Michel Strogoff: De Moscou a Irkoutsk
CHAPITRE X
BAÏKAL ET ANGARA.
Le lac Baïkal est situé à dix-sept cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Sa longueur est environ de neuf cents verstes, sa largeur de cent. Sa profondeur n'est pas connue. Mme de Bourboulon rapporte, au dire des mariniers, qu'il veut être appelé «madame la mer». Si on l'appelle «monsieur le lac», il entre aussitôt en fureur. Cependant, suivant la légende, jamais un Russe ne s'y est noyé.
Cet immense bassin d'eau douce, alimenté par plus de trois cents rivières, est encadré dans un magnifique circuit de montagnes volcaniques. Il n'a d'autre déversoir que l'Angara, qui, après avoir passé à Irkoutsk, va se jeter dans l'Yeniseï, un peu en amont de la ville d'Yeniseïsk. Quant aux monts qui lui font ceinture, ils forment une branche des Toungouzes et dérivent du vaste système orographique des Altaï.
Déjà, à cette époque, les froids s'étaient fait sentir. Ainsi qu'il arrive sur ce territoire, soumis à des conditions climatériques particulières, l'automne paraissait devoir s'absorber dans un précoce hiver. On était aux premiers jours d'octobre. Le soleil quittait maintenant l'horizon à cinq heures du soir, et les longues nuits laissaient tomber la température au zéro des thermomètres. Les premières neiges, qui devaient persister jusqu'à l'été, blanchissaient déjà les cimes voisines du Baïkal. Pendant l'hiver sibérien, cette mer intérieure, glacée sur une épaisseur de plusieurs pieds, est sillonnée par les traîneaux des courriers et des caravanes.
Que ce soit parce qu'on manque aux bienséances en l'appelant «monsieur le lac» ou pour toute autre raison plus météorologique, le Baïkal est sujet à des tempêtes violentes. Ses lames, courtes comme celles de toutes les Méditerranées, sont très redoutées des radeaux, des prames, des steam-boats, qui le sillonnent pendant l'été.
C'était à la pointe sud-ouest du lac que Michel Strogoff venait d'arriver, portant Nadia, dont toute la vie, pour ainsi dire, se concentrait dans les yeux. Que pouvaient-ils attendre tous deux dans cette partie sauvage de la province, si ce n'est d'y mourir d'épuisement et de dénuement? Et, cependant, que restait-il à faire de ce long parcours de six mille verstes pour que le courrier du czar eût atteint son but? Rien que soixante verstes sur le littoral du lac jusqu'à l'embouchure de l'Angara, et quatre-vingts verstes de l'embouchure de l'Angara jusqu'à Irkoutsk: en tout, cent quarante verstes, soit trois jours de voyage pour un homme valide, vigoureux, même à pied.
Michel Strogoff pouvait-il être encore cet homme-là?
Le ciel, sans doute, ne voulut pas le soumettre à cette épreuve. La fatalité qui s'acharnait sur lui sembla vouloir l'épargner un instant. Cette extrémité du Baikal, cette portion de la steppe qu'il croyait déserte, qui l'est en tout temps, ne l'était pas alors.
Une cinquantaine d'individus se trouvaient réunis à l'angle que forme la pointe sud-ouest du lac.
Nadia aperçut tout d'abord ce groupe, lorsque Michel Strogoff, la portant entre ses bras, déboucha du défilé des montagnes.
La jeune fille dut craindre un instant que ce ne fût un détachement tartare, envoyé pour battre les rives du Baïkal, auquel cas la fuite leur eût été interdite à tous deux.
Mais Nadia fut promptement rassurée à cet égard.
«Des Russes!» s'écria-t-elle.
Et, après ce dernier effort, ses paupières se fermèrent et sa tête retomba sur la poitrine de Michel Strogoff.
Mais ils avaient été aperçus, et quelques-uns de ces Russes, courant à eux, amenèrent l'aveugle et la jeune fille au bord d'une petite grève à laquelle était amarré un radeau.
Le radeau allait partir.
Ces Russes étaient des fugitifs, de conditions diverses, que le même intérêt avait réunis en ce point du Baïkal. Repoussés par les éclaireurs tartares, ils cherchaient à se réfugier dans Irkoutsk, et ne pouvant y arriver par terre, depuis que les envahisseurs avaient pris position sur les deux rives de l'Angara, ils espéraient l'atteindre en descendant le cours du fleuve qui traverse la ville.
Leur projet fit bondir le cœur de Michel Strogoff. Une dernière chance entrait dans son jeu. Mais il eut la force de dissimuler, voulant garder plus sévèrement que jamais son incognito.
Le plan des fugitifs était très-simple. Un courant du Baïkal longe la rive supérieure du lac jusqu'à l'embouchure de l'Angara. C'est ce courant qu'ils comptaient utiliser pour atteindre tout d'abord le déversoir du Baïkal. De ce point à Irkoutsk, les eaux rapides du fleuve les entraîneraient avec une vitesse de dix à douze verstes à l'heure. En un jour et demi, ils devaient donc être en vue de la ville.
Toute embarcation manquait en cet endroit. Il avait fallu y suppléer. Un radeau, ou plutôt un train de bois, semblable à ceux qui dérivent ordinairement sur les rivières sibériennes, avait été construit. Une forêt de sapins, qui s'élevait sur la rive, avait fourni l'appareil flottant. Les troncs, reliés entre eux par des branches d'osier, formaient une plate-forme sur laquelle cent personnes eussent aisément trouvé place.
C'est sur ce radeau que Michel Strogoff et Nadia furent transportés. La jeune fille était revenue à elle. On lui donna quelque nourriture, ainsi qu'à son compagnon. Puis, couchée sur un lit de feuillage, elle tomba aussitôt dans un profond sommeil.
A ceux qui l'interrogèrent, Michel Strogoff ne dit rien des faits qui s'étaient passés à Tomsk. Il se donna pour un habitant de Krasnoiarsk qui n'avait pu gagner Irkoutsk avant que les troupes de l'émir fussent arrivées sur la rive gauche du Dinka, et il ajouta que, très-probablement, le gros des forces tartares avait pris position devant la capitale de la Sibérie.
Il n'y avait donc pas un instant à perdre. D'ailleurs, le froid devenait de plus en plus vif. La température, pendant la nuit, tombait au-dessous de zéro. Quelques glaçons s'étaient déjà formés à la surface du Baïkal. Si le radeau pouvait facilement manœuvrer sur le lac, il n'en serait pas de même entre les rives de l'Angara, au cas où les glaçons viendraient à encombrer son cours.
Donc, pour toutes ces raisons, il fallait que les fugitifs partissent sans retard.
A huit heures du soir, les amarres furent larguées, et, sous l'action du courant, le radeau suivit le littoral. De grandes perches, maniées par quelques robustes moujiks, suffisaient à rectifier sa direction.
Un vieux marinier du Baïkal avait pris le commandement du radeau. C'était un homme de soixante-cinq ans, tout hâlé par les brises du lac. Une barbe blanche, très-épaisse, descendait sur sa poitrine. Un bonnet de fourrure coiffait sa tête, d'aspect grave et austère. Sa large et longue houppelande, serrée à la ceinture, lui tombait jusqu'aux talons. Ce vieillard taciturne, assis à l'arrière, commandait du geste et ne prononçait pas dix paroles en dix heures. D'ailleurs, toute la manœuvre se réduisait à maintenir le radeau dans le courant, qui filait le long du littoral, sans gagner au large.
On a dit que des Russes de conditions diverses avaient pris place sur le radeau. En effet, aux moujiks indigènes, hommes, femmes, vieillards et enfants, s'étaient joints deux ou trois pèlerins, surpris par l'invasion pendant leur voyage, quelques moines et un pope. Les pèlerins portaient le bâton de voyage, la gourde suspendue à la ceinture, et ils psalmodiaient d'une voix plaintive. L'un venait de l'Ukraine, l'autre de la mer Jaune, un troisième des provinces de Finlande. Ce dernier, fort âgé déjà, portait à la ceinture un petit tronc cadenassé, comme s'il eût été appendu au pilier d'une église. De ce qu'il récoltait pendant sa longue et fatigante tournée, rien n'était pour son compte, et il ne possédait même pas la clef de ce cadenas, qui ne s'ouvrait qu'à son retour.
Les moines venaient du nord de l'empire. Ils avaient depuis trois mois quitté cette ville d'Arkhangel, à laquelle certains voyageurs ont justement trouvé la physionomie d'une cité de l'Orient. Ils avaient visité les îles Saintes, près de la côte de Carélie, le couvent de Solovetsk, le couvent de Troïtsa, ceux de Saint-Antoine et de Sainte-Théodosie à Kiev, cette ancienne favorite des Jagellons, le monastère de Siméonof à Moscou, celui de Kazan ainsi que son église des Vieux-Croyants, et ils se rendaient à Irkoutsk, portant la robe, le capuchon et les vêtements de serge.
Quant au pope, c'était un simple prêtre de village, un de ces six cent mille pasteurs populaires que compte l'empire russe. Il était vêtu aussi misérablement que les moujiks, n'étant pas plus qu'eux, en vérité, n'ayant ni rang ni pouvoir dans l'Église, laborant comme un paysan sa pièce de terre, baptisant, mariant, enterrant. Ses enfants et sa femme, il avait pu les soustraire aux brutalités des Tartares, en les reléguant dans les provinces du Nord. Lui était resté dans sa paroisse jusqu'au dernier moment. Puis, il avait dû fuir, et la route d'Irkoutsk étant fermée, il lui avait fallu gagner le lac Baïkal.
Ces divers religieux, groupés à l'avant du radeau, priaient à intervalles réguliers, élevant la voix au milieu de cette silencieuse nuit, et, à la fin de chaque verset de leur prière, le «Slava Bogu», Gloire à Dieu, s'échappait de leurs lèvres.
Aucun incident ne marqua cette navigation. Nadia était restée plongée dans un assoupissement profond. Michel Strogoff avait veillé près d'elle. Le sommeil n'avait prise sur lui qu'à de longs intervalles seulement, et encore sa pensée veillait-elle toujours.
Au jour naissant, le radeau, retardé par une brise assez violente qui contrariait l'action du courant, était encore à quarante verstes de l'embouchure de l'Angara. Très-vraisemblablement, il ne pourrait pas l'atteindre avant trois ou quatre heures du soir. Ce n'était pas un inconvénient, au contraire, car les fugitifs descendraient alors le fleuve pendant la nuit, et l'ombre devait favoriser leur arrivée à Irkoutsk.
La seule crainte que manifesta plusieurs fois le vieux marinier fut relative à la formation des glaces à la surface des eaux. La nuit avait été extrêmement froide. On voyait des glaçons assez nombreux filer vers l'ouest sous l'impulsion du vent. Ceux-là n'étaient pas à redouter, puisqu'ils ne pouvaient dériver dans l'Angara, dont ils avaient maintenant dépassé l'embouchure. Mais on devait penser que ceux qui venaient des portions orientales du lac pouvaient être attirés par le courant et s'engager entre les deux rives du fleuve. De là, des difficultés, des retards possibles, peut-être même un insurmontable obstacle qui arrêterait le radeau.
Michel Strogoff avait donc un immense intérêt à savoir quel était l'état du lac, et si les glaçons apparaissaient en grand nombre. Nadia étant réveillée, il l'interrogeait souvent, et elle lui rendait compte de tout ce qui se passait à la surface des eaux.
Pendant que les glaçons dérivaient ainsi, des phénomènes curieux se produisaient à la surface du Baïkal. C'étaient de magnifiques jaillissements de sources d'eau bouillante, sorties de quelques-uns de ces puits artésiens, que la nature a forés dans le lit même du lac. Ces jets s'élevaient à une grande hauteur et s'épanchaient en vapeurs, irisées par les rayons solaires, que le froid condensait presque aussitôt. Ce curieux spectacle eût certainement émerveillé le regard d'un touriste, qui eût voyagé en pleine paix et pour son agrément sur cette mer sibérienne.
A quatre heures du soir, l'embouchure de l'Angara fut signalée par le vieux marinier entre les hautes roches granitiques du littoral. On apercevait sur la rive droite le petit port de Livenitchnaia, son église, ses quelques maisons bâties sur la berge.
Mais, circonstance très-grave, les premiers glaçons, venus de l'est, dérivaient déjà entre les rives de l'Angara, et, par conséquent, ils descendaient vers Irkoutsk. Cependant, leur nombre ne pouvait pas être encore assez grand pour obstruer le fleuve, ni le froid assez considérable pour les agréger.
Le radeau arriva au petit port et il s'y arrêta. Là, le vieux marinier avait décidé de relâcher pendant une heure, afin de faire quelques réparations indispensables. Les troncs, disjoints, menaçaient de se séparer, et il importait de les relier entre eux plus solidement pour résister au courant de l'Angara, qui est très-rapide.
Pendant la belle saison, le port de Livenitchnaia est une station d'embarquement ou de débarquement pour les voyageurs du lac Baïkal, soit qu'ils se rendent à Kiakhta, dernière ville de la frontière russo-chinoise, soit qu'ils en reviennent. Il est donc très-fréquenté par les steam-boats et tous les petits caboteurs du lac.
Mais, en ce moment, Livenitchnaia était abandonnée. Ses habitants n'avaient pu rester exposés aux déprédations des Tartares, qui couraient maintenant les deux rives de l'Angara. Ils avaient envoyé à Irkoutsk la flottille de bateaux et de barques, qui hiverne ordinairement dans leur port, et, munis de tout ce qu'ils pouvaient emporter, ils s'étaient réfugiés à temps dans la capitale de la Sibérie orientale.
Le vieux marinier ne s'attendait donc pas à recueillir de nouveaux fugitifs au port de Livenitchnaia, et cependant, au moment où le radeau accostait, deux passagers, sortant d'une maison déserte, accoururent à toutes jambes sur la berge.
Nadia, assise à l'arrière, regardait d'un œil distrait.
Un cri faillit lui échapper. Elle saisit la main de Michel Strogoff, qui, à ce mouvement, releva la tête.
«Qu'as-tu, Nadia? demanda-t-il.
—Nos deux compagnons de route, Michel.
—Ce Français et cet Anglais que nous avons rencontrés dans les défilés de l'Oural?
—Oui.»
Michel Strogoff tressaillit, car le sévère incognito dont il ne voulait pas se départir risquait d'être dévoilé.
En effet, ce n'était plus Nicolas Korpanoff qu'Alcide Jolivet et Harry Blount allaient voir en lui maintenant, mais bien le vrai Michel Strogoff, courrier du czar. Les deux journalistes l'avaient déjà rencontré deux fois depuis leur séparation qui s'était faite au relais d'Ichim, la première au camp de Zabédiero, quand il coupa d'un coup de knout la face d'Ivan Ogareff, la seconde à Tomsk, lorsqu'il fut condamné par l'émir. Ils savaient donc à quoi s'en tenir à son égard et sur sa véritable qualité.
Michel Strogoff prit rapidement son parti.
«Nadia, dit-il, dès que ce Français et cet Anglais seront embarqués, prie-les de venir près de moi!»
C'étaient, en effet, Harry Blount et Alcide Jolivet, que, non le hasard, mais la force des événements avait conduits au port de Livenitchnaia, comme ils y avaient amené Michel Strogoff.
On le sait, après avoir assisté à l'entrée des Tartares à Tomsk, ils étaient partis avant la sauvage exécution qui termina la fête. Ils ne doutaient donc pas que leur ancien compagnon de voyage n'eût été mis à mort, et ils ignoraient qu'il eût été seulement aveuglé par ordre de l'émir.
Donc, s'étant procuré des chevaux, ils avaient abandonné Tomsk le soir même, avec l'intention bien arrêtée de dater désormais leurs chroniques des campements russes de la Sibérie orientale.
Alcide Jolivet et Harry Blount se dirigèrent à marche forcée vers Irkoutsk. Ils espéraient bien y devancer Féofar-Khan, et ils l'eussent certainement fait, sans l'apparition inopinée de cette troisième colonne, venue des contrées du sud par la vallée de l'Yeniseï. Ainsi que Michel Strogoff, ils furent coupés avant même d'avoir pu atteindre le Dinka. De là, nécessité pour eux de redescendre jusqu'au lac Baïkal.
Lorsqu'ils arrivèrent à Livenitchnaia, ils trouvèrent le port déjà désert. D'un autre côté, il leur était impossible d'entrer dans Irkoutsk, qu'investissaient les armées tartares. Ils étaient donc là depuis trois jours, et très embarrassés, lorsque le radeau arriva.
Le dessein des fugitifs leur fut alors communiqué. Il y avait certainement des chances pour qu'ils pussent passer inaperçus pendant la nuit et pénétrer dans Irkoutsk. Ils résolurent donc de tenter l'affaire.
Alcide Jolivet se mit aussitôt en rapport avec le vieux marinier, et il lui demanda passage pour son compagnon et lui, offrant de payer le prix qu'il exigerait, quel qu'il fût.
«Ici, on ne paye pas, lui répondit gravement le vieux marinier, on risque sa vie, voilà tout.»
Les deux journalistes s'embarquèrent, et Nadia les vit prendre place à l'avant du radeau.
Harry Blount était toujours le froid Anglais, qui lui avait à peine adressé la parole pendant toute la traversée des monts Ourals.
Alcide Jolivet semblait être un peu plus grave que d'ordinaire, et l'on conviendra que sa gravité se justifiait par celle des circonstances.
Alcide Jolivet était donc installé à l'avant du radeau, lorsqu'il sentit une main s'appuyer sur son bras.
Il se retourna et reconnut Nadia, la sœur de celui qui était, non plus Nicolas Korpanoff, mais Michel Strogoff, courrier du czar.
Un cri de surprise allait lui échapper, lorsqu'il vit la jeune fille porter un doigt à ses lèvres.
«Venez,» lui dit Nadia.
Et, d'un air indifférent, Alcide Jolivet, faisant signe à Harry Blount de l'accompagner, la suivit.
Mais, si la surprise des journalistes avait été grande à rencontrer Nadia sur ce radeau, elle fut sans bornes, quand ils aperçurent Michel Strogoff, qu'ils ne pouvaient croire vivant.
A leur approche, Michel Strogoff n'avait pas bougé.
Alcide Jolivet s'était retourné vers la jeune fille.
«Il ne vous voit pas, messieurs, dit Nadia. Les Tartares lui ont brûlé les yeux! Mon pauvre frère est aveugle!»
Un vif sentiment de pitié se peignit sur la figure d'Alcide Jolivet et de son compagnon.
Un instant après, tous deux, assis près de Michel Strogoff, lui serraient la main et attendaient qu'il leur parlât.
«Messieurs, dit Michel Strogoff à voix basse, vous ne devez pas savoir qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sibérie. Je vous demande de respecter mon secret. Me le promettez-vous?
—Sur l'honneur, répondit Alcide Jolivet.
—Sur ma foi de gentleman, ajouta Harry Blount.
—Bien, messieurs.
—Pouvons-nous vous être utile? demanda Harry Blount. Voulez-vous que nous vous aidions à accomplir votre tâche?
—Je préfère agir seul, répondit Michel Strogoff.
—Mais ces gueux-là vous ont brûlé la vue, dit Alcide Jolivet.
—J'ai Nadia, et ses yeux me suffisent!»
Une demi-heure plus tard, le radeau, après avoir quitté le petit port de Livenitchnaia, s'engageait dans le fleuve. Il était cinq heures du soir. La nuit allait venir. Elle devait être très-obscure et très-froide aussi, car la température était déjà au-dessous de zéro.
Alcide Jolivet et Harry Blount, s'ils avaient promis le secret à Michel Strogoff, ne le quittèrent cependant pas. Ils causèrent à voix basse, et l'aveugle, complétant ce qu'il savait déjà par ce qu'ils lui apprirent, put se faire une idée exacte de l'état des choses.
Il était certain que les Tartares investissaient actuellement Irkoutsk, et que les trois colonnes avaient opéré leur jonction. On ne pouvait donc douter que l'émir et Ivan Ogareff ne fussent devant la capitale.
Mais pourquoi cette hâte d'y arriver que montrait le courrier du czar, maintenant que la lettre impériale ne pouvait plus être remise par lui au grand-duc, et qu'il n'en connaissait pas le contenu? Alcide Jolivet et Harry Blount ne le comprirent pas plus que ne l'avait compris Nadia.
D'ailleurs, il ne fut question du passé qu'au moment où Alcide Jolivet crut devoir dire à Michel Strogoff:
«Nous vous devons presque des excuses pour ne vous avoir pas serré la main avant notre séparation au relais d'Ichim.
—Non, vous aviez droit de me croire un lâche!
—En tout cas, ajouta Alcide Jolivet, vous avez magnifiquement knouté la figure de ce misérable, et il en portera longtemps la marque!
—Non, pas longtemps!» répondit simplement Michel Strogoff.
Une demi-heure après le départ de Livenitchnaia, Alcide Jolivet et son compagnon étaient au courant des cruelles épreuves par lesquelles avaient successivement passé Michel Strogoff et sa compagne. Ils ne pouvaient qu'admirer sans réserve une énergie que le dévouement de la jeune fille avait seul pu égaler. Et de Michel Strogoff ils pensèrent exactement ce qu'en avait dit le czar à Moscou: «En vérité, c'est un homme!»
Au milieu des glaçons qu'entraînait le courant de l'Angara, le radeau filait avec rapidité. Un panorama mouvant se déployait latéralement sur les deux rives du fleuve, et, par une illusion d'optique, il semblait que ce fût l'appareil flottant qui restât immobile devant cette succession de points de vue pittoresques. Ici, c'étaient de hautes falaises granitiques, étrangement profilées; là, des gorges sauvages d'où s'échappait quelque torrentueuse rivière; quelquefois, une large coupée avec un village fumant encore, puis, d'épaisses forêts de pins qui projetaient d'éclatantes flammes. Mais si les Tartares avaient laissé partout des traces de leur passage, on ne les voyait pas encore, car ils s'étaient plus particulièrement massés aux approches d'Irkoutsk.
Pendant ce temps, les pèlerins continuaient à haute voix leurs prières, et le vieux marinier, repoussant les glaçons qui le serraient de trop près, maintenait imperturbablement le radeau au milieu du rapide courant de l'Angara.
CHAPITRE XI
ENTRE DEUX RIVES
A huit heures du soir, ainsi que l'état du ciel l'avait fait pressentir, une obscurité profonde enveloppa toute la contrée. La lune, étant nouvelle, ne devait pas se lever sur l'horizon. Du milieu du fleuve, les rives restaient invisibles. Les falaises se confondaient à une faible hauteur avec ces nuages lourds qui se déplaçaient à peine. Par intervalles, quelques souffles venaient de l'est et semblaient expirer sur cette étroite vallée de l'Angara.
L'obscurité ne pouvait que favoriser dans une grande mesure les projets des fugitifs. En effet, bien que les avant-postes tartares dussent être échelonnés sur les deux rives, le radeau avait de sérieuses chances de passer inaperçu. Il n'était pas vraisemblable, non plus, que les assiégeants eussent barré le fleuve en amont d'Irkoutsk, puisqu'ils savaient que les Russes ne pouvaient attendre aucun secours par le sud de la province. Avant peu, d'ailleurs, la nature aurait elle-même établi ce barrage, en cimentant par le froid les glaçons accumulés entre les deux rives.
A bord du radeau régnait maintenant un absolu silence. Depuis qu'il descendait le cours du fleuve, la voix des pèlerins ne se faisait plus entendre. Ils priaient encore, mais leur prière n'était qu'un murmure qui ne pouvait arriver jusqu'à la rive. Les fugitifs, étendus sur la plate-forme, rompaient à peine par la saillie de leurs corps la ligne horizontale des eaux. Le vieux marinier, couché à l'avant près de ses hommes, s'occupait seulement d'écarter les glaçons, manœuvre qui se faisait sans bruit.
C'était aussi une circonstance favorable, cette dérive des glaçons, si elle ne devait pas opposer plus tard un insurmontable obstacle au passage du radeau. En effet, cet appareil, isolé sur les eaux libres du fleuve, aurait couru le risque d'être aperçu, même à travers l'ombre épaisse, tandis qu'il se confondait alors avec ces masses mouvantes de toutes grandeurs et de toutes formes, et le fracas, produit par le heurt des blocs qui s'entre-choquaient, couvrait aussi tout autre bruit suspect.
Un froid très-aigu se propageait à travers l'atmosphère, les fugitifs en souffrirent cruellement, n'ayant d'autre abri que quelques branches de bouleau. Ils se pressaient les uns contre les autres, afin de mieux supporter l'abaissement de température, qui, pendant cette nuit, devait atteindre dix degrés au-dessous de zéro. Le peu de vent qui arrivait, après avoir effleuré les montagnes de l'est, tapissées de neige, piquait vivement.
Michel Strogoff et Nadia, couchés à l'arrière, supportaient sans se plaindre ce surcroît de souffrance. Alcide Jolivet et Harry Blount, placés près d'eux, résistaient de leur mieux à ces premiers assauts de l'hiver sibérien. Ni les uns ni les autres ne causaient maintenant, même à voix basse. La situation, d'ailleurs, les absorbait tout entiers. A chaque instant, un incident pouvait se produire, un danger, une catastrophe même, dont ils ne se seraient pas tirés indemnes.
Pour un homme qui comptait atteindre bientôt son but, Michel Strogoff semblait être singulièrement calme. D'ailleurs, dans les plus graves conjonctures, son énergie ne l'avait jamais abandonné. Il entrevoyait déjà le moment où il lui serait enfin permis de penser à sa mère, à Nadia, à lui-même! Il ne craignait plus qu'une dernière et mauvaise chance: c'était que le radeau ne fût absolument arrêté par un barrage de glaçons avant d'avoir atteint Irkoutsk, il ne songeait qu'à cela, bien décidé d'ailleurs, s'il le fallait, à tenter quelque suprême coup d'audace.
Nadia, remise par ces quelques heures de repos, avait retrouvé cette énergie physique, que la misère avait pu briser quelquefois, sans avoir jamais ébranlé son énergie morale. Elle songeait aussi qu'au cas où Michel Strogoff ferait un nouvel effort pour atteindre son but, elle devrait être là pour le guider. Mais, en même temps qu'elle s'approchait d'Irkoutsk, l'image de son père se dessinait plus nettement à son esprit. Elle le voyait dans la ville investie, loin de ceux qu'il chérissait, mais—car elle n'en doutait pas—luttant contre les envahisseurs avec tout l'élan de son patriotisme. Avant quelques heures, si le ciel les favorisait enfin, elle serait dans ses bras, lui rapportant les dernières paroles de sa mère, et rien ne les séparerait plus. Si l'exil de Wassili Fédor ne devait pas avoir de terme, sa fille resterait exilée avec lui. Puis, par une pente naturelle, elle revenait à celui auquel elle devrait d'avoir revu son père, à ce généreux compagnon, à ce «frère», qui, les Tartares repoussés, reprendrait le chemin de Moscou, qu'elle ne reverrait plus peut-être!...
Quant à Alcide Jolivet et à Harry Blount, ils n'avaient qu'une seule et même pensée: c'est que la situation était extrêmement dramatique, et que, bien mise en scène, elle fournirait une chronique des plus intéressantes. L'Anglais songeait donc aux lecteurs du Daily-Telegraph, et le Français à ceux de sa cousine Madeleine. Au fond, ils n'étaient pas sans éprouver quelque émotion tous les deux.
«Eh! tant mieux! pensait Alcide Jolivet. Il faut être ému pour émouvoir! Je crois même qu'il y a un vers célèbre à ce sujet, mais, du diable! si je sais...»
Et avec ses yeux si exercés, il cherchait à percer l'ombre épaisse qui enveloppait le fleuve.
Cependant, de grands éclats de lumière rompaient parfois ces ténèbres et découpaient les divers massifs des rives sous un aspect fantastique. C'était quelque forêt en feu, quelque village brûlant encore, sinistre reproduction des tableaux du jour avec le contraste de la nuit en plus. L'Angara s'illuminait alors d'une berge à l'autre. Les glaçons formaient autant de miroirs qui, réverbérant la flamme sous tous les angles et sous toutes les couleurs, se déplaçaient suivant les caprices du courant. Le radeau, confondu au milieu de ces corps flottants, passait, sans être aperçu.
Le danger n'était donc pas encore là.
Mais un péril d'une autre nature menaçait les fugitifs. Celui-là, ils ne pouvaient le prévoir, et, surtout, ils ne pouvaient pas y parer. Ce fut à Alcide Jolivet que le hasard le signala, et voici dans quelle circonstance.
Alcide Jolivet, couché du côté droit du radeau, avait laissé sa main pendre au fil de l'eau. Soudain, il fut surpris de l'impression que lui causa le contact du courant à sa surface. Il semblait être de consistance visqueuse, comme s'il eut été formé d'une huile minérale.
Alcide Jolivet, contrôlant alors le toucher par l'odorat, ne put s'y tromper. C'était bien une couche de naphte liquide, qui surnageait à la partie supérieure du courant de l'Angara et coulait avec lui!
Le radeau flottait-il donc réellement sur cette substance qui est si éminemment combustible? D'où venait ce naphte? Était-ce un phénomène naturel qui l'avait projeté à la surface de l'Angara, ou devait-il servir comme un engin destructeur, mis en œuvre par les Tartares? Ceux-ci voulaient-ils porter l'incendie jusque dans Irkoutsk par des moyens que les droits de la guerre ne justifient jamais entre nations civilisées?
Telles furent les deux questions que se posa Alcide Jolivet, mais de cet incident il crut devoir n'instruire qu'Harry Blount, et tous deux furent d'accord pour ne point alarmer leurs compagnons en leur révélant ce nouveau danger.
On sait que le sol de l'Asie centrale est comme une éponge imprégnée de carbures d'hydrogène liquides. Au port de Bakou, sur la frontière persane, à la presqu'île d'Abchéron, sur la Caspienne, dans l'Asie Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman, les sources d'huiles minérales sourdent par milliers à la surface des terrains. C'est le «pays de l'huile», semblable à celui qui porte maintenant ce nom dans le Nord-Amérique.
Durant certaines fêtes religieuses, principalement au port de Bakou, les indigènes, adorateurs du feu, lancent à la surface de la mer le naphte liquide, qui surnage, grâce à sa densité inférieure à celle de l'eau. Puis, la nuit venue, lorsqu'une couche d'huile minérale s'est ainsi répandue sur la Caspienne, ils l'enflamment et se donnent l'incomparable spectacle d'un océan de feu qui ondule et déferle sous la brise.
Mais ce qui n'est qu'une réjouissance à Bakou eût été un désastre sur les eaux de l'Angara. Que le feu fut mis par malveillance ou imprudence, en un clin d'œil l'inflammation se fût propagée jusqu'au delà d'Irkoutsk.
En tout cas, sur le radeau, aucune imprudence n'était à craindre; mais tout était à redouter de ces incendies allumés sur les deux rives de l'Angara, car il suffisait d'un brandon ou d'une étincelle, tombant dans le fleuve, pour allumer ce courant de naphte.
Ce que furent les appréhensions d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, on le comprend mieux qu'on ne peut le peindre. N'aurait-il pas été préférable, en présence de ce nouveau péril, d'accoster l'une des rives, d'y débarquer, d'attendre? Ils se le demandèrent.
«En tout cas, dit Alcide Jolivet, quel que soit le danger, je sais quelqu'un qui ne débarquerait pas!»
Et il faisait allusion à Michel Strogoff
Cependant, le radeau dérivait rapidement au milieu des glaçons, dont les rangs se pressaient de plus en plus.
Jusqu'alors, aucun détachement tartare n'avait été signalé sur les berges de l'Angara, ce qui indiquait que le radeau n'était pas encore arrivé à la hauteur de leurs avant-postes. Cependant, vers dix heures du soir, Harry Blount crut voir de nombreux corps noirs qui se mouvaient à la surface des glaçons. Ces ombres, sautant de l'un à l'autre, se rapprochaient rapidement.
«Des Tartares!» pensa-t-il.
Et se glissant près du vieux marinier qui se tenait à l'avant, il lui montra ce mouvement suspect.
Le vieux marinier regarda attentivement.
«Ce ne sont que des loups, dit-il. J'aime mieux ça que des Tartares. Mais il faut se défendre, et sans bruit!»
En effet, les fugitifs eurent à lutter contre ces féroces carnassiers, que la faim et le froid jetaient à travers la province. Les loups avaient senti le radeau, et bientôt ils l'attaquèrent. De là, nécessité pour les fugitifs d'engager la lutte, mais sans se servir d'armes à feu, car ils ne pouvaient être éloignés des postes tartares. Les femmes et les enfants se groupèrent au centre du radeau, et les hommes, les uns armés de perches, les autres de leur couteau, la plupart de bâtons, se mirent en mesure de repousser les assaillants. Ils ne faisaient pas entendre un cri, mais les hurlements des loups déchiraient l'air.
Michel Strogoff n'avait pas voulu rester inactif. Il s'était étendu sur le côté du radeau attaqué par la bande des carnassiers. Il avait tiré son couteau, et, chaque fois qu'un loup passait à sa portée, sa main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blount et Alcide Jolivet ne chômèrent pas non plus, et ils firent une rude besogne. Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout ce massacre s'accomplissait en silence, bien que plusieurs des fugitifs n'eussent pu éviter de graves morsures.
Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sitôt. La bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que la rive droite de l'Angara en fût infestée.
«Ça ne finira donc jamais!» disait Alcide Jolivet, en manœuvrant son poignard, rouge de sang.
Et, de fait, une demi-heure après le commencement de l'attaque, les loups couraient encore par centaines à travers les glaçons.
Les fugitifs, épuisés, faiblissaient visiblement alors. Le combat tournait à leur désavantage. En ce moment, un groupe de dix loups de haute taille, rendus féroces par la colère et la faim, les yeux brillant dans l'ombre comme des braises, envahirent la plate-forme du radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jetèrent au milieu de ces redoutables animaux, et Michel Strogoff rampait vers eux, lorsqu'un changement de front se produisit soudain.
En quelques secondes, les loups eurent abandonné non-seulement le radeau, mais aussi les glaçons épars sur le fleuve. Tous ces corps noirs se dispersèrent, et il fut bientôt constant qu'ils avaient en toute hâte regagné la rive droite du fleuve.
C'est qu'il fallait à ces loups les ténèbres pour agir, et qu'alors une intense clarté éclairait tout le cours de l'Angara.
C'était la lueur d'un immense incendie. La bourgade de Poshkavsk brûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là, accomplissant leur œuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deux rives jusqu'au delà d'Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc à la zone dangereuse de leur traversée, et ils se trouvaient encore à trente verstes de la capitale.
Il était onze heures et demie du soir. Le radeau continuait à glisser dans l'ombre au milieu des glaçons, avec lesquels il se confondait absolument; mais de grandes plaques de lumière s'allongeaient parfois jusqu'à lui. Aussi, les fugitifs, étendus sur la plate-forme, ne se permettaient-ils pas un mouvement qui pût les trahir.
La conflagration de la bourgade s'opérait avec une violence extraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient comme des résines. Elles étaient là cent cinquante qui brûlaient à la fois. Aux crépitements de l'incendie se mêlaient les hurlements des Tartares. Le vieux marinier, en prenant un point d'appui sur les glaçons voisins du radeau, était parvenu à le repousser vers la rive droite, et une distance de trois à quatre cents pieds le séparait alors des berges flamboyantes de Poshkavsk.
Néanmoins, les fugitifs, éclairés par instants, auraient été certainement aperçus, si les incendiaires n'eussent été trop occupés à la destruction de la bourgade. Mais on comprendra quelles devaient être alors les appréhensions d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, en songeant à ce liquide combustible sur lequel le radeau flottait.
En effet, des gerbes d'étincelles s'échappaient des maisons qui formaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes de fumée, ces étincelles montaient dans l'air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Sur la rive droite, exposée de face à cette conflagration, les arbres et les falaises apparaissaient comme enflammés. Or, il suffisait d'une étincelle, tombant à la surface de l'Angara, pour que l'incendie se propageât au fil des eaux et portât le désastre d'une rive à l'autre. C'était, à bref délai, la destruction du radeau et de tous ceux qu'il entraînait.
Mais, heureusement, les faibles brises de la nuit ne soufflaient pas de ce côté. Elles continuaient à venir de l'est et rabattaient les flammes vers la gauche. Il était donc possible que les fugitifs échappassent à ce nouveau danger.
Et, en effet, la bourgade en flammes fut enfin dépassée. Peu à peu, l'éclat de l'incendie s'affaiblit, ses crépitements diminuèrent, et les dernières lueurs disparurent au delà des hautes falaises, qui se dressaient à un coude brusque de l'Angara.
Il était environ minuit. L'ombre, redevenue épaisse, protégeait de nouveau le radeau. Les Tartares étaient toujours là, qui allaient et venaient sur les deux rives. On ne les voyait pas, mais on les entendait. Les feux des postes avancés brillaient extraordinairement.
Cependant, il devenait nécessaire de manœuvrer avec plus de précision au milieu des glaçons qui se resserraient.
Le vieux marinier se releva, et les moujiks reprirent leurs gaffes. Tous avaient fort à faire, et la conduite du radeau devenait de plus en plus difficile, car le lit du fleuve s'obstruait visiblement.
Michel Strogoff s'était glissé jusqu'à l'avant.
Alcide Jolivet l'avait suivi.
Tous deux écoutaient ce que disaient le vieux marinier et ses hommes.
«Veille sur la droite!
—Voilà les glaçons qui se prennent à gauche!
—Défends! défends avec ta gaffe!
—Avant une heure, nous serons arrêtés!...
—Si Dieu le veut! répondit le vieux marinier. Contre sa volonté, il n'y a rien à faire.
—Vous les entendez, dit Alcide Jolivet.
—Oui, répondit Michel Strogoff, mais Dieu est avec nous!»
Cependant, la situation s'aggravait de plus en plus. Si la dérive du radeau venait à être suspendue, non-seulement les fugitifs n'arriveraient pas à Irkoutsk, mais ils seraient obligés d'abandonner leur appareil flottant, qui, écrasé par les glaçons, ne tarderait pas à manquer sous eux. Les cordes d'osier se briseraient alors, les troncs de sapins, séparés violemment, s'engageraient sous la croûte durcie, et les malheureux n'auraient plus d'autre refuge que les glaçons eux-mêmes. Or, le jour venu, ils seraient aperçus des Tartares et massacrés sans pitié!
Michel Strogoff revint à l'arrière, là où Nadia l'attendait. Il s'approcha de la jeune fille, il lui prit la main et lui posa cette invariable question: «Nadia, es-tu prête?» à laquelle elle répondit comme toujours:
«Je suis prête!»
Pendant quelques verstes encore, le radeau continua de dériver au milieu des glaces flottantes. Si l'Angara se resserrait, il se formerait un barrage, et, conséquemment, il y aurait impossibilité de suivre le courant. Déjà la dérive se faisait beaucoup plus lentement. A chaque instant, c'étaient des chocs ou des détours. Ici, un abordage à éviter, là, une passe à prendre. Enfin, retards très-inquiétants.
En effet, il n'y avait plus que quelques heures de nuit. Si les fugitifs n'atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin, ils devaient perdre tout espoir d'y entrer jamais.
Or, à une heure et demie, malgré tous les efforts qui furent tentés, la radeau vint buter contre un épais barrage et s'arrêta définitivement. Les glaçons, qui dérivaient en amont, se jetèrent sur lui, le pressèrent contre l'obstacle et l'immobilisèrent, comme s'il eût été échoué sur un récif.
En cet endroit, l'Angara se resserrait, et son lit était réduit à la moitié de sa largeur normale. De là, accumulation des glaces, qui s'étaient peu à peu soudées les unes aux autres sous la double influence de la pression, qui était considérable, et du froid, dont l'intensité redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuve s'élargissait de nouveau, et les glaçons, se détachant peu à peu du bord inférieur de ce champ, continuaient à dériver vers Irkoutsk. Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se fût pas formé, et que le radeau aurait pu continuer à descendre le courant. Mais le malheur était irréparable, et les fugitifs devaient renoncer à tout espoir d'atteindre leur but.
S'ils avaient eu à leur disposition les outils qu'emploient ordinairement les baleiniers pour s'ouvrir des canaux à travers les ice-fields, s'ils avaient pu couper ce champ jusqu'à l'endroit où s'élargissait la rivière, peut-être le temps ne leur eût-il pas manqué? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui permît d'entamer cette croûte, que l'extrême froid rendait dure comme du granit.
Quel parti prendre?
En ce moment, des coups de fusil éclatèrent sur la rive droite de l'Angara. Une pluie de balles fut dirigée sur le radeau. Les malheureux avaient-ils donc été aperçus. Évidemment, car d'autres détonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, pris entre deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares. Quelques-uns furent blessés par ces balles, bien que, au milieu de cette obscurité, elles n'arrivassent qu'au hasard.
«Viens, Nadia,» murmura Michel Strogoff à l'oreille de la jeune fille.
Sans faire une seule observation, «prête à tout», Nadia prit la main de Michel Strogoff.
«Il s'agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas. Guide-moi, mais que personne ne nous voie quitter le radeau!»
Nadia obéit. Michel Strogoff et elle se glissèrent rapidement à la surface du champ, au milieu de cette profonde obscurité que déchiraient ça et là les coups de feu.
Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaient autour d'eux comme une grêle violente et crépitaient sur les glaces. La surface du champ, raboteuse et sillonnée d'arêtes vives, leur mit les mains en sang, mais ils avançaient toujours.
Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage était atteint. Là, les eaux de l'Angara redevenaient libres. Quelques glaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la ville.
Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit un de ces glaçons qui ne tenait plus que par une étroite langue.
«Viens,» dit Nadia.
Et tous deux se couchèrent sur ce morceau de glace, qu'un léger balancement dégagea du barrage.
Le glaçon commença à dériver. Le lit du fleuve s'élargissant, la route était libre.
Michel Strogoff et Nadia écoutaient les coups de feu, les cris de détresse, les hurlements de Tartares qui se faisaient entendre en amont... Puis, peu à peu, ces bruits de profonde angoisse et de joie féroce s'éteignirent dans l'éloignement.
«Pauvres compagnons!» murmura Nadia.
Pendant une demi-heure, le courant entraîna rapidement le glaçon qui portait Michel Strogoff et Nadia. A tout moment, ils pouvaient craindre qu'il ne s'effondrât sous eux. Pris dans le fil des eaux, il suivait le milieu du fleuve, et il ne serait nécessaire de lui imprimer une direction oblique que lorsqu'il s'agirait d'accoster les quais d'Irkoutsk.
Michel Strogoff, les dents serrées, l'oreille au guet, ne prononçait pas une seule parole. Jamais il n'avait été si près du but. Il sentait qu'il allait l'atteindre!...
Vers deux heures du matin, une double rangée de lumières étoila le sombre horizon dans lequel se confondaient les deux rives de l'Angara.
A droite, c'étaient les lueurs jetées par Irkoutsk. A gauche, les feux du camp tartare.
Michel Strogoff n'était plus qu'à une demi-verste de la ville.
«Enfin!» murmura-t-il.
Mais, soudain, Nadia poussa un cri.
A ce cri, Michel Strogoff se redressa sur le glaçon, qui vacillait. Sa main se tendit vers le haut de l'Angara. Sa figure, tout éclairée de reflets bleuâtres, devint effrayante à voir, et alors, comme si ses yeux se fussent rouverts à la lumière:
«Ah! s'écria-t-il, Dieu lui-même est donc contre nous!»
CHAPITRE XII
IRKOUTSK.
Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale, est une ville peuplée, en temps ordinaire, de trente mille habitants. Une berge assez élevée, qui se dresse sur la rive droite de l'Angara, sert d'assise à ses églises, que domine une haute cathédrale, et à ses maisons, disposées dans un pittoresque désordre.
Vue d'une certaine distance, du haut de la montagne qui se dresse à une vingtaine de verstes sur la grande route sibérienne, avec ses coupoles, ses clochetons, ses flèches élancées comme des minarets, ses dômes ventrus comme des potiches japonaises, elle prend un aspect quelque peu oriental. Mais cette physionomie disparaît aux yeux du voyageur, dès qu'il y a fait son entrée. La ville, moitié byzantine, moitié chinoise, redevient européenne par ses rues macadamisées, bordées de trottoirs, traversées de canaux, plantées de bouleaux gigantesques, par ses maisons de briques et de bois, dont quelques-unes ont plusieurs étages, par les équipages nombreux qui la sillonnent, non-seulement tarentass et télègues, mais coupés et calèches, enfin par toute une catégorie d'habitants très-avancés dans les progrès de la civilisation et auxquels les modes les plus nouvelles de Paris ne sont point étrangères.
A cette époque, Irkoutsk, refuge de Sibériens de la province, était encombrée. Les ressources en toutes choses y abondaient. Irkoutsk, c'est l'entrepôt de ces innombrables marchandises qui s'échangent entre la Chine, l'Asie centrale et l'Europe. On n'avait donc pas craint d'y attirer les paysans de la vallée d'Angara, des Mongols-Khalkas, des Toungouzes, des Bourets, et de laisser s'étendre le désert entre les envahisseurs et la ville.
Irkoutsk est la résidence du gouverneur général de la Sibérie orientale. Au-dessous de lui fonctionnent un gouverneur civil, aux mains duquel se concentre l'administration de la province, un maître de police, fort occupé dans une ville où les exilés abondent, et enfin un maire, chef des marchands, personnage considérable par son immense fortune et pour l'influence qu'il exerce sur ses administrés.
La garnison d'Irkoutsk se composait alors d'un régiment de Cosaques à pied, qui comptait environ deux mille hommes, et d'un corps de gendarmes sédentaires, portant le casque et l'uniforme bleu galonné d'argent.
En outre, on le sait, et par suite de circonstances particulières, le frère du czar était enfermé dans la ville depuis le début de l'invasion.
Cette situation veut être précisée.
C'était un voyage d'une importance politique qui avait conduit le grand-duc dans ces lointaines provinces de l'Asie orientale.
Le grand-duc, après avoir parcouru les principales cités sibériennes, voyageant en militaire plutôt qu'en prince, sans aucun apparat, accompagné de ses officiers, escorté d'un détachement de Cosaques, s'était transporté jusqu'aux contrées transbaïkaliennes. Nikolaevsk, la dernière ville russe qui soit située au littoral de la mer d'Okhotsk, avait été honorée de sa visite.
Arrivé aux confins de l'immense empire moscovite, le grand-duc revenait vers Irkoutsk, où il comptait reprendre la route de l'Europe, quand lui arrivèrent les nouvelles de cette invasion aussi menaçante que subite. Il se hâta de rentrer dans la capitale, mais, lorsqu'il y arriva, les communications avec la Russie allaient être interrompues. Il reçut encore quelques télégrammes de Pétersbourg et de Moscou, il put même y répondre. Puis, le fil fut coupé dans les circonstances que l'on connaît.
Irkoutsk était isolée du reste du monde.
Le grand-duc n'avait plus qu'à organiser la résistance, et c'est ce qu'il fit avec cette fermeté et ce sang-froid dont il a donné, en d'autres circonstances, d'incontestables preuves.
Les nouvelles de la prise d'Ichim, d'Omsk, de Tomsk parvinrent successivement à Irkoutsk. Il fallait donc à tout prix sauver de l'occupation cette capitale de la Sibérie. On ne devait pas compter sur des secours prochains. Le peu de troupes disséminées dans les provinces de l'Amour et dans le gouvernement d'Irkoutsk ne pouvaient arriver en assez grand nombre pour arrêter les colonnes tartares. Or, puisqu'Irkoutsk était dans l'impossibilité d'échapper à l'investissement, ce qui importait avant tout, c'était de mettre la ville en état de soutenir un siège de quelque durée.
Ces travaux furent commencés le jour où Tomsk tombait entre les mains des Tartares. En même temps que cette dernière nouvelle, le grand-duc apprenait que l'émir de Boukhara et les khans alliés dirigeaient en personne le mouvement, mais ce qu'il ignorait, c'était que le lieutenant de ces chefs barbares fût Ivan Ogareff, un officier russe qu'il avait lui-même cassé de ses grades et qu'il ne connaissait pas.
Tout d'abord, ainsi qu'on l'a vu, les habitants de la province d'Irkoutsk furent mis en demeure d'abandonner villes et bourgades. Ceux qui ne se réfugièrent pas dans la capitale durent se reporter en arrière, au delà du lac Baïkal, là où très-probablement l'invasion n'étendrait pas ses ravages. Les récoltes en blé et en fourrages furent réquisitionnées pour la ville, et ce dernier rempart de la puissance moscovite dans l'extrême Orient fut mis à même de résister pendant quelque temps.
Irkoutsk, fondée en 1611, est située au confluent de l'Irkout et de l'Angara, sur la rive droite de ce fleuve. Deux ponts en bois, bâtis sur pilotis, disposés de manière à s'ouvrir dans toute la largeur du chenal pour les besoins de la navigation, réunissent la ville à ses faubourgs qui s'étendent sur la rive gauche. De ce côté, la défense était facile. Les faubourgs furent abandonnés, les ponts détruits. Le passage de l'Angara, fort large en cet endroit, n'eût pas été possible sous le feu des assiégés.
Mais le fleuve pouvait être franchi en amont et en aval de la ville, et, par conséquent, Irkoutsk risquait d'être attaquée par sa partie est, qu'aucun mur d'enceinte ne protégeait.
C'est donc à des travaux de fortification que les bras furent occupés tout d'abord. On travailla jour et nuit. Le grand-duc trouva une population zélée à la besogne, que, plus tard, il devait retrouver courageuse à la défense. Soldats, marchands, exilés, paysans, tous se dévouèrent au salut commun. Huit jours avant que les Tartares parussent sur l'Angara, des murailles en terre avaient été élevées. Un fossé, inondé par les eaux de l'Angara, était creusé entre l'escarpe et la contre-escarpe. La ville ne pouvait plus être enlevée par un coup de main. Il fallait l'investir et l'assiéger.
La troisième colonne tartare—celle qui venait de remonter la vallée de l'Yeniseï—parut le 24 septembre en vue d'Irkoutsk. Elle occupa immédiatement les faubourgs abandonnés, dont les maisons mêmes avaient été détruites, afin de ne point gêner l'action de l'artillerie du grand-duc, malheureusement insuffisante.
Les Tartares s'organisèrent donc en attendant l'arrivée des deux autres colonnes, commandées par l'émir et ses alliés.
La jonction de ces divers corps s'opéra le 25 septembre, au camp de l'Angara, et toute l'armée, sauf les garnisons laissées dans les principales villes conquises, fut concentrée sous la main de Féofar-Khan.
Le passage de l'Angara ayant été regardé par Ivan Ogareff comme impraticable devant Irkoutsk, une forte partie des troupes traversa le fleuve, à quelques verstes en aval, sur des ponts de bateaux qui furent établis à cet effet. Le grand-duc ne tenta pas de s'opposer à ce passage. Il n'eût pu que le gêner, non l'empêcher, n'ayant point d'artillerie de campagne à sa disposition, et c'est avec raison qu'il resta renfermé dans Irkoutsk.
Les Tartares occupèrent donc la rive droite du fleuve; puis, ils remontèrent vers la ville, ils brûlèrent en passant la maison d'été du gouverneur général, située dans les bois qui dominent de haut le cours de l'Angara, et ils vinrent définitivement prendre position pour le siège, après avoir entièrement investi Irkoutsk.
Ivan Ogareff, ingénieur habile, était très-certainement en état de diriger les opérations d'un siège régulier; mais les moyens matériels lui manquaient pour opérer rapidement. Aussi, avait-il espéré surprendre Irkoutsk, le but de tous ses efforts.
On voit que les choses avaient tourné autrement qu'il ne comptait. D'une part, marche de l'armée tartare retardée par la bataille de Tomsk; de l'autre, rapidité imprimée par le grand-duc aux travaux de défense: ces deux raisons avaient suffi à faire échouer ses projets. Il se trouva donc dans la nécessité de faire un siège en règle.
Cependant, sous son inspiration, l'émir essaya deux fois d'enlever la ville au prix d'un grand sacrifice d'hommes. Il jeta ses soldats sur les fortifications en terre qui présentaient quelques points faibles; mais ces deux assauts furent repoussés avec le plus grand courage. Le grand-duc et ses officiers ne se ménagèrent pas en cette occasion. Ils donnèrent de leur personne; ils entraînèrent la population civile aux remparts. Bourgeois et moujiks firent remarquablement leur devoir. Au second assaut, les Tartares étaient parvenus à forcer une des portes de l'enceinte. Un combat eut lieu en tête de cette grande rue de Bolchaïa, longue de deux verstes, qui vient aboutir aux rives de l'Angara. Mais les Cosaques, les gendarmes, les citoyens, leur opposèrent une vive résistance, et les Tartares durent rentrer dans leurs positions.
Ivan Ogareff pensa alors à demander à la trahison ce que la force ne pouvait lui donner. On sait que son projet était de pénétrer dans la ville, d'arriver jusqu'au grand-duc, de capter sa confiance, et, le moment venu, de livrer une des portes aux assiégeants; puis, cela fait, d'assouvir sa vengeance sur le frère du czar.
La tsigane Sangarre, qui l'avait accompagné au camp de l'Angara, le poussa à mettre ce projet à exécution.
En effet, il convenait d'agir sans retard. Les troupes russes du gouvernement d'Irkoutsk marchaient sur Irkoutsk. Elles s'étaient concentrées sur le cours supérieur de la Lena, dont elles remontaient la vallée. Avant six jours, elles devaient être arrivées. Il fallait donc qu'avant six jours Irkoutsk fût livrée par trahison.
Ivan Ogareff n'hésita plus.
Un soir, le 2 octobre, un conseil de guerre fut tenu dans le grand salon du palais du gouverneur général. C'est là que résidait le grand-duc.
Ce palais, élevé à l'extrémité de la rue de Bolchaïa, dominait le cours du fleuve sur un long parcours. A travers les fenêtres de sa principale façade, on apercevait le camp tartare, et une artillerie assiégeante de plus grande portée que celle des Tartares l'eût rendu inhabitable.
Le grand-duc, le général Voranzoff et le gouverneur de la ville, le chef des marchands, auxquels s'étaient réunis un certain nombre d'officiers supérieurs, venaient d'arrêter diverses résolutions.
«Messieurs, dit le grand-duc, vous connaissez exactement notre situation. J'ai le ferme espoir que nous pourrons tenir jusqu'à l'arrivée des troupes d'Irkoutsk. Nous saurons bien alors chasser ces hordes barbares, et il ne dépendra pas de moi qu'ils ne payent chèrement cet envahissement du territoire moscovite.
—Votre Altesse sait qu'elle peut compter sur toute la population d'Irkoutsk, répondit le général Voranzoff.
—Oui, général, répondit le grand-duc, et je rends hommage à son patriotisme. Grâce à Dieu, elle n'a pas encore été soumise aux horreurs de l'épidémie ou de la famine, et j'ai lieu de croire qu'elle y échappera, mais aux remparts, je n'ai pu qu'admirer son courage. Vous entendez mes paroles, monsieur le chef des marchands, et je vous prierai de les rapporter telles.
—Je remercie Votre Altesse au nom de la ville, répondit le chef des marchands. Oserai-je lui demander quel délai extrême elle assigne à l'arrivée de l'armée de secours?
—Six jours au plus, monsieur, répondit le grand-duc. Un émissaire adroit et courageux a pu pénétrer ce matin dans la ville, et il m'a appris que cinquante mille Russes s'avançaient à marche forcée sous les ordres du général Kisselef. Ils étaient, il y a deux jours, sur les rives de la Lena, à Kirensk, et, maintenant, ni le froid ni les neiges ne les empêcheront d'arriver. Cinquante mille hommes de bonnes troupes, prenant en flanc les Tartares, auront bientôt fait de nous dégager.
—J'ajouterai, dit le chef des marchands, que le jour où Votre Altesse ordonnera une sortie, nous serons prêts à exécuter ses ordres.
—Bien, monsieur, répondit le grand-duc. Attendons que nos têtes de colonnes aient paru sur les hauteurs, et nous écraserons les envahisseurs.»
Puis, se retournant vers le général Voranzoff:
«Nous visiterons demain, dit-il, les travaux de la rive droite. L'Angara charrie des glaçons, il ne tardera pas à se prendre, et, dans ce cas, les Tartares pourraient peut-être le passer.
—Que Votre Altesse me permette de lui faire une observation, dit le chef des marchands.
—Faites, monsieur.
—J'ai vu la température tomber plus d'une fois à trente et quarante degrés au-dessous de zéro, et l'Angara a toujours charrié sans se congeler entièrement. Cela tient sans doute à la rapidité de son cours. Si donc les Tartares n'ont d'autre moyen de franchir le fleuve, je puis garantir à Votre Altesse qu'ils n'entreront pas ainsi dans Irkoutsk.»
Le gouverneur général confirma l'assertion du chef des marchands.
«C'est une circonstance heureuse, répondit le grand-duc. Néanmoins, nous nous tiendrons prêts à tout événement.»
Se retournant alors vers le maître de police:
«Vous n'avez rien à me dire, monsieur? lui demanda-t-il.
—J'ai à faire connaître à Votre Altesse, répondit le maître de police, une supplique qui lui est adressée par mon intermédiaire.
—Adressée par....?
—Par les exilés de Sibérie, qui, Votre Altesse le sait, sont au nombre de cinq cents dans la ville.»
Les exilés politiques, repartis dans toute la province, avaient été en effet concentrés à Irkoutsk depuis le début de l'invasion. Ils avaient obéi à l'ordre de rallier la ville et d'abandonner les bourgades où ils exerçaient des professions diverses, ceux-ci médecins, ceux-là professeurs, soit au Gymnase, soit à l'École japonaise, soit à l'École de navigation. Dès le début, le grand-duc, se fiant, comme le czar, à leur patriotisme, les avait armés, et il avait trouvé en eux de braves défenseurs.
«Que demandent les exilés? dit le grand-duc.
—Ils demandent à Votre Altesse, répondit le maître de police, l'autorisation de former un corps spécial et d'être placés en tête à la première sortie.
—Oui, répondit le grand duc avec une émotion qu'il ne chercha point à cacher, ces exilés sont des Russes, et c'est bien leur droit de se battre pour leur pays!
—Je crois pouvoir affirmer à Votre Altesse, dit le gouverneur général, qu'elle n'aura pas de meilleurs soldats.
—Mais il leur faut un chef, répondit le grand-duc. Quel sera-t-il?
—Ils voudraient faire agréer à Votre Altesse, dit le maître de police, l'un d'eux qui s'est distingué en plusieurs occasions.
—C'est un Russe?
—Oui, un Russe des provinces baltiques.
—Il se nomme....?
—Wassili Fédor.»
Cet exilé était le père de Nadia.
Wassili Fédor, on le sait, exerçait à Irkoutsk la profession de médecin. C'était un homme instruit et charitable, et aussi un homme du plus grand courage et du plus sincère patriotisme. Tout le temps qu'il ne consacrait pas aux malades, il l'employait à organiser le résistance. C'est lui qui avait réuni ses compagnons d'exil dans une action commune. Les exilés, jusqu'alors mêlés aux rangs de la population, s'étaient comportés de manière à fixer l'attention du grand-duc. Dans plusieurs sorties, ils avaient payé de leur sang leur dette à la sainte Russie,—sainte, en vérité, et adorée de ses enfants! Wassili Fédor s'était conduit héroïquement. Son nom avait été cité à plusieurs reprises, mais il n'avait jamais demandé ni grâces ni faveurs, et lorsque les exilés d'Irkoutsk eurent la pensée de former un corps spécial, il ignorait même qu'ils eussent l'intention de le choisir pour leur chef.
Lorsque le maître de police eut prononcé ce nom devant le grand-duc, celui-ci répondit qu'il ne lui était pas inconnu.
«En effet, répondit le général Voranzoff, Wassili Fédor est un homme de valeur et de courage. Son influence sur ses compagnons a toujours été très-grande.
—Depuis quand est-il à Irkoutsk? demanda le grand-duc.
—Depuis deux ans.
—Et sa conduite....?
—Sa conduite, répondit le maître de police, est celle d'un homme soumis aux lois spéciales qui le régissent.
—Général, répondit le grand-duc, général, veuillez me le présenter immédiatement.»
Les ordres du grand-duc furent exécutés, et une demi-heure ne s'était pas écoulée, que Wassili Fédor était introduit en sa présence.
C'était un homme ayant quarante ans au plus, grand, la physionomie sévère et triste. On sentait que toute sa vie se résumait dans ce mot: la lutte, et qu'il avait lutté et souffert. Ses traits rappelaient remarquablement ceux de sa fille Nadia Fédor.
Plus que tout autre, l'invasion tartare l'avait frappé dans sa plus chère affection et ruiné la suprême espérance de ce père, exilé à huit mille verstes de sa ville natale. Une lettre lui avait appris la mort de sa femme, et, en même temps, le départ de sa fille, qui avait obtenu du gouvernement l'autorisation de le rejoindre à Irkoutsk.
Nadia avait dû quitter Riga le 10 juillet. L'invasion était du 15 juillet. Si, à cette époque, Nadia avait passé la frontière, qu'était-elle devenue au milieu des envahisseurs? On conçoit que ce malheureux père fût dévoré d'inquiétudes, puisque, depuis cette époque, il était sans aucune nouvelle de sa fille.
Wassili Fédor, en présence du grand duc, s'inclina et attendit d'être interrogé.
«Wassili Fédor, lui dit le grand-duc, tes compagnons d'exil ont demandé à former un corps d'élite. Ils n'ignorent pas que, dans ces corps, il faut savoir se faire tuer jusqu'au dernier?
—Ils ne l'ignorent pas, répondit Wassili Fédor.
—Ils te veulent pour chef.
—Moi, Altesse?
—Consens-tu à te mettre à leur tête?
—Oui, si le bien de la Russie l'exige.
—Commandant Fédor, dit le grand-duc, tu n'es plus exilé.
—Merci, Altesse, mais puis-je commander à ceux qui le sont encore?
—Ils ne le sont plus!»
C'était la grâce de tous ses compagnons d'exil, maintenant ses compagnons d'armes, que lui accordait le frère du czar!
Wassili Fédor serra avec émotion la main que lui tendit le grand-duc, et il sortit.
Celui-ci, se retournant alors vers ses officiers:
«Le czar ne refusera pas d'accepter la lettre de grâce que je tire sur lui! dit-il en souriant. Il nous faut des héros pour défendre la capitale de la Sibérie, et je viens d'en faire.»
C'était, en effet, un acte de bonne justice et de bonne politique que cette grâce si généreusement accordée aux exilés d'Irkoutsk.
La nuit était arrivée alors. A travers les fenêtres du palais brillaient les feux du camp tartare, qui étincelaient au delà de l'Angara. Le fleuve charriait de nombreux glaçons, dont quelques-uns s'arrêtaient aux premiers pilotis des anciens ponts de bois. Ceux que le courant maintenait dans le chenal dérivaient avec une extrême rapidité. Il était évident, ainsi que l'avait fait observer le chef des marchands, que l'Angara ne pouvait que très-difficilement se congeler sur toute sa surface. Donc, le danger d'être assailli de ce côté n'était pas pour préoccuper les défenseurs d'Irkoutsk.
Dix heures du soir venaient de sonner. Le grand-duc allait congédier ses officiels et se retirer dans ses appartements, quand un certain tumulte se produisit en dehors du palais.
Presque aussitôt, la porte du salon s'ouvrit, un aide de camp parut, et, s'avançant vers le grand-duc:
«Altesse, dit-il, un courrier du czar!»
CHAPITRE XIII
UN COURRIER DU CZAR.
Un mouvement simultané porta tous les membres du conseil vers la porte entr'ouverte. Un courrier du czar, arriva à Irkoutsk! Si ces officiers eussent un instant réfléchi à l'improbabilité de ce fait, ils l'auraient certainement tenu pour impossible.
Le grand-duc avait vivement marché vers son aide de camp.
«Ce courrier!» dit-il.
Un homme entra. Il avait l'air épuisé de fatigue. Il portait un costume de paysan sibérien, usé, déchiré même, et sur lequel on voyait quelques trous de balle. Un bonnet moscovite lui couvrait la tête. Une balafre, mal cicatrisée, lui coupait la figure. Cet homme avait évidemment suivi une longue et pénible route. Ses chaussures, en mauvais état, prouvaient même qu'il avait dû faire à pied une partie de son voyage.
«Son Altesse le grand-duc?» s'écria-t-il en entrant.
Le grand-duc alla à lui:
«Tu es courrier du czar? demanda-t-il.
—Oui, Altesse.
—Tu viens....?
—De Moscou.
—Tu as quitté Moscou....?
—Le 15 juillet.
—Tu te nommes....?
—Michel Strogoff.»
C'était Ivan Ogareff. Il avait pris le nom et la qualité de celui qu'il croyait réduit à l'impuissance. Ni le grand-duc, ni personne ne le connaissait à Irkoutsk, et il n'avait pas même eu besoin de déguiser ses traits. Comme il était en mesure de prouver sa prétendue identité, nul ne pourrait douter de lui. Il venait donc, soutenu par une volonté de fer, précipiter par la trahison et par l'assassinat le dénouement du drame de l'invasion.
Après la réponse d'Ivan Ogareff, le grand-duc fit un signe, et tous ses officiers se retirèrent.
Le faux Michel Strogoff et lui restèrent seuls dans le salon.
Le grand-duc regarda Ivan Ogareff pendant quelques instants, et avec une extrême attention. Puis:
«Tu étais, le 15 juillet, à Moscou? lui demanda-t-il.
—Oui, Altesse, et, dans la nuit du 14 au 15, j'ai vu Sa Majesté le czar au Palais Neuf.
—Tu as une lettre du czar?
—La voici.»
Et Ivan Ogareff remit au grand-duc la lettre impériale, réduite à des dimensions presque microscopiques.
«Cette lettre t'a été donnée dans cet état? demanda le grand-duc.
—Non, Altesse, mais j'ai dû en déchirer l'enveloppe, afin de mieux la dérober aux soldats de l'émir.
—As-tu donc été prisonnier des Tartares?
—Oui, Altesse, pendant quelques jours, répondit Ivan Ogareff. De là vient que, parti le 15 juillet de Moscou, comme l'indique la date de cette lettre, je ne suis arrivé à Irkoutsk que le 2 octobre, après soixante-dix-neuf jours de voyage.»
Le grand-duc prit la lettre. Il la déplia et reconnut la signature du czar, précédée de la formule sacramentelle, écrite de sa main. Donc, nul doute possible sur l'authenticité de cette lettre, ni même sur l'identité du courrier. Si sa physionomie farouche avait d'abord inspiré une méfiance dont le grand-duc ne laissa rien voir, cette méfiance disparut tout à fait.
Le grand-duc resta quelques instants sans parler. Il lisait lentement la lettre, afin de bien en pénétrer le sens.
Reprenant ensuite la parole:
«Michel Strogoff, tu connais le contenu de cette lettre? demanda-t-il.
—Oui, Altesse. Je pouvais être forcé de la détruire pour qu'elle ne tombât pas entre les mains des Tartares, et, le cas échéant, je voulais en rapporter exactement le texte à Votre Altesse.
—Tu sais que cette lettre nous enjoint de mourir à Irkoutsk plutôt que de rendre la ville?
—Je le sais.
—Tu sais aussi qu'elle indique les mouvements des troupes qui ont été combinés pour arrêter l'invasion?
—Oui, Altesse, mais ces mouvements n'ont pas réussi.
—Que veux-tu dire?
—Je veux dire qu'Ichim, Omsk, Tomsk, pour ne parler que des villes importantes des deux Sibéries, ont été successivement occupées par les soldats de Féofar-Khan.
—Mais y a-t-il eu combat? Nos Cosaques se sont-ils rencontrés avec les Tartares?
—Plusieurs fois, Altesse.
—Et ils ont été repoussés?
—Ils n'étaient pas en forces suffisantes.
—Où ont eu lieu les rencontres dont tu parles?
—A Kolyvan, à Tomsk....»
Jusqu'ici, Ivan Ogareff n'avait dit que la vérité; mais, dans le but d'ébranler les défenseurs d'Irkoutsk en exagérant les avantages obtenus par les troupes de l'émir, il ajouta:
«Et une troisième fois en avant de Krasnoiarsk.
—Et ce dernier engagement?.... demanda le grand-duc, dont les lèvres serrées laissaient à peine passer les paroles.
—Ce fut plus qu'un engagement, Altesse, répondit Ivan Ogareff, ce fut une bataille.
—Une bataille?
—Vingt mille Russes, venus des provinces de la frontière et du gouvernement de Tobolsk, se sont heurtés contre cent cinquante mille Tartares, et, malgré leur courage, ils ont été anéantis.
—Tu mens! s'écria le grand-duc, qui essaya, mais vainement, de maîtriser sa colère.
—Je dis la vérité, Altesse, répondit froidement Ivan Ogareff. J'étais présent à cette bataille de Krasnoiarsk, et c'est là que j'ai été fait prisonnier!»
Le grand-duc se calma, et, d'un signe, il fit comprendre à Ivan Ogareff qu'il ne doutait pas de sa véracité.
«Quel jour a eu lieu cette bataille de Krasnoiarsk? demanda-t-il.
—Le 2 septembre.
—Et maintenant toutes les troupes tartares sont concentrées autour d'Irkoutsk?
—Toutes.
—Et tu les évalues....?
—A quatre cent mille hommes.»
Nouvelle exagération d'Ivan Ogareff dans l'évaluation des armées tartares, et tendant toujours au même but.
«Et je ne dois attendre aucun secours des provinces de l'ouest? demanda le grand-duc.
—Aucun, Altesse, du moins avant la fin de l'hiver.
—Eh bien, entends ceci, Michel Strogoff. Aucun secours ne dût-il jamais m'arriver ni de l'ouest ni de l'est, et ces barbares fussent-ils six cent mille, je ne rendrai pas Irkoutsk!»
L'œil méchant d'Ivan Ogareff se plissa légèrement. Le traître semblait dire que le frère du czar comptait sans la trahison.
Le grand-duc, d'un tempérament nerveux, avait grand'peine à conserver son calme en apprenant ces désastreuses nouvelles. Il allait et venait dans le salon, sous les yeux d'Ivan Ogareff, qui le couvaient comme une proie réservée à sa vengeance. Il s'arrêtait aux fenêtres, il regardait les feux du camp tartare, il cherchait à percevoir les bruits, dont la plupart provenaient du choc des glaçons entraînés par le courant de l'Angara.
Un quart d'heure se passa sans qu'il fit aucune autre question. Puis, reprenant la lettre, il en relut un passage et dit:
«Tu sais, Michel Strogoff, qu'il est question dans cette lettre d'un traître dont j'aurai à me méfier?
—Oui, Altesse.
—Il doit essayer d'entrer dans Irkoutsk sous un déguisement, de capter ma confiance, puis, l'heure venue, de livrer la ville aux Tartares.
—Je sais tout cela, Altesse, et je sais aussi qu'Ivan Ogareff a juré de se venger personnellement du frère du czar.
—Pourquoi?
—On dit que cet officier a été condamné par le grand-duc à une dégradation humiliante.
—Oui... je me souviens.... Mais il la méritait, ce misérable, qui devait plus tard servir contre son pays et y conduire une invasion de barbares!
—Sa Majesté le czar, répondit Ivan Ogareff, tenait surtout à ce que vous fussiez prévenu des criminels projets d'Ivan Ogareff contre votre personne.
—Oui... la lettre m'en informe....
—Et Sa Majesté me l'a dit elle-même en m'avertissant que, pendant mon voyage à travers la Sibérie, j'eusse surtout à me méfier de ce traître.
—Tu l'as rencontré?
—Oui, Altesse, après la bataille de Krasnoiarsk. S'il avait pu soupçonner que je fusse porteur d'une lettre adressée à Votre Altesse et dans laquelle ses projets étaient dévoilés, il ne m'eût pas fait grâce.
—Oui, tu étais perdu! répondit le grand-duc. Et comment as-tu pu t'échapper?
—En me jetant dans l'Irtyche.
—Et tu es entré à Irkoutsk?....
—A la faveur d'une sortie qui a été faite ce soir même pour repousser un détachement tartare. Je me suis mêlé aux défenseurs de la ville, j'ai pu me faire reconnaître, et l'on m'a aussitôt conduit devant Votre Altesse.
—Bien, Michel Strogoff, répondit le grand-duc. Tu as montré du courage et du zèle pendant cette difficile mission. Je ne t'oublierai pas.—As-tu quelque faveur à me demander?
—Aucune, si ce n'est celle de me battre à côté de Votre Altesse, répondit Ivan Ogareff.
—Soit, Michel Strogoff. Je t'attache dès aujourd'hui à ma personne, et tu seras logé dans ce palais.
—Et si, conformément à l'intention qu'on lui prête, Ivan Ogareff se présente à Votre Altesse sous un faux nom?....
—Nous le démasquerons, grâce à toi, qui le connais, et je le ferai mourir sous le knout. Va.»
Ivan Ogareff salua militairement le grand duc, n'oubliant pas qu'il était capitaine au corps des courriers du czar, et il se retira.
Ivan Ogareff venait donc de jouer avec succès son indigne rôle. La confiance du grand-duc lui était accordée pleine et entière. Il pourrait en abuser où et quand il lui conviendrait. Il habiterait ce palais même. Il serait dans le secret des opérations de la défense. Il tenait donc la situation dans sa main. Personne dans Irkoutsk ne le connaissait, personne ne pouvait lui arracher son masque. Il résolut donc de se mettre à l'œuvre sans retard.
En effet, le temps pressait. Il fallait que la ville fût rendue avant l'arrivée des Russes du nord et de l'est, et c'était une question de quelques jours. Les Tartares une fois maîtres d'Irkoutsk, il ne serait pas facile de la leur reprendre. En tout cas, s'ils devaient l'abandonner plus tard, ils ne le feraient pas sans l'avoir ruinée de fond en comble, sans que la tête du grand-duc eût roulé aux pieds de Féofar-Khan.
Ivan Ogareff, ayant toute facilité de voir, d'observer, d'agir, s'occupa dès le lendemain de visiter les remparts. Partout il fut accueilli avec de cordiales félicitations par les officiers, les soldats, les citoyens. Ce courrier du czar était pour eux comme un lien qui venait de les rattacher à l'empire. Ivan Ogareff raconta donc, avec un aplomb qui ne se démentit jamais, les fausses péripéties de son voyage. Puis, adroitement, sans trop y insister d'abord, il parla de la gravité de la situation, exagérant, et les succès des Tartares, ainsi qu'il l'avait fait en s'adressant au grand-duc, et les forces dont ces barbares disposaient. A l'entendre, les secours attendus seraient insuffisants, si même ils arrivaient, et il était à craindre qu'une bataille livrée sous les murs d'Irkoutsk ne fût aussi funeste que les batailles de Kolyvan, de Tomsk et de Krasnoiarsk.
Ces fâcheuses insinuations, Ivan Ogareff ne les prodiguait pas. Il mettait une certaine circonspection à les faire pénétrer peu à peu dans l'esprit des défenseurs d'Irkoutsk. Il semblait ne répondre que lorsqu'il était trop pressé de questions, et comme à regret. En tout cas, il ajoutait toujours qu'il fallait se défendre jusqu'au dernier homme et faire plutôt sauter la ville que la rendre!
Le mal n'en eût pas été moins fait, s'il avait pu se faire. Mais la garnison et la population d'Irkoutsk étaient trop patriotes pour se laisser ébranler. De ces soldats, de ces citoyens enfermés dans une ville isolée au bout du monde asiatique, pas un n'eût songé à parler de capitulation. Le mépris du Russe pour ces barbares était sans bornes.
En tout cas, personne non plus ne soupçonna le rôle odieux que jouait Ivan Ogareff, personne ne pouvait deviner que le prétendu courrier du czar ne fût qu'un traître.
Une circonstance toute naturelle fit que, dès son arrivée à Irkoutsk, des rapports fréquents s'établirent entre Ivan Ogareff et l'un des plus braves défenseurs de la ville, Wassili Fédor.
On sait de quelles inquiétudes ce malheureux père était dévoré. Si sa fille, Nadia Fédor, avait quitté la Russie à la date assignée par la dernière lettre qu'il avait reçue de Riga, qu'était-elle devenue? Essayait-elle maintenant encore de traverser les provinces envahies, ou bien était-elle depuis longtemps déjà prisonnière? Wassili Fédor ne trouvait quelque apaisement à sa douleur que lorsqu'il avait quelque occasion de se battre contre les Tartares,—occasions trop rares à son gré.
Or, quand Wassili Fédor apprit cette arrivée si inattendue d'un courrier du czar, il eut comme un pressentiment que ce courrier pourrait lui donner des nouvelles de sa fille. Ce n'était qu'un espoir chimérique, probablement, mais il s'y rattacha. Ce courrier n'avait-il pas été prisonnier, comme Nadia l'était peut-être alors?
Wassili Fédor alla trouver Ivan Ogareff, qui saisit cette occasion d'entrer en relations quotidiennes avec le commandant. Ce renégat pensait-il donc à exploiter cette circonstance? Jugeait-il tous les hommes d'après lui? Croyait-il qu'un Russe, même un exilé politique, pût être assez misérable pour trahir son pays?
Quoi qu'il en fût, Ivan Ogareff répondit avec un empressement habilement feint aux avances que lui fit le père de Nadia. Celui-ci, le lendemain même de l'arrivée du prétendu courrier, se rendit au palais du gouverneur général. Là, il fit connaître à Ivan Ogareff les circonstances dans lesquelles sa fille avait dû quitter la Russie européenne et lui dit quelles étaient maintenant ses inquiétudes à son égard.
Ivan Ogareff ne connaissait pas Nadia, bien qu'il l'eût rencontrée au relais d'Ichim le jour où elle s'y trouvait avec Michel Strogoff. Mais alors, il n'avait pas plus fait attention à elle qu'aux deux journalistes qui étaient en même temps dans la maison de poste. Il ne put donc donner aucune nouvelle de sa fille à Wassili Fédor.
«Mais à quelle époque, demanda Ivan Ogareff, votre fille a-t-elle dû sortir du territoire russe?
—A peu près en même temps que vous, répondit Wassili Fédor,
—J'ai quitté Moscou le 15 juillet.
—Nadia a dû, elle aussi, quitter Moscou à cette époque. Sa lettre me le disait formellement.
—Elle était à Moscou le 15 juillet? demanda Ivan Ogareff.
—Oui, certainement, à cette date.
—Eh bien!...» répondit Ivan Ogareff. Puis se reprenant:
«Mais non, je me trompe.... J'allais confondre les dates... ajouta-t-il. Il est malheureusement trop probable que votre fille a dû franchir la frontière, et vous ne pouvez avoir qu'un seul espoir, c'est qu'elle se soit arrêtée en apprenant les nouvelles de l'invasion tartare!»
Wassili Fédor baissa la tête! Il connaissait Nadia, et il savait bien que rien n'avait pu l'empêcher de partir.
Ivan Ogareff venait de commettre là, gratuitement, un acte de cruauté véritable. D'un mot il pouvait rassurer Wassili Fédor. Bien que Nadia eût passé la frontière sibérienne dans les circonstances que l'on sait, Wassili Fédor, en rapprochant la date à laquelle sa fille se trouvait à Nijni-Novgorod et la date de l'arrêté qui interdisait d'en sortir, en eût sans doute conclu ceci: c'est que Nadia n'avait pas pu être exposée aux dangers de l'invasion, et qu'elle était encore, malgré elle, sur le territoire européen de l'empire.
Ivan Ogareff, obéissant à sa nature, en homme que ne savaient plus émouvoir les souffrances des autres, pouvait dire ce mot.... Il ne le dit pas.
Wassili Fédor se retira le cœur brisé. Après cet entretien, son dernier espoir venait de s'anéantir.
Pendant les deux jours qui suivirent, 3 et 4 octobre, le grand-duc demanda plusieurs fois le prétendu Michel Strogoff et lui fit répéter tout ce qu'il avait entendu dans le cabinet impérial du Palais-Neuf. Ivan Ogareff, préparé à toutes ces questions, répondit sans jamais hésiter. Il ne cacha pas, à dessein, que le gouvernement du czar avait été absolument surpris par l'invasion, que le soulèvement avait été préparé dans le plus grand secret, que les Tartares étaient déjà maîtres de la ligne de l'Obi, quand les nouvelles arrivèrent à Moscou, et, enfin, que rien n'était prêt dans les provinces russes pour jeter en Sibérie les troupes nécessaires à repousser les envahisseurs.
Puis, Ivan Ogareff, entièrement libre de ses mouvements, commença à étudier Irkoutsk, l'état de ses fortifications, leurs points faibles, afin de profiter ultérieurement de ses observations, au cas où quelque circonstance l'empêcherait de consommer son acte de trahison. Il s'attacha plus particulièrement à examiner la porte de Bolchnïa, qu'il voulait livrer.
Deux fois, le soir, il vint sur les glacis de cette porte. Il s'y promenait, sans crainte de se découvrir aux coups des assiégeants, dont les premiers postes étaient à moins d'une verste des remparts. Il savait bien qu'il n'était pas exposé, et même qu'il était reconnu. Il avait entrevu une ombre qui se glissait jusqu'au pied des terrassements.
Sangarre, risquant sa vie, venait essayer de se mettre en communication avec Ivan Ogareff.
D'ailleurs, les assiégés, depuis deux jours, jouissaient d'une tranquillité à laquelle les Tartares ne les avaient point habitués depuis le début de l'investissement.
C'était par ordre d'Ivan Ogareff. Le lieutenant de Féofar-Khan avait voulu que toutes tentatives pour emporter la ville de vive force fussent suspendues. Aussi, depuis son arrivée à Irkoutsk, l'artillerie se taisait-elle absolument. Peut-être—du moins il l'espérait—la surveillance des assiégés se relâcherait-elle? En tout cas, aux avant-postes, plusieurs milliers de Tartares se tenaient prêts à s'élancer vers la porte dégarnie de ses défenseurs, lorsqu'Ivan Ogareff leur aurait fait connaître l'heure d'agir.
Cela ne pouvait tarder, cependant. Il fallait en finir avant que les corps russes arrivassent en vue d'Irkoutsk. Le parti d'Ivan Ogareff fut pris, et ce soir-là, du haut des glacis, un billet tomba entre les mains de Sangarre.
C'était le lendemain, dans la nuit du 5 au 6 octobre, à deux heures du matin, qu'Ivan Ogareff avait résolu de livrer Irkoutsk.
CHAPITRE XIV
LA NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.
Le plan d'Ivan Ogareff avait été combiné avec le plus grand soin, et, sauf des chances improbables, il devait réussir. Il importait que la porte de Bolchaïa fût libre au moment où il la livrerait. Aussi, à ce moment, était-il indispensable que l'attention des assiégés fût attirée sur un autre point de la ville. De là, une diversion convenue avec l'émir.
Cette diversion devait s'opérer du côté du faubourg d'Irkoutsk, en amont et en avant du fleuve, sur sa rive droite. L'attaque sur ces deux points serait très-sérieusement conduite, et, en même temps, une tentative de passage de l'Angara serait feinte sur la rive gauche. La porte de Bolchaïa serait donc probablement abandonnée, d'autant plus que, de ce côté, les avant-postes tartares, reportés en arrière, sembleraient avoir été levés.
On était au 5 octobre. Avant vingt-quatre heures, la capitale de la Sibérie orientale devait être entre les mains de l'émir, et le grand-duc au pouvoir d'Ivan Ogareff.
Pendant cette journée, un mouvement inaccoutumé se produisit au camp de l'Angara. Des fenêtres du palais et des maisons de la rive droite, on voyait distinctement des préparatifs importants se faire sur la berge opposée. De nombreux détachements tartares convergeaient vers le camp et venaient d'heure en heure renforcer les troupes de l'émir. C'était la diversion convenue qui se préparait, et d'une manière très-ostensible.
D'ailleurs, Ivan Ogareff ne cacha point au grand-duc qu'il y avait quelque attaque à craindre de ce côté. Il savait, disait-il, qu'un assaut devait être donné, en amont et en aval de la ville, et il conseilla au grand-duc de renforcer ces deux points plus directement menacés.
Les préparatifs observés venant à l'appui des recommandations faites par Ivan Ogareff, il était urgent d'en tenir compte. Aussi, après un conseil de guerre qui se réunit au palais, des ordres furent donnés de concentrer la défense sur la rive droite de l'Angara et aux deux extrémités de la ville, où les terrassements venaient s'appuyer sur le fleuve.
C'était précisément ce que voulait Ivan Ogareff. Il ne comptait évidemment pas que la porte de Bolchaïa resterait sans défenseurs, mais ceux-ci n'y seraient plus qu'en petit nombre. D'ailleurs, Ivan Ogareff allait donner à la diversion une importance telle que le grand-duc serait obligé d'y opposer toutes ses forces disponibles.
En effet, un incident d'une gravité exceptionnelle, imaginé par Ivan Ogareff, devait aider puissamment à l'accomplissement de ses projets. Lors même qu'Irkoutsk n'eût pas été attaquée sur des points éloignés de la porte de Bolchaïa et par la rive droite du fleuve, cet incident aurait suffi à attirer le concours de tous les défenseurs là où Ivan Ogareff voulait précisément les amener. Il devait provoquer en même temps une catastrophe épouvantable.
Toutes les chances étaient donc pour que la porte, libre à l'heure indiquée, fût livrée aux milliers de Tartares qui attendaient sous l'épais couvert des forêts de l'est.
Pendant cette journée, la garnison et la population d'Irkoutsk furent constamment sur le qui-vive. Toutes les mesures que commandait une attaque imminente des points jusqu'alors respectés avaient été prises. Le grand-duc et le général Voranzoff visitèrent les postes, renforcés par leurs ordres. Le corps d'élite de Wassili Fédor occupait le nord de la ville, mais avec injonction de se porter où le danger serait le plus pressant. La rive droite de l'Angara avait été garnie du peu d'artillerie dont on avait pu disposer. Avec ces mesures, prises à temps, grâce aux recommandations faites si à propos par Ivan Ogareff, il y avait lieu d'espérer que l'attaque préparée ne réussirait pas. Dans ce cas, les Tartares, momentanément découragés, remettraient sans doute à quelques jours une nouvelle tentative contre la ville. Or, les troupes attendues par le grand-duc pouvaient arriver d'une heure à l'autre. Le salut ou la perte d'Irkoutsk ne tenait donc qu'à un fil.
Ce jour là, le soleil, qui s'était levé à six heures vingt minutes, se couchait à cinq heures quarante, après avoir tracé pendant onze heures son arc diurne au-dessus de l'horizon. Le crépuscule devait lutter contre la nuit pendant deux heures encore. Puis, l'espace s'emplirait d'épaisses ténèbres, car de gros nuages s'immobilisaient dans l'air, et la lune, en conjonction, ne devait pas paraître.
Cette profonde obscurité allait favoriser plus complètement les projets d'Ivan Ogareff.
Depuis quelques jours déjà, un froid extrêmement vif préludait aux rigueurs de l'hiver sibérien, et, ce soir-là, il était plus sensible. Les soldats, postés sur la rive droite de l'Angara, forcés de dissimuler leur présence, n'avaient point allumé de feux. Ils souffraient donc cruellement de ce redoutable abaissement de la température. A quelques pieds au-dessous d'eux, passaient les glaçons qui suivaient le courant du fleuve. Pendant toute cette journée, on les avait vus, en rangs pressés, dériver rapidement entre les deux rives. Cette circonstance, observée par le grand-duc et ses officiers, avait été considérée comme heureuse. Il était évident, en effet, que si le lit de l'Angara était obstrué, le passage deviendrait tout à fait impraticable. Les Tartares ne pourraient manœuvrer ni radeaux ni barques. Quant à admettre qu'ils pussent franchir le fleuve sur ces glaçons, au cas où le froid les aurait agrégés, ce n'était pas possible. Le champ, nouvellement cimenté, n'eût pas offert de consistance suffisante au passage d'une colonne d'assaut.
Mais cette circonstance, par cela même qu'elle paraissait être favorable aux défenseurs d'Irkoutsk, Ivan Ogareff aurait dû regretter qu'elle se fût produite. Il n'en fut rien, cependant! C'est que le traître savait bien que les Tartares ne chercheraient pas à passer l'Angara, et que, de ce côté du moins, leur tentative ne serait qu'une feinte.
Toutefois, vers dix heures du soir, l'état du fleuve se modifia sensiblement, à l'extrême surprise des assiégés et maintenant à leur désavantage. Le passage, impraticable jusqu'alors, devint possible tout à coup. Le lit de l'Angara se refit libre. Les glaçons, qui avaient dérivé en grand nombre depuis quelques jours, disparurent en aval, et c'est à peine si cinq ou six occupèrent alors l'espace compris entre les deux rives. Ils ne présentaient même plus la structure de ceux qui se forment dans les conditions ordinaires et sous l'influence d'un froid régulier. Ce n'étaient que de simples morceaux, arrachés à quelque ice-field, dont les brisures, nettement coupées, ne se relevaient pas en bourrelets rugueux.
Les officiers russes, qui constatèrent cette modification dans l'état du fleuve, la firent connaître au grand-duc. Elle s'expliquait, d'ailleurs, par ce motif que, dans quelque portion rétrécie de l'Angara, les glaçons avaient dû s'accumuler de manière à former un barrage.
On sait qu'il en était ainsi.
Le passage de l'Angara était donc ouvert aux assiégeants. De là, nécessité pour les Russes de veiller avec plus d'attention que jamais.
Aucun incident ne se produisit jusqu'à minuit. Du côté de l'est, au delà de la porte de Bolchaïa, calme complet. Pas un feu dans ce massif des forêts qui se confondaient à l'horizon avec les basses nuées du ciel.
Au camp de l'Angara, agitation assez grande, attestée par le fréquent déplacement des lumières.
A une verste en amont et en aval du point où l'escarpe venait s'appuyer aux berges de la rivière, il se faisait un sourd murmure, qui prouvait que les Tartares étaient sur pied, attendant un signal quelconque.
Une heure s'écoula encore. Rien de nouveau.
Deux heures du matin allaient sonner au clocher de la cathédrale d'Irkoutsk, et pas un mouvement n'avait encore trahi chez les assiégeants d'intentions hostiles.
Le grand-duc et ses officiers se demandaient s'ils n'avaient pas été induits en erreur, s'il entrait réellement dans le plan des Tartares d'essayer de surprendre la ville. Les nuits précédentes n'avaient pas été aussi calmes, à beaucoup près. La fusillade éclatait dans la direction des avant-postes, les obus sillonnaient l'air, et, cette fois, rien.
Le grand-duc, le général Voranzoff, leurs aides de camp, attendaient donc, prêts à donner leurs ordres suivant les circonstances.
On sait qu'Ivan Ogareff occupait une chambre du palais. C'était une assez vaste salle, située au rez-de-chaussée et dont les fenêtres s'ouvraient sur une terrasse latérale. Il suffisait de faire quelques pas sur cette terrasse pour dominer le cours de l'Angara.
Une profonde obscurité régnait dans cette salle.
Ivan Ogareff, debout près d'une fenêtre, attendait que l'heure d'agir fût arrivée. Évidemment, le signal ne pouvait venir que de lui. Une fois ce signal donné, lorsque la plupart des défenseurs d'Irkoutsk auraient été appelés aux points attaqués ouvertement, son projet était de quitter le palais et d'aller accomplir son œuvre.
Il attendait donc, dans les ténèbres, comme un fauve prêt à s'élancer sur une proie.
Cependant, quelques minutes avant deux heures, le grand-duc demanda que Michel Strogoff—c'était le seul nom qu'il pût donner à Ivan Ogareff—lui fût amené. Un aide de camp vint jusqu'à sa chambre, dont la porte était fermée. Il l'appela....
Ivan Ogareff, immobile près de la fenêtre et invisible dans l'ombre, se garda bien de répondre.
On rapporta donc au grand-duc que le courrier du czar n'était pas en ce moment au palais.
Deux heures sonnèrent. C'était le moment de provoquer la diversion convenue avec les Tartares, disposés pour l'assaut.
Ivan Ogareff ouvrit la fenêtre de sa chambre, et il alla se poster à l'angle nord de la terrasse latérale.
Au-dessous de lui, dans l'ombre, passaient les eaux de l'Angara, qui mugissaient en se brisant aux arêtes des piliers.
Ivan Ogareff tira une amorce de sa poche, il l'enflamma, et il alluma un peu d'étoupe, imprégnée de pulvérin, qu'il lança dans le fleuve....
C'était par ordre d'Ivan Ogareff que des torrents d'huile minérale avaient été lancés à la surface de l'Angara!
Des sources de naphte étaient exploitées au-dessus d'Irkoutsk, sur la rive droite, entre la bourgade de Poshkavsk et la ville. Ivan Ogareff avait résolu d'employer ce moyen terrible de porter l'incendie dans Irkoutsk. Il s'empara donc des immenses réservoirs qui renfermaient le liquide combustible. Il suffisait de démolir un pan de mur pour en provoquer l'écoulement à grands flots.
C'est ce qui avait été fait dans cette nuit, quelques heures auparavant, et c'est pourquoi le radeau qui portait le vrai courrier du czar, Nadia et les fugitifs, flottait sur un courant d'huile minérale. A travers les brèches de ces réservoirs, contenant des millions de mètres cubes, le naphte s'était précipité comme un torrent, et, suivant les pentes naturelles du sol, il s'était répandu à la surface du fleuve, où sa densité le fit surnager.
Voilà comment Ivan Ogareff entendait la guerre! Allié des Tartares, il agissait comme un Tartare, et contre ses propres compatriotes!
L'étoupe avait été lancée sur les eaux de l'Angara. En un instant, comme si le courant eût été fait d'alcool, tout le fleuve s'enflamma, en amont et en aval, avec une rapidité électrique. Des volutes de flammes bleuâtres couraient entre les deux rives. De grosses vapeurs fuligineuses se tordaient au-dessus. Les quelques glaçons qui s'en allaient en dérive, saisis par le liquide igné, fondaient comme de la cire à la surface d'une fournaise, et l'eau vaporisée s'échappait dans l'air en sifflets assourdissants.
A ce moment même, la fusillade éclata au nord et au sud de la ville. Les batteries du camp de l'Angara tirèrent à toute volée. Plusieurs milliers de Tartares se précipitèrent à l'assaut des terrassements. Les maisons des berges, construites en bois, prirent feu de toutes parts. Une immense clarté dissipa les ombres de la nuit.
«Enfin!» dit Ivan Ogareff.
Et il pouvait s'applaudir à bon droit! La diversion qu'il avait imaginée était terrible. Les défenseurs d'Irkoutsk se voyaient entre l'attaque des Tartares et les désastres de l'incendie. Les cloches sonnèrent, et tout ce qui était valide dans la population se porta aux points attaqués et aux maisons dévorées par le feu, qui menaçait de se communiquer à la ville entière.
La porte de Bolchaïa était presque libre. C'est à peine si l'on y avait laissé quelques défenseurs. Et même, sous l'inspiration du traître, et pour que l'événement accompli put s'expliquer en dehors de lui et par des haines politiques, ces rares défenseurs avaient-ils été choisis dans le petit corps des exilés.
Ivan Ogareff rentra dans sa chambre, alors brillamment éclairée par les flammes de l'Angara, qui dépassaient la balustrade des terrasses. Puis, il se disposa à sortir.
Mais, à peine avait-il ouvert la porte, qu'une femme se précipitait dans cette chambre, les vêtements trempés, les cheveux en désordre.
«Sangarre!» s'écria Ivan Ogareff, dans le premier moment de surprise, et n'imaginant pas que ce pût être une autre femme que la tsigane.
Ce n'était pas Sangarre, c'était Nadia.
Au moment où, réfugiée sur le glaçon, la jeune fille avait jeté un cri en voyant l'incendie se propager avec le courant de l'Angara, Michel Strogoff l'avait saisie dans ses bras, et il avait plongé avec elle pour chercher dans les profondeurs mêmes du fleuve un abri contre les flammes. On sait que le glaçon qui les portait ne se trouvait plus alors qu'à une trentaine de brasses du premier quai, en amont d'Irkoutsk.
Après avoir nagé sous les eaux, Michel Strogoff était parvenu à prendre pied sur le quai avec Nadia.
Michel Strogoff touchait enfin au but! Il était à Irkoutsk!
«Au palais du gouverneur!» dit-il à Nadia.
Moins de dix minutes après, tous deux arrivaient à l'entrée de ce palais, dont les longues flammes de l'Angara léchaient les assises de pierre, mais que l'incendie ne pouvait atteindre.
Au delà, les maisons de la berge flambaient toutes.
Michel Strogoff et Nadia entrèrent sans difficulté dans ce palais, ouvert à tous. Au milieu de la confusion générale, nul ne les remarqua, bien que leurs vêtements fussent trempés.
Une foule d'officiers venant chercher des ordres, et de soldats courant les exécuter, encombrait la grande salle du rez-de-chaussée. Là, Michel Strogoff et la jeune fille, dans un brusque remous de la multitude affolée, se trouvèrent séparés l'un de l'autre.
Nadia courait, éperdue, à travers les salles basses, appelant son compagnon, demandant à être conduite devant le grand-duc.
Une porte, donnant sur une chambre inondée de lumière, s'ouvrit devant elle. Elle entra, et elle se trouva inopinément en face de celui qu'elle avait vu à Ichim, qu'elle avait vu à Tomsk, en face de celui dont, un instant plus tard, la main scélérate allait livrer la ville!
«Ivan Ogareff!» s'écria-t-elle.
En entendant prononcer son nom, le misérable frémit. Son vrai nom connu, tous ses plans échouaient. Il n'avait qu'une chose à faire: tuer l'être, quel qu'il fût, qui venait de le prononcer.
Ivan Ogareff se jeta sur Nadia; mais la jeune fille, un couteau à la main, s'adossa au mur, décidée à se défendre.
«Ivan Ogareff! cria encore Nadia, sachant bien que ce nom détesté ferait venir à son secours.
—Ah! tu te tairas! dit le traître.
—Ivan Ogareff!» cria une troisième fois l'intrépide jeune fille, et d'une voix dont la haine avait décuplé la force.
Ivre de fureur, Ivan Ogareff tira un poignard de sa ceinture, s'élança sur Nadia et l'accula dans un angle de la salle.
C'en était fait d'elle, lorsque le misérable, soulevé soudain par une force irrésistible, alla rouler à terre.
«Michel!» s'écria Nadia.
C'était Michel Strogoff.
Michel Strogoff avait entendu l'appel de Nadia. Guidé par sa voix, il était arrivé jusqu'à la chambre d'Ivan Ogareff et il était entré par la porte demeurée ouverte.
«Ne crains rien, Nadia, dit-il, en se plaçant entre elle et Ivan Ogareff.
—Ah! s'écria la jeune fille, prends garde, frère!.... Le traître est armé!.... Il voit clair, lui!....»
Ivan Ogareff s'était relevé, et, croyant avoir bon marché de l'aveugle, il se précipita sur Michel Strogoff.
Mais, d'une main, l'aveugle saisit le bras du clair-voyant, et de l'autre, détournant son arme, il le rejeta une seconde fois à terre.
Ivan Ogareff, pâle de fureur et de honte, se souvint qu'il portait une épée. Il la tira du fourreau et revint à la charge.
Il avait reconnu, lui aussi, Michel Strogoff. Un aveugle! Il n'avait, en somme, affaire qu'à un aveugle! La partie était belle pour lui!
Nadia, épouvantée du danger qui menaçait son compagnon dans une lutte si inégale, se jeta sur la porte en appelant au secours!
«Ferme cette porte, Nadia! dit Michel Strogoff. N'appelle personne et laisse-moi faire! Le courrier du czar n'a rien à craindre aujourd'hui de ce misérable! Qu'il vienne à moi, s'il l'ose! Je l'attends.»
Cependant, Ivan Ogareff, ramassé sur lui-même comme un tigre, ne proférait pas un mot. Le bruit de son pas, de sa respiration même, il eût voulu le soustraire à l'oreille de l'aveugle. Il voulait le frapper avant même qu'il fût averti de son approche, le frapper à coup sûr. Le traître ne songeait pas à se battre, mais à assassiner celui dont il avait volé le nom.
Nadia, épouvantée et confiante à la fois, contemplait avec une sorte d'admiration cette scène terrible. Il semblait que le calme de Michel Strogoff l'eût gagnée subitement. Michel Strogoff n'avait que son couteau sibérien pour toute arme, il ne voyait pas son adversaire, armé d'une épée, c'est vrai. Mais par quelle grâce du ciel semblait-il le dominer, et de si haut? Comment, sans presque bouger, faisait-il face toujours à la pointe même de son épée?
Ivan Ogareff épiait avec une anxiété visible son étrange adversaire. Ce calme surhumain agissait sur lui. En vain, faisant appel à sa raison, se disait-il que, dans l'inégalité d'un tel combat, tout l'avantage était en sa faveur! Cette immobilité de l'aveugle le glaçait. Il avait cherché des yeux la place où il devait frapper sa victime.... Il l'avait trouvée!.... Qui donc le retenait d'en finir?
Enfin, il fit un bond et porta en pleine poitrine un coup de son épée à Michel Strogoff.
Un mouvement imperceptible du couteau de l'aveugle détourna le coup. Michel Strogoff n'avait pas été touché, et, froidement, il sembla attendre, sans même la défier, une seconde attaque.
Une sueur glacée coulait du front d'Ivan Ogareff. Il recula d'un pas, puis fonça de nouveau. Mais, pas plus que le premier, ce second coup ne porta. Une simple parade du large couteau avait suffi à faire dévier l'inutile épée du traître.
Celui-ci, fou de rage et de terreur en face de cette vivante statue, arrêta ses regards épouvantés sur les yeux tout grands ouverts de l'aveugle. Ces yeux, qui semblaient lire jusqu'au fond de son âme et qui ne voyaient pas, qui ne pouvaient pas voir, ces yeux opéraient sur lui une sorte d'effroyable fascination.
Tout à coup, Ivan Ogareff jeta un cri. Une lumière inattendue s'était faite dans son cerveau.
«Il voit, s'écria-t-il, il voit!...»
Et, comme un fauve essayant de rentrer dans son antre, pas à pas, terrifié, il recula jusqu'au fond de la salle.
Alors, la statue s'anima, l'aveugle marcha droit à Ivan Ogareff, et se plaçant en face de lui:
«Oui, je vois! dit-il. Je vois le coup de knout dont je t'ai marqué, traître et lâche! Je vois la place où je vais te frapper! Défends ta vie! C'est un duel que je daigne t'offrir! Mon couteau me suffira contre ton épée!
—Il voit! se disait Nadia. Dieu secourable, est-ce possible!»
Ivan Ogareff se sentit perdu. Mais, par un sursaut de sa volonté, reprenant courage, il se précipita l'épée en avant sur son impassible adversaire. Les deux lames se croisèrent, mais au choc du couteau de Michel Strogoff, manié par cette main de chasseur sibérien, l'épée vola en éclats, et le misérable, atteint au cœur, tomba sans vie sur le sol.
A ce moment, la porte de la chambre, repoussée du dehors, s'ouvrit. Le grand-duc, accompagné de quelques officiers, se montra sur le seuil.
Le grand-duc s'avança, il reconnut à terre le cadavre de celui qu'il croyait être le courrier du czar.
Et alors, d'une voix menaçante:
«Qui a tué cet homme? demanda-t-il.
—Moi,» répondit Michel Strogoff.
Un des officiers lui posa son revolver sur la tempe, prêt à faire feu.
«Ton nom? demanda le grand-duc, avant de donner l'ordre de lui fracasser tête.
—Altesse, répondit Michel Strogoff, demandez-moi plutôt le nom de l'homme étendu à vos pieds!
—Cet homme, je le reconnais! C'est un serviteur de mon frère! C'est le courrier du czar!
—Cet homme, Altesse, n'est pas un courrier du czar! C'est Ivan Ogareff!
—Ivan Ogareff? s'écria le grand-duc.
—Oui, Ivan le traître!
—Mais toi, qui es-tu donc?
—Michel Strogoff!»
CHAPITRE XV
CONCLUSION.
Michel Strogoff n'était pas, n'avait jamais été aveugle. Un phénomène purement humain, à la fois moral et physique, avait neutralisé l'action de la lame incandescente que l'exécuteur de Féofar avait fait passer devant ses yeux.
On se rappelle qu'au moment du supplice, Marfa Strogoff était là, tendant les mains vers son fils. Michel Strogoff la regardait comme un fils peut regarder sa mère, quand c'est pour la dernière fois. Remontant à flots de son cœur à ses yeux, des larmes, que sa fierté essayait en vain de retenir, s'étaient amassées sous ses paupières et, en se volatilisant sur la cornée, lui avaient sauvé la vue. La couche de vapeur formée par ses larmes, s'interposant entra le sabre ardent et ses prunelles, avait suffi à annihiler l'action de la chaleur. C'est un effet identique à celui qui se produit, lorsqu'un ouvrier fondeur, après avoir trempé sa main dans l'eau, lui fait impunément traverser un jet de fonte en fusion.
Michel Strogoff avait immédiatement compris le danger qu'il aurait couru à faire connaître son secret à qui que ce fût. Il avait senti le parti qu'il pourrait, au contraire, tirer de cette situation pour l'accomplissement de ses projets. C'est parce qu'on le croirait aveugle, qu'on le laisserait libre. Il fallait donc qu'il fût aveugle, qu'il le fût pour tous, même pour Nadia, qu'il le fût partout en un mot, et que pas un geste, à aucun moment, ne pût faire douter de la sincérité de son rôle. Sa résolution était prise. Sa vie même, il devait la risquer pour donner à tous la preuve de sa cécité, et on sait comment il la risqua.
Seule, sa mère connaissait la vérité, et c'était sur la place même de Tomsk qu'il la lui avait dite à l'oreille, quand, penché dans l'ombre sur elle, il la couvrait de ses baisers.
On comprend, dès lors, que lorsqu'Ivan Ogareff avait, par une cruelle ironie, placé la lettre impériale devant ses yeux qu'il croyait éteints, Michel Strogoff avait pu lire, avait lu cette lettre qui dévoilait les odieux desseins du traître. De là, cette énergie qu'il déploya pendant la seconde partie de son voyage. De là, cette indestructible volonté d'atteindre Irkoutsk et d'en arriver à remplir de vive voix sa mission. Il savait que la ville devait être livrée! Il savait que la vie du grand-duc était menacée! Le salut du frère du czar et de la Sibérie était donc encore dans ses mains.
En quelques mots, toute cette histoire fut racontée au grand-duc, et Michel Strogoff dit aussi, et avec quelle émotion! la part que Nadia avait prise à ces événements.
«Quelle est cette jeune fille? demanda le grand-duc.
—La fille de l'exilé Wassili Fédor, répondit Michel Strogoff.
—La fille du commandant Fédor, dit le grand-duc, a cessé d'être la fille d'un exilé. Il n'y a plus d'exilés à Irkoutsk!»
Nadia, moins forte dans la joie qu'elle ne l'avait été dans la douleur, tomba aux genoux du grand-duc, qui la releva d'une main, pendant qu'il tendait l'autre à Michel Strogoff.
Une heure après, Nadia était dans les bras de son père.
Michel Strogoff, Nadia, Wassili Fédor étaient réunis. Ce fut, de part et d'autre, le plein épanouissement du bonheur.
Les Tartares avaient été repoussés dans leur double attaque contre la ville. Wassili Fédor, avec sa petite troupe, avait écrasé les premiers assaillants qui s'étaient présentés à la porte de Bolchaïa, comptant qu'elle leur serait ouverte, et dont, par un instinctif pressentiment, il s'était obstiné à rester le défenseur.
En même temps que les Tartares étaient refoulés, les assiégés se rendaient maîtres de l'incendie. Le naphte liquide ayant rapidement brûlé à la surface de l'Angara, les flammes, concentrées sur les maisons de la rive, avaient respecté les autres quartiers de la ville.
Avant le jour, les troupes de Féofar-Khan étaient rentrées dans leurs campements, laissant bon nombre de morts sur le revers des remparts.
Au nombre des morts était la tsigane Sangarre, qui avait essayé vainement de rejoindre Ivan Ogareff.
Pendant deux jours, les assiégeants ne tentèrent aucun nouvel assaut. Ils étaient découragés par la mort d'Ivan Ogareff. Cet homme était l'âme de l'invasion, et lui seul, par ses trames depuis longtemps ourdies, avait eu assez d'influence sur les khans et sur leurs hordes pour les entraîner à la conquête de la Russie asiatique.
Cependant, les défenseurs d'Irkoutsk se tinrent sur leurs gardes, et l'investissement durait toujours.
Mais le 7 octobre, dès les premières lueurs du jour, le canon retentit sur les hauteurs qui environnent Irkoutsk.
C'était l'armée de secours qui arrivait sous les ordres du général Kisselef et signalait ainsi sa présence au grand duc.
Les Tartares n'attendirent pas plus longtemps. Ils ne voulaient pas courir la chance d'une bataille livrée sous les murs de la ville, et le camp de l'Angara fut immédiatement levé.
Irkoutsk était enfin délivrée.
Avec les premiers soldats russes, deux amis de Michel Strogoff étaient entrés, eux aussi, dans la ville. C'étaient les inséparables Blount et Jolivet. En gagnant la rive droite de l'Angara par le barrage de glace, ils avaient pu s'échapper, ainsi que les autres fugitifs, avant que les flammes de l'Angara eussent atteint le radeau. Ce qui avait été noté par Alcide Jolivet sur son carnet, et de cette façon:
«Failli finir comme un citron dans un bol de punch!»
Leur joie fut grande à retrouver sains et saufs Nadia et Michel Strogoff, surtout lorsqu'ils apprirent que leur vaillant compagnon n'était pas aveugle. Ce qui amena Harry Blount à libeller ainsi cette observation:
«Fer rouge peut-être insuffisant pour détruire la sensibilité du nerf optique. A modifier!»
Puis, les deux correspondants, bien installés à Irkoutsk, s'occupèrent à mettre en ordre leurs impressions de voyage. De là, l'envoi à Londres et à Paris de deux intéressantes chroniques relatives à l'invasion tartare, et qui, chose rare, ne se contredisaient guère que sur les points les moins importants.
La campagne, du reste, fut mauvaise pour l'émir et ses alliés. Cette invasion, inutile comme toutes celles qui s'attaquent au colosse russe, leur fut très funeste. Ils se trouvèrent bientôt coupés par les troupes du czar, qui reprirent successivement toutes les villes conquises. En outre, l'hiver fut terrible, et de ces hordes, décimées par le froid, il ne rentra qu'une faible partie dans les steppes de la Tartarie.
La route d'Irkoutsk aux monts Ourals était donc libre. Le grand-duc avait hâte de retourner à Moscou, mais il retarda son voyage pour assister à une touchante cérémonie, qui eut lieu quelques jours après l'entrée des troupes russes.
Michel Strogoff avait été trouver Nadia, et, devant son père, il lui avait dit:
«Nadia, ma sœur encore, lorsque tu as quitté Riga pour venir à Irkoutsk, avais-tu laissé derrière toi un autre regret que celui de ta mère?
—Non, répondit Nadia, aucun et d'aucune sorte.
—Ainsi, rien de ton cœur n'est resté là-bas?
—Rien, frère.
—Alors, Nadia, dit Michel Strogoff, je ne crois pas que Dieu, en nous mettant en présence, en nous faisant traverser ensemble de si rudes épreuves, ait voulu nous réunir autrement que pour jamais.
—Ah!» fit Nadia, en tombant dans les bras de Michel Strogoff.
Et se tournant vers Wassili Fédor:
«Mon père! dit-elle toute rougissante.
—Nadia, lui répondit Wassili Fédor, ma joie sera de vous appeler tous les deux mes enfants!»
La cérémonie du mariage se fit à la cathédrale d'Irkoutsk. Elle fut très-simple dans ses détails, très-belle par le concours de toute la population militaire et civile, qui voulut témoigner de sa profonde reconnaissance pour les deux jeunes gens, dont l'odyssée était déjà devenue légendaire.
Alcide Jolivet et Harry Blount assistaient naturellement à ce mariage, dont ils voulaient rendre compte à leurs lecteurs.
«Et cela ne vous donne pas envie de les imiter? demanda Alcide Jolivet à son confrère.
—Peuh! fit Harry Blount. Si, comme vous, j'avais une cousine!....
—Ma cousine n'est plus à marier! répondit en riant Alcide Jolivet.
—Tant mieux, ajouta Harry Blount, car on parle de difficultés qui vont surgir entre Londres et Péking.—Est-ce que vous n'avez pas envie d'aller voir ce qui se passe par là?
—Eh parbleu, mon cher Blount, s'écria Alcide Jolivet, j'allais vous le proposer!»
Et voilà comment les deux inséparables partirent pour la Chine!
Quelques jours après la cérémonie, Michel et Nadia Strogoff, accompagnés de Wassili Fédor, reprirent la route d'Europe. Ce chemin de douleurs à l'aller fut un chemin de bonheur au retour. Ils voyagèrent avec une extrême vitesse, dans un de ces traîneaux qui glissent comme un express sur les steppes glacées de la Sibérie.
Cependant, arrivés aux rives du Dinka, en avant de Birskoë, ils s'arrêtèrent un jour.
Michel Strogoff retrouva la place où il avait enterré le pauvre Nicolas. Une croix y fut plantée, et Nadia pria une dernière fois sur la tombe de l'humble et héroïque ami que ni l'un ni l'autre ne devaient jamais oublier.
A Omsk, la vieille Marfa les attendait dans la petite maison des Strogoff. Elle pressa dans ses bras et avec passion celle qu'elle avait déjà cent fois dans son cœur nommée sa fille. La courageuse Sibérienne eut, ce jour-là, le droit de reconnaître son fils et de se dire fière de lui.
Après quelques jours passés à Omsk, Michel et Nadia Strogoff rentrèrent en Europe, et, Wassili Fédor s'étant fixé à Saint-Pétersbourg, ni son fils ni sa fille n'eurent d'autre occasion de le quitter que pour aller voir leur vieille mère.
Le jeune courrier avait été reçu par le czar, qui l'attacha spécialement à sa personne et lui remit la croix de Saint-Georges.
Michel Strogoff arriva, par la suite, à une haute situation dans l'empire. Mais ce n'est pas l'histoire de ses succès, c'est l'histoire de ses épreuves qui méritait d'être racontée.