Mes souvenirs (1848-1912)
«Saint-Sylvestre, minuit.
«CHER MAITRE,
«Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit par Sapho, et la première heure d'une année qui finira par Cendrillon.
«GUSTAVE CHARPENTIER.»
Cendrillon ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot suivant de Gounod:
«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier beau succès. Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous suivre.»
Ainsi que je l'ai dit, la partition de Cendrillon, écrite sur l'une des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault», était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à Sapho, sur la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré, m'annonça son intention de donner Cendrillon, à la saison la plus prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore.
J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait vécu, et j'y étais tout à mon travail de la Terre promise, dont la Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la terrifiante nouvelle de l'incendie du Bazar de la Charité. Ma chère fille y était vendeuse!...
Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos vives alarmes.
Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que l'héroïne de Perséphone et de Thérèse, celle qui fut aussi la belle «Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue, derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre personnes.
Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un enfant.
Puisque j'ai parlé de la Terre promise, j'en eus une audition bien inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien et le critique si écouté, le compositeur grandement applaudi d'un Tasse représenté à Monte-Carlo, me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec un orchestre et un personnel choral immenses.
La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche, coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal.
J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait l'honneur de nous inviter.
Ce fut le 15 mars 1900!
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J'en reviens à Cendrillon. Albert Carré avait monté cet opéra en créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse!
Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains, que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris, pour échapper à la «générale» et à la «première».
Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises, suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en particulier, fit à Cendrillon un très bel accueil. A Rome, cette œuvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte:
«CENDRILLON hier, succès phéno ménal.»
Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau expéditeur!...
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Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande Exposition.
J'étais à peine remis de la belle émotion de la Terre promise, à Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à l'Opéra, à des répétitions du Cid, qu'on allait bientôt reprendre. La centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année.
Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient, toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y contrastaient.
Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais magnifique élevé par notre cher et grand Charles Garnier aux manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse.
Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister, dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu, en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation.
Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le soir de la centième du Cid, avec un enthousiasme délirant. Au rappel du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa loge, malgré ma résistance...
Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre.
CHAPITRE XXIII
EN PLEIN MOYEN AGE
Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres angoisses de la vie.
J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature, la grande consolatrice, dans son calme solitaire.
J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte. Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un rouleau: «Oh! non, fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur une pièce de théâtre...
Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire, cependant, que j'en eusse.
Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à peu,—je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien que je finis par ressentir une véritable surprise,—ce devint même, l'avouerai-je, de la stupéfaction!
—Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition muette de la Vierge!
Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir mettre à la scène Manon, Sapho, Thaïs et autres aimables dames? C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se serait montrée charitable au jongleur repentant!
A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant l'œuvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le manuscrit.
M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage.
Le titre de Jongleur de Notre-Dame, suivi de celui de «miracle en trois actes», me mit dans l'enchantement.
Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper mon travail de l'atmosphère rêvée.
La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à mon inconnu.
Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.
On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.
Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre, nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse, je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du Jongleur de Notre-Dame.
A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse l'étreignait...
Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu, maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous être joués?
La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!... comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.
L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions dans notre ouvrage.
N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle ou telle scène...
Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si, dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de notre Jongleur de Notre-Dame? Ne serait-ce pas un moment divin dont l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent.
Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.
L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de jouer l'ouvrage.
Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.
J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.
Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au théâtre de Monte-Carlo.
Le Jongleur de Notre-Dame était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter l'œuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement. L'œuvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.
En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode de celle que nous quittions!
Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même! C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!...
Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par la flore des tropiques?
Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle, révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré.
En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé, arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes, ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté. Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence, cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous avait accueillis.
La première du Jongleur de Notre-Dame eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique.
Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.
Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du Jongleur de Notre-Dame, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.
L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes le Jongleur de Notre-Dame est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs années.
Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste admirée à Paris comme aux États-Unis!
Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je m'incline et j'applaudis.
Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant applaudie au Théâtre-Français, Grisélidis, d'Eugène Morand et Armand Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et si heureusement Villa Soleil, et qu'il destinait aux journalistes accablés par la misère et par l'âge.
Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses, imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de la Côte d'Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la Provence le salut lointain de la cité phocéenne.
Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en pleine jouissance d'une santé parfaite!
Ayant parlé de Grisélidis, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages libres, celui-ci et le Jongleur de Notre-Dame, mon éditeur en entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur Grisélidis. Ce fut le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, le Jongleur de Notre-Dame fut représenté à Monte-Carlo en 1902.
Grisélidis prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.
Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis; il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux dans celui d'Alain.
J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait.
Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre même. Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis, devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite cabotine!
Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon!
Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille!
Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante! Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me laisser mourir avant de voir Grisélidis à l'Opéra-Comique?...» Il devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste.
Alors que je travaillais à Grisélidis, un érudit tout féru de littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là, travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.
Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait.
CHAPITRE XXIV
DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE
Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était le Chérubin, de Francis de Croisset.
J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce.
Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous établîmes nos accords.
Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux Chérubin.
J'en écrivis la musique à Égreville.
En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne—vous savez, mes chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos grands-parents—mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne serons plus là...
Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents, qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et tendre fraîcheur dans les étés brûlants.
Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance!
Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et vous ne le voudrez pas!...
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S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en musique de Chérubin, et se souvenant de ce Jongleur de Notre-Dame, qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions conservé de si impérissables souvenirs.
Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite Carré,—l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,—et le rôle du philosophe fut rempli par Maurice Renaud.
Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se prolongea, grâce aux acclamations et aux bis constants dont on fêta les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une atmosphère du plus délirant enthousiasme.
Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si haute et si belle.
Henri Cain, qui, pour Chérubin, avait été mon collaborateur avec Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: Cigale.
L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière!
De ceux qui assistèrent aux répétitions de Cigale, je fus, certes, celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange, avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain.
Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, Chérubin fut représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant, l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait ajouter un nouveau succès à tant d'autres déjà obtenus par cet artiste, et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme Vallandri.
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Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien dit encore d'Ariane, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'Ariane, pas davantage que de Roma, dont j'avais écrit les premières scènes en 1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la Rome vaincue, d'Alexandre Parodi.
A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de Roma sont en répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis déjà trop... A plus tard!...
Je reprends donc le courant de ma vie.
Ariane! Ariane! l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés?
Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'Ariane.
Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon cœur et de ma pensée avant de connaître le premier mot de la première scène!
Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de ce grand lettré et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus parfait talent.
Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon cœur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être.
Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur, pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes!
Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile réveilla les échos de ce paisible pays.
N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, Cœlo tonantem Jovem, comme eût dit Horace, le délicat poète des Odes? Un instant je pus le croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,—surprise entre toutes agréable—lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix amies.
L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en étais d'Ariane, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra?
On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était toute la partition terminée.
Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'œuvre et le fromage du dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du propriétaire.
Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de l'interprétation.
Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra, nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des Enfers.
Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs.
En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!»
Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux, enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais.
Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai.
Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux. Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche remplie.
On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon l'expression d'Alphonse Daudet.
Je place ici un détail concernant Ariane. On verra qu'il ne manque pas d'importance, au contraire.
Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa sœur Phèdre, et comme je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant, bon papa, nous allons être aux Enfers?»
La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange, presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la suppression de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la main.»
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Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14 décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la première fois en Italie, on avait monté Ariane. L'ouvrage avait une luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre, faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers. Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses, cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son cœur, comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé, qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps disparues, au cher adoré qu'enfin l'on retrouve, il n'y a pas loin! Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste sourit; avait-elle compris?...
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Ariane donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire Thérèse, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.»
Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard.
J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil, nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard!
Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la mort, pendant 36 heures!...
L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter, généralement, en octobre et passer à la fin du mois.
Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut lieu le 31 octobre 1906.
Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques de presse, était devenu mon plus ardent collaborateur, et, chose digne de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la déclamation de ses beaux vers.
Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette estime dans laquelle il me tenait.
Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième.
A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.—Non! exclama son interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez toujours bissé l'air des roses!
Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante.
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Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque de mes débuts!
Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux fond de la Favorite; pour le second, deux châssis de Rigoletto, etc., etc.»
Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire qu'il est toujours tombé au troisième acte!»
Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait notre basse, descend tellement qu'on ne peut pas trouver la note sur le piano!...»
Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes. Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès.
Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire Thérèse.
CHAPITRE XXV
EN PARLANT DE 1793
Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.
Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra une forme blanche qui errait au loin, solitaire.
«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins, si forte et si courageuse auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud, où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.
Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était écartée pour cacher ses larmes.
Thérèse se révélait déjà...
A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert, la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante, la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du palais de l'Ambassade, rue de Grenelle.
En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi, ici!...»
Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre bien. Je vous le rends!»
Le poème de Thérèse s'annonçait! Cette révélation le faisait pressentir.
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Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de cette année-là, dans le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de l'ouvrage.
C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales. On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu. Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées, roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature! son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.
Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied; leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes pensées.
J'étais d'autant plus au cœur de l'ouvrage, dans «les entrailles du sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me trouvais, figurait la future héroïne de Thérèse.
Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que j'avoue aimer profondément.
Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été, aux bords de la mer), je composai la musique de Thérèse.
Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation qui réclamait impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie, m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée, avant quatre heures!...
Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique déférente.
Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf!
Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya illico une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour un rapide placement.
O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.»
Par pari refertur, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une grâce et une obligeance que j'appréciai hautement.
Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile. Je parvins cependant à avoir la communication.
J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne figurerait pas à l'Annuaire. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.
Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.
Il s'agissait de la dernière scène.
Je lui téléphonai:
Faites égorger Thérèse et tout sera bien.
J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre abandonné); elle me hurlait:
Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la police. Un crime pareil! De qui est-il question?
Subitement la voix de Claretie:
Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je préfère cela au poison!
La voix du monsieur:
Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner! J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!...
Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux reparut.
Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions, Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble encore!
Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit ma voix jusqu'à celle de Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de l'écrire.
Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration, le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole», c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et collectionneur.
Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de Thérèse le rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des marquis d'Hertford.
La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo, nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.
Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il écouta quelques passages de Thérèse. Il apprit de nous ce détail. Lors de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène, celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de transport: «Jamais je ne pourrai chanter cette scène jusqu'au bout, car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de déclamer toute la fin de la pièce.»
Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue!
Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur de Des Grieux. Il voulut ajouter: toi!... avant le vous! qu'il lance en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce toi! n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa maîtresse?
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Les premières études de Thérèse eurent lieu dans le bel appartement, si richement décoré de tableaux anciens et d'œuvre d'art, que Raoul Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an; nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à minuit.
Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes espérances.
Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne!
Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de Thérèse, à l'Opéra de Monte-Carlo.
Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute mon admiration.
Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où j'avais été appelé, à la fin de la première du Jongleur de Notre-Dame, et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de Saint-Charles.
Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de Thérèse, ma place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le pouvais supposer.
Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n'y résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer!
Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier acte de Thérèse, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.
Pendant deux années consécutives, Thérèse fut reprise à Monte-Carlo, et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor Rousselière et le maître professeur Bouvet.
Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï, eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée océanographique.
A la représentation de gala, on redonna Thérèse, devant un public composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime, membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M. Loubet, ancien président de la République, étaient là.
Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies étrangères.
J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de gala dont j'ai parlé.
Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si je n'avais été obligé de garder le lit.
Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès!
Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse, Lucy Arbell.
Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi.
Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci:
On avait représenté le Vieil Aigle, de Raoul Gunsbourg, où Mme Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit acclamée. Thérèse était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait Thérèse, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.
Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant d'autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première de Thérèse eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et l'Écho de Paris voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément merveilleusement présenté.
Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de Thérèse fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra, le dimanche 10 décembre 1911, par l'œuvre pie, française et populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et bonne.
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Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit le Jongleur de Notre-Dame avec la foi, vous avez écrit Thérèse avec le cœur.
Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.
CHAPITRE XXVI
D'ARIANE A DON QUICHOTTE
Je reprenais, ce matin, le cours de Mes Souvenirs, quand j'appris une nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme Maucorps-Delsuc!
Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner.
En sincère émotion, mon cœur va vers elle!
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Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi, pendant des mois, des années même.
J'achevais de terminer Thérèse—longtemps avant qu'elle dût être représentée—quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu avec Catulle Mendès pour donner une suite à Ariane.
Tout en étant un ouvrage distinct, Bacchus devait, dans notre pensée, ne former qu'un tout avec Ariane.
Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt.
Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.
De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité, celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on connaît le moins.
L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des religions.
Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.
Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki, Râmayana, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux et plus immense même que les Niebelungen, ce poème épique de l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille. En proclamant Râmayana l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien exagéré. C'est divinement beau, comme l'œuvre immortelle du vieil Homère, qui a traversé les siècles.
Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent distrait.
Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je rejetais, je reprenais. Enfin je terminai Bacchus, après y avoir consacré tant de jours, tant de mois!
La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM. Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre fanatique.
La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre magnifique à notre ouvrage.
Comme autrefois, pour le Mage, on avait été cruel, je l'ai dit, pour notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant son départ de l'Opéra,—ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps après, encore plus aimé qu'avant,—de même, on fut dur pour Bacchus.
Au moment de Bacchus, le public, la presse étaient indécis sur la vraie valeur de la nouvelle direction.
Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois, affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage, malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité.
Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié.
L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un gros succès.
Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance.
Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des actes de Don Quichotte (j'en parlerai plus loin), il était quatre heures du soir, je courus chez mon éditeur, au Ménestrel, au rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!»
Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de l'épouvantable catastrophe.
Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour Bacchus à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!...
Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche de la part des meurtris.
Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions, il aurait, par là même, rendu grand service.
Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.
Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans lendemain, MM. Messager et Broussan.
J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des rochers.
Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien.
Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les mœurs de ces mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer!
Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser Bacchus entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison, qu'en 1909), j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de trois actes, Don Quichotte, dont le sujet et la distribution des artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour le théâtre de Monte-Carlo.
Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me reprocher.
Don Quichotte arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie. J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui me permettait d'écrire étant couché.
J'éloignais de ma pensée Bacchus et le sort incertain que lui réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de Don Quichotte.
Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue figure!
Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque Belle Dulcinée. Les auteurs dramatiques français les plus en renom n'avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de puissante poésie à notre Don Quichotte mourant d'amour, du véritable amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut point cette passion.
Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février 1910. O la belle, la magnifique première!
Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell, étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du plus parfait comique!
En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve, le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de Roma.
J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour Mes Souvenirs en 1912.
Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de Don Quichotte au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des directeurs, les frères Isola.
La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour la Belle Dulcinée au Théâtre-Lyrique de la Gaîté.
Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange?
Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.
Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres, témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes!
Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910, pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du soir.
Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis, heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour Don Quichotte à Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même théâtre.
Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet ouvrage pendant les répétitions de Roma, en février prochain.
La première année de Don Quichotte, au théâtre des frères Isola aura eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.
J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement intéressé pendant les études de cet ouvrage.
C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité: l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que, connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète; et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. Le Prophète et le Barbier de Séville en témoignent.
La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo.
Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme!
Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'on mit en scène le cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria, dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.
CHAPITRE XXVII
UNE SOIRÉE!
Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.
Roma était gravée depuis longtemps, matériel prêt; Panurge terminé; et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant quelques mois.
Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être, au dolce farniente, n'était point possible! Je cherchai donc et je trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon cœur.
Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les partitions de Werther et d'Amadis. Je n'ai à parler, maintenant, que d'Amadis. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort, non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition d'Amadis, composée fin de l'année 1889 et année 1890. Il y avait donc vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.
Amadis! Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau! Quelle poétique et touchante allure avait ce Chevalier du lys, resté le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants et si braves!
Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et deux chœurs pour voix d'hommes. Amadis devait être mon travail de l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer à Égreville.
Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer, me sachant dans un état de santé si précaire.
J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais encore lorsque vous êtes venu!»
«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il.
Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.
Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans ces moments-là.
Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite le salon Borghèse. J'en fus ému.
Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les plus dévoués.
J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une tranquillité dont j'appréciais tout le prix.
Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue.
Je devais être sauvé au bout de quelques jours.
Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit de travailler.
Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi mes instructions pour les futurs décors de Don Quichotte.
Enfin, je rentrai chez moi!
Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah! quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de larmes.
Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg, au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin, leur ravissant royaume!
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Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon sort, ma femme bien-aimée put y retourner.
L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et les répétitions, aussi, de Don Quichotte.
Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai le nom proposé par l'interprète: les Expressions lyriques. Cette réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.
Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.
Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on peut s'honorer, cependant.
Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que leur donnait l'interprète.
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Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de Panurge, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me demander de leur donner Panurge.
A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!»
On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des artistes proposés par la direction.
Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de Panurge, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions.
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Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra.
Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur, pour fêter le dixième anniversaire de l'œuvre française et populaire: les Trente ans de Théâtre. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une extrême confusion...
Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux de prêter son concours à cette soirée.
Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au Conservatoire, se joignit à eux.
Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie.
«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.
Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes, intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne dîna; tout le monde fut au rendez-vous!
A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus!
Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je pris une part si personnelle...
Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait contraste.
Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire et dont il était héritier.
Je lui présentai mes condoléances et il partit.
Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue avec le représentant des pompes funèbres.
«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt, l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus monumental», suivant la somme.
L'héritier hésita...
«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme.
Nouvelle hésitation...
Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit:
«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que ce ne sera pas gai! (sic)»
Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste, j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue:
«Veuillez croire à mes plus sincères... obsèques.» (Traduction libre d'ossequiosita.)
La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de tristes.
Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet suivaient les enterrements.
Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion, par les journaux? On n'a jamais pu savoir.
Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré, en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce sera à lui bientôt!»
Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements, mais ils les annoncent!»
CHAPITRE XXVIII
CHÈRES ÉMOTIONS
Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à Égreville.
Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se trouvait Rome vaincue, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.
Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque, avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de l'œuvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia, et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor.
Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne pense pas à elle; qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses attraits aux exigences supérieures de l'art!
Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.
Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville.
J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la Rome vaincue jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher, tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand Corneille, que
| ...l'obscure clarté qui tombe des étoiles, |
| Bientôt avec la nuit... |
arrêtât ma lecture.
Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de Posthumia, au 4e acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon titre: Roma.
Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901, l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais ma lettre devait rester sans réponse.
Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre tragique m'apprit, en effet, par la suite, que ma demande n'était jamais parvenue à sa destination.
Parodi! qu'il était bien le vir probus dicendi peritus des anciens! Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il avait lue dans Ovide, leur grand historiographe!
J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de ses tortures intérieures.
Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais!
Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais abandonner mon projet d'écrire Roma lorsque, dans ma vie, apparut un maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra: Ariane; je vous en ai déjà parlé.
Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration.
Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs, qu'une autre idée me préoccupait. C'était exact. Je fus amené à lui confier mon aventure à propos de Roma.
Mon désir de trouver dans cette œuvre le poème rêvé fut immédiatement partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter l'ouvrage.
Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une situation éminente dans l'instruction publique.
Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première représentation de Don Quichotte. J'habitais alors, déjà, cet appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.
La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable.
Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco.
Dans cette calme et paisible demeure—chose exceptionnelle pour un hôtel—malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté, entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour Roma; j'avais emporté avec moi les huit cents pages d'orchestre de la partition manuscrite complètement terminée.
Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.
Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de Roma, j'assistai à l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays, l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.
En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui confier pour 1912. Roma était terminée depuis longtemps, le matériel en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et attendre deux années encore. Je le lui proposai.
Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important, est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier, ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M. Massenet se hâte d'achever sa partition afin d'être prêt pour le premier...!» Laissons dire et... continuons.
Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de Roma pour les artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.
Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les mettant en scène!
Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures, je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de Roma.
L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait, lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce pays des rêves.
A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien!
La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des répétitions futures. Le mieux se maintient!
L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse. C'est le mieux qui continue!
Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai?
Enfin, la lecture de Roma, dite à l'italienne: orchestre, artistes et chœurs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations, que je payai ces chaudes émotions par un... refroidissement.
O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant? Tous les contrastes ne sont-ils pas dans cette même nature?
Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat.
Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce fut pour ce compagnon que j'épanchai mon cœur tout palpitant. N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement, que la répétition générale de Roma battait son plein? Oui, me disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons, nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue telle ou telle scène, une sorte de divination de la division mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14 février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la joie de tous mes beaux artistes!
Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile de vous parler de la superbe première représentation de Roma. Je me permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse:
«L'interprétation—une des plus complètement belles à laquelle il nous a été donné d'applaudir—a été en tous points digne de ce nouveau chef-d'œuvre de Massenet.
«Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de Roma sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos du public.
«Cela dit à l'éloge de l'œuvre, félicitons ces merveilleux interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme:
«Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter.
«Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer, le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.
«Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo.
«Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla) ont complété excellemment une interprétation féminine de premier ordre.
«Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins remarquables et pas moins acclamés.
«M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et une mâle beauté qui lui ont conquis tous les cœurs et qui, à Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.
«M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet, a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à souhait les farouches imprécations.
«M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait une création—la première de sa carrière—qui place ce jeune premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les célèbres vétérans de l'Opéra de Paris, auprès desquels il combattait hier au soir le bon combat de l'art.
«Les chœurs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres, qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin, auquel tous les compositeurs dont il dirige les œuvres prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le talent et l'infatigable vaillance.
«M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour Roma cinq décors, ou, pour mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés et applaudis. Son Forum et son Bois sacré sont parmi les plus belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici.
«Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que Roma est une des partitions qu'il a montées avec le plus de plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et d'artiste?...
«Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur Roma, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.»
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Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon cœur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection d'autant plus touchante.
Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son Altesse m'embrassa avec une vive effusion.
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Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de Roma, à l'Opéra.
J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde?
CHAPITRE XXIX
(INTERMÈDE)
PENSÉES POSTHUMES
J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières représentations, aux discussions littéraires et autres qui en découlaient.
Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées!
Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le voudraient-ils?
Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: Mes premières volontés).
J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui l'habitent.
J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement, dès huit heures du matin.
Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses lecteurs de mon décès. Quelques amis—j'en avais encore la veille—vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette voiture obligeante m'emmenait.
A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles, de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans les théâtres, on parla de l'aventure:
—Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas?
—Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de nous gêner!
—Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans ses ouvrages!
Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela.
Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant!
Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient presque une consolation.
La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de l'enterrement.
Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques heures plus tard, la porte de l'oubli!
APPENDICE
MASSENET PAR SES ÉLÈVES
Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les plus célèbres de Massenet:
9 décembre 1911.
Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris, qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était impossible de résister pour peu qu'on eût une parcelle de cœur et d'intelligence.
On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante?
Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences, ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire...
Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de cordialité.
—Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas absolument rendu ce que vous vouliez. Oh! je le sais bien, ce que vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé... Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!...
Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et nerveuse...
Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui, sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques pages d'orchestre qu'il lui montrait:
—C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien l'orchestre de votre musique.
Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un morceau de chant ou de piano:
—C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme vous faites bien la musique de votre orchestre!...
Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de citation.
Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où, emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la scène de la prédiction du grand prêtre dans Alceste: «Apollon est sensible à nos gémissements!»
Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter—que dis-je! la voir jouer par personne!
Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...
REYNALDO HAHN.
Niort, 7 décembre 1911.
Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma jeunesse.
C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage: le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.
ALFRED BRUNEAU.
Paris, 10 décembre 1911.
Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M. Mathias, je lui dis:
—Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M. Massenet.
Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité:
—Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime «Monsieur».
Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture. Exemple bien caractéristique:
—N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du vermillon!
Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant au piano, les œuvres des maîtres. Il nous jouait souvent Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans les plus petites nuances.
Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des développements de la symphonie en sol mineur du grand Mozart. Un jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence entre les «trois orages»: de la Pastorale, de Guillaume Tell et de Philémon et Baucis. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers mon cher maître, une des gloires de l'art musical français.
CHARLES LEVADÉ.
9 décembre 1911.
Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve. Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol, était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son œil avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir plus de méthode; mais, données avec la vivacité d'intelligence et la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure, la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers conseils.
On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves «faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes, contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien d'elles.
Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique, soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles impressions de l'art, de la nature, et de la vie surtout, le fond de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable, éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un chef-d'œuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet. Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il apportait quelques pages manuscrites de la partition en œuvre! pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore une lecture, inoubliable, de Werther; et je revois l'expression singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.
J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou, plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui trouvera le plus directement des cœurs prêts à s'ouvrir...
Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père Franck», qui venait—les deux classes ayant beaucoup d'élèves communs, et les heures coïncidant certaines fois—demander si l'un de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.
GASTON CARRAUD.
10 décembre 1911.
Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses œuvres, un silence farouche; il nous les cachait presque.
Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques mesures de la danse galiléenne de la Vierge, dont l'orchestration nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en si mineur d'Hérodiade; plus tard encore, quelques mesures de Manon qu'il achevait alors; le récitatif: Je ne suis qu'une pauvre fille. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue. Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de faire de nous—au sens le plus hautain, le plus éternel du mot—des musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les âmes ont répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer hautement comme sienne l'harmonieuse moisson.
PAUL VIDAL.
9 décembre.
Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves, d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.
C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.
HENRI RABAUD,
Chef d'orchestre de l'Opéra.
MASSENET PAR SES INTERPRÈTES
Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:
10 décembre 1911.
Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un peu ce que sont les études avec lui.
Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître, lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection!
Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges. Exagération au début... exagération à la fin.
Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa famille.
Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent!
LUCY ARBELL, de l'Opéra.
11 décembre.
Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il fut le premier à m'applaudir à Paris.
Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des mains.
—Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie!
J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates» attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux de paroles, je distinguais pourtant ces mots:
—En a-t-elle de la chance!
—C'est vrai que Massenet vous a applaudie?
—Pas possible!
—Si!
—Non!
—Ça se raconte.
Etc.
Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse:
—Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours... quand on lui chante sa musique.»
Je venais de concourir dans le grand air de la Juive!!!
JULIA GUIRAUDON-CAIN.
MES DISCOURS
INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL
2 octobre 1892.
Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des Beaux-Arts.
MESSIEURS,
Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes célèbres qu'il a vus naître.
Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont la patrie a le droit de s'enorgueillir.
Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très humble pour un ancêtre illustre et vénéré.
Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de grandes destinées artistiques.
C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter: n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale?
Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir, ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.
Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier, posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans.
Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges du Seigneur.
C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un grand secours.
Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute, de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile imagination.
On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient pas pouvoir élever plus haut leur ambition.
Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel artiste nous aurions perdu!
Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient l'embrasser.
Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.
Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la trompette épique dès son premier ouvrage, cette Euphrosine qui fut une révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.
Un maître artiste était né à la France.
D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la glorieuse série des ouvrages qui suivirent Euphrosine, et ont fait ressortir les mérites de Stratonice, d'Ariodant, d'Adrien, de l'Irato, du Jeune Henry et surtout de cet incomparable Joseph, qui passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.
J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse, plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont créé.
Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur.
C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis, s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent, si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous donnait.
Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise, et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette image chère et glorieuse.
Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle Méhul et qu'il a écrit le Chant du départ—ce frère jumeau de notre Marseillaise—qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les armées de la première République.
Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire.
FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS
22 février 1896.
Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.
MESSIEURS,
On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme il est grand!»
Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le bien regarder en face?
...Et c'est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste, alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile aux saveurs plus âpres du Dante,—heureux alliage dont il devait nous donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de Françoise de Rimini, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra.
Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été.
Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses. Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils traversent.
Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son œuvre a pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir. N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson, celle de notre pays.
D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en était le plus digne.
C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître, c'est encore un grand exemple.
CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ
INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO
7 mars 1903.
Discours de Massenet, membre de l'Institut.
MESSIEURS,
C'est le propre du génie d'être de tous les pays.
A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière humanité.
Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées. Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole qui le couronnait déjà.
N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober, pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un monde!
C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules, mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un dispensateur de grâce et de beauté.
Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la ferveur pieuse de pécheurs repentants.
Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien, l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la déification.
S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves épanouis.
Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel, son esprit d'illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui abritèrent l'enfance du Christ.
Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre la Course à l'abîme, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.
Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa tristesse. La Fête chez Capulet n'est pas loin; j'en entends souvent les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.
Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit d'été, sous les lueurs blanches des étoiles?
Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les trompettes fulgurantes de son Requiem grandiose viendront le réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.
Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des ruissellements d'or; ce cœur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un baume l'odeur des lis et des jasmins.
Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à son œuvre maîtresse, la Damnation, un si enthousiaste accueil en en animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui est son œuvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des malveillants.
Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.
Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est aussi le protecteur des arts.
En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le roi du Soleil.
FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET
MEMBRE DE L'INSTITUT
Le jeudi 15 septembre 1910.
Discours de Massenet, président de l'Institut.
MESSIEURS ET CHERS CONFRÈRES,
Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts où la mort impitoyable a cherché sa victime!
Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est profonde, elle nous laisse inconsolables!...
Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil, la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.
Ses œuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui survivront, portant l'empreinte de son talent génial. Elles laisseront un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française.
Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don merveilleux de l'à-propos et de la mesure.
Emmanuel Frémiet était lui-même.
Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises. On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son temps il fut le plus cultivé.
Dans la science de la mythologie, il se montra admirable, comme il le fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité, l'exactitude historique.
Après le Cavalier gaulois et le Cavalier romain, après la statue équestre de Louis d'Orléans, chef-d'œuvre d'une beauté sans égale, après le Centaure Térée, emportant un enfant dans ses bras, et le Faune taquinant de jeunes oursons, après avoir traité l'Homme à l'âge de pierre, il nous donna cette œuvre si tragique: Gorille enlevant une femme.
Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.
L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de l'histoire. Sa Jeanne d'Arc en est l'éclatant témoignage. Elle a fait décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.
En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en donnant à sa Jeanne d'Arc cet aspect délicat, tout en laissant à l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu, sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire. Il est passé maître en ce genre.
Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière; et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à prendre séance!
Son cœur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.
Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.
Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne lui aura manqué; peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.
Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les générations futures.
Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton cœur, que tu as tant aimés et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT
ET DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
Le mardi 25 octobre 1910.
Discours d'ouverture de M. le Président.
MESSIEURS,
C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle—ou bien encore la malice de mes confrères les artistes—qui m'a porté jusqu'à ce fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune.
Cependant, un musicien déjà—mais celui-là de haute taille et de grande envergure—s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.
Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein, alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d'Eschyle, d'Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les œuvres dans des éditions restées fameuses.
En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce qu'il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au patrimoine de sa patrie d'adoption.
En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse lui-même, encore un de ses amis fort anciens.
Faut-il citer ses Études sur le drame antique, celles sur l'Antiquité grecque, sa longue collaboration au Journal des savants et à la Revue des études grecques?
Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se dresser tout aussitôt, l'œil animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard, qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères d'Anacréon.
Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827. Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit: Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal.
C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et, dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté:
Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi. Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel objet, il l'apprend encore.
C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants, auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et ouvrirent leur imagination.
Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva. L'imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s'endormir le Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère, il écrit l'Épopée homérique! Ce fut, messieurs, sa dernière signature devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis.
Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans, d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à 84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son jubilé, il y a deux années à peine.
On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts par son intensité même.
Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire. L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.
Il sortit de la Bibliothèque, le cœur affligé mais le front haut, comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue, avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant les portes de la place à qui voulait la prendre.
Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout, ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une vie.
L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né le 23 mai 1835, près de Zurich.
Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette œuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich. Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer notre pays, puisqu'il en aimait les lettres.
Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme. Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée, apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.
M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux, entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor!
Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur l'Europe? Un avenir prochain nous le dira.
Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres: M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.
Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les ports et les canaux!
L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec une merveilleuse dextérité.
Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis de frémir un peu.
L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un membre libre: d'abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.
Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait, mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal.
Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de l'Observatoire de Milan, vient de disparaître.
Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,—et mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,—de façon générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à leur tour percevoir quelque chose.
Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le membre associé que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et politiques, l'auteur de l'Immortalité humaine et de l'Univers pluralistique, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson. C'est surtout le Pragmatisme qui établit sa réputation et créa une sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs adeptes de la Société de recherches psychiques, leur promettant de communiquer avec eux de «l'au-delà».
Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient, à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse, alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus substantiel.
Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre d'amertume.
Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons alors de cette planète-ci où nous sommes!»
Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire?
Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés, bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent classiques dans le monde pédagogique.
L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.
On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.
Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de la mélancolie et de la méditation autour d'une vieille bibliothèque, où il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances».
La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent, Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi.
Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que Chateaubriand avait écrit avec René une sorte d'autobiographie, de même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran, principal personnage du roman les Morts qui parlent, celle même de Melchior.
Il faut citer encore, pour cette période de production, Jean d'Agrève et le Maître de la mer, qui répondent à d'autres phases de la vie intellectuelle et morale de l'auteur.
Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, Claire, qu'il laissait espérer.
Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore l'auteur du Génie du Christianisme.
Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie française.
Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse. Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et quelles nobles causes elle a souvent servies.
Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un même coup.
«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.
Mais l'œuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est assurément l'Avènement de Bonaparte, où il éclaire tant de coins demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir. Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres, où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans l'histoire, qui ne s'en plaignit pas.
Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque, il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: la Guerre au taudis, la Mutualité, la Protection des enfants, etc., etc. La mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et le mal. Saluons bien bas sa mémoire.
M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich (Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich) et la critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez assuré que je n'en abuserai pas.
Les deux ouvrages principaux d'Evellin: Infini et Quantité, la Raison pure et les Antinomies, lui assurent pour l'avenir un rang distingué dans la lignée de Descartes et de Kant.
Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier, né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales en 1902.
Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son esprit si largement ouvert au bien.
J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas autant qu'il le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre Académie.
Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui demander plus qu'elle ne pouvait donner.
En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le triomphateur avec cette partition du Florentin que, par suite des graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin une Velléda, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune d'avoir pour principal interprète Adelina Patti.
Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école, laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la probité, de la force tranquille et du clair bon sens.
La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture française. C'était un très grand artiste, personnel et original. Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.» Frémiet ne suivit pas.
Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de Louis d'Orléans, l'Homme à l'âge de pierre, le Saint Grégoire de Tours, l'Éléphant du jardin du Trocadéro, le Centaure Térée, les Chiens courants, le Faune taquinant de jeunes oursons, son œuvre tragique et si émotionnante: Gorille enlevant une femme, qui lui valut à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette Jeanne d'Arc populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86 ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres, avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.
Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort.
Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.
Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque chose.
La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce «Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le sourire.
Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas d'histoire et fut toute consacrée au labeur.
Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous—les occasions pareilles en sont si rares—m'a entraîné plus loin qu'il n'eût fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.
Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
Samedi 5 novembre 1910.
Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts.
MESSIEURS,
Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies, d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie; aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et, encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M. Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au côté, ce n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un camarade un peu plus haut juché.
Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému.
Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis.
M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de cinq cents francs en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux Expositions des Beaux-Arts de Paris.
Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet 1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome.
L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand prix de composition musicale.
Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au cœur des artistes vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire.
S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années.
Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte, mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'œil obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux moulages anatomiques du musée Orfila—il l'a bien fallu pour vivre—mais de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa force et sa puissance.
On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro; Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève! De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller devant. Et la gloire commence.
Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait.
Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il peut modifier à sa guise.
Mais le sculpteur?
On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.»
Et voici le Cavalier romain qui se dresse hautain sur son cheval de guerre, comme un maître du monde, voici Louis d'Orléans, d'élégante allure, qui passe sur son destrier, galant, et Napoléon, vainqueur, dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant d'autres écuyers de tout temps,—tout un carrousel! C'est la lutte sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les Chevaux marins, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine du Luxembourg, l'Éléphant pesant du Trocadéro, la trompe en bataille, et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de jeunes ours, le Rétiaire portant ses filets qui descend dans l'arène, le Saint Grégoire de Tours, le Centaure Térée avec l'enfant dans les bras, les Chiens courants si ardents dans leur poursuite et le Gorille enlevant une femme, chef-d'œuvre tragique où l'on ne sait quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes; c'est encore la Jeanne d'Arc si menue sur son gros cheval de labours, mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France. C'est toute l'œuvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du néant de la pierre.
Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour son vieil adorateur.
Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette œuvre si abondante et si diverse fut enfantée dans la joie. Jusqu'au dernier jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable.
Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi, hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce. Pauvre cher et grand ami!
Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la musique, sans peur et sans reproche.
«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers cueillis par ses élèves au dernier concours.
Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir vous réserve gardez-lui sa part légitime.
Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans son œuvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les prix, il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome même, il se remet à concourir—c'était sa marotte—pour un prix d'opéra-comique institué par l'État et naturellement—c'était sa manie—le voilà couronné avec sa partition du Florentin, œuvre de jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut la Messe de Requiem, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres œuvres du genre.
Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut oublier les belles pages de Velléda, donnée au théâtre Covent-Garden de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que celles d'une Jeanne d'Arc, un drame lyrique en trois parties, qui eut la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement.
Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami, quelle œuvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime. Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu pénétrer en mon œuvre modeste.—Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai entendue ni lue.—Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au souvenir de cette histoire.
Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures blanches.
Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires.
De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts.
Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et si finement disert.
Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir William Quiller Orchardson, un de nos membres associés.
Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire avec son Napoléon sur le «Bellérophon». L'œuvre est restée célèbre, popularisée par la gravure et la photographie.
Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière œuvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste!
Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le voyage à Rome.
Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous de ces éternels renards pour qui tous les raisins sont trop verts.
Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres, sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout.
Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin.
Faites sauter les cordes de la lyre.
Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces œuvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une œuvre d'art est une Majesté et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels sublimes et chaleureux entretiens!
Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression ressentie, d'une pensée laissée en notre cœur, d'un regard, d'un mot, d'un son de voix.
Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'Ave Maria: les peintres communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en notre belle France, tout finit par des chansons.
Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les états d'âme.
Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré.
Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se signa.
Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise, fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis des arts.
FIN
3277.—Tours, imprimerie E. ARRAULT ET Cie.