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Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral

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The Project Gutenberg eBook of Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral

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Title: Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral

Author: Frédéric Mistral

Release date: December 1, 2004 [eBook #7012]
Most recently updated: April 9, 2013

Language: French

Credits: Produced by Walter Debeuf

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MES ORIGINES; MÉMOIRES ET RÉCITS DE FRÉDÉRIC MISTRAL ***


Mes Origines.


Mémoires et récits.
(Traduction du provençal)


par Frédéric Mistral.





CHAPITRE I.

AU MAS DU JUGE.

Les Alpilles. -- La chanson de Maillane. -- Ma famille. -- Maître
François, mon père. -- Délaïde, ma mère. -- Jean du Porc. -- L'aïeul
Étienne. -- La mère-grand Nanon. -- La foire de Beaucaire. -- Les
fleurs de glais.

D'aussi loin qu'il me souvienne, je vois devant mes yeux, au Midi
là-bas, une barre de montagnes dont les mamelons, les rampes, les
falaises et les vallons bleuissaient du matin aux vêpres, plus ou
moins clairs ou foncés, en hautes ondes. C'est la chaîne des
Alpilles, ceinturée d'oliviers comme un massif de roches grecques, un
véritable belvédère de gloire et de légendes.

Le sauveur de Rome, Caïus Marius, encore populaire dans toute la
contrée, c'est au pied de ce rempart qu'il attendit les Barbares,
derrière les murs de son camp; et ses trophées triomphaux, à
Saint-Rey sur les Antiques, sont, depuis deux mille ans, dorés par le
soleil. C'est au penchant de cette côte qu'on rencontre les tronçons
du grand aqueduc romain qui menait les eaux de Vaucluse dans les
Arènes d'Arles: conduit que des gens du pays nomment Ouide di
Sarrasin (pierrée des Sarrasins), parce que c'est par là que les
Maures d'Espagne s'introduisirent dans Arles. C'est sur les rocs
escarpés de ces collines que les princes des Baux avaient leur
château fort. C'est dans ces vals aromatiques, aux Baux, à Romanin
et à Roque-Martine, que tenaient cour d'amour les belles châtelaines
du temps des troubadours. C'est à Mont-Majour que dorment, sous les
dalles du cloître, nos vieux rois arlésiens. C'est dans les grottes
du Vallon d'Enfer, de Cordes, qu'errent encore nos fées. C'est sous
ces ruines, romaines ou féodales, que gît la Chèvre d'Or.

Mon village, Maillane, en avant des Alpilles, tient le milieu de la
plaine, une large et riche plaine, qu'en mémoire peut-être du consul
Caïus Marius on nomme encore Le Caieou.

-- Quand je luttais, me disait une fois le petit Maillanais, -- un
vieux lutteur de l'endroit, -- j'ai beaucoup voyagé, en Languedoc
comme en Provence... Mais jamais je ne vis une plaine aussi unie que
ce terroir. Si, depuis la Durance jusqu'à la mer, là-bas, on tirait
un trait de charrue droit comme une chandelle, un sillon de vingt
lieues, l'eau y courrait toute seule, rien qu'au niveau pendant.
Aussi, quoique nos voisins nous traitent de mange-grenouilles, les
Maillanais convinrent toujours que, sous la chape du soleil, il n'est
pas de pays plus joli que le leur et, un jour qu'ils m'avaient
demandé quelques couplets pour la chorale du village, voici, à ce
propos, les vers que je leur fis:

Maillane est beau, Maillane plaît -- et se fait beau de plus en
plus; Maillane ne s'oublie jamais; -- il est l'honneur de la contrée
-- et tient son nom du mois de Mai.

Que vous soyez à Paris ou à Rome, -- pauvres conscrits, rien ne vous
charme; -- Maillane est pour vous sans pareil -- et vous aimeriez y
manger une pomme -- que dans Paris un perdreau.

Notre patrie n'a pour remparts -- que les grandes haies de cyprès --
que Dieu fit tout exprès pour elle; -- et quand se lève le mistral,
-- il ne fait que branler le berceau.

Tout le dimanche on fait l'amour; -- puis au travail, sans trêve, --
s'il faut le lundi se ployer, --nous buvons le vin de nos vignes,
nous mangeons le pain de nos blés.

La vieille bastide où je naquis, en face des Alpilles, touchant le
Clos-Créma, avait nom le Mas du Juge, un tènement de quatre paires de
bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue,
son pâtre, sa servante (que nous appelions la tante) et plus ou
moins d'hommes au mois, de journaliers ou journalières, qui venaient
aider au travail, soit pour les vers à soie, pour les sarclages, pour
les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la saison
des semailles ou celles de l'olivaison.

Mes parents, des ménagers, étaient de ces familles qui vivent sur
leur bien, au labeur de la terre, d'une génération à l'autre! Les
ménagers, au pays d'Arles, forment une classe à part: sorte
d'aristocratie qui fait la transition entre paysans et bourgeois, et
qui comme toute autre, a son orgueil de caste. Car si le paysan,
habitant du village, cultive de ses bras, avec la bêche ou le hoyau,
ses petits lopins de terre, le ménager, agriculteur en grand, dans
les mas de Camargue, de Crau ou d'autre part, lui, travaille debout
en chantant sa chanson, la main à la charrue.

C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantés
aux noces de mon neveu:

Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et conquis le
terroir -- avec cet instrument.

Nous avons fait du blé -- pour le pain de Noël -- et de la toile
rousse pour nipper la maison.

Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas, -- et vous
mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez.

Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres, comme le font
tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer que
la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par
alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le célèbre
pendentif qu'on montre à Valence est le tombeau de ces Mistral. Et,
à Saint-Remy, nid de ma famille (car mon père en sortait), on peut
voir encore l'hôtel des Mistral de Romanin, connu sous le nom de
Palais de la Reine Jeanne.

Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle avec cette
devise assez présomptueuse: "Tout ou Rien." Pour ceux, et nous en
sommes, qui voient un horoscope dans la fatalité des noms
patronymiques ou le mystère des rencontres, il est curieux de trouver
la Cour d'Amour de Romanin unie, dans le passé, à la seigneurie de
Mistral désignant le grand souffle de la terre de Provence, et,
enfin, ces trois trèfles marquant la destinée de notre famille
terrienne.

-- Le trèfle, nous déclara, un jour, le Sâr Peladan, qui, lorsqu'il a
quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l'idée
de Verbe autochtone, de développement sur place, de lente croissance
en un lieu toujours le même. Le nombre trois signifie la maison
(père, mère, fils),
au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois harmonies
familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du sage à l'écart.
La devise Tout ou Rien rimerait aisément à ces fleurs sédentaires
et qui ne se transplantent pas: devise, comme emblème, de terrien
endurci.

Mais laissons là ces bagatelles. Mon père, devenu veuf de sa
première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je
suis le croît de ce second lit. Voici comment il avait fait la
connaissance de ma mère:

Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu
de ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattait à la faucille.
Un essaim de glaneuses suivait les tâcherons et ramassait les épis
qui échappaient au râteau. Et voilà que mon seigneur père remarqua
une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût eu peur de
glaner comme les autres. Il s'avança près d'elle et lui dit:

-- Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?

La jeune fille répondit:

-- Je suis la fille d'Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon
nom est Délaïde.

-- Comment! dit mont père, la fille de Poulinet, qui est le maire de
Maillane, va glaner?

-- Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six
filles et deux garçons, et notre père, quoiqu'il ait assez de bien,
quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond: "Mes
petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en." Et voilà pourquoi
je suis venue glaner.

Six mois après cette rencontre, qui rappelle l'antique scène de Ruth
et de Booz, le vaillant ménager demanda Délaïde à maître Poulinet, et
je suis né de ce mariage.

Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l'an 1830,
dans l'après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui
était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En
courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:

-- Maître, cria le messager, venez! car la maîtresse vient
d'accoucher maintenant même.

-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.

-- Un beau, ma foi.

-- Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!

Et sans plus, comme si de rien n'était, ayant achevé son labour, le
brave homme, lentement, s'en revint à la ferme. Non point qu'il fût
moins tendre pour cela; mais élevé, endoctriné, comme les Provençaux
anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manières,
l'apparente rudesse du vieux pater familias.

On me baptisa Frédéric, en mémoire, paraît-il, d'un pauvre petit gars
qui, au temps où mon père et ma mère se parlaient, avait fait
gentiment leurs commissions d'amour, et qui, peu de temps après,
était mort d'une insolation. Mais, comme elle m'avait eu à
Notre-Dame de Septembre, ma mère m'a toujours dit qu'elle m'avait
voulu donner le prénom de Nostradamus, d'abord pour remercier la Mère
de Dieu, ensuite par souvenance de l'auteur des Centuries, le
fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et
mirifique, n'est-ce pas? que l'instinct maternel avait si bien
trouvé, on ne voulut l'accepter ni à la mairie ni au presbytère.

Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui me nourrissait de son
lait, lorsqu'elle fit ses relevailles, -- tout cela vaguement, dans
une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mère,
dans la beauté, l'éclat de sa pleine jeunesse, présentant avec
orgueil son "roi" à ses amies, et, cérémonieuses, les amies et
parentes nous accueillant avec les félicitations d'usage et m'offrant
une couple d'oeufs, un quignon de pain, un grain de sel et une
allumette, avec ces mots sacramentels:

-- Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain, sois
sage comme le sel, sois droit comme une allumette.

On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de raconter ces choses.
Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il m'agrée de
revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau
de mûrier et dans mon chariot à roulettes, car, là, je ressuscite le
bonheur de ma mère dans ses plus doux tressaillements.

Quand j'eus six mois, on me délivra de la bande qui enveloppait mes
langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très fort recommandé de me
tenir serré à point, parce que, disait-elle, les enfants bien
emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la
Saint-Joseph, selon l'us de Provence, on me "donna les pieds" et,
triomphalement, ma mère m'apporta à l'église de Maillane; et sur
l'autel du saint, en me tenant par les lisières, pendant que ma
marraine me chantait : Avène, Avène, Avène (Viens, viens, viens),
on me fit faire mes premiers pas.

A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe. C’était une
demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le long, me
dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux et
moelleux! Je voulais toujours, toujours, qu’il me portât encore un
peu... Mais, une fois, -- j’avais cinq ans, -- à mi-chemin du
village, ma pauvre mère me déposa en disant:

-- Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.

Après la messe, avec ma mère, nous’ allions voir mes grands-parents,
dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche, où, de coutume, les
bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Rivière,
en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la cheminée,
venaient parler du gouvernement.

M. Dumas, qui avait été juge et qui s’était démis en 1830, aimait,
sur toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci, par exemple,
qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les dimanches, aux jeunes
mères qui dodelinaient leurs mioches:

-- Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni livre : parce
qu'avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé, il peut la
perdre et, un livre, le déchirer.

M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse et leurs onze
ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des
ancêtres, tout tapissé de toile peinte, de Mar- seille, représentant
des oisillons et des paniers en fleurs, et là, pour étaler
l’éducation de sa lignée, il faisait, non sans orgueil, déclamer,
vers à vers, mot à mot, un peu à l’un, un peu à l’autre, le récit de
Théramène:

A peine nous sortions des portes de Trézène...
De Trégène... Il était sur son char... sur chon sar...
Ses gardes affligés... affizés...
Imitaient son silence autour de lui rangés...
Lui ranzés.

Ensuite, il disait à ma mère:

-- Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?

-- Si répondait naïvement ma mère: il sait la sornette de Jean du
Porc.

-- Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.

Et alors en baissant la tête, j’ânonnais timidement:

Qui est mort? — Jean du Porc. — Qui le pleure? — Le roi Maure — Qui
le rit? — La perdrix. — Qui le chante? — La calandre — Qui en sonne
le glas? — Le cul de la poêle. — Qui en porte le deuil? — Le cul du
chaudron.

C'est avec ces contes-là, chants de nourrices et sornettes, que nos
parents, à cette époque, nous apprenaient à parler la bonne langue
provençale; tandis qu’à présent, la vanité ayant pris le dessus dans
la plupart des familles, c’est avec le système de l’excellent M.
Dumas que l’on enseigne les enfants et qu’on en fait de petits niais
qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouvés, sans attaches
ni racines, car il est de mode, aujourd’hui, de renier absolument
tout ce qui est de tradition.

Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon
aïeul maternel. Il était, comme mon père, ménager propriétaire,
d’une bonne maison comme lui, et d’un bon sang : avec cette
différence que, du côté des Mistral, c’étaient des laborieux, des
économes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n’avaient pas
leurs pareils, et que, du côté de ma mère, tout à fait insouciants et
n’étant jamais prêts pour aller au labour, ils laissaient l’eau
courir et mangeaient leur avoir. L’aïeul Étienne, pour tout dire,
était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.

Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six filles (qui, à
l’heure des repas, se faisaient servir leur part et puis allaient
manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette à la main),
dès qu’il y avait fête quelque part, en avant! Il partait pour trois
jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que duraient les
écus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles se touchaient
(1), le quatrième jour il rentrait au logis et, alors, grand’maman
Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:

-- N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ça le
bien de tes filles I

(1) Quand la poche est vide.

-- Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu t'inquiéter? Nos
fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu verras,
Nanon, ma mie, nous n'en aurons pas pour les derniers.

Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner
sur son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui prêtaient de
l'argent à cinquante ou à cent pour cent, ce qui ne l'empêchait pas,
quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle
devant la cheminée, en chantant tous ensemble:

Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!
Ce sont de braves gens,
Quand ils n'ont plus d'argent.

Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:

Nous sommes trois qui n'avons pas le sou, -- Qui n'avons pas le sou,
-- Qui n'avons pas le sou. -- Et le compère qui est derrière, -- N'a
pas un denier, -- N'a pas un denier.

Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir ainsi partir, l'un
après l'autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau
patrimoine:

-- Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-père, pour
quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la rue.

Ou bien:

-- Cette lande, quoi! ce qu'elle rendait, ma belle, ne payait pas les
impositions!

Ou bien:

-- Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme
bruyère.

Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que
joyeuse... Si bien qu'il disait même, en parlant des usuriers:

-- Eh! morbleu, c'est bien heureux qu'il y ait des gens pareils.
Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs,
pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait, l'argent est
marchandise?

C'était l'époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire,
faisait merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau,
soit par terre, de toutes les nations, jusqu'à des Turcs et des
nègres.

Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes espèces de choses qu'il
faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l'amuser,
pour l'attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile,
les rouleaux de drap, jusqu'aux bagues de verre portant au chaton un
rat, vous l'y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en
piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles,
aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.

C'était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et
grouillant de vie, c'était là tous les ans, au soleil de juillet,
l'exposition universelle de l'industrie du Midi.

Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle
occasion d'aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses
bamboches. Donc, sous prétexte d'aller acheter du poivre, du girofle
ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de
fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en pièce,
non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il
flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des
charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens, lorsqu'ils
discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage de quelque
bourrique maigre.

Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec Rosette! Il y était
toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme un pauvre
aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là sans cesse
sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les filous (et
imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque
année, tout doucement, l'un après l'autre, sans qu'il se retournât,
tous ses mouchoirs; et quand il n'en avait plus, chose qu'il savait
d'avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ça, et
s'en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane, avec le
nez tout bleu, -- de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs
qui avaient déteint:

-- Allons, lui disait ma grand'mère, on t'a encore volé tes
mouchoirs.

-- Qui te l'a dit? faisait l'aïeul.

-- Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t'es mouché avec ta ceinture.

-- Bah! je n'en ai pas regret, répondait le bon humain; ce
Polichinelle m'a tant fait rire!

Bref, quand ses filles (et ma mère en était une) furent d'âge à se
marier, comme elles n'étaient pas gauches, ni bien désagréables, les
galants, malgré tout, vinrent tout de même à l'appeau. Seulement,
quand les pères disaient à mon aïeul:

-- Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?

-- Combien je fais à mes filles? répondait maître Étienne, tout rouge
de colère; ô graine d'imbécile, c'est dommage! A ton gars je
donnerais une belle gouge, tout élevée, toute nippée, et j'y
ajouterais encore des terres et de l'argent! Qui ne veut pas mes
filles telles quelles, qu'il les laisse... Dieu merci, à la huche de
maître Étienne il y a du pain.

Or, n'est-il pas vrai que les filles du grand-père furent prises,
toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même qu'elles
firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le proverbe,
porte sur le front sa dot.

Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en
cueillir encore un tout petit bouquet.

Derrière le Mas du Juge, c'est l'endroit où je suis né, il y avait le
long du chemin un fossé qui menait son eau à notre vieux Puits à
roue. Cette eau n'était pas profonde, mais elle était claire et
riante, et, quand j'étais petit, je ne pouvais m'empêcher, surtout
les jours d'été, d'aller jouer le long de sa rive.

Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier livre où j'appris, en
m'amusant, l'histoire naturelle. Il y avait là des poissons,
épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j'essayais
de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi à mettre des
clous et que je suspendais au bout d'un roseau. Il y avait des
demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement,
lorsqu'elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits
doigts, quand elles ne s'échappaient pas, légères, silencieuses, en
faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait des
"notonectes", espèces d'insectes bruns avec le ventre blanc, qui
sautillent sur l'eau et puis remuent leurs pattes à la façon des
cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles, qui
sortaient de la mousse une échine glauque, chamarrée d'or, et qui, en
me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de
salamandres d'eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros
escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu'on nommait des
"mange-anguilles".

Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces
"massettes", cotonnées et allongées, qui sont les fleurs du typha;
telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur la nappe de l'eau,
ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le
"butome" au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse qui se mire
dans le ru, et la lentille d'eau aux feuilles minuscules, et la
"langue de boeuf" qui fleurit comme un lustre, avec les "yeux de
l'Enfant Jésus" qui est le myosotis.

Mais de tout ce monde-là, ce qui m'engageait le plus, c'était la
fleur des "glais". C'est une grande plante qui croît au bord des
eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de
belles fleurs jaunes qui se dressent en l'air comme des hallebardes
d'or. Il est à croire même que les fleurs de lis d'or, armes de
France et de Provence, qui brillent sur le fond d'azur, n'étaient que
des fleurs de glais: "fleur de lis" vient de "fleur d'iris", car le
glais est un iris, et l'azur du blason représente bien l'eau où croît
le glais.

Toujours est-il, qu'un jour d'été, quelque temps après la moisson, on
foulait nos gerbes, et tous les gens du "mas" étaient dans l'aire à
travailler. A l'entour des chevaux et des mulets qui piétinaient,
ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui,
les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par
quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille avec des
fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au
soleil, nu-pieds, sur le grain battu.

Au haut de l'aire, porté par les trois jambes d'une chèvre rustique,
formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles
ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le
blé mêlé aux balles; et le "maître", mon père, vigoureux et de haute
taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises
graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par
intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible
immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux,
l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait à un dieu ami, il lui
disait:

-- Allons, souffle, souffle, mignon!

Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau
en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde
averse sur le monceau conique qui, à vue d'oeil, montait entres les
jambes du vanneur.

Le soir venu, ensuite, lorsqu'on avait amoncelé le grain avec la
pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer
de l'eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le
tas de blé et y traçait une croix avec le manche de la pelle en
disant: "Que Dieu te croisse!"

Par une belle après-midi de cette saison d'aires, -- je portais
encore les jupes: j'avais à peine quatre ou cinq ans -- après m'être
bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je
m'acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.

Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commençaient à
s'épanouir et les mains me démangeaient d'aller cueillir quelques-uns
de ces beaux bouquets d'or.

J'arrive au fossé; doucement, je descends au bord de l'eau; j'envoie
la main pour attraper les fleurs... Mais, comme elles étaient trop
éloignées, je me courbe, je m'allonge, et patatras dedans: je tombe
dans l'eau jusqu'au cou.

Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l'eau, me donne quelques
claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me faisant filer
vers le Mas:

-- Que je t'y voie encore, vaurien, vers le fossé!

-- J'allais cueillir des fleurs de glais.

-- Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais. Tu
ne sais donc pas qu'il y a un serpent dans les herbes cachés, un gros
serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?

Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers, mes
chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe trempée et
ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du
dimanche, en me disant:

-- Au moins, fais attention de ne pas te salir.

Et me voilà dans l'aire; je fais sur la paille fraîche quelques
jolies cabrioles; j'aperçois un papillon blanc qui voltige dans un
chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds flottant
au vent hors de mon béguin... et paf! me voilà encore vers le fossé
du Puits à roue...

Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours là, fières au
milieu de l'eau, me faisant montre d'elles, au point qu'il ne me fut
plus possible d'y tenir. Je descends bien doucement, bien doucement
sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l'eau;
j'envoie la main, je m'allonge', je m'étire tant que je puis... et
patatras! je me fiche jusqu'au derrière dans la vase.

Aïe! aïe! aïe! Autour de moi, pendant que je regardais les bulles
gargouiller et qu'à travers les herbes je croyais entrevoir le gros
serpent, j'entendais crier dans l'aire:

-- Maîtresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombé à
l'eau!

Ma mère accourt, elle me saisit, elle m'arrache tout noir de la boue
puante, et la première chose, troussant ma petite robe, vlin! vlan!
elle m'applique une fessée retentissante.

-- Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais? Y retourneras-tu
pour te noyer?... Une robe toute neuve que voilà perdue, fripe-tout,
petit monstre! qui me feras mourir de transes!

Et, crotté et pleurant, je m'en revins donc au Mas la tête basse, et
de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois, ma robe des jours
de fête... Oh! la galante robe! Je l'ai encore devant les yeux,
avec ses raies de velours noir, pointillée d'or sur fond bleuâtre.

Mais bref, quand j'eus ma belle robe de velours:

-- Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?

-- Va garder les gelines, me dit-elle; qu'elles n'aillent pas dans
l'aire... Et toi, tiens-toi à l'ombre.

Plein de zèle, je vole vers les poules qui rôdaient par les chaumes,
becquetant les épis que le râteau avait laissés. Tout en gardant,
voici qu'une poulette huppée -- n'est-ce pas drôle? -- se met à
pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les
ailes rouges et bleues... Et toutes deux, avec moi après, qui
voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs, si bien que
nous arrivâmes au fossé du Puits à roue!

Et voilà encore les fleurs d'or qui se miraient dans le ruisseau et
qui réveillaient mon envie, mais une envie passionnée, délirante,
excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le fossé:

"Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!"

Et, descendant le talus, j'entortille à ma main un jonc qui croissait
là; et me penchant sur l'eau avec prudence, j'essaie encore
d'atteindre de l'autre main les fleurs de glais... Ah! malheur, le
jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé, je plonge
la tête première.

Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de
l'aire accourent:

-- C'est encore ce petit diable qui est tombé dans le fossé. Ta
mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler d'importance!

Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en
larmes et qui disait:

-- Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un
"accident". Mais ce gars, sainte Vierge, n'est pas comme les autres:
il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses
jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages...
Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être
une heure, dans le fossé du Puits à roue... Ah! tiens-toi, pauvre
mère, morfonds-toi pour l'approprier. Qui lui en tiendrait, des
robes? Et bienheureuse encore -- mon Dieu, je vous rends grâce --
qu'il ne soit pas noyé!

Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fossé. Puis, une
fois dans le Mas, m'ayant quitté mon vêtement, la sainte femme
m'essuya, nu, de son tablier; et, de peur d'un effroi, m'ayant fait
boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma berce, où,
lassé de pleurer, au bout d'un peu je m'endormis.

Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais... Dans
un beau courant d'eau, qui serpentait autour du Mas, limpide,
transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je
voyais de belles touffes de grands et verts glaïeuls, qui étalaient
dans l'air une féerie de fleurs d'or!

Des demoiselles d'eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de
soie bleue, et moi je nageais nu dans l'eau riante; et je cueillais à
pleines mains, à jointées, à brassées, les fleurs de lis blondines.
Plus j'en cueillais, plus il en surgissait.

Tout à coup, j'entends une voix qui me crie: "Frédéri!"

Je m'éveille et que vois-je! Une grosse poignée de fleurs de glais
couleur d'or qui bondissaient sur ma couchette.

Lui-même, le patriarche, le Maître, mon seigneur père, était allé
cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Maîtresse, ma mère
belle, les avait mises sur mon lit.

 

CHAPITRE II.

MON PÈRE.

L'enfant de ferme. -- La vie rurale. -- Mon père à la Révolution. --
La bûche bénite. -- Les récits de la Noël. -- Le capitaine Perrin.
-- Le maire de Maillane en 1793 -- Le jour de l'an.

Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie des
laboureurs, des faucheurs et des pâtres, et quand, parfois, passait
au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne parler que
français, moi, tout interloqué et même humilié de voir que mes
parents devenaient soudain révérencieux pour lui, comme s'il était
plus qu'eux:

-- D'où vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme
nous?

-- Parce que c'est un monsieur, me répondait-on.

-- Eh bien! faisais-je alors d'un petit air farouche, moi, je ne veux
pas être monsieur.

J'avais remarqué aussi que, quand nous avions des visites, comme
celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de
terres), mon père qui, à l'ordinaire lorsqu'il parlait de ma mère,
devant les serviteurs, l'appelait "la maîtresse", là, en cérémonie,
il la dénommait ma mouié (mon épouse). Le beau marquis et la
marquise, qui se trouvait être la soeur du général de Galliffet,
chaque fois qu'ils venaient, m'apportaient des pralines et autres
gâteries; mais moi, sitôt que je les voyais descendre de voiture,
comme un sauvageon que j'étais, je courais tout de suite me cacher
dans le fenil... Et la pauvre Délaïde de crier:

-- Frédéric!

Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j'attendais,
moi, d'entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant
que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:

-- M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir,
cet insupportable, et il va se cacher!

Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite, craintif, de ma
tanière, vlan! j'avais ma fessée.

J'aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre maître-valet, quand,
derrière la charrue tirée par ses deux mules, les mains au mancheron,
il me criait, patelin:

-- Petiot, viens vite, viens. Je t'apprendrai à labourer.

Et tout de suite, nu-pieds, nu-tête, émoustillé, me voilà dans le
sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée, pour
cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.

-- Ramasse des colimaçons, me disais le Papoty.

Et quand j'avais les colimaçons, une poignée dans chaque main:

-- Maintenant, me faisait-il, avec les colimaçons, tiens, empoigne
les cornes du manche de la charrue.

Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je prenais les
mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines
d'escargots qui s'écrabouillaient dans ma chair:

-- A présent, me disait le valet de labour en riant aux éclats, tu
pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!

On m'en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C'est ainsi que,
dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en venant de
traire, notre berger Rouquet me criait:

-- Viens, petit, boire à même dans le piau.

Le piau est l'ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on
trait le lait... Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras
troussés, sortir de la bergerie en portant à la main le vase à traire
écumant, plein de lait jusqu'aux bords, j'accourais, affriolé, pour
le humer tout chaud. Mais, sitôt qu'à genoux je m'abreuvais à la
"seille", paf! de sa grosse main, Rouquet m'y faisait plonger la tête
jusqu'au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau
ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un jeune chien, me vautrer
dans l'herbe et m'y essuyer, en jurant, à part moi, qu'on ne m'y
attraperait plus... jusqu'à nouvelle attrape.

Après, c'était un faucheur qui me disait:

-- Petiot, j'ai trouvé un nid, un nid de frappe-talon; veux-tu me
faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu auras les
passereaux.

Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l'andain.

-- Le vois-tu, me faisait l'homme, ce creux, en haut de ce gros
saule; c'est là qu'est le nid... Allons, courbe-toi.

Et je m'inclinais, la tête contre l'arbre, et alors, faisant mine de
grimper sur mon dos, le farceur me battait l'échine du talon.

C'est ainsi que commença, au milieu des gouailleries de nos
travailleurs des champs (et je n'an ai point regret), mon éducation
d'enfance.

Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques! Chaque saison
renouvelait la série des travaux. Les labours, les semailles, la
tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépiquage, les
vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes
majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais éternellement
indépendante et calme.

Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loués au mois ou à la journée,
de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du Mas,
qui avec l'aiguillon, qui avec le râteau ou bien la fourche sur
l'épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles, comme dans
les peintures de Léopold Robert.

Quand, pour dîner ou pour souper, les hommes, l'un après l'autre,
entraient dans le Mas, et venaient s'asseoir, chacun selon son rang,
autour de la grande table, avec mon seigneur père qui tenait le haut
bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des
observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail du
jour, s'il était avantageux, si la terre était dure ou molle ou en
état. Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de
son couteau et, sur le coup, tous se levaient.

Tous ces gens de campagne, mon père les dominait par la taille, par
le sens, comme aussi par la noblesse. C'était un beau et grand
vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement,
bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.

Engagé volontaire pour défendre la France, pendant la Révolution, il
se plaisait, le soir, à raconter ses vieilles guerres. Au fort de la
Terreur, il avait été requis pour porter du blé à Paris, ou régnait
la famine. C'était dans l'intervalle où l'on avait tué le roi. La
France, épouvantée, était dans la consternation. En retournant, un
jour d'hiver, à travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui
battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au moyeu des
roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays. Les
deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la
parole:

-- Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?

-- Citoyen, répliqua l'autre, je vais à Paris porter les saints et
les cloches.

Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent et, ôtant son chapeau
devant les saints de son pays et les cloches de son église, qu'il
rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:

-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'à ton retour, on te nomme,
pour cela, représentant du peuple?

L'iconoclaste courba la tête de honte et, avec un blasphème, il fit
tirer ses bêtes.

Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir, en été comme
en hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête découverte, les mains
croisées sur le front, avec sa cadenette, serrée d'un ruban de fil,
qui lui pendait sur la nuque, il faisait, à voix haute, la prière
pour tous; et puis, lorsqu'en automne, les veillées s'allongeaient,
il lisait l'Évangile à ses enfants et domestiques.

Mon père, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le Nouveau
Testament, l'Imitation et Don Quichotte (lequel lui rappelait sa
campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).

-- Comme de notre temps les écoles étaient rares, c'est un pauvre,
nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine,
m'avait appris ma croix de par Dieu.

Et le dimanche, après les vêpres, selon l'us et coutume des anciens
pères de famille, il écrivait ses affaires, ses comptes et dépenses,
avec ses réflexions, sur un grand mémorial dénommé Cartabèou.

Lui, quelque temps qu'il fît, était toujours content, et si, parfois,
il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit
des pluies torrentielles:

-- Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut sait fort bien
ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne
soufflait jamais de ces grands vents qui dégourdissent la Provence,
qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais? Et si,
pareillement, nous n'avions jamais de grosses pluies, qui
alimenteraient les puits, les fontaines, les rivières? Il faut de
tout, mes enfants.

Bien que, le long du chemin, il ramassât une bûchette pour l'apporter
au foyer; bien qu'il se contentât, pour son humble ordinaire, de
légumes et de pain bis; bien que, dans l'abondance, il fût sobre
toujours et mît de l'eau dans son vin, toujours sa table était
ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si
l'on parlait de quelqu'un, il demandait, d'abord, s'il était bon
travailleur; et, si l'on répondait oui:

-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.

Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c'était la
veillée de Noël. Ce jour-la, les laboureurs dételaient de bonne
heure; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle
galette à l'huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues
sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille
de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s'en
allaient, pour "poser la bûche au feu", dans leur pays et dans leur
maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui
n'avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque vieux
garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant:

-- Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec
vous autres.

Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la "bûche de Noël",
qui -- c'était de tradition -- devait être un arbre fruitier. Nous
l'apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d'un
bout, moi, le dernier-né, de l'autre; trois fois, nous lui faisions
faire le tour de la cuisine; puis, arrivés devant la dalle du foyer,
mon père, solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin
cuit, en disant:

Allégresse! Allégresse,
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d'allégresse!
Avec Noël, tout bien vient:
Dieu nous fasse la grâce de voir l'année prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas être moins.

Et, nous écriant tous: "Allégresse, allégresse, allégresse!", on
posait l'arbre sur les landiers et, dès que s'élançait le premier jet
de flamme:

A la bûche
Boute feu!

disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.

Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l'entour, la
famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleil,
suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l'année, nous éclairait
de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles
brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu'un,
c'était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette,
verdoyait du blé en herbe, qu'on avait mis germer dans l'eau le jour
de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour
apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu'avec un long
clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge aux
olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la poivrade, suivis d'un
tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme: fouaces à
l'huile, raisins secs, nougat d'amandes, pommes de paradis; puis,
au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l'on n'entamait
jamais qu'après en avoir donné, religieusement, un quart au premier
pauvre qui passait.

La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là;
et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait
leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de
père revenait à l'Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.

Si je vous disais, commençait-il, qu'étant là-bas en Catalogne, et
faisant partie de l'armée, je trouvai le moyen, au fort de la
Révolution, de venir de l'Espagne, malgré la guerre et malgré tout,
passer avec les miens les fêtes de Noël! Voici, ma foi de Dieu,
comment s'arrangea la chose:

"Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et
Figuières, nous tournions, retournions depuis passablement de temps,
en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espagnoles. Aïe! que
de morts, que de blessés et de souffrances et de misères! Il faut
l'avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, -- c'était en
décembre, -- il y avait manque de tout; et les mulets et les chevaux,
à défaut de pâture, rongeaient, hélas! les roues des fourgons et des
affûts.

"Or, ne voilà-t-il pas qu'en rôdant, moi, au fond d'une gorge, du
côté de la mer, je vais découvrir un arbre d'oranges, qui étaient
rousses comme l'or!

"-- Ha! dis-je au propriétaire, à n'importe quel prix, vous allez me
les vendre.

"Et, les ayant achetées, je m'en reviens de suite au camp et, tout
droit à la tente du capitaine Perrin (qui était de Cabanes), je vais
avec mon panier et je lui dis:

"-- Capitaine, je vous apporte quelques oranges...

"-- Mais où as-tu pris !ça?

"-- Où j'ai pu, capitaine.

"-- Oh! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir... Aussi,
demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l'obtiendras ou je ne
pourrai.

"-- Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu'un boulet de canon
me coupe en deux, comme tant d'autres, aller, encore une fois, "poser
le bûche de Noël" en Provence, dans ma famille.

"-- Rien de plus simple, me fit-il; tiens, passe l'écritoire.

Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l'ait renfermé, cher
homme) sur un papier, que j'ai encore, me griffonna ce que je vais
dire:

"Armée des Pyrenées-Orientales.

"Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons congé au
citoyen François Mistral, brave soldat républicain, âgé de vingt-deux
ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche idem,
menton rond, front moyen, visage ovale, de s'en aller dans son pays,
par toute la République, et au diable, si bon lui semble.

"Et voilà, mes amis, que j'arrive à Maillane, la belle veille de
Noël, et vous pouvez penser l'ahurissement de tous, les embrassades
et les fêtes. Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai le nom de
ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait
venir à la commune et m'interpelle comme ceci:

"-- Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitté l'armée?

"-- Cela va, répondis-je, qu'il ma pris fantaisie de venir, cette
année, "poser la bûche" à Maillane.

"-- Ah oui? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t'expliquer au tribunal
du district, à Tarascon.

"-- Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par deux
gardes nationaux, devant les juges du district. Ceux-ci, trois faces
rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-là:

"-- Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment ça se
fait-il que tu aies déserté?

"Aussitôt, de ma poche ayant tiré mon passeport:

"-- Tenez, lisez, leur dis-je.

"Ah! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en me secouant
la main:

"-- Bon citoyen, bon citoyen! me crièrent-ils. Va, va, avec des
papiers pareils, tu peux l'envoyer coucher, le maire de Maillane.

"Et après le Jour de l'An, j'aurais pu rester, n'est-ce pas? Mais il
y avait le devoir et je m'en retournai rejoindre."

Voilà, lecteur, au naturel, la portraiture de famille, d'intérieur
patriarcal et de noblesse et de simplicité, que je tenais à te
montrer.

Au Jour de l'An, -- nous clôturerons par cet autre souvenir, -- une
foule d'enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de
grand matin, nous saluer comme ceci:

Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne année,
Maîtresse, maître, accompagnée
D'autant que le bon Dieu voudra.

-- Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient mon père et ma
mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme d'étrennes, une
couple de pains longs et de miches rebondies.

Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on
distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain aux pauvres
gens du village.

Vivrais-je cent ans,
Cent ans, je cuirai,
Cent ans, je donnerai aux pauvres.

Cette formule, tous les soirs revenait dans la prière que mon père
faisait avant d'aller au lit. Et aussi, à ses obsèques, les pauvres
gens, avec raison, purent dire, en le plaignant:

-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges dans le ciel
l'accompagnaient. Amen!

 

CHAPTER III

LES ROIS MAGES

A la rencontre des Rois. -- La crèche. -- Les sornettes
maternelles. -- Dame Renaude. -- Les hantises de la nuit. -- Le
cheval de Cambaud. -- Les Sorciers. -- Les Matagots. --L'Esprit
Fantastique.

-- C'est demain la fête des Rois; si vous voulez les voir arriver,
allez vite, petits, à leur rencontre, et portez-leur quelques
offrandes.

Voilà, de notre temps, la veille du jour des Rois, ce que nous
disaient nos mères.

Et en avant! Toute la marmaille, les enfants du village, nous
partions enthousiastes au-devant des Rois Mages, qui venaient à
Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite, pour
adorer l'Enfant Jésus.

-- Où allez-vous, petits?

-- Nous allons au-devant des Rois.

Et ainsi, tous ensemble, mioches ébouriffés et blondines fillettes,
en béguins et petits sabots, nous partions sur le Chemin d'Arles, le
coeur tressailli de joie, les yeux pleins de visions, et nous
portions à la main, comme on nous l'avait dit, des galettes pour les
Rois, des figues sèches pour les pages, avec du foin pour les
chameaux.

Jours croissants,
Jours cuisants.

La bise sifflait, c'est vous dire qu'il faisait froid. Le soleil
descendait, blafard, devers le Rhône. Les ruisseaux étaient gelés.
L'herbe des bords était brouie. Des saules défeuillés, les branches
rougeoyaient. Le rouge-gorge, le troglodyte, sautillaient,
frémissants, familiers, de branche en branche... Et l'on ne voyait
personne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui rechargeait sur
la tête son tablier plein de bois sec, ou quelque vieux dépenaillé
qui cherchait des escargots au pied d'une haie morte.

-- Où allez-vous si tard, petits?

-- Nous allons au-devant des Rois!

Et la tête en arrière, fiers comme jeune coqs, en riant, en chantant,
en courant à cloche-pied ou en faisant des glissades, nous allions
devant nous sur le chemin blanchâtre, balayé par le vent.

Puis, le jour déclinait. Le clocher de Maillane disparaissait
derrière les arbres, derrière les grands cyprès aux pointes noires;
et la campagne, vaste et nue, s'épandait au lointain... Nous
portions nos regards si loin que nous pouvions, à perte de vue, mais
en vain! Rien ne se montrait à nous, hormis quelque faisceau
d'épines emporté dans les chaumes par le vent. Comme les soirs
d'hiver et de janvier, tout était triste, souffreteux et muet.

Quelquefois, cependant, nous rencontrions un berger qui, plié dans sa
cape, venait de faire paître ses brebis.

-- Mais où allez-vous, enfants si tard?

-- Nous allons au-devant des Rois... Ne pourriez-vous pas nous dire
s'ils sont encore bien loin?

-- Ah! oui, les Rois? c'est vrai... Ils sont là derrière qui
viennent; vous allez bientôt les voir.

Et de courir, et de courir, à la rencontre des Rois avec nos gâteaux,
nos petites galettes, et les poignées de foin pour les chameaux.

Puis, le jour défaillait. Le soleil, obstrué par un nuage énorme,
s'évanouissait peu à peu. Les babils folâtres calmaient un brin. La
bise fraîchissait et les plus courageux marchaient en retenant.

Tout à coup:

-- Les voilà!

Un cri de joie folle partait de toutes les bouches... et la
magnificence de la pompe royale éblouissait nos yeux. Un
rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides, fastueuses,
enflammait, embrasait la zone du couchant; de gros lambeaux de
pourpre flamboyaient; et d'or et de rubis, une demi-couronne, dardant
un cercle de long rayons au ciel, illuminait l'horizon.

-- Les Rois! les Rois! voyez leur couronne! voyez leurs manteaux!
voyez leurs drapeaux! et leur cavalerie et les chameaux qui viennent!

Et nous demeurions ébaubis... Mais bientôt cette splendeur, mais
bientôt cette gloire, dernière échappée du soleil couchant, se
fondait, s'éteignait peu à peu dans les nues; et, penauds, bouche
béante, dans la campagne sombre, nous nous trouvions tout seuls:

-- Où ont passé les Rois?

-- Derrière la montagne.

La chevêche miaulait. La peur nous saisissait; et, dans le
crépuscule, nous retournions confus, en grignotant les gâteaux, les
galettes et les figues, que nous apportions pour les Rois.

Et quand nous arrivions, ensuite, à nos maisons:

-- Eh bien! les avez-vous vu? nos mères nous disaient.

-- Non, ils ont passé en delà, de l'autre côté de la montagne.

-- Mais quel chemin avez-vous pris?

-- Le Chemin Arlatan...

-- Ah! mes pauvres agneaux! Les Rois ne viennent pas de là. C'est
du Levant qu'ils viennent. Pardi, il vous fallait prendre le vieux
Chemin de Rome... Ah! comme c'était beau, si vous aviez vu, si vous
aviez vu, lorsqu'ils sont entrés dans Maillane! Les tambours, les
trompettes, les pages, les chameaux, quel vacarme, bon Dieu!...
Maintenant, ils sont à l'église, où ils font leur adoration. Après
souper, vous irez les voir.

Nous soupions vite, -- moi, chez ma mère-grand Nanan; puis, nous
courions à l'église... Et, dans l'église pleine, dès notre entrée,
l'orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, entamait,
lentement, puis déployait, formidable, le superbe noël:

Ce matin,
J'ai rencontré le train
De trois grands Rois qui allaient en voyage,
Ce matin,
J'ai rencontré le train
De trois grands Rois dessus le grand chemin.

Nous autres, affolés, nous nous faufilions, entre les jupons des
femmes, jusques à la chapelle de la Nativité, et là, suspendue sur
l'autel, nous voyions la Belle Étoile! nous voyions les trois Rois
Mages, en manteaux rouge, jaune, et bleu, qui saluaient l'Enfant
Jésus: le roi Gaspard avec sa cassette d'or, le roi Melchior avec son
encensoir et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe! Nous
admirions les charmants pages portant la queue de leurs manteaux
traînants; puis, les chameaux bossus qui élevaient la tête sur l'âne
et le boeuf; la Sainte Vierge et saint Joseph; puis, tout autour, sur
une petite montagne en papier barbouillé, les bergers, les bergères,
qui apportaient des fouaces, des paniers d'oeufs, des langes; le
meunier, chargé d'un sac de farine; la bonne vieille qui filait;
l'ébahi qui admirait; le gagne-petit qui remoulait; l'hôtelier ahuri
qui ouvrait sa fenêtre, et, bref, tous les santons qui figurent à
la Crèche. Mais c'était le Roi Maure que nous regardions le plus.

Maintes fois, depuis lors, il m'est arrivé, quand viennent les Rois,
d'aller me promener, à la chute du jour, dans le Chemin d'Arles. Le
rouge-gorge et le troglodyte continuent d'y voleter le long des haies
d'aubépine. Toujours quelque pauvre vieux y cherche, comme jadis,
des escargots dans l'herbe et la chevêche toujours y miaule; mais,
dans les nuées du couchant, je n'y vois plus la gloire, ni la
couronne des vieux Rois.

-- Où ont passé les Rois?

-- Derrière la montagne.

Hélas! mélancolie, tristesse des choses vues, autrefois dans la
jeunesse! Si grand, si beau que fût le paysage connu, quand nous
voulons le revoir, quand nous voulons y retourner, il y manque
toujours, toujours quelqu'un ou quelque chose!

Oh! vers les plaines de froment
Laissez-moi me perdre pensif,
Dans les grands blés pleins de ponceaux
Où, petit gars, je me perdais!
Quelqu'un me cherche, de touffe en touffe,
En récitant son angélus;
Et, chantantes, les alouettes,
Moi, je les suis dans le soleil...
Ah! pauvre mère, beau coeur aimant,
Je ne t'entendrai plus, criant mon nom!

(Iles d'Or).

Qui me rendra le délice, le bonheur idéal de mon âme ignorante,
quand, telle qu'une fleur, elle s'ouvrait toute neuve, aux chansons,
aux sornettes, aux complaintes, aux fabliaux, que ma mère en filant,
cependant que j'étais blotti sur ses genoux, me disait, me chantait,
en douce langue de Provence: le Pater des Calendes, Marie-Madeleine
la Pauvre Pécheresse, le Mousse de Marseille, la Porcheronne, le
Mauvais Riche, et tant d'autres récits, légendes et croyances de
notre race provençale, qui bercèrent mon jeune âge d'un balancement
de rêves et de poésie émue! Après le lait que m'avait donné son
sein, elle me nourrissait, la sainte femme, ainsi avec le miel des
traditions et du bon Dieu.

Aujourd'hui, avec l'étroitesse du système brutal qui ne veut plus
tenir compte des ailes de l'enfance, des instincts angéliques de
l'imagination naissante, de son besoin de merveilleux, -- qui fait
les saints et les héros, les poètes et les artistes, -- aujourd'hui,
dès que l'enfant naît, avec la science nue et crue on lui dessèche
coeur et âme... Eh! pauvres lunatiques! avec l'âge et l'école,
surtout l'école de la vie vécue, on ne l'apprend que trop tôt, la
réalité mesquine et la désillusion analytique, scientifique, de tout
ce qui nous enchanta.

Si, à vingt ou trente ans, lorsque l'amour nous prend pour une belle
fille rayonnante de jeunesse, quelque fâcheux anatomiste venait nous
tenir ce propos:

-- Veux-tu savoir le vrai de cette créature qui a tant d'attrait pour
toi? Si la chair lui tombait, tu verrais un squelette!

Ne croyez-vous pas qu'à l'instant nous l'enverrions faire paître?

Eh! Dieu! s'il fallait toujours creuser le puits de vérité autant
vaudrait, ma foi, retourner au moyen âge qui, partant du contraire de
la science moderne, en était arrivé au même résultat, en représentant
la vie par la Danse macabre.

Bref, pour donner idée des imaginations, hantises, peurs et spectres
qu'autour de mon enfance j'avais vu lutiner, j'ai mis en scène
quelque part une croyante de ce temps, que j'ai connue, la vieille
Renaude, et m'est avis qu'à ce sujet ce morceau-là viendra à point.

La vieille Renaude est au soleil, assise sur un billot, devant sa
maisonnette. Elle est flétrie, ratatinée et ridée, la pauvre femme,
comme une figure pendante. Chassant de temps en temps les mouches qui
se posent sur son nez, elle boit le soleil, s'assoupit et puis
sommeille.

-- Eh bien! tante Renaude, par là, au bon soleil, vous faites un
petit somme?

-- Ho! tiens, que veux-tu faire? Je suis là, à dire vrai, sans
dormir ni veiller... Je rêvasse, je dis des patenôtres. Mais, puis en
priant Dieu, on finit par s'assoupir... Oh! la mauvaise chose, quand
on ne peut plus travailler! Le temps vous dure comme aux chiens.

-- Vous attraperez un rhume, à ce grand soleil-là, avec la
réverbération.

-- Allons donc, moi un rhume! Ne vois-tu pas que je suis sèche,
hélas! comme amadou. Si l'on me faisait bouillir, je ne fournirais
pas, peut-être, une maille d'huile.

-- A votre place, moi, je m'en irais un peu voir les commères de
votre âge, tout doucement. Cela vous ferait passer le temps.

-- Allons donc, bonne gens! Les commères de mon âge? bientôt il n'en
restera plus... Qui y a-t-il encore, voyons? La pauvre Geneviève
sourde comme une charrue; la vieille Patantane, qui radote; Catherine
du Four, qui ne fait jamais que geindre... J'ai bien assez de mes
peines à moi: autant vaut demeurer seule.

-- Que n'allez-vous au lavoir? Vous bavarderiez un moment avec les
lavandières.

-- Allons donc, les lavandières! des péronnelles, qui, tout le jour,
frappent à tort et à travers sur les uns et sur les autres. Elles ne
disent rien que des choses ennuyeuses. Elles se moquent de tout le
monde; puis, elles rient comme des niaises. Quelque jour, le bon Dieu
les punira par un exemple... Oh! non, non, ce n'est pas comme de
notre temps.

-- Et de quoi parliez-vous, dans votre temps?

-- dans notre temps? L'on disait des histoires, des contes, des
sornettes, que l'on se délectait d'entendre: la Bête des Sept Têtes,
Jean Cherche-la-Peur, le Grand Corps sans Ame...

Rien qu'une de ces histoires durait, parfois, trois ou quatre
veillées.

"A cette époque-là, on filait de l'étai, du chanvre. L'hiver, après
souper, nous partions avec nos quenouilles et nous nous réunissions
dans quelque grande bergerie. Nous entendions dehors le mistral qui
soufflait et les chiens aboyant au loup. Mais nous autres, bien au
chaud, nous nous accroupissions sur la litière des brebis; et,
pendant que les hommes étaient en train de traire ou de pâturer les
bêtes, et que les beaux agneaux agenouillés cognaient sur le pis de
leurs mères en remuant la queue, nous, les femmes, comme je vous le
dis, en tournant nos fuseaux nous écoutions ou disions des contes.

"Mais je ne sais comment ça va; on parlait, en ce temps, d'une foule
de choses dont, aujourd'hui, on ne parle plus, de choses que bien des
personnes (que nous avons pourtant connues), des personnes dignes de
foi, assuraient avoir vues.

"Tenez, ma tante Mïan, la femme du Chaisier, dont les petits-fils
habitent au Clos de Pain-Perdu, un jour qu'elle allait ramasser du
bois mort, rencontra une poule blanche, une belle geline qu'on aurait
dite apprivoisée. Ma tante se courba pour lui envoyer la main...
Mais la poule, lestement, s'esquiva devant elle et alla un peu plus
loin picorer dans le gazon. Mïan, avec précaution, s'approcha encore
de la poule, qui semblait se tapir pour se laisser attraper. Mais,
tout en lui disant: "Petite, tite, tite!", dès qu'elle croyait
l'avoir, paf! la poule sautait, et ma tante, de plus en plus ardente,
la suivait. Elle la suivit, elle la suivit, peut-être une heure de
chemin. Puis comme le soleil était déjà couché, Mïan, prenant peur,
retourna chez elle. Or, il paraît qu'elle fit bien, car, si elle
avait voulu suivre, malgré la nuit, cette geline blanche, qui sait,
Vierge Marie, où elle l'aurait conduite!

"On parlait aussi d'un cheval ou d'un mulet, d'autres disaient une
grosse truie, qui apparaissait, parfois, devant les libertins qui
sortaient du cabaret. Une nuit, en Avignon, une bande de vauriens,
qui venaient de faire la noce, aperçurent un cheval noir qui sortait
de l'égout de Cambaud.

"-- Oh! quel cheval superbe, fit l'un d'eux... Attendez, que je saute
dessus.

"Et le cheval se laissa monter.

"-- Tiens, il y a encore de la place, dit un autre; moi aussi, je
vais l'enfourcher.

"Et voilà qu’il l’enfourche aussi.

"-- Voyez donc, il y a encore de la place, dit un autre jouvenceau.

"Et celui-là grimpa aussi; et, à mesure qu’ils montaient, le cheval
noir s’allongeait, s’allongeait, s’allongeait, tellement que, ma foi,
douze de ces jeunes fous étaient à cheval déjà quand le treizième
s'écria :

"-- Jésus! Marie! grand saint Joseph! je crois qu’il’ y a encore une
place!

"Mais, à ces mots, l’animal disparut et nos douze bambocheurs se
retrouvèrent penauds, tous debout sur leurs jambes... Heureusement,
heureusement pour eux! car, si le beau dernier n’avait pas crié :
"Jésus! Marie! grand saint Joseph!" la malebête, assurément, les
emportait tous au diable.

"Savez-vous de quoi l’on parlait encore? D’une espèce de gens qui
allaient, à minuit, faire le branle dans les landes, puis buvaient
tour à tour à la Tasse d’Argent. On les appelait: sorciers ou
mascs, et il y en avait alors quelques-uns dans chaque pays. J’en
ai même connu plusieurs, —- que je ne nommerai pas, à cause de leurs
enfants. Bref, à ce qu’il paraît, c’étaient de mauvaises gens, car,
une fois, mon grand-père, qui était pâtre là-bas au Grès, en passant
dans la nuit, derrière le Mas des Prêtres, voulut regarder par la
barbacane, et que vit-il, mon Dieu! Il vit, dans la cuisine de ce
vieux Mas abandonné, des hommes qui jouaient à la paume avec des
enfants, de petits enfants tout nus qu’ils avaient pris dans le
berceau et que, des uns aux autres, ils se jetaient de mains en
mains! Cela fait frémir.

"Mais quoi! n’y avait-il pas aussi des chats sorciers?

Oui, il y avait des chats noirs qu’on appelait mutagots et qui
faisaient venir l’argent dans les maisons où ils restaient... Tu as
connu, n’est-ce pas? la vieille Tartavelle, qui laissa tant d’écus
lorsqu’elle trépassa? Eh bien! elle avait un chat noir, auquel, à
tous ses repas, elle jetait sous la table sa première bouchée.

"J’ai toujours ouï dire qu’un soir, à la veillée, mon pauvre oncle
Cadet, en allant se coucher, vit, dans le clair de lune, une espèce
de chat noir qui traversait la rue. Lui, sans penser à mal, lui lance
un coup de pierre... Mais le chat, se retournant, dit à notre oncle,
avec un mauvais regard :

"-— Tu as touché Robert!

"Quelles singulières choses! Aujourd’hui, tout cela a l’air de
songeries : personne n'en parle plus; et, pourtant, il fallait bien
qu’il y eût quelque chose, puisque tous en avaient peur.

"Et, ajoutait Renaude, il y en avait bien d’autres, de ces êtres
étranges, qui, depuis, ont disparu. Il y avait la Chauche-Vieille,
qui, la nuit, s’accroupissait 1à sur votre poitrine et vous ôtait le
souffle. Il y avait la Garamaude, y avait le Folleton, il y avait le
Loup-Garou, il y avait le Tire-Graisse, il y avait... Que sais-je,
moi?...

"Mais tiens,je l’oubliais : et l’Esprit Fantastique! Celui-là, on ne
peut pas dire qu’il n’ait pas existé : je l’ai entendu et vu. Il
hantait notre écurie. Feu mon père (devant Dieu soit-il!) une fois
sommeillait dans le grenier à foin. Tout à coup, il entend là-bas
ouvrir la porte. Il veut regarder d’une fente, une fente de la
fenêtre, et sais-tu ce qu’il voit? Il voit nos bêtes, le mulet, la
mule, l’âne, la jument et le petit poulain qui, fort bien couplés
ensemble, s’en allaient, sous la lune, boire à l’abreuvoir, tout
seuls. Mon père comprit vite, car il n’était pas neuf à pareille
hantise, que c’était le Fantastique qui les conduisait boire. Il se
recoucha et ne dit mot... Mais, le lendemain matin, il trouva
l’écurie ouverte à deux battants.

"Ce qui attire le Fantastique dans les étables, c’est, dit-on, les
grelots; le bruit des grelots le fait rire, rire, tel qu’un enfant
d’un an, lorsqu’on agite le hochet. Mais il n’est pas méchant, il
s’en faut de beaucoup; il est capricieux et se plaît à faire des
niches. S’il est de bonne humeur, il vous étrillera vos bêtes, il
leur tresse la crinière, il leur met de la paille blanche, il nettoie
leur mangeoire... il est même à remarquer que, là où est le
Fantastique, il y a toujours une bête mieux portante que les autres,
parce que le farfadet l’a prise en grâce par caprice, et alors, dans
la nuit, il va et vient dans la crèche et lui soutire le foin des
autres.

"Mais, par mégarde et par hasard, si, dans votre écurie, vous
dérangez quelque chose contre sa volonté, aïe, aïe, aïe! la nuit
suivante, il fait un sabbat de malédiction. Il embrouille la queue
des bêtes, il leur entortille les pieds dans leurs chevêtres et
licous; il renverse, patatras! l’étagère des colliers; il remue, dans
la cuisine, la poêle et la crémaillère; enfin, il tarabuste de toutes
les manières... Tellement qu’une fois, mon père, ennuyé de tout ce
vacarme, dit:

"-— Il faut en finir!

"Il prend, à cette fin, un picotin de vesces, monte au fenil,
éparpille la menue graine dans le foin et dans la paille et crie au
Fantastique :

"—- Fantastique, mon ami! tu me trieras, une par une, ces graines de
pois gris.

"Or, l’Esprit Fantastique, qui se complaît aux minuties et qui aime
que tout soit bien rangé en ordre, se mit, à ce qu’il paraît, à trier
les pois gris; et de vétiller, Dieu sait! car nous trouvâmes de
petits tas un peu partout, dans le grenier... Mais (mon père le
savait) ce travail méticuleux à la fin l’ennuya, et il détala du
fenil, et jamais nous ne le revîmes.

"Si! car, pour achever, moi, je le vis encore une fois. Imagine-toi
qu’un jour (je pouvais avoir onze ans), je revenais du catéchisme.
Passant près d’un peuplier, j’entendis rire à la cime de l’arbre : je
lève la tête, je regarde, et tout en haut du peuplier, j’aperçois
l’Esprit Fantastique qui, en riant dans le feuillage, me faisait
signe de grimper... Ah !
je te demande un peu! Pas pour un cent d’oignons je n’y aurais
grimpé; je déguerpis comme une folle et depuis, ç’a été fini.

"C’est égal, je t’assure que quand venait la nuit et qu’autour de la
lampe on racontait de ces choses, nous ne risquions pas de sortir!
Oh! pauvres petites, quelle frayeur! Puis, pourtant, nous devînmes
grandes; arriva, comme on sait, le temps des amoureux; et alors, à la
veillée, les garçons nous criaient :

"-— Allons, venez, les filles! Nous ferons, à la lune, un tour de
farandole.

"-— Pas si sottes! répondions-nous. Si nous allions rencontrer
l’Esprit Fantastique ou la Poule Blanche...

"-— Ho! nigaudes, nous disaient-ils, vous ne voyez donc pas que ce
sont là des contes de mère-grand l’aveugle! N’ayez pas peur, venez,
nous vous tiendrons compagnie.

"Et c’est ainsi que nous sortîmes et, peu à peu, ma foi, en causant
avec les gars, —- les garçons de cet âge, tu sais, n’ont pas de bon
sens, ils ne disent que des bêtises et vous font rire par foroe, —-
peu à peu, peu à peu, nous n’eûmes plus de peur... Et depuis lors, te
dis-je, je n’ai plus ouï parler de ces hantises de nuit.

"Depuis lors, il est vrai, nous avons eu assez d’ouvrage pour nous
ôter l’ennui. Telle que tu me vois, j’ai eu, moi, onze enfants, que
j’ai tous menés à bien, et, sans compter les miens, j’en ai nourri
quatorze!

"Ah! va, quand on n’est pas riche et qu’on a tant de marmaille, qu’il
faut emmailloter, bercer, allaiter, ébréner, c’est un joli son de
musette!"

-- Allons, tante Renaude, le bon Dieu vous maintienne.

-- Oh! à présent, nous sommes mûrs; il viendra nous cueillir quand il
voudra.

Et, avec son mouchoir, la vieille se chassa les mouches; et,
abaissant la tête, elle se reblottit tranquille pour boire son
soleil.

 

CHAPITRE IV

L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE

Vagabondage par les champs. — Les bestioles du bon Dieu. — La vieille
de Papeligosse. -- Les bohémiens. — Le tonneau du loup : rêve.

Vers les huit ans, et pas plus tôt, —- avec mon sachet bleu pour y
porter mon livre, mon cahier et mon goûter, —- on m’envoya à
l’éco1e..., pas plus tôt, Dieu merci! Car, en ce qui a trait à mon
développement intime et naturel, à l’éducation et trempe de ma jeune
âme de poète, j’en ai plus appris, bien sûr, dans les sauts et
gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de tous les
rudiments.

De notre temps, le rêve de tous les polissons qui allions à l’école
était de faire un plantié. Celui qui en avait fait un était regardé
par les autres comme un lascar, comme un loustic, comme un luron
fieffé!

Un plantié désigne, en Provence, l’escapade que fait l’enfant loin
de la maison paternelle, sans avertir ses parents et sans savoir où
il va. Les petits Provençaux font cette école buissonnière lorsque,
après quelque faute, quelque grave méfait, quelque désobéissance, ils
redoutent, pour leur rentrée au logis, quelque bonne rossée.

Donc, sitôt pressentir ce qui leur pend à l’oreille, mes péteux
plantent là l’école et père et mère; advienne que pourra, ils
partent à l’aventure et vive la liberté!

C’est chose délicieuse, incomparable, à cet âge, de se sentir maître
absolu, la bride sur le cou, d’aller partout où l’on veut et en avant
dans les garrigues! et en avant aux marécages! et en avant par la
montagne!

Seulement, puis vient la faim. Si c’est un plantié d’été, encore
c’est pain bénit. Il y a les carrés de fèves, les jardins avec leurs
pommes, leurs poires et leurs pêches, les arbres de cerises, qui vous
prennent par l’oeil, les figuiers qui vous offrent leurs figues bien
mûries, et les melons ventrus qui vous crient : "Mangez-moi" Et puis,
les belles vignes, les ceps aux grappes d’or, ha! il me semble les
voir !

Mais si c’est un plantié d’hiver, il faut alors s’industrier...
Parbleu, il est de petits drôles qui, passant par les fermes où ils
ne sont pas connus, demandent l’hospitalité. Puis, s’ils peuvent, les
fripons volent les oeufs aux poulaillers et même les nichets, qu’ils
boivent tout crus, avale!

Mais les plus fiers et les hautains, ceux qui ont délaissé l’école et
la famille, non tant par cagnardise que par soif d’indépendance ou
pour quelque injustice qui les a blessés au coeur, ceux-là fuient
l’homme et son habitation. Ils passent le jour, couchés dans les
blés, dans les fossés, dans les champs de mil, sous les ponts ou dans
les huttes. Ils passent la nuit aux meules de paille ou bien dans les
tas de foin. Vienne faim, ils mangent des mûres (celles des haies,
celles des chaumes), des prunelles, des amandes qu’on oublia sur
l’arbre ou des grappillons de lambruche. Ils mangent le fruit de
l’orme (qu’ils appellent du pain blanc), des oignons remontés, des
poires d’étranguillon, des faînes, et, s’il le faut, des glands. Tout
le jour n’est qu’un jeu, tous les sauts sont des cabrioles...
Qu’est-il besoin de camarades? Toutes les bêtes et bestioles là vous
tiennent compagnie; vous comprenez ce qu’elles font, ce qu’elles
disent, ce qu’elles pensent, et il semble qu’elles comprennent tout
ce que vous leur dites.

Prenez-vous une cigale? Vous regardez ses petits miroirs, vous la
froissez dans la main pour la faire chanter, et puis vous la lâchez
avec une paille dans l’anus.

Ou, couchés le long d’un talus, voilà une bête-à-Dieu qui vous grimpe
sur le doigt? Vous lui chantez aussitôt :

Coccinelle, vole!
Va-t’en à l’école.
Prends donc tes matines,
Va à la doctrine...

Et la bête-à-Dieu déployant ses ailes, vous dit en s’envolant :

-— Vas-y toi-même, à l’école. J’en sais assez pour moi.
Une mante religieuse, agenouillée, vous regarde-t-elle?
Vous l’interrogez ainsi :

Mante, toi qui sais tout,
Où est le loup?

L’insecte étend la patte et vous montre la montagne.

Vous découvrez un lézard qui se chauffe au soleil? Vous lui adressez
ces paroles :

Lézard, lézard,
Défends-moi des serpents :
Quand tu passeras vers ma maison
Je te donnerai un grain de sel.

-— A ta maison, que n’y retournes-tu? a l’air de dire le finaud.

Et psitt, il s’enfuit dans son trou.

Enfin, si vous voyez un limaçon, voici la formule :

Colimaçon borgne,
Montre-moi tes cornes,
Ou j’appelle le forgeron
Pour qu’il te brise ta maison.

Et encore la maison, et toujours la maison, où l’esprit revient sans
cesse, tellement qu’à la fin, quand vous avez gâté assez de nids, -—
et de culottes, -— quand vous avez avec de l’orge, fait assez de
chalumeaux et assez décortiqué de brindilles de saule pour fabriquer
des sifflets, et qu’avec des pommes vertes ou tout autre fruit suret
vous avez agacé vos dents, aïe! la nostalgie vous prend, le coeur
vous devient gros -— et vous rentrez, la tête basse.

Moi, comme les copains, en provençal de race que j’étais ou devais
être (ne vous en étonnez pas), au bout de trois mois à peine que
j’étais à l’école, je fis aussi mon plantié. Et en voici le motif :

Trois ou quatre galopins (de ceux qui, sous prétexte d’aller couper
de l’herbe ou ramasser du crottin, vagabondaient tout le jour)
venaient m’attendre à mon départ pour l’école de Maillane et me
disaient :

-- Eh, nigaud I que veux-tu aller faire à l’école, pour rester tout
le jour entre quatre murs! pour être mis en pénitence! pour avoir sur
les doigts, puis, des coups de férule! Viens jouer avec nous...

Hélas I l’eau claire riait dans les ruisseaux; là-haut, chantaient
les alouettes; les bleuets, les glaïeuls, les coquelicots, les
nielles, fleurissaient au soleil dans les blés verdoyants...

Et je disais :

-- L’école, eh bien! tu iras demain.

Et, alors, dans les cours d’eau, avec culottes retroussées, houp! on
allait "guéer". Nous barbotions, nous pataugions, nous pêchions des
têtards, nous faisions des pâtés, pif! paf!
avec la vase; puis, on se barbouillait de limon noir jusqu’à
mi-jambes (pour se faire des bottes). Et après, dans la poussière de
quelque chemin creux, vite! à bride abattue :

Les soldats s’en vont!
A la guerre ils vont,
Et ra-pa-ta-plan,
Garez-vous devant!

Quel bonheur, mon Dieu! Oh! les enfants du roi n’étaient pas nos
cousins! Sans compter qu’avec le pain et la pitance de mon bissac, on
faisait sur l’herbe, ensuite, un beau petit goûter... Mais il faut
que tout finisse!

Voici qu’un jour mon père, que le maître d’école avait dû prévenir,
me dit :

-— Écoute, Frédéric, s’il t’arrive encore une fois de manquer l’école
pour aller patauger dans les fossés, vois, rappelle-toi ceci : je te
brise une verge de saule sur le dos...

Trois jours après, par étourderie, je manquai encore la classe et je
retournai "guéer".

M’avait-il épié, ou est-ce le hasard qui l’amena? Voilà que, sans
culotte, pendant qu’avec les autres polissons habituels nous
gambadions encore dans l’eau, soudain, à trente pas de moi, je vois
apparaître mon père. Mon sang ne fit qu’un tour.

Mon père s’arrêta et me cria :

-— Cela va bien... Tu sais ce que je t’ai promis? Va, je t’attends ce
soir.

Rien de plus, et il s’en alla.

Mon seigneur père, bon comme le pain bénit, ne m’avait jamais donné
une chiquenaude; mais il avait la voix haute, le verbe rude, et je le
craignais comme le feu.

"Ah! me dis-je, cette fois, cette fois, ton père te tue... Sûrement,
il doit être allé préparer la verge."

Et mes gredins de compagnons, en faisant claquer leurs doigts, me
chantaient par-dessus : —
-- Aïe! aïe! aïe! la raclée; aïe! aïe! aïe! sur ta peau!

"Ma foi! me dis-je alors, perdu pour perdu, il faut déguerpir et
faire un plantié."

Et je partis. Je pris, autant qu’il me souvient, un chemin qui
conduisait, là-haut, vers la Crau d’Eyragues. Mais, en ce temps,
pauvre petit, savais-je bien où j’allais? Et aussi, lorsque j’eus
cheminé peut-être une heure ou une heure et demie, il me parut, à
dire vrai, que j’étais dans l’Amérique.

Le soleil commençait à baisser vers son couchant; j’étais las,
j’avais peur...

"Il se fait tard, pensai-je, et, maintenant, où vas-tu souper? Il
faut aller demander l’hospitalité dans quelque ferme."

Et, m’écartant de la route, doucement je me dirigeai vers un petit
Mas blanc, qui m’avait l’air tout avenant, avec son toit à porcs, sa
fosse à fumier, son puits, sa treille, le tout abrité du mistral par
une haie de cyprès.

Timide, je m’avançais sur le pas de la porte et je vis une vieille
qui allait tremper la soupe, gaupe sordide et mal peignée. Pour
manger ce qu’elle touchait, il eût fallu avoir bien faim. La vieille
avait décroché la marmite de la crémaillère, l’avait posée par terre
au milieu de la cuisine et, tout en remuant la langue et se grattant,
avec une grande louche elle tirait le bouillon, que, lentement, elle
épandait sur les lèches de pain moisi.

-— Eh bien! mère-grand, vous trempez la soupe?

—- Oui, me répondit-elle... Et d’où sors-tu, petit?

-— Je suis de Maillane, lui dis-je; j’ai fait une escapade et je
viens vous demander... l’hospitalité.

-— En ce cas, me répliqua la vilaine vieille d’un ton grognon,
assieds-toi sur l’escalier pour ne pas user mes chaises.

Et je me pelotonnai sur la première marche.

-— Ma grand, comment s’appelle ce pays?

-— Papeligosse.

-— Papeligosse!

Vous savez que, lorsqu’on parle aux enfants d’un pays lointain, les
gens, pour badiner, disent, parfois : Papeligosse. Jugez donc, à
cet âge-là, moi je croyais à Papeligosse, à Zibe-Zoube, à Gafe-1’Ase
et autres pays fantastiques, comme à mon saint pater. Et aussi, à
peine la vieille eut-elle dit ce nom que, de me voir si loin de chez
moi, la sueur froide me vint dans le dos.

-— Ah çà! me fit la vieille, quand elle eut fini sa besogne, à
présent ce n’est pas le tout, petit : en ce pays-ci, les paresseux ne
mangent rien..., et, si tu veux ta part de soupe, tu entends, il faut
la gagner.

-— Bien volontiers... Et que faut-il faire?

-— Nous allons nous mettre tous deux, vois-tu, au pied de l’escalier
et nous jouerons au saut; celui qui sautera le plus loin, mon ami,
aura sa part du bon potage... et l’autre mangera des yeux.

-— Je veux bien.

Sans compter que j’étais fier, ma foi, de gagner mon souper, surtout
en m’amusant. Je pensais :

"Ça ira bien mal, si la vieille éclopée saute plus loin que toi."

Et les pieds joints, aussitôt dit, nous nous plaçons au pied de
l’escalier —- qui, dans les Mas, comme vous savez, se trouve en face
de la porte, tout près du seuil.

-— Et je dis : un, cria la vieille en balançant les bras pour prendre
élan.

-— Et je dis : deux.

-— Et je dis: trois!

Moi, je m’élance de toutes mes forces et je franchis le seuil. Mais
la vieille coquine, qui n’avait fait que le semblant, ferme aussitôt
la porte, pousse vite le verrou et me crie :

-— Polisson! retourne chez tes parents, qui doivent être en peine,
va!

Je restai sot, pauvret, comme un panier percé... Et, maintenant, où
faut-il aller? A la maison? Je n’y serais pas retourné pour un
empire, car je voyais, me semblait-il, à la main de mon père, la
verge menaçante. Et puis, il était presque nuit et je ne me rappelais
plus le chemin qu’il fallait prendre.

-— A la garde de Dieu!

Derrière le Mas, était un sentier qui, entre deux hauts talus,
montait vers la colline. Je m’y engage à tout hasard; et marche,
petit Frédéric.

Après avoir monté, descendu tant et plus, j’étais rendu de fatigue...
Pensez-vous? A cet âge, avec rien dans le ventre depuis midi. Enfin,
je vais découvrir, dans une vigne inculte, une chaumière délabrée. Il
devait, autrefois, s’y être mis le feu, car les murs, pleins de
lézardes, étaient noircis par la fumée; ni portes ni fenêtres; et les
poutres, qui ne tenaient plus que d’un bout, traînaient, de l’autre,
sur le sol. Vous eussiez dit la tanière où niche le Cauchemar.

Mais (comme on dit), par force, à Aix, on les pendait. Las,
défaillant, mort de sommeil, je grimpai et m’allongeai sur la plus
grosse des poutres... Et, dans un clin d’oeil.
J’étais endormi.

Je ne pourrais pas dire combien de temps je restai ainsi. Toujours
est-il qu’au milieu de mon sommeil de plomb, je crus voir tout à coup
un brasier qui flambait, avec trois hommes assis autour, qui
causaient et riaient.

"Songes-tu? me disais-je en moi-même, dans mon sommeil, songes-tu ou
est-ce réel?"

Mais ce pesant bien-être, où l’assoupissement vous plonge, m’enlevait
toute peur et je continuais tout doucement à dormir.

Il faut croire qu’à la longue la fumée finit par me suffoquer; je
sursaute soudain et je jette un cri d’effroi... Oh! quand je ne suis
pas mort, mort d’épouvante, là, je ne mourrai jamais plus!

Figurez-vous trois faces de bohèmes qui, tous les trois à la fois, se
retournèrent vers moi, avec des yeux, des yeux terribles...

-— Ne me tuez pas! ne me tuez pas! leur criai-je, ne me tuez pas!

Lors, les trois bohémiens, qui avaient eu, bien sûr, autant de peur
que moi, se prirent à rire et l’un d’eux me dit :

-— C’est égal! tu peux te vanter, mauvais petit moutard, de nous
avoir fichu une belle venette!

Mais, quand je les vis rire et parler comme moi, je repris un peu
courage, et je sentis, en même temps, extrêmement agréable, une odeur
de rôti me monter dans les narines.

Ils me firent descendre de mon perchoir, me demandèrent d’où j'étais,
de qui j'étais, comment je me trouvais là, que sais-je encore?

Et rassuré, enfin, complètement, un des voleurs (c’étaient, en effet,
trois voleurs) :

-— Puisque tu as fait un plantié, me dit-il, tu dois avoir faim...
Tiens, mords là.

Et il me jeta, comme à un chien, une éclanche d’agneau saignante, à
moitié cuite. Alors, je m’aperçus seulement qu’ils venaient de faire
rôtir un jeune mouton, —- qu’ils devaient avoir dérobé, probablement,
à quelque pâtre.

Aussitôt que nous eûmes, de cette façon, tous bien mangé, les trois
hommes se levèrent, ramassèrent leurs hardes, se parlèrent à voix
basse; puis, l’un d’eux :

-- Vois, petit, me fit-il, puisque tu es un luron, nous ne voulons
pas te faire de mal... Mais, pourtant, afin que tu ne voies pas où
nous passons, nous allons te ficher dans le tonneau qui est là. Quand
il sera jour, tu crieras, et le premier passant te sortira, s’il
veut.

-- Mettez-moi dans le tonneau, répondis-je d’un air soumis.

J’étais encore bien content de m’en tirer à si bon marché.

Et, effectivement, en un coin de la masure, se trouvait par hasard un
tonneau défoncé ou, sans doute à la vendange, les maîtres de la vigne
devaient faire cuver le moût.

On m’attrape par le derrière et, paf! dans le tonneau. Me voilà donc
tout seul en pleine nuit, dans un tonneau, au fond d’une chaumière en
ruine!

Je m’y blottis, pauvret! comme un Peloton de fil et, tout en
attendant l’aube, je priais à voix basse pour éloigner les mauvais
esprits.

Mais figurez-vous que soudain j’entends, dans l’obscurité, quelque
chose qui rôdait, qui s’ébrouait, autour de ma tonne!

Je retiens mon haleine comme si j’étais mort, en me recommandant à
Dieu et à la grande Sainte Vierge... Et j’entendais tourner et
retourner autour de moi, flairer et sabouler, puis s’en aller, puis
revenir... Que diable est-ce là encore? Mon coeur battait et
bruissait comme une horloge.

Pour en finir, le jour commençait à blanchir et le piétinement qui
m’effrayait s’étant éloigné un peu, je veux, tout doucement, épier
par la bonde, et que vois-je? Un loup, mes bons amis, comme un petit
âne! Un loup énorme avec deux yeux qui brillaient comme deux
chandelles!

Il était, parait-il, venu à l’odeur de l’agneau, et, n’ayant trouvé
que les os, ma tendre chair d’enfant et de chrétien lui faisait
envie.

Et, chose singulière, une fois que je vis ce dont il s’agissait,
n’est-il pas vrai que mon sang se calma légèrement! J’avais tellement
craint quelque apparition nocturne que la vue du loup lui-même me
rendit du courage.

--Ah çà! dis-je, ce n’est pas tout : si cette bête vient a
s’apercevoir que la tonne est défoncée, elle va sauter dedans et,
d’un coup de dent, elle t’étrangle... Si tu pouvais trouver quelque
stratagème...

A un mouvement que je fis, le loup, qui l’entendit, revint d’un bond
vers le tonneau, et le voilà qui tourne autour et qui fouette les
douves avec sa longue queue. Je passe ma menotte, doucement, par la
bonde, je saisis la queue, je la tire en dedans et je l’empoigne des
deux mains.

Le loup, comme s’il eût eu les cinq cents diables à ses trousses,
part, traînant le tonneau, à travers cultures, à travers cailloux, à
travers vignobles. Nous dûmes rouler ensemble toutes les montées et
descentes d’Eyragues, de Lagoy et de Bourbourel.

-- Aïe! mon Dieu! Jésus! Marie! Jésus, Marie, Joseph ! pleurais-je
ainsi, qui sait où le loup t’emportera! Et, si le tonneau s’effondre,
il te saignera, il te mangera...

Mais, tout à coup, patatras! le tonneau se crève, la queue
m’échappe... Je vis au loin, bien loin, mon loup qui galopait, et,
regardez les choses, je me retrouvai au Pont-Neuf, sur la route qui
va de Maillane à Saint-Remy, à un quart d’heure de notre Mas. La
barrique, sans doute, avait frappé du ventre au parapet du pont et
s’y était rompue.

Pas nécessaire de vous dire qu’avec de telles émotions la verge
paternelle ne me faisait plus guère peur. En courant comme si j’avais
encore le loup à ma poursuite, je m'en revins à la maison.

Derrière le Mas, le long du chemin, mon père émottait un labour. Il
se redressa en riant sur le manche de sa massue et me dit :

-- Ah! mon gaillard, cours vite auprès de ta mère qui pas dormi de la
nuit.

Auprès de ma mère, je courus...

Point par point, à mes parents, je racontai tout chaud mes belles
aventures. Mais, arrivé à l’histoire des voleurs, du tonneau ainsi
que du gros loup :

-- Eh! badaud, me dirent-ils, ne vois-tu pas que c’est la peur qui
t’a fait rêver tout cela!

Et j'eu beau dire et affirmer et soutenir obstinément que rien
n’était plus vrain. Ce fut en vain Personne ne voulut y ajouter foi.

 

CHAPITRE V

A SAINT-MICHEL-DE-FRIGOLET

L’Abbaye en ruines. — M. Donnat. — La chapelle dorée. — La
Montagnette. — Frère Philippe. — La procession des bouteilles. —
Saint Antoine de Graveson. — Le pensionnat en débandade. -- Le
couvent des Prémontrés.

Quand mes parents eurent vu que la passion du jeu me dévoyait par
trop et que je manquais l’école sans discontinuité pour aller tout le
jour polissonner dans les champs, avec les petits paysans, ils dirent
:

-- Faut l’enfermer.

Et, un matin, sur la charrette du Mas, les serviteurs chargèrent un
petit lit de sangles, une caisse de sapin pour serrer mes papiers,
et, enfin, pour enfermer mes habits et mes hardes, une malle
recouverte de peau de porc avec son poil. Et je partis, le coeur
gros, accompagné de ma mère qui me consolait en route et du gros
chien de garde qu’on appelait le "Juif" pour un endroit nommé
Saint-Michel-de-Frigolet.

C’était un ancien monastère, situé dans la Montagnette, à. deux
heures de notre Mas, entre Graveson, Tarascon et Barbentane. Les
terres de Saint-Michel, à la Révolution, s’étaient vendues au détail
pour quelques assignats, et l’abbaye à l’abandon, dépouillée de ses
biens, inhabitée et solitaire, restait veuve, là-haut, au milieu d’un
désert, ouverte aux quatre vents et aux bêtes sauvages. Certains
contrebandiers, parfois, y faisaient de la poudre. Les bergers,
lorsqu’il pleuvait, y logeaient leurs brebis dans l’église. Les
joueurs des pays voisins : le Pante de Graveson, le Cap de Maillane,
le Gelé de Barbentane, le Dangereux de Château-Renard, pour se garer
des gendarmes, y venaient en cachette, l’hiver, à minuit, tailler le
vendôme, et là, à la clarté de quelques chandelles pâles, pendant
que l’or roulait au mouvement des cartes, les jurons, les blasphèmes,
retentissaient sous les voûtes, à la place des psaumes qu’on y
entendait jadis. Puis, la partie achevée, les bambocheurs buvaient,
mangeaient et ribotaient, faisant bombance jusqu’à l’aube.

Vers 1832, quelques frères quêteurs étaient venus s’y établir. Ils
avaient remis une cloche dans le vieux clocher roman, et, le
dimanche, ils la sonnaient. Mais ils sonnaient en vain, nul ne
montait à leurs offices, car on n’avait pas foi en eux. Et comme, à
cette époque, la duchesse de Berry avait débarqué en Provence, pour y
soulever les Carlistes contre le roi Louis-Philippe, il me souvient
qu’on murmurait que ces frères marrons, sous leurs souquenilles
noires n’étaient que des miquelets, qui devaient cabaler pour quelque
intrigue louche.

C’est à la suite de ces frères qu’un brave Cavaillonnais, appelé M.
Donnat, était venu fonder, au couvent de Saint-Michel, par lui acheté
à crédit, un pensionnat de garçons.

C’était un vieux célibataire, au teint jaune et bistré, avec cheveux
plats, nez épaté, bouche grande et grosses dents, longue lévite noire
et les souliers bronzés. Très dévot, pauvre comme un rat d’église, il
avait trouvé un biais pour monter son école et ramasser des
pensionnaires sans un sou en bourse.

Il allait, par exemple, à Graveson, à Tarascon, à Barbentane ou à
Saint-Pierre, trouver un fermier qui avait des fils.

-- Je vous apprends, lui disait-il, que j’ai ouvert un pensionnat à
Saint-Michel-de-Frigolet. Vous avez là, à votre portée, une
excellente institution pour enseigner vos enfants et leur faire
passer leurs classes.

-- Ho! monsieur, répondait le père de famille, cela est bon pour les
gens riches; nous ne sommes pas faits, nous autres, pour donner tant
de lecture à nos gars... Ils en sauront toujours assez pour labourer
la terre.

-- Voyez, faisait M. Donnat, rien n’est plus beau que l’instruction.
N’ayez souci pour le paiement. Vous me donnerez, par an, tant de
charges de blé, tant de barraux de vin ou tant de cannes
d’huile... ; puis, après, nous réglerons tout.

Et le bon ménager envoyait ses petits à Saint-Michel-de-Frigolet.

Ensuite, M. Donnat allait trouver, je suppose, un boutiquier, et il
lui tenait ce propos:

-- Le joli gars que vous avez là! Et comme il a l’air éveillé! Vous
ne voudriez pas, peut-être, en faire un pileur de poivre?

-- Ah! monsieur, si nous pouvions, nous lui donnerions tout de même
un peu d’éducation; mais les collèges sont coûteux, et, quand on
n’est pas riche...

-- Est-ce besoin de collèges? faisait M. Donnat. Amenez-le à ma
pension, là-haut, à Saint-Michel : nous lui apprendrons le latin et
nous en ferons un homme... Puis, pour le paiement, nous prendrons
taille à la boutique... Vous aurez en moi un chaland de plus, un
bon chaland, je vous assure.

Et, du coup, le boutiquier lui confiait son fils.

Un autre jour, il passait devant la maison d’un menuisier, et
admettons qu’il aperçût un enfant tout pâlot, qui jouait près de sa
mère, dans la rigole de l’évier.

-- Mais ce beau mignon, qu’a-t-il? demandait M. Donnat à la maman. Il
est bien blême? A-t-il les fièvres, ou mangerait-il de la cendres par
malice?

-- Eh non! répliquait la femme, c’est la passion du jeu qui le fait
se chêmer. Le jeu, monsieur, lui ôte le manger et le boire.

-- Eh bien! pourquoi ne pas le mettre, reprenait M. Donnat, dans mon
institution, à Saint-Michel-de-Frigolet? Rien que le bon air, dans
une quinzaine de jours, lui aura rendu ses couleurs... Et puis
l’enfant sera surveillé et fera ses études; et, ses études faites il
aura une place et n’aura jamais tant de peine comme en poussant le
rabot.

-- Ah! monsieur, quand on est pauvre!

-- Ne vous inquiétez pas de ça. Nous avons, par là-haut, je ne sais
combien de fenêtres et de portes à réparer... A votre mari, qui est
menuisier, je promets, moi, plus d’ouvrage que ce qu’il en pourra
faire.., et, bonne femme, nous rognerons sur la pension.

Et voilà! Le mignon allait aussi à Saint-Michel; et ainsi du
bouclier, et du tailleur, et d’autres. Par ce moyen, M. Donnat avait
recueilli, dans son pensionnat, près de quarante enfants du
voisinage, et j’étais du nombre. Sur le tas, quelques-uns, tels que
moi, s’acquittaient en argent; mais les trois quarts payaient en
nature, en provisions, ou en denrées, ou en travail de leurs parents.
En un mot, M. Donnat, avant la République démocratique et sociale,
avait tout bonnement, et sans tant de vacarme, résolu le problème de
la Banque d’Echange, —- qu’après lui, le fameux Proudhon, en 1848,
essaya vainement de faire prendre dans Paris.

Un de ces écoliers me reste dans le souvenir. Je crois qu’il était de
Nîmes, et on l’appelait Agnel; doux, joli de visage, un air de jeune
fille et quelque chose de triste dans la physionomie. Nos gens, à
nous, venaient fréquemment nous voir, et, pour nos goûters, nous
apportaient des friandises. Mais, Agnel, on eût dit qu’il n’avait pas
de parents, car il n’en parlait jamais, personne ne venait le voir,
et nul ne lui apportait rien. Une fois, cependant, mais une seule
fois arriva un gros monsieur qui lui parla en tête à tête,
mystérieux, hautain, pendant une demi-heure à peine. Puis, il s’en
alla et ne revint plus. Cela nous laissa croire qu’Agnel était un
enfant d’une extraction supérieure, mais né du côté gauche et qu’on
faisait élever en cachette à Saint-Michel. Je ne l’ai jamais revu.

Notre personnel enseignant se composait, d’abord, du maître, le bon
M. Donnat, lequel, lorsqu’il était présent, faisait les basses
classes (mais, la moitié du temps, il était en voyage, pour
grappiller des élèves); puis, de deux ou trois pauvres hères, anciens
séminaristes, qui avaient jeté le froc aux orties et qui étaient bien
contents d’être nourris, blanchis, et de tirer quelques écus;
ensuite, d’un prestolet, qu’on appelait M. Talon, pour nous dire la
messe; enfin, d’un petit bossu, nommé M. Lavagne, pour professeur de
musique. De plus, nous avions un nègre qui nous faisait la cuisine et
une Tarasconaise, d’une trentaine d’années, pour nous servir à table
et faire la lessive. Enfin, les parents de M. Donnat : le père, un
pauvre vieux coiffé d’un bonnet roux, qui allait avec son âne,
chercher les provisions, et la mère, une pauvre vieille, en coiffe
blanche de piqué, qui nous peignait quelquefois, lorsque c’était
nécessaire.

Saint-Michel, en ce temps-là, était beaucoup moins important que ce
que, de nos jours, on l’a vu devenir. Il y avait simplement le
cloître des anciens moines Augustins, avec son petit préau, au milieu
du carré; au midi, le réfectoire, avec la salle du chapitre; puis,
l’église de Saint-Michel,
toute délabrée, avec des fresques sur les murs, représentant l’enfer,
ses flammes rouges, ses damnés et ses démons, armés de fourches, et
le combat du diable contre le grand archange, puis, la cuisine et les
étables.

Mais en dehors, à part ce corps de bâtisse, il y avait, au midi, une
chapelle à contreforts, dédiée à Notre-Dame-du-Remède, avec un porche
à la façade. De grosses touffes de lierre en recouvraient les murs
et, à l’intérieur, elle était toute revêtue de boiseries dorées qui
encadraient des tableaux, de Mignard, disait-on, où était représentée
la vie de la Vierge Marie. La reine Anne d’Autriche, mère de Louis
XIV, l’avait fait décorer ainsi, en reconnaissance d’un voeu qu’elle
avait, dans le temps, fait à la Sainte Vierge, pour devenir mère d’un
fils.

Cette chapelle, vrai bijou perdu dans la montagne, à la Révolution,
de braves gens l’avaient sauvée en empilant sous le porche un grand
tas de fagots qui en cachaient la porte. C’est là que, le matin, —-
et tous les matins de l’an, -- a cinq heures l’été, à six heures
l’hiver, on nous menait à la messe; c’est là qu’avec une foi, une foi
vraiment angélique, il me souvient que je priais et que nous priions
tous. C’est là que, le dimanche, nous chantions messe et vêpres, en
tenant à la main nos livres d’Heures et nos Vespéraux, et c'est là
que les campagnards, aux jours de grandes fêtes, admiraient la voix
du petit Frédéric : car j’avais, à cet âge, une jolie voix claire
comme une voix de jeune fille, et, à l’Élévation, lorsqu’on chantait
des motets, c’est moi qui faisais le solo; et je me souviens d’un où
je me distinguais, paraît-il, spécialement, et où se trouvaient ces
mots :

O mystère incompréhensible!
Grand Dieu, vous n’êtes pas aimé.

Devant la petite chapelle, et autour du couvent, étaient quelques
micocouliers, auxquels, pour y grimper, nous déchirions nos culottes
en allant, quand venait l’automne, cueillir les micocoules,
douceâtres et menues, qui pendaient en bouquets. Il y avait aussi un
puits, creusé et taillé dans le roc, qui, par un égout souterrain,
laissait écouler son eau dans un bassin en contrebas et, de là,
arrosait un jardin potager. Sous le jardin, à l’entrée du vallon, un
bouquet de peupliers blancs égayait un peu le désert.

Car c’était un vrai désert que ce plateau de Saint-Michel où l’on
nous avait mis en cage; et elle le disait bien; l’inscription qui
était sur la porte du couvent :

"Voilà qu’en fuyant, je me suis éloigné et arrêté dans la solitude,
parce que, dans la cité, j’ai vu l’injustice et la contradiction.
J’aurai ici mon repos pour toujours, car c’est le lieu que j ‘ai
choisi pour habiter. »

Le vieux couvent était bâti sur le plateau étroit d’un passage de
montagne qui devait, autrefois, avoir un mauvais renom, parce qu’il
est remarquable que, partout où se trouvent des chapelles consacrées
à l’archange Michel, ce sont des endroits solitaires qui avaient dû
impressionner.

Les mamelons d’alentour étaient couverts de thym, de romarin,
d’asphodèle, de buis, et de lavande. Quelques coins de vigne, qui
produisaient, du reste, un cru en renom : le vin de Frigolet;
quelques lopins d’oliviers plantés dans les bas-fonds; quelques
allées d’amandiers, tortus, noirauds et rabougris, dans la
pierraille; puis, aux fentes des rochers, quelques figuiers sauvages.
C’était là, clairsemée, toute la végétation de ce massif de collines.
Le reste n’était que friche et roche concassée, mais qui sentait si
bon ! L’odeur de la montagne, dès qu’il faisait du soleil, nous
rendait ivres.

Dans les collèges, d’ordinaire, les écoliers sont parqués dans de
grandes cours froides, entre quatre murs. Mais nous autres, pour
courir nous avions toute la Montagnette. Quand venait le jeudi, ou
même aux heures de la récréation, on nous lâchait tel qu’un troupeau
et en avant dans la montagne, jusqu’à ce que la cloche nous sonnât le
rappel.

Aussi, au bout de quelque temps, nous étions devenus sauvages, ma
foi, autant qu’une nichée de lapins de garrigue. Et il n’y avait pas
danger que l’ennui nous gagnât.

Une fois hors de l’étude, nous partions comme des perdreaux, à
travers les vallons et sur les mamelons.

Dans la chaleur luisante et limpide et splendide, au lointain, les
ortolans chantaient : tsi, tsi, bégu!

Et nous nous roulions dans les plantes de thym; nous allions
grappiller, soit les amandes oubliées, soit les raisins verts laissés
dans les vignes; sous les chardons-rolands, nous ramassions des
champignons; nous tendions des pièges aux petits oiseaux; nous
cherchions dans les ravins les pétrifications qu’on nomme, dans le
pays, pierres de saint Étienne; nous furetions aux grottes pour
dénicher la Chèvre
d’Or; nous faisions la glissade, nous escaladions, nous
dégringolions, si bien que nos parents ne pouvaient nous tenir de
vêtements ni de chaussures.

Nous étions déguenillés comme une troupe de bohémiens.

Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs noms
superbes en langue provençale, -- noms sonores et parlants où le
peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprimé son génie, --
comme ils nous émerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer, d’où l’on voyait
à l’horizon blanchir le littoral de la Méditerranée, au coucher du
soleil, nous allions, à la Saint-Jean, y allumer le feu de joie; la
Baume-de-l’Argent, où les faux monnayeurs avaient, jadis, battu
monnaie; la Roque-Pied-de-Boeuf, où nous voyions gravée une sole
bovine, comme si un taureau y eût empreint sa ruade; et la
Roque-d’Acier, qui domine le Rhône, avec les barques et radeaux qui
passaient à côté : monuments éternels du pays et de sa langue, tout
embaumés de thym, de romarin et de lavande, tout illuminés d’or et
d’azur. O arômes! ô clartés! ô délices! ô mirage! ô paix de la nature
douce! Quels espaces de bonheur, de rêve paradisiaque, vous avez
ouverts sur ma vie d’enfant!

L’hiver, ou lorsqu’il pleuvait, nous demeurions sous le cloître, nous
amusant à la marelle, à coupe-tête, au cheval fondu. Et dans l’église
du couvent, qui était, nous l’avons dit, complètement abandonnée,
nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des caveaux
béants, pleins de têtes de morts et d’ossements des anciens moines.

Un jour d’hiver, la brise bramait dans les longs couloirs; c’était le
soir, avant souper : tous blottis devant nos pupitres, M. Donnat, le
maître, nous gardait à l’étude, et l’on n’entendait que nos plumes
qui égratignaient le papier et, à travers les portes, le sifflement
du vent.

Tout à coup, à l’extérieur, nous entendons une voix sourde,
sépulcrale, qui criait : —

-- Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!

Tous, épouvantés, nous regardâmes le maître, et, pâle comme un mort,
M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus grands
de l’accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous sortîmes
tous après, en nous blottissant derrière.

Avec la lune qui donnait, là-haut sur un rocher, en face du couvent,
nous vîmes alors une ombre, ou, plutôt, un géant en longue robe noire
et qui dans le vent disait :
-- Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.

D’entendre et de voir cette apparition, nous étions tous là
tremblants. M. Donnat ne fit que dire à demi-voix :

-- C’est frère Philippe.

Et, sans lui répondre, il rentra au couvent, avec nous tous après,
qui le suivions en tournant la tête. Nous nous remîmes, fort
troublés, à notre étude. Mais, cette soirée-là, nous n’en sûmes pas
plus.

Ce frère Philippe, nous l’apprîmes plus tard, faisait partie
paraît-il, de ces sortes d’ermites qui avaient occupé Saint-Michel
quelques années avant nous et qui, au clocher vide, avaient mis une
cloche. Puis, quand ils étaient partis, comme, on n’emporte pas cela
comme un grelot, la cloche était restée sur l’église, là-haut, et,
naturellement, M. Donnat l’avait gardée.

Frère Philippe était un bonhomme qui s’était donné pour tâche de
remettre en état les ermitages en ruines qu’il y a, de-ci de-là, dans
les montagnes de Provence. Je l’ai rencontré quelquefois, longtemps
après, grand, maigre, un peu voûté et taciturne, avec sa soutane
rapiécée, son chapeau noir à larges bords, et portant sur l’épaule,
moitié devant, moitié derrière, un long bissac de toile bleue.

Lorsqu’il avait dessein de restaurer ainsi quelque ermitage à
l’abandon, avec le produit de ses quêtes il le rachetait au
propriétaire, il en réparait les parois, il y suspendait une cloche.
Ensuite, ayant cherché et déniché quelque bon diable qui voulût se
faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et lui
se remettait, en faisant maigre chère, à quêter avec patience, pour
relever un autre ermitage.

La dernière fois que je le vis, il en avait rétabli, me dit-il près
d’une trentaine. C'était à la gare d’Avignon où j’allais, comme lui,
prendre le train d’une heure et demie. Il faisait rudement chaud, et
le pauvre frère Philippe, qui avait, vers ce temps-là, près de
quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire, incliné
sous son sac, qui était presque plein de blé.

-- Frère Philippe, frère Philippe, lui cria un grand gars cravaté et
ceinturé de rouge, vous pèse-t-il pas, le sac? Laissez que je le
porte un peu.

Et le brave garçon chargea le sac du frère et le porta jusqu’à la
salle où l’on donne les billets. Or, ce jeune homme, que je
connaissais un peu, était un rouge de Barbentane, et, comme nos
démocrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires, cela me
rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la popularité de
cet homme du bon Dieu.

Frère Philippe, en dernier lieu, s’était retiré chez des moines qui
l’avaient hospitalisé. Mais comme le gouvernement, vers cette
époque-là, fit fermer les couvents, le pauvre vieux saint homme alla,
je crois, mourir à l’hôpital d’Avignon.

Pour revenir à Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un certain
aumônier qu’on appelait M. Talon : petit abbé avignonnais, ragot,
ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d’un mendiant.
L’archevêque d’Avignon lui avait ôté la confession parce qu’il
haussait trop le coude et nous l’avait envoyé pour s’en débarrasser.

Or, à la Fête-Dieu, il se trouve qu’un jeudi, on nous avait conduits
à Boulbon, village voisin, pour aller à la procession, les grands
comme thuriféraires, les petits pour jeter des fleurs, et à M. Talon,
bien imprudemment, hélas! on fit les honneurs du dais.

Au moment où les hommes, les femmes, les jeunes filles, déployaient
leurs théories dans les rues tapissées avec des draps de lit, au
moment où les confréries faisaient au soleil flotter leurs bannières,
que les choristes, vêtues de blanc, de leurs voix virginales
entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant le
Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et répandions nos
fleurs, voici que, tout à coup, une rumeur s’élève et que
voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme une
clochette, avec l’ostensoir aux mains, la cape d’or sur le dos, aïe!
tenait toute la rue.

En dînant au presbytère, il avait bu, paraît-il, ou, peut-être, on
l’avait fait boire un peu plus qu’il ne faut de ce bon piot de
Frigolet qui tape si vite à la tête; et le malheureux, rouge de sa
honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout... Deux
clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre, le
prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors, M.
Talon, une fois devant l’autel, se mit à répéter : Oremus, oremus,
oremus,
et n’en put dire davantage. On l’emmena à deux dans la
sacristie.

Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que cela
se passa dans une paroisse où la dive bouteille, comme au temps de
Bacchus, a conservé son rite. Près de Bouibon, vers la montagne, se
trouve une vieille chapelle dénommée Saint-Marcellin, et le premier
du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en portant
tous à la main une bouteille de vin. Le sexe n’y est pas admis,
attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne buvaient
que de l’eau; et, pour habituer les jeunes filles à ce régime, on
leur disait toujours -- et même on leur dit encore -- que "l’eau fait
devenir jolie"

L’abbé Talon ne manquait pas de nous mener, tous les ans, à la
Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le curé de
Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait :

-- Mes frères, débouchez vos bouteilles, et qu’on fasse silence pour
la bénédiction!

Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule voulue
pour la bénédiction du vin. Puis, ayant dit amen, nous faisions un
signe de croix et nous tirions une gorgée. Le curé et le maire
choquant le verre ensemble sur l’escalier de l’autel, religieusement,
buvaient. Et, le lendemain, fête chômée, lorsqu’il y avait
sécheresse, on portait en procession le buste de saint Marcellin à
travers le terroir, car les Boulbonnais disent :

Saint Marcellin,
Bon pour l’eau, bon pour le vin

Un autre pèlerinage assez joyeux aussi, que nous voyions à la
Montagnette et qui est passé de mode, était celui de saint Anthime.
Les Gravesonais le faisaient.

Quand la pluie était en retard, les pénitents de Graveson, en
ânonnant leur litanies et suivis d’un flot de gens qui avaient des
sacs sur la tête, apportaient saint Anthime -- un buste aux yeux
proéminents, mitré, barbu, haut en couleurs -- à l’église de
Saint-Michel, et là, dans le bosquet, la provende épandue sur l’herbe
odoriférante, toute la sainte journée, pour attendre la pluie, on
chopinait dévotement avec le vin de Frigolet; et, le croiriez-vous
bien? plus d’une fois l’averse inondait le retour... Que voulez-vous!
chanter fait pleuvoir, disaient nos pères.

Mais gare! Si saint Anthime, malgré les litanies et les libations
pieuses, n’avait pu faire naître de nuages, les joviaux pénitents, en
revenant à Graveson, patatras! pour le punir de ne les avoir pas
exaucés, le plongeaient, par trois fois, dans le Fossé des Lones. Ce
curieux usage de tremper les corps saints dans l’eau, pour les forcer
de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, à Toulouse par
exemple, et jusqu’en Portugal.

Quand, étant tout petits, nous allions à Graveson avec nos mères,
elles ne manquaient pas de nous mener à l’église pour nous montrer
saint Anthime, et ensuite Béluguet, -- un jacquemart qui frappait les
heures à l’horloge du clocher.

Maintenant, pour achever ce qu’il me reste à dire sur mon séjour à
Saint-Michel, il me revient comme un songe qu’à la premier an, avant
de nous donner vacances, on nous fit jouer les Enfants d’Edouard,
de Casimir Delavigne. On m’y avait donné le rôle d’une jeune
princesse; et, pour me costumer, ma mère m’apporta une robe de
mousseline qu’elle était allée emprunter chez de jeunes demoiselles
de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus tard
d’un petit roman d’amour dont nous parlerons en son lieu.

La seconde année de mon internat, comme on m’avait mis au latin,
j’écrivis à mes parents d’aller m’acheter des livres, et quelques
jours après, nous vîmes, du vallon de Roque- Pied-de-Boeuf, monter,
vers le couvent, mon seigneur père enfourché sur Babache, vieux mulet
familier qui avait bien trente ans et qui était connu sur tous les
marchés voisins, -- où mon père le conduisait lorsqu’il allait en
voyage. Car il aimait tant cette brave bête, que, lorsqu’il se
promenait, au printemps, dans ses blés, toujours avec lui il menait
Babache ; et à califourchon, armé d’un sarcloir à long manche, du
haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.

Arrivé au couvent, mon père déchargea un sac énorme qui était attaché
sur le bât avec une corde, -- et, tout en déliant le lien :

-- Frédéric, me cria-t-il, je t’ai apporté quelques livres et du
papier.

Et, là-dessus, du sac, il tira, un à un, quatre ou cinq dictionnaires
reliés en parchemin, une trimbalée de livres cartonnés (Epitome, De
Viris Illustribus, Selectoe Historice, Conciones, etc.), un gros
cruchon d’encre, un fagot de plumes d’oie, et puis un tel ballot de
rames de papier que j’en eus pour sept ans, jusqu’à la fin de mes
études. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon, père du cher
félibre de la Grenade entr’ouverte (à cette époque, nous étions
encore bien loin de nous connaître), que le bon patriarche, avec
grand empressement, était allé faire pour son fils cette provision de
science.

Mais, au gentil monastère de Saint-Michel-de-Frigolet, je n’eus pas
le loisir d’user force papier. M. Donnat, notre maître, pour un motif
ou pour l’autre, ne résidait pas dans son établissement, et, quand le
chat n’y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour quêter des
élèves ou se procurer de l’argent, il était toujours en course. Mal
payés, les professeurs avaient toujours quelque prétexte pour abréger
la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne trouvaient
personne.

-- Où sont donc les enfants?

Tantôt le long d’un gradin soutenant un terrain en pente, nous étions
à réparer quelque mur en pierres sèches. Tantôt nous étions par les
vignes où à notre grande joie, nous glanions des grappillons ou
cherchions des morilles. Tout cela n’amenait pas la confiance à notre
maître. De plus, le malheur était que, pour grossir le pensionnat, M.
Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas grand’chose,
et ce n’étaient pas ceux qui mangeaient le moins aux repas. Mais un
drôle d’incident précipita la déconfiture.

Nous avions pour cuisinier, je l’ai déjà dit, un nègre et pour
domestique femme, une Tarasconaise, qui était, dans la maison, la
seule de son sexe. (Je ne compte pas la mère de notre principal, qui
avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne perd
jamais son temps, -- notre fille de service, un jour, comme on dit
ici, se trouva "embarrassée", et ce fut, dans le pensionnat, un
esclandre épouvantable.

Qui disait que la maritorne était grosse du fait de M. Donnat
lui-même, qui affirmait qu’elle l’était du professeur d’humanités,
qui de l’abbé Talon, qui du maître d’études.
Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du nègre.
Celui-ci, qui se sentait peut-être suspect à bon droit, soit par
colère, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la Tarasconaise,
qui avait gardé son secret, déguerpit, à son tour, pour aller déposer
son faix.

Ce fut le signal de la débandade; plus de cuisinier, plus de brouet
pour nous; les professeurs, l’un après l’autre, nous laissèrent sur
nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mère, la pauvre vieille, nous
fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis, son
père, un matin, nous dit :

-- Mes enfants, il n’y a plus rien pour vous faire manger : il faut
retourner chez vous.

Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu’on élargit du
bercail, nous allâmes, en courant, avant de nous séparer, arracher
des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir de
notre beau quartier du ‘Thym (1). Puis, avec nos petits paquets,
quatre à quatre, six à six, qui en amont, qui en aval, nous nous
éparpillâmes dans les vallons et les sentiers, mais non sans
retourner la tête, ni sans regret à la descente.

Pauvre M. Donnat! Après avoir essayé, de toutes les manières et d’un
pays à l’autre, de remonter son institution (car nous avons tous
notre grain de folie), il alla, comme frère Philippe, finir, hélas! à
l’hôpital.

Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire un mot,
pourtant, de ce que l’antique abbaye devint après nous autres.
Retombée de nouveau à l’abandon pendant douze ans, un moine blanc, le
Père Edmond, à son tour, l’acheta (1854) et y restaura, sous la loi
de saint Norbert, l’ordre de Prémontré, -- qui n’existait plus en
France. Grâce à l’activité, aux prédications, aux quêtes de ce
zélateur ardent, le petit monastère prit des proportions grandioses.
De nombreuses constructions, avec un couronnement, de murailles
crénelées, s’y ajoutèrent à l’entour; une église nouvelle,
magnifiquement ornée, y éleva ses trois nefs surmontées de deux
clochers. Une centaine de moines ou de frères convers peuplèrent les
cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y
montaient à charretées pour contempler la pompe de leurs majestueux
offices; et l’abbaye des Pères Blancs était devenue si populaire que,
quand la République fit fermer les couvents (1880), un millier de
paysans ou d’habitants de la plaine vinrent s’y enfermer pour
protester en personne contre l’exécution des décrets radicaux. Et
c’est alors que nous vîmes toute une armée en marche, cavalerie,
infanterie, généraux et capitaines, venir, abonde" avec ses fourgons de
son attirail de guerre, camper autour du
couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, sérieusement, entreprendre le
siège d’une citadelle d’opéra-comique, que quatre ou cinq gendarmes
auraient, s’ils avaient voulu, fait venir à jubé.

(1) Frigo1et, en provençal Ferigoulet, signifie "lieu où le thym

Il me souvient que le matin, tant que dura l’investissement, -- et il
dura toute une semaine, -- les gens partaient avec leurs vivres et
allaient se poster sur les coteaux et les mamelons qui dominent
l’abbaye pour épier, de loin, le mouvement de la journée. Le plus
joli, c’étaient les filles de Barbentane, de Boulbon, de Saint-Remy
ou de Maillane, qui, pour encourager les assiégés de Saint-Michel,
chantaient avec passion, et en agitant leurs mouchoirs :

Provençaux et catholiques,
Notre foi, notre foi, n’a pas failli :
Chantons, tous tressaillants,
Provençaux et catholiques.

Tout cela, mêlé d’invectives, de railleries et de huées à l’adresse
des fonctionnaires, qui défilaient farouches, là-bas, dans leurs
voitures.

A part l’indignation qui soulevait dans les coeurs l’iniquité de ces
choses, le Siège de Caderousse, par le vice-légat Sinibaldi Doria,
-- qui a fourni à l’abbé Favre le sujet d’une héroïde extrêmement
comique, était, certes, moins burlesque que celui de Frigolet; et
aussi un autre abbé en tira-t-il un poème qui se vendit en France à
des milliers d’exemplaires. Enfin, à son tour, Daudet, qui avait déjà
placé dans le couvent des Pères Blancs son conte intitulé l’Élixir
du Frère Gaucher, Daudet, dans son dernier roman sur Tarascon, nous
montre Tartarin s’enfermant bravement dans l’abbaye de Saint-Michel.

 

CHAPITRE VI

CHEZ MONSIEUR MILLET

L’oncle Bénoni -- La farandole au cimetière. -- Le voyage en Avignon.
-- Avignon il y a cinquante ans. -- Le maître de pension. -- Le siège
de Caderousse. -- La première communion. -- Mlle Praxède. --
Pélerinage de Saint-Gent. -- Au collège Royal. -- Le poète Jasmin. --
La nostalgie de mes quatorze ans.

Et, alors, il fallut me chercher une autre école pas trop éloignée de
Maillane, ni de trop haute condition, car nous autres campagnards,
nous n’étions pas orgueilleux et l’on me mit en Avignon chez un M.
Millet, qui tenait pensionnat dans la rue Pétramale.

Cette fois, c’est l’oncle Bénoni qui conduisit la voiture. Bien que
Maillane ne soit qu’à trois lieues d’Avignon, à cette époque où le
chemin de fer n’existait pas, où les routes étaient abîmées par le
roulage et où il fallait passer avec un bac le large lit de la
Durance, le voyage d’Avignon était encore une affaire.

Trois de mes tantes, avec ma mère, l’oncle Bénoni et moi, tous gîtés
sur un long drap plein de paille d’avoine qui rembourrait la
charrette, nous partîmes en caravane après le lever du soleil.

J’ai dit "trois de mes tantes". Il en est peu, en effet, qui se
soient vu, à la fois, autant de tantes que moi; j’en avais bien une
douzaine; d’abord, la grand’Mistrale, puis la tante Jeanneton, la
tante Madelon, la tante Véronique, la tante Poulinette et la tante
Bourdette, la tante Françoise, la tante Marie, la tante Rion, la
tante Thérèse, la tante Mélanie et la tante Lisa. Tout ce monde,
aujourd’hui, est mort et enterré; mais j’aime à redire ici les noms
de ces bonnes femmes que j’ai vues circuler, comme autant de bonnes
fées, chacune avec son allure, autour de mon berceau. Ajoutez à mes
tantes le même nombre d’oncles et les cousins et cousines qui en
avaient essaimé, et vous aurez une idée de notre parentage.

L’oncle Bénoni était un frère de ma mère et le plus jeune de la
lignée. Brun, maigre, délié, il avait le nez retroussé et deux yeux
noirs comme du jais. Arpenteur de son état, il passait pour
paresseux, et même il s’en vantait. Mais il avait trois passions : la
danse, la musique et la plaisanterie.

Il n’y avait pas, dans Maillane, de plus charmant danseur, ni de plus
jovial. Quand, dans "la salle verte", à la Saint-Eloi ou à la
Sainte-Agathe, il faisait la contredanse avec Jésette le lutteur, les
gens, pour lui voir battre les ailes de pigeon, se pressaient à
l’entour. Il jouait, plus ou moins bien, de toutes sortes
d’instruments : violon, basson, cor, clarinette; mais c’est au
galoubet qu’il s’était adonné le plus. Il n’avait pas son pareil, au
temps de sa jeunesse, pour donner des aubades aux belles ou pour
chanter des réveillons dans les nuits du mois de mai. Et, chaque fois
qu’il y avait un pèlerinage à faire, à Notre-Dame-de-Lumière, à
Saint-Gent, à Vaucluse ou aux Saintes-Maries, qui en était le
boute-en-train et qui conduisait la charrette? Bénoni, toujours
dispos et toujours enchanté de laisser son labeur, son équerre et sa
maison pour aller courir le pays.

Et l’on voyait des charretées de quinze ou vingt fillettes qui
partaient en chantant :

A l’honneur de saint Gent.

Ou

Alix, ma bonne amie,
Il est temps de quitter
Le monde et ses intrigues,
Avec ses vanités.

Ou bien :

Les trois Maries,
Parties avant le jour,
S’en vont adorer le Seigneur.

Avec mon oncle, assis sur le brancard de la charrette, qui les
accompagnait avec son galoubet, et chatouille-toi et chatouille-moi,
en avant les caresses, les rires et les cris tout le long du chemin!

Seulement, dans la tête, il s’était mis une idée assez extraordinaire
: c’était, en se mariant, de prendre une fille noble.

-- Mais les filles nobles, lui objectait-on, veulent épouser des
nobles, et jamais tu n’en trouveras.

-- Hé ! ripostait Bénoni, ne sommes-nous pas nobles, tous, dans la
famille? Croyez-vous que nous sommes des manants comme vous autres?
Notre aïeul était émigré; il portait le manteau doublé de velours
rouge, les boudes à ses souliers, les bas de soie.

Il fit tant, tourna tant, que, du côté de Carpentras, il entendit
dire, un jour, qu’il y avait une famille de noblesse authentique,
mais à peu près ruinée, où se trouvaient sept filles, toutes à
marier. Le père, un dissipateur, vendait un morceau de terre tous les
ans à son fermier, qui finit même par attraper le château. Mon brave
oncle Bénoni s’attifa, se présenta, et l’aînée des demoiselles, une
fille de marquis et de commandeur de Malte, qui se voyait en passe de
coiffer sainte Catherine, se décida à l’épouser. C’est sur la donnée
de ces nobles comtadins, tombés dans la roture, qu’un romancier
Carpentrassien, Henri de la Madeleine, a fait son joli roman : la
Fin du Marquisat d’Aurel. (Paris, Charpentier, 1878.)

J’ai dit que mon oncle était paresseux. Quand, vers milieu du jour,
il allait à son jardin, pour bêcher ou reterser, il portait toujours
son flûteau. Bientôt, il jetait son outil, allait s’asseoir à l’ombre
et essayait un rigaudon. Les filles qui travaillaient dans les champs
d’alentour accouraient vite à la musique et, aussitôt, il leur
faisait danser la saltarelle.

En hiver, rarement il se levait avant midi.

-- Eh! disait-il, bien blotti, bien chaud dans votre lit, où
pouvez-vous être mieux?

-- Mais, lui disions-nous, mon oncle, ne vous y ennuyez-vous pas?

-- Oh! jamais. Quand j’ai sommeil, je dors; quand je n’ai plus
sommeil, je dis des psaumes pour les morts.

Et, chose singulière, cet homme guilleret ne manquait pas un
enterrement. Après la cérémonie, il demeurait toujours le dernier au
cimetière, d’où il s’en revenait seul, en priant pour les siens et
pour les autres, ce qui ne l’empêchait pas de répéter, chaque fois,
cette bouffonnerie :

-- Un de plus, charrié à la Cité du Saint-Repos!

Il dut bien, à son tour, y aller aussi. Il avait quatre-vingt-trois
ans, et le docteur, ayant laissé entendre à la famille qu’il n’y
avait plus rien à faire :

-- Bah! répondit Bénoni, à quoi bon s’effrayer! il n’en mourra que
plus malade.

Et, comme il avait son flûteau sur sa table de nuit :

-- Que faites-vous de ce fifre-là, mon oncle? lui demandai-je, un
jour que je venais le voir.

-- Ces nigauds, me dit-il, m’avaient donné une sonnette pour que je
la remue quand j’aurais besoin de tisane. Ne vaut-il pas mieux mon
fifre? Sitôt que je veux boire, au lieu d’appeler ou de sonner, je
prends mon fifre et je joue un air.

Si bien qu’il mourut son flûteau en main, et qu’on le lui mit dans
son cercueil, chose qui donna lieu, le lendemain de sa mort, à
l’histoire que voici :

A la filature de soie, -- où allaient travailler les filles de
Maillane, le lendemain du jour où l’oncle fut mis en terre, -- une
jeune luronne, le matin, en entrant, fit d’un air effaré, aux autres
jeunes filles :

-- Vous n’avez rien entendu, fillettes, cette nuit?

-- Non, le mistral seulement... et le chant de la chouette...

-- Oh! écoutez : nous autres, mes belles, qui habitons du cote du
cimetière, nous n’avons pas fermé l’oeil. Figurez- vous qu’à minuit
sonnant, le vieux Bénoni a pris son flûteau (qu’on avait mis dans son
cercueil) ; il est sorti de sa fosse et s’est mis à jouer une
farandole endiablée. Tous les morts se sont levés, ont porté leurs
cercueils au milieu du Grand Clos, les ont, pour se chauffer, allumés
au feu Saint-Elme, et ensuite, au rigaudon que jouait Bénoni, ils ont
dansé un branle fou, autour du feu, jusqu’à l’aurore.

Donc, avec l’oncle Bénoni, que vous connaissez maintenant, avec ma
mère et mes trois tantes, nous nous étions mis en route pour la ville
d’Avignon. Vous connaissez peut-être la façon des villageois,
lorsqu’ils vont quelque part en troupe : tout le long, au trantran de
notre véhicule, ce furent qu’exclamations et observations diverses au
sujet des plantations, des luzernes, des blés, des fenouils, des
semis, que la charrette côtoyait.

Quand nous passâmes dans Graveson, -- où l’on voit
un beau clocher, tout fleuronné d’artichauts de pierre :

-- Vois, petit, cria mon oncle, les nombrils des Gravesonais, les
vois-tu cloués au clocher?

Et de rire et de rire, de cette facétie qui égaie les Maillanais
depuis sept ou huit cents ans, facétie à laquelle les Gravesonais
répliquent par une chanson qui dit :

A Graveson, avons un clocher...
Ceux qui le voient disent qu’il est bien droit!
Mais, à Maillane, leur clocher est rond;
C’est une cage pour moineaux; dit-on.

Et l’on m’égrenait ainsi, les uns après les autres, les racontages
coutumiers de la route d’Avignon : le pont de la Folie où les
sorciers faisaient le branle, la Croisière où l’on arrêtait parfois à
main armée, et la Croix de la Lieue et le Rocher d’Aiguille.

Enfin, nous arrivâmes aux sablières de la Durance; les grandes eaux,
un an avant, avaient emporté le pont, et il fallait passer la rivière
avec un bac. Nous trouvâmes là, qui attendaient leur tour, une
centaine de charrettes. Nous attendîmes comme les autres, une couple
d’heures, au marchepied; puis, nous nous embarquâmes, après avoir
chassé, en lui criant : "Au Mas" le Juif, notre gros chien, qui nous
avait suivis.

Il était plus de midi quand nous fûmes en Avignon. Nous allâmes
établer, comme les gens de notre village, à l’Hôtel de Provence,
une petite auberge de la place du Corps-Saint; et, le reste du jour,
on alla bayer par la ville.

-- Voulez-vous, dit mon oncle, que je vous paie la comédie? Ce soir,
on joue Maniclo où Lou Groulié bèl esprit avec l’Abbaye de Castro.
Ho! reprîmes-nous tous, il faut aller voir Maniclo.

C’était la première fois que j’allais au théâtre, et l’étoile voulût
qu’on donnât, ce jour-là, une comédie provençale. A l’Abbaye de
Castro, qui était un drame sombre, on ne comprit pas grand’chose.
Mais mes tantes trouvèrent que Maniclo, à Maillane, était beaucoup
mieux joué. Car, en ce temps, dans nos villages, il s’organisait,
l’hiver, des représentations comiques et tragiques. J’y ai vu jouer,
par nos paysans, la Mort de César, Zaïre et Joseph vendu par ses
frères. Ils se faisaient des costumes avec les jupes de leurs femmes
et les couvertures de leur lit. Le peuple, qui aime la tragédie,
suivait, avec grand plaisir, la déclamation morne de ces pièces en
cinq actes. Mais on jouait aussi l’Avocat Pathelin, traduit en
provençal, et diverses comédies du répertoire marseillais, telles que
Moussu Just, Fresquerio ou la Co de l’Ai, Lou Groulié bèl esprit
et Misè Galineto. C’était toujours Bénoni le directeur de ces
soirées, où, avec son violon, en dodelinant de la tête, il
accompagnait les chants. Vers l’âge de dix-sept ans, il me souvient
d’avoir rempli un rôle dans Galineto et dans la Co de l’Ai, et
même d’y avoir eu, devant mes compatriotes, assez d’applaudissements.

Mais bref : le lendemain, après avoir embrassé ma mère et le coeur
gros comme un pois qui aurait trempé neuf jours, il fallut s’enfermer
dans la rue Pétramale, au pensionnat Millet. M. Millet était un gros
homme, de haute taille, aux épais sourcils, à figure rougeaude, mal
rasé et crasseux, en plus, des yeux de porc, des pieds d’éléphant, et
de vilains doigts carrés qui enfournaient sans cesse la prise dans
son nez. Sa chambrière, Catherine, montagnarde jaune et grasse, qui
nous faisait la cuisine, gouvernait la maison. Je n’ai jamais tant
mangé de carottes comme là, des carottes au maigre en une sauce de
farine. Dans trois mois, pauvre petit, je devins tout exténué.

Avignon, la prédestinée, où devait le Gai-Savoir faire un jour sa
renaissance, n’avait pas, il s’en faut, la gaieté d’aujourd’hui; elle
n’avait pas encore élargi telle qu’elle est à sa place de l’Horloge,
ni agrandi sa place Pie, ni percé sa Grande-Rue. La Roque-de-Dom, qui
domine la ville, complantée, maintenant, comme un jardin de roi,
était alors pelée : il y avait un cimetière. Les remparts, à moitié
ruinés, étaient entourés de fossés pleins de décombres avec des mares
d’eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organisés en corporation,
faisaient la loi au bord du Rhône, et en ville, quand ils voulaient.
Avec leur chef, espèce d’hercule, dénommé Quatre-Bras, c’est eux qui
balayèrent, en 1848, l’Hôtel de Ville d’Avignon.

Ainsi qu’en Italie, une fois par semaine passait par toutes les
maisons, en remuant sa tirelire, un pénitent noir, qui, la cagoule
sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d’une voix grave
:

-- Pour les pauvres prisonniers!

Inévitablement, on se heurtait, par les rues, à des types locaux,
tels que la soeur Boute-Cuire, son panier à couvercle au bras, un
crucifix d’argent sur sa grosse poitrine, ou bien le plâtrier Barret
qui, dans une bagarre avec les libéraux,
ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter de
chapeau jusqu’à ce qu’Henri V fût sur le trône, et qui, toute sa vie,
s’en alla tête nue.

Mais ce qu’on rencontrait le plus, avec leurs grands chapeaux montés
et leurs longues capotes bleues, c’étaient les invalides installés en
Avignon (où était une succursale de l’Hôtel de Paris), vénérables
débris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots, qui, de
leurs jambes de bois, martelaient, à pas comptés, les pavés pointus
des rues.

La ville traversait une sorte de mue, embrouillée, difficultueuse,
entre les deux régimes, l’ancien et le nouveau, qui n’avait pas cessé
de s’y combattre à la sourdine. Les souvenirs atroces, les injures,
les reproches des discordes passées, étaient encore vivants, étaient
encore amers entre les gens d’un certain âge. Les carlistes ne
parlaient que du tribunal d’Orange, de Jourdan Coupe-Têtes, des
massacres de la Glacière. Les libéraux, en bouche, avaient 1815,
remémorant sans cesse l’assassinat du maréchal Brune, son cadavre
jeté au Rhône, ses valises pillées, ses assassins impunis, entre
autres le Pointu, qui avait laissé un renom terrible, et, si quelque
parvenu tant soit peu insolent réussissait dans ses affaires :

-- Allons! disait le peuple, les louis du maréchal Brune commencent à
sortir.

Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de Marseille et de, pour
ainsi dire, toutes les villes de Provence, était pourtant, en général
(depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis comme du
drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la cause
royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion politique qu’une
protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de
plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire
avaient rendue odieuse.

La fleur de lis d’autrefois était, pour les Provençaux (qui l’avaient
toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d’une époque
où nos coutumes, nos traditions et nos franchises étaient plus
respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos pères
voulussent revenir au régime abusif d’avant la Révolution serait une
erreur complète, puisque c’est la Provence qui envoya Mirabeau aux
Etats généraux et que la Révolution fut particulièrement passionnée
en Provence.

Je me souviens, à ce propos, d’une fois où Berryer venait d’être élu
député par la ville de Marseille. Comme l’illustre orateur devait
passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la ville pour
empêcher d’entrer les légitimistes du dehors qui arrivaient en foule
pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, à cette
occasion, emprisonnés au palais des papes.

Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa quelque temps
après. On nous mena le voir à la porte Saint-Lazare, accompagné de
ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil d’Alger. Il
était tout blanc de poussière, blondin, avec des yeux bleus et le
rayonnement de la jeunesse et de la gloire.

-- Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les femmes des
faubourgs.

Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu l’honneur d’être convié à
Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime détail de son passage
en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq ans, se rappela de
bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant passer :

-- Qu’il est joli! qu’il est galant!

Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires qu’on n’y peut faire un
pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans
l’île de maisons où était notre pensionnat, s’élevait, autrefois, le
couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce couvent que,
le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la première fois.

Nous étions aussi tout près de la rue des Etudes, qui, encore à cette
époque, avait, dans le bas peuple, une réputation lugubre. Nous
n’avions jamais pu décider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit
décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos
chaussures. Comme, dans la rue des Etudes, se trouvaient, autrefois,
l’Université d’Avignon ainsi que l’Ecole de médecine, le bruit
courait que les étudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les
petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et étudier sur
leurs cadavres.

Il n’en était pas moins intéressant pour nous, enfants de villages
pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de
ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis, qui avait
été jadis une "rue chaude" et qui s’en tenait encore; la rue de
l’Eau-de-Vie, la rue du Chat, la rue du Coq, la rue du
Diable. Mais quelle différence avec nos beaux vallons tout fleuris
d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre liberté, de
Saint-Michel-de-Frigolet!

J’en avais, à certains jours, le coeur serré de nostalgie, et
cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond, avait
quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il était de
Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il avait dans sa
famille toujours parlé provençal, il professait, pour le poème du
Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout
par coeur, et à la classe, quelquefois, en pleine explication de
quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout à coup,
par un mouvement de front qui lui était particulier, le toupet gris
de ses cheveux :

-- Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un des morceaux les plus
beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant, mes enfants, le
fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que Favre, le
chantre du Siège de Caderousse, à Virgile lui-même serre souvent
les talons :

Un nommé Pergori Latrousse,
Le plus ventru de Caderousse,
S’était rué contre un tailleur...
Ayant bronché contre une motte,
Il fut rouler comme un tonneau.

Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de
saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi qui, dans le
sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre douceur du miel de mon
enfance, rien de plus appétissant que ces hors-d’oeuvre du pays.

M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq heures, allait lire
la gazette au café Baretta, -- qu’il appelait le "Café des Animaux
parlants", -- et qui, si je ne me trompe, était, tenu par l’oncle ou,
peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du Théâtre-Français; ensuite,
le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il nous redisait, non
sans malice, les éternelles grogneries des vieux politiciens de cet
établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit,
comme ils appelaient Henri V.

Je fis, cette année-là, ma première communion à l’église
Saint-Didier, qui était notre paroisse, et c’était le sonneur Fanot,
chanté plus tard par Roumanille dans sa Cloche montée, qui nous
sonnait le catéchisme. Deux mois avant la cérémonie, M. Millet nous
menait à l’église pour y être interrogés. Et là, mêlés aux autres
enfants, garçonnets et fillettes, qui devions communier ensemble, on
nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le hasard
fit que moi, qui étais le dernier de la rangée des garçons, je me
trouvai placé près d’une charmante fille qui était la première de la
rangée des demoiselles. On l’appelait Praxède et elle avait, sur les
joues, deux fleurs de vermillon semblables à deux roses fraîchement
épanouies.

Ce que c’est que les enfants : attendu que, tous les jours, on se
rencontrait ensemble, assis l’un près de l’autre; que, sans penser à
rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous communiquions,
dans la moiteur de notre haleine, à l’oreille, en chuchotant, nos
petits sujets de rire, ne finîmes-nous pas (le bon Dieu me pardonne
!) par nous rendre amoureux?

Mais c’était un amour d’une telle innocence, et tellement emprunt
d’aspirations mystiques, que les anges, là-haut, s’ils éprouvent
entre eux des affections réciproques, doivent en avoir de pareilles.
L’un comme l’autre, nous avions douze ans : l’âge de Béatrix, lorsque
Dante la vit; et c’est cette vision de la jeune vierge en fleur qui a
fait le Paradis du grand poète florentin. Il est un mot, dans notre
langue, qui exprime très bien ce délice de l’âme dont s’enivrent les
couples dans la prime jeunesse : nous nous agréions. Nous avions
plaisir à nous voir. Nous ne nous vîmes jamais, il est vrai, que dans
l’église; mais, rien que de nous voir notre coeur était plein. Je lui
souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les mêmes
cantiques d’amour, d’actions de grâces; vers les mêmes mystères nous
exaltions, naïfs, notre foi spontanée... Oh! aube de l’amour, où
s’épanouit en joie l’innocence, comme la marguerite dans le frais du
ruisseau, première aube de l’amour, aube pure envolée!

Voici mon souvenir de Mlle Praxède, telle que je la vis pour la
dernière fois : tout de blanc vêtue, couronnée de fleurs d’aubépine,
et jolie à ravir sous son voile transparent, elle montait à l’autel,
tout près de moi, comme une épousée, belle petite épousée de
l’Agneau!

Notre communion faite, la chose finit là. C’est en vain que
longtemps, quand nous passions dans sa rue (elle habitait rue de la
Lice), je portais mes regards avides sous les abat-jour verts de la
maison de Praxède. Je ne pus jamais la revoir. On l’avait mise au
couvent et, alors, de songer que ma charmante amie avec le vermillon
et le sourire de son visage, m’était enlevée pour toujours, soit de
cela, soit d’autre chose, je tombai dans une langueur à me dégoûter
de tout.

Aussi les vacances venues, quand je retournai au Mas, ma mère en me
voyant tout pâle, avec, de temps en temps, des atteintes de fièvre,
décida dans sa foi, autant pour me guérir que pour me récréer, de me
conduire à saint Gent, qui est le patron des fiévreux.

Saint Gent, qui a pareillement la vertu de faire pleuvoir, est une
sorte de demi-dieu pour les paysans des deux côtés de la Durance.

-- Moi, nous disait mon père, j'ai été à Saint-Gent avant la
Révolution. Nous y allâmes les pieds nus, avec ma pauvre mère, je
n’avais pas plus de dix ans. Mais, en ce temps, il y avait plus de
foi.

Nous, avec l’oncle Bénoni qui conduisait le voyage et que vous
connaissez déjà, par une lune claire comme il en fait en septembre,
vers minuit, nous partîmes donc, sur une charrette bâchée, et, après
nous être joints aux autres pèlerins qui allaient à la fête, à
Château-Renard, à Noves, au Thor, ou bien à Pernes, nous voyions
après nous, tout le long du chemin, quantité d’autres charrettes,
recouvertes, comme la nôtre, de toiles étendues sur des cerceaux de
bois, venir grossir la caravane.

Chantant ensemble, pêle-mêle, le cantique de saint Gent, -- qui, du
reste, est superbe, puisque Gounod en a mis l’air dans l’opéra de
Mireille, -- nous traversions de nuit, au bruit des coups de fouet,
les villages endormis, et le lendemain soir, par là, vers les quatre
heures, nous arrivions en foule au cri de : "Vive saint Gent!", dans
la gorge du Bausset.

Et là, sur les lieux mêmes, où l’ermite vénéré avait passé sa
pénitence, les vieux, avec animation, racontaient aux jeunes gens ce
qu’ils avaient entendu dire :

-- Gent, disait-il, était comme nous un enfant de paysans, un brave
gars de Monteux, qui, à l’âge de quinze ans, se retira dans le
désert, pour se consacrer à Dieu. Il labourait la terre avec deux
vaches. Un jour, un loup lui en saigna une. Gent attrapa le loup,
l’attela à sa charrue, et le fit labourer, sous le joug, avec l’autre
vache. Mais à Monteux, depuis que Gent était parti, il n’avait pas
plu de sept ans, et les Montelais dirent à la mère de Gent :

-- Imberte, il faut aller à la recherche de votre fils, parce que,
depuis son départ, il n’est plus tombé une goutte d’eau.

Et la mère de Gent, à force de chercher, à force de crier, trouva
enfin son gars, là où nous sommes à présent, dans la gorge du
Bausset, et, comme sa mère avait soif, Gent, pour la faire boire,
planta deux de ses doigts dans le roc escarpé, et il en jaillit deux
fontaines : une de vin et l’autre d’eau. Celle du vin est tarie, mais
celle de l’eau coule toujours, -- et c’est la main de Dieu pour les
mauvaises fièvres.

On va, deux fois par an, à l’ermitage de Saint-Gent. D’abord, au mois
de mai, où les Montelais, ses compatriotes, emportent sa statue de
Monteux au Bausset, pèlerinage de trois lieues, qui se fait à la
course, en mémoire et symbole de la fuite du saint.

Voici la lettre enthousiaste qu’Aubanel m’écrivait, un an qu’il y
était allé (1886) :

"Mon cher ami, avec Grivolas, nous arrivons de Saint-Gent. C’est une
fête étonnante, admirable, sublime; ce qui est d’une poésie inouïe,
ce qui m’a laissé dans l’âme une impression délicieuse, c’est la
course nocturne des porteurs de saint Gent. Le maire nous avait donné
une voiture et nous avons suivi ce pèlerinage dans les champs, les
bois et les rochers au clair de lune, au chant des rossignols, depuis
huit heures du soir, jusqu’à minuit et demi. C’est saisissant: et
mystérieux; c’est étrange et beau à faire pleurer. Ces quatre enfants
en culotte et en guêtres nankin, courant comme des lièvres, volant
comme des oiseaux, précédés d’un homme à cheval galopant et tirant
des coups de pistolet; les gens des fermes venant sur les chemins au
passage du saint; les hommes, les femmes, les enfants et les vieux,
arrêtant les porteurs, baisant la statue, criant, pleurant,
gesticulant; et puis, lorsqu’on repart toujours vite, les femmes qui
leur crient :

"-- Heureux voyage! garçons!
"Et les hommes qui ajoutent :
"-- Le grand saint Gent vous maintienne la force!
"-- Et de courir encore, de courir à perdre haleine. Oh! ce voyage
dans la nuit, cette petite troupe partant à la garde de Dieu et de
saint Gent, et s’enfonçant dans les ténèbres, dans le désert, pour
aller je ne sais où, tout cela, je te le redis, est d’une poésie si
profonde et si grande qu’elle vous laisse une impression
ineffaçable."

Le second pèlerinage de Saint Gent est en septembre, et c’est celui
où nous allâmes. Comme saint Gent, en somme, n’a été canonisé que par
la voix du peuple, les prêtres y viennent peu, les bourgeois encore
moins; mais le peuple de la glèbe, dans ce bon saint tout simple qui
était de son terroir, qui parlait comme lui, qui, sans temps de
longueurs, lui envoie la pluie, lui guérit ses fièvres, le peuple
reconnaît sa propre déification et son culte pour lui est si fervent
que, dans l’étroite gorge où la légende vit, on a vu, quelquefois,
jusqu’à vingt mille pèlerins.

La tradition dit que saint Gent couchait la tête en bas, les pieds en
haut, dans un lit de pierre ; et tous les pèlerins, dévotement,
gaiement, font l’arbre fourchu au lit de saint Gent, qui est une auge
dressée ; -- les femmes mêmes le font aussi, en se tenant, de l’une à
l’autre, les jupes décemment serrées.

Nous fîmes l’arbre fourchu dans le lit, comme les autres; nous
allâmes, avec ma mère, voir le Fontaine du Loup et la Fontaine de la
Vache; et ensuite, entourés de quelques vieux noyers, la chapelle de
saint Gent, où se trouve son tombeau et le "rocher affreux", comme
dit le cantique, d’où sort, pour les fiévreux, la miraculeuse source.

Or, émerveillé de tous ces récits, de toutes ces croyances, de toutes
ces visions, moi donc, l’âme enivrée par la vue de l’endroit, par la
senteur des plantes, -- encore embaumées, semblait-il, de l’empreinte
des pieds du saint, avec la belle foi de ma douzième année, je
m’abreuvai au jet d’eau; et (dites ce qu’il vous plaira), à partir de
là, je n’eus plus de fièvre. Ne vous étonnez pas si la fille du
félibre, si la pauvret Mireille, perdue dans la Crau, mourante de
soif, se recommande au bon saint Gent.

O bel et jeune laboureur -- qui attelâtes à votre charrue — le
loup de la montagne, etc.
(Mireille, chant VIII.)

souvenir de jeunesse qu’il m’est doux encore de me remémorer.

A mon retour en Avignon eut lieu, pour nous faire poursuivre nos
classes, une combinaison nouvelle. Tout en restant pensioinnaires
chez le gros M. Millet, on nous menait, deux fois par jour, au
Collège Royal, pour y suivre comme externes les cours universitaires,
et c’est dans ce lycée et de cette façon que, dans cinq ans (de 1843
à 1847), je terminai mes études.

Nos maîtres du collège n’étaient pas, comme aujourd’hui, de jeunes
normaliens stylés et élégants. Nous avions encore, dans leurs
chaires, les vieux barbons sévères de l’ancienne Université : en
quatrième, par exemple, le brave M. Blanc, ancien sergent-major de
l’époque impériale, qui, lorsque nos réponses étaient insuffisantes,
ex abrupto nous lançait par la tête les bouquins qu’il avait en
main; en troisième, M. Monbet, au parler nasillard (il conservait,
sur sa cheminée dans un bocal d’eau-de-vie, un foetus de sa femme);
en seconde, M. Lamy, un classique rageur, qui avait en horreur le
renouveau de Victor Hugo; enfin, en rhétorique, un rude patriote
appelé M. Chanlaire, qui détestait les Anglais, et qui, ému, nous
déclamait, en frappant sur son pupitre, les chants guerriers de
Béranger.

Je me vois encore, un an, à la distribution des prix dans l’église du
collège, avec tout le beau monde d’Avignon qui l’emplissait. J’avais,
cette année-là, et je ne sais comment, remporté tous les prix, même
celui d’excellence. Chaque fois qu’on me nommait, j’allais chercher,
timide, aux mains du proviseur, le beau livre de prix et la couronne
de laurier puis, traversant la foule et ses applaudissements, je
venais jeter ma gloire dans le tablier de ma mère; et tous
considéraient d’un regard curieux, d’un regard étonné, cette belle
Provençale qui, dans son cabas de jonc, entassait avec bonheur, mais
digne et calme, les lauriers de son fils; puis au Mas, pour les
conserver, sic transit gloria mundi, nous mettions lesdits lauriers
sur la cheminée, derrière les chaudrons.

Quoi qu’il se fît, pourtant, pour me détourner de mon naturel, comme
on ne fait que trop, aujourd’hui plus que jamais, aux enfants du
Midi, je ne pouvais me sevrer des souvenances de ma langue, et tout
m'y ramenait. Une fois, ayant lu, dans je ne sais plus quel journal,
ces vers de Jasmin à Loïsa Puget :

Quand dins l’aire
Pèr nous plaire
Sones l'aire --
De tas nouvellos causous,
Sus la terro tout s’amaiso,
Tout se taiso,
Al refrin que fas souna :
Mai d’un cop se derebelho
E fremis coumo la felho
Qu’un vent fres lai frissouna.

Et voyant que ma langue avait encore des poètes qui la mettaient en
gloire, pris d’un bel enthousiasme, je fis aussitôt, pour le célèbre
perruquier, une piécette admirative qui commençait ainsi :

Pouèto, ounour de ta maire Gascougno.

Mais, petit criquet, je n’eus pas de réponse. Je sais bien que mes
vers, pauvres vers d’apprenti, n’en méritaient guère; cependant, --
pourquoi le nier? -- ce dédain me fut sensible; et plus tard, à mon
tour, quand j’ai reçu des lettres de tout pauvre venant, me rappelant
ma déconvenue, je me suis fait un devoir de les bien accueillir
toujours.

Vers l’âge de quatorze ans, ce regret de mes champs et de ma langue
provençale, qui ne m’avait jamais quitté, finit par me jeter dans une
nostalgie profonde.

"Combien sont plus heureux, me disais-je à part moi, comme l’Enfant
Prodigue, les valets et les bergers de notre Mas, là-bas, qui mangent
le bon pain que ma mère leur apprête, et mes amis d’enfance, les
camarades de Maillane, qui vivent libres à la campagne et labourent,
et moissonnent, et vendangent, et olivent, sous le saint soleil de
Dieu, tandis que je me chême, moi, entre quatre murs, sur des
versions et sur des thèmes!"

Et mon chagrin se mélangeait d’un violent dégoût pour ce monde
factice où j’étais claquemuré et d’une attraction vers un vague idéal
que je voyais bleuir dans le lointain, à l’horizon. Or, voici qu’un
jour, en lisant, je crois, le Magasin des Familles, je vais tomber
sur une page où était la description de la chartreuse de Valbonne et
de la vie contemplative et silencieuse des Chartreux.

N’est-il pas vrai, lecteur, que je me monte la tête, et, m’échappant
du pensionnat, par une belle après-midi, je pars, tout seul,
éperdument, prenant, le long du Rhône la route du Pont-Saint-Esprit,
car je savais que Vaibonne n’en était pas éloigné.

"Tu iras, me dis-je, frapper à la porte du couvent; tu prieras, tu
pleureras, jusqu’à ce qu’on veuille te recevoir; puis, une fois reçu,
tu vas, comme un bienheureux, te promener tout le jour sous les
arbres de la forêt, et, te plongeant dans l’amour de Dieu, tu te
sanctifieras comme fit le bon saint Gent."

Ce ressouvenir de saint Gent, dont la légende me hantait, sur le coup
m’arrêta.

"Et ta mère, me dis-je, à laquelle, misérable, tu n’as pas dit adieu,
et qui, en apprenant que tu as disparu, va être au désespoir et, par
monts et par vaux, te cherchera, la pauvre femme, en criant, désolée
comme la mère de saint Gent.!"

Et alors, tournant bride, le coeur gros, hésitant, je gagnai vers
Maillane, autant dire pour embrasser, avant de fuir le monde, mes
parents encore une fois; mais, à mesure que j’avançais vers la maison
paternelle, voilà, pauvre petit, que mes projets de cénobite et mes
fières résolutions fondaient dans l’émotion de mon amour filial comme
un peloton de neige à un feu de cheminée; et lorsque, au seuil du
Mas, j’arrivai sur le tard et que ma mère, étonnée de me voir tomber
là, me dit :

-- Mais pourquoi donc as-tu quitté le pensionnat avant d’être aux
vacances?

-- Je languissais, fis-je en pleurant, tout honteux de ma fugue, et
je ne veux plus y aller, chez ce gros monsieur Millet.

-- où l’on ne mange que des carottes!

Le lendemain, on me fit reconduire, par notre berger Rouquet, dans ma
geôle abhorrée, en me promettant, cependant, de m’en libérer bientôt,
après les vacances.

 

CHAPITRE VII

CHEZ M. DUPUY

Joseph Roumanille. — Notre liaison. — Les poètes du "Boui-Abaisso".
-- L’épuration de notre langue. -- Anselme Matbieu. — L’amour sur les
toits. — Les processions avignonnaises. — Celle des Pénitents Blancs.
-- Le sergent Monnier. — L’achèvement des études.

Comme les chattes qui, souvent, changent leurs petits de place, ma
mère, à la rentrée de cette année scolaire, m’amena chez M. Dupuy,
Carpentrassien portant besicles, qui tenait, lui aussi, un pensionnat
à Avignon, au quartier du Pont-Troué. Mais, ici, pour mes goûts de
provençaliste en herbe, j’eus, comme on dit, le museau dans le sac.

M. Dupuy était le frère de ce Charles Dupuy, mort député de la Drôme,
auteur du Petit Papillon, un des morceaux délicats de notre
anthologie provençale moderne. Lui, le cadet Dupuy, rimait aussi en
provençal, mais ne s’en vantait pas, et il avait raison.

Voici que, quelque temps après, il nous arriva de Nyons un jeune
professeur à fine barbe noire, qui était de Saint-Remy. On l’appelait
Joseph Roumanille. Comme nous étions pays, -- Mailane et Saint-Remy
sont du même canton, -- et que nos parents, tous cultivateurs, se
connaissaient de, longue date, nous fûmes bientôt liés. Néanmoins,
j’ignorais que le Saint-Remyen s’occupait, lui aussi, de poésie
provençale.

Et, le dimanche, on nous menait, pour la messe et les vêpres, à
l’église des Carmes. Là, on nous faisait mettre derrière le
maître-autel, dans les stalles du choeur, et, de nos voix jeunettes,
nous y accompagnions les chantres du lutrin : parmi lesquels Denis
Cassan, autre poète provençal, on ne peut plus populaire dans les
veillées du quartier, et que nous voyions en surplis, avec son air
falot, son flegme, sa tête chauve, entonner les antiennes et les
hymnes. La rue où il demeurait porte, aujourd’hui, son nom.

Or, un dimanche, pendant que l’on chantait vêpres, il me vint dans
l’idée de traduire en vers provençaux les Psaumes de la Pénitence,
et, alors, en tapinois, dans mon livre entr’ouvert, j’écrivais à
mesure, avec un bout de crayon, les quatrains de ma version :

Que l’isop bagne ma caro,
Sarai pur : lavas-me lèu
E vendrai pu blanc encaro
Que la tafo de la nèu.

Mais M. Roumanille, qui était le surveillant, vient par derrière,
saisit le papier où j’écrivais, le lit, puis le fait lire au prudent
M. Dupuy, -- qui fut, paraît-il, d’avis de ne pas me contrarier; et,
après vêpres, quand, autour des remparts d’Avignon, nous allions à la
promenade, il m’interpella en ces termes :

-- De cette façon, mon petit Mistral, tu t’amuses à faire des vers
provençaux?

-- Oui, quelquefois, lui répondis-je.

Et Roumanille, d’une voix sympathique et bien timbrée, me récita les
Deux Agneaux :

Entendès pas l’agnèu que bèlo?
Vès-lou que cour après l’enfant...
Coume fan bèn tout ço que fan!
E l’innoucènci, ccnnme es bello!

Et puis, le Petit Joseph :

Lou paire es ana rebrounda
E, pèr vendre lou jardinage,
La maire es anado au village,
E Jejè rèsto pèr garda.

Et puis Paulon, et puis le Pauvre, et Madeleine et Louisette,
une vraie éclosion de fleurs d’avril, de fleurs de prés, fleurs
annonciatrices du printemps félibréen qui me ravirent de plaisir et
je m’écriai :

-- Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière!

J’avais bien, jusque-là, lu à bâtons rompus un peu de provençal;
mais, ce qui m’ennuyait, c’était de voir notre langue, chez les
écrivains modernes (à l’exception de Jasmin et du marquis de Lafare
-- que je ne connaissais pas), employée, en général, comme on eût dit
par dérision. Et Roumanille, beau premier, dans le parler populaire
des Provençaux du jour, chantait, lui, dignement, sous une forme
simple et fraîche, tous les sentiments du coeur.

En conséquence, et nonobstant une différence d’âge d’une douzaine
d’années (Roumanille était né en 1818), lui, heureux de trouver un
confident de sa Muse tout préparé pour le comprendre, moi,
tressaillant d’entrer au sanctuaire de mon rêve, nous nous donnâmes
la main, tels que des fils du même Dieu, et nous liâmes amitié sous
une étoile si heureuse que, pendant un demi-siècle, nous avons marché
ensemble pour la même oeuvre ethnique, sans que notre affection ou
notre zèle se soient ralentis jamais.

Roumanille avait donné ses premiers vers au Boui-A baisso, un
journal provençal que Joseph Désanat publiait à Marseule une fois par
semaine et qui, pour les trouvères de cette époque-là, fut un foyer
d’exposition. Car la langue du terroir n’a jamais manqué d’ouvriers;
et principalement au temps du Boui-A baisso (1841-1846), il y eut
devers Marseile un mouvement dialectal qui, n'aurait-il rien fait que
maintenir l’usage d’écrire en provençal, mérite d’être salué.

De plus, nous devons reconnaître que des poètes populaires, tels que
le valeureux Désanat de Tarascon, tels que Bellot, Chailan, Bénédit
et Gelu, Gelu éminemment, qui ont à leur manière exprimé la
gaillardise du gros rire marseillais, n’ont pas été depuis, pour ces
sortes d’atellanes, remplacés ni dépassés. Et Camille Reybaud, un
poète de Carpentras, mais poète de noble allure, dans une grande
épître qu’il envoyait à Roumanille, tout en désespérant du sort du
provençal délaissé par les imbéciles qui, disait-il :

Laissent, pour imiter les messieurs de la ville, -- aux sages
pères-grands notre langue trop vile -- et nous font du français,
qu’ils estropient à fond, -- de tous les patois le plus affreux
peut-être.

Reybaud semblait pressentir la renaissance qui couvait; lorsqu’il
faisait cet appel aux rédacteurs du Boui-A baisso:

Quittons-nous : mais avant de nous séparer, -- frères, contre
l’oubli songeons de nous défendre; -- tous ensemble faisons quelque
oeuvre colossale, -- quelque tour de Babel en brique provençale; --
au sommet, en chantant, gravez ensuite votre nom, -- car vous autres,
amis, êtes dignes de renommée! -- Moi qu’un grain d’encens étourdit
et enivre, -- qui chante pour chanter comme fait la cigale -- et qui
n’apporterais, pour votre monument, -- qu’une pincée de gravier et de
mauvais ciment, je creuserai pour ma muse un tombeau dans le sable;
-- et quand vous aurez fini votre oeuvre impérissable, -- si, des
hauteurs de votre ciel si bleu, vous regardez en bas, frères, vous ne
me verrez plus.

Seulement, imbus de cette idée fausse que le parler du peuple n’était
bon qu’à traiter des sujets bas ou drolatiques, ces messieurs
n’avaient cure ni de le nettoyer, ni de le réhabiliter.

Depuis Louis XIV, les traditions usitées pour écrire notre langue
s’étaient à peu près perdues. Les poètes méridionaux avaient, par
insouciance ou plutôt par ignorance, accepté la graphie de la langue
française. Et à ce système-là qui, n’étant pas fait pour lui,
disgraciait en plein notre joli parler, chacun ajoutait ensuite ses
fantaisies orthographiques à tel point que les dialectes de l’idiome
d’Oc, à force d’être défigurés par l’écriture, paraissaient
complètement étrangers les uns aux autres.

Roumanille, en lisant à la bibliothèque d’Avignon les manuscrits de
Saboly, fut frappé du bon effet que produisait notre langue,
orthographiée là selon le génie national et d’après les usages de nos
vieux Troubadours. Il voulut bien, si jeune que je fusse, prendre mon
sentiment pour rendre au provençal son orthographe naturelle; et,
d’accord tous les deux sur le plan de réforme, on partit hardiment de
là pour muer ou changer de peau. Nous sentions instinctivement que,
pour l’oeuvre inconnue qui nous attendait au loin, il nous fallait
un outil léger, un outil frais émoulu.

L’orthographe n’était pas tout. Par esprit d’imitation et par un
préjugé bourgeois qui, malheureusement, descend toujours davantage,
l’on s’était accoutumé à délaisser comme "grossiers" les mots les
plus grenus du parler provençal. Par suite, les poètes précurseurs
des félibres, même ceux en renom, employaient communément, sans aucun
sens critique, les formes corrompues, bâtardes, du patois francisé
qui court les rues. Ayant donc Roumanille et moi, considéré qu’à tant
faire que d’écrire nos vers dans le langage du peuple, il fallait
mettre en lumière, il fallait faire valoir l’énergie, la franchise,
la richesse d’expression qui la caractérisent, nous convînmes
d’écrire la langue purement et telle qu’on la parle dans les milieux
affranchis des influences extérieures. C’est ainsi que les Roumains,
comme nous le contait le poète Alexandri, lorsqu’ils voulurent
relever leur langue nationale, que les classes bourgeoises avaient
perdue ou corrompue, allèrent la rechercher dans les campagnes et les
montagnes chez les paysans les moins cultivés.

Enfin, pour conformer le provençal écrit à la prononciation générale
en Provence, on décida de supprimer quelques lettres finales ou
étymologiques tombées en désuétude, telles que l’S du pluriel, le T
des participes, l’R des infinitifs et le CH de quelques mots, tels
que fach, dich, puech, etc.

Mais qu’on n’aille pas croire que ces innovations, bien qu’elles
n’eussent de rapport qu’avec un cercle restreint des poètes "patois"
comme on disait alors, se fussent introduites dans l’usage commun,
sans combat ni résistance. D’Avignon à Marseille, tous ceux qui
écrivaient ou rimaillaient dans la langue, contestés dans leur
routine ou leur manière d’être, soudain se gendarmèrent contre les
réformateurs. Une guerre de brochures et d’articles venimeux, entre
les jeunes d’Avignon et nos contradicteurs, dura plus de vingt ans.

A Marseille, les amateurs de trivialités, les rimeurs à barbe
blanche, les jaloux, les grognons, se réunissaient le soir dans
l’arrière-boutique du bouquiniste Boy pour y gémir amèrement sur la
suppression des S et aiguiser les armes contre les novateurs.
Roumanille, vaillamment et toujours sur la brèche, lançait aux
adversaires le feu grégeois que nous apprêtions, un peu l’un, un peu
l’autre, dans le creuset du Gai-Savoir. Et comme nous avions pour
nous, outre les bonnes raisons, la foi, l’enthousiasme, l’entrain de
la jeunesse, avec quelque autre chose, nous finîmes par rester, ainsi
que vous verrez plus tard, maîtres du champ de bataille.

......................................................................................................

Dans la cour, une après-midi où, avec les camarades, nous jouions aux
trois sauts, entra et s’avança dans notre groupe un nouveau
pensionnaire aux fines jambes, le nez à l’Henri IV, le chapeau sur
l’oreille, l’air quelque peu vieillot et dans la bouche un bout de
cigare éteint. Et les mains dans les poches de sa veste arrondie,
sans plus de façons que s’il était des nôtres :

-- Eh bien! dit-il, que faisons-nous? Voulez-vous que j’essaye, moi,
un peu, aux trois sauts?

Et aussitôt, sans plus de gêne, le voilà qui prend sa course, et
léger comme un chat, il dépasse peut-être d’environ trois mains
ouvertes la marque du plus fort qui venait de sauter.
Nous battîmes tous des mains et lui dîmes :

-- Collègue, d’où sors-tu comme cela?

-- Je sors, dit-il, de Châteauneuf, le pays du bon vin... Vous n’en
avez jamais ouï parler, de Châteauneuf, de Châteauneuf-du-Pape?

-- Si, et quel est ton nom?

-- Mon nom? Anselme Mathieu.

A ces mots, le compagnon plongea ses deux mains dans ses poches, et
il les sortit pleines de vieux bouts de cigares que, de façon
courtoise, souriante et aisée, il nous offrit à tour de rôle.

Nous qui, pour la plupart, n’avions jamais osé fumer (sinon, comme
les enfants, quelques racines de mûrier), nous prîmes sur-le-champ en
grande considération le nouveau qui faisait si largement les choses
et qui, à ce qu’il montrait, devait connaître la haute vie.

C’est ainsi qu’avec Mathieu, le gentil auteur de la Farandole, nous
fîmes connaissance au pensionnat Dupuy. Une fois, je le racontai à
notre ami Daudet, qui aimait beaucoup Mathieu. Et cela lui plut tant
que, dans son roman de Jack, il a mis à l’actif de son petit prince
nègre la susdite largesse des vieux bouts de cigare.

Avec Roumanille et Mathieu nous étions donc trois, tres faciunt
capitulum, de ceux qui, un peu plus tard, devaient fonder le
Félibrige. Mais le brave Mathieu (comment s’arrangeait-il?) on ne le
voyait guère qu’à l’heure des repas ou de la récréation. Attendu
qu’il avait l’air déjà d’un petit vieux, bien qu’il n’eût pas
beaucoup plus de seize ans, et qu il était quelque peu en retard dans
ses études, il s’était fait donner une chambre sous les tuiles, sous
prétexte de pouvoir y travailler plus librement, et là, dans sa
soupente, où l’on voyait, sur les murs, des images clouées et, sur
des
étagères, des figurines de Pradier, nudités en plâtre, tout le jour
il rêvassait, fumait, faisait des vers et, la plupart du temps,
accoudé sur sa fenêtre, regardait les gens passer dans la rue ou bien
les passereaux apporter la becquée, dans leurs nids, à leurs petits.
Puis il disait des gaudrioles à Mariette, la chambrière, envoyait des
lorgnades à la demoiselle du maître et, lorsqu’il descendait nous
voir, nous contait toutes sortes de fariboles de village.

Mais, où il ne riait pas, c’était lorsqu’il nous parlait de ses
parchemins de noble.

-- Mes aïeux étaient marquis, disait-il d’une voix grave, marquis de
Montredon. Lors de la Révolution, mon grand père quitta son titre ;
et, après, se trouvant ruiné, il ne voulut plus le reprendre, parce
qu’il ne pouvait plus le porter convenablement.

Il y eut toujours, du reste, dans la vie de Mathieu, quelque chose de
romanesque, de nébuleux. Quelquefois, il disparaissait, comme les
chats lorsqu’ils vont à Rome. Nous le hélions :

-- Mathieu!

Point de Mathieu... Où était-il? Là-haut sur les toits, qui courait
dans les tuiles, pour aller à des rendez-vous qu’il avait, nous
racontait-il, avec une fillette belle comme le jour!

Voici qu’au Pont-Troué, qui était notre quartier, le jour de la
Fête-Dieu, nous regardions, comme d’usage, passer la procession, et
Mathieu me dit :

-- Frédéric, veux-tu que je te fasse connaître mon amante?

-- Volontiers.

-- Eh bien! dit-il, vois-tu? Quand passera la troupe des choristes,
ennuagées de blanc dans leurs voiles de tulle, tu remarqueras que
toutes ont une fleur épinglée au milieu de la poitrine :

Fleur au milan
Cherche galant.

Mais tu en verras une, blonde comme un fil d’or, qui aura la fleur
sur le côté :

Fleur au côté,
Galant trouvé.

-- Tiens, la voilà : c’est elle!

-- C’est ton amie?

-- Celle-là même.

-- Mon cher, c’est un soleil! Mais comment t’y es-tu pris pour faire
la conquête d’une si fine demoiselle?

-- Je vais, dit-il, te le conter. C’est la fille du confiseur qui est
à la Carretterie. J’y allais, de temps en temps, acheter des boutons
de guêtre (pastilles à la menthe) ou des crottes de rat (pâte de
réglisse); si bien qu’ayant fini par me familiariser avec l’aimable
petite et m’étant fait connaître pour marquis de Montredon, un jour
qu’elle était seule derrière son comptoir, je lui dis :

"-- Belle fille, si je vous connaissais pour aussi peu sensée que
moi, je vous proposerais de faire une excursion...

"-- Où?

"-- Dans la lune, répondis-je.

"La fillette éclata de rire et, moi, je continuai :

"-- Voici la combinaison : vous monterez, mignonne, sur la terrasse
qui se trouve au haut de votre maison, à l’heure que vous voudrez ou
à celle où vous pourrez; et moi, qui mets mon coeur et ma fortune à
vos pieds, je viendrai tous les jours, là, sous le ciel, vous conter
fleurette.

Et ainsi s’est passée la chose... Au haut de la maison de ma belle,
il y a, comme en beaucoup d’autres, une de ces plates-formes où l’on
fait sécher le linge. Je n’ai donc, chaque jour, qu’à monter sur les
toits et, de gouttière en gouttière, je vais trouver ma blondine, qui
y étend ou plie sa petite lessive ; et puis là, les lèvres sur les
lèvres, la main pressant la main, toujours courtoisement, comme entre
dame et chevalier, nous sommes dans le paradis.

Voilà comme notre Anselme, futur Félibre des Baisers, en étudiant à
l’aise le Bréviaire de l’Amour, passa tout doucement ses classes sur
les toitures d’Avignon.

A propos des processions, et avant de quitter la cité pontificale, il
faut dire un mot pourtant de ces pompes religieuses qui, dans notre
jeune temps, pendant toute une quinzaine, mettaient Avignon en émoi.
Notre-Dame-de-Dom qui est la métropole, et les quatre paroisses :
Saint-Agricol, Saint-Pierre, Saint-Didier, Saint-Symphorien,
rivalisaient à qui se montrerait plus belle.

Dès que le sacristain, agitant sa clochette, avait parcouru les rues
dans lesquelles, sous le dais, le bon Dieu devait passer, on
balayait, on arrosait, on apportait des rameaux verts et on attachait
les tentures. Les riches, à leurs balcons, étendaient leurs
tapisseries de soie brodée et damassée; les
pauvres, à leurs fenêtres, exhibaient leurs couvertures piquées à
petits carreaux, leurs couvre-pieds, leurs courtes-pointes. Au
portail Maillanais et dans les bas quartiers, on couvrait les murs de
draps de lit blancs, fleurant la lessive, et le pavé, d’une litière
de buis.

Ensuite s’élevaient, de distance en distance, les reposoirs
monumentaux, hauts comme des pyramides, chargés de candélabres et de
vases de fleurs. Les gens, devant leurs maisons, assis au frais sur
des chaises, attendaient le cortège, en mangeant des petits pâtés. La
jeunesse, les damoiseaux, les classes bourgeoise et artisane, se
promenaient, se dandinaient, lorgnant les filles et leur jetant des
roses, sous les tentes des rues qu’embaumait, tout le long, la fumée
des encensoirs.

Lorsque enfin la procession, avec son suisse en tête, de rouge tout
vêtu, avec ses théories de vierges voilées de blanc, ses
congrégations, ses frères, ses moines, ses abbés, ses choeurs et ses
musiques, s’égrenait lentement au battement des tambours, vous
entendiez, au passage, le murmure des dévotes qui récitaient leur
rosaire.

Puis, dans un grand silence, agenouillés ou inclinés, tous se
prosternaient à la fois, et, là-bas, sous une pluie de fleurs de
genêt blondes, l’officiant haussait le Saint-Sacrement splendide!

Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les Pénitents, qui faisaient
leurs sorties après le coucher du soleil, à la clarté des flambeaux.
Les Pénitents Blancs, entre autres, lorsque, encapuchonnés de leurs
capuces et cagoules, ils déifiaient pas à pas, comme des spectres,
par la ville, portant à bras, les uns des tabernacles portatifs, les
autres des reliquaires ou des bustes barbus, d’autres des
brûle-parfums, ceux-ci un oeil énorme dans un triangle, ceux-là un
grand serpent entortillé autour d’un arbre, vous auriez dit la
procession indienne de Brahma.

Contemporaines de la Ligue et même du Schisme d’Occident, ces
confréries, en général, avaient pour chefs et dignitaires les
premiers nobles d’Avignon, et Aubanel le grand félibre, qui avait,
toute sa vie, été Pénitent Blanc zélé, fut, à sa mort, enseveli dans
son froc de confrère.

Nous avions, chez M. Dupuy, comme maître d’étude, un ancien sergent
d’Afrique appelé M. Monnier, qui aurait bien été, nous disait-il,
pénitent rouge, si une confrérie de cette couleur-là eût existé dans
Avignon. Franc comme un vieux soldat, brusque et prompt à sacrer, il
était, avec sa moustache et sa barbiche rêche, toujours, de pied en
cap, ciré et astiqué.

Au Collège Royal, où nous apprenions l’histoire, il n’était jamais
question de la politique du siècle. Mais le sergent Monnier,
républicain enthousiaste, s’était, à cet égard, chargé de nous
instruire. Pendant les récréations, il se promenait de long en large,
tenant en main l’histoire de la Révolution. Et s’enflammant à la
lecture, gesticulant, sacrant et pleurant d’enthousiasme :

"Que c’est beau! nous criait-il, que c’est beau! quels hommes!
Camille Desmoulins, Mirabeau, Bailly, Vergniaud, Danton, Saint-Just,
Boissy-d’Anglas! nous sommes des vermisseaux aujourd’hui, nom de
Dieu, à côté des géants de la Convention nationale!"
-- "Quelque chose de beau, tes géants conventionnels!" lui répondait
Roumanille, quand parfois il se trouvait là, -- "des coupeurs de
têtes! des traîneurs de crucifix! des monstres dénaturés, qui se
mangeaient les uns les autres et que, lorsqu’il les voulut, Bonaparte
acheta comme pourceaux en foire!"
Et ainsi, chaque fois, de se houspiller tous deux, jusqu’à ce que le
bon Mathieu, avec quelque calembredaine, vint les réconcilier.

Bref, un jour poussant l’autre, ce fut dans ce milieu bonasse et
familier qu’au mois d’août de l’année 1847 je terminai mes études.
Roumanille, pour accroître ses petits émoluments était entré comme
prote à l’imprimerie Seguin; et, grâce à cet emploi, il imprimait là,
à peu de frais, son premier recueil de vers, les Pâquerettes, dont
il nous régalait délicieusement, lorsqu’il en voyait les épreuves; et
gai comme un poulain, comme un jeune poulain qu’on élargit et met au
vert, je m’en revins à notre Mas.

 

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