Micah Clarke - Tome I: Les recrues de Monmouth
Jamais chevalier ne fit mieux le saut avec un écuyer.
«Voilà plusieurs semaines que je n'ai pas osé citer Hudibras par crainte de mettre le Covenant en ébullition dans les veines du vieux.
—Si vraiment nous devons être camarades, dis-je d'un ton rude, il faut que vous appreniez à parler avec plus de respect et moins de désinvolture au sujet de mon père. Il ne vous aurait jamais accordé l'hospitalité, s'il avait entendu l'histoire que vous m'avez racontée, il n'y a qu'un instant.
—C'est probable, dit l'aventurier en riant sous cape. Il y a pas mal de chemin entre une mosquée et un conventicule. Mais n'ayez pas la tête si chaude, mon ami. Il vous manque cette égalité de caractère que vous acquerrez, sans aucun doute, en vos années de maturité. Comment! mon garçon, moins de cinq minutes après m'avoir vu, vous allez m'assommer à coups de rame, et depuis lors vous avez toujours été sur mes talons comme un chien de meute, tout prêt à donner de la voix, pour peu que je mette le pied sur ce que vous appelez la ligne droite. Songez-y, vous allez vous trouver au milieu de gens qui se battent à l'occasion de la moindre querelle. Un mot de travers et un coup de rapière se suivent de près.
—Êtes-vous dans ces dispositions-là? répondis-je avec vivacité. J'ai le caractère paisible, mais des menaces déguisées, des bravades voilées, je ne les tolérerai pas.
—Diantre! s'écria-t-il, je vois que vous vous disposez à me couper en morceaux et à m'envoyer ainsi par morceaux au camp de Monmouth. Non, nous aurons assez à nous battre, sans nous chercher noise mutuellement. Quelles sont ces maisons, à gauche?
—C'est le village de Swathling, répondis-je. Les lumières de Bishopstoke brillent à droite, dans le creux.
—Alors nous avons fait quinze milles de notre trajet, et il me semble qu'on voit déjà une faible lueur d'aube. Hallo! qu'est-ce que cela? Il faut que les lits soient rares pour que les gens dorment sur les grandes routes.
Une tache sombre que j'avais remarquée sur la chaussée en avant de nous devint à une approche un corps humain, étendu de tout son long, la face contre terre, la tête posant sur ses bras croisés.
—Un homme qui aura fait la fête, à l'auberge du village sans doute? remarquai-je.
—Il y a du sang dans l'air, dit Saxon en relevant son nez recourbé comme un vautour qui flaire la charogne.
La lueur pâle et froide de la première aube, tombant sur des yeux grands ouverts et sur une face exsangue me prouva que l'instinct du vieux soldat ne l'avait pas trompé et que l'homme avait rendu le dernier soupir.
—Voilà de la belle besogne; dit Saxon en s'agenouillant à côté du cadavre et lui mettant les mains dans les poches, des vagabonds sans doute! Pas un farthing dans les poches! Pas même la valeur d'un bouton de manchette pour payer son enterrement.
—Comment a-t-il été tué? demandai-je, plein d'horreur en voyant cette pauvre face sans expression, maison vide, dont l'habitant était parti.
—Un coup de poignard par derrière, et un coup sec sur la tête avec la crosse d'un pistolet. Il ne peut pas être mort depuis longtemps, et cependant il n'a pas un denier sur lui. Pourtant c'était un homme d'importance, à en juger par ses vêtements: du drap fin, d'après le toucher, culottes de velours, boucles d'argent aux souliers. Les coquins ont dû faire un riche butin sur lui. Si nous pouvions les rattraper, Clarke, ce serait une grande et belle chose.
—En effet, ce serait beau! m'écriai-je avec enthousiasme. Quelle tâche plus noble que de faire justice d'assassins aussi lâches!
—Peuh! Peuh! s'écria-t-il. La justice est une dame sujette aux glissades et l'épée qu'elle porte a deux tranchants. Il pourrait bien se faire qu'en notre rôle de rebelles, nous ayons de la justice à en revendre. Si je songe à poursuivre ces voleurs, c'est pour que nous les soulagions de leur spolia opima, en même temps que des autres choses précieuses qu'ils ont pu amasser illégalement. Mon savant ami le Flamand établit que ce n'est point voler que de voler un voleur. Mais où allons-nous cacher ce corps?
—Pourquoi le cacherions-nous? demandai je.
—Eh! l'ami, si ignorant que vous soyez des choses de la guerre ou des précautions du soldat, vous devez voir que si l'on trouvait ce cadavre ici, on crierait au meurtre dans tout le pays, et que des inconnus comme nous seraient arrêtés comme suspects. Et si nous arrivions à nous justifier, ce qui n'est pas chose facile, le juge de paix voudrait au moins savoir d'où nous venons, où nous allons; et tout cela finirait par des recherches qui ne présagent rien de bon.
«Ainsi donc, mon ami inconnu et silencieux, reprit-il, je vais prendre la liberté de vous traîner jusque dans les broussailles. Il est probable que vous y passerez au moins un ou deux jours sans qu'on s'aperçoive de votre présence, et qu'ainsi vous ne causerez pas d'ennuis à d'honnêtes gens.
—Au nom du Ciel, ne le traitez pas avec cette brutalité, m'écriai-je en sautant à bas de mon cheval, et posant ma main sur le bras de mon compagnon. Il n'est nullement nécessaire de le traîner avec autant de sans-gêne. Puisqu'il faut l'enlever d'ici, je le transporterai avec tous les égards nécessaires.
En disant ces mots, je pris le corps entre mes bras. Je le portai dans un amas d'ajoncs en fleur près de la route, je l'y déposai avec respect et ramenai les branches sur lui pour le cacher.
—Vous avez les muscles d'un bœuf et un cœur de femme, marmotta mon compagnon. Par la Messe, il avait raison, ce chanteur de psaumes en cheveux blancs, car, si ma mémoire est fidèle, il a dit quelque chose de ce genre. Quelques poignées de poussière feront disparaître les taches. Maintenant nous pouvons nous remettre en route sans crainte d'être appelés à répondre des crimes d'un autre. Je vais seulement serrer ma ceinture et sans doute nous serons bientôt hors de danger.
«J'ai eu affaire, reprit Saxon, pendant que nous reprenions notre chevauchée, à bien des gentilshommes de cette espèce, avec les brigands albanais, les banditti piémontais, les lansquenets, les francs-cavaliers du Rhin, les picaroons d'Algérie, et autres de leurs pareils. Cependant je ne puis m'en rappeler un seul qui ait pu prendre sa retraite en sa vieillesse avec une fortune suffisante. C'est un commerce toujours précaire, et qui doit finir tôt ou tard par une danse dans le vide au bout d'une corde raide, avec un bon ami vous tirant de toute sa force par les jambes pour vous débarrasser de l'excès de souffle qui peut vous rester.
—Et tout ne finit pas là! remarquai-je.
—Non, il y a de l'autre côté Tophet et le feu de l'enfer. Ainsi nous l'apprennent nos bons amis les curés. Eh bien, si l'on ne réussit pas à gagner de l'argent dans ce monde, si l'on finit par y être pendu, et si l'on doit enfin brûler éternellement, il est certain qu'on s'est engagé dans une route semée d'épines. Mais d'autre part, si l'on parvient à mettre la main sur une bourse bien garnie, ainsi que l'on fait cette nuit ces coquins, on peut bien risquer quelque chose, dans le monde à venir.
—Mais, dis-je, à quoi leur servira cette bourse pleine? De quelle utilité seront les vingt ou trente pièces enlevées à ce malheureux par ces coquins, quand sonnera leur dernière heure?
—C'est vrai, dit sèchement Saxon, mais elles pourront leur rendre quelques services en attendant. Vous dites que c'est là Bishopstoke? Que sont ces lumières qu'on voit plus loin?
—Elles viennent de Bishop's Waltham, répondis je.
—Il faut aller plus vite, car je tiendrais beaucoup à être à Salisbury avant qu'il fasse grand jour.
«Nous y donnerons du repos à nos cheveux jusqu'au soir, et nous nous reposerons aussi, car l'homme et la bête ne gagnent rien à arriver fourbus sur le théâtre de la guerre.
«Pendant toute cette journée, on ne verra pas que courriers sur courriers par toutes les routes de l'ouest.
«Il y aura peut être aussi des patrouilles de cavalerie et nous ne pourrons y montrer nos figures sans risquer d'être arrêtés et interrogés.
«Or, si nous restons dedans pendant le jour, et si nous reprenons notre voyage à la tombée de la nuit, en nous écartant de la grande route et traversant la plaine de Salisbury et les dunes du comté de Somerset, nous arriverons probablement au but sans accident.
—Mais si Monmouth avait engagé la lutte avant que nous soyons arrivés?
—Alors nous aurons manqué une occasion de nous faire couper la gorge.
«Hé! l'ami, en supposant qu'il ait été mis en déroute, et son monde dispersé, ne serait-ce pas une fameuse idée de notre part que de nous présenter comme deux loyaux yeomen, qui auraient fait à cheval tout le trajet depuis le Hampshire, pour frapper un coup contre les ennemis du Roi?
«Nous pourrions obtenir un présent en argent ou en terre comme récompense de notre zèle...
«Non, ne froncez pas le sourcil, ce n'était qu'une plaisanterie.
«Laissons souffler nos chevaux en montant cette côte au pas.
«Mon genêt est aussi frais qu'au départ, mais votre grande carcasse commence à peser sur votre gris pommelé.
La tache lumineuse de l'orient s'était allongée et élargie.
Le ciel était parsemé de petites aigrettes écarlates formées par des nuages.
Comme nous franchissions les collines basses près du gué de Chandler et Romsey, nous pûmes voir la fumée de Southampton au Sud-Est, et la vaste et sombre masse de la New Forest sur laquelle planait la brume matinale.
Quelques cavaliers passèrent près de nous, jouant de l'éperon, et trop préoccupés de leurs affaires pour s'enquérir des nôtres.
Deux ou trois charrettes, et une longue file de chevaux de bât, dont la charge consistait principalement en ballots de laine arrivèrent fort espacés par un chemin, de traverse.
Les conducteurs nous ôtèrent leurs chapeaux et nous souhaitèrent bon voyage.
À Dunbridge, les habitants commençaient à se mettre en mouvement.
Ils enlevaient les volets des cottages et venaient à la barrière de leurs jardins pour nous voir passer.
Lorsque nous entrâmes à Dean, le grand soleil rouge élevait son globe rosé au-dessus de l'horizon.
L'air s'emplissait du bourdonnement des insectes et des doux parfums du matin.
Nous mîmes pied à terre dans le dernier village et bûmes un verre d'ale pendant que nos chevaux se reposaient et se désaltéraient.
L'hôtelier ne put nous donner aucun renseignement au sujet des insurgés et paraissait d'ailleurs se soucier fort peu que l'affaire tournât dans un sens ou dans l'autre.
—Tant que le brandy paiera un droit de six shillings huit pence par gallon et qu'avec le fret et le coulage il reviendra à une demi-couronne, dont je compte bien tirer douze shillings, peu m'importe que tel ou tel soit roi d'Angleterre. Parlez-moi d'un roi qui empêcherait la maladie du houblon, je suis son homme.
Telle était la politique de l'hôtelier, et j'oserai dire qu'il y en avait bien d'autres qui pensaient comme lui.
De Dean à Salisbury, on va en droite ligne à travers de la lande, des marais, des bourbiers de chaque côté de la route, sans autre halte que le hameau d'Aldesbury, à cheval sur la limite même du comté de Wilts.
Nos montures, ragaillardies par un court repos, allaient d'un bon train.
Ce mouvement rapide, l'éclat du soleil, la beauté du matin, tout concourait à nous égayer l'esprit, à nous remonter, après l'abattement que nous avaient causé notre longue chevauchée nocturne et l'incident du voyageur assassiné.
Les canards sauvages, les macreuses, les bécasses partaient à grand bruit des deux côtés de la route au son des fers des chevaux.
Une fois, une harde de daims rouges se dressa au milieu de la fougère et s'enfuit dans la direction de la forêt.
Une autre fois, comme nous passions devant un épais bouquet d'arbres, j'entrevis une créature de formes indécises, à demi cachée par les troncs des arbres, et qui était sans doute, à ce que j'imagine, un de ces bœufs sauvages dont j'ai entendu les paysans parler, êtres, qui, d'après eux, habitent les profondeurs des forêts du sud et sont si farouches, si intraitables que nul n'ose en approcher.
L'étendue de la perspective, la fraîcheur piquante de l'air, la sensation toute nouvelle d'une grande tâche à accomplir, tout concourait à faire circuler dans mes veines comme une vie ardente, et telle que le tranquille séjour au village n'eût jamais pu me la donner.
Mon compagnon, avec sa supériorité d'expérience, éprouvait aussi cette influence car il se mit à chanter d'une voix fêlée une chanson monotone, qui, prétendait-il, était une ode orientale et qui lui avait été apprise par la sœur cadette de l'Hospodar de Valachie.
—Parlons un peu de Monmouth, remarqua-t-il, revenant soudain aux réalités de notre situation. Il est peu probable qu'il soit en état d'entrer en campagne avant quelques jours, quoiqu'il soit d'extrême importance pour lui de frapper un coup sans retard, de façon à exciter le courage de ses partisans avant d'avoir sur les bras les troupes du roi.
«Remarquez-le, il lui faut non seulement trouver des soldats, mais encore les armer, et il est probable que ce sera plus difficile encore.
«Supposons qu'il réussisse à rassembler cinq mille hommes—et il ne peut faire un mouvement avec un nombre inférieur—il n'aura pas un mousquet par cinq hommes. Le reste devra se tirer d'affaires avec des piques, des massues et les armes primitives qu'on pourra trouver.
«Tout cela prend du temps; il y aura peut-être des escarmouches, mais sans doute aucun engagement sérieux avant notre arrivée.
—Lorsque nous le rejoindrons, il aura débarqué depuis trois ou quatre jours, dis-je.
—C'est bien peu de temps, avec son petit état-major d'officiers pour enrôler ses hommes et les organiser en régiments. Je ne m'attends guère à le trouver à Taunton, quoiqu'on nous y ait envoyés. Avez-vous entendu parler de riches Papistes dans ce pays?
—Je ne sais, répondis-je.
—S'il y en avait, il y aurait des caisses d'orfèvrerie, de la vaisselle d'argent, sans parler des bijoux de Milady et autres bagatelles propres à récompenser un fidèle soldat.
«Que serait la guerre sans le pillage?
«Une bouteille sans vin, une coquille sans huître.
«Voyez-vous là-bas cette maison qui regarde furtivement entre les arbres. Je parie qu'il y a sous ce toit un tas de bonnes choses, que vous et moi nous les aurions, rien qu'on prenant la peine de les demander, pourvu que nous les demandions, le sabre bien en main. Vous m'êtes témoin que votre père m'a fait présent de ce cheval, qu'il ne me l'a point prêté?
—Alors pourquoi dites-vous cela?
—De peur qu'il ne réclame la moitié du butin que je pourrai faire. Que dit mon érudit Flamand dans le chapitre intitulé: «An qui militi equum proebuit proedoe ab eo captoe particeps esse debeat?» ce qui signifie: «Si celui qui prête un cheval à un soldat, doit avoir part au butin fait par celui-ci?»
«En ce passage, il cite le cas d'un commandant espagnol, qui avait prêté un cheval à l'un de ses capitaines, et le capitaine ayant fait prisonnier le général ennemi, le commandant l'assigna en justice pour avoir la moitié des vingt mille couronnes auxquelles se monta la rançon du prisonnier. Un cas analogue est rapporté par le fameux Petrinus Bellus en son livre: «De Re militari» lecture favorite des chefs de grand renom.
—Je puis vous promettre, dis-je, que jamais mon père ne vous fera aucune réclamation, de ce genre. Voyez-vous, là, par-dessus la cime de la colline, comme le soleil fait briller le haut clocher de la cathédrale, qui semble comme un gigantesque doigt de pierre, montrant la route que tout homme doit suivre.
—Il y a une belle provision d'orfèvrerie et d'argenterie dans ces mêmes églises, dit mon compagnon. Je me souviens qu'à Leipzig, au temps de ma première campagne, je mis la main sur un chandelier, que je fus forcé de vendre à un brocanteur juif pour un quart de sa valeur; et pourtant, même à ce prix-là, j'en eus assez pour remplir de grosses pièces mon havresac.
Pendant qu'il parlait, il se trouva que la jument de Saxon avait gagné une où deux longueurs sur ma monture, ce qui me permit de le considérer à loisir sans tourner la tête.
Pendant notre chevauchée, j'avais eu trop peu de lumière pour juger de l'air qu'il avait sous son équipement, je fus stupéfait du changement que cela avait produit chez mon homme.
Habillé en simple particulier, sa maigreur extrême, la longueur de ses membres lui donnaient l'air gauche, mais à cheval, sa face maigre et sèche, vue sous son casque d'acier, sa cuirasse et son justaucorps de buffle élargissant son corps, ses hautes bottes de cuir souple montant jusqu'à mi-cuisse, il avait bien l'air du vétéran qu'il prétendait être.
L'aisance avec laquelle il se tenait en selle, l'expression hautaine et hardie de sa figure, la grande longueur de ses bras, tout indiquait l'homme capable de bien jouer son rôle dans la mêlée.
Son langage seul m'inspirait peu de confiance, mais son attitude suffisait aussi pour convaincre un novice que c'était un homme profondément expérimenté dans les choses de la guerre.
—Voici l'Aven qui brille parmi les arbres, remarquai-je. Nous sommes à environ trois milles de la ville de Salisbury.
—Voici un beau clocher, dit-il en jetant un regard sur la haute tour de pierre qui se dressait devant nous. On dirait que les gens d'autrefois passaient leur vie à entasser pierres sur pierres.
«Et pourtant l'histoire nous conte de rudes batailles, nous parle de bons coups donnés! Cela prouve qu'ils avaient des loisirs pour se distraire par des exercices guerriers, et qu'ils n'étaient pas toujours occupés à des besognes de maçons.
—En ce temps-là, l'Église était rude, répondis-je, en secouant mes rênes, car Covenant commençait à donner des signes de paresse. Mais voici quelqu'un qui pourrait peut-être nous donner des nouvelles de la guerre.
Un cavalier, dont l'extérieur indiquait qu'il avait dû faire une longue et pénible traite, s'approchait rapidement vers nous.
Homme et cheval étaient pareillement couverts de poussière grise, barbouillés de boue.
Néanmoins l'homme se mit au galop en laissant aller les rênes, et en se courbant sur l'encolure comme un homme pour lequel une foulée de plus a de la valeur.
—Holà! hé, l'ami, s'écria Saxon, en dirigeant sa jument de façon à barrer la route sur le passage de l'homme, quoi de nouveau dans l'Ouest?
—Je ne dois pas m'attarder, dit le messager d'une voix haletante, en ralentissant un instant son allure, je porte des papiers importants envoyés par Gregory Alford, maire de Lyme, pour le Conseil de Sa Majesté.
«Les Rebelles lèvent la tête, et se rassemblent comme les abeilles au temps de l'essaimage. Il y en a déjà quelques milliers en armes, et tout le comté de Devon s'agite.
«La cavalerie rebelle, commandée par Lord Grey, a été chassée de Bridport par la milice rouge de Dorset, mais tous les whigs à l'oreille en pointe, depuis le Canal jusqu'à la Severn, vont rejoindre Monmouth.
Et après ce bref résumé des nouvelles, il nous dépassa et reprit sa route à grand bruit, au milieu d'un nuage de poussière, pour remplir sa mission.
—Ainsi donc voilà la bouillie sur le feu, dit Decimus Saxon, lorsque nous nous remîmes en marche, maintenant qu'il y a des peaux trouées, les rebelles peuvent tirer les épées et jeter les fourreaux. Ou bien c'est la victoire pour eux, ou bien leurs quartiers seront accrochés dans toutes les villes du royaume qui ont un marché. Hé! mon garçon, nous jetons une basse carte pour une belle mise.
—Remarquez que Lord Grey a éprouvé un échec, dis-je.
—Peuh! cela n'a pas d'importance. Une escarmouche de cavalerie, tout au plus, car il est impossible que Monmouth ait amené le gros de ses forces à Bridport, et s'il avait pu l'y amener, il s'en serait gardé, car cet endroit n'est pas sur sa route.
«Ça été une de ces affaires qui se composent de trois coups de feu et un temps de galop, où chacun des combattants gagne au large en s'attribuant la victoire. Mais nous voici dans les rues de Salisbury. Maintenant laissez-moi la parole. Sans quoi votre maudite véracité peut nous faire faire la culbute avant que l'heure ait sonné.
Nous descendîmes la large Grand-Rue pour mettre pied à terre devant l'Hôtellerie du Sanglier Bleu.
Nous confiâmes nos chevaux fatigués au valet d'écurie, auquel Saxon fit de minutieuses recommandations au sujet de la façon de les soigner, en parlant à très haute voix, et émaillant ses propos de nombreux et rudes jurons soldatesques.
Après quoi, il fit une entrée bruyante dans la salle commune, s'assit sur une chaise, posa ses pieds sur une autre chaise, et fit comparaître l'hôtelier devant lui, pour lui faire connaître nos besoins, sur un ton et avec des façons bien propres à lui donner une haute idée de notre condition.
—Ce que vous avez de mieux, et tout de suite, dit-il. Tenez prête votre plus grande chambre à coucher à deux lits, auxquels vous mettrez les draps les plus fins, parfumés à la lavande, car nous avons fait un fatigant trajet à cheval, et nous avons besoin de repos.
«Et puis, vous m'entendez bien, hôtelier, n'essayez pas de nous faire passer de vos marchandises éventées et moisies pour des denrées fraîches, non plus que de votre lessive de vin français pour du Hainaut authentique.
«Je tiens à vous faire savoir que mon ami et moi nous sommes des personnages qui jouissent de quelque considération dans le monde, bien que nous ne pensions pas devoir faire connaître nos noms au premier croquant venu.
«Faites donc en sorte de bien mériter de nous, ou autrement ce sera tant pis pour vous.
Ce discours, ainsi que les façons hautaines et l'air farouche de mon compagnon, produisit tant d'effet sur l'hôtelier qu'il nous servit aussitôt un déjeuner qui avait été préparé pour trois officiers des Bleus, lesquels l'attendaient dans la pièce voisine.
Il leur fallut passer une demi-heure de plus à jeun.
Nous entendions fort bien leurs jurons et leurs plaintes pendant que nous dévorions leur chapon et leur pâté de gibier.
Lorsque nous eûmes fait ce bon repas, arrosé d'une bouteille de Bourgogne, nous montâmes à notre chambre, pour étendre sur les lits nos membres fatigués, et nous fûmes bientôt plongés dans un profond sommeil.
IX-Une passe d'armes au Sanglier Bleu.
Je dormais depuis quelques heures, lorsque je fus réveillé brusquement par un fracas prodigieux, suivi d'un bruit d'armes entrechoquées et de cris perçants qui parvenaient du rez-de-chaussée.
Je me levai aussitôt.
Je m'aperçus que le lit qu'avait occupé mon camarade était vide, et que la porte de la chambre était ouverte.
Comme le vacarme continuait et qu'il me semblait y reconnaître sa voix, je pris mon épée et sans prendre le temps de me couvrir de mon casque, de ma cuirasse et de mes brassards, je courus vers l'endroit où avait lieu cette scène de désordre.
Le vestibule et le corridor étaient encombrés de sottes servantes et de voituriers, qui restaient là, ouvrant de grands yeux, et que le vacarme avait attirés, comme moi.
Je me frayai passage à travers ces gens, jusque dans la salle où nous avions déjeuné le matin, et où régnait la plus grande confusion.
La table ronde, qui en occupait le centre, avait été renversée et trois bouteilles de vin brisées.
Des pommes, des poires, des noix, les morceaux des assiettes qui les avaient contenues, jonchaient le sol.
Deux paquets de cartes et un cornet à dés gisaient parmi les débris du festin.
Près de la porte, Decimus Saxon était debout, la rapière nue en main, une seconde rapière sous ses pieds.
En face de lui, un jeune officier en uniforme bleu, la figure pourpre de confusion et de colère, jetant autour de lui des regards furieux comme s'il cherchait une arme pour remplacer celle qu'on lui avait enlevée.
Il aurait pu servir de modèle à Cibber ou à Gibbons pour une statue représentant la rage impuissante.
Deux autres officiers, portant le même uniforme bleu, étaient debout près de leur camarade, et comme je les avais vus mettre la main sur la garde de leurs épées, je pris place à côté de Saxon, en me tenant prêt à frapper, si l'occasion se présentait.
—Qu'est-ce que dirait le maître d'armes, le maître d'escrime? raillait mon compagnon. M'est avis qu'il serait cassé de son emploi pour ne vous avoir point appris à faire meilleure figure. Foin de lui! Est-ce ainsi qu'il enseigne aux officiers de la garde de Sa Majesté à se servir de leurs armes?
—Cette raillerie, monsieur, dit le plus âgé des trois, un homme trapu, brun, aux gros traits, n'est pas imméritée. Et pourtant, vous auriez pu vous en dispenser. Je me permets de trouver que notre ami vous a attaqué avec un peu trop de précipitation et qu'un soldat aussi jeune aurait dû témoigner un peu plus de déférence à un cavalier aussi expérimenté que vous.
L'autre officier, personnage aux traits fins, à l'air noble, s'exprima d'une façon presque identique.
—Si ces excuses sont admises, dit-il, je suis prêt à y ajouter les miennes. Si toutefois on en demande davantage, je serai heureux de prendre la querelle à mon compte.
—Non, non, ramassez votre poinçon, répondit Saxon, d'un ton de bonhomie, en poussant du pied la rapière du côté de son tout jeune adversaire, seulement faites attention à ceci: quand vous vous fendez à fond, dirigez votre pointe en bas plutôt qu'en haut. Sans quoi vous risquez d'exposer votre poignet au coup de votre adversaire, qui, sans doute, ne manquera pas de vous désarmer. Qu'on tire en quarte, en tierce ou en seconde, la même règle est applicable.
Le jeune homme remit son épée au fourreau, mais il était si confus d'avoir été battu avec tant de facilité, et de la façon dédaigneuse dont son adversaire le renvoyait, qu'il fit demi-tour et sortit.
Pendant ce temps, Decimus Saxon et les deux officiers se mirent à l'œuvre pour redresser la table et rétablir un ordre relatif dans la pièce.
Je fis de mon mieux pour les y aider.
—J'avais en main trois dames aujourd'hui pour la première fois, grommela le soldat de fortune. J'allais les annoncer quand ce jeune coq m'a sauté à la gorge. C'est également lui qui nous a causé la perte de trois bouteilles du meilleur vin. Lorsqu'il aura bu du vin détestable autant qu'il m'a fallu en avaler, il ne sera pas aussi pressé d'en gaspiller du bon.
—C'est un gamin qui a la tête chaude, dit le plus âgé des officiers, et quelques instants de réflexions solitaires ajoutés à la leçon que vous lui avez donnée pourront lui être utiles. Quant au vin muscat, la perte en sera aisément réparée, d'autant plus joyeusement que votre ami ici présent nous aidera à le boire.
—J'ai été réveillé par le bruit des armes, dis-je, et maintenant je me doute à peine de ce qui est arrivé.
—Bah! une simple dispute de cabaret, que l'habileté et la jugement de votre ami a empêchée de tourner au sérieux. Je vous en prie, prenez cette chaise à fond de jonc, et vous Jack, commandez le vin. Si notre camarade a répandu la dernière bouteille, c'est à nous à offrir celle-ci, et du meilleur qu'il y ait à la cave.
«Nous faisions une partie de bossette, ou Mr Saxon ici présent faisait preuve de la même habileté qu'au maniement de l'épée de combat.
«Le hasard a fait tourner la chance contre le jeune Horsford, ce qui sans doute l'a disposé à prendre trop vite les choses du mauvais côté.
«Au cours de la conversation, votre ami, parlant de ce qu'il avait vu en différents pays, remarqua que les troupes de la garde, en France, semblaient soumises à une discipline plus stricte que nos régiments.
«Sur ces mots, Horsford a pris feu, et après quelques paroles vives, ils se sont trouvés comme vous les avez vus, face à face, l'épée tirée.
«Le petit n'a pas encore fait campagne. Aussi est-il très désireux de prouver qu'il a du courage.
—En quoi, dit l'officier de haute taille, il a montré assez peu d'égards pour moi, car si les propos avaient été offensants, c'eût été à moi de les relever, en ma qualité de capitaine plus ancien et major à brevet, et non à un petit bout d'enseigne, qui en sait tout juste assez pour faire l'exercice à sa troupe.
—Vous parlez raison, Ogilvy, dit l'autre officier en reprenant son siège près de la table et essuyant les cartes qui avaient été éclaboussées par le vin.
«Si la comparaison avait été faite par un officier de la garde de Louis dans le but d'insulter et par bravade, il aurait été à propos pour nous de risquer une passe.
«Mais ces mots venant d'un Anglais mûri par l'expérience ne peuvent constituer qu'une critique instructive dont on devrait profiter au lieu de s'en fâcher.
—C'est vrai, Ambroise, répondit l'autre, sans des critiques de cette sorte, une armée moisit sur place, et elle ne peut espérer de se maintenir au niveau de ces troupes continentales qui rivalisent sans cesse entre elles à qui deviendra la plus efficace.
Je fus si enchanté d'entendre ces officiers faire ces remarques pleines de bon sens, que je fus vraiment heureux d'avoir l'occasion de faire plus ample connaissance avec eux par l'intermédiaire d'une bouteille d'excellent vin.
Les préjugés de mon père m'avaient amené à croire qu'un officier du Roi ne pouvait être autre chose qu'un composé du fat et du fanfaron, mais je reconnus, devant la réalité, que cette idée-là était comme presque toutes celles qu'on accepte de confiance, dépourvue de tout fondement.
En fait, s'ils avaient été vêtus d'habits moins guerriers, si on leur avait ôté leurs épées et leurs bottes montantes, on aurait pu les prendre pour des gens remarquables par la douceur de leurs manières, car leur causerie roulait sur des sujets de science.
Ils discutaient sur les recherches de Boyle, sur le passage de l'air, d'un rire fort grave, et avec grand étalage de connaissances.
En même temps, leurs mouvements alertes, et leur port viril prouvaient qu'en cultivant le lettré, ils n'avaient point sacrifié le soldat.
—Puis-je vous demander, dit l'un d'eux en s'adressant à Saxon, si au cours de vos nombreux voyages, vous avez jamais rencontré un de ces sages, de ces philosophes qui ont valu tant d'honneur et de gloire à la France et à l'Allemagne?
Mon compagnon parut embarrassé.
Il avait l'air d'un homme qu'on met sur un terrain qui n'est pas le sien.
—Il y en avait en effet un à Nuremberg, dit-il, un certain Gervinus ou Gervianus qui, d'après les on-dit, était capable de changer un morceau de fer en un lingot d'or aussi aisément que je change en cendres ce tabac. Le vieux Pappenheimer l'enferma avec une tonne de métal, en le menaçant de lui faire subir les poucettes s'il ne le changeait pas en pièces d'or.
«Je puis vous garantir qu'il n'y avait pas un jaunet dans la tonne, car j'étais capitaine de la garde, et je fouillai minutieusement la prison. Je le dis à mon regret, car j'avais ajouté de mon chef une petite grille de fer au tas, dans l'espoir que s'il y avait quelques métamorphose de ce genre, il serait bon que j'eusse ma petite part du l'expérience.
—L'Alchimie, la transmutation des métaux et d'autres choses de cette sorte ont été rejetées par la véritable science, remarqua le grand officier. Même le vieux Sir Thomas Browne, de Norwich, qui fut toujours porté à plaider la cause des Anciens, ne trouve rien à dire en faveur de ces idées. Depuis Trismegiste, en passant par Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Raymond Lulle, Basile Valentin, Paracelse et les autres, il n'y en a pas un qui ait laissé derrière lui autre chose qu'un nuage de mots.
—Et le coquin dont je parle n'en laissa pas davantage, dit Saxon. Il y en eut un autre, Van Helstadt, qui était un savant. Il tirait des horoscopes moyennant un petit tarif ou honoraire. Je n'ai jamais connu d'homme aussi avisé que lui, il parlait planètes, constellations, comme s'il les gardait toutes dans son arrière-cour. Il ne faisait pas plus de cas d'une comète que si c'était une orange de Chine pourrie, et il nous en expliquait la nature, en disant que c'étaient tout simplement des étoiles ordinaires dans lesquelles on avait fait un trou, par où sortaient leurs intestins, leurs entrailles. C'était un vrai philosophe, celui-là.
—Et avez-vous jamais mis son habileté à l'épreuve? demanda l'un des officiers en souriant.
—Non, pas moi, car je me suis toujours tenu à l'écart de la magie noire, et de toute la diablerie de cette espèce. Mon camarade Pierre Scotton, qui était oberst (colonel) dans la brigade de cavalerie impériale, lui paya un noble à la rose pour se faire dévoiler son avenir.
«Si je m'en souviens bien, les étoiles dirent qu'il aimait trop le vin et les femmes: il avait l'œil coquin, et le nez couleur d'escarboucle.
«Elles lui prédirent aussi qu'il aurait un jour le bâton de maréchal, qu'il mourrait à l'âge mûr, et tout cela aurait bien pu arriver s'il n'était pas tombé de cheval un mois après à Obergraustock et s'il n'avait pas péri sous les fers de ses propres chevaux.
«Ni les planètes, ni même le maréchal-ferrant du régiment, homme d'expérience pourtant, n'auraient pu prédire que l'animal aurait crevé aussi complètement.
Les officiers rirent à gorge déployée de la façon de voir de mon compagnon et se levèrent de leurs chaises, car la bouteille était finie, et il se faisait tard.
—Nous avons de la besogne à faire par ici, dit l'un d'eux, celui qui avait répondu au nom d'Ogilvy. En outre, il nous faut retrouver notre jeune sot et lui démontrer qu'il n'y a rien de déshonorant à être désarmé par un tireur d'épée aussi exercé. Nous devons préparer les quartiers pour le régiment, qui doit se réunir aux troupes de Churchill dès ce soir. Vous aussi, vous êtes envoyés dans l'Ouest, à ce que je pense.
—Nous faisons partie de la maison du duc de Beaufort, dit Saxon.
—Ah! vraiment! je croyais que vous apparteniez au régiment jaune de milice de Portman. Je compte que le Duc armera, autant de monde que possible et qu'il occupera le tapis jusqu'à l'arrivée des troupes royales.
—Combien d'hommes amènera Churchill? demanda mon compagnon d'un air indifférent.
—Huit cents chevaux au plus, mais milord Feversham suivra avec bien près de quatre mille fantassins.
—Nous nous rencontrerons peut-être sur le champ de bataille, sinon avant, dis-je.
Et nous fîmes des adieux pleins de cordialité à nos excellents ennemis.
—Voilà qui n'est pas mal comme équivoque, maître Micah, dit Decimus Saxon, et cela vous a un parfum de restriction mentale chez un homme épris de véracité comme vous. Si jamais nous les rencontrons sur le champ de bataille, j'espère bien que ce sera derrière des chevaux de frise faits de piques et de morgenstierns, et doublés, en avant, d'une rangée de chausse-trapes, car Monmouth n'a pas de cavalerie capable de tenir un instant contre la garde royale.
—Comment en êtes-vous venu à faire leur connaissance? demandai-je.
—J'ai dormi quelques heures à peine, mais j'ai appris dans les camps à me contenter d'un court sommeil. Vous voyant profondément endormi, et entendant là-bas le bruit du cornet à dés, je suis descendu tout doucement, et j'ai trouvé le moyen de prendre part à leur jeu, ce qui m'a enrichi de trente guinées et aurait pu m'enrichir encore davantage, si ce jeune imbécile n'avait pas sauté sur moi, ou si la conversation n'avait pas dévié ensuite du côté de sujets indécents, comme les lois de la chimie et le reste.
«Je vous le demande quel rapport y a-t-il entre la cavalerie bleue de la garde et les lois de la chimie!
«Wessemburg, des Pandours, admettait le franc-parler à sa propre table du mess. Il en tolérait peut-être même plus qu'il ne convient à un chef qui se respecte.
«Mais si ses officiers s'étaient risqués sur des sujets pareils, il eût tôt fait de les traduire en conseil de guerre, ou tout au moins de les casser de leur grade.
Sans m'arrêter à discuter les appréciations de Maître Saxon, non plus que celles de Wessenburg, des Pandours, je proposai de commander le souper, et de passer une heure ou deux du grand jour à faire un tour dans la ville.
La chose la plus intéressante à voir était évidemment la majestueuse cathédrale, construite sur des proportions si justes qu'à moins d'y entrer et d'en parcourir les sombres ailes dans toute leur longueur, il était impossible d'en comprendre les vastes dimensions.
Il y avait tant de grandeur dans ces larges arcades, dans ces longues bandes de lumière colorée qui passaient par les vitraux et qui jetaient des ombres étranges parmi les colonnes, que mon compagnon, pourtant difficile à émouvoir, restait silencieux, subjugué.
C'était une grande prière en pierre.
En retournant à l'hôtellerie, nous passâmes devant la prison de la ville.
La façade en était formée par une grille, et trois gros mâtins aux museaux noirs s'y promenaient les yeux féroces, injectés de sang, et leurs langues rouges pendant hors de la bouche.
Quelqu'un qui se trouvait là nous apprit qu'ils étaient employés à la chasse des coupables dans la Plaine de Salisbury, qui était devenue un refuge de coquins et de voleurs, jusqu'au jour où l'on avait recouru à ce moyen pour les atteindre jusque dans leurs cachettes.
Il était presque nuit lorsque nous revînmes à l'hôtellerie, et tout à fait nuit quand nous eûmes soupé, payé notre dépense, et que nous nous remîmes en route.
Avant de partir, je me rappelai le papier que ma mère m'avait glissé dans la main au moment de la séparation.
Je le tirai de ma sacoche et je le lus à la lueur de la mèche de jonc.
On y voyait encore les taches laissées par les larmes qu'y avait laissé tomber la bonne créature.
Il était ainsi conçu:
«Instructions données par Mistress Marie Clarke à son fils Micah, le douzième de Juin, l'an du Seigneur mil huit cent quatre-vingt-cinq.
«À l'occasion de ce qu'il partit, comme David le fit jadis, pour livrer bataille au Goliath du Papisme, qui avait couvert de son ombre et mis en mauvaise renommée ce sincère et respectable attachement au rituel qui devrait exister dans la véritable Église d'Angleterre, telle qu'elle est constituée par la loi.
«Qu'il se conforme aux avis ci-dessous, savoir:
«1° Changez de caleçons quand l'occasion le rendra nécessaire; vous en avez deux paires dans la sacoche de votre selle, et vous pourrez en acheter d'autres, vu que les lainages sont de bonne qualité dans l'Ouest.
«2° Une patte de lièvre pendue au cou préserve de la colique.
«3° Dites l'oraison dominicale le soir et le matin. Lisez aussi les Écritures, et spécialement Job, les Psaumes et l'Évangile selon Saint-Mathieu.
«4° L'élixir de Daffy possède des vertus extraordinaires pour purifier le sang, et chasser au dehors tous les flegmes, humeurs, vapeurs ou flux. La dose est de cinq gouttes. Il s'en trouve un petit flacon dans le canon de votre pistolet de gauche, avec de l'étoffe autour pour qu'il ne soit pas endommagé.
«5° Dix pièces d'or sont cousues dans le bord de votre doublet de dessous. N'y touchez que comme à une dernière ressource.
«6° Battez-vous vaillamment pour le Seigneur! Et cependant, Micah, je vous prie de ne pas vous exposer trop dans le combat, et de laisser les autres faire leur part de besogne. Ne vous lancez pas en pleine mêlée, et toutefois n'abandonnez point l'étendard protestant.
«Ô Micah! mon brave fils, revenez sain et sauf auprès de votre mère, ou bien je mourrai certainement de chagrin.
«Et la soussignée ne cessera de prier».
La soudaine effusion de tendresse qui débordait dans les dernières lignes fit monter des larmes à mes yeux; et cependant je ne pouvais m'empêcher de sourire en lisant l'ensemble de cette composition.
Ma mère avait eu bien peu de temps pour cultiver les grâces du style.
Elle avait certainement eu l'idée de rendre ses instructions plus impératives en les exprimant sous une forme qui avait quelque chose de légal.
Mais je n'eus guère le loisir d'y réfléchir, car j'avais à peine terminé la lecture, que j'entendis la voix de Decimus Saxon.
Le bruit sonore des fers des chevaux sur les galets, dont la cour était pavée, m'apprit que tout était prêt pour notre départ.
X-Notre périlleuse aventure dans la Plaine.
Nous nous étions à peine éloignés d'un demi-mille de la ville quand le roulement des timbales, et la fanfare des trompettes, dont les sons musicaux se faisaient entendre de plus en plus clairement à travers l'obscurité, annoncèrent l'arrivée du régiment de cavalerie attendu par nos amis de l'hôtellerie.
—Nous avons très bien fait de les planter là, dit Saxon, car ce jeune étourneau aurait pu éventer le gibier et nous jouer quelque mauvais tour. Est-ce que par hasard, vous auriez vu mon mouchoir de soie?
—Non, répondis-je.
—Non? Alors il a dû tomber de ma boutonnière pendant la querelle. J'aurai de la peine à m'en passer, car je ne me charge guère de bagages en route... Huit cents hommes d'abord, a dit le major, et bientôt après, trois mille. S'il m'arrive de rencontrer ce même Oglethorpe, ou Ogilvy, quand la petite affaire sera finie, je lui donnerai une leçon pour lui apprendre à s'occuper moins de chimie et un peu plus de la nécessité de se conformer aux règles de la prudence militaire... C'est bien d'être toujours poli avec les inconnus et de donner des renseignements, pourvu que ces renseignements soient faux.
—Comme le sont peut-être les siens, suggérai-je.
—Oh! non, ils sont sortis de sa bouche avec trop de volubilité... Tout doux! Chloé, tout doux. Elle est bourrée d'avoine et ne demande qu'à prendre le galop, mais il fait diablement noir. C'est à peine si nous voyons notre chemin.
Nous avions suivi au trot la grande route indiquée par une vague blancheur dans les ténèbres, pendant que le feuillage épais des arbres s'agitait des deux côtés, à peine entrevu sur le fond noir des nuages.
Nous arrivions alors au bord oriental de la grande plaine qui s'étend à quarante milles dans un sens et à vingt milles dans l'autre, sur une grande partie du comté de Wilts, et plus loin que la limite du comté de Somerset.
La grande route de l'Ouest longe ce désert, mais nous avions décidé de suivre un chemin moins battu qui nous conduirait à notre but, mais d'une façon plus ennuyeuse.
Son peu d'importance, ainsi que nous l'espérions, ferait oublier à la cavalerie royale de le surveiller.
Nous étions parvenu à l'endroit où ce chemin de traverse se détache de la route principale, quand nous entendîmes derrière nous le bruit des pas d'un cheval.
—En voici un qui ne craint pas de galoper, remarquai-je.
—Faisons halte ici dans l'ombre! cria Saxon.
Puis d'une voix basse et rapide.
—Assurez-vous que votre épée joue bien dans le fourreau. Il faut qu'il ait un ordre à transmettre pour aller de ce train en pleine nuit.
À force de sonder du regard l'obscurité de la route, nous finîmes par entrevoir une tache indécise qui bientôt prit la forme d'un homme à cheval.
Le cavalier était presque sur la même ligne que nous, avant qu'il se fût aperçu de notre présence.
Alors il poussa son cheval d'un geste singulier et maladroit et fit demi tour de notre côté.
—Micah Clarke est-il ici? dit-il d'une voix dont le timbre m'était étrangement familier.
—Je suis Micah Clarke, dis-je.
—Et moi, je suis Ruben Lockarby, s'écria celui qui nous poursuivait, en prenant une intonation héroï-comique. Ah! Micah, je vous embrasserais, si je n'étais pas sûr qu'en essayant de le faire je tomberai de cheval, et peut-être en vous entraînant avec moi. Cette brusque évolution a failli me jeter sur la grande route. Je n'ai fait que glisser et me cramponner tout le temps depuis que j'ai dit adieu à Havant. Sûrement jamais n'a été monté un cheval qui s'entende si bien à glisser sous vous.
—Grands Dieux! Ruben! m'écriai-je tout abasourdi, pourquoi tout ce trajet depuis la maison?
—C'est la même cause qui vous a fait partir, vous et Don Decimo Saxon, ci-devant du Solent, que je crois entrevoir dans l'ombre derrière vous. Comment cela va-t-il, illustre personnage?
—C'est donc vous, jeune coq des bois? grogna Saxon d'une voix qui n'exprimait pas un excès de joie.
—Ni plus, ni moins, dit Ruben. Et maintenant, mes gais cavaliers, faites faire demi-tour à vos chevaux, et au trot, en route. Il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que nous soyons tous à Taunton demain.
—Mais, dis-je, mon cher Ruben, il n'est pas possible que vous veniez avec nous pour rejoindre Monmouth. Que dirait votre père? Il ne s'agit pas d'une promenade de vacances, mais d'une expédition qui peut finir d'une façon triste et cruelle. Mettons les choses au mieux. La victoire ne sera obtenue qu'au prix de beaucoup de sang et de dangers. Si cela tourne mal, il peut arriver que nous ayons à monter sur l'échafaud.
—En avant, les amis, en avant! s'écria-t-il, en donnant de l'éperon à son cheval, tout est arrangé, réglé. Je viens exprès offrir mon auguste personne, en même temps qu'une épée que j'ai empruntée, et un cheval que j'ai dérobé, à Son Altesse très Protestante, James, duc de Monmouth.
—Mais comment cela se fait-il? demandai-je, pendant que nous chevauchions côte à côte. Cela me réchauffe jusqu'au fond du cœur de vous voir, mais vous ne vous êtes jamais occupé de religion ni de politique; d'où vient donc cette soudaine résolution?
—Eh bien, à dire la vérité, répondit-il, je ne suis homme ni du Roi ni du duc, et je ne donnerais pas un bouton pour voir l'un ou l'autre sur le trône. Je ne suppose pas que l'un contribue plus que l'autre à augmenter la clientèle de la Gerbe de blé, ou qu'il ait besoin des conseils de Ruben Lockarby. Je suis l'homme de Micah Clarke, de la pointe des cheveux à la plante des pieds, et s'il part à cheval pour la guerre, que la peste m'emporte, si je ne suis pas à ses côtés.
Et en parlant, il leva la main d'un geste enthousiaste.
Cela lui fit perdre l'équilibre, et il tomba dans un épais fourré de broussailles sur le bord de la route, d'où ses jambes émergèrent, s'agitant désespérément dans les ténèbres.
—C'est la dixième fois, dit-il en se dégageant et grimpant de nouveau sur sa selle. Mon père me disait: «prends l'habitude de ne pas rester collé à ton cheval. Il faut se hausser et se laisser tomber doucement.» Cela ne fait rien, on se laisse tomber plus souvent qu'on ne se hausse. Et la chute n'est pas douce.
—Pardieu, c'est vrai, s'écria Saxon, au nom de tous les saints du calendrier, comment espérez-vous de vous tenir en selle, en face de l'ennemi, si vous n'y arrivez pas sur une route tranquille?
—Tout ce que je peux faire, c'est d'essayer, illustre personnage, dit Ruben en réparant le désordre de ses vêtements. Peut-être que la vue soudaine et inattendue de mes mouvements déconcertera ledit ennemi.
—Bon, bon, il y a peut-être plus de vérité que vous n'en soupçonnez dans ce que vous dites, fit Saxon en chevauchant du côté où Lockarby tenait la bride, de façon qu'il n'y eut guère de place entre nous pour une nouvelle chute.
—J'aimerais mieux avoir à combattre contre un homme comme ce jeune fou de l'hôtellerie, que contre Micah que voici, ou contre vous, qui ne savez rien.
«On peut prévoir ce que le premier va faire, mais l'autre inventera un système qui lui servira pour la circonstance.
«Muller, le capitaine en premier, passait pour le plus fin joueur au fleuret qu'il y eût dans l'armée impériale, et il était capable, pour un peu de faire sauter n'importe quel bouton du gilet de son adversaire sans toucher l'étoffe.
«Et cependant il périt dans un duel avec le porte-drapeau Zollner, qui était cornette dans notre corps de Pandours, et qui se connaissait en escrime autant que vous en équitation.
«Car, sachez le bien, la rapière est faite pour les coups de pointe et non pour les coups de taille, en sorte que celui qui la manie ne se tient jamais en garde contre un coup de côté.
«Mais Zollner, qui avait les bras longs, frappa son adversaire au travers de la figure comme il l'aurait fait avec une canne, et alors avant que l'autre eût le temps de revenir de son étonnement, il l'embrocha.
«Évidemment, si c'était à recommencer, le capitaine en premier se serait arrangé pour donner le premier un coup de pointe, mais la chose était faite; aucune explication, aucune excuse ne pouvait rien changer à ce fait que mon homme était mort.
—Si le défaut de savoir rend dangereux un homme d'épée, dans ce cas, dit Ruben, je suis bien plus redoutable que le gentleman au nom barbare dont vous venez de parler.
«Pour revenir à mon histoire, que j'ai interrompue pour descendre de cheval, j'appris dès la première heure du matin que vous étiez parti, et Zacharie Palmer put me dire dans quel but.
«Ma résolution fut aussitôt prise. J'irais moi aussi faire mon tour du monde.
«Dans cette intention, j'empruntai une épée à Salomon Sprent, et comme mon père était allé à Gosport, je m'emparai du meilleur cheval qu'il eût dans son écurie, car je respecte trop le vieux pour admettre qu'un homme de sa chair et de son sang parte pour la guerre en piteux équipage.
«J'ai chevauché tout le jour, depuis la première heure du matin, j'ai été arrêté deux fois comme suspect de mauvaises intentions, mais j'ai eu la chance de m'en tirer deux fois. Je savais que je vous suivais de près, car j'ai vu qu'on vous cherchait à Salisbury.
Decimus Saxon siffla.
—On nous cherche?
—Oui, il paraît qu'on se figure là-bas que vous n'étiez pas ce que vous prétendiez être. En sorte que quand je suis passé, l'hôtellerie était cernée, mais personne ne savait quelle route vous aviez prise.
—Ne l'avais-je pas dit? s'écria Saxon. Cette petite vipère a remué tout le régiment contre nous. Il faut aller d'un bon train, car on peut envoyer un détachement sur nos traces.
—Nous voici maintenant hors de la grande route, remarquai-je, et lors même qu'on nous poursuivrait, il est peu probable qu'on prenne ce chemin de traverse.
—Néanmoins il serait sage de leur montrer une bonne paire de talons, dit saxon, lançant sa jument au galop.
Lockarby et moi, nous suivîmes son exemple, et nous allâmes à fond de train par ce sentier à travers la lande.
Nous traversâmes des bosquets épais de pins, où le chat sauvage hurlait, où la chouette huait, puis de larges étendues de fougères, de marécages, où le silence n'était interrompu que par le cri sourd du butor, ou par le bruit d'ailes du canard sauvage bien au-dessus de nos têtes.
Dans certains endroits, la route était entièrement envahie par les ronces et coupée d'ornières si profondes, avec des trous si nombreux, aux bords si abrupts, si dangereux, que nos chevaux tombèrent à genoux plus d'une fois.
Ailleurs, le pont de bois que franchissait un ruisseau était rompu. On n'avait rien fait pour le réparer.
Nous fûmes donc forcés de faire entrer nos chevaux dans l'eau, jusqu'aux sangles pour passer le torrent.
D'abord, quelques lumières éparses nous avaient indiqué le voisinage d'habitations humaines, mais elles se firent plus rares à mesure que nous avancions, et quand la dernière eut disparu, nous étions dans une lande désolée qui s'étendait de toutes parts, vaste solitude que limitait l'horizon noir.
La lune s'était montrée à travers les nuages. À ce moment, elle brillait sous une buée légère, parmi des bandes de brouillards.
Elle jetait une vague lueur sur ce paysage farouche, ce qui nous permettait de suivre le sentier, qui n'était indiqué par aucune barrière et se distinguait à grand-peine de la plaine environnante.
Nous avions ralenti notre allure, en nous disant que nous n'avions plus aucune poursuite à craindre, et Ruben nous divertissait en nous racontant l'agitation qu'avait produite à Havant notre disparition, quand il nous arriva à travers le silence de la nuit un bruit scandé, rat-tat-tat, mais étouffé.
Au même instant, Saxon sauta à bas de son cheval et se mit aux écoutes, attentif, la tête penchée de côté.
—Botte et selle! s'écria-t-il en remontant d'un bond à cheval. Ils sont après nous, aussi certainement que le destin. D'après le bruit, il y a une douzaine de soldats. Il faut nous en débarrasser, ou sinon, bonjour à Monmouth.
—Laissons leur la bride sur le cou, répondis-je.
Nous donnâmes de l'éperon à nos coursiers, et avançâmes avec un bruit de tonnerre à travers l'obscurité.
Covenant et Chloé étaient aussi frais qu'on pouvait le souhaiter, et ils ne tardèrent pas à prendre un galop bondissant, allongé.
Mais le cheval de mon ami avait voyagé toute la journée. Son souffle pénible, laborieux indiquait qu'il ne pourrait tenir bien longtemps encore.
À travers le bruit sonore des fers de nos chevaux, je distinguais de temps à autre l'inquiétant murmure qui venait de derrière nous.
—Cela ne va pas, Ruben, dis-je d'un ton anxieux, au moment où sa bête épuisée butait, et où son cavalier fut bien près de faire le saut par-dessus la tête.
—Le vieux cheval est presque fourbu, répondit-il piteusement. Nous voilà hors de la grande route maintenant, et ce terrain inégal le fatigue trop.
—Oui, nous sommes au dehors de la piste, s'écria Saxon, par-dessus son épaule, car il nous précédait de quelques pas. Souvenez-vous que les habits bleus ont été en marche tout le jour, et que leurs chevaux sont peut-être fourbus aussi. Comment par le ciel, ont-ils pu découvrir la route que nous avons prise?
Et comme pour répondre à son interrogation, il s'éleva derrière nous dans la nuit un son isolé, clair, vibrant comme un son de cloche, dont le volume s'accrut, s'enfla, si bien que sa mélodie semblait remplir tout l'espace.
—Un mâtin, s'écria Saxon.
Un autre son plus aigu, plus perçant, finissant par un hurlement sur lequel il était impossible de se méprendre, succéda au premier.
«Et un autre! dit-il. Ils ont lâché leurs animaux, ceux que nous avons vus près de la cathédrale. Pardieu, quand nous les regardions à travers les barreaux, il y a quelques heures à peine, nous ne nous doutions guère que nous les aurions si tôt sur nos traces. Genoux fermes, et tenez-vous bien en selle, car une glissade serait la dernière.
—Sainte Vierge! s'écria Ruben, je me suis couvert d'acier pour mourir dans la bataille; mais devenir de la viande à chiens! Voilà qui n'est pas dans le contrat!
—Ils les tiennent en laisse, dit Saxon entre ses dents. Sans quoi ils dépasseraient les chevaux et on les perdrait de vue dans les ténèbres. Si nous pouvions seulement trouver de l'eau courante, nous leur ferions peut-être perdre la piste.
—Mon cheval ne pourra plus faire que quelques pas encore, à cette allure, s'écria Ruben. Si je tombe, allez toujours de l'avant, car souvenez-vous qu'ils sont sur votre piste, et non sur la mienne. Ils ont trouvé des motifs de soupçon contre les deux inconnus de l'hôtellerie, mais ils n'en ont point sur moi.
—Non, Ruben, on se sauvera ou on mourra ensemble, dis-je avec tristesse, car à chaque pas son cheval faiblissait davantage. Dans cette obscurité, ils ne feront pas grande différence entre les personnes.
—Ayez le cœur ferme, cria le vieux soldat, qui alors nous précédait de vingt yards au plus. Nous pouvons les entendre parce que le vent souffle de ce côté, mais ce serait bien singulier qu'ils nous entendent. Il me semble qu'ils ralentissent leur poursuite.
—En effet, le bruit de leurs chevaux est devenu moins distinct, dis-je avec joie.
—Si peu distinct, que je ne l'entends plus du tout, s'écria mon camarade.
Nous arrêtâmes nos coursiers haletants, et tendîmes l'oreille.
Mais on n'entendait aucun bruit si ce n'est le doux murmure de la brise à travers les genêts et le cri mélancolique de l'engoulevent.
Derrière nous s'étendait la vaste plaine ondulée, à moitié éclairée, à moitié dans l'ombre, et fuyant vers l'horizon sombre, sans qu'il s'y remarquât un indice de vie ou de mouvement.
—Nous les avons entièrement dépassés, ou bien ils ont renoncé à nous faire la chasse, dis-je. Mais qu'ont donc les chevaux pour trembler et renâcler ainsi?
—Ma pauvre bête est presque morte, remarqua Ruben, en se penchant en avant, et frappant la main sur la crinière fumante de son cheval.
—Malgré tout cela, impossible de prendre du repos, dit Saxon, il peut se faire que nous ne soyons pas encore hors de danger. Un ou deux milles de plus nous tireront d'affaire. Mais voici quelque chose qui ne me plaît pas.
—Qu'est-ce qui ne vous plaît pas.
—Ces chevaux, et leur frayeur. À certains moments les animaux peuvent voir et entendre mieux que nous, ainsi que je serais en état de le prouver par divers exemples tirés de ma propre expérience sur le Danube ou dans le Palatinat, si le moment et l'endroit s'y prêtaient. Encore un effort, avant de nous reposer!
Les chevaux fatigués répondirent bravement à l'appel, et parcoururent ainsi à grand-peine un assez long trajet sur ce sol inégal.
Nous songions à nous arrêter pour tout de bon et nous allions nous féliciter d'avoir vaincu nos poursuivants par la fatigue, lorsque tout à coup retentit le coup de voix semblable à un son de cloche, et cette fois bien plus sonore qu'il n'avait été jusqu'alors, si sonore même qu'il était évident que nous avions les chiens presque sur les talons.
—Maudits mâtins! cria Saxon, en éperonnant son cheval, et s'élançant en avant de nous, voilà ce que je craignais. Ils leur ont ôté leur laisse. Impossible d'échapper à ces démons, mais nous pouvons choisir un endroit pour leur faire tête.
—En avant, Ruben, m'écriai-je, nous n'avons plus affaire qu'aux chiens maintenant. Leurs maîtres les ont lâchés pour retourner à Salisbury.
—Fasse le ciel qu'ils se cassent le cou avant d'y arriver, s'écria-t-il. Ils lancent des chiens après nous comme si nous étions des rats enfermés dans une arène de coqs. Et dire qu'on appelle l'Angleterre un pays chrétien? C'est peine perdue, Micah! la pauvre Didon ne peut faire un pas de plus.
Pendant qu'il parlait, l'aboiement perçant, féroce des mâtins, se fit entendre de nouveau, clair, âpre, dans l'air de la nuit.
Il montait, passant du grondement sourd, bas, au coup de voix aigu et furieux.
On eut cru saisir une vibration, joyeuse au plus haut point, dans leur cri farouche, comme s'ils croyaient leur proie prête à être dépecée.
—Pas même un pas de plus, dit Ruben Lockarby, en arrêtant son cheval et tirant son épée. S'il faut combattre, je combattrai ici.
—Impossible de trouver un endroit plus favorable, répondis-je.
Deux grands rochers dentelés se dressaient devant nous, sortant brusquement du sol, et laissant entre eux un intervalle de douze à quinze pieds.
Nous nous plaçâmes à cheval dans cette ouverture et je criai de toute ma force à Saxon de venir se joindre à nous.
Mais son cheval n'avait cessé de prendre de l'avance sur les nôtres.
Ce redoublement d'alarme lui fit augmenter encore sa vitesse, de sorte qu'il était à quelques centaines de yards de distance.
Il était inutile de le rappeler, alors même qu'il aurait pu entendre nos voix, car les chiens arriveraient sur nous avant qu'il fût revenu à nos côtés.
—Ne vous inquiétez pas de lui, dis-je d'une voix précipitée. Attachez votre cheval par la bride derrière ce rocher-ci, j'en ferai autant derrière l'autre. Cela servira toujours à résister au premier choc. Ne mettez pas pied à terre. Frappez bas, mais frappez fort.
Nous attendîmes en silence, côte à côte, dans l'ombre des rochers, l'arrivée de nos terribles chasseurs.
Lorsque je regarde en arrière, mes chers enfants, je ne puis m'empêcher de trouver que c'était une rude épreuve à subir pour des soldats aussi jeunes que Ruben et moi, que de nous trouver dans une situation pareille, quand nous avions à tirer l'épée pour la première fois.
En effet, j'ai reconnu, et d'autres m'ont confirmé dans mon opinion, que de tous les dangers auxquels un homme se voit obligé de faire face, il n'en est pas de plus propre à vous faire perdre courage que l'attaque d'animaux sauvages et résolus.
Quand on a affaire à des hommes, il y a toujours une chance pour qu'un détail trahisse le côté faible ou le défaut de courage, qui vous assure la supériorité sur lui, mais on ne peut compter sur rien de semblable avec des bêtes.
Nous savions que les êtres, à l'attaque desquels nous étions en proie, ne cesseraient pas de nous sauter à la gorge tant qu'ils auraient un souffle de vie dans le corps.
Puis, on sent, au fond du cœur que la lutte est inégale, car votre vie est chose précieuse, au moins pour vos amis, tandis que leur vie... qu'est-elle?
Toutes ces pensées, et bien d'autres encore, se présentèrent rapidement à notre esprit pendant que l'épée à la main, nous attendions l'arrivée des mâtins, rassurant de notre mieux nos chevaux effrayés.
Et nous n'eûmes pas longtemps à attendre.
Un autre aboiement long, sonore, retentissant comme le tonnerre, fut suivi d'un profond silence, où l'on percevait à peine la respiration rapide et agitée des chevaux.
Puis, tout à coup, sans bruit, une énorme bête, couleur de tan, son noir museau contre terre, avec des lèvres pendantes de chaque côté de la mâchoire, passa au clair de lune entre les rocs, puis disparut dans les ténèbres, plus loin.
Elle ne s'arrêta pas, ne se détourna pas un instant.
Elle poursuivit sa course, tout droit devant elle, sans regarder à droite ni à gauche.
Presque aussitôt derrière elle, une autre se montra, puis une troisième, toutes les trois de taille énorme, et paraissant d'autant plus grosses et plus terribles, qu'elles se trouvaient dans une lumière indécise et mobile.
De même que la première, elles ne firent aucune attention à notre présence.
Elles partirent par grands bonds sur la piste de Decimus Saxon.
Je laissai passer le premier et le second des chiens, car j'avais à peine le temps de voir qu'ils ne s'occupaient pas du tout de nous.
Mais quand le troisième se trouva par un bond en pleine lumière, je tirai de la fonte de droite mon pistolet, je posai son long canon sur mon bras gauche et je fis feu sur lui au passage.
La balle alla au but, car l'animal jeta un farouche hurlement de rage et de douleur, mais resta collé à la piste, sans dévier, sans se retourner.
Lockarby fit feu de son côté au moment où l'animal disparaissait dans les broussailles, mais sans produire d'effet visible.
Les grands chiens avaient passé si vite et avec si peu de bruit, qu'on eût pu les prendre pour les redoutables et silencieux esprits de la nuit, les chiens fantômes du chasseur Herne, sans le lugubre aboiement qui avait succédé à mon coup de feu.
—Quelles brutes! s'écria mon camarade. Qu'allons-nous faire, Micah?
—Il est évident qu'ils ont été lancés sur la piste de Saxon, dis-je, et il faut les suivre jusqu'au bout, sans quoi ils seront trop pour lui. Entendez-vous quelque chose du côté de ceux qui nous poursuivent?
—Rien.
—Alors c'est qu'ils ont renoncé à la chasse, et qu'ils ont lâché les chiens, comme une dernière ressource. Sans doute ces animaux sont dressés à revenir au logis. Mais il faut nous hâter, Ruben, si nous voulons secourir notre compagnon.
—Encore un coup de collier, alors, petite Didon, s'écria Ruben. Pouvez-vous rassembler assez de forces pour cela? Non, je n'ai pas le courage d'employer l'éperon. Si vous pouvez le faire, je sais que vous le ferez.
La brave jument renâcla, comme si elle comprenait le langage de son cavalier, et joua des jambes pour se mettre au galop.
Elle répondit si énergiquement à l'appel que même en mettant Covenant à son allure la plus rapide, il ne put regagner les deux ou trois longueurs qu'elle avait sur lui.
—Il a pris cette direction, dis-je en sondant d'un regard anxieux l'obscurité. Il ne peut pas être allé bien loin, il a parlé de faire tête. Ou bien peut-être, ne nous voyant pas avec lui, il s'est fié à la vitesse de son cheval.
—Quelle chance a un cheval de gagner de vitesse des animaux pareils? répondit Ruben. Ils le forceront jusqu'à ce qu'il s'abatte et il sait cela. Hallo! Qu'est-ce que ceci?
Un corps sombre, aux contours vagues, gisait devant nous à la clarté de la lune. C'était le cadavre d'un chien, évidemment celui sur lequel j'avais fait feu.
—En voici un qui a son compte, m'écriai-je d'un ton joyeux. Nous n'avons plus affaire qu'à deux.
Pendant que je parlais, j'entendis deux détonations de pistolet à une petite distance sur la gauche.
Nous mîmes nos chevaux dans cette direction, en les poussant de toute la vitesse possible.
Bientôt nous entendîmes partir des ténèbres en face de nous un grondement, un aboiement si furieux que nous nous sentîmes presque défaillir.
Ce n'était point un cri isolé, comme les mâtins en lançaient quand ils étaient sur la piste.
C'était un grondement contenu, d'un timbre grave, si féroce, et prolongé, que nous n'eûmes pas un instant de doute.
Ils étaient arrivés au but de leur course.
—Dieu veuille qu'ils ne l'aient point fait tomber.
La même idée m'était venue à l'esprit, car j'avais entendu un vacarme du même genre, mais moins intense, se produire dans une meute qui chassait la loutre, au moment où les chiens avaient atteint la proie et la mettaient en pièces.
Le cœur défaillant, je tirai mon épée, bien résolu à venger la mort de mon compagnon sur ces démons à quatre pattes, si nous arrivions trop tard pour le sauver.
Nous franchîmes par bonds une épaisse lisière de genêts et d'ajoncs emmêlés et nous nous trouvâmes devant une scène si différente de celle que nous attendions que dans notre étonnement, nous arrêtâmes nos chevaux.
Nous avions devant nous une clairière de forme circulaire, qu'illuminait l'éclat argenté de la lune.
Au centre se dressait une pierre gigantesque, l'un de ces hauts et noirs piliers qu'on trouve épars dans toute la plaine, et surtout dans l'endroit nommé Stonehenge.
Celle-ci devait avoir au moins quinze pieds de haut.
Elle avait été certainement verticale, mais le vent, les intempéries, le tassement du sol l'avaient inclinée graduellement à un angle tel qu'un homme agile pouvait grimper jusqu'à son extrémité.
Au sommet de ce bloc antique, Decimus Saxon, les jambes croisées, immobile, pareil à une étrange idole sculptée du temps jadis, était assis, et tirait tranquillement des bouffées de la longue pipe qui était sa consolation certaine dans les moments difficiles.
Au-dessous de lui, à la base du monolithe, pour employer le langage de nos savants, les deux énormes mâtins se dressaient de toute leur hauteur, faisaient des bonds, grimpaient sur le dos l'un et l'autre, dans leurs efforts enragés et impuissants pour atteindre l'impassible personnage qui était perché au-dessus d'eux, ils exhalaient leur rage et leur désappointement en faisant l'affreux vacarme qui avait fait naître en notre esprit de si terribles pensées.
Mais nous n'eûmes guère le temps de contempler cette scène étrange.
Dès notre apparition, les mâtins renoncèrent à leurs efforts inutiles pour atteindre Saxon et jetant un farouche grondement de satisfaction, ils s'élancèrent sur Ruben et sur moi.
Un grand animal, aux yeux flamboyants, à la gueule béante, aux crocs blancs luisant à la clarté de la lune, sauta à la gorge de mon cheval, mais je l'arrêtai tout net d'un coup lancé à tour de bras, qui lui trancha le mufle, et l'envoya rouler et se tordre dans une mare de sang.
Pendant ce temps, Ruben avait donné de l'éperon à son cheval pour aborder son ennemi, mais la pauvre bête fourbue faiblit à la vue du féroce mâtin et s'arrêta soudain, ce qui eut pour résultat de lancer son cavalier la tête en avant, et de le jeter par terre presque sous la mâchoire de l'animal.
La chose aurait peut-être mal tourné pour Ruben, s'il avait été abandonné à ses propres ressources.
Il arrivait à grand-peine à éloigner un court instant de sa gorge les dents cruelles; mais à la vue de cet accident, je pris le pistolet qui me restait, je sautai à bas de mon cheval, et je déchargeai mon arme dans le flanc de la bête, pendant qu'elle se débattait contre mon ami.
Le chien jeta un dernier hurlement de rage et de douleur.
Dans un dernier et impuissant effort, il allongea le cou pour donner un coup de dent.
Puis, il s'affaissa lentement et tomba sur le flanc, pendant que Ruben se dégageait de dessous, effaré, contusionné, mais sans avoir autrement souffert de sa périlleuse chute.
—Voilà ma première dette avec vous, Micah, dit-il d'un ton reconnaissant. Je vivrai peut-être assez pour m'en acquitter.
—Et je vous suis redevable à tous les deux, dit Saxon, qui était descendu de son refuge. Moi aussi, je paie mes dettes, pour le bien comme pour le mal. J'aurais pu rester là jusqu'au jour où j'aurais mangé mes bottes montantes, car je n'avais guère de chance de jamais redescendre. Santa Maria! Quel beau coup de sabre vous avez donné là, Clarke! La tête de l'animal a été coupée en deux comme une citrouille gâtée. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils aient suivi ma piste, car j'ai laissé non seulement ma sangle de rechange, mais encore mon mouchoir là-bas, et cela a suffi pour les mettre sur la piste de Chloé comme sur la mienne.
—Et Chloé, où est-elle? demandai-je en essuyant mon épée.
—Chloé a dû se tirer d'affaire comme elle pouvait. Voyez-vous, je me suis aperçu que les chiens me gagnaient de vitesse. Je les ai laissé approcher jusqu'à portée de mes pistolets, mais avec un cheval lancé à l'allure de vingt milles par heure, il n'y a guère de chance pour qu'une seule balle arrive au but. La chose prenait donc une tournure funèbre, car je n'avais pas le temps de recharger, et la rapière, qui est la reine des armes en un duel, n'est pas assez lourde pour qu'on puisse compter sur elle on pareille occasion. Et au moment même de mon plus grand embarras, qu'est-ce que le hasard vient m'offrir? Cette pierre si accessible, que les bons prêtres d'autrefois ont dressée évidemment dans le but unique d'assurer à de dignes caballeros une ressource contre ces ennemis ignobles, grogneux. Sans perdre de temps, j'ai grimpé dessus, non sans avoir eu quelque peine à arracher un de mes talons de la gueule du premier; il aurait peut-être réussi à m'entraîner s'il n'avait pas trouvé mon éperon un peu trop dur à avaler. Mais je suis sûr qu'une de mes balles est arrivée au but.
Allumant un morceau de papier amadou pris dans sa boîte à tabac, il le promena le long du corps du chien qui m'avait attaqué, puis sur l'autre.
—Tiens! Celui-ci est criblé comme une écumoire, s'écria-t-il. Avec quoi chargez-vous donc vos pétrinaux, bon maître Clarke?
—Avec deux chevrotines de plomb.
—Avec deux chevrotines de plomb qui ont fait au moins une vingtaine de trous. Et ce qu'il y a de plus curieux au monde, c'est qu'il y a incrusté dans la peau de la bête, un goulot de bouteille.
—Grands Dieux! m'écriai-je, je me souviens: ma bonne mère avait placé un flacon d'élixir de Daffy dans le canon de mon pistolet.
—Et vous l'avez déchargé sur ce mâtin? brailla Ruben. Ho! Ho! quand on entendra conter cette histoire devant les robinets à la Gerbe de blé, il y aura plus d'un gosier de sec à force de rire. Ce qui m'a sauvé la vie, c'est un flacon d'élixir de Daffy tiré dans le corps d'un chien.
—Mais il y avait aussi une balle, Ruben, et je crois bien que les compères n'auront garde de mentionner ce détail. C'est un vrai coup de chance que le pistolet n'ait pas éclaté. Et maintenant, que proposez-vous de faire, Maître Saxon?
—D'abord je veux tâcher de ravoir ma jument, si la chose est possible, dit l'aventurier. Mais sur cette immense lande dans l'obscurité, ce sera aussi malaisé que de trouver les culottes d'un Écossais ou un vers sans saveur dans Hudibras.
—Et la monture de Ruben Lockarby est incapable d'aller plus loin, remarquai-je. Mais est-ce que mes yeux me trompent? Il me semble que j'aperçois là-bas un point lumineux.
—Un feu follet, dit Saxon. Un ignis fatuus qui ensorcelle et attire les gens dans des mares et des fondrières. Mais je reconnais que son état est fixe et clair, comme s'il était produit par une lampe, une chandelle, une torche, une lanterne, ou autre objet sorti de la main des hommes.
—Où il y a de la lumière, il y a de la vie, s'écria Ruben, dirigeons nos pas de ce côté, et voyons quel abri le hasard nous y aura offert.
—Cela ne peut venir de nos amis les dragons, fit observer Decimus. Que la peste soit avec eux. Comment ont-ils pu découvrir notre vrai rôle. À moins que ce ne soit pour venger un affront fait à tout le régiment que ce jeune enseigne les eut lancés sur notre piste. Si jamais je le tiens au bout de mon épée, il ne s'en tirera pas à aussi bon compte. Bon, conduisez vos chevaux à la main, et nous allons voir ce que c'est que cette lumière, puisque nous n'avons pas de meilleur parti à prendre.
Nous nous guidâmes de notre mieux à travers la lande, en marchant du côté du point brillant qui scintillait au loin.
Tout en avançant, nous fîmes bien des conjectures sur l'endroit d'où il pouvait provenir.
Si c'était d'une habitation humaine, quel était donc l'être qui, non content de vivre au cœur même de la solitude, avait choisi un endroit aussi éloigné des routes battues qui la traversaient?
La grande route était à plusieurs milles en arrière de nous, et selon toute probabilité, ceux-là seuls qui y étaient contraints par la nécessité, comme nous l'avions été, pouvaient se trouver par hasard dans cette région désolée.
Un ermite n'aurait pas souhaité un endroit aussi complètement isolé de toute communication avec ses semblables.
En nous approchant, nous vîmes que la lumière venait en effet d'un petit cottage bâti dans un creux, de façon à être invisible de tous les côtés, excepté de celui par lequel nous arrivions.
Devant cet humble logis, un petit espace avait été débarrassé des ronces, et c'était au milieu de ce carré de terre que notre cheval perdu se trouvait, broutant à loisir le maigre gazon.
La même lumière, qui nous avait attirés, avait sans doute frappé son regard, et il s'y était dirigé dans l'espoir d'obtenir de l'avoine et de l'eau.
Saxon poussa un grognement de satisfaction en reprenant possession de son bien perdu, et tirant le cheval par la bride, il approcha de la porte du cottage solitaire.
XI-Le solitaire à la caisse pleine d'or.
La forte lumière jaune qui nous avait attirés à travers la lande, filtrait par une seule fente étroite de la porte, qui remplissait en même temps d'une façon primitive le rôle de fenêtre.
À notre approche, la lumière prit soudain une couleur rouge, puis tourna au vert, en répandant sur nos figures une teinte fantastique, et faisant surtout ressortir la nuance cadavéreuse des traits durs de Saxon.
En même temps nous sentîmes une odeur très subtile, très désagréable, qui empoisonnait l'air tout autour du cottage.
Cette réunion de singularités, dans un lieu aussi désert, agit sur les idées superstitieuses du vieux guerrier avec tant de force qu'il s'arrêta pour nous jeter un regard interrogateur.
Mais Ruben et moi, nous étions pareillement résolus à aller jusqu'au bout de l'aventure.
Il se borna donc à rester un peu en arrière de nous et à marmotter pour son compte un exorcisme approprié à la circonstance.
Je m'avançai vers la porte, où je frappai avec le pommeau de mon épée, en annonçant que nous épions des voyageurs fatigués et que nous cherchions un abri pour la nuit.
Le premier résultat de mon appel fut un bruit analogue à celui qu'on ferait en allant et venant avec précipitation, en remuant des objets métalliques, en tournant des clefs dans des serrures.
À ce bruit succéda le silence, et j'allais frapper de nouveau, lorsque, de l'autre côté de la porte, une voix fêlée nous accueillit:
—Il y a peu de chose pour vous abriter, gentilshommes, et moins encore de provisions, disait-elle. Vous n'êtes qu'à six milles d'Amesbury et vous y trouverez à l'enseigne des Armes de Cecil tout ce qu'il faut pour gens et bêtes.
—Non pas, mon invisible ami, dit Saxon qui retrouva tout son aplomb en entendant une voix humaine, voilà sûrement un accueil rebutant. Un de nos chevaux est entièrement fourbu, et aucun n'est en bien bonne condition, en sorte qu'il nous serait aussi impossible de nous rendre à Amesbury Aux Armes de Cecil que d'aller à l'Homme Vert à Lubeck. Je vous en prie donc, permettez-nous de passer le reste de la nuit sous votre toit.
Cet appel fut suivi de nombreux grincements de serrures fermées, de verrous tirés, et quand ce fut fini, la porte s'ouvrit lentement et laissa apercevoir la personne qui nous avait répondu.
Grâce à la forte lumière qui brillait derrière lui, nous vîmes un homme d'aspect vénérable, aux cheveux blancs comme neige, aux traits qui indiquaient un caractère pensif mais ardent.
Le front haut, intelligent, la longue barbe flottante, tout cela sentait le philosophe, mais l'éclat des yeux, le nez aquilin à courbure très forte, le corps svelte et droit que le poids des années n'avait pu faire fléchir, faisaient deviner un soldat.
Son port fier, son costume riche, quoique sévère, de velours noir, contrastaient singulièrement avec l'humble aspect du logis qu'il avait choisi pour sa demeure:
—Oh! dit-il, en nous jetant un regard pénétrant, deux d'entre vous sont novices à la guerre, et l'autre est un vieux soldat. Vous avez été poursuivis, à ce que je vois.
—Mais comment le savez-vous? demanda Saxon.
—Ah! mon ami, moi aussi j'ai servi en mon temps. Mes yeux ne sont point si vieux qu'ils ne puissent reconnaître que des chevaux ont été éperonnés à outrance, et il n'est pas malaisé de voir que l'épée de ce jeune géant a été employée à une besogne moins innocente qu'à griller du lard. Votre assertion peut donc s'admettre. Un véritable soldat commence toujours par s'occuper de son cheval. Je vous prie donc de mettre les vôtres à l'entrave au dehors, car je n'ai ni valet d'écurie ni domestiques à qui les confier.
La maison inconnue, où nous entrâmes aussitôt, avait été agrandie aux dépens de la pente de la hauteur contre laquelle elle avait été construite, en sorte qu'elle formait une salle très longue et très étroite.
Les extrémités de cette grande pièce, au moment de notre entrée, étaient plongées dans l'ombre, mais au centre flambait avec une vive lumière un brasier plein de charbon, au-dessus duquel était suspendue une marmite de cuivre.
À côté du feu, une longue table de bois était couverte de flacons de verre au goulot recourbé, de bassins, de tubes, d'autres instruments dont je ne connaissais ni le nom ni l'usage.
Une longue rangée de bouteilles contenant des liquides et des poudres de diverses couleurs était disposée sur une étagère.
Une autre étagère supportait une assez belle collection de volumes bruns.
Il y avait, en outre, une seconde table d'un travail grossier, deux commodes, trois ou quatre tabourets de bois, plusieurs grandes feuilles épinglées aux murs et entièrement couvertes de chiffres, de figures symboliques, auxquelles je ne compris rien.
L'odeur désagréable qui nous avait accueillis au dehors, était encore plus infecte à l'intérieur et paraissait produite par les vapeurs du liquide en ébullition que contenait la marmite de cuivre.
—Vous voyez en moi, dit notre hôte, en s'inclinant poliment devant nous, le dernier descendant d'une ancienne famille. Je suis Sir Jacob Clancing, de Snellaby-Hall.
—Ce serait plutôt de Snelle a pue Hall, à mon avis, murmura Ruben, dont la boutade, heureusement, ne fut point entendue du vieux chevalier.
—Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-il, ôtez vos cuirasses, vos casques et vos bottes.
«Regardez ce logis comme votre auberge et mettez-vous à l'aise. Vous voudrez bien m'excuser un instant si je cesse de m'occuper de vous pour surveiller l'opération que j'ai commencée ce qui ne comporte pas de retard.
Saxon se mit aussitôt à défaire ses boucles, ôter les pièces de son équipement, pendant que Ruben, se laissant tomber sur une chaise semblait trop las pour faire mieux que de détacher son ceinturon. Quant à moi, j'étais content de pouvoir me débarrasser de mon armement, mais je ne cessai pas un instant d'observer les actes de notre hôte, dont les manières courtoises et le langage distingué avaient éveillé ma curiosité et mon admiration.
Il s'approcha de la marmite à l'odeur désagréable et en remua le contenu, avec une expression de physionomie qui indiquait la plus vive anxiété.
Il était évident qu'il avait poussé la courtoisie envers nous jusqu'au point de manquer peut-être une expérience importante.
Il plongea une cuiller dans le liquide, en ramena une certaine quantité et la reversa dans le vase, ce qui permit de voir un fluide jaune et trouble.
L'aspect lui en parut évidemment rassurant, car l'air d'anxiété disparut de ses traits et il poussa une exclamation de soulagement.
Puis, prenant sur une assiette, à côté de lui, une pincée de poudre blanchâtre, il la jeta dans la marmite, dont le contenu se mit aussitôt à bouillir, et à projeter de l'écume sur le feu, ce qui donnait à la flamme l'étrange teinte verte que nous avions remarquée avant d'entrer.
Ce traitement eut pour résultat de rendre le liquide clair, car le chimiste put verser dans une bouteille une certaine quantité de liquide aussi transparent que l'eau, pendant qu'au fond du vase se formait un dépôt brun qui fut versé sur une feuille de papier.
Cela fait, Sir Jacob Clancing rangea de côté tous les flacons et se tourna vers nous, l'air souriant et satisfait.
—Nous allons voir ce que peut fournir mon pauvre garde-manger, dit-il, mais cette odeur peut-être gênante pour votre odorat qui n'y est point accoutumé; nous allons la chasser.
Il jeta sur le feu quelques grains d'une résine balsamique, qui remplit toute la pièce du parfum le plus agréable.
Puis, il étendit sur la table une nappe blanche, prit dans un placard un plat de truite froide et un grand pâté de viande, qu'il mit devant nous, après nous avoir invités à rapprocher nos sièges et à nous mettre à la besogne.
—Je ne demanderais pas mieux que de vous offrir quelque chose de plus appétissant, dit-il. Si nous étions à Snellaby-Hall, vous ne seriez pas accueillis de cette façon misérable, je vous le promets. Mais enfin cela peut rendre service à des gens qui ont faim, et je suis encore en mesure de mettre la main sur une paire de bouteilles de vieil Alicante.
En disant ces mots, il tira d'un enfoncement deux bouteilles.
Il nous invita à nous servir, à remplir nos verres, et s'assit sur une chaise de chêne à haut dossier, pour présider à notre festin avec la courtoisie de l'ancien temps.
Pendant le souper, je lui contai nos aventures de la nuit, sans rien dire de notre destination.
—Vous êtes en route pour le camp de Monmouth, dit-il tranquillement, en me regardant bien en face de ses yeux noirs et pénétrants, quand j'eus fini. Je le sais, mais vous n'avez point à craindre que je vous trahisse, lors même que ce serait en mon pouvoir. À votre avis, quelle chance a le Duc en présence des troupes royales?
—Autant de chances qu'un coq de basse-cour contre un coq de combat armé d'éperons, s'il ne devait compter que sur ceux qu'il a autour de lui, répondit Saxon. Toutefois il a des raisons de croire que toute l'Angleterre est comme une poudrière, et il espère être l'étincelle qui y mettra le feu.
Le vieillard hocha la tête avec tristesse.
—Le Roi, remarqua-t-il, a de grandes ressources. Où Monmouth prendra-t-il des soldats exercés?
—Il y a la milice, suggérai-je.
—Et il reste encore un bon nombre des vieux troupiers parlementaires, qui ne sont pas tellement âgés qu'ils ne puissent frapper un coup pour leur croyance, dit Saxon. Qu'on mette dans un camp seulement une demi-douzaine de ces prédicants avec leur chapeau à large bord, leur parler nasillard, et toute la tribu des Presbytériens fourmillera autour d'eux comme les mouches autour d'un pot de miel. Jamais sergents recruteurs ne rassembleront une armée comparable à celle des prédicants du vieux Noll dans les comtés de l'Est, où la promesse d'une place à côté du Trône de l'Agneau avait plus de prix qu'une gratification de dix livres. Je ne demanderais pas mieux que de payer mes dettes avec des promesses comme celles-là.
—À en juger par votre langage, monsieur, remarqua notre hôte, vous n'êtes pas du nombre des sectaires. Dès lors comment se fait-il que vous jetiez le poids de votre épée et de votre expérience dans le plateau le plus faible?
—Pour cette raison même, qu'il est le plus faible, dit le soldat de fortune. Je serais volontiers parti avec mon frère pour la Côte de Guinée, et je ne me serais mêlé à l'affaire que pour porter des lettres, ou pour d'autres bagatelles. Puisqu'il me faut faire quelque chose, je prends le parti de combattre pour le Protestantisme et pour Monmouth. Il m'est parfaitement indifférent de voir sur le trône Jacques Stuart ou Jacques Walters, mais la Cour et l'armée du roi, ce sont des choses déjà toutes faites. Eh bien, puisque Monmouth en est encore à chercher courtisans et soldats, il pourrait bien arriver qu'il soit enchanté de mes services et qu'il les récompense par des avantages et des honneurs.
—Votre logique est irréprochable, dit notre hôte, sauf sur un point: c'est que vous avez laissé de côté le très grand risque que court votre tête, dans le cas où le parti du duc succomberait sous la disproportion des forces.
—On ne joue pas un coup de dés sans mettre un enjeu.
—Et vous, jeune monsieur, demanda le vieillard, qu'est-ce qui vous a engagé dans cette partie si pleine de dangers?
—Je suis fils d'un des Têtes-Rondes, répondis-je, et les gens de ma famille ont toujours combattu pour la liberté du peuple et l'abaissement de la tyrannie. Je viens prendre la place de mon père.
—Et vous, monsieur? reprit le questionneur, en regardant Ruben.
—Je pars pour voir un peu le monde et pour accompagner mon ami et camarade ici présent, répondit-il.
—Et moi j'ai des raisons plus puissantes qu'aucun de vous, s'écria Sir Jacob, pour partir en guerre contre tout homme qui porte le nom de Stuart. Si je n'avais pas une mission qui ne comporte aucune négligence, je serais peut-être tenté de faire route avec vous pour l'Est et de faire poser sur mes cheveux gris la rude compression d'un casque d'acier.
«Où est-il maintenant le noble château de Snellaby? où sont ces bosquets, ces forêts dans lesquelles ont grandi, ont vécu, et sont morts les Clancing, depuis l'époque où Guillaume de Normandie mit le pied sur le sol anglais.
«Un trafiquant, un homme qui a amassé une fortune méprisable, grâce à la sueur d'ouvriers à demi-mort de faim, est maintenant possesseur de ce beau domaine.
«Si moi, le dernier des Clancing, je m'y montrais, on aurait le droit de me livrer à l'huissier du village comme un vagabond, ou de m'en chasser à coup de fouets tressés avec les cordes d'arbalète d'insolents piqueurs.
—Et comment est arrivé un aussi brusque changement de fortune? demandai-je.
—Remplissez vos verres, s'écria le vieillard en joignant l'action à la parole. Je bois à votre santé, je bois à la perte de tous les princes sans foi.
«Comment cela arriva-t-il, demandiez-vous? Eh bien! Lorsque Charles Ier vit fondre sur lui les premières agitations, je le soutins comme s'il avait été mon propre frère. À Edgehill, à Naseby, dans vingt escarmouches ou combats, je me battis vaillamment pour sa cause, j'entretins à mes frais une troupe de cavalerie, levée parmi mes jardiniers, palefreniers et domestiques.
«Puis, la caisse de l'armée commençait à se vider; il fallait de l'argent pour prolonger la lutte.
«Ma vaisselle et mes chandeliers d'argent furent jetés au creuset. Ils y entrèrent à l'état de métal et en sortirent sous forme de soldats et de piquiers.
«Nous durâmes ainsi quelques mois, jusqu'au jour où l'escarcelle se vida; et, par nos efforts communs, nous la remplîmes de nouveau. Cette fois, ce fut la ferme du domaine et le bois de chênes qui partirent.
«Puis advint Marston Morr. Il fallut recourir au dernier penny, au dernier homme, pour réparer ce grand désastre.
«Je ne faiblis pas.
«Je donnai tout.
«Ce fabricant de savon, homme prudent à la face rubiconde et joufflue, s'était tenu en dehors des querelles civiles, et depuis longtemps, il jetait ses regards avides sur le château.
«C'était son ambition, à ce misérable ver, d'être un gentleman, comme s'il suffisait pour cela d'un toit en pignon et d'une maison qui s'émiette.
«Mais je le laissai satisfaire son caprice, et l'argent que je reçus je le jetai jusqu'à la dernière guinée, dans les coffres du roi.
«Et je tins bon ainsi jusqu'à la catastrophe finale, celle du Worcester, où je couvris la retraite du jeune prince, et je puis dire à bon droit qu'en dehors de l'Île de Man, je fus le dernier Royaliste qui défendit l'autorité de la Couronne.
«La république mit ma tête à prix, me regardant comme un ennemi dangereux.
«Je fus donc forcé de m'embarquer sur un navire marchand à Harwich et j'arrivai aux Pays-Bas sans autre bien que mon épée et quelques pièces d'argent dans ma poche.
—Un cavalier peut fort bien se tirer d'affaire avec cela, fit remarquer Saxon. Il y a en Allemagne des guerres incessantes où un homme peut vendre ses services, quand les Allemands du Nord ne sont pas en armes contre les Suédois ou les Français, les Allemands du Sud sont sûrs d'avoir sur les bras les Janissaires.
—En effet, je portai les armes quelque temps au service des Provinces-Unies, ce qui me mit plus d'une fois face à face avec mes vieux ennemis les Têtes-Rondes.
«Olivier avait prêté aux Français la brigade de Reynolds, et Louis fut enchanté d'avoir à son service des troupes aussi éprouvées. Par Dieu, je me trouvai sur la contrescarpe à Dunkerque, et il m'arriva d'applaudir à l'attaque alors que mon devoir aurait été d'encourager la défense.
«Mon cœur s'enfla d'orgueil quand je vis ces gaillards, tenaces comme des bouledogues, grimper sur la brèche leurs piques traînant derrière eux, chantant leurs psaumes d'une voix qui ne tremblait pas, bien que les balles partissent autour d'eux aussi denses que les abeilles au moment de l'essaimage.
«Et quand ils en furent au corps à corps avec les Flamands, je vous réponds qu'ils poussèrent un cri où il y avait tant de joie soldatesque que mon orgueil de retrouver de pareils Anglais l'emporta sur ma haine contre des ennemis.
«Mais ma carrière militaire ne fut pas de longue durée, car la paix fut bientôt conclue.
«Alors je me remis à l'étude de la chimie pour laquelle j'avais une grande passion, d'abord sous Vorhaager de Leyde, puis avec De Huy, de Strasbourg, mais je crains bien que ces grands noms ne soient lettre morte pour vous.
—Vraiment, dit Saxon, on dirait que cette chimie exerce une attraction bien puissante, car nous avons rencontré à Salisbury deux officiers de la garde bleue, qui avaient aussi un faible de ce genre, bien que ce fussent de solides gaillards, de vrais soldats pour tout le reste.
—Ha! s'écria Sir Jacob, avec intérêt, à quelle école appartenaient-ils?
—Oh! je n'entends rien à ces choses-là, répondit Saxon, je sais seulement que selon eux Gervinus, de Nuremberg, celui que j'ai gardé en prison, ou n'importe quel autre homme, était capable de transformer les métaux.
—Pour Gervinus, je ne saurais en répondre, dit notre hôte, mais pour ce qui est de la possibilité de la chose, je puis engager ma parole de chevalier. Nous reparlerons de cela.
«Vint enfin l'époque où Charles II fut invité à reprendre possession du trône, et nous tous, depuis Jeffrey Hudson, le nain de la cour, jusqu'à Mylord Clarendon, nous fûmes transporté de joie à la pensée que nous recouvrerions ce qui nous appartenait.
«Je laissai dormir ma créance quelque temps, m'imaginant que le Roi se montrerait magnanime en aidant un pauvre Cavalier qui s'était ruiné pour sa famille, sans attendre que celui-ci l'en sollicitât.
«J'attendis, j'attendis! Je ne reçus pas un mot.
«Un jour donc, je me rendis au lever, et je fus présenté en bonne et due forme:
«—Ah! dit-il, avec cette cordialité qu'il savait si bien feindre, si je ne me trompe, vous êtes Sir Jaspar Killigrew?
«—Non, Sire, répondis-je, je suis Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall, dans le comté de Stafford.
«Ensuite je rappelai à son souvenir la bataille de Worcester, et plusieurs autres événements qui nous étaient arrivés en commun.
«—Oh! parbleu, s'écria-t-il, comme je suis oublieux! Et comment va-t-on à Snellaby?
«Je lui expliquai alors que le Manoir n'était plus ma propriété.
«Je lui dis en quelques mots à quelle situation j'étais réduit.
«Sa figure s'obscurcît aussitôt, et il me témoigna une froideur glaciale.
«—Tout le monde se jette sur moi pour avoir de l'argent et des places, dit-il, et la vérité est que les Communes se montrent si chiches que je n'ai guère de quoi être généreux pour les autres. Toutefois, Sir Jacob, nous verrons ce qu'on peut faire pour vous.
«Et sur ces mots il me renvoya.
«Ce même soir, le secrétaire de Mylord Clarendon vint me trouver, et m'apprit qu'en considération de mon long dévouement et des pertes que j'avais subies, le Roi me faisait la grâce de me donner le titre de Chevalier de la Loterie.
—Je vous prie, monsieur, dites-nous ce que c'est qu'un Chevalier de la Loterie, demandais-je.
—C'est le tenancier d'une maison de jeu, ni plus ni moins. Voilà comment il me récompensait.
«Je recevais l'autorisation de tenir un tapis-franc sur la Place de Covent-Garden et d'y attirer les jeunes étourneaux de la ville pour les tondre au jeu de l'hombre.
«Pour rétablir ma fortune, il me fallait ruiner autrui.
«Mon honneur, ma famille, ma réputation, tout cela ne pesait aucun poids, du moment que j'avais le moyen de soutirer leurs guinées à quelques imbéciles.
—J'ai entendu dire que certains chevaliers de la Loterie ont fait de bonnes affaires, dit Saxon, d'un air réfléchi.
—Bonnes ou mauvaises, ce n'était point un emploi convenable pour moi, j'allai trouver le Roi et je le suppliai de donner à sa générosité une autre forme.
«Il me répondit seulement que je faisais bien le difficile pour un homme aussi pauvre que je l'étais.
«Je tournai autour de la Cour pendant des semaines.
«Moi et d'autres cavaliers, nous avons vu le Roi et son frère gaspiller au jeu et en courtisanes des sommes qui nous auraient rendu nos patrimoines.
«J'ai vu Charles risquer sur une seule carte une somme qui aurait contenté le plus exigeant de nous.
«Je faisais tout mon possible pour me tenir dans les Parcs de Saint-James, dans la galerie de White-hall, espérant qu'on ferait quelque chose pour moi.
«À la fin, je reçus de lui un second message.
«Il m'y était dit que si je ne pouvais m'habiller plus à la mode, il me dispensait de mon assiduité.
«Voilà ce qu'il faisait dire au vieux soldat usé qui avait sacrifié santé, fortune, position, tout au service de son père et au sien.
—Quelle honte! criâmes-nous d'une seule voix.
—Pouvez-vous dès lors vous étonnez que j'aie maudit toute la race des Stuart, cette race menteuse, débauchée, et cruelle? Quant au Manoir, je pourrais le racheter demain, si cela me plaisait, mais pourquoi le ferais-je, puisque je n'ai pas d'héritier.
—Ho! vous avez donc réussi? dit Decimus Saxon, avec un de ses coups d'œil de côté si pleins de malice. Vous avez peut-être trouvé vous même le moyen de convertir en or marmites et casseroles, d'après ce que vous avez dit. Mais c'est impossible, car je vois dans cette pièce-ci qu'il reste encore du cuivre et du fer à changer en or.
—L'or a son emploi, le fer a son usage, dit Sir Jacob, d'un ton d'oracle. L'un ne peut prendre la place de l'autre.
—Pourtant, remarquai-je, ces officiers nous ont affirmés que c'était là uniquement une superstition du vulgaire.
—Alors ces officiers ont prouvé que leurs connaissances étaient moins étendues que leurs préjugés. Alexander Setonius, un Écossais, a été le premier à le faire, parmi les modernes. En 1602 au mois de mars, il a changé en or une barre de plomb dans la main d'un certain Hansen, à Rotterdam, et celui-ci en a témoigné.
«Il ne s'est pas borné à recommencer cette opération devant les savants envoyés par l'Empereur Rodolphe; il l'a encore enseignée à Johann Wolfgang Dreisheim de Fribourg, et à Gustenhofer, de Strasbourg, qui l'a lui-même enseignée à mon illustre maître le...
—Qui vous l'a enseignée à son tour, s'écria Saxon d'un ton de triomphe. Je n'ai pas une provision de métal sur moi, cher monsieur, mais voici mon casque, ma cuirasse, mes brassards, mes cuissards, puis mon épée, mes éperons, les boucles de mon harnachement.
«Je vous en prie, employez votre art très excellent, très louable sur ces objets, et je vous promets de vous apporter sous peu de jours une quantité de métal plus digne de votre habileté.
—Non, non, dit l'alchimiste en souriant et hochant la tête, cela peut être fait, sans doute, mais avec lenteur, peu à peu, par petits morceaux à la fois, avec beaucoup de dépenses et de patience.
«Ce serait une longue et pénible tâche pour un homme que de chercher à s'enrichir ainsi, mais je ne nierai pas que la chose ne se puisse faire à la fin.
«Et maintenant, comme les bouteilles sont vides, et que votre jeune camarade s'assoupit sur sa chaise, il est peut-être préférable pour vous d'employer au sommeil le reste de la nuit.
Il prit dans un coin plusieurs couvertures et tapis, et les étendit sur le sol.
—C'est un lit de soldat, remarqua-t-il, mais vous serez peut-être plus mal couchés encore, d'ici au jour où vous aurez mis Monmouth sur le trône d'Angleterre. Quant à moi, j'ai l'habitude de dormir dans une chambre intérieure pratiquée là haut.
Après avoir ajouté quelques mots relatifs aux précautions à prendre pour être à notre aise, il se retira en emportant la lampe, et passa par une porte qui se trouvait au bout de la pièce, et qui avait échappé à notre observation.
Ruben, qui n'avait pas eu un instant de repos depuis son départ de Havant, s'était déjà étendu sur les couvertures, et dormait profondément, avec une selle comme oreiller.
Quant à Saxon et à moi, nous restâmes assis quelques minutes encore, à la lumière du brasier qui brûlait.
—On pourrait faire pire que de s'adonner à ce métier de chimiste, fit remarquer mon compagnon, en secouant les cendres de sa pipe. Voyez-vous là, dans le coin, ce coffre renforcé de ferrures?
—Eh bien?
—Il est rempli jusqu'aux deux tiers de l'or qu'a fabriqué le digne gentleman.
—Comment le savez-vous? demandais-je d'un ton incrédule.
—Quand vous avez frappé au panneau de la porte avec le pommeau de votre épée, comme si vous vouliez l'y faire entrer, vous avez sans doute entendu des allées et venues rapides, puis le bruit d'une ferrure.
«Eh bien, grâce à ma haute taille, j'ai pu jeter un regard à travers cette fente du mur, et j'ai vu notre ami jeter dans ce coffre quelque chose de sonore, avant de le fermer.
«Je n'ai pu qu'entrevoir le contenu, mais je peux jurer que cette couleur jaune foncé ne vient pas d'un autre métal que de l'or. Voyons si elle est bien fermée à clef.
Il se leva, se dirigea vers le coffre, et tira avec force sur le couvercle.
—Arrêtez, Saxon, arrêtez, criai-je avec colère, que dirait notre hôte, s'il nous surprenait.
—Bon, il ne devrait pas garder des choses pareilles sous son toit. Avec un ciseau ou un poignard, on pourrait peut-être forcer le couvercle.
—Par le ciel, dis-je à demi-voix, si vous l'essayez, je vous couche sur le dos.
—C'est bon, c'est bon, jeune Anak, ce n'était qu'une fantaisie, pour jeter encore un coup d'œil sur le trésor. Maintenant, si c'était un partisan dévoué du Roi, ce serait là une belle prise de guerre. N'avez-vous pas remarqué qu'il prétendait avoir été le dernier Royaliste qui ait tiré l'épée en Angleterre et qu'il a reconnu que sa tête avait été mise à prix comme rebelle? Votre père, tout pieux qu'il est, n'éprouverait guère de componction à dépouiller un pareil Amalécite. En outre, ne l'oubliez pas, il n'est pas plus embarrassé pour faire de l'or, que votre bonne mère ne le serait pour faire des beignets aux framboises.
—En voilà assez, répondis-je d'un ton âpre, inutile de discuter! Couchez-vous, ou j'appelle notre hôte et je lui apprends à quel personnage il a donné l'hospitalité.
Saxon, après avoir poussé maints grognements, prit enfin le parti d'étendre ses longs membres sur une natte, pendant que je me reposais à côté de lui.
Je restai éveillé jusqu'au moment où la douce lumière du matin se montra à travers les fentes des solives mal couvertes du toit.
À vrai dire, je n'osais m'endormir, de peur que les habitudes pillardes du soldat de fortune ne prissent le dessus et qu'il ne nous déshonorât aux yeux de notre hôte si prévenant.
À la fin, cependant, sa respiration à temps prolongés me prouva qu'il s'était endormi et je pus goûter quelques heures d'un repos bien gagné.
XII-De quelques aventures sur la lande.
Dans la matinée, après avoir déjeuné des restes de notre souper, nous nous occupâmes de nos chevaux et des préparatifs du départ.
Mais, avant de nous laisser monter en selle, notre excellent hôte accourut à nous, portant une armure.
—Venez par ici, dit-il à Ruben. Mon garçon, il n'est pas bon que vous alliez à l'ennemi, la poitrine sans protection, alors que vos camarades sont couverts d'acier. J'ai ici ma cuirasse et mon casque, qui vous iront, je crois, car si vous êtes mieux en chair que moi, je suis, d'autre part, d'une construction plus large.
«Ah! ne l'avais-je pas dit! Quand Silas Thompson, l'armurier de la Cour, vous l'aurait fait sur mesure, cela ne vous irait pas mieux.
«Maintenant voyons pour le casque. Il s'ajuste aussi très bien.
«Vous voilà à présent devenu un cavalier comme Monmouth ou n'importe quel autre chef seraient fiers d'en avoir autour de sa bannière.
Le casque et la cuirasse complète étaient du meilleur acier de Milan, avec de riches incrustations d'argent et d'or, des dessins rares et curieux en relief de tous côtés.
Il en résultait un effet si sévère, si martial, que la rouge et gaie physionomie de mon ami, vue sous cette panoplie, avait je ne sais quoi qui heurtait, je ne sais quoi de plaisant.
—Non, non, s'écria le vieux Cavalier, en voyant un sourire sur nos traits, il n'est que juste qu'un aussi précieux joyau que l'est un cœur honnête soit dans un écrin capable de le protéger.
—Je vous suis vraiment reconnaissant, monsieur, dit Ruben. Je ne sais comment trouver des mots pour vous remercier. Ah! Sainte Mère! j'ai grande envie de revenir tout droit à Havant pour leur montrer le solide homme d'armes qui a été élevé parmi les habitants.
—C'est de l'acier qui a fait ses preuves, insista Sir Jacob. Une balle de pistolet rebondirait dessus.
«Et vous, reprit-il, en s'adressant à moi, voici un petit présent qui vous rappellera notre rencontre. J'ai remarqué que vous jetiez des regards curieux sur mon étagère de livres. Ce sont les Vies des grands Hommes d'autrefois, par Plutarque, mises en anglais par l'ingénieux Mr Latimer. Portez ce volume avec vous et conformez votre vie aux exemples des géants dont les exploits y sont racontés.
«Je mets dans vos poches d'arçon un paquet de peu de volume mais d'une grande importance, que je vous prie de remettre à Monmouth le jour où vous arriverez à son camp.
«Pour vous, monsieur, dit-il en parlant à Decimus Saxon, voici un lingot d'or vierge, dont vous pourrez faire une épingle ou tout autre ornement. Ayez la conscience tranquille en le portant, car il vous est donné en toute loyauté et n'a point été filouté à votre hôte pendant son sommeil.
Saxon et moi, nous échangeâmes un prompt regard de surprise à ce discours, qui nous prouvait que notre hôte n'ignorait pas les propos tenus par nous pendant la nuit.
Mais Sir Jacob ne laissa percer aucun indice de colère.
Il se mit en devoir de nous indiquer la route à suivre et de nous conseiller pour notre voyage.
—Il faut que vous suiviez ce chemin tracé par les moutons jusqu'à ce que vous arriviez à un autre chemin plus large qui se dirige vers l'ouest, dit-il. Mais c'est un chemin dont on ne fait que peu d'usage, et il y a peu de chance pour que vous tombiez sur des ennemis. Le chemin vous fera passer entre les villages de Fovant et de Hindon, avant de vous conduire à Mere, qui est à peu de distance de Bruton, sur la limite du comté de Somerset.
Après avoir remercié notre vénérable hôte de la bonté qu'il nous avait témoignée, nous laissâmes aller les rênes, et il put reprendre l'étrange et solitaire existence où nous l'avions trouvé.
L'emplacement de son cottage avait été si habilement choisi, que quand nous nous retournâmes pour lui adresser un dernier salut, lui et sa demeure avaient déjà disparu à nos yeux, et que parmi les nombreux tertres, les nombreuses cavités, il nous fut impossible de reconnaître l'endroit où était la maisonnette dans laquelle nous avions trouvé un abri aussi opportun.
En avant et à côté de nous la plaine s'étendait en un tapis de couleur brune jusqu'à l'horizon, sans que rien fit saillie à sa surface stérile et couverte d'ajoncs.
Sur tout cet espace, rien ne décelait la vie, à l'exception de rares lapins, qui rentraient à la hâte dans leurs trous au bruit de notre approche, ou de quelques moutons décharnés, affamés, qui trouvaient à peine leur subsistance dans l'herbe grossière et filandreuse que produisait ce sol stérile.
Le sentier était si étroit que nous ne pouvions le suivre qu'un à un, mais nous ne tardâmes pas à le quitter entièrement, ne nous en servant que pour nous guider, et galopant côte à côte à travers la plaine ondulée.
Nous gardions tous le silence.
Ruben contemplait sa nouvelle cuirasse, ainsi que je pouvais en juger par les fréquents regards qu'il y jetait.
Saxon, les yeux à demi clos, ruminait quelque affaire qui l'intéressait.
Quant à moi, mes pensées se reposaient sur les infâmes projets que le coffre d'or avait inspirés au vieux soldat, et sur le surcroît de honte que me causait la certitude que notre hôte avait, je ne sais comment, deviné son intention.
Il ne pouvait résulter rien de bon d'une alliance avec un homme à ce point dépourvu de tous sentiments d'honneur ou de gratitude.
Je sentis cela si fortement que je rompis enfin le silence, en montrant un sentier qui coupait le notre, et s'en éloignait, et en lui recommandant de le suivre, puisqu'il avait prouvé qu'il n'était point fait pour la compagnie d'honnêtes gens.
—Par la sainte croix! dit-il en mettant la main sur la poignée de sa rapière, est-ce que vous avez donné congé à votre bon sens? Ce sont là des paroles qu'aucun cavalier d'honneur ne saurait tolérer.
—Elles n'en sont pas moins l'expression de la vérité, répondis-je.
Sa lame sortit aussitôt du fourreau, pendant que sa jument faisait un bond de deux fois sa longueur, sous le brusque contact des éperons.
—Voici, s'écria-t-il en lui faisant faire demi-tour, sa figure farouche et maigre toute frémissante de colère, voici un emplacement bien nivelé, qui sera excellent pour régler l'affaire. Tirez votre aiguille et soutenez vos dires.
—Je ne bougerai pas de l'épaisseur d'un cheveu pour vous attaquer, répondis-je. Pourquoi le ferais-je, alors que je ne vous en veux nullement. Mais si vous fondez sur moi, je vous jetterai sûrement à bas de votre selle, malgré tous vos artifices d'escrimeur.
En parlant ainsi, je tirai mon sabre et me mis en garde, car je sentais bien qu'avec un vieux soldat comme celui-là, le premier choc serait rude et brusque.
—Par tous les Saints du ciel, cria Ruben, le premier des deux qui frappe l'autre, je lui décharge ce pistolet dans la tête. Pas de ces jeux-là, Don Decimo, car par le Seigneur, je fonds sur vous, quand même vous seriez le fils de ma propre mère. Rengainez votre épée, car une détente part aisément, et le doigt me démange.
—Au diable soit le trouble-fête! grogna Saxon, remettant son épée au fourreau d'un air bourru.
«Non, Clarke, reprit-il, après quelques moments de réflexion, ce n'est qu'une plaisanterie d'enfants, que jouent deux camarades pour voir lequel des deux se fâchera pour une bagatelle. Moi qui suis assez âgé pour être votre père, j'aurais dû me maîtriser assez pour ne pas dégainer contre vous, car la langue d'un jeune homme part sur une impulsion, et sans réfléchir. Dites seulement que vous en avez dit plus que vous ne pensiez.
—Ma façon de le dire a pu être trop claire et trop rude, répondis-je, car je vis qu'il ne demandait qu'un peu d'onguent pour l'endroit où mes brèves paroles l'avaient blessé; mais nos caractères différent du votre, et cette différence doit disparaître, autrement vous ne sauriez être pour nous un camarade sûr.
—Très bien, Maître la Morale, il va falloir que je désapprenne quelques-uns des tours de mon métier. Corbleu, mon homme, si vous faites le difficile sur mon compte, qu'est-ce que vous penseriez de certaines gens que j'ai connus? Il n'est que temps que nous commencions la guerre, car nos bonnes lames ne veulent pas se tenir tranquilles dans leurs fourreaux.
S'était rouillé faute de combats,
Et s'était rongée elle-même, n'ayant
Personne à tailler, à dépecer.
«Vous ne sauriez exprimer une idée que le vieux Samuel ne l'ait eue avant vous.
—Nous allons certainement arriver bientôt au bout de cette terrible plaine, s'écria Ruben. La platitude insipide suffit pour mettre aux prises les meilleurs amis. Nous pourrions nous trouver dans les déserts de Libye aussi bien que dans le Wiltshire, qui appartient à Sa Très Disgracieuse Majesté.
—Voici de la fumée là-bas, sur le flanc de cette hauteur, dit Saxon, en montrant le sud.
—M'est avis que j'aperçois une rangée de maisons en ligne droite, remarquai-je en abritant mes yeux avec ma main. Mais c'est loin, et l'éclat du soleil m'empêche de bien distinguer.
—Ce doit être le hameau de Hindon, dit Ruben. Oh! comme on a chaud sous cet habit d'acier!
«Je me demande si ce serait conforme aux militaires de le défaire et de le pendre au cou de Didon. Sans quoi je vais y être rôti tout vif comme un crabe dans sa carapace. Qu'en dites-vous, homme illustre? Est-ce contraire à l'un de ces Trente-neuf articles de guerre que vous portez dans votre cœur?
—Porter le poids du harnachement, jeune homme, répondit gravement Saxon, c'est un des exercices de la guerre, et dès lors c'est une qualité à laquelle on n'atteint qu'en pratiquant l'épreuve à laquelle vous êtes soumis en ce moment. Vous avez bien des choses à apprendre, et l'une d'elles, c'est de ne point mettre si vite que cela un pétrinal à la tête des gens quand vous êtes à cheval. La secousse brusque, que produit votre cheval, aurait suffi pour faire abattre la détente, en une seconde, ce qui aurait privé Monmouth d'un vieux et expérimenté soldat.
—Votre remarque aurait une grande importance, répondit mon ami, si je ne me rappelais pas maintenant que j'ai oublié de recharger mon pistolet, depuis que je l'ai déchargé hier soir sur cette énorme bête jaune.
Decimus Saxon hocha la tête d'un air découragé:
—Je me demande, remarqua-t-il, si nous ferons jamais de vous un soldat. Vous tombez de cheval dès que l'animal change d'allure. Vous faites preuve d'une légèreté qui n'est guère en harmonie avec le sérieux du vrai soldado. Vous menacez de votre pétrinal quand il n'est pas chargé, et pour finir, vous sollicitez la permission d'attacher au cou de votre cheval votre armure, une armure que le Cid lui-même pourrait être fier de porter. Cependant vous avez du cœur, de l'activité, je crois. Sans cela vous ne seriez pas ici.
—Gracias, Senior, dit Ruben, en faisant un salut qui faillit le désarçonner, cette dernière remarque fait passer tout le reste. Autrement j'aurais été forcé de croiser le fer avec vous, pour maintenir mon renom de soldat.
—À propos de cet incident de la nuit, dit Saxon, à propos du coffre, qui selon moi, était plein d'or et que j'étais disposé à saisir comme légitime butin, je suis maintenant tout prêt à reconnaître que j'ai laissé voir trop de hâte, trop de précipitation, car le vieillard nous avait accueillis loyalement.
—N'en parlez plus, répondis-je, si vous voulez seulement vous tenir désormais en garde contre de telles impulsions.
—Elles ne m'appartiennent point en propre, répondit-il. Elles viennent de Will Spotterbridge, qui était un homme sans réputation.
—Et comment se trouve-t-il mêlé à l'affaire? demandai-je avec curiosité.
—Eh bien, voici comment: mon père épousa la fille dudit Will Spotterbridge, et il affaiblit ainsi la valeur d'une bonne vieille famille par l'introduction d'un sang malsain. Will était un diable d'enfer de Fleet-Street, au temps de Jacques, une lumière remarquable de l'Alsace, séjour des bravaches et des chercheurs de querelles. Son sang a été transmis par l'intermédiaire de sa fille à nous dix, bien que j'aie la joie de pouvoir dire qu'étant le dixième, il avait perdu à cette époque une bonne partie de sa virulence, et il n'en reste guère plus qu'une dose convenable de fierté et un désir louable de réussir.
—Mais en quoi a-t-il affecté la race? demandai-je.
—Le voici, répondit-il. Les Saxons d'au temps jadis étaient une génération de gens à figure pleine, contente, occupés à leurs bureaux pendant six jours et à leurs Bibles le septième. Si mon père buvait un verre de petite bière de plus qu'à l'ordinaire, ou si par suite d'une provocation, il lui arrivait de lâcher l'un de ses jurons favoris comme: «Oh! noiraud!» ou bien: «cœur vivant!» il s'en tourmentait comme si c'étaient les sept péchés capitaux. Est-il vraisemblable, conforme au cours naturel des choses qu'un homme de cette sorte ait engendré dix garçons allongés, efflanqués, dont neuf auraient pu être cousins au premier degré de Lucifer et frères de lait de Belzébuth!
—C'était bien pénible pour lui, remarqua Ruben.
—Pour lui? Oh non, tous les ennuis furent pour nous! Si les yeux ouverts, il jugea à propos d'épouser la fille d'un diable incarné comme Will Spotterbridge, parce que ce jour-là elle était poudrée et peinte à son goût, quel sujet eut-il de se plaindre? C'est nous qui avons dans les veines du sang de ce bravo de taverne, greffé sur notre bonne, notre honnête nature, c'est nous qui avons le plus de raison de protester.
—Sur ma foi, d'après le même enchaînement de raisons, dit Ruben, un de mes ancêtres a dû épouser une femme qui avait la gorge terriblement sèche, car mon père et moi nous sommes affligés de la même maladie.
—Vous avez sûrement hérité d'une langue bien pendue, grogna Saxon. D'après ce que je vous ai dit, vous voyez que toute notre vie est un conflit entre notre vertu naturelle de Saxon, et les impulsions impies dues à la tache des Spotterbridge. Celle dont vous avez eu sujet de vous plaindre, la nuit dernière, n'est qu'un exemple du mal auquel je suis sujet.
—Et vos frères et sœurs, demandai-je, quel effet a produit en eux cette circonstance?
La route était triste et longue, en sorte que le bavardage du vieux soldat était une diversion des plus opportunes à l'ennui du voyage.
—Ils ont tous succombé, dit Saxon, en gémissant. Hélas! hélas! quelle pieuse troupe ils auraient fait, s'ils avaient employé leurs talents à de meilleurs usages.
«Prima fut notre aînée. Elle vécut bien jusqu'à ce qu'elle fût devenue femme.
«Secundus fut un vaillant marin, et il avait son vaisseau à lui qu'il n'était encore qu'un jeune homme. Toutefois on fit la remarque qu'il partit en voyage sur un schooner, et qu'il revînt sur un brick, ce qui donna lieu à des recherches. Il peut se faire, comme il le dit, qu'il l'ait rencontré allant à la dérive dans la Mer du Nord, et qu'il ait abandonné son vaisseau pour sa trouvaille, mais on le pendit avant qu'il eut pu le prouver.
«Tertia se sauva avec un meneur de bestiaux du Nord, et depuis ce temps-là elle court encore.
«Quartus et Nonus se sont livrés longtemps à leur métier d'arracher les noirs à leurs pays de ténèbres et d'idolâtrie pour les transporter comme cargaison dans les plantations, où ils peuvent apprendre les beautés de la religion chrétienne. Toutefois ce sont des hommes d'un caractère emporté, au langage profane, qui n'éprouvent aucune affection envers leur jeune frère.
«Quintus était un jeune garçon qui promettait beaucoup, mais il trouva un baril de rhum qui avait été jeté par-dessus bord dans un naufrage, et il mourut peu après.
«Septus aurait pu bien tourner, car il était devenu clerc chez John Tranter, attorney, mais il était d'une nature entreprenante et transporta au Pays-Bas tout ce qu'il y avait dans l'étude, papiers, argent, et le reste; ce qui ne causa pas de minces ennuis à son patron, qui n'a jamais pu ravoir ni les uns ni les autres depuis ce jour jusqu'à présent.
«Septimus mourut jeune.
«Quant à Octavus, le sang de Will Spotterbridge se fit jour de bonne heure chez lui, et il fut tué dans une rixe à propos d'un coup de dés, que ses ennemis prétendirent avoir été pipés de façon à faire sortir invariablement le six.
«Que cet émouvant récit vous serve d'avertissement: si vous êtes assez sots pour vous imposer la charge d'une femme, faites en sorte qu'elle ne soit affligée d'aucun vice, car une jolie figure est une bien faible compensation pour un esprit mauvais.
Ruben et moi nous ne pûmes nous empêcher de rire en entendant cette confession de famille, que notre camarade débita sans laisser voir la moindre confusion, le moindre embarras.
—Vous avez payé cher le manque de discernement de votre père, remarquais-je. Mais que peut donc être cet objet que voici, à notre gauche?
—C'est une potence, à en juger par l'apparence, dit Saxon en examinant la haute charpente qui se dressait sur un petit tertre. Rapprochons-nous, car c'est à peu de distance de notre route. Ce sont des objets rares en Angleterre, et je vous réponds sur ma foi, que quand Turenne était dans le Palatinat, on voyait plus de potences que de bornes sur les routes. Aussi, pour ne rien dire des espions, des traîtres qu'engendrait la guerre, les coquins de Chevaliers Noirs et de Lansquenets, des vagabonds bohémiens, et par ci par là d'un homme du pays qu'on supprimait pour l'empêcher de mal faire, jamais les corbeaux ne se virent à pareille fête.
Lorsque nous fûmes près de ce gibet solitaire nous aperçûmes comme un paquet de guenilles desséchées où il était à peine possible de reconnaître des restes humains, et qui se balançait au centre.
Ce misérable débris d'humanité était attaché à la barre transversale par une chaîne de fer, et oscillait d'un mouvement monotone en avant et en arrière, au souffle de la brise matinale.
Nous avions arrêté nos chevaux, et nous regardions en silence cette enseigne de la mort, quand l'objet qui nous avait semblé être un paquet de guenilles jeté au pied de la potence, remua soudain et se tourna vers nous montrant la figure ravagée d'une vieille femme, si profondément empreinte de passions mauvaises, si méchante dans son expression, qu'elle nous inspira plus d'horreur encore que l'objet impur qui se balançait au-dessus de sa tête.
—Gott in Himmel! s'écria Saxon, c'est toujours ainsi. Une potence attire les sorcières aussi fort qu'un aimant attire les aiguilles. Toute la sorcellerie du pays veut s'installer autour, comme des chats autour d'une jatte de lait. Méfiez-vous d'elle, car elle a le mauvais œil.
—Pauvre créature, c'est plutôt le mauvais estomac qu'elle a, dit Ruben en poussant son cheval vers la femme. Qui a jamais vu un pareil sac à os. Je parie qu'elle est en train de mourir, faute d'une croûte de pain.
La créature gémit et tendit deux griffes décharnées pour saisir la pièce d'argent que mon ami lui avait jetée.
Ses yeux noirs à l'expression farouche, son nez en forme de bec, les os desséchés sur lesquels la peau jaune et parcheminée était fortement tirée, lui donnaient l'air d'un esprit qui inspire la crainte.
On eût dit un impur oiseau de proie, un de ces vampires dont parlent les conteurs.
—À quoi bon de l'argent dans ce désert? remarquai-je. Elle ne peut pas se nourrir d'une pièce d'argent.
Elle se hâta de nouer la pièce de monnaie dans un coin de ses haillons comme si elle craignait que je vinsse la lui prendre par force.
—Cela servira à acheter du pain, croassa-t-elle.
—Mais qui vous en vendra, bonne femme? demandai-je.
—On en vend à Fovant, et on en vend à Hindon, répondit-elle. Je reste ici pendant le jour, mais je voyage pendant la nuit.
—Je garantis qu'elle voyage en effet, et sur un manche à balai, dit Saxon, mais dites-nous, la mère, qui est ce pendu, au-dessus de vous?
—C'est celui qui a fait périr mon dernier-né, dit la vieille, en jetant un regard méchant à la momie qui pendait là-haut, et lui tendant son poing fermé, où il ne restait guère plus de chair que sur l'autre. C'est celui qui a fait périr mon brave petit garçon. Il le rencontra sur la vaste lande, et lui arracha sa jeune vie, quand aucune main secourable n'était là pour arrêter le coup. C'est ici qu'a été versé le sang de mon garçon.
«C'est ainsi que sous cet arrosage a poussé cette belle potence, avec le fruit mûr qu'elle porte. Et ici, qu'il pleuve, qu'il fasse du soleil, moi, sa mère, je resterai tant que deux os tiendront encore ensemble, de l'homme qui a fait périr le chéri de mon cœur.
Et en parlant ainsi, elle se serra dans ses haillons, puis appuyant son menton sur ses mains, elle leva les yeux pour contempler avec un redoublement de haine les hideux débris.
—Partons, Ruben, criai-je, car cette vue était bien de nature à inspirer l'horreur de son semblable, c'est une goule, non une femme.
—Pouah! dit Saxon, voilà qui vous fait monter à la bouche une saveur de cadavre! Qui veut partir à fond de train sur les Dunes? Au diable le souci et la charogne!