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Michel Strogoff: De Moscou a Irkoutsk

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CHAPITRE II

UNE ATTITUDE D'ALCIDE JOLIVET.

C'était tout un corps d'armée qu'Ivan Ogareff amenait à l'émir. Ces cavaliers et ces fantassins faisaient partie de la colonne qui s'était emparée d'Omsk. Ivan Ogareff, n'ayant pu réduire la ville haute, dans laquelle—on ne l'a point oublié—le gouverneur et la garnison avaient cherché refuge, s'était décidé à passer outre, ne voulant pas retarder les opérations qui devaient amener la conquête de la Sibérie orientale. Il avait donc laissé une garnison suffisante à Omsk. Puis, entraînant ses hordes, se renforçant en route des vainqueurs de Kolyvan, il venait faire sa jonction avec l'armée de Féofar.

Les soldats d'Ivan Ogareff s'arrêtèrent aux avant-postes du camp. Ils ne reçurent point ordre de bivouaquer. Le projet de leur chef était, sans doute, de ne pas s'arrêter, mais de se porter en avant et de gagner, dans le plus bref délai, Tomsk, ville importante, naturellement destinée à devenir le centre des opérations futures.

En même temps que ses soldats, Ivan Ogareff amenait un convoi de prisonniers russes et sibériens, capturés soit à Omsk, soit à Kolyvan. Ces malheureux ne furent pas conduits à l'enclos, déjà trop petit pour ceux qu'il contenait, et ils durent rester aux avant-postes, sans abri, presque sans nourriture. Quel sort Féofar-Khan réservait-il à ces infortunés? Les internerait-il à Tomsk, ou quelque sanglante exécution, familière aux chefs tartares, les décimerait-elle? C'était le secret du capricieux émir.

Ce corps d'armée n'était pas venu d'Omsk et de Kolyvan sans entraîner à sa suite la foule de mendiants, de maraudeurs, de marchands, de bohémiens qui forment habituellement l'arrière-garde d'une armée en marche. Tout ce monde vivait sur les pays traversés et laissait peu de chose à piller après lui. Donc, nécessité de se porter en avant, ne fût-ce que pour assurer le ravitaillement des colonnes expéditionnaires. Toute la région comprise entre les cours de l'Ichim et de l'Obi, radicalement dévastée, n'offrait plus aucune ressource. C'était un désert que les Tartares faisaient derrière eux, et les Russes ne l'auraient pas franchi sans peine.

Au nombre de ces bohémiens, accourus des provinces de l'ouest, figurait la troupe tsigane qui avait accompagné Michel Strogoff jusqu'à Perm. Sangarre était la. Cette sauvage espionne, âme damnée d'Ivan Ogareff, ne quittait pas son maître. On les a vus, tous deux, préparant leurs machinations, en Russie même, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod. Après la traversée de l'Oural, ils s'étaient séparés pour quelques jours seulement. Ivan Ogareff avait rapidement gagné Ichim, tandis que Sangarre et sa troupe se dirigeaient sur Omsk par le sud de la province.

On comprendra facilement quelle aide cette femme apportait à Ivan Ogareff. Par ses bohémiennes, elle pénétrait en tout lieu, entendant et rapportant tout. Ivan Ogareff était tenu au courant de ce qui se faisait jusque dans le cœur des provinces envahies. C'étaient cent yeux, cent oreilles, toujours ouverts pour sa cause. D'ailleurs, il payait largement cet espionnage, dont il retirait grand profit.

Sangarre, autrefois compromise dans une très-grave affaire, avait été sauvée par l'officier russe. Elle n'avait point oublié ce qu'elle lui devait et s’était donnée à lui, corps et âme. Ivan Ogareff, entré dans la voie de la trahison, avait compris quel parti il pouvait tirer de cette femme. Quelque ordre qu'il lui donnât, Sangarre l'exécutait. Un instinct inexplicable, plus impérieux encore que celui de la reconnaissance, l'avait poussée à se faire l'esclave du traître, auquel elle était attachée depuis les premiers temps de son exil en Sibérie. Confidente et complice, Sangarre, sans patrie, sans famille, s'était plu à mettre sa vie vagabonde au service des envahisseurs qu'Ivan Ogareff allait jeter sur la Sibérie. A la prodigieuse astuce naturelle à sa race, elle joignait une énergie farouche, qui ne connaissait ni le pardon ni la pitié. C'était une sauvage, digne de partager le wigwam d'un Apache ou la hutte d'un Andamien.

Depuis son arrivée à Omsk, où elle l'avait rejoint avec ses tsiganes, Sangarre n'avait plus quitté Ivan Ogareff. La circonstance qui avait mis en présence Michel et Marfa Strogoff lui était connue. Les craintes d'Ivan Ogareff, relatives au passage d'un courrier du czar, elle les savait et les partageait. Marfa Strogoff prisonnière, elle eût été femme à la torturer avec tout le raffinement d'une Peau-Rouge, afin de lui arracher son secret. Mais l'heure n'était pas venue à laquelle Ivan Ogareff voulait faire parler la vieille Sibérienne. Sangarre devait attendre, et elle attendait, sans perdre des yeux celle qu'elle espionnait à son insu, guettant ses moindres gestes, ses moindres paroles, l'observant jour et nuit, cherchant à entendre ce mot de "fils" s'échapper de sa bouche, mais déjouée jusqu'alors par l'inaltérable impassibilité de Marfa Strogoff.

Cependant, au premier éclat des fanfares, le grand maître de l'artillerie tartare et le chef des écuries de l'émir, suivis d'une brillante escorte de cavaliers usbecks, s'étaient portés au front du camp afin de recevoir Ivan Ogareff.

Lorsqu'ils furent arrivés en sa présence, ils lui rendirent les plus grands honneurs et l'invitèrent à les accompagner à la tente de Féofar-Khan.

Ivan Ogareff, imperturbable comme toujours, répondit froidement aux déférences des hauts fonctionnaires envoyés à sa rencontre. Il était très-simplement vêtu, mais, par une sorte de bravade impudente, il portait encore un uniforme d'officier russe.

Au moment où il rendait la main à son cheval pour franchir l'enceinte du camp, Sangarre, passant entre les cavaliers de l'escorte, s'approcha de lui et demeura immobile.

«Rien? demanda Ivan Ogareff.

—Rien.

—Sois patiente.

—L'heure approche-t-elle où tu forceras la vieille femme à parler?

—Elle approche, Sangarre,

—Quand la vieille femme parlera-t-elle?

—Lorsque nous serons à Tomsk.

—Et nous y serons?...

—Dans trois jours.»

Les grands yeux noirs de Sangarre jetèrent un éclat extraordinaire, et elle se retira d'un pas tranquille.

Ivan Ogareff pressa les flancs de son cheval, et, suivi de son état-major d'officiers tartares, il se dirigea vers la tente de l'émir.

Féofar-Khan attendait son lieutenant. Le conseil, composé du porteur du sceau royal, du khodja et de quelques hauts fonctionnaires, avait pris place sous la tente.

Ivan Ogareff descendit de cheval, entra, et se trouva devant l'émir.

Féofar-Khan était un homme de quarante ans, haut de stature, le visage assez pâle, les yeux méchants, la physionomie farouche. Une barbe noire, étagée par petits rouleaux, descendait sur sa poitrine. Avec son costume de guerre, cotte à mailles d'or et d'argent, baudrier étincelant de pierres précieuses, fourreau de sabre courbé comme un yatagan et serti de gemmes éblouissantes, bottes ergotées d'un éperon d'or, casque orné d'une aigrette de diamants jetant mille feux, Féofar offrait au regard l'aspect plutôt étrange qu'imposant d'un Sardanapale tartare, souverain indiscuté qui dispose à son gré de la vie et de la fortune de ses sujets, dont la puissance est sans limites, et auquel, par privilège spécial, on donne, à Boukhara, la qualification d'émir.

Au moment où Ivan Ogareff parut, les grands dignitaires demeurèrent assis sur leurs coussins festonnés d'or; mais Féofar se leva d'un riche divan qui occupait le fond de la tente, dont le sol disparaissait sous l'épaisse moquette d'un tapis boukharien.

L'émir s'approcha d'Ivan Ogareff et lui donna un baiser, à la signification duquel il n'y avait pas à se méprendre. Ce baiser faisait du lieutenant le chef du conseil et le plaçait temporairement au-dessus du khodja.

Puis, Féofar, s'adressant à Ivan Ogareff: «Je n'ai point à t'interroger, dit-il, parle, Ivan. Tu ne trouveras ici que des oreilles bien disposées à t'entendre.

—Takhsir [C'est l'équivalent du nom de «Sire», qui est donné aux sultans de Boukhara], répondit Ivan Ogareff, voici ce que j'ai à te faire connaître.»

Ivan Ogareff s'exprimait en tartare, et donnait à ses phrases la tournure emphatique qui distingue le langage des Orientaux.

«Takhsir, le temps n'est pas aux inutiles paroles. Ce que j'ai fait, à la tête de tes troupes, tu le sais. Les lignes de l'Ichim et de l'Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliers turcomans peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenues tartares. Les hordes kirghises se sont soulevées à la voix de Féofar-Khan, et la principale route sibérienne t'appartient depuis Ichim jusqu'à Tomsk. Tu peux donc pousser tes colonnes aussi bien vers l'orient où le soleil se lève, que vers l'occident où il se couche.

—Et si je marche avec le soleil? demanda l'émir, qui écoutait sans que son visage trahit aucune de ses pensées.

—Marcher avec le soleil, répondit Ivan Ogareff, c'est te jeter vers l'Europe, c'est conquérir rapidement les provinces sibériennes de Tobolsk jusqu'aux montagnes de l'Oural.

—Et si je vais au-devant de ce flambeau du ciel?

—C'est soumettre à la domination tartare, avec Irkoutsk, les plus riches contrées de l'Asie centrale.

—Mais, les armées du sultan de Pétersbourg? dit Féofar-Khan, en désignant par ce titre bizarre l'empereur de Russie.

—Tu n'as rien à en craindre, ni au levant ni au couchant, répondit Ivan Ogareff. L'invasion a été soudaine, et, avant que l'armée russe ait pu les secourir, Irkoutsk ou Tobolsk seront tombées en ton pouvoir. Les troupes du czar ont été écrasées à Kolyvan, comme elles le seront partout où les tiens lutteront contre ces soldats insensés de l'Occident.

—Et quel avis t'inspire ton dévouement à la cause tartare? demanda l'émir, après quelques instants de silence.

—Mon avis, répondit vivement Ivan Ogareff, c'est de marcher au devant du soleil! C'est de donner l'herbe des steppes orientales à dévorer aux chevaux turcomans! C'est de prendre Irkoutsk, la capitale des provinces de l'est, et, avec elle, l'otage dont la possession vaut toute une contrée. Il faut que, à défaut du czar, le grand-duc son frère tombe entre tes mains.»

C'était là le suprême résultat que poursuivait Ivan Ogareff. On l'eût pris, à l'entendre, pour l'un de ces cruels descendants de Stepan Razine, le célèbre pirate qui ravagea la Russie méridionale au XVIIIe siècle. S'emparer du grand-duc, le frapper sans pitié, c'était pleine satisfaction donnée à sa haine! En outre, la prise d'Irkoutsk faisait passer immédiatement sous la domination tartare toute la Sibérie orientale.

«Il sera fait ainsi, Ivan, répondit Féofar.

—Quels sont tes ordres, Takhsir?

—Aujourd'hui même, notre quartier général sera transporté à Tomsk.»

Ivan Ogareff s'inclina, et, suivi du housch-bégui, il se retira pour faire exécuter les ordres de l'émir.

Au moment où il allait monter à cheval, afin de regagner les avant-postes, un certain tumulte se produisit à quelque distance, dans la partie du camp affectée aux prisonniers. Des cris se firent entendre, et deux ou trois coups de fusil éclatèrent. Etait-ce une tentative de révolte ou d'évasion qui allait être sommairement réprimée?

Ivan Ogareff et le housch-bégui firent quelques pas en avant, et, presque aussitôt, deux hommes, que des soldats ne pouvaient retenir, parurent devant eux.

Le housch-bégui, sans plus d'information, fit un geste qui était un ordre de mort, et la tête de ces deux prisonniers allait rouler à terre, lorsqu'Ivan Ogareff dit quelques mots qui arrêtèrent le sabre déjà levé sur eux.

Le Russe avait reconnu que ces prisonniers étaient étrangers, et il donna l'ordre qu'on les lui amenât.

C'étaient Harry Blount et Alcide Jolivet.

Dès l'arrivée d'Ivan Ogareff au camp, ils avaient demandé à être conduits en sa présence. Les soldats avaient refusé. De là, lutte, tentative de fuite, coups de fusil qui n'atteignirent heureusement point les deux journalistes, mais leur exécution ne se fût point fait attendre, n'eût été l'intervention du lieutenant de l'émir.

Celui-ci examina pendant quelques moments ces prisonniers, qui lui étaient absolument inconnus. Ils étaient présents, cependant, à cette scène du relais de poste d'Ichim, dans laquelle Michel Strogoff fut frappé par Ivan Ogareff; mais le brutal voyageur n'avait point fait attention aux personnes réunies alors dans la salle commune.

Harry Blount et Alcide Jolivet, au contraire, le reconnurent parfaitement, et celui-ci dit à mi-voix:

«Tiens! Il parait que le colonel Ogareff et le grossier personnage d'Ichim ne font qu'un!»

Puis, il ajouta à l'oreille de son compagnon:

«Exposez notre affaire, Blount. Vous me rendrez service. Ce colonel russe au milieu d'un camp tartare me dégoûte, et bien que, grâce à lui, ma tête soit encore sur mes épaules, mes yeux se détourneraient avec mépris plutôt que de le regarder en face!»

Et cela dit, Alcide Jolivet affecta la plus complète et la plus hautaine indifférence.

Ivan Ogareff comprit-il ce que l'attitude du prisonnier avait d'insultant pour lui? En tout cas, il n'en laissa rien paraître.

«Qui êtes-vous, messieurs? demanda-t-il en russe d'un ton très-froid, mais exempt de sa rudesse habituelle.

—Deux correspondants de journaux anglais et français, répondit laconiquement Harry Blount.

—Vous avez sans doute des papiers qui vous permettent d'établir votre identité?

—Voici des lettres qui nous accréditent en Russie près des chancelleries anglaise et française.»

Ivan Ogareff prit les lettres que lui tendait Harry Blount, et il les lut avec attention. Puis:

«Vous demandez, dit-il, l'autorisation de suivre nos opérations militaires en Sibérie?

—Nous demandons à être libres, voilà tout, répondit sèchement le correspondant anglais.

—Vous l'êtes, messieurs, répondit Ivan Ogareff, et je serai curieux de lire vos chroniques dans le Daily-Telegraph.

—Monsieur, répliqua Harry Blount avec le flegme le plus imperturbable, c'est six pence le numéro, les frais de poste en sus.»

Et, là-dessus, Harry Blount se retourna vers son compagnon, qui parut approuver complètement sa réponse.

Ivan Ogareff ne sourcilla pas, et, enfourchant son cheval, il prit la tête de son escorte et disparut bientôt dans un nuage de poussière.

«Eh bien, monsieur Jolivet, que pensez-vous du colonel Ivan Ogareff, général en chef des troupes tartares? demanda Harry Blount.

—Je pense, mon cher confrère, répondit en souriant Alcide Jolivet, que cet housch-bégui a eu un bien beau geste, quand il a donné l'ordre de nous couper la tête!»

Quoi qu'il en soit et quel que fût le motif qui eût porté Ivan Ogareff à agir ainsi à l'égard des deux journalistes, ceux-ci étaient libres et ils pouvaient parcourir à leur gré le théâtre de la guerre. Aussi, leur intention était-elle bien de ne point abandonner la partie. L'espèce d'antipathie qu'ils ressentaient autrefois l'un pour l'autre avait fait place à une amitié sincère. Rapprochés par les circonstances, ils ne songeaient plus à se séparer. Les mesquines questions de rivalité étaient à jamais éteintes. Harry Blount ne pouvait plus oublier ce qu'il devait à son compagnon, lequel ne cherchait aucunement à s'en souvenir, et en somme, ce rapprochement, facilitant les opérations de reportage, devait tourner à l'avantage de leurs lecteurs.

«Et maintenant, demanda Harry Blount, qu'est-ce que nous allons faire de notre liberté?

—En abuser, parbleu! répondit Alcide Jolivet, et aller tranquillement à Tomsk voir ce qui s'y passe.

—Jusqu'au moment, très-prochain, je l'espère, où nous pourrons rejoindre quelque corps russe?...

—Comme vous dites, mon cher Blount! Il ne faut pas trop se tartariser! Le beau rôle est encore à ceux dont les armes civilisent, et il est évident que les peuples de l'Asie centrale auraient tout à perdre et absolument rien à gagner à cette invasion, mais les Russes sauront bien la repousser. Ce n'est qu'une affaire de temps!»

Cependant, l'arrivée d'Ivan Ogareff, qui venait de rendre à la liberté Alcide Jolivet et Harry Blount, était au contraire un grave péril pour Michel Strogoff. Que le hasard vînt à mettre le courrier du czar en présence d'Ivan Ogareff, celui-ci ne pourrait manquer de le reconnaître pour le voyageur qu'il avait si brutalement traité au relais d'Ichim, et bien que Michel Strogoff n'eût pas répondu à l'insulte comme il l'eût fait en toute autre circonstance, l'attention aurait été attirée sur lui,—ce qui eût rendu difficile l'exécution de ses projets.

Là était le côté fâcheux de la présence d'Ivan Ogareff. Toutefois, une conséquence heureuse de son arrivée, ce fut l'ordre qui fut donné de lever le camp le jour même et de transporter à Tomsk le quartier général.

C'était l'accomplissement du plus vif désir de Michel Strogoff. Son intention, on le sait, était d'atteindre Tomsk, confondu avec les autres prisonniers, c'est-à-dire sans risquer de tomber entre les mains des éclaireurs qui fourmillaient aux approches de cette importante ville. Cependant, par suite de l'arrivée d'Ivan Ogareff, et dans la crainte d'être reconnu de lui, il dut se demander s'il ne conviendrait pas de renoncer à ce premier projet et de tenter de s'échapper pendant le voyage.

Michel Strogoff allait sans doute s'arrêter à ce dernier parti, lorsqu'il apprit que Féofar-Khan et Ivan Ogareff étaient déjà partis pour la ville à la tête de quelques milliers de cavaliers.

«J'attendrai donc, se dit-il, à moins qu'il ne se présente quelque occasion exceptionnelle de fuir. Les mauvaises chances sont nombreuses en deçà de Tomsk, tandis qu'au delà les bonnes s'accroîtront, puisque j'aurai, en quelques heures, dépassé les postes tartares les plus avancés dans l'est. Encore trois jours de patience, et que Dieu me vienne en aide!»

C'était, en effet, un voyage de trois jours que les prisonniers, sous la surveillance d'un nombreux détachement de Tartares, devaient faire à travers la steppe. En effet, cent cinquante verstes séparaient le camp de la ville. Voyage facile pour les soldats de l'émir, qui ne manquaient de rien, mais pénible pour des malheureux, affaiblis par les privations. Plus d'un cadavre devait jalonner cette portion de la route sibérienne!

Ce fut à deux heures de l'après-midi, ce 12 août, par une température fort élevée et sous un ciel sans nuages, que le toptschi-baschi donna l'ordre de départ.

Alcide Jolivet et Harry Blount, ayant acheté des chevaux, avaient déjà pris la route de Tomsk, où la logique des événements allait réunir les principaux personnages de cette histoire.

Au nombre des prisonniers amenés par Ivan Ogareff au camp tartare, était une vieille femme que sa taciturnité même semblait mettre à part au milieu de toutes celles qui partageaient son sort. Pas une plainte ne sortait de ses lèvres. On eût dit une statue de la douleur. Cette femme, presque toujours immobile, plus étroitement gardée qu'aucune autre, était, sans qu'elle parût s'en douter ou s'en soucier, observée par la tsigane Sangarre. Malgré son âge, elle avait dû suivre à pied le convoi des prisonniers, sans qu'aucun adoucissement eût été apporté à ses misères.

Toutefois, quelque providentiel dessein avait placé à ses côtés un être courageux, charitable, fait pour la comprendre et l'assister. Parmi ses compagnes d'infortune, une jeune fille, remarquable par sa beauté et par une impassibilité qui ne le cédait en rien à celle de la Sibérienne, semblait s'être donné la tâche de veiller sur elle. Aucune parole n'avait été échangée entre les deux captives, mais la jeune fille se trouvait toujours à point nommé auprès de la vieille femme, quand son secours pouvait lui être utile. Celle-ci n'avait pas tout d'abord accepté sans méfiance les soins muets de cette inconnue. Peu à peu, cependant, l'évidente droiture du regard de cette jeune fille, sa réserve et la mystérieuse sympathie qu'une communauté de douleurs établit entre d'égales infortunes, avaient eu raison de la froideur hautaine de Marfa Strogoff. Nadia—car c'était elle—avait pu ainsi, sans la connaître, rendre à la mère les soins qu'elle-même avait reçus de son fils. Son instinctive bonté l'avait doublement bien inspirée. En se vouant à la servir, Nadia assurait à sa jeunesse et à sa beauté la protection de l'âge de la vieille prisonnière. Au milieu de cette foule d'infortunés, aigris par les souffrances, ce groupe silencieux de deux femmes, dont l'une semblait être l'aïeule, l'autre la petite-fille, imposait à tous une sorte de respect.

Nadia, après avoir été enlevée par les éclaireurs tartares sur les barques de l'Irtyche, avait été conduite à Omsk. Retenue prisonnière dans la ville, elle partagea le sort de tous ceux que la colonne d'Ivan Ogareff avait capturés jusqu'alors, et, par conséquent, celui de Marfa Strogoff.

Nadia, si elle eût été moins énergique, aurait succombé à ce double coup qui venait de la frapper. L'interruption de son voyage, la mort de Michel Strogoff l'avaient à la fois désespérée et révoltée. Éloignée à jamais peut-être de son père, après tant d'efforts déjà heureux qui l'en avaient rapprochée, et, pour comble de douleur, séparée de l'intrépide compagnon que Dieu même semblait avoir mis sur sa route pour la conduire au but, elle avait à la fois et du même coup tout perdu. L'image de Michel Strogoff, atteint sous ses yeux d'un coup de lance et disparaissant dans les eaux de l'Irtyche, ne quittait plus sa pensée. Un tel homme avait-il bien pu mourir ainsi? Pour qui Dieu réservait-il ses miracles, si ce juste, qu'un noble dessein poussait à coup sur, avait pu être si misérablement arrêté dans sa marche? Quelquefois la colère l'emportait sur la douleur. La scène de l'affront si étrangement subi par son compagnon au relais d'Ichim lui revenait à la mémoire. Son sang bouillait à ce souvenir.

«Qui vengera ce mort qui ne peut plus se venger lui-même?» se disait-elle.

Et dans son cœur, la jeune fille, s'adressant à Dieu même, s'écriait:

«Seigneur, faites que ce soit moi!»

Si encore, avant de mourir, Michel Strogoff lui avait confié son secret, si, toute femme, tout enfant qu'elle était, elle eût pu mener à bonne fin la tâche interrompue de ce frère que Dieu n'aurait pas dû lui donner, puisqu'il devait sitôt le lui reprendre!...

Absorbée dans ces pensées, on comprend que Nadia fût demeurée comme insensible aux misères mêmes de sa captivité.

C'était alors que le hasard l'avait, sans qu'elle pût en avoir le moindre soupçon, réunie à Marfa Strogoff. Comment aurait-elle pu imaginer que cette vieille femme, prisonnière comme elle, fût la mère de son compagnon, qui n'avait jamais été pour elle que le marchand Nicolas Korpanoff? Et, de son côté, comment Marfa aurait-elle pu deviner qu'un lien de reconnaissance rattachait cette jeune inconnue à son fils?

Ce qui frappa d'abord Nadia dans Marfa Strogoff, ce fut une sorte de conformité secrète dans la façon dont chacune, de son côté, subissait sa dure condition. Cette indifférence stoïque de la vieille femme aux douleurs matérielles de leur vie quotidienne, ce mépris des souffrances du corps, Marfa ne pouvait les puiser que dans une douleur morale égale à la sienne. Voilà ce que pensait Nadia, et elle ne se trompait pas. Ce fut donc une sympathie instinctive pour cette part de ses misères que Marfa Strogoff ne montrait pas, qui poussa tout d'abord Nadia vers elle. Cette façon de supporter son mal allait à l'âme fière de la jeune fille. Elle ne lui offrit pas ses services, elle les lui donna. Marfa n'eut ni à refuser ni à accepter. Dans les passages difficiles de la route, la jeune fille était là et l'aidait de son bras. Aux heures des distributions de vivres, la vieille femme n'eût pas bougé, mais Nadia partageait avec elle son insuffisante nourriture, et c'est ainsi que ce pénible voyage s'était opéré pour l'une en même temps que pour l'autre. Grâce à sa jeune compagne, Marfa Strogoff put suivre les soldats qui convoyaient la troupe des prisonniers sans être attachée à l'arçon d'une selle, comme tant d'autres malheureuses, ainsi traînées sur ce chemin de douleur.

«Que Dieu te récompense, ma fille, de ce que tu fais pour mes vieux ans!» lui dit une fois Marfa Strogoff, et cela avait été, pendant quelque temps, la seule parole prononcée entre les deux infortunées.

Durant ces quelques jours, qui leur parurent longs comme des siècles, la vieille femme et la jeune fille—il le semblait du moins—auraient dû être amenées à causer de leur situation réciproque. Mais Marfa Strogoff, par une circonspection facile à comprendre, n'avait parlé, et encore avec une grande brièveté, que d'elle-même. Elle n'avait fait aucune allusion ni à son fils ni à la funeste rencontre qui les avait mis face à face.

Nadia, elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobre de toute parole inutile. Cependant, un jour, sentant qu'elle avait devant elle une âme simple et haute, son cœur avait débordé, et elle avait raconté, sans en rien cacher, tous les événements qui s'étaient accomplis depuis son départ de Wladimir jusqu'à la mort de Nicolas Korpanoff. Ce qu'elle dit de son jeune compagnon intéressa vivement la vieille Sibérienne.

«Nicolas Korpanoff! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas! Je ne sais qu'un homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dont une telle conduite ne m'eût pas étonnée! Nicolas Korpanoff, était-ce bien son nom? En es-tu sûre, ma fille?

—Pourquoi m'aurait-il trompée sur ce point, répondit Nadia, lui qui ne m'a trompée sur aucun autre?»

Cependant, mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogoff faisait à Nadia questions sur questions.

«Tu m'as dit qu'il était intrépide, ma fille! Tu m'as prouvé qu'il l'avait été! dit-elle.

—Oui, intrépide! répondit Nadia.

—C'est bien ainsi qu'eut été mon fils,» se répétait Marfa Strogoff à part elle.

Puis elle reprenait:

«Tu m'as dit encore que rien ne l'arrêtait, que rien ne l'étonnait, qu'il était si doux dans sa force même, que tu avais une sœur aussi bien qu'un frère en lui, et qu'il a veillé sur toi comme une mère?

—Oui, oui! dit Nadia. Frère, sœur, mère, il a été tout pour moi!

—Et aussi un lion pour te défendre?

—Un lion, en vérité! répondit Nadia. Oui, un lion, un héros!

—Mon fils, mon fils! pensait la vieille Sibérienne.

—Mais tu dis, cependant, qu'il a supporté un terrible affront dans cette maison de poste d'Ichim?

—Il l'a supporté! répondit Nadia en baissant la tête.

—Il l'a supporté? murmura Maria Strogoff, frémissante.

—Mère! mère! s'écria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait là un secret, un secret dont Dieu seul, à l'heure qu'il est, est le juge!

—Et, dit Marfa, relevant la tête et regardant Nadia comme si elle eût voulu lire jusqu'au plus profond de son âme, dans cette heure d'humiliation, ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l'as méprisé?

—Je l'ai admiré sans le comprendre! répondit la jeune fille. Je ne l'ai jamais senti plus digne de respect!»

La vieille femme se tut un instant.

«Il était grand? demanda-t-elle.

—Très-grand.

—Et très-beau, n'est-ce pas? Allons, parle, ma fille.

—Il était très beau, répondit Nadia toute rougissante.

—C'était mon fils! Je te dis que c'était mon fils! s'écria la vieille femme en embrassant Nadia.

—Ton fils! répondit Nadia tout interdite, ton fils!

—Allons! dit Marfa, va jusqu'au bout, mon enfant! Ton compagnon, ton ami, ton protecteur, il avait une mère! Est-ce qu'il ne t'aurait jamais parlé de sa mère?

—De sa mère? dit Nadia. Il m'a parlé de sa mère comme je lui ai parlé de mon père, souvent, toujours! Cette mère, il l'adorait!

—Nadia, Nadia! Tu viens de me raconter l'histoire même de mon fils,» dit la vieille femme.

Et elle ajouta impétueusement:

«Ne devait-il donc pas la voir en passant à Omsk, cette mère que tu dis qu'il aimait?

—Non, répondit Nadia, non, il ne le devait pas.

—Non? s'écria Marfa. Tu as osé me dire non?

—Je te l'ai dit, mais il me reste à t'apprendre que, pour des motifs qui devaient remporter sur tout, des motifs que je ne connais pas, j'ai cru comprendre que Nicolas Korpanoff devait traverser le pays dans le plus absolu secret. C'était pour lui une question de vie et de mort, et, mieux encore, une question de devoir et d'honneur.

—De devoir, en effet, de devoir impérieux, dit la vieille Sibérienne, de ceux auxquels on sacrifie tout, pour l'accomplissement desquels on refuse tout, même la joie de venir donner un baiser, le dernier peut-être, à sa vieille mère! Tout ce que tu ne sais pas, Nadia, tout ce que je ne savais pas moi-même, je le sais à l'heure qu'il est! Tu m'as tout fait comprendre! Mais la lumière que tu as jetée au plus profond des ténèbres de mon cœur, cette lumière, je ne puis la faire entrer dans le tien. Le secret de mon fils, Nadia, puisqu'il ne te l'a pas dit, il faut que je le lui garde! Pardonne-moi, Nadia! Le bien que tu m'as fait, je ne puis te le rendre!

—Mère, je ne vous demande rien,» répondit Nadia.

Tout s'était expliqué ainsi pour la vieille Sibérienne, tout, jusqu'à l'inexplicable conduite de son fils à son égard, dans l'auberge d'Omsk, en présence des témoins de leur rencontre. Il n'y avait plus à douter que le compagnon de la jeune fille n'eût été Michel Strogoff, et qu'une mission secrète, quelque importante dépêche à porter à travers la contrée envahie, ne l'obligeât à cacher sa qualité de courrier du czar.

«Ah! mon brave enfant, pensa Marfa Strogoff. Non! Je ne te trahirai pas, et les tortures ne m'arracheront jamais l'aveu que c'est bien toi que j'ai vu à Omsk!»

Marfa Strogoff aurait pu, d'un mot, payer Nadia de tout son dévouement pour elle. Elle aurait pu lui apprendre que son compagnon, Nicolas Korpanoff, ou plutôt Michel Strogoff, n'avait pas péri dans les eaux de l'Irtyche, puisque c'était quelques jours après cet incident qu'elle l'avait rencontré, qu'elle lui avait parlé!...

Mais elle se contint, elle se tut, et se borna à dire:

«Espère, mon enfant! Le malheur ne s'acharnera pas toujours sur toi! Tu reverras ton père, j'en ai le pressentiment, et, peut-être, celui qui te donnait le nom de sœur n'est-il pas mort! Dieu ne peut pas permettre que ton brave compagnon ait péri!... Espère, ma fille! espère! Fais comme moi! Le deuil que je porte n'est pas encore celui de mon fils!».

CHAPITRE III

COUP POUR COUP.

Telle était maintenant la situation de Marfa Strogoff et de Nadia l'une vis-à-vis de l'autre. La vieille Sibérienne avait tout compris, et si la jeune fille ignorait que son compagnon tant regretté vécût encore, elle savait, du moins, ce qu'il était à celle dont elle avait fait sa mère, et elle remerciait Dieu de lui avoir donné cette joie de pouvoir remplacer auprès de la prisonnière le fils qu'elle avait perdu.

Mais ce que ni l'une ni l'autre ne pouvaient savoir, c'est que Michel Strogoff, pris à Kolyvan, faisait partie du même convoi et qu'il était dirigé sur Tomsk avec elles.

Les prisonniers amenés par Ivan Ogareff avaient été réunis à ceux que l'émir gardait déjà au camp tartare. Ces malheureux, Russes ou Sibériens, militaires ou civils, étaient au nombre de quelques milliers, et ils formaient une colonne qui s'étendait sur une longueur de plusieurs verstes. Parmi eux, il en était qui, considérés comme plus dangereux, avaient été attachés par des menottes à une longue chaîne. Il y avait aussi des femmes, des enfants, liés ou suspendus aux pommeaux des selles, et impitoyablement traînés sur les routes! On les poussait tous comme un bétail humain. Les cavaliers qui les escortaient les obligeaient à garder un certain ordre, et il n'y avait de retardataires que ceux qui tombaient pour ne plus se relever.

De cette disposition, il était résulté ceci: c'est que Michel Strogoff, rangé dans les premiers rangs de ceux qui avaient quitté le camp tartare, c'est-à-dire parmi les prisonniers de Kolyvan, ne devait pas être mêlé aux prisonniers venus d'Omsk en dernier lieu. Il ne pouvait donc soupçonner dans ce convoi la présence de sa mère et de Nadia, pas plus que celles-ci ne pouvaient soupçonner la sienne.

Ce voyage, du camp à Tomsk, fait dans ces conditions, sous le fouet des soldats, fut mortel pour un grand nombre, terrible pour tous. On allait à travers la steppe, sur une route rendue plus poussiéreuse encore par le passage de l'émir et de son avant-garde. Ordre avait été donné de marcher vite. Les haltes, très-courtes, étaient rares. Ces cent cinquante verstes à franchir sous un soleil ardent, si rapidement qu'elles fussent parcourues, devaient sembler interminables!

C'est une contrée stérile que celle qui s'étend sur la droite de l'Obi jusqu'à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk, dont l'orientation est nord et sud. A peine quelques buissons maigres et brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l'immense plaine. Il n'y a pas de culture, parce qu'il n'y a pas d'eau, et c'est l'eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par une marche pénible. Pour trouver un affluent, il eût fallu se porter d'une cinquantaine de verstes dans l'est, jusqu'au pied même du contrefort qui détermine le partage des eaux entre les bassins de l'Obi et de l'Yeniseï. Là, coule le Tom, petit affluent de l'Obi, qui passe à Tomsk avant de se perdre dans une des grandes artères du nord. Là, l'eau eût été abondante, la steppe moins aride, la température moins ardente. Mais les plus étroites prescriptions avaient été données aux chefs du convoi de gagner Tomsk par le plus court, car l'émir pouvait toujours craindre d'être pris de flanc et coupé par quelque colonne russe qui fût descendue des provinces du nord. Or, la grande route sibérienne ne côtoyait pas les rives du Tom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une petite bourgade nommée Zabédiero, et il fallait suivre la grande route sibérienne.

Il est inutile de s'appesantir sur les souffrances de tant de malheureux prisonniers. Plusieurs centaines tombèrent sur la steppe, et leurs cadavres y devaient rester jusqu'au moment où les loups, ramenés par l'hiver, en dévoreraient les derniers ossements.

De même que Nadia était toujours là, prête à secourir la vieille Sibérienne, de même Michel Strogoff, libre de ses mouvements, rendait à des compagnons d'infortune plus faibles que lui tous les services que sa situation lui permettait. Il encourageait les uns, il soutenait les autres, il se prodiguait, il allait et venait, jusqu'à ce que la lance d'un cavalier l'obligeât à reprendre sa place au rang qui lui était assigné.

Pourquoi ne cherchait-il pas à fuir? C'est que son projet était bien arrêté, maintenant, de ne se lancer à travers la steppe que lorsqu'elle serait sûre pour lui. Il s'était entêté dans cette idée d'aller jusqu'à Tomsk «aux frais de l'émir», et, en somme, il avait raison. A voir les nombreux détachements qui battaient la plaine sur les flancs du convoi, tantôt au sud, tantôt au nord, il était évident qu'il n'eût pas fait deux verstes sans avoir été repris. Les cavaliers tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu'ils sortissent de terre, comme ces insectes nuisibles qu'une pluie d'orage fait fourmiller à la surface du sol. En outre, la fuite dans ces conditions eût été extrêmement difficile, sinon impossible. Les soldats de l'escorte déployaient une extrême vigilance, car il y allait pour eux de la tête, si leur surveillance eût été mise en défaut.

Enfin, le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit la petite bourgade de Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk. En cet endroit, la route rejoignait le cours du Tom.

Le premier mouvement des prisonniers eût été de se précipiter dans les eaux de cette rivière; mais leurs gardiens ne leur permirent pas de rompre les rangs avant que la halte fût organisée. Bien que le courant du Tom fût presque torrentiel à cette époque, il pouvait favoriser la fuite de quelque audacieux ou de quelque désespéré, et les plus sévères mesures de vigilance allaient être prises. Des barques, réquisitionnées à Zabédiero, furent embossées sur le Tom et formèrent un chapelet d'obstacles impossible à franchir. Quant à la ligne du campement, appuyée aux premières maisons de la bourgade, elle fut gardée par un cordon de sentinelles impossible à briser.

Michel Strogoff, qui aurait pu songer dès ce moment à se jeter dans la steppe, comprit, après avoir soigneusement observé la situation, que ses projets de fuite étaient presque inexécutables dans ces conditions, et, ne voulant rien compromettre, il attendit.

Cette nuit là tout entière, les prisonniers devaient camper sur les bords du Tom. L'émir, en effet, avait remis au lendemain l'installation de ses troupes à Tomsk. Il avait été décidé qu'une fête militaire marquerait l'inauguration du quartier général tartare dans cette importante cité. Féofar-Khan en occupait déjà la forteresse, mais le gros de son armée bivouaquait sous les murs, attendant le moment d'y faire une entrée solennelle.

Ivan Ogareff avait laissé l'émir à Tomsk, où tous deux étaient arrivés la veille, et il était revenu au campement de Zabédiero. C'est de ce point qu'il devait partir le lendemain avec l'arrière-garde de l'armée tartare. Une maison avait été disposée pour qu'il pût y passer la nuit. Au soleil levant, sous son commandement, cavaliers et fantassins se dirigeraient sur Tomsk, où l'émir voulait les recevoir avec la pompe habituelle aux souverains asiatiques.

Dès que la halte eut été organisée, les prisonniers, brisés par ces trois jours de voyage, en proie à une soif ardente, purent se désaltérer enfin et prendre un peu de repos.

Le soleil était déjà couché, mais l'horizon s'éclairait encore des lueurs crépusculaires, lorsque Nadia, soutenant Marfa Strogoff, arriva sur les bords du Tom. Toutes deux n'avaient pu, jusqu'alors, percer les rangs de ceux qui encombraient la berge, et elles venaient boire à leur tour.

La vieille Sibérienne se pencha sur ce courant frais, et Nadia, y plongeant sa main, la porta aux lèvres de Marfa. Puis elle se rafraîchit à son tour. Ce fut la vie que la vieille femme et la jeune fille retrouvèrent dans ces eaux bienfaisantes.

Soudain, Nadia, au moment de quitter la rive, se redressa. Un cri involontaire venait de lui échapper.

Michel Strogoff était là, à quelques pas d'elle! C'était lui!... Les dernières lueurs du jour l'éclairaient encore!

Au cri de Nadia, Michel Strogoff avait tressailli.... Mais il eut assez d'empire sur lui-même pour ne pas prononcer un mot qui pût le compromettre.

Et cependant, en même temps que Nadia, il avait reconnu sa mère!...

Michel Strogoff, à cette rencontre inattendue, ne se sentant plus maître de lui, porta la main à ses yeux et s'éloigna aussitôt.

Nadia s'était élancée instinctivement pour le rejoindre, mais la vieille Sibérienne lui murmura ces mots à l'oreille:

«Reste, ma fille!

—C'est lui! répondit Nadia d'une voix coupée par l'émotion. Il vit, mère! c'est lui!

—C'est mon fils, répondit Marfa Strogoff, c'est Michel Strogoff, et tu vois que je ne fais pas un pas vers lui! Imite-moi, ma fille!»

Michel Strogoff venait d'éprouver l'une des plus violentes émotions qu'il soit donné à un homme de ressentir. Sa mère et Nadia étaient là. Ces deux prisonnières, qui se confondaient presque dans son cœur, Dieu les avait poussées l'une vers l'autre en cette commune infortune! Nadia savait-elle donc qui il était? Non, car il avait vu le geste de Marfa Strogoff, la retenant au moment où elle allait s'élancer vers lui! Marfa Strogoff avait donc tout compris et gardé son secret.

Pendant cette nuit, Michel Strogoff fut vingt fois sur le point de chercher à rejoindre sa mère, mais il comprit qu'il devait résister à cet immense désir de la serrer dans ses bras, de presser encore une fois la main de sa jeune compagne! La moindre imprudence pouvait le perdre. Il avait juré, d'ailleurs, de ne pas voir sa mère... il ne la verrait pas, volontairement! Une fois arrivé à Tomsk, puisqu'il ne pouvait fuir cette nuit même, il se jetterait à travers la steppe sans même avoir embrassé les deux êtres en qui se résumait toute sa vie et qu'il laissait exposés à tant de périls!

Michel Strogoff pouvait donc espérer que cette nouvelle rencontre au campement de Zabédiero n'aurait de conséquence fâcheuse, ni pour sa mère, ni pour lui. Mais il ne savait pas que certains détails de cette scène, si rapidement qu'elle se fût passée, venaient d'être surpris par Sangarre, l'espionne d'Ivan Ogareff.

La tsigane était la, à quelques pas, sur la berge, épiant comme toujours la vieille Sibérienne, et sans que celle-ci s'en doutât. Elle n'avait pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait déjà disparu lorsqu'elle se retourna; mais le geste de la mère, retenant Nadia, ne lui avait pas échappé, et un éclair des yeux de Marfa venait de tout lui apprendre.

Il était désormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff, le courrier du czar, se trouvait en ce moment, à Zabédiero, au nombre des prisonniers d'Ivan Ogareff!

Sangarre ne le connaissait pas, mais elle savait qu'il était là! Elle ne chercha donc pas à le découvrir, ce qui eût été impossible dans l'ombre et au milieu de cette nombreuse foule.

Quant à espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c'était également inutile. Il était évident que ces deux femmes se tiendraient sur leurs gardes, et il serait impossible de rien surprendre qui fût de nature à compromettre le courrier du czar.

La tsigane n'eut donc plus qu'une pensée: prévenir Ivan Ogareff. Elle quitta donc aussitôt le campement.

Un quart d'heure après, elle arrivait à Zabédiero et était introduite dans la maison qu'occupait le lieutenant de l'émir.

Ivan Ogareff reçut immédiatement la tsigane.

«Que me veux-tu, Sangarre? lui demanda-t-il.

—Le fils de Marfa Strogoff est au campement, répondit Sangarre.

—Prisonnier?

—Prisonnier!

—Ah! s'écria Ivan Ogareff, je saurai....

—Tu ne sauras rien, Ivan, répondit la tsigane, car tu ne le connais même pas!

—Mais tu le connais, toi! Tu l'as vu, Sangarre!

—Je ne l'ai pas vu, mais j'ai vu sa mère se trahir par un mouvement qui m'a tout appris.

—Ne te trompes-tu pas?

—Je ne me trompe pas.

—Tu sais l'importance que j'attache à l'arrestation de ce courrier, dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a été remise à Moscou parvient à Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, le grand-duc sera sur ses gardes, et je ne pourrai arriver à lui! Cette lettre, il me la faut donc à tout prix! Or, tu viens me dire que le porteur de cette lettre est en mon pouvoir! Je te le répète, Sangarre, ne te trompes-tu pas?»

Ivan Ogareff avait parlé avec une grande animation. Son émotion témoignait de l'extrême importance qu'il attachait à la possession de cette lettre. Sangarre ne fut aucunement troublée de l'insistance avec laquelle Ivan Ogareff précisa de nouveau sa demande.

«Je ne me trompe pas, Ivan, répondit-elle.

—Mais, Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers de prisonniers, et tu dis que tu ne connais pas Michel Strogoff!

—Non, répondit la tsigane, dont le regard s'imprégna d'une joie sauvage, je ne le connais pas, moi, mais sa mère le connaît! Ivan, il faudra faire parler sa mère!

—Demain, elle parlera!» s'écria Ivan Ogareff.

Puis, il tendit sa main à la tsigane, et celle-ci la baisa, sans que dans cet acte de respect, habituel aux races du Nord, il y eût rien de servile.

Sangarre rentra au campement. Elle retrouva la place occupée par Nadia et Marfa Strogoff, et passa la nuit à les observer toutes deux. La vieille femme et la jeune fille ne dormirent pas, bien que la fatigue les accablât. Trop d'inquiétudes devaient les tenir éveillées. Michel Strogoff était vivant, mais prisonnier comme elles! Ivan Ogareff le savait-il, et, s'il ne le savait pas, ne viendrait-il pas à l'apprendre? Nadia était tout à cette pensée, que son compagnon vivait, lui qu'elle avait cru mort! Mais Marfa Strogoff voyait plus loin dans l'avenir, et si elle faisait bon marché d'elle-même, elle avait raison de tout craindre pour son fils.

Sangarre, qui s'était glissée dans l'ombre jusqu'auprès de ces deux femmes, resta à cette place pendant plusieurs heures, prêtant l'oreille.... Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctif de prudence, pas un mot ne fut échangé entre Nadia et Marfa Strogoff.

Le lendemain 16 août, vers dix heures du matin, d'éclatantes fanfares retentirent à la lisière du campement. Les soldats tartares se mirent immédiatement sous les armes.

Ivan Ogareff, après avoir quitté Zabédiero, arrivait au milieu d'un nombreux état-major d'officiers tartares. Son visage était plus sombre que d'habitude, et ses traits contractés indiquaient en lui une sourde colère, qui ne cherchait qu'une occasion d'éclater.

Michel Strogoff, perdu dans un groupe de prisonniers, vit passer cet homme. Il eut le pressentiment que quelque catastrophe allait se produire, car Ivan Ogareff savait maintenant que Marfa Strogoff était la mère de Michel Strogoff, capitaine au corps des courriers du czar.

Ivan Ogareff, arrivé au centre du campement, descendit de cheval, et les cavaliers de son escorte firent faire un large cercle autour de lui.

En ce moment, Sangarre s'approcha et dit:

«Je n'ai rien de nouveau à t'apprendre, Ivan!»

Ivan Ogareff ne répondit qu'en donnant brièvement un ordre à l'un de ses officiers.

Aussitôt, les rangs des prisonniers furent brutalement parcourus par des soldats. Ces malheureux, stimulés à coups de fouet ou poussés du bois des lances, durent se relever en hâte et se ranger sur la circonférence du campement. Un quadruple cordon de fantassins et de cavaliers, disposé en arrière, rendait toute évasion impossible.

Le silence se fit aussitôt, et, sur un signe d'Ivan Ogareff, Sangarre se dirigea vers le groupe au milieu duquel se tenait Marfa Strogoff.

La vieille Sibérienne la vit venir. Elle comprit ce qui allait se passer. Un sourire dédaigneux apparut sur ses lèvres. Puis, se penchant vers Nadia, elle lui dit à voix basse:

«Tu ne me connais plus, ma fille! Quoi qu'il arrive, et si dure que puisse être cette épreuve, pas un mot, pas un geste! C'est de lui et non de moi qu'il s'agit!»

A ce moment, Sangarre, après l'avoir regardée un instant, mit sa main sur l'épaule de la vieille Sibérienne.

«Que me veux-tu? dit Marfa Strogoff.

—Viens!» répondit Sangarre.

Et, la poussant de la main, elle la conduisit, au milieu de l'espace réservé devant Ivan Ogareff.

Michel Strogoff tenait ses paupières à demi fermées, pour n'être pas trahi par l'éclair de ses yeux.

Marfa Strogoff, arrivée en face d'Ivan Ogareff, redressa sa taille, croisa ses bras et attendit.

«Tu es bien Marfa Strogoff? lui demanda Ivan Ogareff.

—Oui, répondit la vieille Sibérienne avec calme.

—Reviens-tu sur ce que tu m'as répondu lorsque, il y a trois jours, je t'ai interrogée à Omsk?

—Non.

—Ainsi, tu ignores que ton fils, Michel Strogoff, courrier du czar, a passé à Omsk?

—Je l'ignore.

—Et l'homme que tu avais cru reconnaître pour ton fils au relais de poste, ce n'était pas lui, ce n'était pas ton fils?

—Ce n'était pas mon fils.

—Et depuis, tu ne l'as pas vu au milieu de ces prisonniers?

—Non.

—Et si l'on te le montrait, le reconnaîtrais-tu?

—Non.»

A cette réponse, qui dénotait une inébranlable résolution de ne rien avouer, un murmure se fit entendre dans la foule.

Ivan Ogareff ne put retenir un geste menaçant.

«Écoute, dit-il à Marfa Strogoff, ton fils est ici, et tu vas immédiatement le désigner.

—Non.

—Tous ces hommes, pris à Omsk et à Kolyvan, vont défiler sous tes yeux, et si tu ne désignes pas Michel Strogoff, tu recevras autant de coups de knout qu'il sera passé d'hommes devant toi!»

Ivan Ogareff avait compris que, quelles que fussent ses menaces, quelles que fussent les tortures auxquelles on la soumettrait, l'indomptable Sibérienne ne parlerait pas. Pour découvrir le courrier du czar, il comptait donc, non sur elle, mais sur Michel Strogoff lui-même. Il ne croyait pas possible que, lorsque la mère et le fils seraient en présence l'un de l'autre, un mouvement irrésistible ne les trahît pas. Certainement, s'il n'avait voulu que saisir la lettre impériale, il aurait simplement donné l'ordre de fouiller tous ces prisonniers; mais Michel Strogoff pouvait avoir détruit cette lettre, après en avoir pris connaissance, et s'il n'était pas reconnu, s'il parvenait à gagner Irkoutsk, les plans d'Ivan Ogareff seraient déjoués. Ce n'était donc pas seulement la lettre qu'il fallait au traître, c'était le porteur lui-même.

Nadia avait tout entendu, et elle savait maintenant ce qu'était Michel Strogoff et pourquoi il avait voulu traverser sans être reconnu les provinces envahies de la Sibérie!

Sur l'ordre d'Ivan Ogareff, les prisonniers défilèrent un à un devant Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dont le regard n'exprima que la plus complète indifférence.

Son fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, à son tour, il passa devant sa mère, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir!

Michel Strogoff était demeuré impassible en apparence, mais la paume de ses mains saigna sous ses ongles, qui s'y étaient incrustés.

Ivan Ogareff était vaincu par le fils et la mère!

Sangarre, placée près de lui, ne dit qu'un mot:

«Le knout!

—Oui! s'écria Ivan Ogareff, qui ne se possédait plus, le knout à cette vieille coquine, et jusqu'à ce qu'elle meure!»

Un soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice, s'approcha de Marfa Strogoff.

Le knout se compose d'un certain nombre de lanières de cuir, à l'extrémité desquelles sont attachés des fils de fer tordus. On estime qu'une condamnation à cent vingt coups de ce fouet équivaut à une condamnation à mort. Marfa Strogoff le savait, mais elle savait aussi qu'aucune torture ne la ferait parler, et elle avait fait le sacrifice de sa vie.

Marfa Strogoff, saisie par deux soldats, fut jetée à genoux sur le sol. Sa robe, déchirée, montra son dos à nu. Un sabre fut posé devant sa poitrine, à quelques pouces seulement. Au cas où elle eût fléchi sous la douleur, sa poitrine était percée de cette pointe aiguë.

Le Tartare se tint debout.

Il attendait.

«Va!» dit Ivan Ogareff.

Le fouet siffla dans l'air....

Mais, avant qu'il eût frappé, une main puissante l'avait arraché à la main du Tartare.

Michel Strogoff était là! Il avait bondi devant cette horrible scène! Si, au relais d'Ichim, il s'était contenu lorsque le fouet d'Ivan Ogareff l'avait atteint, ici, devant sa mère qui allait être frappée, il n'avait pu se maîtriser.

Ivan Ogareff avait réussi.

«Michel Strogoff!» s'écria-t-il.

Puis, s'avançant:

«Ah! fit-il, l'homme d'Ichim?

—Lui-même!» dit Michel Strogoff.

Et, levant le knout, il en déchira la figure d'Ivan Ogareff.

«Coup pour coup! dit-il.

—Bien rendu!» s'écria la voix d'un spectateur, qui se perdit heureusement dans le tumulte.

Vingt soldats se jetèrent sur Michel Strogoff, et ils allaient le tuer....

Mais, Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avait échappé, les arrêta d'un geste.

«Cet homme est réservé à la justice de l'émir! dit-il. Qu'on le fouille!»

La lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine de Michel Strogoff, qui n'avait pas eu le temps de la détruire, et on la remit à Ivan Ogareff.

Le spectateur qui avait prononcé ces mots: «Bien rendu!» n'était autre qu'Alcide Jolivet. Son confrère et lui, s'étant arrêtés au camp de Zabédiero, assistaient à cette scène.

«Pardieu! dit-il à Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudes hommes! Avouez que nous devons une réparation à notre compagnon de route! Korpanoff ou Strogoff se valent! Belle revanche de l'affaire d'Ichim!

—Oui, revanche, en effet, répondit Harry Blount, mais Strogoff est un homme mort. Dans son intérêt, il aurait peut-être mieux fait de ne pas se souvenir encore!

—Et de laisser périr sa mère sous le knout!

—Croyez-vous qu'il lui ait fait un meilleur sort par son emportement, à elle et à sa sœur?

—Je ne crois rien, je ne sais rien, répondit Alcide Jolivet, si ce n'est que je n'aurais pas mieux fait à sa place! Quelle balafre! Eh! que diable! Il faut bien bouillir quelquefois! Dieu nous aurait mis de l'eau dans les veines et non du sang, s'il nous eût voulus toujours et partout imperturbables!

—Joli incident pour une chronique! dit Harry Blount. Si Ivan Ogareff voulait seulement nous communiquer cette lettre!...»

Cette lettre, Ivan Ogareff, après avoir étanché le sang qui lui couvrait le visage, en avait brisé le cachet. Il la lut et la relut longuement, comme s'il eût voulu se bien pénétrer de tout ce qu'elle contenait.

Puis, après avoir donné ses ordres pour que Michel Strogoff, étroitement garrotté, fût dirigé sur Tomsk avec les autres prisonniers, il prit le commandement des troupes campées à Zabédiero, et, au bruit assourdissant des tambours et des trompettes, il se dirigea vers la ville, où l'attendait l'émir.

CHAPITRE IV

L'ENTRÉE TRIOMPHALE.

Tomsk, fondée en 1604, presque au cœur des provinces sibériennes, est l'une des plus importantes villes de la Russie asiatique. Tobolsk, située au-dessus du soixantième parallèle, Irkoutsk, bâtie au delà du centième méridien, ont vu Tomsk s'accroître à leurs dépens.

Et cependant Tomsk, on l'a dit, n'est pas la capitale de cette importante province. C'est à Omsk que résident le gouverneur général de la province et le monde officiel. Mais Tomsk est la plus considérable ville de ce territoire qui confine aux monts Altaï, c'est-à-dire à la frontière chinoise du pays des Khalkas. Sur les pentes de ces montagnes roulent incessamment jusque dans la vallée du Tom le platine, l'or, l'argent, le cuivre, le plomb aurifère. Le pays étant riche, la ville l'est aussi, car elle est au centre d'exploitations fructueuses. Aussi, le luxe de ses maisons, de ses ameublements, de ses équipages, peut-il rivaliser avec celui des grandes capitales de l'Europe. C'est une cité de millionnaires, enrichis par le pic et la pioche, et, si elle n'a pas l'honneur de servir de résidence au représentant du czar, elle s'en console en comptant au premier rang de ses notables le chef des marchands de la ville, principal concessionnaire des mines du gouvernement impérial.

Autrefois, Tomsk passait pour être située à l'extrémité du monde. Voulait-on s'y rendre, c'était tout un voyage à faire. Maintenant, ce n'est plus qu'une simple promenade, lorsque la route n'est pas foulée par le pied des envahisseurs. Bientôt même sera construit le chemin de fer qui doit la relier à Perm en traversant la chaîne de l'Oural.

Tomsk est-elle une jolie ville? Il faut convenir que les voyageurs ne sont pas d'accord à cet égard. Mme de Bourboulon, qui y a demeuré quelques jours pendant son voyage de Shang-Haï à Moscou, en fait une localité peu pittoresque. A s'en rapporter à sa description, ce n'est qu'une ville insignifiante, avec de vieilles maisons de pierre et de brique, des rues fort étroites et bien différentes de celles qui percent ordinairement les grandes cités sibériennes, de sales quartiers où s'entassent plus particulièrement les Tartares, et dans laquelle pullulent de tranquilles ivrognes, «dont l'ivresse elle-même est apathique, comme chez tous les peuples du Nord!»

Le voyageur Henri Russel-Killough, lui, est absolument affirmatif dans son admiration pour Tomsk. Cela tient-il à ce qu'il a vu en plein hiver, sous son manteau de neige, cette ville, que Mme de Bourboulon n'a visitée que pendant l'été? Cela est possible et confirmerait cette opinion que certains pays froids ne peuvent être appréciés que dans la saison froide, comme certains pays chauds dans la saison chaude.

Quoi qu'il en soit, M. Russel-Killough dit positivement que Tomsk est non-seulement la plus jolie ville de la Sibérie, mais encore une des plus jolies villes du monde, avec ses maisons à colonnades et à péristyles, ses trottoirs en bois, ses rues larges et régulières, et ses quinze magnifiques églises que reflètent les eaux du Tom, plus large qu'aucune rivière de France.

La vérité est entre les deux opinions. Tomsk, qui compte vingt-cinq mille habitants, est pittoresquement étagée sur une longue colline dont l'escarpement est assez raide.

Mais la plus jolie ville du monde en devient la plus laide, lorsque les envahisseurs l'occupent. Qui eût voulu l'admirer à cette époque? Défendue par quelques bataillons de Cosaques à pied qui y résident en permanence, elle n'avait pu résister à l'attaque des colonnes de l'émir. Une certaine partie de sa population, qui est d'origine tartare, n'avait point fait mauvais accueil à ces hordes, tartares comme elle, et, pour le moment, Tomsk ne semblait guère être ni plus russe ni plus sibérienne que si elle eût été transportée au centre des khanats de Khokhand ou de Boukhara.

C'était à Tomsk que l'émir allait recevoir ses troupes victorieuses. Une fête avec chants, danses et fantasias, et suivie de quelque bruyante orgie, devait être donnée en leur honneur.

Le théâtre choisi pour cette cérémonie, réglée suivant le goût asiatique, était un vaste plateau situé sur une portion de la colline qui domine d'une centaine de pieds le cours du Tom. Tout cet horizon, avec sa longue perspective de maisons élégantes et d'églises aux coupoles ventrues, les nombreux méandres du fleuve, les arrière-plans de forêts noyés dans la brume chaude, tenait dans un admirable cadre de verdure, que lui faisaient quelques superbes groupes de pins et de cèdres gigantesques.

A la gauche du plateau, une sorte d'éblouissant décor représentant un palais d'une architecture bizarre—quelque spécimen sans doute de ces monuments boukhariens, semi-mauresques, semi-tartares—avait été provisoirement élevé sur de larges terrasses. Au-dessus de ce palais, à la pointe des minarets qui le hérissaient de toutes parts, entre les hautes branches des arbres dont le plateau était ombragé, des cigognes apprivoisées, venues de Boukhara avec l'armée tartare, tourbillonnaient par centaines.

Ces terrasses avaient été réservées à la cour de l'émir, aux khans ses alliés, aux grands dignitaires des khanats et aux harems de chacun de ces souverains du Turkestan.

De ces sultanes, qui ne sont pour la plupart que des esclaves achetées sur les marchés de la Transcaucasie et de la Perse, les unes avaient le visage découvert, les autres portaient un voile qui les dérobait au regard. Toutes étaient vêtues avec un luxe extrême. D'élégantes pelisses, dont les manches relevées en arrière se rattachaient à la façon du pouf européen, laissaient voir leurs bras nus, chargés de bracelets réunis par des chaînes de pierres précieuses, et leurs petites mains, dont les doigts étaient teints aux ongles du suc du «henneh». Au moindre mouvement de ces pelisses, les unes en étoffes de soie, comparables pour la finesse à des toiles d'araignée, les autres faites d'un souple «aladja», qui est un tissu de coton à rayures étroites, il se produisait ce frou-frou si agréable aux oreilles des Orientaux. Sous ce premier vêtement chatoyaient des jupes de brocart, recouvrant le pantalon de soie qui se rattachait un peu au-dessus de fines bottes, gracieusement échancrées et brodées de perles. De celles de ces femmes qu'aucun voile ne cachait, on eût admiré les longues nattes s'échappant de turbans aux couleurs variées, les yeux admirables, les dents magnifiques, le teint éblouissant, relevé encore par la noirceur de leurs sourcils que reliait un léger trait tracé au collyre, et par l'estompe de leurs paupières, touchées d'un peu de plombagine.

Au pied des terrasses abritées sous les étendards et les oriflammes, veillaient les gardes particuliers de l'émir, double sabre recourbé au flanc, poignard à la ceinture, lance longue de dix pieds au poing. Quelques-uns de ces Tartares portaient des bâtons blancs, d'autres d'énormes hallebardes, ornées de houppes faites de fils d'argent et d'or.

Tout autour, jusqu'aux arrière-plans de ce vaste plateau, sur les talus escarpés dont le Tom baignait la base, se massait une foule cosmopolite, composée de tous les éléments indigènes de l'Asie centrale. Les Usbecks étaient là avec leurs grands bonnets de peau de brebis noire, leur barbe rouge, leurs yeux gris, leur «arkalouk», sorte de tunique taillée à la mode tartare. Là se pressaient des Turcomans, revêtus du costume national, large pantalon de couleur voyante avec veste et manteau tissus de poil de chameau, bonnets rouges coniques ou évasés, hautes bottes en cuir de Russie, le briquet et le couteau suspendus à la taille par une lanière; là, près de leurs maîtres, se montraient ces femmes turcomanes, aux cheveux allongés par des ganses en poils de chèvre, la chemise ouverte sous le «djouba», rayé de bleu, de pourpre, de vert, les jambes lacées de bandelettes coloriées qui se croisaient jusqu'à leur socque de cuir. Là aussi,—comme si toutes les populations de la frontière russo-chinoise se fussent levées à la voix de l'émir,—on voyait des Mandchoux, rasés au front et aux tempes, cheveux nattés, robes longues, ceinture serrant la taille sur une chemise de soie, bonnets ovales de satin cerise à bordure noire et frange rouge; puis, avec eux, d'admirables types de ces femmes de la Mandchourie, coquettement coiffées de fleurs artificielles que maintenaient des épingles d'or et des papillons délicatement posés sur leurs cheveux noirs. Enfin des Mongols, des Boukhariens, des Persans, des Chinois du Turkestan complétaient cette foule conviée à la fête tartare.

Seuls, les Sibériens manquaient à cette réception des envahisseurs. Ceux qui n'avaient pu fuir étaient confinés dans leurs maisons, avec la crainte du pillage que Féofar-Khan allait peut-être ordonner, pour terminer dignement cette cérémonie triomphale.

Ce fut à quatre heures seulement que l'émir fit son entrée sur la place, au bruit des fanfares, des coups de tam-tam, des décharges d'artillerie et de mousqueterie.

Féofar montait son cheval favori, qui portait sur la tête une aigrette de diamant. L'émir avait conservé son costume de guerre. A ses côtés marchaient les khans de Khokhand et de Koundouze, les grands dignitaires des khanats, et il était accompagné d'un nombreux état-major.

A ce moment apparut sur la terrasse la première des femmes de Féofar, la reine, si cette qualification pouvait être donnée aux sultanes des États de Boukharie. Mais, reine ou esclave, cette femme, d'origine persane, était admirablement belle. Contrairement à la coutume mahométane et par un caprice de l'émir sans doute, elle avait le visage découvert. Sa chevelure, divisée en quatre nattes, caressait ses épaules éblouissantes de blancheur, à peine couvertes d'un voile de soie lamé d'or qui se rajustait en arrière à un bonnet constellé de gemmes du plus haut prix. Sous sa jupe de soie bleue, à larges rayures plus foncées, tombait le «zir-djameh» en gaze de soie, et, au-dessus de sa ceinture, se chiffonnait le «pirahn», chemise de même tissu, qui s'échancrait gracieusement en remontant vers son cou. Mais, depuis sa tête jusqu'à ses pieds, chaussés de pantoufles persanes, telle était la profusion des bijoux, tomans d'or enfilés de fils d'argent, chapelets de turquoises, «firouzehs» tirés des célèbres mines d'Elbourz, colliers de cornalines, d'agates, d'émeraudes, d'opales et de saphirs, que son corsage et sa jupe semblaient être tissus de pierres précieuses. Quant aux milliers de diamants qui étincelaient à son cou, à ses bras, à ses mains, à sa ceinture, à ses pieds, des millions de roubles n'en eussent pas payé la valeur, et, à l'intensité des feux qu'ils jetaient, on eût pu croire que, au centre de chacun d'eux, quelque courant allumait un arc voltaïque fait d'un rayon de soleil.

L'émir et les khans mirent pied à terre, ainsi que les dignitaires qui leur faisaient cortège. Tous prirent place sous une tente magnifique, élevée au centre de la première terrasse. Devant la tente, comme toujours, le Koran était déposé sur la table sacrée.

Le lieutenant de Féofar ne se fit pas attendre, et avant cinq heures, d'éclatantes fanfares annoncèrent son arrivée.

Ivan Ogareff,—le Balafré, comme on le nommait déjà,—portant, cette fois, l'uniforme d'officier tartare, arriva à cheval devant la tente de l'émir. Il était accompagné d'une partie des soldats du camp de Zabédiero, qui se rangèrent sur les côtés de la place, au milieu de laquelle il ne resta plus que l'espace réservé aux divertissements. On voyait un large stigmate qui coupait obliquement la figure du traître.

Ivan Ogareff présenta à l'émir ses principaux officiers, et Féofar-Khan, sans se départir de la froideur qui faisait le fond de sa dignité, les accueillit de façon qu'ils fussent satisfaits de son accueil.

Ce fut ainsi du moins que l'interprétèrent Harry Blount et Alcide Jolivet, les deux inséparables, associés maintenant pour la chasse aux nouvelles. Après avoir quitté Zabédiero, ils avaient rapidement gagné Tomsk. Leur projet bien arrêté était de fausser compagnie aux Tartares, de rejoindre au plus tôt quelque corps russe, et, si cela était possible, de se jeter avec lui dans Irkoutsk. Ce qu'ils avaient vu de l'invasion, de ces incendies, de ces pillages, de ces meurtres, les avait profondément écœurés, et ils avaient hâte d'être dans les rangs de l'armée sibérienne.

Cependant, Alcide Jolivet avait fait comprendre à son confrère qu'il ne pouvait quitter Tomsk sans avoir pris quelque crayon de cette entrée triomphale des troupes tartares,—ne fût-ce que pour satisfaire la curiosité de sa cousine,—et Harry Blount s'était décidé à rester pendant quelques heures; mais, le soir même, tous deux devaient reprendre la route d'Irkoutsk, et, bien montés, ils espéraient devancer les éclaireurs de l'émir.

Alcide Jolivet et Harry Blount s'étaient donc mêlés à la foule et regardaient, de manière à ne perdre aucun détail d'une fête qui devait leur fournir cent bonnes lignes de chronique. Ils admirèrent donc Féofar-Khan dans sa magnificence, ses femmes, ses officiers, ses gardes, et toute cette pompe orientale, dont les cérémonies d'Europe ne peuvent donner aucune idée. Mais ils se détournèrent avec mépris, lorsqu'Ivan Ogareff se présenta devant l'émir, et ils attendirent, non sans quelque impatience, que la fête commençât.

«Voyez-vous, mon cher Blount, dit Alcide Jolivet, nous sommes venus trop tôt, comme de bons bourgeois qui en veulent pour leur argent! Tout cela, ce n'est qu'un lever de rideau, et il eût été de meilleur goût de n'arriver que pour le ballet.

—Quel ballet? demanda Harry Blount.

—Le ballet obligatoire, parbleu! Mais je crois que la toile va se lever.»

Alcide Jolivet parlait comme s'il eût été à l'Opéra, et, tirant sa lorgnette de son étui, il se prépara à observer en connaisseur «les premiers sujets de la troupe de Féofar».

Mais une pénible cérémonie allait précéder les divertissements.

En effet, le triomphe du vainqueur ne pouvait être complet sans l'humiliation publique des vaincus. C'est pourquoi plusieurs centaines de prisonniers furent amenés sous le fouet des soldats. Ils étaient destinés à défiler devant Féofar-Khan et ses alliés, avant d'être entassés avec leurs compagnons dans les prisons de la ville.

Parmi ces prisonniers figurait au premier rang Michel Strogoff. Conformément aux ordres d'Ivan Ogareff, il était spécialement gardé par un peloton de soldats. Sa mère et Nadia étaient là aussi.

La vieille Sibérienne, toujours énergique quand il ne s'agissait que d'elle, avait le visage horriblement pâle. Elle s'attendait à quelque terrible scène. Ce n'était pas sans raison que son fils avait été conduit devant l'émir. Aussi tremblait-elle pour lui. Ivan Ogareff, frappé publiquement de ce knout levé sur elle, n'était pas homme à pardonner, et sa vengeance serait sans merci. Quelque épouvantable supplice, familier aux barbares de l'Asie centrale, menaçait certainement Michel Strogoff. Si Ivan Ogareff l'avait épargné au moment où ses soldats s'étaient jetés sur lui, c'est parce qu'il savait bien ce qu'il faisait en le réservant à la justice de l'émir.

D'ailleurs, ni la mère ni le fils n'avaient pu se parler depuis la funeste scène du camp de Zabédiero. On les avait impitoyablement séparés l'un de l'autre. Dure aggravation de leurs misères, car c'eût été un adoucissement pour eux que d'être réunis pendant ces quelques jours de captivité! Marfa Strogoff aurait voulu demander pardon à son fils de tout le mal qu'elle lui avait involontairement causé, car elle s'accusait de n'avoir pu maîtriser ses sentiments maternels! Si elle avait su se contenir à Omsk, dans cette maison de poste, lorsqu'elle se trouva face à face avec lui, Michel Strogoff passait sans avoir été reconnu, et que de malheurs eussent été évités!

Et, de son côté, Michel Strogoff pensait que si sa mère était là, si Ivan Ogareff l'avait mise en sa présence, c'était pour qu'elle souffrit de son propre supplice, peut-être aussi parce que quelque épouvantable mort lui était réservée à elle comme à lui!

Quant à Nadia, elle se demandait ce qu'elle pourrait faire pour les sauver l'un et l'autre, comment venir en aide au fils et à la mère. Elle ne savait qu'imaginer, mais elle sentait vaguement qu'elle devait avant tout éviter d'attirer l'attention sur elle, qu'il fallait se dissimuler, se faire petite! Peut-être alors pourrait-elle ronger les mailles qui emprisonnaient le lion. En tout cas, si quelque occasion d'agir lui était donnée, elle agirait, dût-elle se sacrifier pour le fils de Maria Strogoff.

Cependant, la plupart des prisonniers venaient de passer devant l'émir, et, en passant, chacun d'eux avait dû se prosterner, le front dans la poussière, en signe de servilité. C'était l'esclavage qui commençait par l'humiliation! Lorsque ces infortunés étaient trop lents à se courber, la rude main des gardes les jetait violemment à terre.

Alcide Jolivet et son compagnon ne pouvaient assister à un pareil spectacle sans éprouver une véritable indignation.

«C'est lâche! Partons! dit Alcide Jolivet.

—Non! répondit Harry Blount. Il faut tout voir!

—Tout voir!... Ah! s'écria soudain Alcide Jolivet, en saisissant le bras de son compagnon.

—Qu'avez-vous? lui demanda celui-ci.

—Regardez, Blount! C'est elle!

—Elle?

—La sœur de notre compagnon de voyage! Seule et prisonnière! Il faut la sauver....

—Contenez-vous, répondit froidement Harry Blount. Notre intervention en faveur de cette jeune fille pourrait lui être plus nuisible qu'utile.»

Alcide Jolivet, prêt à s'élancer, s'arrêta, et Nadia, qui ne les avait pas aperçus, étant à demi voilée par ses cheveux, passa à son tour devant l'émir sans attirer son attention.

Cependant, après Nadia, Marfa Strogoff était arrivée, et, comme elle ne se jeta pas assez promptement dans la poussière, les gardes la poussèrent brutalement.

Marfa Strogoff tomba.

Son fils eut un mouvement terrible que les soldats qui le gardaient purent à peine maîtriser.

Mais la vieille Marfa se releva, et on allait l'entraîner, lorsqu'Ivan Ogareff intervint, disant:

«Que cette femme reste!»

Quant à Nadia, elle fut rejetée dans la foule des prisonniers. Le regard d'Ivan Ogareff ne s'était pas arrêté sur elle.

Michel Strogoff fut alors amené devant l'émir, et là, il resta debout, sans baisser les yeux.

«Le front à terre! lui cria Ivan Ogareff.

—Non!» répondit Michel Strogoff.

Deux gardes voulurent le contraindre à se courber, mais ce furent eux qui furent couchés sur le sol par la main du robuste jeune homme.

Ivan Ogareff s'avança vers Michel Strogoff.

«Tu vas mourir! dit-il.

—Je mourrai, répondit fièrement Michel Strogoff, mais ta face de traître, Ivan, n'en portera pas moins et à jamais la marque infamante du knout!»

Ivan Ogareff, à cette réponse, pâlit affreusement.

«Quel est ce prisonnier? demanda l'émir de cette voix qui était d'autant plus menaçante qu'elle était calme.

—Un espion russe,» répondit Ivan Ogareff.

En faisant de Michel Strogoff un espion, il savait que la sentence prononcée contre lui serait terrible.

Michel Strogoff avait marché sur Ivan Ogareff.

Les soldats l'arrêtèrent.

L'émir fit alors un geste devant lequel se courba toute la foule. Puis, il désigna de la main le Koran, qui lui fut apporté. Il ouvrit le livre sacré et posa son doigt sur une des pages.

C'était le hasard, ou plutôt, dans la pensée de ces Orientaux, Dieu même qui allait décider du sort de Michel Strogoff. Les peuples de l'Asie centrale donnent le nom de «fal» à cette pratique. Après avoir interprété le sens du verset touché par le doigt du juge, ils appliquent la sentence, quelle qu'elle soit.

L'émir avait laissé son doigt appuyé sur la page du Koran. Le chef des ulémas, s'approchant alors, lut à haute voix un verset qui se terminait par ces mots:

«Et il ne verra plus les choses de la terre.»

«Espion russe, dit Féofar-Khan, tu es venu pour voir ce qui se passe au camp tartare! Regarde donc de tous tes yeux, regarde!»

CHAPITRE V

REGARDE DE TOUS TES YEUX, REGARDE!

Michel Strogoff, les mains liées, fut maintenu en face du trône de l'émir, au pied de la terrasse.

Sa mère, vaincue enfin par tant de tortures physiques et morales, s'était affaissée, n'osant plus regarder, n'osant plus écouter.

«Regarde de tous tes yeux! regarde!» avait dit Féofar-Khan, en tendant sa main menaçante vers Michel Strogoff.

Sans doute, Ivan Ogareff, au courant des mœurs tartares, avait compris la portée de cette parole, car ses lèvres s'étaient un instant desserrées dans un cruel sourire. Puis, il avait été se placer auprès de Féofar-Khan.

Un appel de trompettes se fit aussitôt entendre. C'était le signal des divertissements.

«Voilà le ballet, dit Alcide Jolivet à Harry Blount, mais, contrairement à tous les usages, ces barbares le donnent avant le drame!»

Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda.

Une nuée de danseuses fit alors irruption sur la place. Divers instruments tartares, la «doutare», mandoline au long manche en bois de mûrier, à deux cordes de soie tordue et accordées par quarte, le «kobize», sorte de violoncelle ouvert à sa partie antérieure, garni de crins de cheval mis en vibration au moyen d'un archet, la «tschibyzga», longue flûte de roseau, des trompettes, des tambourins, des tams-tams, unis à la voix gutturale des chanteurs, formèrent une harmonie étrange. Il convient d'y ajouter aussi les accords d'un orchestre aérien, composé d'une douzaine de cerfs-volants, qui, tendus de cordes à leur partie centrale, résonnaient sous la brise comme des harpes éoliennes.

Aussitôt les danses commencèrent.

Ces ballerines étaient toutes d'origine persane. Elles n'étaient point esclaves et exerçaient leur profession en liberté. Autrefois, elles figuraient officiellement dans les cérémonies à la cour de Téhéran; mais depuis l'événement au trône de la famille régnante, bannies ou à peu près du royaume, elles avaient dû chercher fortune ailleurs. Elles portaient le costume national, et des bijoux les ornaient à profusion. De petits triangles d'or et de longues pendeloques se balançaient à leurs oreilles, des cercles d'argent niellés s'enroulaient à leur cou, des bracelets formés d'un double rang de gemmes enserraient leurs bras et leurs jambes, des pendants, richement entremêlés de perles, de turquoises et de cornalines, frémissaient à l'extrémité de leurs longues nattes. La ceinture qui les pressait à la taille était fixée par une brillante agrafe, ressemblant à la plaque des grand croix européennes.

Ces ballerines exécutèrent très-gracieusement des danses variées, tantôt isolées, tantôt par groupes. Elles avaient le visage découvert, mais, de temps en temps, elles ramenaient un voile léger sur leur figure, et on eût dit qu'un nuage de gaze passait sur tous ces yeux éclatants, comme une vapeur sur un ciel constellé. Quelques-unes de ces Persanes portaient en écharpe un baudrier de cuir brodé de perles, auquel pendait un sachet de forme triangulaire, la pointe en bas, et qu'elles ouvrirent à un certain moment. De ces sachets, tissus d'un filigrane d'or, elles tirèrent de longues et étroites bandes de soie écarlate, sur lesquelles étaient brodés les versets du Koran. Ces bandes, qu'elles tendirent entre elles, formèrent une ceinture sous laquelle d'autres danseuses se glissèrent sans interrompre leurs pas, et, en passant devant chaque verset, suivant le précepte qu'il contenait, ou elles se prosternaient jusqu'à terre, ou elles s'envolaient par un bond léger, comme pour aller prendre place parmi les houris du ciel de Mahomet.

Mais, ce qui était remarquable, ce dont fut frappé Alcide Jolivet, c'est que ces Persanes se montrèrent plutôt indolentes que fougueuses. La furia leur manquait, et, par le genre de leurs danses comme par l'exécution, elles rappelaient plutôt les bayadères calmes et décentes de l'Inde que les aimées passionnées de l'Egypte.

Lorsque ce premier divertissement fut achevé, une voix grave se fit entendre qui disait:

«Regarde de tous tes yeux, regarde!»

L'homme qui répétait les paroles de l'émir, Tartare de haute taille, était l'exécuteur des hautes œuvres de Féofar-Khan. Il avait pris place derrière Michel Strogoff et tenait à la main un sabre à large lame courbe, une de ces lames damassées qui ont été trempées par les célèbres armuriers de Karschi ou d'Hissar.

Près de lui, des gardes avaient apporté un trépied sur lequel reposait un réchaud où brûlaient, sans donner aucune fumée, quelques charbons ardents. La buée légère qui les couronnait n'était due qu'à l'incinération d'une substance résineuse et aromatique, mélange d'oliban et de benjoin, que l'on projetait à leur surface.

Cependant, aux Persanes avait immédiatement succédé un autre groupe de ballerines, de race très-différente, que Michel Strogoff reconnut aussitôt.

Et il faut croire que les deux journalistes les reconnaissaient aussi, car Harry Blount dit à son confrère:

«Ce sont les tsiganes de Nijni-Novgorod!

—Elles-mêmes! s'écria Alcide Jolivet. J'imagine que leurs yeux doivent rapporter à ces espionnes plus d'argent que leurs jambes!»

En en faisant des agents au service de l'émir, Alcide Jolivet, on le sait, ne se trompait pas.

Au premier rang des tsiganes figurait Sangarre, dans son superbe costume étrange et pittoresque, qui rehaussait encore sa beauté.

Sangarre ne dansa pas, mais elle se posa comme une mime au milieu de ses ballerines, dont les pas fantaisistes tenaient de tous ces pays que leur race parcourt en Europe, de la Bohême, de l'Égypte, de l'Italie, de l'Espagne. Elles s'animaient au bruit des cymbales qui cliquetaient à leurs bras, et aux ronflements des «daïrés», sorte de tambours de basque, dont leurs doigts éraillaient la peau stridente.

Sangarre, tenant un de ces daïrés qui frémissait entre ses mains, excitait cette troupe de véritables corybantes.

Alors s'avança un tsigane, âgé de quinze ans au plus. Il tenait à la main une doutare, dont il faisait vibrer les deux cordes par un simple glissement de ses ongles. Il chanta. Pendant le couplet de cette chanson d'un rhythme très-bizarre, une danseuse vint se placer près de lui et demeura immobile, l'écoutant; mais chaque fois que le refrain revenait aux lèvres du jeune chanteur, elle reprenait sa danse interrompue, secouant près de lui son daïré et l'étourdissant du cliquetis de ses crotales.

Puis, après le dernier refrain, les ballerines enlacèrent le tsigane dans les mille replis de leurs danses.

En ce moment, une pluie d'or tomba des mains de l'émir et de ses alliés, des mains de leurs officiers de tous grades et, au bruit des piécettes qui frappaient les cymbales des danseuses, se mêlaient encore les derniers murmures des doutares et des tambourins.

«Prodigues comme des pillards!» dit Alcide Jolivet à l'oreille de son compagnon.

Et c'était bien l'argent volé, en effet, qui tombait à flots, car, avec les tomans et les sequins tartares, pleuvaient aussi les ducats et les roubles moscovites.

Puis le silence se fit un instant, et la voix de l'exécuteur, posant sa main sur l'épaule de Michel Strogoff, redit ces paroles, que leur répétition rendait de plus en plus sinistres:

«Regarde de tous tes yeux, regarde!»

Mais, cette fois, Alcide Jolivet observa que l'exécuteur ne tenait plus son sabre nu à la main.

Cependant, le soleil s'abaissait déjà au-dessous de l'horizon. Une demi-obscurité commençait à envahir les arrière-plans de la campagne. La masse des cèdres et des pins se faisait de plus en plus noire, et les eaux du Tom, obscurcies au lointain, se confondaient dans les premières brumes. L'ombre ne pouvait tarder à se glisser jusqu'au plateau qui dominait la ville.

Mais, en cet instant, plusieurs centaines d'esclaves, portant des torches enflammées, envahirent la place. Entraînées par Sangarre, tsiganes et Persanes réapparurent devant le trône de l'émir et firent valoir, par le contraste, leurs danses de genres si divers. Les instruments de l'orchestre tartare se déchaînèrent dans une harmonie plus sauvage, accompagnée des cris gutturaux des chanteurs. Les cerfs-volants, qui avaient été ramenés à terre, reprirent leur vol, enlevant toute une constellation de lanternes multicolores, et, sous la brise plus fraîche, leurs harpes vibrèrent avec plus d'intensité au milieu de cette illumination aérienne.

Puis, un escadron de Tartares, dans leur uniforme de guerre, vint se mêler aux danses, dont la furia allait croissant, et alors commença une fantasia pédestre, qui produisit le plus étrange effet.

Ces soldats, armés de sabres nus et de longs pistolets, tout en exécutant une sorte de voltige, firent retentir l'air de détonations éclatantes, de mousquetades continues qui se détachaient sur le roulement des tambourins, le ronflement des daïrés, le grincement des doutares. Leurs armes, chargées d'une poudre colorée, à la mode chinoise, par quelque ingrédient métallique, lançaient de longs jets rouges, verts, bleus, et on eût dit alors que tous ces groupes s'agitaient au milieu d'un feu d'artifice. Par certains côtés, ce divertissement rappelait la cybistique des anciens, sorte de danse militaire dont les coryphées manœuvraient au milieu de pointes d'épée et de poignards, et il est possible que la tradition en ait été léguée aux peuples de l'Asie centrale; mais cette cybistique tartare était rendue plus bizarre encore par ces feux de couleurs qui serpentaient au-dessus des ballerines, dont tout le paillon se piquait de points ignés. C'était comme un kaléidoscope d'étincelles, dont les combinaisons se variaient à l'infini à chaque mouvement des danseuses.

Si blasé que dût être un journaliste parisien sur ces effets que la mise en scène moderne a portés loin. Alcide Jolivet ne put retenir un léger mouvement de tête qui, entre le boulevard Montmartre et la Madeleine, eut voulu dire: «Pas mal! pas mal!»

Puis, soudain, comme à un signal, tous les feux de la fantasia s'éteignirent, les danses cessèrent, les ballerines disparurent. La cérémonie était terminée, et les torches seulement éclairaient ce plateau, quelques instants auparavant si plein de lumières.

Sur un signe de l'émir, Michel Strogoff fut amené au milieu de la place.

«Blount, dit Alcide Jolivet a son compagnon, est-ce que vous tenez à voir la fin de tout cela?

—Pas le moins du monde, répondit Henry Blount.

—Vos lecteurs du Daily-Telegraph ne sont pas friands, je l'espère, des détails d'une exécution à la mode tartare?

—Pas plus que votre cousine.

—Pauvre garçon! ajouta Alcide Jolivet, en regardant Michel Strogoff. Le vaillant soldat eût mérité de tomber sur le champ de bataille!

—Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver? dit Harry Blount.

—Nous ne pouvons rien.»

Les deux journalistes se rappelaient la conduite généreuse de Michel Strogoff envers eux, ils savaient maintenant par quelles épreuves, esclave de son devoir, il avait dû passer, et, au milieu de ces Tartares, auxquels toute pitié est inconnue, ils ne pouvaient rien pour lui!

Peu désireux d'assister au supplice réservé à cet infortuné, ils rentrèrent donc dans la ville.

Une heure plus tard, ils couraient sur la route d'Irkoutsk, et c'était parmi les Russes qu'ils allaient tenter de suivre ce qu'Alcide Jolivet appelait par anticipation «la campagne de la revanche».

Cependant, Michel Strogoff était debout, ayant le regard hautain pour l'émir, méprisant pour Ivan Ogareff. Il s'attendait à mourir, et, cependant, on eût vainement cherché en lui un symptôme de faiblesse.

Les spectateurs, restés aux abords de la place, ainsi que l'état-major de Féofar-Khan, pour lesquels ce supplice n'était qu'un attrait de plus, attendaient que l'exécution fût accomplie. Puis, sa curiosité assouvie, toute cette horde sauvage irait se plonger dans l'ivresse.

L'émir fit un geste. Michel Strogoff, poussé par les gardes, s'approcha de la terrasse, et alors, dans cette langue tartare qu'il comprenait, Féofar lui dit:

«Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour la dernière fois. Dans un instant, tes yeux seront à jamais fermés à la lumière!»

Ce n'était pas de mort, mais de cécité, qu'allait être frappé Michel Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-être que la perte de la vie! La malheureux était condamné à être aveuglé.

Cependant, en entendant la peine prononcée par l'émir, Michel Strogoff ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grands ouverts, comme s'il eût voulu concentrer toute sa vie dans un dernier regard. Supplier ces hommes féroces, c'était inutile, et, d'ailleurs, indigne de lui. Il n'y songea même pas. Toute sa pensée se condensa sur sa mission irrévocablement manquée, sur sa mère, sur Nadia, qu'il ne reverrait plus! Mais il ne laissa rien paraîtra de l'émotion qu'il ressentait.

Puis, le sentiment d'une vengeance à accomplir quand même envahit tout son être. Il se retourna vers Ivan Ogareff.

«Ivan, dit-il d'une voix menaçante, Ivan le traître, la dernière menace de mes yeux sera pour toi!»

Ivan Ogareff haussa les épaules.

Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n'était pas en regardant Ivan Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s'éteindre.

Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.

«Ma mère! s'écria-t-il. Oui! oui! à toi mon suprême regard, et non à ce misérable! Reste là, devant moi! Que je voie encore ta figure bien-aimée! Que mes yeux se ferment en te regardant!....»

La vieille Sibérienne, sans prononcer une parole, s'avançait....

«Chassez cette femme!» dit Ivan Ogareff.

Deux soldats repoussèrent Marfa Strogoff. Elle recula, mais resta debout, a quelques pas de son fils.

L'exécuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu à la main, et ce sabre, chauffé à blanc, il venait de le retirer du réchaud où brûlaient les charbons parfumés.

Michel Strogoff allait être aveuglé suivant la coutume tartare, avec une lame ardente, passée devant ses yeux!

Michel Strogoff ne chercha pas a résister. Plus rien n'existait à ses yeux que sa mère, qu'il dévorait alors du regard! Toute sa vie était dans cette dernière vision!

Marfa Strogoff, l'œil démesurément ouvert, les bras tendus vers lui, le regardait!...

La lame incandescente passa devant les yeux de Michel Strogoff.

Un cri de désespoir retentit. La vieille Marfa tomba inanimée sur le sol!

Michel Strogoff était aveugle.

Ses ordres exécutés, l'émir se retira avec toute sa maison. Il ne resta bientôt plus sur cette place qu'Ivan Ogareff et les porteurs de torches.

Le misérable voulait-il donc insulter encore sa victime, et, après l'exécuteur, lui porter le dernier coup?

Ivan Ogareff s'approcha lentement de Michel Strogoff, qui le sentit venir et se redressa.

Ivan Ogareff tira de sa poche la lettre impériale, il l'ouvrit, et, par une suprême ironie, il la plaça devant les yeux éteints du courrier du czar, disant:

«Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire à Irkoutsk ce que tu auras lu! Le vrai courrier du czar, c'est Ivan Ogareff!»

Cela dit, le traître serra la lettre sur sa poitrine. Puis, sans se retourner, il quitta la place, et les porteurs de torches le suivirent.

Michel Strogoff resta seul, a quelques pas de sa mère, inanimée, peut-être morte.

Ou entendait au loin les cris, les chants, tous les bruits de l'orgie. Tomsk, illuminée, brillait comme une ville en fête.

Michel Strogoff prêta l'oreille. La place était silencieuse et déserte.

Il se traîna, en tâtonnant, vers l'endroit où sa mère était tombée. Il la trouva de la main, il se courba sur elle, il approcha sa figure de la sienne, il écouta les battements de son cœur. Puis, on eût dit qu'il lui parlait tout bas.

La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que lui dit son fils?

En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.

Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, il se releva, et, tâtant du pied, cherchant à tendre ses mains pour se guider, il marcha peu à peu vers l'extrémité de la place.

Soudain, Nadia parut.

Elle alla droit a son compagnon. Un poignard qu'elle tenait servit à couper les cordes qui attachaient les bras de Michel Strogoff.

Celui-ci, aveugle, ne savait qui le déliait, car Nadia n'avait pas prononcé une parole.

Mais cela fait:

«Frère! dit-elle.

—Nadia! murmura Michel Strogoff, Nadia!

—Viens! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux désormais, et c'est moi qui te conduirai à Irkoutsk!»

CHAPITRE VI

UN AMI DE GRANDE ROUTE.

Une demi-heure après, Michel Strogoff et Nadia avaient quitté Tomsk.

Un certain nombre de prisonniers, cette nuit-là, purent aussi échapper aux Tartares, car officiers ou soldats, tous plus ou moins abrutis, s'étaient, inconsciemment relâchés de la surveillance sévère qu'ils avaient maintenue jusqu'alors, soit au camp de Zabédiero, soit pendant la marche des convois. Nadia, après avoir été emmenée tout d'abord avec les autres prisonniers, avait donc pu fuir et revenir au plateau, au moment où Michel Strogoff était conduit devant l'émir.

La, mêlée à la foule, elle avait tout vu. Pas un cri ne lui échappa lorsque la lame, chauffée à blanc, passa devant les yeux de son compagnon. Elle eut la force de rester immobile et muette. Une providentielle inspiration lui dit de se réserver, libre encore, pour guider le fils de Marfa Strogoff au but qu'il avait juré d'atteindre. Son cœur, un moment, cessa de battre, lorsque la vieille Sibérienne tomba inanimée, mais une pensée lui rendit toute son énergie.

«Je serai le chien de l'aveugle!» se dit-elle.

Après le départ d'Ivan Ogareff, Nadia s'était dissimulée dans l'ombre. Elle avait attendu que la foule eût quitté le plateau. Michel Strogoff, abandonné comme un misérable être dont on ne doit plus rien craindre, était seul. Elle le vit se traîner jusqu'à sa mère, se courber sur elle, la baiser au front, puis se relever, tâtonner pour fuir...

Quelques instants plus tard, elle et lui, la main dans la main, avaient descendu le talus escarpé, et, après avoir suivi les berges du Tom jusqu'à l'extrémité de la ville, ils franchissaient heureusement une brèche de l'enceinte.

La route d'Irkoutsk était la seule qui s'enfonçât dans l'est, il n'y avait pas à se tromper. Nadia entraîna rapidement Michel Strogoff. Il était possible que dès le lendemain, après quelques heures d'orgie, les éclaireurs de l'émir, se jetant de nouveau sur la steppe, coupassent toute communication. Il importait donc de les devancer, d'atteindre avant eux Krasnoiarsk, que cinq cents verstes (533 kilomètres) séparaient de Tomsk, enfin de ne quitter que le plus tard possible la grande route. Se lancer hors du chemin tracé, c'était l'incertain, l'inconnu, c'était la mort à bref délai.

Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du 16 au 17 août? Comment trouva-t-elle la force physique nécessaire à fournir une si longue étape? Comment ses pieds, saignant d'une marche forcée, purent-ils la porter jusque-là? c'est presque incompréhensible. Mais il n'en est pas moins vrai que le lendemain matin, douze heures après leur départ de Tomsk, Michel Strogoff et elle atteignaient le bourg de Sémilowskoë, après une course de cinquante verstes.

Michel Strogoff n'avait pas prononcé une seule parole. Ce n'était pas Nadia qui tenait sa main, ce fut lui qui tint celle de sa compagne pendant toute cette nuit; mais, grâce à cette main qui le guidait rien que par ses frémissements, il avait marché avec son allure ordinaire.

Sémilowskoë était presque entièrement abandonnée. Les habitants, redoutant les Tartares, avaient fui dans la province d'Yeniseisk. A peine deux ou trois maisons étaient elles encore occupées. Tout ce que la ville contenait d'utile ou de précieux avait été enlevé sur des charrettes.

Cependant, Nadia était dans la nécessité de faire là une halte de quelques heures. Il leur fallait à tous deux nourriture et repos.

La jeune fille conduisit donc son compagnon à l'extrémité de la bourgade. Une maison vide, la porte ouverte, était là. Ils y entrèrent. Un mauvais banc de bois se trouvait au milieu de la chambre; près de ce haut poêle commun à toutes les demeures sibériennes. Ils s'y assirent.

Nadia regarda alors bien en face son compagnon aveugle, et comme elle ne l'avait jamais regardé jusqu'alors. Il y avait plus que de la reconnaissance, plus que de la pitié dans son regard. Si Michel Strogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard désolé l'expression d'un dévouement et d'une tendresse infinis.

Les paupières de l'aveugle, rougies par la lame incandescente, recouvraient à demi ses yeux, absolument secs. La sclérotique en était légèrement plissée et comme raccornie, la pupille singulièrement agrandie; l'iris semblait d'un bleu plus foncé qu'il n'était auparavant; les cils et les sourcils étaient en partie brûlés; mais, en apparence du moins, le regard si pénétrant du jeune homme ne semblait avoir subi aucun changement. S'il n'y voyait plus, si sa cécité était complète, c'est que la sensibilité de la rétine et du nerf optique avait été radicalement détruite par l'ardente chaleur de l'acier.

En ce moment, Michel Strogoff étendit les mains. «Tu es là, Nadia? demanda-t-il.

—Oui, répondit la jeune fille, je suis près de toi, et je ne te quitterai plus, Michel.»

A son nom, prononcé par Nadia pour la première fois, Michel Strogoff tressaillit. Il comprit que sa compagne savait tout, ce qu'il était, quels liens l'unissaient à la vieille Marfa.

«Nadia, reprit-il, il va falloir nous séparer!

—Nous séparer? Pourquoi cela, Michel?

—Je ne veux pas être un obstacle à ton voyage! Ton père t'attend à Irkoutsk! Il faut que tu rejoignes ton père!

—Mon père me maudirait, Michel, si je t'abandonnais, après ce que tu as fait pour moi!

—Nadia! Nadia! répondit Michel Strogoff, en pressant la main que la jeune fille avait posée sur la sienne, tu ne dois penser qu'à ton père!

—Michel, reprit Nadia, tu as plus besoin de moi que mon père! Dois-tu donc renoncer à aller à Irkoutsk?

—Jamais! s'écria Michel Strogoff d'un ton qui montrait qu'il n'avait rien perdu de son énergie.

—Cependant, tu n'as plus cette lettre!....

—Cette lettre qu'Ivan Ogareff m'a volée!... Eh bien! je saurai m'en passer, Nadia! Ils m'ont traité comme un espion! J'agirai comme un espion! J'irai dire à Irkoutsk tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai entendu, et, j'en jure par la Dieu vivant! le traître me retrouvera un jour face à face! Mais il faut que j'arrive avant lui à Irkoutsk.

—Et tu parles de nous séparer, Michel?

—Nadia, les misérables m'ont tout pris!

—Il me reste quelques roubles, et mes yeux! Je puis y voir pour toi, Michel, et te conduire là où tu ne peux plus aller seul!

—Et comment irons-nous?

—A pied.

—Et comment vivrons-nous?

—En mendiant.

—Partons, Nadia!

—Viens, Michel.»

Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de frère et de sœur. Dans leur misère commune, ils se sentaient plus étroitement unis encore l'un à l'autre. Tous deux quittèrent la maison, après avoir pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de la bourgade, s'était procuré quelques morceaux de «tchorne-khleb», sorte de pain fait avec de l'orge, et un peu de cet hydromel connu sous le nom de «méod» en Russie. Cela ne lui avait rien coûté, car elle avait commencé son métier de mendiante. Ce pain et cet hydromel avaient, tant bien que mal, apaisé la faim et la soif de Michel Strogoff. Nadia lui avait réservé la plus grande portion de cette insuffisante nourriture. Il mangeait les morceaux de pain que sa compagne lui présentait l'un après l'autre. Il buvait à la gourde qu'elle portait à ses lèvres.

«Manges-tu, Nadia? lui demanda-t-il à plusieurs reprises.

—Oui, Michel,» répondit toujours la jeune fille, qui se contentait des restes de son compagnon.

Michel et Nadia quittèrent Sémilowskoë et reprirent cette pénible route d'Irkoutsk. La jeune fille résistait énergiquement à la fatigue. Si Michel Strogoff l'eût vue, peut-être n'aurait-il pas eu le courage d'aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, et Michel Strogoff, n'entendant pas un soupir, marchait avec une hâte qu'il n'était pas maître de réprimer. Et pourquoi? Pouvait-il donc espérer de devancer encore les Tartares? Il était à pied, sans argent, il était aveugle, et si Nadia, son seul guide, venait à lui manquer, il n'aurait plus qu'à se coucher sur un des côtés de la route et à y mourir misérablement! Mais enfin, si, à force d'énergie, il arrivait à Krasnoiarsk, tout n'était peut-être pas perdu, puisque le gouverneur, auquel il se ferait connaître, n'hésiterait pas à lui donner les moyens d'atteindre Irkoutsk.

Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorbé dans ses pensées. Il tenait la main de Nadia. Tous deux étaient en communication incessante. Il leur semblait qu'ils n'avaient plus besoin de la parole pour échanger leurs pensées. De temps en temps, Michel Strogoff disait:

«Parle-moi, Nadia.

—A quoi bon, Michel? Nous pensons ensemble!» répondait la jeune fille, et elle faisait en sorte que sa voix ne décelât aucune fatigue.

Mais quelquefois, comme si son cœur eût cessé de battre un instant, ses jambes fléchissaient, son pas se ralentissait, son bras se tendait, elle restait en arrière. Michel Strogoff s'arrêtait alors, il fixait ses yeux sur la pauvre fille, comme s'il eût essayé de l'apercevoir à travers cette ombre qu'il portait en lui. Sa poitrine se gonflait; puis, soutenant plus vivement sa compagne, il reprenait sa marche en avant.

Cependant, au milieu de toutes ces misères sans trêve, ce jour-là, une circonstance heureuse allait se produire, qui devait leur épargner bien des fatigues à tous les deux.

Ils avaient quitté Sémilowskoë depuis deux heures environ, lorsque Michel Strogoff s'arrêta.

«La route est déserte? demanda-t-il.

—Absolument déserte, répondit Nadia.

—Est-ce que tu n'entends pas quelque bruit en arrière?

—En effet.

—Si ce sont les Tartares, il faut nous cacher. Regarde bien.

—Attends, Michel!» répondit Nadia en remontant le chemin, qui se coudait à quelques pas sur la droite.

Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l'oreille.

Nadia revint presque aussitôt et dit:

«C'est une charrette. Un jeune homme la conduit.

—Il est seul?

—Seul.»

Michel Strogoff hésita un instant. Devait-il se cacher? Devait-il, au contraire, tenter la chance de trouver place dans ce véhicule, sinon pour lui, du moins pour elle? Lui, il se contenterait de s'appuyer d'une main à la charrette, il la pousserait au besoin, car ses jambes n'étaient pas près de lui manquer, mais il sentait bien que Nadia, traînée à pied depuis le passage de l'Obi, c'est-à-dire depuis plus de huit jours, était à bout de forces.

Il attendit.

La charrette arriva bientôt au tournant de la route.

C'était un véhicule fort délabré, pouvant à la rigueur contenir trois personnes, ce qu'on appelle dans le pays une kibitka.

Ordinairement, la kibitka est attelée de trois chevaux, mais celle-ci n'était traînée que par un seul cheval à long poil, à longue queue, et auquel son sang mongol assurait vigueur et courage.

Un jeune homme la conduisait, ayant un chien près de lui.

Nadia reconnut que ce jeune homme était Russe. Il avait une figure douce et flegmatique qui inspirait la confiance. D'ailleurs, il ne paraissait pas pressé le moins du monde. Il marchait d'un pas tranquille, pour ne pas surmener son cheval, et, à le voir, on n'eût jamais cru qu'il suivait une route que les Tartares pouvaient couper d'un moment à l'autre.

Nadia, tenant Michel Strogoff par la main, s'était rangée de côté.

La kibitka s'arrêta, et le conducteur regarda la jeune fille en souriant.

«Et où donc allez-vous comme cela?» lui demanda-t-il en faisant de bons yeux tout ronds.

Au son de cette voix, Michel Strogoff se dit qu'il l'avait entendue quelque part. Et, sans doute, elle suffit à lui faire reconnaître le conducteur de la kibitka, car son front se rasséréna aussitôt.

«Eh bien, où donc allez-vous? répéta le jeune homme, en s'adressant plus directement à Michel Strogoff.

—Nous allons à Irkoutsk, répondit celui-ci.

—Oh! petit père, tu ne sais donc pas qu'il y a encore bien des verstes et des verstes jusqu'à Irkoutsk?

—Je le sais.

—Et tu vas à pied?

—A pied.

—Toi, bien! mais la demoiselle?....

—C'est ma sœur, dit Michel Strogoff, qui jugea prudent de redonner ce nom à Nadia.

—Oui, ta sœur, petit père! Mais, crois-moi, elle ne pourra jamais atteindre Irkoutsk!

—Ami, répondit Michel Strogoff en s'approchant, les Tartares nous ont dépouillés, et je n'ai pas un kopek à t'offrir; mais si tu veux prendre ma sœur près de toi, je suivrai ta voiture à pied, je courrai s'il le faut, je ne te retarderai pas d'une heure....

—Frère, s'écria Nadia... je ne veux pas... je ne veux pas!—Monsieur, mon frère est aveugle!

—Aveugle! répondit le jeune homme d'une voix émue.

—Les Tartares lui ont brûlé les yeux! répondit Nadia, en tendant ses mains comme pour implorer la pitié.

—Brûlé les yeux? Oh! pauvre petit père! Moi, je vais a Krasnoiarsk. Eh bien, pourquoi ne monterais-tu pas avec ta sœur dans la kibitka? En nous serrant un peu, nous y tiendrons tous les trois. D'ailleurs, mon chien ne refusera pas d'aller à pied. Seulement, je ne vais pas vite, pour ménager mon cheval.

—Ami, comment te nommes-tu? demanda Michel Strogoff.

—Je me nomme Nicolas Pigassof.

—C'est un nom que je n'oublierai plus, répondit Michel Strogoff.

—Eh bien, monte, petit père aveugle. Ta sœur sera près de toi, au fond de la charrette, moi devant pour conduire. Il y a de la bonne écorce de bouleau et de la paille d'orge dans le fond. C'est comme un nid.—Allons, Serko, fais-nous place!»

Le chien descendit sans se faire prier. C'était un animal de race sibérienne, à poil gris, de moyenne taille, avec une bonne grosse tête caressante, et qui semblait être très-attaché à son maître.

Michel Strogoff et Nadia, en un instant, furent installés dans la kibitka. Michel Strogoff avait tendu ses mains comme pour chercher celles de Nicolas Pigassof.

«Ce sont mes mains que tu veux serrer! dit Nicolas. Les voilà, petit père! Serre-les tant que cela te fera plaisir!».

La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas ne frappait jamais, allait l'amble. Si Michel Strogoff ne devait pas gagner en rapidité, du moins de nouvelles fatigues seraient-elles épargnées à Nadia.

Et tel était l'épuisement de la jeune fille, que, bercée par le mouvement monotone de la kibitka, elle tomba bientôt dans un sommeil qui ressemblait à une complète prostration. Michel Strogoff et Nicolas la couchèrent sur le feuillage de bouleau du mieux qu'il leur fut possible. Le compatissant jeune homme était tout ému, et si pas une larme ne s'échappa des yeux de Michel Strogoff, en vérité, c'est parce que le fer incandescent avait brûlé la dernière!

«Elle est gentille, dit Nicolas.

—Oui, répondit Michel Strogoff.

—Ça veut être fort, petit père, c'est courageux, mais au fond, c'est faible, ces mignonnes-là!—Est-ce que vous venez de loin?

—De très-loin.

—Pauvres jeunes gens!—Cela a dû te faire bien mal, quand ils t'ont brûlé les yeux!

—Bien mal, répondit Michel Strogoff, en se tournant comme s'il eût pu voir Nicolas.

—Tu n'as pas pleuré?

—Si.

—Moi aussi, j'aurais pleuré. Penser qu'on ne reverra plus ceux qu'on aime! Mais enfin, ils vous voient. C'est peut-être une consolation!

—Oui, peut-être!—Dis-moi, ami, demanda Michel Strogoff, est-ce que tu ne m'as jamais vu quelque part?

—Toi, petit père? Non, jamais.

—C'est que le son de ta voix ne m'est pas inconnu.

—Voyez-vous! répondit Nicolas en souriant. Il connaît le son de ma voix! peut-être me demandes-tu cela pour savoir d'où je viens. Oh! je vais te le dire. Je viens de Kolyvan.

—De Kolyvan? dit Michel Strogoff. Mais alors c'est là que je t'ai rencontré. Tu étais au poste télégraphique?

—Cela se peut, répondit Nicolas. J'y demeurais. J'étais l'employé chargé des transmissions.

—Et tu es resté à ton poste jusqu'au dernier moment?

—Eh! c'est surtout à ce moment-là qu'il faut y être!

—C'était le jour où un Anglais et un Français se disputaient, roubles en main, la place à ton guichet, et où l'Anglais a télégraphié les premiers verses de la Bible?

—Ça, petit père, c'est possible, mais je ne me le rappelle pas!

—Comment! tu ne te le rappelles pas?

—Je ne lis jamais les dépêches que je transmets. Mon devoir étant de les oublier, le plus court est de les ignorer.»

Cette réponse peignait Nicolas Pigassof.

Cependant, la kibitka allait son petit train, que Michel Strogoff aurait voulu rendre plus rapide. Mais Nicolas et son cheval étaient accoutumés à une allure dont ils n'auraient pu se départir ni l'un ni l'autre. Le cheval marchait pendant trois heures et se reposait pendant une,—cela jour et nuit. Durant les haltes, le cheval paissait, les voyageurs de la kibitka mangeaient en compagnie du fidèle Serko. La kibitka était approvisionnée pour vingt personnes au moins, et Nicolas avait mis généreusement ses réserves à la disposition de ses deux hôtes, qu'il croyait frère et sœur.

Après une journée de repos, Nadia eut recouvré une partie de ses forces. Nicolas veillait à ce qu'elle fût aussi bien que possible. Le voyage se faisait dans des conditions supportables, lentement sans doute, mais régulièrement. Il arrivait bien parfois que, pendant la nuit, Nicolas, tout en conduisant, s'endormait et ronflait avec une conviction qui témoignait du calme de sa conscience. Peut-être alors, en regardant bien, eût-on vu la main de Michel Strogoff chercher les guides du cheval et lui faire prendre une allure plus rapide, au grand étonnement de Serko, qui ne disait rien cependant. Puis, ce trot revenait immédiatement à l'amble, dès que Nicolas se réveillait, mais la Kibitka n'en avait pas moins gagné quelques verstes sur sa vitesse réglementaire.

C'est ainsi que l'on traversa la rivière d'Ichimsk, les bourgades d'Ichimskoë, Berikylskoë, Kuskoë, la rivière de Mariinsk, la bourgade du même nom, Bogotowlskoë et enfin la Tchoula, petit cours d'eau qui sépare la Sibérie occidentale de la Sibérie orientale. La route se développait tantôt à travers d'immenses landes, qui laissaient un champ vaste aux regards, tantôt sous d'épaisses et interminables forêts de sapins, dont on croyait ne jamais sortir.

Tout était désert. Les bourgades étaient presque entièrement abandonnées. Les paysans avaient fui au delà de l'Yeniseï, estimant que ce large fleuve arrêterait peut-être les Tartares.

Le 22 août, la kibitka atteignit le bourg d'Atchinsk, à trois cent quatre-vingts verstes de Tomsk. Cent vingt verstes la séparaient encore de Krasnoiarsk. Aucun incident n'avait marqué ce voyage. Depuis six jours qu'ils étaient ensemble, Nicolas, Michel Strogoff et Nadia étaient restés les mêmes, l'un confit dans son calme inaltérable, les deux autres inquiets, et songeant au moment où leur compagnon viendrait à se séparer d'eux.

Michel Strogoff, on peut le dire, voyait le pays parcouru par les yeux de Nicolas et de la jeune fille. A tour de rôle, tous deux lui peignaient les sites en vue desquels passait la kibitka. Il savait s'il était en forêt ou en plaine, si quelque hutte se montrait sur la steppe, si quelque Sibérien apparaissait a l'horizon. Nicolas ne tarissait pas. Il aimait à causer, et, quelle que fût sa façon d'envisager les choses, on aimait à l'entendre.

Un jour, Michel Strogoff lui demanda quel temps il faisait.

«Assez beau, petit père, répondit-il, mais ce sont les derniers jours de l'été. L'automne est court en Sibérie, et, bientôt, nous subirons les premiers froids de l'hiver. Peut-être les Tartares songeront-ils à se cantonner pendant la mauvaise saison?»

Michel Strogoff secoua la tête d'un air de doute.

«Tu ne le crois pas, petit père, répondit Nicolas. Tu penses qu'ils se porteront sur Irkoutsk?

—Je le crains, répondit Michel Strogoff.

—Oui... tu as raison. Ils ont avec eux un mauvais homme qui ne les laissera pas refroidir en route.—Tu as entendu parler d'Ivan Ogareff?

—Oui.

—Sais-tu que ce n'est pas bien de trahir son pays!

—Non... ce n'est pas bien... répondit Michel Strogoff, qui voulut rester impassible.

—Petit père, reprit Nicolas, je trouve que tu ne t'indignes pas assez lorsqu'on parle devant toi d'Ivan Ogareff! Tout cœur russe doit bondir, quand on prononce ce nom!

—Crois-moi, ami, je le hais plus que tu ne pourras jamais le haïr, dit Michel Strogoff.

—Ce n'est pas possible, répondit Nicolas, non, ce n'est pas possible! Quand je songe à Ivan Ogareff, au mal qu'il fait à notre sainte Russie, la colère me prend, et si je le tenais....

—Si tu le tenais, ami?....

—Je crois que je le tuerais.

—Et moi, j'en suis sûr,» répondit tranquillement Michel Strogoff.

CHAPITRE VII

LE PASSAGE DE L'YENISEÏ

Le 23 août, à là tombée du jour, la kibitka arrivait en vue de Krasnoiarsk. Le voyage depuis Tomsk avait duré huit jours. S'il ne s'était pas accompli plus rapidement, quoi qu'eût pu faire Michel Strogoff, cela tenait surtout à ce que Nicolas avait peu dormi. De là, impossibilité d'activer l'allure de son cheval, qui, en d'autres mains, n'eût mis que soixante heures à faire ce parcours.

Très-heureusement, il n'était pas encore question des Tartares. Aucun éclaireur n'avait paru sur la route que venait de suivre la kibitka. Cela devait sembler assez inexplicable, et il fallait évidemment qu'une grave circonstance eût empêché les troupes de l'émir de sa porter sans retard sur Irkoutsk.

Cette circonstance s'était produite, en effet. Un nouveau corps russe, rassemblé en toute hâte dans le gouvernement d'Yeniseisk, avait marché sur Tomsk afin d'essayer de reprendre la ville. Mais, trop faible contre les troupes de l'émir, maintenant concentrées, il avait dû opérer sa retraite. Féofar-Khan, en comprenant ses propres soldats et ceux des khanats de Khokhand et de Koundouze, comptait alors sous ses ordres deux cent cinquante mille hommes, auxquels le gouvernement russe ne pouvait pas encore opposer de forces suffisantes. L'invasion ne semblait donc pas devoir être enrayée de sitôt, et toute la masse tartare allait pouvoir marcher sur Irkoutsk.

La bataille de Tomsk était du 22 août,—ce que Michel Strogoff ignorait,—mais ce qui expliquait pourquoi l'avant-garde de l'émir n'avait pas encore paru à Krasnoiarsk à la date du 25.

Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait connaître les derniers événements qui s'étaient accomplis depuis son départ, du moins savait-il ceci: c'est qu'il devançait les Tartares de plusieurs jours, c'est qu'il ne devait pas désespérer d'atteindre avant eux la ville d'Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes (900 kilomètres).

D'ailleurs, à Krasnoiarsk, dont la population est de douze mille âmes environ, il comptait bien que les moyens de transport ne pourraient lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s'arrêter dans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par un guide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide. Michel Strogoff, après s'être adressé au gouverneur de la ville et avoir établi son identité et sa qualité de courrier du czar,—ce qui lui serait aisé,—ne doutait pas qu'il ne fût mis à même d'atteindre Irkoutsk dans le plus court délai. Il n'aurait plus alors qu'à remercier ce brave Nicolas Pigassof et à partir immédiatement avec Nadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l'avoir remise entre les mains de son père.

Cependant, si Nicolas avait résolu de s'arrêter à Krasnoiarsk, c'était, comme il le dit, «à la condition d'y trouver de l'emploi.»

En effet, cet employé modèle, après avoir tenu, jusqu'à la dernière minute au poste de Kolyvan, cherchait à se mettre de nouveau à la disposition de l'administration.

«Pourquoi toucherais-je des appointements que je n'aurais pas gagné?» répétait-il.

Aussi, au cas où ses services ne pourraient pas être utilisés à Krasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communication télégraphique avec Irkoutsk, il se proposait d'aller soit au poste d'Oudinsk, soit même jusqu'à la capitale de la Sibérie. Donc, dans ce cas, il continuerait à voyager avec le frère et la sœur, et en qui trouveraient-ils un guide plus sûr, un ami plus dévoué?

La kibitka n'était plus qu'à une demi-verste de Krasnoiarsk. On voyait à droite et à gauche les nombreuses croix de bois qui se dressent sur le chemin aux approches de la ville. Il était sept heures du soir. Sur le ciel clair se dessinaient la silhouette des églises et le profil des maisons construites sur la haute falaise de l'Yeniseï. Les eaux du fleuve miroitaient sous les dernières lueurs éparses dans l'atmosphère.

La kibitka s'était arrêtée.

«Où sommes-nous, sœur? demanda Michel Strogoff.

—A une demi-verste au plus des premières maisons, répondit Nadia.

—Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nul bruit n'arrive à mon oreille.

—Et je ne vois pas une lumière briller dans l'ombre, pas une fumée monter dans l'air, ajouta Nadia.

—La singulière ville! dit Nicolas. On n'y fait pas de bruit et on s'y couche de bonne heure!»

Michel Strogoff eut l'esprit traversé d'un pressentiment de mauvais augure. Il n'avait point dit à Nadia tout ce qu'il avait concentré d'espérances sur Krasnoiarsk, où il comptait trouver les moyens d'achever sûrement son voyage. Il craignait tant que son espoir ne fût encore une fois déçu! Mais Nadia avait deviné sa pensée, bien qu'elle ne comprit plus pourquoi son compagnon avait hâte d'arriver à Irkoutsk, maintenant que la lettre impériale lui manquait. Un jour même, elle l'avait pressenti à cet égard.

«J'ai juré d'aller à Irkoutsk,» s'était-il contenté de lui répondre.

Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu'il trouvât à Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.

«Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n'avançons-nous pas?

—C'est que je crains de réveiller les habitants de la ville avec le bruit de ma charrette!»

Et, d'un léger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serko poussa quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trot la route qui s'engageait dans Krasnoiarsk.

Dix minutes après, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarsk était déserte! Il n'y avait plus un Athénien dans cette «Athènes du Nord», ainsi que l'appelle Mme de Bourboulon. Pas un de ses équipages, si brillamment attelés, n'en parcourait les rues propres et larges. Pas un passant ne suivait les trottoirs établis à la base de ses magnifiques maisons de bois, d'un aspect monumental! Pas une élégante Sibérienne, habillée aux dernières modes de France, ne se promenait au milieu de cet admirable parc, taillé dans une forêt de bouleaux, qui se prolonge jusqu'aux berges de l'Yeniseï! La grosse cloche de la cathédrale était muette, les carillons des églises se taisaient, et il est rare, cependant, qu'une ville russe ne soit pas emplie du son de ses cloches! Mais, ici, c'était l'abandon complet. Il n'y avait plus un être vivant dans cette ville, naguère si vivante!

Le dernier télégramme parti du cabinet du czar, avant la rupture du fil, avait donné ordre au gouverneur, à la garnison, aux habitants, quels qu'ils fussent d'abandonner Krasnoiarsk, d'emporter tout objet ayant quelque valeur ou qui aurait pu être de quelque utilité aux Tartares, et de se réfugier à Irkoutsk. Même injonction à tous les habitants des bourgades de la province. C'était le désert que le gouvernement moscovite voulait faire devant les envahisseurs. Ces ordres à la Rostopschine, on ne songea pas à les discuter, même un instant. Ils furent exécutés, et c'est pourquoi il ne restait plus un seul être vivant à Krasnoiarsk.

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusement les rues de la ville. Ils éprouvaient une involontaire impression de stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alors dans cette cité morte. Michel Strogoff ne laissa rien paraître de ce qu'il ressentait alors, mais il dut éprouver comme un mouvement de rage contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car ses espérances étaient encore une fois trompées.

«Bon Dieu! s'écria Nicolas, jamais je ne gagnerai mes appointements dans ce désert!

—Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la route d'Irkoutsk.

—Il le faut, en vérité! répondit Nicolas. Le fil doit encore fonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la... Partons-nous, petit père?

—Attendons à demain, répondit Michel Strogoff.

—Tu as raison, répondit Nicolas. Nous avons l'Yeniseï à traverser, et il est nécessaire d'y voir!....

—Y voir!» murmura Nadia, en songeant à son compagnon aveugle.

Nicolas l'avait entendue, et, se retournant vers Michel Strogoff:

«Pardon, petit père, dit-il. Hélas! la nuit et le jour, il est vrai que c'est tout un pour toi!

—Ne te reproche rien, ami, répondit Michel Strogoff, qui passa sa main sur ses yeux. Avec toi pour guide, je puis agir encore. Prends donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi. Demain, il fera jour!»

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n'eurent pas à chercher longtemps pour trouver un lieu de repos. La première maison dont ils poussèrent la porte était vide, aussi bien que toutes les autres. Il ne s'y trouvait que quelques bottes de feuillage. Faute de mieux, le cheval dut se contenter de cette maigre nourriture. Quant aux provisions de la kibitka, elles n'étaient pas épuisées, et chacun en prit sa part. Puis, après s'être agenouillés devant une modeste image de la Panaghia suspendue a la muraille, et que la dernière flamme d'une lampe éclairait encore, Nicolas et la jeune fille s'endormirent, tandis que veillait Michel Strogoff, sur qui le sommeil ne pouvait avoir prise.

Le lendemain, 26 août, avant l'aube, la kibitka, réattelée, traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge de l'Yeniseï.

Michel Strogoff était vivement préoccupé. Comment ferait-il pour traverser le fleuve, si, ce qui était probable, toute barque ou bac avaient été détruits afin de retarder la marche des Tartares? Il connaissait l'Yeniseï, l'ayant déjà franchi plusieurs fois. Il savait que sa largeur est considérable, que les rapides sont violents dans le double lit qu'il s'est creusé entre les îles. En des circonstances ordinaires, au moyen de ces bacs spécialement établis pour le transport des voyageurs, des voitures et des chevaux, le passage de l'Yeniseï exige un laps de trois heures, et ce n'est qu'au prix d'extrêmes difficultés que ces bacs atteignent sa rive droite. Or, en l'absence de toute embarcation, comment la kibitka irait-elle d'une rive à l'autre?

«Je passerai quand même!» répéta Michel Strogoff.

Le jour commençait à se lever, lorsque la kibitka arriva sur la rive gauche, la même où aboutissait une des grandes allées du parc. En cet endroit, les berges dominaient d'une centaine de pieds le cours de l'Yeniseï. On pouvait donc l'observer sur une vaste étendue.

«Voyez-vous un bac? demanda Michel Strogoff, en portant avidement ses yeux d'un côté et de l'autre, par une habitude machinale, sans doute, et comme s'il eût pu voir lui-même.

—Il fait à peine jour, frère, répondit Nadia. La brume est encore épaisse sur le fleuve, et on ne peut en distinguer les eaux.

—Mais je les entends mugir?» répondit Michel Strogoff.

En effet, des couches inférieures de ce brouillard sortait un sourd tumulte de courants et de contre-courants qui s'entrechoquaient. Les eaux, très-hautes à cette époque de l'année, devaient couler avec une torrentueuse violence. Tous trois écoutaient, attendant que le rideau de brumes se levât. Le soleil montait rapidement au-dessus de l'horizon, et ses premiers rayons n'allaient pas tarder à pomper ces vapeurs.

«Eh bien? demanda Michel Strogoff.

—Les brumes commencent à rouler, frère, répondit Nadia, et le jour les pénètre déjà.

—Tu ne vois pas encore le niveau du fleuve, sœur?

—Pas encore.

—Un peu de patience, petit père, dit Nicolas. Tout cela va se fondre! Tiens! voilà le vent qui souffle! Il commence à dissiper ce brouillard. Les hautes collines de la rive droite montrent déjà leurs rangées d'arbres! Tout s'en va! Tout s'envole! Les bons rayons du soleil ont condensé cet amas de brumes! Ah! que c'est beau, mon pauvre aveugle, et quel malheur pour toi de ne pas pouvoir contempler un tel spectacle!

—Vois-tu un bateau? demanda Michel Strogoff.

—Je n'en vois aucun, répondit Nicolas.

—Regarde bien, ami, sur cette rive et sur la rive opposée, aussi loin que puisse aller ta vue! Un bateau, une barque, un canot d'écorce!»

Nicolas et Nadia, se retenant aux derniers bouleaux de la falaise, s'étaient penchés au-dessus du fleuve. Le champ offert à leurs regards était immense alors. L'Yeniseï, en cet endroit, ne mesure pas moins d'une verste et demie, et forme deux bras, d'importance inégale, que les eaux suivaient avec rapidité. Entre ces bras reposent plusieurs îles, plantées d'aunes, de saules et de peupliers, qui semblaient être autant de navires verdoyants, ancrés dans le fleuve. Au delà s'étageaient les hautes collines de la rive orientale, couronnées de forêts dont les cimes s'empourpraient alors de lumière. En amont et en aval, l'Yeniseï s'enfuyait à perte de vue. Tout cet admirable panorama s'arrondissait pour le regard sur un périmètre de cinquante verstes.

Mais, pas une embarcation, ni sur la rive gauche, ni sur la rive droite, ni à la berge des îles. Toutes avaient été emmenées ou détruites par ordre. Très-certainement, si les Tartares ne faisaient pas venir du sud le matériel nécessaire à l'établissement d'un pont de bateaux, leur marche vers Irkoutsk serait arrêtée pendant un certain temps devant cette barrière de l'Yeniseï.

«Je me souviens, dit alors Michel Strogoff. Il y a plus haut, aux dernières maisons de Krasnoiarsk, un petit port d'embarquement. C'est là que les bacs accostent. Ami, remontons le cours du fleuve, et vois si quelque barque n'a pas été oubliée sur la rive.»

Nicolas s'élança dans la direction indiquée. Nadia avait pris Michel Strogoff par la main et le guidait d'un pas rapide. Une barque, un simple canot assez grand pour porter la kibitka, ou, à son défaut, ceux qu'elle avait amenés jusqu'ici, et Michel Strogoff n'hésiterait pas à tenter le passage!

Vingt minutes après, tous trois avaient atteint le petit port d'embarquement, dont les dernières maisons s'abaissaient au niveau du fleuve. C'était une sorte de village placé au bas de Krasnoiarsk.

Mais il n'y avait pas une embarcation sur la grève, pas un canot à l'estacade qui servait d'embarcadère, rien même dont on pût construire un radeau suffisant pour trois personnes.

Michel Strogoff avait interrogé Nicolas, et celui-ci lui avait fait cette décourageante réponse que la traversée du fleuve lui semblait être absolument impraticable.

«Nous passerons,» répondit Michel Strogoff.

Et les recherches continuèrent. On fouilla les quelques maisons assises sur la berge et abandonnées comme toutes celles de Krasnoiarsk. Il n'y avait qu'à en pousser les portes. C'étaient des cabanes de pauvres gens, entièrement vides. Nicolas visitait l'une, Nadia parcourait l'autre. Michel Strogoff, lui-même, entrait ça et là et cherchait à reconnaître de la main quelque objet qui pût lui être utile.

Nicolas et la jeune fille, chacun de son côté, avaient vainement fureté dans ces cabanes, et ils se disposaient à abandonner leurs recherches, lorsqu'ils s'entendirent appeler.

Tous deux regagnèrent la berge et aperçurent Michel Strogoff sur le seuil d'une porte.

«Venez!» leur cria-t-il.

Nicolas et Nadia allèrent aussitôt vers lui, et, à sa suite, ils entrèrent dans la cabane.

«Qu'est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de la main divers objets entassés au fond d'un cellier.

—Ce sont des outres, répondit Nicolas, et il y en a, ma foi, une demi-douzaine!

—Elles sont pleines?...

—Oui, pleines de koumyss, et voilà qui vient à propos pour renouveler notre provision!»

Le «koumyss» est une boisson fabriquée avec du lait de jument ou de chamelle, boisson fortifiante, enivrante même, et Nicolas ne pouvait que se féliciter de la trouvaille.

«Mets-en une à part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutes les autres.

—A l'instant, petit père.

—Voilà qui nous aidera à traverser l'Yeniseï.

—Et le radeau?

—Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pour flotter. D'ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval, avec ces outres.

—Bien imaginé, petit père, s'écria Nicolas, et, Dieu aidant, nous arriverons à bon port.... peut-être pas en droite ligne, car le courant est rapide!

—Qu'importe! répondit Michel Strogoff. Passons d'abord, et nous saurons bien retrouver la route d'Irkoutsk au delà du fleuve.

—A l'ouvrage,» dit Nicolas, qui commença à vider les outres et à les transporter jusqu'à la kibitka.

Une outre, pleine de koumyss, fut réservée, et les autres, refermées avec soin après avoir été préalablement remplies d'air, furent employées comme appareils flottants. Deux de ces outres, attachées au flanc du cheval, étaient destinées à le soutenir à la surface du fleuve. Deux autres, placées aux brancards de la kibitka, entre les roues, eurent pour but d'assurer la ligne de flottaison de sa caisse, qui se transformerait ainsi en radeau.

Cet ouvrage fut bientôt achevé.

«Tu n'auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.

—Non, frère, répondit la jeune fille.

—Et toi, ami?

—Moi! s'écria Nicolas. Je réalise enfin un de mes rêves: naviguer en charrette!»

En cet endroit, la berge, assez déclive, était favorable au lancement de la kibitka. Le cheval la traîna jusqu'à la lisière des eaux, et bientôt l'appareil et son moteur flottèrent à la surface du fleuve. Quant à Serko, il s'était bravement mis à la nage.

Les trois passagers, debout sur la caisse, s'étaient déchaussés par précaution, mais, grâce aux outres, ils n'eurent pas même d'eau jusqu'aux chevilles.

Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon les indications que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquement l'animal, mais en le ménageant, car il ne voulait pas l'épuiser à lutter contre le courant. Tant que la kibitka suivit le fil des eaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avait dépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et il était déjà évident qu'elle n'accosterait l'autre rive que bien en aval de la ville. Mais peu importait.

La traversée de l'Yeniseï se serait donc faite sans grandes difficultés, même sur cet appareil imparfait, si le courant eut été établi d'une manière régulière. Mais, très-malheureusement, plusieurs tourbillons se creusaient à la surface des eaux tumultueuses, et, bientôt, la kibitka, malgré toute la vigueur qu'employa Michel Strogoff à la faire dévier, fut irrésistiblement entraînée dans un de ces entonnoirs.

Là, le danger devint très-grand. La kibitka n'obliquait plus vers la rive orientale, elle ne dérivait plus, elle tournait avec une extrême rapidité, s'inclinant vers le centre du remous, comme un écuyer sur la piste d'un cirque. Sa vitesse était extrême. Le cheval pouvait à peine maintenir sa tête hors de l'eau et risquait d'être asphyxié dans le tourbillon. Serko avait dû prendre un point d'appui sur la kibitka.

Michel Strogoff comprit ce qui se passait. Il se sentit entraîné suivant une ligne circulaire qui se rétrécissait peu à peu et dont il ne pouvait plus sortir. Il ne dit pas une parole. Ses yeux auraient voulu voir le péril, pour mieux l'éviter.... Ils ne le pouvaient plus!

Nadia se taisait aussi. Ses mains, cramponnées aux ridelles de la charrette, la soutenaient contre les mouvements désordonnés de l'appareil, qui s'inclinait de plus en plus vers le centre de dépression.

Quant à Nicolas, ne comprenait-il pas la gravité de la situation? Était-ce chez lui flegme ou mépris du danger, courage ou indifférence? La vie était-elle sans valeur à ses yeux, et, suivant l'expression des Orientaux, «une hôtellerie de cinq jours», que, bon gré mal gré, il faut quitter le sixième? En tout cas, sa souriante figure ne se démentit pas un instant.

La kibitka restait donc engagée dans ce tourbillon, et le cheval était à bout d'efforts. Tout à coup, Michel Strogoff, se défaisant de ceux de ses vêtements qui pouvaient le gêner, se jeta à l'eau; puis, empoignant d'un bras vigoureux la bride du cheval effaré, il lui donna une telle impulsion, qu'il parvint à le rejeter hors du rayon d'attraction, et, reprise aussitôt par le rapide courant, la kibitka dériva avec une nouvelle vitesse.

«Hurrah!» s'écria Nicolas.

Deux heures seulement après avoir quitté le port d'embarquement, la kibitka avait traversé le grand bras du fleuve et venait accoster la berge d'une île, à plus de six verstes au-dessous de son point de départ.

Là, le cheval remonta la charrette sur la rive, et une heure de repos fut donnée au courageux animal. Puis, l'île ayant été traversée dans toute sa largeur sous le couvert de ses magnifiques bouleaux, la kibitka se trouva au bord du petit bras de l'Yeniseï.

Cette traversée se fit plus facilement. Aucun tourbillon ne rompait le cours du fleuve dans ce second lit, mais le courant y était tellement rapide, que la kibitka n'accosta la rive droite qu'à cinq verstes en aval. C'était, en tout, onze verstes dont elle avait dérivé.

Ces grands cours d'eau du territoire sibérien, sur lesquels aucun pont n'est jeté encore, sont de sérieux obstacles à la facilité des communications. Tous avaient été plus ou moins funestes à Michel Strogoff. Sur l'Irtyche, le bac qui le portait avec Nadia avait été attaqué par les Tartares. Sur l'Obi, après que son cheval eut été frappé d'une balle, il n'avait échappé que par miracle aux cavaliers qui le poursuivaient. En somme, c'était encore ce passage de l'Yeniseï qui s'était opéré le moins malheureusement.

«Cela n'aurait pas été si amusant, s'écria Nicolas en se frottant les mains, lorsqu'il débarqua sur la rive droite du fleuve, si cela n'avait pas été si difficile!

—Ce qui n'a été que difficile pour nous, ami, répondit Michel Strogoff, sera peut-être impossible aux Tartares!»

CHAPITRE VIII

UN LIÈVRE QUI TRAVERSE LA ROUTE.

Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route était libre jusqu'à Irkoutsk. Il avait devancé les Tartares, retenus à Tomsk, et lorsque les soldats de l'émir arriveraient à Krasnoiarsk, ils ne trouveraient plus qu'une ville abandonnée. Là, aucun moyen de communication immédiat entre les deux rives de l'Yeniseï. Donc, retard de quelques jours, jusqu'au moment où un pont de bateaux, difficile à établir, leur livrerait passage.

Pour la première fois depuis la funeste rencontre d'Ivan Ogareff à Omsk, le courrier du czar se sentit moins inquiet et put espérer qu'aucun nouvel obstacle ne surgirait entre le but et lui.

La kibitka, après être redescendue obliquement vers le sud-est pendant une quinzaine de verstes, retrouva et reprit la longue voie tracée à travers la steppe.

La route était bonne, et même cette portion du chemin, qui s'étend entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, est considérée comme la meilleure de tout le parcours. Moins de cahots pour les voyageurs, de vastes ombrages qui les protègent contre les ardeurs du soleil, quelquefois des forêts de pins ou de cèdres qui couvrent un espace de cent verstes. Ce n'est plus l'immense steppe dont la ligne circulaire se confond à l'horizon avec celle du ciel. Mais ce riche pays était vide alors. Partout des bourgades abandonnées. Plus de ces paysans sibériens, parmi lesquels domine le type slave. C'était le désert, et, comme on le sait, le désert par ordre.

Le temps était beau, mais déjà l'air, rafraîchi pendant les nuits, ne se réchauffait que plus difficilement aux rayons du soleil. En effet, on arrivait aux premiers jours de septembre, et dans cette région, élevée en latitude, l'arc diurne se raccourcit visiblement au dessus de l'horizon. L'automne y est de peu de durée, bien que cette portion du territoire sibérien ne soit pas située au-dessus du cinquante-cinquième parallèle, qui est celui d'Édimbourg et de Copenhague. Quelque-fois même, l'hiver succède presque inopinément à l'été. C'est qu'ils doivent être précoces, ces hivers de la Russie asiatique, pendant lesquels la colonne thermométrique s'abaisse jusqu'au point de congélation du mercure [Environ 42 degrés au-dessous de zéro], et où l'on considère comme une température supportable des moyennes de vingt degrés centigrades au-dessous de zéro.

Le temps favorisait donc les voyageurs. Il n'était ni orageux ni pluvieux. La chaleur était modérée, les nuits fraîches. La santé de Nadia, celle de Michel Strogoff se maintenaient, et, depuis qu'ils avaient quitté Tomsk, ils s'étaient peu à peu remis de leurs fatigues passées.

Quant à Nicolas Pigassof, il ne s'était jamais mieux porté. C'était une promenade pour lui que ce voyage, une excursion agréable, à laquelle il employait ses vacances de fonctionnaire sans fonction.

«Décidément, disait-il, cela vaut mieux que de rester douze heures par jour, perché sur une chaise, à manœuvrer un manipulateur!»

Cependant, Michel Strogoff avait pu obtenir de Nicolas qu'il imprimât à son cheval une allure plus rapide. Pour arriver à ce résultat, il lui avait confié que Nadia et lui allaient rejoindre leur père, exilé à Irkoutsk, et qu'ils avaient grande hâte d'être rendus. Certes, il ne fallait pas surmener ce cheval, puisque très-probablement on ne trouverait pas à l'échanger pour un autre; mais, en lui ménageant des haltes assez fréquentes,—par exemple à chaque quinzaine de verstes,—on pouvait franchir aisément soixante verstes par vingt-quatre heures. D'ailleurs, ce cheval était vigoureux et, par sa race même, très-apte a supporter les longues fatigues. Les gras pâturages ne lui manquaient pas le long de la route, l'herbe y était abondante et forte. Donc, possibilité de lui demander un surcroît de travail.

Nicolas s'était rendu a ces raisons. Il avait été très-ému de la situation de ces deux jeunes gens qui allaient partager l'exil de leur père. Rien ne lui paraissait plus touchant. Aussi, avec quel sourire il disait à Nadia:

«Bonté divine! quelle joie éprouvera M. Korpanoff, lorsque ses yeux vous apercevront, quand ses bras s'ouvriront pour vous recevoir! Si je vais jusqu'à Irkoutsk,—et cela me paraît bien probable maintenant,—me permettrez-vous d'être présent a cette entrevue! Oui, n'est-ce pas?»

Puis, se frappant le front:

«Mais, j'y pense, quelle douleur aussi, quand il s'apercevra que son pauvre grand fils est aveugle! Ah! tout est bien mêlé en ce monde!»

Enfin, de tout cela, il était résulté que la kibitka marchait plus vite, et, suivant les calculs de Michel Strogoff, elle faisait maintenant dix à douze verstes à l'heure.

Il s'ensuit donc que, le 28 août, les voyageurs dépassaient le bourg de Balaisk, à quatre-vingts verstes de Krasnoiarsk, et le 29, celui de Ribinsk, à quarante verstes de Balaisk.

Le lendemain, trente-cinq verstes au delà, elle arrivait à Kamsk, bourgade plus considérable, arrosée par la rivière du même nom, petit affluent de l'Yeniseï, qui descend des monts Sayansk. Ce n'est qu'une ville peu importante, dont les maisons de bois sont pittoresquement groupées autour d'une place; mais elle est dominée par le haut clocher de sa cathédrale, dont la croix dorée resplendissait au soleil.

Maisons vides, église déserte. Plus un relais, plus une auberge habitée. Pas un cheval aux écuries. Pas un animal domestique dans la steppe. Les ordres du gouvernement moscovite avaient été exécutés avec une rigueur absolue. Ce qui n'avait pu être emporté avait été détruit.

Au sortir de Kamsk, Michel Strogoff apprit à Nadia et à Nicolas qu'ils ne trouveraient plus qu'une petite ville de quelque importance, Nijni-Oudinsk, avant Irkoutsk. Nicolas répondit qu'il le savait d'autant mieux qu'une station télégraphique existait dans cette bourgade. Donc, si Nijni Oudinsk était abandonnée comme Kamsk, il serait bien obligé d'aller chercher quelque occupation jusqu'à la capitale de la Sibérie orientale.

La kibitka put traverser à gué, et sans trop de mal, la petite rivière qui coupe la route au delà de Kamsk. D'ailleurs, entre l'Yeniseï et l'un de ses grands tributaires, l'Angara, qui arrose Irkoutsk, il n'y avait plus à redouter l'obstacle de quelque considérable cours d'eau, si ce n'est peut-être le Dinka. Le voyage ne pourrait donc être retardé de ce chef.

De Kamsk à la bourgade prochaine, l'étape fut très-longue, environ cent trente verstes. Il va sans dire que les haltes réglementaires furent observées, «sans quoi, disait Nicolas, on se serait attiré quelque juste réclamation de la part du cheval.» Il avait été convenu avec cette courageuse bête qu'elle se reposerait après quinze verstes, et, quand on contracte, même avec des animaux, l'équité veut qu'on se tienne dans les termes du contrat.

Après avoir franchi la petite rivière de Biriousa, la kibitka atteignit Biriousinsk dans la matinée du 4 septembre.

Là, très-heureusement, Nicolas, qui voyait s'épuiser ses provisions, trouva dans un four abandonné une douzaine de «pogatchas», sorte de gâteaux préparés avec de la graisse de mouton, et une forte provision de riz cuit à l'eau. Ce surcroît alla rejoindre à propos la réserve de koumyss, dont la kibitka était suffisamment approvisionnée depuis Krasnoiarsk.

Après une halte convenable, la route fut reprise dans l'après-dînée du 8 septembre. La distance jusqu'à Irkoutsk n'était plus que de cinq cents verstes. Rien en arrière ne signalait l'avant-garde tartare. Michel Strogoff était donc fondé à penser que son voyage ne serait plus entravé, et que dans huit jours, dans dix au plus, il serait en présence du grand-duc.

En sortant de Biriousinsk, un lièvre vint à traverser le chemin, à trente pas en avant de la kibitka.

«Ah! fit Nicolas.

—Qu'as-tu, ami? demanda vivement Michel Strogoff, comme un aveugle que le moindre bruit tient en éveil.

—Tu n'as pas vu?....» dit Nicolas, dont la souriante figure s'était subitement assombrie.

Puis il ajouta:

«Ah! non! tu n'as pu voir, et c'est heureux pour toi, petit père!

—Mais je n'ai rien vu, dit Nadia.

—Tant mieux! tant mieux! Mais moi... j'ai vu!....

—Qu'était-ce donc? demanda Michel Strogoff.

—Un lièvre qui vient de croiser notre route!» répondit Nicolas.

En Russie, lorsqu'un lièvre croise la route d'un voyageur, la croyance populaire veut que ce soit le signe d'un malheur prochain.

Nicolas, superstitieux comme le sont la plupart des Russes, avait arrêté la kibitka.

Michel Strogoff comprit l'hésitation de son compagnon, bien qu'il ne partageât aucunement sa crédulité a l'endroit des lièvres qui passent, et il voulut le rassurer.

«Il n'y a rien à craindre, ami, lui dit-il.

—Rien pour toi, ni pour elle, je le sais, petit père, répondit Nicolas, mais pour moi!»

Et reprenant:

«C'est la destinée,» dit-il.

Et il remit son cheval au trot.

Cependant, en dépit du fâcheux pronostic, la journée s'écoula sans aucun accident.

Le lendemain, 6 septembre, à midi, la kibitka fit halte au bourg d'Alsalevsk, aussi désert que l'était toute la contrée environnante.

Là, sur le seuil d'une maison, Nadia trouva deux de ces couteaux à lame solide, qui servent aux chasseurs sibériens. Elle en remit un à Michel Strogoff, qui le cacha sous ses vêtements, et elle garda l'autre pour elle. La kibitka n'était plus qu'à soixante-quinze verstes de Nijni-Oudinsk.

Nicolas, pendant ces deux journées, n'avait pu reprendre sa bonne humeur habituelle. Le mauvais présage l'avait affecté plus qu'on ne le pourrait croire, et lui, qui jusqu'alors n'était jamais resté une heure sans parler, tombait parfois dans de longs mutismes dont Nadia avait peine à le tirer. Ces symptômes étaient véritablement ceux d'un esprit frappé, et cela s'explique, quand il s'agit de ces hommes appartenant aux races du Nord, dont les superstitieux ancêtres ont été les fondateurs de la mythologie hyperboréenne.

A partir d'Ekaterinbourg, la route d'Irkoutsk suit presque parallèlement le cinquante-cinquième degré de latitude, mais, en sortant de Biriousinsk, elle oblique franchement vers le sud-est, de manière à couper de biais le centième méridien. Elle prend le plus court pour atteindre la capitale de la Sibérie orientale, en franchissant les dernières rampes des monts Sayansk. Ces montagnes ne sont elles-mêmes qu'une dérivation de la grande chaîne des Altaï; qui est visible à une distance de deux cents verstes.

La kibitka courait donc sur cette route. Oui, courait! On sentait bien que Nicolas ne songeait plus à ménager son cheval, et que lui aussi avait maintenant hâte d'arriver. Malgré toute sa résignation un peu fataliste, il ne se croirait plus en sûreté que dans les murs d'Irkoutsk. Bien des Russes eussent pensé comme lui, et plus d'un, tournant les guides de son cheval, fût revenu en arrière, après le passage du lièvre sur sa route!

Cependant, quelques observations qu'il fit, et dont Nadia contrôla la justesse en les transmettant a Michel Strogoff, donneront a croire que la série des épreuves n'était peut-être pas close pour eux.

En effet, si le territoire avait été depuis Krasnoiarsk respecté dans ses productions naturelles, ses forêts portaient maintenant trace du feu et du fer, les prairies qui s'étendaient latéralement à la route étaient dévastées, et il était évident que quelque troupe importante avait passé par là.

Trente verstes avant Nijni-Oudinsk, les indices d'une dévastation récente ne purent plus être méconnus, et il était impossible de les attribuer à d'autres qu'aux Tartares.

En effet, ce n'étaient plus seulement des champs foulés du pied des chevaux, des forêts entamées à la hache. Les quelques maisons éparses au long de la route n'étaient pas seulement vides: les unes avaient été en partie démolies, les autres à demi incendiées. Des empreintes de balles se voyaient sur leurs murs.

On conçoit quelles furent les inquiétudes de Michel Strogoff. Il ne pouvait plus douter qu'un corps de Tartares n'eût récemment franchi cette partie de la route, et, cependant, il était impossible que ce fussent les soldats de l'émir, car ils n'auraient pu le devancer sans qu'il s'en fût aperçu. Mais alors quels étaient donc ces nouveaux envahisseurs, et par quel chemin détourné de la steppe avaient-ils pu rejoindre la grande route d'Irkoutsk? A quels nouveaux ennemis le courrier du czar allait-il se heurter encore?

Ces appréhensions, Michel Strogoff ne les communiqua ni à Nicolas, ni à Nadia, ne voulant pas les inquiéter. D'ailleurs, il était résolu à continuer sa route, tant qu'un infranchissable obstacle ne l'arrêterait pas. Plus tard, il verrait ce qu'il conviendrait de faire.

Pendant la journée suivante, le passage récent d'une importante troupe de cavaliers et de fantassins s'accusa de plus en plus. Des fumées furent aperçues au-dessus de l'horizon. La kibitka marcha avec précaution. Quelques maisons des bourgades abandonnées brûlaient encore, et, certainement, l'incendie n'y avait pas été allumé depuis plus de vingt-quatre heures.

Enfin, dans la journée du 8 septembre, la kibitka s'arrêta. Le cheval refusait d'avancer. Serko aboyait lamentablement.

«Qu'y a-t-il? demanda Michel Strogoff.

—Un cadavre!» répondit Nicolas, qui se jeta hors de la kibitka.

Ce cadavre était celui d'un moujik, horriblement mutilé et déjà froid.

Nicolas se signa. Puis, aidé de Michel Strogoff, il transporta ce cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner une sépulture décente, l'enterrer profondément, afin que les carnassiers de la steppe ne pussent s'acharner sur ses misérables restes, mais Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.

«Partons, ami, partons! s'écria-t-il. Nous ne pouvons nous retarder, même d'une heure!»

Et la kibitka reprit sa marche.

D'ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs à tous les morts qu'il allait maintenant rencontrer sur la grande route sibérienne, il n'aurait pu y suffire! Aux approches de Nijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l'on trouva de ces corps, étendus sur le sol.

Il fallait pourtant continuer à suivre ce chemin jusqu'au moment où il serait manifestement impossible de le faire, sans tomber entre les mains des envahisseurs. L'itinéraire ne fut donc pas modifié, et pourtant, dévastations et ruines s'accumulaient à chaque bourgade. Tous ces villages, dont les noms indiquent qu'ils ont été fondés par des exilés polonais, avaient été livrés aux horreurs du pillage et de l'incendie. Le sang des victimes n'était pas même encore complètement figé. Quant à savoir dans quelles conditions ces funestes événements venaient d'être accomplis, on ne le pouvait. Il ne restait plus un être vivant pour le dire.

Ce jour-là, vers quatre heures du soir, Nicolas signala à l'horizon les hauts clochers des églises de Nijni-Oudinsk. Ils étaient couronnés de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.

Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoff le résultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Si la ville était abandonnée, on pouvait la traverser sans risque, mais si, par un mouvement inexplicable, les Tartares l'occupaient, on devait à tout prix la tourner.

«Avançons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avançons!»

Une verste fut encore parcourue.

«Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fumées! s'écria Nadia. Frère, on incendie la ville!»

Ce n'était que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineuses apparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient de plus en plus épais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard, d'ailleurs. Il était probable que les incendiaires avaient trouvé la ville abandonnée et qu'ils la brûlaient. Mais étaient-ce des Tartares qui agissaient ainsi? Étaient-ce des Russes qui obéissaient aux ordres du grand-duc? Le gouvernement du czar avait-il voulu que depuis Krasnoiarsk, depuis l'Yeniseï, pas une ville, pas une bourgade ne pût offrir un refuge aux soldats de l'émir? En ce qui concernait Michel Strogoff, devait-il s'arrêter, devait-il continuer sa route?

Il était indécis. Toutefois, après avoir pesé le pour et le contre, il pensa que, quelles que fussent les fatigues d'un voyage à travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer de tomber une seconde fois entre les mains des Tartares. Il allait donc proposer à Nicolas de quitter la route et, s'il le fallait absolument, de ne la reprendre qu'après avoir tourné Nijni-Oudinsk, lorsqu'un coup de feu retentit sur la droite. Une balle siffla, et le cheval de la kibitka, frappé à la tête, tomba mort.

Au même instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur la route, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia et Nicolas, sans même avoir eu le temps de se reconnaître, étaient prisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.

Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n'avait rien perdu de son sang-froid. N'ayant pu voir ses ennemis, il n'avait pu songer à se défendre. Eût-il eu l'usage de ses yeux, il ne l'aurait pas tenté. C'eût été courir au-devant d'un massacre. Mais, s'il ne voyait pas, il pouvait écouter ce qu'ils disaient et le comprendre.

En effet, à leur langage, il reconnut que ces soldats étaient des Tartares, et, à leurs paroles, qu'ils précédaient l'armée des envahisseurs.

Voici, d'ailleurs, ce que Michel Strogoff apprit, autant par les propos qui furent tenus en ce moment devant lui que par les lambeaux de conversation qu'il surprit plus tard.

Ces soldats n'étaient pas directement sous les ordres de l'émir, retenu encore en arrière de l'Yeniseï. Ils faisaient partie d'une troisième colonne, plus spécialement composée de Tartares des khanats de Khokhand et de Koundouze, avec laquelle l'armée de Féofar devait opérer prochainement sa jonction aux environs d'Irkoutsk.

C'était sur les conseils d'Ivan Ogareff, et afin d'assurer le succès de l'invasion dans les provinces de l'est, que cette colonne, après avoir franchi la frontière du gouvernement de Sémipalatinsk et passé au sud du lac Balkhach, avait longé la base des monts Altaï. Pillant et ravageant sous la conduite d'un officier du khan de Koundouze, elle avait gagné le haut cours de l'Yeniseï. Là, dans la prévision de ce qui s'était fait à Krasnoiarsk par ordre du czar, et pour faciliter le passage du fleuve aux troupes de l'émir, cet officier avait lancé au courant une flottille de barques qui, soit comme embarcations, soit comme matériel de pont, permettraient a Féofar de reprendre sur la rive droite la route d'Irkoutsk. Puis, cette troisième colonne, après avoir contourné le pied des montagnes, avait descendu la vallée de l'Yeniseï et rejoint cette route à la hauteur d'Alsalevsk. De là, depuis cette petite ville, l'effroyable accumulation de ruines, qui fait le fond des guerres tartares. Nijni-Oudinsk venait de subir le sort commun, et les Tartares, au nombre de cinquante mille, l'avaient déjà quittée pour aller occuper les premières positions devant Irkoutsk. Avant peu, ils devraient avoir été ralliés par les troupes de l'émir.

Telle était la situation à cette date,—situation des plus graves pour cette partie de la Sibérie orientale, complètement isolée, et pour les défenseurs, relativement peu nombreux, de sa capitale.

Voilà donc ce dont Michel Strogoff fut informé: arrivée devant Irkoutsk d'une troisième colonne de Tartares, et jonction prochaine de l'émir et d'Ivan Ogareff avec le gros de leurs troupes. Conséquemment, l'investissement d'Irkoutsk, et, par suite, sa reddition n'étaient plus qu'une affaire de temps, peut-être d'un temps très court.

On comprend de quelles pensées dut être assiégé Michel Strogoff! Qui s'étonnerait si, dans cette situation, il eût enfin perdu tout courage, tout espoir? Il n'en fut rien, cependant, et ses lèvres ne murmurèrent pas d'autres paroles que celles-ci:

«J'arriverai!»

Une demi-heure après l'attaque des cavaliers tartares, Michel Strogoff, Nicolas et Nadia entraient à Nijni-Oudinsk. Le fidèle chien les avait suivis, mais de loin. Ils ne devaient pas séjourner dans la ville, qui était en flammes et que les derniers maraudeurs allaient quitter.

Les prisonniers furent donc jetés sur des chevaux et entraînés rapidement, Nicolas, résigné comme toujours, Nadia, nullement ébranlée dans sa foi en Michel Strogoff, Michel Strogoff, indifférent en apparence, mais prêt à saisir toute occasion de s'échapper.

Les Tartares n'avaient pas été sans s'apercevoir que l'un de leurs prisonniers était aveugle, et leur barbarie naturelle les porta à se faire un jeu de cet infortuné. On marchait vite. Le cheval de Michel Strogoff, n'ayant d'autre guide que lui et allant au hasard, faisait souvent des écarts qui portaient le désordre dans le détachement. De là, des injures, des brutalités qui brisaient le cœur de la jeune fille et indignaient Nicolas. Mais que pouvaient-ils faire? Ils ne parlaient pas la langue de ces Tartares, et leur intervention fut impitoyablement repoussée.

Bientôt même, ces soldats, par un raffinement de barbarie, eurent l'idée d'échanger ce cheval que montait Michel Strogoff pour un autre qui était aveugle. Ce qui motiva ce changement, ce fut la réflexion d'un des cavaliers, auquel Michel Strogoff avait entendu dire:

«Mais il y voit peut-être, ce Russe là!»

Ceci se passait à soixante verstes de Nijni-Oudinsk, entre les bourgades de Tatan et de Chibarlinskoë. On avait donc placé Michel Strogoff sur ce cheval, en lui mettant ironiquement les rênes à la main. Puis, à coups de fouet, à coups de pierres, en l'excitant par des cris, on le lança au galop.

L'animal, ne pouvant être maintenu en droite ligne par son cavalier, aveugle comme lui, tantôt se heurtait à quelque arbre, tantôt se jetait hors de la route. De là, des chocs, des chutes même qui pouvaient être extrêmement funestes.

Michel Strogoff ne protesta pas. Il ne fit pas entendre une plainte. Son cheval tombait-il, il attendait qu'on vînt le relever. On le relevait, en effet, et le cruel jeu continuait.

Nicolas, devant ces mauvais traitements, ne pouvait se contenir. Il voulait courir au secours de son compagnon. On l'arrêtait, on le brutalisait.

Enfin, ce jeu se fût longtemps prolongé, sans doute, et à la grande joie des Tartares, si un accident plus grave n'y eût mis fin.

A un certain moment, dans la journée du 10 septembre, le cheval aveugle s'emporta et courut droit à une fondrière, profonde de trente à quarante pieds, qui bordait la route.

Nicolas voulut s'élancer! On le retint. Le cheval, n'étant pas guidé, se précipita avec son cavalier dans cette fondrière.

Nadia et Nicolas poussèrent un cri d'épouvante!... Ils durent croire que leur malheureux compagnon avait été broyé dans cette chute!

Lorsqu'on alla le relever, Michel Strogoff, ayant pu se jeter hors de selle, n'avait aucune blessure, mais le malheureux cheval était rompu de deux jambes et hors de service.

On le laissa mourir là, sans même lui donner le coup de grâce, et Michel Strogoff, attaché à la selle d'un Tartare, dut suivre à pied le détachement.

Pas une plainte encore, pas une protestation! Il marcha d'un pas rapide, à peine tiré par cette corde qui le liait. C'était toujours «l'homme de fer» dont le général Kissoff avait parlé au czar!

Le lendemain, 11 septembre, le détachement franchissait la bourgade de Chibarlinskoë.

Alors un incident se produisit, qui devait avoir des conséquences très-graves.

La nuit était venue. Les cavaliers tartares, ayant fait halte, s'étaient plus ou moins enivrés. Ils allaient repartir.

Nadia, qui jusqu'alors, et comme par miracle, avait été respectée de ces soldats, fut insultée par l'un d'eux.

Michel Strogoff n'avait pu voir ni l'insulte, ni l'insulteur, mais Nicolas avait vu pour lui.

Alors, tranquillement, sans avoir réfléchi, sans peut-être avoir la conscience de son action, Nicolas alla droit au soldat, et, avant que celui-ci eût pu faire un mouvement pour l'arrêter, saisissant un pistolet aux fontes de sa selle, il le lui déchargea en pleine poitrine.

L'officier qui commandait le détachement accourut aussitôt au bruit de la détonation.

Les cavaliers allaient écharper le malheureux Nicolas, mais, à un signe de l'officier, on le garrotta, on le mit en travers sur un cheval, et le détachement repartit au galop.

La corde qui attachait Michel Strogoff, rongée par lui, se brisa dans l'élan inattendu du cheval, et son cavalier, à demi ivre, emporté dans une course rapide, ne s'en aperçut même pas.

Michel Strogoff et Nadia se trouvèrent seuls sur la route.

CHAPITRE IX

DANS LA STEPPE.

Michel Strogoff et Nadia étaient donc libres encore une fois, ainsi qu'ils l'avaient été pendant le trajet de Perm aux rives de l'Irtyche. Mais combien les conditions du voyage étaient changées! Alors, un confortable tarentass, des attelages fréquemment renouvelés, des relais de poste bien entretenus, leur assuraient la rapidité du voyage. Maintenant, ils étaient à pied, dans l'impossibilité de se procurer aucun moyen de locomotion, sans ressource, ne sachant même comment subvenir aux moindres besoins de la vie, et il leur restait encore quatre cents verstes à faire! Et, de plus, Michel Strogoff ne voyait plus que par les yeux de Nadia.

Quant à cet ami que leur avait donné le hasard, ils venaient de le perdre dans les plus funestes circonstances.

Michel Strogoff s'était jeté sur le talus de la route. Nadia, debout, attendait un mot de lui pour se remettre en marche.

Il était dix heures du soir. Depuis trois heures et demie, le soleil avait disparu derrière l'horizon. Il n'y avait pas une maison, pas une hutte en vue. Les derniers Tartares se perdaient dans le lointain. Michel Strogoff et Nadia étaient bien seuls.

«Que vont-ils faire de notre ami? s'écria la jeune fille. Pauvre Nicolas! Notre rencontre lui aura été fatale!»

Michel Strogoff ne répondit pas.

«Michel, reprit Nadia, ne sais-tu pas qu'il t'a défendu lorsque tu étais le jouet des Tartares, qu'il a risqué sa vie pour moi?»

Michel Strogoff se taisait toujours. Immobile, la tête appuyée sur ses mains, à quoi pensait il? Bien qu'il ne lui répondit pas, entendait-il même Nadia lui parler?

Oui! il l'entendait, car, lorsque la jeune fille ajouta:

«Où te conduirai-je, Michel?

—A Irkoutsk! répondit-il.

—Par la grande route?

—Oui, Nadia.»

Michel Strogoff était resté l'homme qui s'était juré d'arriver quand même à son but. Suivre la grande route, c'était y aller par le plus court chemin. Si l'avant-garde des troupes de Féofar-Khan apparaissait, il serait temps alors de se jeter par la traverse.

Nadia reprit la main de Michel Strogoff, et ils partirent.

Le lendemain matin, 12 septembre, vingt verstes plus loin, au bourg de Toulounovskoë, tous deux faisaient une courte halte. Le bourg était incendié et désert. Pendant toute la nuit, Nadia avait cherché si le cadavre de Nicolas n'avait pas été abandonné sur la route, mais ce fut en vain qu'elle fouilla les ruines et qu'elle regarda parmi les morts. Jusqu'alors, Nicolas semblait avoir été épargné. Mais ne le réservait-on pas pour quelque cruel supplice, lorsqu'il serait arrivé au camp d'Irkoutsk?

Nadia, épuisée par la faim, dont son compagnon souffrait cruellement aussi, fut assez heureuse pour trouver dans une maison du bourg une certaine quantité de viande sèche et de «soukharis», morceaux de pain qui, desséchés par évaporation, peuvent conserver indéfiniment leurs qualités nutritives. Michel Strogoff et la jeune fille se chargèrent de tout ce qu'ils purent emporter. Leur nourriture était ainsi assurée pour plusieurs jours, et, quant à l'eau, elle ne devait pas leur manquer dans une contrée que sillonnent mille petits affluents de l'Angara.

Ils se remirent en route. Michel Strogoff allait d'un pas assuré et ne le ralentissait que pour sa compagne. Nadia, ne voulant pas rester en arrière, se forçait à marcher. Heureusement, son compagnon ne pouvait voir à quel état misérable la fatigue l'avait réduite.

Cependant, Michel Strogoff le sentait.

«Tu es à bout de forces, pauvre enfant, lui disait-il quelquefois.

—Non, répondait elle.

—Quand tu ne pourras plus marcher, je te porterai, Nadia.

—Oui, Michel.»

Pendant cette journée, il fallut passer le petit cours d'eau de l'Oka, mais il était guéable, et ce passage n'offrit aucune difficulté.

Le ciel était couvert, la température supportable. On pouvait craindre, toutefois, que le temps ne tournât à la pluie, ce qui eût été un surcroit de misère. Il y eut même quelques averses, mais elles ne durèrent pas.

Ils allaient toujours ainsi, la main dans la main, parlant peu, Nadia regardant en avant et en arrière. Deux fois par jour, ils faisaient halte. Ils se reposaient six heures par nuit. Dans quelques cabanes, Nadia trouva encore un peu de cette viande de mouton, si commune en ce pays qu'elle ne vaut pas plus de deux kopeks et demi la livre.

Mais, contrairement à ce qu'avait peut-être espéré Michel Strogoff, il n'y avait plus une seule bête de somme dans la contrée. Cheval, chameau, tout avait été massacré ou pris. C'était donc à pied qu'il lui fallait continuer à travers cette interminable steppe.

Les traces de la troisième colonne tartare, qui se dirigeait sur Irkoutsk, n'y manquaient pas. Ici quelque cheval mort, là un chariot abandonné. Les corps de malheureux Sibériens jalonnaient aussi la route, principalement à l'entrée des villages. Nadia, domptant sa répugnance, regardait tous ces cadavres!...

En somme, le danger n'était pas en avant, il était en arrière. L'avant-garde de la principale armée de l'émir, que dirigeait Ivan Ogareff, pouvait apparaître d'un instant à l'autre. Les barques, expédiées de l'Yeniseï inférieur, avaient dû arriver à Krasnoiarsk et servir aussitôt au passage du fleuve. Le chemin était libre alors pour les envahisseurs. Aucun corps russe ne pouvait le barrer entre Krasnoiarsk et le lac Baïkal. Michel Strogoff s'attendait donc à l'arrivée des éclaireurs tartares.

Aussi, à chaque halte, Nadia montait sur quelque hauteur et regardait attentivement du côté de l'ouest mais nul tourbillon de poussière ne signalait encore l'apparition d'une troupe à cheval.

Puis, la marche était reprise, et lorsque Michel Strogoff sentait que c'était lui qui traînait la pauvre Nadia, il allait d'un pas moins rapide. Ils causaient peu, et seulement de Nicolas. La jeune fille rappelait tout ce qu'avait été pour eux ce compagnon de quelques jours.

En lui répondant, Michel Strogoff cherchait à donner à Nadia quelque espoir, dont on n'eût pas trouvé trace en lui-même, car il savait bien que l'infortuné n'échapperait pas à la mort.

Un jour, Michel Strogoff dit à la jeune fille:

«Tu ne me parles jamais de ma mère, Nadia?»

Sa mère! Nadia ne l'eût pas voulu. Pourquoi renouveler ses douleurs? La vieille Sibérienne n'était-elle pas morte? Son fils n'avait-il pas donné le dernier baiser à ce cadavre étendu sur le plateau de Tomsk?

«Parle-moi d'elle, Nadia, dit cependant Michel Strogoff. Parle! Tu me feras plaisir!»

Et, alors, Nadia fit ce qu'elle n'avait pas fait jusque-là. Elle raconta tout ce qui s'était passé entre Marfa et elle depuis leur rencontre à Omsk, où toutes deux s'étaient vues pour la première fois. Elle dit comment un inexplicable instinct l'avait poussée vers la vieille prisonnière sans la connaître, quels soins elle lui avait donnés, quels encouragements elle en avait reçus. A cette époque, Michel Strogoff n'était encore pour elle que Nicolas Korpanoff.

«Ce que j'aurais dû toujours être!» répondit Michel Strogoff, dont le front s'assombrit.

Puis, plus tard, il ajouta:

«J'ai manqué à mon serment, Nadia. J'avais juré de ne pas voir ma mère!

—Mais tu n'as pas cherché à la voir, Michel! répondit Nadia. Le hasard seul t'a mis en sa présence!

—J'avais juré, quoi qu'il arrivât, de ne point me trahir!

—Michel, Michel! A la vue du fouet levé sur Marfa Strogoff, pouvais-tu résister? Non! Il n'y a pas de serment qui puisse empêcher un fils de secourir sa mère!

—J'ai manqué à mon serment, Nadia, répondit Michel Strogoff. Que Dieu et le Père me le pardonnent!

—Michel, dit alors la jeune fille, j'ai une question à te faire. Ne me réponds pas, si tu ne crois pas devoir me répondre. De toi, rien ne me blessera.

—Parle, Nadia.

—Pourquoi, maintenant que la lettre du czar t'a été enlevée, es-tu si pressé d'arriver à Irkoutsk?»

Michel Strogoff serra plus fortement la main de sa compagne, mais il ne répondit pas.

«Connaissais-tu donc le contenu de cette lettre avant de quitter Moscou? reprit Nadia.

—Non, je ne le connaissais pas.

—Dois-je penser, Michel, que le seul désir de me remettre entre les mains de mon père t'entraîne vers Irkoutsk?

—Non, Nadia, répondit gravement Michel Strogoff. Je te tromperais, si je te laissais croire qu'il en est ainsi. Je vais là où mon devoir m'ordonne d'aller! Quant à te conduire à Irkoutsk, n'est-ce pas toi, Nadia, qui m'y conduit maintenant? N'est-ce pas par tes yeux que je vois, n'est-ce pas ta main qui me guide? Ne m'as-tu pas rendu au centuple les services que j'ai pu d'abord te rendre? Je ne sais si le sort cessera de nous accabler, mais le jour où tu me remercieras de t'avoir remise entre les mains de ton père, je te remercierai, moi, de m'avoir conduit à Irkoutsk!

—Pauvre Michel! répondit Nadia tout émue. Ne parle pas ainsi! Ce n'est pas la réponse que je te demande. Michel, pourquoi, maintenant, as-tu tant de hâte d'atteindre Irkoutsk?

—Parce qu'il faut que j'y sois avant Ivan Ogareff! s'écria Michel Strogoff.

—Même encore?

—Même encore, et j'y serai!»

Et, en prononçant ces derniers mots, Michel Strogoff ne parlait pas seulement par haine du traître. Mais Nadia comprit que son compagnon ne lui disait pas tout, et qu'il ne pouvait pas tout lui dire.

Le 15 septembre, trois jours plus tard, tous deux atteignaient la bourgade de Kouitounskoë, à soixante-dix verstes de Toulounovskoë. La jeune fille ne marchait plus sans d'extrêmes souffrances. Ses pieds endoloris pouvaient à peine la soutenir. Mais elle résistait, elle luttait contre la fatigue, et sa seule pensée était celle-ci:

«Puisqu'il ne peut pas me voir, j'irai jusqu'à ce que je tombe!»

D'ailleurs, nul obstacle sur cette partie de la route, nul danger non plus, dans cette période du voyage, depuis le départ des Tartares. Beaucoup de fatigue seulement.

Pendant trois jours, ce fut ainsi. Il était visible que la troisième colonne d'envahisseurs gagnait rapidement dans l'est. Cela se reconnaissait aux ruines qu'ils laissaient après eux, aux cendres qui ne fumaient plus, aux cadavres déjà décomposés qui gisaient sur le sol.

Dans l'ouest, rien non plus. L'avant-garde de l'émir ne paraissait pas. Michel Strogoff en arrivait à faire les suppositions les plus invraisemblables pour expliquer ce retard. Les Russes, en forces suffisantes, menaçaient-ils directement Tomsk ou Krasnoiarsk?

La troisième colonne, isolée des deux autres, risquait-elle donc d'être coupée? S'il en était ainsi, il serait facile au grand-duc de défendre Irkoutsk, et, du temps gagné contre une invasion, c'est un acheminement à la repousser.

Michel Strogoff se laissait aller parfois à ces espérances, mais bientôt il comprenait tout ce qu'elles avaient de chimérique, et il ne comptait plus que sur lui-même, comme si le salut du grand-duc eût été dans ses seules mains!

Soixante verstes séparent Kouitounskoë de Kimilteiskoë, petite bourgade située à peu de distance du Dinka, tributaire de l'Angara. Michel Strogoff ne songeait pas sans appréhension à l'obstacle que cet affluent d'une certaine importance plaçait sur sa route. De bacs ou de barques, il ne pouvait être question d'en trouver, et il se souvenait, pour l'avoir déjà traversé en des temps plus heureux, qu'il était difficilement guéable. Mais, ce cours d'eau une fois franchi, aucun fleuve, aucune rivière n'interromprait plus la route qui rejoignait Irkoutsk à deux cent trente verstes de là.

Il ne fallut pas moins de trois jours pour atteindre Kimilteiskoë. Nadia se traînait. Quelle que fût son énergie morale, la force physique allait lui manquer. Michel Strogoff ne le savait que trop!

S'il n'eût pas été aveugle, Nadia lui aurait dit sans doute:

«Va, Michel, laisse-moi dans quelque hutte! Gagne Irkoutsk! Accomplis ta mission! Vois mon père! Dis-lui où je suis! Dis-lui que je l'attends, et tous deux, vous saurez bien me retrouver! Pars! Je n'ai pas peur! Je me cacherai des Tartares! Je me conserverai pour lui, pour toi! Va, Michel! Je ne peux plus aller!...»

Plusieurs fois, Nadia fut forcée de s'arrêter. Michel Strogoff la prenait alors dans ses bras, et n'ayant pas à penser à la fatigue de la jeune fille du moment où il la portait, il marchait plus rapidement et de son pas infatigable.

Le 18 septembre, à dix heures du soir, tous deux atteignirent enfin Kimilteiskoë. Du haut d'une colline, Nadia aperçut une ligne un peu moins sombre à l'horizon. C'était le Dinka. Quelques éclairs se réfléchissaient dans ses eaux, éclairs sans tonnerre qui illuminaient l'espace.

Nadia conduisit son compagnon à travers la bourgade ruinée. La cendre des incendies était froide. Il y avait au moins cinq ou six jours que les derniers Tartares étaient passés.

Arrivée aux dernières maisons de la bourgade, Nadia se laissa tomber sur un banc de pierre.

«Nous faisons halte? lui demanda Michel Strogoff.

—La nuit est venue, Michel, répondit Nadia. Ne veux-tu pas te reposer quelques heures?

—J'aurais voulu passer le Dinka, répondit Michel Strogoff, j'aurais voulu le mettre entre nous et l'avant-garde de l'émir. Mais tu ne peux plus même te traîner, ma pauvre Nadia!

—Viens, Michel,» répondit Nadia, qui saisit la main de son compagnon et l'entraîna.

C'était à deux ou trois verstes de là que le Dinka coupait la route d'Irkoutsk. Ce dernier effort que lui demandait son compagnon, la jeune fille voulut le tenter. Tous deux marchèrent donc à la lueur des éclairs. Ils traversaient alors un désert sans limites, au milieu duquel se perdait la petite rivière. Pas un arbre, pas un monticule ne faisait saillie sur cette vaste plaine, qui recommençait la steppe sibérienne. Pas un souffle ne traversait l'atmosphère, dont le calme eût laissé le moindre son se propager à une distance infinie.

Soudain, Michel Strogoff et Nadia s'arrêtèrent, comme si leurs pieds eussent été saisis dans quelque crevasse du sol.

Un aboiement avait traversé la steppe.

«Entends-tu?» dit Nadia.

Puis, un cri lamentable lui succéda, un cri désespéré, comme le dernier appel d'un être humain qui va mourir.

«Nicolas! Nicolas!» s'écria la jeune fille, poussée par quelque sinistre pressentiment.

Michel Strogoff, qui écoutait, secoua la tête.

«Viens, Michel, viens,» dit Nadia.

Et elle, qui tout à l'heure se traînait à peine, recouvra soudain ses forces sous l'empire d'une violente surexcitation.

«Nous avons quitté la route? dit Michel Strogoff, sentant qu'il foulait, non plus un sol poudreux, mais une herbe rase.

—Oui... il le faut!, répondit Nadia. C'est de là, sur la droite, que le cri est venu!»

Quelques minutes après, tous deux n'étaient plus qu'à une demi-verste de la rivière.

Un second aboiement se fit entendre, mais, quoique plus faible, il était certainement plus rapproché.

Nadia s'arrêta.

«Oui! dit Michel. C'est Serko qui aboie!... Il a suivi son maître!

—Nicolas!» cria la jeune fille. Son appel resta sans réponse.

Quelques oiseaux de proie seulement s'enlevèrent et disparurent dans les hauteurs du ciel.

Michel Strogoff prêtait l'oreille. Nadia regardait cette plaine, imprégnée d'effluves lumineuses, qui miroitait comme une glace, mais elle ne vit rien.

Et, cependant, une voix s'éleva encore, qui, cette fois, murmura d'un ton plaintif: «Michel!...»

Puis, un chien, tout sanglant, bondit jusqu'à Nadia. C'était Serko.

Nicolas ne pouvait être loin! Lui seul avait pu murmurer ce nom de Michel! Où était-il? Nadia n'avait même plus la force de l'appeler.

Michel Strogoff, rampant sur le sol, cherchait de la main.

Soudain, Serko poussa un nouvel aboiement et s'élança vers un gigantesque oiseau qui rasait la terre.

C'était un vautour. Lorsque Serko se précipita vers lui, il s'enleva, mais, revenant à la charge, il frappa le chien! Celui-ci bondit encore vers le vautour!... Un coup du formidable bec s'abattit sur sa tête, et, cette fois, Serko retomba sans vie sur le sol.

En même temps, un cri d'horreur échappait à Nadia!

«Là... là!» dit-elle.

Une tête sortait du sol! Elle l'eût heurtée du pied, sans l'intense clarté que le ciel jetait sur la steppe.

Nadia tomba, à genoux, près de cette tête.

Nicolas, enterré jusqu'au cou, suivant l'atroce coutume tartare, avait été abandonné dans la steppe, pour y mourir de faim et de soif, et peut-être sous la dent des loups ou le bec des oiseaux de proie. Supplice horrible pour cette victime que le sol emprisonne, que presse cette terre qu'elle ne peut rejeter, ayant les bras attachés et collés au corps, comme ceux d'un cadavre dans son cercueil! Le supplicié, vivant dans ce moule d'argile qu'il est impuissant à briser, n'a plus qu'à implorer la mort, trop lente à venir!

C'était là que les Tartares avaient enterré leur prisonnier depuis trois jours!... Depuis trois jours, Nicolas attendait un secours qui devait arriver trop tard!

Les vautours avaient aperçu cette tête au ras du sol, et, depuis quelques heures, le chien défendait son maître contre ces féroces oiseaux!

Michel Strogoff creusa la terre avec son couteau pour en exhumer ce vivant!

Les yeux de Nicolas, fermés jusqu'alors, se rouvrirent.

Il reconnut Michel et Nadia. Puis:

«Adieu, amis, murmura-t-il. Je suis content de vous avoir revus! Priez pour moi!...»

Et ces paroles furent les dernières.

Michel Strogoff continua de creuser ce sol, qui, fortement foulé, avait la dureté du roc, et il parvint enfin à en retirer le corps de l'infortuné. Il écouta si son cour battait encore!... Il ne battait plus.

Il voulut alors l'ensevelir, afin qu'il ne restât pas exposé sur la steppe, et ce trou, dans lequel Nicolas avait été enfoui vivant, il l'élargit, il l'agrandit de manière à pouvoir l'y coucher mort! Le fidèle Serko devait être placé près de son maître!

En ce moment, un grand tumulte se produisit sur la route, distante au plus d'une demi-verste.

Michel Strogoff écouta.

Au bruit, il reconnut qu'un détachement d'hommes à cheval s'avançait vers le Dinka.

«Nadia! Nadia!» dit-il à voix basse.

A sa voix, Nadia, demeurée en prière, se redressa.

«Vois! vois! lui dit-il.

—Les Tartares!» murmura-t-elle.

C'était, en effet, l'avant-garde de l'émir, qui défilait rapidement sur la route d'Irkoutsk.

«Ils ne m'empêcheront pas de l'enterrer!» dit Michel Strogoff.

Et il continua sa besogne.

Bientôt, le corps de Nicolas, les mains jointes sur la poitrine, fut couché dans cette tombe. Michel Strogoff et Nadia, agenouillés, prièrent une dernière fois pour le pauvre être, inoffensif et bon, qui avait payé de sa vie son dévouement envers eux.

«Et maintenant, dit Michel Strogoff, en rejetant la terre, les loups de la steppe ne le dévoreront pas!»

Puis, sa main menaçante s'étendit vers la troupe de cavaliers qui passait:

«En route, Nadia!» dit-il.

Michel Strogoff ne pouvait plus suivre le chemin, maintenant occupé par les Tartares. Il lui fallait se jeter à travers la steppe et tourner Irkoutsk. Il n'avait donc pas à se préoccuper de franchir le Dinka.

Nadia ne pouvait plus se traîner, mais elle pouvait voir pour lui. Il la prit dans ses bras et s'enfonça dans le sud-ouest de la province.

Plus de deux cents verstes lui restaient à parcourir. Comment les fit-il? Comment ne succomba-t-il pas à tant de fatigues? Comment put-il se nourrir en route? Par quelle surhumaine énergie arriva-t-il à passer les premières rampes des monts Sayansk? Ni Nadia ni lui n'auraient pu le dire!

Et cependant, douze jours après, le 2 octobre, à six heures du soir, une immense nappe d'eau se déroulait aux pieds de Michel Strogoff.

C'était le lac Baïkal.

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