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Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral

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CHAPITRE XIV

LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES

La caravane de Beaucaire. -- Le charretier Lamouroux. -- Les rouliers
de Provence. -- Alarde la folle. -- La Camargue en pataugeant. -- Les
filles sur le dos. -- La Mecque du golfe. -- La descente des chasses,
-- Le retour par Aigues-Mortes.

J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et des Saintes-Maries
et de leur pèlerinage, mais je n’y étais jamais allé. Au printemps de
cette année-là (1855), j’écrivis à l’ami Mathieu, toujours prêt pour
les excursions: "Veux- tu venir avec moi aux Saintes?"

"Oui," me répondit-il. L’on se donna rendez-vous à Beaucaire, au
quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24 mai, partait une
caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une multitude de
femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du peuple, tassés sur
des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes en route. Je vous
laisse à penser si les carrioles avaient leur charge: nous étions sur
la nôtre quatorze pèlerins.

Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces Provençaux diserts
qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le
brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du temps, à la
gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous
marchait côte à côte et le fouet sur la nuque. Lorsqu’il était
fatigué, il se nichait dans un siège suspendu devant la roue et que
les charretiers nomment porte-fainéant.

Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une
jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa
mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore
connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous
causions, Mathieu et moi, avec le charretier.

-- Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion?
commença maître Lamouroux.

Nous répondîmes:

-- De Maillane.

-- Ho! vous n’êtes donc pas de loin... Je l’avais bien vu à votre
parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.

-- Mais pas tous, mon bonhomme.

-- Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter... Et
tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de
Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges: on
l’appelait l’Ortolan.

-- Vous parlez de quelques années!

-- Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que
les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je
vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa
splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire
gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par les
mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle,
moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour
remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se
vendaient, et du temps où les charretiers, -- vous ne vous en
souvenez pas, vous qui êtes jeunes, -- les rouliers, les voituriers,
qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres,
faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille
en Flandre!

Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant
qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de
taillé jusqu’au lever du soleil.

-- Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la
Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large,
il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles
bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces
rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six
bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris,
charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues,
les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda,
et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!

Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons
se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient
traînasser, pendant que criaient les autres:

"Derrière, derrière, charretier!"

De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour
le souper ou le coucher une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au
visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la
broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa porte
large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux
rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille
était collée l’image coloriée de saint Eloi. Ces cabarets
s’appelaient: la Graille (en français la Corneille), Saint-Martin,
le Lion- d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la
Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se parlait
d’eux à cent lieues à l’entour.

De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui
mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin
pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne
avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui, derrière leurs
vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des
chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant leur
porte un treillage blanchi par la poussière du chemin -- où venaient
les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.

Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et
saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers
marchaient arrogamment, une main à la rêne et de l’autre le fouet,
avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore,
la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant: "Hue!"
tantôt criant: "Dia!"
tantôt criant: "Hurhau!" Et quand la route était luisante et que le
voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux,
ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la
chanson des rouliers :

Un roulier qui est bien monté
Doit avoir des roues
De six pouces, à la Marlborough:
Ça, c’est à la mode!
Un essieu de dix empans
Et un petit bidet blanc
Pour le gouvernage
De son équipage.

Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d’Arles à Lyon,
sept livres par quintal... Franc d'accident, un charretier avec sa
couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par jour.

Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers étaient
glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes
bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de
file, tout cela était garni, harnaché à faire plaisir. Les muselières
avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons
avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient
leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de grandes
pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu; la
laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes; les
couvertures brodées avaient des émouchettes; les surdos, les
ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé,
ajusté de main de maître...

Comment n’auraient-ils pas chanté?

En arrivant à Lyon,
Ils nous cherchent noise
Et nous font passer dessus
Le pont à bascule:
Tout cela, ce sont des gens
Qui ne demandent qu'argent
Pour faire des dentelles
A leur demoiselles.

De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient à la gauche de leurs
bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la main, parce qu’en
ce temps-là la longe de la rêne se tenait du côté gauche. Ils
nommaient hors la main l’autre côté de l’attelage.

Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. A Lyon le climat, le
parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir la
rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie
continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il fallait cartayer,
si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des bascules
qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand... Alors en
vouliez-vous des mauvaises paroles, des "tonnerres" des "Sacré Dieu"!
Ils juraient, reniaient commue des charretiers: "Hue, Mouret! hue,
Robin! hue, charogne! haïe donc, vieille rosse! ah monstre de
brigand, la charrette est embourbée."

Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait
l'attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule à la roue, on
dépêtrait la charrette... Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups
de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le valet d’écurie la lanterne
à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On
rentrait l’équipage; les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on
s’en venait souper.

Bénédiction de Dieu! avec trente sous par tête, on faisait, sur les
routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la
table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand
ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du
verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c était l’usage, pour
abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis ils s'attablaient
de nouveau pour le rôti. Nous y voilà! Et vous ne vouliez pas qu’ils
chantent:

Le matin à son lever
La soupe au fromage:
C’est là .un friand manger,
Qui aime le laitage.
Puis, ça nous réveillera,
Un verre de ratafia,
Et le long de la route
La petite goutte!

Ils appelaient cela "tuer le ver". Ayant battu la pierre à feu, ils
allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli
menton de la gaie chambrière -- qui attendait sur la porte, donnaient
un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route!

Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n'était pas
toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux
moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans
compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à
moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et
dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou gagner du
chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant
l’auberge sans manger.

D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se
rencontraient sur la voie: "Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas
couper, capon?" Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui
l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de
courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y avait sur la
route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous
décervelait un homme.

Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était
respecté de tous: le charretier dont le devant, la bête de devant,
avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait
le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: "Qui a les quatre
pieds blancs
, comme on dit, peut passer partout."

Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la
Grand’Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un
coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent
mille hommes!

En arrivant à Paris,
Usances nouvelles:
Des tailloles, n’y en a plus,
Culottes à bretelles.
Ce ne sont que franchimands
Qui attellent à l’envers
Et font tout au beurre...
Sur eux le tonnerre!

Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c’est là qu’ils
s’appliquaient à faire claquer le fouet: c’était un éclat répété, un
vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre.

-- Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs
oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent! et marche, tron de
l’air!
crains-tu que la terre te manque?

Il faut dire qu’en ce temps, pour faire péter le fouet, les rouliers
de Provence étaient les sans-pareils. Mangechair de Tarascon, dans
l’affaire d’une lieue, en faisant les coups quadruples, avait
consommé quatre livres de mèche. Maître Imbert de Beaucaire, rien que
d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l’éteindre! Le
Puceron de Château-Renard débouchait une bouteille sans la jeter à
terre; enfin le gros Charlon de la
Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet, vous déferrait,
dit-on, un mulet des quatre pieds.

Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé leurs voitures, serré le
payement dans le ceinturon de cuir, rechargé pour Marseille et fait
une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier
couplet:

Tiens, garçon, voilà pour toi,
Va mettre en cheville...
Mais l’hôtesse a répondu:
Moi qui suis jolie,
Moi qui te fais tant de bien,
Tu ne me donnes donc rien?
Par une caresse
Calme ma tendresse.

Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours,
vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots, ils
retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de la
Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure: ... Et alors au cabaret, en
vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des mensonges gros
comme le mont Ventoux! L’un, en voyageant de nuit, avait vu le falot
du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était assis sur sa
charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur la route,
avait trouvé une valise, qui pesait! Il devait y avoir dedans, pour
le moins, cent mille francs... Mais un cavalier masqué était venu à
bride abattue et l’avait réclamée au moment où notre homme la
ramassait pour l’emporter. Un autre avait été arrêté à main armée;
heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans le boudin de son
catogan, qui était de mode à cette époque, -- et les voleurs à
grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent beau
visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent que le fiasque
(bouteille clissée).

Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en naissant ne sont
pas chrétiens. Un autre avait passé au pays des Pelles de Bois. Il y
en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font comme
les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de bois.
Mais c’est là une erreur. Les pelles de bois, qui servent pour remuer
le blé, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici les amandes
et les caroubes. Quand nous y passâmes, messieurs, la récolte était
rentrée et nous ne pûmes pas les voir. Mais nous nous laissâmes dire
par des gens du pays que, lorsqu’elles sont sur les arbres, qu’elles
vont être mûres et que le mistral souffle, elles font un tintamarre
tel que celui des crécelles à l’office des Ténèbres.

Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse, une belle
princesse qui avait un groin de porc; ses parents la promenaient
d’une grande ville à l’autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la
lanterne magique et offraient des millions à celui qui l’épouserait.

-- Sacré coquin de Goï! disait le vieux Brayasse, tout cela est
beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus surpris, le plus
épaté à Paris, je m’en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si
quelqu’un parle français, c’est gens qui ont étudié, des bourgeois,
des avocats, des commissaires de police, qui ont passé peut-être dix
ans et plus dans les écoles... Mais là-haut, saprelotte! tous savent
le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas encore sept ans,
des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au nez, et qui
parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais comment
diable ils font.

Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conté
encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de Fourques, et au
soleil levant s’épandaient devant nous, dans le delta des deux
Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière de Camargue.

Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions
vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai dit, était
derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute riante et se
débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une
reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure
cendrée qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle quelque peu
égaré, le teint délicat et clair, la bouche arquée, ouverte au rire,
elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail. Nous la
saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention à nous:

-- Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?

-- Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.

-- Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?

-- Chut ! mignonne.

Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents
de lait, la jouvencelle dit:

-- Le temps me dure! j’ai une faim à n’y plus tenir... Dis, si nous
déjeunions?

Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un essuie-main de toile
écrue; sa mère, d’un cabas sortit du pain, des figues, une orange,
des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie se mirent à manger.

-- Bon appétit leur dîmes-nous.

-- Messieurs, à votre service, nous fit la gentille Alarde en
plantant ses quenottes dans un grignon de pain.

-- A condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.

-- Volontiers.

Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux bouteilles de bon vin
de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir pris chacun une
bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa mère, moi, Mathien et le
charretier, nous bûmes, l’un après l’autre, dans le même coco, et
nous voilà en famille.

Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment:

-- Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon? demandâmes-nous
à Lamouroux.

-- En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier, vous ne diriez
pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure? Et, pourtant, depuis trois
mois que son "Cadet" l’a délaissée, il paraît qu’elle n’a plus,
messieurs, la tête à elle.

-- Quoi ! cette jolie fille, abandonnée par son galant?

-- Le gredin l’avait enlevée; ensuite il l’a plantée là, pour en
aller voir une autre, laide comme péché, mais qui a beaucoup
d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, --
vous la voyez avec sa mère, - qui la conduit aux Saintes, la
distraire de son rêve ou la guérir, si c’est possible.

-- Pauvre petite!

Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on fit une halte pour faire
manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue de la
charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous, leurs têtes
enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une
ronde autour d’Alarde :

Au branle de ma tante
Le rossignol y chante:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, tournez-vous.
La belle s’est tournée,
Son beau l’a regardée:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, embrassez-vous.

Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés, riant comme une
folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!

Mais le ciel qui, depuis l’aube, était tacheté de nuées, se couvrait
de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles
de grands nuages lourds qui
obscurcissaient peu à peu toute l’étendue céleste. Les grenouilles,
les crapauds coassaient dans les marais, et la longue traînée de
notre caravane s’espaçait, se perdait dans les terrains a salicornes,
dans les landes salées à plaques blanchissantes, sur un chemin
mouvant, bordé de tamaris à floraison rosée. La terre sentait le
relent. Des volées de halbrans, des volées de sarcelles et de canards
sauvages criaient en passant sur nos têtes.

-- Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?

-- Ha! l’homme répondait, les yeux en l’air et soucieux, une fois les
nuages, dit-on, firent pleuvoir.

-- Eh bien! nous serons jolies, si l’averse nous prend au milieu de
la Camargue!

-- Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.

Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux
noirs dispersés dans les friches, nous cria: "Vous serez mouillés!"

Les bruines commençaient; puis peu à peu la pluie s’y mit pour tout
de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses
furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous la tente des
charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux
camargues, secouant leurs crinières et leurs longues queues flasques,
gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et l’eau de
tomber! La route, noyée par le déluge, devenait impraticable. Les
roues s’embourbaient. Les bêtes s’arrêtaient. A la fin, à perte de
vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les charretiers dirent:

-- Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre toutes, si vous
ne voulez coucher au milieu des tamaris!

-- Mais il faut donc marcher dans l’eau?

-- Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car
vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent!

Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des
rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se
troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à
califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de
notre charretée!

-- Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à
la chèvre-morte.

Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit non.

-- Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’oeil, charge-toi d'Alarde,
hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.

Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous primes chacun la
nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme nous autres endossé
chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!

Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou,
sentant ces bras frais et ronds, ces bras d'Alarde qui sur nos têtes
tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux hanches, les
mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas les
serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue aujourd’hui encore), pas
donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le
gâchis.

-- Mon Dieu! répétait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi! mon cadet
qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!

J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes, petits
compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas... Mais sa
bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je n’aurais eu
vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser; sa
chevelure effleurait la mienne; l’odeur tiède de sa chair, de sa
chair jeune, m’embaumait; tremblante, sa poitrine était agitée sur
moi; et, m’illusionnant comme elle qui était toute à son cadet, moi
je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.

Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui s’éreintait sous sa grosse
maman, me dit: "Changeons un peu! je n’en puis plus, mon cher!" Et,
au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en Camargue on donne aux
tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu
reprit la fille et moi hélas! la mère. Et c’est ainsi qu’on pataugea
avec de l’eau jusqu a mi-jambes, durant plus d’une lieue, sans
éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous délassant de la façon
que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue idéale.

A la longue pourtant, nous parvînmes en vue du château d’Avignon: la
grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya;
on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre heures,
nous vîmes tout à coup s’élever, dans l’azur de la mer et du ciel,
avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses
contreforts, l’église des Saintes-Maries.

Il n’y eut qu’un cri: "O grandes Saintes!" car ce sanctuaire perdu,
là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du littoral, est, comme on
dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe là, par
sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable, c’est cette
ample surface de terre et de mer où l’oeil, mieux que partout
ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre, l’orbis
terrarum
des anciens.

Et Lamouroux nous dit:

-- Nous arriverons à temps pour descendre les châsses, car,
messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui avons,
avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des
Saintes.

Ce propos se rapporte à l’usage que voici:

Les reliques vénérées de Marie Jacobé, de Marie Salomé, et de Sara
leur servante sont renfermées, sous la voûte du choeur et de
l’abside, dans une chapelle haute, d’où, par un orifice qui donne
dans l’église, la veille de la fête et au moyen
d’un câble, on les descend lentement sur la foule enthousiaste.

Dès qu’on eut dételé, au milieu des dunes couvertes d'arroches et de
tamaris, qui entourent le bourg, nous courûmes à l’église.

"Éclaire-les, ces Saintes chéries!" criaient des Montpelliéraines qui
vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images et
des médailles.

L’église était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays
d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce
sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler les plus gros cierges,
mais exclusivement à l’autel de Sara, qui, d’après leur croyance,
était de leur nation. C’est même aux Saintes-Maries que ces nomades
tiennent leurs assemblées annuelles, y faisant de loin en loin
l’élection de leur reine.

Pour entrer ce fut difficile. Des commères de Nîmes embéguinées de
noir, qui traînaient avec elles leurs coussins (le coutil pour
coucher dans l’église, se disputaient les chaises :

"Je l’avais avant vous! -- Moi je l’avais louée!" Un prêtre faisait
baiser de bouche en bouche le Saint Bras; aux malades on donnait
des verres d’eau saumâtre, de l’eau du puits des Saintes qui est au
milieu de la nef et qui, à ce qu’on dit, ce jour-là devient douce.
Certains, pour s’en servir en guise de remède, raclaient avec leurs
ongles la poussière d’un marbre antique, sculpture encastrée dans le
mur, qui fut "l’oreiller des Saintes". Une odeur, une touffeur de
cierges brûlants, d’encens, d’échauffé, de faguenas, vous suffoquait.
Et chaque groupe, à pleine voix et pêle-mêle, y chantait son
cantique.

Mais en l’air, quand apparurent les deux châsses en forme d’arches,
aïe! quels cris "Grandes Saintes Maries!" Et à mesure que la corde se
déroulait dans l’espace, les cris aigus, les spasmes s’exaspéraient
de plus belle. Les fronts, les bras levés, la foule pantelante
attendait un miracle... Oh! du fond de l’église, soudain s’est
élancée, comme si elle avait des ailes, une superbe jeune fille,
blonde, déchevelée; et frôlant de ses pieds les têtes de la foule,
elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les châsses
flottantes et crie: "O Grandes Saintes! Rendez-moi, par pitié,
l’amour de mon cadet! "

Tous se levèrent. "C’est Alarde " criaient les Beaucairois. "C’est
sainte Madeleine qui vient visiter ses soeurs!" disaient d’autres
effarés... Et en somme nous pleurions tous.

Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable de la
plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui s’y
éclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient deux ou trois
navires qui avaient l’air en panne et les gens se montraient une
traînée resplendissante que le remous des vagues prolongeait sur la
mer: "C’est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries, dans leur
nacelle, tinrent pour aborder en Provence après la mort de
Notre-Seigneur". Sur le rivage vaste, au milieu de ces visions
qu’illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment que nous
étions en paradis.

Alarde, la belle fille, un peu pâlie depuis la veille, portait sur
les épaules, avec d’autres Beaucairoises, la "Nacelle des Saintes" et
tous disaient: "Hélas ! c’est une pauvre folle que son cadet a
délaissée."

Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et qu’était de
partance un omnibus qui y passait, aussitôt que les Saintes eurent
(vers les quatre heures) remonté dans leur chapelle, nous nous
embarquâmes de suite avec un troupeau de commères de Montpellier ou
de Lunel, revendeuses et tripières à coiffes bouillonnées, qui, dès
qu’ou fut en route, se mirent à chanter derechef à plein gosier:

Courons aux Saintes Maries
Pour leur donner notre foi;
Que nos coeurs se multiplient
Pour Jésus et pour sa croix!

et cet autre cantique si répété pendant la fête:

Désarmez le Christ, désarmez le Christ
Par vos prières
Désarmez le Christ, désarmez le Christ
Et soyez au ciel nos bonnes mères!

-- C’est pourtant dame Roque, rien qu’elle et son mari, qui le
firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses
victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que ça.

Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les anciens
cantiques de leur Ame dévote (1):

J’ai vu sous de sombres voiles
Onze étoiles,
La lune avec le soleil
.

-- Ah ! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier!

-- Et les langues d’aller. Nous passâmes sur un banc le petit Rhône,
à Sylve-Réal. Il y avait là un fort, un joli petit fort, doré par le
soleil et bâti par Vauban, que le Génie très sottement a fait
détruire depuis lors.

Nous traversâmes le désert et la pinède du Sauvage, et sur le soir
enfin, du milieu des marais, nous vîmes émerger, noirs et farouches
dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les créneaux,
les remparts de la ville d’Aigues-Mortes.

-- N’importe! fit alors une des bonnes femmes, si, pendant le voyage
de l’omnibus aux Saintes il y avait à Montpellier plus d’enterrements
qu’il ne faut, les croque-morts, peut-être, seraient embarrassés.

-- Eh bien! on porterait à bras.

-- Oh! je crois qu’ils en ont deux, de voitures pour les morts...

A ces mots, nous apercevant que l’horrible guimbarde, aïe! était
peinte en noir:

-- Mais par hasard, demandâmes-nous, cet omnibus serait...

-- Le carrosse, messieurs, des pompes funèbres de Montpellier.

-- Sacré coquin de sort!

Affolés, d’un coup de pied nous ouvrîmes la portière, nous sautâmes
sur la route, nous payâmes le conducteur et, ayant secoué nos hardes
au grand air, à pied et à notre aise nous gagnâmes Aigues-Mortes.

Une vraie ville forte de Syrie ou d’Égypte, cette silencieuse cité
des Ventres-Bleus (comme les gens d’Aigues—Mortes sont dénommés
quelquefois, par allusion aux fièvres endémiques du pays), avec son
quadrilatère de remparts formidables calcinés au soleil, qu’on dirait
de tantôt abandonné par saint Louis, avec sa tour de Constance, où,
sous Louis XIV, après les dragonnades, furent emprisonnées quarante
protestantes qui y restèrent oubliées dans une horrible détention,
jusqu’à la fin du règne, durant peut-être quarante ans.

(1) Titre d’un recueil de cantiques fort populaires autrefois, oeuvre
d'un prêtre de Provence.

Un jour, longtemps après, avec deux belles dames du monde protestant
de Nîmes, nous retournions visiter la grosse tour d'Aigues-Mortes, et
en lisant les noms des malheureuses prisonnières, gravés par
elles-mêmes dans les pierres du donjon: "Poète, nous dirent-elles,
suffocantes d’émotion, ne vous étonnez pas de nous voir pleurer
ainsi: pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres de
leur foi, sont nos Saintes Maries! "

 

CHAPITRE XV

JEAN ROUSSIÈRE

L’adroit laboureur. -- Le char de verdure. -- La légende de saint
Éloi -- L’air de Magali. -- La mort de mon père. -- Les
funérailles, -- Le deuil. -- Le partage.

-- Bonjour, monsieur Frédéric.

-- Ha! bonjour.

-- Que m’a-t-on dit? que vous avez besoin d’un homme à gages!

-- Oui... D’où es-tu?

-- De Villeneuve, le pays des "lézards", près d’Avignon.

-- Et que sais-tu faire?

-- Un peu tout. J’ai été valet aux moulins à huile, muletier,
carrier, garçon de labour, meunier, tondeur, faucheur lorsqu’il le
faut, lutteur à l’occasion, émondeur de peupliers, un métier élevé!
et même cureur de puits, qui est le plus bas de tous.

-- Et l’on t’appelle?

-- Jean Roussière, et Rousseyron (et Seyron pour abréger ).

-- Combien veux-tu gagner? C’est pour mener les bêtes.

-- Dans les quinze louis.

-- Je te donne cent écus.

-- Va donc pour cent écus!

Voilà comment je louai le laboureur Jean Roussière, celui-là qui
m’apprit l’air populaire de Magali: un luron jovial et taillé en
hercule, qui, la dernière année que je passai au Mas, avec mon père
aveugle, dans les longues veillées de notre solitude savait me garder
d'ennui, en bon vivant qu'il était.

Fin laboureur, il avait toujours aux lèvres quelque chanson joyeuse:

"L'araire est composé -- de trente et une pièces; -- celui qui
l'inventa -- devait en savoir long! -- Pour sûr, c'est quelque
monsieur."

Et naturellement adroit ou artiste, si l'on veut, quoi qu'il fît,
soit le comble d'une meule de paille ou une pile de fumier, ou
l'arrimage d'un chargement, il savait donner la ligne harmonieuse ou,
comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le défaut de son maître:
il aimait quelque peu à dormir et à faire la méridienne.

Charmant causeur, du reste. Et il fallait l'entendre lorsqu'il
parlait du temps où, sur le chemin de halage, il conduisait les
grands chevaux qui remorquaient, attachées l'une à l'autre, les
gabares du Rhône, à Valence, à Lyon.

-- Croyez-vous, disait-il, qu'à l'âge de vingt ans, j'ai mené
bravement le plus bel équipage des rivages du Rhône? Un équipage de
quatre-vingts étalons, couplés quatre par quatre, qui traînaient six
bateaux! Que c'était beau, pourtant, le matin, quand nous partions,
sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette flotte,
lentement, remontait le cours de l'eau!

Et Jean Roussière énumérait tous les endroits des deux rives: les
auberges, les hôtesses, les rivières, les palées, les pavés et les
gués, d'Arles au Revestidou, de la Coucourde à l'Ermitage.

Mais son bonheur, mais son triomphe, à notre brave Rousseyron,
c'était lors de la Saint-Éloi.

-- A vos Maillanais, disait-il, s'ils ne l'ont pas vu encore, nous
montrerons comment on monte une petite mule.

Saint-Éloi est, en Provence, la fête des agriculteurs. Par toute la
Provence, les curés, comme vous savez, ce jour-là, bénissent les
bêtes, ânes, mulets et chevaux, et les gens aux bestiaux font goûter
le pain bénit, cet excellent pain bénit, parfumé avec l'anis et doré
avec des oeufs, qu'on appelle tortillades. Mais chez nous, ce
jour-là, on fait courir la charrette, un chariot de verdure attelé de
quarante ou cinquante bêtes, caparaçonnées comme au temps des
tournois,
harnachées de sous-barbes, de housses brodées, de plumets, de miroirs
et de lunes de laiton, et on met le fouet à l'encan, c'est-à-dire
qu'à l'enchère on met publiquement la charge de Prieur:

-- A trente francs le fouet! à cent francs! à deux cents francs! Une
fois, deux fois, trois fois!

Au plus offrant échoit la royauté de la fête. La Charrette Ramée va
à la procession, avec la cavalcade de laboureurs allègres qui
marchent fièrement, chacun près de sa bête, en faisant claquer son
fouet. Sur la charrette, accompagnés d'un tambour et d'un fifre, les
Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent leurs
petits qui s'accrochent heureux aux attelles des colliers. Les
colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade (gâteau en forme
de couronne) et un fanion en papier avec l'image de saint Éloi. Et,
porté sur les épaules des Prieurs de l'an passé, le saint, en pleine
gloire, tel qu'un évêque d'or, s'avance la crosse à la main.

Puis, la procession faite, la Charrette emportée par les cinquante
mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec
les garçons de labour courant éperdument à côté de leurs bêtes, tous
en corps de chemise, le bonnet sur l'oreille, aux pieds les souliers
minces et la ceinture aux flancs.

C'est là que Jean Roussière, montant, cette année-là, notre mule
"Falette" à la croupe d'amande, épata les spectateurs. Preste comme
un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait, tantôt assis
d'un seul côté, tantôt se tenant debout sur la croupe de la mule et
tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l'arbre fourchu ou la
grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.

Le plus joli, c'est là que je voulais en venir, fut au repas de
Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs paient le festin).
Lorsqu'on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque convive dit
la sienne, Roussière se leva et fit à la tablée:

-- Camarades! vous voilà tout un peuple de pieds-poudreux et de
bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis mille ans peut-être et vous
ne connaissez pas, j'en suis à peu près sûr, l'histoire de votre
grand patron.

-- Non, dirent les convives... N'était-il pas maréchal?

-- Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.

Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la
tortillade fine qu'il croquait à mesure, mon laboureur commença:

"Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis, était tout
soucieux. L'enfant Jésus lui dit:

-- Qu'avez-vous? père.

-- J'ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste... Tiens, regarde
là-bas.

-- Où? dit Jésus.

-- Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu vois bien,
dans ce village, vers le faubourg, une boutique de maréchal ferrant,
une belle grande boutique?

-- Je vois, je vois.

-- Eh bien! mon fils, là est un homme que j'aurais voulu sauver: on
l'appelle maître Éloi. C'est un gaillard solide, observateur fidèle
de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable à
n'importe qui, d'un bon compte avec la pratique, et martelant du
matin au soir sans mal parler ni blasphémer... Oui, il me semble
digne de devenir un rand saint.

-- Et qui empêche? dit Jésus.

-- Son orgueil, mon enfant. Parce qu'il est bon ouvrier, ouvrier de
premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n'est au-dessus de lui,
et présomption est perdition.

-- Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez permettre de
descendre sur la terre, j'essaierais de le convertir.

-- Va, mon cher fils.

Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son baluchon derrière le
dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où demeurait Éloi. Sur
la porte d'Éloi, selon l'usage était l'enseigne, et l'enseigne
portait: Éloi le maréchal, maître sur tous les maîtres, en deux
chaudes forge un fer.

Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, ôtant son
chapeau:

-- Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie: si vous
aviez besoin d'un peu d'aide?

-- Pas pour le moment, répond Éloi.

-- Adieu donc, maître: ce sera pour une autre fois.

Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue,
un groupe d'hommes qui causaient et Jésus dit en passant:

-- Je n'aurais pas cru que dans une boutique telle, où il doit y
avoir, ce semble, tant d'ouvrage, on me refusât le travail.

-- Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu
salué en entrant chez maître Éloi?

-- J'ai dit comme l'on dit: "Dieu vous donne le bonjour, maître, et à
la compagnie!"

-- Ha! ce n'est pas ainsi qu'il fallait dire... Il fallait l'appeler
maître sur tous les maîtres... Tiens, regarde l'écriteau.

-- C'est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.

Et de ce pas il retourne à la boutique.

-- Dieu vous le donne bon, maître sur tous les maîtres! N'auriez-vous
pas besoin d'ouvrier?

-- Entre, entre, répond Éloi, j'ai pensé depuis tantôt que nous
t'occuperions aussi... Mais écoute ceci pour une bonne fois: quand tu
me salueras, tu dois m'appeler maître, vois-tu? sur tous les
maîtres
, car ce n'est pas pour me vanter, mais d'hommes comme moi,
qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n'en a pas deux!

-- Oh! repliqua l'apprenti, dans notre pays, à nous, nous forgeons ça
en une chaude!

-- Rien que dans une chaude? Tais-toi donc, va, gamin, car cela n'est
pas possible...

-- Eh bien! vous allez voir, maître sur tous les maîtres!

Jésus prend un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent, il
va le prendre avec la main.

-- Aïe! mon pauvre nigaud! le premier compagnon lui crie, tu vas te
roussir les doigts!

-- N'ayez pas peur, répond Jésus, grâce à Dieu, dans notre pays, nous
n'avons pas besoin de tenailles. Et le petit ouvrier saisit avec la
main le fer rougi à blanc, le porte sur l'enclume et avec son
martelet, pif! paf! patati! patata! en un clin d'oeil l'étire,
l'aplatit, l'arrondit et l'étampe si bien qu'on le dirait moulé.

-- Oh! moi aussi, fit maître Éloi, si je voulais bien.

Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, il vient pour le saisir
comme son apprenti et l'apporter à l'enclume... Mais il se brûle les
doigts: il a beau se hâter, beau faire son dur à cuire, il lui faut
lâcher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval cependant
froidit... Et allons, pif! et paf! quelques étincelles jaillissent...
Ah! pauvre maître Éloi! il eut beau frapper, se mettre tout en nage,
il ne put parvenir à l'achever dans une chaude.

-- Mais chut! fit l'apprenti, il m'a semblé ouïr le galop d'un
cheval...

Maître Éloi aussitôt se carre sur la porte et voit un cavalier, un
superbe cavalier qui s'arrête devant la boutique. Or c'était saint
Martin.

-- Je viens de loin, dit celui-ci, mon cheval a perdu une couple de
fers et il me tardait fort de trouver un maréchal.

Maître Éloi se rengorge, et lui parle en ces termes:

-- Seigneur, en vérité, vous ne pouviez mieux rencontrer. Vous êtes
chez le premier forgeron de Limousin, de Limousin et de France, qui
peut se dire maître au-dessus de tous les maîtres et qui forge un fer
en deux chaudes... Petit, va tenir le pied.

-- Tenir le pied! répartit Jésus. Nous trouvons, dans notre pays, que
ce n'est pas nécessaire.

-- Par exemple! s'écria le maître maréchal, celle-là est par trop
drôle: et comment peut-on ferrer, chez toi, sans tenir le pied?

-- Mais rien de si facile, mon Dieu! vous allez le voir.

Et voilà le petit qui saisit le boutoir, s'approche du cheval et,
crac! lui coupe le pied. Il apporte le pied dans la boutique, le
serre dans l'étau, lui cure bien la corne, y applique le fer neuf
qu'il venait d'étamper, avec le brochoir y plante les clous; puis,
desserrant l'étau, retourne le pied au cheval, y crache dessus,
l'adapte; et n'ayant fait que dire avec un signe de croix: "Mon Dieu!
que le sang se caille", le pied se trouve arrangé, et ferré et
solide, comme on n'avait jamais vu, comme on ne verra plus jamais.

Le premier compagnon ouvrait des yeux comme des paumes, et maître
Éloi, collègues, commençait à suer.

-- Ho! dit-il enfin, pardi! en faisant comme ça, je ferrai tout aussi
bien.

Éloi se met à l'oeuvre: le boutoir à la main, il s'approche du cheval
et, crac, lui coupe le pied. Il l'apporte dans la boutique, le serre
dans l'étau et le ferre à son aise comme avait fait le petit. Puis,
c'est ici le hic! il faut le remettre en place! Il s'avance près du
cheval, crache sur le sabot, l'applique de son mieux au boulet de la
jambe... Hélas! l'onguent ne colle pas: le sang ruisselle et le pied
tombe.

Alors l'âme hautaine de maître Éloi s'illumina: et, pour se
prosterner aux pieds de l'apprenti, il rentra dans la boutique. Mais
le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier. Les
larmes débondèrent des yeux de maître Éloi; il reconnut qu'il avait
un maître au-dessus de lui, pauvre homme! et au-dessus de tout, et il
quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de là pour
aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur Jésus."

Ah! il y en eut un, de battement de mains, pour saint Éloi et Jean
Roussière! Baste! voici pourquoi je me suis fait un devoir de
rappeler ce brave Jean dans ce livre de Mémoires. C'est lui qui
m'avait chanté, mais sur d'autres paroles que je vais dire tout à
l'heure, l'air populaire sur lequel je mis l'aubade de Magali, air
si mélodieux, si agréable et si caressant, que beaucoup ont regretté
de ne plus le retrouver dans la Mireille de Gounod.

Ce que c'est que l'heur des choses! La seule personne au monde à
laquelle, dans ma vie, j'ai entendu chanter l'air populaire en
question, ç'a été Jean Roussière, qui était apparemment le dernier
qui l'eût retenu; et il fallut qu'il vint, par hasard, me le chanter,
à l'heure où je cherchais la note provençale de ma chanson d'amour,
pour que je l'aie recueilli, juste au moment où il allait, comme tant
d'autres choses, se perdre dans l'oubli.

Voici donc la chanson, ou plutôt le duo, qui me donna le rythme de
l'air de Magali:

-- Bonjour, gai rossignol sauvage,
Puisqu'en Provence te voilà!
Tu aurais pu prendre dommage
Dans le combat de Gibraltar:
Mais puisqu'enfin je t'ai ouï,
Ton doux ramage.
Mais puisqu'enfin je t'ai ouï,
M'a réjoui.

Vous avez bonne souvenance,
Monsieur, pour ne pas m'oublier;
Vous aurez donc ma préférence,
Ici je passerai l'été,
Je répondrai à votre amour
Par mon ramage
Et je vais chanter nuit et jour
Aux alentours.

-- Je te donne la jouissance,
L'avantage de mon jardin;
Au jardinier je fais défense
De te donner aucun chagrin,
Tu pourras y cacher ton nid
Dans le feuillage
Et tu te trouveras fourni
Pour tes petits.

-- Je le connais à votre mine,
Monsieur, vous aimez les oiseaux;
J'inviterai la cardeline.
Pour vous chanter des airs nouveaux
La cardeline a un beau chant,
Quand elle est seule;
Elle a des airs sur le plain-chant
Qui sont charmants.

Jusque vers le mois de septembre
Nous serons toujours vos voisins.
Vous aurez la joie de m'entendre
Autant le soir que le matin.
Mais lorsqu'il faudra s'envoler
Quelle tristesse!
Tout le bocage aura le deuil
Du rossignol.

-- Monsieur, nous voici de partance;
Hélas! c'est là notre destin.
Lorsqu'il faut quitter la Provence,
Certes, ce n'est pas sans chagrin.
Il nous faut aller hiverner
Dedans les Indes;
Les hirondelles, elles aussi,
Partent aussi.

-- Ne passez pas vers l'Amérique.
Car vous pourriez avoir du plomb
Du côté de la Martinique
On tire des coups de canon.
Depuis longtemps est assiégé
Le roi d'Espagne:
De crainte d'y être arrêtés,
Au loin passez.

Oeuvre de quelque illettré contemporain de l'Empire et, à coup sûr,
indigène de la rive du Rhône, ces couplets naïfs ont du moins le
mérite d'avoir conservé l'air que Magali a fait connaître. Quant au
thème mis en vogue par l'aubade de Mireille, les métamorphoses de
l'amour, nous le prîmes expressément dans un chant populaire qui
commençait comme suit:

--Marguerite, ma mie,
Marguerite, mes amours,
Ceci, sont les aubades
Qu'on va jouer pour vous.
-- Nargue de tes aubades
Comme de tes violons:
Je vais dans la mer blanche
Pour me rendre poisson.

Enfin, le nom de Magali, abréviation de Marguerite, je l'entendis un
jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergère gardait
quelques brebis le long de la Grande Roubine. -- "O Magali! tu ne
viens pas encore?" lui cria un garçonnet qui passait au chemin; et
tant me parut joli ce nom limpide que je chantai sur-le-champ:

O Magali, ma tant aimée,
Mets ta tête à la fenêtre.
Écoute un peu cette aubade
De tambourins et de violons:
Le ciel est là-haut plein d'étoiles,
Le vent est tombé...
Mais les étoiles pâliront
En te voyant.

C'est quelque temps après que, première brouée de ma claire jeunesse,
j'eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières Calendes (1), --
lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie, maintenant
devenu aveugle, nous l'avions vu d'une tristesse qui nous fit mal
augurer. C'est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche,
luisaient, comme d'usage, les chandelles sacrées; en vain, je lui
avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le
sacramentel: "Allégresse!" En tâtonnant, hélas! avec ses grands bras
maigres, il s'était assis sans mot dire. Ma mère eut beau lui
présenter, un après l'autre, les mets de Noël: le plat d'escargots,
le poisson du Martigue, le nougat d'amandes, la galette à l'huile. Le
pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une ombre
avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant totalement perdu la
vue, il dit:

-- L'an passé, à la Noël, je voyais encore un peu le mignon des
chandelles; mais cette année, rien, rien! Soutenez-moi, ô sainte
Vierge!

(1) Nom de la Noël, en Provence.

A l'entrée de septembre de 1855, il s'éteignit dans le Seigneur, et,
lorsqu'il eut reçu les derniers sacrements avec la candeur, la foi,
la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille, nous
pleurions autour du lit:

-- Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m'en vais... et à Dieu je
rends grâce pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et mon
bonheur, qui a été béni.

Ensuite, il m'appela et me dit:

-- Frédéric, quel temps fait-il?

-- Il pleut, mon père, répondis-je.

-- Eh bien! dit-il, s'il pleut, il fait beau temps pour les
semailles.

Et il rendit son âme à Dieu. Ah! quel moment! On releva sur sa tête
le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans l'alcôve blanche, j'étais
né en pleine lumière, on alluma un cierge pâle. On ferma à demi les
volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer tout de
suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule les
chaudrons de l'étagère. Autour des cendres du foyer, qu'on éteignit,
toute la maisonnée, silencieusement, nous nous assîmes en cercle. Ma
mère au coin de la grande cheminée, et, selon la coutume des veuves
de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tête un fichu
blanc; et toute la journée, les voisins, les voisines, les parents,
les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en disant,
l'un après l'autre:

-- Que Notre Seigneur vous conserve!

Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l'honneur
du "pauvre maître".

Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles. En priant Dieu
pour lui, les pauvres ajoutaient:

-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges puissent-ils
l'accompagner au ciel!

Derrière le cercueil, porté à bras avec des serviettes, et le
couvercle enlevé pour qu'une dernière fois les gens vissent le
défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire, -- Jean Roussière
portait le cierge mortuaire qui avait veillé son maître.

Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j'allai
verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l'arbre de la
maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s'il
eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux était désolé et
vaste. L'ancien de la famille, maître François mon père, avait été le
dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle des
traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de
cette génération austère, religieuse, humble, disciplinée, qui avait
patiemment traversé les misères et les affres de la Révolution et
fourni à la France les désintéressés de ses grands holocaustes et les
infatigables de ses grandes armées.

Une semaine après, au retour du service, le partage se fit. Les
denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis, oiseaux de
basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles,
les grands lits à quenouilles, le pétrin à ferrures, le coffre du
blutoir, les armoires cirées, la huche au pain sculptée, la table, le
verrier, que, depuis ma naissance, j'avais vus à demeure autour de
ces murailles; les douzaines d'assiettes, la faïence fleurie, qui
n'avait jamais quitté les étagères du dressoir; les draps de chanvre,
que ma mère de sa main avait filés; l'équipage agricole, les
charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et
objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela déplacé,
transporté au dehors dans l'aire de la ferme, il fallut le voir
diviser, en trois parts, à dire d'expert.

Les domestiques, les serviteurs à l'année ou au mois, l'un après
l'autre, s'en allèrent. Et au Mas paternel, qui n'était pas dans mon
lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma mère, avec le
chien, -- et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait notre part,
-- nous vînmes, le coeur gros, habiter désormais la maison de
Maillane qui, en partage, m'était échue. Et maintenant, ami lecteur,
tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de Mireille:

Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas! hélas!

 

CHAPITRE XVI

MIREILLE

Adolphe Dumas à Maillane. -- Sa soeur Laure. -- Mon premier voyage à
Paris. Lecture de Mireille en manuscrit. -- La lettre de Dumas à la
Gazette de France. -- Ma présentation à Lamartine. -- Le
quarantaine "Entretien de littérature". -- Ma mère et l'étoile.

L'année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fête votive de
Maillane, je reçus la visite d'un poète de Paris que le hasard (ou,
plutôt, la bonne étoile des félibres) amena, à son heure, dans la
maison de ma mère. C'était Adolphe Dumas: une belle figure d'homme de
cinquante ans, d'une pâleur ascétique, cheveux longs et
blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins
de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main
toujours en l'air dans un geste superbe. D'une taille élevée, mais
boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu'il marchait, on aurait
dit un cyprès de Provence agité par le vent.

-- C'est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provençaux?
me dit-il tout d'abord et d'un ton goguenard, en me tendant la main.

-- Oui, c'est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur!

-- Certainement, j'espère que vous pourrez me servir. Le ministre,
celui de l'Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m'a donné la
mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme
le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du
Papillon
, et, si vous en saviez quelqu'un, je suis ici pour les
recueillir.

Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi, l'aubade de
Magali, toute fraîche arrangée pour le poème de Mireille.

Mon Adolphe Dumas, enlevé,épaté, s'écria:

-- Mais où donc avez-vous pêché cette perle?

-- Elle fait partie, lui dis-je, d'un roman provençal (ou, plutôt,
d'un poème provençal en douze chants) que je suis en train d'affiner.

-- Oh! ces bons Provençaux! Vous voilà bien toujours les mêmes,
obstinés à garder votre langue en haillons, comme les ânes qui
s'entêtent à longer le bord des routes pour y brouter quelque
chardon... C'est en français, mon cher ami, c'est dans la langue de
Paris que nous devons aujourd'hui, si nous voulons être entendus,
chanter notre Provence. Tenez! écoutez ceci:

J'ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,
La maison des parents, la première patrie,
L'ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.
Le nid que l'hirondelle avait au bord du toit,
Et la treille, à présent sur les murs égarée,
Qui regrette son maître et retombe éplorée;
Et, dans l'herbe et l'oubli qui poussent sur le seuil,
J'ai fait pieusement agenouiller l'orgueil,
J'ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,
Et j'ai rempli de chants la couche de ma mère.

Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi quelque chose
de votre poème provençal.

Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me souviens plus
lequel.

-- Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas après ma lecture, je
vous tire mon chapeau, et je salue la source d'une poésie neuve,
d'une poésie indigène dont personne ne se doutait. Cela m'apprend, à
moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui croyais sa
langue morte, cela m'apprend, cela me prouve qu'en dessous de ce
patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames
existe une seconde langue, celle de Dante et de Pétrarque. Mais
suivez bien leur méthode, qui n'a pas consisté, comme certains le
croient, à employer tels quels, ni à fondre en macédoine les
dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramassé
l'huile et en ont fait la langue qu'ils rendirent parfaite en la
généralisant. Tout ce qui a précédé les écrivains latins du grand
siècle d'Auguste, à l'exception de Térence, c'est le "Fumier
d'Ennius". Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec
le grain qui peut s'y trouver. Je suis persuadé qu'avec le goût, la
sève de votre juvénile ardeur, vous êtes fait pour réussir. Et je
vois déjà poindre la renaissance d'une langue provignée du latin, et
jolie et sonore comme le meilleur italien.

L'histoire d'Adolphe Dumas était un vrai conte de fées. Enfant du
peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon et
Cabane, à la Pierre-Plantée. Et Dumas avait une soeur appelée Laure,
belle comme le jour et innocente comme l'eau qui naît: et voici que
sur la route passèrent une fois des comédiens ambulants qui, dans la
petite auberge, donnèrent, à la veillée, une représentation. L'un
d'eux y jouait un rôle de prince. Les oripeaux de son costume qui
scintillait sous les falots lui donnaient sur les tréteaux
l'apparence d'un fils de roi, si bien que la pauvre Laure, naïve,
hélas! comme pas une, se laissa, à ce que racontent les vieillards de
la contrée, enjôler et enlever par ce prince de grand chemin. Elle
partit avec la troupe, débarqua à Marseille, et ayant reconnu bientôt
son erreur folle, et n'osant plus rentrer chez elle, elle prit à tout
hasard la diligence de Paris, où elle arriva un matin par une pluie
battante. Et la voilà sur le pavé, seule et dénuée de tout. Un
monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la jeune
Provençale, fit arrêter sa voiture et lui dit:

-- Belle enfant, mais qu'avez-vous à tant pleurer?

Laure naïvement conta son équipée. Le monsieur, qui était riche, ému,
épris soudain, la fit monter dans sa voiture, la conduisit dans un
couvent, lui fit donner une éducation soignée et l'épousa ensuite.
Mais la belle épousée, qui avait le coeur noble, n'oublia pas ses
parents. Elle fit venir à Paris son petit frère Adolphe, lui fit
faire ses études, et voilà comment Dumas Adolphe, déjà poète de
nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour mêlé au mouvement
littéraire de 1830. Vers de toute façon, drames, comédies, poèmes,
jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant: la Cité des
hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des Croisés,
Provence, Mademoiselle de la Vallière, l'École des Familles, les
Servitudes volontaires
, etc. Mais vous savez, dans les batailles,
bien qu'on y fasse son devoir, tout le monde n'est pas porté pour la
Légion d'honneur; et malgré sa valeur et des succès relatifs dans le
théâtres de Paris, le poète Dumas, comme notre Tambour d'Arcole,
était resté simple soldat, ce qui lui faisait dire plus tard en
provençal:

A quarante ans passés, quand tout le monde pêche -- dans la soupe
des gueux on y trempe son pain, -- Nous devons être heureux d'avoir
-- L'âme en repos, le coeur net et la main lavée. -- Et qu'a-t-il?
dira-t-on. -- Il a la tête haute. -- Que fait-il? Il fait son
devoir.

Seulement, s'il n'était pas devenu capitaine, il avait conquis
l'estime de ses plus fiers compagnons d'armes; et Hugo, Lamartine,
Béranger, de Vigny, le grand Dumas, Jules Janin, Mignet, Barbey
d'Aurevilly, étaient de ses amis.

Adolphe Dumas, avec son tempérament ardent, avec on expérience de
vieux lutteur parisien et tous ses souvenirs d'enfant de la Durance,
arrivait donc à point nommé pour donner au Félibrige le billet de
passage entre Avignon et Paris.

Mon poème provençal étant terminé enfin, mais non imprimé encore, un
jeune Marseillais qui fréquentait Font-Ségugne, mon ami Ludovic
Segré, me dit, un jour:

-- Je vais à Paris... Veux-tu venir avec moi?

J'acceptai l'invitation, et c'est ainsi qu'à l'improviste, et pour la
première fois, je fis le voyage de Paris, où je passai une semaine.
J'avais, bien entendu, porté mon manuscrit, et, quand nous eûmes
quelques jours couru et admiré, de Notre-Dame au Louvre, de la place
Vendôme au grand Arc de Triomphe, nous vînmes, comme de juste, saluer
le bon Dumas.

-- Eh bien! cette Mireille, me fit-il, est-elle achevée?

-- Elle est achevée, lui dis-je, et la voici... en manuscrit.

-- Voyons donc; puisque nous y sommes, vous allez m'en lire un chant.

Et quand j'eus lu le premier chant:

-- Continuez, me dit Dumas.

Et je lus le second, puis le troisième, puis le quatrième.

-- C'est assez pour aujourd'hui, me dit l'excellent homme. Venez
demain à la même heure, nous continuerons la lecture; mais je puis,
dès maintenant, vous assurer que, si votre oeuvre s'en va toujours
avec ce souffle, vous pourriez gagner une palme plus blle que vous ne
pensez.

Je retournai, le lendemain, en lire encore quatre chants, et le
surlendemain, nous achevâmes le poème.

Le même jour (26 août 1856), Adolphe Dumas adressa au directeur de la
Gazette de France la lettre que voici:

"La Gazette du Midi a déjà fait connaître à la Gazette de France
l'arrivée du jeune Mistral, le grand poète de la Provence. Qu'est-ce
que Mistral? On n'en sait rien. On me le demande et je crains de
répondre des paroles qu'on ne croira pas, tant elles sont
inattendues, dans ce moment de poésie d'imitation qui fait croire à
la mort de la poésie et des poètes.

"L'Académie française viendra dans dix ans consacrer une gloire de
plus, quand tout le monde l'aura faite. L'horloge de l'Institut a
souvent de ces retards d'une heure avec les siècles; mais je veux
être le premier qui aura découvert ce qu'on peut appeler,
aujourd'hui, le Virgile de la Provence, le pâtre de Mantoue arrivant
à Rome avec des chants dignes de Gallus et des Scipion...

"On a souvent demandé, pour notre beau pays du Midi, deux fois
romain, romain latin et romain catholique, le poème de sa langue
éternelle, de ses croyances saintes et de ses moeurs pures. J'ai le
poème dans les mains, il a douze chants. Il est signé Frédéric
Mistral, du village de Maillane, et je le contresigne de ma parole
d'honneur, que je n'ai jamais engagée à faux, et de ma
responsabilité, qui n'a que l'ambition d'être juste."

Cette lettre ébouriffante fut accueillie par des lazzi: "Allons,
disaient certains journaux, le mistral s'est incarné, paraît-il, dans
un poème. Nous verrons si ce sera autre chose que du vent."

Mais Dumas, lui, content de l'effet de sa bombe, me dit en me serrant
la main:

-- Maintenant, cher ami, retournez à Avignon pour imprimer votre
Mireille. Nous avons, en plein Paris, lancé le but au caniveau, et
laissons courir la critique: il faudra bien qu'elle y ajoute les
boules de son jeu, toutes, l'une après l'autre.

Avant mon départ, mon dévoué compatriote voulut bien me présenter à
Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta cette
visite dans son Cours familiers de Littérature (quarantième
entretien, 1859):

"Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d'un beau et
modeste jeune homme, vêtu avec un sobre élégance, comme l'amant de
Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu'il peignait sa lisse
chevelure dans les rues d'Avignon. C'était Frédéric Mistral, le jeune
poète villageois, destiné à devenir, comme Burns le laboureur
écossais, l'Homère de la Provence.

"Sa physionomie simple, modeste et douce, n'avait rien de cette
tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui
caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie,
qu'on appelle les poètes populaires. Il avait la bienséance de la
vérité; il plaisait, il intéressait, il émouvait; on sentait, dans sa
mâle beauté, le fils d'une de ces belles Arlésiennes, statues
vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.

"Mistral s'assit sans façon à ma table d'acajou de Paris, selon les
lois de l'hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de
noyer de sa mère, dans son Mas de Maillane. Le dîner fut sobre,
l'entretien à coeur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la
fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit
jardin grand comme le mouchoir de Mireille.

"Le jeune homme nous récita quelques vers dans ce doux et nerveux
idiome provençal, qui rappelle tantôt l'accent latin, tantôt la grâce
attique, tantôt l'âpreté toscane. Mon habitude des patois latins,
parlés uniquement par moi jusqu'à l'âge de douze ans dans les
montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible.
C'étaient quelques vers lyriques; ils me plurent mais sans m'enivrer.
Le génie du jeune homme n'était pas là, le cadre était trop étroit
pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans
langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village
pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses
dernières inspirations. Il me promit de m'envoyer un des premiers
exemplaires de son poème; il sortit."

Avant de repartir, j'allai saluer Lamartine, qui habitait au
rez-de-chaussée du numéro 41 de la rue Ville-L'Évêque. C'était dans
la soirée. Écrasé par ses dettes et assez délaissé, le grand homme
somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que quelques
visiteurs causaient à voix basse, autour de lui.

Tout à coup, un domestique vint annoncer qu'un Espagnol, un harpiste
appelé Herrera, demandait à jouer un air de son pays devant M. de
Lamartine.

-- Qu'il entre, dit le poète.

Le harpiste joua son aire, et Lamartine, à demi-voix, demanda à sa
nièce, Mme de Cessia, s'il y avait quelque argent dans les tiroirs de
son bureau.

-- Il reste deux louis, répondit celle-ci.

-- Donnez-les à Herrera, fit le bon Lamartine.

Je revins donc en Provence pour l'impression de mon poème, et la
chose s'étant faite à l'imprimerie Seguin, à Avignon, j'adressai le
premier exemplaire à Lamartine, qui écrivit à Reboul la lettre
suivante:

"Jai lu Mirèio... Rien n'avait encore paru de cette sève nationale,
féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil. J'ai
tellement été frappé à l'esprit et au coeur que j'écris un
Entretien sur ce poème. Dites-le à M. Mistral. Oui, depuis les
Homérides de l'Archipel, un tel jet de poésie primitive n'avait pas
coulé. J'ai crié, comme vous: c'est Homère."

Adolphe Dumas m'écrivait, de son côté:

(mars 1859).

"Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J'ai été, hier au
soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m'a reçu avec des
exclamations et il m'en a dit autant que ma lettre à la Gazette de
France
. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d'un bout à l'autre.
Il l'a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas
autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez vue, a
ajouté qu'elle n'avait pas pu le lui dérober un instant pour le lire,
et il va faire un Entretien tout entier sur vous et Mirèio. Il
m'a demandé des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les
lui envoie ce matin. Vous avez été l'objet de la conversation
générale toute la soirée et votre poème a été détaillé par Lamartine
et par moi depuis le premier mot jusqu'au dernier. Si son Entretien
parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il
dit que vous êtes "un Grec des Cyclades". Il a écrit à Reboul: "C'est
un Homère!" Il me charge de vous écrire tout ce que je veux et il
ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc
bien heureux, vous et votre chère mère, dont j'ai gardé un si bon
souvenir."

Je tiens à consigner ici un fait très singulier d'intuition
maternelle. J'avais donné à ma mère une exemplaire de Mirèio, mais
sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne connaissais
pas encore. A la fin de la journée, quand je crus qu'elle avait pris
connaissance de l'oeuvre, je lui demandai ce qu'elle en pensait et
elle me répondit, profondément émue:

-- Il m'est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose bien étrange: un
éclat de lumière, pareil à une étoile, m'a éblouie sur le coup, et
j'ai dû renvoyer la lecture à plus tard!

Qu'on en pense ce qu'on voudra; j'ai toujours cru que cette vision de
la bonne et sainte femme était un signe très réel de l'influx de
sainte Estelle, autrement dit de l'étoile qui avait présidé à la
fondation du Félibrige.

Le quarantième Entretien du Cours Familier de Littérature parut un
mois après (1859), sous le titre "Apparition d'un poème épique en
Provence". Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poème de
Mireille et cette glorification était le couronnement des articles
sans nombre qui avaient accueilli notre épopée rustique dans la
presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai ma
reconnaissance dans ce quatrain provençal que j'inscrivis en tête de
la seconde édition:

 

A LAMARTINE

Je te consacre Mireille; c'est mon coeur et mon âme,
C'est la fleur de mes années,
C'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles
T'offre un paysan.

8 septembre 1859

Et voici l'élégie que je publiai à la mort du grand homme (1):

 

SUR LA MORT DE LAMARTINE

Quand l'heure du déclin est venue pour l'astre -- sur les collines
envahies par le soir, les pâtres -- élargissent leurs moutons, leurs
brebis et leurs chiens; -- et dans les bas-fonds des marais, -- tout
ce qui grouille râle en braiment unanime:
-- Ce soleil était assommant!"

Des paroles de Dieu magnanime épancheur, -- ainsi, ô Lamartine, ô mon
maître, ô mon père, -- en cantiques, en actions, en larmes
consolantes, -- quand vous eûtes à notre monde -- épanché sa satiété
d'amour et de lumière, -- et que le monde fut las,

Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, -- chacun vous
décocha la pierre de sa fronde, -- car votre splendeur nous faisait
mal aux yeux, -- car une étoile qui s'éteint, -- car un dieu crucifié
plaît à la foule, -- et les crapauds aiment la nuit...

Et l'on vit en ce moment des choses prodigieuses! Lui, cette grande
source de pure poésie -- qui avait rajeuni l'âme de l'univers, -- les
jeunes poètes rirent -- de sa mélancolie de prophète et dirent --
qu'il ne savait pas l'art des vers.

Du Très-Haut Adonaï lui sublime grand prêtre, -- qui dans ses hymnes
saints éleva nos croyances -- sur les cordes d'or de la harpe de
Sion, -- en attestant les Écritures -- les dévots pharisiens crièrent
sur les toits -- qu'il n'avait point de religion.

Lui, le grand coeur ému, qui, sur la catastrophe -- de nos anciens
rois, avait versé ses strophes, -- et en marbre pompeux leur avait
fait un mausolée, -- les ébahis du Royalisme -- trouvèrent qu'il
était un révolutionnaire, -- et tous s'éloignèrent vite.

Lui, le grand orateur, la voix apostolique, -- qui avait fulguré le
mot de République -- sur le front, dans le ciel des peuples
tressaillants, -- par une étrange frénésie, -- sous les chiens
enragés de la Démocratie -- le mordirent en grommelant.

Lui, le grand citoyen, qui dans le cratère embrasé -- avait jeté ses
biens, et son corps et son âme, -- pour sauver du volcan la patrie en
combustion, -- lorsque, pauvre, il demanda son pain, -- les bourgeois
et les gros l'appelèrent mangeur -- et s'enfermèrent dans leur bourg.

Alors, se voyant seul dans sa calamité, -- dolent, avec sa croix il
gravit son Calvaire... -- Et quelques bonnes âmes, vers la tombée du
jour, -- entendirent un long gémissement, -- et puis, dans les
espaces, ce cri suprême: Eli, lamma sabacthani!

Mais nul ne s'aventura vers la cime déserte. -- Avec les yeux fermés
et les deux mains ouvertes, -- dans un silence grave il s'enveloppa
donc; -- et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa gloire
et de son infortune, -- sans dire mot il expira.

21 mars 1869

Me voilà arrivé au terme de l'élucidari (comme auraient dit les
troubadours) ou explication de mes origines. C'est le sommet de ma
jeunesse. Désormais, mon histoire, qui est celle de mes oeuvres,
appartient, comme tant d'autres, à la publicité.

Je terminerai ces Mémoires par quelques épisodes des l'existence
franche et libre que s'étaient faite, en Avignon, les musagètes ou
coryphées de notre Renaissance, pour montrer comme, au bord du Rhône,
on pratiquait le Gai-Savoir.

 

CHAPITRE XVII

AUTOUR DU MONT VENTOUX

Courses félibréennes avec Aubanel et Grivolas. -- L'ascension et la
descente. -- Les gendarmes nous arrêtent. -- La fête de Montbrun. --
Le devineur de sources. -- Le curé de Monieux. -- La Nesque et les
Bessons. -- Le maire de Méthamis. -- Le charron de Vénasque.

Avec Théodore Aubanel, qui était toujours dispos, pour organiser les
courses, et notre camarade le peintre avignonnais Pierre Grivolas,
qui était de toutes nos fêtes, voici comment nous fîmes, un beau jour
de septembre, l'ascension du mont Ventoux.

Partis, vers minuit, du village de Bédoin, au pied de la montagne,
nous atteignîmes le sommet une demi-heure environ avant le lever du
soleil. Je ne vous dirai rien de l'escalade, que nous fîmes à l'aise,
sur le bât de mulets que conduisaient des guides, à travers les
rochers, escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.

Nous vîmes le soleil surgir, tel qu'un superbe roi de gloire, d'entre
les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige, et l'ombre du
Ventoux élargir, prolonger, là-bas dans l'étendue du Comtat
Venaissin, par là-bas sur le Rhône et jusqu'au Languedoc, la
triangulation de son immense cône.

En même temps, de grosses nues blanchâtres et fuyantes roulaient
au-dessous de nous, embrumant les vallées; et, si beau que fût le
temps, il ne faisait pas chaud.

Vers les neuf heures, -- mais, cette fois, à pied, avec les bâtons
ferrés et le havresac au dos, -- après un léger déjeuner, nous primes
la descente. Seulement, nous dévalâmes par le côté opposé,
c'est-à-dire par les Ubacs, ainsi qu'on nomme le versant nord de
toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.

Or, tellement est âpre et tellement est raide ce revers du mont
Ventoux, que le père Laval raconte ce qui suit:

Les montagnards qui, de son temps (au dix-huitième siècle), le 14
septembre, montaient en pèlerinage à la chapelle qui est en haut,
redescendaient par les Ubacs, rien qu'en se laissant glisser, assis à
croupetons sur une double planche de trois empans carrés, qu'ils
enrayaient soudain en plantant leur bâton devant, lorsqu'elle allait
trop vite ou qu'elle frôlait un précipice.

Ils descendaient par ce moyen dans moins d'une demi-heure; et il faut
songer que le mont Ventoux a dix-neuf cent soixante mètres d'altitude
sur la mer!

Désireux, nous aussi, de raccourcir notre descente, mais ignorant les
chemins, nous allâmes nous fourvoyer dans une ravine ardue, la
Loubatière du Ventoux, si encombrée de rocailles et si périlleuse
aussi que, pour arriver en bas, nous mîmes le jour entier.

Le ravin de la Loubatière, comme son nom le dit, n'est fréquenté que
par les loups, et il se rue subitement, du sommet au pied du mont,
entre des berges si scabreuses qu'il est presque impossible, une fois
qu'on y est rentré, d'en sortir pour changer de route.

Nous y voilà, arrive qui plante! Dans les rocs détachés et dans les
éboulis, à travers les troncs d'arbres, pins, hêtres et mélèzes,
arrachés, entraînés par la fureur des orages et qui, à tous les pas,
entravaient notre marche, nous descendions, nous dévalions, quand,
tout à coup, le lit du torrent, coupé à pic devant nos pas, montre à
nos yeux, béant, un précipice de cent toises peut-être en contrebas.

Comment faire? Remonter? C'était fort difficile, d'autant plus que,
sur nos têtes, nous voyions s'avancer de gros nuages noirs qui, s'ils
eussent crevé, nous auraient submergés sous l'irruption des eaux...
Il fallait donc, de façon ou d'autre, descendre par la gorge, cette
épouvantable gorge où nous étions perdus. Et alors, dans l'abîme,
nous jetâmes là-bas nos cabans et nos sacs et, ma foi, recommandant à
Dieu notre vie, en rampant, en nous traînant, mais surtout par
glissades, nous nous laissâmes couler sur la paroi presque verticale
où, seules, quelques racines de buis ou de lavande nous empêchèrent
de dégringoler, la tête la première.

Rendus au fond du précipice, nous croyions être hors de danger, et,
remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommencé de
descendre dans le ravin du torrent, lorsqu'une cataracte, encore plus
forte et plus rapide, vint nous arrêter de nouveau, et, au péril de
nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant, et puis une
troisième fois après les autres ci-dessus.

Au crépuscule, enfin nous atteignîmes Saint-Léger, pauvre petit
village qui est au pied du Ventoux, habité par des charbonniers, tout
jonché de lavande en guise de litière. Nous ne pûmes trouver à nous y
héberger.

Malgré la nuit, haletants, harassés, il nous fallut encore marcher
une couple d'heures jusqu'au village de Brantes, perché sur les
rochers, en face du Ventoux, où nous fûmes fort heureux de pouvoir
nous faire faire une omelette au lard et dormir, ensuite, au grenier
à foin.

Le plus joli, -- car il paraît qu'on n'avait pas très bonne mine, -
fut que notre hôtelier, de peur qu'on n'emportât ses draps, nous
avait enfermés sous clé... Aussi, le lendemain, ayant appris que
c'était fête au village de Montbrun, et à peu près remis des suées de
la veille, nous partîmes joyeux du pays qui branle sans vent (comme
l'appellent ses voisins) et nous fîmes le tour des Ubacs du Ventoux
par Savoillants et Reillanette.

Mais, pendant que, sur le bord de la rivière gazouilleuse qui a nom
le Toulourenc, nous admirions la hauteur des escarpes effrayantes,
des roches sourcilleuses qui touchaient les nuées, deux gendarmes,
qui venaient sur la route après nous, et auxquels l'hôtelier de
Brantes avait donné peut-être notre signalement, nous accostent:

-- Vos papiers?

Nous avions échappé aux loups, aux orages, aux précipices; ais,
croyez-m'en, qui que vous soyez, si vous êtes jamais forcé de vous
garer devant les happe-chair, évitez toujours les routes.

-- Vos papiers? D'où venez-vous? Où allez-vous, voyons?

Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provençal et, pendant
qu'un des archers, pour pouvoir déchiffrer ce que ça voulait dire, se
désorbitait les yeux en tordant sa moustache:

-- Nous sommes, disait Aubanel, des félibres, qui venons faire le
tour du Ventoux.

-- Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui étudions la beauté du
paysage...

-- Ah! oui, c'est bon! nous faire accroire qu'on est venu dans le
Ventoux pour étudier ses agréments! répliqua le gendarme qui
essayait, mais vainement, de lire mon provençal; vous irez, mes
farceurs, dire cela demain à M. le procureur impérial à Nyons... Et
suivez-nous pour le quart d'heure.

Nous rappelant le mot du général Philopémen: "qu'il faut porter la
peine de sa mauvaise mine", et, en effet, reconnaissant qu'avec nos
grands chapeaux de feutre aux bords retroussés arrogamment, nos
bâtons ferrés et nos havresacs, nous étions faits comme des brigands,
-- et comme d'autre part, cela nous amusait, nous suivîmes les
chasse-coquins.

Chemin faisant, un bon fermier, portant la veste sur l'épaule, nous
atteignit et nous dit:

-- Que Dieu vous donne le bonjour! Ces messieurs vont, sans doute, à
la fête de Montbrun?

-- Ah! oui, une jolie fête! lui répondîmes-nous. Nous descendions du
Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir s'il est réel que le
soleil, en se levant, y fait trois sauts, comme on affirme, et voilà
que les gendarmes, parce que nous avions oublié nos papiers, nous ont
pris pour des voleurs et nous emmènent à Nyons...

-- Par exemple! Mais ne voyez-vous pas, à leur façon de s'exprimer,
dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne sont pas de
loin? qu'ils parlent provençal? qu'ils sentent leur bonne maison? Eh
bien! je n'hésite pas, moi, à répondre pour eux et je les invite
même, quand nous serons à Montbrun, à venir boire un coup à la
maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous voulez,
pourtant, me faire cet honneur!

-- En ce cas-là, nous dit la maréchaussée dauphinoise, après avoir
délibéré, messieurs, vous pouvez aller. Et, mais, voyons, est-ce
positif, ce que vous disiez tout à l'heure, que le soleil, là-haut,
vu du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant?

-- Ça, répliquâmes-nous, il faut le voir pour le croire... Mais
autrement, c'est vrai comme vous êtes de braves gens.

Et, les laissant sur ce goût (nous venions d'entrer à Montbrun), avec
l'honnête paysan qui avait répondu pour nous, nous fûmes tout droit à
l'auberge nous restaurer quelque peu.

Rien qui fasse plaisir, lorsqu'on cour le pays et qu'on est fatigué,
comme une auberge indigène, où l'on arrive un jour de fête patronale.
Or, songez qu'à Montbrun, dès notre entrée au cabaret, nos yeux
virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de dindons, de
lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui n'annonçaient pas
misère! Qui plumait d'ici, qui saignait de là. Une paire de longues
broches, toutes chargées de lardoires et de gibier odorant,
tournaient et dégouttaient sur le carré des lèchefrites,
doucettement, devant le feu. L'hôtelier, l'hôtelière, en mouvement,
posaient sur chaque table les bouteilles, les couteaux, les
fourchettes qu'il fallait. Et tout cela pour les premiers qui
demanderaient à dîner, c'est-à-dire pour nous autres. Oh! coquin de
bon sort! Une bénédiction. Et, chose pardessus qui ne coûtait pas
davantage, les filles de l'hôtesse avaient si gentille accortise que
nous restâmes là tant que dura la fête, rien que pour l'agrément
d'être servis par elles.

A Montbrun, disait-on autrefois en Dauphiné, arrivé à deux heures,
à trois on est pendu
. Cela montre qu'un proverbe n'est pas toujours
véridique, mais ça devait se rapporter (je le crois) au renom du
terrible Montbrun, le capitaine huguenot qui fut seigneur de ce
village. C'est lui, Charles du Puy, dit "le brave Montbrun", qui fit
face au roi de France, alléguant pour raison que "les armes et le jeu
rendaient les hommes égaux". C'est le même qui, au siège de Mornas,
place catholique, lorsqu'il eut pris le château, en précipita la
garnison sur la pointe, là-bas, des hallebardes de sa troupe (1562).
D'où les gens de Mornas ont gardé jusqu'à nos jours le sobriquet de
saute-remparts, et voici ce qu'on raconte:

Un de ces malheureux, dont le tour était venu de faire le plongeon,
reculait pour prendre élan, mais arrivé au bord de l'affreux
casse-cou, il s'arrêtait épouvanté. Il revenait prendre sa course, et
chose facile à comprendre, il lâchait pied de nouveau.

-- O poltron, lui cria le farouche Montbrun, en deux fois que tu pris
escousse, tu ne peux pas faire le saut?

-- Monseigneur, répliqua le pauvre catholique, s'il vous plaît
d'essayer, je vous le donne en trois.

Et pour la repartie, Montbrun, à ce qu'on dit, lui accorda sa grâce.

Nous allâmes visiter le château du baron - que François II fit
démolir. -- Il y reste quelques fresques, attribuées à André del
Sarto. Sur la terrasse, on nous montra l'endroit d'où parfois, pour
s'amuser, le seigneur huguenot abattait d'un coup d'arquebuse les
moines qui, là-bas, lisaient leur bréviaire, dans le jardin d'un
couvent qu'il y avait en dessous.

Enfin, derrière le Ventoux, le long du Toulourenc, rivière qui sépare
le Dauphiné de la Provence, ayant repris notre tournée, nous vîmes en
passant au pied du Ventouret et en longeant le Gourg des Oules
déboucher dans une vallée, la riante vallée de Sault.

-- Faisons la méridienne? dîmes-nous.. Et tous trois, à l'orée d'une
prairie limitrophe avec la route, nous nous couchâmes pour dormir et
laisser passer la chaleur.

-- Adieu, Ventoux! s'écria Aubanel, tu nous fis, ô gueusard, assez
suer et essouffler!

Grivolas regardait les ombres et les clairs que remuaient entre eux
les noyers et les chênes, et moi, épiant l'heure qu'il était au
soleil, je tétais à la gourde une gorgée d'eau-de-vie.

A ce moment, dans le grand hâle, nous vîmes sur la route blanche
s'acheminer avec sa blouse, ses gros souliers à clous, son chapeau à
larges bords, un vieillard qui tenait une houssine à la main. Quelque
chose d'imposant et de particulier dans sa figure ouverte, rôtie par
le soleil, attira, comme il passait, notre attention vers lui et nous
lui dîmes bonjour.

-- Bonjour, toute la compagnie, nous fit-il d'une voix douce, vous
faites un peu halte?

-- Eh oui! brave homme; à vous d'en faire autant, si vous voulez.

-- Eh bien! je ne dis pas non... Je viens de la ville de Sault, où
j'avais quelques affaires et je commençais d'être las. Ce n'est plus,
mes amis, comme quand j'avais votre âge! Berthe filait alors, et
maintenant Marthe dévide.

Et il s'assit en causant à côté de nous sur l'herbe.

-- Je suis bien curieux peut-être, poursuivit-il, mais par hasard ne
seriez-vous pas herboristes?

Ah! parbleu, si nous connaissions la vertu des simples que nos pieds
foulent, nous n'aurions jamais besoin d'apothicaires ni de médecins.

-- Non, répondîmes-nous, nous venons du mont Ventoux.

-- Sage qui n'y retourne pas, mais fou celui qui y retourne! dit le
vieillard sentencieusement... "Allons, je vois, je vois, vous êtes
peut-être bien des triacleurs de Venise.

-- Triacleurs? Qu'est-ce que c'est?

--Vous n'ignorez pas, messieurs, qu'un remède souverain est ce qu'on
nomme la thériaque, qui se fait à ce qu'on dit, avec de la graisse
de vipère... Et, ici, dans nos montagnes, au Ventoux, au Ventouret,
et, dans cette vallée même, les vipères ne manquent pas. Si c'est
elles que vous cherchiez...

-- Ah! les cherche qui voudra! nous écriâmes-nous.

-- Veuillez m'excuser, reprit le bonhomme, si je vous ai offensés,
mais il n'est pas de sot métier:

Comme dit le renard
Chacun joue de son art.

Le bon Dieu, que je salue, a répandu sa lumière, voyez-vous un peu à
tous. Pris à part, l'homme ne sait rien; entre tous, nous savons
tout... Et, sans aller plus loin, moi, je suis devineur d'eau.

-- Ah! tonnerre de nom de nom!

-- Oui, tel que vous me voyez, par la vertu de la baguette que je
tiens entre mes mains, je déniche les veines d'eau.

-- Par exemple, et à notre tour, s'il n'y a pas d'indiscrétion,
comment faites-vous donc pour découvrir les sources qu'il y a dans la
terre?

-- Comment je fais? De vous le dire, répondit l'hydroscope, ce serait
malaisé peut-être... C'est affaire de bonne foi. Il m'arrive, tenez,
quand le soleil est ardent, de voir fumer les eaux, de les voir
s'évaporer, à sept lieues de distance... je les vois, oui, je les
vois (mon Dieu! je vous rends grâces!) aspirées, colorées par
l'ardeur du soleil. Ensuite la baguette, qui tourne d'elle-même et se
tord entre mes doigts, achève le restant... Mais il faut, comme je
vous le dis, sentir cela pour le comprendre: c'est à la bonne foi.
Vous pouvez d’ailleurs parler de moi à Sault, à Villes, à Verdolier,
dans tous les villages qui avoisinent: je suis d’Aurel (que vous
voyez là), mon nom est Fortuné Aubert. On vous montrera partout les
sources que j’ai mises en vue.

Nous lui dîmes en plaisantant:

-- Compère Fortuné, si vous pouviez, avec la baguette, trouver un
jour la Chèvre d’Or?

-- Et pourquoi non? Si Dieu voulait, je n’aurais pas plus de peine à
cela, voyez-vous, que d’être assis sur ce talus... Mais Celui de
là-haut a plus de sens que nous tous. Une
fontaine d’eau, quand on a soif, ne vaut-elle pas mieux qu’une
fontaine d’or? Et ce pré! Ne croyez-vous pas que la moindre rosée
fasse plus de bien à son herbe, -- que si la traversait le carrosse
d’un roi, chargé d’or et d’argent? Rendre service, quand on peut, à
notre frère prochain, comme il nous est recommandé, mes amis, voilà,
voilà où le bon Dieu vient en aide! Et pour preuve, permettez que je
vous conte encore ceci:

"L’an passé, la servante de notre curé d’Aurel (qui vous le
certifierait) me fit appeler à la cure.

"-- Maître Fortuné, me dit-elle, vous me voyez en grand souci. M. le
curé, ce matin, est allé à Carpentras, où l’on juge aux assises un
jeune parent à lui, inculpé comme incendiaire. Il devait, me l’ayant
promis, retourner de bonne heure, et la nuit déjà descend, et je ne
vois venir personne: je ne sais que m’imaginer. Si au moyen de votre
science vous pouviez me rendre instruite de ce qui là-bas se passe,
ah! que vous me feriez plaisir!

"-- Nous essayerons, répondis-je... Donnez-moi quelques oublies, ce
avec quoi les hosties se font.

Et alors, sur la table, je plaçai les oublies, en représentation de
Celui qu’on ne voit pas, l’Amour suprême, le bon Dieu.

"A côté des oublies, je mis un verre de vin pur, pour représenter la
Justice.

"Devant l’Amour et la Justice, je mis un verre d’eau -- qui
représentait l’inculpé. Et derrière l’inculpé je posai un gobelet de
vin troublé avec de l’eau: ça représentait
l’avocat.

"Je saisis la baguette et, à la bonne foi, humblement, je demande à
Dieu, l’Amour suprême, si l’accusé était condamné.

"La baguette, mes amis, ne branla pas plus que ces pierres.

"Bon! je demandai alors si on l’avait acquitté. La baguette entre mes
doigts tourna joyeuse, comme en danse.

"-- Mademoiselle, dis-je pour lors à la servante, vous pouvez dormir
tranquille: l'inculpé est acquitté.

"-- Puisque nous y voilà, me fit la demoiselle, Fortuné informez-vous
un peu sur les témoins.

"Je reprends en main la baguette et je demande au vin pur ou, pour
mieux dire, à la Justice, si les témoins retournaient et s’ils
étaient en chemin.

"La verge demeura muette.

"Humblement, je demande s’ils étaient poursuivis. ..Il me fut répondu
qu’ils étaient poursuivis très sérieusement... Eh bien! n’est-il pas
vrai que le lendemain, messieurs, le curé d’Aurel vint nous confirmer
tout ce que nous avions vu la veille avec la verge! On avait à
Carpentras acquitté l’inculpé et retenu les témoins.

"-- Mais, allons, vous devez dire que je suis un franc bavard. A Dieu
soyez, dit le vieillard en se relevant du talus, et prenez garde, là
au frais, prenez garde de vous morfondre.

Le devineur, avec sa baguette, gagna du côté des collines, vers ces
quartiers d’Aurel, de Saint-Trinit, chantés plus tard par Félix Gras
dans son grand et frais poème qui a nom Les charbonniers, et nous
allâmes, nous autres, par un raidillon de chemin, prendre notre logis
à Sault, la ville des Étrangleurs de truie.

Après avoir salué, dans le château fort en ruine, le blason et la
gloire de ses anciens seigneurs, les grands barons d’Agoult (qui est
Wolf en allemand et qui signifie loup) et le nom historique de cette
comtesse de Sault qui, au temps (de la Ligue, maîtrisait la Provence,
nous descendîmes sur Monieux, dont le curé figure dans le gai
répertoire des contes populaires.

Ce curé avait une vache... Et voici qu’un pauvre homme, qui avait un
tas d’enfants, vola et tua la vache, la fit manger à ses marmots et,
après la bombance, en manière de grâces, leur fit dire la petite
prière que voici:

Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux:
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache!

Mais les enfants répètent tout. Le curé en eut vent, et ayant
questionné un des petits mangeurs, il lui dit:

-- Est-ce vrai, mignon, que votre père vous a appris pour vos grâces
une prière si jolie? Comment est-elle? voyons un peu...

Et le petit répéta:

Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux:
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache!

-- Oh ! la galante prière! fit le prêtre au petit. Eh bien ! sais-tu,
mignon, ce qu’il faut faire? Demain, jour de dimanche, tu viendras me
trouver à la première messe; tu monteras en chaire avec moi, n’est-ce
pas, mignon? et devant tous, pour que tout le monde l’apprenne, tu
diras la prière que ton père vous fait dire.

-- Il suffit, monsieur le curé.

Et l’enfant, tout de suite, va conter à son père le propos du curé;
et le père, un fin matois, dit alors à l’enfant:

-- Ah! oui, venir parler de vache en pleine chaire! Mais tu les
ferais rire tous... Je vais t’en apprendre une autre, mon fils,
d’action de grâces, qui est bien plus belle encore:

Je rends grâce au bon Dieu!
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux:
Mais lui tout seul, mon père
Ne s’est pas laissé faire.

"T’en souviendras-tu demain?

-- Je m’en souviendrai, père.

Le curé, le lendemain, au prône de la messe, monte donc à la chaire,
accompagné du petit, et commence:

-- Mes frères, vous l’avez tous appris, on nous a volé notre vache...
Je ne veux pas vous en parler; seulement la vérité est toujours bonne
à connaître, et toujours la vérité sort de la bouche innocente...
Allons, mignon, dis ce que tu sais.

Et le petit alors:

Je rends grâce au bon Dieu!
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux:
Mais lui tout seul, mon père
Ne s’est pas laissé faire.

Je vous laisse à penser le rire...

Nous prîmes à Monieux la combe de la Nesque, petit cours d’eau
sauvage, qui bondit, comme dit Gras,

Entre deux falaises à pic, couvertes de halliers,
Où les bergers pendent l'appât
Pour attraper les merles.

et nous marchâmes là dans les rochers, à tout hasard, pour gagner, si
nous pouvions, le même jour, Vénasque. Mais qui compte sans l’hôte,
dit-on, compte deux fois: le soleil se couchait que nous errions
encore parmi les précipices, au pied d’un haut escarpement qu’on
nomme le Rocher du Cire, où plus tard nous plaçâmes l’épisode de
Calendal lorsqu’il dénicha les ruches d’abeilles,

La Nesque, par-dessous, affreuse,
Ouvrait sa ténébreuse gorge

et, la nuit nous couvrant peu à peu de son ombre, voici qu’à un
endroit appelé le Pas de l’Ascle, un véritable labyrinthe, nous n’y,
voyions plus devant nous, en danger, à tout pas, de glisser et
tomber, la tête la première, par là-bas je ne sais ou.

-- Mes amis, dis-je alors, ce serait une sottise que de laisser nos
os ici dans quelque gouffre, avant d’avoir accompli notre oeuvre
félibréenne. Je serais d’avis de retourner.

-- Hé! en avant, fit Grivolas, nous venons tout à l’heure "les effets
de la lune" sur les roches de la Nesque.

-- Si tu veux te précipiter, lui cria Aubanel, libre à toi, mon ami
Pierre! Pour moi, je ne me sens nulle envie de me faire dévorer par
les loups.

Et là-dessus nous remontâmes, en tâtonnant de-ci de-là, pour nous
sortir des précipices, harassés, défaillants, tout en nage. Nous
vîmes alors par bonheur, dans l’obscurité, au loin, poindre une
petite lumière.

Nous y allâmes. C’était une masure écartée dans la montagne, qu’on
appelait les Bessons. Nous frappâmes. On nous ouvrit; et de leur
mieux ces braves gens (une famille de chevriers) nous firent
l’hospitalité et ils nous dirent:

"Vous avez certes bien fait de retourner sur vos pas; l’autre année,
une nuit d’hiver, nous avions entendu des cris, sans savoir ce qui
arrivait...

"Quand le matin nous allâmes voir, nous trouvâmes mort dans la
Nesque, là-bas vers le Pas de l’Ascle, un pauvre prêtre qui s’était
décroché et tout meurtri."

-- Eh bien! tu vois, nigaud, si nous t’avions suivi? fit Aubanel à
Grivolas.

-- Bah! repartit le peintre, vous êtes des soldats du pape.

La ménagère, en même temps, avait mis la marmite sur le feu, avec de
l’ail, de la sauge, et une poignée de sel, tout aspergé d’huile. Elle
nous trempa bientôt une odorante eau bouillie, si bonne qu’Aubanel,
tout petit homme qu’il fût, en vida onze assiettées, et le grand
félibre garda un tel souvenir de cette savoureuse soupe et du bon
sommeil que nous fîmes à la grange des Bessons que, dans son Livre
de l’Amour
, il y fait l’allusion suivante:

La femme vivement avec le tranchoir -- Taille le beau pain brun, va
quérir de l’eau fraîche -- Avec son broc de cuivre; ensuite sur le
seuil -- Elle sort et appelle ses gens qui rentrent à la maison. --
Et la soupe est versée; pendant qu’elle s’imbibe,-- L’hôte amical
vous fait boire un coup de sa piquette; -- Puis, chacun à son tour,
aïeul, mari, femme et enfants, -- Tirent une assiettée et apaisent
leur faim. -- Et vous mangez la soupe et êtes de la famille. -- Mais,
le repas fini, déjà chacun sommeille: -- L’hôtesse avec une lampe va
vous quérir un drap, -- Un beau drap de toile blonde, tout rude et
tout neuf. -- Du corps la lassitude est un baume pour l’âme. -- Ah!
qu’il fait bon dormir, dans les bergeries, sur le feuillage, --
Dormir sans rêves, au milieu des troupeaux, -- N’être ensuite
réveillé que par les grelots -- Des chèvres, le matin, et aller avec
les plâtres -- Se coucher tout le jour et sentir le marrube!

Le lendemain, ayant repris la gorge de la Nesque, toute bourdonnante
d’abeilles, des abeilles en essaims qui y humaient le miel des
fleurs, nous arrivâmes enfin, et par une chaleur qui faisait béer les
lézards, au village de Méthamîs. Nous demandâmes l’auberge. Mais
va-t’en voir s’ils viennent! Nous y trouvâmes porte close; l’hôte et
l’hôtesse
moissonnaient.

Nous entrâmes au café, pour voir si en payant on voudrait nous
apprêter quelque chose pour dîner.

-- Cela m’est défendu, nous dit le cafetier, comme de tuer un homme!

-- Et pourquoi?

-- C’est que l’auberge, appartenant à la commune, s’afferme sous
condition que personne autre n’ait le droit de donner à manger aussi.

-- Il nous faut donc crever de faim?

-- Allez trouver M. le Maire... Je ne puis, moi, vous offrir autre
chose qu’à boire.
Nous bûmes un coup pour nous rafraîchir, et de là, tout poussiéreux,
nous allâmes chez M. le Maire de Méthamis.

Le maire, un grand rustaud, moricaud et grêlé comme une poêle à
châtaignes, croyant avoir affaire à des batteurs d’estrade, nous fait
brutalement, comme quelqu’un que l’on dérange:

-- Que voulez-vous?

-- Nous voudrions, lui dis-je, que vous donniez au cafe-tier
l’autorisation nécessaire pour nous servir à manger, du moment,
monsieur le Maire, que votre auberge est fermée...

-- Avez-vous des papiers?

-- Que diable! nous sommes d’ici d’Avignon: si l’on ne peut plus
faire un pas, ni manger une omelette dans le département, sans avoir
des papiers...

-- Ça, point tant de raisons! vous irez vous expliquer, accompagnés
de mes deux gardes, devant le commissaire de police du canton.

-- Mais peste! vous voulez rire? nous voilà n’en pouvant plus...

-- Oh! je vous ferai charrier sur ma charrette; j’ai un bon mulet.

Cela commençait, parbleu! à ne plus tant nous amuser, d’autant plus,
saperlotte! que nous n’avions rien dans le ventre.

-- Monsieur le Maire, dit Aubanel, si vous vouliez nous conduire chez
M. le curé, je suis sûr qu’il nous connaîtra.

-- Allons-y, allons-y, fit le maire hargneux.

Et arrivés au presbytère, en présence du prêtre:

-- Voyez, lui dit-il, monsieur le Curé, si vous connaissez ces
individus.

Le curé de Mathamis, dans son petit salon, nous offrit d’abord des
chaises, et puis tournant autour de nous et examinant nos visages:

-- Non, dit-il, monsieur le Maire, je ne connais pas ces messieurs.

-- Mais regardez-moi bien, monsieur le curé, fit Aubanel, ne vous
souvient-il pas de m’avoir vu en Avignon, dans ma librairie?

-- Ah! monsieur Aubanel?

-- Précisément.

-- Monsieur Aubanel, cria le curé de Méthamis, libraire et imprimeur
de notre Saint Père le Pape! Jacomone, Jacomone! apporte vite les
petits verres, que nous buvions une goutte de ratafia de Gouit à la
santé de l’Almanach provençal et des félibres!

Et comme nous tournions la tête, pour voir un peu la mine du maire de
Méthamis, celui-ci, en cherchant la porte qu’il ne pouvait retrouver,
grommelait:

-- Je ne bois pas, je ne bois pas, monsieur le Curé. Il faut que
j’aille mettre au joug.

C’est bien. Quand nous sortîmes, au bout d’un moment, l’aubergiste
sur son seuil, le cafetier devant sa porte, nous appelaient:

-- Messieurs, messieurs, vous pouvez venir... M. le Maire vient de
dire que si vous désiriez manger...

Mais dépités et dédaigneux, nous, tels que des apôtres qui ont été
méconnus, en resserrant nos ceintures nous secouâmes sur Méthamis la
poussière de nos souliers et nous reprîmes clopin-clopant la descente
de la Nesque.

-- Eh bien! mon vaillant Pierre, disait Aubanel à Grivolas, tu vois
que les soldats du Pape sont encore bons à quelque chose?

-- Je ne dis pas, mais à Venasque, répondait notre artiste en se
léchant la barbe, si nous tombions sur un monceau de lapins, de
poulets, de levrauts et de dindes, comme à la fête de Montbrun, il me
semble que tout à l’heure, mes amis, nous y taperions.

Hélas! les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas. A Venasque,
l’aubergiste, charron de son métier, nous fit souper, l’animal, avec
un épais ragoût de pommes de terre au plat, rissolées dans de l’huile
infecte, que nous ne pûmes avaler.

Non content de cela, le pendard nous fit coucher sur une pile de bois
d’yeuse, avec, pour matelas, quelques fourchées de paille qui, dans
la nuit, s’éparpillèrent, et, à cause des bûches anguleuses et
noueuses qui nous entraient dans le dos, nous ne pûmes fermer l'oeil.

Bref, les habits fripés, les chaussures trouées, le visage hâlé, mais
allègres, mais pleins de la saveur de la Provence, nous revînmes à
travers une croupe de montagnes pelées qui a pour nom la Barbarenque,
en passant par Vaucluse, l'abbaye de Sénanque, Gordes et le Calavon
(non sans autres aventures dont le récit serait trop long), nous
revînmes de là aux plaines d'Avignon.

 

CHAPITRE XVIII

LA RIBOTE DE TRINQUETAILLE

Alphonse Daudet dans sa jeunesse. -- La descente en Arles. -- La
Roquette et les Roquettières. -- Le patron Gafet. -- Le souper chez
Le Counënc. -- Les chansons de table. -- Le registre du cabaret. --
Le pont de bateaux. -- La noce arlésienne. -- Le spectre des
Aliscamps. -- Une lettre de Daudet pendant le siège de Paris.

I

Alphonse Daudet, dans ses souvenirs de jeunesse (Lettres de mon
Moulin et Trente Ans de Paris
), a raconté, à fleur de plume,
quelques échappées qu'il fit, avec les premiers félibres, à Maillane,
en Barthelasse, aux Baux, à Châteauneuf; je dis avec les félibres de
la première pousse, qui, en ce temps, couraient sans cesse le pays de
Provence, pour le plaisir de courir, de se donner du mouvement,
surtout pour retremper le Gai-Savoir nouveau dans le vieux fonds du
peuple. Mais il n'a pas tout dit, de bien s'en faut, et je veux vous
conter la joyeuse équipée que nous fîmes ensemble, il y a quelque
quarante ans.

Daudet, à cette époque, était secrétaire du duc de Morny, secrétaire
honoraire, comme vous pouvez croire, car tout au plus si le jeune
homme allait, une fois par mois, voir si le président du Sénat, son
patron, était gaillard et de bonne humeur. Et sa vigne de côté, qui
depuis a donné de si belles pressées, n'était qu'à sa première
feuille. Mais entre autres choses exquises, Daudet avait composé une
poésie d'amour, pièce toute mignonne, qui avait nom: les Prunes.
Tout Paris la savait par coeur, et M. de Morny, l'ayant ouïe dans son
salon, s'était fait présenter l'auteur, qui lui avait plu, et il
l'avait pris en grâce.

Sans parler de son esprit qui levait la paille, comme on dit des
pierres fines, Daudet était joli garçon, brun, d'une pâleur mate,
avec des yeux noirs à longs cils qui battaient, une barbe naissante
et une chevelure drue et luxuriante qui lui couvrait la nuque,
tellement que le duc, chaque fois que l'auteur de la chanson des
Prunes lui rendait visite au Sénat, lui disait, en lui touchant les
cheveux de son doigt hautain:

-- Eh bien! poète, cette perruque, quand la faisons-nous abattre?

-- La semaine prochaine, monseigneur! en s'inclinant répondait le
poète.

Et ainsi, tous les mois, le grand duc de Morny faisait au petit
Daudet la même observation, et toujours le poète lui répondait la
même chose. Et le duc tomba plus tôt que la crinière de Daudet.

A cet age, devons-nous dire, le futur chroniqueur des aventures
prodigieuses de Tartarin de Tarascon était déjà un gaillard qui
voyait courir le vent: impatient de tout connaître, audacieux en
bohème, franc et libre de langue, se lançant à la nage dans tout ce
qui était vie, lumière, bruit et joie, et ne demandant qu'aventures.
Il avait, comme on dit, du vif-argent dans les veines.

Je me souviens d'un soir où nous soupions au Chêne-Vert, un
plaisant cabaret des environs d' Avignons. Entendant la musique d'un
bal qui se trouvait en contrebas de la terrasse où nous étions
attablés, Daudet, soudainement, y sauta (je puis dire de neuf ou dix
pieds de haut) et tomba, à travers les sarments d'un treille, au beau
milieu des danseuses, qui le prirent pour un diable.

Une autre fois, du haut du chemin qui passe au pied du Pont du Gard,
il se jeta, sans savoir nager, dans la rivière du Gardon, pour voir,
avait-il dit, s'il y avait beaucoup d'eau. Et, ma foi, sans un
pêcheur qui l'accrocha avec sa gaffe, mon pauvre Alphonse à coup sûr,
buvait bouillon de onze heures.

Une autre fois, au pont qui conduit d'Avignon à l'île de la
Barthelasse, il grimpait follement sur le parapet mince et, y courant
dessus au risque de culbuter, par là-bas, dans le Rhône, il criait,
pour épater quelques bourgeois qui l'entendaient:

-- C'est de là, tron de l'air! que nous jetâmes au Rhône le cadavre
de Brune, oui, du maréchal Brune! Et que cela serve d'exemple aux
Franchimands et Allobroges qui reviendraient nous embêter!

II

Donc, un jour de septembre, je reçus à Maillane une petite lettre du
camarade Daudet, une de ces lettres menues comme feuille de persil,
bien connues de ses amis, et dans laquelle il me disait:

"Mon Frédéric, demain mercredi, je partirai de Fontvieille pour venir
à ta rencontre jusqu'à Saint-Gabriel. Mathieu et Grivolas viendront
nous y rejoindre par le chemin de Tarascon. Le rendez-vous est à la
buvette, où nous t'attendons vers les neuf heures ou neuf heures et
demie. Et là, chez Sarrasine, la belle hôtesse du quartier, ayant
ensemble bu un coup, nous partirons à pied pour Arles. Ne manque pas!
Ton

Chaperon Rouge."

Et, au jour dit, entre huit et neuf heures, nous nous trouvâmes tous
à Saint-Gabriel, au pied de la chapelle qui garde la montagne. Chez
Sarrasine, nous croquâmes une cerise à l'eau-de-vie, et en avant sur
la route blanche.

Nous demandâmes au cantonnier:

-- Avons-nous une longue traite, pour arriver d'ici à Arles?

-- Quand vous serez, nous répondit-il, droit à la Tombe de Roland,
vous en aurez encore pour deux heures.

-- Et où est cette tombe?

-- Là-bas, où vous voyez un bouquet de cyprès, sur la berge du
Vigueirat.

-- Et ce Roland?

-- C'était, à ce qu'on dit, un fameux capitaine du temps des
Sarasins... Les dents, allez, bien sûr, ne doivent pas lui faire mal.

Salut, Roland! Nous n'aurions pas soupçonné, dès nous mettre en
chemin, de rencontrer vivantes, au milieu des guérets et des chaumes
du Trébon, la légende et la gloire du compagnon de Charlemagne. Mais
poursuivons. Allégrement nous voilà descendant en Arles, où l'Homme
de Bronze frappait midi, quand, tout blancs de poussière, nous
entrâmes à la porte de la Cavalerie. Et, comme nous avions le ventre
à l'espagnole, nous allâmes aussitôt, déjeuner à l'hôtel Pinus.

III

On ne nous servit pas trop mal... Et, vous savez, quand on est jeune,
que l'on est entre amis et heureux d'être en vie, rien de tel que la
table pour décliquer le rire et les folâtreries.

Il y avait cependant quelque chose d'ennuyeux. Un garçon en habit
noir, la tête pommadée, avec deux favoris hérissés comme des
houssoirs, était sans cesse autour de nous, la serviette sous le
bras, ne nous quittant pas de l'oeil et, sous prétexte de changer nos
assiettes, écoutant bonnement toutes nos paroles folles.

-- Voulez-vous, dit enfin Daudet impatienté, que nous fassions partir
cette espèce de patelin?... Garçon!

-- Plaît-il, monsieur?

-- Vite, va nous chercher un plateau, un plat d'argent.

-- Pour de quoi mettre? demanda le garçon interloqué.

-- Pour y mettre un viédase! repliqua Daudet d'une voix tonnante.

Le changeur d'assiettes n'attendit pas son reste et, du coup, nous
laissa tranquilles.

-- Ce qu'il y a aussi de ridicule dans ces hôtels, fit alors le bon
Mathieu, c'est que, remarquez-le, depuis qu'aux tables d'hôte les
commis voyageurs ont introduit les goûts du Nord, que ce soit en
Avignon, en Angoulême, à Draguignan ou bien à Brive-la-Gaillarde, on
vous sert, aujourd'hui, partout les mêmes plats: des brouets de
carottes, du veau à l'oseille, du rosbif à moitié cuit, des
choux-fleurs au beurre, bref, tant d'autres mangeries qui n'ont ni
saveur ni goût. De telle sorte qu'en Provence, si l'on veut retrouver
la cuisine indigène, notre vieille cuisine appétissante et
savoureuse, il n'y a que les cabarets où va manger le peuple.

-- Si nous y allions ce soir? dit le peintre Grivolas.

-- Allons-y, criâmes-nous tous.

IV

On paya, sans plus tarder. Le cigare allumé, on alla prendre se
demi-tasse dans un cafeton populaire. Puis, dans les rues étroites,
blanches de chaux et fraîches, et bordées de vieux hôtels, on flâna
doucement jusqu'à la nuit tombante, pour regarder sur leurs portes ou
derrière le rideau de canevas transparent ces Arlésiennes reines qui
étaient pour beaucoup dans le motif latent de notre descente en
Arles.

Nous vîmes les Arènes avec leurs grands portails béants, le Théâtre
Antique avec son couple de majestueuses colonnes, Saint-Trophime et
son cloître, la Tête sans nez, le palais du Lion, celui des
Porcelets, celui de Constantin et celui du Grand-Prieur.

Parfois, sur les pavés, nous nous heurtions à l'âne de quelque
barralière qui vendait de l'eau du Rhône. Nous rencontrions aussi
les tibanières brunes qui rentraient en ville, la tête chargée de
leurs faix de glanes, et les cacalausières qui criaient:

-- Femmes, qui en veut des colimaçons de chaumes?

Mais, en passant à la Roquette, devers la Poissonnerie, voyant que le
jour déclinait, nous demandâmes à une femme en train de tricoter son
bas:

-- Pourriez-vous nous indiquer quelque petite auberge, ne serait-ce
qu'une taverne, où l'on mange proprement et à la bonne apostolique?

La commère, croyant que nous voulions railler, cria aux autres
Roquettières, qui, à son éclat de rire, étaient sorties sur leurs
seuils, coquettement coiffées de leurs cravates blanches, aux bouts
noués en crête:

-- Hé! voilà des messieurs qui cherchent une taverne pour souper: en
auriez-vous une?

-- Envoie-les, cria l'une d'elles, dans la rue Pique-Moute.

-- Ou chez la Catasse, dit une autre.

-- Ou chez la veuve Viens-Ici.

-- Ou à la porte des Châtaignes.

-- Pardon, pardon, leur dis-je, ne plaisantons pas, mes belles: nous
voulons un cabaret, quelque chose de modeste, à la portée de tous, et
où aillent les braves gens.

V

-- Eh bien! dit un gros homme qui fumait là sa pipe assis sur une
borne, la trogne enluminée comme une gourde de mendiant, que ne
vont-ils chez le Counënc? Tenez, messieurs, venez, je vous y
conduirai, poursuivit-il en se levant et en secouant sa pipe, il faut
que j'aille de ce côté. C'est sur l'autre bord du Rhône, au faubourg
de Trinquetaille... Ce n'est pas une hôtellerie, mon Dieu! de premier
ordre; mais les gens de rivière, les radeliers, les bateliers qui
viennent de condrieu y font leur gargotage et n'en sont pas
mécontents.

-- Et d'où vient, dit Grivolas, qu'on l'appelle le Counënc?

-- L'hôtelier? Parce qu'il est de Combs, un village près de
Beaucaire, qui fournit quelques mariniers... Moi-même, qui vous
parle, je suis patron de barque, et j'ai navigué ma part.

-- Êtes-vous allé loin?

-- Oh! non, je n'ai fait voile qu'au petit cabotage, jusqu'au
Havre-de-Grâce... Mais.

Pas de marinier
Qui ne se trouve en danger.

Et, allez, si n'étaient les grandes Saintes Maries qui nous ont
toujours gardé, il y a beau temps, camarades, que nous aurions sombré
en mer.

-- Et l'on vous nomme?

-- Patron Gafet, tout à votre service, si vous vouliez, quelque
moment, descendre au Sambruc ou au Graz, vers les îlots de
l'embouchure, pour voir les bâtiments qui y sont ensablés.

VI

Et au pont de Trinquetaille, qui, encore à cette époque, était un
pont de bateaux, tout en causant nous arrivâmes. Lorsqu'on le
traversait sur le plancher mouvant, entablé sur des bateaux plats
juxtaposés bord à bord, on sentait sous soi, puissante et vivante, la
respiration du fleuve, dont le poitrail houleux vous soulevait en
s'élevant, vous abaissait en s'abaissant.

Passé le Rhône, nous prîmes à gauche, sur le quai, et, sous un vieux
treillage, courbée sur l'auge de son puits, nous vîmes, comment
dirai-je? une espèce de gaupe, et borgne par-dessus, qui raclait et
écaillait des anguilles frétillantes. A ses pieds, deux ou trois
chats rongeaient, en grommelant, les têtes qu'elle leur jetait.

-- C'est la Counënque, nous dit soudain maître Gafet.

Pour des poèetes qui, depuis le matin, ne rêvions que de belles et
nobles Arlésiennes, il y avait de quoi demeurer interdits... Mais,
enfin, nous y étions.

-- Counënque, ces messieurs voudraient souper ici.

-- Oh! ça, mais, patron Gafet, vous n'y pensez pas, sans doute? Qui
diable nous charriez-vous? Nous n'avons rien, nous autres, pour des
gens comme ça...

-- Voyons, nigaude, n'as-tu pas là un superbe plat d'anguilles!

-- Ah! si un catigot d'anguilles peut faire leur félicité... Mais,
voyez, nous n'avons rien autre.

-- Ho! s'écria Daudet, rien que nous aimions tant que le catigot.
Entrons, entrons, et vous maître Gafet, veuillez bien vous attabler,
nous vous en prions, avec nous autres.

-- Grand merci! vous êtes bien bons.

Et bref, le gros patron s'étant laissé gagner, nous entrâmes tous les
cinq au cabaret de Trinquetaille.

VII

Dans une salle basse, dont le sol était couvert d'un corroi de
mortier battu, mais dont les murs étaient bien blancs, il y avait une
longue table oµ l'on voyait assis quinze ou vingt mariniers en train
de manger un cabri, et le Counënc soupait avec eux.

Aux poutres du plafond, peint en noir de fumée, étaient pendus des
chasse-mouches (faisceaux de tamaris où viennent se poser les
mouches, qu'on prend ensuite avec un sac), et, vis-à-vis de ces
hommes qui, en nous voyant entrer, devinrent silencieux, autour d'une
autre table, nous prîmes place sur des bancs.

Mais, pendant qu'au potager se cuisinait le caligot, la Counënque,
pour nous mettre en appétit, apporta deux oignons énormes (de ceux de
Bellegarde), un plat de piments vinaigrés, du fromage pétri, des
olives confites, de la boutargue du Martigue, avec quelques morceaux
de merluche braisée.

-- Et tu reviendras dire que tu n'avais rien? s'écria patron Gafet
qui chapelait du pain avec son couteau crochu; mais c'est un festin
de noces!

-- Dame! repartit la borgne, si vous nous aviez prévenus, nous
aurions pu tout de même vous apprêter une blanquette à la mode des
gardians ou quelque omelette baveuse... Mais quand les gens vous
tombent là, entre chien et loup, comme cheveux sur une soupe,
messieurs, vous comprendrez qu'on leur donne ce qu'on peut.

C'est bien. Daudet, qui de sa vie ne s'était vu à pareille gogaille
de Camargue, saisit un des oignons, de ces beaux oignons épatés,
dorés comme un pain de Noël, et hardi! à belles dents, et feuillet à
feuillet, il le croque et l'avale, tantôt l'accompagnant du fromage
pétri, tantôt de la merluche. Il est juste d'ajouter que, pour le
seconder, tous nous faisions notre possible.

Patron Gafet, lui soulevant de temps en temps la cruche pleine d'un
vin de Crau, flambant comme on n'en voit plus:

-- Ça, jeunesse, disait-il, si nous abattions un bourgeon? L'oignon
fait boire et maintient la soif.

En moins d'une demi-heure, on aurait enflammé sur nos joues une
allumette. Puis, arriva le catigot, où le bâton d'un pâtre se
serait tenu droit, -- salé comme mer, poivré comme diable...

-- Salaison et poivrade, disait le gros Gafet, font trouver le vin
bon... Allume et trinque, Antoine, puisque ton père est prieur!

VIII

Les mariniers, pourtant, ayant achevé leur cabri, terminaient leur
repas, ainsi que c'est l'usage des bateliers de Condrieu, avec un
plat de soupe grasse. Chacun, à son bouillon mêlait un grand verre de
vin; puis, portant des deux mains leurs assiettes à la bouche, tous
ensemble vidèrent d'un seul trait le mélange, savoureusement, en
claquant des lèvres.

Un conducteur de radeau, qui portait la barbe en collier, chanta
alors une chanson qui, s'il m'en souvient bien, finissait comme ceci:

Quand notre flotte arrive
En rade de Toulon,
Nous saluons la ville
A grands coups de canon.

Daudet nous dit:

-- Tonnerre! n'allons-nous pas aussi faire craquer la nôtre?

Et il entama celle-ci (du temps où l'on faisait la guerre aux Vaudois
du Léberon):

Chevau-léger, mon bon ami,
A Lourmarin, l'on s'éventre!
Chevau-léger, mon bon ami,
Mon coeur s'évanouit.

Mais les gens de rivière, ne voulant pas être en reste, chantèrent
lors en choeur:

Les filles de Valence
Ne savent pas faire l'amour:
Celles de la Provence
Le font la nuit, le jour.

-- A nous autres, collègues, criâmes-nous aux chanteurs. Et tous à
l'unisson, nous servant de nos doigts comme de castagnettes, nous
répliquions superbement:

Les filles d'Avignon
Sont comme les melons:
Sur cent cinquante
N'y en a pas de mûr;
La plus galante...

-- Chut! nous fit la borgnesse, car si passait la police, elle vous
dresserait "verbal" pour tapage nocturne.

-- La police? criâmes-nous, on se fiche pas mal d'elle.

-- Tenez, ajouta Daudet, allez nous quérir le registre où vous
inscrivez ceux qui logent dans l'auberge.

La Counënque apporta le livre, et le gentil secrétaire de M. de Morny
écrivit aussitôt de sa plus belle plume:

A. Daudet, secrétaire du président du Sénat;
F. Mistral, chevalier de la Légion d'Honneur;
A. Mathieu, le félibre de Châteauneuf-du-Pape;
P. Grivolas, maître peintre de l'École d'Avignon.

-- Et si quelqu'un, poursuivit-il, si quelqu'un, ô Counënque, venait
jamais te chercher noise, que ce soit commissaire, gendarme ou
sous-préfet, tu n'auras qu'à lui mettre ces pattes de mouches sous la
moustache, et puis, si l'on t'embête, tu nous écriras à Paris, et,
va, moi je me charge de les faire danser.

IX

Nous soldâmes, et, accompagnés de la vénération publique, nous
sortîmes tels que des princes qui viennent de se révéler.

Parvenus au marchepied du pont Trinquetaille:

-- Si nous faisions, sur le pont, un brin de farandole? proposa
l'infatigable et charmant nouvelliste de la Mule du Pape, les ponts
de la Provence ne sont faits que pour ça...

Et en avant! au clair limpide de la lune de septembre, qui se mirait
dans l'eau, nous voilà faisant le branle sur le pont en chantant:

La farandole de Trinquetaille,
Tous les danseurs sont des canailles!
La farandole de Saint-Remy,
Une salade de pissenlits!

Tout à coup - nous arrivions sur le milieu du Rhône, -- voici que,
dans la pénombre, au-devant de nous autres, nous voyons s'avancer une
rangée d'Arlésiennes, de délicieuses Arlésiennes, chacune avec son
cavalier, qui lentement cheminaient, tout en babillant et riant... Le
frôlement des jupes, le frou-frou de la soie, le gazouillis des
couples qui se parlaient à voix basse dans la nuitée pacifique, dans
le tressaillement du Rhône qui se glissait entre les barques, c'était
vraiment chose suave.

-- Une noce, dit le gros patron Gafet, qui ne nous avait pas quittés.

-- Une noce? fit Daudet, qui avec sa myopie, ne se rendait pas bien
compte de cette agitation, une noce arlésienne! Une noce à la lune!
Une noce en plein Rhône!

Et, pris d'un vertigo, notre luron s'élance, saute au cou de la
mariée, et en veux-tu des baisers...

Aïe! quelle mêlée, mon Dieu! Si jamais de la vie nous nous vîmes en
presse, ce fut bien cette fois-là... Vingt gars, le poing levé, nous
entourent et nous serrent:

-- Au Rhône, les marauds!

-- Qu'est-ce donc? Qu'est-ce donc? s'écria patron Gafet, en refoulant
la troupe; mais ne voyez-vous pas que nous venons de boire, de boire
en Trinquetaille, à la santé de l'épousée, et que de reboire nous
ferait du mal?

-- Vivent les mariés! nous écriâmes-nous. Et, grâce à la poigne de ce
brave Gafet, qui était connu de tous, et à sa présence d'esprit, les
choses en restèrent là.

X

Maintenant, où allons-nous? L'Homme de Bronze venait de frapper onze
heures... Et nous dîmes:

-- Il faut aller faire un tour aux Aliscamps.

Nous prenons les Lices d'Arles, nous contournons les remparts, et, au
clair de la lune, nous voilà descendant l'allée de peupliers qui mène
au cimetière du vieil Arles romain. Et, ma foi, en errant au milieu
des sépulcres éclairés par la lune et des auges mortuaires alignées
sur le sol, voici que, gravement, nous répétions entre nous
l'admirable ballade de Camille Reybaud:

Les peupliers du cimetière
Ont salué les trépassés.
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière!

MOI

Des blancs lombeaux du cimetière
Le couvercle s'est renversé.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

Sur le gazon du cimetière
Tous les défunts se sont dressés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

Frères muets, au cimetière
Tous les morts se sont embrassés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

C'est la fête du cimetière,
Les morts se mettent à danser.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

La lune est claire: au cimetière,
Les vierges cherchent leurs fiancés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

Leurs amoureux, au cimetière,
Ne sont plus là, si empressés.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.

MOI

Oh! ouvrez-moi le cimetière,
Mon amour va les caresser...

XI

Le croirez-vous? Soudain, d'une tombe béante, à trois pas de nous
autres, mes chers amis, une voix sombre, dolente, sépulcrale, nous
fait entendre ces mots:

-- Laissez dormir ceux qui dorment!

Nous restâmes pétrifiés, et à l'entour, sous la lune, tout retomba
dans le silence.

Mathieu disait doucement à Grivolas:

-- As-tu entendu?

-- Oui, répondit le peintre, c'est là-bas, dans ce sarcophage.

-- Cela, dit patron Gafet en crevant de rire, c'est un couche-vêtu,
un de ces galimands, comme nous les nommons en Arles, qui viennent
se gîter, la nuit, dans ces auges vides.

Et Daudet:

-- Quel dommage, pourtant, que ça n'ait pas été une apparition
réelle! Quelque belle Vestale, qui, à la voix des poètes, eût
interrompu son somme, et, ô mon Grivolas, fût venue t'embrasser!

Puis, d'une voix retentissante, il chanta et nous chantâmes:

De l'abbaye passant les portes,
Autour de moi, tu trouverais
Des nonnes l'errante cohorte,
Car en suaire je serais!
-- O Magali, si tu te fais
La pauvre morte,
La terre alors je me ferai:
La je t'aurai.

Là-dessus, au patron Gafet nous serrâmes tous la main, et nous
allâmes vite, de ce pas, au chemin de fer, prendre le train pour
Avignon.

Sept ans après, hélas! l'année de la catastrophe, je reçus cette
lettre:

Paris, 31 décembre 1870.

"Mon Capoulié, je t'envoie par le ballon monté un gros tas de
baisers. Et il me fait plaisir de pouvoir te les envoyer en langue
provençale; comme ça je suis assuré que les Allemands, si le ballon
leur tombe dans les mains, ne pourront par lire mon écriture et
publier ma lettre dans le Mercure de Souabe.

"Il fait froid, il fait noir; nous mangeons du cheval, du chat, du
chameau, de l'hippopotame (ah! si nous avions les bons oignons, le
catigot et la cachat de la Ribote de Trinquetaille!) Les fusils
nous brûlent les doigts. Le bois se fait
rare. Les armées de la Loire ne viennent pas. Mais cela ne fait rien.
Les gens de Berlin s'ennuieront quelque temps encore devant les
remparts de Paris ......................................................................
..................................................................................................
..................................................................................................
"Adieu, mon Capoulié, trois gros baisers: un pour moi, l'autre pour
ma femme, l'autre pour mon fils. Avec ça, bonne année, comme toujours
d'aujourd'hui à un an.

Ton félibre,
Alphonse DAUDET."

Et puis, on viendra me dire que Daudet n'étais pas un excellent
Provençal! Parce qu'en plaisantant il aura ridiculisé les Tartarin,
les Roumestan et les Tante Portal et tous les imbéciles du pays de
Provence qui veulent franciser le parler provençal, pour cela
Tarascon lui garderait rancune?

Non! la mère lionne n'en veut pas, n'en voudra jamais au lionceau
qui, pour s'ébattre, l'égratigne quelquefois.

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