Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral
CHAPITRE VIII
COMMENT JE PASSAI BACHELIER
Le voyage de Nîmes. -- Le Petit Saint-Jean. -- Les
jardiniers. -- Le
 Remontrant. -- L’explication du baccalauréat. -- Le
retour aux
 champs. -- Les camarades du village. -- Les veillées. --
Les notaires
 de Mailiane. -- L’oncle Jérôme.
-- Eh bien, me dit mon père, cette fois, as-tu achevé?
-- J’ai achevé, répondis-je; seulement...
il faudra que j’aille à
 Nîmes pour passer bachelier, un pas assez difficile qui ne
me laisse
 pas sans quelque appréhension.
-- Marche, marche : nous autres, quand nous étions
soldats, au siège
 de Figuières, nous en avons passé, mon fils, de
plus mauvais.
Je me préparai donc pour le voyage de Nîmes,
où, en ce temps, se
 faisaient les bacheliers. Ma mère me plia deux chemises
repassées,
 avec mon habit des dimanches, dans un mouchoir à
carreaux, piqué de
 quatre épingles, bien proprement. Mon père me
donna, dans un petit
 sachet de toile, cent cinquante francs d’écus, en me
disant :
-- Au moins prends garde de ne pas les perdre, ni de ne pas
les
 gaspiller.
Et je partis du Mas pour la ville de Nîmes, mon petit
paquet sous le
 bras, le chapeau sur l’oreille, un bâton de vigne
à la main.
Quand j’arrivai à Nîmes je rencontrai un
gros d’écoliers des environs
 qui venaient comme moi passer leur baccalauréat. Ils
étaient, pour la
 plupart, accompagnés de leurs parents, beaux messieurs et
belles
 dames, avec les poches pleines
 de recommandations : l’un avait une lettre pour le recteur,
un autre
 pour l’inspecteur, un autre pour le préfet,
celui-là pour le
 grand-vicaire, et tous se rengorgeaient et faisaient sonner le
talon,
 avec un petit air de dire : "Nous sommes sûrs de notre
affaire."
Moi, petit campagnard, je n’étais pas plus gros
qu’un pois, car je ne
 connaissais absolument personne; et tout mon recours, pauvret,
était
 de dire à part quelque prière à saint
Baudile, qui est le patron de
 Nîmes (j’avais, étant enfant, porté son
cordon votif), pour qu’il mît
 dans le coeur des examinateurs un peu de bonté pour
moi.
On nous enferma à l’Hôtel de Ville, dans une
grande salle nue, et là
 un vieux professeur nous dicta, d’un ton nasillard, une
version
 latine, après quoi, humant une prise, il nous dit :
-- Messieurs, vous avez une heure pour traduire en
français la dictée
 que je vous ai faite... Maintenant, débrouillez-
vous.
Et, dare-dare pleins d’ardeur, nous nous mîmes
à l’oeuvre; à coups de
 dictionnaire, le grimoire latin fut épluché; puis
à l’heure sonnante,
 notre vieux priseur de tabac ramassa les versions de tous et
nous
 ouvrit la porte en disant :
-- A demain!
Ce fut la première épreuve.
Messieurs les écoliers
s’éparpillèrent par la ville et je me
trouvai
 seul, avec mon petit paquet et mon bâton de vigne en main,
sur le
 pavé de Nîmes, à bayer autour des
Arènes et de la Maison-Carrée.
"Il faut pourtant, me dis-je, penser à se loger", et je
me mis en
 quête d’une auberge pas trop chère, mais
néanmoins sortable; et,
 comme j’avais le temps, je fis dix fois peut-être, en
guignant les
 enseignes, le tour de la ville de Nîmes. Mais les
hôtels, avec leurs
 larbins en habit noir, qui, de cinquante pas, avalent l’air
de me
 toiser, et les salamalecs et façons du grand monde, tout
cela me
 tenait en crainte.
Comme je passais au faubourg, j’aperçus une
enseigne avec cette
 inscription : Au Petit Saint-Jean.
Ce Petit Saint-Jean me remplit d’aise. Il me
sembla soudain être en
 pays de connaissance. Saint-Jean est, en effet, un saint qui
paraît
 de chez nous. Saint Jean amène la moisson, nous avons les
feux de
 Saint-Jean, il y a l’herbe de Saint-Jean, les pommes de
Saint-Jean...
 Et j’entrai au Petit Saint-Jean... J’avais
deviné juste.
Dans la cour de l’auberge, il y avait des charrettes
bâchées, des
 camions dételés et des groupes de
Provençales qui babillaient et
 riaient. Je me glissai dans la salle et m’assis à
table.
La salle était déjà pleine, et la grande
table aussi, rien que des
 jardiniers : maraîchers de Saint-Rémy, de
Château-Renard, de
 Barbentane, qui se connaissaient tous, car ils venaient au
marché une
 fois par semaine. Et de quoi parlait-on? Rien que du
jardinage.
-- O Bénézet, combien as-tu vendu tes aubergines?
-- Mon cher, je n’ai pas réussi : il y en avait
abondance : j’ai dû
 les laisser à vil prix.
-- Et la graine de porreau, qu’en dit-on?
-- Elle se vendra, paraît-il; il court des bruits de
guerre et l’on
 m’a assuré qu’on en faisait de la poudre.
-- Et les haricots "quarantains"?
-- Ils ont claqué.
-- Et les oignons?
-- Enlevés sur place.
-- Et les courges?
-- Il faudra les donner aux cochons.
-- Et les melons, les carottes, les céleris, les pommes de terre?
Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur
le
 jardinage.
Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.
Lorsqu’ils eurent tout dit, mon vis-à-vis me fait :
-- Et vous, jeune homme, s’il n’y a pas
indiscrétion, êtes-vous dans
 le jardinage? Vous n’en avez pas l’air.
-- Moi, non... je suis venu à Nîmes,
répondis-je timide- ment, pour
 passer bachelier.
-- Bachelier! Batelier! fit toute la tablée. Comment a-t-il dit ça?
-- Eh! oui, hasarda l’un d’eux, je crois qu’il
a dit "batelier" : il
 doit être venu, oui, c’est cela, pour passer le
bac!... Pourtant il
 n’y a pas de Rhône à Nîmes!
-- Allons donc, tu as mal compris, fit un autre, ne vois-tu
pas que
 c’est un conscrit, qui vient passer à la
"batterie"?
Je me mis à rire, et, prenant la parole,
j’expliquai de mon mieux ce
 que c’était qu’un bachelier.
-- Quand nous sortons des écoles, leur dis-je, que nos
maîtres nous
 ont appris... tout : le français, le latin, le grec,
l’histoire, la
 rhétorique, les mathématiques, la physique, la
chimie, l’astronomie,
 la philosophie, que sais-je? tout ce que vous pouvez vous
imaginer,
 alors on nous envoie à Nîmes, où des
messieurs très savants nous font
 subir un examen...
-- Oui! comme quand nous allions, nous autres, au
catéchisme, et
 qu’on nous demandait : Êtes-vous
chrétien?
-- C’est cela. Ces savants nous questionnent sur toutes
sortes de
 mystères qu’il y a dans les livres; et, si nous
répondons bien, ils
 nous nomment bacheliers, grâce à quoi nous pouvons
être notaires,
 médecins, avocats, contrôleurs, juges,
sous-préfets, tout ce que nous
 voudrez.
-- Et si vous répondez mal?
-- Ils nous renvoient au " banc des ânes"... On a fait
aujourd’hui,
 parmi nous, le premier triage ; mais c’est demain matin que
nous
 passerons à l’étamine.
-- Oh! coquin de bon sort! cria toute la tablée, nous
voudrions bien
 y être, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au
trou... Et
 que va-t-on vous demander, par exemple, voyons?
-- Eh bien! on nous demandera, je suppose, les dates de toutes
les
 batailles qui se sont livrées dans le monde depuis que
les hommes se
 battent : les batailles des Juifs, les batailles des Grecs,
les
 batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands,
des
 Espagnols, des Français, des Anglais, des Polonais et des
Hongrois...
 Non seulement les batailles, mais encore les noms des
généraux qui
 commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs
ministres,
 de tous leurs enfants et même de leurs bâtards!
-- Oh! tonnerre de nom de nom ! mais quel intérêt
y a-t-il à vous
 faire rappeler tout ce qui s’est passé du temps et
depuis le temps
 que saint Joseph était garçon? Il ne semble pas
possible que des
 hommes pareils s’occupent de telles vétilles! On
voit bien là qu’ils
 n’ont pas autre chose à faire. S’il leur
fallait, comme nous, aller
 tous les matins retourner la terre à la bêche, je
ne crois pas qu’ils
 s’amusassent à parler des Sarrasins ou des
bâtards du roi Hérode...
 Mais allons, continuez...
-- Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de
toutes
 les nations, de toutes les contrées, de toutes les
montagnes et de
 toutes les rivières... et, à propos des
rivières, il faut dire d’où
 elles sortent et où elles vont se jeter.
-- Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier
de
 Château-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc
vous demander
 d’où sourd la Fontaine de Vaucluse? En voilà
une d’eau! On conte
 qu’elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me
suis
 laissé dire qu’un berger dans le gouffre
d’où elle sort de terre,
 laissa tomber son bâton, et qu’on le retrouva
à sept bonnes lieues de
 là, dans une source de Saint Rémy... Est-ce vrai
ou non?
-- Tout ça peut-être... Ensuite, il nous faut
savoir les noms de
 toutes les mers qu’il y a sous la "chape du soleil".
-- Pardon, si je vous interromps! dit encore le
Remontrant.
 Savez-vous comment il se fait que la mer soit salée?
-- Parce qu’elle contient du sulfate de magnésie, du chlorure...
-- Oh! que non! un poissonnier -- tenez, qui était du
Martigue, --
 m’assura que ça venait des bâtiments
chargés de sel qui y ont fait
 naufrage depuis tant et tant d’années!
-- Si ça vous plaît, à moi aussi... On
nous demande comment se forme
 la rosée, la pluie, la gelée blanche,
l’orage, le tonnerre...
-- Pardon, si je vous interromps! reprit le Remontrant; pour
la
 pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont
la
 chercher à la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai
qu’elle est ronde
 comme un panier?
-- Cela dépend, lui répliquai-je. On nous
demande aussi l’origine du
 vent, et ce qu’il fait de chemin à l’heure,
à la minute, à la
 seconde...
-- Que je vous interrompe! fit encore le Remontrant, vous
devez donc
 savoir, jeune homme, d’où sort le mistral? J’ai
toujours entendu dire
 qu’il sortait d’un rocher troué et que, si on
bouchait le trou, il ne
 soufflerait jamais plus, le sacré mangeur de fange!
C’en serait une,
 celle-là, d’invention!
-- Le gouvernement s’y oppose, dit un Barbentanais; si
n’était le
 mistral, la Provence serait le jardin de la France! Et qui
nous
 tiendrait? Nous serions trop riches.
Je repris:
-- On nous interroge sur le règne animal, sur les
oiseaux, sur les
 poissons, jusque sur les dragons.
-- Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains
levées, et la
 Tarasque? n’en parlent-ils pas, les livres? Certains
prétendent que
 ce n’est qu’une fable; pourtant j’ai vu sa
tanière, moi, à Tarascon,
 derrière le Château, le long du Rhône. On
sait d’ailleurs
 parfaitement qu’elle est enterrée sous la
Croix-Couverte.
Et je repris pour en finir:
-- On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et
la
 distance des étoiles, combien de milliers de lieues
séparent la terre
 du soleil.
-- Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves,
qui est-ce qui
 va là-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc
pas que les
 savants se moquent de nous : qu’ils voudraient nous faire
accroire
 que les pigeonneaux tètent? Une jolie science que de
vouloir compter
 les lieues du soleil à la lune : qu’est-ce que cela
peut bien nous
 faire? Ah! si vous me parliez de connaître la lune pour
semer le
 céleri, ou bien d’ôter les poux des
fèves ou de guérir le mal des
 porcs, je vous dirais : voilà une science, mais tout ce
que nous
 conte ce garçon, c’est des fariboles.
-- Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce
jeune
 dégourdi en a plus oublié peut-être que tout
ce que tu peux savoir...
 C’est égal, mes amis, il faut une fameuse tête
pour pouvoir y serrer
 tout ce qu’il nous a dit!
-- Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez
comme il
 est pâlot! On voit bien que la lecture, allez, ça
ne fait pas du
 bien. S’il avait passé son temps à la queue
de la charrue, il aurait
 assurément plus de couleur que ça... Puis,
à quoi sert d’en savoir
 tant?
-- Moi, fit alors le Rond, je n’ai été, en
fait d’école, qu’à celle
 de M. Bêta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie
que s’il
 m’avait fallu faire entrer dans le "coco" la cent
millième part de ce
 qu’on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu,
voyez-vous,
 prendre la mailloche et les coins et me taper sur la
caboche.
 Inutile! les coins se seraient épointés.
-- Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous
ce qu’il
 faut faire? Quand nous allons à quelque fête,
où l’on fait courir les
 taureaux, soit qu’il y ait de belles luttes il nous arrive
souvent de
 rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou
la
 cocarde... Nous sommes à Nîmes : voilà un
gars de Maillane qui,
 demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce
soir,
 messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons
au moins si notre
 Maillanais a passé bachelier.
-- Ça va! dirent les autres, de toutes les
façons la journée est
 perdue : allons, il faut voir la fin.
Le lendemain matin, le coeur passablement ému, je
retournai a l’Hôtel
 de Ville avec tous les candidats qui devaient se
présenter. Mais déjà
 pas mal d’entre eux n’étaient pas si fiers que
la veille. Dans une
 grande salle devant une grande table chargée
d’écritoires, de papiers
 et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises,
cinq
 professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus
exprès de
 Montpellier avec le chaperon bordé d’hermine sur
l’épaule et la toque
 sur la tête. C’était la Faculté des
Lettres, et voyez le hasard : un
 d’eux était M. Saint-René Taillandier, qui
devait quelques ans après
 devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue
provençale.
 Mais à cette époque, nous ne nous connaissions pas
et l’illustre
 professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard
qui
 bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons
amis.
Je jouai de bonheur : je fus reçu, et je m’en
allai par la ville,
 comme porté par les anges. Mais, comme il faisait chaud,
je me
 rappelle que j’avais soif; et, en passant devant les
cafés, avec ma
 houssine en l’air, je pantelais de voir, blanchissante dans
les
 verres, la bonne bière écumeuse. Mais
j'étais si craintif et si
 novice dans la vie, que je n’avais jamais mis les pieds
dans un café,
 et je n’osais pas y entrer!
Que faisais-je pour lors? je parcourais les rues de
Nîmes, flambant,
 resplendissant, si bien que tous me regardaient et que
d’aucuns,
 même, disaient :
-- Celui-là est bachelier!
Et quand je rencontrai une borne fontaine, je m’abreuvais
à son eau
 fraîche et le roi de Paris n’était pas mon
cousin.
Mais le plus beau, ensuite, fut au Petit Saint-Jean.
Nos braves
 jardiniers m’attendaient impatients, et me voyant venir,
rayonnant à
 fondre les brumes, ils s’écrièrent :
-- Il a passé!
Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et
en
 veux-tu des embrassades et des poignées de main! On
eût dit que la
 manne venait de leur tomber.
Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la
parole.
 Ses yeux étaient humides et il dit :
-- Maillanais, allez, nous sommes bien contents! vous leur
avez fait
 voir, à ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort
pas que des
 fourmis, il en sort aussi des hommes.
 Allons, petites, en avant et un tour de farandole.
Et nous nous prîmes par les mains et, dans la cour du
Petit
 Saint-Jean, un bon moment nous farandolâmes. Puis
on s’en fut dîner,
 nous mangeâmes une brandade, on but et on chanta
jusqu’à l’heure du
 départ.
Il y a de cela cinquante-huit ans passés. Toutes les
fois que je vais
 à Nîmes et que je vois de loin l’enseigne du
Petit Saint-Jean, ce
 moment de ma jeunesse reparaît à mes yeux dans
toute sa clarté -- et
 je pense avec plaisir à ces braves gens qui, pour la
première fois,
 me firent connaître la bonhomie du peuple et la
popularité.
Enfin me voilà libre dans mon Mas paternel et dans ma
belle plaine de
 froment et de fruits, à la vue pacifique de mes Alpiles
bleues, avec
 leur Caume au loin, leurs Calancs, leurs Baux, leurs Mourres,
si
 connus, si familiers, le Rocher-Troué, le
Monceau-de-Blé, le
 Mamelon-Bâti, la Grosse-Femme! me voilà libre de
revoir, quand venait
 le dimanche, ces compagnons de mon jeune âge si
regrettés, si
 enviés, quand j’étais dans la geôle.
Avec quel plaisir, quels
 enthousiasmes, en nous promenant farauds, sur le cours,
après vêpres,
 nous nous contions ce qui nous était arrivé,
depuis qu’on ne s’était
 vu : Raphel à la course des hommes avait remporté
le prix; Noël avait
 enlevé la cocarde à un taureau; Gion, à
la
 charrette qu’on fait courir à la Saint-Eloi avait
mis la plus belle
 des mules de Maillane; Tanin s’était loué
pour le mois de semailles
 au grand Mas Merlata et Paulet avait riboté, pendant
trois jours et
 trois nuits, à la foire de Beaucaire.
Et tous avaient ensuite (pour le moins) une amie, ou, pour
mieux
 dire, une promise, avec laquelle ils coquetaient depuis leur
première
 communion. Quelques-uns même avaient l’entrée,
c’est-à-dire, le droit
 d’aller, le dimanche au soir faire un brin de
veillée à la maison de
 leur belle.
Moi qu’avaient dépaysé mes sept
années d’école, j’étais
hélas! le
 seul à garder les manteaux, et, quand nous rencontrions
les volées de
 fillettes qui, se tenant par le bras, nous barraient la rue,
je
 remarquai qu’avec moi elles n’étaient pas
à l’aise comme avec les
 camarades. Elles et eux, se comprenant sur la moindre des
choses,
 faisaient leurs gognettes de rien; mais moi j’étais
pour elles devenu
 un "monsieur" et si à l’une d’elles
j’avais conté fleurette, elle
 n’eût à coup sûr pas voulu croire
à mes paroles.
De plus, ces gars, élevés dans un cercle
d’idées toutes primaires,
 avaient des admirations toujours renouvelées pour des
choses qui moi
 ne disaient que peu ou rien : par exemple, une emblavure qui
avait
 décuplé ou rendu douze pour un, un haquet dont les
roues battaient
 ferme sur l’essieu, un mulet qui tirait fort, une charrette
bien
 chargée, ou un fumier
 bien empilé.
Et alors je me rabattais, l’hiver, sur les
veillées où j’eus
 l’occasion ainsi d’écouter nos derniers
conteurs : entre autres le
 Bramaire, un ancien grenadier de l’armée
d’Italie, qui mangeait
 toutes vivantes les cigales et les rainettes, si bien que
ces
 bestioles lui chantaient dans le ventre. Il me semble
l’entendre,
 lorsqu’il voulait réveiller les auditeurs qui
sommeillaient :
-- Cric! -- Crac!
-- De la m... dans ton sac,
Du butin dans le mien!
un souvenir de la caserne ou du temps où, en campagne,
on était campé
 sous la tente.
Un autre qui en savait, des sornettes, à ne plus finir,
c’était le
 vieux Dévot auquel je suis heureux de payer ici ma dette
car, si
 simple qu’elle fût, je lui dois la donnée de
mon poème de Nerto. Et
 à propos de ces veillées, nous allons en toucher
un mot. Aujourd’hui
 dans nos villages, les paysans, après souper, vont au
café faire leur
 partie de billard, de manille ou d’un jeu de cartes
quelconque, et,
 des veillées anciennes, c’est à peine
s’il en reste une espèce de
 semblant chez quelques artisans qui travaillent à la
lampe, tels que
 les menuisiers ou bien les cordonniers.
Mais en ce temps, la mode de ces réunions joyeuses
était loin d’être
 perdue : et elles se tenaient en général dans les
étables ou dans les
 bergeries, parce que là avec le bétail, on se
trouvait plus
 chaudement. L’usage était que chaque veilleur ou
habitué de la
 veillée fournît la chandelle à son tour, et
il fallait que la
 chandelle durât deux soirées, de sorte que, quand
les assistants la
 voyaient à moitié usée, ils se levaient et
allaient au lit.
Seulement pour que la chandelle s’usât moins
rapidement, on mettait
 sur le lumignon, savez-vous quoi? un grain de sel; on la
posait
 debout sur le fond d’une portoire ou d’un cuvier
renversé, et les
 femmes qui filaient ou qui berçaient leurs petits (car
les mères
 apportaient les berceaux à la veillée) avec leurs
hommes et leurs
 enfants s’asseyaient tout autour, sur la litière ou
sur des billots.
 Lorsqu’il n’y avait pas de sièges, les
fileuses, une devant l’autre,
 la quenouille au côté (quenouille de roseau
renflée et coiffée de
 chanvre), tournaient lentement autour du veilloir, afin
d’éclairer
 leur fil, et l’on y disait des contes, interrompus souvent
par un
 ébrouement des bestiaux, un bêlement ou un
braiment. Parmi ces contes
 de veillée, celui que je vais vous dire se
répétait fréquemment,
 parce qu’un de mes oncles, le bon M. Jérôme, y
avait joué un rôle et
 que c’était un conte vrai.
Vers 1820 ou 25, peu importe la date, à Maillane mourut
un certain
 Claudillon; et comme il n’avait pas d’enfants, sa
maison resta close
 pendant cinq ou six mois. Pourtant un locataire à la fin
vint
 l’habiter et les fenêtres se rouvrirent.
Mais, quelques jours après, il courut dans Maillane une
rumeur
 étrange : la maison de Claudillon était
hantée. Le nouvel habitant et
 sa femme entendaient ravauder et far- fouiller toute la nuit :
un
 bruit particulier, comme si on remuait du papier, du parchemin.
Dès
 qu’on allumait la lampe, on n’entendait plus rien; et
dès qu’on
 l’éteignait, recommençait de plus belle le
froissement mystérieux.
 Ils eurent beau, les locataires, fureter, virer, tourner dans
tous
 les coins de la maison, nettoyer le buffet, regarder sous le
lit,
 sous l’escalier, sous les planches de l’évier,
ils ne virent rien qui
 pût expliquer peu ou prou le remuement nocturne, et ce
bruit tous les
 jours renaissait dans la nuit; à ce point vous dirai-je
que ces gens
 prirent peur et déménagèrent en disant aux
voisins : "Y couche qui
 voudra, dans la maison de Claudillon : les revenants la
hantent." Et
 ils partirent.
Les voisins assez effrayés voulurent voir aussi ce qui
se passait là;
 et les plus courageux, armés de fourches et de fusils,
vinrent tour à
 tour coucher dans la maison de Claudillon. Mais sitôt la
lampe
 éteinte, le maudit remuement avait lieu de nouveau; les
parchemins se
 maniaient -- et on ne pouvait jamais voir d’où
provenait le bruit.
Les veilleurs, en se signant, disaient bien les paroles
qu’on adresse
 aux revenants pour les exorciser :
-- Si tu es bonne âme, parle-moi!
-- Si tu es mauvaise, disparais!
Cela ne leur faisait pas plus qu’une pâtée
de son aux chats, et le
 bruit s’entendait toujours la même chose ; et au
four, au moulin, aux
 lavoirs à la veillée, on ne parlait que des
revenants.
-- Si l’on pouvait, disaient les gens, savoir qui est-ce
qui revient,
 en faisant prier pour elle, la pauvre âme, bien sûr,
entrerait en
 repos.
-- Eh! fit la grosse Alarde, qui voulez-vous que ce soit? ce
ne peut
 être que Claudillon... Le pauvre Claudillon, n ayant pas
laissé
 d’enfants, n’aura pas eu de service, et
l’âme du défunt certainement
 doit être en peine.
-- C’est cela, conclut-on, Claudillon doit être en peine.
Et aussitôt les femmes, entre voisines et liard à
liard ramassèrent
 de quoi faire dire une messe au pauvre Claudillon. Le
prêtre dit la
 messe ; il fit pour Claudillon les prières voulues, et
quelques
 Maillanais de bonne volonté retournèrent voir, la
nuit, s’il y avait
 toujours hantise.
Hantise de plus en plus : c’était un remuement de
papiers, de
 parchemins, qui faisait dresser les cheveux! et chacun ajoutait
la
 sienne : au haut de l’escalier on avait trouvé une
botte, une botte
 toute cirée : d’autres avaient aperçu, par le
trou de l’évier, un
 spectre entouré de flammes qui descendait de la
cheminée ! Isabeau la
 boisselière conta que le matin, en faisant la chasse aux
puces, elle
 trouvait sur son corps des bleus -- qui sont des pinçons
des morts;
 et Nanon de la Veuve assurait que, la nuit, on l’avait
tirée par les
 pieds.
Les hommes, le dimanche, près du puits de la Place,
s’entretenaient
 tous de la chose et disaient:
-- Claudillon, le pauvre Claudillon, était pourtant un
brave homme :
 il n’est pas croyable que ce soit lui.
-- Mais alors qui serait-ce?
Le grand Charles, un pince-sans-rire que tout le monde
respectait,
 car il les dominait tous, autant par la stature de son corps
de
 géant, que par l’aplomb de sa parole, dit
après avoir toussé :
-- N’est-ce pas clair? Du moment qu’on remue des
papiers, ce doit
 être des notaires.
Tout le monde s’écria :
-- Le grand Charles a raison, ce doit être des notaires
puisqu’ils
 remuent des papiers : -- et tenez, ajouta le vieux Maître
Ferrut, je
 m’en souviens maintenant, cette maison s’était
vendue, dans ma
 jeunesse, au tribunal; elle venait d’un héritage
où l’on avait
 plaidé, vingt ans peut-être, à Tarascon; et
tant grattèrent les
 notaires, les avocats, les procureurs, que ma, foi, tout se
mangea...
 Parbleu, ces gens doivent brûler comme des chaufferettes;
et rien
 d’étonnant qu’ils reviennent fureter dans les
actes et les écrits
 qu’ils ont passés.
-- Ce sont des notaires! ce sont des notaires! L’on
n’entendait plus
 que cela dans les rues de Maillane. Les Maillanais n’en
dormaient
 plus et, lorsqu’ils en parlaient, en avaient la chair de
poule.
-- Ha! nous le verrons bien, si ce sont des notaires! dit
 flegmatiquement M. Jérôme le moulinier de soie.
Feu mon oncle Jérôme avait servi dans les Dragons
où il fut
 brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fièrement
au haut du
 nez, la glorieuse balafre d’un beau coup de bancal
qu’un hussard
 allemand, à la bataille d’Austerlitz, ne lui donna
pas pour rire.
 Acculé près d’un mur, il s’était
défendu seul contre vingt cavaliers
 qui le sabraient, jusqu’à ce qu’il
tombât, la face coupée en deux par
 un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept
sous
 par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu’il
prisait.
Il était, cet oncle Jérôme, le plus fameux
chasseur à la pipée que
 j’aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille,
le négoce
 : quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse.
Sa
 pincette dans une main, portant sur les épaules la grande
cage de
 verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu’il traversait
des
 chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait
jamais
 sans avoir attrapé trois ou quatre douzaines de
culs-blancs ronds de
 graisse, dont il se régalait avec M. Chabert, ancien
chirurgien de
 l’armée d’Espagne, qui avait vu Madrid avec le
roi Joseph. On
 débouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci,
ils buvaient
 à la santé des Espagnoles et des Hongroises.
Mais bref, M. Jérôme chargea ses pistolets et,
tranquille comme quand
 il allait à la pipée, il vint, à la nuit
close, se blottir dans la
 maison du pauvre Claudillon. Muni d’une lanterne sourde,
qu’il
 recouvrit de son manteau, il s’étendit là sur
deux chaises, attendant
 que les "notaires" remuassent leurs papiers.
Tout à coup, frou-frou! cra-cra! voilà les
papiers qui se froissent,
 et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s’enfuient
là-haut sous
 la soupente.
Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup
d’autres, il y
 avait, pour recouvrir l’escalier, une soupente.
M. Jérôme monta sur une chaise, et sur le
plancher du réduit trouva
 tout bonnement des feuilles de vigne sèches.
Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il,
rentré
 ses raisins et les avait étendus sur les ais de la
soupente, en un
 lit de feuilles de vigne. Lorsqu’il fut mort, les rats
mangèrent les
 raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits,
venaient
 fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu’il
pouvait y
 avoir encore.
Mon oncle enleva les feuilles et s’en revint coucher. Le
lendemain
 matin, lorsqu’il alla sur la place :
-- Eh bien! monsieur Jérôme, lui dirent les
paysans, vous avez l’air
 quelque peu pâle! les notaires sont revenus?
M. Jérôme répondit :
-- Vos notaires, c’était un couple de rats qui
remuaient des feuilles
 au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne
sèches.
Un immense éclat de rire prit les bons Maillanais; et,
depuis ce
 jour-là, les gens de mon village n’ont plus cru aux
revenants.
CHAPITRE IX
LA RÉPUBLIQUE DE 1848
La vieille Riquelle. -- Mon père nous raconte
l’ancienne Révolution.
 -- La déesse Raison. -- Le père du banquier
Millaud. -- Les
 républicains de Provence. -- Le Thym. -- Le carnaval. --
Les
 remontrances paternelles. -- M. Durand-Maillane. -- Les
machines
 agricoles. -- Les moissons d’autrefois. -- Les trois
beaux
 moissonneurs.
Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles
et contents, car les
 récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne
parlait plus, grâce
 à Dieu, de politique, il s’était
organisé, dans notre pays de
 Maillane, en manière d’amusement, des
représentations de tragédies et
 de comédies; et je l’ai déjà dit, avec
toute l’ardeur de mes dix-sept
 ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces
entrefaites, vers la fin
 de février, adieu la paix bénie! éclata la
Révolution de 1848.
A l’entrée du village, dans une maisonnette de
pisé, dont une treille
 ombrageait la porte, demeurait à cette époque une
bonne vieille femme
 qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode
des Arlésiennes
 d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la
tête et
 sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en
feutre noir.
 De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde
attachée sous
 le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille
et
 de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée
et diserte en
 paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis
une élégante.
Lorsque à sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos,
je venais à
 l’école, je passais tous les jours devant la maison
de Riquelle; et
 la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc
de
 pierre, m’appelait et me disait :
-- N’avez-vous point, à votre Mas, des pommes rouges?
-- Je ne sais pas, lui répondais-je.
-- Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m’en quelqu’une.
Et j’oubliais toujours de faire la commission, et
toujours dame
 Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien
qu’à
 la fin je dis à mon père :
-- Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui
porter
 des pommes rouges.
-- La sacrée vieille masque! me grommela mon
père, lorsqu’elle t’en
 parlera encore, dis-lui : "Elles ne sont pas mûres, ni
à présent, ni
 de longtemps."
Et ensuite quand la vieille me réclama ses pommes rouges :
-- Mon père, lui criai-je, m’a dit qu’elles
n’étaient pas mûres, ni à
 présent, ni de longtemps.
Et Riquelle, à partir de là, ne me parla plus de ses pommes.
Mais le lendemain du jour où l’on connut dans nos
campagnes les
 journées de février et la proclamation de la
République, à Paris, en
 venant au village pour savoir les nouvelles, la première
personne que
 je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son
seuil,
 requinquée, animée, avec une topaze qui
scintillait à son doigt, elle
 me dit :
-- Les pommes rouges sont donc mûres cette fois! on dit
qu’on va
 planter les arbres de la liberté? Nous allons en manger,
mignon, de
 ces bonnes pommes du paradis terrestre...
 O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir!
Frédéric, mon
 enfant, fais-toi républicain!
-- Mais lui dis-je, Rîquelle, la belle bague que vous avez!
-- Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu’elle est belle,
cette bague !
 Tiens, je ne l’avais plus mise depuis que Bonaparte
était parti pour
 l'île d’Elbe... C’est un ami que nous avions, un
ami de la famille,
 qui me l’avait donnée, dans le temps (ah! quel
temps) où nous
 dansions la Carmagnole...
Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la
vieille
 dans sa maison rentra en crevant de rire.
Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les
nouvelles
 de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de
la
 vieille Riquelle, mon père gravement prit la parole et
dit :
-- La République, je l’ai vue une fois. Il est
à souhaiter que
 celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l’autre. On
tua Louis
 XVI et la reine son épouse : et de belles princesses, des
prêtres,
 des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit
mourir en
 France, qui sait combien? Les autres rois, coalisés, nous
déclarèrent
 la guerre. Pour défendre la République, il y eut
la réquisition et la
 levée en masse. Tout partit : les boiteux, les mal
conformés, les
 borgnes, allèrent au dépôt faire de la
charpie. Je me souviens du
 passage des bandes d’Allobroges qui descendaient vers
Toulon: "Qui
 vive? -- "Allobroge!" L’un d’eux saisit mon
frère, qui n’avait que
 douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu : Crie Vive
la
 République! lui fit-il, ou tu es mort!" Le
pauvre enfant cria, mais
 son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons
prêtres,
 tous ceux qui étaient suspects, furent obligés
d’émigrer pour
 échapper à la guillotine; l’abbé
Riousset déguisé en berger, gagna le
 Piémont avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous
autres, nous
 sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien
à ferme.
 C’était le capiscol de Saint-Marthe à
Tarascon. Trois mois nous le
 gardâmes caché dans un caveau que nous avions
creusé sous les
 futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou
les
 gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions
au
 bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la
huche (en
 vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mère
faisait frire à
 la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu’ils
avaient mangé
 et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de
faire
 leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches
de
 laurier pour fêter les victoires des armées
républicaines. Les
 pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux,
on brisa les
 croix, on fondit les cloches. Dans les églises on
éleva des montagnes
 de terre, où l’on planta des pins, des
genévriers, des chênes nains.
 Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le
club; et si vous négligiez
 d’aller aux réunions civiques, vous étiez
dénoncés, notés comme
 suspects. Le curé, qui était un poltron et un
pleutre, dit un jour du
 haut de la chaire (je m'en souviens, car j’y étais)
: "Citoyens,
 jusqu’à présent, tout ce que nous vous
contions, ce n’était que
 mensonges." Il fit frémir d’indignation; et
s’ils n’avaient pas eu
 peur, les gens, les uns des autres, on l’aurait
lapidé. C’est le même
 qui dit une autre fois, à la fin de son prône : "Je
vous avertis, mes
 frères, que si vous aviez connaissance de quelque
émigré caché, vous
 êtes nus en conscience, et sous cas de péché
mortel, de venir le
 dénoncer tout de suite à la commune." Enfin, on
avait aboli les,
 fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour,
qu’on appelait le
 décadi, on adorait en grande pompe la
déesse RAISON. Or, savez-vous
 qui était la déesse à Maillane?
-- Non, répondîmes-nous.
-- C’était la vieille Riquelle.
-- Est-ce possible! criâmes-nous.
-- Riquelle, poursuivit mon vénérable
père, était la fille du
 cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le
maire
 de Maillane.
Oh! la garce! A cette époque, elle avait dix-huit ans
peut-être, et
 fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous
étions de la
 même jeunesse; son père mêmement m’avait
fait des souliers, des
 souliers en museau de tanche, que je portai à
l’armée lorsque je
 m’engageai... Eh bien! si je vous disais que je l’ai
vue, Riquelle,
 habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein
décolleté, le bonnet
 rouge sur la tête, et assise en ce costume sur
l’autel de l’église!
A la table, en soupant, vers la fin de février de 1848,
voilà ce que
 racontait maître François, mon père.
Maintenant vous allez voir.
Quand je publiai Mireille environ onze ans
après, me trouvant à
 Paris, je fus invité par le banquier Millaud, celui qui
fonda le
 Petit Journal, à un des grands dîners que
l’aimable Mécène offrait,
 chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en
renom.
 Nous étions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive
superbe,
 avait d’un côté Méry et moi de
l’autre, ce me semble. Sur la fin du
 repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et
coiffé
 d’une calotte, du haut bout de la table me cria en
provençal :
-- Monsieur Mistral, vous êtes de Maillane?
-- C’est le père, me dit-on, du banquier qui nous reçoit.
Et, la table étant trop longue pour pouvoir converser,
je me levai et
 vins causer avec le bon vieillard.
-- Vous êtes de Maillane? reprit-il.
-- Oui, répondis-je.
-- Connaissez-vous la fille du nommé Jacques Riquel,
qui a été jadis
 maire de votre commune?
-- Si je la connais! Riquelle la déesse? mais nous sommes bons amis.
-- Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions à
Maillane, pour
 vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux,
des
 mulets, je vous parle de cinquante ans au moins...
-- Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous,
monsieur
 Millaud, qui lui auriez fait cadeau d’une bague de
topaze?
-- Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en
branlant
 la tête et notant émoustillé, vous a
parlé de cela? Ah! mon brave
 monsieur, qui nous a vus et qui nous voit...
A ce moment, le banquier Millaud, qui s’était
levé de table, vint,
 ainsi qu’il faisait après tous ses repas,
s’incliner devant son père
 qui, lui imposant les mains à la façon des
patriarches, lui donna sa
 bénédiction.
Pour en revenir à moi, en dépit des
récits entendus dans ma famille,
 cette irruption de liberté, de nouveauté qui
crève les digues lorsque
 arrive une révolution, m’avait, il faut bien le
dire, trouvé tout
 flambant neuf et prêt à suivre l’élan.
Aux premières proclamations
 signées et illustrées du nom de Lamartine, mon
lyrisme bondit en un
 chant incandescent que les petits journaux d’Arles et
d’Avignon
 donnèrent :
Réveillez-vous, enfants de la Gironde,
Et tressaillez dans vos sépulcres froids :
La liberté va rajeunir le monde...
Guerre éternelle entre nous et les rois!
Un enthousiasme fou m’avait enivré soudain pour
ces idées libérales,
 humanitaires, que je voyais dans leur fleur : et mon
républicanisme,
 tout en scandalisant les royalistes de Maillane, qui me
traitèrent de
 "peau retournée" faisait la félicité des
républicains du lieu qui,
 étant le petit nombre, étaient fiers et ravis de
me voir avec eux
 chanter la
 Marseillaise.
Or, chez ces hommes-là, descendants pour la plupart des
démagogues
 populaires qu’à la Révolution on nommait "les
braillards" tous les
 vieux préjugés, rancunes et rengaines de
l’ancienne République
 s’étaient, de père en fils, transmis comme un
levain.
Une fois, que j’essayais de leur faire comprendre les
rêves généreux
 de la République nouvelle, sans cacher mon horreur pour
les crimes
 qui firent, au temps de la première, périr tant
d’innocents :
-- Innocents, me cria d’une voix de tonnerre le vieux
Pantès, mais
 vous ignorez donc que les aristocrates avaient juré, les
monstres, de
 jouer aux boules avec les têtes des patriotes?
Et, me voyant sourire, le vieux Brulé me dit :
-- Connaissez-vous l’histoire du château de Tarascon?
-- Quelle histoire? répondis-je.
-- L’histoire de la fois où le représentant
Cadroy vint donner
 l’impulsion aux contre-révolutionnaires...
Écoutez-la et vous saurez
 le motif de ce refrain que les Blancs, de temps à autre,
nous
 chantent sur la moustache :
De bric ou de broc
Ils feront le saut
De la fenêtre
De Tarascon,
Dedans le Rhône:
Nous n’en voulons plus
De ces gueux-là,
De Ces gueux
De sans-culottes
Vous savez, ou vous ignorez, qu’à la chute de
Robespierre, les
 modérés tombèrent sur les bons patriotes et
en remplirent les
 prisons. A Tarascon ils firent monter les prisonniers, tout nus
comme
 des vers, au sommet du château, et de là, ils les
forçaient, à coups
 de baïonnettes, de sauter dans le Rhône par la
fenêtre qui s’y
 trouve. C’est alors qu’un nommé Liautard, de
Graveson, qui est encore
 en vie, étant resté le dernier pour faire le
plongeon, profita d’un
 moment où on l’avait laissé seul,
dépouilla sa chemise, qu’il jeta
 avec les autres, et alla se cacher dans un tuyau de
cheminée, de
 sorte que les brigands, lorsqu’ils revinrent de
là-haut et qu’ils
 comptèrent les chemises, crurent avoir tout noyé,
et vidèrent les
 lieux. Liautard, la nuit venue, gagna le haut du château;
puis par
 une corde qu’il avait faite avec les vêtements des
autres, ils
 descendit aussi bas qu’il put, puis plongea dans le
Rhône, qu’il
 traversa à la nage, et s’en vint à Beaucaire
frapper chez un ami qui
 lui donna l’hospitalité.
-- Et le pauvre Balarin, disait le Bouteillon (un petit homme
rageur
 qui sans cesse cognait sur le casaquin des prêtres), le
pauvre
 Balarin qui pêchait à la ligne en 1815
là-bas dans la
 Font-Mourguette, et qu’ils assassinèrent parce
qu’il ne voulait pas
 crier : "Vive le roi!"
-- Et, faisait le gros Tardieu, le monsieur du Mas Blanc, qui,
vers
 la même époque, fut abattu d’un coup de fusil
tiré à travers la
 porte!
-- Et Trestaillon! avançait l’un.
-- Et le Pointu! ajoutait l’autre.
Telles étaient les invectives qui, d’un
côté comme de l’autre, avec
 la république étaient revenues sur l’eau. Et,
ici comme ailleurs,
 cela ramena la brouille et les divisions intestines. Les
Rouges
 commencèrent de porter la ceinture et la cravate rouge,
et les Blancs
 les portèrent vertes. Les premiers se fleurirent avec des
bouquets de
 thym, emblème de la Montagne; les seconds
arborèrent les fleurs de
 lis royales. Les républicains plantaient des arbres de la
liberté; la
 nuit, les royalistes les sciaient par le pied. Puis vinrent
les
 bagarres, puis les coups de couteau; et bref, ce brave peuple,
ces
 Provençaux de même race qui, un mois avant,
jouaient, plaisantaient,
 banquetaient ensemble, maintenant, pour des vétilles
qui
 n’aboutissaient à rien, se seraient mangé le
foie.
Par suite, les jeunes gens, c’est-à-dire tous ceux
de la même
 conscription, nous nous séparâmes en deux partis;
et chaque fois,
 hélas! que le dimanche au soir, après avoir bu un
coup, on
 s’entre-croisait à la farandole, pour rien on en
venait aux mains.
Aux derniers jours du carnaval, les garçons ont coutume
de faire le
 tour des fermes pour quêter des oeufs, du petit
salé, et ramasser de
 quoi manger quelques omelettes. Ils font ces
tournées-là en dansant
 la moresque, avec un tambour ou un tambourin, et en chantant
 d’ordinaire des couplets comme ceux-ci :
Mettez la main, dame, au clayon:
De chaque main un petit fromage !
Mettez la main dans le saloir,
Donnez un morceau de jarret!
Mettez la main au panier d’oeufs,
Donnez-en trois ou six ou neuf
Mais nous, cette année-là, en faisant la
quête aux oeufs, comme des
 niais que nous étions, nous ne chantions que la
politique. Les Blancs
 disaient:
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fétes, oh! que de fétes;
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fétes nous ferions.
Et les Rouges répondaient :
Henri V est aux îles
Qui pèle de l’osier,
Pour en coiffer les filles
Amies du vert et blanc.
Quand nous eûmes, le soir, dans notre coterie,
mangé l’omelette au
 lard et vidé nombre de bouteilles, nous sortîmes du
cabaret, comme on
 le fait dans les villages, en manches de chemise avec la
serviette au
 cou; et au son du tambour, les falots à la main, nous
dansâmes la
 Carmagnole en chantant la chanson qui avait alors la vogue :
La fleur du thym, ô mes amis,
Va embaumer notre pays:
Plantons le thym, plantons le thym,
Républicains, il reprendra!
Faisons, faisons la farandole
Et la montagne fleurira.
Puis nous brûlâmes Carême-prenant, nous
criâmes : "Vive Marianne!" en
 faisant flotter nos ceintures rouges, bref, nous fîmes
grand tapage.
Le lendemain en me levant, et je ne fus pas trop matinal ce
jour-là,
 mon père qui m’attendait, sérieux, solennel,
comme aux grandes
 circonstances, me dit :
-- Viens par ici, Frédéric, j’ai à te parler.
Je me songeai : Aïe! aïe! aïe! Cette fois nous
y voici, aux bouillons
 de la lessive!
Et sortant de la maison, lui devant, moi derrière, --
le suivant sans
 souffler mot, -- il me mena vers un fossé qui
était à environ cent
 pas de la ferme, et m’ayant fait asseoir auprès de
lui sur le talus,
 il commença :
-- Que m’a-t-on dit? qu’hier, tu as fait bande avec
ces polissons qui
 braillent "Vive Marianne", que tu dansas la Carmagnole! que
vous
 fîtes flotter vos ceintures rouges en l’air! Ah! mon
fils tu es
 jeune! C’est avec cette danse et c’est avec ces cris
que les
 révolutionnaires fêtaient l’échafaud.
Non content d’avoir fait mettre
 sur les journaux une chanson où tu méprises les
rois... Mais que
 t'ont fait, voyons, ces pauvres rois?
A cette question, je le confesse, je me trouvai entrepris
pour
 répondre et mon père continuant:
-- M. Durand-Maillane, dit-il, un gros savant, puisqu’il
avait
 présidé la fameuse Convention, mais aussi sage que
savant, ne la
 voulut pas signer, pourtant, la mort du roi; et un jour
qu’il causait
 avec Pélissier le jeune, qui était son neveu (nous
étions voisins de
 mas et mon père, maître Antoine, se trouvait avec
eux), un jour,
 dis-je, qu’il causait avec son neveu Pélissier,
conventionnel aussi,
 et que celui-ci se vantait d’avoir voté la mort :
"Tu es jeune,
 Pélissier, tu es jeune, lui dit M. Durand-Maillane, et
quelque jour
 tu le verras, le peuple va payer par des millions de têtes
celles de
 son roi!" Ce qui ne fut que trop vérifié,
hélas! que trop vérifié par
 vingt années de rude guerre.
-- Mais, répondis-je, cette République-ci ne
veut pas faire de mal;
 on vient d’abolir la mort en matière politique. Au
gouvernement
 provisoire figurent les premiers de France, l’astronome
Arago, le
 grand poète Lamartine, et les prêtres
bénissent les arbres de la
 liberté... D’ailleurs, mon père, si vous me
permettez de vous le
 demander, n’est-il pas vrai qu’avant 1789 les
seigneurs opprimaient
 un peu trop les manants?
-- Oui, fit mon brave père, je ne conteste pas
qu’il y eut des abus,
 de gros abus... Je vais t’en citer un exemple : Un jour, je
n’avais
 pas plus de quatorze ans, peut-être, je venais de
Saint-Remy,
 conduisant une charretée de paille roulée en
trousses, et, par le
 mistral qui soufflait, je n’entendais pas la voix d’un
monsieur dans
 sa voiture qui venait derrière moi et qui criait
paraît-il, pour me
 faire garer. Ce personnage, qui était, ma foi, un
prêtre noble (on
 l’appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et,
sitôt
 vis-à-vis de moi, il me cingla un coup de fouet à
travers le visage,
 qui me met tout en sang. Il y avait, tout près de
là, quelques
 paysans qui bêchaient : leur indignation fut telle que,
mon ami de
 Dieu, malgré que la noblesse fût alors
sacrée pour tous, à coups de
 mottes, ils l’assaillirent, tant qu’il fut à
leur portée. Ah! je ne
 dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces "Ci- devant" et
la
 Révolution, à ses premiers débuts, nous
avait assez séduits...
 Seulement, peu à peu, les choses se gâtèrent
et, comme toujours, les
 bons payèrent pour les méchants.
Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et
dans nos
 villages par les événements de 1848. Dès
l’abord, on aurait dit que
 le chemin était uni. Pour les représenter, dans
l’Assemblée
 Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient
parmi les bons
 envoyé les meilleurs : des hommes comme Berryer,
Lamartine,
 Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès,
Marie et un portefaix
 poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les
sectaires
 endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les
Journées de Juin avec
 leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la
nation. Les modérés
 se refroidirent, les enragés s’envenimèrent;
et sur mes jeunes rêves
 de république platonique une brume se répandit.
Heureusement qu’une
 éclaircie versait, à cette époque, ses
rayons autour de moi. C’était
 le libre espace de la grande nature, c’était
l’ordre, la paix de la
 vie rustique; c’était, comme disaient les
poètes de Rome, le triomphe
 de Cérès au moment de la moisson.
Aujourd’hui que les machines ont envahi
l’agriculture, le travail de
 la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa
noble
 allure d’art sacré. Maintenant, les
 moissons venues, vous voyez des espèces
d’araignées monstrueuses, des
 crabes gigantesques appelés “moissonneuses" qui
agitent leurs griffes
 au travers de la plaine, qui scient les épis avec des
coutelas, qui
 lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons
tombées,
 d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques,
les "batteuses"
 nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les
gerbes, en
 froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le
grain. Tout
 cela à 1'américaine, tristement, hâtivement,
sans allégresse ni
 chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée,
au milieu de la
 poussière, de la fumée horrible, avec
l’appréhension, si l’on ne
 prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre.
C’est
 le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle
il n’y a
 rien à faire ni à dire : fruit amer de la science,
de l’arbre de la
 science du bien comme du mal.
Mais au temps dont je parle on avait conservé encore
tous les us,
 tout l’apparat de la tradition antique.
Dès que les blés à demi-mûrs
prenaient la couleur d’abricot, un
 messager partait de la commune d’Arles, et parcourant les
montagnes,
 de village en village, il criait à son de trompe: "On
fait savoir
 qu’en Arles les blés vont être
mûrs."
Aussitôt, les Gavots, se groupant trois par trois, avec
leurs femmes,
 avec leurs filles, leurs mulets ou leurs ânes, y
descendaient en
 bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec
un
 jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les
javelles,
 composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de
tant
 de solques, selon la contenance des champs qu’ils prenaient
à
 forfait. En tête de la chiounne marchait le
capoulié, qui faisait la
 trouée dans les pièces de blé; le balle
organisait la marche du
 travail.
Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on
moissonnait
 à la faucille falce recurva, les doigts de la main
gauche protégés
 par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour
ne
 pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la
Saint-Jean,
 sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces
tâcherons de
 moisson, les uns debout, avec leur faucille attachée dans
un carquois
 qu’ils nommaient la badoque et pendue
derrière le dos, les autres
 couchés à terre en attendant qu’on les
louât.
Dans la montagne, un homme qui n’avait jamais fait les
moissons en
 terre d’Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver
à se marier, et
 c’est sur cet usage que roule l’épopée
des Charbonniers, de Félix
 Gras.
Une année portant l’autre, nous louions dans notre
Mas sept ou huit
 solques. Le beau remue-ménage, quand ce monde arrivait!
Toutes sortes
 d’ustensiles spéciaux à la moisson
étaient tirés de leurs réduits :
 les barillets en bois de saule, les énormes terrines, les
grands pots
 de brocs à vin, toute une artillerie de poterie
grossière qui se
 fabriquait à Apt. C’était une fête
incessante, une fête surtout
 lorsqu’ils faisaient la chanson des Gavots du
Ventoux. :
L’autre mercredi à Sault
 Nous fûmes huit cents solques.
Les moissonneurs, au point du jour, après le
capoulié qui leur
 ouvrait la voie dans les grandes emblavures où
l’aiguail luisait sur
 les épis d’or, joyeux s’alignaient,
dégainant leurs lames, et
 javelles de choir! Les lieuses, dont plus d’une le plus
souvent était
 charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant
que
 c’était plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant,
dans le ciel
 couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons,
de
 rayons resplendissants, le capoulié, levant sa
faucille dans l’air,
 s’écriait: "Un de plus!" et tous, de la faucille
ayant fait le salut
 à l’astre éblouissant, en avant: sous le
geste harmonieux de leurs
 bras nus, le blé tombait à pleine poigne. De temps
en temps le
 baïle, se retournant vers la chiourme, criait: "La
truie
 vient-elle? et la truie (c’était le nom du
dernier de la bande)
 répondait: "La truie vient". Enfin, après quatre
heures de vaillante
 poussée, le capoulié s’écriait:
"Lave!" Tous se redressaient,
 s’essuyaient le front du revers de la main, allaient
à quelque source
 laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes,
 s’asseyant sur les gerbes et répétant ce gai
dicton :
Bénédicité de Crau,
Bon bissac et bon baril,
ils prenaient leur premier repas.
C’était moi qui, avec notre mulet Babache, leur
apportais les vivres,
 dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs
cinq
 repas par jour: vers sept heures, le déjeuner, avec un
anchois
 rougeâtre qu’on écrasait sur le pain, sur le
pain qu’on trempait dans
 le vinaigre et l’huile, le tout accompagné
d’oignon, violemment
 piquant aux lèvres; vers dix heures le
grand-boire, consistant en
 un oeuf dur et un morceau de fromage; à une heure, le
dîner, soupe et
 légumes cuits à l’eau; vers quatre heures le
goûter, une grosse
 salade avec croûton frotté d’ail; et le soir
le souper, chair de porc
 ou de brebis, ou bien omelette d’oignon appelé
moissonienne. Au
 champ et tour à tour, ils buvaient au baril, que le
capoulié
 penchait, en le tenant sur un bâton appuyé par un
bout sur l’épaule
 du buveur. Ils avaient une tasse à trois ou un gobelet de
fer-blanc,
 c’est-à-dire un par solque. De même,
pour manger, ils n’avaient à
 trois qu’un plat, où chacun d’eux tirait avec
sa cuiller de bois.
Cela me remémore le vieux Maître Igoulen, un de
nos moissonneurs, de
 Saint-Saturnin-lès-Apt, qui croyait qu’une
sorcière lui avait "ôté
 l’eau" et qui, depuis trente ans, n’avait plus
goûté à l’eau ni pu
 manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade,
 d’oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu’on lui
demandait la raison
 pour laquelle il se privait de l’ordinaire, le vieillard se
taisait,
 mais voici le récit que faisaient ses compagnons.
Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en
compagnie
 mangeait au cabaret, passa sur la route une bohémienne,
et lui, pour
 plaisanter, levant son verre plein de vin: "A la santé,
grand’mère,
 lui cria-t-il, à la santé!" "Grand bien te fasse,
répondit la
 bohémienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais
abhorrer l’eau".
C’était un sort que la sorcière venait de lui jeter.
Ce fut fini; à partir de là, Igoulen jamais plus
ne put ingurgiter
 l’eau. Ce cas d’impression morale, que j’ai vu de
mes yeux, peut
 s’ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la
science
 aujourd’hui explique par la suggestion.
En arrière des moissonneurs venaient enfin les
glaneuses, ramassant
 les épis laissés parmi les chaumes. A Arles on en
voyait des troupes
 qui, un mois consécutif, parcouraient le terroir. Elles
couchaient
 dans les champs, sous de petites tentes appelées tibaneou
qui leur
 servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes,
selon
 l’usage d’Arles, était pour
l’hôpital.
Lecteur, voilà les gens, braves enfants de la nature,
qui, je puis te
 le dire, ont été mes modèles et mes
maîtres en poésie. C’est avec
 eux, c’est là, au beau milieu des grands soleils,
qu’étendu sous un
 saule, nous apprîmes, lecteurs, à jouer du
chalumeau dans un poème en
 quatre chants, ayant pour titre Les Moissons, dont
faisait partie
 le lai de
 Margaï, qui est dans nos Iles d’Or. Cet
essai de géorgiques, qui
 commençait ainsi :
Le mois de juin et les blés qui blondissent
Et le grand-boire et la moisson joyeuse,
Et de Saint Jean les feux qui étincellent,
Voilà de quoi parleront mes chansons,
finissait par une allusion, dans la manière de Virgile,
à la
 révolution de 1848.
Muse, avec toi, depuis la Madeleine,
Si en cachette nous chantons en accord,
Depuis le monde a fait pleine culbute:
Et cependant que noyés dans la paix,
Le long des ruisseaux nous mêlions nos voix
Les rois roulaient pêle-mêle du trône
Sous les assauts des peuples trop ployés
Et, misérables, les peuples se hachaient
Ainsi que les épis de blé sur l’aire.
Mais ce n’était pas là encore la justesse
de ton que nous cherchions.
 Voilà pourquoi ce poème ne s’est jamais
publié. Une simple légende,
 que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve
ici
 sa place comme la pierre à la bague, valait mieux,
à coup sûr, que ce
 millier de vers.
Les froments, cette année-là, contait
maître Igoulen, avaient mûri
 presque tous à la fois, courant le risque
d’être hachés par une
 grêle, égrenés par le mistral ou brouïs
par le brouillard, et les
 hommes, cette année-là, se trouvaient rares.
Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur
la porte de sa
 ferme était debout, inquiet, les bras croisés, et
dans l’attente.
-- Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un écu par
jour, un bel écu
 et la nourriture, à qui se viendrait louer.
Mais à ces mots le jour se lève, et voici que
trois hommes s’avancent
 vers le Mas, trois robustes moissonneurs: l’un à la
barbe blonde,
 l’un à la barbe blanche, l’un à la barbe
noire. L’aube les accompagne
 en les auréolant.
-- Maître, dit le capoulié (celui de la
barbe blonde), Dieu vous
 donne le bonjour: nous sommes trois gavots de la
montagne, et nous
 avons appris que vous aviez du blé mûr, du
blé en quantité: maître,
 si vous voulez nous donner de l’ouvrage, à la
journée ou à la tâche,
 nous sommes prêts à travailler.
-- Mes blés ne pressent guère, le maître
répondit; mais pourtant,
 pour ne pas vous refuser l’ouvrage, je vous baille, si vous
voulez,
 trente sous et la vie. C’est bien assez par le temps qui
court.
Or c’était le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean.
A l’approche des sept heures, le petit valet de la ferme
vient, avec
 l’ânesse blanche, leur apporter le déjeuner
et, de retour au Mas :
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
 aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupè un épi.
A l’approche des dix heures, le petit valet de la ferme
vient, avec
 l’ânesse blanche, leur apporter le grand-boire
et, de retour au
 Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
 aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
A l’approche de midi, le petit valet de la ferme vient,
avec l’ânesse
 blanche, leur apporter le dîner, et de retour au Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
 aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
A l’approche des quatre heures, le petit valet de la
ferme vient,
 avec l’ânesse blanche, leur apporter le goûter,
et de retour au Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
 aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
-- Ce sont là, dit le maître, ce sont de ces
fainéants qui cherchent
 du travail et prient Dieu de n’en point trouver. Pourtant
il faut
 aller voir.
Et cela dit, l’avare, pas à pas, vient à
son champ, se cache dans un
 fossé et observe ses hommes.
Mais alors le bon Dieu fait ainsi à saint Pierre:
-- Pierre, bats du feu.
-- J'y vais, Seigneur, répond saint Pierre.
Et saint Pierre de sa veste tire la clé du paradis,
applique à un
 caillou quelques fibres d’arbre creux et bat du feu avec la
clé.
Puis le bon Dieu fait à saint Jean:
-- Souffle, Jean!
-- J’y vais, Seigneur, répond saint Jean.
Et saint Jean souffle aussitôt les étincelles
dans le blé avec sa
 bouche; et d’une rive à l’autre un tourbillon
de flamme, un gros
 nuage de fumée enveloppe le champ. Bientôt la
flamme tombe, la fumée
 se dissipe, et mille gerbes tout à coup apparaissent,
coupées comme
 il faut, comme il faut liées, et comme il faut aussi en
gerbiers
 entassées.
Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au
Mas
 lentement s’en revient pour souper, et tout en soupant:
-— Maître, dit le chef des moissonneurs, nous avons
terminé le
 champ... Demain pour moissonner, où voulez-vous que nous
allions?
-- Capoulié, répondît le
maître avaricieux, mes blés, dont j’ai
 fait le tour, ne sont pas mûrs de reste. Voici votre
payement; je ne
 puis plus vous occuper.
Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs,
disent au
 maître: adieu! Et chargeant leurs faucilles
rengainées derrière le
 dos, s’en vont tranquilles en leur chemin: le bon Dieu au
milieu,
 saint Pierre à droite, saint Jean à gauche, et les
derniers rayons du
 soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin.
Le lendemain le maître de grand matin se lève et
joyeusement se dit
 en lui-même:
-- N’importe! hier j’ai gagné ma
journée en allant épier ces trois
 hommes sorciers; maintenant j’en sais autant
qu’eux.
Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et
l’autre
 Pierre, il les conduit à la plus grande des emblavures de
la ferme.
 Sitôt arrivés au champ, le maître dit
à Pierre :
 -- Pierre, toi, bats du feu.
 -- Maître, j’y vais, répliqua Pierre.
Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique
à un silex
 quelques fibres d’arbre creux et le couteau bat du feu.
Mais le
 maître dit à Jean:
-- Souffle, Jean!
-- Maître, j’y vais, répliqua Jean.
Et Jean avec sa bouche souffle au blé les
étincelles... Aïe! aïe! aïe
 ! la flamme en langues, une flamme affolée, enveloppe la
moisson; les
 épis s’allument, les chaumes pétillent, le
grain se charbonne; et
 penaud, l’exploiteur, quand la fumée s’est
dissipée, ne voit, au lieu
 de gerbes, que braise et poussier noir!
CHAPITRE X
A AIX-EN-PROVENCE
Mlle Louise. -- L’amour dans les cyprès. -- La
ville d’Aix. --
 L’école de droit -- L’ami Mathieu vient me
rejoindre. -- La
 blanchisseuse de la Torse. -- La baronne idéale. --
L’anthologie Les
 Provençales.
Cette année-là (1848), après les
vendanges, mes parents, qui me
 voyaient baver à la chouette ou à la lune, si
l’on veut, m'envoyèrent
 à Aix pour étudier le droit, car ils avaient
compris, les braves
 gens, que mon diplôme de bachelier ès lettres
n’était pas un brevet
 suffisant de sagesse ni de science non plus. Mais, avant de
partir
 pour la cité Sextienne, une aventure m’arriva,
sympathique et
 touchante, que je veux conter ici.
Dans un Mas rapproché du nôtre était venue
s’établir une famille de
 la ville où il y avait des demoiselles que nous
rencontrions parfois
 en allant à la messe. Vers la fin de
l’été, ces jeunes filles, avec
 leur mère, nous firent une visite; et ma mère,
avenante, leur offrit
 le "caillé" Car nous avions, au Mas, un beau troupeau de
brebis et du
 lait en abondance. C’était ma mère
elle-même qui mettait la présure
 au lait, dès qu’on venait de le traire, et
elle-même qui, quand le
 lait était pris, faisait les petits fromages, ces
jonchées du pays
 d’Arles que Belaud de la Belaudière, le poète
provençal de l’époque
 des Valoîs, trouvait si bonnes :
A la ville des Baux, pour un florin vaillant,
 Vous avez un tablier plein de fromages
 Qui fondent au gosier comme sucre fin.
Ma mère, chaque jour, telle que les bergères
chantées par Virgile,
 portant sur la hanche la terrine pleine, venait dans le cellier
avec
 son écumoire, et là, tirant du pot à beaux
flocons le caillé blanc,
 elle en emplissait les formes percées de trous et rondes;
et, après
 les jonchées faites, elle les laissait proprement
s’égoutter sur du
 jonc, que je me plaisais moi-même à aller couper au
bord des eaux.
Et voilà que nous mangeâmes, avec ces
demoiselles, une jatte de
 caillé. Et l’une d’elles, qui paraissait de mon
âge, et qui, par son
 visage, rappelait ces médailles qu’on trouve
à Saint-Remy, au ravin
 des Antiques, avait de grands yeux noirs, des yeux langoureux,
qui
 toujours me regardaient. On l’appelait Louise.
Nous allâmes voir les paons, qui, dans l’aire,
étalaient leur queue
 en arc-en-ciel, les abeilles et leurs ruches alignées
à l’abri du
 vent, les agneaux qui bêlaient enfermés dans le
bercail, le puits
 avec sa treille portée par des piliers de pierre; enfin
tout ce qui,
 au Mas, pouvait les intéresser. Louise, elle, semblait
marcher dans
 l’extase.
Quand nous fûmes au jardin, dans le temps que ma
mère causait avec la
 sienne et cueillait à ses soeurs quelques poires
beurrées, nous nous
 étions, nous deux, assis sur le parapet de notre vieux
Puits à roue.
-- Il faut, soudain me fit Mlle Louise, que je vous dise ceci:
ne
 vous souvient-il pas, monsieur, d’une petite robe, une robe
de
 mousseline, que votre mère vous porta, quand vous
étiez en pension à
 Saint-Michel-de-Frigolet?
-- Mais oui, pour jouer un rôle dans les Enfants d’Édouard.
-- Eh bien! cette robe, monsieur, c’était ma robe.
-- Mais ne vous l’a-t-on pas rendue? répondis-je comme un sot.
-- Eh! si, dit-elle, un peu confuse... Je vous ai parlé
de cela, moi,
 comme d’autre chose.
Et sa mère l’appela.
-- Louise!
La jouvencelle me tendit sa main glacée; et, comme il
se faisait
 tard, elles partirent pour leur Mas.
Huit jours après, vers le coucher du soleil, voici
encore à notre
 seuil Louise, cette fois accompagnée seulement d’une
amie.
-- Bonsoir, fit-elle. Nous venions vous acheter quelques
livres de
 ces poires beurrées que vous nous fites goûter,
l’autre jour, à votre
 jardin.
-- Asseyez-vous, mesdemoiselles, ma mère leur dit.
-- Oh! non! répondit Louise, nous sommes
pressées, car il va être
 bientôt nuit.
Et je les accompagnai, moi tout seul cette fois, pour aller
cueillir
 les poires.
L’amie de Louise, qui était de Saint-Remy (on
l’appelait Courrade),
 était une belle fille à chevelure brune,
abondante, annelée sous un
 ruban arlésien, que la pauvre demoiselle, si gentille
qu’elle fût,
 eut l’imprudence d’amener avec elle pour compagne.
Au jardin, arrivés à l’arbre, pendant que
j’abaissais une branche un
 peu haute, Courrade, rengorgeant son corsage bombé et
levant ses bras
 nus, ses bras ronds, hors de ses manches, se mit à
cueillir. Mais
 Louise, toute pâle, lui dit :
-- Courrade, cueille, toi, et choisis les plus mûres.
Et, comme si elle voulait me dire quelque chose,
s’écartant avec moi,
 qui étais déjà troublé (sans trop
savoir par laquelle), nous allâmes
 pas à pas dans un kiosque de cyprès, où
était un banc de pierre. Là,
 moi dans l’embarras, elle me buvant des yeux, nous nous
assîmes l’un
 près de l’autre.
-- Frédéric, me dit-elle, l’autre jour je
vous parlais d’une robe
 qu’à l’âge de onze ans je vous avais
prêtée pour jouer la tragédie à
 Saint-Michel-de-Frigolet... Vous avez lu, n’est- ce pas,
l’histoire
 de Déjanire et d’Hercule?
-- Oui, fis-je en riant, et aussi de la tunique que la belle
Déjanire
 donna au pauvre Hercule et qui lui brûla le sang.
-- Ah! dit la jeune fille, aujourd’hui c’est bien le
rebours : car
 cette petite robe de mousseline blanche que vous aviez
touchée, que
 vous aviez vêtue..., quand je la mis encore, je vous aimai
à partir
 de là... Et ne m’en veuillez pas de cet aveu, qui
doit vous paraître
 étrange, qui doit vous paraître fou! Ah! ne
m’en veuillez pas,
 continua-t-elle en pleurant, car ce feu divin, ce feu qui me
vient de
 la robe fatale, ce feu, ô Frédéric, qui me
consume depuis lors, je
 l’avais jusqu’à présent, depuis sept
années peut-être, tenu caché
 dans mon coeur!
Moi, couvrant de baisers sa petite main fiévreuse, je
voulus aussitôt
 répondre en l’embrassant. Mais, doucement, elle me
repoussa.
-- Non, dit-elle, Frédéric, nous ne pouvons
savoir si le poème, dont
 j’ai fait le premier chant, aura jamais une suite... Je
vous laisse.
 Pensez à ce que je vous ai dit, et, comme je suis de
celles qui ne se
 dédisent pas, quelle que soit la réponse, vous
avez en moi une âme
 qui s’est donnée pour toujours.
Elle se leva et, courant vers Courrade sa compagne :
-- Viens vite, lui dit-elle, allons peser et payer les poires.
Et nous rentrâmes. Elles réglèrent,
s’en allèrent; et moi, le coeur
 houleux, enchanté et troublé de cette apparition
de vierges -- dont
 je trouvais chacune séduisante à sa façon,
- longtemps sous les
 derniers rayons du jour failli; longtemps entre les arbres,
je
 regardai là-bas s’envoler les tourterelles.
Mais, tout émoustillé, tout heureux que je
fusse, bientôt, en me
 sondant, je me vis dans l’imbroglio. Le Pervigilium
Veneris a beau
 dire:
Qu’il aime demain, celui qui n’aima jamais:
Et celui qui aima, qu’il aime encore demain,
l’amour ne se commande pas. Cette vaillante jeune fille,
armée
 seulement de sa grâce et de sa virginité, pouvait
bien, dans sa
 passion, croire remporter la victoire; elle pouvait,
charmante
 qu’elle était, et charmée elle-même par
son long rêve d’amour,
 croire, conformément au vers de Dante,
Amor ch’a null' amato amor perdona,
qu’un jeune homme, isolé comme moi dans un Mas,
à la fleur de l’âge,
 devait tressaillir d’emblée à son premier
roucoulement. Mais l’amour
 étant le don et l’abandon de tout notre être,
n’est-il pas vrai que
 l’âme qui se sent poursuivie pour être
capturée fait comme l’oiseau
 qui fuit l’appelant? N’est-il pas vrai, aussi, que le
nageur, au
 moment de plonger dans un gouffre d’eau profonde, a
toujours une
 passe d’instinctive appréhension?
Toujours est-il que, devant la chaîne de fleurs, devant
les roses
 embaumées qui s’épanouissaient pour moi,
j’allais avec réserve;
 tandis que vers l’autre, vers la confidente qui, toute
à son devoir
 d’amie dévouée, semblait éviter mon
abord, mon regard, je me sentais
 porté involontairement. Car, à cet âge,
s’il faut tout dire, je
 m’étais formé une idée, et de l'amante
et de l’amour, toute
 particulière. Oui, je m’étais imaginé
que, tôt ou tard, au pays
 d’Arles je rencontrerais, quelque part, une superbe
campagnarde,
 portant comme une reine le costume arlésien, galopant sur
sa cavale,
 un trident à la main, dans les ferrades de la
Crau, et qui,
 longtemps priée par mes chansons d’amour, se serait,
un beau jour,
 laissé conduire à notre Mas, pour y régner
comme ma mère
 sur un peuple de pâtres, de gardians, de laboureurs
et de
 magnanarelles. Il semblait que, déjà, je
rêvais de ma Mireille; et
 la vision de ce type de beauté plantureuse qui,
déjà, couvait en moi,
 sans qu’il me fût possible ni permis de
l’avouer, portait grand
 préjudice à la pauvre Louise, un peu trop
demoiselle au compte de ma
 rêverie.
Et alors, entre elle et moi, s’engagea une correspondance
ou, plutôt,
 un échange d’amour et d’amitié qui dura
plus de trois ans (tout le
 temps que je fus à Aix): moi, galamment, abondant vers
son faible,
 pour la sevrer, peu à peu, si je pouvais; elle, de plus
en plus
 endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux
 désespérés... De ces lettres, voici la
dernière que je reçus. Je la
 reproduis telle quelle :
"Je n’ai aimé qu’une fois, et je mourrai, je
le jure, avec le nom de
 Frédéric gravé seul dans mon coeur. Que de
nuits blanches j’ai
 passées en songeant à mon mauvais sort! Mais,
hier, en lisant tes
 consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir
mes
 pleurs que le coeur me défaillit. Le médecin dit
que j’avais la
 fièvre, que c’était de l’agitation
nerveuse, qu'il me fallait le
 repos.
"-- La fièvre! m’écriai-je; ah! que ce fût la bonne!
"Et, déjà, je me sentais heureuse de mourir pour
aller t’attendre
 là-bas où ta lettre me donne rendez-vous... Mais
écoute, Frédéric,
 puisqu’il en est ainsi, lorsqu’on te dira, et va, ce
n’est pas pour
 longtemps, lorsqu’on t’annoncera que j’aurai
quitté la terre,
 donne-moi, je t’en prie, une larme et un regret. Il y a
deux ans, je
 te fis une promesse : c’était de demander tous les
jours à Dieu qu’il
 te rendit heureux, parfaitement heureux... Eh bien ! je n’y
ai jamais
 manqué, et j'y serai fidèle, jusqu’à
mon dernier soupir. Mais toi, ô
 Frédéric, je te le demande en grâce:
lorsqu’en te promenant tu verras
 des feuilles jaunes rouler sur ton passage, pense un peu
à ma vie,
 flétrie par les larmes, séchée par la
douleur; et si tu vois un
 ruisseau qui murmure doucement, écoute sa plainte: il te
dira comme
 je t’aimais; et si quelque oisillon t'effleure de son aile,
prête
 l’oreille à son gazouillis, et il te dira,
pauvrette! que je suis
 toujours avec toi... O Frédéric!
 je t’en prie, n’oublie jamais Louise!"
Voilà l’adieu suprême que, scellé de
son sang, m’envoya la jeune
 vierge -- avec une médaille de la Vierge Marie,
qu’elle avait
 couverte de ses baisers -- dans un petit porte- feuille de
velours
 cramoisi, sur la couverture duquel elle avait brodé, avec
ses cheveux
 châtains, mes initiales au milieu d’un rameau de
lierre.
Je me ferai la touffe de lierre,
Je t’embrasserai.
Pauvre et chère Louise! A quelque temps de là,
elle prit le voile de
 nonne et mourut peu d'années après. Moi, encore
tout ému, au bout
 d’un si long temps, par la mélancolie de cet amour
étiolé, défleuri
 avant l’heure, je te consacre, ô Louise, ce souvenir
de pitié et je
 l’offre à tes mânes errant peut-être
autour de moi!
La ville d’Aix (cap de justice, comme on disait
jadis), où nous
 étions venu pour étudier le "droit écrit"
en raison de son passé de
 capitale de Provence et de cité parlementaire, a un renom
de gravité
 et de tenue hautaine qui sembleraient faire contraste avec
l’allure
 provençale. Le grand air que lui donnent les beaux
ombrages de son
 Cours, ses fontaines monumentales et ses hôtels
nobiliaires, puis la
 quantité d’avocats, de magistrats, de professeurs,
de gens de robe de
 tout ordre, qu’on y rencontre dans les rues, ne contribuent
pas peu à
 l’aspect solennel, pour ne pas dire froid, qui la
caractérise. Mais,
 de mon temps du moins, cela n’était qu’en
surface, et, dans ces
 Cadets d’Aix, il y avait, s’il me souvient, une humeur
familière, une
 gaieté de race, qui tenaient, auriez-vous dit, des
traditions
 laissées par le bon roi René.
Vous aviez des conseillers, des présidents de cour,
qui, pour se
 divertir, dans leurs salons, dans leurs bastides, touchaient
le
 tambourin. Des hommes graves, comme le docteur d’Astros,
frère du
 cardinal, lisaient à l’Académie des
compositions de leur cru en
 joyeux parler de Provence : manière comme une autre de
maintenir le
 culte de l’âme nationale et qui, dans Aix, n’eut
jamais cesse. Car le
 comte Portais, un des grands jurisconsultes du Code
Napoléon,
 n'avait-il pas écrit une comédie
provençale? Et M. Diouloufet, un
 bibliothécaire de l’Athènes du Midi, comme
Aix s’intitule parfois,
 n’avait-il pas, sous Louis XVIII, chanté en
provençal les magnans
 ou vers à soie? M. Mignet, l’historien,
l’académicien illustre,
 venait tous les ans à Aix pour jouer à la boule.
Il avait même
 formulé la maxime suivante :
"Rien n’est plus propre à refaire un homme que de
vivre au clair
 soleil, parler provençal, manger de la brandade et faire
tous les
 matins une partie de boules."
M. Borély, un ancien procureur général,
entrait dans la ville, à
 cheval, guêtré comme un riche toucheur, conduisant
fièrement un
 troupeau de porcs anglais. Et de lui les gens disaient:
-- N’est pas porcher celui qui conduit ses porcs lui-même.
Le lendemain de la Noël, nous allions à
Saint-Sauveur entendre les
 Plaintes de saint Étienne, récitées
en provençal (comme on le fait
 encore) par un chanoine du Chapitre et, dans cette
cathédrale, on
 exécutait, le jour des Rois (comme on y exécute
encore), avec une
 admirable pompe, le Noël De matin ai rescountra lou
trin.
Au Saint-Esprit, les dames se plaisaient à venir
entendre les prônes
 provençaux de l’abbé Émery, et celles
du grand monde, pour ne pas
 laisser perdre les galantes coutumes, quand venait le carnaval
et le
 temps des soirées, se faisaient dodiner dans des chaises
à porteurs,
 accompagnées de torches qu’on éteignait, en
arrivant, à l’éteignoir
 des vestibules.
Point rare qu’il y eût, au courant de l’hiver,
quelque esclandre
 mondain, tel que l’enlèvement d’une superbe
juive avec M. de
 Castillon, qui avait su dépenser royalement une fortune,
lorsqu’il
 fut Prince d’amour aux jeux de la
Fête-Dieu.
A propos de ces jeux, nous eûmes l’occasion, dans
notre séjour à Aix,
 de les voir sortir, je crois, pour une des dernières
fois: le Roi de
 la Basoche, l’Abbé de la Jeunesse, les
Tirassons, les Diables,
 le Guet, la Reine de Saba, les Chevaux-Frus
en particulier,
 avec leur rigaudon que Bizet a cueilli pour
l’Arlésienne, de Daudet
 :
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus;
Elle leur donne des châtaignes,
Ils disent qu’ils n’en veulent plus;
Et danse, ô gueux! Et danse, ô gueux!
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus.
Cette résurrection du passé provençal,
avec ses vieilles joies naïves
 (et surannées, hélas !), nous impressionna
vivement, comme vous
 pourriez le voir au chant dixième de Calendal,
où elles sont
 décrites, telles que nous les vîmes.
Or, figurez-vous qu’à Aix, quelques mois seulement
après mon arrivée,
 faisant ma promenade une après-midi sur le Cours, oh!
charmante
 surprise, je vis se profiler, près de la Fontaine-Chaude,
le nez de
 mon ami Anselme Mathieu, de Châteauneuf.
-- Ça n’est pas une blague, me fit Mathieu en me
voyant, avec son
 flegme habituel; cette eau, mon cher, est vraiment chaude, et
c’est
 bien le cas de dire : "Celle-là fume."
-- Mais depuis quand à Aix? lui dis-je en lui serrant la main.
-- Depuis, fit-il, attends..., depuis avant-hier au soir.
-- Et quel bon vent t’amène?
-- Ma foi, répondit-il, je me suis dît : Puisque
Mistral est allé
 faire à Aix son droit, il faut y aller aussi et tu feras
le tien."
-- C’est bien pensé, lui dis-je, et tu peux
croire, Anselme, que j’en
 suis ravi, sais-tu? Mais as-tu passé bachelier?
-- Oui, dit-il en riant, j’ai passé, comme la
piquette sur le marc de
 vendange.
-- C’est que, mon pauvre Anselme, pour être admis
aux grades de la
 Faculté de Droit, je crois qu’il faut avoir son
baccalauréat ès
 lettres.
-- Bon enfant ! riposta le gentil ami Mathieu, supposons
qu’on ne
 veuille pas me diplômer comme les autres, pourra-t—on
m'empêcher de
 prendre ma licence, voyons, en droit d’amour?... Tiens, pas
plus tard
 que tantôt, en allant me promener dans une espèce
de vallon qu’on
 appelle la Torse, j’ai fait la connaissance d’une
jeune
 blanchisseuse, un peu brune, c’est vrai, mais ayant bouche
rouge,
 quenottes de petit chien qui ne demandent qu’à
mordre, deux frisons
 folletant hors de sa coiffe blanche, la nuque nue, le nez en
l’air,
 les bras joliment potelés...
-- Allons, grivois, il me paraît que tu ne l’as pas mal lorgnée.
-- Non, dit-il, Frédéric, il ne faudrait pas
croire que moi, un
 rejeton des marquis de Montredon, si peu sensé que je
sois, j’aille
 m’amouracher d’un minois de lavoir. Mais vois- tu je
ne sais pas si
 tu es comme moi: quand je fais la rencontre de quelque friand
museau,
 serait-ce un museau de chatte je ne puis m’empêcher
de me retourner
 pour voir. Bref, en causant avec la petite, nous sommes
convenus
 qu’elle me blanchirait mon linge et qu’elle viendrait
le prendre la
 semaine prochaine.
-- Mathieu, tu es un gueusard, un friponneau, tu sens le roussi...
-- Non, mon ami, tu n’y es pas, laisse donc que
j’achève. Ayant ainsi
 traité avec ma blanchisseuse, comme, tout en causant, je
vis, à
 travers l’écume qui lui giclait entre les doigts,
qu’elle froissait
 et chiffonnait une chemise de dentelle: "Diable, quel linge
fin!
 dis-je à la jeune fille, cette chemise-là
n’est pas faite pour
 couvrir les fruits d’automne d'une gaupe!" "Il s’en
faut!
 répondit-elle. Ça, c’est la chemisette
d’une des plus belles dames de
 la rue des Nobles: une baronne de trente ans, mariée, la
pauvrette, à
 un vieux barbon d’homme qui est juge à la cour et
jaloux comme un
 Turc." "Mais elle doit transir d’ennui!" "Transir? ah! tant
et tant
 qu’elle est toujours à son balcon, comme en attente
du galant, tenez,
 qui viendra la distraire." "Et on l’appelle?" "Mais
monsieur vous en
 voulez trop savoir... Moi, voyez-vous je lave la lessive
qu’on me
 donne, mais je ne me mêle pas de ce qui après tout,
ne me regarde
 pas." Il ne m’a pas été possible d’en
tirer plus pour le moment...
 Mais ajouta Matthieu, lorsqu'elle viendra chercher mon
blanchissage
 dans ma chambre, vois-tu, dussé-je bien lui faire deux et
trois
 caresses, il faut qu’elle soit fine si elle n’ouvre
pas la bouche.
-- Et après, quand tu sauras le nom de la baronne?
-- Eh ! mon cher, j’ai du pain sur la planche pour trois
ans!
 Cependant que vous autres, les pauvres étudiants en droit
vous allez
 vous morfondre à éplucher le Code, moi, tel que
les troubadours de
 l’antique Provence, je vais, sous le balcon de ma belle
baronne,
 étudier à loisir les douces Lois
d’Amour.
Et, comme je vous le livre, telles furent, les trois ans que
nous
 restâmes à Aix, et la tâche et
l’étude du chevalier Mathieu.
Oh! les belles excursions, là-bas, au pont de
l’Arc, sur la
 grand'route de Marseille, dans la poussière
jusqu’à mi-jambe et les
 parties au Tholonet, -- où nous allions humer le vin cuit
de
 Langesse; et les duels entre étudiants, dans le vallon
des Infernets,
 avec les pistolets chargés de crottes de chèvre;
et ce joli voyage
 qu’avec la diligence nous fîmes à Toulon, en
passant par le bois de
 Cuge et à travers les gorges d’Ollioules!
Un peu plus, un peu moins, nous faisions ce qu’avaient
fait, mon
 Dieu! les étudiants du temps des papes d’Avignon et
du temps de la
 reine Jeanne. Écoutez ce qu’en écrivait, du
temps de François 1er, le
 poète macaronique Antonius de Arena :
Genti gallantes sunt omnes Instudiantes
Et bellas garsas semper amare soient;
Et semper, semper sunt de bragantibus ipsi;
Inter mignonos gloria prima manet:
Banquetant, bragant, faciunt miracula plura,
Et de bonitate sunt sine fine boni.(De gentillessiis Instudiantium.)
Tandis qu’au Gai-Savoir, dans la noble cité des
comtes de Provence,
 nous nous initions ainsi, Roumanille, plus sage, publiait en
Avignon,
 dans un journal de guerre appelé la Commun, ces
dialogues pleins de
 sens, de saveur, de vaillance, tels que le Thym, Un Rouge et
un
 Blanc, les Prêtres, qui mettaient en valeur
et popularisaient la
 prose provençale.
 Puis, avec la décision, avec l’autorité que
lui donnait déjà le
 succès de ses Pâquerettes et de ses hardis
pamphlets, au
 rez-de-chaussée de son journal, il convoquait, tant vieux
que jeunes,
 les trouvères de ce temps; et de ce ralliement sortait
une
 anthologie, les Provençales, qu’un professeur
éminent, M.
 Saint-René Taillandier, alors à Montpellier,
présentait au public
 dans une introduction chaleureuse et savante (Avignon,
librairie
 Séguin, 1852).
Ce précoce recueil contenait des poésies du
vieux docteur d’Astros et
 de Gaut, d’Aix; des Marseillais Aubert, Bellot,
Bénédit, Bourrelly et
 de Barthélemy (celui de la
Némésis,); des Avignonnais Boudin,
 Cassan, Giéra; du Beaucairois Bonnet; du Tarasconais
Gautier; de
 Reybaud, de Dupuy, qui étaient de Carpentras; de
Castil-Blaze, de
 Cavaillon; de Crousillat,de Salon; de Garcin, "fils ardent
du
 maréchal d’Alleins" (mentionné dans
Mireille) ; de Mathieu, de
 Chàteauneuf; de Chalvet, de Nyons; et d’autres; puis
un groupe du
 Languedoc: Moquin-Tondon, Peyrottes, Lafare-Alais; et une
pièce de
 Jasmin.
Mais les morceaux les plus nombreux étaient de
Roumanille, alors en
 pleine production et duquel Sainte-Beuve avait salué les
Crèches
 comme "dignes de Klopstock". Théodore Aubanel, dans ses
vingt-deux
 ans, donnait là, lui aussi, ses premiers coups de
maître: le 9
 Thermidor, les Faucheurs, A la Toussaint. Moi, enfin,
enflammé de la
 plus belle ardeur, j'y allais de mes dix pièces
(Amertume, le
 Mistral, Une Course de Taureaux) et d’un Bonjour
à Tous qui
 disait, pour noter notre point de départ :
Nous trouvâmes dans les berges
Revêtue d’un méchant haillon,
La langue provençale:
En allant paître les brebis,
La chaleur avait bruni sa peau,
La pauvre n’avait que ses longs cheveux
Pour couvrir ses épaules.
Et voilà que des jeunes hommes,
En vaguant par là
Et la voyant si belle,
Se sentirent émus.
Qu’ils soient donc les bienvenus,
Car ils l’ont vêtue dûment
Comme une demoiselle.
Mais revenons aux amours de Mathieu avec la baronne
d’Aix, dont je
 n’ai pas terminé l’histoire.
Chaque fois que je rencontrais mon étudiant "en lois
d’amour", je
 l’interpellais ainsi:
-- Eh bien!, Mathieu, où en sommes-nous?
-- Nous en sommes, me répondit-il un jour, que
Lélette (c’était le
 nom de la blanchisseuse) a fini par m’indiquer
l’hôtel de la baronne;
 que j’ai passé et repassé, mon ami, tant de
fois sous les cariatides
 de son balcon, que, rendons grâce à Dieu, j’ai
été remarqué... et la
 dame, une beauté comme tu n’en vis oncques, la dame
enjôlée, charmée
 de son cavalier servant, a daigné, l’autre soir, me
laisser tomber du
 ciel, tiens, une fleur d’oeillet.
Et, disant cela, Mathieu m’exhibait une fleur
fanée et, faisant les
 yeux tendres, lançait à la volée un baiser
dans l’azur. Un mois, deux
 mois passèrent, je ne rencontrais plus Mathieu. Je
dis:
-- Allons le voir.
Je monte donc à sa chambrette -- et qu’est-ce que
je trouve? Mon
 Anselme, qui, le pied sur une chaise, me fait:
-- Arrive vite, que je te conte mon accident... Figure-t-on,
mon bon,
 que j’avais trouvé le joint, une nuit sur les onze
heures, pour
 entrer dans le jardin de ma divine baronne. Tout était
arrangé.
 Lélette, ma brave blanchisseuse, nous prêtait la
main... et je
 pensais grimper, par un de ces rosiers qui, tu sais? fleurissent
en
 treillage, jusqu’à une fenêtre où
devait ma souveraine tendre le bras
 à mes baisers. J’escaladais déjà. Le
coeur, tu peux m'en croire, me
 battait fortement... O ciel! tout à coup la fenêtre
s’entr'ouvre
 doucement; les liteaux de la jalousie se haussent: une main,
 Frédéric, une main... (ah! je le connus vite, ce
n’était pas celle de
 la baronne) me secoue sur le nez la cendre d’une pipe!
Comme tu peux
 imaginer, je n’attendis pas mon reste... Je glisse à
terre, je
 m’enfuis, je franchis le mur du jardin, et, patatras!
morbleu, je me
 foule le pied!
Vous pouvez penser si nous rîmes à nous démonter la mâchoire!
-- Mais, au moins, tu as fait venir un médecin?
-- Oh! ça ne vaut pas la peine, dit-il... La
mère de Lélette se
 trouve une conjuratrice (tu les connais peut-être elles
tiennent un
 bouchon vers la porte d’Italie). Elles m’ont fait
tremper le pied
 dans un baquet de saumure. La vieille, en marmottant
quelques
 exécrations, m’y a fait trois signes de croix avec
son gros orteil,
 puis on me l’a serré de bandes...
 Et, maintenant, j’attends, en lisant les
Pâquerettes de l’ami
 Roumanille, que Dieu y mette sa sainte main... Mais le temps ne
me
 dure pas: car Lélette m’apporte, deux fois par jour,
mon ordinaire;
 et, à défaut de grives, comme dit le proverbe, on
mange des
 merlettes.
Or ça, l’ami Mathieu, futur (et bien nommé)
Félibre des Baisers,
 qui fut toute sa vie le plus beau songe-fêtes que
j’aie jamais connu,
 avait-il rêvassé l’histoire que je viens de
dire? Je n’ai jamais pu
 l’éclaircir, et j’ai raconté la chose
telle qu’il me la narra.
CHAPITRE XI
LA RENTRÉE AU MAS
L’éclosion de Mireille. -- L’origine de ce
nom. -- Le cousin
 Tourette. -- Le moulin à l’huile. -- Le
bûcheron Siboul. --
 L’herborisateur Xavier. -- Le coup d’Etat (1851). --
L’excursion
 dans les astres, -- Le Congrès des Trouvères: Jean
Reboul. -- Le
 Romévage d'Aix : Brizeux, Zola.
Une fois "licencié", ma foi, comme tant d’autres
(et, vous avez pu le
 voir, je ne me surmenai pas trop), fier comme un jeune coq qui
a
 trouvé un ver de terre, j’arrivai au Mas à
l’heure où on allait
 souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle,
aux
 derniers rayons du jour.
-- Bonsoir toute la compagnie!
-- Dieu te le donne, Frédéric!
-- Père, mère tout va bien... A ce coup, c’est bien fini!
-- Et belle délivrance! ajouta Madeleine, la jeune
Piémontaise qui
 était servante au Mas.
Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs,
j’eus rendu
 compte de ma dernière suée, mon
vénérable père, sans autre
 observation, me dit seulement ceci:
-- Maintenant, mon beau gars, moi j’ai fait mon devoir.
Tu en sais
 beaucoup plus que ce qu’on m’en a appris... C’est
à toi de choisir la
 voie qui te convient: je te laisse libre.
-- Grand merci! répondis-je.
Et là même, -- à cette heure, j’avais
mes vingt et un ans, -- le pied
 sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi
et
 de moi-même, je pris la résolution:
premièrement, de relever, de
 raviver en Provence le sentiment de race que je voyais
s’annihiler
 sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes
les écoles;
 secondement, de provoquer cette résurrection par la
restauration de
 la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les
écoles font
 toutes une guerre à mort; troisièmement, de rendre
la vogue au
 provençal par l’influx et la flamme de la divine
poésie.
Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon âme; mais je le
sentais
 comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement
de
 sève provençale, qui me gonflait le coeur, libre
d’inclination envers
 toute maîtrise ou influence littéraire, fort de
l’indépendance qui me
 donnait des ailes, assuré que plus rien ne viendrait me
déranger, un
 soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui
suivaient la
 charrue dans la raie, j’entamai, gloire à Dieu! le
premier chant de
 Mireille.
Ce poème, enfant d’amour, fit son éclosion
paisible, peu à peu, à
 loisir, au souffle du vent large, à la chaleur du soleil
ou aux
 rafales du mistral, en même temps que je prenais la
surveillance de
 la ferme, sous la direction de mon père qui, à
quatre-vingts ans,
 était devenu aveugle.
Me plaire à moi, d’abord, puis à quelques
amis de ma première
 jeunesse, -- comme je l’ai rappelé dans un des
chants de Mireille:
O doux amis de ma jeunesse,
Aérez mon chemin de votre sainte haleine,
c’était tout ce que je voulais. Nous ne pensions
pas à Paris, dans
 ces temps d’innocence. Pourvu qu’Arles -- que j
‘avais à mon horizon,
 comme Virgile avait Mantoue -- reconnût, un jour, sa
poésie dans la
 mienne, c’était mon ambition lointaine. Voilà
pourquoi, songeant aux
 campagnards de Crau et de Camargue, je pouvais dire:
Nous ne chantons que pour vous, pâtres et gens des Mas.
De plan, en vérité, je n’en avais
qu’un à grands traits, et seulement
 dans ma tête. Voici:
Je m’étais proposé de faire naître
une passion entre deux beaux
 enfants de la nature provençale, de conditions
différentes, puis de
 laisser à terre courir le peloton, comme dans
l’imprévu de la vie
 réelle, au gré des vents!
Mireille, ce nom fortuné qui porte en lui sa
poésie, devait
 fatalement être celui de mon héroïne: car je
l’avais, depuis le
 berceau, entendu dans la maison, mais rien que dans notre
maison.
 Quand la pauvre Nanon, mon aïeule maternelle, voulait
gracieuser
 quelqu’une de ses filles:
-- C’est Mireille, disait-elle, c’est la belle
Mireille, c’est
 Mireille, mes amours.
Et ma mère, en plaisantant, disait parfois de quelque fillette:
-- Tenez! la voyez-vous, Mireille mes amours!
Mais, quand je questionnais sur Mireille, personne n’en
savait
 davantage: une histoire perdue, dont il ne subsistait que le nom
de
 l’héroïne et un rayon de beauté dans une
brume d’amour. C’était assez
 pour porter bonheur à un qui, peut-être, --
sait-on? -- fut, par
 cette intuition lui appartient aux poètes, la
reconstitution d’un
 roman véritable.
Le Mas du Juge, à cette époque, était un
vrai foyer de poésie
 limpide, biblique et idyllique. N’était-il pas
vivant, chantant
 autour de moi, ce poème de Provence avec son fond
d’azur et son
 encadrement d’Alpille? L’on n’avait
qu’à sortir pour s’en trouver
 tout ébloui. Ne voyais-je pas Mireille passer, non
seulement dans mes
 rêves de jeune homme, mais encore en personne,
tantôt dans ces
 gentilles fillettes de Maillane qui venaient, pour les vers
à soie,
 cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans
l’allégresse de ces
 sarcleuses, ces faneuses, vendangeuses, oliveuses, qui allaient
et
 venaient, leur poitrine entrouvertes, leur coiffe
cravatée de blanc,
 dans les blés, dans les foins, dans les oliviers et dans
les vignes?
Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs,
mes
 bouviers et mes pâtres, ne circulaient-ils pas, du point
de l’aube au
 crépuscule, devant mon jeune enthousiasme? Vouliez-vous
un plus beau
 vieillard, plus patriarcal, plus digue d’être le
prototype de mon
 maître Ramon, que le vieux François Mistral, celui
que tout le monde
 et ma mère elle-même n’appelaient que le
"maître"? Pauvre père!
 Quelquefois, quand le travail était pressant, il fallait
donner aide,
 soit pour rentrer les foins, soit pour dériver l’eau
de notre puits à
 roue, il criait dehors:
-- Où est Frédéric?
Bien qu’à ce moment-là je fusse
allongé sous un saule, paressant à la
 recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mère
répondait:
-- Il écrit.
Et aussitôt, la voix rude du brave homme s’apaisait en disant:
-- Ne le dérange pas.
Car, pour lui, qui n’avait lu que l’Écriture
Sainte et Don
 Quichotte en sa jeunesse, écrire était
vraiment un office religieux,
 Et il montre bien ce respect pour le mystère de la plume,
le début
 d’un récitatif, usité jadis chez nous, et
dont nous reparlerons au
 sujet du mot Félibre:
Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait.
 Un jour, de sa sainte écriture,
 Il est monté au haut du ciel.
Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don
d’intéresser ma
 Muse épique, c’était le cousin Tourrette, du
village de Mouriès: une
 espèce de colosse, membru et éclopé, avec
de grosses guêtres de cuir
 sur les souliers et connu à la ronde, dans les plaines de
Crau, sous
 le nom du Major, ayant, en 1815, été
tambour-major des gardes
 nationaux qui, sous le commandement du duc
d’Angoulême, voulaient
 arrêter Napoléon, à son retour de
l’île d’Elbe. Il avait, dans sa
 jeunesse, dissipé son bien au jeu; et dans ses vieux
jours, réduit
 aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec
nous
 autres, au Mas. Lorsqu’il repartait, mon père lui
donnait, dans un
 sac, quelques boisseaux de blé. L’été,
il parcourait la Crau et la
 Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu’on tondait les
troupeaux,
 aux fermiers pour le dépiquage, aux faucheurs de marais
pour engerber
 les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en
meules.
 Aussi connaissait-il la terre d’Arles et ses travaux,
assurément,
 comme personne. Il savait le nom des Mas, des pâturages,
des chefs de
 bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que
de
 leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un
 pittoresque, une noblesse
 d’expressions provençales, qu’il y avait
plaisir d’entendre. Pour
 dire, par exemple, que le comte de Mailly était riche,
fort riche en
 propriétés bâties:
-- Il possède, disait-il, sept arpents de toitures.
Les filles qui s’engagent pour la cueillette des olives
-- à Mouriés,
 elles sont nombreuses -- le louaient pour leur dire des contes
à la
 veillée. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune
par veillée.
 Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes,
plus ou
 moins croustilleux, qui, d’une bouche à
l’autre, se transmettent dans
 le peuple, tels que: Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean
de
 l’Ours, le Doreur, etc.
Une fois que la neige commençait à tomber :
-- Allons, disions-nous, le cousin apparaîtra bientôt.
Et il ne manquait jamais.
-- Bonjour, cousin!
-- Cousin, bonjour!
Et voilà. La main touchée et son bâton
déposé, humblement, derrière
 la porte, et s’attablait, mangeait une belle tartine de
fromage pétri
 et entamait, ensuite, le sujet de l’olivaison, Et il
contait que les
 meules, en son bourg de Mouriès, ne pouvaient tenir pied
à la récolte
 des olives. Et il disait:
-- Comme on est bien, l’hiver, lorsqu’il fait froid,
dans ces moulins
 à huile! Ecarquillé sur le marc tout chaud, on
regarde, à la clarté
 des caleils à quatre mèches, les presseurs
d’huile moitié nus qui,
 lestes comme chats, poussent tous à la barre, au
commandement du
 chef:
-- Allons, ce coup! Encore un coup! Encore un bon coup! Houp!
que
 tout claque! Là!
Étant, le cousin Tourrette, comme tous les songeurs,
tant soit peu
 fainéant, il avait, toute sa vie, rêvé de
trouver une place où il y
 eût peu de travail.
-- Je voudrais, nous disait-il, la place de compteur de
mornes, à
 Marseille par exemple, dans un de ces grands magasins où,
lorsqu’on
 les débarque, un homme, étant assis, peut, en
comptant les douzaines,
 gagner (me suis-je laissé dire) ses douze cents francs
par an.
Mon pauvre vieux Major! Il mourut comme tant d’autres,
sans avoir vu
 réaliser sa rêverie sur les mornes.
Je n’oublierai pas non plus, parmi mes collaborateurs,
ou, tant vaut
 dire, mes fauteurs de la poésie de Mireille, le
bûcheron Siboul :
 un brave homme de Montfrin, habillé de velours, qui
venait tous les
 ans, à la fin de l’automne, avec sa grande serpe,
tailler joliment
 nos bourrées de saule. Pendant qu’il
découpait et appareillait ses
 rondins, que d’observations justes il me faisait sur le
Rhône, sur
 ses courants, ses tourbillons, sur ses lagunes, sur ses baies,
sur
 ses graviers et sur ses îles, puis sur les animaux qui
fréquentent
 ses digues, les loutres qui gîtent dans les arbres creux,
les bièvres
 qui coupent des troncs comme la cuisse, et sur les pendulines
qui,
 dans les Ségonnaux, suspendent leurs nids aux peupliers
blancs, et
 sur les coupeurs d’osier et les vanniers de
Valiabrègue!
Enfin, le voisin Xavier, un paysan herboriste, qui me disait
les noms
 en langue provençale et les vertus des simples et de
toutes les
 herbes de Saint-Jean et de Saint-Roch. Si bien que mon bagage
de
 botanique littéraire, c’est ainsi que je le
formai... Heureusement!
 car m’est avis, sans vouloir les mépriser, que nos
professeurs des
 écoles, tant les hautes que les basses, auraient
été, bien sûr,
 entrepris pour me montrer ce qu’était un chardon ou
un laiteron.
Comme une bombe, dans l’entrefaite de ce prodrome de
Mireille,
 éclata la nouvelle du coup d’État du 2
décembre 1851.
Quoique je ne fusse pas de ces fanatiques chez qui la
République
 tient lieu de religion, de justice et de patrie, quoique les
 Jacobins, par leur intolérance, par leur manie du niveau,
par la
 sécheresse, la brutalité de leur
matérialisme, m'eussent découragé et
 blessé plus d’une fois, le crime d’un
gouvernant qui déchirait la loi
 jurée par lui m’indigna. Il
 m'indigna, car il fauchait toutes mes illusions sur les
fédérations
 futures dont la République en France pouvait être
le couvain.
Quelques-uns des collègues de l’École de
Droit allèrent se mettre à
 la tête des bandes d’insurgés qui se
soulevaient dans le Var au nom
 de la Constitution; mais le grand nombre, en Provence comme
ailleurs,
 les uns par dégoût de la turbulence des partis, les
autres éberlués
 par le reflet du premier Empire, applaudirent, il est vrai,
au
 changement de régime. Qui pouvait deviner que
l’Empire nouveau dût
 s’effondrer dans une effroyable guerre et
l’écroulement national ?
Pour conclure, je vais citer ce qui me fut dit un jour,
après 1870
 par Taxile Delord, républicain pourtant et
député de Vaucluse, un
 jour qu’en Avignon, sur la place de l’Horloge, nous
nous promenions
 ensemble:
-- La gaffe, disait-il, la plus prodigieuse qui se soit jamais
faite
 dans le parti avancé, fut la Révolution de 1848.
Nous avions au
 gouvernement une belle famille, française, nationale,
libérale entre
 toutes et compromise même avec la Révolution, sous
les auspices de
 laquelle on pouvait obtenir, sans trouble, toutes les
libertés que le
 progrès comporte... Et nous l’avons bannie.
Pourquoi? Pour faire
 place à ce bas empire qui a mis la France en
débâcle!
Quoi qu’il en soit, en conséquence, je laissai de
côté -- et pour
 toujours -- la politique inflammatoire, comme ces embarras
qu’on
 abandonne en route pour marcher plus léger, et à
toi, ma Provence, et
 à toi, poésie, qui ne m’avez jamais
donné que pure joie, je me livrai
 tout entier.
Et voici que, rentré dans la contemplation, un soir, me
promenant en
 quête de mes rimes, car mes vers, tant que j’en ai
fait, je les ai
 trouvés tous par voies et par chemins, je rencontrai un
vieux qui
 gardait les brebis. Il avait nom "le galant jean". Le ciel
était
 étoilé, la chouette miaulait, et le dialogue
suivant (que vous avez
 lu peut-être, traduit par l’ami Daudet) eut lieu dans
cette
 rencontre.
LE BERGER
Vous voilà bien écarté, monsieur Frédéric?
MOI
Je vais prendre un peu l’air, maître Jean.
LE BERGER
Vous allez faire un tour dans les astres?
MOI
Maître Jean, vous l’avez dit. Je suis tellement
soûl, désabusé et
 écoeuré des choses de la terre que je voudrais,
cette nuit, m’enlever
 et me perdre dans le royaume des étoiles.
LE BERGER
Tel que vous me voyez, j'y fais, moi, une excursion presque
toutes
 les nuits, et je vous certifie que le voyage est des plus
beaux.
MOI
Mais comment faire pour y aller, dans cet abîme de lumière?
LE BERGER
Si vous voulez me suivre, pendant que les brebis mangent,
tout
 doucement, monsieur, je vous y conduirai et vous ferai tout
voir.
MOI
Galant Jean, je vous prends au mot.
LE BERGER
Tenez, montons par cette voie qui blanchit du nord au sud:
c’est le
 chemin de Saint Jacques. Il va de France droit sur
l’Espagne. Quand
 l’empereur Charlemagne faisait la guerre aux Sarrasins, le
grand
 saint Jacques de Galice le marqua devant lui pour lui indiquer
la
 route.
MOI
C’est ce que les païens désignaient par Voie Lactée.
LE BERGER
C’est possible; moi je vous dis ce que j’ai toujours
ouï dire...
 Voyez-vous ce beau chariot, avec ces quatre roues qui
éblouissent
 tout le nord? C’est le Chariot des Ames. Les trois
étoiles qui
 précèdent sont les trois bêtes de
l’attelage; et la toute petite qui
 va prés de la troisième, nous l’appelons le
Charretier.
MOI
C’est ce que dans les livres on nomme la Grande Ourse.
LE BERGER
Comme il vous plaira... Voyez, voyez tout à
l’entour les étoiles qui
 tombent: ce sont de pauvres âmes qui viennent
d’entrer au Paradis.
 Signons-nous, monsieur Frédéric.
MOI
Beaux anges (comme on dit), que Dieu vous accompagne!
LE BERGER
Mais tenez, un bel astre est celui qui resplendit pas loin
du
 Chariot, là-haut: c’est le Bouvier du ciel.
MOI
Que dans l’astronomie on dénomme Arcturus.
LE BERGER
Peu importe. Maintenant regardez là sur le nord,
l’étoile qui
 scintille à peine: c’est l’étoile
Marine, autrement dit la
 Tramontane. Elle est toujours visible et sert de signal aux
marins--
 lesquels se voient perdus, lorsqu’ils perdent la
Tramontane.
MOI
L’étoile Polaire, comme on l’appelle aussi,
se trouve donc dans la
 Petite Ourse; et comme la bise vient de là, les marins de
Provence,
 comme ceux d’Italie, disent qu’ils vont à
l’Ourse, lorsqu’ils vont
 contre le vent.
LE BERGER
Tournons la tête, nous verrons clignoter la
Poussînière ou le
 Pouillier, si vous préférez.
MOI
Que les savants nomment Pléiades et les Gascons Charrette des Chiens.
LE BERGER
C’est cela. Un peu plus bas resplendissent les Enseigres,
-- qui,
 spécialement, marquent les heures aux bergers.
D’aucuns les nomment
 les Trois Rois, d’autres les Trois Bourdons ou le
Râteau ou le Faux
 Manche.
MOI
Précisément, c’est Orion et la ceinture d’Orion.
LE BERGER
Très bien. Encore plus bas, toujours vers le midi,
brille Jean de
 Milan.
MOI
Sirius, si je ne me trompe.
LE BERGER
Jean de Milan est le flambeau des astres. Jean de Milan, un
jour,
 avec les Enseignes et la Poussinière, avait
été, dit-on, convié à une
 noce. (La noce de la belle Maguelone, dont nous parlerons
tantôt.) La
 Poussinière, matinale, partit, paraît-il, la
première et prit le
 chemin haut. Les Enseignes, trois filles sémillantes,
ayant coupé
 plus bas, finirent par l’atteindre. Jean de Milan,
resté endormi,
 prit, lorsqu’il se leva, le raccourci et, pour les
arrêter, leur
 lança son bâton à la volée... Ce qui
fait que le Faux Manche est
 appelé depuis le Bâton de Jean de Milan.
MOI
Et celle qui, au loin, vient de montrer le nez et qui rase
la
 montagne?
LE BERGER
C’est le Boiteux. Lui aussi était de la noce. Mais
comme il boite,
 pauvre diable, il n'avance que lentement. Il se lève tard
du reste et
 se couche de bonne heure.
MOI
Et celle qui descend, là-bas, sur le ponant,
étincelante comme une
 épousée?
LE BERGER
Eh bien ! c’est elle! l’étoile du Berger,
1’Étoile du Matin, qui nous
 éclaire à l’aube, quand nous lâchons le
troupeau, et le soir, quand
 nous le rentrons: c’est elle, l’étoile reine,
la belle étoile,
 Maguelone, la belle Maguelone, sans cesse poursuivie par Pierre
de
 Provence, avec lequel a lieu, tous les sept ans son mariage.
MOI
La conjonction, je crois, de Vénus et de Jupiter ou de
Saturne
 quelquefois.
LE BERGER
A votre goût... mais tiens, Labrit! Pendant que nous
causions, les
 brebis se sont dispersées, tai! tai! ramène-les!
Oh! le mauvais
 coquin de chien, une vraie rosse... Il faut que j’y aille
moi-même.
 Allons, monsieur Frédéric, vous, prenez garde de
ne pas vous égarer!
MOI
Bonsoir! Galant Jean.
Retournons aussi, comme le pâtre, à nos moutons.
A partir des
 Provençales, recueil poétique où
avaient collaboré les trouvères
 vieux et jeunes de cette époque-là, quelques-uns,
dont j’étais,
 engagèrent entre eux une correspondance au sujet de la
langue et de
 nos productions. De ces rapports, de plus en plus ardents,
naquit
 l’idée d’un congrès de poètes
 provençaux. Et, sur la convocation de Roumanille et de
Gaut qui
 avaient écrit ensemble dans le journal Lou
Boui-Abaisse, la réunion
 eut lien le 29 août 1852, à Arles, dans une salle
de l’ancien
 archevêché, sous la présidence de
l’aimable docteur d’Astros, doyen
 d’âge des trouvères. Ce fut là
qu’entre tous nous fîmes connaissance,
 Aubanel, Aubert, Bourrelly, Cassan, Crousillat, Désanat,
Garcin,
 Gaut, Gelu, Giéra, Mathieu, Roumanille, moi et
d’autres. Grâce au bon
 Carpentrassien, Bonaventure Laurent, nos portraits eurent
les
 honneurs de l’Illustration (18 septembre 1852).
Roumanille, en invitant M. Moquin-Tandon, professeur à
la faculté des
 sciences de Toulouse et spirituel poète en son parler
montpelliérain,
 l’avait chargé d’amener Jasmin à Arles.
Mais, quand Moquin-Tandon
 écrivit à l’auteur de Marthe la folle,
savez-vous ce que répondit
 l’illustre poète gascon: "Puisque vous allez
à Arles, dites-leur
 qu’ils auront beau se réunir quarante et cent,
jamais ils ne feront
 le bruit que j’ai fait tout seul."
-- Voilà Jasmin de pied en cap, me disait Roumanille.
Cette réponse le reproduit beaucoup plus
fidèlement que le bronze
 élevé à Agen, en son honneur. Il
était ce que l’on appelle, Jasmin,
 un fier bougre.
D’ailleurs, le perruquier d’Agen, en dépit de
son génie, fut toujours
 aussi maussade pour ceux qui, comme lui, voulaient chanter dans
notre
 langue. Roumanille, puisque nous y sommes, quelques
années
 auparavant, lui avait envoyé ses
Pâquerettes, avec la dédicace de
 Madeleine, une des poésies les meilleures du recueil.
Jasmin ne
 daigna pas remercier le Provençal. Mais ayant, le Gascon,
vers 1848,
 passé par Avignon, où il donna un concert avec
Mlle Roaldès, qui
 jouait de la harpe, Roumanile, après la séance,
vint avec quelques
 autres saluer le poète qui avait fait couler les larmes
en déclamant
 ses Souvenirs :
-- Où vas-tu grand-père? -- Mon fils à
l’hôpital...
 C’est là que meurent les Jasmins.
-- Qui êtes-vous donc? fit l’Agenais au poète de Saint-Remy.
-- Un de vos admirateurs, Joseph Roumanille.
-- Roumanille? Je me souviens de ce nom... Mais je croyais
qu’il fût
 celui d’un auteur mort.
-- Monsieur, vous le voyez, répondit l’auteur des
Pâquerettes, qui
 ne laissa jamais personne lui marcher sur le pied, je suis
assez
 jeune encore pour pouvoir, s’il plaît à Dieu,
faire un jour votre
 épitaphe.
Qui fut bien plus gracieux pour la réunion
d’Arles, ce fut ce bon
 Reboul, qui nous écrivit ceci: "Que Dieu bénisse
votre table... Que
 vos luttes soient des fêtes, que les rivaux soient des
amis! Celui
 qui fit les cieux a fait celui de notre pays si grand et si
bleu
 qu’il y a de l’espace pour toutes les
étoiles."
Et cet autre Nîmois, Jules Canonge, qui disait: "Mes
amis, si vous
 aviez un jour à défendre notre cause,
n’oubliez pas qu’en Arles se
 fit votre assemblée première et que vous
fûtes étoilés dans la cité
 noble et fière qui a pour armes et pour devise:
l’épée et l’ire du
 lion."
Je ne me souviens pas de ce que je dis ou chantai là,
mais je sais
 seulement qu’en voyant le jour renaître,
j’étais dans le ravissement;
 et, Roumanille l’a dit dans son discours de Montmajour, en
1889. Il
 paraît que, songeur, plongé dans ma pensée,
dans mes yeux de jeune
 homme "resplendissaient déjà les sept rayons de
l’Étoile".
Le Congrès d’Arles avait trop bien réussi
pour ne pas se renouveler.
 L’année suivante, 21 août 1853, sous
l’impulsion de Gaut, le jovial
 poète d’Aix, à Aix se tint une
assemblée (le Festival des Trouvères)
 deux fois nombreuse comme l’assemblée d’Arles.
C’est là que Brizeux,
 le grand barde breton, nous adressa le salut et les souhaits
où il
 disait:
Le rameau d’olivier couronnera vos têtes,
Moi je n’ai que la lande en fleurs:
L’un symbole riant de la paix et des fêtes
L’autre symbole des douleurs.Unissons-les, amis; les fils qui vont nous suivre
De ces fleurs n’ornent plus leurs fronts:
Aucun ne redira le son qui nous enivre,
Quand nous, fidèles, nous mourrons...Mais peut-elle mourir la brise fraîche et douce?
L’aquilon l’emporte en son vol,
Et puis elle revient légère sur la mousse
Meurt-il le chant du rossignol?Non, tu ranimeras l’idiome sonore,
Belle Provence, à son déclin;
Sur ma tombe longtemps doit soupirer encore
La voix errante de Merlin.
Outre ceux que j'ai cités comme figurant au
Congrès d’Arles, voici
 les noms nouveaux qui émergèrent au Congrès
d’Aix : Léon Alègre,
 l’abbé Aubert, Autheman, Bellot, Brunet, Chalvet,
l’abbé Emery,
 Laidet, Mathieu Lacroix, l’abbé Lambert, Lejourdan,
Peyrottes,
 Ricard-Bérard, Tavan, Vidal etc., avec trois
trouveresses, Mlles
 Reine Garde, Léonide Constans et Hortense Rolland.
Une séance littéraire, devant tout le beau monde
d’Aix, se tint,
 après midi, dans la grande salle de la mairie,
courtoisement ornée
 des couleurs de Provence et des blasons de toutes les
cités
 provençales. Et sur une bannière en velours
cramoisi étaient inscrits
 les noms des principaux poètes provençaux des
derniers siècles. Le
 maire d’Aix, maire et député, était
alors M. Rigaud, le même qui plus
 tard donna une traduction de Mirèio en vers
français.
Après l’ouverture faite par un choeur de chanteurs,
Trouvères de Provence,
Pour nous tous quel beau jour!
Voici la Renaissance
Du parler du Midi,
dont Jean-Baptiste Gaut avait fait les paroles, le
président d’Astros
 discourut gentiment en langue provençale; puis, tour
à tour, chacun y
 alla de son morceau. Roumanille, très applaudi,
récita un de ses
 contes et chanta la Jeune Aveugle; Aubanel dévida
sa pièce des
 Jumeaux, et moi la Fin du Moissonneur. Mais le
plus grand succès
 fut pour la chansonnette du paysan Tavan, les Frisons de
Mariette,
 et pour le maçon Lacroix, qui fit tous frissonner avec sa
Pauvre
 Martine.
Emile Zola, alors écolier au collège d’Aix,
assistait à cette séance
 et, quarante ans après, voici ce qu’il disait dans
le discours qu’il
 prononça à la félibrée de Sceaux
(1892) :
"J’avais quinze ou seize ans, et je me revois,
écolier échappé du
 collège, assistant à Aix, dans la grande salle de
l’Hôtel de Ville, à
 une fête poétique un peu semblable à celle
que j’ai l’honneur de
 présider aujourd’hui. Il y avait là Mistral
déclamant la Mort du
 Moissonneur, Roumanille et Aubanel sans doute, d’autres
encore, tous
 ceux qui, quelques années plus tard, allaient être
les félibres et
 qui n’étaient alors que les troubadours."
Enfin, au banquet du soir, où l’on en dit, conta
et chanta de toutes
 sortes, nous eûmes le plaisir d’élever nos
verres à la santé du vieux
 Bellot, qui s’était, dans Marseille et toute la
Provence, fait une
 renommée, méritée assurément, de
poète drolatique, et qui, ébahi de
 voir ce débordement de sève, nous répondait
tristement :
Je ne suis qu’un gâcheur;
J’ai dans ma pauvre vie, noirci bien du papier:
Gaut, Mistral, Crousillat, qui, eux, n’ont pas la flemme,
De notre provençal débrouilleront l’écheveau.
CHAPITRE XII
FONT-SÉGUGNE
Le groupe avignonnais. -- La fête de sainte Agathe. --
Le père de
 Roumanille. -- Crousiflat de Salon, -- Le chanoine Aubanel. --
La
 famille Giéra. -- Les amours d’Aubanel et de Zani.
-- Le banquet de
 Font-Ségugne. -- L’institution du Félibrige.
— L’oraison de saint
 Anselme. -- Le premier chant des félibres.
Nous étions, dans la contrée, un groupe de
jeunes, étroitement unis,
 et qui nous accordions on ne peut mieux pour cette oeuvre de
 renaissance provençale. Nous y allions de tout coeur.
Presque tous les dimanches, tantôt dans Avignon,
tantôt aux plaines
 de Maillane ou aux Jardins de Saint-Rémy, tantôt
sur les hauteurs de
 Châteauneuf-de-Gadagne ou de Châteauneuf-du-Pape,
nous nous
 réunissions pour nos parties intimes, régals de
jeunesse, banquets de
 Provence, exquis en poésie bien plus qu’en mets,
ivres d’enthousiasme
 et de ferveur, plus que de vin. C’est là que
Roumanille nous chantait
 ses Noëls, là qu’il nous lisait les
Songeuses, toutes fraîches, et
 la Part du Bon Dieu encore flambant neuve; c’est
là que, croyant,
 mais sans cesse rongeant le frein de ses croyances, Aubanel
récitait
 le Massacre des Innocents; c’était là
que Mireille venait, de
 loin en loin, dévider ses strophes nouvellement
surgies.
A Maillane, lors de la Sainte-Agathe, qui est la fête de
l’endroit,
 les "poètes" (comme on nous appelait déjà)
arrivaient tous les ans
 pour y passer trois jours, comme les bohémiens. La vierge
Agathe
 était Sicilienne : on la martyrisa en lui tranchant les
seins. On dit
 même qu’à Arles, dans le trésor de
Saint-Trophime, est conservé un
 plat d’agate qui, selon la tradition, aurait contenu les
seins de la
 jeune bienheureuse. Mais d’où pouvait venir aux
Arlésiens et aux
 Maillanais cette dévotion pour une sainte de Catane? Je
me
 l’expliquerais de la façon suivante:
Un seigneur de Maillane, originaire d’Arles, Guillaume
des
 Porcellets, fut, d’après l’histoire, le seul
Français épargné aux
 Vêpres Siciliennes, en considération de sa droiture
et de sa vertu.
 Ne nous aurait-il pas, lui ou ses descendants, apporté le
culte de la
 vierge catanaise? Toujours est-il qu’en Sicile, sainte
Agathe est
 invoquée contre les feux de l’Etna et à
Maillane contre la foudre et
 l’incendie. Un honneur recherché par nos jeunes
Maillanaises, c’est,
 avant leur mariage, d’être trois ans
prieuresses (comme on dirait
 prêtresses) de l’autel de sainte Agathe, et voici qui
est bien joli:
 la veille de la fête, les couples, la jeunesse, avant
d’ouvrir les
 danses, viennent, avec leurs musiciens, donner une
sérénade devant
 l’église, à sainte Agathe.
Avec les galants du pays, nous venions, nous aussi,
derrière les
 ménétriers, à la clarté des falots
errants et au bruit des pétards,
 serpenteaux et fusées, offrir à la patronne de
Maillane nos
 hommages... Et, à propos de ces saints honorés sur
l’autel, dans les
 villes et les villages, de-ci de-là, au Nord comme au
Midi, depuis
 des siècles et des siècles, je me suis
demandé, parfois: Qu’est-ce, à
 côté de cela, notre gloire mondaine de
poètes, d’artistes, de
 savants, de guerriers, à peine connus de quelques
admirateurs? Victor
 Hugo lui-même n’aura jamais le culte du moindre saint
du calendrier,
 ne serait-ce que saint Gent qui, depuis sept cents ans, voit,
toutes
 les années, des milliers de fidèles venir le
supplier dans sa vallée
 perdue! Et aussi, un jour qu’à sa table (les
flatteurs avaient posé
 cette question:
-- Y a-t-il, en ce monde, gloire supérieure à celle du poète?
-- Celle du saint, répondit l’auteur des Contemplations.
Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser
l’ami
 Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines.
Nous
 allions, dans le pré du moulin, voir les luttes
s’ouvrir, au
 battement du tambour:
Qui voudra lutter, qu’il se présente...
Qui voudra lutter...
Qu’il vienne au pré!
les luttes d’hommes et d’éphèbes
où l’ancien lutteur Jésette, qui
 était surveillant du jeu, tournait et retournait autour
des lutteurs,
 butés l’un contre l’autre, nus, les jarrets
tendus, et d’une voix
 sévère leur rappelait parfois le précepte:
défense de déchirer les
 chairs...
-- O Jésette... vous souvient-il de quand vous
fîtes mordre la
 poussière à Quéquine?
-- Et de quand je terrassai Bel-Arbre d’Aramon, nous
répondait le
 vieil athlète, enchanté de redire ses victoires
d’antan. On
 m’appelait, savez-vous comme? Le Petit Maillanais ou,
autrement, le
 Flexible. Nul jamais ne put dire qu’il m’avait
renversé et, pourtant,
 j'eus à lutter avec le fameux Meissonnier, l’hercule
avignonnais qui
 tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d’Apt...
Mais nous
 ne pûmes rien nous faire.
A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de
Roumanille,
 Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraîchers qui
exploitaient un
 jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dînions en plein
air, à
 l’ombre claire d’une treille, dans les assiettes
peintes qui
 sortaient en notre honneur, avec les cuillers
d’étain et les
 fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les soeurs de notre
ami,
 deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes,
la
 blanquette d’agneau qu’elles venaient
d’apprêter.
Un rude homme, tout de même, ce vieux Jean-Denis, le
père de
 Roumanille. Il avait, étant soldat de Bonaparte (ainsi
qu’assez
 dédaigneux il dénommait l’empereur), vu la
bataille de Waterloo et
 racontait volontiers qu’il y avait gagné la
croix.
-- Mais, avec la défaite, disait-il, on n’y pensa plus.
Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, reçut
la décoration,
 Jean-Denis, fièrement, se contenta de dire:
-- Le père l’avait gagnée, c’est le garçon qui l’a.
Et voici l’épitaphe que Roumanille écrivit
sur la tombe de ses
 parents, au cimetière de Saint-Remy :
A JEAN-DENIS ROUMANILLE
 JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)
 A PIERRETTE PIQUET, SON ÉPOUSE,
 BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895.
 ILS VÉCURENT CHRÉTIENNEMENT ET MOURURENT
 TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!
Crousillat, de Salon, un dévot de la langue et des
Muses de Crau,
 était assez souvent de ces réunions d’amis et
c’est au lendemain
 d’une lecture poétique qu’il me gratifia du
sonnet que je transcris:
J’entendis un écho de ta pure harmonie,
Le jour que nous pûmes, chez Roumanille,
Cinq trouvères joyeux, francs de cérémonie,
Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,
Quand de nous attifer ta belle jeune fille?
Que je m’écrie content et jamais façonnier
Ta Mireille, ô Mistral, est une merveille!...Si donc, comme le vent dont le nom te convient,
Fort est le souffle saint qui t’inspire, jeune homme,
Allons, au monde avide épanche les accents:A tes flambants accords les monts vont s’émouvoir
Les arbres tressaillir, les torrents s’arrêter,
Comme aux sons modulés sur les lyres antiques.
On allait, en Avignon, à la maison d’Aubanel, dans
la rue Saint-Marc
 (qui, aujourd’hui, porte le nom du glorieux
félibre): un hôtel à
 tourelles, ancien palais cardinalice, qu’on a démoli
depuis pour
 percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait,
avec
 sa vis, une presse de bois semblable à un pressoir qui,
depuis deux
 cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et
scolaires
 du Comtat. Là, nous nous installions, un peu
intimidés par le parfum
 d’église qui était dans les murs, mais
surtout par Jeanneton, la
 vieille cuisinière, qui avait toujours l’air de
grommeler:
-- Les voilà encore!
Cependant, la bonhomie du père d’Aubanel,
imprimeur officiel de notre
 Saint-Père le Pape, et la jovialité de son oncle
le chanoine nous
 avaient bientôt mis à l’aise. Et venu le
moment où l’on choque le
 verre, le bon vieux prêtre racontait.
-- Une nuit, disait-il, quelqu’un vint m’appeler
pour porter
 l’extrême-onction à une malheureuse de ces
mauvaises maisons du préau
 de la Madeleine. Quand j'eus administré la pauvre
agonisante, et que
 nous redescendions avec le sacristain, les dames,
alignées le long de
 l’escalier, décolletées et accoutrées
d’oripeaux de carnaval, me
 saluèrent au passage, la tête penchée,
d’un air si contrit qu’on leur
 aurait donné, selon l’expression populaire,
l’absolution sans les
 confesser. Et la mère catin, tout en m’accompagnant,
m’alléguait des
 prétextes pour excuser sa vie... Moi, sans
répondre, je dévalais les
 degrés; mais dès qu’elle m’eut ouvert la
porte du logis, je me
 retourne et je lui fais:
-- Vieille brehaigne! s’il n’y avait point de
matrones, il n’y aurait
 pas tant de gueuses!
Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard)
nous
 faisions aussi nos frairies. Mais l’endroit bienheureux,
l’endroit
 prédestiné, c’était, ensuite,
Font-Ségugne, bastide de plaisance près
 du village de Gadagne, où nous conviait la famille
Giéra: il y avait
 la mère, aimable et digne dame; l’aîné
qu’on appelait Paul, notaire à
 Avignon, passionné pour la Gaie-Science; le cadet Jules,
qui rêvait
 la rénovation du monde par l’oeuvre des
 Pénitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et
accortes:
 Clarisse et Joséphine, douceur et joie de ce nid.
Font-Ségugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel;
regarde le
 Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit à
quelques
 lieues. Le domaine prend son nom d’une petite source qui y
coule au
 pied du castel. Un délicieux bouquet de chênes,
d’acacias et de
 platanes le tient abrité du vent et de l’ardeur du
soleil.
"Font-Ségugne, dit Tavan (le félibre de
Gadagne), est encore
 l’endroit où viennent, le dimanche, les amoureux du
village. Là, ils
 ont l’ombre, le silence, la fraîcheur, les
 cachettes; il y a là des viviers avec leurs bancs de
pierre que le
 lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui
descendent,
 tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants
d’oiseaux,
 murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le
gazon,
 vous pouvez vous asseoir, rêver d’amour, si l’on
est seul et, si l’on
 est deux, aimer."
Voi1à où nous venions nous récréer
comme perdreaux, Roumanille Giéra,
 Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus
que
 tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet
de
 son vrai nom), Zani l’Avignonnaise, une amie et compagne
des
 demoiselles du castel.
"Avec sa taille mince et sa robe de laine,-- couleur de la
grenade,
 -- avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, -- avec
ses
 longs cheveux noirs et son brun visage, -- je la verrai
tantôt, la
 jeune vierge, -- qui me dira: "Bonsoir." O Zani, venez
vite!"
C’est le portrait qu’Aubanel, dans son Livre de
l’Amour, en fit
 lui-même... Mais, à présent,
écoutons-le, lorsque, après que Zani eut
 pris le voile, il se rappelle
 Font-Ségugne :
"Voici l’été, les nuits sont claires. -- A
Châteauneuf, le soir est
 beau. -- Dans les bosquets la lune encore-- monte la nuit
sur
 Camp-Cabel. -- T’en souvient-il? Parmi les pierres, -- avec
ta face
 d’Espagnole, -- quand tu courais comme une folle, -- quand
nous
 courions comme des fous -- au plus sombre et qu’on avait
peur?
"Et par ta taille déliée -- je te prenais: que
c’était doux! -- Au
 chant des bêtes du bocage, -- nous dansions alors tous les
deux. --
 Grillons, rossignols et rainettes --
 disaient, chacun, leurs chansonnettes; -- tu y ajoutais ta
voix
 claire... -- Belle amie, où sont, maintenant, -- tant de
branles et
 de chansons?
"Mais, à la fin? las de courir, -- las de rire, las de
danser, --
 nous nous asseyions sous les chênes -- un moment pour nous
reposer;
 -- tes longs cheveux qui s’épandaient. -- mon
amoureuse main aimait
 -- à les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire,
tout doux,
 -- comme une mère son enfant."
Et les vers écrits par lui, au châtelet de
Font-Ségugne, sur les murs
 de la chambre où sa Zani couchait.
"O chambrette, chambrette, -- bien sûr que tu es petite,
mais que de
 souvenirs! -- Quand je passe ton seuil, je me dis: "Elles
viennent!"
 -- Il me semble vous voir, ô belles jouvencelles, -- toi,
pauvre
 Julia, toi, ma chère Zani! -- Et pourtant, c’en est
fait! -- Ah! vous
 ne viendrez plus dormir dans la chambrette! -- Julia, tu es
morte!
 Zani, tu es nonnain!"
Vouliez-vous, pour berceau d’un rêve glorieux, pour
l’épanouissement
 d’une fleur d’idéal, un lieu plus favorable que
cette cour d’amour
 discrète, au belvédère d’un coteau, au
milieu des lointains azurés et
 sereins, avec une volée de jeunes qui adoraient le Beau
sous les
 trois espèces: Poésie, Amour, Provence, identiques
pour eux, et
 quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire
compagnie!
Il fut écrit au ciel qu’un dimanche fleuri, le 21
mai 1854, en pleine
 primevère de la vie et de l’an, sept poètes
devaient se rencontrer au
 castel de Font-Ségugne: Paul Giéra, un esprit
railleur qui signait
 Glaup (par anagramme de Paul G.); Roumanille, un propagandiste
qui,
 sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu
sacré autour de
 lui; Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue
et qui, au
 soleil d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa
grenade;
 Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence
redevenue, comme
 jadis, chevaleresque et amoureuse; Brunet, avec sa face de
Christ de
 Galilée, rêvant son utopie de Paradis terrestre; le
paysan Tavan qui,
 ployé sur la houe, chantonnait au soleil comme le grillon
sur la
 glèbe; et Frédéric, tout prêt
à jeter au mistral, comme les pâtres
 des montagnes, le cri de race pour héler, et tout
prêt à planter le
 gonfalon sur le Ventoux...
A table, on reparla, comme c’était
l’habitude, de ce qu’il faudrait
 pour tirer notre idiome de l’abandon où il gisait
depuis que,
 trahissant l’honneur de la Provence, les classes
dirigeantes
 l’avaient réduit, hélas! à la
domesticité. Et alors, considérant que,
 des deux derniers Congrès, celui d’Arles et celui
d’Aix, il n’était
 rien sorti qui fit prévoir un accord pour la
réhabilitation de la
 langue provençale; qu’au contraire, les
réformes, proposées par les
 jeunes de l’Ecole avignonnaise, s’étaient vues,
chez beaucoup, mal
 accueillies et mal voulues, les Sept de Font-Ségugne
délibérèrent,
 unanimes, de faire bande à part et, prenant le but en
main, de le
 jeter où ils voulaient.
-- Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf,
il nous
 faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien
qu’ils
 ne trouvent rien du tout, ils se disent tous
trouvères. D’autre
 part, il y a aussi le mot de troubadour. Mais,
usité pour désigner
 les poètes d’une époque, ce nom est
décati par l’abus qu’on en a
 fait. Et à renouveau enseigne nouvelle!
Je pris alors la parole.
-- Mes amis, dis-je, à Maillane, il existe dans le
peuple, un vieux
 récitatif qui s’est transmis de bouche en bouche et
qui contient, je
 crois, le mot prédestiné.
Et je commençai :
"Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait. -- Un
jour de sa
 sainte écriture, -- il est monté au haut du ciel.
-- Près de l’Enfant
 Jésus, son fils très précieux, -- il a
trouvé la Vierge assise -- et
 aussitôt l’a saluée. -- Soyez le bienvenu,
neveu! a dit la Vierge. --
 Belle compagne, a dit son enfant, qu’avez-vous? --
J’ai souffert sept
 douleurs amères -- que je désire vous conter.
"La première douleur que je souffris pour vous, ô
mon fils précieux,
 -- c’est lorsque, allant ouïr messe de relevailles, au
temple je me
 présentai, -- qu’entre les mains de saint
Siméon je vous mis. -- Ce
 fut un couteau de douleur -- qui me trancha le coeur, qui me
traversa
 l’âme, - ainsi qu’à vous, -- ô mon
fils précieux!
"La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. -- La
troisième
 douleur que je souffris pour vous, etc. -- La quatrième
douleur que
 je souffris pour vous, -- ô mon fils précieux! --
c’est quand je vous
 perdis, -- que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai
plus,
 -- car vous étiez dans le temple, -- où vous vous
disputiez, avec les
 scribes de la loi, -- avec les sept félibres de la
Loi (1)."
-- Les sept félibres de la Loi, mais c’est nous
autres, écria la
 tablée. Va pour félibre.
Et Glaup ayant versé dans les verres taillés une
bouteille de
 châteauneuf qui avait sept ans de cave, dit
solennellement:
-- A la santé des félibres! Et, puisque nous
voici en train de
 baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les
dérivés
 qui doivent en naître. Je vous propose donc d’appeler
félibrerie
 toute école de félibres qui comptera au moins sept
membres, en
 mémoire, messieurs, de la pléiade
d’Avignon.
-- Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s’il vous
plaît, le joli
 mot félibriser pour dire "se réunir, comme
nous faisons, entre
 félibres".
(1) Ce poème populaire se dit aussi en Catalogne. Voici
la
 traduction du Catalan correspondant au provençal que nous
venons de
 citer: Le troisième (couteau) fut quand vous eûtes,
-- près de trois
 jours, perdu votre Fils; -- vous le trouvâtes dans le
temple, --
 disputant avec des savants, -- prêchant sous les
voûtes -- la
 céleste doctrine.
-- Moi, dit Mathieu, j’ajoute le terme
félibrée pour dire "une
 frairie de poètes provençaux".
-- Moi, dit Tavan, je crois que le mot
félibréen n’exprimerait pas
 mal ce qui concerne les félibres.
-- Moi je dédie, fit Aubanel, le nom de
félibresse aux dames qui
 chanteront en langue de Provence.
-- Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot
félibrillon siérait aux
 enfants des félibres.
-- Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national:
félibrige,
 félibrige! qui désignera l’oeuvre et
l’association.
Et, alors, Glaup reprit:
-- Ce n’est pas tout, collègues! nous sommes les
félibres de la
 loi... Mais, la Loi, qui la fait?
-- Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt
ans de
 ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une
langue,
 rédiger les articles de loi qui la régissent.
Drôle de chose! elle a l’air d’un conte et,
pourtant, c’est de là, de
 cet engagement pris un jour de fête, un jour de
poésie et d’ivresse
 idéale, que sortit cette énorme et
 absorbante tâche du Trésor du
Félibrige ou dictionnaire de la
 langue provençale, où se sont fondus vingt ans
d’une carrière de
 poète.
Et qui en douterait n’aura qu’à lire le
prologue de Glaup (P. Giéra)
 dans l’Almanach Provençal de 1885, où
cela est clairement consigné
 comme suit:
"Quand nous aurons toute prête la Loi qu’un
félibre prépare et qui
 dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi
ceci,
 pourquoi cela, les opposants devront se taire."
C’est dans cette séance, mémorable à
juste titre et passée,
 aujourd’hui, à l’état de légende,
qu’on décida la publication, sous
 forme d’almanach, d’un petit recueil annuel qui serait
le fanion de
 notre poésie, l’étendard de notre
idée, le trait d’union entre
 félibres, la communication du Félibrige avec le
peuple.
Puis, tout cela réglé, l’on
s’aperçut, ma foi, que le 21 de mai, date
 de notre réunion, était le jour de sainte Estelle;
et, tels que les
 rois Mages, reconnaissant par là l’influx
mystérieux de quelque haute
 conjoncture, nous saluâmes l’Étoile qui
présidait au berceau de notre
 rédemption.
L’Almanach Provençal pour le Bel An de Dieu
1855 parut la même
 année avec ses cent douze pages. A la première, en
belle place, tel
 qu’un trophée de victoire, notre Chant des
Félibres exposait le
 programme de ce réveil de sève et de joie
populaire:
--Nous sommes des amis, des frères,
Étant les chanteurs du pays!
Tout jeune enfant aime sa mère,
Tout oisillon aime son nid:
Notre ciel bleu, notre terroir
Sont, pour nous autres, un paradis.Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!En provençal ce que l’on pense
Vient sur les lèvres aisément.
O douce langue de Provence,
Voilà pourquoi nous t’aimerons!
Sur les galets de la Durance
Nous le jurons tous aujourd’hui!Tous des amis, etc...
Les fauvettes n’oublient jamais
Ce que leur gazouilla leur père,
Le rossignol ne l’oublie guère,
Ce que son père lui chanta;
Et le langage de nos mères,
Pourrions-nous l’oublier, nous autres?Tous des amis, etc...
Cependant que les jouvencelles
Dansent au bruit du tambourin,
Le dimanche, à l’ombre légère,
A l’ombre d’un figuier, d’un pin,
Nous aimons à goûter ensemble,
A humer le vin d'un flacon.Tous des amis, etc...
Alors, quand le moût de la Nerthe
Dans le verre sautille et rit,
De la chanson qu’il a trouvée
Dès qu’un félibre lance un mot,
Toutes les bouches sont ouvertes
Et nous chantons tous à la loi.Tous des amis, etc...
Des jeunes filles sémillantes
Nous aimons le rire enfantin;
Et, si quelqu’une nous agrée,
Dans nos vers de galanterie
Elle est chantée et rechantée
Avec des mots plus que jolis.Tous des amis, etc.
Quand les moissons seront venues,
Si la poêle frit quelquefois,
Quand vous foulerez vos vendanges,
Si le suc du raisin foisonne
Et que vous ayez besoin d’aide,
Pour aider, nous y courrons tous.Tous des amis, etc...
Nous conduisons les farandoles;
A la Saint-Éloi, nous trinquons;
S’il faut lutter, à bas la veste;
De saint Jean nous sautons le feu;
A la Noël, la grande fête,
Ensemble nous posons la Bûche.Tous des amis, etc...
Dans le moulin lorsqu’on détrite
Les sacs d’olives, s’il vous faut
Des lurons pour pousser la barre,
Venez, nous sommes toujours prêts
Vous aurez là des gouailleurs comme
Il n’en est pas dix nulle part.Tous des amis, etc...
Vienne la rôtie des châtaignes
Aux veillées de la Saint-Martin,Si vous aimez les contes bleus,
Appelez-nous, voisins, voisines:
Nous vous en dirons des brochées
Dont vous rirez jusqu’au matin.Tous des amis, etc...
A votre fête patronale
Faut-il des prieurs, nous voici...
Et vous, pimpantes mariées,
Voulez-vous un joyeux couplet?
Conviez-nous: pour vous, mignonnes,
Nous en avons des cents au choix!Tous des amis, etc...
Quand vous égorgerez la truie,
Ne manquez pas de faire signe!
Serait-ce par un jour de pluie,
Pour la saigner on lie la queue:
Un bon morceau de la fressure,
Rien de pareil pour bien dîner.Tous des amis, etc...
Dans le travail le peuple ahane:
Ce fut, hélas! toujours ainsi...
Eh! s’il fallait toujours se taire,
Il y aurait de quoi crever!
Il en faut pour le faire rire,
Et il en faut pour lui chanter!Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!
Le Félibrige, vous le voyez, était loin
d’engendrer mélancolie et
 pessimisme. Tout s’y faisait de gaieté de coeur,
sans arrière-pensée
 de profit ni de gloire. Les collaborateurs des premiers
almanachs
 avaient tous pris des pseudonymes: le Félibre des
Jardins
 (Roumanille), le Félibre de la Grenade (Aubanel), le
Félibre des
 Baisers (Mathieu), le Félibre Enjoué (Glaup, Paul
Giéra), le Félibre
 du Mas on bien de Belle-Viste (Mistral), le Félibre de
l’Armée
 (Tavan, pris par la conscription), le Félibre de
l’Arc-en-Ciel (G.
 Brunet, quiétait peintre); tous ceux, ensuite, qui
vinrent peu à peu
 grossir le bataillon : le Félibre de Verre (D. Cassan),
le Félibre
 des Glands (T. Poussel), le Félibre de la Sainte-Braise
(E. Garcin),
 le Félibre de Lusène (Crousillat, de Salon), le
Félibre de l’Ail
 (J.-B. Martin, surnommé le Grec), le Félibre des
Melons (V. Martin,
 de Cavaillon), la Félibresse du Caulon (fille du
précédent), le
 Félibre Sentimental (B. Laurens), le Félibre des
Chartes (Achard,
 archiviste de Vaucluse), le Félibre du Pontias (B.
Chalvet, de
 Nyons), le Félibre de Maguelone (Moquin-Tandon), le
Félibre de la
 Tour-Magne (Roumieux, de Nîmes), le Félibre de la
Mer (M. Bourrelly),
 le Félibre des Crayons (l’abbé Cotton) et le
Félibre Myope (premier
 nom du Cascarelet, qui a signé, plus tard, les
facéties et contes
 naïfs de Roumanille et de Mistral).
CHAPITRE XIII
L’ALMANACH PROVENÇAL
Le bon pèlerin. -- Jarjaye au paradis. -- La Grenouille
de Narbonne.
 -- La Montelaise -- L’homme populaire.
L’Almanach Provençal, bien venu des
paysans, goûté par les
 patriotes, estimé par les lettrés,
recherché par les artistes, gagna
 rapidement la faveur du public; et son tirage, qui fut, la
première
 année, de cinq cents exemplaires, monta vite à
douze cents, à trois
 mille, à cinq mille, à sept mille, à dix
mille, qui est le chiffre
 moyen depuis quinze ou vingt ans.
Comme il s’agit d’une oeuvre de famille et de
veillée, ce chiffre
 représente, je ne crois guère me tromper,
cinquante mille lecteurs.
 Impossible de dire le soin, le zèle, l’amour- propre
que Roumanille
 et moi avions mis sans relâche à ce cher petit
livre, pendant les
 quarante premières années. Et sans parler ici des
innombrables
 poésies qui s’y sont publiées, sans parler de
ses Chroniques, où
 est contenue, peut-on dire, l’histoire du Félibrige,
la quantité de
 contes, de légendes, de sornettes, de facéties et
de gaudrioles, tous
 recueillis dans le terroir, qui s’y sont ramassés,
font de cette
 entreprise une collection unique. Toute la tradition, toute
la
 raillerie, tout l’esprit de notre race se trouvent
serrés là dedans;
 et si le peuple provençal, un jour, pouvait
disparaître, sa façon
 d’être et de penser se retrouverait telle quelle dans
l’almanach des
 félibres.
Roumanille a publié, dans un volume à part
(Li Conte Prouvençau et
 li Cascareleto), la fleur des contes et gais devis
qu’il égrena à
 profusion dans notre almanach populaire. Nous aurions pu en
faire
 autant; mais nous nous contenterons de donner, en
spécimen de notre
 prose d’almanach, quelques-uns des morceaux qui eurent le
plus de
 succès et qui ont été, du reste, traduits
et répandus par Alphonse
 Daudet, Paul Arène, E. Blavet, et autres bons amis.
LE BON PÈLERIN
Légende provençale.
I
Maître Archimbaud avait près de cent ans. Il
avait été jadis un rude
 homme de guerre; mais à présent, tout
éclopé et perclus par la
 vieillesse, il tenait le lit toujours et ne pouvait plus
bouger.
Le vieux maître Archimbaud avait trois fils. Un matin,
il appela
 l’aîné et lui dit :
-- Viens ici, Archimbalet! En me retournant dans mon lit
et
 rêvassant, car, va, au fond d’un lit, on a le temps
de réfléchir je
 me suis remémoré que, dans une bataille, me
rencontrant un jour en
 danger de périr je promis à Dieu de faire le
voyage de Rome... Aïe!
 je suis Vieux comme terre et ne puis plus aller en guerre!
Je
 voudrais bien, mon fils, que tu fisses à ma place ce
pèlerinage-là,
 car il me peine de mourir sans avoir accompli mon voeu.
L’aîné répondit:
-- Que diable allez-vous donc vous mettre en tête, un
pèlerinage à
 Rome et je ne sais où encore! Père, mangez, buvez,
et puis dans votre
 lit, autant qu'il vous plaira, dites des patenôtres! Nous
avons,
 nous, autre chose à faire.
Maître Archimbaud, le lendemain matin, appelle son fils cadet;
-- Cadet, écoute, lui fait-il: en rêvassant et en
calculant, car,
 vois-tu, au fond d’un lit on a le loisir de rêver, je
me suis souvenu
 que, dans une tuerie, me trouvant un jour en danger mortel, je
me
 vouai à Dieu pour le grand voyage de Rome... Aïe! je
suis vieux comme
 terre! je ne puis plus aller en guerre! et je voudrais
qu’à ma place
 tu ailles faire, toi, le pèlerinage promis.
Le cadet répondit:
-- Père, dans quinze jours va venir le beau temps! Il
faudra labourer
 les chaumes, il faut cultiver les vignes, il faut faucher
les
 foins... Notre aîné doit conduire le troupeau dans
la montagne; le
 jeune est un enfant... Qui commandera, si je m’en vais
à Rome
 fainéanter par les chemins? Père, mangez, dormez,
et laissez-nous
 tranquilles.
Le bon maître Archimbaud, le lendemain matin appelle le plus jeune:
-- Espérit, mon enfant, approche, lui fait-il.
J’ai promis au bon
 Dieu de faire un pèlerinage à Rome... Mais je suis
vieux comme terre!
 Je ne puis plus aller en guerre... Je t’y enverrais bien
à ma place,
 pauvret! Mais tu es un peu jeune, tu ne sais pas la route; Rome
est
 très loin, mon Dieu! et s’il t’arrivait
malheur...
-- Mon père, j’irai, répondit le jeune.
Mais la mère cria: Je ne veux
 pas que tu y ailles! Ce vieux radoteur avec sa guerre, avec sa
Rome,
 finit par donner sur les nerfs: non content de grogner, de
se
 plaindre, de geindre, toute l’année durant, il
enverrait maintenant
 ce bel enfant se perdre!
-- Mère, dit le jeune, la volonté d’un
père est un ordre de Dieu!
 Quand Dieu commande, il faut partir.
Et Espérit, sans dire plus, alla tirer du vin dans une
petite gourde,
 mit un pain dans sa besace avec quelques oignons, chaussa
ses
 souliers neufs, chercha dans le bûcher un bon bâton
de chêne, jeta
 son manteau sur l’épaule, embrassa son vieux
père, qui lui donna
 force conseils, fit ses adieux à toute sa parenté
et partit.
II
Mais avant de se mettre en voie, il alla dévotement
ouïr la sainte
 messe; et n’est-ce pas merveille qu'en sortant de
l’église, il trouva
 sur le seuil un beau jeune homme qui lui adressa ces mots:
-- Ami, n’allez-vous pas à Rome?
-- Mais oui, dit Espérit.
-- Et moi aussi, camarade; si cela vous plaisait, nous
pourrions
 faire route ensemble.
-- Volontiers, mon bel ami.
Or cet aimable jouvenceau était un ange envoyé par Dieu.
Espérit avec l’ange prirent donc la voie romaine;
et ainsi tout
 gaiement, tantôt au soleil, tantôt à
l’aiguail, en mendiant leur pain
 et chantant des cantiques, la petite gourde au bout du
bâton, enfin
 ils arrivèrent à la cité de Rome.
Une fois reposés, ils firent leurs dévotions
à la grande église de
 Saint-Pierre, visitèrent tour à tour les
basiliques, les chapelles,
 les oratoires, les sanctuaires, et tous les piliers
sacrés, baisèrent
 les reliques des apôtres Pierre et Paul, des vierges, des
martyrs et
 de la vraie Croix; bref avant de repartir, ils furent voir le
pape,
 qui leur donna sa bénédiction.
Et alors Espérit avec son compagnon allèrent se
coucher sous le
 porche de Saint-Pierre et Espérit s'endormit.
Or, voici qu’en dormant le pèlerin vit en songe
ses frères et sa mère
 qui brûlaient en enfer, et il se vit lui-même avec
son père dans la
 gloire éternelle des paradis de Dieu.
-- Hélas! pour lors, s’écria-t-il, je
voudrais bien, mon Dieu,
 retirer du feu ma mère, ma pauvre mère et mes
frères!
Et Dieu lui répondit:
-- Tes frères, c’est impossible, car ils ont
désobéi mon
 commandement; mais ta mère, peut-être, si tu peux,
avant sa mort, lui
 faire faire trois charités.
Et Espérit se réveilla. L’ange avait
disparu. Il eut beau l’attendre,
 le chercher, le demander, il ne le retrouva plus et il dut tout
seul
 s’en retourner à Rome.
Il se dirigea donc vers le rivage de la mer, ramassa des
coquillages,
 en garnit son habit ainsi que son chapeau, et de là,
lentement, par
 voies et par chemins, par vallées et par montagnes, il
regagna le
 pays en mendiant et en priant.
III
C’est ainsi qu’il arriva dans son endroit et à sa maison.
Il en manquait depuis deux ans. Amaigri et chétif,
hâlé, poudreux, en
 haillons, les pieds nus, avec sa petite gourde au bout de
son
 bourdon, son chapelet et ses coquilles, il était
méconnaissable.
 Personne ne le reconnut, et il s’en vint tout droit au
logis paternel
 et dit doucement à la porte:
-- Au pauvre pèlerin, au nom de Dieu, faites l’aumône!
-- Ho! sa mère cria, vous êtes ennuyeux! Tous les
jours il en passe,
 de ces garnements, de ces vagabonds, de ces truandailles.
-- Hélas! épouse, fit au fond de son lit le bon
vieil Archimbaud,
 donne-lui quelque chose: qui sait si notre fils n’est pas
à cette
 même heure dans le même besoin!
Et, ma foi, en grommelant, la femme coupa un croûton et
l’alla porter
 au pauvre. Le lendemain, le pèlerin retourne encore
à la porte de la
 maison paternelle en disant:
-- Au nom de Dieu, maîtresse, faites un peu
d’aumône au pauvre
 pèlerin.
-- Vous êtes encore là! cria la vieille, vous
savez bien qu’hier on
 vous donna; ces gloutons mangeraient tout le bien du
Chapitre!
-- Hélas! épouse, dit Archimbaud le bon
vieillard, hier as-tu pas
 mangé? et aujourd’hui toi-même ne manges-tu
pas encore? Qui sait si
 notre fils ne se trouve pas aussi dans la même
misère!
Et voilà que l’épouse, attendrie de
nouveau, va couper un autre
 croûton et le porte encore au pauvre.
Le lendemain enfin, Espérit revient à la porte de ses gens et dit:
-- Au nom de Dieu, ne pourriez-vous pas, maîtresse,
donner
 l’hospitalité au pauvre pèlerin?
-- Nenni, cria la dure vieille, allez-vous-en coucher
où l’on loge
 les gueux!
-- Hélas! épouse, dit le bon vieil Archimbaud,
donne-lui
 l’hospitalité: qui sait si notre enfant, notre
pauvre Espérit, n’est
 pas errant, à cette heure, à la rigueur du mauvais
temps!
-- Oui, tu as raison, dit la mère, et elle alla
aussitôt ouvrir la
 porte de l'étable et le pauvre Espérit, sur la
paille, derrière les
 bêtes, alla se gîter dans un coin.
Au petit jour, le lendemain, la mère
d’Espérit, les frères
d’Espérit
 viennent pour ouvrir l’étable...
L’étable, mes amis, était tout
 illuminée: le pèlerin était mort,
était roidi et blanc, entre quatre
 grands cierges qui brûlaient autour de lui; la paille
où il gisait
 était étincelante; les toiles
d’araignées, luisantes de rayons,
 pendaient là-haut des poutres, telles que les courtines
d’une
 chapelle ardente; les bêtes de l’étable, les
mulets et les boeufs,
 chauvissaient effarés avec de grands yeux pleins de
larmes; un parfum
 de, violette embaumait l’écurie; et le pauvre
pèlerin, la face
 glorieuse, tenait dans ses mains jointes un papier où
était écrit:
 "Je suis votre fils."
Alors éclatèrent les pleurs et tous en se
signant tombèrent à genoux:
 Espérit était un saint.
( Almanach Provençal de 1879.)
JARJAYE AU PARADIS
Jarjaye, un portefaix de Tarascon, vient à mourir et,
les yeux
 fermés, tombe dans l’autre monde. Et de rouler et de
rouler!
 L’éternité est vaste, noire comme la poix,
démesurée, lugubre à
 donner le frisson. Jarjaye ne sait où gagner, il est
dans
 l’incertitude, il claque des dents et bat l’espace.
Mais à force
 d’errer il aperçoit au loin une petite
lumière, là-bas au loin, bien
 loin... Il s’y dirige ; c’était la porte du bon
Dieu.
Jarjaye frappe: pan! pan! à la porte.
-- Qui est là? crie saint Pierre.
--C’est moi.
-- Qui, toi?
-- Jarjaye.
-- Jarjaye de Tarascon?
-- C’est ça, lui-même.
-- Mais, garnement, lui fait saint Pierre, comment as-tu le
front de
 vouloir entrer au saint paradis, toi qui jamais depuis vingt ans
n’as
 récité tes prières; toi qui, lorsqu'on te
disait: "Jarjaye, viens à
 la messe" répondais: "Je ne vais qu’à celle
de l’après-midi"; toi
 qui, par moquerie, appelais le tonnerre "le tambour des
escargot";
 toi qui mangeais gras, le vendredi quand tu pouvais, le samedi
quand
 tu en avais, en disant: "Qu’il en vienne! c’est la
chair qui fait la
 chair; ce qui entre dans le corps ne peut faire mal à
l'âme"; toi
 qui, quand sonnait l’angélus, au lieu de te signer
comme doit faire
 un bon chrétien: "Allons, disais-tu, un porc est pendu
à la cloche!";
 toi qui, aux avis de ton père: "Jarjaye, Dieu te punira"!
ripostais
 de coutume: "Le Bon Dieu qui l’a vu? Une fois mort on est
bien
 mort!"; toi enfin qui blasphémais et reniais chrême
et baptême, se
 peut-il que tu oses te présenter ici, abandonné de
Dieu?
Le pauvre Jarjaye répliqua:
-- Je ne dis pas le contraire, je suis un pécheur. Mais
qui savait
 qu’après la mort il y eût tant de
mystères! Enfin, oui, j’ai failli,
 et la piquette est tirée; s’il faut la boire, on la
boira. Mais au
 moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peu mon oncle,
pour
 lui conter ce qui se passe à Tarascon.
-- Quel oncle?
-- Mon oncle Matéry, qui était pénitent blanc.
-- Ton oncle Matéry? Il a pour cent ans de purgatoire.
-- Malédiction! pour cent ans! et qu’avait-il fait?
-- Tu te rappelles qu’il portait la croix aux
processions. Un jour,
 des mauvais plaisants se donnèrent le mot, et l’un
d’eux se met à
 dire: "Voyez Matéry qui porte la croix!" Un peu plus loin
un autre
 répète: "Voyez Matéry qui porte la croix!
» Un autre finalement lui
 fait comme ceci: "Voyez, voyez Matéry, qu’est-ce
qu’il porte?" Matéry
 impatienté répliqua, paraît-il: "Un
viédaze comme toi". Et il eut un
 coup de sang et mourut sur sa colère.
-- Alors, faites-moi voir ma tante Dorothée, qui
était tant, tant
 dévote.
-- Fi! elle doit être au diable, je ne la connais pas...
-- Que celle-là soit au diable, cela ne
m’étonne guère, car pour la
 dévotion si elle fut outrée, pour la
méchanceté c’était une vraie
 vipère... Figurez-vous que...
-- Jarjaye, je n’ai pas loisir; il me faut aller ouvrir
à un pauvre
 balayeur que son âne vient d’envoyer au paradis
d’un coup de pied.
-- O grand saint Pierre, puisque vous avez tant fait et que la
vue ne
 coûte rien, laissez-moi voir un peu le paradis, qu’on
dit si beau!
-- Oui, parbleu! tout de suite, vilain huguenot que tu es!
-- Allons, saint Pierre, souvenez-vous que par là-bas
mon père, qui
 est pêcheur, porte votre bannière aux processions,
et les pieds
 nus...
-- Soit, dit le saint, pour ton père, je te
l’accorde; mais vois,
 canaille, c’est entendu, tu n’y mettras que le bout du
nez.
-- Ça suffit.
Donc le céleste portier entrebâille sans bruit la
porte et dit à
 Jarjaye: "Tiens, regarde."
Mais celui-ci, tournant soudainement le dos, entre à
reculons dans le
 paradis.
-- Que fais-tu? lui demande saint Pierre.
-- La grande clarté m’offusque, répond le
Tarasconnais; il me faut
 entrer par le dos; mais selon votre parole, lorsque ne j’y
aurai mis
 le nez, soyez tranquille, je n’irai pas plus loin "Allons,
pensa le
 bienheureux, j’ai mis le pied dans la musette." Et le
Tarasconnais
 est dans le paradis.
-- Oh! dit-il, comme on est bien! comme c’est beau! quelle musique.
Au bout d’un certain moment, le porte-clefs lui fait:
-- Quand tu auras assez bayé, voyons, tu sortiras,
parce que je n’ai
 pas le temps de te donner la réplique...
-- Ne vous gênez pas, dit Jarjaye, si vous avez quelque
chose à
 faire, allez à vos occupations... Moi je sortirai quand
je
 sortirai... Je ne suis pas pressé du tout.
-- Mais tels ne sont pas nos accords.
-- Mon Dieu, saint homme, vous voilà bien ému!
Ce serait différent
 s’il n’y avait point de large; mais, grâce
à Dieu, la place ne manque
 pas.
-- Et moi je te prie de sortir, car si le bon Dieu passait....
-- Ho! puis, arrangez-vous comme vous voudrez. J'ai toujours
ouï
 dire: qui se trouve bien, qu’il ne bouge. Je suis ici,
j’y reste.
Saint Pierre hochait la tête, frappait du pied. Il va
trouver Saint
 Yves.
-- Yves, lui fait-il, toi qui es avocat, tu vas me donner un conseil.
-- Deux, s’il t’en faut, répond saint Yves.
-- Sais-tu que je suis bien campé? Je me trouve dans
tel cas, comme
 ceci, comme cela... Maintenant que dois-je faire?
-- Il te faut, lui dit saint Yves, prendre un bon avoué
et citer par
 huissier le dit Jarjaye pardevant Dieu.
Ils cherchent un bon avoué; mais d’avoué en
paradis, jamais personne
 n’en avait vu. Ils demandent un huissier. Encore moins!
Saint Pierre
 ne savait plus de quel bois faire flèche.
Vient à passer saint Luc:
-- Pierre, tu es bien sourcilleux! Notre-Seigneur
t’aurait-il fait
 quelque nouvelle semonce?
-- Oh ! mon cher, ne m’en parle pas! Il m’arrive un
embarras,
 vois-tu, de tous les diables. Un certain nommé Jarjaye
est entré par
 une ruse dans le paradis et je ne sais plus comment le mettre
dehors.
-- Et d’où est-il, ce Jarjaye?
-- De Tarascon.
-- Un Tarasconnais? dit saint Luc. Oh! mon Dieu, que tu es
bon? Pour
 le faire sortir, rien, rien de plus facile... Moi, étant,
comme tu
 sais, l’ami des boeufs, le patron des toucheurs, je
fréquente la
 Camargue, Arles, Beaucaire, Nîmes, Tarascon, et je connais
ce peuple:
 je sais où il lui démange et comment il faut le
prendre... Tiens, tu
 vas voir.
A ce moment voletait par là une volée d’anges bouffis.
-- Petits! leur fait saint Luc, psitt, psitt!
Les angelots descendent.
-- Allez en cachette hors du paradis; et quand vous serez
devant la
 porte, vous passerez en courant et en criant: "Les boeufs,
les
 boeufs!"
Sitôt les angelots sortent du paradis et comme ils sont
devant la
 porte, ils s’élancent en criant: "Les boeufs, les
boeufs! Oh tiens!
 oh tiens! la pique!"
Jarjaye, bon Dieu de Dieu! se retourne ahuri.
-- Tron de l’air! quoi! ici on fait courir les boeufs! En
avant!
 s’écrie-t-il.
Et il s’élance vers la porte comme un tourbillon
et, pauvre imbécile,
 sort du paradis.
 Saint Pierre vivement pousse la porte et ferme à clef,
puis mettant
 la tête au guichet:
-- Eh bien! Jarjaye, lui dit-il goguenard, comment te
trouves-tu à
 cette heure?
-- Oh! n’importe, riposte Jarjaye. Si ç’avait
été les boeufs, je ne
 regretterais pas ma part de paradis.
Cela disant, il plonge, la tête la première, dans l’abîme.
(Almanach provençal de 1864.)
LA GRENOUILLE DE NARBONNE
I
Le camarade Pignolet compagnon menuisier, -- surnommé
la "Fleur de
 Grasse", -- par une après-midi du mois de juin, revenait
tout joyeux
 de faire son Tour de France. La chaleur était assommante
et, sa canne
 garnie de rubans à la main, avec son affûtage
(ciseaux, rabots,
 maillet), plié derrière le dos dans son tablier de
toile, Pignolet
 gravissait le grand chemin de Grasse, d’où il
était parti depuis
 quelque trois ou quatre ans.
Il venait, selon l’usage des Compagnons du Devoir, de
monter à la
 Sainte-Baume pour voir et saluer le tombeau de maître
Jacques, père
 des Compagnons. Ensuite, après avoir inscrit sur une
roche son surnom
 compagnonique, il était descendu jusqu’à
Saint-Maximin, pour prendre
 ses couleurs chez maître Fabre, le maréchal qui
sacre les Enfants du
 Devoir. Et, fier comme un César, le mouchoir sur la
nuque, le chapeau
 égayé d’un flot de faveurs multicolores et,
pendus à ses oreilles,
 deux petits compas d’argent, il tendait vaillamment la
guêtre dans un
 tourbillon de poussière. Il en était tout
blanc.
Quelle chaleur! De temps en temps, il regardait aux figuiers
s’il n’y
 avait pas de figues; mais elles n’étaient pas
mûres, et les lézards
 bayaient dans les herbes havies; et les cigales folles, sur
les
 oliviers poudreux, sur les buissons et les yeuses, au soleil
qui
 dardait, chantaient rageusement.
-- Nom de nom, quelle chaleur! disait sans cesse Pignolet.
Ayant, depuis des heures, vidé sa gourde
d’eau-de-vie, il pantelait
 de soif et sa chemise était trempée.
-- Mais en avant! disait-il. Bientôt, nous serons à Grasse.
Oh ! sacré nom de sort! Quel bonheur, quelle joie
d’embrasser père et
 mère et de boire à la cruche l’eau des
fontaines de Grasse, et de
 conter mon Tour de France, et d’embrasser Mion sur ses
joues
 fraîches, et de nous marier, vienne la Madeleine, et ne
plus quitter
 la maison! En marche, Pignolet! Plus qu’une petite
traite!
Enfin, le voilà au portail de Grasse et, dans quatre
enjambées, à
 l’atelier de son père.
II
-- Mon gars, ô mon beau gars, cria le vieux Pignol en
quittant son
 établi, sois le bien arrivé! Marguerite, le
petit!
 Cours, va tirer du vin; mets la poêle, la nappe... Oh!
la
 bénédiction! Comment te portes-tu?
-- Pas trop mal, grâce à Dieu! Et vous autres,
par ici, père,
 êtes-vous tous gaillards?
-- Eh! comme de pauvres vieux... Mais s’est-il donc fait grand!
Et tout le monde l’embrasse, père, mère,
voisins, et les amis, et les
 fillettes. On lui décharge son paquet, et les enfants
manient les
 beaux rubans de son chapeau et de sa longue canne. La
vieille
 Marguerite, les yeux larmoyants, allume vivement le feu avec
une
 poignée de copeaux; et, pendant qu’elle enfarine
quelques morceaux de
 merluche pour régaler le garçon, maître
Pignol, le père, s’assied à
 table avec Pignolet, et de trinquer: "A la santé!" Et
l’on commence à
 mouiller l’anche.
-- Par exemple, faisait le vieux maître Pignol en
frappant avec son
 verre, toi, dans moins de quatre ans, tu as achevé ton
Tour de France
 et te voilà déjà, à ce que tu
m’assures, passé et reçu Compagnon du
 Devoir! Comme tout change, cependant! De mon temps, il fallait
sept
 ans, oui, sept belles années, pour gagner les
couleurs... Il est
 vrai, mon enfant, que là, dans la boutique, je
t’avais assez dégauchi
 et que, pour un apprenti, tu ne poussais pas déjà,
tu ne poussais pas
 trop mal le rabot et la varlope... Mais, enfin, l’essentiel
est que
 tu saches ton métier et que, je le crois du moins, tu
aies vu et
 appris tout ce que doit connaître un luron qui est fils de
maître.
-- Oh! père! pour cela, répondit le jeune homme,
voyez, sans me
 vanter, je ne crois pas que personne, dans la menuiserie, me
passe la
 plume par le bec.
-- Eh bien! dit le vieux, voyons, raconte-moi un peu, tandis
que la
 morue chante et cuit dans la poêle, ce que tu remarquas de
beau, tout
 en courant le pays.
III
-- D’abord, père, vous savez qu’en partant
d’ici, de Grasse, je filai
 sur Toulon, où j’entrai à l’arsenal. Pas
besoin de relever tout ce
 qui est là-dedans: vous l’avez vu comme moi.
-- Passe, oui, c’est connu.
-- En partant de Toulon, j’allai m’embaucher
à Marseille, fort belle
 et grande ville, avantageuse pour l’ouvrier, où les
coteries ou
 camarades me firent observer, père, un cheval
marin qui sert
 d’enseigne à une auberge.
-- C’est bien.
-- De là, ma foi, je remontai sur Aix, où
j’admirai les sculptures du
 portail de Saint-Sauveur.
-- Nous avons vu tout cela.
-- Puis, de là, nous gagnâmes Arles, et nous
vîmes la voûte de la
 commune d’Arles.
-- Si bien appareillée qu’on ne peut pas
comprendre comment ça tient
 en l’air.
-- D’Arles, père, nous tirâmes sur le bourg
de Saint-Gille, et là,
 nous vîmes la fameuse Vis...
-- Oui, oui, une merveille pour le trait et pour la taille.
Ce qui fait voir, mon fils, qu’autrefois, tout de
même, aussi bien
 qu’aujourd’hui, il y eut de bons ouvriers.
-- Puis, nous nous dirigeâmes de Saint-Gille à
Montpellier, et là, on
 nous montra la célèbre Coquille...
-- Oui, qui est dans le Vignoble, et que le livre appelle la
"trompe
 de Montpellier".
-- C’est cela... Et, après, nous marchâmes sur Narbonne.
-- C’est là que je t’attendais.
-- Quoi donc, père? A Narbonne, j’ai vu les
Trois-Nourrices, et puis
 l’archevêché, ainsi que les boiseries de
l’église Saint-Paul.
-- Et puis?
-- Mon père, la chanson n’en dit pas davantage:
"Carcassonne et
 Narbonne -- sont deux villes fort bonnes -- pour aller à
Béziers; --
 Pézénas est gentille, -- mais les plus jolies
filles -- n’en sont à
 Montpellier."
-- Alors, bousilleur, tu n’as pas vu la Grenouille?
-- Mais quelle grenouille?
-- La Grenouille qui est au fond du bénitier de
l’église Saint-Paul.
 Ah! je ne m’étonne plus que tu aies sitôt
fait, bambin, ton Tour de
 France! La Grenouille de Narbonne! le chef-d’oeuvre des
 chefs-d’oeuvre, que l’on vient voir de tous les
diables. Et ce
 saute-ruisseau! criait le vieux Pignol en s’animant de plus
en plus,
 ce méchant gâte-bois qui se donne pour compagnon
n’a pas vu seulement
 la Grenouille de Narbonne! Oh! mais, qu’un fils de
maître ait fait
 baisser la tête, dans la maison, à son père,
mignon, ça ne sera pas
 dit! Mange, bois, va dormir, et, dès demain matin, si tu
veux qu’on
 soit coterie, tu regagneras Narbonne pour voir la
Grenouille.
IV
Le pauvre Pignolet, qui savait que son père ne
démordait pas aisément
 et qu’il ne plaisantait pas, mangea, but, alla au lit, et
le
 lendemain, à l’aube, sans répliquer
davantage, après avoir muni de
 vivres son bissac, il repartit pour Narbonne.
Avec ses pieds meurtris et enflés par la marche, avec
la chaleur, la
 soif, par voies et par chemins, va donc mon Pignolet!
Aussitôt arrivé, au bout de sept ou huit jours,
dans la ville de
 Narbonne, -- d’où selon le proverbe, "ne vient ni
bon vent ni bonne
 personne", -- Pignolet qui, cette fois, ne chantait pas, je
vous
 l’assure, sans prendre le temps même de manger un
morceau ou boire un
 coup au cabaret, s'achemine de suite vers l’église
Saint-Paul et,
 droit au bénitier, s’en vient voir la
Grenouille.
Dans la vasque de marbre, en effet, sous l’eau claire,
une grenouille
 rayée de roux, tellement bien sculptée qu’on
l’aurait dite vivante,
 regardait accroupie, avec ses deux yeux d’or et son museau
narquois,
 le pauvre Pignolet, venu de Grasse pour la voir.
-- Ah! petite vilaine, s’écria tout à coup,
farouche, le menuisier.
 Ah! c’est toi qui m’as fait faire, par ce soleil
ardent, deux cents
 lieues de chemin! Va, tu te souviendras de Pignolet de
Grasse!
Et voilà le sacripant qui, de son baluchon, tire son
maillet, son
 ciseau, et pan! d’un coup, à la grenouille il fait
sauter une patte.
 On dit que l’eau bénite, comme teinte de sang,
devînt rouge soudain,
 et la vasque du bénitier, depuis lors, est restée
rougeâtre.
(Almanach Provençal de 1890.)
LA MONTELAISE
I
Une fois, à Monteux, qui est l’endroit du grand
saint Gent et de
 Nicolas Saboly, il y avait une fillette blonde comme l’or.
On lui
 disait Rose. C’était la fille d’un cafetier.
Et, comme elle était
 sage et qu’elle chantait comme un ange, le curé de
Monteux l’avait
 mise à la tête des choristes de son
église.
Voici que, pour la Saint-Gent, fête patronale de
Monteux, le père de
 Rose avait loué un chanteur.
Le chanteur, qui était jeune, tomba amoureux de la
blondine; la
 blondine, ma foi, devint amoureuse aussi. Puis, un beau jour,
les
 deux enfants, sans tant aller chercher, se marièrent; la
petite Rose
 fut Mme Bordas.
Adieu, Monteux! Ils partirent ensemble. Ah! que
c’était charmant,
 libres comme l’air et jeunes comme l’eau, de
n’avoir aucun souci, que
 de vivre en plein amour et chanter pour gagner sa vie!
La belle première fête où Rose chanta, ce
fut pour sainte Agathe, la
 vote des Maillanais.
Je m’en souviens comme si c’était hier.
C’était au café de la Place
(aujourd’hui Café du Soleil): la salle
 était pleine comme un oeuf. Rose, pas plus
effrayée qu’un passereau
 de saule, était droite, là-bas au fond, sur une
estrade, avec ses
 cheveux blondins, avec ses jolis bras nus, et son mari à
ses pieds
 l’accompagnant sur la guitare.
Il y avait une fumée! C’était rempli de
paysans, de Graveson, de
 Saint-Remy, d’Eyrague et de Maillane. Mais on
n’entendait pas une
 mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire:
-- Comme elle est jolie ! le galant biais! Elle chante comme
un
 orgue, et elle n’est pas de loin, elle n’est que de
Monteux!
Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle
parlait
 de patrie, de drapeau, de bataille, de liberté, de
gloire, et cela
 avec une passion, une flamme, un tron de l’air, qui
faisaient
 tressaillir toutes ces poitrines d’hommes. Puis, quand elle
avait
 fini, elle criait:
-- Vive saint Gent!
Des applaudissements à démolir la salle. La
petite descendait,
 faisait, toute joyeuse, la quête autour des tables; les
pièces de
 deux sous pleuvaient dans la sébile et, riante et
contente comme si
 elle avait cent mille francs, elle versait l’argent dans la
guitare
 de son homme, en lui disant:
-- Tiens! vois; si cela dure, nous serons bientôt riches...
II
Quand Mme Bordas eut fait toutes les fêtes de notre
voisinage,
 l’envie lui vint de s’essayer dans les villes.
Là, comme au village, la Montelaise fit florès.
Elle chantait la
 Pologne avec son drapeau à la main; elle y mettait tant
d’âme, tant
 de frisson, qu’elle faisait frémir.
En Avignon, à Cette, à Toulouse, à
Bordeaux, elle était adorée du
 peuple. Tellement qu’elle se dit:
-- Maintenant, il n’y a plus que Paris!
Elle monta donc à Paris. Paris est l’entonnoir qui
aspire tout. Là
 comme ailleurs, et plus encore, elle fut l’idole de la
foule.
Nous étions aux derniers jours de l’Empire; la
châtaigne commençait à
 fumer, et Mme Bordas chanta la Marseillaise. Jamais
cantatrice
 n’avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle
frénésie;
 les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la
liberté
 resplendissante, et Tony Réveillon, un poète de
Paris, disait, dans
 la journal :
Elle nous vient de la Provence,
Où soufflent les vents de la mer,
Où l’on respire l’éloquence,
Tout enfant, en respirant l’air.
Tous les bras sont tendus vers elle...
Nous te saluons, ô Beauté:
Pour suivre tes pas, immortelle,
Nous quitterons notre Cité.
Tu nous mèneras aux frontières,
A ton moindre geste soumis,
Car tous les peuples sont nos frères,
Et les tyrans nos ennemis.
III
Hélas! à la frontière, trop vite il
fallut aller. La guerre, la
 défaite, la révolution, le siège
s’amoncelèrent coup sur coup. Puis
 vint la Commune et son train du diable.
La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un
oiseau dans la
 tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de
tourbillonnement, de
 popularité, leur chanta Marianne comme un petit
démon. Elle aurait
 chanté dans l’eau; encore mieux dans le feu!
Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et
l’emporta comme une
 paille dans le palais des Tuileries.
La populace reine se donnait une fête dans les salons
impériaux. Des
 bras noirs de poudre saisirent Marianne -- car Mme Bordas
était pour
 eux Marianne -- et la campèrent sur le trône, au
milieu des drapeaux
 rouges.
-- Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière
chanson que vont
 entendre les voûtes de ce palais maudit!
Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses
cheveux
 blonds, leur chanta... la Canaille.
Un formidable cri: "Vive la République!" suivit le
dernier refrain.
 Seulement, une voix perdue dans la foule répondit:
-- Vivo sant Gent!
La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent
dans ses yeux
 bleus, et elle devint pâle comme une morte.
-- Ouvrez, donnez-lui de l’air! cria-t-on en voyant que
le coeur lui
 manquait...
Ah! non, pauvre Rose! ce n’était pas l’air
qui lui manquait: c’était
 Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et
l’innocente joie des
 fêtes de Provence.
La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges,
s’écoulait en hurlant
 par les portails ouverts.
Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits
sombres,
 sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades
 s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole
vous coupait l’haleine,
 et quelques heures après, le feu des Tuileries montait
jusqu’aux
 nues.
Pauvre petite Montelaise: nul n’en a plus ouï parler.
(Almanach Provençal de 1873.)
L'HOMME POPULAIRE
Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre
année, à la fête de son
 village. Nous avions été sept ans camarades
d’écritoire aux écoles
 d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions
plus vus.
-- Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il
en m’apercevant, tu es toujours
 le même: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit
comme une
 quille... Je t’aurais reconnu sur mille.
-- Oui, je suis toujours le même, lui
répondis-je, seulement la vue
 baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et,
quand
 les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère
chauds.
-- Bah! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait
sillon droit et ne
 devient pas vieux qui veut... Allons, allons dîner.
Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez
l’ami
 Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid;
il y eut un dîner
 qui se faisait dire "vous": des coquilles
d’écrevisses, des truites
 de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin
cacheté, le petit
 verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous
servir à
 table, un tendron de vingt ans qui... Je n’en dis pas
plus.
Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un
bourdonnement:
 vounvoun; vounvoun; c’était le tambourin. La
jeunesse du lieu
 venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.
-- Ouvre la porte; Françonnette, cria mon ami Lassagne,
va quérir les
 fouaces et, allons, rince les verres.
Cependant les ménétriers battaient leur
tambourinade. Quand ils
 eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet
à la veste,
 entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le
valet de ville
 qui portait fièrement les prix des jeux au haut
d’une perche, avec
 les farandoleurs et la foule des filles.
Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les
cavaliers,
 chacun à son tour, coupèrent une corne de galette,
on trinqua
 pêle-mêle à la santé de M. le maire,
et puis,
M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté
un moment,
 leur adressa ces paroles :
-- Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant
que
 vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers;
sauf de vous
 battre et de lancer des projectiles, vous avez toute
permission.
-- Vive monsieur Lassagne! s’écria la jeunesse.
On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous
furent
 dehors, je demandai à Lassagne:
-- Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?
-- Il y a cinquante ans, mon cher.
-- Sérieusement? il y a cinquante ans?
-- Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon
beau, onze
 gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu
m’aide, sans
 en enterrer encore une demi-douzaine.
-- Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe
entre tant de
 gâchis et de révolutions?
-- Eh! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux
ânes. Le peuple, le
 brave peuple, ne demande qu’à être
mené. Seulement, pour le mener,
 tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le
faut
 mener raide. D’autres te disent: il le faut mener doux; et
moi,
 sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.
"Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui
ont
 toujours le bâton levé; ce n’est pas non plus
ceux qui se couchent
 sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers
sont
 ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en
jouant du
 chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est
effectivement,
 broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis
lorsqu’il a le
 ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur
son fifre
 joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la
route du
 bercail.
"Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.
-- Tu joues du chalumeau: c’est bon à dire... Mais
enfin, dans ta
 commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des
têtus et tu as
 des drôles, comme partout! allons, et quand viennent les
élections
 pour un député, par exemple, comment fais-tu?
-- Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire... Car, de
dire aux
 blancs: "Votez pour la république" serait perdre sa peine
et son
 latin, comme de dire aux rouges: "Votez pour Henri V." autant
cracher
 contre ce mur.
-- Mais les indécis, ceux qui n’ont pas
d’opinion, les pauvres
 innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le
vent les
 pousse?
-- Ah! ceux-là, quand parfois, dans la boutique du
barbier, ils me
 demandent mon avis:
-- Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que
Bassacan. Si
 vous votez pour Bassaquin, cet été vous aurez des
puces; et si vous
 votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet été.
Pour Gigognan,
 voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses
que
 font les candidats... Ah! ce serait différent, si vous
nommiez des
 paysans: tant que, pour députés, vous ne nommerez
pas des paysans,
 comme cela se fait en Suède et en Danemark, vous ne serez
pas
 représentés. Les avocats, les médecins, les
journalistes, les petits
 bourgeois de toute espèce que vous envoyez là-haut
ne demandent
 qu’une chose: rester à Paris autant que possible
pour traire la vache
 et tirer au râtelier. Ils se fichent pas mal de notre
Gigognan! Mais
 si, comme je le dis, vous, vous déléguiez des
paysans, ils
 penseraient à l’épargne, ils diminueraient
les gros traitements, ils
 ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux,
ils
 aboliraient les Droits-Réunis, et se hâteraient de
régler les
 affaires pour s’en revenir avant la moisson... Dire
pourtant qu’il y
 a en France plus de vingt millions de pieds-terreux et
qu’ils n’ont
 pas l’adresse d’envoyer trois cents d’entre eux
pour représenter la
 terre! Que risqueraient-ils d’essayer? Ce serait
bien difficile
 qu’ils fissent plus mal que les autres!
"Et chacun de me répondre: "Ah! ce M. Lassagne: tout en
badinant, il
 a raison peut-être."
-- Mais revenons, lui dis-je; toi personnellement, toi
Lassagne,
 comment as-tu fait pour conserver dans Gigognan ta
popularité et ton
 autorité pendant cinquante ans de suite?
-- Ho! c’est la moindre des choses. Tiens, levons-nous de
table, nous
 irons prendre l’air et quand tu auras fait avec moi, une ou
deux
 fois, le tour de Gigognan, tu en sauras autant que moi.
Et nous nous levâmes de table, nous allumâmes un
cigare et nous
 allâmes voir les joies.
Devant nous, en sortant, une partie de boules était
engagée sur la
 route. Le tireur enleva le but et le remplaça par sa
boule. Du coup,
 sans le vouloir, il donna deux points aux autres.
-- Sacré coquin de sort! cria M. Lassagne, voilà
qui s’appelle tirer!
 Mes compliments, Jean-Claude, j’ai vu bien des parties,
mais je
 t’assure que jamais je ne vis enlever comme cela un
cochonnet! Tu es
 un fameux tireur!
Et nous filâmes. Peu après, nous rencontrions
deux jeunes filles qui
 allaient se promener.
-- Regarde-moi donc ça, dit Lassagne à haute
voix, si on ne croirait
 pas deux reines! La jolie tournure! Quels fins minois! Et
ces
 pendants d’oreilles à la dernière mode!
C’est la fleur de Gigognan.
Les deux fillettes tournèrent la tête et souriantes nous saluèrent.
En traversant la place, nous passâmes près
d’un vieillard qui était
 assis devant sa porte.
-- Eh bien! maître Guintrand, lui dit M. Lassagne, cette
année-ci
 luttons-nous pour homme ou demi-homme?
-- Ah! mon pauvre monsieur, nous ne luttons pour rien du
tout,
 répondit maître Guintrand.
-- Vous rappelez-vous, maître Guintrand, cette
année où, sur le pré,
 se présentèrent Meissonier, Quéquine,
Rabasson, les trois plus fiers
 lutteurs de la Provence, et que vous les renversâtes sur
les épaules
 tous les trois?
-- Vous ne voulez pas que je me rappelle? fit le vieux lutteur
en
 s’allumant: c’est l’année où
l’on prit la citadelle d’Anvers. La
 joie était de cent écus, avec un mouton
pour les demi-hommes. Le
 préfet d’Avignon qui me toucha la main! Les gens de
Bédarride qui
 pensèrent se battre avec ceux de Courtezon, car qui
était pour moi,
 qui était contre... Ah! quel temps! à
côté d’à présent où
leurs
 luttes... Mieux vaut n’en point parler, car on ne voit plus
d’hommes,
 plus d’hommes, cher monsieur... D’ailleurs ils
s’entendent entre eux.
Nous serrâmes la main au vieux et continuâmes la
promenade.
 Justement, le curé sortait de son presbytère.
-- Bonjour, messieurs.
-- Bonjour; ah! tenez, dit Lassagne, monsieur le Curé,
puisque je
 vous vois, je vais vous parler de ceci: ce matin, à la
messe, je
 m’avisais que notre église se fait par trop
étroite, surtout les
 jours de fête... Croyez-vous que nous ferions mal de
penser à
 l’agrandir?
-- Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre
avis:
 vrai, les jours de cérémonie, on ne peut plus
s’y retourner.
-- Monsieur le Curé, je vais m’en occuper;
à la première réunion du
 conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons
à l’étude,
 et si à la préfecture on veut nous venir en
aide...
-- Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.
Un moment après, nous nous heurtâmes à un
gros gars qui, la veste sur
 l’épaule, allait entrer au café.
-- C’est égal, lui dit Lassagne, il paraît,
mon garçon, que tu n’es
 pas moisi: on dit que tu l’as secoué, le marjolet
qui en contait à
 Madelon pour prendre ta place.
-- N’ai-je pas bien fait, monsieur le Maire?
-- Bravo, mon Joselet: ne te laisse pas manger ta soupe...
Seulement,
 une autre fois, vois-tu? ne tape pas si fort.
-- Allons, dis-je à Lassagne, je commence à
comprendre: tu emploies
 la savonnette.
-- Attends encore, me répondit-il.
Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un
troupeau qui
 tenait tout le chemin, et Lassagne cria au pâtre:
-- Rien qu’au bruit de tes sonnailles, j’ai dit: ce
doit être
 Georges! Et je ne me suis pas trompé: le joli groupement
d’ouailles!
 les gaillardes brebis! Mais que leur fais-tu manger? J’en
suis sûr:
 l’une portant l’autre, tu ne les donnerais pas pour
dix écus au
 moins...
-- Ah! certes non, répliqua Georges... Je les achetai
à la Foire
 Froide, cet hiver: presque toutes m’ont fait l’agneau,
et elles m’en
 feront un second, m’est avis.
-- Non seulement un second, mais des bêtes pareilles
pourront te
 donner des jumeaux.
-- Dieu vous entende, monsieur Lassagne!
Nous finissions à peine de causer avec le pâtre
que nous vîmes venir,
 cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.
-- Dis, Sabaton? l’interpella ainsi Lassagne, tu vas
m’en croire ou
 non: niais avec ta charrette tu étais encore,
j’estime, à une
 demi-lieue d’ici que j’ai deviné ton coup de
fouet.
-- Vraiment? monsieur Lassagne.
-- Mon ami, il n’y a que toi pour faire ainsi claquer la mèche.
Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai,
décocha un coup de
 fouet qui nous fendit les oreilles.
Bref, en nous avançant, nous atteignîmes une
vieille qui, le long des
 fossés, ramassait de la chicorée.
-- Tiens, c’est toi, Bérengère? lui dit
Lassagne en l’accostant; eh
 bien! par derrière, avec ton fichu rouge, je te prenais
pour Téréson,
 la belle-fille du Cacha: tu lui ressembles tout à
fait!
-- Moi? oh! monsieur Lassagne, mais songez que j'ai septante ans!
-- Oh! va, va, par derrière, si tu pouvais te voir, tu
ne montres pas
 misère et l’on vendangerait avec de plus vilains
paniers.
-- Ce monsieur Lassagne! il faut toujours qu’il
plaisante, disait la
 vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la
commère me
 fit:
-- Voyez, monsieur, ce n’est pas façon de parler,
mais ce M. Lassagne
 est une crème d’homme. Il est familier avec tous. Il
parlerait,
 voyez-vous, au dernier du pays, à un
 enfant d’un an! Aussi il y a cinquante ans qu’il est
maire de
 Gigognan et il le sera toute sa vie.
-- Eh bien! collègue, me fit Lassagne, ce n’est
pas moi, n’est-ce
 pas? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons
morceaux;
 tous nous aimons les compliments; et nous nous complaisons tous
aux
 bonnes manières. Que ce soit avec les femmes, que ce soit
avec les
 rois, que ce soit avec le peuple, qui veut régner doit
plaire. Et
 voilà le secret du maire de Gigognan.
(Almanach provençal de 1883.)