Michel Strogoff: De Moscou a Irkoutsk
The Project Gutenberg eBook of Michel Strogoff: De Moscou a Irkoutsk
Title: Michel Strogoff: De Moscou a Irkoutsk
Author: Jules Verne
Release date: February 1, 2005 [eBook #7442]
Most recently updated: March 18, 2012
Language: French
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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
MICHEL STROGOFF
DE MOSCOU A IRKOUTSKTABLE DES MATIÈRES
| PREMIÈRE PARTIE | |
| I. | —Une fête au Palais-Neuf |
| II. | —Russes et Tartares |
| III. | —Michel Strogoff |
| IV. | —De Moscou à Nijni-Novgorod |
| V. | —Un arrêté en deux articles |
| VI. | —Frère et sœur |
| VII. | —En descendant le Volga |
| VIII. | —En remontant la Kama |
| IX. | —En tarentass nuit et jour |
| X. | —Un orage dans les monts Ourals |
| XI. | —Voyageurs en détresse |
| XII. | —Une provocation |
| XIII. | —Au-dessus de tout, le devoir |
| XIV. | —Mère et fils |
| XV. | —Le marais de Baraba |
| XVI. | —Un dernier effort |
| XVII. | —Versets et chansons |
| DEUXIÈME PARTIE | |
| I. | —Un camp Tartare. |
| II. | —Une attitude d'Alcide Jolivet. |
| III. | —Coup pour coup. |
| IV. | —L'entrée triomphale. |
| V. | —Regarde de tous tes yeux, regarde! |
| VI. | —Un ami de grande route. |
| VII. | —Le passage de l'Yeniseï |
| VIII. | —Un lièvre qui traverse la route. |
| IX. | —Dans la steppe. |
| X. | —Baïkal et Angara. |
| XI. | —Entre deux rives |
| XII. | —Irkoutsk. |
| XIII. | —Un courrier du Czar. |
| XIV. | —La nuit du 5 au 6 Octobre. |
| XV. | —Conclusion. |
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE Ier
UNE FÊTE AU PALAIS-NEUF.
«Sire, une nouvelle dépêche.
—D'où vient-elle?
—De Tomsk.
—Le fil est coupé au delà de cette ville?
—Il est coupé depuis hier.
—D'heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk, et que l'on me tienne au courant.
—Oui, sire,» répondit le général Kissoff.
Ces paroles étaient échangées à deux heures du matin, au moment où la fête, donnée au Palais-Neuf, était dans toute sa magnificence.
Pendant cette soirée, la musique des régiments de Préobrajensky et de Paulowsky n'avait cessé de jouer ses polkas, ses mazurkas, ses scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du répertoire. Les couples de danseurs et de danseuses se multipliaient à l'infini à travers les splendides salons de ce palais, élevé a quelques pas de la «vieille maison de pierres», où tant de drames terribles s'étaient accomplis autrefois, et dont les échos se réveillèrent, cette nuit-là, pour répercuter des motifs de quadrilles.
Le grand maréchal de la cour était, d'ailleurs, bien secondé dans ses délicates fonctions. Les grands-ducs et leurs aides de camp, les chambellans de service, les officiers du palais présidaient eux-mêmes à l'organisation des danses. Les grandes-duchesses, couvertes de diamants, les dames d'atour, revêtues de leurs costumes de gala, donnaient vaillamment l'exemple aux femmes des hauts fonctionnaires militaires et civils de l'ancienne «ville aux blanches pierres». Aussi, lorsque le signal de la «polonaise» retentit, quand les invités de tout rang prirent part à cette promenade cadencée, qui, dans les solennités de ce genre, a toute l'importance d'une danse nationale, le mélange des longues robes étagées de dentelles et des uniformes chamarrés de décorations offrit-il un coup d'œil indescriptible, sous la lumière de cent lustres que décuplait la réverbération des glaces.
Ce fut un éblouissement.
D'ailleurs, le grand salon, le plus beau de tous ceux que possède le Palais-Neuf, faisait à ce cortège de hauts personnages et de femmes splendidement parées un cadre digne de leur magnificence. La riche voûte, avec ses dorures, adoucies déjà sous la patine du temps, était comme étoilée de points lumineux. Les brocarts des rideaux et des portières, accidentés de plis superbes, s'empourpraient de tons chauds, qui se cassaient violemment aux angles de la lourde étoffe.
A travers les vitres des vastes baies arrondies en plein cintre, la lumière dont les salons étaient imprégnés, tamisée par une buée légère, se manifestait au dehors comme un reflet d'incendie et tranchait vivement avec la nuit qui, pendant quelques heures, enveloppait ce palais étincelant. Aussi, ce contraste attirait-il l'attention de ceux des invités que les danses ne réclamaient pas. Lorsqu'ils s'arrêtaient aux embrasures des fenêtres, ils pouvaient apercevoir quelques clochers, confusément estompés dans l'ombre, qui profilaient çà et là leurs énormes silhouettes. Au-dessous des balcons sculptés, ils voyaient se promener silencieusement de nombreuses sentinelles, le fusil horizontalement couché sur l'épaule, et dont le casque pointu s'empanachait d'une aigrette de flamme sous l'éclat des feux lancés au dehors. Ils entendaient aussi le pas des patrouilles qui marquait la mesure sur les dalles de pierre, avec plus de justesse peut-être que le pied des danseurs sur le parquet des salons. De temps en temps, le cri des factionnaires se répétait de poste en poste, et, parfois, un appel de trompette, se mêlant aux accords de l'orchestre, jetait ses notes claires au milieu de l'harmonie générale.
Plus bas encore, devant la façade, des masses sombres se détachaient sur les grands cônes de lumière que projetaient les fenêtres du Palais-Neuf. C'étaient des bateaux qui descendaient le cours d'une rivière, dont les eaux, piquées par la lueur vacillante de quelques fanaux, baignaient les premières assises des terrasses.
Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette fête, et auquel le général Kissoff avait attribué une qualification réservée aux souverains, était simplement vêtu d'un uniforme d'officier des chasseurs de la garde. Ce n'était point affectation de sa part, mais habitude d'un homme peu sensible aux recherches de l'apparat. Sa tenue contrastait donc avec les costumes superbes qui se mélangeaient autour de lui, et c'est même ainsi qu'il se montrait, la plupart du temps, au milieu de son escorte de Géorgiens, de Cosaques, de Lesghiens, éblouissants escadrons, splendidement revêtus des brillants uniformes du Caucase.
Ce personnage, haut de taille, l'air affable, la physionomie calme, le front soucieux cependant, allait d'un groupe à l'autre, mais il parlait peu, et même il ne semblait prêter qu'une vague attention, soit aux propos joyeux des jeunes invités, soit aux paroles plus graves des hauts fonctionnaires ou des membres du corps diplomatique qui représentaient près de lui les principaux États de l'Europe. Deux ou trois de ces perspicaces hommes politiques—physionomistes par état—avaient bien cru observer sur le visage de leur hôte quelque symptôme d'inquiétude, dont la cause leur échappait, mais pas un seul ne se fût permis de l'interroger à ce sujet. En tout cas, l'intention de l'officier des chasseurs de la garde était, à n'en pas douter, que ses secrètes préoccupations ne troublassent cette fête en aucune façon, et comme il était un de ces rares souverains auxquels presque tout un monde s'est habitué à obéir, même en pensée, les plaisirs du bal ne se ralentirent pas un instant.
Cependant, le général Kissoff attendait que l'officier auquel il venait de communiquer la dépêche expédiée de Tomsk lui donnât l'ordre de se retirer, mais celui-ci restait silencieux. Il avait pris le télégramme, il l'avait lu, et son front s'assombrit davantage. Sa main se porta même involontairement à la garde de son épée et remonta vers ses yeux, qu'elle voila un instant. On eût dit que l'éclat des lumières le blessait et qu'il recherchait l'obscurité pour mieux voir en lui-même.
«Ainsi, reprit-il après avoir conduit le général Kissoff dans l'embrasure d'une fenêtre, depuis hier nous sommes sans communication avec le grand-duc mon frère?
—Sans communication, sire, et il est à craindre que les dépêches ne puissent bientôt plus passer la frontière sibérienne.
—Mais les troupes des provinces de l'Amour et d'Iakoutsk, ainsi que celles de la Transbaikalie, ont reçu l'ordre de marcher immédiatement sur Irkoutsk?
—Cet ordre a été donné par le dernier télégramme que nous avons pu faire parvenir au delà du lac Baïkal.
—Quant aux gouvernements de l'Yeniseisk, d'Omsk, de Sémipalatinsk, de Tobolsk, nous sommes toujours en communication directe avec eux depuis le début de l'invasion?
—Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons la certitude, à l'heure qu'il est, que les Tartares ne se sont pas avancés au delà de l'Irtyche et de l'Obi.
—Et du traître Ivan Ogareff, on n'a aucune nouvelle?
—Aucune, répondit le général Kissoff. Le directeur de la police ne saurait affirmer s'il a passé ou non la frontière.
—Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod, à Perm, à Ékaterinbourg, à Kassimow, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, à Élamsk, à Kolyvan, à Tomsk, à tous les postes télégraphiques avec lesquels le fil correspond encore!
—Les ordres de Votre Majesté vont être exécutés à l'instant, répondit le général Kissoff.
—Silence sur tout ceci!»
Puis, ayant fait un signe de respectueuse adhésion, le général, après s'être incliné, se confondit d'abord dans la foule, et quitta bientôt les salons, sans que son départ eût été remarqué.
Quant à l'officier, il resta rêveur pendant quelques instants, et lorsqu'il revint se mêler aux divers groupes de militaires et d'hommes politiques qui s'étaient formés sur plusieurs points des salons, son visage avait repris tout le calme dont il s'était un moment départi.
Cependant, le fait grave qui avait motivé ces paroles, rapidement échangées, n'était pas aussi ignoré que l'officier des chasseurs de la garde et le général Kissoff pouvaient le croire. On n'en parlait pas officiellement, il est vrai, ni même officieusement, puisque les langues n'étaient pas déliées «par ordre», mais quelques hauts personnages avaient été informés plus ou moins exactement des événements qui s'accomplissaient au delà de la frontière. En tout cas, ce qu'ils ne savaient peut-être qu'à peu près, ce dont ils ne s'entretenaient pas, même entre membres du corps diplomatique, deux invités qu'aucun uniforme, aucune décoration ne signalait à cette réception du Palais-Neuf, en causaient à voix basse et paraissaient avoir reçu des informations assez précises.
Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deux simples mortels savaient-ils ce que tant d'autres personnages, et des plus considérables, soupçonnaient à peine? on n'eût pu le dire. Était-ce chez eux don de prescience ou de prévision? Possédaient-ils un sens supplémentaire, qui leur permettait de voir au delà de cet horizon limité auquel est borné tout regard humain? Avaient-ils un flair particulier pour dépister les nouvelles les plus secrètes? Grâce à cette habitude, devenue chez eux une seconde nature, de vivre de l'information et par l'information, leur nature s'était-elle donc transformée? on eût été tenté de l'admettre.
De ces deux hommes, l'un était Anglais, l'autre Français, tous deux grands et maigres,—celui-ci brun comme les méridionaux de la Provence,—celui-là roux comme un gentleman du Lancashire. L'Anglo-Normand, compassé, froid, flegmatique, économe de mouvements et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sous la détente d'un ressort qui opérait à intervalles réguliers. Au contraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant, s'exprimait tout à la fois des lèvres, des yeux, des mains, ayant vingt manières de rendre sa pensée, lorsque son interlocuteur paraissait n'en avoir qu'une seule, immuablement stéréotypée dans son cerveau.
Ces dissemblances physiques eussent facilement frappé le moins observateur des hommes; mais un physionomiste, en regardant d'un peu près ces deux étrangers, aurait nettement déterminé le contraste physiologique qui les caractérisait, en disant que si le Français était «tout yeux», l'Anglais était «tout oreilles».
En effet, l'appareil optique de l'un avait été singulièrement perfectionné par l'usage. La sensibilité de sa rétine devait être aussi instantanée que celle de ces prestidigitateurs, qui reconnaissent une carte rien que dans un mouvement rapide de coupe, ou seulement à la disposition d'un tarot inaperçu de tout autre. Ce Français possédait donc au plus haut degré ce que l'on appelle «la mémoire de l'œil».
L'Anglais, au contraire, paraissait spécialement organisé pour écouter et pour entendre. Lorsque son appareil auditif avait été frappé du son d'une voix, il ne pouvait plus l'oublier, et dans dix ans, dans vingt ans, il l'eût reconnu entre mille. Ses oreilles n'avaient certainement pas la possibilité de se mouvoir comme celles des animaux qui sont pourvus de grands pavillons auditifs; mais, puisque les savants ont constaté que les oreilles humaines ne sont «qu'à peu près» immobiles, on aurait eu le droit d'affirmer que celles du susdit Anglais, se dressant, se tordant, s'obliquant, cherchaient à percevoir les sons d'une façon quelque peu apparente pour le naturaliste.
Il convient de faire observer que cette perfection de la vue et de l'ouïe chez ces deux hommes les servait merveilleusement dans leur métier, car l'Anglais était un correspondant du Daily-Telegraph, et le Français, un correspondant du.... De quel journal ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu'on le lui demandait, il répondait plaisamment qu'il correspondait avec «sa cousine Madeleine». Au fond, ce Français, sous son apparence légère, était très-perspicace et très-fin. Tout en parlant un peu à tort et à travers, peut-être pour mieux cacher son désir d'apprendre, il ne se livrait jamais. Sa loquacité même le servait à se taire, et peut-être était-il plus serré, plus discret que son confrère du Daily-Telegraph.
Et si tous deux assistaient à cette fête, donnée au Palais-Neuf dans la nuit du 15 au 16 juillet, c'était en qualité de journalistes, et pour la plus grande édification de leurs lecteurs.
Il va sans dire que ces deux hommes étaient passionnés pour leur mission en ce monde, qu'ils aimaient à se lancer comme des furets sur la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne les effrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu'ils possédaient l'imperturbable sang-froid et la réelle bravoure des gens du métier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de cette chasse à l'information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient les rivières, ils sautaient les banquettes avec l'ardeur incomparable de ces coureurs pur sang, qui veulent arriver «bons premiers» ou mourir!
D'ailleurs, leurs journaux ne leur ménageaient pas l'argent,—le plus sûr, le plus rapide, le plus parfait élément d'information connu jusqu'à ce jour. Il faut ajouter aussi, et à leur honneur, que ni l'un ni l'autre ne regardaient ni n'écoutaient jamais par-dessus les murs de la vie privée, et qu'ils n'opéraient que lorsque des intérêts politiques ou sociaux étaient en jeu. En un mot, ils faisaient ce qu'on appelle depuis quelques années «le grand reportage politique et militaire».
Seulement, on verra, en les suivant de près, qu'ils avaient la plupart du temps une singulière façon d'envisager les faits et surtout leurs conséquences, ayant chacun «leur manière à eux» de voir et d'apprécier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bon argent, et ne s'épargnaient en aucune occasion, on aurait eu mauvaise grâce à les en blâmer.
Le correspondant français se nommait Alcide Jolivet. Harry Blount était le nom du correspondant anglais. Ils venaient de se rencontrer pour la première fois à cette fête du Palais-Neuf, dont ils avaient été chargés de rendre compte dans leur journal. La discordance de leur caractère, jointe à une certaine jalousie de métier, devait les rendre assez peu sympathiques l'un à l'autre. Cependant, ils ne s'évitèrent pas et cherchèrent plutôt à se pressentir réciproquement sur les nouvelles du jour. C'étaient deux chasseurs, après tout, chassant sur le même territoire, dans les mêmes réserves. Ce que l'un manquait pouvait être avantageusement tiré par l'autre, et leur intérêt même voulait qu'ils fussent à portée de se voir et de s'entendre.
Ce soir-là, ils étaient donc tous les deux à l'affût. Il y avait, en effet, quelque chose dans l'air.
«Quand ce ne serait qu'un passage de canards, se disait Alcide Jolivet, ça vaut son coup de fusil!»
Les deux correspondants furent donc amenés à causer l'un avec l'autre pendant le bal, quelques instants après la sortie du général Kissoff, et ils le firent en se tâtant un peu.
«Vraiment, monsieur, cette petite fête est charmante! dit d'un air aimable Alcide Jolivet, qui crut devoir entrer en conversation par cette phrase éminemment française.
—J'ai déjà télégraphié: splendide! répondit froidement Harry Blount, en employant ce mot, spécialement consacré pour exprimer l'admiration quelconque d'un citoyen du Royaume-Uni.
—Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j'ai cru devoir marquer en même temps à ma cousine....
—Votre cousine?... répéta Harry Blount d'un ton surpris, en interrompant son confrère.
—Oui,... reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine... C'est avec elle que je corresponds! Elle aime à être informée vite et bien, ma cousine!... J'ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cette fête, une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front du souverain.
—Pour moi, il m'a paru rayonnant, répondit Harry Blount, qui voulait peut-être dissimuler sa pensée à ce sujet.
—Et, naturellement, vous l'avez fait «rayonner» dans les colonnes du Daily-Telegraph.
—Précisément.
—Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce qui s'est passé à Zakret en 1812?
—Je me le rappelle comme si j'y avais été, monsieur, répondit le correspondant anglais.
—Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu'au milieu d'une fête donnée en son honneur, on annonça à l'empereur Alexandre que Napoléon venait de passer le Niémen avec l'avant-garde française. Cependant, l'empereur ne quitta pas la fête, et, malgré l'extrême gravité d'une nouvelle qui pouvait lui coûter l'empire, il ne laissa pas percer plus d'inquiétude....
—Que ne vient d'en montrer notre hôte, lorsque le général Kissoff lui a appris que les fils télégraphiques venaient d'être coupés entre la frontière et le gouvernement d'Irkoutsk.
—Ah! vous connaissez ce détail?
—Je le connais.
—Quant à moi, il me serait difficile de l'ignorer, puisque mon dernier télégramme est allé jusqu'à Oudinsk, fit observer Alcide Jolivet avec une certaine satisfaction.
—Et le mien jusqu'à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blount d'un ton non moins satisfait.
—Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés aux troupes de Nikolaevsk?
—Oui, monsieur, en même temps qu'on télégraphiait aux Cosaques du gouvernement de Tobolsk de se concentrer.
—Rien n'est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m'étaient également connues, et croyez bien que mon aimable cousine en saura dès demain quelque chose!
—Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs du Daily-Telegraph, monsieur Jolivet.
—Voilà! Quand on voit tout ce qui se passe!...
—Et quand on écoute tout ce qui se dit!...
—Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.
—Je la suivrai, monsieur Jolivet.
—Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrain moins sûr peut-être que le parquet de ce salon!
—Moins sûr, oui, mais....
—Mais aussi moins glissant!» répondit Alcide Jolivet, qui retint son collègue, au moment où celui-ci allait perdre l'équilibre en se reculant.
Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assez contents, en somme, de savoir que l'un n'avait pas distancé l'autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.
En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salon furent ouvertes. Là se dressaient plusieurs vastes tables merveilleusement servies et chargées à profusion de porcelaines précieuses et de vaisselle d'or. Sur la table centrale, réservée aux princes, aux princesses et aux membres du corps diplomatique, étincelait un surtout d'un prix inestimable, venu des fabriques de Londres, et autour de ce chef-d'œuvre d'orfèvrerie miroitaient, sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable service qui fût jamais sorti des manufactures de Sèvres.
Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger vers les salles du souper.
A cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer, s'approcha rapidement de l'officier des chasseurs de la garde.
«Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu'il avait fait la première fois.
—Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire.
—Un courrier à l'instant!»
L'officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce y attenant. C'était un cabinet de travail, très-simplement meublé en vieux chêne, et situé à l'angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux, entre autres plusieurs toiles signées d'Horace Vernet, étaient suspendus au mur.
L'officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l'oxygène eût manqué à ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cet air pur que distillait une belle nuit de juillet.
Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s'arrondissait une enceinte fortifiée, dans laquelle s'élevaient deux cathédrales, trois palais et un arsenal. Autour de cette enceinte se dessinaient trois villes distinctes, Kitaï-Gorod, Beloï-Gorod, Zemlianoï-Gorod, immenses quartiers européens, tartares ou chinois, que dominaient les tours, les clochers, les minarets, les coupoles de trois cents églises, aux dômes verts, surmontés de croix d'argent. Une petite rivière, au cours sinueux, réverbérait ça et la les rayons de la lune. Tout cet ensemble formait une curieuse mosaïque de maisons diversement colorées, qui s'enchâssait dans un vaste cadre de dix lieues.
Cette rivière, c'était la Moskowa, cette ville, c'était Moscou, cette enceinte fortifiée, c'était le Kremlin, et l'officier des chasseurs de la garde, qui, les bras croisés, le front songeur, écoutait vaguement le bruit jeté par le Palais-Neuf sur la vieille cité moscovite, c'était le czar.
CHAPITRE II
RUSSES ET TARTARES
Si le czar avait si inopinément quitté les salons du Palais-Neuf, au moment où la fête qu'il donnait aux autorités civiles et militaires et aux principaux notables de Moscou était dans tout son éclat, c'est que de graves événements s'accomplissaient alors au delà des frontières de l'Oural. On ne pouvait plus en douter, une redoutable invasion menaçait de soustraire à l'autonomie russe les provinces sibériennes.
La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle de cinq cent soixante mille lieues et compte environ deux millions d'habitants. Elle s'étend depuis les monts Ourals, qui la séparent de la Russie d'Europe, jusqu'au littoral de l'océan Pacifique. Au sud, c'est le Turkestan et l'empire chinois qui la délimitent suivant une frontière assez indéterminée; au nord, c'est l'océan Glacial depuis la mer de Kara jusqu'au détroit de Behring. Elle est divisée en gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk, d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Omsk, de Iakoutsk; elle comprend deux districts, ceux d'Okhotsk et de Kamtschatka, et possède deux pays, maintenant soumis à la domination moscovite, le pays des Kirghis et le pays des Tchouktches.
Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dix degrés de l'ouest à l'est, est à la fois une terre de déportation pour les criminels, une terre d'exil pour ceux qu'un ukase a frappés d'expulsion.
Deux gouverneurs généraux représentent l'autorité suprême des czars en ce vaste pays. L'un réside à Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale; l'autre réside à Tobolsk, capitale de la Sibérie occidentale. La rivière Tchouna; un affluent du fleuve Yeniseï, sépare les deux Sibéries.
Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines, dont quelques-unes sont véritablement d'une extrême fertilité. Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses qui font, sur de vastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu'au-dessus de sa surface. On y voyage en tarentass ou en télègue, l'été; en traîneau, l'hiver.
Une seule communication, mais une communication électrique, joint les deux frontières ouest et est de la Sibérie au moyen d'un fil qui mesure plus de huit mille verstes de long (8,536 kilomètres). [La verste vaut 1067 mètres, c'est-à-dire un peu plus d'un kilomètre.] A sa sortie de l'Oural, il passe par Ekaterinbourg, Kassimow, Tioumen, Ichim, Omsk, Elamsk, Kolyvan, Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk, Irkoutsk, Verkne-Nertschink, Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde, Orlomskaya, Alexandrowskoë, Nikolaevsk, et prend six roubles et dix-neuf kopeks par chaque mot lancé à son extrême limite. [Environ 27 francs. Le rouble (argent) vaut 3 francs 75 centimes. Le kopek (cuivre) vaut 4 centimes.] D'Irkoutsk un embranchement va se souder à Kiakhta sur la frontière mongole, et de là, à trente kopeks par mot, la poste transporte les dépêches à Péking en quatorze jours.
C'est ce fil, tendu d'Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait été coupé, d'abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard, entre Tomsk et Kolyvan.
C'est pourquoi le czar, après la communication que venait de lui faire pour la seconde fois le général Kissoff, n'avait-il répondu que par ces seuls mots: «Un courrier à l'instant!»
Le czar était, depuis quelques instants, immobile à la fenêtre de son cabinet, lorsque les huissiers en ouvrirent de nouveau la porte. Le grand maître de police apparut sur le seuil.
«Entre, général, dit le czar d'une voix brève, et dis-moi tout ce que tu sais d'Ivan Ogareff.
—C'est un homme extrêmement dangereux, sire, répondit le grand maître de police.
—Il avait rang de colonel?
—Oui, sire.
—C'était un officier intelligent?
—Très-intelligent, mais impossible à maîtriser, et d'une ambition effrénée qui ne reculait devant rien. Il s'est bientôt jeté dans de secrètes intrigues, et c'est alors qu'il a été cassé de son grade par Son Altesse le grand-duc, puis exilé en Sibérie.
—A quelle époque?
—Il y a deux ans. Gracié après six mois d'exil par la faveur de Votre Majesté, il est rentré en Russie.
—Et, depuis cette époque, n'est-il pas retourné en Sibérie?
—Oui, sire, il y est retourné, mais volontairement cette fois,» répondit le grand maître de police.
Et il ajouta, en baissant un peu la voix:
«Il fut un temps, sire, où, quand on allait en Sibérie, on n'en revenait pas!
—Eh bien, moi vivant, la Sibérie est et sera un pays dont on revient!»
Le czar avait le droit de prononcer ces paroles avec une véritable fierté, car il a souvent montré, par sa clémence, que la justice russe savait pardonner.
Le grand maître de police ne répondit rien, mais il était évident qu'il n'était pas partisan des demi-mesures. Selon lui, tout homme qui avait passé les monts Ourals entre les gendarmes ne devait plus jamais les franchir. Or, il n'en était pas ainsi sous le nouveau règne, et le grand maître de police le déplorait sincèrement! Comment! plus de condamnation à perpétuité pour d'autres crimes que les crimes de droit commun! Comment! des exilés politiques revenaient de Tobolsk, d'Iakoutsk, d'Irkoutsk! En vérité, le grand maître de police, habitué aux décisions autocratiques des ukases qui jadis ne pardonnaient pas, ne pouvait admettre cette façon de gouverner! Mais il se tut, attendant que le czar l'interrogeât de nouveau.
Les questions ne se firent pas attendre.
«Ivan Ogareff, demanda le czar, n'est-il pas rentré une seconde fois en Russie après ce voyage dans les provinces sibériennes, voyage dont le véritable but est resté inconnu?
—Il y est rentré.
—Et, depuis son retour, la police a perdu ses traces?
—Non, sire, car un condamné ne devient véritablement dangereux que du jour où il a été gracié!»
Le front du czar se plissa un instant. Peut-être le grand maître de police put-il craindre d'avoir été trop loin,—bien que son entêtement dans ses idées fût au moins égal au dévouement sans bornes qu'il avait pour son maître; mais le czar, dédaignant ces reproches indirects touchant sa politique intérieure, continua brièvement la série de ses questions:
«En dernier lieu, où était Ivan Ogareff?
—Dans le gouvernement de Perm.
—En quelle ville?
—A Perm même.
—Qu'y faisait-il?
—Il semblait inoccupé, et sa conduite n'offrait rien de suspect.
—Il n'était pas sous la surveillance de la haute police?
—Non, sire.
—A quel moment a-t-il quitté Perm?
—Vers le mois de mars.
—Pour aller?...
—On l'ignore.
—Et, depuis cette époque, on ne sait ce qu'il est devenu?
—On ne le sait.
—Eh bien, je le sais, moi! répondit le czar. Des avis anonymes, qui n'ont pas passé par les bureaux de la police, m'ont été adressés, et, en présence des faits qui s'accomplissent maintenant au delà de la frontière, j'ai tout lieu de croire qu'ils sont exacts!
—Voulez-vous dire, sire, s'écria le grand maître de police, qu'Ivan Ogareff a la main dans l'invasion tartare?
—Oui, général, et je vais t'apprendre ce que tu ignores. Ivan Ogareff, après avoir quitté le gouvernement de Perm, a passé les monts Ourals. Il s'est jeté en Sibérie, dans les steppes kirghises, et, là, il a tenté, non sans succès, de soulever ces populations nomades. Il est alors descendu plus au sud, jusque dans le Turkestan libre. Là, aux khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze, il a trouvé des chefs disposés à jeter leurs hordes tartares dans les provinces sibériennes et à provoquer une invasion générale de l'empire russe en Asie. Le mouvement a été fomenté secrètement, mais il vient d'éclater comme un coup de foudre, et maintenant les voies et moyens de communication sont coupés entre la Sibérie occidentale et la Sibérie orientale! De plus, Ivan Ogareff, altéré de vengeance, veut attenter à la vie de mon frère!»
Le czar s'était animé en parlant et marchait à pas précipités. Le grand maître de police ne répondit rien, mais il se disait, à part lui, qu'au temps où les empereurs de Russie ne graciaient jamais un exilé, les projets d'Ivan Ogareff n'auraient pu se réaliser.
Quelques instants s'écoulèrent, pendant lesquels il garda le silence. Puis, s'approchant du czar, qui s'était jeté sur un fauteuil:
«Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour que cette invasion fût repoussée au plus vite?
—Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer à Nijni-Oudinsk a dû mettre en mouvement les troupes des gouvernements d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Iakoutsk, celles des provinces de l'Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régiments de Perm et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière se dirigent à marche forcée vers les monts Ourals; mais, malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu'ils puissent se trouver en face des colonnes tartares!
—Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en ce moment isolé dans le gouvernement d'Irkoutsk, n'est plus en communication directe avec Moscou?
—Non.
—Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sont les mesures prises par Votre Majesté et quels secours il doit attendre des gouvernements les plus rapprochés de celui d'Irkoutsk?
—Il le sait, répondit le czar, mais ce qu'il ignore, c'est qu'Ivan Ogareff, en même temps que le rôle de rebelle, doit jouer le rôle de traître, et qu'il a en lui un ennemi personnel et acharné. C'est au grand-duc qu'Ivan Ogareff doit sa première disgrâce, et, ce qu'il y a de plus grave, c'est que cet homme n'est pas connu de lui. Le projet d'Ivan Ogareff est donc de se rendre à Irkoutsk, et là, sous un faux nom, d'offrir ses services au grand-duc. Puis, après qu'il aura capté sa confiance, lorsque les Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera la ville, et avec elle mon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que je sais par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, et voilà ce qu'il faut qu'il sache!
—Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux....
—Je l'attends.
—Et qu'il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, car permettez-moi d'ajouter, sire, que c'est une terre propice aux rébellions que cette terre sibérienne!
—Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause commune avec les envahisseurs? s'écria le czar, qui ne fut pas maître de lui-même devant cette insinuation du grand maître de police.
—Que Votre Majesté m'excuse!... répondit en balbutiant le grand maître de police, car c'était bien véritablement la pensée que lui avait suggérée son esprit inquiet et défiant.
—Je crois aux exilés plus de patriotisme! reprit le czar.
—Il y a d'autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie, répondit le grand maître de police.
—Les criminels! Oh! général, ceux-là je te les abandonne! C'est le rebut du genre humain. Ils ne sont d'aucun pays. Mais le soulèvement, ou plutôt l'invasion n'est pas faite contre l'empereur, c'est contre la Russie, contre ce pays, que les exilés n'ont pas perdu toute espérance de revoir... et qu'ils reverront!... Non, jamais un Russe ne se liguera avec un Tartare pour affaiblir, ne fût-ce qu'une heure, la puissance moscovite!»
Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sa politique tenait momentanément éloignés. La clémence, qui était le fond de sa justice, quand il pouvait en diriger lui-même les effets, les adoucissements considérables qu'il avait adoptés dans l'application des ukases, si terribles autrefois, lui garantissaient qu'il ne pouvait se méprendre. Mais, même sans ce puissant élément de succès apporté à l'invasion tartare, les circonstances n'en étaient pas moins très-graves, car il était à craindre qu'une grande partie de la population kirghise ne se joignit aux envahisseurs.
Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite et la moyenne, et comptent environ quatre cent mille «tentes», soit deux millions d'âmes. De ces diverses tribus, les unes sont indépendantes, et les autres reconnaissent la souveraineté, soit de la Russie, soit des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara, c'est-à-dire des plus redoutables chefs du Turkestan. La horde moyenne, la plus riche, est en même temps la plus considérable, et ses campements occupent tout l'espace compris entre les cours d'eau du Sara-Sou, de l'Irtyche, de l'Ichim supérieur, le lac Hadisang et le lac Aksakal. La grande horde, qui occupe les contrées situées dans l'est de la moyenne, s'étend jusqu'aux gouvernements d'Omsk et de Tobolsk. Si donc ces populations kirghises se soulevaient, c'était l'envahissement de la Russie asiatique, et, tout d'abord, la séparation de la Sibérie, à l'est de l'Yeniseï.
Il est vrai que ces Kirghis, fort novices dans l'art de la guerre, sont plutôt des pillards nocturnes et agresseurs de caravanes que des soldats réguliers. Ainsi que l'a dit M. Levchine, «un front serré ou un carré de bonne infanterie résiste à une masse de Kirghis dix fois plus nombreux, et un seul canon peut on détruire une quantité effroyable.»
Soit, mais encore faut-il que ce carré de bonne infanterie arrive dans le pays soulevé, et que les bouches à feu quittent les parcs des provinces russes, qui sont éloignées de deux ou trois mille verstes. Or, sauf par la route directe qui joint Ekaterinbourg à Irkoutsk, les steppes, souvent marécageuses, ne sont pas aisément praticables, et plusieurs semaines s'écouleraient certainement avant que les troupes russes pussent se trouver en mesure de repousser les hordes tartares.
Omsk est le centre de l'organisation militaire de la Sibérie occidentale qui est destinée à tenir en respect les populations kirghises. Là sont les limites que ces nomades, incomplètement soumis, ont plus d'une fois insultées, et, au ministère de la guerre, on avait tout lieu de penser qu'Omsk était déjà très-menacé. La ligne des colonies militaires, c'est-à-dire de ces postes de Cosaques qui sont échelonnés depuis Omsk jusqu'à Sémipalatinsk, devait avoir été forcée en plusieurs points. Or, il était à craindre que les «grands sultans» qui gouvernent les districts kirghis n'eussent accepté volontairement ou subi involontairement la domination des Tartares, musulmans comme eux, et qu'à la haine provoquée par l'asservissement ne se fût jointe la haine due à l'antagonisme des religions grecque et musulmane.
Depuis longtemps, en effet, les Tartares du Turkestan, et principalement ceux des khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze, cherchaient, aussi bien par la force que par la persuasion, à soustraire les hordes kirghises à la domination moscovite.
Quelques mots seulement sur ces Tartares.
Les Tartares appartiennent plus spécialement à deux races distinctes, la race caucasique et la race mongole.
La race caucasique, celle, a dit Abel de Rémusat, «qui est regardée en Europe comme le type de la beauté de notre espèce, parce que tous les peuples de cette partie du monde en sont issus,» réunit sous une même dénomination les Turcs et les indigènes de souche persane.
La race purement mongolique comprend les Mongols, les Mandchous et les Thibétains.
Les Tartares, qui menaçaient alors l'empire russe, étaient de race caucasique et occupaient plus particulièrement le Turkestan. Ce vaste pays est divisé en différents États, qui sont gouvernés par des khans, d'où la dénomination de khanats. Les principaux khanats sont ceux de Boukhara, de Khiva, de Khokband, de Koundouze, etc.
A cette époque, le khanat le plus important et le plus redoutable était celui de Boukhara. La Russie avait déjà eu à lutter plusieurs fois avec ses chefs, qui, dans un intérêt personnel et pour leur imposer un autre joug, avaient soutenu l'indépendance des Kirghis contre la domination moscovite. Le chef actuel, Féofar-Khan, marchait sur les traces de ses prédécesseurs.
Ce Khanat de Boukhara s'étend du nord au sud, entre les trente-septième et quarante et unième parallèles, et de l'est à l'ouest, entre les soixante et unième et soixante-sixième degrés de longitude, c'est-à-dire sur une surface d'environ dix mille lieues carrées.
On compte dans cet État une population de deux millions cinq cent mille habitants, une armée de soixante mille hommes, portée au triple en temps de guerre, et trente mille cavaliers. C'est un pays riche, varié dans ses productions animales, végétales, minérales, et qui a été agrandi par l'accession des territoires de Balkh, d'Aukoï et de Meïmaneh. Il possède dix-neuf villes considérables. Boukhara, ceinte d'une muraille mesurant plus de huit milles anglais et flanquée de tours, cité glorieuse qui fut illustrée par les Avicenne et autres savants du Xè siècle, est regardée comme le centre de la science musulmane et rangée parmi les plus célèbres de l'Asie centrale; Samarcande, qui possède le tombeau de Tamerlan et palais célèbre où l'on garde cette pierre bleue sur laquelle chaque nouveau khan doit venir s'asseoir à son avènement, est défendue par une citadelle extrêmement forte; Karschi, avec sa triple enceinte, située dans une oasis qu'entoure un marais peuplé de tortues et de lézards, est presque imprenable; Tschardjoui est défendue par une population de près de vingt mille âmes; enfin, Katia-Kourgan, Nourata, Djizah, Païkande, Karakoul, Khouzar, etc., forment un ensemble de villes difficiles à réduire. Ce khanat de Boukhara, protégé par ses montagnes, isolé par ses steppes, est donc un État véritablement redoutable, et la Russie serait forcée de lui opposer des forces importantes.
Or, c'était l'ambitieux et farouche Féofar qui gouvernait alors ce coin de la Tartarie. Appuyé sur les autres khans,—principalement ceux de Khokhand et de Koundouze, guerriers cruels et pillards, tout disposés à se jeter dans des entreprises chères à l'instinct tartare,—aidé des chefs qui commandaient à toutes les hordes de l'Asie centrale, il s'était mis à la tête de cette invasion, dont Ivan Ogareff était l'âme. Ce traître, poussé par une ambition insensée autant que par la haine, avait régularisé le mouvement de manière à couper la grande route sibérienne. Fou, en vérité, s'il croyait pouvoir entamer l'empire moscovite! Sous son inspiration, l'émir—c'est le titre que prennent les khans de Boukhara—avait lancé ses hordes au delà de la frontière russe. Il avait envahi le gouvernement de Sémipalatinsk, et les Cosaques, qui se trouvaient en trop petit nombre sur ce point, avaient dû reculer devant lui. Il s'était avancé plus loin que le lac Balkhach, entraînant les populations kirghises sur son passage. Pillant, ravageant, enrôlant ceux qui se soumettaient, capturant ceux qui résistaient, il se transportait d'une ville à l'autre, suivi de ces impedimenta de souverain oriental, qu'on pourrait appeler sa maison civile, ses femmes et ses esclaves,—le tout avec l'audace impudente d'un Gengis-Khan moderne.
Où était-il en ce moment? Jusqu'où ses soldats étaient-ils parvenus à l'heure où la nouvelle de l'invasion arrivait à Moscou? À quel point de la Sibérie les troupes russes avaient-elles dû reculer? on ne pouvait le savoir. Les communications étaient interrompues. Le fil, entre Kolyvan et Tomsk, avait-il été brisé par quelques éclaireurs de l'armée tartare, ou l'émir était-il arrivé jusqu'aux provinces de l'Yeniseisk? Toute la basse Sibérie occidentale était-elle en feu? Le soulèvement s'étendait-il déjà jusqu'aux régions de l'est? on ne pouvait le dire. Le seul agent qui ne craint ni le froid ni le chaud, celui que ni les rigueurs de l'hiver ni les chaleurs de l'été ne peuvent arrêter, qui vole avec la rapidité de la foudre, le courant électrique, ne pouvait plus se propager à travers la steppe, et il n'était plus possible de prévenir le grand-duc, enfermé dans Irkoutsk, du danger dont le menaçait la trahison d'Ivan Ogareff.
Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Il faudrait, à cet homme, un certain temps pour franchir les cinq mille deux cents verstes (5,323 kilomètres) qui séparent Moscou d'Irkoutsk. Il devrait, pour traverser les rangs des rebelles et des envahisseurs, déployer à la fois un courage et une intelligence pour ainsi dire surhumains. Mais, avec de la tête et du cœur, on va loin!
«Trouverai-je cette tête et ce cœur?» se demandait le czar.
CHAPITRE III
MICHEL STROGOFF
La porte du cabinet impérial s'ouvrit bientôt, et l'huissier annonça le général Kissoff.
«Ce courrier? demanda vivement le czar.
—Il est là, sire, répondit le général Kissoff.
—Tu as trouvé l'homme qu'il fallait?
—J'ose en répondre à Votre Majesté.
—Il était de service au palais?
—Oui, sire.
—Tu le connais?
—Personnellement, et plusieurs fois il a rempli avec succès des missions difficiles.
—A l'étranger?
—En Sibérie même.
—D'où est-il?
—D'Omsk. C'est un Sibérien.
—Il a du sang-froid, de l'intelligence, du courage?
—Oui, sire, il a tout ce qu'il faut pour réussir là où d'autres échoueraient peut-être.
—Son âge?
—Trente ans.
—C'est un homme vigoureux?
—Sire, il peut supporter jusqu'aux dernières limites le froid, la faim, la soif, la fatigue.
—Il a un corps de fer?
—Oui, sire.
—Et un cœur?...
—Un cœur d'or.
—Il se nomme?...
—Michel Strogoff.
—Est-il prêt à partir?
—Il attend dans la salle des gardes les ordres de Votre Majesté.
—Qu'il vienne,» dit le czar.
Quelques instants plus tard, le courrier Michel Strogoff entrait dans le cabinet impérial.
Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges, poitrine vaste. Sa tête puissante présentait les beaux caractères de la race caucasique.
Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers, disposés mécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de force. Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n'eût pas été facile à déplacer malgré lui, car, lorsqu'il avait posé ses deux pieds sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés. Sur sa tête, carrée du haut, large de front, se crépelait une chevelure abondante, qui s'échappait en boucles, quand il la coiffait de la casquette moscovite. Lorsque sa face, ordinairement pâle, venait à se modifier, c'était uniquement sous un battement plus rapide du cœur, sous l'influence d'une circulation plus vive qui lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d'un bleu foncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaient sous une arcade dont les muscles sourciliers, contractés faiblement, témoignaient d'un courage élevé, «ce courage sans colère des héros», suivant l'expression des physiologistes. Son nez puissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes de l'être généreux et bon.
Michel Strogoff avait le tempérament de l'homme décidé, qui prend rapidement son parti, qui ne se ronge pas les ongles dans l'incertitude, qui ne se gratte pas l'oreille dans le doute, qui ne piétine pas dans l'indécision. Sobre de gestes comme de paroles, il savait rester immobile comme un soldat devant son supérieur; mais, lorsqu'il marchait, son allure dénotait une grande aisance, une remarquable netteté de mouvements,—ce qui prouvait à la fois la confiance et la volonté vivace de son esprit. C'était un de ces hommes dont la main semble toujours «pleine des cheveux de l'occasion», figure un peu forcée, mais qui les peint d'un trait.
Michel Strogoff était vêtu d'un élégant uniforme militaire, qui se rapprochait de celui des officiers de chasseurs a cheval en campagne, bottes, éperons, pantalon demi-collant, pelisse bordée de fourrure et agrémentée de soutaches jaunes sur fond brun. Sur sa large poitrine brillaient une croix et plusieurs médailles.
Michel Strogoff appartenait au corps spécial des courriers du czar, et il avait rang d'officier parmi ces hommes d'élite. Ce qui se sentait particulièrement dans sa démarche, dans sa physionomie, dans toute sa personne, et ce que le czar reconnut sans peine, c'est qu'il était «un exécuteur d'ordres». Il possédait donc l'une des qualités les plus recommandables en Russie, suivant l'observation du célèbre romancier Tourguèneff, qualité qui conduit aux plus hautes positions de l'empire moscovite.
En vérité, si un homme pouvait mener à bien ce voyage de Moscou à Irkoutsk, à travers une contrée envahie, surmonter les obstacles et braver les périls de toutes sortes, c'était, entre tous, Michel Strogoff.
Circonstance très-favorable à la réussite de ses projets, Michel Strogoff connaissait admirablement le pays qu'il allait traverser, et il en comprenait les divers idiomes, non-seulement pour l'avoir déjà parcouru, mais parce qu'il était d'origine sibérienne.
Son père, le vieux Pierre Strogoff, mort depuis dix ans, habitait la ville d'Omsk, située dans le gouvernement de ce nom, et sa mère, Marfa Strogoff, y demeurait encore. C'était là, au milieu des steppes sauvages des provinces d'Omsk et de Tobolsk, que le redoutable chasseur sibérien avait élevé son fils Michel «à la dure», suivant l'expression populaire. De sa véritable profession, Pierre Strogoff était chasseur. Été comme hiver, aussi bien par les chaleurs torrides que par des froids qui dépassent quelquefois cinquante degrés au-dessous de zéro, il courait la plaine durcie, les halliers de mélèzes et de bouleaux, les forêts de sapins, tendant ses trappes, guettant le petit gibier au fusil et le gros gibier à la fourche ou au couteau. Le gros gibier n'était rien de moins que l'ours sibérien, redoutable et féroce animal dont la taille égale celle de ses congénères des mers glaciales. Pierre Strogoff avait tué plus de trente-neuf ours, c'est-à-dire que le quarantième était tombé sous ses coups,—et l'on sait, à en croire les légendes cynégétiques de la Russie, combien de chasseurs ont été heureux jusqu'au trente-neuvième ours, qui ont succombé devant le quarantième!
Pierre Strogoff avait donc dépassé sans avoir reçu même une égratignure le nombre fatal. Depuis ce moment, son fils Michel, âgé de onze ans, ne manqua plus de l'accompagner dans ses chasses, portant la «ragatina», c'est-à-dire la fourche, pour venir en aide à son père, armé seulement du couteau. A quatorze ans, Michel Strogoff avait tué son premier ours, tout seul,—ce qui n'était rien;—mais, après l'avoir dépouillé, il avait traîné la peau du gigantesque animal jusqu'à la maison paternelle, distante de plusieurs verstes,—ce qui indiquait chez l'enfant une vigueur peu commune.
Cette vie lui profita, et, arrivé à l'âge de l'homme fait, il était capable de tout supporter, le froid, le chaud, la faim, la soif, la fatigue. C'était, comme le Yakoute des contrées septentrionales, un homme de fer. Il savait rester vingt-quatre heures sans manger, dix nuits sans dormir, et se faire un abri en pleine steppe, là où d'autres se fussent morfondus à l'air. Doué de sens d'une finesse extrême, guidé par un instinct de Delaware au milieu de la plaine blanche, quand le brouillard interceptait tout horizon, lors même qu'il se trouvait dans le pays des hautes latitudes, où la nuit polaires se prolonge pendant de longs jours, il retrouvait son chemin, là où d'autres n'eussent pu diriger leurs pas. Tous les secrets de son père lui étaient connus. Il avait appris à se guider sur des symptômes presque imperceptibles, projection des aiguilles de glaces, disposition des menues branches d'arbre, émanations apportées des dernières limites de l'horizon, foulée d'herbes dans la forêt, sons vagues qui traversaient l'air, détonations lointaines, passage d'oiseaux dans l'atmosphère embrumée, mille détails qui sont mille jalons pour qui sait les reconnaître. De plus, trempé dans les neiges, comme un damas dans les eaux de Syrie, il avait une santé de fer, ainsi que l'avait dit le général Kissoff, et, ce qui était non moins vrai, un cœur d'or.
L'unique passion de Michel Strogoff était pour sa mère, la vieille Marfa, qui n'avait jamais voulu quitter l'ancienne maison des Strogoff, à Omsk, sur les bords de l'Irtyche, là où le vieux chasseur et elle vécurent si longtemps ensemble. Lorsque son fils la quitta, ce fut le cœur gros, mais en lui promettant de revenir toutes les fois qu'il le pourrait,—promesse qui fut toujours religieusement tenue.
Il avait été décidé que Michel Strogoff, à vingt ans, entrerait au service personnel de l'empereur de Russie, dans le corps des courriers du czar. Le jeune Sibérien, hardi, intelligent, zélé de bonne conduite, eut d'abord l'occasion de se distinguer spécialement dans un voyage au Caucase, au milieu d'un pays difficile, soulevé par quelques remuants successeurs de Shamyl, puis, plus tard, pendant une importante mission qui l'entraîna jusqu'à Petropolowski, dans le Kamtschatka, à l'extrême limite de la Russie asiatique. Durant ces longues tournées, il déploya des qualités merveilleuses de sang-froid, de prudence, de courage, qui lui valurent l'approbation et la protection de ses chefs, et il fit rapidement son chemin.
Quant aux congés qui lui revenaient de droit, après ces lointaines missions, jamais il ne négligea de les consacrer à sa vieille mère,—fût-il séparé d'elle par des milliers de verstes et l'hiver rendit-il les routes impraticables. Cependant, et pour la première fois, Michel Strogoff, qui venait d'être très-employé dans le sud de l'empire, n'avait pas revu la vieille Marfa depuis trois ans, trois siècles! Or, son congé réglementaire allait lui être accordé dans quelques jours, et il avait déjà fait ses préparatifs de départ pour Omsk, quand se produisirent les circonstances que l'on sait. Michel Strogoff fut donc introduit en présence du czar, dans la plus complète ignorance de ce que l'empereur attendait de lui.
Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendant quelques instants et l'observa d'un œil pénétrant, tandis que Michel Strogoff demeurait absolument immobile.
Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retourna près de son bureau, et, faisant signe au grand maître de police de s'y asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenait que quelques lignes.
La lettre libellée, le czar la relut avec une extrême attention, puis il la signa, après avoir fait précéder son nom de ces mots: «Byt po sémou,» qui signifient: «Ainsi soit-il,» et constituent la formule sacramentelle des empereurs de Russie.
La lettre fut alors introduite dans une enveloppe, que ferma le cachet aux armes impériales.
Le czar, se relevant alors, dit à Michel Strogoff de s'approcher.
Michel Strogoff fit quelques pas en avant et demeura de nouveau immobile, prêt à répondre.
Le czar le regarda encore une fois bien en face, les yeux dans les yeux. Puis, d'une voix brève:
«Ton nom? demanda-t-il.
—Michel Strogoff, sire.
—Ton grade?
—Capitaine au corps des courriers du czar.
—Tu connais la Sibérie?
—Je suis Sibérien.
—Tu es né?...
—A Omsk.
—As-tu des parents à Omsk?
—Oui, sire.
—Quels parents?
—Ma vieille mère.
Le czar suspendit un instant la série de ses questions. Puis, montrant la lettre qu'il tenait à la main:
«Voici une lettre, dit-il, que je te charge, toi, Michel Strogoff, de remettre en mains propres au grand-duc et à nul autre que lui.
—Je la remettrai, sire.
—Le grand-duc est à Irkoutsk.
—J'irai à Irkoutsk.
—Mais il faudra traverser un pays soulevé par des rebelles, envahi par des Tartares, qui auront intérêt à intercepter cette lettre.
—Je le traverserai.
—Tu te méfieras surtout d'un traître, Ivan Ogareff, qui se rencontrera peut-être sur ta route.
—Je m'en méfierai.
—Passeras-tu par Omsk?
—C'est mon chemin, sire.
—Si tu vois ta mère, tu risques d'être reconnu. Il ne faut pas que tu voies ta mère!»
Michel Strogoff eut une seconde d'hésitation.
«Je ne la verrai pas, dit-il.
—Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni où tu vas!
—Je le jure.
—Michel Strogoff, reprit alors le czar, en remettant le pli au jeune courrier, prends donc cette lettre, de laquelle dépend le salut de toute la Sibérie et peut-être la vie du grand-duc mon frère.
—Cette lettre sera remise à Son Altesse le grand-duc.
—Ainsi tu passeras quand même?
Je passerai, ou l'on me tuera.
—J'ai besoin que tu vives!
—Je vivrai et je passerai,» répondit Michel Strogoff. Le czar parut satisfait de l'assurance simple et calme avec laquelle Michel Strogoff lui avait répondu.
«Va donc, Michel Strogoff, dit-il, va pour Dieu, pour la Russie, pour mon frère et pour moi!»
Michel Strogoff salua militairement, quitta aussitôt le cabinet impérial, et, quelques instants après, le Palais-Neuf.
«Je crois que tu as eu la main heureuse, général, dit le czar.
—Je le crois, sire, répondit le général Kissoff, et Votre Majesté peut être assurée que Michel Strogoff fera tout ce que peut faire un homme.
—C'est un homme, en effet,» dit le czar.
CHAPITRE IV
DE MOSCOU A NIJNI-NOVGOROD.
La distance que Michel Strogoff allait franchir entre Moscou et Irkoutsk était de cinq mille deux cents verstes (3,523 kilomètres). Lorsque le fil télégraphique n'était pas encore tendu entre les monts Ourals et la frontière orientale de la Sibérie, le service des dépêches se faisait par des courriers dont les plus rapides employaient dix-huit jours à se rendre de Moscou à Irkoutsk. Mais c'était là l'exception, et cette traversée de la Russie asiatique durait ordinairement de quatre à cinq semaines, bien que tous les moyens de transport fussent mis à la disposition de ces envoyés du czar.
En homme qui ne craint ni le froid ni la neige, Michel Strogoff eût préféré voyager par la rude saison d'hiver, qui permet d'organiser le traînage sur toute l'étendue du parcours. Alors les difficultés inhérentes aux divers genres de locomotion sont en partie diminuées sur ces immenses steppes nivelées par la neige. Plus de cours d'eau a franchir. Partout la nappe glacée sur laquelle le traîneau glisse facilement et rapidement. Peut-être certains phénomènes naturels sont-ils a redouter, à cette époque, tels que permanence et intensité des brouillards, froids excessifs, chasse-neiges longs et redoutables, dont les tourbillons enveloppent quelquefois et font périr des caravanes entières. Il arrive bien aussi que des loups, poussés par la faim, couvrent la plaine par milliers. Mais mieux, eût valu courir ces risques, car, avec ce dur hiver, les envahisseurs tartares se fussent de préférence cantonnés dans les villes, leurs maraudeurs n'auraient pas couru la steppe, tout mouvement de troupes eût été impraticable, et Michel Strogoff eût plus facilement passé. Mais il n'avait à choisir ni son temps ni son heure. Quelles que fussent les circonstances, il devait les accepter et partir.
Telle était donc la situation, que Michel Strogoff envisagea nettement, et il se prépara à lui faire face.
D'abord, il ne se trouvait plus dans les conditions, ordinaires d'un courrier du czar. Cette qualité, il fallait même que personne ne put la soupçonner sur son passage. Dans un pays envahi, les espions fourmillent. Lui reconnu, sa mission était compromise. Aussi, en lui remettant une somme importante, qui devait suffire à son voyage et le faciliter dans une certaine mesure, le général Kissoff ne lui donna-t-il aucun ordre écrit portant cette mention: service de l'empereur, qui est le Sésame par excellence. Il se contenta de le munir d'un «podaroshna».
Ce podaroshna était fait au nom de Nicolas Korpanoff, négociant, demeurant à Irkoutsk. Il autorisait Nicolas Korpanoff à se faire accompagner, le cas échéant, d'une ou plusieurs personnes, et, en outre, il était, par mention spéciale, valable même pour le cas où le gouvernement moscovite interdirait à tous autres nationaux de quitter la Russie.
Le podaroshna n'est autre chose qu'un permis de prendre les chevaux de poste; mais Michel Strogoff ne devait s'en servir que dans le cas où ce permis ne risquerait pas de faire suspecter sa qualité, c'est-à-dire tant qu'il serait sur le territoire européen. Il résultait donc, de cette circonstance, qu'en Sibérie, c'est-à-dire lorsqu'il traverserait les provinces soulevées, il ne pourrait ni agir en maître dans les relais de poste, ni se faire délivrer des chevaux de préférence à tous autres, ni réquisitionner les moyens de transport pour son usage personnel. Michel Strogoff ne devait pas l'oublier; il n'était plus un courrier, mais un simple marchand, Nicolas Korpanoff, qui allait de Moscou à Irkoutsk, et, comme tel, soumis à toutes les éventualités d'un voyage ordinaire.
Passer inaperçu,—plus ou moins rapidement,—mais passer, tel devait être son programme.
Il y a trente ans, l'escorte d'un voyageur de qualité ne comprenait pas moins de deux cents Cosaques montés, deux cents fantassins, vingt-cinq cavaliers baskirs, trois cents chameaux, quatre cents chevaux, vingt-cinq chariots, deux bateaux portatifs et deux pièces de canon. Tel était le matériel nécessité par un voyage en Sibérie.
Lui, Michel Strogoff, n'aurait ni canons, ni cavaliers, ni fantassins, ni bêtes de somme. Il irait en voiture ou à cheval, quand il le pourrait; à pied, s'il fallait aller à pied.
Les quatorze cents premières verstes (1,493 kilomètres), mesurant la distance comprise entre Moscou et la frontière russe, ne devaient offrir aucune difficulté. Chemin de fer, voitures de poste, bateaux à vapeur, chevaux des divers relais, étaient à la disposition de tous, et, par conséquent, à la disposition du courrier du czar.
Donc, ce matin même du 16 juillet, n'ayant plus rien de son uniforme, muni d'un sac de voyage qu'il portait sur son dos, vêtu d'un simple costume russe, tunique serrée à la taille, ceinture traditionnelle du moujik, larges culottes, bottes sanglées à la jarretière, Michel Strogoff se rendit à la gare pour y prendre le premier train. Il ne portait point d'armes, ostensiblement du moins; mais sous sa ceinture se dissimulait un revolver, et, dans sa poche, un de ces larges coutelas qui tiennent du couteau et du yatagan, avec lesquels un chasseur sibérien sait éventrer proprement un ours, sans détériorer sa précieuse fourrure.
Il y avait un assez grand concours de voyageurs à la gare de Moscou. Les gares des chemins de fer russes sont des lieux de réunion très-fréquentés, autant au moins de ceux qui regardent partir que de ceux qui partent. Il se tient là comme une petite bourse de nouvelles.
Le train dans lequel Michel Strogoff prit place devait le déposer à Nijni-Novgorod. Là s'arrêtait, à cette époque, la voie ferrée qui, reliant Moscou à Saint-Pétersbourg, doit se continuer jusqu'à la frontière russe. C'était un trajet de quatre cents verstes environ (426 kilomètres), et le train allait les franchir en une dizaine d'heures. Michel Strogoff, une fois arrivé à Nijni-Novgorod, prendrait, suivant les circonstances, soit la route de terre, soit les bateaux à vapeur du Volga, afin d'atteindre au plus tôt les montagnes de l'Oural.
Michel Strogoff s'étendit donc dans son coin, comme un digne bourgeois que ses affaires n'inquiètent pas outre mesure, et qui cherche à tuer le temps par le sommeil.
Néanmoins, comme il n'était pas seul dans son compartiment, il ne dormit que d'un œil et il écouta de ses deux oreilles.
En effet, le bruit du soulèvement des hordes kirghises et de l'invasion tartare n'était pas sans avoir transpiré quelque peu. Les voyageurs, dont le hasard faisait ses compagnons de voyage, en causaient, mais non sans quelque circonspection.
Ces voyageurs, ainsi que la plupart de ceux que transportait le train, étaient des marchands qui se rendaient à la célèbre foire de Nijni-Novgorod. Monde nécessairement très-mêlé, composé de Juifs, de Turcs, de Cosaques, de Russes, de Géorgiens, de Kalmouks et autres, mais presque tous parlant la langue nationale.
On discutait donc le pour et le contre des graves événements qui s'accomplissaient alors au delà de l'Oural, et ces marchands semblaient craindre que le gouvernement russe ne fût amené à prendre quelques mesures restrictives, surtout dans les provinces confinant à la frontière,—mesures dont le commerce souffrirait certainement.
Il faut le dire, ces égoïstes ne considéraient la guerre, c'est-à-dire la répression de la révolte et la lutte contre l'invasion, qu'au seul point de vue de leurs intérêts menacés. La présence d'un simple soldat, revêtu de son uniforme,—et l'on sait combien l'importance de l'uniforme est grande en Russie,—eût certainement suffi à contenir les langues de ces marchands. Mais, dans le compartiment occupé par Michel Strogoff, rien ne pouvait faire soupçonner la présence d'un militaire, et le courrier du czar, voué à l'incognito, n'était pas homme à se trahir.
Il écoutait donc.
«On affirme que les thés de caravane sont en hausse, disait un Persan, reconnaissable à son bonnet fourni d'astrakan et à sa robe brune à larges plis, usée par le frottement.
—Oh! les thés n'ont rien à craindre de la baisse, répondit un vieux Juif à mine refrognée. Ceux qui sont sur le marché de Nijni-Novgorod s'expédieront facilement par l'ouest, mais il n'en sera malheureusement pas de même des tapis de Boukhara!
—Comment! Vous attendez donc un envoi de Boukhara? lui demanda le Persan.
—Non, mais un envoi de Samarcande, et il n'en est que plus exposé! Comptez donc sur les expéditions d'un pays qui est soulevé par les khans depuis Khiva jusqu'à la frontière chinoise!
—Bon! répondit le Persan, si les tapis n'arrivent pas, les traites n'arriveront pas davantage, je suppose!
—Et le bénéfice, Dieu d'Israël! s'écria le petit Juif, le comptez-vous pour rien?
—Vous avez raison, dit un autre voyageur, les articles de l'Asie centrale risquent fort de manquer sur le marché, et il en sera des tapis de Samarcande comme des laines, des suifs et des châles d'Orient.
—Eh! prenez garde, mon petit père! répondit un voyageur russe à l'air goguenard. Vous allez horriblement graisser vos châles, si vous les mêlez avec vos suifs!
—Cela vous fait rire! répliqua aigrement le marchand, qui goûtait peu ce genre de plaisanteries.
—Eh! quand on s'arracherait les cheveux, quand on se couvrirait de cendres, répondit le voyageur, cela changerait-il le cours des choses? Non! pas plus que le cours des marchandises!
—On voit bien que vous n'êtes pas marchand! fit observer le petit Juif.
—Ma foi, non, digne descendant d'Abraham! Je ne vends ni houblon, ni édredon, ni miel, ni cire, ni chènevis, ni viandes salées, ni caviar, ni bois, ni laine, ni rubans, ni chanvre, ni lin, ni maroquin, ni pelleteries!....
—Mais en achetez-vous? demanda le Persan, qui interrompit la nomenclature du voyageur.
—Le moins que je peux, et seulement pour ma consommation particulière, répondit celui-ci en clignant de l'œil.
—C'est un plaisant! dit le Juif au Persan.
—Ou un espion! répondit celui-ci en baissant la voix. Défions-nous, et ne parlons pas plus qu'il ne faut! La police n'est pas tendre par le temps qui court, et on ne sait trop avec qui l'on voyage!
Dans un autre coin du compartiment, on parlait un peu moins des produits mercantiles, mais un peu plus de l'invasion tartare et de ses fâcheuses conséquences.
Les chevaux de Sibérie vont être réquisitionnés, disait un voyageur, et les communications deviendront bien difficiles entre les diverses provinces de l'Asie centrale!
—Est-il certain, lui demanda son voisin, que les Kirghis de la horde moyenne aient fait cause commune avec les Tartares?
—On le dit, répondit le voyageur en baissant la voix, mais qui peut se flatter de savoir quelque chose dans ce pays!
—J'ai entendu parler de concentration de troupes à la frontière. Les Cosaques du Don sont déjà rassemblés sur le cours du Volga, et on va les opposer aux Kirghis révoltés.
—Si les Kirghis ont descendu le cours de l'Irtyche, la route d'Irkoutsk ne doit pas être sûre! répondit le voisin. D'ailleurs, hier, j'ai voulu envoyer un télégramme à Krasnoiarsk, et il n'a pas pu passer. Il est à craindre qu'avant peu les colonnes tartares n'aient isolé la Sibérie orientale!
—En somme, petit père, reprit le premier interlocuteur, ces marchands ont raison d'être inquiets pour leur commerce et leurs transactions. Après avoir réquisitionné les chevaux, on réquisitionnera les bateaux, les voitures, tous les moyens de transport, jusqu'au moment où il ne sera plus permis de faire un pas sur toute l'étendue de l'empire.
—Je crains bien que la foire de Nijni-Novgorod ne finisse pas aussi brillamment qu'elle a commencé! répondit le second interlocuteur, en secouant la tête. Mais la sûreté et l'intégrité du territoire russe avant tout. Les affaires ne sont que les affaires!
Si, dans ce compartiment, le sujet des conversations particulières ne variait guère, il ne variait pas davantage dans les autres voitures du train; mais partout un observateur eût observé une extrême circonspection dans les propos que les causeurs échangeaient entre eux. Lorsqu'ils se hasardaient quelquefois sur le domaine des faits, ils n'allaient jamais jusqu'à pressentir les intentions du gouvernement moscovite, ni à les apprécier.
C'est ce qui fut très-justement remarqué par l'un des voyageurs d'un wagon placé en tête du train. Ce voyageur—évidemment un étranger—regardait de tous ses yeux et faisait vingt questions auxquelles on ne répondait que très-évasivement. A chaque instant penché hors de la portière, dont il tenait la vitre baissée, au vif désagrément de ses compagnons de voyage, il ne perdait pas un point de vue de l'horizon de droite. Il demandait le nom des localités les plus insignifiantes, leur orientation, quel était leur commerce, leur industrie, le nombre de leurs habitants, la moyenne de la mortalité par sexe, etc., et tout cela il l'inscrivait sur un carnet déjà surchargé de notes.
C'était le correspondant Alcide Jolivet, et s'il faisait tant de questions insignifiantes, c'est qu'au milieu de tant de réponses qu'elles amenaient, il espérait surprendre quelque fait intéressant «pour sa cousine». Mais, naturellement, on le prenait pour un espion, et on ne disait pas devant lui un mot qui eût trait aux événements du jour.
Aussi, voyant qu'il ne pouvait rien apprendre de relatif a l'invasion tartare, écrivit-il sur son carnet:
«Voyageurs d'une discrétion absolue. En matière politique, très-durs à la détente.»
Et tandis qu'Alcide Jolivet notait minutieusement ses impressions de voyage, son confrère, embarqué comme lui dans le même train, et voyageant dans le même but, se livrait au même travail d'observation dans un autre compartiment. Ni l'un ni l'autre ne s'étaient rencontrés, ce jour-là, à la gare de Moscou, et ils ignoraient réciproquement qu'ils fussent partis pour visiter le théâtre de la guerre.
Seulement, Harry Blount, parlant peu, mais écoutant beaucoup, n'avait point inspiré à ses compagnons de route les mêmes défiances qu'Alcide Jolivet. Aussi ne l'avait-on pas pris pour un espion, et ses voisins, sans se gêner, causaient-ils devant lui, en se laissant même aller plus loin que leur circonspection naturelle n'aurait dû le comporter. Le correspondant du Daily-Telegraph avait donc pu observer combien les événements préoccupaient ces marchands qui se rendaient à Nijni-Novgorod, et à quel point le commerce avec l'Asie centrale était menacé dans son transit.
Aussi n'hésita-t-il pas à noter sur son carnet cette observation on ne peut plus juste:
«Voyageurs extrêmement inquiets. Il n'est question que de la guerre, et ils en parlent avec une liberté qui doit étonner entre le Volga et la Vistule!»
Les lecteurs du Daily-Telegraph ne pouvaient manquer d'être aussi bien renseignés que la «cousine» d'Alcide Jolivet.
Et, de plus, comme Harry Blount, assis à la gauche du train, n'avait vu qu'une partie de la contrée, qui était assez accidentée, sans se donner la peine de regarder la partie de droite, formée de longues plaines, il ne manqua pas d'ajouter avec l'aplomb britannique:
«Pays montagneux entre Moscou et Wladimir.»
Cependant, il était visible que le gouvernement russe, en présence de ces graves éventualités, prenait quelques mesures sévères, même à l'intérieur de l'empire. Le soulèvement n'avait pas franchi la frontière sibérienne, mais dans ces provinces du Volga, si voisines du pays kirghis, on pouvait craindre l'effet des mauvaises influences.
En effet, la police n'avait encore pu retrouver les traces d'Ivan Ogareff. Ce traître, appelant l'étranger pour venger ses rancunes personnelles, avait-il rejoint Féofar-Khan, ou bien cherchait-il à fomenter la révolte dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, qui, à cette époque de l'année, renfermait une population composée de tant d'éléments divers? N'avait-il pas parmi ces Persans, ces Arméniens, ces Kalmouks, qui affluaient au grand marché, des affidés, chargés de provoquer un mouvement à l'intérieur? Toutes ces hypothèses étaient possibles, surtout dans un pays tel que la Russie.
En effet, ce vaste empire, qui compte douze millions de kilomètres carrés, ne peut pas avoir l'homogénéité des États de l'Europe occidentale. Entre les divers peuples qui le composent, il existe forcément plus que des nuances. Le territoire russe, en Europe, en Asie, en Amérique, s'étend du quinzième degré de longitude est au cent trente-troisième degré de longitude ouest, soit un développement de près de deux cents degrés [Soit 2,500 lieues environ.], et du trente-huitième parallèle sud au quatre-vingt-unième parallèle nord, soit quarante-trois degrés [Soit 1,000 lieues]. On y compte plus de soixante-dix millions d'habitants. On y parle trente langues différentes. La race slave y domine sans doute, mais elle comprend, avec les Russes, des Polonais, des Lithuaniens, des Courlandais. Que l'on y ajoute les Finnois, les Esthoniens, les Lapons, les Tchérémisses, les Tchouvaches, les Permiaks, les Allemands, les Grecs, les Tartares, les tribus caucasiennes, les hordes mongoles, kalmoukes, samoyèdes, kamtschadales, aléoutes, et l'on comprendra que l'unité d'un aussi vaste État ait été difficile à maintenir et qu'elle n'ait pu être que l'œuvre du temps, aidée par la sagesse des gouvernements.
Quoi qu'il en soit, Ivan Ogareff avait su, jusqu'alors, échapper à toutes les recherches, et, très-probablement, il devait avoir rejoint l'armée tartare. Mais, à chaque station où s'arrêtait le train, des inspecteurs se présentaient qui examinaient les voyageurs et leur faisaient subir à tous une inspection minutieuse, car, par ordre du grand maître de police, ils étaient à la recherche d'Ivan Ogareff. Le gouvernement, en effet, croyait savoir que ce traître n'avait pas encore pu quitter la Russie européenne. Un voyageur paraissait-il suspect, il allait s'expliquer au poste de police; pendant ce temps, le train repartait sans s'inquiéter en aucune façon du retardataire.
Avec la police russe, qui est très-péremptoire, il est absolument inutile de vouloir raisonner. Ses employés sont revêtus de grades militaires, et ils opèrent militairement. Le moyen, d'ailleurs, de ne pas obéir sans souffler mot à des ordres émanant d'un souverain qui a le droit d'employer cette formule en tête de ses ukases: «Nous, par la grâce de Dieu, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, Kief, Wladimir et Novgorod, czar de Kazan, d'Astrakan, czar de Pologne, czar de Sibérie, czar de la Chersonèse Taurique, seigneur de Pskof, grand prince de Smolensk, de Lithuanie, de Volhynie, de Podolie et de Finlande, prince d'Esthonie, de Livonie, de Courlande et de Semigallie, de Bialystok, de Karélie, de Iougrie, de Perm, de Viatka, de Bolgarie et de plusieurs autres pays, seigneur et grand prince du territoire de Nijni-Novgorod, de Tchernigof, de Riazan, de Polotsk, de Rostof, de Jaroslavl, de Bielozersk, d'Oudorie, d'Obdorie, de Kondinie, de Vitepsk, de Mstislaf, dominateur des régions hyperboréennes, seigneur des pays d'Ivérie, de Kartalinie, de Grouzinie, de Kabardinie, d'Arménie, seigneur héréditaire et suzerain des princes tcherkesses, de ceux des montagnes et autres, héritier de la Norwége, duc de Schleswig-Holstein, de Stormarn, de Dittmarsen et d'Oldenbourg.» Puissant souverain, en vérité, que celui dont les armes sont un aigle à deux têtes, tenant un sceptre et un globe, qu'entourent les écussons de Novgorod, de Wladimir, de Kief, de Kazan, d'Astrakan, de Sibérie, et qu'enveloppe le collier de l'ordre de Saint-André, surmonté d'une couronne royale!
Quant à Michel Strogoff, il était en règle, et, par conséquent, à l'abri de toute mesure de police.
A la station de Wladimir, le train s'arrêta pendant quelques minutes,—ce-qui parut suffire au correspondant du Daily-Telegraph pour prendre, au double point de vue physique et moral, un aperçu extrêmement complet de cette ancienne capitale de la Russie.
A la gare de Wladimir, de nouveaux voyageurs montèrent dans le train. Entre autres, une jeune fille se présenta à la portière du compartiment occupé par Michel Strogoff.
Une place vide se trouvait devant le courrier du czar. La jeune fille s'y plaça, après avoir déposé près d'elle un modeste sac de voyage en cuir rouge qui semblait former tout son bagage. Puis, les yeux baissés, sans même avoir regardé les compagnons de route que le hasard lui donnait, elle se disposa pour un trajet qui devait durer encore quelques heures.
Michel Strogoff ne put s'empêcher de considérer attentivement sa nouvelle voisine. Comme elle se trouvait placée de manière à aller en arrière, il lui offrit même sa place, qu'elle pouvait préférer, mais elle le remercia en s'inclinant légèrement.
Cette jeune fille devait avoir de seize à dix-sept ans. Sa tête, véritablement charmante, présentait le type slave dans toute sa pureté,—type un peu sévère, qui la destinait à devenir plutôt belle que jolie, lorsque quelques années de plus auraient fixé définitivement ses traits. D'une sorte de fanchon qui la coiffait, s'échappaient à profusion des cheveux d'un blond doré. Ses yeux étaient bruns avec un regard velouté d'une douceur infinie. Son nez droit se rattachait à ses joues, un peu maigres et pâles, par des ailes légèrement mobiles, Sa bouche était finement dessinée, mais il semblait qu'elle eût, depuis longtemps, désappris de sourire.
La jeune voyageuse était grande, élancée, autant qu'on pouvait juger de sa taille sous l'ample pelisse très-simple qui la recouvrait. Bien que ce fût encore une «très-jeune fille», dans toute la pureté de l'expression, le développement de son front élevé, la forme nette de la partie inférieure de sa figure, donnait l'idée d'une grande énergie morale,—détail qui n'échappa point à Michel Strogoff. Évidemment, cette jeune fille avait déjà souffert dans le passé, et l'avenir, sans doute, ne s'offrait pas à elle sous des couleurs riantes, mais il était non moins certain qu'elle avait su lutter et qu'elle était résolue à lutter encore contre les difficultés de la vie. Sa volonté devait être vivace, persistante, et son calme inaltérable, même dans des circonstances où un homme serait exposé à fléchir ou à s'irriter.
Telle était l'impression que faisait naître cette jeune fille, à première vue. Michel Strogoff, étant lui-même «d'une nature énergique, devait être frappé du caractère de cette physionomie, et, tout en prenant garde de ne point l'importuner par l'insistance de son regard, il observa sa voisine avec une certaine attention.
Le costume de la jeune voyageuse était à la fois d'une simplicité et d'une propreté extrêmes. Elle n'était pas riche, cela se devinait aisément, mais on eût vainement cherché sur ses vêtements quelque marque de négligence. Tout son bagage tenait dans un sac de cuir, fermé à clef, et que, faute de place, elle tenait sur ses genoux.
Elle portait une longue pelisse de couleur sombre, sans manches, qui se rajustait gracieusement à son cou par un liseré bleu. Sous cette pelisse, une demi-jupe, sombre aussi, recouvrait une robe qui lui tombait aux chevilles, et dont le pli inférieur était orné de quelques broderies peu voyantes. Des demi-bottes en cuir ouvragé, assez fortes de semelles, comme si elles eussent été choisies en prévision d'un long voyage, chaussaient ses pieds, qui étaient petits.
Michel Strogoff, à certains détails, crut reconnaître dans ces habits la coupe des costumes livoniens, et il pensa que sa voisine devait être originaire des provinces baltiques.
Mais où allait cette jeune fille, seule, à cet âge où l'appui d'un père ou d'une mère, la protection d'un frère, sont pour ainsi dire obligés? Venait-elle donc, après un trajet déjà long, des provinces de la Russie occidentale? Se rendait-elle seulement à Nijni-Novgorod, ou bien le but de son voyage était-il au delà des frontières orientales de l'empire? Quelque parent, quoique ami l'attendait-il à l'arrivée du train? N'était-il pas plus probable, au contraire, qu'à sa descente du wagon, elle se trouverait aussi isolée dans la ville que dans ce compartiment, où personne—elle devait le croire—ne semblait se soucier d'elle? Cela était probable.
En effet, les habitudes que l'on contracte dans l'isolement se montraient d'une façon très-visible dans la manière d'être de la jeune voyageuse. La façon dont elle entra dans le wagon et dont elle se disposa pour la route, le peu d'agitation qu'elle produisit autour d'elle, le soin qu'elle prit de ne déranger et de ne gêner personne, tout indiquait l'habitude qu'elle avait d'être seule et de ne compter que sur elle-même.
Michel Strogoff l'observait avec intérêt, mais, réservé lui-même, il ne chercha pas à faire naître une occasion de lui parler, bien que plusieurs heures dussent s'écouler avant l'arrivée du train à Nijni-Novgorod.
Une fois seulement, le voisin de cette jeune fille—ce marchand qui mélangeait si imprudemment les suifs et les châles—s'étant endormi et menaçant sa voisine de sa grosse tête qui vacillait d'une épaule à l'autre, Michel Strogoff le réveilla assez brusquement et lui fit comprendre qu'il eût à se tenir droit et d'une façon plus convenable.
Le marchand, assez grossier de sa nature, grommela quelques paroles contre «les gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas»; mais Michel Strogoff le regarda d'un air si peu accommodant, que le dormeur s'appuya du côté opposé et délivra la jeune voyageuse de son incommode voisinage.
Celle-ci regarda un instant le jeune homme, et il y eut un remercîment muet et modeste dans son regard.
Mais une circonstance se présenta, qui donna à Michel Strogoff une idée juste du caractère de cette jeune fille.
Douze verstes avant d'arriver à la gare de Nijni-Novgorod, à une brusque courbe de la voie ferrée, le train éprouva un choc très-violent. Puis, pendant une minute, il courut sur la pente d'un remblai.
Voyageurs plus ou moins culbutés, cris, confusion, désordre général dans les wagons, tel fut l'effet produit tout d'abord. On pouvait craindre que quelque accident grave ne se produisît. Aussi, avant même que le train fût arrêté, les portières s'ouvrirent-elles, et les voyageurs, effarés, n'eurent-ils qu'une pensée: quitter les voitures et chercher refuge sur la voie.
Michel Strogoff songea tout d'abord à sa voisine; mais, tandis que les voyageurs de son compartiment se précipitaient au dehors, criant et se bousculant, la jeune fille était restée tranquillement à sa place, le visage à peine altéré par une légère pâleur.
Elle attendait. Michel Strogoff attendit aussi.
Elle n'avait pas fait un mouvement pour descendre du wagon. Il ne bougea pas non plus.
Tous deux demeurèrent impassibles.
«Une énergique nature!» pensa Michel Strogoff.
Cependant, tout danger avait promptement disparu. Une rupture du bandage du wagon de bagages avait provoqué d'abord le choc, puis l'arrêt du train, mais peu s'en était fallu que, rejeté hors des rails, il n'eût été précipité du haut du remblai dans une fondrière. Il y eut là une heure de retard. Enfin, la voie dégagée, le train reprit sa marche, et, à huit heures et demie du soir, il arrivait en gare à Nijni-Novgorod.
Avant que personne eût pu descendre des wagons, les inspecteurs de police se présentèrent aux portières et examinèrent les voyageurs.
Michel Strogoff montra son podaroshna, libellé au nom de Nicolas Korpanoff. Donc, nulle difficulté.
Quant aux autres voyageurs du compartiment, tous à destination de Nijni-Novgorod, ils ne parurent point suspects, heureusement pour eux.
La jeune fille, elle, présenta, non pas un passeport, puisque le passeport n'est plus exigé en Russie, mais un permis revêtu d'un cachet particulier et qui semblait être d'une nature spéciale.
L'inspecteur le lut avec attention. Puis, après avoir examiné attentivement celle dont il contenait le signalement:
«Tu es de Riga? dit-il.
—Oui, répondit la jeune fille.
—Tu vas à Irkoutsk?
—Oui.
—Par quelle route?
—Par la route de Perm.
—Bien, répondit l'inspecteur. Aie soin de faire viser ton permis à la maison de police de Nijni-Novgorod.»
La jeune fille s'inclina en signe d'affirmation.
En entendant ces demandes et ces réponses, Michel Strogoff éprouva à la fois un sentiment de surprise et de pitié. Quoi! cette jeune fille seule, en route pour cette lointaine Sibérie, et cela, lorsque, à ses dangers habituels, se joignaient tous les périls d'un pays envahi et soulevé! Comment arriverait-elle? que deviendrait-elle?...
L'inspection finie, les portières des wagons furent alors ouvertes, mais, avant que Michel Strogoff eût pu faire un mouvement vers elle, la jeune Livonienne, descendue la première, avait disparu dans la foule qui encombrait les quais de la gare.
CHAPITRE V
UN ARRÊTÉ EN DEUX ARTICLES.
Nijni-Novgorod, Novgorod-la-Basse, située au confluent du Volga et de l'Oka, est le chef-lieu du gouvernement de ce nom. C'était là que Michel Strogoff devait abandonner la voie ferrée, qui, à cette époque, ne se prolongeait pas au delà de cette ville. Ainsi donc, à mesure qu'il avançait, les moyens de communication devenaient d'abord moins rapides, ensuite moins sûrs.
Nijni-Novgorod, qui en temps ordinaire ne compte que trente à trente-cinq mille habitants, en renfermait alors plus de trois cent mille, c'est-à-dire que sa population était décuplée. Cet accroissement était dû à la célèbre foire qui se tient dans ses murs pendant une période de trois semaines. Autrefois, c'était Makariew qui bénéficiait de ce concours de marchands, mais, depuis 1817, la foire a été transportée à Nijni-Novgorod.
La ville, assez morne d'habitude, présentait donc une animation extraordinaire. Dix races différentes de négociants, européens ou asiatiques, y fraternisaient sous l'influence des transactions commerciales.
Bien que l'heure à laquelle Michel Strogoff quitta la gare fût déjà avancée, il y avait encore grand rassemblement de monde sur ces deux villes, séparées par le cours du Volga, que comprend Nijni-Novgorod, et dont la plus haute, bâtie sur un roc escarpé, est défendue par un de ces forts qu'on appelle «kreml» en Russie.
Si Michel Strogoff eût été forcé de séjourner à Nijni-Novgorod, il aurait eu quelque peine à découvrir un hôtel ou même une auberge à peu près convenable. Il y avait encombrement. Cependant, comme il ne pouvait partir immédiatement, puisqu'il lui fallait prendre le steam-boat du Volga, il dut s'enquérir d'un gîte quelconque. Mais, auparavant, il voulut connaître exactement l'heure du départ, et il se rendit aux bureaux de la Compagnie, dont les bateaux font le service entre Nijni-Novgorod et Perm.
Là, à son grand déplaisir, il apprit que le Caucase—c'était le nom du steam-boat—ne partait pour Perm que le lendemain, à midi. Dix-sept heures à attendre! c'était fâcheux pour un homme aussi pressé, et, cependant, il lui fallut se résigner. Ce qu'il fit, car il ne récriminait jamais inutilement.
D'ailleurs, dans les circonstances actuelles, aucune voiture, télègue ou tarentass, berline ou cabriolet de poste, ni aucun cheval ne l'eût conduit plus vite, soit à Perm, soit à Kazan. Mieux valait donc attendre le départ du steam-boat,—véhicule plus rapide qu'aucun autre, et qui devait lui faire regagner le temps perdu.
Voilà donc Michel Strogoff, allant par la ville, et cherchant, sans trop s'en inquiéter, quelque auberge afin d'y passer la nuit. Mais de cela il ne s'embarrassait guère, et, sans la faim qui le talonnait, il eût probablement erré jusqu'au matin dans les rues de Nijni-Novgorod. Ce dont il se mit en quête, ce fut d'un souper plutôt que d'un lit. Or il trouva les deux à l'enseigne de la Ville de Constantinople.
Là, l'aubergiste lui offrit une chambre assez convenable, peu garnie de meubles, mais à laquelle ne manquaient ni l'image de la Vierge, ni les portraits de quelques saints, auxquels une étoffe dorée servait de cadre, Un canard farci de hachis aigre, enlisé dans une crème épaisse, du pain d'orge, du lait caillé, du sucre en poudre mélangé de cannelle, un pot de kwass, sorte de bière très-commune en Russie, lui furent servis aussitôt, et il ne lui en fallait pas tant pour se rassasier. Il se rassasia donc, et mieux même que son voisin de table, qui, en qualité de "vieux croyant" de la secte des Raskolniks, ayant fait vœu d'abstinence, rejetait les pommes de terre de son assiette et se gardait bien de sucrer son thé.
Son souper terminé, Michel Strogoff, au lieu de monter à sa chambre, reprit machinalement sa promenade à travers la ville. Mais, bien que le long crépuscule se prolongeât encore, déjà la foule se dissipait, les rues se faisaient peu à peu désertes, et chacun regagnait son logis.
Pourquoi Michel Strogoff ne s'était-il pas mis tout bonnement au lit, comme il convient après toute une journée passée en chemin de fer? Pensait-il donc à cette jeune Livonienne qui, pendant quelques heures, avait été sa compagne de voyage? N'ayant rien de mieux à faire, il y pensait. Craignait-il que, perdue dans cette ville tumultueuse, elle ne fût exposée à quelque insulte? Il le craignait, et avait raison de le craindre. Espérait-il donc la rencontrer et, au besoin, s'en faire le protecteur? Non. La rencontrer était difficile. Quant à la'protéger.... de quel droit?
«Seule, se disait-il, seule au milieu de ces nomades! Et encore les dangers présents ne sont-ils rien auprès de ceux que l'avenir lui réserve! La Sibérie! Irkoutsk! Ce que je vais tenter pour la Russie et le czar, elle va le faire, elle, pour.... Pour qui? Pour quoi? Elle est autorisée à franchir la frontière! Et le pays au delà est soulevé! Des bandes tartares courent les steppes!...»
Michel Strogoff s'arrêtait par instants et se prenait à réfléchir.
«Sans doute, pensa-t-il, cette idée de voyager lui est venue avant l'invasion! Peut-être elle-même ignore-t-elle ce qui se passe!... Mais non, ces marchands ont causé devant elle des troubles de la Sibérie... et elle n'a pas paru étonnée.... Elle n'a même demandé aucune explication.... Mais alors elle savait donc, et, sachant, elle va!... La pauvre fille!... Il faut que le motif qui l'entraîne soit bien puissant! Mais, si courageuse qu'elle soit,—et elle l'est assurément—ses forces la trahiront en route, et, sans parler des dangers et des obstacles, elle ne pourra supporter les fatigues d'un tel voyage!... Jamais elle ne pourra atteindre Irkoutsk!»
Cependant, Michel Strogoff allait toujours au hasard, mais, comme il connaissait parfaitement la ville, retrouver son chemin ne pouvait être embarrassant pour lui.
Après avoir marché pendant une heure environ, il vint s'asseoir sur un banc adossé à une grande case de bois, qui s'élevait, au milieu de beaucoup d'autres, sur une très-vaste place.
Il était là depuis cinq minutes, lorsqu'une main s'appuya fortement sur son épaule.
«Qu'est-ce que tu fais la? lui demanda d'une voix rude un homme de haute taille qu'il n'avait pas vu venir.
—Je me repose, répondit Michel Strogoff.
—Est-ce que tu aurais l'intention de passer la nuit sur ce banc? reprit l'homme.
—Oui, si cela me convient, répliqua Michel Strogoff d'un ton un peu trop accentué pour le simple marchand qu'il devait être.
—Approche donc qu'on te voie!» dit l'homme. Michel Strogoff, se rappelant qu'il fallait être prudent avant tout, recula instinctivement.
«On n'a pas besoin de me voir,» répondit-il.
Et il mit, avec sang-froid, un intervalle d'une dizaine de pas entre son interlocuteur et lui.
Il lui sembla alors, en l'observant bien, qu'il avait affaire à une sorte de bohémien, tel qu'il s'en rencontre dans toutes les foires, et dont il n'est pas agréable de subir le contact ni physique ni moral. Puis, en regardant plus attentivement dans l'ombre qui commençait à s'épaissir, il aperçut près de la case un vaste chariot, demeure habituelle et ambulante de ces zingaris ou tsiganes qui fourmillent en Russie, partout où il y a quelques kopeks à gagner.
Cependant, le bohémien avait fait deux ou trois pas en avant, et il se préparait à interpeller plus directement Michel Strogoff, quand la porte de la case s'ouvrit. Une femme, à peine visible, s'avança vivement, et dans un idiome assez rude, que Michel Strogoff reconnut être un mélange de mongol et de sibérien:
«Encore un espion! dit-elle. Laisse-le faire et viens souper. Le «papluka» [Sorte de gâteau feuilleté] attend.»
Michel Strogoff ne put s'empêcher de sourire de la qualification dont on le gratifiait, lui qui redoutait particulièrement les espions.
Mais, dans la même langue, bien que l'accent de celui qui l'employait fût très-différent de celui de la femme, le bohémien répondit quelques mots qui signifiaient:
«Tu as raison, Sangarre! D'ailleurs, nous serons partis demain!»
—Demain? répliqua à mi-voix la femme d'un ton qui dénotait une certaine surprise.
—Oui, Sangarre, répondit le bohémien, demain, et c'est le Père lui-même qui nous envoie... où nous voulons aller!»
Là-dessus, l'homme et la femme rentrèrent dans la case, dont la porte fut fermée avec soin.
«Bon! se dit Michel Strogoff, si ces bohémiens tiennent à ne pas être compris, quand ils parleront devant moi, je leur conseille d'employer une autre langue!»
En sa qualité de Sibérien, et pour avoir passé son enfance dans la steppe, Michel Strogoff, on l'a dit, entendait presque tous ces idiomes usités depuis la Tartarie jusqu'à la mer Glaciale. Quant à la signification précise des paroles échangées entre le bohémien et sa compagne, il ne s'en préoccupa pas davantage. En quoi cela pouvait-il l'intéresser?
L'heure étant déjà fort avancée, il songea alors à rentrer à l'auberge, afin d'y prendre quelque repos. Il suivit, en s'en allant, le cours du Volga, dont les eaux disparaissaient sous la sombre masse d'innombrables bateaux. L'orientation du fleuve lui fit alors reconnaître quel était l'endroit qu'il venait de quitter. Cette agglomération de chariots et de cases occupait précisément la vaste place où se tenait, chaque année, le principal marché de Nijni-Novgorod,—ce qui expliquait, en cet endroit, le rassemblement de ces bateleurs et bohémiens venus, de tous les coins du monde.
Michel Strogoff, une heure après, dormait d'un sommeil quelque peu agité sur un de ces lits russes, qui semblent si durs aux étrangers, et le lendemain, 17 juillet, il se réveillait au grand jour.
Cinq heures encore à passer à Nijni-Novgorod, cela lui semblait un siècle. Que pouvait-il faire pour occuper cette matinée, si ce n'était d'errer comme la veille à travers les rues de la ville. Une fois son déjeuner fini, son sac bouclé, son podaroshna visé à la maison de police, il n'aurait plus qu'à partir. Mais, n'étant point homme à se lever après le soleil, il quitta son lit, il s'habilla, il plaça soigneusement la lettre aux armes impériales au fond d'une poche pratiquée dans la doublure de sa tunique, sur laquelle il serra sa ceinture; puis, il ferma son sac et l'assujettit sur son dos. Cela fait, ne voulant pas revenir à la Ville de Constantinople, et comptant déjeuner sur les bords du Volga, près de l'embarcadère, il régla sa dépense et quitta l'auberge.
Par surcroît de précaution, Michel Strogoff se rendit d'abord aux bureaux des steam-boats, et, là, il s'assura que le Caucase partait bien à l'heure dite. La pensée lui vint alors pour la première fois que, puisque la jeune Livonienne devait prendre la route de Perm, il était fort possible que son projet fût aussi de s'embarquer sur le Caucase, auquel cas Michel Strogoff ne pourrait manquer de faire la route avec elle.
La ville haute, avec son kremlin, dont la circonférence mesure deux verstes, et qui ressemble a celui de Moscou, était alors fort abandonnée. Le gouverneur n'y demeurait même plus. Mais, autant la ville haute était morte, autant la ville basse était vivante!
Michel Strogoff, après avoir traversé le Volga sur un pont de bateaux, gardé par des Cosaques à cheval, arriva à l'emplacement même où, la veille, il s'était heurté à quelque campement de bohémiens. C'était un peu en dehors de la ville que se tenait cette foire de Nijni-Novgorod, avec laquelle celle de Leipzig elle-même ne saurait rivaliser. Dans une vaste plaine, située au delà du Volga, s'élevait le palais provisoire du gouverneur général, et c'est là, par ordre, que réside ce haut fonctionnaire pendant toute la durée de la foire, qui, grâce aux éléments dont elle se compose, nécessite une surveillance de tous les instants.
Cette plaine était alors couverte de maisons de bois, symétriquement disposées, de manière à laisser entre elles des avenues assez larges pour permettre à la foule d'y circuler aisément. Une certaine agglomération de ces cases, de toutes les grandeurs et de toutes les formes, formait un quartier différent, affecté à un genre spécial de commerce. Il y avait le quartier des fers, le quartier des fourrures, le quartier des laines, le quartier des bois, le quartier des tissus, le quartier des poissons secs, etc. Quelques maisons étaient même construites en matériaux de haute fantaisie, les unes avec du thé en briques, d'autres avec des moellons de viande salée, c'est-à-dire avec les échantillons des marchandises que leurs propriétaires y débitaient aux acheteurs. Singulière réclame, tant soit peu américaine!
Dans ces avenues, le long de ces allées, le soleil étant fort au-dessus de l'horizon, puisque, ce matin-là, il s'était levé avant quatre heures, l'affluence était déjà considérable. Russes, Sibériens, Allemands, Cosaques, Turcomans, Persans, Géorgiens, Grecs, Ottomans, Indous, Chinois, mélange extraordinaire d'Européens et d'Asiatiques, causaient, discutaient, péroraient, trafiquaient. Tout ce qui se vend ou s'achète semblait avoir été entassé sur cette place. Porteurs, chevaux, chameaux, ânes, bateaux, chariots, tout ce qui peut servir au transport des marchandises, était accumulé sur ce champ de foire. Fourrures, pierres précieuses, étoffes de soie, cachemires des Indes, tapis turcs, armes du Caucase, tissus de Smyrne ou d'Ispahan, armures de Tiflis, thés de la caravane, bronzes européens, horlogerie de la Suisse, velours et soieries de Lyon, cotonnades anglaises, articles de carrosserie, fruits, légumes, minerais de l'Oural, malachites, lapis-lazuli, aromates, parfums, plantes médicinales, bois, goudrons, cordages, cornes, citrouilles, pastèques, etc., tous les produits de l'Inde, de la Chine, de la Perse, ceux de la mer Caspienne et de la mer Noire, ceux de l'Amérique et de l'Europe, étaient réunis sur ce point du globe.
C'était un mouvement, une excitation, une cohue, un brouhaha dont on ne saurait donner une idée, les indigènes de classe inférieure étant fort démonstratifs, et les étrangers ne leur cédant guère sur ce point. Il y avait là des marchands de l'Asie centrale, qui avaient mis un an à traverser ses longues plaines, en escortant leurs marchandises, et qui ne devaient pas revoir d'une année leurs boutiques ou leurs comptoirs. Enfin, telle est l'importance de cette foire de Nijni-Novgorod, que le chiffre des transactions ne s'y élève pas à moins de cent millions de roubles. [Environ trois cent quatre-vingt-treize millions de francs.]
Puis, sur les places, entre les quartiers de cette ville improvisée, c'était une agglomération de bateleurs de toute espèce: saltimbanques et acrobates, assourdissant avec les hurlements de leurs orchestres et les vociférations de leur parade; bohémiens, venus des montagnes et disant la bonne aventure aux badauds d'un public toujours renouvelé; zingaris ou tsiganes,—nom que les Russes donnent aux gypsies, qui sont les anciens descendants des Cophtes,—chantant leurs airs les plus colorés et dansant leurs danses les plus originales; comédiens de théâtres forains, représentant des drames de Shakspeare, appropriés au goût des spectateurs, qui s'y portaient en foule. Puis, dans les longues avenues, des montreurs d'ours promenaient en liberté leurs équilibristes à quatre pattes, des ménageries retentissaient de rauques cris d'animaux, stimulés par le fouet acéré ou la baguette rougie du dompteur, enfin, au milieu de la grande place centrale, encadré par un quadruple cercle de dilettanti enthousiastes, un chœur de «mariniers du Volga», assis sur le sol comme sur le pont de leurs barques, simulait l'action de ramer, sous le bâton d'un chef d'orchestre, véritable timonier de ce bateau imaginaire!
Coutume bizarre et charmante! au-dessus de toute cette foule, une nuée d'oiseaux s'échappaient des cages dans lesquelles on les avait apportés. Suivant un usage très-suivi à la foire de Nijni-Novgorod, en échange de quelques kopeks charitablement offerts par de bonnes âmes, les geôliers ouvraient la porta à leurs prisonniers, et c'était par centaines qu'ils s'envolaient en jetant leurs petits cris joyeux....
Tel était l'aspect de la plaine, tel il devait être pendant les six semaines que dure ordinairement la célèbre foire de Nijni-Novgorod. Puis, après cette assourdissante période, l'immense brouhaha s'éteindrait comme par enchantement, la ville haute reprendrait son caractère officiel, la ville basse retomberait dans sa monotonie ordinaire, et, de cette énorme affluence de marchands, appartenant à toutes les contrées de l'Europe et de l'Asie centrale, il ne resterait ni un seul vendeur qui eût quoi que ce soit à vendre encore, ni un seul acheteur qui eût encore quoi que ce soit à acheter.
Il convient d'ajouter ici que cette fois, au moins, la France et l'Angleterre étaient chacune représentées au grand marché de Nijni-Novgorod par deux des produits les plus distingués de la civilisation moderne, MM. Harry Blount et Alcide Jolivet.
En effet, les deux correspondants étaient venus chercher là des impressions au profit de leurs lecteurs, et ils employaient de leur mieux les quelques heures qu'ils avaient à perdre, car, eux aussi, ils allaient prendre passage sur le Caucase.
Ils se rencontrèrent précisément l'un et l'autre sur le champ de foire, et n'en furent que médiocrement étonnés, puisqu'un même instinct devait les entraîner sur la même piste; mais, cette fois, ils ne se parlèrent pas et se bornèrent à se saluer assez froidement.
Alcide Jolivet, optimiste par nature, semblait, d'ailleurs, trouver que tout se passait convenablement, et, comme le hasard lui avait heureusement fourni la table et le gîte, il avait jeté sur son carnet quelques notes particulièrement honnêtes pour la ville de Nijni-Novgorod.
Au contraire, Harry Blount, après avoir vainement cherché à souper, s'était vu forcé de coucher à la belle étoile. Il avait donc envisagé les choses à un tout autre point de vue, et méditait un article foudroyant contre une ville dans laquelle les hôteliers refusaient de recevoir des voyageurs qui ne demandaient qu'à se laisser écorcher «au moral et au physique!»
Michel Strogoff, une main dans sa poche, tenant de l'autre sa longue pipe à tuyau de merisier, semblait être le plus indifférent et le moins impatient des hommes. Cependant, à une certaine contraction de ses muscles sourciliers, un observateur eût facilement reconnu qu'il rongeait son frein.
Depuis deux heures environ, il courait les rues de la ville pour revenir invariablement au champ de foire. Tout en circulant entre les groupes, il observait qu'une réelle inquiétude se montrait chez tous les marchands venus des contrées voisines de l'Asie. Les transactions en souffraient visiblement. Que bateleurs, saltimbanques et équilibristes fissent grand bruit devant leurs échoppes, cela se concevait, car ces pauvres diables n'avaient rien à risquer dans une entreprise commerciale, mais les négociants hésitaient à s'engager avec les trafiquants de l'Asie centrale, dont le pays était troublé par l'invasion tartare.
Autre symptôme, aussi, qui devait être remarqué. En Russie, l'uniforme militaire apparaît en toute occasion. Les soldats se mêlent volontiers à la foule, et précisément, à Nijni-Novgorod, pendant cette période de la foire, les agents de la police sont habituellement aidés par de nombreux Cosaques, qui, la lance sur l'épaule, maintiennent l'ordre dans cette agglomération de trois cent mille étrangers.
Or, ce jour-là, les militaires, Cosaques ou autres, faisaient défaut au grand marché. Sans doute, en prévision d'un départ subit, ils avaient été consignés à leurs casernes.
Cependant, si les soldats ne se montraient pas, il n'en était pas ainsi des officiers. Depuis la veille, les aides de camp, partant du palais du gouverneur général, s'élançaient en toutes directions. Il se faisait donc un mouvement inaccoutumé, que la gravité des événements pouvait seule expliquer. Les estafettes se multipliaient sur les routes de la province, soit du côté de Wladimir, soit du côté des monts Ourals. L'échange de dépêches télégraphiques avec Moscou et Saint-Pétersbourg était incessant. La situation de Nijni-Novgorod, non loin de la frontière sibérienne, exigeait évidemment de sérieuses précautions. On ne pouvait pas oublier qu'au XIVe siècle la ville avait été deux fois prise par les ancêtres de ces Tartares, que l'ambition de Féofar-Khan jetait à travers les steppes kirghises.
Un haut personnage, non moins occupé que le gouverneur général, était le maître de police. Ses inspecteurs et lui, chargés de maintenir l'ordre, de recevoir les réclamations, de veiller à l'exécution des règlements, ne chômaient pas. Les bureaux de l'administration, ouverts nuit et jour, étaient incessamment assiégés, aussi bien par les habitants de la ville que par les étrangers, européens ou asiatiques.
Or, Michel Strogoff se trouvait précisément sur la place centrale, lorsque le bruit se répandit que le maître de police venait d'être mandé par estafette au palais du gouverneur général. Une importante dépêche, arrivée de Moscou, disait-on, motivait ce déplacement.
Le maître de police se rendit donc au palais du gouverneur, et aussitôt, comme par un pressentiment général, la nouvelle circula que quelque mesure grave, en dehors de toute prévision, de toute habitude, allait être prise.
Michel Strogoff écoutait ce qui se disait, afin d'en profiter, le cas échéant.
«On va fermer la foire! s'écriait l'un.
—Le régiment de Nijni-Novgorod vient de recevoir son ordre de départ! répondait l'autre.
—On dit que les Tartares menacent Tomsk!
—Voici le maître de police!» cria-t-on de toutes parts.
Un fort brouhaha s'était élevé subitement, qui se dissipa peu à peu, et auquel succéda un silence absolu. Chacun pressentait quelque grave communication de la part du gouvernement.
Le maître de police, précédé de ses agents, venait de quitter le palais du gouverneur général. Un détachement de Cosaques l'accompagnait et faisait ranger la foule à force de bourrades, violemment données et patiemment reçues.
Le maître de police arriva au milieu de la place centrale, et chacun put voir qu'il tenait une dépêche à la main.
Alors, d'une voix haute, il lut la déclaration suivante:
«ARRÊTÉ DU GOUVERNEUR DE NIJNI-NOVGOROD.
«1° Défense à tout sujet russe de sortir de la province, pour quelque cause que ce soit.
«2° Ordre à tous étrangers d'origine asiatique de quitter la province dans les vingt-quatre heures.»
CHAPITRE VI
FRÈRE ET SŒUR.
Ces mesures, très-funestes pour les intérêts privés, les circonstances les justifiaient absolument.
«Défense à tout sujet russe de sortir de la province», si Ivan Ogareff était encore dans la province, c'était l'empêcher, non sans d'extrêmes difficultés tout au moins, de rejoindre Féofar-Khan, et enlever au chef tartare un lieutenant redoutable.
«Ordre à tous étrangers d'origine asiatique de quitter la province dans les vingt-quatre heures», c'était éloigner eh bloc ces trafiquants venus de l'Asie centrale, ainsi que ces bandes de bohémiens, de gypsies, de tsiganes, qui ont plus ou moins d'affinités avec les populations tartares ou mongoles et que la foire y avait réunis. Autant de têtes, autant d'espions, et leur expulsion était certainement commandée par l'état des choses.
Mais on comprend aisément l'effet de ces deux coups de foudre, tombant sur la ville de Nijni-Novgorod, nécessairement plus visée et plus atteinte qu'aucune autre.
Ainsi donc, les nationaux que des affaires eussent appelés au delà des frontières sibériennes ne pouvaient plus quitter la province, momentanément du moins. La teneur du premier article de l'arrêté était formelle. Il n'admettait aucune exception. Tout intérêt privé devait s'effacer devant l'intérêt général.
Quant au second article de l'arrêté, l'ordre d'expulsion qu'il contenait était aussi sans réplique. Il ne concernait point d'autres étrangers que ceux qui étaient d'origine asiatique, mais ceux-ci n'avaient plus qu'à réemballer leurs marchandises et à reprendre la route qu'ils venaient de parcourir. Quant à tous ces saltimbanques, dont le nombre était considérable, et qui avaient près de mille verstes à franchir pour atteindre la frontière la plus rapprochée, c'était pour eux la misère à bref délai!
—Aussi s'éleva-t-il tout d'abord contre cette mesure insolite un murmure de protestation, un cri de désespoir, que la présence des Cosaques et des agents de la police eut promptement réprimé.
Et presque aussitôt ce qu'on pourrait appeler le déménagement de cette vaste plaine commença. Les toiles tendues devant les échoppes se replièrent; les théâtres forains s'en allèrent par morceaux; les danses et les chants cessèrent; les parades se turent; les feux s'éteignirent; les cordes des équilibristes se détendirent; les vieux chevaux poussifs de ces demeures ambulantes revinrent des écuries aux brancards. Agents et soldats, le fouet ou la baguette à la main, stimulaient les retardataires et ne se gênaient point d'abattre les tentes, avant même que les pauvres bohèmes les eussent quittées. Évidemment, sous l'influence de ces mesures, avant le soir, la place de Nijni-Novgorod serait entièrement évacuée, et au tumulte du grand marché succéderait le silence du désert.
Et encore faut-il le répéter,—car c'était une aggravation obligée de ces mesures,—à tous ces nomades que le décret d'exclusion frappait directement, les steppes de la Sibérie étaient même interdites, et il leur faudrait se jeter dans le sud de la mer Caspienne, soit en Perse, soit en Turquie, soit dans les plaines du Turkestan. Les postes de l'Oural et des montagnes qui forment comme le prolongement de ce fleuve sur la frontière russe ne leur eussent pas permis de passer. C'était donc un millier de verstes qu'ils étaient dans la nécessité de parcourir, avant de pouvoir fouler un sol libre.
Au moment où la lecture de l'arrêté avait été faite par le maître de police, Michel Strogoff fut frappé d'un rapprochement qui surgit instinctivement dans son esprit.
«Singulière coïncidence! pensa-t-il, entre cet arrêté qui expulse les étrangers originaires de l'Asie et les paroles échangées cette nuit entre ces deux bohémiens de race tsigane. «C'est le Père lui-même qui nous envoie où nous voulons aller!» a dit ce vieillard. Mais «le Père», c'est l'empereur! On ne le désigne pas autrement dans le peuple! Comment ces bohémiens pouvaient-ils prévoir la mesure prise contre eux, comment l'ont-ils connue d'avance, et où veulent-ils donc aller? Voilà des gens suspects, et auxquels l'arrêté du gouverneur me paraît, cependant, devoir être plus utile que nuisible!»
Mais cette réflexion, fort juste à coup sûr, fut coupée net par une autre qui devait chasser toute autre pensée de l'esprit de Michel Strogoff. Il oublia les tsiganes, leurs propos suspects, l'étrange coïncidence qui résultait de la publication de l'arrêté.... Le souvenir de la jeune Livonienne venait de se présenter soudain à lui.
«La pauvre enfant! s'écria-t-il comme malgré lui. Elle ne pourra plus franchir la frontière!»
En effet, la jeune fille était de Riga, elle était Livonienne, Russe par conséquent, elle ne pouvait donc plus quitter le territoire russe! Ce permis, qui lui avait été délivré avant les nouvelles mesures, n'était évidemment plus valable. Toutes les routes de la Sibérie venaient de lui être impitoyablement fermées, et, quel que fût le motif qui la conduisît à Irkoutsk, il lui était dès a présent interdit de s'y rendre.
Cette pensée préoccupa vivement Michel Strogoff. Il s'était dit, vaguement d'abord, que, sans rien négliger de ce qu'exigeait de lui son importante mission, il lui serait possible, peut-être, d'être de quelque secours à cette brave enfant, et cette idée lui avait souri. Connaissant les dangers qu'il aurait personnellement à affronter, lui, homme énergique et vigoureux, dans un pays dont les routes lui étaient cependant familières, il ne pouvait pas méconnaître que ces dangers seraient infiniment plus redoutables pour une jeune fille. Puisqu'elle se rendait à Irkoutsk, elle aurait a suivre la même route que lui, elle serait obligée de passer au milieu des hordes des envahisseurs, comme il allait tenter de le faire lui-même. Si, en outre, et selon toute probabilité, elle n'avait à sa disposition que les ressources nécessaires à un voyage entrepris pour des circonstances ordinaires, comment parviendrait-elle à l'accomplir dans les conditions que les évènements allaient rendre non-seulement périlleuses, mais coûteuses?
«Eh bien! s'était-il dit, puisqu'elle prend la route de Perm, il est presque impossible que je ne la rencontre pas. Donc, je pourrai veiller sur elle sans qu'elle s'en doute, et, comme elle m'a tout l'air d'être aussi pressée que moi d'arriver a Irkoutsk, elle ne me causera aucun retard.»
Mais une pensée en amène une autre. Michel Strogoff n'avait raisonné jusque-là que dans l'hypothèse d'une bonne action à faire, d'un service à rendre. Une idée nouvelle venait de naître dans son cerveau, et la question se présenta à lui sous un tout autre aspect.
«Au fait, se dit-il, mais je puis avoir besoin d'elle plus qu'elle n'aurait besoin de moi. Sa présence peut ne pas m'être inutile et servirait à déjouer tout soupçon à mon égard. Dans l'homme courant seul à travers la steppe, on peut plus aisément deviner le courrier du czar. Si, au contraire, cette jeune fille m'accompagne, je serai bien, mieux aux yeux de tous le Nicolas Korpanoff de mon podaroshna. Donc, il faut qu'elle m'accompagne! Donc, il faut qu'à tout prix je la retrouve! Il n'est pas probable que depuis hier soir elle ait pu se procurer quelque voiture pour quitter Nijni-Novgorod. Cherchons-la, fit que Dieu me conduise!»
Michel Strogoff quitta la grande place de Nijni-Novgorod, où le tumulte, produit par l'exécution des mesures prescrites, atteignait en ce moment à son comble. Récriminations des étrangers proscrits, cris des agents et des Cosaques qui les brutalisaient, c'était un tumulte indescriptible. La jeune fille qu'il cherchait ne pouvait être là.
Il était neuf heures du matin. Le steam-boat ne partait qu'à midi. Michel Strogoff avait donc environ deux heures à employer pour retrouver celle dont il voulait faire sa compagne de voyage.
Il traversa de nouveau le Volga et parcourut les quartiers de l'autre rive, où la foule était bien moins considérable. Il visita, on pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. Il entra dans les églises, refuge naturel de tout ce qui pleure, de tout ce qui souffre. Nulle part il ne rencontra la jeune Livonienne.
«Et cependant, répétait-il, elle ne peut encore avoir quitté Nijni-Novgorod. Cherchons toujours!»
Michel Strogoff erra ainsi pendant deux heures. Il allait sans s'arrêter, il ne sentait pas la fatigue, il obéissait à un sentiment impérieux qui ne lui permettait plus de réfléchir. Le tout vainement.
Il lui vint alors, à l'esprit que la jeune fille n'avait peut-être pas en connaissance de l'arrêté,—circonstance improbable, cependant, car un tel coup de foudre n'avait pu éclater sans être entendu de tous. Intéressée, évidemment, à connaître les moindres nouvelles qui venaient de la Sibérie, comment aurait-elle pu ignorer les mesures prises par le gouverneur, mesures qui la frappaient si directement?
Mais enfin, si elle les ignorait, elle viendrait donc, dans quelques heures, au quai d'embarquement, et, là, quelque agent impitoyable lui refuserait brutalement passage! Il fallait à tout prix que Michel Strogoff la vît auparavant, et qu'elle put, grâce à lui, éviter cet échec.
Mais ses recherches furent vaines, et il eut bientôt perdu tout espoir de la retrouver.
Il était alors onze heures. Michel Strogoff, bien qu'en toute autre circonstance cela eût été inutile, songea à présenter son podaroshna aux bureaux du maître de police. L'arrêté ne pouvait évidemment le concerner, puisque le cas était prévu pour lui, mais il voulait s'assurer que rien ne s'opposerait à sa sortie de la ville.
Michel Strogoff dut donc retourner sur l'autre rive du Volga, dans le quartier où se trouvaient les bureaux du maître de police.
Là, il y avait grande affluence, car si les étrangers avaient ordre de quitter la province, ils n'en étaient pas moins soumis à certaines formalités pour partir. Sans cette précaution, quelque Russe, plus ou moins compromis dans le mouvement tartare, aurait pu, grâce à un déguisement, passer la frontière,—ce que l'arrêté prétendait empêcher. On vous renvoyait, mais encore fallait-il que vous eussiez la permission de vous en aller.
Donc, bateleurs, bohémiens, zingaris, tsiganes, mêlés aux marchands de la Perse, de la Turquie, de l'Inde, du Turkestan, de la Chine, encombraient la cour et les bureaux de la maison de police.
Chacun se hâtait, car les moyens de transport allaient être singulièrement recherchés de cette foule de gens expulsés, et ceux qui s'y prendraient trop tard courraient grand risque de ne pas être en mesure de quitter la ville dans le délai prescrit,—ce qui les eût exposés à quelque brutale intervention des agents du gouverneur.
Michel Strogoff, grâce à la vigueur de ses coudes, put traverser la cour. Mais entrer dans les bureaux et parvenir jusqu'au guichet des employés, c'était une besogne bien autrement difficile. Cependant, un mot qu'il dit à l'oreille d'un inspecteur et quelques roubles donnés à propos furent assez puissants pour lui faire obtenir passage.
L'agent, après l'avoir introduit dans la salle d'attente, alla prévenir un employé supérieur.
Michel Strogoff ne pouvait donc tarder à être en règle avec la police et libre de ses mouvements.
En attendant, il regarda autour de lui. Et que vit-il?
Là, sur un banc, tombée plutôt qu'assise, une jeune fille, en proie à un muet désespoir, bien qu'il put à peine voir sa figure, dont le profil seul se dessinait sur la muraille.
Michel Strogoff ne s'était pas trompé. Il venait de reconnaître la jeune Livonienne.
Ne connaissant pas l'arrêté du gouverneur, elle était venue au bureau de police pour faire viser son permis!... On lui avait refusé le visa! Sans doute elle était autorisée à se rendre à Irkoutsk, mais l'arrêté était formel, il annulait toutes autorisations antérieures, et les routes de la Sibérie lui étaient fermées.
Michel Strogoff, très-heureux de l'avoir enfin retrouvée, s'approcha de la jeune fille.
Celle-ci le regarda un instant, et son visage s'éclaira d'une lueur fugitive en revoyant son compagnon de voyage. Elle se leva, par instinct, et, comme un naufragé qui se raccroche à une épave, elle allait lui demander assistance....
En ce moment, l'agent toucha l'épaule de Michel Strogoff.
«Le maître de police vous attend, dit-il.
—Bien,» répondit Michel Strogoff.
Et, sans dire un mot à celle qu'il avait tant cherchée depuis la veille, sans la rassurer d'un geste qui eût pu compromettre et elle et lui-même, il suivit l'agent à travers les groupes compactes.
La jeune Livonienne, voyant disparaître celui-là seul qui eût pu peut-être lui venir en aide, retomba sur son banc.
Trois minutes ne s'étaient pas écoulées, que Michel Strogoff reparaissait dans la salle, accompagné d'un agent.
Il tenait à la main son podaroshna, qui lui faisait libres les routes de la Sibérie.
Il s'approcha alors de la jeune Livonienne, et, lui tendant la main:
«Sœur....» dit-il.
Elle comprit! Elle se leva, comme si quelque soudaine inspiration ne lui eût pas permis d'hésiter!
«Sœur, répéta Michel Strogoff, nous sommes autorisés à continuer notre voyage à Irkoutsk. Viens-tu?
—Je te suis, frère,» répondit la jeune fille, en mettant sa main dans la main de Michel Strogoff.
Et tous deux quittèrent la maison de police.
CHAPITRE VII
EN DESCENDANT LE VOLGA.
Un peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait à l'embarcadère du Volga un grand concours de monde, puisqu'il y avait là ceux qui partaient et ceux qui auraient voulu partir. Les chaudières du Caucase étaient en pression suffisante. Sa cheminée ne laissait plus échapper qu'une fumée légère, tandis que l'extrémité du tuyau d'échappement et le couvercle des soupapes se couronnaient de vapeur blanche.
Il va sans dire que la police surveillait le départ du Caucase, et se montrait impitoyable à ceux des voyageurs qui ne se trouvaient pas dans les conditions voulues pour quitter la ville.
De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, prêts à prêter main-forte aux agents, mais ils n'eurent point à intervenir, et les choses se passèrent sans résistance.
A l'heure réglementaire, le dernier coup de cloche retentit, les amarres furent larguées, les puissantes roues du steam-boat battirent l'eau de leurs palettes articulées, et le Caucase fila rapidement entre les deux villes dont se compose Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage à bord du Caucase. Leur embarquement s'était fait sans aucune difficulté. On le sait, le podaroshna, libellé au nom de Nicolas Korpanoff, autorisait ce négociant à être accompagné pendant son voyage en Sibérie. C'était donc un frère et une sœur qui voyageaient sous la garantie de la police impériale.
Tous deux, assis à l'arrière, regardaient fuir la ville, si profondément troublée par l'arrêté du gouverneur.
Michel Strogoff n'avait rien dit à la jeune fille, il ne l'avait pas interrogée. Il attendait qu'elle parlât, s'il lui convenait de parler. Celle-ci avait hâte d'avoir quitté cette ville, dans laquelle, sans l'intervention providentielle de ce protecteur inattendu, elle fût restée prisonnière. Elle ne disait rien, mais son regard remerciait pour elle.
Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve le plus considérable de toute l'Europe, et son cours n'est pas inférieur à quatre mille verstes (4,300 kilomètres). Ses eaux, assez insalubres dans sa partie supérieure, sont modifiées à Nijni-Novgorod par celles de l'Oka, affluent rapide qui s'échappe des provinces centrales de la Russie.
On a assez justement comparé l'ensemble des canaux et fleuves russes à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur toutes les parties de l'empire. C'est le Volga qui forme le tronc de cet arbre, et il a pour racines soixante-dix embouchures qui s'épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. Il est navigable depuis Rjef, ville du gouvernement de Tver, c'est-à-dire sur la plus grande partie de son cours.
Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm et Nijni-Novgorod font assez rapidement les trois cent cinquante verstes (373 kilomètres) qui séparent cette ville de la ville de Kazan. Il est vrai que ces steam-boats n'ont qu'à descendre le Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse propre. Mais, lorsqu'ils sont arrivés au confluent de la Kama, un peu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d'abandonner le fleuve pour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu'à Perm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fût puissante, le Caucase ne devait pas faire plus de seize verstes à l'heure. En réservant une heure d'arrêt à Kazan, le voyage de Nijni-Novgorod à Perm devait donc durer soixante à soixante-deux heures environ.
Ce steam-boat, d'ailleurs, était fort bien aménagé, et les passagers, suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaient trois classes distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenir deux cabines de première classe, de sorte que sa jeune compagne pouvait se retirer dans la sienne et s'isoler quand bon lui semblait.
Le Caucase était très-encombré de passagers de toutes catégories. Un certain nombre de trafiquants asiatiques avaient jugé bon de quitter immédiatement Nijni-Novgorod. Dans la partie du steam-boat réservée à la première classe se voyaient des Arméniens en longues robes et coiffés d'espèces de mitres,—des Juifs, reconnaissables à leurs bonnets coniques,—de riches Chinois dans leur costume traditionnel, robe très-large, bleue, violette ou noire, ouverte devant et derrière, et recouverte d'une seconde robe à larges manches dont la coupe rappelle celle des popes,—des Turcs, qui portaient encore le turban national,—des Indous, à bonnet carré, avec un simple cordon pour ceinture, et dont quelques-uns, plus spécialement désignés sous le nom de Shikarpouris, tiennent entre leurs mains tout le trafic de l'Asie centrale,—enfin des Tartares, chaussés de bottes agrémentées de soutaches multicolores, et la poitrine plastronnée de broderies. Tous ces négociants avaient dû entasser dans la cale et sur le pont leurs nombreux bagages, dont le transport devait leur coûter cher, car, réglementairement, ils n'avaient droit qu'à un poids de vingt livres par personne.
A l'avant du Caucase étaient groupés des passagers plus nombreux, non-seulement des étrangers, mais aussi des Russes, auxquels l'arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la province.
Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes, vêtus d'une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, et des paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes, chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate ou bonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade à fleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir à dessins rouges sur la tête. C'étaient principalement des passagers de troisième classe, que, très-heureusement, la perspective d'un long voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie du pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l'arrière ne s'aventuraient-ils guère parmi ces groupes très-mélanges, dont la place était marquée sur l'avant des tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des remorqueurs faisaient remonter le cours au fleuve et qui transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de sargasses de l'Atlantique, et des chalands chargés à couler bas, noyés jusqu'au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la foire venait d'être brusquement dissoute à son début.
Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat, se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches, bordées d'aunes, de saules, de trembles, s'éparpillaient quelques vaches d'un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune, de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs et noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle, s'étendaient jusqu'à l'arrière-plan de coteaux à demi cultivés, mais qui, en somme, n'offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages monotones, le crayon d'un dessinateur, en quête de quelque site pittoresque, n'eût rien trouvé à reproduire.
Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne, s'adressant à Michel Strogoff, lui dit:
«Tu vas à Irkoutsk, frère?
—Oui, sœur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu passeras.
—Demain, frère, tu sauras pourquoi j'ai quitté les rives de la Baltique pour aller au delà des monts Ourals.
—Je ne te demande rien, sœur.
—Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres ébauchèrent un triste sourire. Une sœur ne doit rien cacher à son frère. Mais, aujourd'hui, je ne pourrais!... La fatigue, le désespoir m'avaient brisée!
—Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.
—Oui... oui... et demain....
—Viens donc....»
Il hésitait à finir sa phrase, comme s'il eût voulu l'achever par le nom de sa compagne, qu'il ignorait encore.
«Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
—Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de ton frère Nicolas Korpanoff.»
Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue pour elle sur le salon de l'arrière.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux conversations. D'ailleurs, si le hasard faisait qu'il fût interrogé et dans l'obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant Nicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, car il ne voulait pas que l'on pût se douter qu'une permission spéciale l'autorisait à voyager en Sibérie.
Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient évidemment parler que des événements du jour, de l'arrêté et de ses conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d'un voyage à travers l'Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et s'ils n'exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir, c'est qu'ils ne l'osaient. Une peur, mêlée de respect, les retenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l'expulsion, après tout, étant encore préférable à l'emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l'on se taisait, ou les propos s'échangeaient avec une telle circonspection, qu'on ne pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.
Mais si Michel Strogoff n'eut rien à apprendre de ce côté, si même les bouches se fermèrent plus d'une fois à son approche,—car on ne le connaissait pas,—ses oreilles furent bientôt frappeés par les éclats d'une voix peu soucieuse d'être ou non entendue.
L'homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la même langue, qui n'était pas non plus sa langue originelle.
«Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher confrère, vous que j'ai vu a la fête impériale de Moscou, et seulement entrevu a Nijni-Novgorod?
—Moi-même, répondit le second d'un ton sec.
—Eh bien, franchement, je ne m'attendais pas a être immédiatement suivi par vous, et de si près!
—Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède!
—Précède! précède! Mettons que nous marchons de front, du même pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins, convenons, si vous le voulez, que l'un ne dépassera pas l'autre!
—Je vous dépasserai, au contraire.
—Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la guerre; mais jusque-là, que diable! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l'occasion d'être rivaux!
—Ennemis.
—Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m'est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s'en tenir!
—Où est le mal?
—Il n'y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.
—Précisez.
—Vous allez a Perm... comme moi?
—Comme vous.
—Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c'est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals?
—Probablement.
—Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c'est-à-dire en pleine invasion.
—Nous y serons!
—Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire: «Chacun pour soi, et Dieu pour....»
—Dieu pour moi!
—Dieu pour vous, tout seul! Très-bien! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très-certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu'au moment où nous redeviendrons rivaux.
—Ennemis.
—Oui! c'est juste, ennemis! Mais, jusque-là, agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas! Je vous promets, d'ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir....
—Et moi, tout ce que je pourrai entendre.
—Est-ce dit?
—C'est dit.
—Votre main?
—La voilà.»
Et la main du premier interlocuteur, c'est-à-dire cinq doigts largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui tendit flegmatiquement le second.
«A propos, dit le premier, j'ai pu, ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l'arrêté dès dix heures dix-sept minutes.
—Et moi je l'ai adressé au Daily-Telegraph dès dix heures treize.
—Bravo, monsieur Blount.
-Trop bon, monsieur Jolivet.
—A charge de revanche!
—Ce sera difficile!
—On essayera pourtant!»
Ce disant, le correspondant français salua familièrement le correspondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salut avec une raideur toute britannique.
Ces deux chasseurs de nouvelles, l'arrêté du gouverneur ne les concernait pas, puisqu'ils n'étaient ni Russes, ni étrangers d'origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s'ils avaient quitté ensemble Nijni-Novgorod, c'est que le même instinct les poussait en avant. Il était donc naturel qu'ils eussent pris le même moyen de transport et qu'ils suivissent la même route jusqu'aux, steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit jours avant «que la chasse fût ouverte». Et alors au plus adroit! Alcide Jolivet avait fait les premières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount les avait acceptées.
Quoi qu'il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujours ouvert et même un peu loquace, l'Anglais, toujours fermé, toujours gourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquot authentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec la sève fraîche des bouleaux du voisinage.
En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel Strogoff s'était dit:
«Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route. Il me parait prudent de les tenir à distance.»
La jeune Livonienne ne vint pas dîner. Elle dormait dans sa cabine, et Michel Strogoff ne voulut pas la faire réveiller. Le soir arriva donc sans qu'elle eût reparu sur le pont du Caucase.
Le long crépuscule imprégnait alors l'atmosphère d'une fraîcheur que les passagers recherchèrent avidement après l'accablante chaleur du jour. Quand l'heure fut avancée, la plupart ne songèrent même pas à regagner les salons ou les cabines. Étendus sur les bancs, ils respiraient avec délices un peu de cette brise que développait la vitesse du steam-boat. Le ciel, à cette époque de l'année et sous cette latitude, devait à peine s'obscurcir entre le soir et le matin, et il laissait au timonier toute aisance pour se diriger au milieu des nombreuses embarcations qui descendaient ou remontaient le Volga.
Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la lune étant nouvelle, il fit à peu près nuit. Presque tous les passagers du pont dormaient alors, et le silence n'était plus troublé que par le bruit des palettes, frappant l'eau à intervalles réguliers.
Une sorte d'inquiétude tenait éveillé Michel Strogoff. Il allait et venait, mais toujours à l'arrière du steam-boat. Une fois, cependant, il lui arriva de dépasser la chambre des machines. Il se trouva alors sur la partie réservée aux voyageurs de seconde et de troisième classe.
Là, on dormait, non-seulement sur les bancs, mais aussi sur les ballots, les colis et même sur les planches du pont. Seuls, les matelots de quart sa tenaient debout sur le gaillard d'avant. Deux lueurs, l'une verte, l'autre rouge, projetées par les fanaux de tribord et de bâbord, envoyaient quelques rayons obliques sur les flancs du steam-boat.
Il fallait une certaine attention pour ne pas piétiner les dormeurs, capricieusement étendus ça et là. C'étaient pour la plupart des moujiks, habitués de coucher à la dure et auxquels les planches d'un pont devaient suffire. Néanmoins, ils auraient fort mal accueilli, sans doute, le maladroit qui les eût éveillés à coups de botte.
Michel Strogoff faisait donc attention à ne heurter personne. En allant ainsi vers l'extrémité du bateau, il n'avait d'autre idée que de combattre le sommeil par une promenade un peu plus longue.
Or, il était arrivé à la partie antérieure du pont, et il montait déjà l'échelle du gaillard d'avant, lorsqu'il entendit parler près de lui. Il s'arrêta. Les voix semblaient venir d'un groupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures, qu'il était impossible de reconnaître dans l'ombre. Mais il arrivait parfois, lorsque la cheminée du steam-boat, au milieu des volutes de fumée, s'empanachait de flammes rougeâtres, que des étincelles semblaient courir à travers le groupe, comme si des milliers de paillettes se fussent subitement allumées sous un rayon lumineux.
Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu'il entendit plus distinctement certaines paroles, prononcées en cette langue bizarre qui avait déjà frappé son oreille pendant la nuit, sur le champ de foire.
Instinctivement, il eut la pensée d'écouter. Protégé par l'ombre du gaillard, il ne pouvait être aperçu. Quant à voir les passagers qui causaient, cela lui était impossible. Il dut donc se borner à prêter l'oreille.
Les premiers mots qui furent échangés n'avaient aucune importance,—du moins pour lui,—mais ils lui permirent de reconnaître précisément les deux voix de femme et d'homme qu'il avait entendues à Nijni-Novgorod. Dès lors, redoublement d'attention de sa part. Il n'était pas impossible, en effet, que ces tsiganes, dont il avait surpris un lambeau de conversation, maintenant expulsés avec tous leurs congénères, ne fussent à bord du Caucase.
Et bien lui en prit d'écouter, car ce fut assez distinctement qu'il entendit cette demande et cette réponse, faites en idiome tartare:
«On dit qu'un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk!
—On le dit, Sangarre, mais ou ce courrier arrivera trop tard, ou il n'arrivera pas!»
Michel Strogoff tressaillit involontairement à cette réponse, qui le visait si directement. Il essaya de reconnaître si l'homme et la femme qui venaient de parler étaient bien ceux qu'il soupçonnait, mais l'ombre était alors trop épaisse, et il n'y put réussir.
Quelques instants après, Michel Strogoff, sans avoir été aperçu, avait regagné l'arrière du steam-boat, et, la tête dans les mains, il s'asseyait à l'écart. On eût pu croire qu'il dormait.
Il ne dormait pas et ne songeait pas à dormir. Il réfléchissait à ceci, non sans une assez vive appréhension:
«Qui donc sait mon départ, et qui donc a intérêt à le savoir?»
CHAPITRE VIII
EN REMONTANT LA KAMA.
Le lendemain, 18 juillet, à six heures quarante du matin, le Caucase arrivait à l'embarcadère de Kazan, que sept verstes (7 kilomètres et demi) séparent de la ville.
Kazan est située au confluent du Volga et de la Kazanka. C'est un important chef-lieu de gouvernement et d'archevêché grec, en même temps qu'un siège d'université. La population variée de cette «goubernie» se compose de Tchérémisses, de Mordviens, de Tchouvaches, de Volsalks, de Vigoulitches, de Tartares,—cette dernière race ayant conservé plus spécialement le caractère asiatique.
Bien que la ville fut assez éloignée du débarcadère, une foule nombreuse se pressait sur le quai. On venait aux nouvelles. Le gouverneur de la province avait pris un arrêté identique à celui de son collègue de Nijni-Novgorod. On voyait là des Tartares vêtus d'un cafetan à manches courtes et coiffés de bonnets pointus dont les larges bords rappellent celui du Pierrot traditionnel. D'autres, enveloppés d'une longue houppelande, la tête couverte d'une petite calotte, ressemblaient à des Juifs polonais. Des femmes, la poitrine plastronnée de clinquant, la tête couronnée d'un diadème relevé en forme de croissant, formaient divers groupes dans lesquels on discutait.
Des officiers de police, mêlés à cette foule, quelques Cosaques, la lance au poing, maintenaient l'ordre et faisaient faire place aussi bien aux passagers qui débarquaient du Caucase qu'à ceux qui y embarquaient, mais après avoir minutieusement examiné ces deux catégories de voyageurs. C'étaient, d'une part, des Asiatiques frappés du décret d'expulsion, et, de l'autre, quelques familles de moujiks qui s'arrêtaient à Kazan.
Michel Strogoff regardait d'un air assez indifférent ce va-et-vient particulier à tout embarcadère auquel vient d'accoster un steam-boat. Le Caucase devait faire escale à Kazan pendant une heure, temps nécessaire au renouvellement de son combustible.
Quant à débarquer, Michel Strogoff n'en eut pas même l'idée. Il n'aurait pas voulu laisser seule à bord la jeune Livonienne, qui n'avait pas encore reparu sur le pont.
Les deux journalistes, eux, s'étaient levés dès l'aube, comme il convient à tout chasseur diligent. Ils descendirent sur la rive du fleuve et se mêlèrent à la foule, chacun de son côté. Michel Strogoff aperçut, d'un côté, Harry Blount, le carnet à la main, crayonnant quelques types ou notant quelque observation, de l'autre, Alcide Jolivet, se contentant de parler, sûr de sa mémoire, qui ne pouvait rien oublier.
Le bruit courait, sur toute la frontière orientale de la Russie, que le soulèvement et l'invasion prenaient des proportions considérables. Les communications entre la Sibérie et l'empire étaient déjà extrêmement difficiles. Voilà ce que Michel Strogoff, sans avoir quitté le pont du Caucase, entendait dire aux nouveaux embarqués.
Or, ces propos ne laissaient pas de lui causer une véritable inquiétude, et ils excitaient l'impérieux désir qu'il avait d'être au delà des monts Ourals, afin de juger par lui-même de la gravité des événements et de se mettre en mesure de parer à toute éventualité. Peut-être allait-il même demander des renseignements plus précis à quelque indigène de Kazun, lorsque son attention fut tout à coup distraite.
Parmi les voyageurs qui quittaient le Caucase, Michel Strogoff reconnut alors la troupe des tsiganes qui, la veille, figurait encore sur le champ de foire de Nijni-Novgorod. Là, sur le pont du steam-boat, se trouvaient et le vieux bohémien et la femme qui l'avait traité d'espion. Avec eux, sous leur direction, sans doute, débarquaient une vingtaine de danseuses et de chanteuses, de quinze à vingt ans, enveloppées de mauvaises couvertures qui recouvraient leurs jupes à paillettes.
Ces étoffes, piquées alors par les premiers rayons du soleil, rappelèrent à Michel Strogoff cet effet singulier qu'il avait observé pendant la nuit. C'était tout ce paillon de bohème qui étincelait dans l'ombre, lorsque la cheminée du steam-boat vomissait quelques flammes.
«Il est évident, se dit-il, que cette troupe de tsiganes, après être restée sous le pont pendant le jour, est venue se blottir sous le gaillard pendant la nuit, Tenaient-ils donc à se montrer le moins possible, ces bohémiens? Ce n'est pourtant pas dans les habitudes de leur race!»
Michel Strogoff ne douta plus alors que le propos, qui le touchait directement ne fût parti de ce groupe noir, pailleté par les lueurs du bord, et n'eût été échangé entre le vieux tsigane et la femme à laquelle il avait donné le nom mongol de Sangarre.
Michel Strogoff, par un mouvement involontaire, se porta donc vers la coupée du steam-boat, au moment où la troupe bohémienne allait le quitter pour n'y plus revenir.
Le vieux bohémien était là, dans une humble attitude, peu conforme avec l'effronterie naturelle à ses congénères. On eût dit qu'il cherchait plutôt à éviter les regards qu'à les attirer. Son lamentable chapeau, rôti par tous les soleils du monde, s'abaissait profondément sur sa face ridée. Son dos voûté se bombait sous une vieille souquenille dont il s'enveloppait étroitement, malgré la chaleur. Il eût été difficile, sous ce misérable accoutrement, de juger de sa taille et de sa figure.
Près de lui, la tsigane Sangarre, femme de trente ans, brune de peau, grande, bien campée, les yeux magnifiques, les cheveux dorés, se tenait dans une pose superbe.
De ces jeunes danseuses, plusieurs étaient remarquablement jolies, tout en ayant le type franchement accusé de leur race. Les tsiganes sont généralement attrayantes, et plus d'un de ces grands seigneurs russes, qui font profession de lutter d'excentricité avec les Anglais, n'a pas hésité à choisir sa femme parmi ces bohémiennes.
L'une d'elles fredonnait une chanson d'un rhythme étrange, dont les premiers vers peuvent se traduire ainsi:
| Le corail luit sur ma peau brune, |
| L'épingle d'or à mon chignon! |
| Je vais chercher fortune |
| Au pays de.... |
La rieuse fille continua sa chanson sans doute, mais Michel Strogoff ne l'écoutait plus.
En effet, il lui sembla que la tsigane Sangarre le regardait avec une insistance singulière. On eût dit que cette bohémienne voulait ineffaçablement graver ses traits dans sa mémoire.
Puis, quelques instants après, Sangarre débarquait la dernière, lorsque le vieillard et sa troupe avaient déjà quitté le Caucase.
«Voilà une effrontée bohémienne! se dit Michel Strogoff. Est-ce qu'elle m'aurait reconnu pour l'homme qu'elle a traité d'espion à Nijni-Novgorod? Ces damnées tsiganes ont des yeux de chat! Elles y voient clair la nuit, et celle-là pourrait bien savoir....»
Michel Strogoff fut sur le point de suivre Sangarre et sa troupe, mais il se retint.
«Non, pensa-t-il, pas de démarche irréfléchie! Si je fais arrêter ce vieux diseur de bonne aventure et sa bande, mon incognito risque d'être dévoilé. Les voilà débarqués, d'ailleurs, et, avant qu'ils aient passé la frontière, je serai déjà loin de l'Oural. Je sais bien qu'ils peuvent prendre la route de Kazam à Ichim, mais elle n'offre aucune ressource, et un tarentass, attelé de bons chevaux de Sibérie, devancera toujours un chariot de bohémiens! Allons, ami Korpanoff, reste tranquille!»
D'ailleurs, à ce moment, le vieux tsigane et Sangarre avaient disparu dans la foule.
Si Kazan est justement appelée «la porte de l'Asie», si cette ville est considérée comme le centre de tout le transit du commerce sibérien et boukharien, c'est que deux routes viennent s'y amorcer, qui donnent passage à travers les monts Ourals. Mais Michel Strogoff avait choisi très-judicieusement en prenant celle qui va par Perm, Ekaterinbourg et Tioumen. C'est la grande route de poste, bien fournie de relais entretenus aux frais de l'État, et elle se prolonge depuis Ichim jusqu'à Irkoutsk.
Il est vrai qu'une seconde route,—celle dont Michel Strogoff venait de parler,—évitant le léger détour de Perm, relie également Kazan à Ichim, en passant par Iélabouga, Menzelinsk, Birsk, Zlatoouste, où elle quitte l'Europe, Tchélabinsk, Chadrinsk et Kourganno. Peut-être même est-elle un peu plus courte que l'autre, mais cet avantage est singulièrement diminué par l'absence des maisons de poste, le mauvais entretien du sol, la rareté des villages. Michel Strogoff, avec raison, ne pouvait être qu'approuvé du choix qu'il avait fait, et si, ce qui paraissait probable, ces bohémiens suivaient cette seconde route de Kazan à Ichim, il avait toutes chances d'y arriver avant eux.
Une heure après, la cloche sonnait a l'avant du Caucase, appelant les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il était sept heures du matin. Le chargement du combustible venait d'être achevé. Les tôles des chaudières frissonnaient sous la pression de la vapeur. Le steam-boat était prêt à partir.
Les voyageurs, qui allaient de Kazan à Perm, occupaient déjà leurs places a bord.
En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deux journalistes, Harry Blount était le seul qui eût rejoint le steam-boat.
Alcide Jolivet allait-il donc manquer le départ?
Mais, à l'instant où l'on détachait les amarres, apparut Alcide Jolivet, tout courant. Le steam-boat avait déjà débordé, la passerelle était même retirée sur le quai, mais Alcide Jolivet ne s'embarrassa pas de si peu, et, sautant avec la légèreté d'un clown, il retomba sur le pont du Caucase, presque dans les bras de son confrère.
«J'ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-ci d'un air moitié figue, moitié raisin.
—Bah! répondit Alcide Jolivet, j'aurais bien su vous rattraper, quand j'aurais dû fréter un bateau aux frais de ma cousine, ou courir la poste à vingt kopeks par verste et par cheval. Que voulez-vous? Il y avait loin de l'embarcadère au télégraphe!
—Vous êtes allé au télégraphe? demanda Harry Blount, dont les lèvres se pinceront aussitôt.
—J'y suis allé! répondit Alcide Jolivet avec son plus aimable sourire.
—Et il fonctionne toujours jusqu'à Kolyvan?
—Cela, je l'ignore, mais je puis vous assurer, par exemple, qu'il fonctionne de Kazan à Paris!
—Vous avez adressé une dépêche... à votre cousine?...
—Avec enthousiasme.
—Vous avez donc appris?...
—Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, répondit Alcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir de caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Kan à leur tête, ont dépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l'Irtyche. Faites-en votre profit!»
Comment! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la connaissait pas, et son rival, qui l'avait vraisemblablement apprise de quelque habitant de Kazan, l'avait aussitôt transmise à Paris! Le journal anglais était distancé! Aussi, Harry Blount, croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s'asseoir à l'arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.
Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sa cabine, monta sur le pont.
Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.
«Regarde, sœur,» lui dit-il après l'avoir amenée jusque sur l'avant du Caucase.
Et, en effet, le site valait qu'on l'examinât avec quelque attention.
Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de la Kama. C'est la qu'il allait quitter le grand fleuve, après l'avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour remonter l'importante rivière sur un parcours de quatre cent soixante verstes (490 kilomètres).
En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leurs teintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche le même service que l'Oka avait rendu à sa rive droite en traversant Nijni-Novgorod, l'assainissait encore de son limpide affluent.
La Kama s'ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d'aunes et parfois de grands chênes, fermaient l'horizon par une ligne harmonieuse, que l'éclatante lumière de midi confondait en certaine points avec le fond du ciel.
Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu'une chose, le but à atteindre, et la Kama n'était pour elle qu'un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l'est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.
Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et bientôt, se retournant vers lui:
«A quelle distance sommes-nous de Moscou? lui demanda-t-elle.
—A neuf cents verstes! répondit Michel Strogoff.
—Neuf cents sur sept mille!» murmura la jeune fille.
C'était l'heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d'œuvre, servis à part, tels que caviar, harengs coupés par petites tranches, eau-de-vie de seigle anisée destinés à stimuler l'appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en Russie comme en Suède ou en Norwége. Nadia mangea peu, et peut-être comme une pauvre fille dont les ressources sont très-restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait suffire à sa compagne, c'est-à-dire d'un peu de «koulbat», sorte de pâté fait avec des jaunes d'œufs, du riz et de la viande pilée, de choux rouges farcis au caviar [Le caviar est un mets russe qui se compose d'œufs d'esturgeon salés.] et de thé pour toute boisson.
Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt minutes après s'être mis tous les deux a table, Michel Strogoff et Nadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.
Alors, ils s'assirent à l'arrière, et, sans autre préambule, Nadia, baissant la voix de manière à n'être entendue que de lui seul:
«Frère, dit-elle, je suis la fille d'un exilé. Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.
—Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je regarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia Fédor, saine et sauve, entre les mains de son père.
—Merci, frère!» répondit Nadia.
Michel Strogoff ajouta alors qu'il avait obtenu un podaroshna spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien ne pourrait entraver sa marche.
Nadia n'en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu'une chose dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon: le moyen pour elle d'arriver jusqu'à son père.
«J'avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l'autorisation de me rendra a Irkoutsk; mais l'arrêté du gouverneur de Nijni-Novgorod est venu l'annuler, et sans toi, frère, je n'aurais pu quitter la ville où tu m'as trouvée, et dans laquelle, bien sûr, je serais morte!
—Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais t'aventurer à travers les steppes de la Sibérie!
—C'était mon devoir, frère.
—Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était devenu presque infranchissable?
—L'invasion tartare n'était pas connue quand je quittai Riga, répondit la jeune Livonienne. C'est à Moscou seulement que j'ai appris cette nouvelle!
—Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route?
—C'était mon devoir.»
Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune fille. Ce qui était son devoir, Nadia n'hésitait jamais à le faire.
Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C'était un médecin estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l'ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au delà de la frontière.
Wassili Fédor n'eut que le temps d'embrasser sa femme, déjà bien souffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et, pleurant sur ces deux êtres qu'il aimait, il partit.
Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérie orientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit, sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux, autant qu'un exilé peut l'être, si sa femme et sa fille eussent été près de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n'aurait pu quitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourut dans les bras de sa fille, qu'elle laissait seule et presque sans ressource. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement du gouvernement russe l'autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk. Elle lui écrivit qu'elle partait. A peine avait-elle de quoi suffire à ce long voyage, et, cependant, elle n'hésita pas à l'entreprendre. Elle faisait ce qu'elle pouvait!... Dieu ferait le reste.
Pendant ce temps, le Caucase remontait le courant de la rivière. La nuit était venue, et l'air s'imprégnait d'une délicieuse fraîcheur. Des étincelles s'échappaient par milliers de la cheminée du steam-boat, chauffée au bois de pin, et, au murmure des eaux brisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups qui infestaient dans l'ombre la rive droite de la Kama.
CHAPITRE IX
EN TARENTASS NUIT ET JOUR.
Le lendemain, 18 juillet, le Caucase s'arrêtait au débarcadère de Perm, dernière station qu'il desservît sur la Kama.
Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l'un des plus vastes de l'empire russe, et, franchissant les monts Ourals, il empiète sur le territoire de la Sibérie. Carrières de marbre, salines, gisements de platine et d'or, mines de charbon y sont exploités sur une grande échelle. En attendant que Perm, par sa situation, devienne une ville de premier ordre, elle est fort peu attrayante, très-sale, très-boueuse et n'offre aucune ressource. A ceux qui vont de Russie en Sibérie, ce manque de confort est assez indifférent, car ils viennent de l'intérieur et sont munis de tout le nécessaire; mais à ceux qui arrivent des contrées de l'Asie centrale, après un long et fatigant voyage, il ne déplairait pas, sans doute, que la première ville européenne de l'empire, située à la frontière asiatique, fût mieux approvisionnée.
C'est a Perm que les voyageurs revendent leurs véhicules, plus ou moins endommagés par une longue traversée au milieu des plaines de la Sibérie. C'est là aussi que ceux qui passent d'Europe en Asie achètent des voitures pendant l'été, des traîneaux pendant l'hiver, avant de se lancer pour plusieurs mois au milieu des steppes.
Michel Strogoff avait déjà arrêté son programme de voyage, et il n'était plus question que de l'exécuter.
Il existe un service de malle-poste qui franchit assez rapidement la chaîne des monts Ourals, mais, les circonstances étant données, ce service était désorganisé. Ne l'eût-il pas été, que Michel Strogoff, voulant aller rapidement, sans dépendre de personne, n'aurait pas pris la malle-poste. Il préférait, avec raison, acheter une voiture et courir de relais en relais, en activant par des «na vodkou» [Pourboires] supplémentaires le zèle de ces postillons appelés iemschiks dans le pays.
Malheureusement, par suite des mesures prises contre les étrangers d'origine asiatique, un grand nombre de voyageurs avaient déjà quitté Perm, et, par conséquent, les moyens de transport étaient extrêmement rares. Michel Strogoff serait donc dans la nécessité de se contenter du rebut des autres. Quant aux chevaux, tant que le courrier du czar ne serait pas en Sibérie, il pourrait sans danger exhiber son podaroshna, et les maîtres de poste attelleraient pour lui de préférence. Mais, ensuite, une fois hors de la Russie européenne, il ne pourrait plus compter que sur la puissance des roubles.
Mais à quel genre de véhicule atteler ces chevaux? A une télègue ou à un tarentass?
La télègue n'est qu'un véritable chariot découvert, à quatre roues, dans la confection duquel il n'entre absolument que du bois. Roues, essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres du voisinage ont tout fourni, et l'ajustement des diverses pièces dont la télègue se compose n'est obtenu qu'au moyen de cordes grossières. Rien de plus primitif, rien de moins confortable, mais aussi rien de plus facile à réparer, si quelque accident se produit en route. Les sapins ne manquent pas sur la frontière russe, et les essieux poussent naturellement dans les forêts. C'est au moyen de la télègue que se fait la poste extraordinaire, connue sous le nom de «perekladnoï», et pour laquelle toutes routes sont bonnes. Quelquefois, il faut bien l'avouer, les liens qui attachent l'appareil se rompent, et, tandis que le train de derrière reste embourbé dans quelque fondrière, le train de devant arrive au relais sur ses deux roues,—mais ce résultat est considéré déjà comme satisfaisant.
Michel Strogoff aurait bien été forcé d'employer la télègue, s'il n'eût été assez heureux pour découvrir un tarentass.
Ce n'est pas que ce dernier véhicule soit le dernier mot du progrès de l'industrie carrossière. Les ressorts lui manquent aussi bien qu'à la télègue; le bois, à défaut du fer, n'y est pas épargné; mais ses quatre roues, écartées de huit à neuf pieds à l'extrémité de chaque essieu, lui assurent un certain équilibre sur des routes cahoteuses et trop souvent dénivelées. Un garde-crotte protège ses voyageurs contre les boues du chemin, et une forte capote de cuir, pouvant se rabaisser et le fermer presque hermétiquement, en rend l'occupation moins désagréable par les grandes chaleurs et les violentes bourrasque de l'été. Le tarentass est d'ailleurs aussi solide, aussi facile à réparer que la télègue, et, d'autre part, il est moins sujet à laisser son train d'arrière en détresse sur les grands chemins.
Du reste, ce ne fut pas sans de minutieuses recherches que Michel Strogoff parvint à découvrir ce tarentass, et il était probable qu'on n'en eût pas trouvé un second dans toute la ville de Perm. Malgré cela, il en débattit sévèrement le prix, pour la forme, afin de rester dans son rôle de Nicolas Korpanoff, simple négociant d'Irkoutsk.
Nadia avait suivi son compagnon dans ses courses à la recherche d'un véhicule. Bien que le but à atteindre fût différent, tous deux avaient une égale hâte d'arriver, et, par conséquent, de partir. On eût dit qu'une même volonté les animait.
«Sœur, dit Michel Strogoff, j'aurais voulu trouver pour toi quelque voiture plus confortable.
—Tu me dis cela, frère, à moi qui serais allée, même à pied, s'il l'avait fallu, rejoindre mon père!
—Je ne doute pas de ton courage, Nadia, mais il est des fatigues physiques qu'une femme ne peut supporter.
—Je les supporterai, quelles qu'elles soient, répondit la jeune fille. Si tu entends une plainte s'échapper de mes lèvres, laisse-moi en route et continue seul ton voyage!»
Une demi-heure plus tard, sur la présentation du podaroshna, trois chevaux de peste étaient attelés au tarentass. Ces animaux, couverts d'un long poil, ressemblaient à des ours hauts sur pattes. Ils étaient petits, mais ardents, étant de race sibérienne.
Voici comment le postillon, l'iemschik, les avait attelés: l'un, le plus grand, était maintenu entre deux longs brancards qui portaient à leur extrémité antérieure un cerceau, appelé «douga», chargé de houppes et de sonnettes; les deux autres étaient simplement attachés par des cordes aux marchepieds du tarentass. Du reste, pas de harnais, et pour guides, rien qu'une simple ficelle.
Ni Michel Strogoff, ni la jeune Livonienne n'emportaient de bagages. Les conditions de rapidité dans lesquelles devait se faire le voyage de l'un, les ressources plus que modestes de l'autre, leur avaient interdit de s'embarrasser de colis. Dans cette circonstance, c'était heureux, car ou le tarentass n'aurait pu prendre les bagages, ou il n'aurait pu prendre les voyageurs. Il n'était fait que pour deux personnes, sans compter l'iemschik, qui ne se tient sur son siège étroit que par un miracle d'équilibre.
Cet iemschik change, d'ailleurs, à chaque relais. Celui auquel revenait la conduite du tarentass pendant la première étape était Sibérien, comme ses chevaux, et non moins poilu qu'eux, cheveux longs, coupés carrément sur le front, chapeau à bords relevés, ceinture rouge, capote à parements croisés sur des boutons frappés au chiffre impérial.
L'iemschik, en arrivant avec son attelage, avait tout d'abord jeté un regard inquisiteur sur les voyageurs du tarentass. Pas de bagages!—et où diable les aurait-il fourrés?—Donc, apparence peu fortunée. Il fit une moue des plus significatives.
«Des corbeaux, dit-il sans se soucier d'être entendu ou non, des corbeaux à six kopeks par verste!
—Non! des aigles, répondit Michel Strogoff, qui comprenait parfaitement l'argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, à neuf kopeks par verste, le pourboire en sus!»
Un joyeux claquement de fouet lui répondit. Le «corbeau», dans la langue des postillons russes, c'est le voyageur avare ou indigent, qui, aux relais de paysans, ne paye les chevaux qu'à deux ou trois kopeks par verste. L'«aigle», c'est le voyageur qui ne recule pas devant les hauts prix, sans compter les généreux pourboires. Aussi le corbeau ne peut-il avoir la prétention de voler aussi rapidement que l'oiseau impérial.
Nadia et Michel Strogoff prirent immédiatement place dans le tarentass. Quelques provisions, peu encombrantes et mises en réserve dans le caisson, devaient leur permettre, en cas de retard, d'atteindre les maisons de poste, qui sont très-confortablement installées, sous la surveillance de l'État. La capote fut rabattue, car la chaleur était insoutenable, et, à midi, le tarentass, enlevé par ses trois chevaux, quittait Perm au milieu d'un nuage de poussière.
La façon dont l'iemschik maintenait l'allure de son attelage eût été certainement remarquée de tous autres voyageurs qui, n'étant ni Russes ni Sibériens, n'eussent pas été habitués à ces façons d'agir. En effet, le cheval de brancard, régulateur de la marche, un peu plus grand que ses congénères, gardait imperturbablement, et quelles que fussent les pentes de la route, un trot très-allongé, mais d'une régularité parfaite. Les deux autres chevaux ne semblaient connaître d'autre allure que le galop et se démenaient avec mille fantaisies fort amusantes. L'iemschik, d'ailleurs, ne les frappait pas. Tout au plus les stimulait-il par les mousquetades éclatantes de son fouet. Mais que d'épithètes il leur prodiguait, lorsqu'ils se conduisaient en bêtes dociles et consciencieuses, sans compter les noms de saints dont il les affublait! La ficelle qui lui servait de guides n'aurait eu aucune action sur des animaux à demi emportés, mais, «napravo», à droite, «na lèvo», à gauche,—ces mots, prononcés d'une voix gutturale, faisaient meilleur effet que bride ou bridon.
Et que d'aimables interpellations suivant la circonstance!
«Allez, mes colombes! répétait l'iemschik. Allez, gentilles hirondelles! Volez, mes petits pigeons! Hardi, mon cousin de gauche! Pousse, mon petit père de droite!»
Mais aussi, quand la marche se ralentissait, que d'expressions insultantes, dont les susceptibles animaux semblaient comprendre la valeur!
«Va donc, escargot du diable! Malheur a toi, limace! Je t'écorcherai vive, tortue, et tu seras damnée dans l'autre monde!»
Quoi qu'il en soit de ces façons de conduire, qui exigent plus de solidité au gosier que de vigueur au bras des iemschiks, le tarentass volait sur la route et dévorait de douze à quatorze verstes à l'heure.
Michel Strogoff était habitué à ce genre de véhicule et à ce mode de transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaient l'incommoder. Il savait qu'un attelage russe n'évite ni les cailloux, ni les ornières, ni les fondrières, ni les arbres renversés, ni les fossés qui ravinent la route. Il était fait à cela. Sa compagne risquait d'être blessée par les contre-coups du tarentass, mais elle ne se plaignit pas.
Pendant les premiers instants du voyage, Nadia, ainsi emportée à toute vitesse, demeura sans parler. Puis, toujours obsédée de cette pensée unique, arriver, arriver:
«J'ai compté trois cents verstes entre Perm et Ekaterinbourg, frère! dit-elle. Me suis-je trompée?»
—Tu ne t'es pas trompée, Nadia, répondit Michel Strogoff, et lorsque nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied même des monts Ourals, sur leur versant opposé.
—Que durera cette traversée dans la montagne?
—Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour.—Je dis nuit et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m'arrêter même un instant, et il faut que je marche sans relâche vers Irkoutsk.
—Je ne te retarderai pas, frère, non, pas même une heure, et nous voyagerons nuit et jour.
—Eh bien, alors, Nadia, puisse l'invasion tartare nous laisser le chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arrivés!
—Tu as déjà fait ce voyage? demanda Nadia.
—Plusieurs fois.
—Pendant l'hiver, nous aurions été plus rapidement et plus sûrement, n'est-ce pas?
—Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert du froid et des neiges!
—Qu'importe! L'hiver est l'ami du Russe.
—Oui, Nadia, mais quel tempérament à toute épreuve il faut pour résister à une telle amitié! J'ai vu souvent la température tomber dans les steppes sibériennes à plus de quarante degrés au-dessous de glace! J'ai senti, malgré mon vêtement de peau de renne, [Ce vêtement se nomme «dakha»: il est très-léger et, cependant, absolument imperméable au froid.] mon cœur se glacer, mes membres se tordre, mes pieds se geler sous leurs triples chaussettes de laine! J'ai vu les chevaux de mon traîneau recouverts d'une carapace de glace, leur respiration figée aux naseaux! J'ai vu l'eau-de-vie de ma gourde se changer en pierre dure que le couteau ne pouvait entamer!... Mais mon traîneau filait comme l'ouragan! Plus d'obstacles sur la plaine nivelée et blanche à perte de vue! Plus de cours d'eau dont on est obligé de chercher les passages guéables! Plus de lacs qu'il faut traverser en bateau! Partout la glace dure, la route libre, le chemin assuré! Mais au prix de quelles souffrances, Nadia! Ceux-là seuls pourraient le dire, qui ne sont pas revenus, et dont le chasse-neige a bientôt recouvert les cadavres!
—Cependant, tu es revenu, frère, dit Nadia.
—Oui, mais je suis Sibérien, et tout enfant, quand je suivais mon père dans ses chasses, je m'accoutumais à ces dures épreuves. Mais toi, lorsque tu m'as dit, Nadia, que l'hiver ne t'aurait pas arrêtée, que tu serais partie seule, prête à lutter contre les redoutables intempéries du climat sibérien, il m'a semblé te voir perdue dans les neiges et tombant pour ne plus te relever!
—Combien de fois as-tu traversé la steppe pendant l'hiver? demanda la jeune Livonienne.
—Trois fois, Nadia, lorsque j'allais a Omsk,
—Et qu'allais-tu faire à Omsk?
—Voir ma mère, qui m'attendait!
—Et moi, je vais à Irkoutsk, où m'attend mon père! Je vais lui porter les dernières paroles de ma mère! C'est te dire, frère, que rien n'aurait pu m'empêcher de partir!
—Tu es une brave enfant, Nadia, répondit Michel Strogoff, et Dieu lui-même t'aurait conduite!»
Pendant cette journée, le tarentass fut mené rapidement par les iemschiks qui se succédèrent à chaque relais. Les aigles de la montagne n'eussent pas trouvé leur nom déshonoré par ces «aigles» de la grande route. Le haut prix payé par chaque cheval, les pourboires largement octroyés, recommandaient les voyageurs d'une façon toute spéciale. Peut-être les maîtres de poste trouvèrent-ils singulier, après la publication de l'arrêté, qu'un jeune homme et sa sœur, évidemment Russes tous les deux, pussent courir librement à travers la Sibérie, fermée à tous autres, mais leurs papiers étaient en règle, et ils avaient le droit de passer. Aussi les poteaux kilométriques restaient-ils rapidement on arrière du tarentass.
Du reste, Michel Strogoff et Nadia n'étaient pas seuls à suivre la route de Perm à Ekaterinbourg. Dès les premiers relais, le courrier du czar avait appris qu'une voiture le précédait; mais, comme les chevaux ne lui manquaient pas, il ne s'en préoccupa pas autrement.
Pendant cette journée, les quelques haltes, durant lesquelles se reposa le tarentass, ne furent uniquement faites que pour les repas. Aux maisons de poste, on trouve à se loger et à se nourrir. D'ailleurs, à défaut de relais, la maison du paysan russe n'eût pas été moins hospitalière. Dans ces villages, qui se ressemblent presque tous, avec leur chapelle à murailles blanches et à toitures vertes, le voyageur peut frapper à toutes les portes. Elles lui seront ouvertes. Le moujik viendra, la figure souriante, et tendra la main à son hôte. On lui offrira le pain et le sel, on mettra le «samovar» sur le feu, et il sera comme chez lui. La famille déménagera plutôt, afin de lui faire place. L'étranger, quand il arrive, est le parent de tous. C'est «celui que Dieu envoie».
En arrivant le soir, Michel Strogoff, poussé par une sorte d'instinct, demanda au maître de poste depuis combien d'heures la voiture qui le précédait avait passé au relais.
«Depuis deux heures, petit père, lui répondit le maître de poste.
—C'est une berline?
—Non, une télègue.
—Combien de voyageurs?
—Deux.
—Et ils vont grand train?
—Des aigles!
—Qu'on attelle rapidement.»
Michel Strogoff et Nadia, décidés à ne pas s'arrêter une heure, voyagèrent toute la nuit.
Le temps continuait à être beau, mais on sentait que l'atmosphère, devenue pesante, se saturait peu à peu d'électricité. Aucun nuage n'interceptait les rayons stellaires, et il semblait qu'une sorte de buée chaude s'élevât du sol. Il était à craindre que quelque orage ne se déchaînât dans les montagnes, et ils y sont terribles. Michel Strogoff, habitué à reconnaître les symptômes atmosphériques, pressentait une prochaine lutte des éléments, qui ne laissa pas de le préoccuper.
La nuit se passa sans incident. Malgré les cahots du tarentass, Nadia put dormir pendant quelques heures. La capote, à demi relevée, permettait d'aspirer le peu d'air que les poumons cherchaient avidement dans cette atmosphère étouffante.
Michel Strogoff veilla toute la nuit, se défiant des iemschiks, qui s'endorment trop volontiers sur leur siège, et pas une heure ne fut perdue aux relais, pas une heure sur la route.
Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, les premiers profils des monts Ourals se dessinèrent dans l'est. Cependant, cette importante chaîne, qui sépare la Russie d'Europe de la Sibérie, se trouvait encore à une assez grande distance, et on ne pouvait compter l'atteindre avant la fin de la journée. Le passage des montagnes devrait donc nécessairement s'effectuer pendant la nuit prochaine.
Durant cette journée, le ciel resta constamment couvert, et, par conséquent, la température fut un peu plus supportable, mais le temps était extrêmement orageux.
Peut-être, avec cette apparence, eût-il été plus prudent de ne pas s'engager dans la montagne en pleine nuit, et c'est ce qu'eut fait Michel Strogoff, s'il lui eût été permis d'attendre; mais quand, au dernier relais, l'iemschik lui signala quelques coups de tonnerre qui roulaient dans les profondeurs du massif, il se contenta de lui dire:
«Une télègue nous précède toujours?
—Oui.
—Quelle avance a-t-elle maintenant sur nous?
—Une heure environ.
—En avant, et triple pourboire, si nous sommes demain matin à Ekaterinbourg!»