← Retour

Mes souvenirs (1848-1912)

16px
100%

«CHER MAITRE,

«Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.»

Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur gratitude étaient ceux de: Hillemacher, Henri Rabaud, Max d'Ollone, Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard, Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier, Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra, d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier, Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller, voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque judicieuse froissait un peu ma modestie...

Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat le plus en évidence.

J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la moindre prétention à me voir élu.

Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant, qu'il savait où me trouver pour m'annoncer le résultat, quel qu'il fût. Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir, membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!»

J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon devoir, les Promenades d'un Solitaire, de Stéphen Heller (ah! ce cher musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!), lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.

Un domestique entra vivement et dit:

«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.

Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu, Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin. Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma vie!

Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire perpétuel.

La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en me rendant à l'Institut pour cette réception—le frac, à trois heures de l'après-midi!—on aurait cru que j'étais de noce.

Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà!

A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.

J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je déjeune; partagez avec moi mes œufs sur le plat!» J'acceptai et nous causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses manifestations.

Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide ami.

L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer la partition d'Hérodiade, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient au nombre de mes plus sûres ressources.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt mille personnes y assistaient.

Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs œuvres. J'eus l'honneur de diriger le final du troisième acte du Roi de Lahore. Qui ne se souvient encore de l'effet prodigieux de ce Festival, organisé par Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance?

Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle impression il avait de la salle:

«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!»

Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci:

La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je commencerai quand tout le monde sera sorti!» Cette apostrophe ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par enchantement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des Concerts historiques créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de musique.

Il y fit exécuter ma légende sacrée: La Vierge. Mme Gabrielle Krauss et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.

Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir plutôt pénible.

L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le prélude de la quatrième partie, le Dernier Sommeil de la Vierge.

Quelques années plus tard, la Société des Concerts du Conservatoire donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de la Vierge. Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la Vierge.

Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire la plus précieuse des revanches.

CHAPITRE XIV

UNE PREMIERE A BRUXELLES

Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour suivre, sinon pour préparer, les représentations du Roi de Lahore, successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la partition d'Hérodiade; elle arriva bientôt à son complet achèvement.

Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition sont souvent à expliquer; et les mouvements, d'après le métronome, sont si peu les véritables!

Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes. Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix, décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer aussi—ce serait dans mes vœux les plus chers—à aller exprimer, en personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux d'un inconnu pour eux.

Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs, d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck, Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.

Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville, près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n'est qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande envergure.

Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si étincelante, du célèbre académicien.

Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.

Au commencement de 1881, la partition d'Hérodiade était terminée. Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de l'Opéra. Les trois années que j'avais données à Hérodiade n'avaient été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un dévouement inoubliable et bien inattendu.

Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et j'allai à l'Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus l'honneur d'avoir avec lui.

—Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec le Roi de Lahore me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage Hérodiade?

—Quel est votre poète?

—Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment.

—Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui... (cherchant le mot)... un carcassier.

—Un carcassier!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un carcassier!... Mais quel est cet animal?...

—Un carcassier, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un carcassier est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez carcassier, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert.

...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du Roi de Lahore avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue Richer,—ce qui signifiait l'abandon final.

Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le cœur défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M. Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.

Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la collection des directeurs qui me montraient visage de bois?

—Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand ouvrage: Hérodiade. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de suite, au Théâtre de la Monnaie.

—Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je.

—Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.

—Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous l'inflige.

—Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles.

—A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons seuls.

Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant, pleurant, ce qui venait de m'arriver!

Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul Milliet était prévenu en toute hâte.

Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts, sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les répétitions d'Hérodiade allaient commencer au Théâtre-Royal de la Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné un permis de circulation.

On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers, surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des places pour le théâtre de la Monnaie!

Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.

Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési, m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle, le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin de là.

Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue, autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer l'ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé; Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury, Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les chœurs.

J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!... Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser qu'à manger. De quoi me serais-je plaint?

Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent, que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du séminaire, de Manon. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910, le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers.

Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si souvent en compagnie de Reyer, l'auteur de Sigurd et de Salammbô, mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes, lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de Sigurd et d'Esclarmonde.

Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté, n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons laissée à très bon compte!...»

En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque, l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître Gevaert.

Ah! le triste jour d'hiver!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les répétitions d'Hérodiade se succédaient à la Monnaie. Elles n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans les journaux du temps:

«...Enfin, le grand soir arriva.

Dès la veille—c'était un dimanche—le public prit la file aux abords du théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et, tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.

Le soir, la salle fut prise d'assaut.

Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène, accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier d'ordonnance du roi.

Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.

Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden, chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du roi.

Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du cabinet et Mme Frère-Orban, etc.

Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé bourgmestre, et les échevins.

Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud, Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc., etc.

Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit à l'œuvre un succès délirant.

Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre la Statue.

L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'œuvre en scène, dut enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où se terminait la représentation.

Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la cour, et un arrêté royal paraissait au Moniteur, le nommant chevalier de l'Ordre de Léopold.

Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse européenne, qui le célébra presque sans exception en termes enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hérodiade, qui a fait sa première apparition sur la scène de la Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911, à la distance donc de bientôt trente ans. Hérodiade avait dépassé depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!...

CHAPITRE XV

L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE

Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois actes: la Phœbé, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais énervé, impatienté!

Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux auteur de tant d'œuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol, qu'il habitait au 30 de la rue Drouot.

Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que, souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui apportais des nouvelles de notre Phœbé:

—C'est terminé? me fit-il.

A ce bonjour, je ripostai illico, d'un ton moins assuré:

—Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais!

Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un ouvrage me frappa comme une révélation.

Manon! m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.

Manon Lescaut, c'est Manon Lescaut que vous voulez?

—Non! Manon, Manon tout court; Manon, c'est Manon!

Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec ce délicieux et délicat esprit, cet homme au cœur tendre et charmant qu'était Philippe Gille.

—Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous raconterai ce que j'aurai fait...

En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au cœur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de Manon! Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.

L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve réalisé.

Bien que très enfiévré par les répétitions d'Hérodiade, et fort dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à Manon au courant de l'été 1881.

Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors, tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai l'acte de Transylvanie.

Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver, si possible, à la perfection!

Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère!

Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de sa belle forêt!

Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début de l'été 1882.

Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de l'Indépendance belge. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française.

C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les aimaient.

Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce rôle, dans Hérodiade, pendant toute la nouvelle saison, était allée se fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les manuscrits des premiers actes de Manon, je risquai devant lui et notre belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.

Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement amusantes.

Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer—ce fut pendant l'été de 1882—dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des Mémoires d'un homme de qualité. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y trouvait encore.

Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches haleines de leur museau humide...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'œuvre terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac et Philippe Gille. Manon fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes amis en parurent charmés.

Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter:

—Que n'ai-je vingt ans de moins!

Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût sur la partition, et je la lui dédiai.

Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup, certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le cœur que j'y avais mis.

Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier, des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.

A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris, m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant—plus tard Mme Vaillant-Couturier—la charmante artiste dont je viens de parler, y tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (proh pudor!) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que je voyais sans cesse devant moi en travaillant!

Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur.

Illustre maître, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène? Vous êtes ici chez vous, vous le savez!...

—Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra nouveau...

Cher monsieur, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder.

—Pour de bon?

—Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, bibi?

Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et d'autre.

Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du théâtre.

A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.

—Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante?

—Heilbronn! m'écriai-je.

—Elle-même!...

Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la première fois sur la scène.

—Chantez-vous encore?

—Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle!

—J'en ai un: Manon!

Manon Lescaut?

—Non: Manon... Cela dit tout:

—Puis-je entendre la musique?

—Quand vous voudrez.

—Ce soir?

—Impossible! Il est près de minuit...

—Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera ouvert, le lustre allumé...

Ce qui fut dit fut fait.

Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.

Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes. A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais c'est ma vie, cela!...»

Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon œuvre.

Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement.

L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!...

...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous apporte le jour de l'éternelle séparation.

Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.

A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes. Manon fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200e.

Une gloire m'était réservée pour la 500e. Ce soir-là, Manon fut chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation.

Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar, Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu en ce moment sous ma plume reconnaissante.

Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la première représentation de Manon, comme je l'ai déjà dit, de jouer Hérodiade avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké, Victor Maurel, Édouard de Reszké.

Tandis que j'écris ces lignes en 1911, Hérodiade continue sa carrière au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en 1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le lendemain de la première d'Hérodiade à Paris, je recevais ces lignes de notre illustre maître Gounod:

«Dimanche 3 février 84.

«MON CHER AMI,

«Le bruit de votre succès d'Hérodiade m'arrive; mais il me manque celui de l'œuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible, probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et

«Bien à vous.
«CH. GOUNOD.»

Entre temps, Marie-Magdeleine poursuivait sa carrière dans de grands festivals à l'étranger. Ce n'est pas sans un profond orgueil que je me rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant:

... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me donnes la fièvre, brigand!

«Tu es un fier musicien, va!

«Ma femme vient de mettre Marie-Magdeleine sous clef!...

«Ce détail est éloquent, n'est-ce pas?

«Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!...

«Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son admiration et dans son affection que ton

«BIZET

Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi, si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de son prestigieux et merveilleux talent.

Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour.

CHAPITRE XVI

UNE COLLABORATION A CINQ

Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que Manon eût un sort, pour tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le Cid, opéra en cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...»

Écrire un ouvrage d'après le chef-d'œuvre du grand Corneille, et en devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de l'Opéra impérial: la Coupe du roi de Thulé, où j'avais failli enlever le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour me plaire.

J'appris donc, comme toujours, le poème par cœur. Je voulais l'avoir sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en sens empoigné, comme c'était le cas.

Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème, j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du Cid. D'Ennery entra ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.

Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien l'Hospitalier.

Je continuai mon travail du Cid, là où je me trouvais, suivant que les représentations de Manon me retenaient dans les théâtres de province où elles alternaient avec celle d'Hérodiade, données en France et à l'étranger.

Ce fut à Marseille, à l'hôtel Beauvau, pendant un assez long séjour que j'y fis, que j'écrivis le ballet du Cid.

J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y jouissais d'un coup d'œil absolument féerique. Cette chambre était ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois jusqu'au fétichisme!

On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes d'œillets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et encore?

Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant de miel?...

Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre:

«MON CHER AMI,

«Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du Cid?

«Amitié.

«E. RITT.»

Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage, elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du Cid. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!...

Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu, comme l'Opéra me le demandait.

Puisque je vous ai parlé du ballet du Cid, il me revient en mémoire que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce ballet.

J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel. Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse. Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.

Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine plusieurs rythmes très intéressants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le pays des Magyars à la France.

L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une quarantaine de Français, dont j'étais, de nous rendre en Hongrie, à des fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point pour surprendre.

Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins, sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous.

Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries sans fin.

Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.

En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans un coin du dining-car, et avaient assisté impassibles, à toutes nos folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont bien communs!» N'en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.

Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables et dont la drôlerie le disputait au burlesque.

Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le Grand Français, Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait: Demain matin, à quatre heures, en habit noir, et le premier levé, habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!»

Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.

Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: Elyen!!! je trouvai au pupitre la partition... du premier acte de Coppélia alors que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'Hérodiade que je devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je battis la mesure, de mémoire.

L'aventure, cependant, se compliqua.

Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le troisième acte d'Hérodiade, comme j'étais retourné dans la salle auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait, suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté!

Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour.

Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois.

J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay», pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très voluptueux et capiteux parfum!

Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la liberté de leur pays.

Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du Cid qui m'attendaient, dès mon retour à Paris.

J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une lettre de l'auteur de la Messe du Saint-Graal, cet ouvrage avant-coureur de Parsifal:

«TRÈS HONORÉ CONFRÈRE,

«La Gazette d'Hongrie (sic) m'apprend que vous m'avez témoigné de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères remerciements et constante cordialité.

«F. LISZT.»

«26 août 85. Weimar.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les études en scène du Cid, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en œuvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en rendre hommage.

Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors d'Ariane à l'Opéra.

Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du Cid, en même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, Manon, qui avait dépassé sa quatre-vingtième représentation.

Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées la répétition générale du Cid, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de Manon. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il n'était question que de la première du Cid qui, à la même heure, battait son plein.

Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux; aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de Manon, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible me poussait de ce côté.

Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des résultats de la soirée, ces mots: C'est crevant, mon cher!... Très troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces paroles: C'est un triomphe!...

Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste. Elle me réconforta complètement.

Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on donnait Hérodiade et Manon.

Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des Deux Cortèges, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu:

«Cinquième du Cid remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue. Artistes souffrants.»

Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un évanouissement qui se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.

Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort?

Au bout de trois semaines, cependant, le Cid reparut sur l'affiche, et je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont témoigne, entre autres, la lettre suivante:

«MON CHER CONFRÈRE,

«Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour qu'on donne le Cid ce jour-là, vendredi 11 décembre.

«Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.

«H. D'ORLÉANS

Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R. le duc d'Aumale!

Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat, Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au bivouac, au milieu de nos soldats!

Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements d'exquise familiarité.

Et le Cid, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière.

En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911, au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux:

«Hier soir, la représentation du Cid fut des plus belles. Une salle tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle œuvre de M. Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile du ballet, Mlle Zambelli.»

Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent professeur au Conservatoire.

CHAPITRE XVII

VOYAGE EN ALLEMAGNE

Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre Parsifal, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition de ce miracle unique, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle, dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable.

Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar. Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Gœthe avait conçu son immortel roman, les Souffrances du jeune Werther.

Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le plus ému. Me voir dans cette même maison, que Gœthe avait rendue célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna profondément.

—J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible et belle émotion que vous éprouvez.

Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de Gœthe. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit de l'aphorisme traduttore traditore, qui veut qu'une traduction trahisse fatalement la pensée de l'auteur.

J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.

Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet, que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après cette lecture palpitante des vers d'Ossian:

«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain viendra le voyageur; son œil me cherchera partout, et il ne me trouvera plus,..»

Et Gœthe d'ajouter:

«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots; il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.

«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.»

Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux yeux.

Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner! C'était Werther! C'était mon troisième acte.

La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives passions!

Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé Phœbé, et les hasards m'amenèrent à écrire Manon.

Ce fut ensuite le Cid qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de 1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'Hérodiade, Paul Milliet, pour nous mettre décidément à Werther.

Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?), mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle, et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann chez le plus renommé antiquaire.

Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il comprenait Gœthe, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que je m'occupe enfin de cet ouvrage.

Comme on me proposait un jour d'écrire une œuvre lyrique sur la Vie de Bohème, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune manière, de refuser ce travail.

La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans son œuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre, celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde spécial que lui-même a défini, qu'il nous a fait parcourir à travers mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais sourires, le cri du cœur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs.

Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis, où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement?

J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le Schaunard de la Vie de Bohème), lequel, voyant Murger manger de magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!»

Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de la Vie de Bohème. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que le moment n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de chanter ce roman si vécu.

Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies, est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage. O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus de cinquante ans!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion. J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je tombai épuisé... anéanti!

Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit:

—J'espérais que vous m'apporteriez une autre Manon! Ce triste sujet est sans intérêt. Il est condamné d'avance...

Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que l'ouvrage soit aimé!

Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le soir de l'audition de Manon... J'avais la gorge aussi sèche que la parole; je sortis sans dire un mot.

Le lendemain, horresco referens, oui, le lendemain, j'en suis encore atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre six années dans le silence, dans l'oubli.

Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté Manon; la centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de me demander un ouvrage.

C'est alors que je proposai Werther. Le peu de bon vouloir des directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition.

Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra.

Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils. Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des panneaux; dans le un piano à queue.

Tous les artistes de Werther se trouvaient réunis autour du piano, lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent en s'inclinant.

A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie—à laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade—je répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout tremblant, je me mis au piano.

L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les larmes me venir aux yeux.

A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler. L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare, l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement:

Ia! Göttlicher Mann!... (Oui, homme aimé de Dieu!...)

La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment reçu de la plus flatteuse et exquise manière.

Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.

En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda Werther, et cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier.

La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt et l'éditeur Charpentier.

Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de la Reine de Saba, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui prenant les mains:

—Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté.

Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod:

«CHER AMI,

«Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des Français.»

Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra:

«AMICO MIO,

Deux yeux pour te voir,
   Deux oreilles pour t'entendre,
   Deux lèvres pour t'embrasser,
   Deux bras pour t'enlacer,
   Deux mains pour t'applaudir,

et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton Werther est joliment tapé,—savez-vous? Je suis fier de toi et de ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi.

«CARLO.»

En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette œuvre au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.

Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque: Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et... d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms.

A la reprise, due à M. Albert Carré, Werther eut la grande fortune d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet ouvrage.

CHAPITRE XVIII

UNE ÉTOILE

Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique.

On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait, avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes.

Hartmann lui offrit deux ouvrages: Le roi d'Ys, d'Édouard Lalo, et mon Werther, en souffrance.

J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le jour à cet ouvrage.

Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en dire.

Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il m'arrive—le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de penchant pour ce genre de distractions—l'on était, cependant, si gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon refus. Il m'avait semblé que mon cœur affligé devait y rencontrer un dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?...

J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me sembla-t-il, les limites. «Est modus in rebus,—en toutes choses il y a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière, l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...»

Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain, l'anglais, l'allemand, le français.

Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore?

Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur diplomate:

Le monsieur.—Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle Orphéa?

La dame.—La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en détresse?...

Le monsieur (insinuant).—Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que les sons pour effacer les peines du cœur?

La dame.—Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase brisé.

Le monsieur (poétique).—Un nocturne, sans doute...

Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt de cours.

Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames, vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites.

Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même instant, je leur fus présenté.

La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent nous en envoie la République étoilée.

«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé, on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes sœurs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!»

Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano.

«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!»

Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit», de la Flûte enchantée.

Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois octaves en pleine force et dans le pianissimo!

J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières au théâtre.

Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille.

Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu dans deux ans, en mai 1889.»

Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux que je m'écriai, dans un élan de profonde conviction: «J'ai l'artiste pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau que vous m'offrez!»

C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM. Alfred Blau et Louis de Gramont.

Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour ses représentations.

La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs et costumiers suivant mes propres conceptions.

Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M. Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers que lui donna Esclarmonde. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année.

Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert.

L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer Esclarmonde. C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique, où elle triomphait depuis plusieurs mois.

Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste, applaudie par tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province arrivaient les échos des succès remportés, dans Esclarmonde, par des artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon.

Esclarmonde devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre.

Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus magnifiquement douées que j'aie connues.

Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir l'interprète ardente de plusieurs de mes œuvres; mais aussi, pour nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des artistes qui réaliseront votre rêve!

C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'Esclarmonde, je lui consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure! Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir.

Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime, Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui resteront:

Elle était aimée!

Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire de celle qui n'est plus?...

Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire Esclarmonde.

Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac de Genève, et que sa Fête des vignerons a rendue célèbre. Je l'avais entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout de ce que j'en avais lu dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse petite cité l'a suivi dans tous ses voyages.

Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des excursions sur le lac.

En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas. Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord, et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes:

Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir.

Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois sœurs habitaient aussi le Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans la journée.

N'attendant pas que mon esprit soit en friche après Esclarmonde, et connaissant mes sentiments attristés au sujet de Werther, que je persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction, d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: le Mage.

Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de l'ouvrage.

Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du Mage.

P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus dévoué des amis. Il monta l'ouvrage avec un luxe inusité. Je lui dus une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM. Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri.

L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à avoir plus de quarante représentations.

D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège. Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à E. Bertrand, lors de l'apparition de Thaïs, dont je parlerai.

A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me reviennent à la pensée. Les voici:

Le «Mage» est loin, «Werther» est proche,
       Et déjà «Thaïs» est sous roche;
       Admirable fécondité...
       Moi, voilà dix ans que je pioche
       Sur le «Capucin enchanté».

Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette œuvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse.

Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!!

CHAPITRE XIX

UNE VIE NOUVELLE

L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie une profonde répercussion.

Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa d'exister.

Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle? Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu.

J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de Werther, et la partition d'orchestre d'Amadis. A côté de ses valeurs, il mit donc à l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.

Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de Werther; peut-être apprendrez-vous un jour celle d'Amadis, dont le poème est de notre grand ami Jules Claretie, de l'Académie française.

Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait Manon? Où échouerait Hérodiade? Qui acquerrait Marie-Magdeleine? Qui aurait mes Suites d'orchestre? Tout cela agitait confusément ma pensée et la rendait inquiète.

Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un cœur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé, autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.

Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la grande maison le Ménestrel, devaient être mes sauveurs. Ils allaient être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les risques de l'aventure ou du hasard.

Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix considérable.

En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la gratitude émue que je leur en conserve.

Que de fois j'étais passé devant le Ménestrel, enviant, sans aucune pensée hostile, d'ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés de cette grande maison!

Mon entrée au Ménestrel devait inaugurer pour moi une ère de gloire, et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au cœur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.

Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en 1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle exprimait bien sa résignation attristée:

«MON CHER MAITRE,

«J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies artistiques. Manon y tient une première place...

«Ah! le beau diamant!

«LÉON CARVALHO.»

Sa première pensée fut de reprendre Manon, qui avait disparu de l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut lieu au mois d'octobre 1892.

Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait Esclarmonde et Manon. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre Manon, à Paris. Manon qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763e représentation.

Au commencement de cette même année, on avait joué Werther, à Vienne, et un ballet: le Carillon. Les collaborateurs applaudis en étaient notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de Roddaz.

Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre visite au Ménestrel. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, Thaïs.

La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de Thaïs, je voyais Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage pour ce théâtre.

A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur j'avais déjà composé de l'ouvrage.

J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat angora gris, au poil long et soyeux.

Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité, venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait, il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser!

Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens et de chats, ses grands amis.

«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable comtesse est un vrai mécène pour les artistes.

L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de travail!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je terminai Thaïs, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël qui flambaient dans la cheminée.

A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que, volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude de ne pas sortir le soir.

A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main droite. J'en avais quelque inquiétude.

A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle blanche.»

Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire:

«Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de foi!

«A. DUMAS.»


Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.

Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit le Portrait de Manon, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais déjà la poésie: les Enfants.

De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique de leur fils, Henri Cain. Son succès de la Vivandière s'affirmait de plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui ne se souvient de ce chef-d'œuvre: le Tasse?

Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs, et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du premier acte du Tasse.

Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre cité des papes.

Nous habitions l'excellent Hôtel de l'Europe, place Crillon. Nos hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais besoin de tranquillité, écrivant alors la Navarraise, l'acte que m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri Cain.

Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux, avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et, parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras.

Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui, immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance de l'idiome poétique du Midi.

Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste! En le voyant, nous nous rappelions cette Belle d'août, poétique légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de Mireille, et tant d'autres œuvres encore qui l'ont rendu célèbre.

Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier, gentleman farmer, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela, plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.

Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et grand poète.

L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de Thaïs, à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans Manon, trois fois par semaine.

Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici: Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à l'avance Carvalho.

Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard nous avisa qu'il allait jouer Thaïs à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson! «Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le méritais!

Thaïs eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi de même pour celui qui lui était dévolu.

Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes. Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous le devions à une vitrine du musée Guimet.

La veille de la répétition générale de Thaïs, je m'étais échappé de Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent forcément sur toute œuvre, quand elle affronte pour la première fois le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une œuvre ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme; aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en aborder l'obscur mystère!

Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré. Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!... C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être la représentation.

Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger; qu'à l'Opéra lui-même Thaïs a depuis longtemps dépassé la centième.

Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me douter que je serais destiné à revoir cette même partition de Thaïs, datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle artiste n'est plus depuis longtemps?...

Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet.

Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix et Mastio le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier voyage en Italie jusqu'à ce jour.

CHAPITRE XX

MILAN-LONDRES-BAYREUTH

Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus délicates et les plus affectueuses.

Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres.

J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres, tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à Paris, mais alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation qu'ils devaient se créer un jour au théâtre.

A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre Puccini.

J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et, quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter crescendo! Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir, surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui, tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je pensais à leurs sœurs de la place Saint-Marc, si jolies, si familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant.

J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce jour-là, dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité d'apparence étonnante, que j'avais achetée—qu'on se rassure, elle était en carton—chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif, j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire honneur dans cette opulente maison!

En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète de Sapho la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911, elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale carrière.

J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer Thaïs à Milan. Sonzogno m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, al teatro lirico de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la porta aux nues.

Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan». Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à queue du grand maître était encore là, et, sur la table dont il se servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer, c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et emportés comme des reliques.

Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le joug d'autrefois!

Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la Somnanbula et de la Norma, Verdi, l'immortel créateur de tant de chefs-d'œuvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de tous les théâtres du monde.

Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la carte de ce grand homme, avec ses affections et ses vœux.

Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles.

«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année. Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de la couronne du génie latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître, l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la Méditerranée.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ajouter encore à mes souvenirs de Thaïs, je rappellerai ces deux lettres qui devaient me toucher si vivement:

«1er août 1892.

«...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée Thaïs, et comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il vous la rendra vierge encore.

«Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet, qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix.

«GÉROME.»

Cette statuette polychrome, œuvre de mon illustre confrère, avait été désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais Thaïs. J'ai toujours aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole de l'ouvrage qui m'occupait.

La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de Thaïs à l'Opéra:

«CHER MAITRE,

«Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre Thaïs. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. Assieds-toi près de nous, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté charmante et grande.

«Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre les mains avec joie.

«ANATOLE FRANCE.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden». D'abord pour le Roi de Lahore, ensuite pour Manon, jouée par Sanderson et Van Dyck.

Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de la Navarraise. Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon.

Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec elle, lors des répétitions de Sapho à Paris.

A la première représentation de la Navarraise assistait le prince de Galles, plus tard Édouard VII.

Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux, si enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!»

C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à dire»!!!

Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus charmant et le plus précieux.

J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir à Windsor lui jouer la Navarraise, et je sus qu'on avait improvisé dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter.

Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda la Navarraise à Londres (20 juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté le Portrait de Manon, un acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par Fugère, Grivot et Mlle Lainé?

Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de Manon. Le sujet me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et d'un souvenir très poétique de Manon morte depuis longtemps.

Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir les Maîtres Chanteurs de Nuremberg.

Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth, que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise, appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand et il s'était proposé pour faire la traduction française du Tannhæuser. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique.

Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au piano les fragments de ce chef-d'œuvre, si maladroitement méconnu alors et depuis tant admiré du monde entier.

CHAPITRE XXI

VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS

Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu.

Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir. Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: Cendrillon.

Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi pour y travailler pendant l'été.

Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable valeur historique.

Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de vue.

La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable, écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus parfaite actrice du monde»,—cette femme, splendide entre toutes, avait abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe lui ait dédié une œuvre sans doute admirable, par le style, mais considérée encore comme l'œuvre la plus complète de l'érudition moderne.

Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres de notre petit château.

Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un chef-d'œuvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle.

Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de mes partitions d'orchestre.

C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho. Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner à son nom.

Carvalho était venu me demander d'achever la musique de la Vivandière, cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de santé faisait craindre qu'il ne pût terminer.

J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de laisser Benjamin Godard achever son œuvre.

Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables rossinantes, y étaient attelés.

Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique, pour l'avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par décorum, on me permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au vocabulaire zoologique.

Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se soient quelque peu prolongés!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Carvalho décida de donner la Navarraise à Paris, à l'Opéra-Comique, et l'ouvrage passa au mois de mai 1895.

J'allai terminer Cendrillon à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants pour nous.

Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours, pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient la Navarraise. La protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison Frandin.

Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.

En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs d'enthousiasme et de gloire: VERDI.

Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.

Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable, causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher, puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes, et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses flottes victorieuses.

En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...»

Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture, après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion, que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.

Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver le froid pour aller assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le terrible et superbe prologue de Françoise de Rimini.

On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.

Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel ouvrage.

Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne devait plus se lever...

Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête, et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. Mourir par un aussi beau temps!... fit-il, et ce fut tout.

Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes, dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant vingt-cinq ans.

Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Je la commençais en ces termes:

«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi, celui qui repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort.

«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le bien regarder en face?...»

A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que j'aurais tout le temps de pleurer!

Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu, depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire perpétuel, et l'élu de l'Académie française.

La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie de théâtre, qui réclamait tout mon temps.

En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus, les mêmes excuses.

Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette situation que parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que j'aimais tant.

Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de l'Auvergne.

CHAPITRE XXII

DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!...

L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse Daudet: Sapho.

J'étais parti pour les montagnes, le cœur léger. Pas de direction du Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans! J'écrivis Sapho avec une ardeur que je m'étais rarement connue jusqu'alors.

Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit, de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses sites, mais alors encore trop ignoré. Nous allions silencieux. Le seul accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois, c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs cris aigus et perçants.

Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages s'accumulaient.

J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux!

Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail: Marie-Magdeleine, Werther, Sapho et Thérèse.

Au commencement de septembre de cette même année se place un incident assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne semble pas exagéré.

Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis également; notre appartement était resté vide. Nous étions chez des amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts, nous rentrâmes à la hâte.

Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs dehors. C'était ça! on nous cambriolait!...

Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes, dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous mîmes tous à rire, et du meilleur cœur, de cette bien curieuse aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination, voilà bien de tes fantaisistes créations!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La maquette des décors et les costumes de Cendrillon avaient déjà été préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris, il donna le tour à Sapho.

Avec l'admirable protagoniste de la Navarraise, à Londres et à Paris, nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon (qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri Cain) et M. Leprestre, mort depuis.

J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant la musique de Sapho, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur Bernède en avaient très habilement construit le poème.

Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus séduisantes.

O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable!

Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions, ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous affectionnait tant.

Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano.

Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie.

Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma femme et moi connûmes alors.

Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première répétition de Sapho, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter.

Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897.

La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première distribution, m'apporta le billet suivant:

«MON CHER MASSENET,

«Je suis heureux de votre grand succès.
   «Avec Massenet et Bizet, non omnis moriar.
   «Tendrement à vous.

«ALPHONSE DAUDET.»

J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne sortait déjà plus ou très rarement.

Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore.

Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté.

Son état ne laissa pas que de m'inquiéter.

Combien étaient fondés mes tristes pressentiments!

Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain.

Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles.

Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui éclatait en sanglots, derrière le char funèbre, faisait peine à voir. Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant cortège.

Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à Sainte-Clotilde. La Solitude de Sapho (entr'acte du 5e acte) fut exécutée pendant le service, après les chants du Dies iræ.

J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie.

Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel bonheur intime cela lui valait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sapho, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter.

Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très affairées.

J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom, avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho avait dû suspendre le cours de ses représentations.

Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste?

Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive!

Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été, jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts.

Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus tard, reprendrait Sapho, avec la si belle artiste qui devint sa femme?

Oui, ce fut elle qui incarna la Sapho de Daudet, avec une rare séduction d'interprétation.

Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin.

Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec enthousiasme.

Sapho fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck.

Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de vérité.

Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage!

Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut l'Ile du Rêve, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses!

Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque imagée:

«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en avait assez et qui filait...»

Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également, celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz:

«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!»

Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le plus vieil ami de Reyer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je retrouve ce mot de l'auteur de Louise, que j'avais connu, enfant, dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une familiale affection:

Chargement de la publicité...