Micah Clarke - Tome I: Les recrues de Monmouth
Pour une chevauchée à Monmouth, ah!
Un bon justaucorps de buffle sur le dos,
Un sabre au côté. Ah!
Ha! Ha! jeune homme, nous les rebelles, saurons,
Abattre l'orgueil du roi Jacques. Ah!
En avant, mes gaillards, à toute bride, et du sang à l'éperon!
Nous donnâmes de l'éperon à nos chevaux pour nous éloigner au galop de ce lieu maudit aussi vite que nos braves bêtes pouvaient nous porter.
L'air avait pour nous tous une saveur plus pure, la bruyère un parfum plus doux, grâce au contraste avec les deux êtres horribles que nous avions laissés derrière nous.
Que le monde serait charmant, mes enfants, sans l'homme et ses pratiques.
Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avions mis trois ou quatre milles entre la potence et nous.
Juste en face de nous, sur une pente douce, s'élevait un charmant petit village, avec son église au toit rouge surgissant du milieu d'un bouquet d'arbres.
Pour nos yeux, après le monotone tapis de la plaine, c'était un spectacle réjouissant que ce vaste déploiement de feuillée verte, et ces agréables jardins qui entouraient de tous côtés le hameau.
Pendant toute la matinée, nous n'avions vu d'autres êtres humains que la vieille sorcière de la lande et quelques coupeurs de tourbe dans le lointain.
Puis, nos ceintures commençaient à devenir trop larges, et nous n'avions qu'un faible souvenir de notre déjeuner.
—Cela, dis-je, ce doit être le village de Mere, que nous devions dépasser avant d'arriver à Bruton. Nous franchirons bientôt la limite du comté de Somerset.
—J'espère que nous arriverons bientôt en présence d'un beefsteak, gémit Ruben. Je suis à demi mort de faim. Un aussi joli village doit avoir une hôtellerie passable, bien que dans mes voyages je n'en aie rencontré aucune qui soutienne la comparaison avec la vieille Gerbe de Blé.
—Il n'y a pour nous en ce moment-ci ni auberge ni dîner, dit Saxon. Regardez là-bas vers le Nord et dites-moi ce que vous voyez.
À l'extrême horizon s'apercevait une longue file de points brillants, scintillants, qui lançaient des rayons rapides comme un collier de diamants.
Toutes ces taches brillantes étaient animées d'un mouvement rapide, et cependant elles conservaient leurs distances respectives.
—Qu'est-ce donc? fîmes-nous d'une seule voix.
—Cavalerie en marche, dit Saxon. Il se pourrait que ce soient nos amis de Salisbury, qui auront fait une longue journée de marche, ou bien, comme je suis porté à le croire, c'est un autre corps de la cavalerie royale. Ils sont très loin, et ce que nous voyons n'est que le reflet du soleil sur leurs casques; et cependant, si je ne me trompe, c'est vers ce village même qu'ils se dirigent. Il serait fort prudent de n'y point entrer, de peur que les paysans ne les mettent sur nos traces. Il faut le doubler et pousser jusqu'à Bruton, où nous aurons du temps de reste pour potage et souper.
—Hélas! Hélas! notre dîner! s'écria Ruben d'un ton piteux. J'ai tellement diminué que mon corps s'agite en dedans de cette carapace d'armure, comme un pois dans sa gousse. N'importe, mes amis. En avant pour la foi protestante!
—Encore un bon coup de collier, pour arriver à Bruton, et nous pourrons nous reposer tranquillement. C'est un mauvais dîner que celui où on peut nous servir un dragon comme dessert après le rôti. Nos chevaux sont encore frais, et nous arriverons en une heure au plus.
L'on se remit donc en route, en se tenant à distance du danger et de Mere, ce village ou Charles II se cacha après la bataille de Worcester.
Au sortir de là, la route était encombrée de paysans, qui abandonnaient le comté de Somerset, et de carrioles de fermiers, qui transportaient des charges de vivres dans l'ouest et qui étaient disposés à recevoir quelques guinées des troupes royales comme des rebelles.
Nous en interrogeâmes un grand nombre pour avoir des nouvelles de la guerre, mais bien que nous fussions alors dans le voisinage du pays qui était troublé, nous ne pûmes rien savoir de précis sur la situation, sinon que, de l'avis de tous, le soulèvement gagnait du terrain.
La contrée que nous parcourions était belle: formée de collines basses, ondulantes, bien cultivée et arrosée par de nombreux petits cours d'eau.
Nous franchîmes la rivière de Brue sur un bon pont de pierre et nous arrivâmes enfin à la petite ville campagnarde qui était le but de notre course.
Elle s'étend au milieu d'une vaste étendue de prairies, de vergers, et de pacages fertiles.
De la hauteur qui domine la ville, notre vue se promena sur la plaine que nous avions laissée derrière nous, sans apercevoir trace de soldats.
Nous apprîmes aussi d'une vieille femme de l'endroit qu'une troupe des Yeomen du Comté de Wilts avait bien passé par là, le jour précédent, mais qu'il n'y avait pas de soldats établis dans le pays.
Ainsi rassurés, nous fîmes hardiment notre entrée à cheval dans la ville, et nous eûmes bientôt trouvé le chemin de la principale hôtellerie.
J'ai un vague souvenir d'une vieille église située sur une hauteur, et d'une bizarre croix de pierre dans la place du Marché, mais assurément de tous les souvenirs que j'ai emportés de Bruton, aucun ne m'est plus agréable que celui de la figure épanouie de la maîtresse de l'hôtellerie, et des plats fumants qu'elle nous servit sans perdre de temps.
XIII-Sur Sir Gervas Jérôme, Chevalier Banneret du comté de Surrey.
L'hôtellerie était pleine de monde, car il s'y trouvait à la fois de nombreux agents et courriers du gouvernement allant et venant sur les chemins du foyer de la rébellion, et les compères de la localité, qui s'y rendaient pour échanger des nouvelles et consommer la bière que fabriquait elle-même Dame Robson, l'hôtelière.
Malgré cette cohue de clients et le vacarme qui en résultait, l'hôtelière consentit à nous conduire dans sa propre chambre, où nous pourrions déguster sa bonne chère en toute paix et sécurité.
Cette faveur, à ce que je crois, était due à de petites manœuvres adroites, et à quelques mots dits à demi-voix par Saxon.
Entre autres talents acquis au cours de sa carrière mouvementée, il avait un tour de main particulièrement agréable pour se mettre sur un pied amical avec le beau sexe, sans se préoccuper autrement de l'âge, de la taille et de la réputation.
Noblesse et populaire, amies de l'Église ou dissenters, Whig et Tory, peu importait, du moment qu'on était enjuponnée, notre camarade réussissait toujours, malgré ses cinquante ans, à s'établir dans les bonnes grâces du sexe, à l'aide de sa langue bien pendue et de son assurance.
—Nous sommes vos reconnaissants serviteurs, Mistress, dit-il, quand le rôti fumant et le pudding eurent été servis. Nous vous avons privée de votre chambre. Voulez-vous nous faire le grand honneur de vous asseoir à notre table et de partager notre repas?
—Non, cher monsieur, dit l'imposante dame, très flattée de la proposition, il ne m'appartient pas de prendre place à côté de gentlemen comme vous.
—La beauté à des droits que les personnes de qualités et avant tout les caballeros de l'épée sont les premiers à reconnaître, s'écria Saxon, fixant ses petits yeux clignotants et pleins d'une expression admirative sur la personne dodue de l'hôtelière. Non, sur ma foi, vous ne nous quitterez pas. Je commencerai par fermer la porte à clef. Si vous ne voulez pas manger, vous boirez au moins avec nous un verre d'Alicante.
—Non, monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites-là, s'écria Dame Robson, en minaudant; je vais descendre à la cave et j'apporterai une bouteille du meilleur.
—Non, par ma foi d'homme, vous n'irez pas, dit Saxon en se levant brusquement. Où sont donc ces endiablés fainéants de domestiques, pour que vous soyez réduite à faire des besognes serviles?
Et installant la veuve sur une chaise, il partit à grand bruit pour la grande salle, où nous l'entendîmes jurer après les garçons, les traiter de bande de coquins qui se donnent l'air affairé, qui abusent de l'angélique bonté de leur maîtresse et de son incomparable douceur de caractère.
—Voici le vin, belle Mistress, dit-il en lui tendant une bouteille de chaque main. Permettez-moi de remplir votre verre. Ah! comme il coule clair et jaune, pareil à de la première cuvée. Ces coquins se remuent quand ils sentent qu'ils ont un homme pour les commander.
—Ah! s'ils pouvaient toujours être ainsi, dit la veuve, d'un ton significatif, en jetant à notre compagnon un regard langoureux. À vous, monsieur... Et à vous aussi, mes jeunes messieurs, ajouta-t-elle en portant le verre à ses lèvres. Plaise à Dieu que l'insurrection prenne bientôt fin, car à en juger par votre bel équipement, vous êtes au service du Roi.
—Ses affaires nous appellent dans l'Ouest, dit Ruben, et nous avons toutes les raisons d'espérer que l'insurrection sera bientôt terminée.
—Oui, oui, mais il y aura auparavant du sang versé, dit-elle en hochant la tête. On m'a dit que les rebelles sont maintenant au nombre de sept mille, qu'ils jurent de ne donner ni demander quartier; les bandits, les assassins! Hélas! comment un gentilhomme peut-il se livrer à cette sanglante besogne, alors qu'il pourrait s'occuper d'une façon vertueuse, honorable, comme de tenir une hôtellerie! C'est ce que mon pauvre esprit ne peut pas concevoir. Il y a une triste différence entre l'homme qui dort sur la terre froide, sans savoir s'il sera longtemps avant d'en avoir trois pieds d'épaisseur sur le corps, et celui qui passe la nuit sur un lit de plume bien chaud, peut-être au-dessus d'une cave bien fournie de vin comme celui que nous buvons en ce moment même.
Et en parlant ainsi, elle regardait Saxon bien en face, pendant que Ruben et moi nous échangions des signaux sous la table.
—Cette affaire a sans doute fait marcher votre commerce, belle Mistress, dit Saxon.
—Oui, et de la façon qui donne le plus de bénéfice, dit-elle. Quelques barils de bière de plus ou de moins, bus par les petites gens, ne font pas grande différence dans un sens ou dans l'autre. Mais maintenant que nous avons des lieutenants de comté, des officiers, des maires, de la noblesse, jouant de l'éperon comme s'il s'agissait de sauver sa vie, sur tous les grands chemins, j'ai vendu plus de mes vins vieux, de mes vins précieux en trois jours que je n'en vendais jamais en un mois de trente jours. Je vous en réponds, ce n'est pas de l'ale, ni de l'eau-de-vie, que boivent ces gentilshommes. Il en faut du Prignac, du Languedoc, du Tent, du Muscat, du Chianti, du Tokay: pas une bouteille qui coûte moins d'une demi-guinée.
—Ah! Vraiment, fit Saxon, d'un air pensif, une maison confortable et un revenu régulier!
—Ah! si mon pauvre Pierre avait vécu pour en jouir avec moi, dit Dame Robson en posant son verre, et frottant ses yeux avec le coin de son mouchoir. C'était un bon homme, le pauvre défunt, et pourtant, on peut bien le dire, entre amis, car c'est la vérité, il était devenu aussi gros, aussi large qu'une des futailles. C'est vrai, mais le cœur, c'est l'essentiel. Mais en fait, après tout, si une femme devait toujours attendre que l'objet de son caprice vienne à passer, il y aurait plus de demoiselles que de mamans dans le pays.
—Je vous le demande, bonne dame, comment est-il l'objet de votre caprice? demanda malicieusement Ruben.
—Ce n'est pas un jeune homme gros et gras, riposta-t-elle avec vivacité, en jetant un regard narquois sur notre camarade grassouillet.
—Elle vous a envoyé cela en plein visage, Ruben, dis-je.
—Je ne voudrais pas d'un jeune freluquet à la langue bien pendue, reprit-elle, mais un homme qui connaît le monde, qui est mûri par l'expérience. Il le faudrait grand, et pourvu de bons muscles, avec la langue assez déliée pour distraire des longues heures et aider à amuser les gentilshommes pendant qu'ils dégustent une bouteille de bon vin. Il faut aussi qu'il ait l'habitude des affaires, car n'est-ce pas ici une hôtellerie bien achalandée, et où deux cents bonnes livres lui passent chaque année entre les mains si jamais Dame Robson se laisse conduire de nouveau à l'autel, il faudra que ce soit par un homme comme celui-là.
Saxon avait écouté fort attentivement les propos de la veuve et venait d'ouvrir la bouche pour lui répondre quand un grand bruit et des allées et venues annoncèrent l'arrivée d'un voyageur.
Notre hôtesse finit son vin et dressa les oreilles, mais une voix forte et autoritaire s'étant fait entendre dans le corridor pour demander une chambre particulière et un verre de vin du Rhin, elle se dit que son devoir l'emportait sur ses affaires personnelles, et elle sortit aussitôt en s'excusant en quelques mots pour prendre la mesure du nouvel arrivant.
—Corbleu, mes enfants, dit Decimus Saxon, dès qu'elle eut disparu, vous voyez aisément où nous en sommes. J'ai presque envie de laisser Monmouth se frayer passage, et de dresser tente dans cette tranquille localité anglaise.
—Votre tente! dites-vous, fit Ruben. C'est une belle tente que celle-ci, avec des caves garnies de vin comme celui que nous buvons. Et quant au repos, mon illustre personnage, si vous établissez votre résidence ici, je vous garantis que vous ne resterez pas longtemps en repos.
—Vous avez vu la dame, dit Saxon, le front tout sillonné de rides sous l'influence de la préoccupation. Elle a bien des choses pour la recommander. Un homme doit pourvoir à ses intérêts. Deux cents livres par an, cela ne se ramasse pas sur la grande route, tous les matins de juin. Ce n'est pas princier, mais c'est quelque chose pour un vieux soldat de fortune qui guerroie depuis trente-cinq ans, qui voit venir le temps où ses membres deviendront raides sous le harnais. Qu'en dit notre savant Flamand: an mulier (est-ce qu'une femme...). Mais, au nom du diable, que se passe-t-il?
L'exclamation de notre compagnon était provoquée par le bruit d'une légère bousculade derrière la porte, accompagnée d'un: «Oh! monsieur» et: «Qu'est-ce que penseront les servantes?»
La discussion se termina par la rentrée de Dame Robson, qui avait la figure toute rouge et l'apparition sur ses talons d'un tout jeune homme fluet, vêtu à la dernière mode.
—Je suis convaincue, mes bons messieurs, dit-elle, que vous ne vous opposerez pas à ce que ce jeune gentilhomme boive son vin dans la même chambre que vous, d'autant que les autres pièces sont pleines des gens de la ville et du conseil.
—Sur ma foi, il faut que je sois mon propre introducteur, dit l'étranger en mettant sous son bras gauche sa coiffure à broderie d'or, et posant la main sur son cœur, et s'inclinant en même temps si bas que son front faillit heurter le bord de la table. Votre très humble serviteur, Sir Gervas Jérôme, chevalier banneret de Sa Majesté pour le comté de Surrey et jadis custos rotulorum (garde des rôles) pour le district de Blacham Ford.
—Soyez le bienvenu, monsieur, dit Ruben, avec un clignement de l'œil. Vous avez devant vous Don Decimo Saxon, de la noblesse espagnole, ainsi que Sir Micah Clarke, et Sir Ruben Lockarby, tous deux sujets de Sa Majesté, comté de Hampshire.
—Fier et heureux de faire votre connaissance, dit le nouvel arrivant, avec un grand geste de la main. Mais qu'y a-t-il sur la table? de l'Alicante? Fi! Fi! c'est un breuvage de jeunes garçons. Qu'on nous donne du bon vin du Rhin, bien corsé. Du clairet pour les jeunes gens, dis-je, le vin du Rhin pour l'âge mûr, et de l'eau-de-vie pour la vieillesse. Vole, ma belle, remue tes jolis petits pieds, car, pardieu, j'ai la gorge comme du cuir. C'est vrai, j'ai pas mal bu la nuit dernière, et cependant je n'avais pas assez bu, car en m'éveillant j'étais aussi sec qu'une concordance.
Saxon était assis à la table, ne disant mot, mais jetant sur l'inconnu, à travers ses paupières mi-closes, un regard si sournois de ses yeux brillants, que je redoutai d'assister à une autre querelle comme celle que nous avions eue à Salisbury, et qui peut-être tournerait plus mal encore.
Mais finalement la méchante humeur que lui causaient les façons sans gêne et l'empressement du galant auprès de l'hôtelière se réduisirent à quelques jurons prononcés à demi-voix, et il alluma sa longue pipe, sa ressource infaillible quand il était contrarié.
Quant à Ruben et à moi, nous examinions notre nouveau compagnon avec un mélange de surprise et d'amusement, car son extérieur et ses façons étaient bien propres à exciter l'intérêt de deux jeunes gens sans expérience comme nous.
J'ai dit qu'il était vêtu à la dernière mode.
Telle était, en effet, l'impression qu'il produisait au premier coup d'œil.
Sa figure était maigre, aristocratique, son nez fort, ses traits délicats, son air gai, insouciant.
Une certaine pâleur des joues, les yeux légèrement cernés, qui pouvaient être l'effet d'un trajet fatigant, ou de l'abus des plaisirs, ne faisaient qu'ajouter une grâce nouvelle à son apparence.
Sa perruque blanche, son habit de cheval en velours et argent, son gilet couleur de lavande, ses culottes de satin rouge descendant jusqu'au genou, tout cela était du meilleur style, de la meilleure coupe, mais quand on y regardait de près toutes les pièces de ce costume et son ensemble laissaient deviner qu'ils avaient vu des jours meilleurs.
Sans parler de la poussière et des taches produites par le voyage, il y avait çà et là des endroits luisants ou décolorés qui étaient peu en rapport avec le haut prix de l'étoffe ou le port de celui qui en était vêtu.
De ses longues bottes de cheval, l'une avait une fente béante sur le côté, tandis que les orteils cherchaient à sortir par le bout de l'autre.
Quant au reste, il portait une belle rapière à poignée d'argent, une chemise de mousseline à plis bouffants, qui n'avait rien gagné à être longtemps portée, et qui s'ouvrait sur le devant, selon la mode adoptée par les galants de cette époque.
Pendant qu'il parlait, il ne cessait de mâchonner un cure-dents, ce qui, joint à son habitude de prononcer les o comme les a, rendaient sa conversation assez étrange pour nos oreilles.
Pendant que nous remarquions ces détails, il s'étirait sur le meilleur des fauteuils couverts en taffetas de Dame Robson et peignait tranquillement sa perruque avec un mignon peigne d'ivoire qu'il avait tiré d'un sachet de satin suspendu à droite de son baudrier.
—Que le Seigneur nous préserve des hôtelleries de campagne remarqua-t-il. Et puis tous ces lourdauds qui fourmillent dans chaque chambre, sans parler du manque de miroirs, du défaut de jasmin et autres choses nécessaires, je veux crever si on n'est pas forcé de faire sa toilette dans la salle commune. Ah! j'aimerais tant voyager dans le pays du Grand Mongol.
—Quand vous serez arrivé à mon âge, jeune monsieur, répondit Saxon, vous en saurez assez pour ne pas faire fi d'une confortable hôtellerie de campagne.
—C'est probable, monsieur, très probable, répondit le galant avec un rire insouciant. Mais à mon âge, je n'en trouve pas moins que les déserts du conté de Wilts, et les hôtelleries de Bruton sont un fâcheux changement, après le Mail, et le menu de chez Pantack, ou de «l'Arbre Caca». Ah! Lud, voici le vin du Rhin qui arrive. Débouchez, ma jolie Hébé, et envoyez un garçon avec d'autres verres, car ces gentlemen vont me faire l'honneur de boire avec moi. Une prise de tabac, messieurs? Ah! oui, vous pouvez bien regardez cette tabatière. Un très joli petit objet, messieurs, et qui me vient d'une certaine dame titrée, laquelle ne sera point nommée. Toutefois, si je disais que son nom commence par un D et finit par un C, un gentleman de la Cour pourrait risquer une supposition.
Notre hôtelière apporta de nouveaux verres et se retira.
Decimus Saxon eut bientôt trouvé un prétexte pour la suivre.
Sir Gervas Jérôme continua à babiller familièrement avec Ruben et avec moi, tout en buvant le vin, jouant de la langue avec autant de laisser-aller et de sans-gêne que si nous étions de vieilles connaissances.
—Que je crève, si je n'ai pas mis en fuite votre camarade, remarqua-t-il. Ou bien se pourrait-il qu'il soit parti sur la piste de cette grosse veuve. Il me semble qu'il n'avait pas l'air de fort bonne humeur lorsque j'ai embrassé la dame devant la porte. Pourtant c'est une civilité que je refuse rarement à toute créature qui porte un bonnet. L'aspect de votre camarade faisait songer à Mars plutôt qu'à Vénus; bien que d'ordinaire les adorateurs du Dieu soient généralement en bons termes avec la déesse. Un rude vieux soldat, à mon avis, d'après ses traits et son costume.
—Il a beaucoup servi à l'étranger, répondis-je.
—Ah! vous avez de la chance, vous, de partir en guerre en compagnie d'un cavalier aussi accompli. Je suppose en effet que vous partez pour la guerre, puisque vous êtes tous armés et équipés ainsi.
—En effet nous partons pour l'Ouest, répondis-je, avec quelque gêne, car en l'absence de Saxon, je ne tenais pas à laisser libre cours à mes paroles.
—Et en quelle capacité? insista-t-il. Allez-vous risquer vos écus pour la défense du Roi Jacques, où allez-vous frapper, touche ou manque, en compagnie de ces butors du Devon et du Somerset? Que mon souffle vital s'arrête si je n'aimerais pas autant me ranger du côté du rustre, plutôt que de celui de la couronne, toutefois en ayant tous les égards qui sont dus à vos principes.
—Vous êtes un homme audacieux, dis-je pour proclamer ainsi vos opinions dans la première chambre d'auberge venue. Ne savez-vous pas qu'un mot de ce que vous nous avez dit, répété à l'oreille du juge de paix le plus proche, peut vous coûter la liberté, sinon la vie?
—Je me soucie de la liberté, et même de la vie autant que de l'écorce d'une orange gâtée, s'écria notre récent ami, en faisant claquer ses doigts. Qu'on me brûle, si ce ne serait pas une sensation toute nouvelle pour moi que de me prendre de bec avec un juge de paix rural, à la tournure lourde, avec le complot papiste encore enfoncé dans le gésier, pour être ensuite enfermé dans une prison, comme ce héros de la dernière pièce de John Dryden. J'ai été fourré dans la maison ronde plus d'une fois par la garde, aux temps passés de Haweub, mais ce serait cette fois une affaire plus dramatique, le billot et la hache comme toile de fond...
—Et le chevalet, et les tenailles comme prologue, dit Ruben. Cette ambition-là est bien la chose la plus étrange dont j'aie jamais ouï parler.
—Un changement à n'importe quel prix, s'écria Sir Gervas, en remplissant un verre. Celui-ci à la jeune fille qui nous tient le plus au cœur, et cet autre au cœur qui aime les jeunes demoiselles! La guerre, le vin, les femmes, comme le monde serait morne sans cela! Mais vous n'avez pas répondu à ma question.
—Vraiment, monsieur, dis-je, si franc que vous ayez été avec nous, je ne puis l'être autant avec vous, sans la permission du gentleman qui vient de sortir. C'est le chef de notre troupe. Si agréable qu'ait été notre courte entrevue, nous n'en sommes pas moins en un temps difficile, et des confidences précipitées peuvent être un sujet de repentir.
—Un Daniel pour le jugement! Voilà des paroles antiques, vraiment antiques pour une tête si jeune. Vous avez, je crois, cinq ans de moins qu'un écervelé comme moi, et pourtant vous parlez comme les sept Sages de la Grèce. Voulez-vous de moi pour valet?
—Pour valet! m'écriai-je.
—Oui, pour valet, pour domestique. J'ai été servi si longtemps, que c'est maintenant à mon tour de servir, et je ne me souhaite pas de meilleur maître. Par le Seigneur! en demandant une place, il faut que je donne le détail de mon caractère, et une liste de mes talents. C'est ainsi que mes coquins ont toujours fait avec moi, bien qu'à vrai dire, je n'aie jamais écouté leurs histoires.
«Honnêteté! ici je marque un tour. Sobriété! Ananie en personne ne saurait dire que j'ai cette qualité. Sincérité, assez mauvais à ce point de vue. Persévérance! hum! à peu près autant que la girouette de Gorraway. Que je sois pendu, l'ami, si je ne suis bourré de bonnes résolutions, mais le pétillement d'un verre, un œil fripon me voilà qui me fait dévier comme les marins disent de la boussole. Voilà pour mes faiblesses.
«Maintenant voyons quelles qualités je puis mettre en avant. Les nerfs bien trempés, si ce n'est le matin, quand j'ai mes crises, et le cœur disposé à la joie; je marque deux pour cela.
«Je sais danser la sarabande, le menuet, la courante, faire de l'escrime, monter à cheval, chanter des chansons françaises. Bon dieu, a-t-on jamais entendu un valet faire valoir de telles connaissances. Je suis le meilleur joueur de piquet qu'il y ait à Londres. C'est ce que dit Sir George Etheredge, le jour où je lui gagnai bel et bien mille livres, au Groom Parter, mais voilà qui ne m'avancera pas beaucoup.
«De quoi donc puis-je me recommander? Ah! j'y suis: je sais préparer un bol de punch et je sais faire rôtir une volaille à la broche, ce n'est pas beaucoup mais enfin je m'en tire fort bien.
—Vraiment, mon cher Monsieur, dis-je en souriant, aucun de ces talents ne semble devoir nous être de quelque utilité dans l'affaire qui nous occupe. Mais sans doute, vous voulez simplement plaisanter quand vous parlez de vous abaisser à une situation pareille.
—Pas du tout! Pas du tout, répondit-il d'un air sérieux, «C'est à ces bas emplois que nous en venons» ainsi que le dit Will Shakespeare. Si vous voulez être en mesure de dire que vous avez comme domestique Sir Gervas Jérôme, chevalier banneret, seul propriétaire de Beacham-Ford-Park, ayant un revenu de quatre mille bonnes livres par an, il est maintenant en vente, et sera livré à l'acquéreur qui lui plaît le mieux.
«Vous n'avez qu'un mot à dire, et nous ferons venir une autre bouteille de vin du Rhin pour sceller le marché.
—Mais, dis-je, si vous êtes vraiment possesseur de cette belle fortune, pourquoi descendre à une profession aussi servile?
—Les juifs, les juifs, ô vous le maître plus rusé et cependant le plus lent d'esprit qu'il ait! Les dix tribus ont fondu sur moi. J'ai été harassé, dévasté, lié, enlevé, dépouillé. Jamais Agag, roi d'Amalek, ne fut plus complètement aux mains du peuple élu. La seule différence, c'est qu'ils ont coupé mon domaine en menus morceaux au lieu de me dépecer moi-même.
—Est-ce que vous avez tout perdu? demanda Ruben, en ouvrant de grands yeux.
—Tout, non... pas tout, il s'en faut de beaucoup, répondit-il avec un rire joyeux. J'ai un Jacobus d'or et une ou deux guinées dans ma bourse. C'est de quoi boire encore une ou deux bouteilles.
«Voici ma rapière à poignée d'argent, mes bagues, ma tabatière en or, ma montre œuvre de Thompson, à l'enseigne des Trois Couronnes. Elle n'a pas été payée moins de cent livres, je le garantis.
«Puis, il reste encore quelques débris de ma grandeur sur ma personne, comme vous le voyez, bien qu'ils commencent à prendre l'air aussi fragile, aussi usé que la vertu d'une soubrette.
«Dans ce sachet, je conserve encore de quoi entretenir cette propreté, cette élégance personnelles qui a fait de moi, si je puis le dire, l'homme le mieux astiqué qui ait jamais mis le pied dans Saint James Park. Il y a là des ciseaux français, une brosse pour ses sourcils, une boîte à cure-dents, une boîte à mouches, un sachet de poudre, un peigne, une houppe et ma paire de souliers à talons rouges.
«Qu'est-ce qu'un homme peut désirer de plus?
«Cela, et en outre une gorge sèche, un cœur content, une main adroite, voilà tout mon fonds de commerce.
Ruben et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire en entendant ce curieux inventaire des objets que Sir Gervas avait sauvés du naufrage de sa fortune.
Quant à lui, en voyant notre hilarité, il se sentit si chatouillé de ses propres malheurs qu'il éclata d'un rire suraigu qui retentit dans toute la maison.
—Par la Messe! s'écria-t-il enfin. Au cours de ma prospérité, je ne me suis jamais amusé aussi honnêtement que maintenant après ma déchéance. Remplissez vos verres.
—Nous avons encore du chemin à faire ce soir, et il ne faut pas que nous buvions davantage, fis-je remarquer.
La prudence me faisait entendre que c'était jouer un jeu dangereux pour deux jeunes campagnards sobres que de se mesurer avec un buveur qui avait fait ses preuves.
—Vraiment, dit-il avec surprise, j'aurais cru que c'était une raison de plus, comme disent les Français. Mais je voudrais bien voir revenir votre ami aux longues jambes, alors même qu'il aurait l'intention de me couper le sifflet pour me punir de mes attentions envers la veuve. Il n'est pas homme à reculer devant la boisson, j'en réponds. Maudite poussière du comté de Wilts, qui reste adhérente à ma perruque.
—En attendant le retour de mon camarade, Sir Gervas, dis-je, puisque ce sujet semble n'avoir rien de pénible pour vous, contez-nous comment sont venus ces temps malheureux que vous supportez avec tant de philosophie.
—La vieille histoire! répondit-il en chassant quelques grains de tabac avec son mouchoir de batiste couvert de broderies. La vieille, vieille histoire!
«Mon père, un brave baronnet campagnard, dans l'aisance, trouvant la bourse de la famille un peu trop lourde, juge à propos de m'envoyer à la ville pour faire de moi un homme.
«Tout jeune, je fus présenté à la Cour, et comme j'étais un drille de belle tournure, et plein d'activité, à la langue bien pendue, et ayant beaucoup d'aplomb, j'attirai l'attention de la Reine, qui fit de moi un de ses Pages d'honneur.
«Je conservai ce poste jusqu'au jour où mon âge m'en chassa, et alors je quittai la ville, mais sur ma foi, je reconnus qu'il me fallait y retourner, car Beacham Ford Park était aussi morne qu'un monastère, après la joyeuse vie que j'avais menée.
«De retour à la ville, je me liai avec de joyeux compagnons, comme Tommy Lawson, Mylord Halifax, Sir Jasper Lemarck, le petit Geordie Chichester, oui, et le vieux Sidney Godolphin, de la Trésorerie; car avec ses façons posées, et sa comptabilité à n'en plus finir, il savait vider un verre comme pas un de nous et se connaissait aussi bien dans l'assortiment des coqs de combat que dans un comité des voies et moyens.
«Bon, on s'amusa énormément tant que cela dura, et je veux être noyé si je ne suis pas prêt à recommencer, au cas où je serais libre de le faire.
«Tout de même, c'est comme si l'on glissait sur une planche savonnée, car d'abord on va assez lentement, et l'on se figure qu'on pourra se retenir, mais bientôt on va de plus en plus vite, et on finit par arriver au bout, pour se briser avec fracas contre les rocs de la ruine qui vous attendent en bas.
—Et êtes-vous venu à bout de quatre mille livres de revenu annuel? m'écriai-je.
—Ah! Bons Dieux! Vous parlez de cette misérable somme comme s'il s'agissait de toute la richesse des Indes. Eh bien, depuis Ormonde ou Buckingham, qui avaient leurs vingt mille livres, jusqu'à ce prêcheur de Dick Talbot, il n'y en avait pas un de ma société qui n'eût pu m'acheter.
«Et pourtant il me fallait ma voiture à quatre chevaux, ma maison à la ville, mes domestiques à livrée, mon écurie pleine de chevaux.
«Pour être à la mode, il me fallait mon poète, auquel je jetais une poignée de guinées pour payer sa dédicace.
«Eh! Le pauvre diable, il est le seul à me regretter.
«Je suis sûr qu'il avait sur le cœur un poids aussi lourd que ses vers le jour ou il s'aperçut que j'avais disparu, bien qu'à ce moment là, il ait peut-être gagné quelques guinées à composer une satire contre moi.
«Elle aurait trouvé de nombreux acheteurs parmi mes amis.
«Pardieu! je me demande où en sont mes levers et sur qui mes courtisans se sont jetés présentement.
«Ils étaient là, tous les matins, le maquereau français, le fanfaron anglais, l'homme de lettres besogneux, l'inventeur méconnu, je n'aurais jamais cru pouvoir me débarrasser d'eux, mais maintenant je m'en suis délivré de la façon la plus complète. Quand le pot à miel est cassé, adieu les mouches!
—Et vos nobles amis? demandai-je, aucun d'entre eux n'est-il venu à votre aide dans l'adversité?
—Eh! Eh! je n'ai aucun sujet de me plaindre, s'écria Sir Gervas, c'étaient pour la plupart de braves garçons, j'aurais eu leur signature sur mes billets tant que leurs doigts auraient pu tenir une plume, mais que je sois égorgé, je ne veux pas saigner mes compagnons.
«Ils auraient pu aussi me trouver un emploi, si j'avais consenti à jouer le second violon, là où j'avais pris l'habitude de diriger l'orchestre. Par ma foi, il m'est indifférent de tendre la main à des inconnus, mais je tiendrais beaucoup à laisser un bon souvenir à la Ville.
—Quant à votre proposition de nous servir de valet, dis-je, il n'y faut pas songer. En dépit de l'allure étourdie de mon camarade, nous ne sommes que deux jeunes paysans très frustres, et nous n'avons pas plus besoin de domestique qu'un de ces poètes dont vous avez parlé. D'autre part, si vous consentiez à suivre notre parti, nous aurons soin de vous mener là où vous aurez à faire un service plus à votre gré que de friser des perruques ou de lisser des sourcils.
—Ah! mon ami, s'écria-t-il, ne parlez pas avec cette inconvenante légèreté des mystères de la toilette. Vous-mêmes, vous ne vous trouveriez pas trop mal d'un coup de mon peigne d'ivoire, et si vous appreniez à connaître les vertus de la fameuse lotion purifiante pour la peau, inventée par Murphy, et dont j'ai l'habitude de me servir...
—Je vous suis fort obligé, monsieur, dit Ruben, mais la fameuse lotion à l'eau de source de la Providence est parfaitement appropriée à cet usage.
—Puis, ajoutai-je, Dame Nature m'a mis sur la tête une perruque de sa façon que je ne tiendrais pas du tout à changer.
—Quels Goths! De vrais Goths! s'écria le petit maître, en levant ses mains blanches... Mais j'entends un pas lourd et un bruit d'armure dans le corridor. C'est notre ami le chevalier de la colérique figure, si je ne me trompe.
C'était, en effet, Saxon, qui entrait à grandes enjambées, pour nous prévenir que nos chevaux étaient à la porte et que tout était prêt pour notre départ.
Je le pris en particulier, et je le mis au fait, à voix basse, de ce qui s'était passé entre l'inconnu et nous, en ajoutant les détails qui m'avaient fait penser qu'il se joindrait à notre parti.
À ces nouvelles, le vieux soldat fronça les sourcils.
—Que peut-on faire d'un fat de ce genre? dit-il. Nous avons en perspective de rudes coups et une existence plus rude encore. Il n'est pas propre à cette besogne.
—Vous avez dit vous-même, répondis-je, que Monmouth manquait de cavalerie, voici un cavalier bien monté, et selon toutes les apparences un homme acculé aux dernières extrémités et prêt à tout. Pourquoi ne l'enrôlerions-nous pas?
—Ce que je crains, dit Saxon, c'est que son corps ne soit comme le son dont est bourré un coussin neuf et qui n'a d'autre valeur que celle de son enveloppe. Mais c'est peut-être mieux ainsi. La série de ses titres pourra lui assurer un bon accueil au camp, car, à ce qu'on me dit, on ne serait pas très satisfait de l'indifférence que montre la noblesse à l'encontre de l'entreprise.
—J'ai eu peur, dis-je toujours à voix basse, que nous ne perdions l'un de nous au lieu de faire une recrue, dans cette hôtellerie anglaise.
—J'ai fait mes réflexions, répondit-il en souriant. Mais je vous en parlerai plus tard... Eh bien, Sir Gervas Jérôme, reprit-il à haute voix en s'adressant à notre nouvel associé, j'apprends que vous venez avec nous. Il faudra vous contenter de nous suivre pendant un jour sans faire de question, ni de remarque. Est-ce convenu?
—J'accepte avec empressement, s'écria Sir Gervas.
—Maintenant, vidons un verre pour faire plus ample connaissance, s'écria Saxon, en levant son verre.
—Je bois à vous tous, dit le galant. Buvons à une lutte loyale et au triomphe des plus braves!
—Éclair et tonnerre! dit Saxon, malgré votre joli plumage, vous me paraissez un gaillard déterminé, je commence à vous prendre en goût. Donnez-moi votre main.
La longue griffe brune du soldat de fortune se ferma sur la main fine de notre nouvel ami, en gage de camaraderie.
Puis, après avoir payé notre dépense, nous fîmes un cordial adieu à Dame Robson qui, je crois, lança un regard de reproche ou d'interrogation à Saxon.
On se mit en selle et on reprit le voyage au milieu d'une foule de villageois ébahis, qui nous applaudirent à grands cris, lorsque nous eûmes franchi leur cercle.
XIV-Du Curé à la jambe raide et de ses ouailles.
Notre itinéraire nous fit traverser Castle Carey et Somerton, petites villes qui se trouvent dans une très belle région pastorale, bien boisée et arrosée par de nombreux cours d'eau.
Les vallées, dont la route coupe le centre, sont d'une richesse exubérante, abritées contre les vents par de longues collines ondulées, qui sont, elles aussi, cultivées avec le plus grand soin.
De temps à autre, nous passions devant la tourelle couverte de lierre d'un vieux château, ou devant les pignons pointus d'une maison de campagne de construction irrégulière, qui surgissait parmi les arbres.
Cela marquait la résidence rurale de quelque famille bien connue.
Plus d'une fois, lorsque ces manoirs ne se trouvaient pas trop loin de la route, nous pûmes distinguer les traces intactes, les lézardes béantes qu'avaient causées dans les murailles les orages des guerres civiles.
Fairfax, à ce qu'il parait, avait passé par là et avait laissé de nombreux vestiges de sa visite.
Je suis convaincu que mon père aurait eu bien des choses à raconter sur ces signes de la colère puritaine, s'il avait chevauché côte à côte avec nous.
La route était encombrée de paysans qui voyageaient en formant deux forts courants en sens contraire: l'un dirigé de l'est à l'ouest et l'autre de l'ouest à l'est.
Le dernier se composait surtout de gens âgés et d'enfants, qu'on envoyait en lieu sûr, résider dans les comtés moins agités jusqu'à la fin des troubles.
Bon nombre de ces pauvres gens poussaient des brouettes chargées de literie et de quelques ustensiles fêlés qui formaient toute leur fortune en ce monde.
D'autres, plus aisés, avaient des petites carrioles, tirées par les petits chevaux sauvages et velus que produisent les landes du Somerset.
Par suite de l'entrain de ces bêtes à moitié dressées et de la faiblesse des conducteurs, les accidents n'étaient point rares et nous passâmes près de plusieurs groupes malchanceux, qui avaient versé dans le fossé avec leurs effets, ou qui faisaient cercle, en discutant avec inquiétude au sujet d'un timon fendu ou d'un essieu brisé.
Quant aux campagnards qui faisaient route vers l'ouest, c'étaient pour la plupart des hommes à la fleur de l'âge, et peu ou point chargés de bagages.
Leurs figures brunies, leurs grosses bottes, et leurs limousines, indiquaient qu'ils étaient en grande majorité de simples valets de ferme, quoique parmi eux, on reconnut, à leurs bottes à revers ou à leur vêtement en étoffe à côtes, de petits fermiers ou propriétaires.
Ces gens-là marchaient par bandes.
Le plus grand nombre étaient armés de grosses triques de chêne, qui leur servaient de bâtons pendant leur voyage, mais qui, maniées par des hommes robustes, pouvaient être des armes formidables.
De temps à autre, l'un d'eux entonnait un psaume, qui était repris en chœur par tous ceux qui étaient à portée de l'entendre, en sorte que le chant finissait par gagner toute la longueur de la route par vagues successives.
Sur notre passage, plusieurs nous lancèrent des regards de colère.
D'autres échangèrent quelques paroles à demi-voix en hochant la tête, et se demandant évidemment qui nous étions et quel était notre but.
Ça et là, parmi ce peuple, nous aperçûmes le haut chapeau à larges bords et le manteau genevois qui étaient les insignes du clergé puritain.
—Nous voici enfin dans le pays de Monmouth, me dit Saxon, car Ruben Lockarby et sir Gervas Jérôme nous précédaient, voilà les matériaux brutes qu'il nous faudra tailler pour en faire des soldats.
—Et des matériaux qui ne sont pas trop mauvais, répondis-je, car j'avais remarqué la force corporelle, et l'expression d'énergie et de bonhomie des figures. Ainsi donc vous croyez que ces gens-là sont en route pour le camp de Monmouth?
—Certainement, ils y vont. Voyez-vous là bas ce prédicant aux longs membres, à gauche, celui qui a un chapeau à grande visière. Ne remarquez-vous pas la raideur avec laquelle il marche?
—Mais oui, c'est sans doute qu'il est las d'avoir voyagé!
—Ho! Ho! fit mon compagnon, en riant, j'ai déjà vu cette sorte de raideur: c'est que notre homme à un sabre droit dans une des jambes de sa culotte. C'est un artifice qui sent bien son Parlementaire.
«Quand il sera sur un terrain sûr, il le sortira de là, et il s'en servira aussi, mais tant qu'il ne sera pas hors de danger, qu'il risquera de tomber sur la cavalerie royale, il se gardera bien de l'attacher à son ceinturon.
«À sa coupe, on reconnaît un ancien, un de ceux:
Une pieuse et parfaite réformation.
«Le vieux Samuel vous les pose d'un trait de plume.
«En voici un autre, en avant de lui, qui cache sous sa limousine un fer de faucille; n'en distinguez-vous pas le contour?
«Je parie qu'il n'y a pas un de ces coquins qui ne soit armé d'un fer de pioche, d'une lame de faux dissimulée quelque part sur sa personne.
«Je commence à sentir encore une fois le souffre de la guerre, et cela me rajeunit. Écoutez, mon garçon, je suis enchanté de ne pas m'être attardé à l'hôtellerie.
—Vous aviez l'air d'hésiter entre deux partis à ce sujet, dis-je.
—Oui, oui, c'était une belle personne, et les quartiers étaient confortables. Pour cela, je ne dis pas le contraire. Mais, voyez-vous, le mariage est une citadelle où il est diablement aisé de pénétrer, mais une fois qu'on y est entré, le vieux Tilly lui-même ne vous en ferait pas sortir à votre honneur.
«J'ai vu jadis un traquenard de ce genre sur le Danube. À la première attaque, les Mameluks avaient abandonné la brèche tout exprès pour attirer les troupes impériales dans le piège, dans les rues étroites qui s'étendaient au-delà, et bien peu d'hommes en revinrent. Ce n'est pas avec des ruses pareilles qu'on attrape les vieux oiseaux.
«J'ai trouvé le moyen de causer avec un des compères et de lui demander ce qu'il pensait de la bonne dame et de son hôtellerie.
«Il paraît qu'à l'occasion, elle sait faire des scènes et que sa langue a plus contribué à la mort de son mari que l'hydropisie à laquelle le médecin l'a imputée.
«En outre, il s'est créé dans le village une autre hôtellerie, qui est bien conduite, et qui probablement lui enlèvera la clientèle.
«Et puis, comme vous l'avez dit, c'est un pays ennuyeux, endormi. J'ai pesé toutes ces raisons, et j'ai décidé qu'il valait mieux renoncer à assiéger la veuve et battre en retraite quand je pouvais le faire encore avec la réputation et les honneurs de la guerre.
—Cela vaut mieux aussi, dis-je. Vous auriez été incapable de vous habituer à une vie de buveur et de fainéant. Mais notre nouveau camarade... que pensez-vous de lui?
—Par ma foi, répondit Saxon, nous finirons par former un peloton de cavalerie, si nous nous adjoignons tous les galants en quête d'une besogne. Mais quant à ce Sir Gervas, je suis d'avis, comme je l'ai dit à l'auberge, qu'il a plus d'activité qu'on ne lui en attribuerait à première vue.
«Ces jeunes étourdis de la noblesse sont toujours prêts à se battre, mais je me demande s'il est suffisamment endurci, s'il a assez de persévérance pour une campagne telle que sera sans doute celle-ci.
«Puis, son extérieur est de nature à le faire voir d'un mauvais œil par les Saints, et bien que Monmouth ne soit pas d'une vertu farouche, il est probable que les Saints auront voix prépondérante dans son conseil.
«Mais regardez seulement de quel air il mène son bel étalon gris de si belle apparence, et comme il se retourne pour nous regarder. Voyez ce chapeau de cheval enfoncé sur ses yeux, sa poitrine à demi découverte, sa cravache suspendue à sa boutonnière, la main sur la hanche, et autant de jurons à la bouche que de rubans à son doublet.
«Remarquez de quel air il toise les paysans à côté de lui.
«Il faudra qu'il change de manières, s'il veut combattre côte à côte avec ces fanatiques. Mais attention! ou je me trompe fort, ou bien il s'est déjà mis dans l'embarras.
Nos amis avaient arrêté leurs chevaux pour nous attendre.
Mais à peine avaient-ils fait halte que le flot des paysans qui roulait au même niveau qu'eux ralentit sa marche.
Ils se serrèrent autour d'eux, en faisant entendre des murmures de mauvais augure, accompagnés de gestes menaçants.
D'autres campagnards, voyant qu'il se passait quelque chose, accoururent pour soutenir leurs compagnons.
Saxon et moi, nous donnâmes de l'éperon à nos montures.
Nous nous fîmes passage à travers la foule, qui devenait de minute en minute plus nombreuse et plus hostile, et nous accourûmes au secours de nos amis, mais nous étions pressés de tous côtés par la cohue.
Ruben avait mis la main sur la garde de son épée, pendant que Sir Gervas mâchait tranquillement son cure-dent et regardait la foule irritée d'un air où il y avait à la fois de l'amusement et du dédain.
—Un ou deux flacons d'eau de senteur ne seraient pas de trop, remarqua-t-il, si j'avais un vaporisateur.
—Tenez-vous sur vos gardes, mais ne dégainez pas, cria Saxon; Qu'est-ce donc qui les prend, ces mangeurs de lard? Eh bien! mes amis, que signifie ce vacarme?
Cette question, au lieu d'apaiser le tumulte, parut le rendre dix fois plus violent.
Tout autour de nous, c'étaient, sur vingt hommes de profondeur, des figures farouches, des yeux irrités, çà et là le reflet d'une arme à demi sortie de sa cachette. Le tapage, qui d'abord n'était qu'un grondement rauque, prenait maintenant une forme définie.
—À bas le Papiste, criait-on, à bas les prélatistes!
—À mort le boucher érastien!
—À mort les cavaliers philistins!
—À bas! à bas!
Quelques pierres avaient déjà sifflé à nos oreilles, et pour nous défendre, nous avions été forcés de tirer nos épées, lorsque le ministre de haute taille, que nous avions déjà remarqué, se fraya passage à travers la cohue, et grâce à sa stature et à sa voix impérieuse, parvint à obtenir le silence.
—Qu'avez-vous à dire? demanda-t-il, en se tournant vers nous. Combattez-vous pour Baal ou pour le Seigneur? Qui n'est pas avec nous est contre nous.
—De quel côté se trouve Baal, très Révérend monsieur, et de quel côté se trouve le Seigneur? demanda Sir Gervas Jérôme. M'est avis que si vous parliez en bon anglais au lieu de parler hébreu, nous arriverions plutôt à nous entendre.
—Ce n'est pas le moment pour des propos légers, s'écria le ministre, dont la figure s'empourpra de colère. Si vous tenez à l'intégrité de votre peau, dites-moi si vous êtes pour le sanguinaire usurpateur Jacques Stuart, ou pour sa Très Protestante Majesté le Roi Monmouth.
—Quoi! il a déjà pris ce titre? s'écria Saxon. Eh bien, sachez que nous sommes, tous les quatre, indignes instruments sans doute, en route pour offrir nos services à la cause protestante.
—Il ment, bon maître Pettigrue, il ment très impudemment, cria du fond de la foule un robuste gaillard. A-t-on jamais vu un bon Protestant dans ce costume de Polichinelle, comme celui de là-bas? Le nom d'Amalécite n'est-il pas écrit sur son vêtement? N'est-il pas habillé ainsi qu'il convient à un fiancé de la Courtisane Romaine. Dès lors pourquoi ne les frapperions-nous pas?
—Je vous remercie, mon digne ami, dit Sir Gervas, dont le costume avait excité la colère de ce champion, si j'étais plus près de vous, je vous rendrais une bonne partie de l'attention que vous m'avez accordée.
—Quelle preuve avons-nous que vous n'êtes pas à la solde de l'usurpateur et en route pour aller persécuter les fidèles? demanda l'ecclésiastique puritain.
—Je vous le répète, mon homme, dit Saxon d'un ton d'impatience, nous avons fait tout le trajet depuis le Hampshire pour combattre contre Jacques Stuart. Nous allons nous rendre à cheval au camp de Monmouth en votre compagnie. Pouvez-vous exiger une preuve meilleure?
—Il peut se faire que vous cherchiez simplement le moyen d'échapper à la captivité parmi nous, fit remarquer le ministre, après avoir délibéré avec un ou deux chefs de paysans. Nous sommes donc d'avis qu'avant de nous accompagner, vous nous remettiez vos épées, pistolets, et autres armes charnelles.
—Non, cher monsieur, cela ne saurait être. Un cavalier ne peut se défaire honorablement de sa lame ou de sa liberté, de la façon que vous demandez. Tenez-vous tout près de moi du côté de la bride, Clarke, et sabrer le premier coquin qui mettra la main sur vous.
Un bourdonnement de fureur monta de la foule.
Une vingtaine de bâtons et de lames de faucilles se levaient contre nous, quand le ministre intervint de nouveau et imposa silence à sa bruyante escorte.
—Ai-je bien entendu? demanda-t-il. Est-ce que vous vous nommez Clarke?
—Oui, répondis je.
—Votre nom de baptême?
—Micah.
—Demeurant à...?
—Havant.
Le Clergyman s'entretint quelques instants avec un barbon aux traits durs, vêtu de bougran noir, qui se trouvait tout près de lui.
—Si vous êtes réellement Micah Clarke, de Havant, dit-il, vous pourrez nous dire le nom d'un vieux soldat, qui a appris la guerre en Allemagne et qui devait se rendre avec vous au camp des fidèles.
—Mais le voici, répondis-je. Il se nomma Decimus Saxon.
—Oui, oui, maître Pettigrue, s'écria le barbon, c'est bien le nom indiqué par Dicky Rumbold. Il a dit que le vieux Tête-Ronde Clarke ou son fils viendrait avec lui. Mais quels sont ces gens-là?
—Celui-ci, c'est l'ami Ruben Lockarby, de Havant lui aussi, et Sir Gervas Jérôme, du Surrey. Ils sont ici l'un et l'autre comme volontaires, désireux de servir sous le duc de Monmouth.
—Je suis tout à fait charmé de vous voir alors, dit l'imposant ministre. Amis, je puis vous certifier que ces gentlemen sont bien disposés pour les honnêtes gens et pour la vieille cause.
À ces mots, la fureur de la foule fit place instantanément à l'adulation, à la joie la plus extravagante.
On se serra autour de nous; on caressa nos bottes de cheval; on tira les bords de nos habits; on nous serra la main; on appela les bénédictions du ciel sur nos têtes.
Le Clergyman parvint enfin à nous délivrer de ces attentions et à remettre son monde en marche.
Nous nous plaçâmes au milieu de la foule, le ministre allongeant le pas entre Saxon et moi.
Ainsi que Ruben en fit la remarque, il était bâti de façon à servir de transition entre nous deux, car il était plus grand mais moins large que moi.
Il était plus large et moins grand que l'aventurier.
Il avait la face longue, maigre, avec des joues creuses, et une paire de sourcils très proéminents, d'yeux très enfoncés, à l'expression mélancolique, où passait de temps à autre comme un éclair la flamme soudaine d'un enthousiasme ardent.
—Je me nomme Josué Pettigrue, gentlemen, dit-il. Je suis un digne ouvrier dans la vigne du Seigneur, et prêt à rendre témoignage par ma voix et mon bras à son saint Covenant. Voici mon fidèle troupeau, que j'emmène vers l'Ouest, afin qu'il soit tout prêt pour sa moisson, lorsqu'il plaira au Tout-Puissant de le convoquer.
—Mais pourquoi ne leur avez-vous pas fait prendre une sorte d'ordre ou de formation? demanda Saxon. Ils sont éparpillés sur toute la longueur de la route comme une bande d'oies par un terrain communal, à l'approche de la Saint-Michel. Est-ce que vous ne craignez rien? N'est-il pas écrit que votre malheur survient à l'improviste, que vous serez brisés brusquement, sans remède?
—Oui, ami, mais n'est-il pas écrit d'autre part: «Mets ta confiance en Dieu de tout ton cœur, et ne l'appuie pas sur ta propre intelligence.» Remarquez-le, si je rangeais mes hommes à la façon des soldats, cela attirerait l'attention, et amènerait une attaque de la part de la cavalerie de Jacques qui arriverait de notre côté. Mon désir est d'amener mon troupeau au camp de Monmouth et de leur procurer des mousquets avant de les exposer dans une lutte aussi inégale.
—Vraiment, monsieur, c'est là une sage résolution, dit Saxon d'un air sévère, car si une troupe de cavalerie fondait sur ces bonnes gens, le berger n'aurait plus de troupeau.
—Non, cela n'arriverait jamais, s'écria Maître Pettigrue avec élan. Dites plutôt que berger, troupeau, et le reste se mettraient en marche sur le sentier épineux du martyre, qui conduit à la Jérusalem nouvelle. Sache, ami, que j'ai quitté Monmouth pour amener ces hommes sous son étendard. J'ai reçu de lui, ou plutôt de Maître Ferguson, des instructions m'ordonnant de vous trouver, ainsi que plusieurs autres des fidèles, dont nous attendons l'arrivée du côté de l'Est. Par quelle route êtes-vous venu?
—À travers la plaine de Salisbury, et ensuite par Bruton.
—Et avez-vous rencontré de nos gens on route?
—Pas un seul, répondit Saxon, mais nous avons laissé les Gardes bleus à Salisbury, et nous avons vu soit ceux-ci, soit un autre régiment tout près de ce côté-ci de la Plaine, au village de Mere.
—Ah! voici qu'a lieu le rassemblement des aigles, s'écria Maître Josué Pettigrue, en secouant la tête. Ce sont des gens aux beaux vêtements, avec chevaux de guerre et chariots, et harnais, comme les Assyriens de jadis, mais l'Ange du Seigneur soufflera sur eux pendant la nuit. Oui, dans sa colère, il les tranchera tous, et ils seront détruits.
—Amen! Amen! crièrent tous ceux des paysans qui étaient assez près pour entendre.
—Ils ont élevé leur corne, Maître Pettigrue, dit le Puritain aux cheveux gris. Ils ont établi leur chandelier sur une hauteur, le chandelier d'un rituel corrompu et d'un cérémonial idolâtre. Ne sera-t-il pas abattu par les mains des justes?
—Oh! voici que ledit chandelier a grossi et qu'il brûle en produisant de la suie et qu'il fut même un sujet de répugnance pour les narines, dans les jours de nos pères, s'écria un lourdaud, à figure rouge, que son costume indiquait comme appartenant à la classe des yeomen. Il en était ainsi quand le vieux Noll prit ses mouchettes et se mit à l'arranger. C'est une mèche qui ne peut être taillée que par l'épée des fidèles.
Un rire farouche de toute la troupe montra combien elle goûtait les pieuses plaisanteries du compagnon.
—Ah! frère Sandcroft, s'écria le pasteur, il y a tant de douceur, tant de manne cachées dans votre conversation. Mais la route est longue et monotone. Ne l'allégerons-nous pas par un chant d'éloges? Où est frère Thistlethwaite, dont la voix est comme la cymbale, le tambour et le dulcimer.
—Me voici, très pieux Maître Pettigrue, dit Saxon. Moi-même je me suis hasardé à élever ma voix devant le Seigneur.
Et sans autre préambule, il attaqua d'une voix de stentor l'hymne suivant, repris en chœur au refrain par le pasteur et son troupeau:
Qui me protège contre toute blessure;
Le Seigneur! Il est une cotte de mailles
Qui m'entoure tout le corps.
Dès lors qui craint de tirer l'épée.
Et de livrer les combats du Seigneur?
Qui est suspendu à mon bras gauche,
Le Seigneur! Il est la cuirasse éprouvée
Qui me défend contre tous les coups.
Dès lors, qui craint de tirer l'épée
Et de livrer les combats du Seigneur?
Ou tremble devant l'orgueilleux.
Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,
Lorsqu'IL sera à mon côté.
Dès lors, qui craint de tirer l'épée,
Et de livrer les combats du Seigneur?
Ni mine, ni sape, ni brèche, ni ouverture
Ne sauraient prévaloir contre elle
Dès lors, qui craint de tirer l'épée
Et de livrer les batailles du Seigneur?
Saxon se tut, mais le Révérend Josué Pettigrue agita ses longs bras et répéta le refrain qui fut repris bien des fois par la colonne des paysans en marche.
—C'est un hymne pieux, dit notre compagnon, qui avait repris la voix nasillarde et pleurarde, à laquelle il avait recouru en présence de mon père, et qui excitait ainsi mon dégoût, en même temps que l'étonnement de Ruben et de Sir Gervas, et il a rendu de grands services sur le champ de bataille.
—Véritablement, dit le clergyman, si vos camarades sont de saveur aussi douce que vous-même, vous vaudrez aux fidèles une brigade de piquiers.
Cette appréciation souleva un murmure approbateur chez les Puritains qui nous entouraient.
—Monsieur, reprit-il, puisque vous êtes plein d'expérience dans les pratiques de la guerre, je serai heureux de vous remettre le commandement de ce petit corps de fidèles jusqu'au moment où nous rejoindrons l'armée.
—En effet, dit tranquillement Decimus Saxon, il n'est que temps, de bonne foi, de mettre à votre tête un soldat. Ou bien mes yeux me trompent singulièrement, ou j'aperçois le reflet des épées et des cuirasses au haut de cette pente. M'est avis que nos pieux exercices ont attiré l'ennemi sur nous.
XV-Où nous nous mesurons avec les Dragons du Roi.
À peu de distance de nous, une autre route aboutissait à celle que nous suivions en compagnie de cette foule bigarrée.
Cette route décrivait une courbe autour de la base d'une hauteur bien boisée. Puis, elle se continuait en droite ligne un ou deux milles avant de rejoindre l'autre.
Au point culminant de la hauteur, il se trouvait un épais fourré d'arbres.
Parmi leurs troncs, on voyait aller et venir de brillants reflets d'acier indiquant la présence de gens armés.
Plus loin, à l'endroit où la route changeait brusquement de direction, et courant sur la crête de la hauteur, on voyait le contour de plusieurs cavaliers se détacher nettement sur le ciel du soir.
Et, cependant, il régnait un tel calme, une telle paix sur cette vaste étendue de campagne, où s'épandait la lumière adoucie et dorée du soleil à son déclin, avec sa douzaine de clochers de villages, et ses manoirs surgissant parmi les bois, qu'on avait peine à croire que le nuage, chargé de tonnerres guerriers, descendait peu à peu sur cette belle vallée, et que d'un instant à l'autre, la foudre pouvait en jaillir.
Toutefois les campagnards parurent comprendre sans aucune difficulté le danger auquel ils étaient exposés.
Ceux qui fuyaient de l'Ouest, poussèrent un hurlement de consternation et descendirent en courant éperdument, fouettèrent leurs bêtes de somme, dans l'espoir de mettre autant de distance que possible entre eux et les assaillants.
Le chœur de cris perçants, d'exclamations, le claquement des fouets, le grincement des roues, et le bruit d'écroulement, quand une charrette chargée venait à verser, tout cela formait un vacarme assourdissant, que dominait la voix de notre chef de son timbre vif, énergique.
Il encourageait, il donnait des ordres.
Mais quand le chant sonore, métallique des clairons jaillit du bois et que les premiers rangs d'un escadron de cavalerie commencèrent à descendre la pente, la panique s'accrut, et il nous devint difficiles de maintenir un ordre quelconque dans ce flot furieux de fuyards épouvantés.
—Arrêtez cette charrette, Clarke, cria Saxon d'une voix ferme.
De son épée, il me désignait une vieille charrette sur laquelle étaient entassés meubles et literie et qui cheminait lourdement, traînée par deux chevaux aux os saillants.
Au même instant, je le vis pousser son cheval en pleine foule et saisir les traits d'un autre char semblable.
Je donnai de la bride à Covenant. Je fus bientôt sur la même ligne que la charrette indiquée par lui, et dont je parvins à maîtriser les deux jeunes chevaux malgré leur résistance.
—Amenez-la, cria notre chef, manœuvrant avec le sang-froid que donne seul un long apprentissage de la guerre. Maintenant, ami, coupez les traits.
Aussitôt une douzaine de couteaux furent à l'œuvre.
Les animaux, qui ruaient, qui se débattaient, s'enfuirent, laissant leur charge derrière eux.
Saxon sauta à bas de son cheval, et donna l'exemple pour placer la charrette en travers de la route, pendant que d'autres paysans, sous les ordres de Ruben et de Maître Josué Pettigrue, disposaient deux autres charrettes de façon à barrer la route à une cinquantaine de yards plus loin.
Cette dernière précaution avait pour but de parer à une attaque de la cavalerie royale, qui pouvait couper à travers champs et nous prendre par derrière.
Ce plan fut si promptement conçu et exécuté que bien peu de minutes après la première alarme, nous nous trouvions à l'abri derrière une haute barricade, et que cette forteresse improvisés contenait une garnison de cent cinquante hommes.
—De combien d'armes à feu pouvons-nous disposer? demanda Saxon, d'une voix précipitée.
—Une douzaine de pistolets tout au plus, répondit le vieux Puritain, que ses compagnons appelaient Williams mon-Espoir-est-là-haut. John Rodway, le voiturier, a son espingole. Il y a aussi deux hommes pieux de Hungerford, qui sont garde-chasse et qui ont apporté leurs mousquets.
—Les voici, monsieur, cria un autre, en montrant deux solides gaillards barbus, occupés à pousser avec la baguette les charges dans leurs longs mousquets. Ils se nomment Wat et Nat Millman.
—Deux hommes, qui touchent le but, valent un bataillon qui tire en l'air, remarqua notre chef. Placez-vous sous les charrettes, mes amis, et appuyez vos mousquets sur les rayons des roues. Ne pressez pas la détente, avant que les fils de Betial soient à la distance de la longueur de trois piques.
—Mon frère et moi, dit l'un d'eux, nous abattons un daim à la course à deux cents pas. Notre vie est entre les mains du Seigneur, mais du moins nous expédierons avant nous deux de ces bouchers mercenaires.
—Avec autant de plaisir que quand nous avons tué des fouines ou des chats sauvages, s'écria l'autre en se glissant sous la charrette. Maintenant nous veillons sur la chasse gardée du Seigneur, frère Wat, et vraiment ces gens-là, sont du nombre. Les bêtes nuisibles qui l'infestent.
—Que tous ceux qui ont des pistolets se rangent derrière la charrette, dit Saxon, en attachant sa jument à la haie, et nous fîmes comme lui... Clarke, chargez-vous de la droite, avec Sir Gervas, tandis que Lockarby aidera Maître Pettigrue à veiller sur la gauche. Vous autres, placez-vous en arrière, avec des pierres. Si l'on venait à forcer nos barricades, lancez vos coups de faux aux chevaux. Une foie à terre, les cavaliers sont incapables de vous résister.
Un sourd et sombre murmure, indiquant une ferme résolution, s'éleva du milieu des paysans, mêlé d'exclamations pieuses et de quelques lambeaux d'hymnes ou de prières.
Tous avaient tiré de dessous leurs manteaux quelque arme rustique.
Dix ou douze d'entre eux avaient des pétrinaux qui, à en juger d'après leur air antique et la rouille qui les couvrait, paraissaient devoir être plus dangereux pour leurs possesseurs que pour l'ennemi.
D'autres avaient des faucilles, des faux, des demi-piques, des fléaux, ou des maillets; quelques-uns, de longs couteaux et des triques de chêne.
Si simples que fussent de telles armes, il est prouvé par l'histoire qu'elles ne sont nullement à dédaigner, entre les mains d'hommes possédés du fanatisme religieux.
Il suffisait de jeter un coup d'œil sur les figures austères, contractées de nos hommes, sur leurs yeux brillants d'enthousiasme et d'attente, pour voir qu'ils n'étaient pas gens à s'effrayer en face d'adversaires supérieurs soit en nombre soit en armement.
—Par la messe! dit à demi-voix Sir Gervas. C'est magnifique! Une heure passée ici vaut un an du Mail. Ce vieux taureau puritain est bel et bien aux abois. Voyons quelle sorte de sport ce sera quand les chiens de combat vont l'attaquer! Je parie cinq contre quatre pour les mangeurs de lard.
—Non, ce n'est pas le moment convenable pour de futiles paris, dis-je d'un ton bref, car son babillage étourdi m'agaçait en une circonstance aussi solennelle.
—Cinq contre quatre pour les soldats, alors! insista-t-il. C'est un trop beau match pour ne pas mettre un enjeu d'un côté ou de l'autre.
—C'est notre vie qui sert d'enjeu, dis-je.
—Ma foi! je n'y pensais plus, répondit-il, en mâchant son cure-dent. Être ou ne pas être, comme le dit Will, de Stratford. Kynaston était superbe dans cette tirade. Mais voici le coup de cloche qui annonce le lever du rideau.
Pendant que nous faisions nos préparatifs, l'escadron—car il semblait qu'il n'y en eût qu'un—avait descendu au trot par le chemin de traverse et s'était rangé sur la grande route.
Il se composait, autant que je pus en juger, de quatre-vingt-dix soldats, et il était évident, d'après leurs tricornes, leurs cuirasses, leurs manches rouges et leurs bandoulières, qu'ils faisaient partie des dragons de l'armée régulière.
Le gros de la troupe s'arrêta à un quart de mille de nous.
Trois officiers s'avancèrent sur le front, se consultèrent un court instant, et comme conséquence probable de cet entretien, l'un d'eux éperonna son cheval et trotta de notre côté.
Un trompette le suivait à quelque pas, agitant un mouchoir blanc et lançant de temps à autre des coups de clairon.
—Voici un parlementaire, dit Saxon, qui se tenait debout sur sa charrette. Maintenant, mes frères, nous n'avons ni timbales, ni airain sonore, mais nous avons l'instrument dont nous à pourvus la Providence. Montrons aux habits rouges que nous savons nous en servir.
Pourquoi redouter l'orgueilleux
Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,
S'il est à côté de moi, Lui.
Cent quarante voix lui répondirent en un chœur de voix rauques:
Et de livrer les combats du Seigneur?
À ce moment je n'eus pas de peine à comprendre comment les Spartiates avaient découvert dans Tyrtée, le chantre boiteux, le plus heureux de leurs généraux, car le son de leur propre voix augmentait la confiance des paysans, en même temps que les paroles martiales de l'hymne excitaient en leur cœur une détermination invincible.
Leur courage s'exalta tellement que leur chant s'acheva en un retentissant cri de guerre, qu'ils brandirent leurs armes au-dessus de leurs têtes et qu'ils étaient prêts, je crois, à s'élancer hors de leurs barricades pour se jeter sur les cavaliers.
Au milieu de cette clameur, de cette agitation, le jeune officier de dragons, un beau jeune homme au teint bronzé, s'approcha sans crainte de la barricade, arrêta son superbe cheval rouan et leva la main d'un geste impérieux pour demander le silence.
—Quel est le chef de cette bande? demanda-t-il.
—Adressez-moi votre message, monsieur, dit notre commandant, du haut de la charrette, mais sachez que votre drapeau blanc ne vous protégera que si vous employez le langage qui convient entre adversaires courtois. Dites ce que vous avez à dire ou retirez-vous?
—Courtoisie et l'honneur, dit l'officier d'un ton narquois, ne sont pas de mise avec des rebelles qui s'arment contre leur légitime souverain. Si vous êtes le chef de cette cohue, je vous avertis que si dans cinq minutes (à ces mots, il tira une belle montre en or) ils ne se dispersent pas, nous allons les charger et les sabrer.
—Le Seigneur saura protéger les siens, répondit Saxon, au milieu d'un grondement farouche par lequel la foule témoignait son approbation. Est-ce à cela que se réduit votre message?
—C'est tout, et vous verrez que cela suffit, traître Presbytérien, cria le cornette de dragons. Écoutez-moi, sots qu'on égare, reprit-il en se dressant sur ses éperons et parlant aux paysans qui se trouvaient de l'autre côté de la charrette. Vous pouvez encore sauver votre peau, si vous consentez seulement à livrer vos chefs, à jeter ce qu'il vous plaît d'appeler vos armes, et de vous remettre à la miséricorde du Roi.
—Voilà qui dépasse les bornes de vos privilèges, dit Saxon en tirant de sa ceinture un pistolet qu'il amorça. Si vous dites encore un mot pour détourner ces gens de leur fidélité, je fais feu.
—N'espérez pas de renforcer Monmouth, cria le jeune officier sans s'inquiéter de la menace, et s'adressant toujours aux paysans. Toute l'armée royale se rassemble pour le cerner et...
—Prenez garde, cria notre chef d'une voit gutturale et dure.
—...sa tête roulera sur l'échafaud dans moins d'un mois.
—Mais vous ne vivrez pas assez pour le voir, dit Saxon, en se baissant et tirant son coup de feu droit à la tête du cornette.
À la flamme du pistolet, le trompette fit demi-tour et partit au galop comme s'il s'agissait de sa vie, pendant que le cheval rouan pirouettait de son côté et partait aussi, avec son cavalier solidement fixé sur sa selle.
—Vraiment, vous l'avez manqué, ce Madianite! cria Williams mon-Espoir-est-là-haut.
—Il est mort, dit notre chef, en rechargeant son pistolet. C'est la loi de la guerre, Clarke, ajouta-t-il, en se tournant vers moi. Il a jugé à propos de l'enfreindre et il lui a fallu payer sa faute.
Pendant qu'il parlait, je vis le jeune officier s'incliner peu à peu sur sa selle.
Puis, quand il fut à moitié chemin de sa troupe, il perdit l'équilibre, et tomba lourdement sur la route, où la violence de sa chute le fit tourner deux ou trois fois sur lui-même.
Un grand cri de rage partit de l'escadron à cette vue et les paysans puritains y répondirent par un cri de défi.
—Face contre terre, tout le monde! cria Saxon. Ils vont faire feu.
Le pétillement de la mousqueterie, une grêle de balles frappant le sol dur, coupant les petites branches des haies sur les deux côtés, appuya l'ordre de notre chef.
Un grand nombre de paysans se couchèrent derrière les matelas de plumes et les tables qui avaient été tirées de la charrette.
D'autres s'étendirent de tout leur long dans la charrette même.
D'autres cherchèrent un abri derrière ou par-dessous.
D'autres encore se jetèrent dans les fossés de droite et de gauche.
Quelques-uns prouvèrent leur confiance dans l'intervention de la Providence, en restant debout, impassibles, sans se courber devant les balles.
Du nombre de ceux-ci étaient Saxon et Sir Gervas.
Le premier voulait donner un exemple à ses troupes inexpérimentées. Le second agissait ainsi simplement par insouciance, par indifférence.
Ruben et moi, nous nous assîmes côte à côte dans le fossé, et je puis vous assurer, mes chers petits-enfants, que nous éprouvâmes la plus grande envie de baisser la tête, quand nous entendîmes les balles siffler tout autour de nous.
Si jamais un soldat vous a raconté qu'il ne l'a point fait la première fois qu'il est allé au feu, ce soldat-là est un homme qui ne mérite aucune confiance.
Toutefois, quand nous fûmes restés assis, raides et silencieux, comme si nous avions le cou engourdi, pendant quelques minutes au plus, cette sensation disparut entièrement, et depuis ce jour je ne l'ai jamais éprouvée.
Vous le voyez, la familiarité engendre le mépris pour les balles comme pour d'autres choses, et bien qu'il ne soit pas aisé d'en venir à les aimer, comme le roi de Suède ou Mylord Cutts, il n'est pas très difficile de les voir avec indifférence.
La mort du cornette ne resta pas longtemps sans être vengée.
Un petit vieux, armé d'une faucille, et qui était resté debout près de Sir Gervas, jeta tout à coup un cri aigu, bondit, en lançant un sonore «Gloire à Dieu» et tomba la face contre terre.
Il était mort.
Une balle l'avait frappé juste au-dessus de l'œil droit. Presque au même instant un des paysans, qui se trouvaient dans la charrette, eut la poitrine traversée et se laissa tomber assis, couvrant les roues de son sang qu'il rendait en toussant.
Je vis Maître Josué Pettigrue le saisir dans ses longs bras et lui mettre quelques oreillers sous la tête, de sorte que l'homme resta étendu, respirant péniblement et marmottant des prières.
En ce jour-là, le ministre se montra un homme, car il allait hardiment parmi le feu, ses carabines, son épée dans la main gauche—car il était gaucher—et sa Bible dans la main droite.
—C'est pour ceci que vous mourez, chers frères, ne cessait-il de crier, en tenant en l'air le volume brun, n'êtes-vous pas prêts à mourir pour LUI?
Et chaque fois qu'il faisait cette question, un sourd et prompt murmure d'adhésion partait du fossé, de la charrette et de la route.
—Ils tirent comme des rustauds à une revue de la milice, dit Saxon, en s'asseyant sur le bord de la charrette. Comme tous les jeunes soldats, ils visent trop haut. Quand j'étais adjudant, je ne manquais jamais de faire abaisser les canons des mousquets jusqu'à ce qu'un coup d'œil me prouvât qu'ils étaient dirigés en ligne horizontale. Ces coquins se figurent qu'ils se sont acquittés de leur besogne quand ils ont fait partir leur arme, bien qu'ils soient aussi sûrs d'atteindre les pluviers que de nous atteindre.
—Cinq des fidèles sont tombés, dit William mon-Espoir-est-là-haut. Est-ce que nous n'allons pas faire une sortie, et livrer bataille aux enfants de l'Antéchrist? Allons nous rester ici comme des oiseaux de bois sur lesquels les soldats s'exercent à tirer à une fête de village?
—Il y a une grange de pierre là-haut, sur la pente, fis-je remarquer. Si nous qui avons des chevaux, et quelques autres, nous pouvions occuper les dragons, le peuple réussirait peut-être à s'y rendre et il serait ainsi à l'abri du feu.
—Au moins laissez-nous, moi et mon frère, leur rendre une ou deux balles, s'écria un des tireurs postés entre les roues.
Mais à toutes nos prières, à tous nos conseils, notre chef répondait en secouant la tête, et il continuait à balancer ses longues jambes sur les côtés de la charrette, et à tenir les yeux attentivement fixés sur les cavaliers, dont un grand nombre avaient mis pied à terre et appuyaient leurs carabines sur les croupes de leurs chevaux.
—Cela ne peut pas durer, monsieur, dit le ministre, d'une voix basse et grave, il y a encore deux hommes d'atteints.
—Quand même il y en aurait cinquante de plus, répondit Saxon, nous devons attendre qu'ils chargent. Que feriez-vous, mon homme? Si vous quittez cet abri, vous serez coupés et anéantis jusqu'au dernier. Quand vous aurez vu la guerre autant que moi, vous apprendrez à vous accommoder tranquillement de ce qui est inévitable. Je me souviens qu'en pareille situation, comme l'arrière-garde, ou nach hut de l'armée impériale, était poursuivie par les Croates, alors à la solde du Grand Turc, je perdis la moitié de ma compagnie avant de pouvoir combattre corps à corps contre ces renégats mercenaires. Ah! mes braves garçons. Voici qu'ils remontent à cheval: nous n'aurons pas à attendre longtemps.
En effet, les dragons se remettaient en selle et se formaient sur la route, évidemment dans l'intention de nous charger.
En même temps, une trentaine d'hommes se détachaient de l'escadron et traversaient au trot les champs à notre gauche.
Saxon étouffa un juron sincère en les voyant.
—Ils s'entendent quelque peu à la guerre, après tout, dit-il. Ils se préparent à nous charger de front et en flanc. Maître Josué, faites en sorte que vos hommes armés de faux se rangent le long de la haie vive qui est sur la droite. Tenez bon, mes frères, et ne reculez pas devant les chevaux. Vous autres, qui avez des faucilles, couchez-vous dans ce fossé, et coupez les jambes des chevaux. Une ligne de lanceurs de pierres derrière ceux-là. Une lourde pierre vaut une balle, à bout portant. Si vous tenez à revoir vos femmes et vos enfants, défendez bien cette haie contre les cavaliers. Maintenant voyons pour l'attaque de front. Que les hommes armés de pétrinaux montent dans la charrette. Il y a vos deux pistolets, Clarke, et les deux vôtres, Lockarby. Il m'en reste un à moi aussi: cela fait cinq. Puis dix autres de même sorte et trois mousquets, cela fait vingt coups en tout. Vous n'avez pas de pistolets, sir Gervas?
—Non, mais je puis m'en procurer, dit notre compagnon qui sauta en selle, franchit le fossé, dépassa la barricade et fut bientôt sur la route, dans la direction des dragons.
Cette manœuvre fut si soudaine, si inattendue, qu'il se fit pendant quelques secondes un silence absolu, auquel succéda une clameur générale de haine et de malédictions parmi les paysans.
—Feu sur lui! Feu sur le perfide amalécite! hurlaient-ils. Il est allé rejoindre ses pareils. Il nous a livrés aux mains de l'ennemi. Judas! Judas!
Quant aux dragons, qui continuaient à se former pour la charge et qui attendaient que l'attaque de flanc fut prête, ils restèrent immobiles, silencieux, ne sachant que penser du cavalier en brillant costume qui arrivait à leur rencontre.
Mais nous ne restâmes pas longtemps dans le doute.
Dès qu'il fut arrivé à l'endroit où était tombé le cornette, il sauta à bas de son cheval, prit le pistolet du mort et la ceinture qui contenait la poudre et les balles.
Puis il se remit en selle, sans se presser, au milieu d'une grêle de balles qui faisaient voltiger autour de lui la poussière blanche, se dirigea vers les dragons et déchargea sur eux un de ses pistolets.
Alors faisant demi-tour, il leur ôta poliment son chapeau et vint nous rejoindre au galop, sans avoir reçu une égratignure, bien qu'une halle eût écorché un pâturon de son cheval, et qu'une autre eût fait un trou dans le pan de son habit.
Les paysans jetèrent un grand cri de joie en le voyant revenir, et depuis ce jour-là, notre ami put porter ses brillants costumes et se conduire à sa fantaisie, sans être soupçonné d'être monté sur un cheval infernal ou de manquer de zèle pour la cause des Saints.
—Ils avancent, cria Saxon. Que personne n'appuie sur la détente avant de m'avoir vu tirer! Si quelqu'un le fait, je lui envoie une balle, dût-elle être ma dernière, et quand même les soldats seraient au milieu de nous.
Quand notre chef eut prononcé cette menace et promené sur nous un regard farouche pour bien montrer qu'il l'exécuterait, le son perçant d'un clairon partit de la cavalerie qui nous faisait face, et ceux qui nous menaçaient de flanc y répondirent de même.
À ce signal, les deux troupes jouèrent des éperons et s'élancèrent sur nous de toute leur vitesse.
Ceux qui étaient dans le champ furent retardés un instant et mis quelque peu en désordre par la nature molle du terrain détrempé, mais après en être sortis, ils se reformèrent de l'autre côté et poussèrent vivement vers la haie.
Quant à nos adversaires qui n'avaient pas d'obstacle à vaincre, ils ne ralentirent point leur allure et fondirent, avec un bruit de tonnerre, un vacarme de harnais, une tempête de jurons sur nos barricades sommaires.
Ah! mes enfants, quand un homme, parvenu à la vieillesse, tente de décrire de pareilles choses et de faire voir à autrui ce qu'il a vu, alors seulement il comprend combien est pauvre le langage d'un homme ordinaire, le langage qui lui suffit pour les usages de la vie, et combien il est insuffisant en de semblables cas.
En effet, si en ce moment même je puis voir cette blanche route de Somerset, avec la charge furieuse, tournoyante des cavaliers, les figures rouges, irritées des hommes, les naseaux dilatés des chevaux, parmi les nuages de poussière qui se soulèvent et les encadrent, je ne saurais espérer de représenter nettement devant vos jeunes yeux une scène pareille, que vous n'avez jamais contemplée et que vous ne contemplerez, jamais, je l'espère.
Puis, quand je pense au bruit, d'abord un simple grincement, un tintement, qui s'enflait, redoublait de force et d'étendue à chaque pas, jusqu'au moment où il arriva sur nous, formidable comme le tonnerre, avec un grondement qui donnait l'idée d'une puissance irrésistible, je sens qu'il y a là aussi quelque chose que ne sauraient exprimer mes faibles paroles.
Pour des soldats inexpérimentés comme nous, il semblait que notre fragile protection, et nos faibles armes fussent absolument impuissantes à arrêter l'élan et l'impulsion des dragons.
À droite et à gauche, je voyais des figures pâles, contractées, aux yeux dilatés, aux traits rigides, avec un air d'obstination qui exprimait moins l'espérance que le désespoir.
De tous côtés s'élevaient des exclamations et des prières:
—Seigneur, sauve ton peuple!
—Miséricorde, Seigneur, miséricorde!
—Sois avec nous en ce jour!
—Reçois nos âmes, ô Père miséricordieux!
Saxon était couché en travers de la charrette.
Ses yeux scintillaient comme des diamants.
Il tenait son pistolet au bout de son bras tendu et rigide.
Suivant son exemple, chacun de nous visa avec tout le sang-froid possible le premier rang ennemi.
Notre seul espoir de salut consistait à faire cette unique décharge assez terrible pour que nos adversaires fussent ébranlés et aussi hors d'état de poursuivre leur attaque.
Ne ferait-il donc jamais feu, cet homme?
Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de pas de nous.
Je distinguais aisément les boucles des cuirasses, et les cartouches portées en bandoulière.
Ils firent un pas de plus.
Enfin le pistolet de notre chef partit, et nous tirâmes à toute volée à bout portant, soutenus par une grêle de grosses pierres que lançaient les mains de robustes paysans, placés derrière nous.
Je les entendis heurter casques et cuirasses.
On eût dit la grêle frappant des vitres.
Le nuage de fumée qui, pendant un instant, avait voilé la ligne des chevaux lancés au galop et des braves cavaliers, se dissipa lentement pour nous montrer une scène bien différente.
Une douzaine d'hommes et de chevaux formaient un amas confus, se roulant, s'éclaboussant de jets de sang, ceux qui n'étaient pas atteints tombant sur ceux que nos balles et nos pierres avaient abattus.
Des destriers qui se démenaient, renâclaient, des pieds ferrés, des corps humains qui se relevaient, chancelaient, retombaient, des soldats affolés, sans chapeau, éperdus, presque assommés par une chute, ne sachant de quel côté se tourner, tel était le premier plan du tableau, et au fond le reste de l'escadron fuyait à toute allure, les blessés et les autres, tous poussés par un commun désir d'arriver à un endroit sûr, où ils pussent reformer leurs rangs en désordre. Un grand cri d'enthousiasme et de reconnaissance se fit entendre parmi les paysans ravis.
Ils sautèrent par-dessus les barricades, tuèrent ou mirent hors de combat les quelques soldats non blessés qui n'avaient pu ou qui n'avaient pas voulu suivre leurs compagnons dans leur fuite.
Les vainqueurs s'emparèrent avec empressement des carabines, épées et bandoulières, car plusieurs d'entre eux avaient servi dans la milice et savaient fort bien manier les armes qu'ils avaient conquises.
Mais la victoire était encore loin d'être complète.
L'escadron de flanc avait hardiment abordé la haie.
Une douzaine au moins de cavaliers s'y étaient frayés passage, malgré la pluie de pierres et les coups de pique et de faux lancés avec une énergie désespérée.
Dès que les dragons, avec leurs longs sabres et leurs cuirasses, furent au milieu des paysans, ils eurent une grande supériorité sur eux et bien que les faucilles eussent abattu plusieurs chevaux, les soldats continuaient à jouer du sabre et à tenir en respect la résistance farouche de leurs adversaires mal armés.
Un sergent de dragons, homme très résolu, et d'une force prodigieuse, semblait commander le peloton et encourageait ses hommes tant par ses paroles que par son exemple.
Un coup de demi-pique abattit son cheval, mais il sauta à bas avant que l'animal fût tombé et vengea sa mort par un coup qu'il porta à tour de bras avec son lourd sabre.
Brandissant son chapeau de sa main gauche, il continuait à rallier ses hommes, à frapper tout Puritain qui se hasardait contre lui.
Enfin un coup de hachette le fit tomber à genoux et un fléau brisa son sabre près de la poignée.
En voyant tomber leur chef, ses camarades firent demi-tour et s'enfuirent à travers la haie.
Mais le vaillant soldat, blessé, couvert de sang, persistait à faire tête et il aurait fini par être assommé pour expier sa bravoure, si je ne l'avais pas saisi et jeté dans la charrette, où il eut le bon sens de rester tranquille, jusqu'à la fin de l'escarmouche.
Sur les douze qui avaient forcé la haie, quatre au plus s'échappèrent.
Plusieurs autres gisaient morts ou blessés, embrochés par les faux ou jetés à bas de leurs chevaux par les pierres.
Au total neuf dragons périront, quatorze furent blessés, et nous en fîmes prisonniers sept autres qui n'avaient pas été atteints.
Il demeura entre nos mains dix chevaux en état de servir, une vingtaine de carabines, avec une bonne provision de mèche, de poudre et de balles.
Le reste de l'escadron se borna à des coups de feu isolés, épars, irréguliers. Puis ils partirent au galop par le chemin de traverse et disparurent parmi les arbres d'où ils étaient sortis.
Mais le résultat n'avait pas été atteint sans de cruelles pertes de notre côté.
Trois hommes avaient été tués et six blessés; l'un d'eux l'avait été fort gravement par le feu de la mousqueterie.
Cinq avaient été sabrés par le peloton de flanc lorsqu'il avait forcé la haie; un seul d'entre eux laissait quelque espoir de guérison.
En outre, un homme avait péri par suite de l'explosion d'un antique pétrinal et un autre avait eu un bras cassé par un coup de pied de cheval.
Nos pertes totales se montaient donc à huit tués et autant de blessés, mais il fallait bien reconnaître que ce nombre était faible, après une escarmouche aussi vive, et en face d'un ennemi qui nous était supérieur en discipline comme en armement.
Les paysans furent si enthousiasmés de leur victoire que ceux d'entre eux, qui avaient pris des chevaux, réclamaient à grands cris la permission de poursuivre les dragons, et cela d'autant plus instamment que Sir Gervas Jérôme et Ruben s'offraient avec ardeur pour les conduire.
Mais Decimus Saxon refusa nettement de se prêter à aucune entreprise de cette sorte.
Il ne se montra pas plus accueillant à l'égard du Révérend Josué Pettigrue, quand celui-ci parla, en sa qualité de pasteur, de monter sur la charrette, pour prononcer les quelques paroles encourageantes et onctueuses que comportait la situation.
—Il est vrai, bon Maître Pettigrue, que nous sommes obligés à bien des éloges et des actions de grâce et qu'il nous faut rivaliser de douce et sainte émulation pour célébrer la bénédiction qui a été répandue sur Israël, dit-il, mais le temps n'est pas encore venu. Il y a une heure pour la prière, il y a une heure pour le labeur. Écoutez-moi, l'ami, dit-il à l'un des prisonniers. À quel régiment appartenez-vous?
—Ce n'est pas à moi de répondre à vos questions, répondit l'homme d'un ton rude.
—Non? Alors nous allons essayer si une corde autour du crâne, bien serrée au moyen d'une baguette de tambour, ne vous déliera pas la langue, dit Saxon en rapprochant sa figure de celle du prisonnier et le regardant dans les yeux d'un air si féroce que l'homme recula d'effroi.
—C'est un escadron du second régiment de dragons, dit-il.
—Et le régiment même, où est-il?
—Nous l'avons laissé sur la route d'Ilchester et de Landport.
—Vous entendez? dit notre chef. Nous n'avons pas un moment à perdre, autrement nous pourrons avoir toute la troupe sur les bras. Qu'on mette les morts et les blessés sur la charrette! Nous y attellerons ces deux chevaux de troupe. Nous ne serons en sûreté qu'après être arrivés à Taunton.
Maître Josué lui-même comprit que l'on était trop pressé pour avoir le temps de se livrer à aucune pratique spirituelle.
Les blessés furent hissés dans la charrette et étendus sur les matelas, pendant que les morts étaient déposés dans l'autre charrette qui avait protégé notre arrière.
Les paysans, qui en étaient possesseurs, bien loin de faire des objections contre cette façon de disposer de leur bien, nous aidèrent de leur mieux, en serrant les sous-ventrières et bouclant les traits.
Moins d'une heure après le combat, nous avions repris notre marche et nous jetions à travers le crépuscule un dernier regard sur des taches sombres et éparpillées qui marquaient la route blanche.
C'étaient les corps des dragons qui indiquaient l'endroit où nous avions été victorieux.