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Mes souvenirs (1848-1912)

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The Project Gutenberg eBook of Mes souvenirs (1848-1912)

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Title: Mes souvenirs (1848-1912)

Author: Jules Massenet

Release date: July 14, 2011 [eBook #36729]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS (1848-1912) ***

MES SOUVENIRS



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
numérotés de un à trente.



JULES MASSENET


MES
SOUVENIRS

(1848-1912)

A mes Petits-Enfants

colophon

PIERRE LAFITTE & Cie
90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
PARIS



Copyright 1912
by Pierre Lafitte et Cie.



TABLE



PRÉFACE

————

Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux Normand.

Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin, dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante. L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de Manon, de Charlotte, d'Esclarmonde...

La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin.

Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort. Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des oiseaux nocturnes—musiciens envieux—qui battaient de l'aile contre la cage de verre dont il entretenait le feu central, son œuvre continuera de briller éternellement.

Cet œuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le triomphe et la gloire, il les a bien mérités l'un et l'autre par son labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie, d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres desquels l'on feuillette les Poèmes d'Avril, et que de jeunes filles obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois strophes mouvementées de la Chanson d'amour! Sa réputation parmi les musiciens naquit de son œuvre symphonique. La partition de scène des Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques abondent en trouvailles expressives...

Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation théâtrale de Marie-Magdeleine et je me suis complu dans ce spectacle de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme: O bien aimé, avez-vous entendu sa parole, l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en renommée mondiale lorsqu'apparurent ses œuvres de théâtre dont chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces, c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance, l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de Manon les réunit à un point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut Le Mage, Le Roi de Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, exprime surtout sa personnalité dans Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur de Notre-Dame, Thérèse..., etc. Chantre de l'amour, il en a fixé—avec quel relief!—le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume: elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre. Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son empreinte sur les musiciens français et étrangers.

Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans, aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui fut un ouvrage hâtivement réalisé et une œuvre durable et lumineuse comme une Manon et un Werther, Massenet prendra sa place parmi «les grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'œuvre magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages qui suivent.

XAVIER LEROUX.

————

AVANT-PROPOS

————

On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.

Voici comment j'en pris l'habitude régulière.

Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le petit magasin du Bon Marché, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir, avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages de ce memento, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible durant la journée.»

N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa méthode éducative?

Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction, à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat. J'en détachai une et la croquai.

J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En voilà une nouvelle preuve.

Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve, l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.

L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme, je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»

Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours, j'en avais obtenu la permission.

C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les avoir constamment à la pensée.

————

Mes Souvenirs
(1848-1912)


CHAPITRE PREMIER

L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE

Vivrais-je mille ans—ce qui n'est pas dans les choses probables—que cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences exactes!...

J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle fut, surtout, particulièrement froide.

Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis. Aux armes citoyens!... hurla-t-elle, en jetant—bien plus qu'elle ne les rangea—les plats sur la table!...

J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus débonnaire des rois.

Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie, il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des Bourbons.

Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.

Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère, qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas moyen de se tromper.

Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.

Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait—il y resta si longtemps avant d'émigrer rue de Madrid—le Conservatoire national de musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient le seul ameublement de cette antichambre.

Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des séances.

Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis, dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années. Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art, et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient, vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux horreurs des guerres.

C'est encore dans cette même petite salle—ne pas confondre avec celle bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du Conservatoire—que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond, caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de Rome.

Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier poussiéreux et délabré.

Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy, de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de l'opéra et de l'opéra-comique.

M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.

En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra—sa promenade favorite—rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»—puis il ajouta, avec un léger sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»

En 1851—époque où je connus M. Auber—notre directeur habitait déjà depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin—le travail du maître achevé!—et où il était tout aux visites qu'il accueillait si simplement.

Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: La Muette de Portici, qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus retentissant avant l'apparition de Robert le Diable à l'Opéra. Parler de la Muette de Portici, c'est forcément se souvenir de l'effet magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et encore, sans se lasser.

Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel succès?....

A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...

Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui m'appelait devant le jury.

Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde, mon petit, vous allez tomber»—puis, aussitôt, il me demanda où j'avais accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis tout effaré, presque en courant et tout heureux... IL m'avait parlé!...

Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève au Conservatoire!...

A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de solfège de l'excellent M. Savard.

Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus entière confiance.

Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome, actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien l'érudit le plus extraordinaire.

Son cœur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.

Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!

Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale, tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!

Mais voyez la délicatesse de cet homme au cœur bienfaisant. Le jour venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe d'Adolphe Adam,—et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois cents francs!...

Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.

A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon cœur dit encore: merci, après tant d'années qu'il n'est plus!

CHAPITRE II

ANNÉES DE JEUNESSE

A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)

Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la tasse de thé ne fût devenue à la mode.

On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité, mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.

J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation», témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais pas moins ému pour cela, au contraire!

Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part... elles étaient même anonymes!»

Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la maison. J'avais su que l'on donnait l'Enfance du Christ, de Berlioz, dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand compositeur dirigerait en personne.

Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible d'entendre ainsi l'œuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie des chœurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans les coulisses d'un théâtre!

Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant perdu dans ce grand Paris.

Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans les bois qui tombe deux fois, le cœur d'une mère, du moins, ne saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête toutes les beautés de l'œuvre que j'avais entendue et je revoyais la haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe exécution!

Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.

Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en Savoie.

S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry; ils m'emmenèrent avec eux.

Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?

Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la chevelure inculte était le complément du talent!

Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de Jean-Jacques Rousseau.

Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard, quelques œuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais parfois cette exquise page intitulée Au Soir, et cela me valut, un jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique d'aujourd'hui?

Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.

Je savais trouver à Paris une bonne et grande sœur qui, malgré sa situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais complètement en famille.

Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.

Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sœur! Elle devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de Manon, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer le chagrin que je ressentis!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.

Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre 11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où nous étions enfermés.

Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté une rosette... mais une rosace!...

Enfin je fus appelé.

Le morceau de concours était le concerto en fa mineur de Ferdinand Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du Mendelssohn!...

Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus terminé—concerto et page à déchiffrer—il m'embrassa, sans s'inquiéter du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout humide de ses chères larmes.

J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises nouvelles... le plus tard possible.

Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car ma sœur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité, je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M. Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»

Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée émue et chèrement reconnaissante.

De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses camarades de l'armée.

A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition d'orchestre des Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti. Messo in musica dal Signor W. Mozart.

La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette suscription en lettres d'or: Menus plaisirs du Roi. École royale de musique et de déclamation. Concours de 1822. Premier prix de piano décerné à M. Laurent.

Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:

«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant, le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu deviendras un grand artiste.

«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui décerné cette belle récompense.

«Ton vieil ami et professeur.
«LAURENT.»

N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa carrière?

CHAPITRE III

LE GRAND-PRIX DE ROME

J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute, aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants, inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité de ma chère sœur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!

Quantum mutatus... Avec le poète, laissez que je le constate; quels changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se «présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire, l'apothéose dans toute sa modestie.

En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...

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Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.

Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager; enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de découragement.

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Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour, timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un financier... et heureux comme un savetier.

Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.

J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins, séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du Cirque Napoléon, voisinage immédiat de notre maison.

De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui s'échappaient des Concerts populaires que dirigeait Pasdeloup dans ce cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle surchauffée, réclamait à grands cris: de l'air!... et que, pour lui donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.

De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie fébrile, l'ouverture du Tannhæuser, la Symphonie fantastique, enfin la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.

Chaque soir, à six heures—le théâtre commençait très tôt—je me rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire une idée.

Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.

A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par Deloffre! Ah! ces répétitions de Faust! Quel bonheur indicible, lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!

Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de l'Institut—Gounod habitait place Malesherbes—nous en avons reparlé de ce temps où Faust, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public qui se trompe rarement.

Vox populi, vox Dei!

Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux représentations de la Statue, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel succès magnifique!

Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée n'incommodait pas ces «augustes personnages».—«Non, fit Liszt, c'est toujours un encens!»

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J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).

Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans Faust, le chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle Sedie, et un bouffe comme Zucchini!

Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même art parfait de la comédie.

Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions, pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent, toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.

Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis jamais servi de ce secours pour composer.

Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où nous logions étaient d'une acoustique rare.

Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'œil douloureux sur la fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux douloureux instants de ma vie déjà si longue...

En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,—chœur et fugue—je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y pénétrait par le quai Malaquais.

Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.

J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. C'est ce qui arriva.

Ayant passé le premier—nous étions six concurrents—et, comme à cette époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.

J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car, tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise Thomas et M. Auber.

La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant presque la route.

Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «Le prix! m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, J'ai le prix!!!...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon maître, et, enfin, M. Auber...

M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me montrant:

«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura moins d'expérience!»

CHAPITRE IV

LA VILLA MÉDICIS

En 1863, les grands-prix de Rome pour la peinture, la sculpture, l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, Brune et Chaplein.

La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.

Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!

Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, alors ministre des Affaires étrangères.

Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à Rome, à tous les membres de l'Institut.

Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où demeuraient nos patrons.

Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.

Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.

M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais dites-leur donc que je n'y suis pas!»

Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires. Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!» Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles: «M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, et il n'est pas cher!»

Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!

Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice, où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion, pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle, car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O jeunesse!...

Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.

J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe piétinée de ses fortifications et le parfum—je dis parfum—des coulisses aimées!

Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que l'amour-propre survit après la mort?

Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.

Nous fûmes très empoignés devant la Cène, de Léonard de Vinci. Elle se trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur! abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture même.

Ce chef-d'œuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura complètement disparu, mais non comme la Joconde, plus facile à emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est peinte cette fresque.

Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de Giotto, sur l'Histoire du Christ, j'eus l'intuition que Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!

Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles de Venise.

Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole, je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant pas aperçu le tableau, une Santa Barbara, je me fis conduire à un autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit, moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!»

Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.

Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia. C'était une première traversée que je supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais constamment à la bouche en en exprimant le jus.

Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.

L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les plaisanteries faites aux nouveaux, dits les affreux nouveaux.

En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main, sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette. Ils comprirent, et l'on vint me repêcher.

J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La nuit devait amener d'autres brimades.

La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur, étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur. La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.

Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple, on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de cris formidables.

Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne toujours!»

Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du Pré aux Clercs y avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette même Villa Médicis.

CHAPITRE V

LA VILLA MEDICIS

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Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler une brimade de dimension.

A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de collège nous parlaient.

Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour nous.

La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole, nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des vallonnements du célèbre Campo Vaccino, dont la reproduction, conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'œuvre de notre Claude Le Lorrain.

A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais d'Ostie.

Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après, nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire. Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai, je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.

Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la Villa Médicis. Ce fut en vain.

Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue.

La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste, où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs. Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste, en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait me ramener sur le bon chemin.

Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut, m'avait accompagné jusqu'à mon logis.

M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de superbes glands d'or.

Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants de l'Académie de France à Rome.

La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé de ce soin.

La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours. Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de l'arrivée.

J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié.

Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain:

On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait, l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait, en jetant ces mots: «Fais pas attention... je suis souffrant... Ça passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami avait là un voisinage bien mal placé!

La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y exécuta durant son séjour!

Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise, elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement, Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la Femme, pour faire suite à son livre sur l'Amour, dut avoir sous les yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.

Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart à des commerçants allemands.

O Progrès, que voilà bien de tes coups!

Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux pensionnaires.

Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là, d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts.

«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome, après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se signa.»

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Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier de son geste.

Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le désirait.

Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa gloire il venait de revoir pour la dernière fois...

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A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à Naples!...

CHAPITRE VI

LA VILLA MÉDICIS

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Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui!

Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi.

Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.

En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin.

Ces mesures devinrent les premières notes de Marie-Magdeleine, drame sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.

J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.

Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi, vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous en était réservé.

C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la région italienne dès qu'on a passé le Var.

Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.

Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois complets de flanelle blanche à larges raies bleues.

Risum teneatis, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure.

Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un costume presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet de galérien!

Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases!

Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve, dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco.

A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de Capri.

Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la Jérusalem délivrée. Un simple buste en terre cuite orne la façade de cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec l'Orient était considérable.

A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des capucins.

Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon Ier attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux! Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats!

Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui nous conduisit à Capri.

Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10 heures du soir...

Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'œil découvre l'un des plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.

En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de Naples.

Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l'ordre de revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla avec sa permission.

Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante. Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.

Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants, les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand bonheur du peuple.

Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la suite.

L'automne nous ramena à Rome.

J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les lignes suivantes:

«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités vingt Transtévérins et Transtévérines,—plus six musiciens, aussi du Transtévère! Tous en costume!

«Le temps était splendide et le coup d'œil uniquement admirable, lorsque nous avons été dans le «Bosco», Mon Bois sacré, à moi! Le soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé a giorno, par nos soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;—les femmes, surtout, estimaient fort notre punch!»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se préparait.

Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran furent celles qui me frappèrent le plus.

Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs, étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.

La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes, tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée de colonnes provenant de temples antiques.

Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux trois cents marches qui mène à l'église de l'Ara-Cœli, deux dames dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.

Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à l'Ara-Cœli.

Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome, avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.

Liszt me désigna aussitôt à elle.

J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.

Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à l'Ara-Cœli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines! N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie?

Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne vous fais point mes confidences.

Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols, percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et à sa famille de connaître cet endroit incomparable.

Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses Promenades archéologiques de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour amener à Turnus une partie de ses troupes.

La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait en moi une indéfinissable tristesse.

Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai les brouillons de ma Première Suite d'orchestre.

Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du Cid.

Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la gare, dans la soirée.

Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.

Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois, quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les frais d'expédition.

Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses adieux!...

CHAPITRE VII

LE RETOUR A PARIS

Réunis à la gare dei Termini, voisine des ruines de Dioclétien, mes camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait eût complètement disparu à l'horizon.

Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie, alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au sommeil.

Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence.

Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait que je n'y étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes devant tous ces chefs-d'œuvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces Michel-Ange, ces Raphaël.

De quel œil délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor inestimable qu'est la Vierge à la chaise, de Raphaël, chef-d'œuvre de la peinture, puis la Tentation de saint Antoine, par Salvator Rosa, visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la Vénus, de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations.

Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti, dessiné par Tribolo et Buontalenti.

Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le bois de Boulogne de Florence, la promenade les Cascine, à la porte et à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de Florence, cette ville qu'on a surnommée l'Athènes de l'Italie.

Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier le tour vraiment poétique. En voici la traduction:

Il est sept heures, l'air en tremble encore!
Sono le sette, l'aria ne treme ancora!...

*
* *

Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour.

Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois chefs-d'œuvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou le Dôme de Pise, le campanile, plus connu sous le nom de Tour penchée, et enfin le Baptistère.

Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre dont la terre fut apportée de Jérusalem.

Il me sembla que la Tour penchée voulut bien attendre que je sois passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui, chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à toute volée, n'ont jamais compromis la résistance de sa curieuse construction.

Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence, et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un capricieux ballon.

La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense.

Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité, avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à d'incalculables profondeurs.

Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et que ma vie allait y commencer.

De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon wagon.

Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon! Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville?

Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu, tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,—et celui que je retrouvais sombre et gris, si maussade!

Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la somme de... deux francs!

*
* *

Quand j'arrivai chez ma sœur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine aussi!

Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me servirent à acheter ce vade mecum indispensable: un parapluie! Je ne m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie.

Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances, où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année. A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune!

L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout.

De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais au centre de ce Paris agité et bruyant.

Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, la Source, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis diriger un chœur délicieux chanté par des dames du monde, et je me dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un chœur! Et il sera chanté!» Il le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le premier prix au concours de la Ville de Paris.

De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le Poème d'Avril, tiré des exquises poésies de son premier volume.

Puisque je parle du Poème d'Avril, je me souviens de la belle impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse, chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de Faust, je n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des œuvres de Meyerbeer.

Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu.

Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit: «Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur.

Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le Poème d'Avril, qui venait de recevoir de si pénibles accueils.

Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après, les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème:

Que l'heure est donc brève
Qu'on passe en aimant!

Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand encouragement.

Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas, prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit.

J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs. Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent gagné avec ma musique.

*
* *

La santé de Paris s'était améliorée.

Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du village d'Avon, près de Fontainebleau.

Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent presque d'entendre l'allocution du brave curé.

Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore.

Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire:

Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.

Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer, au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes, souvent.

Je corrigeai là les épreuves du Poème d'Avril et des dix pièces pour piano.

Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de compositeur était-elle commencée?

CHAPITRE VIII

LE DÉBUT AU THÉÂTRE

Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'œil et réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande, les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me confier un ouvrage en un acte. Il était question de la Grand'Tante, opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.

Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi.

Les études commencèrent l'année suivante.

Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé, Gounod, Meyerbeer!...

J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si heureux!

Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier amour!

Moins la croix, j'avais tout.

La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les délices de l'Opéra-Comique.

Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira. On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans plus tard, je devais confier la création de Manon.

A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci, celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous que j'étais complètement satisfait et heureux.

J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces coulisses qui me rappelaient l'Enfance du Christ, de Berlioz, à laquelle j'avais assisté en cachette.

Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle fut comique!

Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation.

A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots fascinateurs, si gros de promesses:

Première représentation de la «Grand'Tante»
Opéra-comique en 1 acte.

Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer qu'à l'annonce de la seconde représentation.

Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, le Voyage en Chine, de Labiche et François Bazin.

Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut. C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.

Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de mon cher ami, Jules Adenis. Mon cœur palpitait d'anxiété, saisi par ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme, comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! un peu enfantin!

La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!»

Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait:

La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête. Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul entra, en disant ces mots du poème:

Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant!

lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria:

Enfin... voici donc un visage!...

A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous avions entendus...

La pièce, cependant, continua sans autre incident.

On bissa les couplets de Mlle Girard.

Les filles de la Rochelle...

On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante, Heilbronn.

L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas entendus.

C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se ganta de velours.

Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut bien déverser sur l'œuvre quelques-unes de ses étincelantes paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.

La Grand'Tante était jouée en même temps que le Voyage en Chine, gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze représentations, cela ne chiffrait guère.

La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants.

A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie cessât.

Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps, furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint de la lui envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.

J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du théâtre.

Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité, n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties d'orchestre.»

A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il, d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de moi?

—Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il une fugue? une marche? un nocturne?...

—Exactement, me répondit-il.

—Mais alors, fis-je, c'est ma suite!...

Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages, raconter l'aventure à ma femme et à sa mère.

Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu.

Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le surlendemain, dimanche.

Que faire pour entendre ce que j'avais écrit?

Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l'on restait debout.

Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.

Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin, siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta, applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce trouble-fête était donc manqué.

Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt.

Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents d'avoir entendu cet ouvrage.

On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première page, dans le Figaro, Albert Wolf n'eût consacré un long article, aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert Wolf.

Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand cœur qui battait en lui.

Reyer, de son côté, me consola de l'article du Figaro par ce mot curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les imbéciles, sont susceptibles de se tromper!»

Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien que, par la suite, il devint mon plus fervent ami.

Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je n'attendis pas le lendemain pour y prendre part.

Je concourus donc pour la cantate Prométhée, l'opéra-comique le Florentin, et l'opéra la Coupe du Roi de Thulé.

Le résultat ne me donna rien.

Saint-Saëns eut le prix avec Prométhée, Charles Lenepveu fut couronné avec le Florentin, ma place fut la troisième, et, avec la Coupe du Roi de Thulé, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra, dans des conditions merveilleuses d'interprétation.

Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que ton ouvrage y soit représenté!»

Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là!

Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des passages pour mes ouvrages successifs.

J'étais battu, mais non abattu.

Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de Mignon et d'Hamlet.

Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé Méduse.

J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12 juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction.

Émile Perrin était absent.

Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au revoir! sur la scène de l'Opéra!»

Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où j'habitais.

J'allais être heureux...

Mais l'avenir était trop beau!

Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui semblait devoir être décisive pour moi.

Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra! Adieu, adieu aussi aux miens!

C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs, qui allait ensanglanter le sol de notre France!

Je partis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers enfants, vous en épargner les lugubres récits.

CHAPITRE IX

AU LENDEMAIN DE LA GUERRE

La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau.

Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin, sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du ministère des Finances.

En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les Scènes Pittoresques. Je les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe, l'auteur de Patrie, qui fut plus tard mon confrère à l'Institut.

Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet.

On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de Théophile Gautier.

Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du style, ainsi qu'on l'a appelé!

Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat m'emmena avec lui.

Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète! Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances!

Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats. Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur maître.

Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que j'étais musicien et qu'un ballet, signé de son nom, m'ouvrirait les portes de l'Opéra.

Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: le Preneur de rats et la Fille du roi des Aulnes. Pour ce dernier sujet, le souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au directeur de l'Opéra l'offre du Preneur de rats.

Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien.

Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route.

Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie antique: Les Erinnyes, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé.

Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées par Leconte de Lisle, en personne.

Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme incrusté et à travers lequel l'œil brillait du plus fulgurant éclat.

Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on accable tant de poètes. Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art. D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse d'appréciation!

Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre.

Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique des Erinnyes.

Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel—cela aurait produit un ensemble mesquin—j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36 instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint.

Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens.

Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du théâtre,—que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop tôt pour la scène!—je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet ouvrage: Don César de Bazan.

Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy.

L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre.

Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs bis, ainsi que l'Entr'acte-Sevillana. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières, l'auteur de Dimitri, plaida vainement ma cause à la Société des auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! Don César ne devait plus être joué.

Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai 1887, comme l'avait été mon premier ouvrage.

Une force invincible et secrète conduisait ma vie.

J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de musique.

Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré: Marie-Magdeleine.

A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même.

Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»—«Un ouvrage de jeunesse, Marie-Magdeleine, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui dis-je.—«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre Marie-Magdeleine.»

Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix:

O bien-aimé! Sous ta sombre couronne...

Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à l'Odéon, le Concert National. Ce nouveau concert populaire eut pour chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire, choisi déjà par moi pour diriger les Erinnyes.

La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre jeunesse, y compris César Franck, dont les œuvres sublimes n'étaient pas encore répandues.

Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine était devenu un véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo, Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand art qui devait illustrer leur vie.

Les cinq premiers programmes du Concert National furent consacrés à César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint à l'exécution complète de Marie-Magdeleine.

CHAPITRE X

DE LA JOIE.—DE LA DOULEUR.

La première lecture d'ensemble de Marie-Magdeleine eut lieu un matin, à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui avait autrefois servi aux séances de quatuors.

Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après.

Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre.

Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.

Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public habituel des répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le privilège le plus enviable.

La presse y assistait également.

Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie!

Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates.

Le premier écho de Marie-Magdeleine ne devait m'arriver qu'à Naples. Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours si bon Ambroise Thomas.

Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui marquait mes pas dans la carrière artistique:

Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir, tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait.

J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du Journal des Débats y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa signature, un article faisant de mon œuvre le plus brillant éloge, un des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus.

J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus indicible des ravissements.

Une semaine après, nous étions à Rome.

A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert.

Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.

A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques passages de Marie-Magdeleine. Des nouvelles flatteuses lui en étaient venues de Paris.

Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le Gloria Victis, ce splendide chef-d'œuvre destiné à immortaliser le nom de Mercié.

Venant de vous parler de Marie-Magdeleine, je vous confesserai, mes chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction. Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré.

Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma part, je l'en remercie grandement.

Notre première Marie-Magdeleine, au théâtre, fut Lina Pacary. La voix, la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna Ariane, l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.

L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui fit représenter l'œuvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno Ackté et Salignac.

Marie-Magdeleine m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.

Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie.

Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres: «Il en joue comme Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant coloriste!

Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas! quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.

A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de Jules Adenis: les Templiers.

J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.

Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux cents pages que je venais de lui soumettre.

Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai d'aller voir mon collaborateur de Marie-Magdeleine, Louis Gallet, alors économe à l'hôpital Beaujon.

Je sortis de cet entretien avec le plan du Roi de Lahore. Du bûcher du dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième ciel pour moi!

Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder les Concerts de l'Harmonie sacrée dans le local du Cirque des Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle excellente pour de grands concerts une pelouse dans les Champs-Élysées!)

On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces concerts.

Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'Ève, mystère en trois parties.

L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait d'accord.

L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.

Les Concerts de l'Harmonie sacrée eurent à leur programme du 18 mars 1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu.

Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle complètement vide,—c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai, car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre, dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux Concerts de l'Harmonie sacrée.—Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux, alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra!

Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte remercier Lamoureux.

Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison. Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.

Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux!

Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde.

Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de venir voir ma mère très malade.

Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui avais envoyé des places pour elle et ma sœur. J'étais certain qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert.

Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur le palier, ma sœur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...»

Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au moment où il semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages!

Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le lendemain. Ma sœur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous êtes porté pour la croix!»

Pauvre mère, elle eût été si fière!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAPITRE XI

DÉBUT A L'OPÉRA

La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes, l'été suivant, Fontainebleau.

Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris, le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,—Bizet qui avait été un camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son âge.

La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette Carmen, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui étaient chargés de la juger une œuvre contenant de bonnes choses, quoique bien incomplète, et aussi—que n'a-t-on pas dit alors?—un sujet dangereux et immoral!...

Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!...

Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai de me reprendre à la vie, en travaillant à ce Roi de Lahore qui m'occupait déjà depuis bien des mois.

L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté, je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.

Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe, mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!... L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène, je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes reprises.

Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène paradisiaque.

Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.

J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant encore...

Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille. J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du Roi de Lahore, entreprise plusieurs années déjà.

Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur qu'un travail vous a procuré!...

J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano que je venais d'achever.

Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là l'écueil, le point obscur de l'avenir...

Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des Promenades, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: La Vierge.

Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite, les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte.

Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention de persécuter Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.

Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du jury.

Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.

On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.

La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.

L'ameublement était dans le style de Napoléon Ier.

Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout, à des tables séparées.

La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du salon dont je vous ai parlé.

Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m'apercevant, il eut un sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le premier échelon!»

—Que faut-il accepter? lui dis-je.

—Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix.

Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva, alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de l'écritoire du président!

Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise et d'un encouragement profond?

Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur.

Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants, que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule cependant, puisque je la fais sincèrement?

Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M. Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en médiocre estime dans la grande maison, à la suite du refus de mon ballet: Le Preneur de rats.

M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche.

—Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi!

J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole.

—Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra? répondis-je tout interdit.

—Et si je le veux, moi!

—Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, le Roi de Lahore, avec Louis Gallet.

—Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et apporte-moi tes feuilles.

Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu jusqu'alors.

Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y attendait déjà.

Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.

Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains brisées de fatigue...

Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et que Gallet et moi nous nous disposions à sortir:

—Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie?

Je regardai Gallet avec stupéfaction.

—Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?...

—L'avenir te le dira!»

A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta un bulletin de l'Opéra, avec ces mots:

Le Roi.
2 heures.Foyer.

Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké—dont les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus tard:—Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.

Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était, d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée «générale».

Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à la première représentation.

Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon qui aimait la jeunesse et la protégeait!

La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï; l'interprétation, de premier ordre...

La première du Roi de Lahore, qui eut lieu le 27 avril 1877, marque une date bien glorieuse dans ma vie.

Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte, avec ces mots:

Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!

Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable pénétration d'esprit de celui qui a écrit Salammbô et l'immortel chef-d'œuvre qu'est Madame Bovary.

Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand artiste Charles Garnier les lignes suivantes:

«Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais, sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton œuvre et que je la trouve admirable. Ça, c'est la vérité.

«Ton
«CARLO.»


La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on parle de l'œuvre d'une si haute magnificence de Charles Garnier, c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: Quel bon théâtre! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public qui rend à Garnier un légitime et juste hommage!

CHAPITRE XII

THÉÂTRES D'ITALIE

Les représentations du Roi de Lahore à l'Opéra se succédaient, très suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car je n'allais déjà plus au théâtre.

Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne, travailler à la Vierge.

J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio Ricordi, qui avait entendu le Roi de Lahore à l'Opéra, s'était mis d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.

Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer le Roi de Lahore au lendemain de ses premières représentations.

Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à Turin.

Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades, pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de 1878.

Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1er février 1878.

Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.

Il existait au Regio des mœurs tout à fait différentes de celles que l'on pratique à Paris, mœurs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard, en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel. L'orchestre était soumis aux moindres intentions du direttore d'orchestre.

Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les Masques (Tutti in maschera). Sa mort survint dans des circonstances tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant: «Es-tou content? Je le suis tant, moi!»

Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés. Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien.

Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor: Cinq et Cinq font dix! (Cinque e cinque fanno dieci).

Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.

Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à Rome, où Il Re di Lahore eut les honneurs d'une première représentation, le 21 mars 1879.

J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne, et sa plus jeune sœur, charmante également.

Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange, fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la première représentation du Barbier de Séville au Théâtre Argentina, à laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini, la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir écrit le Barbier de Séville et Guillaume Tell est, en vérité, l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus puissante!

J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis. Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant pis, mettons: acclamé!

J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.

Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma chambre—j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard—un billet portant ces mots:

«Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme! Mais je suis bien content pour vous!

«Votre vieil ami,

«DU LOCLE.»


Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment de Don César de Bazan!

Je courus l'embrasser.

La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures dans mes souvenirs.

J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intrônisé. Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits pour mon art.

A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me rappela tout à fait celle de Pie IX.

A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine Marguerite.

Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un piano droit.

Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.

J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: La Regina (la Reine!), puis, plus rapprochée: La Regina! en suite, plus près encore: La Regina! après et plus fort: La Regina! et enfin, dans le salon voisin, d'une voix éclatante: La Regina! Et la reine parut dans le salon où nous étions.

Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.

D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre il Capolavoro du maître français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre quelques motifs de l'opéra?»

N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout, lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition si adorablement demandée.

Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute courtoisie.

Un quart d'heure après, j'étais via delle Carrozze, rendant visite à Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris.

Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape, Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi!

Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement, mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.»

Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre ambassadeur, le duc de Montebello. A la demande de la duchesse, je recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse.

Quelles heures inoubliables encore!

Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade (mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.

Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à Fontainebleau, et terminai la Vierge.

Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa d'Este.

Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses, pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans ma carrière, de leur trace ineffable.

Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille, rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un renommé professeur italien.

Arrigo Boïto, le célèbre auteur de Mefistofele, qui était aussi en villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre inoubliable dans sa création de Lakmé, de mon glorieux et si regretté Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt.

Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre), Giulio Ricordi, mon voisin—car ses grands établissements d'édition étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele—Giulio Ricordi vint m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes.

On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte, l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade.

Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, le Roi de Lahore fut représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.

En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au théâtre, quelque belles qu'elles fussent.

Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante, un cortège funéraire.

Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire, que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence, ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une grande et bien mélancolique tristesse.

Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.

Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement, en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts, l'élection du successeur de Bazin étant proche.

Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la vérité!

CHAPITRE XIII

LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT

J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de Fontainebleau?

La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.

Si les livres ont leur destinée (habent sua fata libelli), comme dit le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale, inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre, surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés!

Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi et le vendredi, à une heure et demie.

Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait inculqué.

Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge, et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon élève que vous!»

Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois, je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, le Roi de Lahore.

Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le «patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes compositeurs.

Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.

Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur!

Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants.

Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de leur part.

Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas! qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures, avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient précédées des lignes suivantes:

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