anglais, un contre-projet de note identique ainsi conçu:
«Le soussigné, chargé d'affaires, etc., etc., a reçu l'ordre de son gouvernement de faire au directoire de la diète suisse et au président du conseil de guerre du Sonderbund la communication suivante.
«Le gouvernement britannique, animé du plus vif désir de voir toutes les parties de l'Europe continuer à jouir des bienfaits de la paix, inspiré par les sentiments les plus sincères d'amitié pour la nation suisse, et fidèle aux engagements que la Grande-Bretagne, comme l'une des puissances signataires du traité de Vienne de 1815, a contractés envers la confédération suisse, a vu avec le plus profond regret le commencement de la guerre civile entre les cantons qui composent cette confédération. Désirant faire ses efforts et employer ses bons offices dans le but d'aplanir les différends qui ont été la source de ces hostilités, il s'est mis en communication, à ce sujet, avec les gouvernements d'Autriche, de France, de Prusse et de Russie; et trouvant ces gouvernements animés des mêmes sentiments et mus par les mêmes motifs, il a résolu, de concert avec ses alliés, de faire une offre collective de la médiation des cinq puissances, dans le but de rétablir la paix et la concorde entre les cantons dont se compose la confédération suisse. Le soussigné est en conséquence chargé d'offrir la médiation de la Grande-Bretagne pour cet objet, et conjointement avec celle des quatre autres puissances.
«Si, comme l'espère le gouvernement britannique, cette offre est acceptée, une suspension immédiate des hostilités aura lieu entre les parties belligérantes, et continuera jusqu'à la conclusion définitive des négociations qui s'en suivront.
«Dans ce cas, il sera en outre nécessaire d'établir immédiatement une conférence composée d'un représentant de chacune des cinq puissances, ainsi que d'un représentant de la diète et d'un représentant du Sonderbund. Cette conférence se réunira à Londres.
«La base sur laquelle on propose d'opérer une réconciliation entre la diète et le Sonderbund consiste à faire disparaître les griefs que met en avant chacune des parties.
«Ces griefs paraissent être, d'une part l'établissement des jésuites en Suisse et la formation de la ligue séparée du Sonderbund; de l'autre part, la crainte des agressions des corps francs et le dessein attribué à la diète de détruire ou de violer la souveraineté séparée des différents cantons.
«Voici donc les conditions que le gouvernement britannique proposerait pour le rétablissement de la paix en Suisse:
«D'abord les jésuites seraient retirés du territoire de la confédération, moyennant une juste et suffisante indemnité pour toutes les propriétés en terres et maisons qu'ils auraient à abandonner.
«En second lieu, la diète renoncerait à toutes intentions hostiles à l'égard des sept cantons et les garantirait d'agression de la part des corps francs. Elle confirmerait en outre les déclarations qu'elle a souvent faites de sa détermination de respecter le principe de la souveraineté séparée des cantons confédérés, qui forme la base du pacte fédéral.
«Troisièmement, les sept cantons du Sonderbund dissoudraient alors formellement et réellement leur ligue séparée.
«Quatrièmement et enfin, les deux parties licencieraient leurs forces respectives et reprendraient leur attitude ordinaire et pacifique.
«Le soussigné est chargé d'exprimer le vif espoir du gouvernement britannique que cette équitable proposition sera accueillie avec empressement par les deux parties belligérantes; il est chargé en outre de demander, de la diète et du Sonderbund, une prompte réponse.»
C'était là, à coup sûr, une offre de médiation peu impartiale et probablement vaine. Elle tranchait, contre les cantons catholiques, la principale question, en posant d'abord l'entière expulsion des jésuites comme base de la médiation; et la note était précédée d'un long exposé des motifs qui non-seulement faisait à l'une des parties belligérantes cette concession capitale, mais la justifiait en principe, sans tenir compte, sans faire seulement mention de l'indépendance des cantons dans leur gouvernement intérieur, ni de la liberté d'association religieuse, ni de la liberté d'enseignement, ni du pacte fédéral, ni des droits de la minorité en présence de la majorité. Le duc de Broglie, à qui lord Palmerston donna connaissance de son projet au moment même où il chargeait lord Normanby de me le communiquer, fut si frappé, à la première lecture, de la différence des deux notes qu'il indiqua sur-le-champ à lord Palmerston plusieurs modifications qui lui paraissaient indispensables, notamment dans le paragraphe relatif aux jésuites. En me rendant compte[220] de son entretien avec lord Palmerston à ce sujet, il terminait ainsi sa dépêche: «En résumé, nous sommes, je crois, placés dans ce dilemme: ou l'action à cinq, par voie de persuasion exclusivement, toute menace disparaissant momentanément, sauf à renaître si la médiation échoue; ou l'action à quatre, par voie de menace exclusivement, toute persuasion étant de pure forme. Lequel des deux partis sera le plus efficace? Je n'oserais le dire; cela dépend de bien des hommes et de bien des événements. J'attendrai vos instructions.»
[Note 220: Le 16 novembre 1847.]
Je soumis immédiatement au roi, dans son conseil, toutes ces pièces et les questions qu'elles soulevaient, et dès le lendemain[221], d'un avis unanime, je répondis au duc de Broglie:
[Note 221: Le 19 novembre 1847.]
«J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire avant hier 16 de ce mois, et lord Normanby m'a donné communication de la dépêche, en date du même jour, par laquelle lord Palmerston explique les sentiments du cabinet de Londres sur notre proposition de médiation dans les affaires suisses, ainsi que du contre-projet rédigé par le principal secrétaire d'État de S. M. Britannique pour la note identique à adresser par les puissances médiatrices aux parties belligérantes. Désirant sincèrement le concours du gouvernement anglais à notre proposition de médiation, pour assurer la prompte et entière efficacité de cette démarche d'humanité et de paix, le gouvernement du roi pense comme vous, monsieur le duc, que le nouveau projet que lord Palmerston vient de nous faire communiquer doit être pris en considération. Il regarde en même temps comme très-justes et importantes les observations que vous avez déjà présentées à lord Palmerston sur quelques parties de ce projet. Les puissances médiatrices ne sauraient évidemment intervenir auprès du saint-siége pour obtenir le rappel des jésuites sans avoir la certitude que les cantons du Sonderbund consentent à cette démarche et se soumettront à la décision du pape, comme ils en ont du reste déjà manifesté l'intention. Il nous paraît également évident que l'engagement général des douze cantons qu'ils ne veulent attenter, ni en droit, ni en fait, à la souveraineté cantonnale, ne saurait suffire pour dissiper les inquiétudes des cantons du Sonderbund et leur donner les garanties dont ils ont besoin; il sera nécessaire de déclarer explicitement que, conformément au droit actuellement existant, aucune modification ne saurait être introduite dans le pacte fédéral sans le consentement formel et unanime de toutes les parties intéressées, c'est-à-dire des vingt-deux cantons formant la confédération helvétique. Je vois avec plaisir, par votre dépêche, que, sur ces deux points, lord Palmerston s'est montré disposé à admettre vos observations.
«Les motifs qui vous font penser qu'il ne convient pas d'attacher, au refus de notre médiation par l'une ou l'autre des parties belligérantes suisses, la menace d'une intervention, me paraissent fondés; mais il doit être bien entendu que cette question reste complétement en dehors de la médiation, et que tous les droits qui peuvent appartenir à chacune des puissances médiatrices, en raison de ses intérêts et des circonstances, demeurent entiers et réservés.
«Quant au siége des conférences, le gouvernement du roi ne fera, pour son compte, aucune objection à ce que, selon le voeu du gouvernement britannique, il soit établi à Londres; mais je ne saurais présumer quelles seront, à ce sujet, les dispositions des autres cours continentales. Le gouvernement du roi, uniquement préoccupé du désir de placer les conférences dans un lieu rapproché des événements et des puissances qui y sont le plus directement intéressées, a proposé une ville du grand-duché de Bade, et cette proposition a été agréée à Berlin et à Vienne. M. le baron d'Arnim est venu me dire hier que son gouvernement désirerait que les conférences fussent établies à Neufchâtel. C'est là un point qui pourra être réglé ultérieurement et sur lequel le gouvernement du roi, complétement étranger à toute pensée personnelle, acceptera sans difficulté ce qui conviendra aux cours engagées avec lui dans l'oeuvre de cette médiation dont le succès importe tant au rétablissement de la paix en Suisse, à la sécurité de l'ordre et à la satisfaction du sentiment moral en Europe.
«Je vous invite, monsieur le duc, à entretenir dans ce sens lord Palmerston, et à presser de toutes vos instances une prompte conclusion. La nécessité de réunir, sur un nouveau projet de note identique, l'avis et l'adhésion des autres cours du continent entraînera déjà un fâcheux retard.»
Le duc de Broglie ne perdit pas une minute pour exécuter ces instructions. Il m'écrivit le 20 novembre 1847: «J'ai reçu dans la nuit du 19 au 20 votre lettre du 18. Ce matin, de bonne heure, j'ai écrit à lord Palmerston pour lui demander un rendez-vous. Il m'a reçu à midi. Je lui ai exposé sur-le-champ les intentions du gouvernement du roi:—Bien qu'il existe, lui ai-je dit, quelques différences dans le point de vue sous lequel le gouvernement britannique d'une part et le gouvernement français de l'autre envisagent les affaires de Suisse, bien que le gouvernement britannique se montre moins sévère que nous à l'égard de la diète helvétique, il ne nous paraît pas que cette différence puisse faire obstacle à l'accord des deux gouvernements, puisqu'ils arrivent, en définitive, à des conclusions à peu près identiques. Une médiation, l'arbitrage du saint-siége dans la question des jésuites, le maintien de la souveraineté cantonnale, des garanties contre les corps francs, telles sont, pour le gouvernement britannique comme pour le gouvernement français, les conditions de la pacification de la Suisse. Cela étant, l'action commune est possible, et il ne reste plus qu'à s'entendre clairement sur la nature et les limites de ces conditions.
«J'ai rappelé alors à lord Palmerston ce que j'avais eu l'honneur de lui faire observer dans notre dernier entretien, en ce qui concerne les deux premières bases de pacification indiquées dans le projet de note qu'il nous a communiqué.
«—Il doit être bien entendu, lui ai-je dit, que le rappel des jésuites ne peut être légitimement imposé aux cantons du Sonderbund que par le saint-siége. S'il l'était par la diète, la souveraineté de ces cantons ne serait pas respectée; les médiateurs n'auraient, non plus, aucun droit de l'exiger. Mais il est juste et naturel que ce soient les cantons catholiques qui provoquent cette décision, et non pas les cantons protestants; le saint-siége prononcera dans l'intérêt de la religion et de la paix.»—En conséquence, j'ai proposé, pour prévenir toute incertitude, de substituer au paragraphe correspondant de la note de lord Palmerston la rédaction suivante:
«—Que les sept cantons du Sonderbund s'adresseront au saint-siége pour lui demander s'il ne convient pas, dans l'intérêt de la paix et de la religion, d'interdire à l'ordre des jésuites tout établissement sur le territoire de la confédération helvétique.»
«Lord Palmerston n'y a trouvé aucune difficulté, en réservant toutefois le consentement de S. M. Britannique et du cabinet.
«Il doit être bien entendu, lui ai-je dit, que la première de toutes les garanties contre toute atteinte à venir à la souveraineté des cantons doit être l'engagement pris par la diète d'observer le pacte fédéral et de n'y rien changer sans le consentement de tous les confédérés. Le pacte fédéral est un traité entre vingt-deux États souverains, indépendants l'un de l'autre au moment où ils l'ont signé, engagés l'un envers l'autre dans les limites du pacte; il ne peut dépendre d'aucune des parties contractantes de changer unilatéralement la condition des autres. En conséquence, j'ai proposé de substituer au troisième paragraphe correspondant du projet de note anglais la rédaction suivante:
«—Que la diète, confirmant ses déclarations précédentes, prendra l'engagement: 1° de ne porter aucune atteinte à l'indépendance ni à la souveraineté des cantons, telle qu'elle est garantie par le pacte fédéral; 2° d'accorder, à l'avenir, une protection efficace aux cantons qui seraient menacés par une invasion de corps francs; 3° et de n'admettre, s'il y a lieu, dans le pacte fédéral, aucun article nouveau sans l'assentiment de tous les membres de la confédération.
«Lord Palmerston n'y a vu non plus aucune difficulté, toujours sous la même réserve.
«Enfin, ai-je ajouté, dans la dépêche communiquée à mon gouvernement par lord Normanby, il se rencontre des réflexions auxquelles nous adhérons pleinement. Le gouvernement britannique établit qu'en cas de refus de la médiation, soit par l'une, soit par l'autre des parties belligérantes, soit par toutes deux, ce refus ne doit être considéré par aucune des cinq puissances comme un motif d'intervention armée dans les affaires de la Suisse. Rien de plus juste et de plus naturel; mais il doit être en même temps bien entendu que chacune des cinq puissances demeure à cet égard dans ses droits actuels, et conserve entièrement sa liberté d'action.
«Lord Palmerston a trouvé l'observation parfaitement fondée.
«Dès lors, ai-je repris, mon gouvernement ne voit, en ce qui le concerne personnellement, aucun obstacle à l'accord entre les cinq puissances tel qu'il est proposé par le gouvernement britannique. Il accepte la désignation de Londres comme siége de la conférence, et il emploiera tous ses efforts pour faire partager son sentiment aux cours de Berlin, de Vienne et de Pétersbourg; il espère y réussir sans pouvoir en répondre; il est néanmoins prévenu que M. le prince de Metternich, tout en adhérant à la proposition du gouvernement français, a annoncé qu'il demanderait des modifications à la rédaction de la note française. Ce n'est qu'après avoir reçu les observations de M. le prince de Metternich et les avoir pesées avec toute l'attention qu'elles méritent, que la rédaction de la note, qui doit devenir commune entre les cinq puissances, pourra être définitivement arrêtée.
«D'ici là cependant, mon gouvernement pense qu'il ne serait pas impossible, en se fondant sur l'espérance légitime d'un accord complet entre les cinq puissances, de tenter une démarche préliminaire dans le but d'arrêter l'effusion du sang. Il pense qu'on pourrait prévenir les parties belligérantes que la médiation des cinq puissances va leur être offerte, et leur demander de suspendre en attendant les hostilités. Il espère que les ministres des trois cours continentales prendraient sur eux de donner leur adhésion à cette démarche.
«Lord Palmerston m'a fait observer que le succès de cette démarche auprès des douze cantons, qui forment la majorité dans la diète, dépendrait de la presque certitude qu'on pourrait leur donner du succès de la médiation dans l'affaire des jésuites:—Sans cela, m'a-t-il dit, ils ne renonceront point à leurs avantages, et ne laisseront point à leurs adversaires le temps et les moyens d'organiser leur défense.—Nous avons cherché alors comment on pourrait leur donner cette presque certitude en respectant les conditions mêmes de la médiation telles qu'elles sont posées dans la note du gouvernement britannique et expliquées dans la présente dépêche. Il nous a paru que les cinq puissances, par l'entremise de leurs ministres à Paris, pourraient faire une démarche spontanée auprès du saint-siége pour prévenir le pape Pie IX de la demande qui lui sera probablement adressée, et qu'en donnant simultanément connaissance aux parties belligérantes de cette démarche et de la médiation projetée, on obtiendrait probablement le but désiré. En effet, si, sur le fondement de cette démarche, le Sonderbund consent à la suspension d'armes, il aura implicitement consenti à s'en rapporter à la décision du saint-siége dans l'affaire des jésuites, et les douze cantons auront à peu près la certitude d'obtenir, sans coup férir, ce qu'ils poursuivent au prix de leur sang et de celui de leurs confédérés. La moitié de l'oeuvre de médiation sera à peu près faite.
«Restait à préparer la rédaction de la note préliminaire. Lord Palmerston a bien voulu me confier ce travail; mais l'heure du courrier ne me permettant pas de m'y livrer aujourd'hui, je ferai en sorte de l'avoir terminé demain, et si lord Palmerston en est satisfait, je vous l'expédierai par un courrier extraordinaire.
«Afin d'éviter tout malentendu dans une affaire si pressante, si compliquée, et où cependant, attendu l'éloignement des cinq cours médiatrices, tant de choses restent encore en suspens, je donnerai lecture de la présente dépêche à lord Palmerston, et s'il y consent, je lui en laisserai copie.
«Sept heures du soir. Je sors de chez lord Palmerston. Il n'a fait aucune objection à la teneur de cette dépêche, et il a gardé la copie.»
L'adhésion du cabinet anglais aux modifications proposées par le duc de Broglie dans le contre-projet de note identique de lord Palmerston arrivait à propos pour atténuer le mouvement de méfiance et de colère qu'avait suscité ce projet dans les cabinets de Vienne et de Berlin: «J'ai vu M. de Canitz peu après la réception du travail de lord Palmerston, m'écrivait le marquis de Dalmatie[222], et je l'ai trouvé sous l'impression que ces propositions étaient complétement insuffisantes, n'offrant aucune espèce de garanties, si ce n'est même dérisoires. Il m'a lu ce qu'il était occupé à écrire à M. de Radowitz, parti la veille au soir pour Vienne; il lui communique cette impression.
[Note 222: Le 22 novembre 1847.]
Il attend, non-seulement avec la plus grande impatience mais avec anxiété, votre réponse à lord Palmerston. Le cabinet de Berlin, qui naguère encore était tellement rapproché de l'Angleterre, en est bien loin aujourd'hui. On dit tout haut maintenant que lord Palmerston est le représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du principe conservateur est remise aux mains du gouvernement du roi.»
A Vienne l'humeur était encore plus forte. Le prince de Metternich regardait de plus en plus les affaires de Suisse comme intimement liées aux affaires d'Italie, et mettait chaque jour plus d'importance à la répression des radicaux au pied des Alpes pour être en mesure de résister au mouvement qui éclatait sur toute la ligne des Apennins. Les communications que m'apportait de sa part le comte Appony prouvaient que mon attitude et mon langage ne lui suffisaient guère, et qu'il était plutôt résigné que satisfait.
Cependant, la situation était si pressante et notre concours si indispensable aux cabinets de Vienne et de Berlin, que je ne désespérai pas de leur faire accepter le nouveau projet de note identique tel que l'avait fait modifier le duc de Broglie, quoiqu'il fût bien moins net et moins efficace que notre première proposition. Dès que j'eus reçu ses dépêches des 20 et 22 novembre, je me mis à l'oeuvre, et le 24 au soir je lui écrivis: «J'ai rendu compte au roi en son conseil des modifications que, conformément à mes instructions du 19 de ce mois, vous avez proposées au projet de note présenté le 16 par le gouvernement britannique, et qui ont été admises par lord Palmerston. J'ai en même temps informé le roi et son conseil des difficultés que rencontrait l'adoption d'une note préliminaire qui avait d'abord paru pouvoir être immédiatement adressée par les cinq puissances aux parties belligérantes pour les engager à une suspension d'armes, en attendant que les bases de la médiation fussent définitivement arrêtées. Frappé de ces difficultés, et désirant ne point perdre de temps dans l'oeuvre de pacification qu'il poursuit, le gouvernement du roi a résolu d'écarter cette idée d'une démarche préliminaire, et de presser l'adoption du projet définitif de note identique modifié ainsi qu'il a été convenu le 20 entre vous et lord Palmerston. Le roi m'a en conséquence autorisé à m'entendre, à ce sujet, avec les représentants à Paris des cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, et j'ai la satisfaction de vous annoncer que, moyennant les modifications ci-dessus rappelées, le projet de note identique, contenant l'offre et les bases de la médiation des cinq puissances en Suisse, a été adopté par M. l'ambassadeur d'Autriche et M. le ministre de Prusse qui se sont engagés, dès que ce projet aurait reçu l'approbation définitive du gouvernement britannique, à le transmettre, comme nous, aux représentants de leurs cours auprès de la Confédération helvétique, afin que ceux-ci eussent à le remettre, simultanément avec l'ambassadeur de France et le chargé d'affaires d'Angleterre, au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund.
«M. le chargé d'affaires de Russie n'ayant encore reçu aucune instruction de sa cour sur cette affaire, n'a pu s'engager à faire immédiatement la même démarche; mais il a exprimé son approbation de la résolution adoptée par ses collègues, et il pense que sa cour adhérera à la marche suivie par les cours de Vienne et de Berlin.
«Je vous renvoie donc, M. le duc, le projet modifié de note identique maintenant revêtu de l'adhésion des représentants des cours d'Autriche et de Prusse comme de la nôtre, et qui recevra très-probablement bientôt celle de la cour de Russie. Je vous invite à presser le gouvernement britannique, qui a présenté ce projet et accepté les modifications proposées par vous, de le revêtir de sa sanction définitive, et de prendre les mesures nécessaires pour que le représentant de Sa Majesté Britannique en Suisse, de concert avec les représentants des autres cours médiatrices, adresse sans retard cette note au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund. Le gouvernement du roi espère que cette démarche unanime et amicale des cinq puissances amènera le terme de la guerre civile qui désole la Suisse et préoccupe justement l'Europe.»
Ce ne fut pas sans surprise que le duc de Broglie rencontra à Londres de nouvelles objections à ce projet, naguère si attentivement débattu et si formellement accepté: «Je tenais l'affaire pour terminée, m'écrivit-il[223], quand je me suis présenté ce matin chez lord Palmerston. Je le lui ai dit. Je lui ai donné lecture de votre lettre, et lui ai remis entre les mains le projet de note modifiée qui l'accompagnait.
[Note 223: Le 26 novembre 1847.]
«Il l'a relu d'un bout à l'autre. Arrivé au paragraphe premier des bases de médiation et lisant la rédaction substituée à la sienne, il a déclaré que le principe de l'expulsion des jésuites ne lui paraissait pas assez formellement stipulé. Je me suis borné à lui rappeler que cette rédaction avait été approuvée par lui, remise entre ses mains par écrit, que j'avais rendu compte de notre entretien dans une dépêche où cette rédaction se trouvait insérée in extenso, qu'il avait reconnu la parfaite exactitude de ce compte rendu, et que la copie de la dépêche était entre ses mains. J'ai ajouté que dans cette rédaction était tout le noeud de la question de médiation: si la démarche auprès du pape n'était pas faite par les cantons du Sonderbund eux-mêmes, les médiateurs ne feraient autre chose que de se réunir aux douze cantons de la diète pour exiger des sept cantons du Sonderbund une soumission entière, absolue, sans conditions ni limites; ce serait, de la part de l'Europe, intervenir non pour prévenir, mais pour consacrer la violation du pacte fédéral et l'oppression de la minorité par la majorité; nous allions jusqu'à l'extrême limite en pesant réellement sur la minorité, sous couleur de lui ménager un recours au saint-siége: aller plus loin serait impossible.
«Lord Palmerston s'est défendu sur le premier point en disant qu'il n'avait pas compris que la rédaction proposée dût être substituée à la sienne, qu'il l'avait comprise comme une explication que nous donnions à notre pensée. J'ai regretté qu'il n'eût pas assez attentivement écouté la lecture de la dépêche que je lui avais remise, en affirmant qu'elle ne pouvait laisser sur ce point le moindre doute.
«Il a insisté ensuite sur le peu de chance d'être écouté des vainqueurs si on ne leur donnait pas l'assurance complète de l'expulsion des jésuites. J'ai répliqué qu'à la vérité la chance d'être écouté n'était pas très-grande si les douze cantons étaient complètement vainqueurs; mais que le refus viendrait alors, non point des conditions de la médiation, mais de la violence des passions populaires suisses; que l'essentiel, en tentant cette démarche, c'était de maintenir le principe de la souveraineté cantonnale, et qu'il valait beaucoup mieux ne rien faire que de l'abandonner.
«Lord Palmerston m'a dit alors que nous faisions beaucoup pour ce principe, beaucoup pour les sept cantons en déclarant que le pacte ne pourrait être modifié qu'à l'unanimité.—«Vous ne faites rien, ai-je répondu, si vous consacrez la violation du pacte dans le cas actuel. Qu'ont besoin les radicaux de changer le pacte s'ils peuvent, dans chaque occasion, le violer avec l'assentiment et le concours de l'Europe?»
Pendant près de trois heures, la discussion continua sur ce terrain entre les deux interlocuteurs. Lord Palmerston indiqua deux ou trois modifications à la rédaction du paragraphe en question. Le duc de Broglie les repoussa toutes, et maintint la rédaction primitive «comme adoptée et irréformable.» Lord Palmerston se rabattit alors à demander que, dans le quatrième paragraphe des bases de médiation, on ajoutât quelques mots qui indiquassent que, tout en posant la question du rappel des jésuites comme elle était posée dans le premier paragraphe, les cinq puissances espéraient que le pape accueillerait la demande qui lui serait adressée: «Cela m'a paru sans inconvénient, me disait le duc de Broglie, et, après avoir cherché une rédaction qui répondît à la pensée de lord Palmerston, nous nous sommes arrêtés à insérer dans le quatrième paragraphe cette phrase que: «dès que la question des jésuites serait complétement résolue, ainsi qu'il est indiqué au paragraphe premier, les deux parties licencieraient leurs forces respectives et reprendraient leur attitude ordinaire et pacifique.»—L'addition me semble tout à fait exempte de reproches; à tel point même qu'il faut être bien au fait de la discussion qui l'a produite pour comprendre qu'on y puisse attacher la moindre importance.
«J'ai quitté lord Palmerston en lui disant que j'allais expédier mon courrier avec son consentement et l'assurance qu'il allait adresser ses ordres à M. Peel, son chargé d'affaires en Suisse. Il me l'a donnée.»
Le duc de Broglie n'était pas au bout. Il m'écrivit le lendemain[224]: «Hier soir, deux heures après l'expédition de mon courrier, on m'a remis un billet de lord Palmerston, accompagné d'une lettre officielle. Je ne répondrai point au billet. Je réponds à la lettre officielle, dont je joins ici copie avec ma réponse.
[Note 224: Le 27 novembre 1847.]
«Lord Palmerston à M. le duc de Broglie.
Foreign-Office, 26 novembre 1847.
«Monsieur le duc,
«Au sujet de la conférence que j'ai eu l'honneur d'avoir ce matin avec Votre Excellence sur les affaires de Suisse, et pour prévenir tout malentendu futur, je crois devoir dire que si, pour assurer le concours unanime des cinq puissances dans l'offre d'une médiation amicale entre les parties belligérantes en Suisse, le gouvernement de Sa Majesté Britannique a consenti aux modifications que Votre Excellence a proposées dans le projet de note identique à présenter à la diète et au Sonderbund, le gouvernement de Sa Majesté n'a agi ainsi que dans la claire et positive idée que l'entier éloignement des jésuites de toutes les parties du territoire de la confédération est la base nécessaire de l'arrangement à proposer aux deux parties belligérantes pour la pacification de la Suisse.»
La réponse du duc de Broglie était courte et catégorique:
«Le duc de Broglie à lord Palmerston,
Londres, 27 novembre 1847.
«Mylord,
«Je concevrais difficilement que la rédaction substituée par mon gouvernement au paragraphe premier du contre-projet britannique pût devenir, entre nous, l'occasion d'un malentendu. Je me suis efforcé de vous expliquer à plusieurs reprises, tant de vive voix que par écrit, le sens et la portée de cette rédaction. Je ne puis que me référer à ces explications, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher.»
Que signifiaient, de la part du cabinet anglais, cette incertitude, cette mobilité de résolution et de langage? Était-ce seulement l'embarras inhérent à une situation fausse? Lord Palmerston voulait à la fois rester en Suisse l'ami particulier des radicaux, et ne pas rester isolé en Europe en se séparant des quatre grandes puissances qui voulaient leur résister. Y avait-il, dans ses hésitations et ses procrastinations, un désir plus ou moins prémédité de traîner en longueur et de laisser aux radicaux suisses le temps d'accomplir leur oeuvre de guerre civile avant que la médiation européenne vînt les gêner dans leur attaque? Sur le théâtre même des événements, des faits se passaient, des paroles échappaient qui autorisaient cette conjecture. Le gouvernement anglais avait pour chargé d'affaires en Suisse M. Peel, fils aîné de sir Robert Peel et maintenant héritier de ce glorieux nom. Il était jeune, impétueux et, tout en obéissant à ses instructions, enclin dans son langage à des mouvements d'indépendance et d'inconséquence généreuse. Il vivait à la fois en intimité avec M. Ochsenbein et en bons rapports avec M. de Boislecomte. Dès le 7 novembre 1847, au moment même où la Diète helvétique engageait la guerre civile, ce dernier m'écrivit: «M. Peel m'a dit combien sa position, sous un ministre qui appartenait à un autre parti que son père, lui imposait de réserve, et combien il aurait de plaisir à être plus expansif avec moi; ce que, sous lord Aberdeen par exemple, il eût fait, même en ayant les mêmes instructions. J'étais entré chez lui en lui disant que je ne pouvais résister au plaisir de lui exprimer l'espoir que nos deux gouvernements se missent enfin d'accord sur les affaires suisses, et je lui avais confié, d'après la dépêche de Votre Excellence, ce qui m'en donnait l'espoir.—Je le désire autant qu'on peut désirer quelque chose au monde, me dit M. Peel, et je ne suis pas sans espoir; la dernière expédition de lord Palmerston était évidemment écrite dans un esprit de rapprochement vers vous, et de mon côté, depuis les propositions faites par les sept cantons, j'insiste chaque fois à écrire que maintenant tout le droit est passé de leur côté, et qu'il n'y a plus d'autre parti à prendre honorablement que celui de les soutenir.—Je dis alors à M. Peel notre projet de médiation:—«Malheureusement, me dit M. Peel, les meneurs de la diète ne l'accepteront pas; il n'y a que quatre jours qu'ils ont refusé la médiation de l'Angleterre. J'ai en vain dit à M. Ochsenbein que, si les petits cantons faisaient un appel à la France et à l'Autriche, il était à croire que les deux puissances interviendraient à main armée, et je lui ai laissé suffisamment à entendre que nous n'y mettrions pas d'obstacle. Il s'est emporté; il a dit que tout cela était l'ouvrage de M. de Metternich qui nous avait changés; il a parlé de ses cent mille soldats, qu'ils ne reculeraient pas devant la France et l'Autriche, qu'ils pourraient périr et la Suisse cesser d'être une nation, mais que cela valait mieux que de courber la tête, et que, s'ils étaient victorieux, ils ne s'arrêteraient pas en Suisse et se répandraient sur l'Italie et sur l'Allemagne. A quoi je répondis que ce pouvaient être là ses sentiments privés, mais que ce n'étaient pas ceux du pays. C'est en sortant de cette conversation que M. Ochsenbein a été se concerter avec MM. Druey, Munzinger et Furrer, et qu'ils ont résolu de précipiter le mouvement et de prononcer l'arrêt d'exécution, ce qui a été exécuté le soir même. Ils sont lancés et maintenant ils ne s'arrêteront pas, même devant votre intervention armée.»
Pendant qu'on discutait encore à Londres le sens et les bases de la médiation, les radicaux suisses précipitèrent en effet leurs mouvements: ils avaient mis sur pied des forces considérables: 52,000 hommes d'armée active et 30,000 de réserve, avec 172 pièces d'artillerie[225]; un chef expérimenté, le général Dufour, les commandait: il n'appartenait pas au parti radical; mais la diète une fois engagée dans la lutte, la plupart des modérés, qui avaient d'ailleurs peu de goût pour les jésuites et le Sonderbund, croyaient de leur devoir de la soutenir: elle représentait, à leurs yeux, la confédération et l'État. Dès les premiers coups, le succès se déclara plus prompt et plus facile que ne l'avaient espéré les plus confiants; le canton de Fribourg fut occupé et la ville capitula sans résistance. Mais Lucerne tenait bon; sa population et celle des petits cantons se montraient fort résolues à se battre: «La Suisse entière, m'écrivait M. de Boislecomte[226], est dans une attente pleine de passion et d'anxiété, les yeux tournés vers Lucerne. M. Peel a dit hier à l'ambassade qu'il avait envoyé quelqu'un à Lucerne. Il paraît très-embarrassé depuis quelques jours. Son langage est redevenu comme aux premiers temps. On pensait qu'il avait envoyé à Lucerne, non pas à la ville, mais au quartier général de l'armée, pour prévenir le général Dufour et lui conseiller de presser les choses. J'apprends par Neufchâtel que, le 21, un courrier anglais a traversé la ville, se rendant à Berne. M. Peel, auquel je communique à peu près tout ce que je reçois et ce que je fais, s'est bien gardé d'en rien dire à l'ambassade, et c'est à la suite de la réception de ce courrier qu'il a fait, au quartier du général Dufour, l'envoi dont il a parlé à mon attaché, M. de Massignac. Il faut qu'il y ait quelque chose de faux au fond de toute la situation prise par la cour de Londres pour qu'un caractère vrai et généreux, comme celui de M. Peel, ne puisse cependant inspirer à personne de sécurité.»
[Note 225: Baumgartner, die Schweitz von 1830 bis 1850, t. IV, page 7.]
[Note 226: Le 24 novembre 1847.]
Ce fut la conviction générale, acceptée depuis comme un fait certain par les historiens suisses les mieux informés, qu'au moment même où la note identique était enfin sortie de toutes ses transformations et près d'être expédiée en Suisse, lord Palmerston avait donné à M. Peel l'ordre d'en prévenir le général Dufour, et de l'engager à presser la conquête de Lucerne, pour qu'à l'arrivée de la note les cinq puissances qui l'avaient signée, y compris l'Angleterre, trouvassent la guerre terminée et leur médiation sans objet. Le chapelain de la légation anglaise en Suisse avait été, disait-on, chargé de cette mission.
M. de Boislecomte mit avec raison du prix à s'assurer de la réalité du fait; il donna, dans ce but, ses instructions au jeune attaché qu'il avait laissé à Berne, et le 29 novembre 1847, M. de Massignac lui écrivit: «L'affaire de la mission du chapelain de la légation d'Angleterre est éclaircie. Ce matin, je fus chez le ministre d'Espagne[227]. Après avoir causé avec lui de la lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser ce matin, et à laquelle il donne son entière approbation quant à l'exactitude:—Je voudrais bien savoir, lui dis-je, si vraiment Temperly a été, de la part de Peel, dire au général Dufour de presser l'attaque contre Lucerne.—Qui est-ce qui en doute? me répondit-il; pour moi, j'en suis sûr, je le tiens de bonne source, et j'en mets ma main au feu, me répéta-t-il à plusieurs reprises.—Je le crois, ajoutai-je, mais j'aurais quelque intérêt à le faire avouer à Peel lui-même, et devant quelqu'un, vous, par exemple.
[Note 227: M. de Zayas.]
«L'occasion s'en est présentée dès ce matin. Nous parlions avec Zayas et Peel des affaires suisses et de la manière dont les différents cabinets les jugeaient. «—Aucun cabinet de l'Europe, excepté celui de l'Angleterre, n'a compris les affaires de Suisse, a dit M. Peel, et lord Palmerston a cessé de les comprendre lorsqu'il a approuvé la note identique.—Avouez au moins, lui dis-je, qu'il a fait une belle fin, et que vous nous avez joué un tour en pressant les événements.» Il se tut; j'ajoutai: «—Pourquoi faire le mystérieux? Après une partie, on peut bien dire le jeu qu'on a joué.—Eh bien, c'est vrai! dit-il alors, j'ai fait dire au général Dufour d'en finir vite.» Je regardai M. de Zayas pour constater ces paroles. Son regard me cherchait aussi. Cependant, Monsieur l'ambassadeur, je n'ai pas voulu vous apprendre cet aveu légèrement, et ce soir, j'ai demandé à M. de Zayas s'il considérait l'aveu comme complet:—«Je ne sais pas ce que vous voudriez de plus, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez une déclaration écrite. Quand je vous disais ce matin que j'en mettrais ma main au feu!»
Ce fut seulement le 28 novembre 1847 que je pus adresser à M. de Boislecomte une dépêche définitive et positive: «Le concert que nous travaillons à établir entre les puissances est enfin réalisé. Vous trouverez ci-joint le texte de la note identique qui doit être remise aux parties belligérantes en Suisse pour leur offrir la médiation des cinq cours. Vous voudrez bien, après en avoir fait dresser deux expéditions et les avoir revêtues de votre signature, les adresser au président de la diète et au président du conseil de guerre du Sonderbund. M. Peel recevra des instructions conformes à celles que je vous donne. M. le comte Appony et M. le baron d'Arnim écrivent dans le même sens à M. de Kaisersfeldt et à M. de Sidow. La dépêche de M. d'Appony est annexée à cette expédition, et je vous recommande de la faire parvenir, sans perdre un moment, à M. de Kaisersfeldt. Quant à celle de M. d'Arnim, elle est envoyée directement à M. de Sidow. M. de Kisséleff ne s'étant pas trouvé en mesure de donner des directions analogues à M. de Krudener, bien que les intentions de son gouvernement ne soient pas douteuses, la communication de la Russie ne pourra avoir lieu que plus tard. Mais il importe que celles de la France, de l'Autriche et de la Prusse soient, autant que possible, simultanées, et je vous prie de vous concerter à cet effet avec vos collègues en évitant d'ailleurs tout ce qui entraînerait de nouveaux délais.»
La note identique ainsi transmise était exactement conforme au texte enfin convenu entre le duc de Broglie et lord Palmerston, dans leurs derniers entretiens.
Quand cette dépêche arriva[228] à M. de Boislecomte qui, d'après mes instructions, s'était établi à Bale, Lucerne avait succombé après une vive, bien que courte résistance; mais la lutte subsistait encore dans le canton du Valais; M. de Boislecomte expédia sur-le-champ la note identique au président de la diète à Berne et au dernier représentant du Sonderbund vaincu. Il écrivit en même temps à M. Peel pour l'en informer. En me rendant compte de ces derniers incidents et de l'état des esprits en Suisse, il ajouta: «C'est avec regret que je dois vous parler de M. Peel. Il paraît que, depuis mon départ de Berne, il était retourné à ses anciennes amitiés, et qu'il se disposait à prendre possession de la situation comme s'il avait jusqu'au bout et sans distraction soutenu les radicaux. Il avait fait une visite de félicitation à M. Ochsenbein, et il venait de l'inviter, avec d'autres vainqueurs, à un grand dîner quand il a reçu ma lettre qui lui indiquait l'entente conclue et la remise que je faisais immédiatement de la note concertée. Il a aussitôt décommandé son dîner, et M. de Massignac étant allé le voir, il lui a dit:«—Je ne comprends pas lord Palmerston, et si je pouvais montrer ses dépêches, on ne le comprendrait pas plus que moi. Je ne veux pas remettre la note qu'on m'enverra. Je donnerai ma démission plutôt que de le faire. Le puis-je donc quand je viens de faire une visite à Ochsenbein dans un sens tout opposé? Vous comprenez bien que je ne me suis pas lié avec des gens comme les radicaux par amitié pour eux; mais la guerre est finie, et l'on me fait jouer dans tout cela un rôle qui me blesse beaucoup.»
[Note 228: Le 30 novembre au matin 1847.]
Lord Palmerston voulut sans doute épargner à son jeune agent l'embarras que celui-ci repoussait, car il ne le chargea point de remettre la note identique. L'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, sir Stratford Canning, était alors à Londres, près d'en repartir pour retourner à son poste; ce fut à lui que lord Palmerston donna ses instructions sur l'attitude que le cabinet anglais voulait prendre dans le nouvel état des affaires suisses; sir Stratford se mit en route par Paris et Berne. J'eus avec lui, à son passage, un entretien plus libre de ma part que de la sienne; je connaissais la ferme loyauté de son caractère, et je fus peu surpris de le trouver un peu embarrassé de la politique dont il était chargé de conduire le dénouement. J'écrivis le 3 décembre 1847, au duc de Broglie: «Sir Stratford Canning est toujours ici, attendant toujours une dépêche de Londres. La note anglaise ne sera probablement pas remise. Mais il suffit, pour que la position soit prise, qu'un seul ait parlé au nom des cinq.»
Après le tour qu'avaient pris les événements, il n'y avait plus en effet, pour nous en Suisse, qu'une question de position et d'avenir. Le voisinage donnait à nos rapports avec ce pays bien plus d'importance qu'ils n'en pouvaient avoir pour l'Angleterre. L'Autriche et la Prusse étaient à cet égard dans une situation semblable à la nôtre; et on était, à Vienne et à Berlin, si sérieusement préoccupé des affaires suisses que, lorsque la crise éclata, bien loin de les considérer comme terminées, ces deux cabinets virent, dans la défaite du Sonderbund, le commencement d'une nouvelle phase qui appelait, de leur part, une égale sollicitude et probablement de nouvelles démarches. Deux hommes considérables, le comte de Colloredo pour l'Autriche et le général de Radowitz pour la Prusse, vinrent à Paris avec une mission authentique, quoique non officielle: «Ils y sont envoyés, m'écrivit le marquis de Dalmatie[229], pour porter et pour se faire donner des termes précis. D'abord, pour s'assurer de la stabilité de votre cabinet; ensuite, pour savoir jusqu'à quel point on peut compter sur vous, jusqu'où vous voulez et vous pouvez aller, quelles peuvent être les exigences parlementaires, quelle influence peut exercer l'Angleterre.
[Note 229: Le 19 décembre 1847.]
On ne veut pas vous embarrasser; on ne veut pas nuire au cabinet; mais on ne veut pas non plus s'engager plus avant avec nous sans savoir positivement à quoi s'en tenir sur notre compte. Les instructions du comte de Colloredo sont précises et catégoriques; on me l'a dit, et une observation que j'ai faite me l'a confirmé. M. de Canitz m'a communiqué à deux reprises, avant et après l'arrivée du comte de Colloredo à Berlin, une portion des instructions qu'il prépare pour le général Radowitz. J'ai remarqué entre ces deux fragments une différence de nuance, d'abord dans le ton qui est plus décidé et plus incisif dans le second. Il renferme un passage sur les révolutions qui ont eu lieu dans divers cantons, et qui ont donné la majorité au radicalisme dans la diète; et il pose la question de savoir si l'on ne pourrait pas trouver un moyen de les prévenir. C'est aller bien loin; c'est passer de la question fédérale et internationale à la question cantonnale et intérieure; c'est dépasser les bornes de l'intervention que les puissances sont fondées, en droit public, à exercer en Suisse. Après m'avoir lu ce passage, M. de Canitz m'a dit que c'était là une addition qu'il s'était permis d'apporter aux instructions données par le prince de Metternich. J'en ai tiré la conclusion qu'il faut que ces instructions, patentes ou secrètes, aillent déjà assez loin pour que la cour de Prusse ait fait ce pas qui peut, à la vérité, être aussi bien désapprouvé qu'approuvé à Vienne, mais qui indique toujours que le comte de Colloredo a apporté avec lui quelque chose qui a enhardi la cour de Prusse à le faire. Ajoutez-y ce qui est venu de Saint-Pétersbourg où l'on s'est prononcé plus énergiquement encore dans le même sens:—«L'empereur Nicolas, m'a dit M. de Canitz, ne veut se mêler de l'affaire suisse qu'autant qu'il aura la certitude que les autres cours y apportent des intentions sérieuses, et qu'elles ne s'arrêteront pas en chemin. Autrement, il préfère y rester étranger. Ce n'est que par complaisance qu'il a consenti à s'associer aux premières démarches.»—Une autre personne me disait que l'empereur ne comprenait pas la conférence dont on parle sur les affaires de Suisse si elle n'avait pas 60,000 hommes derrière elle.
L'empereur Nicolas avait alors pour représentant à Berlin le baron Pierre de Meyendorff, aussi distingué par l'élévation et la finesse de son esprit que par la droiture de son caractère, l'un de ces politiques vraiment européens qui, tout en servant fidèlement les vues et les intérêts de leur gouvernement, savent comprendre les institutions et les intérêts des autres États, tiennent grand compte de ce qu'exige ou de ce que comporte le bon ordre général des sociétés civilisées, et ne perdent jamais de vue la raison et l'équité. «Il me disait hier, m'écrivit le marquis de Dalmatie[230]:—Un seul motif peut vous décider à l'intervention; c'est de voir l'Autriche intervenir; si elle entre en Suisse, vous ne pouvez pas l'y laisser entrer seule.—Je sais, ajoutait notre ambassadeur, qu'il en était question hier avec le comte de Colloredo lui-même, d'une manière qui m'a donné lieu de croire qu'il apportait déjà cette idée de Vienne; il a annoncé que quatre nouveaux régiments étaient dirigés sur la frontière de Suisse. On jettera les hauts cris en France; mais vous ne pourrez vous dispenser de faire entrer les troupes françaises à Genève et dans le canton de Vaud, ne fût-ce que pour observer les Autrichiens, comme on l'a fait jadis à Ancône. Vous donneriez aux Chambres les explications que vous voudriez: on y est préparé d'avance. Je ne vous donne pas ce plan comme arrêté; mais on y songe comme à une extrémité à laquelle on pourra être réduit après avoir épuisé les autres moyens, et que l'on envisage déjà.»
[Note 230: Les 10 et 19 décembre 1847.]
Telles furent en effet les perspectives que m'entrouvrirent loyalement les deux envoyés allemands, hommes de sens et d'honneur l'un et l'autre, et chargés d'exprimer une politique qui, loin de se dissimuler, s'étalait avec un certain faste de principes et d'exemples, dans l'espoir qu'en intimidant la Suisse et en entraînant la France, ou bien l'Autriche serait dispensée d'agir, ou bien elle n'aurait pas à agir seule. Je répondis à ces ouvertures avec une égale franchise. Nous convînmes que nous nous retrouverions dans quelques semaines, quand on pourrait voir un peu plus clair dans l'avenir, pour nous concerter sur les mesures que nous pourrions avoir à prendre ensemble, dans l'intérêt du droit public européen. Nous étions pour notre compte bien décidés, d'une part, à n'intervenir en Suisse que si une longue, oppressive et douloureuse anarchie en faisait généralement sentir la nécessité; d'autre part, à ne pas souffrir qu'aucune autre puissance y intervînt sans y prendre nous-mêmes une forte et sûre position. Je m'étais entretenu avec le maréchal Bugeaud de ce qu'il y aurait à faire en pareil cas. Nous n'aurions fait, en agissant ainsi, que poursuivre la politique que nous avions annoncée et pratiquée depuis l'origine de la question suisse, et le roi Louis-Philippe était, comme le cabinet, résolu à y persister.
Que serait-il arrivé si des événements bien autrement grands et puissants n'étaient venus rejeter bien loin dans l'ombre les dissensions des cantons suisses? Nul ne le saurait dire. Quoi qu'on en puisse conjecturer, en présence du succès des radicaux suisses, de la fermentation italienne et des ardents débats qui, dans nos Chambres, menaçaient l'existence du cabinet français, le prince de Metternich n'agit point, et ne nous mit point dans la nécessité d'agir. Quand le cabinet du 29 octobre 1840 et la monarchie de 1830 furent tombés, personne ne pensa plus à la Suisse; c'était l'Europe qui était en question.
Près de vingt ans se sont écoulés; on y pense encore moins aujourd'hui; qui se souvient et se soucie de M. Ochsenbein et du Sonderbund? L'histoire a des intermèdes pendant lesquels les événements et les personnages qui viennent d'occuper la scène en sortent et disparaissent pour un temps: pour le temps des générations voisines de celle qui a vu et fait elle-même ces événements. L'histoire d'avant-hier est la moins connue, on peut dire la plus oubliée du public d'aujourd'hui: ce n'est plus là, pour les petits-fils des acteurs, le champ de l'activité personnelle, et le jour de la curiosité désintéressée n'est pas encore venu. Il faut beaucoup d'années, des siècles peut-être pour que l'histoire d'une époque récente s'empare de nouveau de la pensée et de l'intérêt des hommes. C'est en vue de ce retour que les acteurs et les spectateurs de la veille peuvent et doivent parler de leur propre temps; ils déposent des noms et des faits dans des tombeaux qu'on se plaira un jour à rouvrir. C'est pour cet avenir que je retrace avec détail les mariages espagnols et les négociations assez vaines dont le Sonderbund fut l'objet: je tiens à ce que les curieux, quand ils viendront, trouvent ce qu'ils chercheront et soient en mesure de bien connaître pour bien juger. Je n'ai garde de prétendre à faire moi-même et aujourd'hui leur jugement; je leur en transmets les matériaux, avec la libre et sincère expression du mien. Dans notre conduite au sujet des affaires suisses de 1840 à 1848, je fis deux fautes, l'une de mon fait, l'autre amenée par le fait d'autrui. Je me trompai sur la convenance de M. de Boislecomte pour la mission que je lui connais; il était homme d'expérience et de devoir, capable, courageux et fidèle, mais trop prévenu pour le parti catholique et trop enclin à en espérer le succès. Entraîné par sa croyance et son désir, il se trompa sur les forces relatives des deux partis, et compta trop sur l'énergie morale comme sur la puissance matérielle des cantons catholiques. Ses appréciations et ses prévisions nous jetèrent dans la même erreur. Notre politique reposait sur la double idée qu'en droit la cause du Sonderbund était bonne et qu'en fait sa résistance serait forte et longue. Nous avions raison quant au droit: le pacte fédéral, l'indépendance des cantons dans leur régime intérieur, la liberté d'association religieuse, la liberté d'enseignement, le respect et les garanties dus par la majorité à la minorité, tous les principes de gouvernement libre et d'ordre européen étaient en faveur du Sonderbund; nous leur prêtions hautement notre appui moral; mais nous regardions l'intervention matérielle à leur profit comme une dernière et fâcheuse extrémité que nous ne voulions accepter que lorsque, dans la pensée de l'Europe et dans le sentiment de la Suisse même, les maux de la guerre civile et de l'anarchie l'auraient rendue nécessaire. Cette extrémité n'arriva point; la brièveté de la lutte et la facilité de la victoire firent paraître nos alarmes excessives et rendirent le mal moins grand que nous ne l'avions prédit. Si nous avions mieux connu les faits et mieux pressenti les chances, nous aurions tenu le même langage et donné les mêmes conseils; mais nous aurions gardé l'attitude de spectateurs moins inquiets et plus patients.
CHAPITRE XLVIII.
LES RÉFORMES POLITIQUES ET LA CHUTE DU MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840.
(1840-1848).
Ma disposition personnelle en terminant ces Mémoires.—Pensée dominante et constante du ministère du 29 octobre 1840.—La prépondérance des classes moyennes; ses motifs et son caractère.—Le parti conservateur.—Le but des réformes électorale et parlementaire était de changer cette politique.—Diversité des éléments de l'opposition.—L'opposition monarchique et l'opposition républicaine.—Diversité des éléments de l'opposition monarchique;—de l'opposition républicaine.—De 1840 à 1847, la question des réformes reste dans l'arène parlementaire.—Divers débats à ce sujet.—La question passe dans le champ de l'agitation extérieure.—Les banquets de 1847.—Leur caractère.—Attitudes diverses de l'opposition monarchique et de l'opposition républicaine.—Ascendant croissant de l'opposition républicaine.—Attitude du gouvernement envers les banquets.—Ma conversation avec M. de Morny.—Ma conversation avec le roi Louis-Philippe.—Projet d'un nouveau banquet à Paris.—Ouverture de la session de 1848.—Discussion de l'adresse.—Résolution et langage du gouvernement sur la question des réformes.—L'opposition se décide à assister au nouveau banquet proposé.—Le gouvernement se décide à l'interdire.—Question de légalité élevée à ce sujet.—Compromis entre des représentants du cabinet et des représentants de l'opposition pour faire décider cette question par les tribunaux.—Luttes intérieures entre les divers éléments de l'opposition.—Les meneurs révolutionnaires de l'opposition républicaine ajoutent au banquet un plan de mouvement populaire.—Manifeste publié dans ce but.—Changement de scène.—Le gouvernement interdit le banquet.—L'opposition parlementaire y renonce et propose à la Chambre des députés l'accusation du ministère.—Journées des 21 et 22 février.—Le 23 février, manifestations réformistes dans une partie de la garde nationale.—Conversation du roi, d'abord avec M. Duchâtel, puis avec moi.—Chute du cabinet.—Je l'annonce à la Chambre.—Émotion de la majorité.—Rapports entre le roi et le cabinet.—Persistance des menées de l'opposition républicaine révolutionnaire.—Mesures de résistance préparées par le gouvernement.—Tragique incident, dans la soirée du 23 février, devant le ministère des affaires étrangères.—Ses effets.—Nomination du maréchal Bugeaud au commandement de la garde nationale et des troupes; dernier acte du ministère.—Ma dernière visite au roi Louis-Philippe.—Mon impression sur ses sentiments et ses dispositions intérieures dans cette crise.
Je touche aux derniers jours et à la dernière crise de la lutte des systèmes et des partis politiques qui, de 1830 à 1848, se sont déployés, parmi nous, dans les Chambres, dans la presse, dans les élections, dans les conversations, dans toutes les manifestations et sous toutes les formes de la pensée, de la volonté, de l'imagination et de l'ambition publiques. C'est sur la question des réformes à apporter dans notre régime électoral et parlementaire que cette crise suprême a éclaté. En retraçant, dans ces Mémoires, les principaux événements qui ont rempli ces dix-huit années et la part que j'y ai prise, je me suis proposé d'en écarter toute polémique rétrospective et de présenter constamment les faits dans tout leur jour, et les hommes, adversaires ou amis, sous leur meilleur jour. En agissant ainsi, j'ai obéi à mon penchant plutôt que je n'ai exécuté un dessein: la longue et laborieuse expérience de la vie politique m'a enseigné, non pas le doute, mais l'équité. Je dis l'équité, non pas la modération, mot banal, ni l'indulgence, mot impertinent, qui n'exprimeraient pas ma pensée. Dans les temps de profonde fermentation sociale et morale, quand les nations et les âmes sont violemment agitées, il y a, dans les opinions et les conduites les plus diverses, plus de sincérité et de désintéressement qu'on ne croit; la part de l'erreur est immense, infiniment plus grande que celle des mauvais desseins; la vérité se brise en fragments épars, et chacun des acteurs politiques en saisit quelqu'un, comme dit Corneille,
    Suivant l'occasion ou la nécessité,
    Qui l'emporte vers l'un ou vers l'autre côté[231].
[Note 231: Sertorius, acte III, scène 2.]
Les esprits en effet s'emportent alors en tous sens, attirés par les lueurs qui brillent et les perspectives qui s'ouvrent dans un ciel obscur et orageux, et la conscience suit l'esprit dans ses emportements. J'ai vécu longtemps, comme l'un des acteurs, dans cette mêlée des idées et des hommes; j'en suis sorti depuis longtemps; et aujourd'hui, spectateur tranquille du passé comme du présent, je reste aussi fermement attaché que jadis aux convictions qui ont dirigé ma conduite, mais peu surpris que des hommes d'un esprit éminent et d'un coeur honnête aient obéi à des convictions différentes. La crise suprême que j'ai en ce moment à retracer est, de tous les événements de ce passé, celui qui me rend le plus difficiles cette vue sereine et cette juste appréciation des faits et des hommes; le dénouement en a été si grave et si douloureux que toute mon âme s'émeut et se soulève à ces souvenirs. Je veux pourtant et j'espère, à cette dernière heure, rester fidèle à la disposition que, jusqu'ici, j'ai gardée sans effort en écrivant ces Mémoires. Aujourd'hui, tous les partis, je pourrais dire tous les hommes qui, n'importe en quel sens et dans quelle mesure, ont pris part à la révolution de février, sont, comme moi, des vaincus. Nul d'entre eux, à coup sur, ne se doutait de l'abîme où la diversité de nos idées et de nos efforts devait sitôt nous jeter tous.
Je voudrais marquer avec précision le point où nous en étions tous et quelle était la vraie disposition de tous les partis à l'approche de la catastrophe qui nous a fait subir, à tous, de tels coups et de tels mécomptes.
Le cabinet et ses amis politiques avaient une pensée et un dessein bien déterminés. Ils aspiraient à clore en France l'ère des révolutions en fondant le gouvernement libre qu'en 1789 la France s'était promis comme la conséquence et la garantie politique de la révolution sociale qu'elle accomplissait. Nous regardions la politique qui, à travers des incidents passagers, avait prévalu en France depuis le ministère de M. Casimir Périer, comme la seule efficace et sûre pour atteindre ce but. Cette politique était réellement à la fois libérale et anti-révolutionnaire.
Anti-révolutionnaire, au dehors comme au dedans, car elle voulait au dehors le maintien de la paix européenne, au dedans celui de la monarchie constitutionnelle. Libérale, car elle acceptait et respectait pleinement les conditions essentielles du gouvernement libre, l'intervention décisive du pays dans ses affaires, la discussion constante et vivante, dans le public comme dans les Chambres, des idées et des actes du pouvoir. En fait, de 1830 à 1848, ce double but a été atteint. Au dehors, la paix a été maintenue, et je pense aujourd'hui comme il y a vingt ans, que ni l'influence ni la considération de la France en Europe n'y avaient rien perdu. Au dedans, de 1830 à 1848, la liberté politique a été grande et forte; de 1840 à 1848 spécialement, elle s'est déployée sans qu'aucune nouvelle limite légale lui ait été imposée. Si je disais sans réserve ma pensée, je dirais que, non-seulement les spectateurs impartiaux, mais la plupart des anciens adversaires de notre politique reconnaissent aujourd'hui, dans leur pensée intime, la vérité de ce double fait.
La politique que nous soutenions et pratiquions ainsi avait son principal point d'appui dans l'influence prépondérante des classes moyennes: influence reconnue et acceptée dans l'intérêt général du pays, et soumise à toutes les épreuves, à toutes les influences de la liberté générale. Je ne discute pas ici le système; j'exprime le fait, et je n'en atténue ni l'importance, ni le caractère. Les classes moyennes, sans aucun privilége ni limite dans l'ordre civil, et incessamment ouvertes, dans l'ordre politique, au mouvement ascendant de la nation toute entière, étaient, à nos yeux, les meilleurs organes et les meilleurs gardiens des principes de 1789, de l'ordre social comme du gouvernement constitutionnel, de la liberté comme de l'ordre, des libertés civiles comme de la liberté politique, du progrès comme de la stabilité.
A la suite de plusieurs élections générales dont la liberté et la légalité ne sauraient être sérieusement contestées, et sous le coup de graves débats incessamment répétés, l'influence prépondérante des classes moyennes avait amené, dans les Chambres et dans le pays, la formation d'une majorité qui approuvait la politique dont je viens de rappeler les caractères, voulait son maintien et la soutenait à travers les difficultés et les épreuves, intérieures ou extérieures, que lui imposaient les événements. Cette majorité s'était successivement renouvelée, recrutée, affermie, exercée à la vie publique, et de jour en jour plus intimement unie au gouvernement comme le gouvernement à elle. Selon la pente naturelle du gouvernement représentatif et libre, elle était devenue le parti conservateur de la politique anti-révolutionnaire et libérale dont elle avait, depuis 1831, voulu et secondé le succès.
Le gouvernement parlementaire, forme pratique du gouvernement libre sous la monarchie constitutionnelle; l'influence prépondérante des classes moyennes, garantie efficace de la monarchie constitutionnelle et des libertés politiques sous cette forme de gouvernement; le parti conservateur, représentant naturel de l'influence des classes moyennes et instrument nécessaire du gouvernement parlementaire: tels étaient, dans notre profonde conviction, les moyens d'action et les conditions de durée de la politique libérale et anti-révolutionnaire que nous avions à coeur de pratiquer et de maintenir.
C'était cette politique, telle que nous la concevions et pratiquions avec le concours harmonique de la couronne, des Chambres et des électeurs, que l'opposition voulait changer, et c'était pour la changer qu'elle réclamait les réformes électorale et parlementaire. Ces réformes étaient moins un but qu'un moyen: provoquées par l'état intérieur du parlement bien plus que par le besoin et l'appel du pays, elles devaient avoir pour résultat de défaire, dans la Chambre des députés, la majorité qui y prévalait et le parti conservateur qu'elle avait formé, soit en en expulsant, par l'extension des incompatibilités, une partie des fonctionnaires publics qui y siégeaient, soit en y appelant, par l'extension du droit de suffrage, des éléments nouveaux et d'un effet inconnu. Nous n'avions, en principe et dans une certaine mesure, point d'objection absolue et permanente à de telles réformes; l'extension du droit de suffrage et l'incompatibilité de certaines fonctions avec la mission de député pouvaient et devaient être les conséquences naturelles et légitimes du mouvement ascendant de la société et de l'exercice prolongé de la liberté politique. Mais dans le présent, ces innovations n'étaient, selon nous, ni nécessaires, ni opportunes. Point nécessaires, car depuis trente ans les événements avaient prouvé que, par les institutions et les lois actuelles, la liberté et la force ne manquaient point à l'intervention du pays dans ses affaires. Point opportunes, car elles devaient apporter de nouvelles épreuves et de nouvelles difficultés dans ce qui était, à nos yeux, le plus actuel et le plus pressant intérêt du pays, la pratique et l'affermissement du gouvernement libre encore si nouveau lui-même parmi nous. Là étaient à la fois la cause et la limite de notre résistance aux innovations immédiates qu'on demandait.
L'opposition, je l'ai déjà dit, n'avait pas, comme le cabinet et le parti conservateur, l'avantage d'être toute entière animée d'un même sentiment et de se conduire dans un même dessein; elle contenait des éléments profondément divers dans leurs principes comme dans leurs buts; et chaque fois qu'une grande question d'institutions politiques était soulevée, ces diversités se révélaient dans leur vérité et leur gravité. Elles apparurent clairement, quels que fussent les ménagements et les réticences, dès que les réformes électorale et parlementaire furent à l'ordre du jour. Depuis 1840, et c'était là l'un de nos progrès, les insurrections et les conspirations pour le renversement de la monarchie de 1830 avaient cessé; de temps en temps, les tentatives d'assassinat du roi se renouvelaient, comme d'odieuses et sournoises protestations contre le régime établi; hors de ces crimes personnels, les partis renfermaient dans l'arène parlementaire leurs luttes et leurs espérances; mais là même ils avaient soin qu'on ne se méprît pas sur leur vraie pensée et le vrai sens de leurs efforts; nous étions en présence d'une opposition qui se déclarait loyalement monarchique et dynastique, et d'une opposition qui, sous un voile transparent, se laissait voir, s'avouait même républicaine. En dehors des Chambres et du corps électoral, ces deux oppositions avaient, l'une et l'autre, leur public et leur armée, très-divers et divisés comme les deux états-majors, mais activement unis contre le cabinet, le parti conservateur et sa politique.
Homogène dans son intention générale, l'opposition monarchique et dynastique ne l'était point dans ces dispositions plus instinctives que volontaires qui sont comme le fond des âmes et qui les gouvernent presque à leur insu. Elle comptait dans ses rangs des hommes qui, depuis 1830, avaient plusieurs fois approuvé, soutenu, pratiqué eux-mêmes la politique dont le cabinet du 29 octobre 1840 se portait l'héritier. Avec eux siégeaient et votaient des hommes qui avaient constamment blâmé et combattu cette politique, soit qu'elle fût entre les mains de M. Casimir Périer, de M. Thiers, de M. Molé, ou dans les miennes. Dans les premiers, soit élévation d'esprit et lumières acquises par l'expérience, soit modération et prudence de caractère, l'esprit de gouvernement avait pris place à côté du goût des institutions libres; ils en comprenaient les conditions et voulaient, au fond, le succès de la politique conservatrice. Ils nous reprochaient de pousser trop loin cette politique, de la proclamer trop haut, de ne pas faire aux goûts populaires et à l'imagination nationale assez de concessions, d'en faire trop aux étrangers. Les seconds, tout en souhaitant le maintien de la monarchie de 1830, étaient encore profondément imbus des maximes et des traditions très-peu monarchiques de 1791, les ménageaient respectueusement dès qu'ils les rencontraient, et accusaient le gouvernement du roi d'avoir faussé la révolution de 1830 en trompant ses espérances de monarchie républicaine. Personnellement, les premiers étaient, parmi nos adversaires, les plus éclairés et les plus habiles; comme parti, les seconds étaient les plus puissants et les plus redoutables, car ils étaient ceux qui trouvaient, dans les instincts involontairement révolutionnaires d'une portion considérable du pays, le plus de sympathie et d'appui.
L'opposition républicaine n'était ni moins homogène dans son principe, ni plus homogène dans sa composition que l'opposition monarchique. Elle comptait des républicains systématiques qui répudiaient les folies démagogiques comme les crimes de notre révolution, et prenaient, dans les États-Unis d'Amérique, les exemples de leur république. Auprès d'eux marchaient des républicains fanatiques, admirateurs immobiles de la république une et indivisible de 1793, asservis aux traditions de la Convention nationale, et qui persistaient à célébrer les odieux et aveugles tyrans de cette époque comme les sauveurs et les plus grands hommes de la France. A la suite de ces deux groupes venaient toute sorte d'audacieux et ingénieux rêveurs qui aspiraient, non-seulement à réformer le gouvernement, mais à transformer la société elle-même, son organisation civile et domestique aussi bien que ses institutions politiques, des socialistes, des communistes, des apôtres de théories économiques, les unes despotiques, les autres anarchiques, tous ardents à lancer dans un avenir inconnu les passions avec les espérances populaires. Quelque divers que fussent ces éléments du parti, ils se ralliaient tous sous un même drapeau et dans un même effort vers un même but, le suffrage universel et la république.
Malgré leurs ménagements mutuels d'attitude et de langage, ces deux oppositions ne prétendaient pas dissimuler leur profonde diversité; elles entendaient se servir d'instrument l'une à l'autre, et, dans leur alliance, poursuivre chacune son propre but: l'une, le maintien de la monarchie constitutionnelle en la réformant un peu au gré de l'autre; celle-ci, le triomphe de la république en préparant, à la faveur des réformes, la révolution qui devait l'amener. Mais de 1840 à 1847, elles continrent l'une et l'autre, dans l'arène parlementaire, leur travail à la fois concentrique et distinct. Dans ce travail, les deux réformes indiquées, l'une pour diminuer dans la Chambre des députés le nombre des fonctionnaires, l'autre pour accroître le nombre des électeurs, marchèrent d'un pas inégal; la première seule attira d'abord l'attention. En abaissant le cens électoral de 300 à 200 francs, la loi du 19 avril 1831 avait, sur ce point, satisfait au sentiment de l'opposition elle-même; et au moment où il demandait un abaissement plus considérable, un député très-attentif à ménager la faveur populaire, M. Mauguin disait: «Quand même vous n'abaisseriez le cens qu'à 200 francs, vous auriez une Chambre qui représenterait l'opinion de la France, et elle serait le pays le plus libre du monde[232]». De 1831 à 1839, les pétitions en faveur de la réforme électorale furent rares et écartées sans grand débat; évidemment la question ne préoccupait point le pays. Celle de la réforme parlementaire obtint de bonne heure un peu plus de faveur: dès 1831, des propositions furent faites pour diminuer dans la Chambre le nombre des fonctionnaires; mais le moyen proposé fut indirect, grossier et subalterne; on demanda que les fonctionnaires élus fussent, pendant la durée des sessions législatives, privés de tout ou partie du traitement attaché à leurs fonctions. De 1831 à 1839, la réforme parlementaire reparut onze fois sous cette forme. Elle fut, en 1839, l'objet d'un sérieux examen et d'un remarquable rapport de M. de Rémusat, au nom d'une commission où siégeaient MM. de Tocqueville, de Sade et Odilon Barrot, et qui en proposa unanimement le rejet. Mais, en écartant le moyen, la commission ne repoussa point le but, et sans se prononcer définitivement, le rapporteur laissa clairement entrevoir qu'il était, ainsi que ses amis, favorable à l'extension des incompatibilités parlementaires.
[Note 232: Chambre des députés, séance du 11 avril 1831; Moniteur de 1831, p. 780.]
De 1840 à 1847, les deux questions devinrent plus sérieuses, mais sans vive insistance au début, et encore inégalement. Le cabinet formé le 1er mars 1840 sous la présidence de M. Thiers les écarta de son programme, et ce fut sous cette réserve positivement exprimée que je restai, à cette époque, ambassadeur à Londres[233]. «Sur la réforme électorale, dit M. Thiers en ouvrant le débat qui devait décider de l'existence de son cabinet, la difficulté sera grande dans l'avenir; je ne le méconnais pas; elle ne l'est pas aujourd'hui. Pourquoi? Y a-t-il, parmi les adversaires de la réforme électorale, quelqu'un qui, devant le corps électoral, devant la Chambre, et j'ajouterai devant la charte, ait dit: Jamais? Personne. La charte, et j'eus l'honneur d'être présent à la conférence où cet article de la charte a été discuté, la charte a exclu le cens électoral du nombre des articles qui la composent. Pourquoi? Parce qu'on a compris que l'abaissement du cens devait être l'ouvrage du temps et du progrès des esprits, lorsque la population plus éclairée serait digne de concourir en plus grand nombre aux affaires de l'État. Personne, devant le corps électoral, devant la Chambre, n'a dit: Jamais. A côté de cela, même parmi les partisans de la réforme, y a-t-il des orateurs qui aient dit: Aujourd'hui? Aucun. Tous, j'entends dans les nuances moyennes de la Chambre, ont reconnu que la question appartenait à l'avenir, qu'elle n'appartenait pas au temps présent[234].»
[Note 233: Voir dans ces Mémoires, t. V, p. 17-23.]
[Note 234: Chambre des députés, séance du 24 mars 1840; Moniteur, page 554.]
Quelques mois auparavant, en traitant de la réforme parlementaire, M. de Rémusat avait tenu le même langage: «Les questions qui touchent en quelque chose au système électoral ne peuvent être traitées, avait-il dit, qu'en vue d'une élection prochaine. Les innovations en ce genre, quelque mesurées qu'elles soient, annoncent, préjugent, amènent une dissolution. Il serait possible d'ailleurs que l'examen de la question spéciale de l'admission des fonctionnaires dans la Chambre eût pour effet d'atteindre moralement la situation parlementaire que d'honorables collègues doivent tout ensemble à leur mérite, à la loi et à leur pays. Ce sont là des motifs puissants pour ajourner un examen définitif, pour laisser le temps aux opinions de s'éclairer, aux préjugés de s'évanouir, pour léguer enfin aux sessions futures une question qu'il suffira d'avoir élevée dans celle-ci[235].»
[Note 235: Chambre des députés, séance du 20 juillet 1839; Moniteur pages 1471-1474.]
Quand le ministère du 1er mars 1840 fut tombé et entré dans l'opposition, il devint plus pressé et plus pressant: personne ne pouvait s'en étonner; il avait renvoyé les deux questions à l'avenir, et l'avenir arrivait rapidement. Quand le ministère du 29 octobre 1840 lui eut succédé, du 20 février 1841 au 8 avril 1847, la réforme parlementaire et la réforme électorale furent proposées et discutées dans la Chambre des députés, la première sept fois, et la seconde trois fois. Je n'ai garde de reproduire ici les débats dont elles furent l'objet; ils sont écrits partout; le cabinet les repoussa constamment, point au nom d'aucun principe général ni d'aucune résolution permanente, mais comme inutiles et inopportunes dans l'intérêt du gouvernement libre que nous travaillions à fonder. Sur la réforme électorale en particulier, je développai deux fois avec soin les conditions sociales et politiques qui, dans le présent, me décidaient à la combattre[236]. L'opposition monarchique et l'opposition républicaine restèrent, l'une et l'autre, dans leur opinion et leur situation bien connues. L'opposition monarchique attaqua, avec un redoublement d'ardeur, notre politique générale, intérieure ou extérieure, comme contraire aux sentiments du pays, et elle réclama les deux réformes comme le moyen à la fois efficace et légal de la changer. L'opposition républicaine porta la question plus loin et dans un autre avenir: elle affirma le suffrage universel comme la seule base légitime du droit électoral: «Son jour viendra,» dit M. Garnier-Pagès[237]. C'était montrer la république en perspective, et pour arriver à la république, une révolution. A l'aspect de telles idées et de telles chances, la Chambre des députés repoussa constamment les deux propositions. Elles furent même, à la dernière tentative de 1847, écartées à de plus fortes majorités qu'elles n'en avaient rencontré auparavant.
Ce n'était cependant pas là un symptôme exact des dispositions et du mouvement des esprits dans la Chambre des députés elle-même: les deux réformes venaient d'être proposées immédiatement après les élections générales de 1846, moment peu opportun, de l'aveu récent de l'opposition elle-même, pour de telles innovations; cette circonstance ne fut pas étrangère à l'accroissement de la dernière majorité qui les rejeta. Le gros du parti conservateur continuait de les repousser comme inutiles, prématurées, et propres uniquement à affaiblir la monarchie constitutionnelle au profit de ses ennemis déclarés; mais les élections avaient amené dans la Chambre quelques membres nouveaux qui, pour réussir dans leur candidature, s'étaient présentés à la fois comme conservateurs et comme réformateurs, et qui gardaient dans l'assemblée cette attitude complexe et flottante: quoique peu nombreux, ce petit groupe, qui se donnait le nom de conservateurs progressistes, était remuant et bruyant. Non pas la conviction, mais la lassitude, et avec la lassitude quelque inquiétude gagnaient, dans les rangs de la majorité, quelques esprits modérés et prudents: il n'y avait, disaient-ils, point de bonnes raisons pour réclamer ces innovations; mais il n'y en avait pas non plus de bien impérieuses pour les refuser encore longtemps. On pressentait que, par le cours régulier des idées et des faits, elles ne tarderaient pas beaucoup à obtenir, dans la Chambre et dans une certaine mesure, la majorité.
[Note 236: Les 15 février 1842 et 26 mars 1847; Recueil de mes Discours politiques, t. III, page 554; t. V, p. 380.]
[Note 237: Dans la séance du 26 mars 1847.]
Mais l'impatience et l'imprévoyance, ces deux fatales maladies de tant d'acteurs politiques, gagnèrent les deux oppositions qui, dans des desseins très-divers, attaquaient de concert le cabinet et le parti conservateur. L'opposition monarchique ne se résigna pas à attendre encore, de la lutte des pouvoirs constitutionnels, une victoire paisible. L'opposition républicaine jugea le moment favorable pour porter la lutte dans les régions d'où elle se promettait de tirer la force qui lui manquait dans les Chambres. D'un commun accord, les deux oppositions résolurent d'appeler à leur aide l'agitation extérieure; la question passa de l'arène parlementaire dans le champ des passions populaires; aux débats de la tribune succédèrent les banquets.
De la fin de la session de 1847 à l'ouverture de celle de 1848, ils tinrent la France dans un état de fièvre continue: fièvre factice et trompeuse en ce sens qu'elle n'était pas le résultat naturel et spontané des voeux et des besoins réels du pays; vraie et sérieuse en ce sens que les partis politiques qui en avaient pris l'initiative trouvèrent, dans une portion des classes moyennes et du peuple, une prompte et vive adhésion à leur provocation. Commencés le 9 juillet 1847 par celui du Château-Rouge à Paris, les banquets se renouvelèrent pendant six mois dans la plupart des départements, à Colmar, Strasbourg, Saint-Quentin, Lille, Avesnes, Cosne, Châlons, Mâcon, Lyon, Montpellier, Rouen, etc., avec des circonstances et sous des physionomies à la fois pareilles et diverses, où éclataient le profond désaccord des provocateurs en même temps que l'unité et l'entraînement de la provocation. Dans les uns, d'un consentement préalable entre les représentants des divers partis, le nom du roi et tout témoignage d'adhésion au gouvernement de 1830 furent passés sous un complet silence; dans d'autres, l'opposition monarchique réclama un toast en l'honneur du roi; mais l'opposition républicaine s'y refusa, et l'opposition monarchique se relira du banquet pour aller obtenir ailleurs le toast royal qu'elle désirait, et devant lequel une partie de l'opposition républicaine se retirait à son tour. Dans plusieurs villes, les révolutionnaires asservis aux souvenirs de la Convention nationale firent éclater sans réserve leur admiration pour ses plus tyranniques et sanguinaires chefs, Danton, Robespierre, Saint-Just. Ailleurs ce furent les Girondins et les élans de la politique oratoire ou poétique qui obtinrent les honneurs de l'apothéose. A l'occasion des premiers banquets, les radicaux exclusifs avaient blâmé l'alliance de l'opposition républicaine avec l'opposition monarchique et avaient refusé de s'y associer; mais ils s'aperçurent bientôt que le vent qu'on avait déchaîné soufflait dans leurs propres voiles, et ils reprirent, dans quelques-uns des banquets suivants, non-seulement leur place mais une influence prépondérante, en ouvrant à leur tour les perspectives des réformes sociales les plus sympathiques aux passions populaires. Les républicains modérés firent quelques efforts pour se distinguer de ces compromettants associés; plusieurs des principaux chefs de l'opposition monarchique refusèrent de prendre part aux banquets. Mais à travers toutes ces diversités, toutes ces précautions de conduite et de parole, dans cet incohérent et transparent chaos, le caractère de l'événement fut partout le même et de plus en plus évident: laquelle des oppositions ainsi entrées en scène serait l'instrument et la dupe de l'autre? Telle fut la question clairement posée et presque aussitôt résolue que posée. Je lis dans l'Histoire de la Révolution de 1848, par M. Garnier-Pagès, cet honnête et clairvoyant récit; l'opposition monarchique et l'opposition républicaine venaient de conclure leur alliance pour le banquet du Château-Rouge: «Sortis de chez M. Odilon Barrot, les membres radicaux de la réunion marchèrent quelque temps ensemble. Arrivés sur le boulevard, à la hauteur du ministère des affaires étrangères, ils allaient se séparer:—Ma foi, dit en ce moment M. Pagnerre, je n'espérais pas, pour nos propositions, un succès aussi prompt et aussi complet. Ces messieurs voient-ils bien où cela peut les conduire? Pour moi, je confesse que je ne le vois pas clairement; mais ce n'est pas à nous radicaux de nous en effrayer.—Vous voyez cet arbre, reprit alors M. Garnier-Pagès; eh bien, gravez sur son écorce le souvenir de ce jour; ce que nous venons de décider, c'est une révolution[238].» M. Garnier-Pagès ne prévoyait pas que la république de 1848, aussi bien que la monarchie de 1830, périrait à son tour, et bien vite, dans cette révolution.
[Note 238: Histoire de la Révolution de 1848, par Garnier-Pagès, t.
IV, page 102.]
Charmés de voir la lutte ainsi transportée dans leur domaine, tous les journaux de toutes les oppositions soutinrent, commentèrent, fomentèrent ardemment les banquets. Avec les mêmes dissidences, les mêmes petits combats intérieurs qui se manifestaient entre leurs patrons, mais aussi avec une violence bien plus ouverte et un ascendant bien plus déclaré de l'élément révolutionnaire sur l'élément monarchique. En présence de cette fermentation ainsi aggravée, nous nous demandâmes s'il ne fallait pas interdire complétement les banquets; le premier avait eu lieu sans obstacle; l'opposition pouvait se prévaloir de l'exemple de quelques banquets précédents spontanément réunis, dans d'autres circonstances, sous le drapeau conservateur. Nous résolûmes de laisser à la liberté de réunion son cours et d'attendre, pour combattre le mal, qu'il fût devenu assez évident et assez pressant pour que le sentiment du public tranquille réclamât l'action du pouvoir en faveur de l'ordre menacé. Ce sentiment ne tarda pas à s'éveiller au sein du parti conservateur; mais, à côté de celui-là, un autre sentiment parut, moins favorable à la résistance. M. de Morny vint me voir un jour et me parla de la situation avec quelque inquiétude, même avec quelque hésitation dans ses propres vues: «Prenez-y garde, me dit-il; je ne dis pas que ce mouvement soit bon, mais il est réel; il faut lui donner quelque satisfaction. Dans quelle mesure? Je ne sais pas; mais il y a quelque concession à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire; si vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera.» M. de Morny avait jusque-là, et dans des occasions délicates, fermement soutenu le cabinet; je le savais homme d'esprit et de courage; j'allai droit, avec lui, au fond des choses: «Vous me connaissez assez, lui dis-je, pour ne pas supposer qu'à les considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une importance capitale; quelques électeurs de plus dans les colléges et quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation du cabinet; il dure depuis bien longtemps; les assiégeants sont impatients; et parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas; l'affaire n'est plus dans la Chambre; on l'en a fait sortir; elle a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, que les brouillons et les badauds appellent le peuple. C'est là qu'elle se débat en ce moment, par les banquets et les journaux. Là, ce ne sont plus les réformistes, ce sont les révolutionnaires qui dominent et font les événements.—Je le sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis inquiet; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe; il faut l'arrêter à tout prix, et on ne le peut que par quelque concession.—Retirez donc la question, lui dis-je, des mains qui la tiennent aujourd'hui; qu'elle rentre dans la Chambre; que la majorité fasse un pas dans le sens des concessions indiquées; si petite qu'elle soit, je vous réponds qu'elle sera comprise, et que vous aurez un nouveau cabinet qui fera ce que vous croyez nécessaire.» La physionomie de M. de Morny devint soucieuse: «C'est aisé à dire, reprit-il; mais ce sera là bien autre chose que la retraite du cabinet; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou moins profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui sait ce qui en résulterait? et qui voudra se faire l'instrument d'un tel coup?» Évidemment l'idée de sortir de son camp, et de se séparer, pour un avenir si incertain, des amis avec lesquels il avait jusque-là combattu, lui déplaisait fort: «Je vous comprends, lui dis-je; mais à coup sûr vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me chargerai de cette oeuvre. Qu'une majorité nouvelle en décide; si la question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il appartient de la vider.»
Je m'arrête ici un moment pour dire quelques mots d'un reproche qu'on m'a souvent adressé, et qui n'est pas dénué de vérité, quoiqu'il manque complétement de justice. Je ne me préoccupais, a-t-on dit, que des questions et des luttes parlementaires, point des intérêts et des aspirations populaires; mes pensées et mes efforts se renfermaient dans les Chambres et me faisaient oublier le pays; je faisais tout pour les désirs et la prépondérance des classes moyennes, rien pour la satisfaction et le progrès du peuple. Je repousse ces mots, tout d'une part et rien de l'autre; je résumerai tout à l'heure, en terminant ces Mémoires, les mesures prises et les innovations accomplies par le gouvernement de 1830, au profit de toutes les classes, dans les campagnes comme dans les villes, pour le bien-être moral et matériel du peuple; les esprits tant soit peu équitables reconnaîtront que ni la sympathie, ni les succès efficaces en ce sens n'ont manqué à cette laborieuse époque. Mais je conviens que la fondation de la liberté politique a été ma première pensée. J'étais et je demeure convaincu que les principes et les actes de 1789 ont apporté, dans la société civile, les réformes essentielles; la révolution sociale est accomplie; les droits de la liberté et de l'égalité civile sont conquis; mais, après cette grande oeuvre, la conquête de la liberté politique est restée incomplète et précaire. C'est surtout vers cette liberté-là, vers l'exercice des droits qui la prouvent et l'affermissement des institutions qui la garantissent qu'ont été dirigés les efforts auxquels j'ai eu l'honneur de prendre quelque part. Mais cette cause est celle de la nation tout entière aussi bien que de telle ou de telle classe de citoyens; la liberté politique est aussi nécessaire aux petits qu'aux grands, aux pauvres qu'aux riches, aux ouvriers qu'aux bourgeois; sans la liberté politique, la sécurité et la dignité manquent également aux libertés civiles. Dans l'état actuel de notre société, quand je me suis surtout préoccupé de la fondation du gouvernement libre, j'ai voulu et cru servir le premier intérêt du peuple, de son bonheur et de ses progrès.
J'ajoute que, lorsqu'il s'agit de donner satisfaction aux voeux populaires, il y a un danger et un tort que les hommes d'honneur et de sens doivent avoir à coeur d'éviter: c'est le tort et le danger de promettre plus qu'on ne peut tenir et de dire plus qu'on ne fait. Ce genre de charlatanisme m'a toujours été particulièrement antipathique; il tourne bientôt au détriment du pouvoir qui s'en sert et du peuple qui s'y confie.
Je reviens aux banquets de 1847 et à la situation qu'ils faisaient au gouvernement et au pays.
Ils portaient le trouble et l'inquiétude autour du roi et à la cour, aussi bien que dans les Chambres et dans le public. Les gens de cour, je ne veux pas dire les courtisans, car ils ne le sont pas tous, là aussi il y a souvent plus de sincérité et de désintéressement qu'on ne pense, les gens de cour, dis-je, sont, dans la politique, des spectateurs très-intéressés, très-préoccupés de ce qui se fait ou se passe, et pourtant très-oisifs; ils assistent de très-près aux événements grands ou petits, et ils n'y exercent aucune influence publique et dont ils aient à répondre; ce sont des acteurs qui ne vivent que dans les coulisses. Situation fausse qui excite vivement la tentation de se mêler, d'influer, et qui ne donne que des moyens indirects et cachés de la satisfaire. Dans les monarchies absolues, la cour est le chemin et le théâtre de la puissance; dans les gouvernements libres, elle devient, pour les vrais et sérieux acteurs politiques, tantôt un embarras fatigant, tantôt un appui compromettant; mais elle n'est pas sans importance, soit comme embarras, soit comme appui. Je ne manquais pas, à la cour du roi Louis-Philippe, de partisans et d'amis sincèrement attachés à notre politique; mais j'y trouvais aussi des désapprobateurs, des mécontents, des adversaires plus ou moins déclarés; et plus, dans le pays et dans les Chambres, la situation devenait grave, plus, à la cour, les inquiétudes des uns et les espérances des autres devenaient vives et s'efforçaient de ne pas être vaines. Dans la famille royale elle-même, les idées n'étaient pas unanimes; le roi Louis-Philippe y régnait et gouvernait bien seul, en maître aussi bien qu'en père; mais il décidait des actions plus qu'il ne dominait les esprits; ceux des princes ses fils qui ne pensaient pas tout à fait comme lui se soumettaient, mais avec indépendance; et même contenues, les dispositions des princes ne laissent pas de percer et de peser sur la politique qui n'a pas leur assentiment. Je ne me dissimulais pas les inconvénients et les périls de ces dissidences domestiques au milieu de la grande lutte publique que nous soutenions; je trouvais quelquefois au roi l'air soucieux et abattu. Avant de nous engager et de l'engager lui-même dans les difficiles épreuves de la session qui approchait, je voulus sonder sa disposition et le mettre parfaitement à l'aise sur celle du cabinet: «Que le roi, lui dis-je un jour, ait la bonté d'y penser sérieusement; la situation est grave et peut provoquer des résolutions graves; on a réussi à donner à cette question de la réforme électorale et parlementaire une importance qu'en soi elle n'a pas, mais qui, dans l'état des esprits, est devenue réelle; il n'est pas impossible que le roi soit obligé de faire à cet égard quelque concession.—Que me dites-vous là? s'écria-t-il avec un mouvement de vive impatience; voulez-vous, vous aussi, m'abandonner, moi et la politique que nous avons soutenue ensemble?—Non, Sire; personne n'est plus convaincu que moi de la bonté de cette politique, et plus décidé à lui rester fidèle; mais le roi le sait par sa propre expérience; il y a, dans le gouvernement constitutionnel, des moments difficiles, des désagréments à subir, des défilés à passer. C'est sur le roi lui-même, je le reconnais, non sur ses ministres, que pèsent les situations de ce genre; les ministres qui n'y conviennent pas peuvent et doivent se retirer; le roi reste et doit rester. Si la question qui agite en ce moment le pays plaçait le roi dans une nécessité semblable, il y aurait pour lui plus de déplaisir que de danger; il trouverait dans les rangs de l'opposition des conseillers qui lui sont sincèrement attachés, et qui accompliraient probablement ces réformes dans une mesure conciliable avec la sûreté de la monarchie. Et si cette mesure était dépassée, si les nouveaux conseillers du roi ne contenaient pas le mouvement après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre et de paix était sérieusement compromise, le roi ne tarderait pas à retrouver, pour la relever, l'appui du pays.—Qui me le garantira? Qui sait où peut me mener la pente où l'on veut que je me place? On est près de tomber quand on commence à descendre; avec votre cabinet, je suis à l'abri des mauvais premiers pas.—Pas autant que je le voudrais, Sire; le cabinet est bien attaqué; il l'est non-seulement dans la Chambre, dans le public ardent et bruyant; il l'est quelquefois auprès du roi lui-même, dans sa cour, plus haut encore peut-être.—C'est vrai, et je m'en désole; ils ont même inquiété et troublé un moment mon excellente reine; mais soyez tranquille, je l'ai bien raffermie; elle tient à vous autant que moi.—J'en suis bien heureux, Sire, et bien reconnaissant; mais tout cela fait pour le cabinet une situation bien tendue; s'il doit en résulter une crise ministérielle, il vaut mieux, infiniment mieux que la question soit résolue avant la réunion des Chambres et leurs débats. Aujourd'hui le roi peut changer son cabinet par prudence; la lutte une fois engagée, il ne le changerait que par nécessité.—C'est précisément là ma raison pour vous garder aujourd'hui, s'écria le roi; vous savez bien, mon cher ministre, que je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime constitutionnel et à en accepter les nécessités, même déplaisantes; mais aujourd'hui il n'y a point de nécessité constitutionnelle; vous avez toujours eu la majorité; à qui céderais-je en changeant aujourd'hui mes ministres? Ce ne serait pas aux Chambres, ni au voeu clair et régulier du pays; ce serait à des manifestations sans autre autorité que le goût de ceux qui s'y livrent, et à un bruit au fond duquel il y a évidemment de mauvais desseins. Non, mon cher ministre, si le régime constitutionnel veut que je me sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel; mais je ne ferai pas ce sacrifice d'avance et par complaisance pour des idées que je n'approuve pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique que tous deux nous croyons bonne; si on nous oblige à en sortir, que ceux qui nous y obligeront en aient seuls la responsabilité.—Je n'hésite pas, Sire; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute l'attention du roi sur la gravité de la situation; le cabinet aimerait mille fois mieux se retirer que de compromettre le roi; mais il ne l'abandonnera point.»
Il n'y a dans cet entretien pas une idée, pas un mouvement, je pourrais dire pas une parole qui ne soient restés gravés dans ma mémoire, et que je ne reproduise avec une scrupuleuse fidélité.
Au moment où, dans de telles circonstances et de telles dispositions, la session allait s'ouvrir, les oppositions résolurent de clore ce qu'on appelait dès lors la campagne des banquets par un nouveau et solennel banquet réuni à Paris pour pousser jusqu'au bout, en présence des Chambres, les mêmes manifestations et les mêmes attaques; tous les députés qui avaient pris part à quelqu'un des banquets précédents y devaient être invités.
Le cabinet posa nettement dans le discours de la couronne les faits et les questions: «Au milieu de l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me soutient, dit le roi: c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens assurés de surmonter tous ces obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la charte, l'ordre social et toutes ses conditions; garantissons fidèlement, selon la charte, les libertés publiques et tous leurs développements: nous transmettrons intact aux générations qui viendront après nous le dépôt qui nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu l'édifice à l'abri duquel elles vivront heureuses et libres.»
Je ne retrouve pas sans une émotion profondément douloureuse ces trop confiantes paroles. Ma confiance était grande, en effet, quoique mon inquiétude fût vive. Ce fut là à cette époque, et je suis persuadé qu'ils ne m'en désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui, dans les rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient sincèrement le maintien du gouvernement libre dont le pays entrait en possession. Nous avons trop et trop tôt compté sur le bon sens et la prévoyance politique que répand la longue pratique de la liberté; nous avons cru le régime constitutionnel plus fort qu'il ne l'était réellement; nous avons trop exigé de ses éléments divers, royauté, chambres, partis, bourgeoisie, peuple; nous n'avons pas assez ménagé leur caractère et leur inexpérience. Il en est des nations comme des individus: les leçons de la vie virile sont plus lentes et coûtent plus cher que ne l'imaginent les présomptueuses espérances de la jeunesse.
J'ai déjà rappelé dans ces Mémoires, à mesure que les questions se sont présentées, les débats qui s'élevèrent, à l'ouverture de cette session, sur les principaux faits de notre politique extérieure et intérieure, les affaires de Suisse et d'Italie, le gouvernement de l'Algérie, les accusations de corruption électorale et parlementaire, etc. Je n'y reviens pas. Trois faits nouveaux et décisifs, la résolution définitive du cabinet quant aux réformes demandées, sa conduite à l'occasion du nouveau banquet projeté à Paris, et sa chute terminèrent, dans l'arène constitutionnelle du moins, cette courte et tragique lutte. Ce sont les seuls faits qui me restent à retracer et à caractériser.
Le dernier paragraphe de l'adresse proposée par la commission de la Chambre des députés, en réponse au discours du trône, contenait cette phrase: «Les agitations que soulèvent des passions ennemies ou des entraînements aveugles tomberont devant la raison publique éclairée par nos libres discussions, et par la manifestation de toutes les opinions légitimes. Dans une monarchie constitutionnelle, l'union des grands pouvoirs de l'État surmonte tous les obstacles, et permet de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels du pays.» Après d'ardents débats, la Chambre avait voté à une forte majorité[239] la première partie de cette phrase, jusqu'à ces mots inclusivement: «La raison publique éclairée par nos libres discussions.» Un membre, du petit groupe réformiste qui s'était séparé du parti conservateur, M. Sallandrouze, proposa de substituer à la dernière partie un amendement ainsi conçu: «Au milieu des manifestations diverses, votre gouvernement saura reconnaître les voeux réels et légitimes du pays. Il prendra, nous l'espérons, l'initiative des réformes sages et modérées que réclame l'opinion publique, et parmi lesquelles il faut placer d'abord la réforme parlementaire. Dans une grande monarchie constitutionnelle, l'union des grands pouvoirs de l'État permet de suivre sans danger une politique de progrès et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels du pays.»
[Note 239: Le 11 février 1848 à 223 voix contre 18. La plus grande
Partie de l'opposition s'était abstenue.]
Invité à m'expliquer sur l'amendement, je fis plus: je jugeai que le moment était venu d'exprimer hautement la pensée générale du cabinet et l'intention de sa conduite, actuelle et future, dans la question si ardemment poursuivie. Nous n'avions, je l'ai déjà dit, point de répulsion permanente pour les réformes proposées; mais nous ne pensions pas qu'au milieu de la fermentation hostile au gouvernement tout entier qu'on avait suscitée en leur nom, elles fussent opportunes, ni qu'il convînt à un cabinet conservateur de les accueillir quand la grande majorité du parti conservateur les repoussait. Nous étions bien résolus, d'un côté, à sortir du pouvoir dès que la moindre majorité en faveur de ces concessions apparaîtrait dans la Chambre; de l'autre, à ne pas nous faire les instruments de la défaite et de la désorganisation de l'ancienne majorité si elle persistait dans la politique générale que nous avions soutenue ensemble. Dans l'état des choses, le sort de cette politique dépendait du sort du parti qui lui avait prêté foi et force. La fidélité aux idées et aux amis est l'une des conditions vitales du gouvernement libre; mais elle n'entraîne point l'immobilité du gouvernement lui-même: quand les idées et les alliances changent, les personnes aussi doivent changer. Ce fut en vertu de ces maximes et pour les mettre en pratique que je pris la parole: «Si je ne me trompe, dis-je, ce qui importe et ce qui convient à tout le monde dans la Chambre, c'est qu'il n'y ait ni perte de temps, ni obscurité dans la situation et dans les paroles. Je viens donc, sans que ce débat se prolonge davantage, dire ce que le ministère croit pouvoir dire et faire aujourd'hui dans la question dont il s'agit.
«Après ce qui s'est passé naguère dans le pays, en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du genre de celle qu'on vous indique, et qui aboutirait nécessairement à la dissolution de la Chambre, serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au dehors une grande imprudence. Et la politique conservatrice, nous en sommes convaincus, en serait, au dedans, comme au dehors, gravement compromise.
«Aujourd'hui donc, pour des mesures de ce genre, le ministère croirait manquer à tous ses devoirs en s'y prêtant.
«Le ministère croirait également manquer à ses devoirs s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir, un engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre c'est plus que faire; car en promettant on détruit ce qui est et on ne le remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire des réformes, il ne les proclame pas d'avance; quand il en croit le moment venu, il agit; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus: je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que jusque-là il combat; plusieurs des grandes réformes qui ont été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir.
«En même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre; il ne le méconnaît pas et il eu tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature.
«Ce que vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que fera le ministère le jour où viendra définitivement cette question, dans le cours de cette législature; vous me demandez quel parti il prendra, quelle conduite il tiendra. Voilà votre question; voici ma réponse.
«Le maintien de l'unité du parti conservateur, le maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet. Le cabinet regarde l'unité et la force du parti conservateur comme la garantie de tout ce qui est cher et important au pays. Il fera de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez, sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit le parti conservateur lui-même, et tout entier, qui en adopte et en donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas possible, si, sur ces questions, le parti conservateur ne peut parvenir à se mettre d'accord et à maintenir la force de la politique conservatrice, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa politique.
«Voilà quelle sera notre règle de conduite. Je repousse l'amendement.»
La majorité me comprit et m'approuva. Après un court débat, l'amendement de M. Sallandrouze fut rejeté par 222 voix contre 189, et l'adresse entière fut votée, telle que l'avait proposée la commission.
La situation était nettement déterminée. Dans le présent, le cabinet repoussait les propositions de réforme électorale et parlementaire. Les deux questions devaient être vidées dans le cours de la législature et avant des élections nouvelles. Dans cet intervalle, le cabinet essayerait de ramener, sur ces questions, l'unité dans le parti conservateur, et de faire en sorte qu'il accomplît lui-même les réformes en maintenant d'ailleurs la politique conservatrice. S'il n'était pas possible d'atteindre ce but en rétablissant cet accord, le cabinet se retirerait, et d'autres hommes, soutenus par une autre majorité, viendraient pratiquer une autre politique. On ne pouvait satisfaire plus complètement aux principes et aux conditions du gouvernement libre sous la monarchie constitutionnelle.
Mais c'était précisément la monarchie constitutionnelle elle-même qui était en question, et ses adversaires déclarés marchaient d'un pas pressé à sa ruine. Dès l'ouverture de la session, le journal qui passait pour l'organe de l'opposition républicaine, le National avait proclamé que le roi Louis-Philippe était le véritable auteur responsable de la politique de résistance à tout progrès. Il ajoutait qu'il n'y avait rien non plus à attendre de la Chambre des députés: «Prolonger l'erreur de la France en lui promettant une modification ministérielle désormais impossible serait, de la part de l'opposition, une faute inexcusable. L'important aujourd'hui est de bien faire comprendre au pays que la minorité parlementaire est impuissante à résoudre les difficultés de la situation et qu'il doit se sauver lui-même[240].» En même temps, l'organe de l'opposition radicale la plus ardente, le journal la Réforme annonçait à ses amis que «ses ressources étaient épuisées, et que, la république étant ajournée à la mort du roi Louis-Philippe, la Réforme ne vivrait plus que jusqu'au lendemain du banquet, afin de mourir dans un triomphe de la démocratie[241].» Au dire de tout le parti, il y avait urgence à agir. Il était impossible de faire plus ouvertement et plus immédiatement appel à une révolution.
[Note 240: National du 31 décembre 1847.]
[Note 241: Histoire de la Révolution de 1848, par M. Garnier-Pagès, t.
IV, p. 210.]
Le lendemain du vote de l'adresse[242], l'opposition monarchique et l'opposition républicaine se réunirent pour délibérer sur la conduite qu'elles avaient à tenir. Les opinions furent diverses, mais très-inégalement partagées: quelques-uns proposèrent que l'opposition parlementaire tout entière donnât sa démission; c'était transporter devant les collèges électoraux la question perdue dans la Chambre, et se soustraire à la responsabilité des événements obscurs que pouvait amener la campagne des banquets. La grande majorité des assistants repoussa cette idée; ils ne voulaient pas, en rentrant ainsi dans une arène légale, avoir l'air de désavouer la fermentation extérieure qu'ils avaient provoquée et en perdre tout le fruit. La réunion décida que le nouveau banquet proposé à Paris aurait lieu, que les membres de l'opposition y assisteraient, et qu'une commission, composée des députés de Paris, de trois membres de chaque fraction du côté gauche, des délégués du Comité central et de quelques rédacteurs en chef des journaux, serait chargée d'en préparer l'exécution.
[Note 242: 13 février 1848.]
En présence de cette résolution, que ferait le cabinet? Le ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, avait répondu d'avance à cette question: dès le 18 janvier, dans la discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, il avait déclaré que le gouvernement se tenait pour investi du droit d'interdire les banquets et autres réunions publiques quand il croyait que l'ordre public en serait compromis; il usait ou n'usait pas de ce droit selon que les circonstances lui semblaient ou non l'exiger; il avait laissé naguère plusieurs banquets suivre leur cours, par ménagement pour l'esprit de liberté, et parce qu'il avait jugé nécessaire, pour éclairer la conscience publique, que le caractère et l'effet de ces réunions se fussent pleinement manifestés. Il pensait que maintenant la lumière était faite, et c'était par son ordre que le préfet de police, M. Gabriel Delessert, avait récemment interdit le banquet réformiste proposé dans le 12e arrondissement. Dans la discussion de l'adresse à la Chambre des députés, M. Duchâtel et, avec lui, le garde des sceaux, M. Hébert, maintinrent la même doctrine: ils rappelèrent les lois de 1790, de 1791, les arrêtés consulaires de l'an VIII et de l'an IX qui avaient réglé le pouvoir du préfet de police, et la pratique constante de l'administration, après comme avant 1830, en 1831, en 1833, 1835, 1840, sous les cabinets divers, sous celui de M. Casimir Périer, du duc de Broglie, de M. Thiers comme sous le nôtre. L'opposition parlementaire contesta ardemment la législation et la pratique; elle soutint qu'en soi, et surtout depuis la révolution de 1830, le droit de réunion était un droit public, antérieur et supérieur à toute police, dont les abus devaient être punis, comme l'abus de tout autre droit, mais qui ne pouvait, en aucun cas, être l'objet d'aucune mesure préventive. Ce fut sur ce terrain que s'établit le débat, et que le droit du gouvernement à interdire le nouveau banquet projeté dans Paris fut passionnément nié par l'opposition.
Il y avait évidemment là une question de légalité que ni les débats de la tribune ni les actes de l'administration ne pouvaient résoudre. M. Duvergier de Hauranne l'avait lui-même reconnu d'avance, car, dans la discussion du dernier paragraphe de l'adresse, en contestant très-vivement le droit du ministère à interdire les banquets: «Il s'agit là, avait-il dit, d'un subterfuge dont les tribunaux ne peuvent manquer de faire justice[243].» Il était urgent de faire vider cette question par les tribunaux, car les républicains ardents pressaient les démarches et les événements; le National annonça le 17 février que le banquet aurait lieu le dimanche 20, et il en désigna le local; le lendemain 18, son assertion fut désavouée par la commission du banquet qui le fixa au mardi 22, en disant que le local n'était pas encore déterminé; le National témoigna son humeur, se plaignant surtout qu'on renonçât au dimanche, dont il se promettait sans doute un plus grand concours populaire. De jour en jour, d'heure en heure, la diversité d'intention et d'effort entre l'opposition monarchique et l'opposition républicaine se marquait plus clairement: les chefs de l'opposition monarchique commençaient à s'inquiéter; ils engagèrent des pourparlers avec quelques-uns des amis du cabinet, et, le 19 février 1848, il en résulta, sur la situation et la question pendantes, un engagement d'honneur qui fut rédigé en ces termes:
[Note 243: Chambre des députés, séance du 7 février 1848.]
«Procès-verbal.
«Dans le but d'éloigner une collision qui pourrait, en troublant l'ordre public, compromettre nos institutions et nos libertés, et d'éviter réciproquement, au gouvernement et au parti de l'opposition, un ridicule ou un danger, MM. Duvergier de Hauranne, Léon de Malleville et Berger, Vitet et de Morny se sont réunis en s'engageant à user de leur influence pour faire adopter, chacun par leur parti, les résolutions et les arrangements qu'ils auront jugé utile et prudent de prendre dans les circonstances actuelles.
«Le but de cette entrevue ainsi déterminé, la situation relative des partis a été exposée ainsi qu'il suit:
«Le ministère, dans la discussion de l'adresse, a déclaré qu'il croyait avoir le droit d'interdire les banquets en vertu des lois et règlements généraux de police, qu'il ne croyait donc pas nécessaire d'apporter aux Chambres une loi nouvelle, se trouvant suffisamment armé à cet effet; mais que la question de légalité se viderait ailleurs.
«Or, quel est le moyen loyal et logique d'arriver à cette solution? Évidemment aucun, si le gouvernement ne s'y prête pas jusqu'à un certain point. Il faut d'abord qu'un banquet soit annoncé, que l'autorité en soit avertie, le local désigné, les préparatifs disposés. Supposant alors que le gouvernement, se croyant fort de son droit, fasse envahir la salle et s'oppose par la force à l'entrée des convives, qu'en peut-il résulter? deux alternatives:
«Ou bien les députés et leur suite tenteront de forcer l'entrée; et indépendamment de la gravité d'un pareil acte et de ses conséquences, ce fait constituera un acte de rébellion. La question sera donc dénaturée et la légalité demeurera incertaine.
«Ou bien les députés et leur suite préféreront ne pas amener une collision et s'en retourneront paisiblement. Alors il n'y aura ni délit, ni contravention, rien à verbaliser, rien à juger, et la question restera encore en suspens, comme un germe de fermentation entre les partis.
«Ni le gouvernement, ni l'opposition n'ont à gagner à aucune de ces deux solutions.
«Les cinq membres ont reconnu la vérité de ce premier exposé de la question. Ils sont tombés d'accord que le seul moyen d'arriver à une solution qui mît un terme à cette situation si tendue était que le gouvernement consentît à laisser la contravention arriver au point où elle pût être légalement constatée, afin qu'à la suite d'une condamnation prononcée, par défaut, par un juge de paix, on pût, par appel, soumettre la question légale à la juridiction éclairée de la cour de cassation.
«Les conventions suivantes ont donc été arrêtées de bonne foi entre les cinq membres, comme gens loyaux et honnêtes, animés d'une intention sage et patriotique.
«Les députés de l'opposition feront tout ce qui leur sera humainement possible pour que l'ordre ne soit pas troublé. Ils entreront paisiblement dans la salle du banquet, malgré l'avertissement du commissaire de police qui, placé à la porte, les préviendra, dès leur entrée, qu'ils violent un arrêté du préfet de police. Ils recommanderont aux convives de ne pas insulter ni huer le commissaire de police (ce point intéressant autant la dignité de la réunion que celle de l'agent de l'autorité). Ils prendront place. Aussitôt qu'ils seront assis, le commissaire de police constatera la contravention, et verbalisera contre M. Boissel ou tout autre, en déclarant à la réunion qu'elle ait à se séparer, sans quoi lui, commissaire, serait obligé d'employer la force pour l'y contraindre.
«A cette injonction, M. Barrot répondra par une allocution brève dans laquelle il maintiendra le droit de réunion; il protestera contre cet abus d'autorité de la part du gouvernement; il constatera qu'il n'a voulu que faire juger judiciairement la question, et il engagera la réunion à se séparer avec calme, tout en déclarant ne céder qu'à la force. Il fera comprendre à l'Assemblée que toute rébellion ou insulte envers un officier public dénaturerait complétement la question et manquerait le but que l'opposition a voulu atteindre. Il est loyalement convenu qu'il ne fera pas de discours contre le gouvernement et la majorité, qu'enfin il ne donnera pas à la réunion l'air d'un banquet accompli malgré le gouvernement.
«Aussitôt dit, les députés donneront l'exemple en se retirant eux-mêmes, et ils déclareront en sortant, afin que le public du dehors ne se méprenne pas et ne s'irrite pas, qu'ils en sont venus à leurs fins, et qu'ils ont pris la seule voie pour arriver à un jugement.
«Les membres prennent loyalement, de part et d'autre, l'engagement d'agir sur les journaux organes de leurs partis, Débats, Conservateur, Constitutionnel, Siècle, National, de façon qu'aucun article provocateur ou railleur ne puisse envenimer les esprits, dénaturer les faits ci-dessus détaillés, et en faire une arme contre le gouvernement ou l'opposition. La polémique à ce sujet restera dans l'esprit qui a donné lieu à la présente convention. L'attitude de l'opposition sera traitée comme une démarche digne et modérée; le gouvernement ne sera pas accusé de faiblesse, de reculade, et la mesure dans laquelle il aura usé de son autorité sera considérée comme le désir sincère de tenir l'engagement pris dans la discussion, celui d'arriver à une solution judiciaire.
«Le commissaire ayant verbalisé contre M. Boissel ou tout autre, l'autorisation de la Chambre sera réciproquement accordée sans difficulté, sans discours.
«Les députés de l'opposition prennent l'engagement de ne patronner, présider, encourager, par leurs discours ou leur présence, aucun banquet à Paris ou ailleurs, défendu par la municipalité, jusqu'au jugement de la cour de cassation, et de ne pas attaquer le gouvernement sur les moyens qu'il croirait devoir prendre pour empêcher qu'il ne s'en organise d'autres.
«Enfin, sans pouvoir préciser tous les détails, l'esprit de cette note, compris avec la bonne foi et l'intelligence qui appartiennent à des hommes aussi haut placés et aussi respectables que les cinq membres qui se sont réunis, présidera, avant et après le banquet, à toute leur participation et leur immixtion dans les actes qui en seront la préparation et la conséquence.
«Paris, ce 19 février 1848.»
Dès le lendemain 20 février, M. Duchâtel porta au conseil du roi l'arrangement ainsi conclu avec les représentants de l'opposition pour arriver, sans trouble ni violence et par la voie judiciaire, à la solution de la question de légalité sur laquelle portait le débat. Après un sérieux examen, la proposition fut adoptée par le conseil, dans la confiance que la conduite convenue serait, des deux parts, scrupuleusement tenue. Non-seulement le roi approuva l'arrangement; mais dans l'intérieur de la famille royale et au sein du parti conservateur, on s'en montra satisfait. M. Dupin, en l'apprenant quelques heures après le conseil, en félicita vivement le garde des sceaux, et lui dit spontanément qu'il irait lui-même, comme procureur général, porter la parole et soutenir le droit du gouvernement devant la cour de cassation si elle était appelée à se prononcer. Les magistrats gardaient la réserve convenable; mais tout indiquait que leur opinion sur la question de légalité était d'accord avec la conduite du gouvernement; il y avait lieu d'espérer que la crise aurait une issue tranquille; les plus modérés de l'opposition républicaine paraissaient eux-mêmes s'y résigner.
Mais il en était tout autrement dans le gros et le foyer du parti: la solution légale et tranquille de la question lui enlevait toute chance de ce succès que, tant de fois avant 1840, il avait en vain demandé aux conspirations et aux insurrections, et que le mouvement confusément réformateur et révolutionnaire des banquets lui avait fait espérer. Les vrais meneurs républicains ne se soumirent point à la situation que faisait à l'opposition toute entière l'arrangement convenu entre MM. Duvergier de Hauranne, Léon de Malleville, Berger, Vitet et de Morny, et accepté par le cabinet; n'osant pas le repousser ouvertement, ils résolurent de le rendre vain en transportant ailleurs que dans le banquet même la fermentation révolutionnaire et les chances qu'ils s'en promettaient. Le 21 février, lendemain de l'acceptation, par le gouvernement, du programme arrêté de concert avec l'opposition, les organes du parti républicain, le National, la Réforme et la Démocratie pacifique, et ces journaux-là seulement, publièrent une pièce ainsi conçue:
«Voici la lettre que les députés de l'opposition ont adressée à la commission du banquet du 12e arrondissement, en réponse à l'invitation collective qu'ils ont reçue:
«A Messieurs les président et membres de la commission du banquet du 12e arrondissement:
Paris, 18 février 1848.
«Messieurs,
«Nous avons reçu l'invitation que vous nous avez fait l'honneur de nous adresser pour le banquet du 12e arrondissement de Paris.
«Le droit de réunion politique sans autorisation préalable ayant été nié par le ministère dans la discussion de l'adresse, nous voyons dans ce banquet le moyen de maintenir un droit constitutionnel contre les prétentions de l'arbitraire, et de le faire consacrer définitivement.
«Nous regardons dès lors comme un devoir impérieux de nous joindre à la manifestation légale et pacifique que vous préparez, et d'accepter votre invitation.»
Suivaient les signatures de 92 députés des diverses oppositions. A quoi le National ajoutait: «Nous donnons la liste des députés qui ont signé la lettre d'acceptation. Mardi matin, nous compléterons la liste des adhérents à la manifestation du 12e arrondissement de Paris; nous donnerons également la liste des absents et de ceux qui n'ont pas cru devoir s'associer à leurs collègues.»
Après cette note, et séparément, venait le programme intitulé:
«Manifestation réformiste.
«La commission générale chargée d'organiser le banquet du 12e arrondissement croit devoir rappeler que la manifestation fixée à mardi prochain a pour objet l'exercice légal et pacifique d'un droit constitutionnel, le droit de réunion politique sans lequel le gouvernement représentatif ne serait qu'une dérision.
«Le ministère ayant déclaré et soutenu à la tribune que la pratique de ce droit était soumise au bon plaisir de la police, les députés de l'opposition, des pairs de France, d'anciens députés, des membres du conseil général, des magistrats, des officiers, sous-officiers et soldats de la garde nationale, des membres du comité central des électeurs de l'opposition, des rédacteurs des journaux de Paris ont accepté l'invitation qui leur était faite de prendre part à la manifestation, afin de protester, en vertu de la loi, contre une prétention illégale et arbitraire.
«Comme il est naturel de prévoir que cette manifestation publique peut attirer un concours considérable de citoyens, comme on doit présumer aussi que les gardes nationaux de Paris, fidèles à leur devise: Liberté, Ordre public, voudront en cette circonstance accomplir ce double devoir, qu'ils voudront défendre la liberté en se joignant à la manifestation, protéger l'ordre et empêcher toute collision par leur présence; que, dans la prévision d'une réunion nombreuse de gardes nationaux et de citoyens, il semble convenable de prendre des dispositions qui éloignent toute cause de trouble et de tumulte.
«La commission a pensé que la manifestation devait avoir lieu dans le quartier de la capitale où la largeur des rues et des places permet à la population de s'agglomérer sans qu'il en résulte d'encombrement.
«A cet effet, les députés, les pairs de France et les autres personnes invitées au banquet s'assembleront mardi prochain, à onze heures, au lieu ordinaire des réunions de l'opposition parlementaire, place de la Madeleine, nº 2.
«Les souscripteurs du banquet qui font partie de la garde nationale sont priés de se réunir devant l'église de la Madeleine, et de former deux haies parallèles entre lesquelles se placeront les invités.
«Le cortége aura en tête des officiers supérieurs de la garde nationale qui se présenteront pour se joindre à la manifestation.
«Immédiatement après les invités et les convives, se placera un rang d'officiers de la garde nationale.
«Derrière ceux-ci, les gardes nationaux formés en colonnes, suivant le numéro des légions.
«Entre la troisième et la quatrième colonnes, les jeunes gens des écoles, sous la conduite de commissaires désignés par eux.
«Puis les autres gardes nationaux de Paris et de la banlieue, dans l'ordre désigné plus haut.
«Le cortége partira à onze heures et demie et se dirigera, par la place de la Concorde et les Champs-Élysées, vers le lieu du banquet.
«La commission, convaincue que cette manifestation sera d'autant plus efficace qu'elle sera plus calme, d'autant plus imposante qu'elle évitera même toute espèce de conflit, invite les citoyens à ne pousser aucun cri, à ne porter ni drapeau, ni signe extérieur; elle invite les gardes nationaux qui prendront part à la manifestation à se présenter sans armes. Il s'agit ici d'une protestation légale et pacifique, qui doit être surtout puissante par le nombre et l'attitude ferme et tranquille des citoyens.
«La commission espère que, dans cette occasion, tout homme présent se conduira comme un fonctionnaire chargé de faire respecter l'ordre; elle se confie à la présence des gardes nationaux; elle se confie aux sentiments de la population parisienne, qui veut la paix publique avec la liberté, et qui sait que, pour assurer le maintien de ses droits, elle n'a besoin que d'une démonstration paisible, comme il convient à une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de l'autorité irrésistible de sa force morale, et qui est assurée de faire prévaloir ses voeux légitimes par l'expression légale et calme de son opinion.»
A coup sûr les bonnes paroles et les sages recommandations ne manquaient pas dans cette pièce; peut-être même, à force d'être répétées, laissaient-elles percer un secret sentiment de leur urgence et quelque doute de leur efficacité. Mais il n'y a point de paroles qui puissent changer la nature et l'effet des actes; le programme ainsi publié avait évidemment pour but et pour résultat de déplacer complétement la question posée et le théâtre de l'événement attendu. Il ne s'agissait plus d'arriver à une solution judiciaire, mais de faire éclater un mouvement populaire; ce n'était plus dans la salle du banquet, mais dans les rues que la question était posée, et l'événement ne dépendait plus de l'attitude des députés présents au banquet, mais de celle de la foule réunie pour les y conduire. Et dans l'état des faits et des partis, ce n'était pas là seulement une foule réunie pour manifester son opinion et son voeu; il y avait, dans l'appel spécial aux gardes nationaux invités à venir sous ce titre, sinon en armes, du moins en uniforme et à leur rang dans leurs légions, une grave atteinte aux lois sur le régime de cette armée civile. Pour quiconque ne s'arrêtait pas aux paroles et aux apparences, ce vaste rassemblement n'était, à vrai dire, qu'un coup audacieux des meneurs républicains révolutionnaires pour réunir et étaler leurs forces dans une circonstance favorable et avec des chances imprévues. Aucun gouvernement sérieux ne pouvait se méprendre sur le caractère d'un tel fait, ni accepter indolemment une situation pleine de péril, non-seulement pour l'ordre public, mais pour l'ensemble de nos institutions et la monarchie constitutionnelle elle-même.
Le cabinet n'hésita pas un moment. Informé, le 20 février au soir, du manifeste qui devait être publié le lendemain, M. Duchâtel en donna sur-le-champ connaissance à MM. Vitet et de Morny, qui la veille avaient réglé, avec MM. Duvergier de Hauranne, Léon de Malleville et Berger, l'attitude réciproque du gouvernement et de l'opposition dans l'affaire du banquet. Les deux commissaires conservateurs ne voulaient pas croire à l'authenticité de cette pièce, tant elle leur paraissait en désaccord avec les procédés convenus et les paroles données; ils allèrent en demander l'explication aux commissaires de l'opposition. Ceux-ci se montrèrent troublés et affligés; ils désavouèrent dans la conversation le programme annoncé, et offrirent de faire insérer dans l'un de leurs journaux une note destinée à l'atténuer en le commentant; mais ils n'osèrent en promettre le désaveu public. Le pouvoir, qui depuis six mois glissait, de jour en jour, hors des mains de l'opposition monarchique, lui avait enfin complètement échappé, et le parti républicain révolutionnaire, maître de la situation, entraînait à sa suite ses tristes et timides alliés.
Le lundi 21 février, à dix heures du matin, le cabinet se réunit au ministère de l'intérieur pour prendre, dans ces nouvelles circonstances, des mesures définitives: «Que pensez-vous à présent du banquet? dit M. de Salvandy à M. Hébert qui entrait dans le salon.—J'en pense, et plus que jamais, ce que j'en ai toujours pensé, répondit le garde des sceaux; qu'il ne doit pas se faire, et qu'il y a lieu de l'interdire.—En ce cas, reprit M. de Salvandy, nous sommes tous du même avis.» La résolution fut en effet unanime: le cabinet décida qu'il maintiendrait ce qu'il avait accordé, et offrirait toujours à l'opposition l'épreuve convenue pour arriver à une solution judiciaire; mais qu'il interdirait, et qu'au besoin il réprimerait toute manifestation contraire aux lois et dangereuse pour l'ordre public. La décision fut immédiatement exécutée. Un arrêté du préfet de police interdit formellement le banquet annoncé; un ordre du jour du commandant supérieur de la garde nationale de Paris rappela aux gardes nationaux les lois qui ne leur permettaient pas de se rassembler, à ce titre, sans l'ordre de leurs chefs immédiats et la réquisition de l'autorité civile; et pour que le public connût bien l'état de la question et les motifs de la conduite du gouvernement, M. Gabriel Delessert publia, en même temps que son arrêté d'interdiction du banquet, une proclamation ainsi conçue:
«Habitants de Paris!
«Une inquiétude qui nuit au travail et aux affaires règne depuis quelques jours dans les esprits. Elle provient des manifestations qui se préparent. Le gouvernement, déterminé par des motifs d'ordre public qui ne sont que trop justifiés, et usant d'un droit que les lois lui donnent et qui a été constamment exercé sans contestation, a interdit le banquet du 12e arrondissement. Néanmoins, comme il a déclaré, devant la
Chambre des députés, que cette question était de nature à recevoir une solution judiciaire, au lieu de s'opposer par la force à la réunion projetée, il a pris la résolution de laisser constater la contravention en permettant l'entrée des convives dans la salle du banquet, espérant que ces convives auraient la sagesse de se retirer à la première sommation, afin de ne pas convertir une simple contravention en un acte de rébellion. C'était le seul moyen de faire juger la question devant l'autorité suprême de la cour de cassation.
«Le gouvernement persiste dans cette détermination; mais le manifeste publié ce matin par les journaux de l'opposition annonce un autre but, d'autres intentions; il élève un gouvernement à côté du véritable gouvernement du pays, de celui qui est institué par la Charte et qui s'appuie sur la majorité des Chambres; il appelle une manifestation publique, dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en violation de la loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il dispose à l'avance, en haie régulière, par numéro de légion, les officiers en tête. Ici aucun doute n'est possible de bonne foi; les lois les plus claires, les mieux établies sont violées. Le gouvernement saura les faire respecter; elles sont le fondement et la garantie de l'ordre public.
«J'invite tous les bons citoyens à se conformer à ces lois, à ne se joindre à aucun rassemblement, de crainte de donner lieu à des troubles regrettables. Je fais cet appel à leur patriotisme et à leur raison, au nom de nos institutions, du repos public et des intérêts les plus chers de la cité.
«Paris, le 21 février 1848, Le pair de France, préfet de police,
«G. DELESSERT.»
Le même jour, dans la séance de la Chambre des députés, les résolutions du gouvernement furent vivement attaquées: M. Duchâtel les justifia et les maintint avec autant de mesure dans les termes que de fermeté au fond; au nom de l'opposition monarchique, M. Odilon Barrot continua de les combattre, non sans quelque inquiétude «et en laissant, dit-il, de côté quelques expressions plus ou moins convenables d'un acte que je n'avoue ni ne désavoue, quoiqu'il me soit étranger;» et comme ces paroles excitaient dans la Chambre un certain mouvement: «J'avoue très-hautement, reprit-il, l'intention de cet acte; j'en désavoue les expressions[244].»
[Note 244: Chambre des députés, séance du 21 février 1848; Moniteur, page 481.]
Les journaux du soir annoncèrent qu'après la séance, l'opposition s'était réunie chez M. Odilon Barrot, «et que ne voulant prendre ni directement ni indirectement la responsabilité des conséquences qui pouvaient résulter des nouvelles mesures adoptées aujourd'hui par le gouvernement, elle renonçait à se rendre au banquet.
«Elle adjure, ajoutait-on, les bons citoyens de s'abstenir de tout rassemblement et de toute manifestation qui pourraient servir de prétexte à des actes de violence.
«En même temps l'opposition toute entière comprend que les nouvelles résolutions du ministère lui imposent de nouveaux et graves devoirs qu'elle saura remplir.»
Le lendemain 22 février, non pas l'opposition toute entière, mais cinquante-deux de ses membres firent connaître quels étaient les nouveaux et graves devoirs qu'ils se proposaient de remplir; ils déposèrent, sur le bureau de la Chambre des députés, une proposition pour la mise en accusation du ministère, à raison de sa politique, extérieure et intérieure, dans tout le cours de son administration.
De tous les actes de l'opposition dans cette ardente lutte, celui-là est le seul qui m'ait causé quelque surprise. Ni la profonde diversité de ses idées et des nôtres, soit sur la politique générale, soit sur les faits spéciaux, ni l'âpreté et, selon moi, l'injustice de ses attaques ne m'avaient étonné: je n'y avais vu que le cours naturel du gouvernement représentatif et la rude guerre des partis. Mais qu'une politique pratiquée pendant huit ans au sein de la plus entière liberté publique, éprouvée par les discussions les plus vives à la tribune et dans la presse, sanctionnée par l'adhésion d'une majorité constante, par plusieurs élections générales et par l'accord des grands pouvoirs de l'État, pure ainsi de toute tentative, de toute apparence inconstitutionnelle ou illégale, qu'une telle politique, dis-je, fût qualifiée de trahison, de contre-révolution, de tyrannie, et devînt tout à coup l'objet d'une accusation judiciaire, ce fait dépassait ma prévoyance. Quelques années plus tard, après les orages de la République et dans le calme de l'Empire, je demandai à un membre de l'ancienne opposition, qui avait été complétement étranger à cet acte, quel motif avait pu y porter ses amis: «Que voulez-vous? me dit-il; ils venaient de faire avorter le banquet en déclarant qu'ils n'iraient pas; il fallait bien qu'ils fissent quelque chose pour compenser et racheter un peu ce refus.»
J'admis l'explication. Aux plus tragiques époques de notre Révolution, que d'actes déplorables n'ont été déterminés que par de tels embarras de situation personnelle, sans aucun plus grand ni plus légitime motif!
Le 22 février fut une journée d'agitation plus que d'action. De part et d'autre, surtout dans les rangs un peu élevés de l'opposition comme au sein du pouvoir, on s'observait, on s'attendait. Le gouvernement voulait éviter toute apparence de provocation et rester dans son attitude légalement défensive. L'opposition était dans une crise de désorganisation; la retraite de l'opposition monarchique avait en même temps irrité et embarrassé le parti républicain; ses sociétés secrètes, ses troupes populaires bouillonnaient de colère et d'impatience; mais, dans son état-major, quelques-uns hésitaient, les uns par crainte de la responsabilité, les autres par doute du succès. Le 21 février, vers le soir, quand l'interdiction du banquet eut été partout déclarée, M. Duchâtel, pour en assurer l'efficacité, et sur la proposition du préfet de police, avait ordonné l'arrestation des principaux meneurs républicains.
Vingt-deux mandats avaient été préparés; mais un peu plus tard, dans la soirée, la nouvelle arriva au ministère de l'intérieur qu'au bureau même de la Réforme, on avait résolu de renoncer au banquet, et le président de la commission du banquet, M. Boissel, vint lui-même en informer M. Duchâtel. La nouvelle était, non pas fausse, mais exagérée; quand on avait appris, au bureau de la Réforme, que l'opposition parlementaire ne voulait plus du banquet, la colère avait été au comble; les plus ardents des assistants avaient déclaré qu'ils ne se soumettraient point à cette résolution qu'ils qualifiaient de lâcheté, et que, si le banquet n'avait pas lieu, la manifestation populaire annoncée n'en suivrait pas moins son cours et n'en serait que plus décisive. Il y avait discorde dans le camp, et les passions révolutionnaires s'échauffaient de plus en plus dans leur travail et dans leur espoir. Pour mettre la discorde à profit et ne fournir aux passions aucun prétexte, l'exécution des mandats d'arrêt fut suspendue, et lorsque le lendemain, en présence de troubles sérieux, l'ordre fut donné d'y procéder, on n'arrêta que cinq des meneurs révolutionnaires, et des moins considérables; avertis ou inquiets, les autres s'étaient cachés. Dans la nuit du 21 au 22, M. Gabriel Delessert et les deux généraux commandants de la garde nationale et des troupes dans Paris, le général Jacqueminot et le général Tiburce Sébastiani, instruits de l'ajournement du banquet, vinrent engager le ministre de l'intérieur à contremander le grand déploiement de forces qui avait été prescrit pour le lendemain dans les divers quartiers de la ville, selon le système de mesures défensives institué par le maréchal Gérard. La mesure réclamée était trop pressée pour attendre la réunion du conseil; M. Duchâtel envoya le général Jacqueminot prendre l'avis du roi. Le roi répondit que non-seulement il approuvait cette proposition, mais que la même pensée lui était venue, et qu'il se disposait à la communiquer au ministre de l'intérieur. Le contre-ordre fut donc donné dans le seul but d'éviter tout étalage prématuré et toute démonstration provoquante; les troupes furent en même temps consignées dans leurs quartiers, prêtes à marcher.
Roi, ministres, généraux et agents supérieurs du pouvoir, nous étions tous encore, comme dans la semaine précédente, sous l'empire de cette idée que le banquet était la grande affaire du moment, et que, puisqu'il était désorganisé et ajourné, le plus mauvais défilé était passé. Quoique nous eussions été déterminés à l'interdiction du banquet par le programme de manifestation extérieure et hostile que le parti républicain y avait joint, nous n'étions pas assez préoccupés de la gravité de ce nouveau fait et du changement qu'il avait apporté dans la situation. Loin d'avoir ralenti le mouvement en se retirant de la scène, l'opposition monarchique l'avait à la fois irrité et dégagé de toute entrave. Dans l'opposition républicaine elle-même, toute autorité, toute discipline avaient disparu: parmi les chefs apparents, les uns hésitaient; les autres, entraînés ou enivrés eux-mêmes, échauffaient de plus en plus la foule en lui prêtant l'éclat de leur nom et de leur parole; le pouvoir avait passé tout entier aux conspirateurs et aux fanatiques révolutionnaires, résolus à tout tenter et à saisir toutes les chances pour décider de l'événement selon leur passion. Quelques personnes, parmi lesquelles je remarquai surtout le baron de Chabaud-Latour, alors colonel du génie, naguère officier d'ordonnance de M. le duc d'Orléans et devenu l'un des aides de camp du jeune prince son fils, vinrent me voir, et appelèrent avec instance, sur le péril de cette situation, toute ma sollicitude. Leurs renseignements n'avaient rien de bien nouveau ni de bien précis; j'en parlai à mes collègues, qui ne méconnaissaient point le danger de l'attaque inconnue qu'on préparait et la nécessité de la vigilance; mais nous avions pour réprimer l'insurrection, si elle éclatait, des forces au moins égales à celles qui avaient suffi à réprimer les diverses insurrections tentées de 1830 à 1840, et nous étions bien décidés à les déployer dès que nous y serions provoqués[245].
[Note 245: Je joins ici le tableau des forces réunies à ce moment, dans Paris, ses forts et sa banlieue, tel que me le fournit le ministre de la guerre, le général Trézel, le plus consciencieux comme le plus courageux des hommes.
hommes. chevaux. 43 bataillons d'infanterie, à 500 hommes 21,500 23,500 2 bataillons de garde municipale 2,000 20 escadrons de cavalerie, 3e et 8e dragons, 13e chasseurs, 2e et 6e cuirassiers 2,000 2,000 1 régiment à 5 escadrons de garde municipale à cheval 600 600 1 compagnie de gendarmes à cheval 200 150
A reporter 26,300 2,750
hommes. chevaux. Report 26,300 2,750
13 batteries du 5e régiment d'artillerie dont quatre montées, à l'Ecole-Militaire; le reste à Vincennes 3,000 2,400 14 batteries du 6e régiment à Vincennes 3 compagnies de sapeurs des 1er et 3e régiments 450 20 4 compagnies de sous-officiers vétérans 400 5 compagnies de sapeurs-pompiers 500 1 compagnie d'ouvriers d'administration 150 1 escadron du train des équipages 200 200
En tout 31,000 5,370]
Le roi était content et confiant: en quelques paroles brèves, il me témoigna, et à M. Duchâtel, sa reconnaissance de notre attitude et sa satisfaction du résultat déjà acquis, l'abandon du banquet. Avec le ministre des travaux publics, M. Jayr, il fut plus expansif; en entrant aux Tuileries, le mardi matin 22 février, M. Jayr y trouva le maréchal Soult qui venait répéter au roi les témoignages de son dévouement et se mettre à sa disposition: «le maréchal promptement remercié et reparti, le roi vint à moi, le visage rayonnant (je reproduis les termes de M. Jayr):—«Eh bien! vous venez me féliciter; c'est qu'en effet l'affaire tourne à merveille. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière dont elle a été conduite! Vous savez qu'ils ont renoncé au banquet. Ils ont vu, un peu tard il est vrai, que c'était jouer gros jeu. Quand je pense que beaucoup de nos amis voulaient qu'on cédât! Mais ceci va réconforter la majorité.» M. Jayr trouvait la situation encore grave: «En venant au château, dit-il au roi, j'ai vu un courant continu d'hommes en blouse se dirigeant par les deux quais vers la place de la Concorde; les faubourgs envoyaient là leur avant-garde. Nous aurons, sinon une grande bataille, du moins une forte sédition. Il faut s'y tenir prêts.—Sans doute, reprit le roi, Paris est ému; comment ne le serait-il pas? Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le lâche-pied de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont prises.»
Sur plusieurs points et sous plusieurs formes, le désordre ne laissa pas d'être grave dans cette journée; des rassemblements se formèrent autour de la Madeleine; les chaises, les baraques, le mobilier du corps de garde de l'allée Marigny furent brisés, entassés et incendiés aux Champs-Élysées; d'autres corps de garde furent attaqués; des barricades s'élevèrent dans divers quartiers; des bandes erraient ça et là; quelques-unes s'arrêtèrent devant le ministère des affaires étrangères et la chancellerie, poussant des cris menaçants et tentant des violences; l'une d'elles se porta sur la Chambre des députés; quelques hommes pénétrèrent même dans la salle, d'où ils furent expulsés à l'instant. La répression fut partout efficace et douce; les troupes ne firent nul usage de leurs armes; à leur aspect et sur leurs sommations la foule se dispersait, mais pour se reformer bientôt ou se porter ailleurs. La lutte n'était pas définitivement engagée; mais la fermentation était profonde, répandue et obstinée. Dans la soirée, le roi témoigna les mêmes dispositions confiantes. M. Duchâtel trouva la reine alarmée. Toutes les mesures furent prises, tous les ordres donnés, toutes les troupes prêtes, pour que le lendemain la sédition, si elle s'aggravait, fût promptement et fortement réprimée.
La nuit du 22 au 23 février se passa dans le même trouble, sans incidents graves: des bandes continuèrent d'errer, quelquefois aggressives et pillardes; des prisonniers furent amenés à la préfecture de police. Dès le matin du 23, des rassemblements plus considérables se formèrent dans le faubourg Saint-Antoine; beaucoup d'ouvriers oisifs parcouraient les rues; beaucoup de passants s'arrêtaient; beaucoup d'habitants se tenaient devant leurs portes, la plupart en curieux indifférents ou inquiets, attendant des événements que tous pressentaient, ceux qui les redoutaient comme ceux qui se disposaient à y prendre part.
Vers dix heures le mouvement s'aggrava, en changeant de caractère et d'acteurs. Les meneurs républicains avaient compris que, mises en première ligne, leurs troupes accoutumées et connues servaient mal leur cause; ils pressèrent leurs alliés momentanés, les réformistes de la garde nationale, d'entrer eux-mêmes en scène sous un drapeau moins suspect. Plusieurs détachements des 7e, 3e, 2e et 10e légions se mirent en marche, les uns dans le faubourg Saint-Antoine, les autres vers la place du Palais-Royal, d'autres vers le bureau du National, rue Lepelletier; d'autres dans le quartier des écoles des faubourgs Saint-Germain et Saint-Jacques, criant partout: Vive la réforme! et entrant en relations amicales avec les rassemblements populaires qu'ils rencontraient. Dans l'ensemble de la garde nationale, ces détachements ne formaient qu'une faible minorité; mais leur hardiesse, la nature de leur cri, le bruit qu'ils faisaient et la faveur qu'ils trouvaient dans les rues intimidaient ou embarrassaient les gardes nationaux, beaucoup plus nombreux, qui ne voulaient ni révolution ni réformes arrachées par l'émeute aux pouvoirs légaux, mais qui hésitaient à entrer en lutte avec l'uniforme de leurs corps et le voeu en apparence modéré de leurs camarades. L'un de nos plus dévoués amis, M. François Delessert, vint témoigner à M. Duchâtel son inquiétude en lui disant que, dans les meilleures compagnies de la 3e légion, notamment dans celle que commandait son fils, la plupart des conservateurs ne se rendaient pas à l'appel. D'un côté étaient la passion et le mouvement, de l'autre la tristesse et l'inertie.
J'étais à la Chambre des députés avec la plupart des membres du cabinet; M. Duchâtel seul y manquait. On annonçait des interpellations sur les incidents du jour. Je fus averti que, hors de la Chambre, M. Duchâtel me demandait: en y venant, il avait passé par les Tuileries; je montai dans sa voiture et nous retournâmes ensemble au palais. Je reproduis son récit de l'entretien qu'il venait en hâte m'en rapporter: «Le roi, me dit-il, me demanda aussitôt où nous en étions. Je lui répondis que l'affaire était plus sérieuse que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec de l'énergie dans la résistance on s'en tirerait. Il me répondit que c'était aussi son sentiment; il ajouta qu'on lui donnait, de tous côtés, le conseil de terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne voulait pas s'y prêter.—«Le roi sait bien, lui dis-je, que, pour ma part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne ferais pas un grand sacrifice en y renonçant; mais les concessions arrachées par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas un moyen de salut; une première défaite en amènerait bientôt une nouvelle; il n'y a pas eu loin, dans la Révolution, du 20 juin au 10 août, et aujourd'hui les choses marchent plus vite que dans ce temps-là; les événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.
«Je n'avais pas, en ce moment, ajouta M. Duchâtel, l'idée que le changement du cabinet fût entré dans l'esprit du roi. Y avait-il déjà songé sérieusement, ou bien la résolution de se soumettre à une concession qui lui coûtait beaucoup lui vint-elle soudainement, sous la pression d'une émotion vive? Je ne pourrais trancher la question; mais j'incline à croire qu'il se décida brusquement, emporté par cette espèce de trouble que produit le passage d'une sécurité complète à l'apparition subite d'un grand péril.—«Je crois comme vous, me dit le roi, qu'il faut tenir bon; mais causez un moment avec la reine; elle est très-effrayée. Je désire que vous lui parliez.» Il l'appela.
La grande âme de la reine Marie-Amélie, toujours héroïque au jour de l'épreuve, était aussi passionnée que noble, et elle pouvait quelquefois s'alarmer vivement d'avance sur la situation de son mari et de ses enfants. «Elle entra dans le cabinet du roi, me dit M. Duchâtel, suivie du duc de Montpensier. Elle était très-agitée et sous l'empire d'une vive excitation.—» M. Duchâtel, me dit-elle, je connais le dévouement de M. Guizot pour le roi et pour la France; s'il le consulte, il ne restera pas un instant de plus au pouvoir.—Madame, lui répondis-je, un peu ému de cette sortie si vive, M. Guizot, comme tous ses collègues, est prêt à se dévouer pour le roi jusqu'à la dernière goutte de son sang; mais il n'a pas la prétention de s'imposer au roi malgré lui. Le roi est le maître de donner ou de retirer sa confiance, selon qu'il le juge convenable pour les intérêts de sa couronne.—Ne dis pas des choses pareilles, ma chère amie, dit le roi; si M. Guizot le savait!…—Je ne demande pas mieux qu'il le sache, répliqua la reine; je le lui dirai à lui-même; je l'estime assez pour cela; il est homme d'honneur et me comprendra.»—J'ajoutai alors que je ne devais pas cacher au roi qu'il me serait impossible de ne pas communiquer à M. Guizot tout ce que je venais d'entendre; c'était un élément important de la situation; je ne pouvais lui en dérober la connaissance, ni comme collègue ni comme ami. Le roi était devenu sombre et soucieux.—«Il y aurait peut-être lieu, me dit-il, de convoquer sur-le-champ le conseil.—Je crois, lui répondis-je, qu'il y aurait peut-être des inconvénients à une convocation subite du conseil; la Chambre est assemblée et ne peut pas rester sans ministres. Le roi ferait mieux, ce me semble, de causer d'abord avec M. Guizot.—Vous avez raison, me dit-il; allez trouver M. Guizot sans perdre un instant; et amenez-le moi.»
En nous rendant ensemble aux Tuileries, nous causâmes, à coeur ouvert, M. Duchâtel et moi, de la situation, et, sans la moindre discussion, nous fûmes tous deux du même sentiment sur la conduite que nous avions à tenir. En ce qui nous concernait, nous étions et nous devions nous montrer décidés à maintenir jusqu'au bout la politique que nous avions pratiquée et que nous persistions à croire la seule bonne; mais si, dans l'intérêt de sa couronne dont il était juge, le roi croyait devoir changer le ministère, il ne nous convenait d'opposer ni résistance, ni plainte. Dans l'état général du pays, et à plus forte raison dans la crise du jour, ce n'était pas trop, c'était à peine assez, on le voyait bien, de l'accord des grands pouvoirs de l'État pour faire prévaloir leur politique commune contre ses divers adversaires. Si cet accord cessait, n'importe de quel côté, la défense serait trop faible pour l'attaque. Le roi ne pouvait se passer du concours de la majorité des Chambres, et la majorité des Chambres n'était ni assez forte, ni assez liée, ni assez expérimentée pour se passer de l'appui du roi. Si nous prétendions, en ce moment, imposer au roi chancelant le maintien du cabinet ébranlé, nous ne lui assurerions pas les avantages d'une résistance énergique, car il n'accepterait pas ou ne soutiendrait pas les mesures qu'elle exigerait, et nous ne réussirions même pas à prolonger longtemps notre faible situation, car le roi ne persévérerait pas avec nous jusqu'au terme de la crise. C'était, pour nous-mêmes, la seule conduite sensée et digne, et envers la royauté notre devoir impérieux de la laisser choisir librement dans son hésitation, sans aggraver les conditions des deux conduites entre lesquelles elle avait à se prononcer.
Nous entrâmes vers deux heures et demie dans le cabinet du roi. La reine, M. le duc de Nemours et M. le duc de Montpensier y étaient réunis. Le roi exposa la situation, s'appesantit sur la gravité des circonstances, parla beaucoup de son désir, qui était très-sincère, de garder le ministère, du regret qu'il éprouvait à être obligé de se séparer de nous, ajoutant qu'il aimerait mieux abdiquer:—Tu ne peux pas dire cela, mon ami, dit la reine; tu te dois à la France; tu ne t'appartiens pas.—C'est vrai, dit le roi; je suis plus malheureux que les ministres; je ne puis pas donner ma démission.» Ce préambule couvrait évidemment une résolution arrêtée; pour ceux qui connaissaient les allures de l'esprit du roi, le doute n'était pas possible. Je l'avais écouté en silence; je pris la parole: «C'est à Votre Majesté, dis-je, à prononcer: le cabinet est prêt, ou à défendre jusqu'au bout le roi et la politique conservatrice qui est la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti que le roi prendrait d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a point d'illusion à se faire, Sire; une telle question est résolue par cela seul que, dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui plus que jamais le cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de succès, a besoin de l'appui décidé du roi. Dès qu'on saurait dans le public, comme cela serait inévitable, que le roi hésite, le cabinet perdrait toute force morale et serait hors d'état d'accomplir sa tâche.»—Le roi, sur ces paroles, laissa de côté toute hésitation, toute précaution de langage, et considérant la question comme tranchée:—«C'est avec un bien amer regret, nous dit-il, que je me sépare de vous; mais la nécessité et le salut de la monarchie exigent ce sacrifice. Ma volonté cède; je vais perdre beaucoup de terrain; il me faudra du temps pour le regagner.» La reine et le duc de Montpensier ajoutèrent des paroles dans le même sens. Le duc de Montpensier me dit qu'il fallait que sa conviction fût bien profonde pour qu'elle l'emportât sur la reconnaissance qu'il me devait. Après ces témoignages d'estime et de regret, le roi dit qu'il songeait à M. Molé et nous demanda ce que nous en pensions. Nous n'avions à faire et nous ne fîmes aucune objection. «Je vais donc le faire appeler,» reprit le roi. Puis il nous fit ses adieux, ainsi que la famille royale, en nous embrassant avec larmes: «Vous serez toujours les amis du roi, dit la reine; vous le soutiendrez.—Nous ne ferons que de la résistance au petit pied et sur le second plan, me dit le duc de Nemours; mais sur ce terrain, nous comptons retrouver votre appui.» Le roi était triste et troublé; la gravité de la résolution qu'il venait de prendre semblait grandir à ses yeux. Il sentait surtout combien il allait perdre en Europe, et quel coup en recevrait sa considération. Nous sortîmes du cabinet; M. Duchâtel était le dernier près de la porte; le roi lui tendit la main une dernière fois: «Vous êtes plus heureux que moi, vous autres,» lui dit-il; et il prononça à voix basse quelques mots que j'entendis imparfaitement, et où se révélait à quel point sa résolution lui était amère.
Nous retournâmes sur-le-champ à la Chambre des députés; on nous y attendait dans une agitation immobile; il était encore question d'interpellations, de pétitions. Je montai à la tribune: «Je crois, dis-je, qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt public, ni à propos pour la Chambre d'entrer, en ce moment, dans aucun semblable débat. Le roi vient de faire appeler M. le comte Molé pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience, comme il l'a fait jusqu'à présent.»
M. Odilon Barrot demanda aussitôt la parole. Il eut quelque peine à la prendre au milieu du tumulte qui s'éleva dans la Chambre; il voulait parler de la fixation de l'ordre du jour pour la séance du lendemain, séance dans laquelle la proposition d'accusation du ministère devait être renvoyée à l'examen des bureaux: «J'avais cru, dit-il, que la conséquence naturelle, inévitable même, de la réserve que M. le président du conseil montrait sur les interpellations qui lui étaient adressées, à raison de la gravité des circonstances et de la situation spéciale du cabinet, j'avais cru, dis-je, que la conséquence naturelle, inévitable, était l'ajournement de l'ordre du jour indiqué, c'est-à-dire l'ajournement de la discussion sur la proposition que j'ai déposée hier sur le bureau. Je suis, à cet égard, parfaitement subordonné aux convenances de la Chambre et du ministère lui-même.»
M. Dupin prit vivement la parole: «Le premier besoin de la cité, dit-il, est le rétablissement de la paix publique, la cessation des troubles, pour assurer la libre et régulière action de tous les grands pouvoirs de l'État. Il faut que les masses comprennent qu'elles n'ont pas le droit de délibérer, de décider. Il faut que les gens qui ont eu recours aux armes comprennent qu'ils n'ont pas le droit de commander, et qu'ils n'ont qu'à attendre l'exécution de la loi et les mesures qui seront jugées nécessaires par la couronne et par les Chambres. Dans cette situation, devons-nous introduire ici des délibérations irritantes, des délibérations d'accusation qui, quelle que fût la solution, iraient certainement contre le but que vous devez vous proposer, l'apaisement des esprits et le rétablissement de l'ordre? Je crois qu'il faut adhérer à la demande d'ajournement que j'appuie de toutes mes forces.»
Nous ne pouvions souffrir que l'accusation proposée contre nous restât ainsi en suspens dès que, par la chute du cabinet, l'opposition aurait atteint son but. Je me levai immédiatement: «Je disais tout à l'heure que, tant que le cabinet aurait l'honneur d'être chargé des affaires, il maintiendrait ou rétablirait l'ordre et ferait respecter les lois. Le cabinet ne voit, pour son compte, aucune raison à ce qu'aucun des travaux de la Chambre soit interrompu, à ce qu'aucune des questions élevées dans cette Chambre ne reçoive pas sa solution. La couronne exerce sa prérogative. La prérogative de la couronne doit être respectée; mais le cabinet est prêt à répondre à toutes les questions, à entrer dans tous les débats. C'est à la Chambre à décider ce qui lui convient.»
M. Dupin, qui voulait sincèrement que le trouble public cessât, et dont l'équité comme le bon sens étaient choqués de l'accusation proposée contre le ministère, persista dans sa demande d'ajournement: «Je conçois, dit-il, le langage et l'attitude de M. le président du conseil. C'est un langage digne; c'est le langage qui convient à la situation qu'on aurait voulu lui faire par l'accusation même. Mais en même temps que le ministère ne s'oppose pas à ce que la Chambre se saisisse de telle ou telle question, la Chambre a aussi le droit de décider l'opportunité d'une question. Eh bien, dans la situation où le ministère continue à être chargé provisoirement d'une difficile mission, à laquelle vous pourrez, je l'espère, efficacement concourir, l'apaisement et la conciliation des esprits, pendant ce temps on va s'occuper à mettre les ministres en accusation! On les obligerait à s'occuper de leur propre défense! Cela est impossible. Malgré vous, Messieurs les ministres, malgré la majorité, je demande l'ajournement.»
La majorité partageait le sentiment que j'avais exprimé, et me vint fermement en aide. Par l'organe de M. de Peyramont, elle demanda que la proposition d'accusation contre le ministère fût maintenue à l'ordre du jour, et la séance ne fut levée qu'après cette résolution.
A l'annonce de la chute du cabinet, l'émotion, je devrais dire l'irritation, avait été profonde dans la majorité; elle y voyait sa propre chute et celle de la politique qu'elle soutenait courageusement depuis dix-sept ans. Plus clairvoyants encore et plus expérimentés dans les crises révolutionnaires, quelques-uns de ses membres pressentirent immédiatement dans celle-ci bien plus que la chute du cabinet: un de mes amis particuliers, M. Muret de Bord, qui s'était vivement prononcé dans ces dernières circonstances, était assis à côté de l'ancien et habile directeur général de l'enregistrement et des domaines, M. Calmon, qui, en entendant ma déclaration, lui dit en lui frappant sur l'épaule: «Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de préparer ses paquets; la République ne vous aimera pas.» Dans l'opposition même, les esprits élevés étaient soucieux: «Je désirais vivement la chute du cabinet, dit à M. Duchâtel M. Jules de Lasteyrie; mais j'aurais mieux aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte.» Au même instant, M. de Rémusat, ami et camarade de collége de M. Dumon, vint s'asseoir près de lui au banc des ministres: «Je sais, lui dit-il, que ta sortie du ministère ne te contrarie pas beaucoup; je puis donc venir causer avec toi. Si j'entre dans le nouveau ministère, j'espère que nous causerons souvent ensemble, et que nous pourrons nous entendre.—Je ne demande pas mieux, lui répondit M. Dumon; pourvu que la Chambre ne soit pas dissoute et que les réformes ne soient pas excessives, je ne ferai aucune opposition.—C'eût été bien facile, reprit M. de Rémusat, si nous étions arrivés par un mouvement de Chambre; mais qui peut mesurer les conséquences d'un mouvement dans la rue?»