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Micah Clarke - Tome I: Les recrues de Monmouth

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The Project Gutenberg eBook of Micah Clarke - Tome I

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Title: Micah Clarke - Tome I

Author: Arthur Conan Doyle

Translator: Albert Savine

Release date: June 29, 2006 [eBook #18716]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MICAH CLARKE - TOME I ***

Arthur Conan Doyle


MICAH CLARKE

Tome I

LES RECRUES DE MONMOUTH

(1910)


Table des matières
Introduction
Préface
I--Le cornette Joseph Clarke, des Côtes de fer.
II--Je suis envoyé à l'école. Je la quitte.
III--Sur deux amis de ma jeunesse.
IV--Sur le poisson étrange que nous primes à Spithead.
V--De l'homme aux paupières tombantes.
VI--Au sujet de la lettre venue des Pays-Bas.
VII--Du cavalier qui arriva de l'ouest.
VIII--Notre départ pour la guerre.
IX--Une passe d'armes au Sanglier Bleu.
X--Notre périlleuse aventure dans la Plaine.
XI--Le solitaire à la caisse pleine d'or.
XII--De quelques aventures sur la lande.
XIII--Sur Sir Gervas Jérôme, Chevalier Banneret du comté de Surrey.
XIV--Du Curé à la jambe raide et de ses ouailles.
XV--Où nous nous mesurons avec les Dragons du Roi.

Introduction

James Scott, duc de Monmouth, (1649-1685), fils naturel de Charles II d'Angleterre.

À l'avènement de Jacques II, il organisa avec le duc d'Argyle un coup de force qui échoua. Ses troupes furent écrasées le 6 juillet 1685 lors de la bataille de Sedgemoor et il fut décapité.

Toutefois certaines théories ont prétendu qu'il aurait pu être l'homme au masque de fer.

Cette victoire ne profita guère à Jacques II qui ne resta que quelques mois sur le trône avant de venir se réfugier en France où il finit ses jours.


Préface

Micah Clarke, dont nous publierons successivement en traduction française les trois épisodes: Les recrues de Monmouth, Le capitaine Micah Clarke, La bataille de Sedgemoor, est le grand roman historique qui établit la réputation en ce genre d'Arthur-Conan Doyle.

Le romancier y a déployé une verve, un humour, un entrain qui rappellent les bonnes pages de Dumas père. Aussi faudrait-il s'étonner que les traducteurs aient négligé une œuvre aussi vivante s'il n'en fallait voir la cause dans le peu de familiarité de nos contemporains français avec l'histoire étrangère. Pour le lecteur d'Outre-Manche, Conan Doyle n'avait nulle besoin d'explications préliminaires. Il nous a paru qu'une présentation était nécessaire en tête de l'édition française de son roman et l'on nous permettra, en outre, de renvoyer à notre ouvrage La Cour galante de Charles II, où le lecteur trouvera, sans préjudice de bien des détails curieux, des portraits des meilleurs peintres et graveurs, leurs contemporains, reproduisant les traits de Lucy Walters, mère de Monmouth, du roi Charles II, jeune homme et vieillard, et enfin de Monmouth.

Monmouth était né à Rotterdam, le 9 avril 1649, de Lucy Walters, alors maîtresse de Charles II, après l'avoir été de Robert Sydney, qui en avait, lui-même, hérité du célèbre Algernon Sydney, son frère. C'était une belle fille, mais commune et sans éducation, d'ailleurs très fière d'être maîtresse royale et mère d'un bâtard de roi. En 1655, la princesse d'Orange écrivant à son frère le plaisantait sur «sa femme». La concubine dominait encore les sens de son amant et le tenait dans un servage amollissant si bien que, l'année suivante, les ministres du prétendant inquiets, obtinrent le départ de Lucy pour l'Angleterre sous promesse d'une pension annuelle de quatre cents livres. Son séjour à Londres n'alla pas sans encombre. Lucy fut arrêtée et mise à la Tour: elle y reçut les hommages des Cavaliers et obtint ensuite l'autorisation de retourner en France du gouvernement peu jaloux de fournir aux mécontents l'occasion de prononcer pour une cause quelconque le nom des Stuarts. Charles, prince et volage, ne tarda pas à délaisser cette maîtresse encombrante et volontaire, puis à l'oublier complètement et, de chute en chute, la pauvre Lucy mourut, dit un chroniqueur, «d'une maladie, suite naturelle de sa profession».

Charles II n'abandonna pas l'enfant, comme il avait abandonné la mère. La veuve de Charles I le fit élever par lord Crofts et peu d'années après la Restauration, c'est sous le nom de celui-ci qu'il parut à la cour. Lady Castlemaine, la reine de la main gauche du moment, le prit en bon gré. Il était vif, spirituel, de bonnes manières, en élève formé par les soins des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus à qui la reine-mère avait confié son éducation. En 1663, ce beau cavalier, titré duc et fils avoué du roi, faisait tourner la tête à toutes les dames de la cour quand Charles II, jaloux de la Castlemaine, le maria à une riche héritière d'Écosse, Anna Scott, duchesse de Buccleuch. Cela n'arrêta pas le cours de ses bonnes fortunes qui ne l'empêchaient pas de devenir le champion de la cause protestante. À ce titre, il paraissait doué de toutes les vertus et de toutes les perfections. «La grâce, dit le poète Dryden, accompagnait tous ses mouvements et le paradis se révélait sur sa figure».

On prend goût à ce jeu de la popularité. Monmouth commit imprudence sur imprudence et passa pour s'être associé au complot whig avec Essex, Sydney et Russell, au moment où la conjuration de Rye-House se proposait comme but, non plus de soulever la nation contre le gouvernement, mais d'assassiner le roi et son frère. Alors il dut s'exiler et vivre en Hollande dans une oisiveté plus ou moins honorable. En même temps qu'il s'était brouillé avec la cour, il avait cessé de vivre avec sa femme. Sa maîtresse, Lady Henriette Wentworth, était riche. Dans le parti catholique, on murmurait qu'elle pourvoyait à ses besoins, les secours que lui fournissait le roi ne suffisant point à payer ses caprices. Le roi vieilli gardait pourtant, à travers son égoïsme quinteux, un faible pour ce fils de sa jeunesse et de ses belles amours. Tant que vécut Charles II, il y eut donc pour Monmouth espoir de rappel. En octobre 1684, le prince d'Orange qui le recevait à Leyde et à La Haye le traitait en hôte princier. Peu de mois avant la mort de Charles II (en novembre 1684) Monmouth faisait un voyage rapide en Angleterre. Allait-il rentrer en faveur? On le crut. Le duc d'York lui fit, on le remarqua, un accueil cordial, comme s'il voulait démentir ainsi les bruits qui commençaient à courir et qui peignaient Monmouth comme un prétendant à la couronne. Mais bientôt le fils rebelle et ingrat, repartit pour l'exil.

Alors les rumeurs, d'abord vagues, prirent de la consistance et de la cohésion. On prétendait parmi les exilés que John Cosin, évêque de Durham, avait remis un coffret, qui contenait le contrat de mariage de Charles II et de Lucy Walters, à son gendre Gilbert Gérard, capitaine des gardes du roi. On en jasait à Londres, dans la Cité, à la cour. Gilbert Gérard nia devant le Conseil privé avoir connaissance et de la boîte et du mariage. Beaucoup continuèrent à douter. La légende de la cassette subsista: elle devait prendre une nouvelle force quand les avancés du parti protestant auraient intérêt à opposer leur prétendant à un roi catholique.

À la mort de Charles II, la situation de Monmouth changea brusquement. Il était maintenant un exilé dans toute l'acception du terme. Consentirait-il à mener sur le sol de la Hollande une existence inactive et presque honteuse sous la surveillance des polices continentales? L'ambition de sa maîtresse ne paraissait pas devoir s'en contenter pour lui: elle voulait le voir roi. Stimulé par elle, Monmouth annonça d'abord l'intention de se rendre en Suède et d'y vivre de l'existence d'un particulier auprès de la chère maîtresse qui avait sacrifié pour le suivre la splendeur d'un grand nom et ses droits à un riche héritage. Mais il ne partait point.

C'est à ce point d'hésitation que le prirent les avances des exilés. Eux aussi ne savaient pas se résigner à avoir été et à ne plus être. Certes Monmouth leur était suspect à plus d'un titre. Qu'y avait-il de commun entre ce paillard, séducteur de femmes et sceptique au point, lui protestant, d'avoir versé leur sang, et les pieux et fanatiques martyrs de leur foi et de leur haine pour les partisans masqués de Rome? Ils reprochaient à Monmouth sa vie de plaisir, sa liaison extra-conjugale, ses désordres et ses folies. Mais la nécessité fit plus que le goût. Les exaltés cédèrent aux objurgations des plus politiques. Ils consentirent à ce que Monmouth fut sondé par des émissaires sûrs. Il se montra froid, peu désireux de se lancer dans les aventures. Alors les travaux d'approche visèrent un autre but. Sur l'invite de Ferguson, lord Grey agit auprès de Lady Henriette. Il lui montra le trône comme fruit d'une alliance à laquelle il faudrait momentanément sacrifier les droits de son amour. La maîtresse de Monmouth n'était pas une amoureuse banale: elle se jura de lui donner les moyens, tous les moyens, de conquérir une couronne. Pedro Ronquillas, ambassadeur d'Espagne, qui voyait le fait sans en comprendre le but, fit alors des gorges chaudes de ce prince qui vivait aux crochets de sa maîtresse et vendait son amour pour ses subsides. Ce n'était pas par là cependant que Monmouth péchait. La pensée de Lady Henriette était devenue la sienne.

À son passage à Rotterdam, il se rencontra avec quelques-uns des chefs de l'émigration. L'union était loin d'être faite dans les rangs de celle-ci. Le duc d'Argyle se considérait comme maître chez lui en Écosse et entendait agir d'après ses propres inspirations. Il eut soin de ne paraître à Rotterdam qu'après le départ de Monmouth qu'il jalousait et quand on lui parla de différer l'exécution des projets anciens, il fit grand étalage de ses espérances et des promesses de concours qu'il avait reçues d'Écosse, ayant toujours grand soin de faire entendre qu'il était un chef d'armée et non un lieutenant. Il acheta une frégate, s'équipa et arma un corps d'expédition. Cette attitude obligea les exilés à précipiter leurs plans. Monmouth, dans ses entrevues avec eux, s'était présenté avant tout comme un protestant anglais. Légitime fils de Charles II, disait-il, il avait légalement droit à la couronne que portait son oncle, mais il ne voulait prendre le titre de roi que autant que ses associés le jugeraient utile à la cause commune. Il se déclarait même en ce cas prêt à abdiquer ce titre après le succès et à rentrer dans le rang. Au besoin il servirait sous le duc d'Argyle. La proposition ne pouvait sourire au chef écossais. Il visita personnellement Monmouth pour lui démontrer qu'une guerre de partisans n'était pas son fait et qu'il valait bien mieux qu'il attendit que l'Angleterre put se soulever. Monmouth, à son tour, lui représenta que la politique adoptée par Jacques II était plutôt propre à remédier aux plus criants abus du précédent règne. Argyle se déclara prêt à partir au début de mai. Alors Monmouth assura aux gentilshommes écossais qu'il mettrait à la voile six jours plus tard.

Jusqu'à l'arrivée des agents des exilés, l'Angleterre était paisible. Au début de son règne, Jacques II paraissait prendre à tâche de donner toute satisfaction au parti modéré. En quittant le lit de mort de son frère, n'avait-il pas promis dans un bref discours au Conseil privé de soutenir l'Église d'Angleterre, propos qui avaient encore été accentués dans la proclamation rédigée par le solicitor général Finch. Toutes les lettres qu'écrivaient de Rome ou du Vatican les agents catholiques recommandaient la patience, la modération et le respect pour les préjugés du peuple anglais. Mais tandis que Jacques rêvait ainsi la liberté de conscience pour tous ses sujets, sauf les catholiques à qui celle-ci faisait défaut, nul n'était disposé à accepter pour autrui une liberté qui paraissait un empiétement sur des droits acquis. Les Dissenters, comme le clergé épiscopal, paraissaient convaincus que la déclaration ne profiterait qu'aux Catholiques. Les épiscopaux se refusèrent à lire la déclaration à la presque unanimité et les Dissenters marquaient qu'ils préféraient à la liberté pour eux un système résolu de persécution contre les Papistes. Les choses s'envenimaient encore quand on apprit que les portes de la chapelle de la reine à Saint James s'ouvraient toutes grandes et que le roi entendait la messe avec une pompe officielle. Les gardes du corps formant la haie, les chevaliers de la Jarretière, les lords les plus illustres suivant le roi jusqu'à son prie-dieu, parurent à tous menacer d'un bouleversement atroce le monde protestant et aux appels des prédicants les recrues de Monmouth se groupèrent le long des chemins.

Albert Savine.


I-Le cornette Joseph Clarke, des Côtes de fer.

Il est possible, mes chers petits-enfants, qu'à des moments divers je vous aie conté presque tous les incidents survenus en ma vie pleine d'aventures.

Du moins il n'en est aucun, je le sais, qui ne soit bien connu de votre père et de votre mère.

Toutefois, quand je vois que le temps s'écoule, et qu'une tête grise est sujette à ne plus contenir qu'une mémoire défaillante, il m'est venu à l'idée d'utiliser ces longues soirées d'hiver à vous exposer tout cela, en bon ordre, depuis le commencement, de telle sorte que vous puissiez avoir dans vos esprits une image claire, que vous transmettrez dans ce même état à ceux qui viendront après vous.

Car, maintenant que la Maison de Brunswick est solidement établie sur le trône et que la paix règne dans le pays, il vous sera chaque année de moins en moins aisé de comprendre les sentiments des gens de ma génération, au temps où Anglais combattaient contre Anglais et où celui qui aurait dû être le bouclier et le protecteur de ses sujets, n'avait d'autre pensée que de leur imposer par la force ce qu'ils abhorraient et détestaient le plus.

Mon histoire est de celles que vous ferez bien de mettre dans le trésor de votre mémoire, pour la conter ensuite à d'autres, car selon toute vraisemblance, il ne resta dans tout ce comté de Hampshire aucun homme vivant qui soit en état de parler de ces événements d'après sa propre connaissance, ou qui y ait joué un rôle plus marqué.

Tout ce que je sais, je tâcherai de le classer en ordre, sans prétention, devant vous.

Je m'efforcerai de faire revivre ces morts pour vous, de faire sortir des brumes du passé ces scènes qui étaient des plus vives au moment où elles se passaient et dont le récit devient si monotone et si fatigant sous la plume des dignes personnages qui se sont consacrés à les rapporter.

Peut-être aussi mes paroles ne feront-elles, à l'oreille des étrangers, que l'effet d'un bavardage de vieillard.

Mais vous, vous savez que ces mêmes yeux qui vous regardent, ont aussi regardé les choses que je décris, et que cette main a porté des coups pour une bonne cause, et ce sera dès lors tout autre chose pour vous, j'en suis sûr.

Tout en m'écoutant, ne perdez pas de vue que c'était votre querelle aussi bien que la nôtre, celle pour laquelle nous combattions, et que si maintenant vous grandissez pour devenir des hommes libres dans un pays libre, pour jouir du privilège de penser ou de prier comme vous l'enjoindront vos consciences, vous pouvez rendre grâces à Dieu de récolter la moisson que vos pères ont semée dans le sang et la souffrance, lorsque les Stuarts étaient sur le trône.

C'était en ce temps-là, en 1664, que je naquis, à Havant, village prospère, situé à quelques milles de Portsmouth, à peu de distance de la grande route de Londres, et ce fut là que je passai la plus grande partie de ma jeunesse.

Havant est aujourd'hui, comme il était alors, un village agréable et sain, avec ses cent et quelques cottages de briques dispersée de façon à former une seule rue irrégulière.

Chacun d'eux était précédé de son jardinet et avait parfois sur le derrière un ou deux arbres fruitiers.

Au milieu du village s'élevait la vieille église au clocher carré, avec son cadran solaire pareil à une ride sur sa façade grise et salie par le temps.

Les Presbytériens avaient leur chapelle dans les environs, mais après le vote de l'Acte d'Uniformité, leur bon ministre, Maître Breckinridge, dont les discours avaient bien des fois attiré une foule nombreuse sur des bancs grossiers, pendant que les sièges confortables de l'église restaient déserts, fut jeté en prison et son troupeau dispersé.

Quant aux Indépendants, du nombre desquels était mon père, ils étaient également sous le coup de la loi, mais ils se rendaient à l'assemblée d'Elmsworth.

Mes parents et moi, nous y allions à pied, qu'il plût ou qu'il fît beau, chaque dimanche matin.

Ces réunions furent dispersées plus d'une fois, mais la congrégation était formée de gens si inoffensifs, si aimés, si respectés de leurs voisins, qu'au bout d'un certain temps les juges de paix finirent par fermer les yeux, et par les laisser pratiquer leur culte, comme ils l'entendaient.

Il y avait aussi, parmi-nous, des Papistes, qui étaient obligés d'aller jusqu'à Portsmouth pour entendre la messe.

Comme vous le voyez, si petit que fut notre village, il représentait en miniature le pays entier, car nous avions nos sectes et nos factions, et toutes n'en étaient que plus âpres, pour être renfermées dans un espace aussi étroit.

Mon père, Joseph Clarke, était plus connu dans la région sous le nom de Joe Côte-de-fer, car il avait servi, en sa jeunesse, dans la troupe d'Yaxley qui avait formé le fameux régiment de cavalerie d'Olivier Cromwell.

Il avait prêché avec tant d'entrain, il s'était battu avec tant de courage, que le vieux Noll en personne le tira des rangs après la bataille de Dunbar, et l'éleva au grade de cornette.

Mais le hasard fit que quelque temps après, comme il avait engagé une discussion avec un de ses hommes au sujet du mystère de la Trinité, cet individu, qui était un fanatique à moitié fou, frappa mon père à la figure, et celui-ci rendit le compliment avec un coup d'estoc de son sabre, qui envoya son adversaire se rendre compte en personne de la vérité de ses dires.

Dans la plupart des armées, on aurait admis que mon père était dans son droit en punissant séance tenante un acte d'indiscipline aussi scandaleux; mais les soldats de Cromwell se faisaient une si haute idée de leur importance et de leurs privilèges qu'ils s'offenseront de cette justice sommaire accomplie sur leur camarade.

Mon père comparut devant un conseil de guerre, et il est possible qu'il aurait été offert en sacrifice pour apaiser la fureur de la soldatesque, si le Lord Protecteur n'était intervenu et n'avait réduit la punition au renvoi de l'armée.

En conséquence, le cornette Clarke se vit enlever sa cotte de buffle et son casque d'acier.

Il s'en retourna à Havant et s'y établit négociant en cuirs et tanneur, ce qui priva le Parlement du soldat le plus dévoué qui eût jamais porté l'épée à son service.

Voyant qu'il prospérait dans son commerce, il épousa Marie Shopstone, jeune personne attachée à l'Église, et moi, Micah Clarke, je fus le premier gage de leur union.

Mon père, tel que je le trouve dans mes premiers souvenirs, était de stature haute et droite.

Il avait de larges épaules et une puissante poitrine.

Sa figure était accidentée et rude, avec de gros traits durs, des sourcils en broussaille et saillants, le nez fort, large, charnu, de grosses lèvres qui se contractaient et se rentraient quand il était en colère.

Ses yeux gris étaient perçants, de vrais yeux de soldat, et cependant je les ai vu s'éclairer d'un bon sourire, d'un pétillement joyeux.

Sa voix était terrible et propre à inspirer la crainte à un point que je n'ai jamais su m'expliquer.

Je n'ai pas de peine à croire ce que j'ai appris, que quand il chantait le centième Psaume à cheval parmi les bonnets bleus, à Dunbar, sa voix dominait le son des trompettes, le bruit des coups de feu, comme le roulement grave d'une vague contre un brisant.

Mais bien qu'il possédât toutes les qualités nécessaires pour devenir un officier de distinction, il renonça à ses habitudes militaires, en rentrant dans la vie civile.

Grâce à sa prospérité et à la fortune qu'il avait acquise, il aurait fort bien pu porter l'épée.

Au lieu de cela, il avait un petit exemplaire de la Bible logé dans sa ceinture, à l'endroit où les autres suspendent leurs armes.

Il était sobre et mesuré en ses propos, et même au milieu de sa famille, il lui arrivait rarement de parler des scènes auxquelles il avait pris part, où des grands personnages tels que Fleetwood et Harrison, Blake et Ireton, Desborough et Lambert, dont quelques-uns étaient comme lui simples soldats, lorsque les troubles éclatèrent.

Il était frugal dans sa nourriture, fuyant la boisson, et ne s'accordait d'autre plaisir que ses trois pipes quotidiennes de tabac d'Oroonoko, qu'il gardait dans une jarre brune près du grand fauteuil de bois, à gauche de la cheminée.

Et cependant, malgré toute la réserve qu'il s'imposait, il arrivait parfois que l'homme de jadis se fit jour en lui, et éclata en un de ses accès que ses ennemis appelaient du fanatisme, ses amis de la piété, et il faut bien reconnaître que cette piété-là avait tendance à se manifester sous une forme farouche et emportée.

Et quand je remonte dans mes souvenirs, deux ou trois incidents y reparaissent avec un relief si net et si clair que je pourrais les prendre pour des scènes tout récemment vues au théâtre, alors qu'elles datent de mon enfance, d'une soixantaine d'années, et de l'époque où régnait Charles II.

Quand survint le premier incident, j'étais si jeune, que je ne puis me rappeler ni ce qui le précéda, ni ce qui le suivit immédiatement.

Il se planta dans ma mémoire parmi bien des choses qui en ont disparu depuis.

Nous étions tous à la maison, par une lourde soirée d'été, quand nous entendîmes un roulement de timbales, un bruit de fers de chevaux, qui amenèrent sur le seuil mon père et ma mère.

Elle me portait dans ses bras pour que je puisse mieux voir.

C'était un régiment de cavalerie, qui se rendait de Chichester à Portsmouth, drapeau au vent, musique jouant, et c'était le plus attrayant coup d'œil qu'eussent jamais vu mes yeux d'enfant.

J'étais plein d'étonnement, d'admiration en contemplant les chevaux au poil lustré, à l'allure vive, les morions d'acier, les chapeaux à plumes des officiers, les écharpes et les baudriers.

Je ne croyais avoir jamais vu une aussi belle troupe réunie, et dans mon ravissement je battis des mains, je poussai des cris.

Mon père sourit gravement, et me prit des bras de ma mère:

—Hé! dit-il, mon garçon; tu es un fils de soldat, et tu devrais avoir assez de jugement pour ne pas louer une cohue pareille. Est-ce que tout enfant que tu es, tu ne vois pas que leurs armes sont mal fourbies, que leurs éperons de fer sont rouillés, leurs rangs sans ordre ni cohésion? Et ils n'ont pas envoyé en avant d'eux d'éclaireurs ainsi que cela doit se faire, même en temps de paix, et leur arrière-garde a des traînards d'ici à Bedhampton...

«Oui, reprit-il en brandissant son long bras dans la direction des soldats, et les interpellant, vous êtes du blé mûr pour la faucille et qui n'attend plus que les moissonneurs.

Plusieurs d'entre eux tirèrent sur les rênes à cette soudaine explosion.

—Jack, un bon coup sur le crâne tondu de ce coquin, cria l'un d'eux, on faisant faire demi-tour à son cheval.

Mais il y avait dans la figure de mon père quelque chose qui fit reculer l'homme, et il rentra dans les rangs sans avoir fait ce qu'il disait.

Le régiment défila à grand fracas sur la route.

Ma mère posa ses mains fines sur le bras de mon père et apaisa par ses gentillesses et ses caresses le démon endormi qui s'était réveillé en lui.

En une autre occasion que je puis me rappeler—c'était quand j'avais sept ou huit ans—sa colère éclata d'une façon plus dangereuse dans ses effets.

Je jouais autour de lui un après-midi de printemps pendant qu'il travaillait dans la cour de la tannerie, lorsque par la porte ouverte entrèrent, en se dandinant, deux beaux messieurs aux revers d'habit dorés, et des cocardes coquettement fixées sur le côté de leurs tricornes.

Ainsi que je l'appris plus tard, c'étaient des officiers de la flotte qui passaient par Havant, et nous voyant occupés dans la cour, ils étaient entrés pour nous demander des renseignements sur leur route.

Le plus jeune des deux aborda mon père, et commença l'entretien par un grand fracas de mots qui étaient pour moi de l'hébreu; mais maintenant je me souviens que c'était une série de ces jurons qui sont communs dans la bouche d'un marin.

Et pourtant que des gens qui sont sans cesse exposés à comparaître devant le Tout-Puissant s'égarassent au point de l'insulter, cela fut toujours un mystère pour moi!

Mon père, d'un ton rude et sévère, l'invita à parler avec plus de respect des choses saintes.

Sur quoi les deux hommes lâchèrent la bride à leur langue, et traitèrent mon père de farceur prédicant, de Jacquot presbytérien à figure de cafard.

Je ne sais ce qu'ils auraient dit encore, car mon père saisit le gros couteau dont il se servait pour lisser les cuirs, et s'élançant sur eux, il l'abattit sur le côté de la tête de l'un deux, avec une telle force que sans la dureté de son chapeau, l'homme eût été hors d'état de lancer désormais des jurons.

En tout cas, il tomba comme une bûche sur les pierres de la cour, pendant que son camarade dégainait vivement sa rapière et portait une botte dangereuse.

Mais mon père, qui avait autant d'agilité que de vigueur, fit un bond de côté, et abattant sa massue sur le bras tendu de l'officier, il le brisa comme il aurait fait d'un tuyau de pipe.

Cette affaire ne fit pas peu de bruit, car elle survint à l'époque ou ces archi-menteurs, Oates, Bedloe et Carstairs troublaient l'esprit public par leurs histoires de complot, et où l'on s'attendait à voir des émeutes d'une façon où de l'autre éclater dans le pays.

Au bout de peu de jours, tout le Hampshire parlait du tanneur séditieux de Havant qui avait cassé la tête et le bras à deux serviteurs de Sa Majesté.

Toutefois une enquête démontra qu'il n'y avait rien dans l'affaire qui ressemblait à de la déloyauté, et les officiers ayant reconnu qu'ils avaient été les premiers à parler, les juges de paix se bornèrent à punir mon père d'une amende et à lui faire prendre l'engagement de rester désormais tranquille pendant une période de six mois.

Je vous conte ces faits pour que vous puissiez vous faire une idée de la piété farouche et grave dont étaient animés non seulement votre ancêtre, mais encore la plupart des hommes qui avaient été formés dans les troupes du Parlement.

Par bien des côtés, ils ressemblaient davantage à ces Sarrasins fanatiques, qui croient à la conversion par le glaive, qu'aux disciples d'une croyance chrétienne.

Mais ils ont ce grand mérite d'avoir mené pour la plupart une vie pure et recommandable, car ils pratiquaient avec rigueur les lois qu'ils auraient volontiers imposées aux autres à la pointe de l'épée.

Sans doute, il y en eut dans ce grand nombre quelques-uns, pour qui la piété n'était que le masque de l'ambition, et d'autres qui pratiquaient en secret ce qu'ils condamnaient en public, mais il n'est point de cause, si bonne qu'elle soit, qui n'ait des parasites hypocrites de cette sorte.

Ce qui prouve que la grande majorité de ces Saints, ainsi qu'ils se qualifiaient eux-mêmes, étaient des gens de vie régulière, craignant Dieu, c'est ce fait qu'après le licenciement de l'armée républicaine, les vieux soldats s'empressèrent de se remettre au travail dans tout le pays, et qu'ils laissèrent leur empreinte partout où ils allèrent, grâce à leur industrie et à leur valeur.

Il existe en Angleterre plus d'une opulente maison de commerce, à l'heure actuelle, qui peut faire remonter son origine à l'économie et à la probité d'un simple piquier d'Ireton ou de Cromwell.

Mais pour mieux nous faire comprendre le caractère de votre arrière grand-père, je vous conterai un incident qui montre combien étaient ardentes et sincères les émotions auxquelles étaient dues les crises violentes que j'ai décrites.

À cette époque, j'avais environ douze ans.

Mes frères, Hosea et Ephraïm, en avaient respectivement neuf et sept; la petite Ruth ne devait pas en avoir plus de quatre.

Le hasard avait amené chez nous un prédicateur ambulant des Indépendants, et ses enseignements religieux avaient rendu mon père sombre et excitable.

Un soir, je m'étais couché comme d'habitude, et je dormais profondément, côte à côte avec mes deux frères, lorsque nous fûmes réveillés et nous reçûmes l'ordre de descendre.

Nous nous habillâmes à la hâte.

Nous suivîmes mon père dans la cuisine, où ma mère, pâle, effarée, était assise, tenant Ruth sur ses genoux.

—Réunissez-vous autour de moi, mes enfants, dit-il d'une voix profonde et solennelle, afin que nous puissions paraître tous ensemble devant le Trône. Le Royaume du Seigneur est proche; oh! tenez-vous prêts à l'accueillir. Cette nuit même, mes bien-aimés, vous Le verrez dans sa splendeur, avec les Anges et les Archanges dans leur puissance et leur gloire. À la troisième heure, il viendra, à cette troisième heure qui s'approche de nous.

—Cher Joe, dit ma mère, d'un ton câlin, tu t'épouvantes toi-même et tu terrifies les enfants hors de propos. S'il est certain que le Fils de l'Homme vient, qu'importe que nous soyons levés ou couchés?

—Silence, femme, répondit-il d'une voix sévère, n'a-t-il pas dit qu'il viendrait dans la nuit comme un larron, et que c'est à nous d'être en attente. Joignez-vous donc à moi en de continuelles prières, pour que nous soyons là en costume de fiançailles. Rendons-lui grâce pour la bonté qu'il nous a témoignée en nous avertissant par la voix de son serviteur. Ô Dieu grand, jette un regard sur ce petit troupeau et conduis-le au bercail. Ne mêle pas le peu de grain au grand amas de paille. Ô père miséricordieux, vois avec clémence mon épouse, et pardonne-lui la faute de l'Érastianisme, vu qu'elle n'est qu'une femme, et peu en état de rompre les chaînes de l'Antéchrist dans lesquelles elle est née. Et ceux-ci, pareillement, mes jeunes enfants, Michée et Hosea, et Ephraïm et Ruth, dont les noms mêmes sont ceux de tes fidèles serviteurs d'autrefois. Oh! place-les cette nuit à ta droite.

C'est ainsi qu'il priait, dans un flot emporté de paroles ardentes ou touchantes, qu'il se tordait prosterné sur le sol, en la véhémence de ces supplications, pendant que nous, pauvres mignons tremblants, nous nous serrions contre les jupes de notre mère, et que nous regardions avec épouvante sa figure bouleversée, à la faible lumière de la modeste lampe à huile.

Soudain retentit la sonnerie de l'horloge toute neuve de l'église, pour nous apprendre que l'heure était venue.

Mon père se releva brusquement, courut à la fenêtre, regarda au dehors, les yeux brillants de l'attente, vers les cieux étoilés.

Évoquait-il une vision à son cerveau excité, ou bien le flot des sensations qui l'assaillirent en voyant que son attente était vaine, était-il trop violent pour lui?

Il leva ses longs bras, jeta un cri rauque et tomba à la renverse, l'écume aux lèvres, les membres agités par des secousses.

Durant une heure et plus, ma pauvre mère et moi, nous fîmes tous nos efforts pour le calmer, pendant que les petits pleurnichaient dans un coin.

À la fin, il se redressa en chancelant, et de quelques mots brefs entrecoupés, il nous renvoya dans nos chambres.

Depuis cette époque, je ne l'ai jamais entendu faire allusion à ce sujet, et il ne nous apprit à aucune époque pour quelle raison il avait cru fermement que le second advent devait se produire cette nuit-là.

Mais j'ai été informé depuis que le prédicateur qui logeait chez nous était un de ceux qu'on nommait alors les hommes de la Cinquième Monarchie, et que cette secte était particulièrement sujette à répandre des avertissements de cette sorte.

Je ne doute pas que des propos tenus par lui n'aient fait entrer cette idée dans la tête de mon père et que son ardent naturel n'ait fait le reste.

Tel était donc votre arrière-grand-père, Joe Côte-de-fer.

J'ai jugé à propos de retracer ces traits à vos yeux, conformément au principe selon lequel les actes parlent plus haut que les mots.

J'estime que quand on décrit le caractère d'un homme, il vaut mieux citer des exemples de ses façons d'agir que parler en termes vagues et généraux.

Si j'avais dit qu'il était farouche en sa religion, qu'il était sujet à d'étranges crises de piété, ce langage aurait pu ne faire sur vous qu'une faible impression, mais après que vous aurez entendu conter son algarade avec les officiers dans la cour de la tannerie, et l'ordre qu'il nous donna, au milieu de la nuit, d'attendre le second advent, vous êtes en état de juger par vous mêmes jusqu'à quelles extrémités sa croyance pouvait l'entraîner.

D'autre part, il s'entendait parfaitement aux affaires.

Il se montrait probe et même large dans ses relations.

Il avait le respect de tous et l'affection d'un petit nombre, car il était d'un naturel trop concentré pour faire naître beaucoup d'affection.

Pour nous il était un père plein de sévérité et de rigueur, et nous punissait rudement de tout ce qu'il désapprouvait dans notre conduite.

Il avait une provision de proverbes de ce genre: «Rassasiez un enfant, et donnez à satiété à un jeune chien, et ni l'un ni l'autre ne feront un effort» ou bien: «Les enfants sont des soucis certains et des consolations incertaines» et il s'en servait pour modérer les impulsions plus indulgentes de ma mère.

Il ne pouvait souffrir de nous voir jouer au tric-trac sur l'herbe, ou danser le samedi soir avec les autres enfants.

Quant à ma mère, excellente créature, c'était son influence calmante, pacifiante qui retenait mon père dans de certaines bornes et qui adoucissait sa sévère discipline.

Et vraiment il était rare qu'en ses moments les plus sombres, il ne fût calmé par le contact de cette main si douce, que son esprit ardent ne fut apaisé par le son de cette voix.

Elle appartenait à une famille de gens de l'Église, et elle tenait à sa religion avec une force tranquille, à l'épreuve de tout ce qu'on pouvait tenter pour l'en détourner.

Je me figure qu'à une certaine époque son mari avait beaucoup raisonné avec elle sur l'Arminianisme, sur le péché de simonie, mais qu'il avait reconnu l'inutilité de ses exhortations, et laissé-là ces sujets, excepté en de très rares occasions.

Toutefois bien que fervente pour l'Épiscopat, elle était restée profondément Whig et ne permettait jamais que son loyalisme envers le trône obscurcît son jugement sur les actes du monarque qui l'occupait.

Il y a cinquante ans, les femmes étaient bonnes ménagères, et elle se distinguait parmi les meilleures.

Quand on voyait ses manchotes immaculées, son tablier d'une blancheur de neige, on avait peine à croire qu'elle fût une rude travailleuse.

Seules la bonne tenue de la maison, la propreté des chambres exemptes de toute poussière, démontrait son activité.

Elle composait des remèdes, des eaux pour les yeux, des poudres et compositions, du cordial et du persicot, ou du noyau de pêche, de l'eau de fleur d'oranger, de l'eau de vie de cerise, chaque chose en son temps, et le tout dans la perfection.

Elle s'entendait également en herbes et en simples.

Les villageois et les travailleurs des champs aimaient mieux la consulter sur leurs indispositions que d'aller trouver le docteur Jackson, de Purbrook, qui ne prenait jamais moins d'une couronne d'argent pour composer un remède.

Dans tout le pays, il n'y avait pas de femme qui fût l'objet d'un respect, d'une estime mieux mérités, de la part de ses supérieurs et de ses inférieurs.

Tels étaient mes parents, d'après les souvenirs de mon enfance.

Quand à moi, je laisserai mon récit expliquer le développement de mon caractère.

Mes frères et ma sœur étaient tous de solides bambins campagnards, aux figures brunies, sans autre particularité bien marquée qu'un penchant à jouer de mauvais tours, modéré par la crainte de leur père.

Eux et notre servante Marthe composèrent toute notre maisonnée pendant ces années de jeunesse première où l'âme flexible de l'enfant s'affermit pour former le caractère de l'homme fait.

Quelle influence ces choses exercèrent-elles sur moi, c'est ce que je dirai dans une séance future, et si je vous ennuie en vous les rapportant, il vous faudra songer que je raconte ces choses pour votre profit plutôt que pour votre amusement et qu'il peut vous être utile, dans votre voyage à travers la vie, de savoir comment un autre y a cherché son chemin avant vous.


II-Je suis envoyé à l'école. Je la quitte.

D'après les influences domestiques que j'ai décrites, on n'aura pas de peine à croire que mon jeune esprit se préoccupait beaucoup des choses de la religion, d'autant plus que mon père et ma mère avaient à ce sujet des vues différentes.

Le vieux soldat puritain était convaincu que la Bible seule contenait tout ce qui est nécessaire pour le salut, et que s'il est avantageux que les hommes doués de sagesse ou d'éloquence développent les Écritures à leurs frères, il n'est pas du tout nécessaire, il est même plutôt nuisible qu'il existe un corps organisé de ministres ou d'évêques, prétendant à des prérogatives spéciales, ou s'arrogeant le rôle de médiateurs entre la créature et le créateur.

Il professait le plus amer mépris à l'égard des opulents dignitaires de l'Église, qui se rendaient en carrosse à leurs cathédrales pour y prêcher les doctrines de leur Maître, alors que celui-ci usait ses sandales à parcourir pédestrement les campagnes.

Il n'était pas plus indulgent envers ces membres pauvres du clergé qui fermaient les yeux sur les vices de leurs protecteurs, afin de s'assurer une place à la table de ceux-ci, et qui restaient tout une soirée à entendre des propos scandaleux plutôt que de dire adieu aux tartes, au fromage et au flacon de vin.

L'idée que de tels hommes représentassent la religion faisait horreur à son esprit, et il n'accordait pas même son adhésion à cette forme de gouvernement ecclésiastique chère aux Presbytériens, et dans laquelle une assemblée générale des ministres dirige les affaires de leur Église.

Selon son opinion, tous les hommes étaient égaux aux yeux du Tout-Puissant, et aucun d'eux n'avait le droit de réclamer une place plus élevée que son voisin dans les questions de religion.

Le Livre avait été écrit pour tous.

Tous étaient également capables de le lire, pourvu que leur esprit fût éclairé par le Saint-Esprit.

D'un autre côté, ma mère soutenait que l'essence même de toute Église était la possession d'une hiérarchie, avec une échelle graduée d'autorités en elle-même, le Roi au sommet, les archevêques au-dessous de lui, et ayant autorité sur les Évêques, et ainsi de suite on passant par les ministres pour aboutir aux simples ouailles.

Telle était d'après elle, l'Église dès sa première institution, et aucune religion dépourvue de ces caractères ne saurait prétendre qu'elle est la vraie. À ses yeux le rituel avait une importance égale à celle de la morale.

S'il était permis au premier commerçant, au premier fermier venu, d'inventer des prières, de modifier le service au gré de sa fantaisie, il serait impossible de conserver la doctrine chrétienne dans sa pureté.

Elle admettait que la Religion est fondée sur la Bible, mais la Bible est un livre qui renferme bien de l'obscurité, et à moins que cette obscurité ne soit dissipée par un serviteur de Dieu élu et consacré selon les règles, par un homme qui descend en droite ligne des disciples, toute la sagesse humaine est insuffisante pour l'interpréter droitement.

Ma mère occupait cette position.

Ni discussions ni prières n'étaient capables de l'en déloger.

La seule question de croyance sur laquelle mes deux parents étaient d'accord et avaient la même ardeur, c'était leur commune aversion et leur défiance à l'égard des cérémonies du culte de l'Église Romaine, et sur ce point la femme, disciple fidèle de l'Église, n'était pas moins décidée que le fanatique Indépendant.

En ces temps de tolérance, il peut vous paraître étrange que les adhérents de cette vénérable croyance aient été en butte à tant de malveillance de la part de plusieurs générations successives d'Anglais.

Nous reconnaissons aujourd'hui qu'il n'y a pas de citoyens plus utiles ou plus loyaux que nos frères catholiques, et Mr Alexandre Pope, ou tout autre Papiste d'importance n'est pas tenu en plus mince estime à raison de sa religion que ne le fut William Penn pour son quakerisme, sous le règne de Jacques.

Nous avons grand-peine à croire que des gentilshommes, comme Lord Stafford, des ecclésiastiques comme l'archevêque Plunkett, des membres des Communes comme Langhorne et Pickering aient été traînés à la mort sur le témoignage des gens les plus vils, sans qu'une voix se soit élevée en leur faveur, ou à comprendre comment on a pu regarder comme un acte de patriotisme, pour un Anglais, de porter sous son manteau un fouet garni de plomb, pour menacer ses paisibles voisins, qui n'étaient pas de son opinion en matière de doctrine.

Ce fut une longue folie qui heureusement a disparu de nos jours, ou qui du moins se manifeste plus rarement et sous une forme plus bénigne.

Si sot que cela parût, cela s'expliquait par des raisons de quelque poids.

Vous avez sans doute lu qu'un siècle avant ma naissance le grand royaume d'Espagne se développa et prospéra.

Ses navires couvraient toutes les mers.

Ses troupes remportaient la victoire partout où-elles se montraient.

Cette nation était à la tête de l'Europe dans les lettres, dans l'érudition, dans tous les arts de la guerre et de la paix.

Vous avez aussi entendu parler des dispositions hostiles qui existaient entre cette grande nation et nous-mêmes, et conter comment nos coureurs d'aventures harassaient ses possessions d'au-delà de l'Atlantique, et comment elle exerçait des représailles en faisant brûler par sa diabolique Inquisition tous ceux de nos marins qu'elle pouvait prendre, en menaçant nos côtes tant de Cadix que de ses provinces des Pays-Bas.

La querelle s'échauffa tellement que les autres nations se tinrent à l'écart, ainsi que j'ai vu les gens faire de la place pour les tireurs d'épée à Hockley-dans-le-Trou, si bien que le géant espagnol et la robuste petite Angleterre se trouvèrent face à face pour vider leur querelle.

Pendant tout ce temps, ce fut en champion du Pape et en vengeur des injures de l'Église Romaine que se posa le roi Philippe.

Il est vrai que Lord Howard et bien d'autres gentilshommes de l'ancienne religion se battirent bravement contre les Castillans, mais il était impossible au peuple d'oublier que la Réforme avait été le drapeau sous lequel il avait triomphé, et que le Pape avait donné sa bénédiction à nos ennemis.

Puis, ce fut la tentative cruelle et insensée que fit Marie pour imposer une croyance qui n'avait plus nos sympathies, et aussitôt après elle, une autre grande Puissance catholique du continent menaça nos libertés.

La force croissante de la France provoqua en Angleterre une hostilité proportionnelle au Papisme, hostilité qui atteignit son plus haut degré, lorsque vers l'époque de mon récit, Louis XIV nous menaça d'une invasion, et cela au moment même ou la Révocation de l'Édit de Nantes mettait en lumière son esprit d'intolérance à l'égard de la doctrine qui nous était chère.

L'étroit Protestantisme de l'Angleterre était moins un sentiment religieux qu'une réponse patriotique à la bigoterie agressive de ses ennemis.

Nos compatriotes catholiques étaient impopulaires, non pas tant parce qu'ils croyaient à la Transsubstantiation qu'à raison de ce qu'ils étaient injustement soupçonnés de pactiser avec l'Empereur ou avec le Roi de France.

Maintenant que nos victoires ont fait disparaître toute crainte d'une attaque, nous avons heureusement renoncé à cette âpre haine religieuse sans laquelle les mensonges d'Oates et de Dangerfield auraient été vains.

Au temps de ma jeunesse, des causes particulières avaient enflammé cette hostilité et l'avaient rendue d'autant plus âcre qu'il s'y mêlait un grain d'effroi.

Aussi longtemps que les catholiques furent à l'état d'obscure faction, on put les négliger mais vers la fin du règne de Charles II, lorsqu'il parut absolument certain qu'une dynastie catholique allait monter sur le trône, que le catholicisme serait la religion de la Cour et l'échelle pour monter aux dignités, on sentit que le jour approchait où il tirerait vengeance de ceux qui l'avaient foulé aux pieds dans le temps où il était sans défense.

L'Église d'Angleterre qui a besoin du Roi comme l'arc de sa clef; la noblesse dont les domaines et les coffres s'étaient enrichis du pillage des abbayes; la populace chez qui les notions au sujet du papisme étaient associées à celles d'instruments de torture, du martyrologe de Fox, ne fut pas moins troublées.

Et l'avenir n'avait rien de rassurant pour notre cause.

Charles était un protestant des plus tièdes, et même, au lit de mort, il prouva qu'il n'était pas protestant du tout.

Il n'y avait plus aucune probabilité pour qu'il eût une descendance légitime.

Le duc d'York, son frère cadet, était donc l'héritier du trône.

On le savait Papiste austère et borné.

Son épouse, Marie de Modène, était aussi bigote que lui.

S'ils avaient des enfants, il était hors de doute qu'ils seraient élevés dans la religion de leurs parents, et qu'une lignée de rois catholiques occuperait le trône d'Angleterre.

Et c'était une perspective intolérable tant pour l'Église, telle que la représentait ma mère, que pour les non-conformistes, personnifiés par mon père.

Je vous ai raconté toute cette histoire ancienne parce que vous vous apercevrez, à mesure que j'avance dans mon récit, que cet état de choses finit par causer dans toute la nation un bouillonnement, une fermentation telle que moi-même, un simple jeune campagnard, je fus entraîné par le tourbillon, et que pendant toute ma vie j'en ressentis l'influence.

Si je ne vous indiquais pas avec clarté la suite des événements, vous auriez grand-peine à comprendre les influences qui produisirent un tel effet sur ma carrière entière.

En attendant je tiens à vous rappeler que quand le roi Jacques monta sur le trône, ce fut au milieu du silence boudeur d'un grand nombre de ses sujets, et que mon père et ma mère étaient au même degré de ceux qui souhaitaient avec ardeur une succession protestante.

Ainsi que je l'ai déjà dit, mon enfance fut triste.

De temps à autre, quand il y avait par hasard une foire à Portsdown Hell, ou quand passait un montreur de curiosités avec son théâtre portatif, ma bonne mère prélevait sur l'argent du ménage un ou deux pence qu'elle me glissait dans la main, et mettant le doigt sur ses lèvres pour m'avertir d'être discret, elle m'envoyait voir le spectacle.

Mais ces distractions étaient des plus rares.

Elles laissaient dans mon esprit des traces si profondes que quand j'eus atteint ma seizième année, j'aurais pu compter sur mes doigts tout ce que j'avais vu.

C'était William Harker, l'homme fort, qui soulevait la jument rouanne du fermier Alcott.

C'était Tobie Lawson, le nain, capable d'entrer tout entier dans une jarre à conserves.

Je me rappelle fort bien ces deux-là à cause de l'admiration qu'ils firent naître dans ma jeune âme.

Puis, c'était la pièce jouée par des marionnettes, l'Île Enchantée avec Mynheer Munster, des Pays-Bas, qui pirouettait sur la corde raide tout en jouant mélodieusement de la virginale.

En dernier lieu, mais au premier rang dans mon estime, venait la grande représentation à la foire de Portsdown, intitulé: «La véridique et antique histoire de Mandlin, fille du Marchand de Bristol, et de son amant Antonio, comment ils furent jeté sur les côtes de Barbarie, où l'on voit les Sirènes flottant sur la mer, chantant dans les rochers, et leur prédisant les dangers

Cette petite pièce me causa un plaisir infiniment plus vif que je n'en éprouvai bien des années après, en assistant aux pièces les plus célèbres de Mr Congrève et de Mr Dryden, bien qu'elles fussent jouées par Kynaston, Betterton et toute la Compagnie du Roi.

Je me souviens qu'une fois, à Chichester, je payai un penny pour voir le soulier gauche de Madame Putiphar, mais il ressemblait à n'importe quel vieux soulier, et était d'une pointure telle qu'il eût chaussé la femme du montreur.

Plus d'une fois j'ai regretté que mon penny ne fut tombé entre les mains des coquines.

Il y avait toutefois d'autres spectacles dont la vue ne me coûtait rien, et qui cependant étaient plus réels, et plus intéressants sous tous les rapports que ceux qu'il fallait payer.

De temps à autre, un jour de congé, j'avais la permission de descendre à Portsdown.

Une fois même, mon père m'y mena à califourchon devant lui sur son cheval.

J'y errai avec lui par les rues, le regard émerveillé, admirant les choses singulières qui m'entouraient.

Les murailles et les fossés, les portes et les sentinelles, la longue Grande Rue avec les grands édifices du gouvernement, le bruit incessant des tambours, le son aigu des trompettes, tout cela faisait battre plus vite mon petit cœur sous ma jaquette de layette.

Il y avait à Portsdown la maison où, trente ans auparavant, l'orgueilleux duc de Buckingham avait été frappé par le poignard de l'assassin.

Il y avait aussi l'habitation du gouverneur, et je me rappelle que pendant que je regardais, il y arrivait à cheval, la figure rouge et colérique, avec un nez tel qu'il sied à un gouverneur, sa poitrine toute chamarrée d'or.

—Ne voilà-t-il pas un bel homme? dis-je, en levant les yeux vers mon père.

Il rit et enfonça son chapeau sur ses yeux.

—C'est la première fois, dit-il, que j'ai vu en face Sir Ralph Lingard, mais j'ai vu son dos à la bataille de Preston. Ah! mon garçon, avec son air fier, s'il voyait seulement le vieux Noll entrer par la porte, il ne croirait pas au-dessous de lui de sortir par la fenêtre.

Le résonnement de l'acier, la vue d'un justaucorps de buffle ne manquaient jamais d'éveiller dans le cœur de mon père l'amertume des Têtes-Rondes.

Mais il y avait d'autres choses à voir à Portsmouth que les habits rouges et leur gouverneur.

C'était le second port du royaume, après Chatham, et il y avait toujours un nouveau navire de guerre tout prêt sur les étais.

Il s'y trouvait alors une escadre de la marine royale.

Parfois la flotte entière était réunie à Spithead.

Alors les rues étaient pleines de matelots, dont les figures étaient aussi brunes que l'acajou, avec des queues de cheveux aussi raides, aussi dures que leurs coutelas.

Les voir déambuler d'un pas balançant, écouter leur langage étrange et piquant, leurs récits sur les guerres de Hollande, était pour moi un régal des plus fins, et plus d'une fois, quand j'étais seul, je me suis attaché à un de leurs groupes, et j'ai passé la journée à aller de taverne en taverne.

Toutefois il arriva une fois que l'un d'eux me pressa de partager son verre de vin des Canaries, et ensuite par simple malice, me persuada d'en avaler un second.

Il en résulta que je revins à la maison, hors d'état de parler, dans la charrette du voiturier, et que depuis lors il ne me fut plus permis d'aller seul à Portsdown.

Mon père fut moins scandalisé de cet incident que je ne m'y étais attendu, et il rappela à ma mère que Noé s'était laissé surprendre d'une façon analogue.

Il conta aussi qu'un certain chapelain d'armée, nommé Quant, du régiment de Desborough, ayant vidé plusieurs bouteilles de bière de Mumm, après une journée chaude et sèche, s'était mis à chanter certaines chansons peu édifiantes, et à danser d'une façon qui ne convenait point à sa profession sacrée.

Il expliqua dans la suite que des égarements de ce genre ne devaient point être regardés comme des fautes individuelles, mais plutôt comme des obsessions proprement dites de l'Esprit mauvais, qui s'ingéniait ainsi à donner du scandale aux fidèles, et choisissait pour cela les hommes les plus saints.

Cette manière ingénieuse d'excuser le chapelain d'armée mit mon dos en sûreté, car mon père, qui approuvait l'axiome de Salomon, exerçait une grosse verge de bouleau et un bras vigoureux sur tout ce qui lui paraissait s'écarter de la bonne voie.

Depuis l'époque où j'appris mes lettres dans le syllabaire sur les genoux de ma mère, je fus toujours avide d'accroître mes connaissances.

Jamais il ne passait à ma portée quelque chose d'imprimé sans que j'en fisse mon profit, avec empressement.

Mon père poussait la haine sectaire de l'instruction à un point tel qu'il ne supportait pas chez lui la présence de livres non religieux.

Dès lors, je ne pouvais m'approvisionner qu'auprès d'un ou deux de mes amis du village, qui me prêtaient un volume après l'autre de leurs petites bibliothèques.

Je les emportais sous ma chemise et ne les en tirais que quand j'avais réussi à m'esquiver dans la campagne, pour m'y cacher dans les hautes herbes, ou la nuit quand brûlait encore la mèche de roseau, et que le rondement de mon père m'avertissait que je ne courais pas le risque d'être surpris par lui.

Ce fut ainsi que j'approfondis «Don Bellianis de Grèce» et «Les Sept Champions» puis les «Jeux d'esprit» de Tarleton, et autres livres de cette espèce, jusqu'à ce que je fusse en état de goûter la poésie de Waller et de Herrick, ou les pièces de Massinger et de Shakespeare.

Quelles étaient douces, les heures, où il m'était permis de laisser là toutes les questions de libre-arbitre et de prédestination, de rester étendu, les talons en l'air parmi le trèfle odorant, à écouter le vieux Chaucer qui me narrait la charmante histoire de la résignée Grisel, à pleurer sur la chaste Desdémone, à gémir sur la fin prématurée de son vaillant époux.

Certaines fois, je me levais, l'esprit plein de cette noble poésie.

Je promenais mes regards sur la pente fleurie de la campagne, que bornaient le miroitement de la mer et le contour pourpre de l'Île de Wight.

Alors se révélait en moi l'idée que l'Être Créateur de toutes ces choses, l'Être qui avait donné à l'homme la faculté d'exprimer ces belles pensées, n'était point la propriété de telle ou telle secte, qu'il était le père de tous les petits enfants qu'il avait envoyés prendre leurs ébats sur ce beau terrain de jeux.

J'éprouvais de la peine, et j'en éprouve encore en songeant qu'un homme aussi sincère, d'un caractère aussi élevé que votre arrière-grand-père, fût enchaîné ainsi par des dogmes de fer.

Pouvait-il croire ainsi que le Créateur était chiche de sa miséricorde au point de la refuser aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ses enfants?

Après tout, on est ce que vous a fait l'éducation, et si mon père avait une cervelle étroite sur ses larges épaules, il faut du moins lui rendre cette justice de reconnaître qu'il était prêt à tout faire, à tout souffrir pour ce qu'il croyait être la vérité.

Mes chers enfants, si vous avez plus de lumières, faites en sorte qu'elles vous amarrent à vivre conformément à ces lumières.

Lorsque j'atteignis quatorze ans, et que je fus devenu un garçon aux cheveux d'un blond filasse, à la figure brunie, je fus expédié dans une petite école privée, à Petersfield.

J'y passai un an, pendant lequel je retournais à la maison le dernier samedi de chaque mois.

Je n'emportais qu'un maigre assortiment de livres scolaires, outre la Grammaire Latine de Lilly et le Tableau de toutes les Religions de l'Univers depuis la Création jusqu'à nos jours de Rosse.

Ce fut ma mère qui me glissa cet ouvrage comme présent d'adieu.

Avec ce mince bagage littéraire, j'aurais peut-être été fort en peine, mais heureusement mon maître, Mr Thomas Chillingworth possédait une bonne bibliothèque, et se faisait un plaisir de prêter ses livres à ceux de ses élèves qui manifestaient le désir de s'instruire par eux-mêmes.

Grâce à ce bon vieillard, j'acquis non seulement quelques notions de latin et de grec, mais je trouvai le moyen de lire un grand nombre d'écrivains classiques dans de bonnes traductions anglaises, et de connaître l'histoire de mon pays et des autres.

Je me développais rapidement l'esprit et le corps, quand ma carrière fut brusquement interrompue par un événement qui ne fut ni plus ni moins que mon expulsion sommaire et ignominieuse.

Il faut que je vous apprenne comment survint cette interruption inattendue de mes études.

Petersfield avait toujours été une forte citadelle de l'Église, car il eût été malaisé de trouver un Non-Conformiste dans ses limites.

Cela venait de ce que la plupart des maisons habitées étaient la propriété de partisans zélés de l'Église et qu'ils ne permettaient à personne de s'y établir, si l'on n'était pas un fidèle de l'Église Établie.

Le curé, nommé Pinfold, devait à cet état de choses une grande autorité dans la ville.

C'était un homme à la figure fibre, au teint enflammé, aux manières pompeuses, et qui inspirait une certaine terreur aux paisibles habitants.

Je le revois encore, avec son nez crochu, son gilet coupé en rond, ses jambes cagneuses, qui semblaient, avoir fléchi sous le poids de l'érudition qu'elles étaient condamnées à porter.

Il marchait lentement, la main droite tendue avec raideur, et faisant sonner sur le pavé le bout ferré de sa canne.

Il avait l'habitude de s'arrêter chaque fois qu'il rencontrait quelqu'un, et d'attendre pour voir si on lui ferait le salut auquel il croyait avoir droit, de par sa dignité.

Et cette politesse, il ne se figurait pas qu'il dût la rendre, excepté quand il avait affaire à quelque riche paroissien. Si par hasard on venait à l'omettre, il courait après le coupable, agitait sa canne à la figure de celui-ci et exigeait avec insistance qu'on se découvrît.

Nous autres, les marmots, quand nous le rencontrions dans nos promenades, nous passions près de lui au pas de course, comme une bande de poussins à côté d'un vénérable dindon.

Notre digne maître lui-même semblait disposé à s'esquiver par une rue de traverse dès que la majestueuse carrure du curé s'apercevait tanguant de notre côté.

Cet orgueilleux ecclésiastique se piquait de connaître l'histoire de tous les gens de la paroisse.

Ayant appris que j'étais le fils d'un indépendant, il réprimanda sévèrement Mr Chillingworth pour avoir manqué de tact en me recevant dans son école.

Et, en effet, il en fallut rien moins que la bonne réputation d'orthodoxie de ma mère pour qu'il consentît à ne pas exiger mon renvoi.

À l'autre bout du village, il y avait une grande école de jour.

Il existait une inimitié perpétuelle entre les écoliers qui la fréquentaient et ceux que dirigeait notre maître.

Personne n'eût pu dire comment la guerre éclata, mais pendant bien des années on se chercha querelle mutuellement, et cela finissait par des escarmouches, des algarades, des embuscades, et une bataille rangée de temps en temps.

On se faisait peu de mal dans ces rencontres, car les armes consistaient l'hiver, en boules de neiges, l'été en pommes de pin ou mottes de terre.

Alors même qu'on s'abordait de plus près, qu'on en venait aux coups de poing, les pires effets se bornaient à quelques contusions, quelques gouttes de sang.

Nos adversaires avaient sur nous la supériorité du nombre, mais nous avions l'avantage d'être toujours groupés, d'avoir un asile sûr pour battre en retraite.

Eux, au contraire, habitaient des maisons éparpillées par toute la paroisse et il leur manquait un centre de ralliement.

Un ruisseau, que traversaient deux ponts, passait par le milieu de la ville, et servait de frontière entre notre territoire et celui de nos ennemis.

L'enfant, qui franchissait un des ponts, se trouvait en pays hostile.

Le hasard fit que dans la première bataille qui suivit mon arrivée à l'école, je me distinguai en attaquant séparément le plus redoutable de nos adversaires, et le frappant avec tant de force qu'il tomba sans pouvoir se relever, et fut emporté comme prisonnier par notre troupe.

Cette prouesse établit ma réputation de guerrier, si bien que j'en vins à jouer le rôle de chef de notre armée, et à être un objet d'envie pour des garçons plus grands que moi.

Cette promotion chatouilla si bien mon amour propre, que je me mis en tête de prouver que je la méritais, en inventant des moyens nouveaux et ingénieux pour battre nos adversaires.

Un soir d'hiver, nous apprîmes que nos rivaux se préparaient à nous attaquer à la faveur de la nuit, et qu'ils comptaient arriver par le pont de planches qui servait rarement, de façon à n'être pas remarqués de nous.

Ce pont se trouvait presque hors de la ville.

Il consistait simplement en une grosse poutre, sans parapet ni appui quelconque, placée là pour la commodité du secrétaire de la ville, qui demeurait jute en face.

Nous décidâmes qu'on se mettrait en embuscade derrière les broussailles, de notre côté, et qu'on attaquerait à l'improviste les envahisseurs au passage.

Mais au moment de partir, je m'avisai d'un ingénieux stratagème qui se pratiquait dans les guerres d'Allemagne, ainsi que je l'avais lu.

Je l'expliquai à mes camarades enchantés.

Nous prîmes la scie de Mr Chillingworth, et nous partîmes pour le théâtre des opérations.

Lorsqu'on arriva au pont, tout était tranquille et silencieux.

Il faisait très noir et très froid, car Noël approchait.

Aucun indice ne décelait nos adversaires.

On échangea quelques mots à voix basse, pour se demander qui ferait ce coup hardi, et comme j'avais trop d'orgueil pour proposer une chose que je n'oserais pas exécuter, je pris la scie.

Je m'assis, jambe de çà jambe de là, sur la planche et l'attaquai à son centre même.

Je me proposais d'en diminuer la résistance au point qu'elle pût encore porter le poids d'un corps, mais qu'elle se rompit au moment ou le gros de la troupe ennemie s'y engagerait de façon à les précipiter dans l'eau glacée du ruisseau.

L'eau avait au plus deux pieds de profondeur, de sorte qu'ils en seraient quittes pour la peur et un plongeon.

La fraîcheur de cet accueil les détournerait pour toujours de nous envahir et établirait ma réputation de chef audacieux.

Ruben Lockarby, mon lieutenant, fils du père John Lockarby, qui tenait la Gerbe de blé, rangea nos forces derrière la haie pendant que je manœuvrais la scie avec vigueur et que je coupais presque entièrement la planche.

Je n'éprouvais aucun remords en détruisant le pont, car je m'entendais assez en charpente pour savoir qu'un charpentier adroit le rétablirait en une heure de travail de telle sorte qu'il fût plus solide que jamais, en dressant un étai sous l'endroit où je l'avais scié.

Lorsqu'enfin la courbure de la planche m'avertit que j'étais allé assez loin, et que la moindre tension la romprait d'un seul coup, je m'en allai en rampant, je pris mon poste parmi mes condisciples, et j'attendis l'arrivée de l'ennemi.

À peine m'étais-je caché que j'entendis les pas de quelqu'un sur le sentier qui aboutissait au pont.

On se courba derrière le rideau de la haie.

Nous étions convaincus que ce bruit venait d'un éclaireur que nos adversaires avaient dépêché en avant.

C'était évidemment un gros gaillard, car son pas était pesant et lent, et il s'y mêlait un tintement métallique auquel nous ne comprenions rien.

Le bruit se rapprocha et nous finîmes par apercevoir une vague silhouette sortir de l'obscurité sur l'autre bord.

Elle s'arrêta un instant pour épier aux alentours.

Puis elle se dirigea vers le pont.

Ce fut seulement quand le personnage mit le pied sur le pont, et s'avança avec précaution pour le traverser, que nous distinguâmes des contours qui nous étaient familiers.

Alors nous comprimes la terrible vérité.

L'individu que nous avions pris pour l'avant-garde ennemie n'était rien moins que le curé Pinfold, et c'était la chute rythmée du bout de sa canne que nous avions entendu entre chacun de ses pas.

Paralysé par cette vue, nous restâmes là sans pouvoir l'avertir.

Nous n'étions plus qu'une rangée de prunelles immobiles.

L'orgueilleux ecclésiastique fit un premier pas, un second, un troisième.

Alors on entendit un craquement sonore, et il disparut au milieu d'un vaste éclaboussement dans le ruisseau au cours rapide.

Il avait dû choir sur le dos, car nous distinguions au-dessus de la surface la courbe de son ventre majestueux, pendant qu'il se démenait désespérément pour se remettre sur ses pieds. Il parvint enfin à se redresser, et grimpa sur le bord pour se secouer tout en lâchant une bordée d'exclamations pieuses et de jurons profanes qui nous fit éclater de rire malgré notre frayeur.

Nous partîmes sous ses pieds comme une couvée de perdreaux.

Nous gagnâmes au large dans la campagne et rentrâmes dans l'école. Comme vous le pensez bien, nous ne dîmes rien de ce qui s'était passé à notre bon maître.

Mais l'affaire était trop sérieuse pour qu'il fût possible de l'étouffer.

Le brusque refroidissement fit tourner en quelque sorte la bouteille de vin du Rhin que le curé venait de boire avec le secrétaire de la ville, et il eut une attaque de goutte qui le mit sur le dos pendant une quinzaine de jours.

Pendant ce temps-là, un examen du pont fit reconnaître qu'il avait été scié et une enquête amena à découvrir le rôle en cette histoire des pensionnaires de Mr Chillingworth.

Pour éviter à l'école une expulsion en masse de la ville, je me vis dans la nécessité de me reconnaître à la fois l'inventeur et l'instrument de l'exploit.

Chillingworth était entièrement à la discrétion du curé.

Il fut donc forcé de m'adresser en public une longue homélie—qu'il compensa par des paroles bienveillantes quand il me dit adieu en particulier—et il dut me renvoyer solennellement de l'école.

Jamais je n'ai revu mon vieux maître, car il mourut peu d'années après, mais j'ai appris que son second fils William dirige encore l'école qui est plus florissante que jamais.

Son fils aîné se fit Quaker et partit pour la colonie de Penn, où, parait-il, il fut massacré par les sauvages.

Cette aventure fit grand-peine à ma mère, mais elle fut très bien vue de mon père.

Il en rit au point qu'on entendit dans tout le village les éclats de sa gaieté de Stentor.

Elle lui rappelait, disait-il, un stratagème analogue, qu'avait employé à Market-Drayton ce pieux serviteur de Dieu, le colonel Pride, et qui eut pour résultat la noyade d'un capitaine et de trois soldats du régiment de cavalerie de Lunsford, à la grande gloire de la véritable Église, et pour la satisfaction du peuple élu.

Même parmi les partisans de l'Église, plus d'un se réjouit en secret de la mésaventure du curé que ses prétentions et son orgueil avaient rendu odieux dans tout le pays.

En ce temps-là, j'étais devenu un garçon solide, aux larges épaules.

Chaque mois ajoutait à ma force et à ma taille.

À l'âge de seize ans, j'étais capable de porter un sac de farine ou un baril de bière aussi loin qu'aucun homme du village, et de lancer le disque de pierre de quinze livres à la distance de trente-six pieds, c'est-à-dire quatre pieds de plus que Ted Dawson, le forgeron.

Un jour, mon père ne venant pas à bout de porter hors de la cour un ballot de peaux, je l'enlevai d'un coup et le transportai sur mes épaules.

Le vieillard me regardait souvent d'un air grave par-dessous ses sourcils épais et saillants, et hochait sa tête grisonnante, quand il était assis dans son fauteuil, à fumer sa pipe.

—Vous devenez trop gros pour votre nid, mon garçon, me disait-il parfois. Je me demande si un de ses jours les ailes ne vont pas vous pousser et vous emporter loin d'ici.

Au fond du cœur, je soupirais après cette occasion, car je m'ennuyais de la vie paisible du village.

J'avais grande envie de voir ce vaste univers au sujet duquel j'avais entendu dire et lu tant de choses.

Je ne pouvais porter mes regards du côté du sud sans éprouver une agitation intérieure, à la vue de ces sombres vagues, dont les crêtes blanches avaient l'air d'un signal toujours présent pour faire invite à un jeune Anglais et le lancer à la poursuite de quelque but inconnu, mais glorieux.


III-Sur deux amis de ma jeunesse.

Je crains, mes enfants, que vous ne trouviez le prologue trop long pour la pièce; mais il faut poser les fondations, avant d'élever l'édifice, et un récit de cette sorte serait bien piteux, bien stérile, si vous ne saviez rien des gens qui y figurent.

Ainsi donc, patientez, pendant que je vous parlerai de mes vieux amis de jeunesse, dont quelques-uns se retrouveront dans mon histoire, dont les autres restèrent au village natal, en exerçant toutefois sur mon caractère, dès cette époque, une influence dont les traces pourraient encore se retrouver.

Au premier rang parmi les meilleurs de ceux que j'ai connus, était Zacharie Palmer, le charpentier du village, dont le corps vieilli et déformé par le travail cachait l'âme la plus simple et la plus pure qui fût.

Mais sa simplicité n'était pas le moins du monde le résultat de l'ignorance, car il y avait peu de systèmes qu'il n'eût étudiés et pesés, depuis les leçons de Platon jusqu'à celles de Hobbes.

À l'époque de mon enfance, les livres étaient bien plus rares que de nos jours, les charpentiers étaient moins bien payés, mais le vieux Palmer n'avait ni femme ni enfant.

Il dépensait peu pour sa nourriture ou son entretien.

Ce fut ainsi qu'il arriva à avoir sur l'étagère, au-dessus de son lit, une collection de livres plus choisis—car ils étaient peu nombreux—que ceux du squire ou du curé.

Et ces livres, il les avait lus si bien qu'il était non seulement en état de les comprendre, mais encore de les expliquer aux autres.

Ce vénérable philosophe villageois à la barbe blanche, s'asseyait souvent par les soirs d'été devant la porte de sa chaumière, et n'était jamais plus content que quand quelques jeunes gens désertaient le jeu de boules ou des anneaux pour venir s'asseoir sur l'herbe, à ses pieds, et lui faire des questions sur les grands hommes d'autrefois, leurs paroles et leurs actions.

Mais parmi les jeunes gens, moi et Ruben Lockarby, le fils de l'aubergiste, nous étions ceux qu'il préférait, car nous étions les premiers à venir écouter les propos du vieillard et les derniers à le quitter.

Jamais père n'eut pour ses enfants plus d'affection qu'il ne nous en témoignait.

Il n'épargnait aucune peine pour pénétrer jusqu'à nos intelligences primitives et porter la lumière dans ce qui nous embarrassait ou nous troublait.

Ainsi que tous les êtres qui grandissent, nous donnâmes de la tête contre le problème de l'univers.

Nous avions épié, guetté de nos regards d'enfants dans ces abîmes infinis où les yeux les plus clairvoyants de la race humaine n'avaient pas vu de fond.

Et pourtant quand nous regardions ce qui nous entourait dans le monde de notre village, devant l'amertume et l'aigreur dont étaient pénétrées toutes les sectes, nous ne pouvions manquer de nous dire qu'un arbre qui portait de tels fruits devait avoir quelque tare.

C'était une des pensées que nous n'énoncions point à nos parents, mais que nous soumettions au vieux Zacharie.

Il avait à dire sur ce point bien des choses pour nous encourager et nous réconforter.

—Les querelles, ces chamailleries, disait-il, ne sont que superficielles. Elles ont une source dans l'infinie variété de l'esprit humain, toujours enclin à modifier une doctrine pour l'adapter à ses habitudes de pensée. Ce qui importe, c'est le noyau poli qui se trouve au fond de toute croyance chrétienne. Si vous pouviez revivre parmi les Romains ou les Grecs, avant l'époque où fut prêchée, cette nouvelle doctrine, vous reconnaîtriez alors le changement qu'elle a accompli dans le monde. Qu'on donne tel ou tel sens à un texte, cela ne signifie rien. Ce qui est d'une importance capitale, c'est que tout homme ait une bonne, une solide raison pour mener une vie simple et pure. C'est là ce que nous a donné la foi chrétienne.

«Je ne voudrais pas vous voir vertueux par crainte, dit-il une autre fois. L'expérience d'une longue vie m'a cependant appris que le péché est toujours puni en ce monde, quoi qu'il puisse en être dans l'autre monde. Il n'est pas de faute qu'on ne paie de sa santé, de son confortable, de sa tranquillité d'esprit. Il en est des nations comme des individus. Voyez comme les luxurieux Babyloniens furent détruits par les Perses aux mœurs frugales, et comme les mêmes Perses succombèrent sous l'épée des Grecs, lorsqu'ils eurent appris les vices de la prospérité. Lisez encore, et remarquez que les Grecs sensuels furent écrasés sous les pieds des Romains plus robustes, plus durs à la peine, et enfin que les Romains, après avoir perdu leurs vertus viriles, furent soumis par les nations du Nord. Le vice et la ruine vont toujours de compagnie. C'est ainsi que la Providence les emploie tour à tour pour châtier par l'un les folies de l'autre. Ces choses-là n'arrivent point par hasard. Elles font partie d'un grand système qui agit jusqu'en notre propre existence. Plus vous avancerez dans la vie et mieux vous verrez que le péché et la souffrance ne sont jamais loin l'un de l'autre, et qu'on dehors de la vertu, il ne peut y avoir de véritable prospérité.

Un maître bien différent de celui-là, le loup de mer, Salomon Sprent, qui habitait l'avant-dernier cottage sur la gauche, dans la grande rue du village!

Il appartenait à la génération des vieux marins, qui avait combattu sous le pavillon à croix rouge, contre Français, Espagnols, Hollandais, Maures, jusqu'au jour où un boulet lui avait emporté un pied et avait mis fin pour toujours à ses exploits.

Il était maigre de corps, dur, brun, aussi leste, aussi vif qu'un chat.

Il avait le corps court, des bras extrêmement longs, dont chacun était terminé par une grande main toujours à moitié fermée, comme si elle serrait un câble.

Il était couvert de la tête aux pieds, des plus merveilleux tatouages, tracés en couleurs bleue, rouge et verte.

Elle commençait par la création, sur son cou et se terminait par l'Ascension, sur sa cheville gauche.

Jamais je n'ai vu pareille œuvre d'art ambulante.

Il disait souvent que s'il avait été noyé, et que son corps eût été rejeté à la côte, dans quelque pays sauvage, les indigènes auraient pu apprendre tout le Saint Évangile, rien qu'en étudiant sa carcasse.

Et pourtant je suis désolé d'avoir à dire que toute la religion du marin semblait bornée à sa peau, en sorte qu'il ne lui en restait guère pour l'usage interne.

Elle avait fait éruption à la surface, comme la fièvre pourprée, mais sans laisser de trace dans le reste de son organisation.

Il savait jurer en huit langues et vingt-trois dialectes, et il ne laissait pas rouiller, faute d'exercice, ses grandes facultés.

Il jurait quand il était triste, ou quand il était content, quand il était en colère ou en disposition affectueuse, mais ses jurons n'étaient qu'une forme de langage, sans méchanceté ni amertume, au point que mon père lui-même ne pouvait se montrer bien sévère envers ce pécheur.

Mais avec le temps, le vieillard s'assagit, et dans les dernières années de sa vie, il revint aux simples croyances de son enfance.

Il apprit à combattre le diable avec la même fermeté, le même courage dont il avait fait preuve contre les ennemis de son pays.

Le vieux Salomon était une source inépuisable d'amusement et d'intérêt pour mon ami Lockarby et pour moi.

Aux grands jours, il nous invitait à dîner cher lui et nous régalait d'un hachis, d'un salmigondis, ou de quelque plat étranger, du pilau, une olla podrida, du poisson grillé comme on le fait aux Açores, car il s'entendait merveilleusement à la cuisine et savait préparer les plats favoris de toutes les nations.

Et pendant tout le temps que nous passions en sa compagnie, il nous contait les histoires les plus extraordinaires au sujet du Prince Rupert, sous lequel il avait servi, comment il lançait de la poupe l'ordre à son escadre de faire volte-face ou de charger, suivant la circonstance, comme s'il commandait encore son régiment de cavalerie.

Il avait aussi bien des histoires au sujet de Blake. Mais le nom de Blake lui-même n'était pas aussi cher à nos marins de jadis que celui de Sir Christophe Mings.

Salomon avait été quelque temps son maître d'équipage, et en savait, à n'en plus finir, sur les vaillants exploits par lesquels il s'était distingué depuis le jour où il était entré dans la marine comme mousse du poste, jusqu'à celui où il tomba sur le pont de son navire avec le grade d'amiral des Rouges, et fut porté en terre par son équipage en pleurs dans le cimetière de Chatham.

—S'il est bien vrai qu'il y a là-haut une mer de jaspe, disait le vieux marin, je parie que sir Christophe aura soin d'y faire respecter comme il faut le pavillon anglais, et que les étrangers ne viendront pas nous narguer. J'ai servi sous ses ordres dans ce monde, et je ne demande rien de plus que d'être son maître d'équipage dans l'autre, si par hasard l'emploi se trouvait vacant.

Ces réminiscences aboutissaient toujours à la préparation d'un nouveau bol de punch, que l'on vidait solennellement en mémoire du défunt.

Si animés que fussent les récits de Salomon Sprent à propos de ses anciens chefs, ils ne nous faisaient pas autant d'effet que quand, après son second ou son troisième verre, s'ouvraient les écluses de ses souvenirs.

Alors c'étaient de longues histoires sur les pays qu'il avait visités, sur les peuples qu'il avait vus.

Appuyés aux dossiers de nos chaises, le menton dans notre main, nous, les adolescents, nous restions là pendant des heures, les yeux fixés sur le vieil aventurier, buvant ses paroles, pendant que, flatté de l'intérêt qu'il excitait, il tirait de sa pipe de lentes bouffées, et déroulait un à un les récits des choses qu'il avait vues ou faites.

En ce temps-là, mes chers enfants, il n'y avait pas un Defoe pour nous raconter les merveilles de l'univers, pas de Spectateur à notre portée sur la table du déjeuner, pas de Gulliver pour contenter notre amour des aventures en nous parlant d'aventures qui n'avaient point eu lieu.

Il se passait plus d'un mois sans qu'une Feuille de Nouvelles tombât entre nos mains.

Les relations fortuites avaient donc une importance plus grande qu'elles n'en ont de nos jours, et la conversation d'un homme, tel que le vieux Salomon, était à elle seule une bibliothèque.

Pour nous, tout cela était réel.

Sa voix enrouée, ses mots mal choisis, étaient comme la voix d'un ange, et nos esprits alertes ajoutaient les détails et comblaient les lacunes des récits.

En une soirée, nous avons fait franchir à un corsaire de Sallee les Colonnes d'Hercule, nous avons louvoyé le long des côtes du continent africain, nous avons vu les grandes vagues de la mer espagnole se briser sur les sables jaunes, nous avons dépassé les nègres marchands d'ivoire avec leurs cargaisons humaines, nous avons tenu tête aux terribles ouragans qui soufflent constamment autour du Cap de Bonne-Espérance; et pour finir, nous avons fait voile sur le vaste Océan qui s'étend au-delà parmi les îles de corail couvertes de palmiers, avec la certitude que les royaumes du Prêtre Jean commencent quelque part de l'autre côté de la brume dorée qui s'entrevoit à l'horizon.

Après un vol de cette étendue, lorsque nous revenions à notre village du Hampshire, parmi les monotones réalités de la vie champêtre, nous nous sentions comme des oiseaux sauvages que l'oiseleur a pris au piège et enfermés brusquement dans d'étroites cages.

C'était alors que me revenaient à la pensée les paroles de mon père: «Un jour vous sentirez que vos ailes ont poussé» et cela me jetait dans des dispositions si inquiètes, que tous les sages propos de Zacharie Palmer étaient impuissants à me calmer.


IV-Sur le poisson étrange que nous primes à Spithead.

Un soir de mai 1685, vers la fin de la première semaine du mois, mon ami Ruben Lockarby et moi nous empruntâmes le bateau de plaisance de Ned Marley, et nous allâmes pêcher hors de la baie de Langston.

J'avais alors bien près de vingt et un ans, et mon camarade était d'un an plus jeune que moi.

Nous étions devenus des amis très intimes, grâce à une estime réciproque; car n'ayant pas atteint toute sa croissance, il était fier de ma force et de ma taille, tandis que moi, avec mes dispositions mélancoliques et mon esprit un peu lourd, je me plaisais à l'énergie et à l'humeur joviale qui ne l'abandonnaient jamais, et à l'esprit qui brillait avec l'éclat inoffensif d'un éclair d'été dans tout ce qu'il disait.

Physiquement, il était petit et gros avec la figure ronde, les joues colorées, et à dire vrai, assez porté à l'embonpoint, bien qu'il ne voulut avouer rien de plus qu'une agréable rondeur, ce qui d'après lui, était le dernier mot de la beauté chez les Anciens.

La rude épreuve du danger et des privations communes m'autorisent à affirmer que nul n'eut jamais camarade plus attaché, plus sûr. Comme il était destiné à se trouver avec moi par la suite, il était fort à propos qu'il s'y trouvât aussi dans cette soirée de mai, qui fut le point de départ de nos aventures.

On dépassa à force de rames les sables de Warner pour atteindre un endroit qui se trouvait à mi-chemin du Nab, et où d'ordinaire nous prenions du bar en quantité.

Nous y jetâmes la grosse pierre qui nous servait d'ancre, et nous mîmes nos lignes en place.

Le soleil, se couchant lentement derrière un banc de brouillards, avait paré tout le ciel d'occident de bandes écarlates sur lesquelles se détachaient en contours vaporeux et pourpres les cimes boisées de l'île de Wight.

Une fraîche brise soufflait du sud-est et faisait aux longues vagues vertes des panaches d'écume, en répandant sur nos yeux et nos lèvres la sensation salée de l'embrun.

Aux environs de la Pointe Sainte-Hélène, un vaisseau du Roi suivait le goulet, en même temps qu'un grand brick isolé qui virait de bord à un mille au plus de l'endroit où nous nous trouvions.

Nous en étions si près que nous pouvons entrevoir les figures qui se mouvaient sur son pont, pendant qu'il donnait à la bande sous la brise.

Nous entendions même le craquement de ses vergues, et le battement de ses voiles salies par des intempéries, au moment où il fut sur le point de reprendre sa route.

—Regardez donc, Micah, dit mon compagnon, en levant les yeux de sa ligne, voilà un navire qui ne sait guère ce qu'il veut faire... un navire qui ne fera pas son chemin dans le monde. Voyez-vous cette attitude irrésolue sous le vent. Il ne sait s'il doit virer de bord ou aller de l'avant. C'est un courtisan des circonstances, un Lord Halifax de la mer.

—Non, dis-je en regardant fixement, les yeux abrités sous ma main, c'est qu'il y a quelque accident à son bord. Il vacille comme s'il n'y avait personne à la barre. Sa grande vergue descend! Non, voilà qu'il se met en marche maintenant! Les gens, qui sont sur le pont, m'ont l'air de se battre ou de danser. Relevons l'ancre, Ruben, et ramons de son côté.

—Relevons l'ancre et ramons pour nous en éloigner, répondit Ruben, l'œil toujours fixé sur le navire inconnu. Qu'est-ce que cette manie que vous avez de vous fourrer toujours dans quelque danger? Il porte pavillon hollandais, mais qui sait d'où il vient réellement? Ce serait une jolie affaire si nous étions capturés et vendus aux plantations.

—Un boucanier dans le Solent! m'écriai-je d'un ton moqueur. Il ne nous manque plus que de voir le pavillon noir dans la Crique d'Elmsworth. Mais écoutez: qu'est-ce que cela?

Du brick arriva le bruit d'un coup de mousquet.

Il y eut un instant de silence.

Puis un second coup de mousquet résonna, suivi d'un chœur d'exclamations et de cris.

En même temps les vergues tournèrent pour se mettre en place, les voiles reçurent une fois de plus la brise, et le navire fila dans une direction qui devait lui faire dépasser la Pointe de Bembridge et le faire entrer dans le Canal anglais.

Et comme il filait, sa barre fut brusquement tournée, un nuage de fumée s'éleva de sa hanche, et un boulet passa au-dessus des vagues, faisant jaillir l'eau, à moins de cent yards de nous.

Et après nous avoir aussi fait ses adieux, le navire revint dans le vent et reprit sa marche vers le sud.

—Cœur de grâce! s'écria Ruben, les lèvres béantes de saisissement; les assassins, les bandits!

—Je donnerais bien quelque chose pour que le navire du Roi les cueille au passage, m'écriai-je avec fureur, car cette agression était si peu justifiée qu'elle émouvait ma bile. Que veulent donc ces coquins? Certainement ils sont ivres ou fous.

—Tirez sur l'ancre, l'ami, tirez sur l'ancre! cria mon camarade, en se levant brusquement de son siège. Je comprends, tirez sur l'ancre.

—Qu'y a-t-il donc? demandai-je en l'aidant à remonter la grosse pierre, jusqu'à ce qu'elle sortit de l'eau toute ruisselante.

—Ce n'est pas sur nous qu'ils font feu, mon garçon. Ils visaient quelqu'un qui se trouve dans l'eau entre eux et nous. Tirez, Micah! un bon coup de reins. C'est peut-être quelque pauvre diable qui se noie.

—Oui, oui, dis-je en regardant entre deux coups de rames derrière moi. Je vois sa tête à la crête d'une vague. Doucement, ou nous allons passer sur lui. Encore deux coups, et tenez vous prêt à le saisir. Tenez bon, l'ami. On vient à votre aide.

—Offrez votre aide à ceux qui ont besoin d'aide! dit une voix partant de la mer. Diantre, l'ami, faites attention à votre rame. J'ai plus de peur d'en recevoir un coup que je n'ai peur de l'eau.

Ces mots étaient prononcés avec tant de calme et de sang-froid que toutes nos craintes au sujet du nageur disparurent.

Nous rentrâmes les rames, et nous nous tournâmes pour jeter un coup d'œil sur lui.

La barque, en dérivant, s'était rapprochée de lui au point qu'il aurait pu saisir le bord s'il avait jugé à propos de le faire.

—Sapperment! s'écria-t-il d'un ton bourru, dire que c'est mon frère Nonus qui me joue un pareil tour! Qu'aurait dit notre sainte mère si elle avait vu cela? Tout mon équipement perdu, sans parler de ma part dans les profits du voyage! Et maintenant voilà que j'ai jeté une paire de bottes à l'écuyère toute neuve, qui coûtent seize rixdollars chez Vanseddar's à Amsterdam! Avec cela, impossible de nager! Sans cela, impossible de marcher!

—Est-ce que vous ne voulez pas sortir de l'eau, monsieur? demanda Ruben.

Il avait grand-peine à garder son sérieux en voyant la tournure de l'inconnu et entendant ses propos.

Au-dessus de l'eau sortaient de longs bras.

En un instant, avec des mouvements flexibles de serpent, l'homme entra dans la barque et étendit son long corps sur les planches de l'arrière.

Il était efflanqué à l'extrême, très grêle, avec une figure taillée à coup de hache, d'expression dure, rasée de près, recuite par le soleil, et avec mille petites rides qui s'entrecroisaient en tous sens.

Il avait perdu son chapeau et sa courte et raide chevelure, légèrement grisonnante, se dressait en brosse sur toute sa tête.

Il était malaisé de deviner son âge, mais il devait avoir bien près de la cinquantaine, malgré l'agilité avec laquelle il était entré dans notre barque, preuve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur et de son énergie.

De tous les traits qui le caractérisaient, celui qui attira le plus mon attention, ce furent ses yeux, qui presque recouverts par l'abaissement des paupières, apparaissaient néanmoins à travers l'étroite fente avec un éclat, une vivacité remarquable.

Un regard superficiel pouvait faire croire qu'il était dans un état de langueur, de demi-sommeil, mais avec plus d'attention, on apercevait ces lignes brillantes, mobiles, et l'on y voyait un avertissement de se tenir en garde contre ses premières impressions.

—J'aurais pu nager jusqu'à Portsmouth, dit-il en fouillant dans les poches de sa jaquette trompée d'eau. Je pourrais nager jusqu'à n'importe quel endroit. Une fois j'ai descendu le Danube à la nage depuis Gran jusqu'à Bude, pendant qu'une centaine de janissaires trépignaient de rage sur l'autre bord. Je l'ai fait, oui, par les clefs de Saint Pierre! Les Pandours de Wessenburg pourraient vous dire si Decimus Saxon sait nager. Suivez mon conseil, jeune homme. Tenez toujours votre tabac dans une boîte de métal, pour que l'eau ne puisse pas entrer.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une boîte plate et plusieurs tubes de bois, qu'il vissa bout à bout de manière à en faire une longue pipe.

Il la bourra de tabac, l'alluma au moyen d'un silex et d'un briquet, avec un morceau de papier amadou, qu'il avait dans sa boîte.

Puis il ploya ses jambes sous lui à la façon orientale, et s'assit pour fumer sa pipe à son aise.

Il y avait dans tout cet incident quelque chose de si bizarre, l'homme et ses actes avaient une apparence si absurde que nous partîmes tous les deux d'un éclat de rire qui dura jusqu'à ce que l'épuisement y mit fin.

Il ne prit aucune part à notre gaîté, mais n'en parut nullement blessé.

Il continua à fumer jusqu'au bout d'un air parfaitement insensible et impassible, à cela près que ses yeux à demi voilés brillaient en nous regardant tour à tour.

—Vous nous excuserez d'avoir ri, monsieur, dis-je enfin, mais mon ami et moi nous ne sommes pas habitués à de telles aventures, et nous sommes joyeux que celle-ci ait fini aussi heureusement. Puis-je demander qui nous avons recueilli?

—Je me nomme Decimus Saxon, répondit l'inconnu. Je suis le dixième fils d'un digne père, ainsi que l'indique mon nom latin. Il n'y a que neuf hommes entre moi et un héritage. Qui sait? La petite vérole ou la peste pourraient s'en mêler.

—Nous avons entendu un coup de feu sur le brick? demanda Ruben.

—C'était Nonus, mon frère qui tirait sur moi, fit remarquer l'inconnu, en hochant la tête avec tristesse.

—Mais il y a eu un second coup de feu.

—C'était moi qui tirais sur mon frère Nonus.

—Grands Dieux! m'écriai-je, j'espère que vous ne l'avez pas atteint.

—Oh! tout au plus une éraflure en pleine chair, répondit-il. Mais j'ai jugé préférable de partir, de peur que l'affaire ne tournât en querelle. Je suis sûr que c'est lui qui a fait partir le canon de neuf livres quand j'étais à l'eau. Le boulet a passé si près qu'il a séparé ma chevelure. Il a toujours été excellent tireur au fauconneau, ou au mortier. Il ne pouvait avoir grand mal, puisqu'il a eu le temps de descendre de la poupe sur le pont.

Il y eut ensuite un instant de silence, pendant lequel l'inconnu prit dans sa ceinture un long couteau, dont il se servit pour nettoyer sa pipe.

Ruben et moi, nous primes nos rames, nous relevâmes nos lignes emmêlées, qui avaient traîné derrière le bateau, et nous nous mîmes en mesure de regagner la côte.

—Il s'agit maintenant de savoir où nous allons, dit l'inconnu.

—Nous descendons la baie de Langston, répondis-je.

—Nous descendons, nous descendons... fit-il d'un ton moqueur. En êtes-vous bien sûrs? Êtes-vous certains que nous n'allons pas en France? Nous avons un mât et une voile ici, à ce que je vois, et de l'eau dans le réservoir. Tout ce qu'il nous faut, c'est un peu de poisson, et j'ai oui dire qu'il abonde dans ces parages, et nous pourrions faire un tour du côté de Barfleur.

—Nous descendons la baie de Langston, répétai-je avec froideur.

—Vous savez, sur l'eau la force prime le droit, expliqua-t-il avec un sourire qui couvrit sa figure de rides. Je suis un vieux soldat et un rude combattant. Vous êtes deux béjaunes. J'ai un couteau et vous n'avez pas d'armes. Voyez-vous où aboutit ce raisonnement? Il s'agit maintenant de savoir où nous allons.

Je me tournai, vers lui une rame dans les mains:

—Vous vous êtes vanté de pouvoir atteindre Portsmouth à la nage, dis-je, et c'est ce que vous ferez. À l'eau, vipère de mer, ou je vais vous y jeter, aussi vrai que je m'appelle Micah Clarke.

—Jetez votre couteau, ou je vous passe la gaffe à travers le corps, s'écria Ruben en la poussant jusqu'à quelques pouces de la gorge de l'homme.

—Par mon plongeon, voilà qui est fort louable! dit-il en remettant son couteau dans sa gaine, et riant sous cape, j'aime à faire jaillir le courage des jeunes gens. Voyez-vous, je suis le briquet qui fait jaillir de votre silex l'étincelle de la valeur. C'est une comparaison remarquable, et digne à tous les points de vue de Samuel Butler, le plus spirituel des hommes... Ceci, reprit-il en donnant de petites tapes sur une bosse que j'avais remarquée sur sa poitrine, ce n'est point une difformité naturelle. C'est un exemplaire de cet incomparable Hudibras, qui unit la légèreté d'Horace à la gaîté plus ample de Catulle. Eh! que dites-vous de cette appréciation?

—Donnez ce couteau, dis-je, d'un ton sec.

—Certainement, répondit-il en me le tendant avec une inclinaison de tête polie. Avez-vous à me faire quelque autre demande raisonnable qui me permettrait de vous obliger. Je donnerais n'importe quoi pour vous être agréable, excepté ma bonne réputation et mon renom de soldat, ou cet exemplaire d'Hudibras, dont je ne me sépare jamais, non plus que d'un traité en latin sur les usages de la guerre, composé par un Flamand et imprimé à Liège, dans les Pays-Bas.

Je m'assis à côté de lui, le couteau à la main.

—Vous, jouez des rames, dis-je à Ruben, pendant que j'aurai l'œil sur notre homme, et que je veillerai à ce qu'il ne nous joue pas de tour. Je crois que vous avez raison et que ce n'est rien de mieux qu'un pirate. Nous le livrerons aux juges de paix, quand nous arriverons à Havant.

Je crois que le sang-froid de notre passager l'abandonna un instant et qu'une expression d'inquiétude parut sur sa figure.

—Attendez un instant, dit-il, vous vous nommez Clarke, et vous habitez Havant, à ce que j'apprends. Êtes-vous un parent de Joseph Clarke, l'ancien Tête-Ronde de cette ville?

—C'est mon père, répondis-je.

—Écoutez bien, maintenant, s'écria-t-il, après un fort éclat de rire. J'ai un talent particulier pour retomber sur mes pieds. Regardez cela, mon garçon, regardez cela.

Il tira de sa poche intérieure une liasse de lettres enveloppée dans un carré de toile cirée, en prit une, et la mit sur mon genou.

—Lisez, dit-il, en la montrant de son long doigt maigre.

L'adresse, en gros caractères bien nets, était ainsi conçue:

«À Joseph Clarke, marchand de cuirs à Havant. Par les mains de Maître Decimus Saxon, propriétaire pour une part du vaisseau La Providence, allant d'Amsterdam à Portsmouth».

Elle était scellée des deux côtés d'un gros cachet rouge, et consolidée en outre par une large bande de soie.

—J'en ai vingt-trois autres à remettre dans le pays, remarqua-t-il. Voilà qui indique ce que l'on pense de Decimus Saxon. J'ai dans mes mains la vie et la liberté de vingt-trois personnes. Ah! mon garçon; ce n'est pas de cette façon que sont faits les connaissements et les billets de chargement. Ce n'est point une cargaison de peaux flamandes qu'on envoie au vieux. Dans les peaux, il y a de braves cœurs anglais, et ils ont au poing des épées anglaises pour conquérir la liberté. Je risque ma vie en portant cette lettre à votre père, et vous son fils, vous me menacez de me livrer aux juges! C'est honteux, honteux! J'en rougis pour vous.

—Je ne sais pas à quoi vous faites allusion répondis-je. Il faut parler plus clairement si vous voulez que je vous comprenne.

—Pouvons-nous nous fier à lui? dit-il en me montrant Ruben d'un brusque mouvement de tête.

—Comme à moi-même.

—Voilà qui est charmant! dit-il avec une grimace qui tenait du sourire et de la raillerie. David et Jonathan, ou... soyons plus classique et moins biblique, Damon et Pythias, hein? Donc ces papiers viennent des fidèles qui habitent à l'étranger, des exilés de Hollande, vous m'entendez? Ils songent à partir et à venir rendre visite au roi Jacques, leurs épées bouclées à la ceinture. Les lettres sont adressées à ceux dont ils espèrent la sympathie, et les informent de la date et de l'endroit où ils opéreront un débarquement. Maintenant, mon cher garçon, vous reconnaîtrez que ce n'est pas moi qui suis en votre pouvoir, et qu'au contraire vous êtes si bien entre mes mains qu'un mot de moi suffit pour anéantir toute votre famille. Mais Decimus Saxon est un homme éprouvé, et ce mot ne sera jamais dit.

—Si tout cela est vrai, dis-je, et si votre mission est réellement celle dont vous parlez, pourquoi nous avez-vous proposé, il n'y a qu'un instant, de gagner la France?

—Voilà une question fort bien faite et pourtant la réponse est assez claire, répondit-il. Vos figures sont agréables et intelligentes, mais il ne m'était pas possible d'y lire que vous étiez réellement des Whigs, des amis de la bonne vieille cause. Vous auriez pu me conduire dans quelque endroit où des douaniers et d'autres auraient éprouvé le besoin de regarder de près, de fureter, ce qui aurait fait courir des risques à ma mission. Plutôt un voyage en France dans une barque non pontée que cela.

—Je vous conduirai auprès de mon père, dis-je après avoir réfléchi quelques instants. Vous pourrez lui remettre votre lettre et expliquer votre affaire. Si vous êtes de bonne foi, vous serez accueilli avec empressement, mais s'il se découvre que vous êtes un scélérat, ainsi que je le soupçonne, ne comptez sur aucune pitié.

—Ah! ce petit! Il parle comme le Lord grand chancelier d'Angleterre. Que dit donc l'ancien:

Il ne pouvait ouvrir la bouche
Qu'il n'en tombât un trope.

«Non, c'est une menace qu'il faudrait, c'est la marchandise que vous aimez le plus à débiter:

Il ne pouvait laisser passer une minute
Sans faire une menace.

«N'est-ce pas? Waller en personne n'aurait pas trouvé de meilleure rime.

Pendant ce temps, Ruben avait manœuvré vigoureusement ses rames. Nous étions rentrés dans la baie de Langston, au milieu des eaux abritées, et nous avancions rapidement.

Assis sur un des bancs, je tournais et retournais dans mon esprit tout ce que ce naufragé avait dit.

J'avais jeté par-dessus son épaule un coup d'œil sur les adresses de quelques lettres: Steadman, de Basingstoke; Wintle, d'Alresford; Fortescue, de Bognor, tous des chefs parmi les Dissenters.

Si elles étaient telles qu'il les représentait, il n'exagérait nullement en disant qu'il tenait entre ses mains la fortune et le sort de ces hommes.

Le gouvernement ne serait que trop heureux de posséder un motif plausible pour frapper fort sur les hommes qu'il redoutait.

Tout bien considéré, il fallait s'avancer d'un pas prudent en cette affaire.

Je rendis donc à notre prisonnier son couteau et le traitai avec plus de déférence.

Il était presque nuit quand nous mines le bateau à sec, et il faisait très noir avant notre arrivée à Havant, et ce fut heureux car l'état de notre compagnon, ruisselant d'eau, sans bottes, sans chapeau, n'aurait pas manqué de mettre les langues en mouvement, et peut-être aussi d'attirer la curiosité des autorités.

Mais nous ne rencontrâmes âme qui vive jusqu'au moment de notre arrivée à la porte de mon père.


V-De l'homme aux paupières tombantes.

Ma mère et mon père étaient assis dans leurs fauteuils aux dossiers élevés, de chaque côté du foyer vide, quand nous arrivâmes.

Il fumait la pipe de tabac d'Oroonoko, qu'il s'accordait chaque soir, et elle travaillait à sa broderie.

Au moment où j'ouvris la porte, l'homme que j'amenais entra vivement, s'inclina devant les deux vieillards et se mit à s'excuser avec volubilité sur l'heure tardive de sa visite, et à raconter de quelle façon je l'avais recueilli.

Je ne pus retenir un sourire en voyant l'extrême étonnement que témoigna ma mère lorsqu'elle eut jeté les yeux sur lui, car la perte de ses hautes bottes avait laissé à découvert une paire de flûtes qui n'en finissaient pas, et dont la maigreur était encore accentuée par les larges culottes bouffantes à la hollandaise dont elles étaient surmontées.

La tunique de Decimus était d'un drap grossier de couleur triste, avec des boutons plats, neufs, en cuivre.

Par-dessous se voyait un gilet de calamanco blanchâtre bordé d'argent.

Par-dessus le collet de son habit passait un large col blanc selon la mode de Hollande, et de là sortait son long cou noueux supportant une tête ronde que couvrait une chevelure en brosse.

On eût dit le navet piqué au bout d'un bâton sur lequel nous tirions dans les fêtes foraines.

Ainsi équipé, il restait debout, clignotant, fermant les yeux devant l'éclat de la lumière, débitant ses excuses qu'il accompagnait d'autant de révérences et de courbettes qu'en fait Sir Peter Witling dans la comédie.

J'étais sur le point d'entrer avec lui dans la pièce quand Ruben me tira par la manche pour me retenir:

—Non, dit-il, je n'entrerai pas avec vous. Il est probable que tout cela aboutira à quelque malheur. Il se peut que mon père grogne quand il a bu ses cruches de bière, mais il n'en est pas moins un partisan de la Haute Église et un tory déterminé, et je préfère rester en dehors de toute cette histoire.

—Vous avez raison, répondis-je. Il n'est nullement nécessaire que vous vous mêliez de cette affaire. Gardez boucle close surtout ce que vous avez entendu.

—Muet comme un rat, dit-il en me serrant la main, avant de s'enfoncer dans les ténèbres.

Lorsque je retournai dans la chambre, je m'aperçus que ma mère avait couru à la cuisine, où le pétillement du menu bois indiquait qu'elle allumait du feu.

Decimus Saxon était assis sur le bord du coffre de chêne à côté de mon père et l'épiait attentivement de ses petits yeux clignotants, pendant que le vieillard ajustait ses lunettes de corne et brisait le sceau de la lettre que le visiteur inconnu venait de lui remettre.

Je vis que mon père, après avoir jeté les yeux sur la signature qui terminait la longue épître d'une écriture serrée, laissa échapper un mouvement de surprise et resta un instant immobile à la regarder fixement.

Puis il commença à lire, depuis le commencement, avec la plus grande attention.

Évidemment elle ne lui apportait pas de mauvaises nouvelles, car ses yeux étincelaient de joie quand il les releva après sa lecture, et plus d'une fois il rit tout haut.

Enfin, il demanda à Saxon comment elle était parvenue entre ses mains, et s'il en connaissait le contenu.

—Oh! pour cela, dit le messager, elle m'a été remise par un personnage qui n'était rien moins que Dicky Rumbold lui-même, et en présence d'autres qu'il ne m'appartient pas de nommer. Quant au contenu, votre bon sens vous dira que je me garderais bien de risquer mon cou en portant un message sans connaître la nature de ce message. Cartels, pronunciamientos, défis, signaux de trêve, propositions de waffenstillstand, comme les appellent les Allemands, tout cela a passé par mes mains, sans jamais s'égarer.

—Vraiment! dit mon père, vous êtes aussi du nombre des fidèles?

—J'espère être du nombre de ceux qui marchent dans le sentier étroit et plein d'épines, dit-il en parlant du nez comme le font les sectaires les plus endurcis.

—Un sentier sur lequel aucun prélat ne peut nous servir de guide, dit mon père.

—Où l'homme n'est rien, où le Seigneur est tout, répartit Saxon.

—Très bien! très bien! s'écria mon père. Micah, vous conduirez ce digne homme dans ma chambre. Vous ferez en sorte qu'il ait du linge sec, et mon second vêtement complet en velours d'Utrecht. Il pourra lui servir jusqu'à ce que le sien soit séché. Mes bottes lui seront peut-être aussi utiles, mes bottes de cheval, en cuir non tanné. Il y a un chapeau bordé d'argent suspendu dans l'armoire. Veillez à ce qu'il ne lui manque rien de ce qui peut se trouver dans la maison. Le souper sera prêt quand il aura changé de vêtements. Je vous prie de monter tout de suite, mon bon monsieur Saxon. Autrement vous allez vous enrhumer.

—Nous n'avons oublié qu'une chose, dit notre visiteur en se levant de sa chaise d'un air solennel et joignant ses longues mains nerveuses, ne tardons pas un instant de plus à adresser quelques mots d'hommages au Tout-Puissant pour ses multiples bienfaits, et pour la faveur qu'il m'a faite en me tirant de l'abîme, moi et mes lettre, tout comme Jonas fut sauvé de la violence des méchants qui le jetèrent par-dessus bord et tirèrent peut-être sur lui des coups de fauconneau, bien qu'il n'en soit point fait mention dans l'Écriture sainte. Donc, prions, mes amis.

Alors, prenant un ton élevé et une voix chantante; il débita une longue prière d'action de grâce, qu'il conclut en implorant la grâce et les lumières divines sur la maison et tous ses habitants.

Il termina par un sonore amen, et alors voulut bien se laisser conduire en haut, pendant que ma mère qui était survenue à l'improviste, et avait été extrêmement édifiée de l'entendre, repartait en toute hâte pour lui préparer un verre d'usquebaugh vert, avec dix gouttes d'Élixir de Daffy, ce qui était sa recette souveraine contre les suites d'un bain froid.

Il n'y avait pas un seul événement de la vie, depuis le baptême jusqu'au mariage, qui ne correspondit, dans le vocabulaire de ma mère, à une chose qui se mangeait ou se buvait, pas une indisposition pour laquelle elle n'eût un remède agréable dans ses tiroirs bien garnis.

Maître Decimus Saxon, vêtu de l'habit de velours d'Utrecht, et chaussé des bottes en cuir non tanné de mon père, faisait une toute autre figure que l'épave souillée qui s'était glissée dans notre barque de pêche avec des mouvements d'anguille congre.

On eût dit qu'il avait changé de façons en changeant d'habits, car, pendant le souper, il se montra à l'égard de ma mère d'une galanterie discrète, et cela lui seyait bien mieux que les façons narquoises et suffisantes dont il avait usé avec nous dans le bateau.

À vrai dire, s'il était maintenant très réservé, c'est qu'il y avait à cela une excellente raison, car il fit une si large brèche parmi les victuailles servies sur la table qu'il ne lui restait guère de temps pour causer.

À la fin, après avoir passé de la tranche de bœuf froid au pâté de chapon, et avoir continué par une perche de deux livres, qu'il fit descendre au moyen d'un grand pot d'ale, il nous adressa à tous un sourire, et déclara que pour le moment ses besoins charnels étaient satisfaits.

—Je me fais, dit-il, une règle d'obéir au sage précepte, d'après lequel on doit se lever de table avec assez d'appétit pour manger autant qu'on vient de manger.

—Je conclus de vos paroles, monsieur, que vous avez fait de rudes campagnes, remarqua mon père, quand la table fut desservie, et que ma mère se fut retirée pour la nuit.

—Je suis un vieux batailleur, répondit notre hôte, en revissant sa pipe, un vieux chien si maigre de la race des «Tiens ferme». Ce corps que voici porte les traces de maints coups d'estoc et de taille reçus au service de la loi protestante, sans compter d'autres, reçus pour la défense de la Chrétienté en général dans les guerres contre le Turc. Monsieur, il y a des gouttes de mon sang sur toute la carte d'Europe. Sans doute, je le reconnais, il ne fut pas toujours versé dans l'intérêt public, mais pour défendre mon honneur dans un ou deux duels, ou holmgangs, ainsi que cela se nommait chez les nations du Nord. Il est nécessaire qu'un cavalier de fortune, qui le plus souvent est un étranger en pays étranger, se montre un peu chatouilleux sur ce point, car il est en quelque sorte le représentant de son pays dont le bon renom doit lui être plus cher que le sien propre.

—En pareille circonstance, votre arme était l'épée, je suppose? dit mon père, en se démenant sur sa chaise d'un air embarrassé, ainsi qu'il faisait lorsque s'éveillaient ses instincts d'autrefois.

—Sabre, rapière, lame de Tolède, esponton, hache de combat, pique ou demi-pique, morgenstiern, et hallebarde. Je parle avec la modestie convenable, mais quand je tiens en main le sabre à un seul tranchant, le sabre avec poignard, le sabre avec bouclier, le sabre courbe seul ou l'assortiment de sabres courbes, je m'engage à tenir tête à n'importe qui aura porté la cotte de buffle, à l'exception de mon frère Quartus.

—Par ma foi, dit mon père, les yeux brillants, si j'avais vingt ans de moins, je m'essaierais avec vous. Mon jeu au sabre droit à été estimé bon par de rudes gens de guerre. Que Dieu me pardonne de me laisser encore émouvoir par de telles vanités!

—J'en ai entendu dire du bien par des gens pieux, remarqua Saxon. Maître Richard Rumbold lui-même parla de vos exploits au duc d'Argyle. N'y avait-il pas un écossais nommé Storr ou Stour?

—Oui, oui, Stour, de Drumlithie. Je l'ai fendu en deux presque jusqu'à la selle dans une escarmouche, la veille de Dunbar. Ainsi donc Dicky n'a pas oublié cela? Il tenait bon jusqu'au bout, qu'il s'agît de prier ou de se battre. Nous nous sommes trouvés côte à côte sur le champ de bataille, et nous avons cherché la vérité ensemble dans la chambrée. Ainsi donc Dick va reprendre le harnais! Il lui était impossible de rester tranquille, tant qu'il y avait un coup à donner pour la foi foulée aux pieds. Si le flot de la guerre s'avance de ce côté-ci, moi aussi... qui sait, qui sait?

—Et voici un combattant solide, dit Saxon en posant sa main sur mon bras. Il a du nerf et des muscles, et sait parler fièrement à l'occasion, ainsi que j'ai de bonnes raisons pour le savoir, quoique nous ne nous connaissions que depuis peu. Ne pourrait-il pas se faire qu'il frappe, lui aussi, son coup dans cette querelle?

—Nous discuterons de cela, dit mon père d'un air pensif, en me regardant par-dessous ses sourcils en broussailles, mais je vous en prie, Maître Saxon, donnez-nous quelques autres détails sur cette affaire. À ce que j'ai appris, mon fils Micah vous a tiré des flots. Comment y étiez-vous tombé?

Decimus Saxon fuma sa pipe pendant plus d'une minute sans rien dire, en homme qui passe la revue des événements pour les ranger en bon ordre.

—Voici de quelle façon la chose arriva, dit-il enfin. Lorsque Jean de Pologne chassa le Turc des portes de Vienne, la paix s'établit parmi les Principautés, et maint cavalier errant, comme moi, se trouva sans emploi. Il n'y avait plus de guerre nulle part, si ce n'est de menues escarmouches en Italie, où un soldat pût s'attendre à récolter argent ou renommée. J'errai donc par le Continent, fort marri de l'étrange paix qui régnait partout. À la fin pourtant, arrivé aux Pays-Bas, j'appris que la Providence ayant pour propriétaires et commandants mes deux frères Nonus et Quartus était sur le point de partir d'Amsterdam pour une expédition à la côte de Guinée. Je leur proposai de me joindre à eux. Je fus donc pris comme associé à condition de payer un tiers du prix de la cargaison. Pendant que j'attendais au port, je rencontrai quelques-uns des exilés, qui, ayant entendu parler de mon dévouement à la cause protestante, me présentèrent au Duc et au Maître Rumbold, qui confièrent ces lettres à mes soins. Voilà qui explique clairement de quelle manière elles sont venues entre mes mains.

—Mais non de quelle manière vous et elles, vous êtes trouvés à l'eau, suggéra mon père.

—Oh! c'est par le plus grand des hasards, dit l'aventurier avec un léger trouble. Ce fut la fortuna belli, ou pour parler avec plus de propriété, pacis. J'avais demandé à mes frères de s'arrêter à Portsmouth pour que je puisse me débarrasser de ces lettres. À quoi ils ont répondu en un langage de gens mal élevés, de butors, qu'ils attendaient les mille guinées qui représentaient ma part dans l'entreprise. À quoi j'ai répondu avec une familiarité fraternelle que c'était peu de chose, et que cette somme serait prélevée sur les profits, de notre affaire. Ils ont allégué que j'avais promis de payer d'avance et qu'il leur fallait l'argent. Alors je me suis mis en mesure de prouver tant par la méthode d'Aristote que par celle de Platon, et la méthode déductive que n'ayant point de guinées en ma possession, il m'était impossible d'en payer un millier, je leur fis remarquer en même temps que la participation prise à l'affaire par un honnête homme était en elle-même une ample compensation pour l'argent, attendu que leur réputation avait quelque peu souffert. En outre, donnant une nouvelle preuve de ma franchise et de mon esprit conciliant, je leur proposai une rencontre à l'épée ou au pistolet, avec l'un quelconque d'entre eux, proposition qui aurait satisfait tout cavalier épris d'honneur. Mais leurs âmes basses et mercantiles leur suggérèrent de prendre deux mousquets, Nonus en déchargea un sur moi, et il est probable que Quartus l'aurait imité, si je ne lui avait arraché l'arme des mains, et si je ne l'avais fait partir pour empêcher un nouveau méfait. Je crains bien qu'en la déchargeant, un des lingots n'ait fait un trou dans la peau de mon frère Nonus. Voyant qu'il pourrait bien survenir d'autres complications à bord du navire, je pris le parti de le quitter sur le champ, et pour ce faire, il me fallut ôter mes belles bottes à revers, qui, à en croire Vanseddars lui-même, étaient la meilleure paire qui fût jamais sortie de son magasin. Des hottes à bout carré, à double semelle! Hélas! Hélas!

—Il est étrange que vous ayez été recueilli par le fils même de l'homme pour qui vous aviez une lettre.

—Ce sont les voies de la Providence, répondit Saxon. J'en ai vingt-deux autres qui doivent être remises de la main à la main. Si vous me permettez d'user de votre demeure quelque temps, j'en ferai mon quartier général.

—Usez-en comme si elle vous appartenait, dit mon père.

—Votre très reconnaissant, serviteur, répliqua Decimus, en se levant brusquement et mettant la main sur son cœur. Je me trouve en vérité dans un port de repos, après la société impie et profane de mes frères. Ne chanterons-nous pas un hymne avant de nous délasser des affaires de la journée?

Mon père y consentit avec empressement, et nous chantâmes: «Ô terre heureuse».

Après quoi notre hôte nous suivit dans sa chambre, en emportant la bouteille d'usquebaugh entamée que ma mère avait laissée sur la table.

S'il agissait ainsi, c'était, d'après lui, qu'il redoutait une attaque de la fièvre persane, contractée dans ses campagnes contre l'Ottoman, et sujette à revenir d'un moment à l'autre.

Je le laissai dans notre meilleure chambre à coucher et allai retrouver mon père, toujours assis, la tête penchée sous le poids des réflexions, dans son coin ordinaire.

—Que pensez-vous de ma trouvaille, papa? demandai je.

—Un homme de talent et de piété, répondit-il, mais la vérité, c'est qu'il m'a apporté les nouvelles les plus propres à me réjouir le cœur. Aussi n'aurais je pu lui faire mauvais accueil, quand même il eût été le pape de Rome.

—Quelles nouvelles, alors?

—Les voici, les voici, s'écria-t-il, en tirant la lettre de sa poitrine, l'air tout joyeux. Je vais vous les lire, mon garçon. Non, je ferais mieux d'aller dormir sur cela, et de les lire demain, quand nous aurons les idées plus claires. Que le Seigneur me dirige sur ma route, et qu'il confonde le tyran! Priez, pour avoir des lumières, mon garçon, car il peut se faire que ma vie et la vôtre soient pareillement en jeu.


VI-Au sujet de la lettre venue des Pays-Bas.

Je me levai le matin de bonne heure, et je courus, selon l'usage des campagnards, à la chambre de notre hôte pour voir si je pouvais lui être de quelque utilité.

En poussant sa porte, je m'aperçus qu'elle résistait.

Cela me surprit d'autant plus que je savais qu'il n'y avait en dedans ni clef, ni verrou.

Mais elle céda peu à peu sous ma poussée, et je reconnus qu'un lourd coffre ordinairement placé près de la fenêtre avait changé de place et été mis là pour empêcher toute intrusion.

Cette précaution, prise sous le toit paternel, comme s'il se trouvait dans une tanière de voleurs, me mit en colère.

Je donnai un violent coup d'épaule qui déplaça le coffre, ce qui me permit d'entrer dans la chambre.

Monsieur Saxon était assis dans le lit et jetait autour de lui des regards fixes, comme s'il ne savait pas très bien où il était.

Il avait noué un mouchoir blanc autour de sa tête, en guise de bonnet de nuit, et son visage aux traits durs, rasé de près, vu sous cet abri, contribuait avec son corps osseux, à lui donner l'air d'une gigantesque vieille femme.

La bouteille d'usquebaugh vide était posée à côté de son lit.

Évidemment les craintes s'étaient réalisées.

Il avait eu une attaque de fièvre persane.

—Ah! mon jeune ami, dit-il enfin, c'est donc l'usage dans cette partie du pays, de prendre d'assaut ou par escalade les chambres de vos hôtes, aux premières heures du matin?

—Est-ce l'habitude, répondis-je d'un ton rude, de barricader votre porte quand vous dormez sous le toit d'un honnête homme! Qu'aviez-vous à craindre pour prendre une précaution de ce genre!

—Bon! vous êtes un mangeur de feu! répondit-il en se renversant de nouveau sur l'oreiller et ramenant les draps sur lui, un feuerkopf, comme disent les Allemands, ou plutôt un tollkopf mot qui, pris dans son sens propre signifie tête folle. Votre père, à ce que j'ai appris, était un homme vigoureux et violent, quand le sang de la jeunesse circulait dans ses veines; mais, autant que je puis en juger, vous n'êtes pas en arrière de lui. Sachez donc que le porteur de papiers importants, documenta pretiosa sed periculosa, a pour devoir de ne rien laisser au hasard, et de veiller de toutes les façons sur le dépôt qui lui a été confié. À la vérité, je suis dans la maison d'un honnête homme, mais je ne sais qui peut entrer, qui peut venir pendant les heures de la nuit. Vraiment, pour cette affaire... Mais j'en ai dit assez, je serai avec vous dans un instant.

—Vos habits sont secs et tout prêts, fis-je remarquer.

—Assez! Assez! Je ne veux pas me plaindre du vêtement complet que votre père m'a prêté. Peut-être étais-je accoutumé à en porter de meilleurs, mais celui-ci fera mon affaire. Le camp n'est pas la cour.

Pour moi, il était évident que le vêtement de mon père valait infiniment mieux soit par la coupe, soit par l'étoffe, que celui qu'avait porté sur lui notre hôte.

Mais comme il avait rentré complètement sa tête sous les draps du lit, il n'y avait rien de plus à dire.

Je descendis à la chambre du bas, où je trouvai mon père activement occupé à assujettir une boucle neuve au baudrier de son épée, pendant que ma mère préparait le repas du matin.

—Venez dans la cour avec moi, Micah, dit mon père. Je voudrais vous dire un mot.

Les ouvriers n'étaient pas encore à leur travail.

Nous sortîmes donc par cette belle matinée pour nous asseoir sur le petit parapet de pierre qui sert à étendre les peaux.

—Je suis sorti ce matin pour voir où j'en suis de l'exercice au sabre, dit-il. Je m'aperçois que j'ai gardé toute ma vivacité pour un coup de pointu, mais pour les coups de taille je sens une raideur pénible. Je pourrais rendre quelques services à l'occasion, mais hélas! je ne suis plus le sabreur qui menait l'aile gauche du plus beau régiment de cavalerie qui ait jamais marché derrière les timbaliers. Le Seigneur m'avait donné, le Seigneur m'a ôté. Mais si je suis vieux et usé, j'ai le fruit de mes reins pour prendre ma place et manier la même épée pour la même cause. Vous partirez à ma place, Micah.

—Partir! où?

—Chut, mon garçon, et écoutez. N'en dites pas trop long à votre mère, car les femmes ont le cœur sans force. Lorsqu'Abraham offrit son premier-né, je suis certain qu'il n'en parla guère à Sarah. Voici la lettre. Savez-vous qui est ce Rumbold?

—Je suis sûr de vous avoir entendu parler de lui comme d'un de vos compagnons d'autrefois.

—C'est bien lui, un homme sûr et sincère. Il fut si fidèle—fidèle jusqu'au meurtre—que quand l'armée des Justes se dispersa, il ne déposa point son zèle en même temps que son justaucorps de buffle. Il s'établit comme fabricant de malt à Hoddesdon, et ce fût chez lui qu'on prépara le fameux complot de Rye-House, où furent impliqués tant de braves gens.

—N'était-ce pas un déloyal projet d'assassinat, demandai-je.

—Non! Ne vous laissez pas décevoir par les mots. Ce sont des gens malveillants qui sont les auteurs de cette vile calomnie que Rumbold et ses amis projetaient un assassinat. Ce qu'ils voulaient accomplir, ils étaient résolus à le faire au grand jour, à trente d'entre eux contre cinquante hommes de la Garde Royale, lorsque Charles et Jacques se rendraient à Newmarket. Si le roi et son frère avaient reçu une balle ou un coup de pointe de sabre, ils l'auraient reçu en pleine bataille, où leurs agresseurs se seraient exposés. C'était coup pour coup; ce n'était point un assassinat.

Il se tut et posa sur moi un regard interrogateur.

Je ne saurais dire franchement que je fus satisfait, car une attaque contre des gens sans armes et sans défiance, fussent-ils même entourés par des gardes du corps, n'était pas justifiable à mes yeux.

—Lorsque le complot eut échoué, reprit mon père, Rumbold dut fuir pour sauver sa vie, mais il réussit à glisser entre les mains de ceux qui le poursuivaient, et à gagner les Pays-Bas. Il y trouva réunis un grand nombre d'ennemis du gouvernement. Des messages réitérés venant d'Angleterre, et surtout des comtés de l'Ouest et de Londres, leur affirmaient que s'ils voulaient enfin tenter une invasion, ils pourraient compter sur des secours tant en hommes qu'en argent. Mais ils furent quelque temps dans l'embarras, faute d'un chef qui eut assez d'importance pour exécuter un aussi grand projet, mais enfin maintenant ils en ont un, le meilleur qu'on pût choisir. Ce n'est rien moins que le bien aimé capitaine protestant, James, duc de Monmouth, fils de Charles II.

—Fils légitime, remarquai-je.

—C'est vrai ou c'est faux. Certains prétendent que Lucy Walters était épouse légitime. Bâtard ou non, il professe les vrais principes de la vénérable Église et il est aimé du peuple. Qu'il se montre dans l'Ouest, et les soldats surgiront comme les fleurs au printemps.

Il se tut et me conduisit à l'autre bout de la cour, car les ouvriers arrivaient déjà et entouraient la fosse à plonger les peaux.

—Monmouth est en route, reprit-il, et s'attend à rallier sous son étendard tous les braves Protestants. Le duc d'Argyle doit commander un corps distinct, qui mettra en feu tous les Highlands d'Écosse. À eux deux, ils espèrent obliger le persécuteur des fidèles à demander grâce. Mais j'entends la voix de l'ami Saxon, et je ne veux pas qu'il dise que je me suis conduit comme un rustre à son égard. Voici la lettre, mon garçon. Lisez-la attentivement, et rappelez-vous que quand des braves luttent pour leurs droits, il est juste qu'un membre de la vieille famille rebelle de Clarke soit dans leurs rangs.

Je pris la lettre, et après m'être promené dans la campagne, je m'établis confortablement sous un arbre pour la lire.

Cette feuille jaunie que je tiens en ce moment, c'est celle-là même qui fut apportée par Decimus Saxon, celle que je lus dans cette belle matinée de mai à l'ombre de l'aubépine.

Je vous la reproduis telle quelle.

«À mon ami et compagnon dans la cause du Seigneur, Joseph Clarke.

«Sache, ami, que la délivrance est proche pour Israël, et que le roi criminel ainsi que ceux qui le soutiennent seront frappés et entièrement abattus, à tel point qu'on ne sache plus l'endroit où ils se trouvaient sur la terre.

«Hâte-toi, dès lors, de donner une preuve de ta foi, pour qu'au jour de peine, tu ne sois point trouvé en défaut.

«Il est arrivé que de temps à autre beaucoup de ceux qui appartiennent à l'Église souffrante, tant dans notre pays que parmi les Écossais, se sont réunis en cette bonne ville luthérienne d'Amsterdam, et qu'à la fin ils se sont trouvés en nombre suffisant, pour entreprendre une bonne besogne.

«Car il y a au milieu de nous Mylord Grey de Wark, Wade, Dare de Taunton, Ayloffe, Holmes, Hollis, Goodenough, et d'autres que tu connaîtras.

«Parmi les Écossais, il y a le Duc d'Argyle, qui a souffert cruellement pour le Covenant, Sir Patrick Hume, Fletcher de Saltoun, Sir John Cochrane, le Docteur Ferguson, le Major Elphinstone et d'autres.

«À ceux-ci nous aurions volontiers ajouté Locke et le vieux Hal Ludlow, mais ils ne sont ni chauds ni froids, comme ceux de l'Église de Laodicée.

«Toutefois il est maintenant arrivé que Monmouth, après avoir longtemps vécu dans les chaînes honteuses de cette femme Madianite nommée Wentworth, s'est enfin tourné à des choses plus hautes et qu'il a consenti à proclamer ses droits à la couronne.

«Il a été reconnu que les Écossais préféraient suivre un chef de leur propre nation, et il a été en conséquence décidé qu'Argyle, ou Mac Callum le Grand, ainsi que le nomment les sauvages dépourvus de culottes d'Inverary, commandera une expédition distincte sur la cote occidentale de L'Écosse.

«On espère lever cinq mille Campbells, et être rejoint par tous les Convenanters et Whigs de l'Ouest, gens qui feraient de bonnes troupes comme autrefois, s'ils avaient seulement des officiers craignant Dieu et expérimentés dans les hasards des combats et les usages de la guerre.

«Avec une armée pareille, il serait en mesure d'occuper Glasgow, et d'attirer dans le Nord les forces royales.

«Ayloffe et moi, nous partons avec Argyle.

«Il est probable que nos pieds auront touché le sol écossais avant que cette lettre soit sous tes yeux.

«Le corps principal part avec Monmouth, et débarque sur un point favorable de l'Ouest, où nous sommes assurés d'amis nombreux.

«Je ne puis nommer cet endroit, dans la crainte que cette lettre ne s'égare, mais tu ne tarderas pas à l'apprendre.

«J'ai écrit à tous les honnêtes gens qui habitent près de la côte, en leur demandant de se tenir prêts à seconder la révolte.

«Le roi est faible et détesté de la majorité de ses sujets.

«Il ne faut qu'un grand coup pour faire tomber sa couronne dans la poussière.

«Monmouth partira dans quelques semaines, quand son armement sera achevé et le temps favorable.

«Si tu peux venir, mon vieux camarade, je sais bien que je n'aurai pas à te prier pour que tu sois sous notre drapeau.

«Si par hasard une existence paisible et le déclin de ta force t'interdisaient de te joindre à nous, j'espère que tu lutteras pour nous par la prière, ainsi que le fit le saint prophète d'autrefois.

«Peut-être même, car j'apprends que tu as prospéré en ce qui concerne les choses de ce monde, seras-tu en état d'équiper un piquier ou deux, ou d'envoyer un présent pour la caisse de l'armée, laquelle ne sera pas des mieux pourvues.

«Ce n'est point dans l'or que nous mettons notre confiance, mais dans l'acier et dans la bonté de notre cause.

«Cependant l'or sera le bienvenu.

«Si nous échouons, nous tomberons en hommes et en chrétiens.

«Si nous réussissons, nous verrons comment ce parjure de Jacques, ce persécuteur des saints, cet homme au cœur dur comme la pierre de dessous dans un moulin, et qui souriait à Edimburg quand les pouces des fidèles étaient arrachés de leur articulation, nous verrons s'il supportera virilement l'adversité quand elle fondra sur lui.

«Que la main du Tout-Puissant soit au-dessus de nous!

«Je sais peu de chose sur le compte du porteur de cette lettre, excepté qu'il se dit du nombre des élus.

«Si tu viens au camp de Monmouth, fais en sorte de l'avoir avec toi, car il a acquis une grande expérience dans les guerres d'Allemagne, d'Espagne et de Turquie.

«Votre ami dans la foi du Christ.

«RICHARD RUMBOLD»

«Offre mes compliments à ton épouse. Qu'elle lise l'Épître à Timothée, chapitre huitième, du neuvième au quinzième verset.»

J'avais lu avec soin cette longue lettre.

Je la remis alors dans ma poche, et regagnai le logis pour déjeuner.

Mon père me jeta un regard interrogateur quand je rentrai, mais je ne dis rien pour y répondre, car j'avais l'esprit plein de ténèbres et d'incertitude.

Ce jour-là, Decimus Saxon nous quitta, en vue de faire le tour du pays pour remettre les lettres, mais en nous promettant de revenir bientôt.

Il survint une petite mésaventure avant son départ, car pendant que nous causions de son voyage, mon frère Hosea jugea à propos de jouer avec la poire à poudre de mon père, qui prit feu, en lançant tout à coup une grande flamme, et parsema les murs d'éclats de métal.

L'explosion fut si brusque et si violente que mon père et moi nous nous levâmes en sursaut, mais Saxon, qui tournait le dos à mon frère, resta immobile, se carrant sur sa chaise, sans jeter un coup d'œil derrière lui, sans qu'un changement parût sur sa figure aux traits rudes.

Par une chance incroyable, personne ne fut atteint, pas même Hosea, mais cet incident me donna quelque estime pour notre nouvelle connaissance.

Lorsqu'il partit, qu'il parcourut la rue du village, son long corps efflanqué, son visage étrange et ses traits durs, et le chapeau brodé d'argent de mon père, dont il était coiffé attirèrent plus d'attention que je n'en souhaitais, à raison de l'importance des missives qu'il portait, et de la certitude qu'elles seraient découvertes, dans le cas où on l'arrêterait comme inconnu n'ayant nul répondant.

Heureusement la curiosité des compagnons n'eut d'autre effet que de les grouper sur leurs portes et à leurs fenêtres, d'où ils contemplaient le passant en ouvrant de grands yeux, pendant que lui, enchanté de l'attention qu'il excitait, s'en allait à grandes enjambées, le nez en l'air et faisant tournoyer ma trique dans sa main.

Il avait laissé derrière lui la meilleure opinion sur son compte.

La bienveillance de mon père lui avait été acquise par sa piété et les sacrifices qu'il prétendait avoir faite pour la foi.

Il avait enseigné à ma mère comment les Serbes portent leurs bonnets.

Il lui avait aussi montré une nouvelle façon d'apprêter les marigolds, en usage chez les Lithuaniens.

Quant à moi, j'avoue qu'il me restait une vague réserve à l'égard de ce personnage, et que j'étais résolu à ne pas lui témoigner plus de confiance qu'il ne le faudrait.

Mais pour le moment, il n'y avait qu'une conduite à tenir, qui était de le traiter comme l'ambassadeur de gens amis.

Et moi? Que devais-je faire?

Obéir aux désirs paternels et tirer mon épée vierge en faveur des insurgés, ou me tenir à l'écart et voir quelle tournure les événements prendraient d'eux-mêmes?

Il était plus convenable que ce fut moi qui partît et non lui.

Mais d'autre part je n'avais rien de l'ardeur du zélateur en religion.

Papisme, Église, Dissenters, tous me semblaient avoir leurs bons côtés, mais aucun ne paraissait valoir l'effusion du sang humain.

Jacques était peut-être un parjure, un homme méprisable, mais autant que je pouvais le voir, il était le roi légitime d'Angleterre, et des histoires de mariages secrets, de cassette noire, n'étaient pas de nature à faire oublier que son rival était en apparence un fils illégitime, et comme tel inéligible pour le trône.

Pourrait-on dire quel acte coupable de la part du monarque donnait à son peuple le droit de le chasser.

Qui devrait être juge en pareil cas?

Et, cependant, il était notoire que cet homme avait violé ses promesses, et cela devait délier ses sujets de leur soumission.

C'était là une question bien difficile à résoudre pour un jeune campagnard.

Pourtant il fallait la résoudre, et sans délai.

Je pris mon chapeau et m'en allai par la rue du village en retournant la chose dans mon esprit.

Mais il ne m'était pas très facile de penser à quoi que ce fût de sérieux dans le village, car j'étais jusqu'à un certain point le favori des jeunes et des vieux, en sorte que je ne pouvais faire dix pas sans qu'on me saluât ou qu'on m'adressât la parole.

Je traînais après moi mes frères.

Les enfants du boulanger Misford étaient pendus à mes basques et je tenais par la main les deux fillettes du meunier.

Puis, quand j'eus réussi à me débarrasser de tous ces étourdis, je tombais sur Dame Fullerton, la veuve.

Elle me conta d'un ton lamentable l'affaire de sa meule à aiguiser, qui était tombée de son support, et que ni elle ni ses gens ne parvenaient à remettre en place.

Je mis ordre à la chose, et je repris ma promenade, mais je ne pouvais guère passer devant l'enseigne de la Gerbe de blé sans que John Lockarby, le père Ruben, fondit sur moi, et me pressât vivement d'entrer pour boire avec lui le coup du matin.

—Un verre de la meilleure bière qu'il y ait dans le pays, brassée sous mon propre toit, dit-il en la versant dans la coupe. Voyons, Maître Micah, à un coffre comme le vôtre, il faut certainement une forte dose de bon malt pour le tenir en bonne condition.

—Et de la bière comme celle-là mérite bien un bon coffre pour la contenir, dit Ruben, qui était à la besogne parmi les bouteilles.

—Qu'en pensez-vous, Micah! dit l'hôtelier. Hier matin le Squire de Milton se trouvait ici avec Johnny Fernley, celui du côté du Bank, et ils prétendent qu'il y a à Farnham un homme capable de vous tomber à la lutte, deux fois sur trois, et de découvrir votre jeu, pour une mise qui en vaille la peine.

—Peuh! répondis-je, vous voudriez faire de moi un mâtin de combat, qui montre les dents à tous les gens du pays! Qu'est-ce que cela prouverait que cet homme me tombe, ou que je le tombe?

—Qu'est-ce que cela prouverait? Et bien, et l'honneur de Havant? Est-ce que cela ne signifie rien?... Mais vous avez raison, reprit-il, en vidant son gobelet de corne, qu'est-ce que toute cette existence villageoise, avec ses petits triomphes, pour des gens tels que vous? Vous êtes tout aussi hors de votre place que du vin de vendange à un souper de moisson. C'est toute la vaste Angleterre, et non pas les rues de Havant, qui forme une scène digne d'un homme de votre sorte. Est-ce votre affaire de battre des peaux, et de tanner du cuir?

—Mon père voudrait que vous partiez pour faire le chevalier errant, dit Ruben en riant. Vous risqueriez d'avoir la peau battue et le cuir tanné.

—A-t-on jamais vu une langue aussi longue dans un corps aussi court? s'écria l'hôtelier. Mais parlons pour tout de bon, Maître Micah. C'est tout à fait sérieusement que je vous le dis! Vous gaspillez vos jours de jeunesse, alors que la vie pétille, qu'elle brille, et vous le regretterez quand vous n'aurez plus que la lie sans force et sans saveur de la vieillesse.

—Ainsi parla le brasseur, dit Ruben, mais mon père a raison tout de même, avec sa façon de dire les choses en homme qui vit dans le bouillon et l'eau.

—J'y songerai, dis-je.

Puis prenant congé de cette paire d'amis par un signe de tête, je me remis en route.

Lorsque je passai, Zacharie Palmer était occupé à raboter une planche.

Il leva les yeux et me souhaita le bonjour.

—J'ai un livre pour vous, mon garçon, dit-il.

—Je viens justement de finir le Comus répondis-je, car il m'avait prêté le poème de Milton, mais quel est ce nouveau livre, papa?

—Il a pour auteur le savant Locke, et il traite de l'État et de la science du gouvernement. C'est un tout petit ouvrage, mais si l'on pouvait mettre la sagesse dans une balance, il pèserait autant qu'une bibliothèque. Vous l'aurez dès que je l'aurai fini, peut-être demain ou après-demain. C'est un grand homme, Maître Locke. En ce moment n'erre-t-il point par les Pays-Bas plutôt que de fléchir le genou devant ce que sa conscience n'approuve pas?

—Il y a bien des honnêtes gens parmi les exilés, n'est-ce pas? dis-je.

—L'élite du pays, répondit-il. Un pays est bien malade quand il chasse au loin les plus grands et les plus braves de ses citoyens. Le jour approche, j'en ai peur, où chacun se verra contraint de choisir entre ses croyances et sa liberté. Je suis un vieillard, Micah, mon garçon, mais je puis vivre assez longtemps pour voir d'étranges choses dans ce royaume jadis protestant.

—Mais si ces exilés réalisaient leurs projets, objectai-je, ils mettraient Monmouth sur le trône, et changeraient ainsi injustement l'ordre de la succession.

—Non, non, répondit le vieux Zacharie, en déposant son rabot, s'ils se servent du nom de Monmouth, ce n'est que pour donner plus de force à leur cause, et pour montrer qu'ils ont un chef renommé. Si Jacques était chassé du trône, les Communes d'Angleterre réunies en Parlement auraient à lui désigner un successeur. Il y a derrière Monmouth des hommes qui ne bougeraient pas s'il devait en être autrement.

—Alors, papa, dis-je, puisque je peux me fier à vous et que vous me direz ce que vous pensez réellement, serait-il bien, dans le cas où le drapeau de Monmouth serait déployé, que je me joigne à lui?

Le charpentier caressa sa barbe blanche, et réfléchit un instant.

—C'est là une grosse question, dit-il enfin, et pourtant m'est avis qu'elle ne comporte qu'une seule réponse, surtout pour le fils de votre père. Si l'on mettait fin au règne de Jacques, il ne serait pas trop tard pour maintenir la nation dans l'ancienne croyance, mais si on laissait le mal s'étendre, il pourrait se faire que l'expulsion du tyran lui-même n'empêchât pas la mauvaise semence de germer. Ainsi donc je suis d'avis que si les exilés font une pareille tentative, il est du devoir de tous ceux qui attachent quelque prix à la liberté de conscience, de se joindre à eux. Et vous, mon fils, l'orgueil du village, pouvez-vous faire un meilleur emploi de votre vigueur que de la consacrer à l'œuvre de délivrer votre pays de ce joug insupportable?

«C'est là un conseil qui serait qualifié de trahison, un conseil dangereux, qui pourrait aboutir à une courte confession et à une mort sanglante, mais, sur le Dieu vivant, je ne vous tiendrais pas un autre langage, quand vous seriez mon propre fils.

Ainsi parla le vieux charpentier d'une voix toute vibrante, tant il y avait de gravité.

Puis il se remit à travailler sa planche, pendant que je lui disais quelques mots de gratitude.

Ensuite, je m'éloignai en réfléchissant sur ce qu'il m'avait dit.

Je n'étais pas encore bien loin, quand la voix enrouée de Salomon Sprent interrompit mes méditations.

—Ohé, là-bas, ohé! beugla-t-il, bien que sa bouche fût à quelques yards seulement de mon oreille, est-ce que vous allez passer à travers mon écubier sans ralentir la marche? Carguez les voiles, vous dis-je, carguez les voiles.

—Ah! dis-je, capitaine, je ne vous voyais pas. J'étais tout entier à mes réflexions.

—Tout à la dérive, et personne au poste de garde! dit-il en se frayant passage par la brèche de la haie. Par tous les nègres, mon garçon, les amis ne sont pas si nombreux, croyez-vous, qu'on puisse passer devant eux sans saluer du pavillon. Par ma foi, si j'avais de l'artillerie, je vous aurais envoyé un boulet par les baux.

—Ne vous fâchez pas, capitaine, car le vétéran avait l'air contrarié, j'ai bien des sujets de préoccupation ce matin.

—Et moi aussi, matelot, répondit-il d'une voix plus douce, que dites-vous de mon gréement, hein?

Il se tourna lentement en plein soleil, tout en parlant et je vis alors qu'il était vêtu avec une recherche peu ordinaire.

Il portait un habillement complet de drap bleu avec huit rangées de boutons, culottes pareilles, avec de gros flots de ruban attachés aux genoux.

Son gilet était d'une étoffe plus légère, semé d'ancres d'argent, avec une bordure de dentelle d'un doigt de largeur.

Sa botte était si large qu'on eût dit qu'il avait le pied dans un seau, et il portait un sabre d'abordage suspendu à un baudrier de cuir qui reposait sur son épaule droite.

—J'ai passé partout une nouvelle couche de peinture, dit-il en clignant de l'œil. Caramba, le vieux bateau ne fait pas eau, encore. Que diriez-vous à présent, si j'étais sur le point de jeter une aussière à un petit bachot pour le prendre à l'attache.

—Une vache!

—Une vache! Pour qui me prenez-vous? Non, mon garçon, une belle fille, un petit esquif comme on n'en a guère vu de plus solides faire voile vers le port conjugal.

—Voici bien longtemps que je n'ai appris de meilleures nouvelles, dis-je. Je ne savais pas même que vous fussiez fiancé. Alors, pour quand le mariage?

—Doucement, l'ami, doucement, et jetez votre sonde. Vous êtes sorti de votre chenal, et vous êtes en eau basse. Je n'ai jamais dit que je fusse fiancé.

—Quoi donc, alors? demandai-je.

—Je lève l'ancre, pour le moment. Je vais porter sur elle et lui faire sommation. Attention, mon garçon, reprit-il, en ôtant son bonnet et grattant ses cheveux rebelles. J'ai eu assez souvent affaire aux donzelles, depuis le Levant jusqu'aux Antilles, des donzelles comme en trouve le marin, toutes en maquillage et en poches. Dès qu'on a lancé sa première grenade à la main, elles baissent pavillon. Non, c'est un navire d'une autre coupe, que je ne connais pas, et si je ne manœuvre pas la barre avec attention, il pourrait bien se faire qu'il me laisse là entre le vent et l'eau, avant que je sache seulement si je suis fiancé. Qu'en dites-vous? Hé! Faut-il que je me range hardiment bord à bord, dites, et que je l'emporte à l'arme blanche, ou bien vaut-il mieux que je me tienne au large et que j'essaie d'un feu à distance? Je ne suis pas de ces savants avocats, retors à la langue bien huilée, mais si elle consent à prendre un compagnon, je lui serai dévoué, quelque vent, quelque temps qu'il fasse tant que mes planches dureront.

—Je ne suis guère en état de donner des conseils en un cas pareil, dis-je, car mon expérience est moindre que la vôtre. Je pense néanmoins qu'il serait préférable de lui parler le cœur sur la main, en langage bien clair, en langage de marin.

—Oui, oui, ce sera pour elle à prendre où à laisser. C'est de Phébé Dawson, la fille du forgeron, qu'il s'agit. Manœuvrons pour reculer, et prenons une goutte de véritable Nantes, avant de partir. J'en ai un baril qui vient d'arriver et qui n'a pas payé un denier au Roi.

—Non, il vaut mieux n'y pas toucher, répondis-je.

—Hé! que dites-vous? Vous avez peut-être raison. Alors coupez vos amarres, et déployez vos voiles, car il nous faut partir.

—Mais cela ne me regarde pas, dis-je.

—Cela ne vous regarde pas? Cela...

Il était trop agité pour continuer: il dut se borner à tourner vers moi un visage chargé de reproches.

—J'avais meilleure opinion de vous, Micah; est-ce que vous allez laisser cette vieille carcasse toute disloquée aller au combat, sans que vous soyez là pour l'aider d'une bordée?

—Que voulez-vous donc que je fasse?

—Eh bien, je voudrais que vous soyez là pour m'encourager selon les circonstances. Si je me lance à l'abordage, il faudrait que vous la preniez d'enfilade, de façon à la couvrir de feux. Si je l'attaque par tribord, vous en feriez autant par bâbord. Si je suis mis hors de combats vous attireriez ses feux sur vous pendant que je me radoube. Voyons, l'ami, vous n'allez pas m'abandonner.

Les figures, l'éloquence navale du vieux marin n'étaient pas toujours intelligibles pour moi, mais il était clair qu'il avait compté sur moi pour l'accompagner, et j'étais également décidé à ne point le faire.

Enfin, à force de raisonnements, je lui fis comprendre que ma présence lui serait plus nuisible qu'utile, et qu'elle détruirait probablement toutes les chances de réussite.

—Bon! Bon! grommela-t-il, enfin, je n'ai jamais pris part à une expédition de ce genre. Et si c'est la coutume des navires célibataires de partir seuls pour les fiançailles, je m'exposerai tout seul. Toutefois vous viendrez avec moi comme compagnon de route, vous louvoierez entre moi et la dite, ou vous me coulerez si je recule d'un pas.

J'avais l'esprit entièrement absorbé par les projets de mon père et les perspectives qui s'offraient à moi.

Mais il me paraissait impossible de refuser, car le vieux Salomon parlait du ton le plus convaincu.

Le seul parti à prendre était de laisser de côté l'affaire et de voir comment tournerait cette expédition.

—Souvenez-vous bien, Salomon, dis-je, que je ne veux pas franchir le seuil.

—Oui, oui, matelot, vous ferez comme vous voudrez. Nous aurons à marcher tout le temps contre le vent. Elle est aux écoutes, car je l'ai hélée hier soir, et je lui ai fait savoir que je porterais sur elle, à sept heures du quart du matin.

Tout en cheminant avec lui sur la route, je me disais que Phébé devrait être fort au courant des termes nautiques pour comprendre quelque chose aux propos du bonhomme, quand il s'arrêta court, et donna une tape sur ses poches.

—Diable! s'écria-t-il, j'ai oublié de prendre un pistolet.

—Au nom du ciel! dis-je tout effaré, qu'avez-vous besoin d'un pistolet?

—Eh! mais pour faire des signaux, dit-il. C'est bien singulier que je n'aie pas pensé à cela. Comment un convoyeur saura-t-il ce qui se passe en avant de lui, si le navire amiral n'a point d'artillerie? Si la jeune personne m'avait bien reçu, j'aurais tiré un coup de canon pour vous le faire savoir.

—Mais, répondis-je, si vous ne sortez pas, je supposerai que tout va bien. Si les choses tournent mal, je ne serai pas longtemps à vous revoir.

—Oui ou à attendre. Je hisserai un pavillon blanc au sabord de gauche; un pavillon blanc signifiera qu'elle s'est rendue. Nombre de Dios, au temps où j'étais mousse canonnier sur le vieux navire le Lion, le jour où nous attaquâmes le Spiritus Sanctus, qui avait deux étages de canons, la première fois que j'entendis le sifflement d'une balle, mon cœur ne battit jamais comme il le fait maintenant. Qu'en dites-vous, si nous battions en retraite pour attendre un vent favorable et dire un mot à ce baril d'eau-de-vie de Nantes?

—Non, l'ami, tenez ferme, dis-je.

À ce moment, nous étions arrivés au cottage revêtu de lierre derrière lequel se trouvait la forge du village.

—Quoi, Salomon! repris-je. Un marin anglais a-t-il jamais craint un ennemi, avec ou sans jupons?

—Non, que je sois maudit si j'ai peur! dit Salomon en se carrant. Jamais un seul Espagnol, diable ou hollandais! Donc en avant sur elle!

Et en disant cela, il pénétra dans le cottage, et me laissa debout à la porte à claire-voie du jardin, où j'étais diverti autant que vexé de voir mes réflexions interrompues.

Et, en effet, le marin n'eut pas des peines bien grandes à faire agréer sa demande.

Il manœuvra de manière à capturer sa prise, pour employer son propre langage.

J'entendis du jardin le bourdonnement de sa voix rude, puis un carillon de rire aigu finissant par un petit cri.

Cela signifiait sans doute qu'on se serrait de près.

Puis, il y eut un court instant de silence, et enfin je vis un mouchoir blanc s'agiter à la fenêtre, et je m'aperçus que c'était Phébé en personne qui le faisait voltiger.

Bah! c'était une fille pimpante, à l'âme tendre, et au fond du cœur, je fus enchanté que le vieux marin eût près de lui, pour le soigner, une telle compagne.

Ainsi donc voilà un excellent ami dont l'existence était définitivement fixée.

Un autre, que je consultais, m'assurait que je gaspillais mes meilleures années au village.

Un troisième, le plus respecté de tous, m'engageait franchement à me joindre aux insurgés, si l'occasion s'en présentait.

En cas de refus, j'aurais la honte de voir mon vieux père partir pour les combats, pendant que je languirais à la maison.

Et pourquoi refuser?

N'était-ce pas depuis longtemps le secret désir de mon cœur de voir un peu le monde, et pouvait-il se présenter une chance plus favorable?

Mes souhaits, le conseil de mes amis, les espérances de mon père, tout cela tendait dans la même direction.

—Père, dis-je en rentrant à la maison, je suis prêt à partir où vous le voulez.

—Que le Seigneur soit glorifié! s'écria-t-il d'un ton solennel. Puisse-t-il veiller sur votre jeune existence et conserver votre cœur fermement attaché à la cause qui est certainement la sienne!

Et ce fut ainsi, mes chers petits-enfants, que fut prise la grande résolution, et que je me vis engagé dans un des partis de la querelle nationale.


VII-Du cavalier qui arriva de l'ouest.

Mon père se mit sans retard à préparer notre équipement.

Il en agit avec Saxon, comme avec moi, de la façon la plus libérale, car il avait décidé que la fortune de ses vieux jours serait consacrée à la Cause, autant que l'avait été la vigueur de sa jeunesse.

Il fallait agir avec la plus grande prudence dans ces préparatifs, car les Épiscopaux étaient nombreux dans le village, et dans l'état d'agitation où se trouvait l'esprit public, l'activité, qu'on aurait remarque chez un homme aussi connu, aurait tout de suite éveillé l'attention.

Mais le vieux et rusé soldat manœuvra avec tant de soin que nous nous trouvâmes bientôt en état de partir une heure après en avoir reçu l'avis, sans qu'aucun de nos voisins s'en doutât.

Le premier soin de mon père fut d'acheter, par l'intermédiaire d'un agent, deux chevaux convenables au marché de Chichester.

Ils furent conduits dans l'écurie d'un fermier whig, homme de confiance, qui habitait près de Portchester, et qui devait les garder jusqu'à ce qu'on les lui demandât.

L'un de ces chevaux était gris pommelé, et remarquable par sa force et son entrain, haut de dix-sept travers de main et demi, et fort capable de porter mon poids, car, à cette époque, mes chers enfants, je n'étais pas surchargé de chair, et malgré ma taille et ma force, je pesais un peu moins de deux cent vingt-quatre livres.

Un juge difficile aurait peut-être trouvé que Covenant, ainsi que je nommai mon étalon, avait un peu de lourdeur dans la tête et l'encolure, mais je reconnus en lui une bête sûre, docile, avec beaucoup de vigueur et de résistance.

Saxon, qui, tout équipé, devait peser au plus cent soixante quatre livres, avait un genêt d'Espagne bai clair, très rapide et très ardent.

Il nomma sa jument Chloé, nom que portait «une pieuse demoiselle de sa connaissance», quoique mon père trouvât je ne sais quoi de profane et de païen dans ce nom-là.

Ces chevaux et leur harnachement furent tenus prêts sans que mon père eût à se montrer en quoi que ce fût.

Lorsque ce point important eut été réglé, il restait à discuter une autre question, celle de l'armement.

Elle donna lieu à plus d'une grave discussion entre Decimus Saxon et mon père.

Chacun d'eux prenait des arguments dans sa propre expérience, et insistait sur les conséquences très graves que pouvait avoir pour le porteur la présence ou l'absence de telle ou telle tassette ou telle ou telle plaque de cuirasse.

Votre arrière-grand-père tenait beaucoup à me voir porter la cuirasse que marquaient encore les traces des lances écossaises de Dunbar, mais lorsque je l'essayai, elle se trouva trop petite pour moi.

J'avoue que j'en fus surpris, car quand je me rappelle l'effroi et le respect que j'éprouvais en contemplant la vaste carrure de mon père, j'avais bien sujet de m'étonner devant cette preuve convaincante que je l'avais dépassé.

Ma mère trouva le moyen d'arranger l'affaire en fendant les courroies latérales et en perçant des trous par lesquels passerait un cordon, et elle fit si bien que je pus ajuster cette cuirasse sans être gêné.

Une paire de tassettes ou cuissards, des brassards pour protéger le bras, et des gantelets furent empruntés à l'attirail de l'ancien soldat du Parlement, ainsi que le lourd sabre droit, et la paire de pistolets d'arçon qui formaient l'armement ordinaire du cavalier.

Mon père m'avait acheté à Portsmouth un casque à cannelures, avec de bonnes barrettes, bien capitonné de cuir flexible, très léger et néanmoins très solide.

Lorsque je fus complètement équipé, Saxon, ainsi que mon père, reconnurent que j'avais tout ce qu'il fallait pour faire un soldat bien monté.

Saxon avait acheté une cotte de buffle, un casque d'acier, une paire de bottes montantes, de sorte qu'avec la rapière et les pistolets dont mon père lui fit présent, il était prêt à entrer en campagne au premier appel.

Nous espérions ne pas rencontrer de grandes difficultés à rejoindre les forces de Monmouth quand l'heure serait venue.

En ces temps de trouble, les principales routes étaient si infestées de bandits de grand chemin et de vagabonds que les voyageurs avaient l'habitude de porter des armes, et même des armures pour leur défense.

Il n'y avait donc aucune raison pour que notre aspect extérieur fit naître le soupçon.

Si l'on nous interrogeait, Saxon tenait toute prête une longue histoire, d'après laquelle nous étions en route pour nous rendre auprès d'Henry Somerset, duc de Beaufort, à la maison duquel nous appartenions.

Il m'expliqua cette invention, en m'enseignant maints détails que j'aurais à fournir pour la confirmer, mais lorsque je lui eus dit que j'aimais mieux être pendu comme rebelle que de dire un mensonge, il me regarda en ouvrant de grands yeux, et hocha la tête d'un air offensé.

—Quelques semaines de campagne, dit-il, me guériraient bientôt de mes scrupules.

Quant à lui, un enfant qui étudie son syllabaire n'était pas plus sincère que lui, mais sur le Danube, il avait appris à mentir et regardait cela comme une partie indispensable de l'éducation du soldat.

—En effet, arguait-il, que sont tous les stratagèmes, que sont les embuscades, les pièges, s'ils ne consistent pas à mentir sur une vaste échelle? Qu'est-ce qu'un commandant habile, sinon celui qui sait aisément déguiser la vérité? À la bataille de Senlac, lorsque Guillaume de Normandie ordonna à ses gens de simuler la fuite, afin de rompre les rangs de l'ennemi, ruse fort employée par les Scythes d'autrefois et par les Croates de notre temps, je vous demande si ce n'était pas là mettre un mensonge en action? Et quand Annibal attacha des torches aux cornes de nombreux troupeaux de bœufs et fit ainsi croire aux consuls romains que son armée battait en retraite, n'était-ce point une supercherie, une infraction à la vérité?... C'est un sujet qui a été traité à fond par un soldat renommé dans le traité qui a pour titre: An in bello dolo uti liceat; an apud hostes falsiloquio uti liceat (Ce qui veut dire: est-il permis d'user de tromperie à la guerre? Est-il permis d'employer avec l'ennemi, de paroles propres à le tromper?) Ainsi donc si, d'après l'exemple de ces grands modèles, et en vue d'arriver à nos fins, je déclare que nous allons rejoindre Beaufort, alors que nous nous rendons auprès de Monmouth, n'est-ce pas conforme aux usages de la guerre, aux coutumes des grands généraux?

Je n'essayai point de répondre à ces raisonnements spécieux.

Je me bornai à répéter qu'il pouvait s'autoriser de cet usage, mais qu'il ne devait pas compter sur moi pour confirmer ses dires.

D'ailleurs, je promis de ne rien laisser échapper qui pût lui causer des difficultés et il lui fallut se contenter de cette garantie.

Me voici maintenant, mes patients auditeurs, en état de vous emmener loin de l'humble existence villageoise.

Je n'aurai pas à bavarder sur des gens qui étaient des vieillards au temps de ma jeunesse, et qui maintenant reposent depuis bien des années dans le cimetière de Bedhampton.

Vous allez donc partir avec moi, vous verrez l'Angleterre telle qu'elle était en ce temps-là; vous apprendrez comment nous nous mîmes en route pour la guerre, et toute les aventures qui nous advinrent.

Et si ce que je vous dit ne ressemble pas toujours à ce que vous aurez lu dans les ouvrages de Mr Coke ou de Mr Oldmixon, ou de tout autre auteur qui aura publié des écrits sur ces événements, rappelez-vous que je parle de choses que j'ai vues de mes propres yeux, que j'ai concouru à faire l'histoire, ce qui est chose plus noble que de l'écrire.

Donc, ce fut vers la tombée de la nuit, le 12 juin 1685, que l'on apprit dans notre région le débarquement opéré la veille par Monmouth à Lyme, petit port de mer sur la limite entre les comtés de Dorset et de Devon.

Un grand feu allumé comme signal sur la montagne de Portsdown en fut la première nouvelle.

Puis, vinrent les bruits de ferraille, les roulements de tambours de Portsmouth, où les troupes furent rassemblées sous les armes.

Des messagers à cheval parcoururent à grand fracas la rue du village, la tête penchée très bas sur le cou de leurs montures, car il fallait porter à Londres la grande nouvelle, afin que le gouverneur de Portsmouth sût ce qu'il avait à faire.

Nous étions à notre porte contemplant la rougeur du couchant, les allées et venues, le flamboiement de la ligne des signaux de feu qui s'allongeait dans la direction de l'est, lorsqu'un petit homme arriva au galop jusqu'à la porte, et arrêta son cheval essoufflé.

—Joseph Clarke est-il ici? demanda-t-il.

—C'est moi, dit mon père.

—Ces hommes sont-ils sûrs? dit-il tout bas en me désignant, ainsi que Saxon, de son fouet.

«... Alors, reprit-il, le rendez-vous est Taunton. Passez-le à tous ceux que vous connaissez. Donnez à boire et à manger à mon cheval, je vous en prie, car je dois me remettre en route.

Mon jeune frère Hosea s'occupa de la bête fatiguée, pendant que nous faisions entrer le cavalier pour lui faire prendre un rafraîchissement.

C'était un homme nerveux, aux traits anguleux, avec une loupe sur la tempe.

Sa figure et ses vêtements étaient couverts de terre desséchée, et ses membres étaient si raides, que quand il fut descendu de cheval, il pouvait à peine mettre un pied devant l'autre.

—J'ai crevé un cheval, dit-il et celui-ci aura à peine la force de faire vingt milles de plus. Il faut que je sois à Londres ce matin, car nous espérons que Danvers et Wildman seront en mesure de soulever la Cité. Hier j'ai quitté le camp de Monmouth. Son étendard bleu flotte sur Lyme.

—Quelles forces a-t-il? demanda anxieusement mon père.

—Il n'a amené que des chefs. Quant aux troupes, elles devront lui être fournies par vous autres, les gens du pays. Il a avec lui Lord Grey de Wark, Wade, l'Allemand Buyse, et quatre-vingt ou cent autres. Hélas, deux de ceux qui sont arrivés sont déjà perdus pour nous. C'est mauvais, mauvais présage.

—Qu'y a-t-il donc eu de fâcheux?

—Dare, l'orfèvre de Taunton, a été tué par Fletcher, de Saltoun, dans une querelle puérile à propos d'un cheval. Les paysans ont réclamé à grands cris le sang de l'Écossais, et il a été forcé de se sauver sur les navires. C'est une triste mésaventure, car c'était un chef habile et un vieux soldat.

—Oui, oui, s'écria Saxon avec emportement, il y aura bientôt dans l'ouest d'autres chefs habiles, d'autres vieux soldats, pour prendre sa place. Mais s'il connaissait les usages de la guerre, comment se fait-il qu'il se soit engagé dans une querelle personnelle, en un moment pareil?

Et tirant de dessous son habit un livre brun mince, il promena son long doigt mince sur la table des matières.

—Sous-section neuvième, reprit-il, voici: le cas traité: Si dans une guerre publique, l'on peut refuser par amitié particulière un duel auquel on aura été provoqué. Le savant Fleming est d'avis que l'honneur privé d'un homme doit céder la place au bien de la cause. N'est-il pas arrivé, en ce qui me regarde personnellement, que la veille du jour où fut levé le siège de Vienne, nous, les officiers étrangers, avions été invités dans la tente du général. Or, il arriva qu'un rousseau d'Irlandais, un certain O'Daffy, qui servait depuis longtemps dans le régiment de Pappenheimer, réclama le pas sur moi, en alléguant qu'il était de meilleure naissance. Sur quoi, je lui passai mon gant sur la figure, non pas, remarquez-le, non pas que je fusse en colère, mais pour montrer que je n'étais pas tout à fait de son avis. Ce désaccord l'amena à offrir tout de suite de faire valoir son assertion, mais je lui fis lecture de cette sous-section, et je lui démontrai que l'honneur nous interdisait de régler cette affaire avant que le Turc fût chassé de Vienne. Aussi, après l'attaque...

—Non, monsieur... J'écouterai peut-être le reste de l'histoire un jour ou l'autre, dit le messager qui se leva en chancelant. J'espère trouver un relais à Chichester, et le temps presse. Travaillez à la cause maintenant, ou soyez éternellement esclaves. Adieu.

Et il se remit péniblement on selle.

Puis, nous entendîmes le bruit des fers qui diminuait peu à peu sur la route de Londres.

—Le moment du départ est venu pour vous, Micah, dit mon père avec solennité... Non, femme, ne pleurez pas. Encouragez plutôt notre garçon par un mot affectueux et une figure gaie. Je n'ai pas besoin de vous dire de combattre comme un homme, sans rien craindre, dans cette querelle. Si le flux des événements de la guerre se dirige de ce côté-ci, il pourra se faire que vous retrouviez votre vieux père chevauchant près de vous. Maintenant mettons-nous à genoux et implorons la faveur du Tout-Puissant sur cette expédition.

Nous nous mimes tous à genoux dans la pièce basse, au plafond formé de grosses solives, pendant que le vieillard improvisait une ardente, une énergique prière pour notre succès.

À ce moment encore, pendant que je vous parle, je revois votre ancêtre, avec sa face aux traits marqués, à l'expression austère, aux sourcils réunis, avec ses mains noueuses jointes dans la ferveur de sa supplication.

Ma mère est agenouillée près de lui, les larmes coulant une à une sur sa douce et placide figure.

Elle étouffe ses sanglots de peur qu'en les entendant je ne trouve la séparation plus cruelle.

Les petits sont dans la chambre à coucher d'en haut, et le bruit de leurs pieds nus arrive jusqu'à nous.

Messire Saxon est vautré sur l'une des chaises de chêne, où il a posé un genou, tout en se penchant.

Ses longues jambes traînent par derrière, et il cache sa figure dans ses mains.

Tout autour de moi, à la lueur clignotante de la lampe suspendue, j'aperçois les objets qui me sont familiers depuis mon enfance, le banc près du foyer, les chaises aux dossiers hauts, aux appuis raides, le renard empaillé au-dessus de la porte, le tableau de Christian considérant la Terre Promise du haut des Montagnes délectables, tous ces menus objets sans valeur propre, mais dont la réunion constitue cette chose merveilleuse que nous appelons le foyer domestique, cet aimant tout puissant qui attire du bout de l'univers le voyageur.

Le reverrai-je jamais, même dans mes rêves, moi qui m'éloigne de cette rade si bien abritée pour me plonger au cœur de la tempête?

La prière terminée, tout le monde se leva, à l'exception de Saxon, qui resta la figure cachée dans ses mains une ou deux minutes avant de se redresser.

J'eus l'audace de penser qu'il s'était profondément assoupi, bien qu'il prétendit que son retard était dû à une prière supplémentaire.

Mon père mit ses mains sur ma tête et invoqua sur moi la bénédiction des Cieux.

Puis, il prit à part mon compagnon et j'entendis le tintement de pièces de monnaie, ce qui me fit supposer qu'il lui donnait quelque viatique pour le voyage.

Ma mère me serra sur son cœur et glissa dans ma main un petit carré de papier, en me disant que je devrais le lire quand je serais de loisir, et que je la rendrais heureuse si je me conformais aux instructions qu'il contenait.

Je lui promis de le faire, et alors m'arrachant de là, je gagnai la rue noire du village, ayant à côté de moi mon compagnon qui marchait à longues enjambées.

Il était près d'une heure du matin, et depuis longtemps tous les campagnards étaient couchés.

Lorsque je passai devant la Gerbe et devant la demeure du vieux Salomon, je ne pus m'empêcher de me demander ce qu'ils penseraient de mon accoutrement guerrier, s'ils étaient levés.

J'avais eu à peine le temps de me faire la même question devant le cottage de Zacharie Palmer que sa porte s'ouvrit et que le charpentier accourut, sa chevelure blanche flottant à la fraîche brise de la nuit.

—Je vous attendais, Micah, s'écria-t-il. J'ai appris que Monmouth avait paru, et je savais que vous ne laisseriez pas passer une nuit avant de partir. Dieu vous bénisse, mon garçon, Dieu vous bénisse! Fort de bras, doux de cœur, tendre au faible et farouche contre l'oppresseur, vous avez les prières et l'affection de tous ceux qui vous connaissent!

Je serrai ses mains tendues, et le dernier des objets de mon village natal qui s'offrit à ma vue, ce fut la silhouette confuse du charpentier, pendant que d'un geste de sa main il m'envoyait ses meilleurs souhaits à travers la nuit.

Nous traversâmes les champs pour nous rendre chez Whittier, le fermier Whig.

Saxon s'y harnacha en guerre.

Nous trouvâmes nos chevaux sellés, tout prêts, car à la première alarme, mon père y avait envoyé un messager pour dire que nous en aurions besoin.

À deux heures du matin, nous longions la colline de Portsdown, armés, montés, et nous nous mettions en route cette fois pour gagner le camp des Rebelles.


VIII-Notre départ pour la guerre.

En cheminant le long des hauteurs de Portsdown, nous vîmes tout le temps les lumières de Portsmouth, et celles des navires du port, qui clignotaient à notre gauche, pendant qu'à notre droite la forêt de Bere était illuminée par les signaux de feu qui annonçaient le débarquement de l'envahisseur.

Un grand bûcher flambait à la cime du Butser, et plus loin, jusqu'aux limites de la vue, des scintillements lumineux montraient que la nouvelle gagnait au Nord le Berkshire et à l'Est le Sussex.

Parmi ces feux, les uns étaient faits de fagots entassés; d'autres avec des barils de goudron plantés au bout d'une perche.

Nous passâmes devant un de ces derniers, en face même de Portchester.

Ceux qui les gardaient, entendant le bruit de nos chevaux et de nos armes, poussèrent une bruyante acclamation, car sans doute ils nous prirent pour des officiers du Roi en route pour l'Ouest.

Maître Decimus Saxon avait jeté au vent ces façons méticuleuses qu'il avait étalées en présence de mon père et il jasait abondamment, en mêlant fréquemment des vers ou des bouts de chansons à ses propos, pendant que nous galopions dans la nuit.

—Ah! Ah! disait-il franchement, il fait bon parler sans contrainte, sans qu'on s'attende à vous voir finir chaque phrase par un Alléluia ou un Amen!

—Vous étiez toujours le premier dans ces pieux exercices, remarquai-je d'un ton sec.

—Oui, c'est vrai, vous avez mis en plein dans le but: quand une chose doit être faite, arrangez-vous pour la mener vous-même, quelle qu'elle soit. C'est une recommandation fameuse, et qui m'a bien des fois servi jusqu'à ce jour. Je ne me rappelle pas si je vous ai conté qu'à une certaine époque je fus fait prisonnier par les Turcs et emmené à Istamboul, nous étions là plus d'une centaine, mais les autres ont péri sous le bâton, ou bien ils sont présentement enchaînés à une rame sur les galères impériales ottomanes, et ils y resteront sans doute jusqu'au jour où une balle vénitienne ou génoise trouvera le chemin de leur misérable carcasse. Moi seul, j'ai réussi à ravoir ma liberté.

—Ah! dites-moi donc comment vous vous êtes échappé? demandai-je.

—En tirant parti de l'esprit dont m'a doué la Providence, reprit-il d'un ton enchanté, car en voyant que leur maudite religion est justement ce qui aveugle ces infidèles, je me mis à l'œuvre pour en profiter. Dans ce but, j'observai la façon dont nos gardes procédaient à leurs exercices du matin et du soir. Je fis de ma veste un prie-dieu et je les imitai. Seulement j'y mettais plus de temps et plus de ferveur.

—Quoi! m'écriai-je avec horreur, vous avez fait semblant d'être musulman?

—Non, je n'ai pas fait semblant. Je le suis devenu tout à fait. Toutefois c'est entre nous, attendu que cela pourrait ne pas me mettre en odeur de sainteté, auprès de quelque Révérend Aminadab-Source-de-Grâce, s'il s'en trouve dans le camp rebelle, qui ne soit point admirateur de Mahomet.

Je fus si abasourdi de cette impudente confession dans la bouche d'un homme, qui avait toujours été le premier à diriger les exercices d'une pieuse famille chrétienne, qu'il me fut impossible de trouver un mot.

Decimus Saxon siffla quelques mesures d'un air guilleret.

Puis il reprit:

—Ma persévérance dans ces dévotions eut pour résultat qu'on me sépara des autres prisonniers. J'acquis assez d'influence sur les geôliers, pour me faire ouvrir les portes, et on me laissa sortir, à condition de me présenter une fois par jour à la porte de la prison. Et quel emploi fis-je de ma liberté? Vous en doutez-vous?

—Non, vous êtes capable de tout, dis-je.

—Je me rendis aussitôt à leur principale mosquée, celle de Sainte-Sophie. Quand les portes s'ouvraient et que le muezzin lançait son appel, j'étais toujours le premier à accourir pour faire mes dévotions et le dernier à les cesser. Si je voyais un Musulman frapper de son front le pavé une fois, je le frappais deux fois. Si je le voyais pencher le corps ou la tête, je m'empressais de me prosterner.

«Aussi ne se passa-t-il guère de temps avant que la piété du Gnaim ne devint le sujet des conversations de toute la ville, et on me fit présent d'une cabane pour m'y livrer à mes méditations religieuses.

«J'aurais pu fort bien m'en accommoder, et à vrai dire j'avais pris le ferme parti de me poser en prophète et d'écrire un chapitre supplémentaire pour le Koran, lorsqu'un sot détail inspira aux fidèles des doutes sur ma sincérité.

«Bien peu de choses d'ailleurs.

«Une bécasse de donzelle se laissa surprendre dans ma cabane par quelqu'un qui venait me consulter sur quelque point de doctrine; Mais il n'en fallut pas davantage pour mettre en mouvement les langues de ces païens. Je jugeai donc prudent de leur glisser entre les doigts en montant à bord d'un caboteur levantin et en laissant le Koran inachevé.

«La chose vaut peut-être autant, car ce serait une cruelle épreuve que de renoncer aux femmes chrétiennes et au porc pour leurs houris qui fleurent l'ail et leurs maudits kybobs de mouton.

Pendant cette conversation, nous avions traversé Farnham et Botley; nous nous trouvions alors sur la route de Bishopstoke.

En cet endroit, le sol change de nature: le calcaire fait place au sable, en sorte que les fers de nos chevaux ne rendaient plus qu'un son sourd.

Cela n'était point fait pour gêner notre conversation ou plutôt celle de mon compagnon; car je me bornais au rôle d'auditeur.

À la vérité, j'avais l'esprit si plein d'hypothèses sur ce qui nous attendait et de pensées, qui allaient au foyer que je laissais derrière moi, que je n'étais guère en veine de propos plaisants.

Le ciel était un peu nébuleux, mais la lune brillait d'un éclat métallique à travers les déchirures des nuages et nous montrait devant nous un long ruban de route.

Les deux côtés étaient disséminés des maisons avec jardins, sur les pentes, qui descendaient vers la route.

On sentait dans l'air une lourde et fade odeur de fraises.

—Avez-vous jamais tué un homme dans un moment de colère? demanda Saxon, pendant que nous galopions.

—Jamais, répondis-je.

—Là! vous reconnaîtrez alors que quand vous entendez le cliquetis de l'acier contre l'acier, et que vous regardez dans les yeux de votre adversaire, vous oubliez à l'instant toutes les règles, toutes les maximes, tous les préceptes de l'escrime que vous ont enseignés votre père ou d'autres.

—J'ai appris fort peu de ces choses-là, dis-je. Mon père ne m'a appris qu'à porter un bon et franc coup droit. Ce sabre ci peut trancher une barre de fer d'un pouce d'épaisseur.

—La sabre de Scanderbeg a besoin du bras de Scanderbeg, remarqua-t-il. J'ai constaté que c'était une lame du meilleur acier. C'est là un de ces véritables arguments de jadis pour faire entrer un texte, ou expliquer un psaume, tel qu'en dégainaient les fidèles du temps jadis, alors qu'ils prouvaient l'orthodoxie de leur religion par des coups et des bourrades apostoliques. Ainsi donc vous n'avez pas fait beaucoup d'escrime?

—J'en ai très peu fait, presque pas, dis-je.

—Cela vaut presque autant. Pour un vieux manieur d'épée qui a fait ses preuves comme moi, le point capital est de connaître son arme, mais pour un jeune Hotspur de votre sorte, il y a beaucoup à espérer de la force et de l'énergie. J'ai remarqué bien des fois que les gens les plus adroits dans le tir à l'oiseau, dans l'art de fendre la tête de turc, et d'autres sports, sont toujours des traînards sur le champ de bataille. Si l'oiseau était, lui aussi, armé d'une arbalète, avec une flèche sur la corde, si le turc avait un poing aussi bien qu'une tête, votre freluquet aurait tout juste les nerfs assez solides pour son jeu. Maître Clarke, j'en suis certain, nous serons d'excellents camarades. Que dit-il, le vieux Butler?

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