Moll Flanders
—Je ne puis m'imaginer pourquoi il aurait ainsi parlé, dis-je, puisque je vous assure qu'il m'a apporté tout l'argent que je l'avais envoyé chercher, et le voici, dis-je, tirant ma bourse où il y avait environ douze guinées. Et d'ailleurs, ajoutai-je, j'ai l'intention de vous en donner la plus grande partie tout à l'heure.
Il avait paru un peu mécontenté de sa façon de parler, autant que moi; trouvant, ainsi que je pensais bien, qu'elle prenait un peu trop de liberté; mais quand il vit la réponse que je lui faisais, il se remit sur-le-champ. Le lendemain matin nous en reparlâmes, et je le trouvai pleinement satisfait. Il me dit en souriant qu'il espérait que je ne me laisserais point manquer d'argent sans le lui dire, et que je lui avais promis le contraire; je lui répondis que j'avais été fort vexée de ce que ma propriétaire eût parlé si ouvertement la veille d'une chose où elle n'avait point à se mêler; mais que j'avais supposé qu'elle désirait être payée de ce que je lui devais, qui était environ huit guinées, que j'avais résolu de lui donner et lui avais données la même nuit.
Il fut dans une extraordinaire bonne humeur quand il m'entendit dire que je l'avais payée, puis passa à quelque autre discours pour le moment; mais le lendemain matin, ayant entendu que j'étais levée avant lui, il m'appela, et je lui répondis. Il me demanda d'entrer dans sa chambre; il était au lit quand j'entrai, et il me fit venir m'asseoir sur le bord du lit, car il me dit qu'il avait quelque chose à me dire. Après quelques expressions fort tendres, il me demanda si je voulais me montrer bien honnête et donner une réponse sincère à une chose dont il me priait. Après une petite chicane sur le mot «sincère», et lui avoir demandé si jamais je lui avais donné des réponses qui ne fussent pas sincères, je lui fis la promesse qu'il voulait. Eh bien, alors, sa prière était, dit-il, de lui faire voir ma bourse; je mis aussitôt ma main dans ma poche, et riant de lui, je tirai la bourse où il y avait trois guinées et demie; alors il me demanda si c'était tout l'argent que j'avais; je lui dis: «Non», riant encore, «il s'en faut de beaucoup.»
Eh bien, alors, dit-il, il fallait lui promettre d'aller lui chercher tout l'argent que j'avais, jusqu'au dernier fardin; je lui dis que j'allais le faire, et j'entrai dans ma chambre d'où je lui rapportai un petit tiroir secret où j'avais environ six guinées de plus et un peu de monnaie d'argent, et je renversai tout sur le lit, et lui dis que c'était là toute ma fortune, honnêtement à un shilling près; il regarda l'argent un peu de temps, mais ne le compta pas, puis le brouilla et le remit pêle-mêle dans le tiroir; ensuite, atteignant sa poche, il en tira une clef, et me pria d'ouvrir une petite boîte en bois de noyer qu'il avait sur la table, et de lui rapporter tel tiroir, ce que je fis; dans ce tiroir il y avait une grande quantité de monnaie en or, je crois près de deux cents guinées, mais je ne pus savoir combien. Il prit le tiroir et, me tenant par la main, il me la fit mettre dedans, et en prendre une pleine poignée; je ne voulais point, et me dérobais; mais il me serrait la main fermement dans la sienne et il la mit dans le tiroir, et il m'y fit prendre autant de guinées presque que j'en pus tenir à la fois.
Quand je l'eus fait, il me les fit mettre dans mon giron, et prit mon petit tiroir et versa tout mon argent parmi le sien, puis me dit de m'en aller bien vite et d'emporter tout cela dans ma chambre.
Je rapporte cette histoire plus particulièrement à cause de sa bonne humeur, et pour montrer le ton qu'il y avait dans nos conversations. Ce ne fut pas longtemps après qu'il commença chaque jour de trouver des défauts à mes habits, à mes dentelles, à mes coiffes; et, en un mot, il me pressa d'en acheter de plus beaux, ce dont j'avais assez d'envie, d'ailleurs, quoique je ne le fisse point paraître; je n'aimais rien mieux au monde que les beaux habits, mais je lui dis qu'il me fallait bien ménager l'argent qu'il m'avait prêté, sans quoi je ne pourrais jamais le lui rendre. Il me dit alors en peu de paroles que comme il avait un sincère respect pour moi, et qu'il connaissait ma condition, il ne m'avait pas prêté cet argent, mais me l'avait donné, et qu'il pensait que je l'eusse bien mérité, lui ayant accordé ma société aussi entièrement que je l'avais fait. Après cela, il me fit prendre une servante et tenir la maison et, son ami étant parti, il m'obligea à prendre le gouvernement de son ménage, ce que je fis fort volontiers, persuadée, comme il parut bien, que je n'y perdrais rien, et la femme qui nous logeait ne manqua point non plus d'y trouver son compte.
Nous avions vécu ainsi près de trois mois, quand la société de Bath commençant à s'éclaircir, il parla de s'en aller, et il était fort désireux de m'emmener avec lui à Londres; j'étais assez troublée de cette proposition, ne sachant pas dans quelle position j'allais m'y trouver, ou comment il me traiterait; mais tandis que l'affaire était en litige, il se trouva fort indisposé; il était allé dans un endroit du Somersetshire qu'on nomme Shepton; et là il tomba très malade, si malade qu'il ne pouvait voyager: si bien qu'il renvoya son laquais à Bath pour me prier de louer un carrosse et de venir le trouver. Avant de partir il m'avait confié son argent et autres choses de valeur, et je ne savais qu'en faire; mais je les serrai du mieux que je pus, et fermai le logement à clef; puis je partis et le trouvai bien malade en effet, de sorte que je lui persuadai de se faire transporter en chaise à porteurs à Bath, où nous pourrions trouver plus d'aide et meilleurs conseils.
Il y consentit et je le ramenai à Bath, qui était à environ quinze lieues, autant que je m'en souviens; là il continua d'être fort malade d'une fièvre, et garda le lit cinq semaines; et tout ce temps je le soignai et le dorlotai avec autant de tendresse que si j'eusse été sa femme; en vérité, si j'avais été sa femme, je n'aurais pu faire davantage; je restais assise auprès de lui si longtemps et si souvent, qu'à la fin il ne voulut pas que je restasse assise davantage; en sorte que je fis mettre un lit de veille dans sa chambre, et que je m'y couchai, juste au pied de son lit.
J'étais vraiment sensiblement affectée de sa condition et des appréhensions de perdre un ami tel qu'il était et tel qu'il serait sans doute pour moi; et je restais assise à pleurer près de lui pendant bien des heures; enfin il alla mieux, et donna quelque espoir, ainsi qu'il arriva d'ailleurs, mais très lentement.
S'il en était autrement que je ne vais dire, je ne répugnerais pas à le révéler, comme il est apparent que j'ai fait en d'autres cas; mais j'affirme qu'à travers toute cette liaison, excepté pour ce qui est d'entrer dans la chambre quand lui ou moi nous étions au lit, et de l'office nécessaire des soins de nuit et de jour quand il fut malade, il n'avait point passé entre nous la moindre parole ou action impure. Oh! si tout fût resté de même jusqu'à la fin!
Après quelque temps, il reprit des forces et se remit assez vite, et j'aurais enlevé mon lit de veille, mais il ne voulut pas me le permettre, jusqu'à ce qu'il pût s'aventurer sans personne pour le garder, et alors je repris quartier dans ma chambre.
Il saisit mainte occasion d'exprimer le sens qu'il avait de ma tendresse pour lui; et quand il fut bien, il me fit présent de cinquante guinées pour me remercier de mes soins, et d'avoir, comme il disait, risqué ma vie pour sauver la sienne.
Et maintenant il fit de profondes protestations de l'affection sincère et inviolable qu'il me portait, mais avec la plus extrême réserve pour ma vertu et la sienne; je lui dis que j'étais pleinement satisfaite là-dessus; il alla jusqu'au point de m'assurer que s'il était tout nu au lit avec moi, il préserverait aussi saintement ma vertu qu'il la défendrait si j'étais assaillie par un ravisseur. Je le crus, et le lui dis, mais il n'en fut pas satisfait; il voulait, disait-il, attendre quelque occasion de m'en donner un témoignage indubitable.
Ce fut longtemps après que j'eus l'occasion, pour mes affaires, d'aller à Bristol; sur quoi il me loua un carrosse, et voulut partir avec moi; et maintenant, en vérité, notre intimité s'accrut. De Bristol, il m'emmena à Gloucester, ce qui était simplement un voyage de plaisance, pour prendre l'air, et là, par fortune, nous ne trouvâmes de logement à l'hôtellerie que dans une grande chambre à deux lits. Le maître de la maison allant avec nous pour nous montrer ses chambres, et arrivant dans celle-ci, lui dit avec beaucoup de franchise:
—Monsieur, ce n'est point mon affaire de m'enquérir si cette dame est votre épouse ou non; mais sinon, vous pouvez aussi honnêtement coucher dans ces deux lits que si vous étiez dans deux chambres.
Et là-dessus il tire un grand rideau qui s'étendait tout au travers de la chambre, et qui séparait les lits en effet.
—Eh bien, dit mon ami, très au point, ces lits feront l'affaire; pour le reste, nous sommes trop proches parents pour coucher ensemble, quoique nous puissions loger l'un près de l'autre.
Et ceci jeta sur toute la chose une sorte d'apparence d'honnêteté. Quand nous en vînmes à nous mettre au lit il sortit décemment de la chambre, jusqu'à ce que je fusse couchée, et puis se mit au lit dans l'autre lit, d'où il me parla, s'étant étendu, assez longtemps.
Enfin, répétant ce qu'il disait d'ordinaire, qu'il pouvait se mettre au lit tout nu avec moi, sans me faire le moindre outrage, il saute hors de son lit:
—Et maintenant, ma chérie vous allez voir combien je vais être juste pour vous, et que je sais tenir parole.
Et le voilà venir jusqu'à mon lit.
Je fis quelque résistance, mais je dois avouer que je ne lui eusse pas résisté beaucoup, même s'il n'eût fait nulle de ces promesses; si bien qu'après une petite lutte, je restai tranquille, et le laissai entrer dans le lit; quand, il s'y fut couché, il m'entoura de ses bras, et ainsi je couchai toute la nuit près de lui; mais il ne me fit rien de plus ou ne tenta rien d'autre que de m'embrasser, dis-je, dans ses bras, non vraiment, et de toute la nuit; mais se leva et s'habilla le matin, et me laissa aussi innocente pour lui que le jour où je fus née....
J'accorde que c'était là une noble action, mais comme c'était ce que je n'avais jamais vu avant, ainsi me plongea-t-elle dans une parfaite stupeur. Nous fîmes le reste du voyage dans les mêmes conditions qu'avant, et nous revînmes à Bath, où, comme il avait occasion d'entrer chez moi quand il voulait, il répéta souvent la même modération, et fréquemment je couchai avec lui; et bien que toutes les familiarités de mari et femme nous fussent habituelles cependant jamais il n'offrit d'aller plus loin, et il en tirait grande vanité. Je ne dis pas que j'en étais aussi entièrement charmée qu'il pensait que je fusse, car j'avoue que j'étais bien plus vicieuse que lui.
Nous vécûmes ainsi près de deux ans et avec la seule exception qu'il se rendit trois fois à Londres durant ce temps, et qu'une fois il y séjourna quatre mois; mais, pour lui rendre justice, il ne cessa de me donner de l'argent pour m'entretenir fort bellement.
Si nous avions continué ainsi, j'avoue que nous aurions eu bonne raison de nous vanter; mais, disent les sages, il ne faut point s'aventurer trop près du bord d'un commandement; et ainsi nous le trouvâmes; et ici encore je dois lui rendre la justice d'avouer que la première infraction ne fut pas sur sa part. Ce fut une nuit que nous étions au lit, bien chaudement, joyeux, et ayant bu, je pense, tous deux un peu plus que d'ordinaire, quoique nullement assez pour nous troubler, que je lui dis (je le répète avec bonté et horreur d'âme) que je pouvais trouver dans mon cœur de le dégager de sa promesse pour une nuit et point davantage.
Il me prit au mot sur-le-champ, et après cela, il n'y eut plus moyen de lui résister, et en vérité, je n'avais point envie de lui résister plus longtemps.
Ainsi fut rompu le gouvernement de notre vertu, et j'échangeai la place d'amie pour ce titre mal harmonieux et de son rauque, qui est catin. Le matin nous fûmes tous deux à nos repentailles; je pleurai de tout cœur, et lui-même reconnut son chagrin; mais c'est tout ce que nous pouvions faire l'un et l'autre; et la route étant ainsi débarrassée, les barrières de la vertu et de la conscience renversées, nous eûmes à lutter contre moins d'obstacles.
Ce fut une morne sorte de conversation que nous entretînmes ensemble le reste de cette semaine; je le regardais avec des rougeurs; et d'un moment à l'autre je soulevais cette objection mélancolique: «Et si j'allais être grosse, maintenant? Que deviendrais-je alors?»Il m'encourageait en me disant que, tant que je lui serais fidèle, il me le resterait; et que, puisque nous en étions venus là, ce qu'en vérité il n'avait jamais entendu, si je me trouvais grosse, il prendrait soin de l'enfant autant que de moi. Ceci nous renforça tous deux: je lui assurai que si j'étais grosse, je mourrais par manque de sage-femme, plutôt que de le nommer comme père de l'enfant, et il m'assura que je ne serais en faute de rien, si je venais à être grosse. Ces assurances réciproques nous endurcirent, et ensuite nous répétâmes notre crime tant qu'il nous plut, jusqu'enfin ce que je craignais arriva, et je me trouvai grosse.
Après que j'en fus sûre, et que je l'eus satisfait là-dessus, nous commençâmes à songer à prendre des mesures pour nous conduire à cette affaire, et je lui proposai de confier le secret à ma propriétaire, et de lui demander un conseil, à quoi il s'accorda; ma propriétaire, femme, ainsi que je trouvai, bien accoutumée à telles choses, ne s'en mit point en peine; elle dit qu'elle savait bien que les choses finiraient par en venir là, et nous plaisanta très joyeusement tous deux; comme je l'ai dit, nous trouvâmes que c'était une vieille dame pleine d'expérience en ces sortes d'affaires; elle se chargea de tout, s'engagea à procurer une sage-femme et une nourrice, à éteindre toute curiosité, et à en tirer notre réputation nette, ce qu'elle fit en effet avec beaucoup d'adresse.
Quand j'approchai du terme, elle pria mon monsieur de s'en aller à Londres ou de feindre son départ; quand il fut parti, elle informa les officiers de la paroisse qu'il y avait chez elle une dame près d'accoucher, mais qu'elle connaissait fort bien son mari, et leur rendit compte, comme elle prétendait, de son nom qui était sir Walter Cleave; leur disant que c'était un digne gentilhomme et qu'elle répondrait à toutes enquêtes et autres choses semblables. Ceci eut donné bientôt satisfaction aux officiers de la paroisse, et j'accouchai avec autant de crédit que si j'eusse été réellement milady Cleave, et fus assistée dans mon travail par trois ou quatre des plus notables bourgeoises de Bath; ce qui toutefois me rendit un peu plus coûteuse pour lui; je lui exprimais souvent mon souci à cet égard, mais il me priait de ne point m'en inquiéter.
Comme il m'avait munie très suffisamment d'argent pour les dépenses extraordinaires de mes couches, j'avais sur moi tout ce qu'il peut y avoir de beau; mais je n'affectais point la légèreté ni l'extravagance; d'ailleurs connaissant le monde comme je l'avais fait, et qu'un tel genre de condition ne dure souvent pas longtemps, je prenais garde de mettre de côté autant d'argent que je pouvais, pour quand viendraient «les temps de pluie», comme je disais, lui faisant croire que j'avais tout dépensé sur l'extraordinaire apparence des choses durant mes couches.
Par ce moyen, avec ce qu'il m'avait donné, et que j'ai dit plus haut, j'eus à la fin de mes couches deux cents guinées à moi, comprenant aussi ce qui restait de mon argent.
J'accouchai d'un beau garçon, vraiment, et ce fut un charmant enfant; et quand il l'apprit, il m'écrivit là-dessus une lettre bien tendre et obligeante, et puis me dit qu'il pensait qu'il y eût meilleur air pour moi de partir pour Londres aussitôt que je serais levée et remise, qu'il avait retenu des appartements pour moi à Hammersmith, comme si je venais seulement de Londres, et qu'après quelque temps je retournerais à Bath et qu'il m'accompagnerait.
Son offre me plut assez, et je louai un carrosse à ce propos, et prenant avec moi mon enfant, une nourrice pour le tenir et lui donner à téter et une fille servante, me voilà partie pour Londres.
Il me rencontra à Reading dans sa propre voiture, où il me fit entrer, laissant les servantes et l'enfant dans le carrosse de louage, et ainsi m'amena à mon nouveau logement de Hammersmith, dont j'eus abondance de raisons d'être charmée, car c'étaient de superbes chambres.
Et maintenant, j'étais vraiment au point extrême de ce que je pouvais nommer prospérité, et je ne désirais rien d'autre que d'être sa femme par mariage, ce qui ne pouvait pas être; et voilà pourquoi en toutes occasions je m'étudiais à épargner tout ce que je pouvais, comme j'ai dit, en prévision de la misère; sachant assez bien que telles choses ne durent pas toujours, que les hommes qui entretiennent des maîtresses en changent souvent, en deviennent las, sont jaloux d'elles, ou une chose ou l'autre; et parfois les dames qui sont ainsi bien traitées ne sont pas soigneuses à préserver, par conduite prudente, l'estime de leurs personnes, ou le délicat article de leur fidélité, d'où elles sont justement poussées à l'écart avec mépris.
Mais j'étais assurée sur ce point; car ainsi que je n'avais nulle inclinaison à changer, ainsi n'avais-je aucune manière de connaissance, partant point de tentation à d'autres visées; je ne tenais de société que dans la famille où je logeais, et avec la femme d'un ministre, qui demeurait à la porte d'auprès; de sorte que lorsqu'il était absent, je n'allais point faire de visites à personne, et chaque fois qu'il arrivait, il ne manquait pas de me trouver dans ma chambre ou ma salle basse; si j'allais prendre l'air, c'était toujours avec lui.
Cette manière de vivre avec lui, autant que la sienne avec moi, était certainement la chose du monde où il y avait le moins de dessein; il m'assurait souvent que lorsqu'il avait fait d'abord ma connaissance, et jusqu'à la nuit même où nous avions enfreint nos règles, il n'avait jamais entretenu le moindre dessein de coucher avec moi; qu'il avait toujours éprouvé une sincère affection pour moi, mais pas la moindre inclination réelle à faire ce qu'il avait fait; je lui assurais que je ne l'avais jamais soupçonné là-dessus; et que si la pensée m'en fût venue, je n'eusse point si facilement cédé aux libertés qui nous avaient amenés jusque-là, mais que tout cela avait été une surprise.
Il est vrai que depuis la première heure où j'avais commencé à converser avec lui, j'avais résolu de le laisser coucher avec moi, s'il m'en priait; mais c'était parce que j'avais besoin de son aide, et que je ne connaissais point d'autre moyen de le tenir; mais quand nous fûmes ensemble cette nuit-là, et que les choses, ainsi que j'ai dit, étaient allées si loin, je trouvai ma faiblesse et qu'il n'y avait pas à résister à l'inclination; mais je fus obligée de tout céder avant même qu'il le demandât.
Cependant, il fut si juste envers moi, qu'il ne me le reprocha jamais, et jamais n'exprima le moindre déplaisir de ma conduite à nulle autre occasion, mais protestait toujours qu'il était aussi ravi de ma société qu'il l'avait été la première heure que nous fûmes réunis ensemble.
D'autre part, quoique je ne fusse pas sans de secrets reproches de ma conscience pour la vie que je menais, et cela jusque dans la plus grande hauteur de la satisfaction que j'éprouvai, cependant j'avais la terrible perspective de la pauvreté et de la faim, qui m'assiégeait comme un spectre affreux, de sorte qu'il n'y avait pas à songer à regarder en arrière; mais ainsi que la pauvreté m'y avait conduite, ainsi la crainte de la pauvreté m'y maintenait-elle; et fréquemment je prenais la résolution de tout abandonner, si je pouvais parvenir à épargner assez d'argent pour m'entretenir; mais c'étaient des pensées qui n'avaient point de poids, et chaque fois qu'il venait me trouver, elles s'évanouissaient: car sa compagnie était si délicieuse qu'il était impossible d'être mélancolique lorsqu'il était là; ces réflexions ne me venaient que pendant les heures où j'étais seule.
Je vécus six ans dans cette condition, tout ensemble heureuse et infortunée, pendant lequel temps je lui donnai trois enfants; mais le premier seul vécut; et quoique ayant déménagé deux fois pendant ces six années, pourtant la sixième je retournai dans mon premier logement à Hammersmith. C'est là que je fus surprise un matin par une lettre tendre, mais mélancolique, de mon monsieur; il m'écrivait qu'il se sentait fort indisposé et qu'il craignait d'avoir un nouvel accès de maladie, mais que, les parents de sa femme séjournant dans sa maison, il serait impraticable que je vinsse auprès de lui; il exprimait tout le mécontentement qu'il en éprouvait, ayant le désir qu'il me fût possible de le soigner et de le veiller comme autrefois.
Je fus extrêmement inquiète là-dessus et très impatiente de savoir ce qu'il en était; j'attendis quinze jours ou environ et n'eus point de nouvelles, ce qui me surprit, et je commençai d'être très tourmentée, vraiment; je crois que je puis dire que pendant les quinze jours qui suivirent je fus près d'être égarée: ma difficulté principale était que je ne savais pas exactement où il se trouvait; car j'avais compris d'abord qu'il était dans le logement de la mère de sa femme; mais m'étant rendue à Londres, je trouvai, à l'aide des indications que j'avais, afin de lui écrire, comment je pourrais m'enquérir de lui; et là je trouvai qu'il était dans une maison de Bloomsbury, où il s'était transporté avec toute sa famille; et que sa femme et la mère de sa femme étaient dans la même maison, quoiqu'on n'eût pas souffert que la femme apprit qu'elle séjournait sous le même toit que son mari.
Là j'appris également bientôt qu'il était à la dernière extrémité, d'où je pensai arriver à la mienne, par mon ardeur à connaître la vérité. Une nuit, j'eus la curiosité de me déguiser en fille servante, avec un bonnet rond et un chapeau de paille, et je m'en allai à sa porte, comme si je fusse envoyée par une dame de ses voisines à l'endroit où il vivait auparavant; et, rendant des compliments aux maîtres et aux maîtresses, je dis que j'étais envoyée pour demander comment allait M..., et comment il avait reposé pendant la nuit. En apportant ce message, j'obtins l'occasion que je désirais; car, parlant à une des servantes, je lui tins un long conte de commère, et je lui tirai tous les détails de sa maladie, que je trouvai être une pleurésie, accompagnée de toux et de fièvre; elle me dit aussi qui était dans la maison, et comment allait sa femme, dont on avait quelque espoir, par son rapport, qu'elle pourrait recouvrer sa raison; mais pour le gentilhomme lui-même, les médecins disaient qu'il y avait bien peu d'espoir, que le matin ils avaient cru qu'il était sur le point de mourir, et qu'il n'en valait guère mieux à cette heure, car on n'espérait pas lui voir passer la nuit.
Ceci était une lourde nouvelle pour moi, et je commençai maintenant à voir la fin de ma prospérité, et à comprendre que j'avais bien fait d'agir en bonne ménagère et d'avoir mis quelque peu de côté pendant qu'il était en vie, car maintenant aucune vue ne s'ouvrait devant moi pour soutenir mon existence.
Ce qui pesait bien lourdement aussi sur mon esprit, c'est que j'avais un fils, un bel enfant aimable, qui avait plus de cinq ans d'âge, et point de provision faite pour lui, du moins à ma connaissance; avec ces considérations et un cœur triste je rentrai à la maison ce soir-là et je commençai de me demander comment j'allais vivre, et de quelle manière j'allais passer mon temps pour le reste de ma vie.
Vous pouvez bien penser que je n'eus point de repos que je ne m'informasse de nouveau très rapidement de ce qui était advenu; et n'osant m'aventurer moi-même, j'envoyai plusieurs faux messagers, jusque après avoir attendu quinze jours encore, je trouvai qu'il y avait quelque espoir qu'il pût vivre, quoiqu'il fut toujours bien mal; alors je cessai d'envoyer chercher des nouvelles, et quelque temps après je sus dans le voisinage qu'il se levait dans sa chambre, et puis qu'il avait pu sortir.
Je n'eus point de doute alors que je n'ouïrais bientôt quelque nouvelle de lui, et commençai de me réconforter sur ma condition, pensant qu'elle fût rétablie; j'attendis une semaine, et deux semaines et avec infiniment de surprise, près de deux mois, et n'appris rien, sinon qu'étant remis, il était parti pour la campagne, afin de prendre l'air après sa maladie; ensuite il se passa deux mois encore, et puis je sus qu'il était revenu dans sa maison de ville, mais je ne reçus rien de lui.
Je lui avais écrit plusieurs lettres et les avais adressées comme d'ordinaire; et je trouvai qu'on en était venu chercher deux ou trois, mais point les autres. Je lui écrivis encore d'une manière plus pressante que jamais, et dans l'une d'elles, je lui fis savoir que je serais obligée de venir le trouver moi-même, représentant ma condition, le loyer du logement à payer, toute provision pour l'enfant qui manquait, et mon déplorable état, dénuée de tout entretien, après son très solennel engagement qu'il aurait soin de moi et me pourvoirait; je fis une copie de cette lettre, et trouvant qu'elle était restée près d'un mois dans la maison où je l'avais adressée sans qu'on fût venu la chercher, je trouvai moyen d'en faire mettre une copie dans ses mains à une maison de café où je trouvai qu'il avait coutume d'aller.
Cette lettre lui arracha une réponse, par laquelle je vis bien que je serais abandonnée, mais où je découvris qu'il m'avait envoyé quelque temps auparavant une lettre afin de me prier de retourner à Bath; j'en viendrai tout à l'heure à son contenu.
Il est vrai que les lits de maladie amènent des temps où des liaisons telles que celles-ci sont considérées avec des visages différents et regardées avec d'autres yeux que nous ne les avions vues auparavant; mon amant était allé aux portes de la mort et sur le bord extrême de l'éternité et, paraît-il, avait été frappé d'un juste remords et de réflexions graves sur sa vie passée de galanterie et de légèreté: et, entre autres, sa criminelle liaison avec moi, qui n'était en vérité ni plus ni moins qu'une longue vie continue d'adultère, s'était présentée à lui telle qu'elle était, non plus telle qu'autrefois il la pensait être, et il la regardait maintenant avec une juste horreur. Les bonnes mœurs et la justice de ce gentilhomme l'empêchèrent d'aller à l'extrême, mais voici tout net ce qu'il fit en cette affaire; il s'aperçut par ma dernière lettre et par les autres qu'il se fit apporter que je n'étais point partie, pour Bath et que sa première lettre ne m'était point venue en main, sur quoi il m'écrit la suivante:
«Madame,
«Je suis surpris que ma lettre datée du 8 du mois dernier ne vous soit point venue en main; je vous donne ma parole qu'elle a été remise à votre logement, et aux mains de votre servante.
«Il est inutile que je vous fasse connaître quelle a été ma condition depuis quelque temps passé; et comment, étant allé jusqu'au nord de la tombe, par une grâce inespérée du ciel, et que j'ai bien peu méritée, j'ai été rendu à la vie; dans la condition où j'ai été, vous ne serez point étonnée que notre malheureuse liaison n'ait pas été le moindre des fardeaux qui pesaient sur ma conscience; je n'ai point besoin d'en dire davantage; les choses dont il faut se repentir doivent aussi être réformées.
«Je serais désireux de vous voir songer à rentrer à Bath; je joins à cette lettre un billet de 50£ pour que vous puissiez liquider votre loyer et payer les menus frais de votre voyage. J'espère que ce ne sera pas pour vous une surprise si j'ajoute que pour cette raison seule, et sans aucune offense de votre part, je ne peux plus vous revoir; je prendrai de l'enfant le soin qu'il faudra, soit que vous le laissiez ici, soit que vous l'emmeniez, comme il vous plaira; je vous souhaite de pareilles réflexions, et qu'elles puissent tourner à votre avantage.
«Je suis, etc.»
Je fus frappée par cette lettre comme de mille blessures; les reproches de ma conscience étaient tels que je ne saurais les exprimer, car je n'étais pas aveugle à mon propre crime; et je réfléchissais que j'eusse pu avec moins d'offense continuer avec mon frère, puisqu'il n'y avait pas de crime au moins dans le fait de notre mariage, aucun de nous ne sachant rien.
Mais je ne songeai pas une seule fois que pendant tout ce temps j'étais une femme mariée, la femme de M..., le marchand de toiles, qui, bien qu'il m'eût quittée par nécessité de sa condition, n'avait point le pouvoir de me délier du contrat de mariage qu'il y avait entre nous, ni de me donner la liberté légale de me remarier; si bien que je n'avais rien été moins pendant tout ce temps qu'une prostituée et une femme adultère. Je me reprochai alors les libertés que j'avais prises, et d'avoir servi de piège pour ce gentilhomme, et d'avoir été la principale coupable; et maintenant, par grande merci, il avait été arraché à l'abîme par œuvre convaincante sur son esprit; mais moi, je restais là comme si j'eusse été abandonnée par le ciel pour continuer ma route dans le mal.
Dans ces réflexions, je continuai très pensive et triste pendant presque un mois, et je ne retournai pas à Bath, n'ayant aucune inclination à me retrouver avec la femme auprès de qui j'avais été avant, de peur que, ainsi que je croyais, elle me poussât à quelque mauvais genre de vie, comme elle l'avait fait; et d'ailleurs, j'avais honte qu'elle apprit que j'avais été rejetée et délaissée.
Et maintenant j'étais grandement troublée au sujet de mon petit garçon; c'était pour moi la mort de me séparer de cet enfant; et pourtant quand je considérais le danger qu'il y avait d'être abandonnée un jour ou l'autre avec lui, sans avoir les moyens de l'entretenir, je me décidais à le quitter; mais finalement je résolus de demeurer moi-même près de lui, afin d'avoir la satisfaction de le voir, sans le souci de l'élever.
J'écrivis donc à mon monsieur une courte lettre où je lui disais que j'avais obéi à ses ordres en toutes choses, sauf sur le point de mon retour à Bath; que bien que notre séparation fut pour moi un coup dont je ne pourrais jamais me remettre, pourtant j'étais entièrement persuadée que ses réflexions étaient justes et que je serais bien loin de désirer m'opposer à sa réforme.
Puis je lui représentai ma propre condition dans les termes les plus émouvants. Je lui dis que j'entretenais l'espoir que ces infortunées détresses qui d'abord l'avaient ému d'une généreuse amitié pour moi, pourraient un peu l'apitoyer maintenant, bien que la partie criminelle de notre liaison où je pensais qu'aucun de nous n'entendait tomber alors fût rompue désormais; que je désirais me repentir aussi sincèrement qu'il l'avait fait, mais je le suppliais de me placer en quelque condition où je ne fusse pas exposée aux tentations par l'affreuse perspective de la pauvreté et de la détresse; et s'il avait la moindre appréhension sur les ennuis que je pourrais lui causer, je le priais de me mettre en état de retourner auprès de ma mère en Virginie, d'où il savait que j'étais venue, ce qui mettrait fin à toutes les craintes qui pourraient lui venir là-dessus; je terminais en lui assurant que s'il voulait m'envoyer 50£ de plus pour faciliter mon départ, je lui renverrais une quittance générale: et lui promettrais de ne plus le troubler par aucune importunité, à moins que ce fût pour demander de bonnes nouvelles de mon enfant que j'enverrais chercher, si je trouvais ma mère vivante et que ma condition était aisée, et dont je pourrais alors le décharger.
Or, tout ceci était une duperie, en ce que je n'avais nulle intention d'aller en Virginie, ainsi que le récit des affaires que j'y avais eues, peut convaincre quiconque; mais l'objet était de tirer de lui ces dernières 50£, sachant fort bien que ce serait le dernier sou que j'aurais à attendre de lui.
Néanmoins, l'argument que j'avais envoyé en lui promettant une quittance générale et de ne plus jamais l'inquiéter, prévalut effectivement, et il m'envoya un billet pour cette somme par une personne qui m'apportait une quittance générale à signer, ce que je fis franchement; et ainsi, bien amèrement contre ma volonté, l'affaire se trouva entièrement terminée.
J'étais maintenant une personne isolée, de nouveau, comme je puis bien m'appeler; j'étais déliée de toutes les obligations soit de femme mariée, soit de maîtresse, qui fussent au monde; excepté mon mari le marchand de toile dont je n'avais pas entendu parler maintenant depuis près de quinze ans, personne ne pouvait me blâmer pour me croire entièrement libérée de tous; considérant surtout qu'il m'avait dit à son départ que si je n'avais point de nouvelles fréquentes de lui, j'en devrais conclure qu'il était mort, et que je pourrais librement me remarier avec celui qu'il me plairait.
Je commençai maintenant à dresser mes comptes; j'avais par maintes lettres et grande importunité, et aussi par l'intercession de ma mère, obtenu de mon frère un nouvel envoi de quelques marchandises de Virginie, afin de compenser l'avarie de la cargaison que j'avais emportée et ceci aussi avait été à la condition que je lui scellerais une quittance générale, ce que j'avais dû promettre, si dur que cela me parût. Je sus si bien disposer mes affaires, que je fis enlever les marchandises, avant d'avoir signé la quittance: et ensuite je découvris sans cesse un prétexte ou l'autre pour m'échapper et remettre la signature; jusque enfin je prétendis qu'il me fallait écrire à mon frère avant de rien faire.
En comptant cette rentrée et avant d'avoir obtenu les dernières 50£, je trouvai que ma fortune se montait tout compris, à environ 400£; de sorte qu'avec cette somme je possédais plus de 450£. J'aurais pu économiser 100£ de plus, si je n'avais rencontré un malheur qui fut celui ci: l'orfèvre à qui je les avais confiées fit banqueroute, de sorte que je perdis 70£ de mon argent, l'accommodement de cet homme n'ayant pas donné plus de 30 p. 100. J'avais un peu d'argenterie mais pas beaucoup, et j'étais assez bien garnie d'habits et de linge.
Avec ce fonds j'avais à recommencer la vie dans ce monde; mais il faut bien penser que je n'étais plus la même femme que lorsque je vivais à Rotherhithe; car en premier lieu j'étais plus vieille de près de vingt ans et je n'étais nullement avantagée par ce surcroît d'années, ni par mes pérégrinations en Virginie, aller et retour, et quoique n'omettant rien qui pût me rehausser sinon de me peindre, à quoi je ne m'abaissai jamais, cependant on verra toujours quelque différence entre une femme de vingt-cinq ans et une femme qui en a quarante-deux.
Je faisais d'innombrables projets pour mon état de vie futur, et je commençai à réfléchir très sérieusement à ce que je ferais, mais rien ne se présentait. Je prenais bien garde à ce que le monde me prît pour plus que je n'étais, et je faisais dire que j'étais une grande fortune et que mes biens étaient entre mes mains: la dernière chose était vraie, la première comme j'ai dit. Je n'avais pas de connaissances, ce qui était une de mes pires infortunes, et la conséquence en était que je n'avais personne pour me donner conseil, et par-dessus tout, que je n'avais personne à qui je pusse en confidence dire le secret de ma condition; et je trouvai par expérience qu'être sans amis est la pire des situations, après la misère, où une femme puisse être réduite; je dis «femme»parce qu'il est évident que les hommes peuvent être leurs propres conseillers et directeurs et savoir se tirer des difficultés et des affaires mieux que les femmes; mais si une femme n'a pas d'ami pour lui faire part de ses ennuis, pour lui donner aide et conseil, c'est dix contre un qu'elle est perdue, oui, et plus elle a d'argent, plus elle est en danger d'être trompée et qu'on lui fasse tort: et c'était mon cas dans l'affaire des 100£ que j'avais laissées aux mains de l'orfèvre que j'ai dit, dont le crédit, paraît-il, allait baissant déjà auparavant; mais n'ayant personne que je pusse consulter, je n'en avais rien appris et perdu mon argent.
Quand une femme est ainsi esseulée et vide de conseil, elle est tout justement semblable à un sac d'argent ou à un joyau tombé sur la grand'route qui sera la proie du premier venu: s'il se rencontre un homme de vertu et de bons principes pour le trouver, il le fera crier par le crieur, et le propriétaire pourra venir à le savoir; mais combien de fois de telles choses tomberont-elles dans des mains qui ne se feront pas scrupule de les saisir pour une fois qu'elles viendront en de bonnes mains?
C'était évidemment mon cas, car j'étais maintenant une femme libre, errante et déréglée, et n'avais ni aide ni assistance, ni guide de ma conduite; je savais ce que je visais et ce dont j'avais besoin, mais je ne savais rien de la manière de parvenir à mon but par des moyens directs; j'avais besoin d'être placée dans une condition d'existence sûre, et si je me fusse trouvée rencontrer un bon mari sobre, je lui eusse été femme aussi fidèle que la vertu même eût pu la former. Si j'avais agi différemment, c'est que le vice était toujours entré par la porte de la nécessité, non par la porte de l'inclination, et je comprenais trop bien par le manque que j'en avais la valeur d'une vie tranquillement établie, pour faire quoi que ce fût qui pût en aliéner la félicité; oui, et j'aurais fait une meilleure femme pour toutes les difficultés que j'avais traversées, oh! infiniment meilleure: et jamais, en aucun temps que j'avais été mariée, je n'avais donné à mes maris la moindre inquiétude sur le sujet de ma conduite.
Mais tout cela n'était rien; je ne trouvais point de perspective encourageante; j'attendais; je vivais régulièrement, et avec autant de frugalité que le comportait ma condition; mais rien ne se présentait, et mon capital diminuait à vue d'œil; je ne savais que faire; la terreur de la pauvreté qui s'approchait pesait gravement sur mes esprits: j'avais un peu d'argent, mais je ne savais où le placer, et l'intérêt n'en suffirait pas à m'entretenir, au moins à Londres.
À la fin une nouvelle scène s'ouvrit. Il y avait dans la maison où je logeais une dame des provinces du Nord et rien n'était plus fréquent dans ses discours que l'éloge qu'elle faisait du bon marché des provisions et de la facile manière de vivre dans son pays; combien tout était abondant et à bas prix, combien la société y était agréable, et d'autres choses semblables; jusque enfin je lui dis qu'elle m'avait presque tentée d'aller vivre dans son pays; car moi qui étais veuve, bien que j'eusse suffisamment pour vivre, cependant je n'avais pas de moyens d'augmenter mes revenus, et que Londres était un endroit rempli d'extravagances; que je voyais bien que je ne pourrais y vivre à moins de cent livres par an, sinon en me privant de toute compagnie, de domestique, en ne paraissant jamais dans la société, en m'enterrant dans le privé, comme si j'y fusse contrainte par nécessité.
J'aurais dû observer qu'on lui avait toujours fait croire, ainsi qu'à tout le monde, que j'étais une grande fortune, ou au moins que j'avais trois ou quatre mille livres, sinon plus, et que le tout était entre mes mains; et elle se montra infiniment engageante, sitôt qu'elle vit que j'avais l'ombre d'un penchant à aller dans son pays; elle me dit qu'elle avait une sœur qui vivait près de Liverpool, que son frère y était gentilhomme de fort grande importance, et avait aussi de vastes domaines en Irlande; qu'elle partirait elle-même pour s'y rendre dans deux mois; et que si je voulais bien lui accorder ma société jusque-là, je serais reçue aussi bien qu'elle-même, un mois ou davantage, s'il me plaisait, afin de voir si le pays me conviendrait; et que si je me décidais à m'y établir, elle s'engageait à veiller, quoiqu'ils n'entretinssent pas eux-mêmes de pensionnaires, à ce que je fusse recommandée à quelque famille agréable où je serais placée à ma satisfaction.
Si cette femme avait connu ma véritable condition, elle n'aurait jamais tendu tant de pièges ni fait tant de lassantes démarches pour prendre une pauvre créature désolée, qui, une fois prise, ne devait point être bonne à grand'chose; et en vérité moi, dont le cas était presque désespéré, et ne me semblait guère pouvoir être bien pire, je n'étais pas fort soucieuse de ce qui pouvait m'arriver pourvu qu'on ne me fît point de mal, j'entends à mon corps; de sorte que je souffris quoique non sans beaucoup d'invitations, et de grandes professions d'amitié sincère et de tendresse véritable, je souffris, dis-je, de me laisser persuader de partir avec elle; et je me préparai en conséquence pour un voyage, quoique ne sachant absolument pas où je devais aller.
Et maintenant je me trouvais dans une grande détresse: le peu que j'avais au monde était tout en argent sauf, comme j'ai dit avant, un peu d'argenterie, du linge et mes habits; pour des meubles ou objets de ménage, j'en avais peu ou point, car je vivais toujours dans des logements meublés; mais je n'avais pas un ami au monde à qui confier le peu que j'avais ou qui pût m'apprendre à en disposer; je pensai à la Banque et aux autres Compagnies de Londres, mais je n'avais point d'ami à qui je pourrais en remettre le soin et le gouvernement; quant à garder ou à porter sur moi des billets de banque, des billets de change à ordre, ou telles choses, je le considérais comme imprudent, car si je venais à les perdre, mon argent était perdu, et j'étais ruinée; et d'autre part, je craignais d'être volée ou peut-être assassinée en quelque lieu étranger, si on les voyait et je ne savais que faire.
Il me vint à la pensée, un matin, d'aller moi-même à la Banque, où j'étais souvent venue recevoir l'intérêt de quelques billets que j'avais, et où j'avais trouvé le clerc, à qui je m'adressais, fort honnête pour moi, et de si bonne foi qu'un jour ou j'avais mal compté mon argent et pris moins que mon dû, comme je m'en allais, il me fit remarquer l'erreur et me donna la différence qu'il eût pu mettre dans sa poche.
J'allai donc le trouver, et lui demandai s'il voulait bien prendre la peine de me donner un conseil, à moi, pauvre veuve sans amis, qui ne savais comment faire. Il me dit que si je désirais son opinion sur quoi que ce fut dans ce qui touchait à ses affaires, il ferait de son mieux pour m'empêcher d'éprouver aucun tort; mais qu'il me recommanderait aussi à une bonne personne sobre de ma connaissance, qui était également clerc dans les mêmes affaires, quoique non dans leur maison, dont le jugement était sain, et de l'honnêteté de qui je pouvais être assurée.
—Car, ajouta-t-il, je répondrai pour lui et pour chaque pas qu'il fera; s'il vous fait tort, madame, d'un fardin, que la faute en soit rejetée sur moi; et il est enchanté de venir en aide à des gens qui sont dans votre situation: il le fait par acte de charité.
Je fus un peu prise de court à ces paroles, mais après un silence, je lui dis que j'eusse préféré me fier à lui, parce que je l'avais reconnu honnête, mais que si cela ne pouvait être, je prendrais sa recommandation, plutôt que celle de qui que ce fût.
—J'ose dire, madame, reprit-il, que vous serez aussi satisfaite de mon ami que de moi-même, et il est parfaitement en état de vous assister, ce que je ne suis point.
Il paraît qu'il avait ses mains pleines des affaires de la Banque et qu'il s'était engagé à ne pas s'occuper d'autres affaires que de celles de son bureau; il ajouta que son ami ne me demanderait rien pour son avis ou son assistance, et ceci, en vérité, m'encouragea.
Il fixa le même soir, après que la Banque serait fermée, pour me faire rencontrer avec son ami. Aussitôt que j'eus vu cet ami et qu'il n'eut fait que commencer à parler de ce qui m'amenait, je fus pleinement persuadée que j'avais affaire à un très honnête homme; son visage le disait clairement, et sa renommée, comme je l'appris plus tard, était partout si bonne, que je n'avais plus de cause d'entretenir des doutes.
Après la première entrevue, où je dis seulement ce que j'avais dit auparavant, il m'appointa à venir le jour suivant, me disant que cependant je pourrais me satisfaire sur son compte par enquête, ce que toutefois je ne savais comment faire, n'ayant moi-même aucune connaissance.
En effet, je vins le trouver le lendemain, que j'entrai plus librement avec lui dans mon cas; je lui exposai amplement ma condition: que j'étais une veuve venue d'Amérique complètement esseulée et sans amis, que j'avais un peu d'argent, mais bien peu, et que j'étais près d'être forcenée de crainte de le perdre, n'ayant point d'ami au monde à qui en confier le soin; que j'allais dans le nord de l'Angleterre pour y vivre à bon compte, et ne pas gaspiller mon capital; que, bien volontiers je placerais mon argent à la Banque, mais que je n'osais me risquer à porter les billets sur moi; et comment correspondre là-dessus, ou avec qui, voilà ce que je ne savais point.
Il me dit que je pourrais placer mon argent à la Banque, en compte, et que l'entrée qu'on en ferait sur les livres me donnerait droit de le retirer quand il me plairait; que, lorsque je serais dans le Nord, je pourrais tirer des billets sur le caissier, et en recevoir le montant à volonté; mais qu'alors on le considérerait comme de l'argent qui roule, et qu'on ne me donnerait point d'intérêt dessus; que je pouvais aussi acheter des actions, qu'on me conserverait en dépôt; mais qu'alors, si je désirais en disposer, il me faudrait venir en ville pour opérer le transfert, et que ce serait même avec quelque difficulté que je toucherai le dividende semestriel, à moins de venir le recevoir en personne, ou d'avoir quelque ami à qui je pusse me fier, et au nom de qui fussent les actions, afin qu'il pût agir pour moi, et que nous rencontrions alors la même difficulté qu'avant, et là-dessus il me regarda fixement et sourit un peu.
Enfin il dit:
—Pourquoi ne choisissez-vous pas un gérant, madame, qui vous prendrait tout ensemble, vous et votre argent, et ainsi tout souci vous serait ôté?
—Oui, monsieur, et l'argent aussi peut-être, dis-je, car je trouve que le risque est aussi grand de cette façon que de l'autre.
Mais je me souviens que je me dis secrètement: Je voudrais bien que la question fut posée franchement, et je réfléchirais très sérieusement avant de répondre NON.
Il continua assez longtemps ainsi, et je crus une ou deux fois qu'il avait des intentions sérieuses, mais, à mon réel chagrin, je trouvai qu'il avait une femme; je me mis à penser qu'il fût dans la condition de mon dernier amant, et que sa femme fût lunatique, ou quelque chose d'approchant. Pourtant nous ne fîmes pas plus de discours ce jour-là, mais il me dit qu'il était en trop grande presse d'affaires, mais que si je voulais venir chez lui quand son travail serait fini, il réfléchirait à ce qu'on pourrait faire pour moi, afin de mettre mes affaires en état de sécurité, je lui dis que je viendrais, et le priai de m'indiquer où il demeurait; il me donna l'adresse par écrit, et, en me la donnant, il me la lut et dit:
—Voici, madame, puisque vous voulez bien vous fier à moi.
—Oui, monsieur, dis-je, je crois que je puis me fier à vous, car vous avez une femme, dites-vous, et moi je ne cherche point un mari; d'ailleurs, je me risque à vous confier mon argent, qui est tout ce que je possède au monde, et, si je le perdais, je ne pourrais me fier à quoi que ce fût.
Il dit là-dessus plusieurs choses fort plaisamment, qui étaient belles et courtoises, et m'eussent infiniment plu, si elles eussent été sérieuses; mais enfin je pris les indications qu'il m'avait données, et je m'accordai à me trouver chez lui le même soir à sept heures.
Lorsque j'arrivai, il me fit plusieurs propositions pour placer mon argent à la Banque, afin que je pusse en recevoir l'intérêt; mais il découvrait toujours quelque difficulté ou il ne voyait point de sûreté, et je trouvai en lui une honnêteté si sincèrement désintéressée, que je commençai de croire que j'avais certainement trouvé l'honnête homme qu'il me fallait, et que jamais je ne pourrais tomber en meilleures mains; de sorte que je lui dis, avec infiniment de franchise, que je n'avais point rencontré encore homme ou femme où je pusse me fier, mais que je voyais qu'il prenait un souci tant désintéressé de mon salut, que je lui confierais librement le gouvernement du peu que j'avais, s'il voulait accepter d'être l'intendant d'une pauvre veuve qui ne pouvait lui donner de salaire.
Il sourit; puis, se levant avec très grand respect, me salua; il me dit qu'il ne pouvait qu'être charmé que j'eusse si bonne opinion de lui; qu'il ne me tromperait point et ferait tout ce qui était possible pour me servir, sans aucunement attendre de salaire; mais qu'il ne pouvait en aucune façon accepter un mandat qui pourrait l'amener à se faire soupçonner d'agissements intéressés, et que si je venais à mourir, il pourrait avoir des discussions avec mes exécuteurs, dont il lui répugnerait fort de s'embarrasser.
Je lui dis que si c'étaient là toutes les objections, je les lèverais bientôt et le convaincrais qu'il n'y avait pas lieu de craindre la moindre difficulté; car, d'abord, pour ce qui était de le soupçonner, si jamais une telle pensée pouvait se présenter, c'eût été maintenant le moment de le soupçonner et de ne pas remettre mon bien entre ses mains; et le moment que je viendrais à le soupçonner, il n'aurait qu'à abandonner son office et à refuser de continuer; puis, pour ce qui était des exécuteurs, je lui assurai que je n'avais point d'héritiers, ni de parents en Angleterre, et que je n'aurais d'autres héritiers ni exécuteurs que lui-même, à moins que je changeasse ma condition, auquel cas son mandat et ses peines cesseraient tout ensemble, ce dont, toutefois, je n'avais aucune intention; mais je lui dis que si je mourais en l'état où j'étais, tout le bien serait à lui, et qu'il l'aurait bien mérité par la fidélité qu'il me montrerait, ainsi que j'en étais persuadée.
Il changea de visage sur ce discours, et me demanda comment je venais à éprouver tant de bon vouloir pour lui. Puis, l'air extrêmement charmé, me dit qu'il pourrait souhaiter en tout honneur qu'il ne fût point marié, pour l'amour de moi; je souris, et lui dis que puisqu'il l'était, mon offre ne pouvait prétendre à aucun dessein sur lui, que le souhait d'une chose qui n'était point permise était criminel envers sa femme.
Il me répondit que j'avais tort; «car, dit-il, ainsi que je l'ai dit avant, j'ai une femme, et je n'ai pas de femme et ce ne serait point un péché de souhaiter qu'elle fût pendue».
—Je ne connais rien de votre condition là-dessus, monsieur, dis-je; mais ce ne saurait être un désir innocent que de souhaiter la mort de votre femme.
—Je vous dis, répète-t-il encore, que c'est ma femme et que ce n'est point ma femme; vous ne savez pas ce que je suis ni ce qu'elle est.
—Voilà qui est vrai, dis-je, monsieur; je ne sais point ce que vous êtes, mais je vous prends pour un honnête homme; et c'est la cause de toute la confiance que je mets en vous.
—Bon, bon, dit-il, et je le suis; mais je suis encore autre chose, madame; car, dit-il, pour parler tout net, je suis un cocu et elle est une p....
Il prononça ces paroles d'une espèce de ton plaisant mais avec un sourire si embarrassé que je vis bien qu'il était frappé très profondément; et son air était lugubre tandis qu'il parlait.
—Voilà qui change le cas, en vérité, monsieur, dis-je, pour la partie dont vous parliez; mais un cocu, vous le savez, peut être un honnête homme, et ici le cas n'est point changé du tout; d'ailleurs, il me paraît, dis-je, puisque votre femme est si déshonnête, que vous avez bien trop d'honnêteté de la garder pour femme; mais voilà une chose, dis-je, où je n'ai point à me mêler.
—Oui, certes, dit-il, je songe bien à l'ôter de dessus mes mains; car pour vous parler net, madame, ajouta-t-il, je ne suis point cocu et content; je vous jure que j'en suis irrité au plus haut point; mais je n'y puis rien faire; celle qui veut être p... sera p....
Je changeai de discours, et commençai de parler de mon affaire, mais je trouvai qu'il ne voulait pas en rester là; de sorte que je le laissai parler; et il continua à me raconter tous les détails de son cas, trop longuement pour les rapporter ici; en particulier, qu'ayant été hors d'Angleterre quelque temps avant de prendre la situation qu'il occupait maintenant, elle, cependant, avait eu deux enfants d'un officier de l'année, et que lorsqu'il était rentré en Angleterre, l'ayant reprise sur sa soumission et très bien entretenue, elle s'était enfuie de chez lui avec l'apprenti d'un marchand de toiles, après lui avoir volé tout ce qu'elle avait pu trouver, et qu'elle continuait à vivre hors de la maison: «de sorte que, madame, dit-il, elle n'est pas p... par nécessité, ce qui est le commun appât, mais par inclination, et pour l'amour du vice».
Eh bien, je m'apitoyai sur lui, et lui souhaitai d'être débarrassé d'elle tout de bon, et voulus en revenir à mon affaire, mais il n'y eut point moyen; enfin, il me regarda fixement:
—Voyez-vous, madame, vous êtes venue me demander conseil, et je vous servirai avec autant de fidélité que si vous étiez ma propre sœur; mais il faut que je renverse les rôles, puisque vous m'y obligez, et que vous montrez tant de bonté pour moi, et je crois qu'il faut que je vous demande conseil à mon tour; dites-moi ce qu'un pauvre homme trompé doit faire d'une p.... Que puis-je faire pour tirer justice d'elle?
—Hélas! monsieur, dis-je, c'est un cas trop délicat pour que je puisse y donner conseil, mais il me paraît que puisqu'elle s'est enfuie de chez vous, vous vous en êtes bel et bien débarrassé; que pouvez-vous désirer de plus?
—Sans doute elle est partie, dit-il, mais je n'en ai point fini avec elle pour cela.
—C'est vrai, dis-je; en effet, elle peut vous faire des dettes: mais la loi vous fournit des moyens pour vous garantir; vous pouvez la faire trompeter, comme on dit.
—Non, non, dit-il, ce n'est pas le cas; j'ai veillé à tout cela; ce n'est pas de cette question-là que je parle, mais je voudrais être débarrassé d'elle afin de me remarier.
—Eh bien, monsieur, dis-je alors, il faut divorcer: si vous pouvez prouver ce que vous dites, vous y parviendrez certainement, et alors vous serez libre.
—C'est très ennuyeux et très coûteux, dit-il.
—Mais, dis-je, si vous trouvez une personne qui vous plaise, pour parler comme vous, je suppose que votre femme ne vous disputera pas une liberté qu'elle prend elle-même.
—Certes, dit-il, mais il serait difficile d'amener une honnête femme jusque-là; et pour ce qui est des autres, dit-il, j'en ai trop enduré avec elle, pour désirer avoir affaire à de nouvelles p....
Là-dessus, il me vint à la pensée: Je t'aurais pris au mot de tout mon cœur, si tu m'avais seulement posé la question; mais je me dis cela à part; pour lui, je lui répondis:
—Mais vous vous fermez la porte à tout consentement d'honnête femme; car vous condamnez toutes celles qui pourraient se laisser tenter, et vous concluez qu'une femme qui vous accepterait ne saurait être honnête.
—Eh bien, dit-il, je voudrais bien que vous me persuadiez qu'une honnête femme m'accepterait, je vous jure que je me risquerais. Et puis il se tourna tout net vers moi:
—Voulez-vous me prendre, vous, madame?
—Voilà qui n'est point de jeu, dis-je, après ce que vous venez de dire; pourtant, de crainte que vous pensiez que je n'attends qu'une palinodie, je vous dirai en bons termes: Non, pas moi; mon affaire avec vous n'est pas celle-là, et je ne m'attendais pas que vous eussiez tourné en comédie la grave consultation que je venais vous demander dans ma peine.
—Mais, madame, dit-il, ma situation est aussi pénible que la vôtre peut l'être; et je suis en aussi grand besoin de conseil que vous-même, car je crois que si je ne trouve quelque consolation, je m'affolerai; et je ne sais où me tourner, je vous l'assure.
—Eh bien, monsieur, dis-je, il est plus aisé de donner conseil dans votre cas que dans le mien.
—Parlez alors, dit-il, je vous en supplie; car voici que vous m'encouragez.
—Mais, dis-je, puisque votre position est si nette, vous pouvez obtenir un divorce légal, et alors vous trouverez assez d'honnêtes femmes que vous pourrez honorablement solliciter; le sexe n'est pas si rare que vous ne puissiez découvrir ce qu'il vous faut.
—Bon, alors, dit-il, je suis sérieux, et j'accepte votre conseil; mais auparavant je veux vous poser une question très grave.
—Toute question que vous voudrez, dis-je, excepté celle de tout à l'heure.
—Non, dit-il, je ne puis me contenter de cette réponse, car, en somme, c'est là ce que je veux vous demander.
—Vous pouvez demander ce qu'il vous plaira, dis-je, mais je vous ai déjà répondu là-dessus; d'ailleurs, monsieur, dis-je, pouvez-vous avoir de moi si mauvaise opinion que de penser que je répondrais à une telle question faite d'avance? Est-ce que femme du monde pourrait croire que vous parlez sérieusement, ou que vous avez d'autre dessein que de vous moquer d'elle?
—Mais, mais, dit-il, je ne me moque point de vous; je suis sérieux, pensez-y.
—Voyons, monsieur, dis-je d'un ton un peu grave, je suis venue vous trouver au sujet de mes propres affaires; je vous prie de me faire savoir le parti que vous me conseillez de prendre.
—J'y aurai réfléchi, dit-il, la prochaine fois que vous viendrez.
—Oui, mais, dis-je, vous m'empêchez absolument de jamais revenir.
—Comment cela? dit-il, l'air assez surpris.
—Parce que, dis-je, vous ne sauriez vous attendre à ce que je revienne vous voir sur le propos dont vous parlez.
—Bon, dit-il, vous allez me promettre de revenir tout de même, et je n'en soufflerai plus mot jusqu'à ce que j'aie mon divorce; mais je vous prie que vous vous prépariez à être en meilleure disposition quand ce sera fini, car vous serez ma femme, ou je ne demanderai point à divorcer; voilà ce que je dois au moins à votre amitié inattendue, mais j'ai d'autres raisons encore.
Il n'eût rien pu dire au monde qui me donnât plus de plaisir; pourtant, je savais que le moyen de m'assurer de lui était de reculer tant que la chose resterait aussi lointaine qu'elle semblait l'être, et qu'il serait grand temps d'accepter le moment qu'il serait libre d'agir; de sorte que je lui dis fort respectueusement qu'il serait assez temps de penser à ces choses quand il serait en condition d'en parler; cependant je lui dis que je m'en allais très loin de lui et qu'il trouverait assez d'objets pour lui plaire davantage. Nous brisâmes là pour l'instant, et il me fit promettre de revenir le jour suivant au sujet de ma propre affaire, ce à quoi je m'accordai, après m'être fait prier; quoique s'il m'eût percée plus profondément, il eût bien vu qu'il n'y avait nul besoin de me prier si fort.
Je revins en effet le soir suivant, et j'amenai avec moi ma fille de chambre, afin de lui faire voir que j'avais une fille de chambre; il voulait que je priasse cette fille d'attendre, mais je ne le voulus point, et lui recommandai à haute voix de revenir me chercher à neuf heures; mais il s'y refusa, et me dit qu'il désirait me reconduire jusque chez moi, ce dont je ne fus pas très charmée, supposant qu'il n'avait d'autre intention que de savoir où je demeurais et de s'enquérir de mon caractère et de ma condition; pourtant je m'y risquai; car tout ce que les gens de là-bas savaient de moi n'était qu'à mon avantage et tous les renseignements qu'il eut sur moi furent que j'étais une femme de fortune et une personne bien modeste et bien sobre; qu'ils fussent vrais ou non, vous pouvez voir combien il est nécessaire à toutes femmes qui sont à l'affût dans le monde de préserver la réputation de leur vertu, même quand par fortune elles ont sacrifié la vertu elle-même.
Je trouvai, et n'en fus pas médiocrement charmée, qu'il avait préparé un souper pour moi; je trouvai aussi qu'il vivait fort grandement, et qu'il avait une maison très bien garnie, ce qui me réjouit, en vérité, car je considérais tout comme étant à moi.
Nous eûmes maintenant une seconde conférence sur le même sujet que la dernière; il me serra vraiment de très près; il protesta de son affection pour moi, et en vérité je n'avais point lieu d'en douter; il me déclara qu'elle avait commencé dès le premier moment que je lui avais parlé et longtemps avant que je lui eusse dit mon intention de lui confier mon bien. «Peu importe le moment où elle a commencé, pensai-je, pourvu qu'elle dure, tout ira assez bien.» Il me dit alors combien l'offre que je lui avais faite de lui confier ma fortune l'avait engagé. «Et c'était bien l'intention que j'avais, pensai-je; mais c'est que je croyais à ce moment que tu étais célibataire.» Après que nous eûmes soupé, je remarquai qu'il me pressait très fort de boire deux ou trois verres de vin, ce que toutefois je refusais, mais je bus un verre ou deux; puis il me dit qu'il avait une proposition à me faire, mais qu'il fallait lui promettre de ne point m'en offenser, si je ne voulais m'y accorder; je lui dis que j'espérais qu'il ne me ferait pas de proposition peu honorable, surtout dans sa propre maison, et que si elle était telle, je le priais de ne pas la formuler, afin que je ne fusse point obligée d'entretenir à son égard des sentiments qui ne conviendraient pas au respect que j'éprouvais pour sa personne et à la confiance que je lui avais témoignée en venant chez lui, et je le suppliai de me permettre de partir; et en effet, je commençai de mettre mes gants et je feignis de vouloir m'en aller, ce que toutefois je n'entendais pas plus qu'il n'entendait me le permettre.
Eh bien, il m'importuna de ne point parler de départ; il m'assura qu'il était bien loin de me proposer une chose qui fût peu honorable, et que si c'était là ma pensée, il n'en dirait point davantage.
Pour cette partie, je ne la goûtai en aucune façon; je lui dis que j'étais prête à écouter, quoi qu'il voulût dire, persuadée qu'il ne dirait rien qui fût indigne ou qu'il ne convînt pas que j'entendisse. Sur quoi il me dit que sa proposition était la suivante: il me priait de l'épouser, bien qu'il n'eût pas obtenu encore le divorce d'avec sa femme; et pour me satisfaire sur l'honnêteté de ses intentions, il me promettait de ne pas me demander de vivre avec lui ou de me mettre au lit avec lui, jusqu'à ce que le divorce fût prononcé.... Mon cœur répondit «oui» à cette offre dès les premiers mots, mais il était nécessaire de jouer un peu l'hypocrite avec lui, de sorte que je parus décliner la motion avec quelque animation, sous le prétexte qu'il n'avait point de bonne foi. Je lui dis qu'une telle proposition ne pouvait avoir de sens, et qu'elle nous emmêlerait tous deux en des difficultés inextricables, puisque si, en fin de compte, il n'obtenait pas le divorce, pourtant nous ne pourrions dissoudre le mariage, non plus qu'y persister; de sorte que s'il était désappointé dans ce divorce, je lui laissais à considérer la condition où nous serions tous deux.
En somme, je poussai mes arguments au point que je le convainquis que c'était une proposition où il n'y avait point de sens; alors il passa à une autre, qui était que je lui signerais et scellerais un contrat, m'engageant à l'épouser sitôt qu'il aurait obtenu le divorce, le contrat étant nul s'il n'y pouvait parvenir.
Je lui dis qu'il y avait plus de raison en celle-ci qu'en l'autre; mais que ceci étant le premier moment où je pouvais imaginer qu'il eût assez de faiblesse pour parler sérieusement, je n'avais point coutume de répondre «oui»à la première demande, et que j'y réfléchirais. Je jouais avec cet amant comme un pêcheur avec une truite; je voyais qu'il était grippé à l'hameçon, de sorte que je le plaisantai sur sa nouvelle proposition, et que je différai ma réponse; je lui dis qu'il était bien peu informé sur moi, et le priai de s'enquérir; je lui permis aussi de me reconduire à mon logement, mais je ne voulus point lui offrir d'entrer, car je lui dis que ce serait peu décent.
En somme, je me risquai à éviter de signer un contrat, et la raison que j'en avais est que la dame qui m'avait invitée à aller avec elle dans le Lancashire y mettait tant d'insistance, et me promettait de si grandes fortunes, et que j'y trouverais de si belles choses, que j'eus la tentation d'aller essayer la fortune; peut-être, me disais-je, que j'amenderai infiniment ma condition; et alors je ne me serais point fait scrupule de laisser là mon honnête bourgeois, dont je n'étais pas si amoureuse que je ne pusse le quitter pour un plus riche.
En un mot, j'évitai le contrat; mais je lui dis que j'allais dans le Nord, et qu'il saurait où m'écrire pour les affaires que je lui avais confiées; que je lui donnerais un gage suffisant du respect que j'entretenais pour lui, puisque je laisserais dans ses mains presque tout ce que je possédais au monde, et que je voulais bien lui promettre que sitôt qu'il aurait terminé les formalités de son divorce, s'il voulait m'en rendre compte, je viendrais à Londres, et qu'alors nous parlerions sérieusement de l'affaire.
C'est avec un vil dessein que je partis, je dois l'avouer, quoique je fusse invitée avec un dessein bien pire, ainsi que la suite le découvrira; enfin je partis avec mon amie, comme je la nommais, pour le Lancashire. Pendant toute la route elle ne cessa de me caresser avec une apparence extrême d'affection sincère et sans déguisement; me régala de tout, sauf pour le prix du coche; et son frère, vint à notre rencontre à Warington avec un carrosse de gentilhomme; d'où nous fûmes menées à Liverpool avec autant de cérémonies que j'en pouvais désirer.
Nous fûmes aussi entretenues fort bellement dans la maison d'un marchand de Liverpool pendant trois ou quatre jours; j'éviterai de donner son nom à cause de ce qui suivit; puis elle me dit qu'elle voulait me conduire à la maison d'un de ses oncles où nous serions royalement entretenues; et son oncle, comme elle l'appelait, nous fit chercher dans un carrosse à quatre chevaux, qui nous emmena à près de quarante lieues je ne sais où.
Nous arrivâmes cependant à la maison de campagne d'un gentilhomme, où se trouvaient une nombreuse famille, un vaste parc, une compagnie vraiment extraordinaire et où on l'appelait «cousine»; je lui dis que si elle avait résolu de m'amener en de telles compagnies, elle eût dû me laisser emporter de plus belles robes; mais les dames relevèrent mes paroles, et me dirent avec beaucoup de grâce que dans leur pays on n'estimait pas tant les personnes à leurs habits qu'à Londres; que leur cousine les avait pleinement informées de ma qualité, et que je n'avais point besoin de vêtements pour me faire valoir; en somme elles ne m'entretinrent pas pour ce que j'étais, mais pour ce qu'elles pensaient que je fusse, c'est-à-dire une dame veuve de grande fortune.
La première découverte que je fis là fut que la famille se composait toute de catholiques romains, y compris la cousine; néanmoins personne au monde n'eût pu tenir meilleure conduite à mon égard, et on me témoigna la même civilité que si j'eusse été de leur opinion. La vérité est que je n'avais pas tant de principes d'aucune sorte que je fusse bien délicate en matière de religion; et tantôt j'appris à parler favorablement de l'Église de Rome; je leur dis en particulier que je ne voyais guère qu'un préjugé d'éducation dans tous les différends qu'il y avait parmi les chrétiens sur le sujet de la religion, et que s'il se fût trouvé que mon père eût été catholique romain, je ne doutais point que j'eusse été aussi charmée de leur religion que de la mienne.
Ceci les obligea au plus haut point, et ainsi que j'étais assiégée jour et nuit par la belle société, et par de ravissants discours, ainsi eus-je deux ou trois vieilles dames qui m'entreprirent aussi sur la religion. Je fus si complaisante que je ne me fis point scrupule d'assister à leur messe, et de me conformer à tous leurs gestes suivant qu'elles m'en montraient le modèle; mais je ne voulus point céder sans profit; de sorte que je ne fis que les encourager en général à espérer que je me convertirais si on m'instruisait dans la doctrine catholique, comme elles disaient; si bien que la chose en resta là.
Je demeurai ici environ six semaines; et puis ma conductrice me ramena dans un village de campagne à six lieues environ de Liverpool, où son frère, comme elle le nommait, vint me rendre visite dans son propre carrosse, avec deux valets de pied en bonne livrée; et tout aussitôt il se mit à me faire l'amour. Ainsi qu'il se trouva, on eût pu penser que je ne saurais être pipée, et en vérité c'est ce que je croyais, sachant que j'avais une carte sûre à Londres, que j'avais résolu de ne pas lâcher à moins de trouver beaucoup mieux. Pourtant, selon toute apparence, ce frère était un parti qui valait bien qu'on l'écoutât, et le moins qu'on évaluât son bien était un revenu annuel de 1 000 livres; mais la sœur disait que les terres en valaient 1 500, et qu'elles se trouvaient pour la plus grande partie en Irlande.
Moi qui étais une grande fortune, et qui passais pour telle, j'étais bien trop élevée pour qu'on osât me demander quel était mon état; et ma fausse amie, s'étant fiée à de sots racontars, l'avait grossie de 500 à 5 000 livres, et dans le moment que nous arrivâmes dans son pays, elle en avait fait 15 000 livres. L'Irlandais, car tel je l'entendis être, courut sur l'appât comme un forcené; en somme, il me fit la cour, m'envoya des cadeaux, s'endetta comme un fou dans les dépenses qu'il fit pour me courtiser; il avait, pour lui rendre justice, l'apparence d'un gentilhomme d'une élégance extrême; il était grand, bien fait, et d'une adresse extraordinaire; parlait aussi naturellement de son parc et de ses écuries, de ses chevaux, ses gardes-chasses, ses bois, ses fermiers et ses domestiques, que s'il eût été dans un manoir et que je les eusse vus tous autour de moi.
Il ne fit jamais tant que me demander rien au sujet de ma fortune ou de mon état; mais m'assura que, lorsque nous irions à Dublin, il me doterait d'une bonne terre qui rapportait 600 livres par an, et qu'il s'y engagerait en me la constituant par acte ou par contrat, afin d'en assurer l'exécution.
C'était là, en vérité, un langage auquel je n'avais point été habituée, et je me trouvais hors de toutes mes mesures; j'avais à mon sein un démon femelle qui me répétait à toute heure combien son frère vivait largement; tantôt elle venait prendre mes ordres pour savoir comment je désirais faire peindre mon carrosse, comment je voulais le faire garnir; tantôt pour me demander la couleur de la livrée de mon page; en somme mes yeux étaient éblouis; j'avais maintenant perdu le pouvoir de répondre «non», et, pour couper court à l'histoire, je consentis au mariage; mais, pour être plus privés, nous nous fîmes mener plus à l'intérieur du pays, et nous fûmes mariés par un prêtre qui, j'en étais assurée, nous marierait aussi effectivement qu'un pasteur de l'Église anglicane.
Je ne puis dire que je n'eus point à cette occasion quelques réflexions sur l'abandon déshonnête que je faisais de mon fidèle bourgeois, qui m'aimait sincèrement, et qui, s'efforçant de se dépêtrer d'une scandaleuse coquine dont il avait reçu un traitement barbare, se promettait infiniment de bonheur dans son nouveau choix: lequel choix venait de se livrer à un autre d'une façon presque aussi scandaleuse que la femme qu'il voulait quitter.
Mais l'éclat scintillant du grand état et des belles choses que celui que j'avais trompé et qui était maintenant mon trompeur ne cessait de représenter à mon imagination, m'entraîna bien loin et ne me laissa point le temps de penser à Londres, ou à chose qui y fût, bien moins à l'obligation que j'avais envers une personne d'infiniment plus de mérite réel que ce qui était devant moi à l'heure présente.
Mais la chose était faite; j'étais maintenant dans les bras de mon nouvel époux, qui paraissait toujours le même qu'auparavant; grand jusqu'à la magnificence; et rien moins que mille livres par an ne pouvaient suffire à l'ordinaire équipage où il paraissait.
Après que nous eûmes été mariés environ un mois, il commença à parler de notre départ pour West-Chester, afin de nous embarquer pour l'Irlande. Cependant il ne me pressa point, car nous demeurâmes encore près de trois semaines; et puis il envoya chercher à Chester un carrosse qui devait venir nous rencontrer au Rocher-Noir comme on le nomme, vis-à-vis de Liverpool. Là nous allâmes en un beau bateau qu'on appelle pinasse, à six rames; ses domestiques, chevaux et bagages furent transportés par un bac. Il me fit ses excuses pour n'avoir point de connaissances à Chester, mais me dit qu'il partirait en avant afin de me retenir quelque bel appartement dans une maison privée; je lui demandai combien de temps nous séjournerions à Chester. Il me répondit «Point du tout; pas plus qu'une nuit ou deux», mais qu'il louerait immédiatement un carrosse pour aller à Holyhead; alors je lui dis qu'il ne devait nullement se donner la peine de chercher un logement privé pour une ou deux nuits; car, Chester étant une grande ville, je n'avais point de doute qu'il n'y eût là de fort bonnes hôtelleries, dont nous pourrions assez nous accommoder; de sorte que nous logeâmes dans une hôtellerie qui n'est pas loin de la cathédrale; j'ai oublié quelle en était l'enseigne.
Ici mon époux, parlant de mon passage en Irlande, me demanda si je n'avais point d'affaires à régler à Londres avant de partir; je lui dis que non, ou du moins, point qui eussent grande importance, et que je ne pusse traiter tout aussi bien par lettre de Dublin.
—Madame, dit-il fort respectueusement, je suppose que la plus grande partie de votre bien, que ma sœur me dit être déposé principalement en argent liquide à la Banque d'Angleterre, est assez en sûreté; mais au cas où il faudrait opérer quelque transfert, ou changement de titre, il pourrait être nécessaire de nous rendre à Londres et de régler tout cela avant de passer l'eau.
Je parus là-dessus faire étrange mine, et lui dis que je ne savais point ce qu'il voulait dire; que je n'avais point d'effets à la Banque d'Angleterre qui fussent à ma connaissance, et que j'espérais qu'il ne pouvait dire que je lui eusse prétendu en avoir. Non, dit-il, je ne lui en avais nullement parlé; mais sa sœur lui avait dit que la plus grande partie de ma fortune était déposée là.
—Et si j'y ai fait allusion, ma chérie, dit-il, c'était seulement afin que, s'il y avait quelque occasion de régler vos affaires ou de les mettre en ordre, nous ne fussions pas obligés au hasard et à la peine d'un voyage de retour;—car, ajoutait-il, il ne se souciait guère de me voir trop me risquer en mer.
Je fus surprise de ce langage et commençai de me demander quel pouvait en être le sens, quand soudain il me vint à la pensée que mon amie, qui l'appelait son frère, m'avait représentée à lui sous de fausses couleurs; et je me dis que j'irais au fond de cette affaire avant de quitter l'Angleterre et avant de me remettre en des mains inconnues, dans un pays étranger.
Là-dessus, j'appelai sa sœur dans ma chambre le matin suivant, et, lui faisant connaître le discours que j'avais eu avec son frère, je la suppliai de me répéter ce qu'elle lui avait dit, et sur quel fondement elle avait fait ce mariage. Elle m'avoua lui avoir assuré que j'étais une grande fortune, et s'excusa sur ce qu'on le lui avait dit à Londres.
—On vous l'a dit, repris-je avec chaleur; est-ce que moi, je vous l'ai jamais dit?
—Non, dit-elle; il était vrai que je ne le lui avais jamais dit, mais j'avais dit à plusieurs reprises que ce que j'avais était à ma pleine disposition.
—Oui, en effet, répliquai-je très vivement, mais jamais je ne vous ai dit que je possédais ce qu'on appelle une fortune; non, que j'avais 100£, ou la valeur de 100£, et que c'était tout ce j'avais au monde; et comment cela s'accorderait-il avec cette prétention que je suis une fortune, dis-je, que je sois venue avec vous dans le nord de l'Angleterre dans la seule intention de vivre à bon marché?
Sur ces paroles que je criai avec chaleur et à haute voix, mon mari entra dans la chambre, et je le priai d'entrer et de s'asseoir, parée que j'avais à dire devant eux deux une chose d'importance, qu'il était absolument nécessaire qu'il entendît.
Il eut l'air un peu troublé de l'assurance avec laquelle je semblais parler, et vint s'asseoir près de moi, ayant d'abord fermé la porte; sur quoi je commençai, car j'étais extrêmement échauffée, et, me tournant vers lui:
—J'ai bien peur, dis je, mon ami (car je m'adressai à lui avec douceur), qu'on ait affreusement abusé de vous et qu'on vous ait fait un tort qui ne pourra point se réparer, en vous amenant à m'épouser; mais comme je n'y ai aucune part, je demande à être quitte de tout blâme, et qu'il soit rejeté là où il est juste qu'il tombe, nulle part ailleurs, car pour moi, je m'en lave entièrement les mains.
—Quel tort puis-je avoir éprouvé, ma chérie, dit-il, en vous épousant? J'espère que de toutes manières j'en ai tiré honneur et avantage.
—Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui dis-je, et je crains que vous n'ayez trop de raison de vous juger fort maltraité; mais je vous convaincrai, mon ami, dis-je encore, que je n'y ai point eu de part.
Il prit alors un air d'effarement et de stupeur, et commença, je crois, de soupçonner ce qui allait suivre; pourtant, il me regarda, en disant seulement: «Continuez»; il demeura assis, silencieux, comme pour écouter ce que j'avais encore à dire; de sorte que je continuai:
—Je vous ai demandé hier soir, dis-je, en m'adressant à lui, si jamais je vous ai fait parade de mon bien, ou si je vous ai dit jamais que j'eusse quelque fortune déposée à la Banque d'Angleterre ou ailleurs, et vous avez reconnu que non, ce qui est très vrai; et je vous prie que vous me disiez ici, devant votre sœur, si jamais je vous ai donné quelque raison de penser de telles choses, ou si jamais nous avons eu aucun discours sur ce sujet.—Et il reconnut encore que non; mais dit que je lui avais toujours semblé femme de fortune, qu'il était persuadé que je le fusse, et qu'il espérait n'avoir point été trompé.
—Je ne vous demande pas si vous avez été trompé, dis-je; mais je le crains bien, et de l'avoir été moi-même; mais je veux me justifier d'avoir été mêlée dans cette tromperie. Je viens maintenant de demander à votre sœur si jamais je lui ai parlé de fortune ou de bien que j'eusse, ou si je lui ai donné les détails là-dessus; et elle avoue que non. Et je vous prie, madame, dis-je, d'avoir assez de justice pour m'accuser si vous le pouvez: vous ai-je jamais prétendu que j'eusse du bien? Pourquoi, si j'en avais eu, serais-je venue jamais avec vous dans ce pays afin d'épargner le peu que je possédais et de vivre à bon marché?—Elle ne put nier, mais dit qu'on lui avait assuré à Londres que j'avais une très grande fortune, qui était déposée à la Banque d'Angleterre.
—Et maintenant, cher monsieur, dis-je en me retournant vers mon nouvel époux, ayez la justice de me dire qui nous a tant dupés, vous et moi, que de vous faire croire que j'étais une fortune et de vous pousser à me solliciter de mariage.
Il ne put dire une parole, mais montra sa sœur du doigt, et après un silence éclata dans la plus furieuse colère où j'aie vu homme du monde; il l'injuria et la traita de tous les noms et des plus grossiers qu'il put trouver; lui cria qu'elle l'avait ruiné, déclarant qu'elle lui avait dit que j'avais 15 000£, et qu'elle devait en recevoir 500 de sa main pour lui avoir procuré cette alliance; puis il ajouta, s'adressant à moi, qu'elle n'était point du tout sa sœur, mais qu'elle avait été sa p..., depuis tantôt deux ans; qu'elle avait déjà reçu de lui 100£ d'acompte sur cette affaire, et qu'il était entièrement perdu si les choses étaient comme je le disais; et dans sa divagation, il jura qu'il allait sur-le-champ lui tirer le sang du cœur, ce qui la terrifia, et moi aussi. Elle cria qu'on lui avait dit tout cela dans la maison où je logeais; mais ceci l'irrita encore plus qu'avant, qu'elle eût osé le faire aller si loin, n'ayant point d'autre autorité qu'un ouï-dire; et puis, se retournant vers moi, dit très honnêtement qu'il craignait que nous fussions perdus tout deux; «car, à dire vrai, ma chérie, je n'ai point de bien, dit-il; et le peu que j'avais, ce démon me l'a fait dissiper pour me maintenir en cet équipage». Elle saisit l'occasion qu'il me parlait sérieusement pour s'échapper de la chambre, et je ne la revis plus jamais.
J'étais confondue maintenant autant que lui, et ne savais que dire; je pensais de bien des manières avoir entendu le pire; mais lorsqu'il dit qu'il était perdu et qu'il n'avait non plus de bien, je fus jetée dans l'égarement pur.
—Quoi! lui dis-je, mais c'est une fourberie infernale! Car nous sommes mariés ici sur le pied d'une double fraude: vous paraissez perdu de désappointement, et si j'avais eu une fortune, j'aurais été dupe, moi aussi, puisque vous dites que vous n'avez rien.
—Vous auriez été dupe, oui vraiment, ma chérie, dit-il, mais vous n'auriez point été perdue; car 15 000£ nous auraient entretenus tous deux fort bravement dans ce pays; et j'avais résolu de vous en consacrer jusqu'au dernier denier; je ne vous aurais pas fait tort d'un shilling, et j'aurais payé le reste de mon affection et de la tendresse que je vous aurais montrée pendant tout le temps de ma vie.
C'était fort honnête, en vérité; et je crois réellement qu'il parlait ainsi qu'il l'entendait, et que c'était un homme aussi propre à me rendre heureuse par son humeur et sa conduite qu'homme du monde; mais à cause qu'il n'avait pas de bien, et qu'il s'était endetté sur ce ridicule dessein dans le pays où nous étions, l'avenir paraissait morne et affreux, et je ne savais que dire ni que penser.
Je lui dis qu'il était bien malheureux que tant d'amour et tant de bonnes intentions que je trouvais en lui fussent ainsi précipités dans la misère; que je ne voyais rien devant nous que la ruine; quant à moi, que c'était mon infortune que le peu que j'avais ne pût suffire à nous faire passer la semaine; sur quoi je tirai de ma poche un billet de banque de 20£ et onze guinées que je lui dis avoir épargnées sur mon petit revenu: et que par le récit que m'avait fait cette créature de la manière dont on vivait dans le pays où nous étions, je m'attendais que cet argent m'eût entretenue trois ou quatre ans; que s'il m'était ôté, je serais dénuée de tout, et qu'il savait bien qu'elle devait être la condition d'une femme qui n'avait point d'argent dans sa poche; pourtant, je lui dis que s'il voulait le prendre, il était là.
Il me dit avec beaucoup de chagrin, et je crus que je voyais des larmes dans ses yeux, qu'il ne voulait point y toucher, qu'il avait horreur de la pensée de me dépouiller et de me réduire à la misère; qu'il lui restait cinquante guinées, qui étaient tout ce qu'il avait au monde, et il les tira de sa poche et les jeta sur la table, en me priant de les prendre, quand il dût mourir de faim par le manque qu'il en aurait.
Je répondis, en lui témoignant un intérêt pareil, que je ne pouvais supporter de l'entendre parler ainsi; qu'au contraire, s'il pouvait proposer quelque manière de vivre qui fût possible, que je ferais de mon mieux, et que je vivrais aussi strictement qu'il pourrait le désirer.
Il me supplia de ne plus parler en cette façon, à cause qu'il en serait affolé; il dit qu'il avait été élevé en gentilhomme, quoiqu'il fût réduit à une fortune si basse, et qu'il ne restait plus qu'un moyen auquel il pût penser, et qui même ne se saurait employer, à moins que je ne consentisse à lui répondre sur une question à laquelle toutefois il dit qu'il ne voulait point m'obliger; je lui dis que j'y répondrais honnêtement, mais que je ne pouvais dire si ce serait à sa satisfaction ou autrement.
—Eh bien, alors, ma chérie, répondez-moi franchement, dit-il: est-ce que le peu que vous avez pourra nous maintenir tous deux en bravoure, ou nous permettre de vivre en sécurité, ou non?
Ce fut mon bonheur de ne point m'être découverte, ni ma condition, aucunement; non, pas même mon nom; et voyant qu'il n'y avait rien à attendre de lui, quelque bonne humeur et quelque honnêteté qu'il parût avoir, sinon qu'il vivrait sur ce que je savais devoir bientôt être dissipé, je résolus de cacher tout, sauf le billet de banque et les onze guinées, et j'eusse été bien heureuse de les avoir perdus, au prix qu'il m'eût remise où j'étais avant que de me prendre. J'avais vraiment sur moi un autre billet de 30£ qui était tout ce que j'avais apporté avec moi, autant pour en vivre dans le pays, que ne sachant point l'occasion qui pourrait s'offrir: parce que cette créature, l'entremetteuse, qui nous avait ainsi trahis tous deux, m'avait fait accroire d'étranges choses sur les mariages avantageux que je pourrais rencontrer, et il ne me plaisait point d'être sans argent, quoi qu'il pût advenir. Ce billet, je le cachai; ce qui me fit plus généreuse, du reste, en considération de son état, car vraiment j'avais pitié de lui de tout mon cœur.
Mais pour revenir à cette question, je lui dis que jamais je ne l'avais dupé de mon gré et que jamais je ne le ferais. J'étais bien fâchée de lui dire que le peu que je possédais ne nous entretiendrait pas tous deux; que je n'en aurais point eu assez pour subsister seule dans le pays du Sud, et que c'était la raison qui m'avait fait me remettre aux mains de cette femme qui l'appelait frère, à cause qu'elle m'avait assuré que je pourrais vivre très bravement dans une ville du nom de Manchester, où je n'avais point encore été, pour environ 6£ par an, et tout mon revenu ne dépassant pas 15£ par an, je pensais que je pourrais en vivre facilement en attendant de meilleurs jours.
Il secoua la tête et demeura silencieux, et nous passâmes une soirée bien mélancolique; pourtant, nous soupâmes tous doux et nous demeurâmes ensemble cette nuit-là, et quand nous fûmes près d'avoir fini de souper, il prit un air un peu meilleur et plus joyeux, et fit apporter une bouteille de vin:
—Allons, ma chérie, dit-il, quoique le cas soit mauvais, il ne sert de rien de se laisser abattre. Allons, n'ayez point d'inquiétude; je tâcherai à trouver quelque moyen de vivre; si seulement vous pouvez vous entretenir seule, cela vaut mieux que rien; moi, je tenterai de nouveau la fortune; il faut qu'un homme pense en homme; se laisser décourager, c'est céder à l'infortune. Là-dessus, il emplit un verre et but à ma santé, tandis qu'il me tenait la main tout le temps que le vin coulait dans sa gorge, puis m'assura que son principal souci était à mon sujet.
Il était réellement d'esprit brave et galant, et j'en étais d'autant plus peinée. Il y a quelque soulagement même à être défaite par un homme d'honneur plutôt que par un coquin; mais ici le plus grand désappointement était sur sa part, car il avait vraiment dépensé abondance d'argent, et il faut remarquer sur quelles pauvres raisons elle s'était avancée; d'abord, il convient d'observer la bassesse de la créature, qui, pour gagner 100£ elle-même, eut l'indignité de lui en laisser dépenser trois ou quatre fois plus, bien que ce fût peut-être tout ce qu'il avait au monde, et davantage; alors qu'elle n'avait pas plus de fondement qu'un petit habit autour d'une table à thé nous assurer que j'eusse quelque état, ou que je fusse une fortune, ou chose qui fût.
Il est vrai que le dessein de duper une femme de fortune, si j'eusse été telle, montrait assez de vilenie; et de mettre l'apparence de grandeurs sur une pauvre condition n'était que de la fourberie, et bien méchante; mais le cas différait un peu, et en sa faveur à lui: car il n'était pas de ces gueux qui font métier de duper des femmes, ainsi que l'ont fait certains, et de happer six ou sept fortunes l'une après l'autre, pour les rafler et décamper ensuite; mais c'était déjà un gentilhomme, infortuné, et tombé bas, mais qui avait vécu en bonne façon; et quand même j'eusse eu de la fortune, j'eusse été tout enragée contre la friponne, pour m'avoir trahie; toutefois, vraiment, pour ce qui est de l'homme, une fortune n'aurait point été mal placée sur lui, car c'était une personne charmante, en vérité, de principes généreux, de bon sens, et qui avait abondance de bonne humeur.
Nous eûmes quantité de conversations intimes cette nuit-là, car aucun de nous ne dormit beaucoup; il était aussi repentant d'avoir été la cause de toutes ces duperies, que si c'eût été de la félonie, et qu'il marchât au supplice; il m'offrit encore jusqu'au dernier shilling qu'il avait sur lui, et dit qu'il voulait partir à l'armée pour tâcher à en gagner.
Je lui demandai pourquoi il avait eu la cruauté de vouloir m'emmener en Irlande, quand il pouvait supposer que je n'eusse point pu y subsister. Il me prit dans ses bras:
—Mon cœur, dit-il, je n'ai jamais eu dessein d'aller en Irlande, bien moins de vous y emmener; mais je suis venu ici pour échapper à l'observation des gens qui avaient entendu ce que je prétendais faire, et afin que personne ne pût me demander de l'argent avant que je fusse garni pour leur en donner.
—Mais où donc alors, dis-je, devions-nous aller ensuite?
—Eh bien, mon cœur, dit-il, je vais donc vous avouer tout le plan, ainsi que je l'avais disposé; j'avais intention ici de vous interroger quelque peu sur votre état, comme vous voyez que j'ai fait; et quand vous m'auriez rendu compte des détails, ainsi que je m'attendais que vous feriez, j'aurais imaginé une excuse pour remettre notre voyage en Irlande à un autre temps, et nous serions partis pour Londres. Puis, mon cœur, dit-il, j'étais décidé à vous avouer toute la condition de mes propres affaires, et à vous faire savoir qu'en effet j'avais usé de ces finesses pour obtenir votre acquiescement à m'épouser, mais qu'il ne me restait plus qu'à vous demander pardon et à vous dire avec quelle ardeur je m'efforcerais à vous faire oublier ce qui était passé par la félicité des jours à venir.
—Vraiment, lui dis-je, et je trouve que vous m'auriez vite conquise; et c'est ma douleur maintenant que de n'être point en état de vous montrer avec quelle aisance je me serais laissé réconcilier à vous, et comme je vous aurais passé tous ces tours en récompense de tant de bonne humeur; mais, mon ami, dis-je, que faire maintenant? Nous sommes perdus tous deux, et en quoi sommes-nous mieux pour nous être accordés, puisque nous n'avons pas de quoi vivre?
Nous proposâmes un grand nombre de choses; mais rien ne pouvait s'offrir où il n'y avait rien pour débuter. Il me supplia enfin de n'en plus parler, car, disait-il, je lui briserais le cœur; de sorte que nous parlâmes un peu sur d'autres sujets, jusqu'enfin il prit congé de moi en mari, et puis s'endormit.
Il se leva avant moi le matin, et vraiment, moi qui étais restée éveillée presque toute la nuit, j'avais très grand sommeil et je demeurai couchée jusqu'à près d'onze heures. Pendant ce temps, il prit ses chevaux, et trois domestiques, avec tout son linge et ses hardes, et le voilà parti, ne me laissant qu'une lettre courte, mais émouvante, sur la table, et que voici:
«Ma chérie,
«Je suis un chien; je vous ai dupée; mais j'y ai été entraîné par une vile créature, contrairement à mes principes et à l'ordinaire coutume de ma vie. Pardonnez-moi, ma chérie! Je vous demande pardon avec la plus extrême sincérité; je suis le plus misérable des hommes, de vous avoir déçue; j'ai été si heureux que de vous posséder, et maintenant je suis si pitoyablement malheureux que d'être forcé de fuir loin de vous. Pardonnez-moi, ma chérie! Encore une fois, je le dis, pardonnez-moi! Je ne puis supporter de vous voir ruinée par moi, et moi-même incapable de vous soutenir. Notre mariage n'est rien; je n'aurai jamais la force de vous revoir; je vous déclare ici que vous êtes libre; si vous pouvez vous marier à votre avantage, ne refusez pas en songeant à moi; je vous jure ici sur ma foi et sur la parole d'un homme d'honneur de ne jamais troubler votre repos si je l'apprends, ce qui toutefois n'est pas probable; d'autre part, si vous ne vous mariez pas, et si je rencontre une bonne fortune, tout cela sera pour vous, où que vous soyez.
«J'ai mis une partie de la provision d'argent qui me restait dans votre poche; prenez des places pour vous et pour votre servante dans le coche, et allez à Londres; j'espère qu'il suffira aux frais, sans que vous entamiez le vôtre. Encore une fois, je vous demande pardon de tout cœur, et je le ferai aussi souvent que je penserai à vous.
«Adieu, ma chérie, pour toujours.
«Je suis à vous en toute affection.
«J. E.»
Rien de ce qui me survint jamais dans ma vie ne tomba si bas dans mon cœur que cet adieu; je lui reprochai mille fois dans mes pensées de m'avoir abandonnée; car je serais allée avec lui au bout du monde, m'eût-il fallu mendier mon pain. Je tâtai dans ma poche; et là je trouvai dix guinées, sa montre en or et deux petits anneaux, une petite bague de diamant qui ne valait guère que 6£ et un simple anneau d'or.
Je tombai assise et je regardai fixement ces objets pendant deux heures sans discontinuer, jusqu'à ce que ma fille de chambre vint m'interrompre pour me dire que le dîner était prêt: je ne mangeai que peu, et après dîner il me prit un violent accès de larmes; et toujours je l'appelais par son nom, qui était James:
—Ô Jemmy! criais-je, reviens! reviens! je te donnerai tout ce que j'ai; je mendierai, je mourrai de faim avec toi. Et ainsi je courais, folle, par la chambre, çà et là; et puis je m'asseyais entre temps; et puis je marchais de nouveau en long et en large, et puis je sanglotais encore; et ainsi je passai l'après-midi jusqu'environ sept heures, que tomba le crépuscule du soir (c'était au mois d'août), quand, à ma surprise indicible, le voici revenir à l'hôtellerie et monter tout droit à ma chambre.
Je fus dans la plus grande confusion qu'on puisse s'imaginer, et lui pareillement; je ne pouvais deviner quelle était l'occasion de son retour, et je commençai à me demander si j'en devais être heureuse ou fâchée; mais mon affection inclina tout le reste, et il me fut impossible de dissimuler ma joie, qui était trop grande pour des sourires, car elle se répandit en larmes. À peine fut-il entré dans la chambre, qu'il courut à moi et me prit dans ses bras, me tenant serrée, et m'étouffant presque l'haleine sous ses baisers, mais ne dit pas une parole. Enfin je commençai:
—Mon amour, dis-je, comment as-tu pu t'en aller loin de moi?
À quoi il ne fit pas de réponse, car il lui était impossible de parler.
Quand nos extases furent un peu passées, il me dit qu'il était allé à plus de quinze lieues, mais qu'il n'avait pas été en son pouvoir d'aller plus loin sans revenir pour me voir une fois encore, et une fois encore me dire adieu.
Je lui dis comment j'avais passé mon temps et comment je lui avais crié à voix haute de revenir. Il me dit qu'il m'avait entendue fort nettement dans la forêt de Delamere, à un endroit éloigné d'environ douze lieues. Je souris.
—Non, dit-il, ne crois pas que je plaisante, car si jamais j'ai entendu ta voix dans ma vie, je t'ai entendue m'appeler à voix haute, et parfois je me figurais que je te voyais courir après moi.
—Mais, dis-je, que disais-je? Car je ne lui avais pas nommé les paroles.
—Tu criais à haute voix, et tu disais: «Ô Jemmy! ô Jemmy! reviens, reviens.»
Je me mis à rire.
—Mon cœur, dit-il, ne ris pas; car sois-en sûre, j'ai entendu ta voix aussi clairement que tu entends la mienne dans ce moment; et, si tu le veux, j'irai devant un magistrat prêter serment là-dessus.
Je commençai alors d'être surprise et étonnée; je fus effrayée même et lui dis ce que j'avais vraiment fait et comment je l'avais appelé. Après que nous nous fûmes amusés un moment là-dessus, je lui dis:
—Eh bien, tu ne t'en iras plus loin de moi, maintenant; j'irais plutôt avec toi au bout du monde.
Il me dit que ce serait une chose bien difficile pour lui que de me quitter, mais que, puisqu'il le fallait, il avait l'espoir que je lui rendrais la tâche aisée autant que possible; mais que pour lui, ce serait sa perte, et qu'il le prévoyait assez.
Cependant, il me dit qu'il avait réfléchi, qu'il me laissait seule pour aller jusqu'à Londres, qui était un long voyage, et qu'il pouvait aussi bien prendre cette route-là qu'une autre; de sorte qu'il s'était résolu à m'y accompagner, et que s'il partait ensuite sans me dire adieu, je n'en devais point prendre d'irritation contre lui, et ceci il me le fit promettre.
Il me dit comment il avait congédié ses trois domestiques, vendu leurs chevaux, et envoyé ces garçons chercher fortune, tout cela en fort peu de temps, dans une ville près de la route, je ne sais où, «et, dit-il, il m'en a coûté des larmes, et j'ai pleuré tout seul de penser combien ils étaient plus heureux que leur maître, puisqu'ils n'avaient qu'à aller frapper à la porte du premier gentilhomme pour lui offrir leurs services, tandis que moi, dit-il, je ne savais où aller ni que faire».
Je lui dis que j'avais été si complètement malheureuse quand il m'avait quittée, que je ne saurais l'être davantage, et que maintenant qu'il était revenu, je ne me séparerais jamais de lui, s'il voulait bien m'emmener, en quelque lieu qu'il allât. Et cependant, je convins que nous irions ensemble à Londres; mais je ne pus arriver à consentir qu'il me quitterait enfin, sans me dire adieu; mais je lui dis d'un ton plaisant que, s'il s'en allait, je lui crierais de revenir aussi haut que je l'avais fait. Puis je tirai sa montre, et la lui rendis, et ses deux bagues, et ses dix guinées; mais il ne voulut pas les reprendre; d'où je doutai fort qu'il avait résolu de s'en aller sur la route et de m'abandonner.
La vérité est que la condition où il était, les expressions passionnées de sa lettre, sa conduite douce, tendre et mâle que j'avais éprouvée sur sa part en toute cette affaire jointe au souci qu'il avait montré et à sa manière de me laisser une si grande part du peu qui lui restait, tout cela, dis-je, m'avait impressionnée si vivement que je ne pouvais supporter l'idée de me séparer de lui.
Deux jours après, nous quittâmes Chester, moi dans le coche et lui à cheval; je congédiai ma servante à Chester; il s'opposa très fort à ce que je restasse sans servante; mais comme je l'avais engagée dans la campagne, puisque je n'avais point de domestique à Londres, je lui dis que c'eût été barbare d'emmener la pauvre fille pour la mettre dehors sitôt que j'arriverais en ville, et que ce serait aussi une dépense inutile en route; si bien qu'il s'y accorda, et demeura satisfait sur ce chapitre.
Il vint avec moi jusque Dunstable, à trente lieues de Londres, et puis il me dit que le sort et ses propres infortunes l'obligeaient à me quitter, et qu'il ne lui était point possible d'entrer dans Londres pour des raisons qu'il n'était pas utile de me donner: et je vis qu'il se préparait à partir. Le coche où nous étions ne s'arrêtait pas d'ordinaire à Dunstable; mais je le priai de s'y tenir un quart d'heure: il voulut bien rester un moment à la porte d'une hôtellerie où nous entrâmes.
Étant à l'hôtellerie, je lui dis que je n'avais plus qu'une faveur à lui demander, qui était, puisqu'il ne pouvait pas aller plus loin, qu'il me permit de rester une semaine ou deux dans cette ville avec lui, afin de réfléchir pendant ce temps à quelque moyen d'éviter une chose qui nous serait aussi ruineuse à tous deux qu'une séparation finale: et que j'avais à lui proposer une chose d'importance que peut-être il trouverait à notre avantage.
C'était une proposition où il y avait trop de raison pour qu'il la refusât, de sorte qu'il appela l'hôtesse, et lui dit que sa femme se trouvait indisposée et tant qu'elle ne saurait penser à continuer son voyage en coche qui l'avait lassée presque jusqu'à la mort, et lui demanda si elle ne pourrait nous procurer un logement pour deux ou trois jours dans une maison privée où je pourrais me reposer un peu, puisque la route m'avait à ce point excédée. L'hôtesse, une brave femme de bonnes façons et fort obligeante, vint aussitôt me voir; me dit qu'elle avait deux ou trois chambres qui étaient très bonnes et placées à l'écart du bruit, et que, si je les voyais, elle n'avait point de doute qu'elles me plairaient, et que j'aurais une de ses servantes qui ne ferait rien d'autre que d'être attachée à ma personne; cette offre était tellement aimable que je ne pus que l'accepter; de sorte que j'allai voir les chambres, dont je fus charmée; et en effet elles étaient extraordinairement bien meublées, et d'un très plaisant logement. Nous payâmes donc le coche, d'où nous fîmes décharger nos hardes, et nous résolûmes de séjourner là un peu de temps.
Ici je lui dis que je vivrais avec lui maintenant jusqu'à ce que mon argent fût à bout; mais que je ne lui laisserais pas dépenser un shilling du sien; nous eûmes là-dessus une tendre chicane; mais je lui dis que c'était sans doute la dernière fois que je jouirais de sa compagnie, et que je le priais de me laisser maîtresse sur ce point seulement et qu'il gouvernerait pour tout le reste; si bien qu'il consentit.
Là, un soir, nous promenant aux champs, je lui dis que j'allais maintenant lui faire la proposition que je lui avais dite; et en effet je lui racontai comment j'avais vécu en Virginie, et que j'y avais ma mère, qui, croyais-je, était encore en vie, quoique mon mari dût être mort depuis plusieurs années; je lui dis que si mes effets ne s'étaient perdus en mer, et d'ailleurs je les exagérai assez, j'aurais eu assez de fortune pour nous éviter de nous séparer en cette façon. Puis j'entrai dans des détails sur l'établissement des gens en ces contrées, comment, par la constitution du pays, on leur allouait des lots de terres, et que d'ailleurs on pouvait en acheter à un prix si bas qu'il ne valait même pas la peine d'être mentionné.
Puis je lui expliquai amplement et avec clarté la nature des plantations, et comment un homme qui s'appliquerait, n'ayant emporté que la valeur de deux ou trois cents livres de marchandises anglaises, avec quelques domestiques et des outils, pourrait rapidement établir sa famille et en peu d'années amasser du bien.
Ensuite je lui dis les mesures que je prendrais pour lever une somme de 300£ ou environ; et je lui exposai que ce serait un admirable moyen de mettre fin à notre infortune, et à restaurer notre condition dans le monde au point que nous avions espéré tous deux; et j'ajoutai qu'au bout de sept ans nous pourrions être en situation de laisser nos cultures en bonnes mains et de repasser l'eau pour en recevoir le revenu, et en jouir tandis que nous vivrions en Angleterre; et je lui citai l'exemple de tels qui l'avaient fait et qui vivaient à Londres maintenant sur un fort bon pied.
En somme, je le pressai tant qu'il finit presque par s'y accorder; mais nous fûmes arrêtés tantôt par un obstacle, tantôt par l'autre, jusqu'enfin il changea les rôles, et se mit à me parler presque dans les mêmes termes de l'Irlande.
Il me dit qu'un homme qui se confinerait dans une vie campagnarde, pourvu qu'il eût pu trouver des fonds pour s'établir sur des terres, pourrait s'y procurer des fermes à 50£ par an, qui étaient aussi bonnes que celles qu'on loue en Angleterre pour 200£; que le rendement était considérable et le sol si riche, que, sans grande économie même, nous étions sûrs d'y vivre aussi bravement qu'un gentilhomme vit en Angleterre avec un revenu de 3 000£; et qu'il avait formé le dessein de me laisser à Londres et d'aller là-bas pour tenter la fortune; et que s'il voyait qu'il pouvait disposer une manière de vivre aisée et qui s'accordât au respect qu'il entretenait pour moi, ainsi qu'il ne doutait point de pouvoir le faire, il traverserait l'eau pour venir me chercher.
J'eus affreusement peur que sur une telle proposition il m'eut prise au mot, c'est-à-dire qu'il me fallût convertir mon petit revenu en argent liquide qu'il emporterait en Irlande pour tenter son expérience; mais il avait trop de justice pour le désirer ou pour l'accepter, si je l'eusse offert: et il me devança là-dessus; car il ajouta qu'il irait tenter la fortune en cette façon, et que s'il trouvait qu'il pût faire quoi que ce soit pour vivre, en y ajoutent ce que j'avais, nous pourrions bravement subsister tous deux; mais qu'il ne voulait pas risquer un shilling de mon argent, jusqu'à ce qu'il eût fait son expérience avec un peu du sien, et il m'assura que s'il ne réussissait pas en Irlande, il reviendrait me trouver et qu'il se joindrait à moi pour mon dessein en Virginie.
Je ne pus l'amener à rien de plus, par quoi nous nous entretînmes près d'un mois durant lequel je jouis de sa société qui était la plus charmante que j'eusse encore trouvée dans toute ma vie. Pendant ce temps il m'apprit l'histoire de sa propre existence, qui était surprenante en vérité, et pleine d'une variété infinie, suffisante à emplir un plus beau roman d'aventures et d'incidents qu'aucun que j'aie vu d'imprimé; mais j'aurai l'occasion là-dessus d'en dire plus long.
Nous nous séparâmes enfin, quoique avec la plus extrême répugnance sur ma part; et vraiment il prit congé de moi bien à contre-cœur; mais la nécessité l'y contraignait; car les raisons qu'il avait de ne point vouloir venir à Londres étaient très bonnes, ainsi que je la compris pleinement plus tard.
Je lui donnai maintenant l'indication de l'adresse où il devait m'écrire, quoique réservant encore le grand secret, qui était de ne jamais lui faire savoir mon véritable nom, qui j'étais, et où il pourrait me trouver; lui de même me fit savoir comment je devais m'y prendre pour lui faire parvenir une lettre, afin qu'il fût assuré de la recevoir.
J'arrivai à Londres le lendemain du jour où nous nous séparâmes, mais je n'allai pas tout droit à mon ancien logement; mais pour une autre raison que je ne veux pas dire je pris un logement privé dans Saint-Jones street, ou, comme on dit vulgairement, Saint-Jones en Clerkenwell: et là, étant parfaitement seule, j'eus assez loisir de rester assise pour réfléchir sur mes rôderies des sept derniers mois, car j'avais été absente tout autant. Je me souvenais des heures charmantes passées en compagnie de mon dernier mari avec infiniment de plaisir; mais ce plaisir fut extrêmement amoindri quand je découvris peu de temps après que j'étais grosse.
C'était là une chose embarrassante, à cause qu'il me serait bien difficile de trouver un endroit où faire mes couches; étant une des plus délicates choses du monde en ce temps pour une femme étrangère et qui n'avait point d'amis, d'être entretenue en une telle condition sans donner quelque répondant, que je n'avais point et que je ne pouvais me procurer.
J'avais pris soin tout ce temps de maintenir une correspondance avec mon ami de la Banque ou plutôt il prenait soin de correspondre avec moi, car il m'écrivait une fois la semaine; et quoique je n'eusse point dépensé mon argent si vite que j'eusse besoin de lui en demander, toutefois je lui écrivais souvent aussi pour lui faire savoir que j'étais en vie. J'avais laissé des instructions dans le Lancashire, si bien que je me faisais transmettre mes lettres; et durant ma retraite à Saint-John je reçus de lui un billet fort obligeant, où il m'assurait que son procès de divorce était en bonne voie, bien qu'il y rencontrât des difficultés qu'il n'avait point attendues.
Je ne fus pas fâchée d'apprendre que son procès était plus long qu'il n'avait pensé; car bien que je ne fusse nullement en condition de le prendre encore, n'ayant point la folie de vouloir l'épouser, tandis que j'étais grosse des œuvres d'un autre homme (ce que certaines femmes que je connais ont osé), cependant je n'avais pas d'intention de le perdre, et, en un mot, j'étais résolue à le prendre s'il continuait dans le même dessein, sitôt mes relevailles; car je voyais apparemment que je n'entendrais plus parler de mon autre mari; et comme il n'avait cessé de me presser de me remarier, m'ayant assuré qu'il n'y aurait nulle répugnance et que jamais il ne tenterait de réclamer ses droits, ainsi ne me faisais-je point scrupule de me résoudre, si je le pouvais, et mon autre ami restait fidèle à l'accord; et j'avais infiniment de raisons d'en être assurée, par les lettres qu'il m'écrivait, qui étaient les plus tendres et les plus obligeantes du monde.
Je commençais maintenant à m'arrondir, et les personnes chez qui je logeais m'en firent la remarque, et, autant que le permettait la civilité, me firent comprendre qu'il fallait songer à partir. Ceci me jeta dans une extrême perplexité, et je devins très mélancolique; car en vérité je ne savais quel parti prendre; j'avais de l'argent, mais point d'amis, et j'avais chances de me trouver sur les bras un enfant à garder, difficulté que je n'avais encore jamais rencontrée, ainsi que mon histoire jusqu'ici le fait paraître.
Dans le cours de cette affaire, je tombai très malade et ma mélancolie accrut réellement mon malaise; mon indisposition se trouva en fin de compte n'être qu'une fièvre, mais la vérité est que j'avais les appréhensions d'une fausse couche. Je ne devrais pas dire «les appréhensions», car j'aurais été trop heureuse d'accoucher avant terme, mais je n'aurais pu même entretenir la pensée de prendre quoi que ce fût pour y aider; j'abhorrais, dis-je, jusqu'à l'imagination d'une telle chose.
Cependant, la dame qui tenait la maison m'en parla et m'offrit d'envoyer une sage-femme; j'élevai d'abord quelques scrupules, mais après un peu de temps j'y consentis, mais lui dis que je ne connaissais point de sage-femme et que je lui abandonnais le soin de l'affaire.
Il paraît que la maîtresse de la maison n'était pas tant étrangère à des cas semblables au mien que je pensais d'abord qu'elle fût, comme on verra tout à l'heure; et elle fit venir une sage-femme de la bonne sorte, je veux dire de la bonne sorte pour moi.
Cette femme paraissait avoir quelque expérience dans son métier, j'entends de sage-femme, mais elle avait aussi une autre profession où elle était experte autant que femme du monde, sinon davantage. Mon hôtesse lui avait dit que j'étais fort mélancolique, et qu'elle pensait que cela m'eût fait du mal et une fois, devant moi, lui dit:
—Madame B..., je crois que l'indisposition de cette dame est de celles où vous vous entendez assez; je vous prie donc, si vous pouvez quelque chose pour elle, de n'y point manquer, car c'est une fort honnête personne. Et ainsi elle sortit de la chambre.
Vraiment je ne la comprenais pas; mais la bonne vieille mère se mit très sérieusement à m'expliquer ce qu'elle entendait, sitôt qu'elle fut partie:
—Madame, dit-elle, vous ne semblez pas comprendre ce qu'entend votre hôtesse, et quand vous serez au fait, vous n'aurez point besoin de le lui laisser voir. Elle entend que vous êtes en une condition qui peut vous rendre vos couches difficiles, et que vous ne désirez pas que cela soit publiquement connu; point n'est besoin d'en dire davantage, mais sachez que si vous jugez bon de me communiquer autant de votre secret qu'il est nécessaire (car je ne désire nullement me mêler dans ces affaires), je pourrais peut-être trouver moyen de vous aider, de vous tirer de peine, et de vous ôter toutes vos tristes pensées à ce sujet.
Chaque parole que prononçait cette créature m'était un cordial, et me soufflait jusqu'au cœur une vie nouvelle et un courage nouveau; mon sang commença de circuler aussitôt, et tout mon corps fut transformé; je me remis à manger, et bientôt j'allai mieux. Elle en dit encore bien davantage sur le même propos; et puis, m'ayant pressée de lui parler en toute franchise, et m'ayant promis le secret de la façon la plus solennelle, elle s'arrêta un peu, comme pour voir l'impression que j'avais reçue, et ce que j'allais dire.
Je sentais trop vivement le besoin que j'avais d'une telle femme pour ne point accepter son offre; je lui dis que ma position était en partie comme elle avait deviné, en partie différente, puisque j'étais réellement mariée et que j'avais un mari, quoiqu'il fût si éloigné dans ce moment qu'il ne pouvait paraître publiquement.
Elle m'arrêta tout court et me dit que ce n'était point son affaire. Toutes les dames qui se fiaient à ses soins étaient mariées pour elle; toute femme, dit-elle, qui se trouve grosse d'enfant, a un père pour l'enfant, et que ce père fût mari ou non, voilà qui n'était point du tout son affaire; son affaire était de me servir dans ma condition présente que j'eusse un mari ou non.
—Car, madame, dit-elle, avoir un mari qui ne peut paraître, c'est n'avoir point de mari; et par ainsi que vous soyez femme mariée ou maîtresse, cela m'est tout un.
Je vis bientôt que catin ou femme mariée, il fallait passer pour catin ici; de sorte que j'abandonnai ce point. Je lui dis qu'elle avait bien raison, mais que si je devais lui dire mon histoire, il fallait la lui dire telle qu'elle était. De sorte que je la racontais aussi brièvement que je le pus, et voici quelle fut ma conclusion.
—La raison, dis-je, pour laquelle, madame, je vous incommode de ces détails, n'est point tant, comme vous l'avez dit tout à l'heure, qu'ils touchent au propos de votre affaire; mais c'est à ce propos, à savoir que je ne me soucie point d'être vue ni cachée, mais la difficulté où je suis, c'est que je n'ai point de connaissances dans cette partie du pays.
—Je vous entends bien, madame, dit-elle, vous n'avez pas de répondant à nommer pour éviter les impertinences de la paroisse qui sont d'usage en telles occasions; et peut-être, dit-elle, que vous ne savez pas bien comment disposer de l'enfant quand il viendra.
—La fin, dis-je, ne m'inquiète pas tant que le commencement.
—Eh bien, madame, répond la sage-femme, oserez-vous vous confier à mes mains? Je demeure en tel endroit; bien que je ne m'informe pas de vous, vous pouvez vous enquérir de moi; mon nom est B...; je demeure dans telle rue (nommant la rue), à l'enseigne du Berceau; ma profession est celle de sage-femme et j'ai beaucoup de dames qui viennent faire leurs couches chez moi; j'ai donné caution à la paroisse en général pour les assurer contre toute enquête sur ce qui viendra au monde sous mon toit. Je n'ai qu'une question à vous adresser, madame, dit-elle, en toute cette affaire; et si vous y répondez, vous pouvez être entièrement tranquille sur le reste.
Je compris aussitôt où elle voulait en venir et lui dis:
—Madame, je crois vous entendre; Dieu merci, bien que je manque d'amis en cette partie du monde, je ne manque pas d'argent, autant qu'il peut être nécessaire, car je n'en ai point non plus d'abondance.
J'ajoutai ces mots parce que je ne voulais pas la mettre dans l'attente de grandes choses.
—Eh bien madame, dit-elle, c'est la chose en effet, sans quoi il n'est point possible de rien faire en de tels cas; et pourtant, dit-elle, vous allez voir que je ne vais pas vous voler, ni vous mettre, dans l'embarras, et je veux que vous sachiez tout d'avance, afin que vous vous accommodiez à l'occasion et que vous fassiez de la dépense ou que vous alliez à l'économie, suivant que vous jugerez.
Je lui dis qu'elle semblait si parfaitement entendre ma condition, que je n'avais rien d'autre à lui demander que ceci: puisque j'avais d'argent assez, mais point en grande quantité, qu'elle voulût bien tout disposer pour que je fusse entretenue le moins copieusement qu'il se pourrait.
Elle répondit qu'elle apporterait un compte des dépenses en deux ou trois formes, et que je choisirais ainsi qu'il me plairait, et je la priai de faire ainsi.
Le lendemain elle l'apporta, et la copie de ses trois billets était comme suit:
1. Pour trois mois de logement dans sa maison, nourriture comprise, à dix shillings par semaine: 6£ 0 s.
2. Pour une nourrice pendant un mois et linge de couches: 1£ 10 s.
3. Pour un ministre afin de baptiser l'enfant, deux personnes pour le tenir sur les fonts, et un clerc: 1£ 10 s.
4. Pour un souper de baptême (en comptant cinq invités): 1£ 0 s.
Pour ses honoraires de sage-femme et les arrangements avec la paroisse: 3£ 3 s.
À la fille pour le service: 0£ 10 s.
—————
13£ 13 s.
Ceci était le premier billet; le second était dans les mêmes termes.
1. Pour trois mois de logement et nourriture, etc., à vingt shillings par semaine: 12£ 0 s.
2. Pour une nourrice pendant un mois, linge et dentelles: 2£ 10 s.
3. Pour le ministre afin de baptiser l'enfant, etc., comme ci-dessus: 2£ 0 s.
4. Pour un souper, bonbons, sucreries, etc.: 3£ 3 s.
5. Pour ses honoraires, comme ci-dessus: 5£ 5 s.
6. Pour une fille de service: 1£ 0 s.
—————
25£ 13 s.
Ceci était le billet de seconde classe; la troisième, dit-elle, était d'un degré au-dessus, pour le cas où le père ou les amis paraissaient.
1. Pour trois mois de logement et nourriture avec un appartement de deux pièces et un galetas pour une servante: 30£ 0 s.
2. Pour une nourrice pendant un mois et très beau linge de couches: 4£ 4 s.
3. Pour le ministre afin de baptiser l'enfant, etc.: 2£ 10 s.
4. Pour un souper, le sommelier pour servir le vin: 5£ 0 s.
5. Pour ses honoraires, etc.: 10£ 10 s.
6. La fille de service, outre la servante ordinaire, seulement: 0£ 10 s.
—————
52£ 14 s.
Je regardai les trois billets et souris et lui dis que je la trouvais fort raisonnable dans ses demandes, tout considéré, et que je ne doutais point que ses commodités ne fussent excellentes.
Elle me dit que j'en serais juge quand je les verrais: je lui dis que j'étais affligée de lui dire que je craignais d'être obligée à paraître sa cliente au plus bas compte.
—Et peut-être, madame, lui dis-je, m'en traiterez-vous moins bien?
—Non, point du tout, dit-elle, car où j'en ai une de la troisième classe, j'en ai deux de la seconde et quatre de la première, et je gagne autant en proportion sur les unes que sur les autres; mais si vous doutez de mes soins, j'autoriserai l'ami que vous voudrez à examiner si vous êtes bien entretenue ou mal.
Puis elle expliqua les détails de la note.
—Et d'abord, madame, dit-elle, je voudrais vous faire observer que vous avez là une pension de trois mois à dix shillings seulement par semaine; je me fais forte de dire que vous ne vous plaindrez pas de ma table; je suppose, dit-elle, que vous ne vivez pas à meilleur marché là ou vous êtes maintenant.
—Non vraiment, dis-je, ni même à si bon compte, car je donne six shillings par semaine pour ma chambre et je me nourris moi-même, ce qui me revient bien plus cher.
—Et puis, madame, dit-elle, si l'enfant ne doit pas vivre, comme il arrive parfois, voilà le prix du ministre économisé; et si vous n'avez point d'amis à inviter, vous pouvez éviter la dépense d'un souper; de sorte que si vous ôtez ces articles, madame, dit-elle, vos couches ne vous reviendront pas à plus de 5£ 3 shillings de plus que ce que vous coûte votre train de vie ordinaire.
C'était la chose la plus raisonnable que j'eusse entendue; si bien que je souris et lui dis que je viendrais et que je serais sa cliente; mais je lui dis aussi que, n'attendant rien avant deux mois et davantage, je pourrais être forcée de rester avec elle plus de trois mois, et que je désirais savoir si elle ne serait pas obligée de me prier de m'en aller avant que je fusse en condition de partir.—Non, dit-elle, sa maison était grande; et d'ailleurs elle ne mettait jamais en demeure de partir une dame qui venait de faire ses couches, jusqu'à ce qu'elle s'en allât de son plein gré; et que si on lui amenait plus de dames qu'elle n'en pouvait loger, elle n'était pas si mal vue parmi ses voisins qu'elle ne pût trouver dispositions pour vingt, s'il le fallait.
Je trouvai que c'était une dame éminente à sa façon, et en somme je m'accordai à me remettre entre ses mains; elle parla alors d'autres choses, examina l'installation où j'étais, fit ses critiques sur le mauvais service et le manque de commodité, et me promit que je ne serais point ainsi traitée dans sa maison. Je lui avouai que je n'osais rien dire, à cause que la femme de la maison avait un air étrange, ou du moins qu'elle me paraissait ainsi, depuis que j'avais été malade, parce que j'étais grosse; et que je craignais qu'elle me fit quelque affront ou autre, supposant que je ne pourrais donner qu'un rapport médiocre sur ma personne.
—Oh Dieu! dit-elle, cette grande dame n'est point étrangère à ces choses; elle a essayé d'entretenir des dames qui étaient en votre condition, mais elle n'a pu s'assurer de la paroisse; et, d'ailleurs, une dame fort prude, ainsi que vous l'avez très bien vu; toutefois, puisque vous partez, n'engagez point de discussion avec elle; mais je vais veiller à ce que vous soyez un peu mieux soignée pendant que vous êtes encore ici, et il ne vous en coûtera pas davantage.
Je ne la compris pas; pourtant je la remerciai et nous nous séparâmes. Le matin suivant, elle m'envoya un poulet rôti et chaud et une bouteille de sherry, et ordonna à la servante de me prévenir qu'elle restait à mon service tous les jours tant que je resterais là.
Voilà qui était aimable et prévenant à l'excès, et j'acceptai bien volontiers: le soir, elle envoya de nouveau demander si j'avais besoin de rien et pour ordonner à la fille de venir la trouver le matin pour le dîner; la fille avait des ordres pour me faire du chocolat le matin, avant de partir, et à midi elle m'apporta un ris de veau tout entier, et un plat de potage pour mon dîner; et de cette façon elle me soignait à distance; si bien que je fus infiniment charmée et que je guéris rapidement; car en vérité c'étaient mes humeurs noires d'auparavant qui avaient été la partie principale de ma maladie.
Je m'attendais, comme est l'usage d'ordinaire parmi de telles gens, que la servante qu'elle m'envoya se trouverait être quelque effrontée créature sortie de Drury-Lane, et j'en étais assez tourmentée; de sorte que je ne voulus pas la laisser coucher dans la maison la première nuit, mais que je gardais les yeux attachés sur elle aussi étroitement que si elle eût été une voleuse publique.
L'honnête dame devina bientôt ce qu'il en était, et la renvoya avec un petit billet où elle me disait que je pouvais me fier à la probité de sa servante, qu'elle se tiendrait responsable de tout, et qu'elle ne prenait jamais de domestiques sans avoir d'excellentes cautions. Je fus alors parfaitement rassurée et en vérité, la conduite de cette servante parlait pour elle, car jamais fille plus retenue, sobre et tranquille n'entra dans la famille de quiconque, et ainsi je la trouverai plus tard.
Aussitôt que je fus assez bien portante pour sortir, j'allai avec la fille voir la maison et voir l'appartement qu'on devait me donner; et tout était si joli et si net qu'en somme je n'eus rien à dire, mais fus merveilleusement charmée de ce que j'avais rencontré, qui, considérant la mélancolique condition où je me trouvais, était bien au delà de ce que j'avais espéré.
On pourrait attendre que je donnasse quelque compte de la nature des méchantes actions de cette femme, entre les mains de qui j'étais maintenant tombée; mais ce serait trop d'encouragement au vice que de faire voir au monde, comme il était facile à une femme de se débarrasser là du faix d'un enfant clandestin. Cette grave matrone avait plusieurs sortes de procédés; et l'un d'entre eux était que si un enfant naissait quoique non dans sa maison (car elle avait l'occasion d'être appelée à maintes besognes privées), elle avait des gens toujours prêts, qui, pour une pièce d'argent, leur ôtaient l'enfant de dessus les bras, et de dessus les bras de la paroisse aussi; et ces enfants, comme elle disait, étaient fort honnêtement pourvus; ce qu'ils devenaient tous, regardant qu'il y en avait tant, par le récit qu'elle en faisait, je ne puis le concevoir.
Je tins bien souvent avec elle des discours sur ce sujet; mais elle était pleine de cet argument qu'elle sauvait la vie de maint agneau innocent, comme elle les appelait, qui aurait peut-être été assassiné, et de mainte femme qui, rendue désespérée par le malheur, aurait autrement été tentée de détruire ses enfants. Je lui accordai que c'était la vérité, et une chose bien recommandable, pourvu que les pauvres enfants tombassent ensuite dans de bonnes mains, et ne fussent pas maltraités et abandonnés par les nourrices. Elle me répondit qu'elle avait toujours grand soin de cet article-là, et qu'elle n'avait point de nourrices dans son affaire qui ne fussent très bonnes personnes, et telles qu'on pouvait y avoir confiance.
Je ne pus rien dire sur le contraire, et fus donc obligée de dire:
—Madame, je ne doute point que vous n'agissiez parfaitement sur votre part; mais la principale question est ce que font ces gens.
Et de nouveau elle me ferma la bouche en répondant qu'elle en prenait le soin le plus exact.
La seule chose que je trouvai dans toute sa conversation sur ces sujets qui me donnât quelque déplaisir fut qu'une fois où elle me parlait de mon état bien avancé de grossesse, elle dit quelques paroles qui semblaient signifier qu'elle pourrait me débarrasser plus tôt si j'en avais envie, et me donner quelque chose pour cela, si j'avais le désir de mettre ainsi fin à mes tourments; mais je lui fis voir bientôt que j'en abhorrais jusqu'à l'idée; et pour lui rendre justice elle s'y prit si adroitement que je ne puis dire si elle l'entendait réellement ou si elle ne fit mention de cette pratique que comme une horrible chose; car elle glissa si bien ses paroles et comprit si vite ce que je voulais dire, qu'elle avait pris la négative avant que je pusse m'expliquer.
Pour abréger autant que possible cette partie, je quittai mon logement de Saint-Jones et j'allai chez ma nouvelle gouvernante (car c'est ainsi qu'on la nommait dans la maison), et là, en vérité, je fus traitée avec tant de courtoisie, soignée avec tant d'attention, tout me parut si bien, que j'en fus surprise et ne pus voir d'abord quel avantage en tirait ma gouvernante: mais je découvris ensuite qu'elle faisait profession de ne tirer aucun profit de la nourriture des pensionnaires, et qu'en vérité elle ne pouvait y gagner beaucoup, mais que son profit était dans les autres articles de son entretien; et elle gagnait assez en cette façon, je vous assure; car il est à peine croyable quelle clientèle elle avait, autant en ville que chez elle, et toutefois le tout à compte privé, ou en bon français à compte de débauche.
Pendant que j'étais dans sa maison, qui fut près de quatre mois, elle n'eut pas moins de douze dames galantes au lit chez elle, et je crois qu'elle en avait trente-deux ou environ sous son gouvernement en ville, dont l'une logeait chez mon ancienne hôtesse de Saint-Jones, malgré toute la pruderie que celle-ci avait affectée avec moi.
Tandis que j'étais là, et avant de prendre le lit, je reçus de mon homme de confiance à la Banque une lettre pleine de choses tendres et obligeantes, où il me pressait sérieusement de retourner à Londres. La lettre datait presque de quinze jours quand elle me parvint parce qu'elle avait été d'abord envoyée dans le Lancashire d'où elle m'avait suivie; il terminait en me disant qu'il avait obtenu un arrêt contre sa femme et qu'il était prêt à tenir son engagement avec moi, si je voulais l'accepter, ajoutant un grand nombre de protestations de tendresse et d'affection, telles qu'il aurait été bien loin d'offrir s'il avait connu les circonstances où j'avais été, et que, tel qu'il en était, j'avais été bien loin de mériter.
J'envoyai une réponse à cette lettre et la datai de Liverpool, mais l'envoyai par un courrier, sous couleur qu'elle était arrivée dans un pli adressé à un ami en ville. Je le félicitai de sa délivrance, mais j'élevai des scrupules sur la validité légale d'un second mariage, et lui dis que je supposais qu'il considérerait bien sérieusement ce point avant de s'y résoudre, la conséquence étant trop grande à un homme de son jugement pour qu'il s'y aventurât imprudemment, et terminai en lui souhaitant du bonheur quelle que fût sa décision, sans rien lui laisser savoir de mes propres intentions ou lui répondre sur sa proposition de mon retour à Londres, mais je fis vaguement allusion à l'idée que j'avais de revenir vers la fin de l'année, ceci étant daté d'avril.
Je pris le lit vers la mi-mai, et j'eus un autre beau garçon, et moi-même en bonne condition comme d'ordinaire en telles occasions; ma gouvernante joua son rôle de sage-femme avec le plus grand art et toute l'adresse qu'on peut s'imaginer, et bien au delà de tout ce que j'avais jamais connu auparavant.
Les soins qu'elle eut de moi pendant mon travail et après mes couches furent tels, que si elle eût été ma propre mère, ils n'eussent pu être meilleurs. Que nulle ne se laisse encourager dans une vie déréglée par la conduite de cette adroite dame, car elle est maintenant en sa bonne demeure et n'a rien laissé derrière elle pour indiquer le chemin.
Je crois que j'étais au lit depuis vingt jours quand je reçus une autre lettre de mon ami de la Banque, avec la surprenante nouvelle qu'il avait obtenu une sentence finale de divorce contre sa femme, qu'il lui avait fait signifier tel jour, et qu'il avait à me donner une réponse à tous mes scrupules au sujet d'un second mariage, telle que je ne pouvais l'attendre et qu'il n'en avait aucun désir; car sa femme, qui avait été prise auparavant de quelques remords pour le traitement qu'elle lui avait fait subir, sitôt qu'elle avait appris qu'il avait gagné son point, s'était bien misérablement ôté la vie le soir même.
Il s'exprimait fort honnêtement sur la part qu'il pouvait avoir dans son désastre, mais s'éclaircissait d'y avoir prêté la main, affirmant qu'il n'avait fait que se rendre justice en un cas où il avait été notoirement insulté et bafoué; toutefois il disait en être fort affligé, et qu'il ne lui restait de vue de satisfaction au monde que dans l'espoir où il était que je voudrais bien venir le réconforter par ma compagnie; et puis il me pressait très violemment en vérité, de lui donner quelques espérances, et me suppliait de venir au moins en ville, et de souffrir qu'il me vît, à quelle occasion il me parlerait plus longuement sur ce sujet.
Je fus extrêmement surprise par cette nouvelle, et commençai maintenant sérieusement de réfléchir sur ma condition et sur l'inexprimable malheur qui m'arrivait d'avoir un enfant sur les bras, et je ne savais qu'en faire. Enfin, je fis une allusion lointaine à mon cas devant ma gouvernante. Je parus mélancolique pendant plusieurs jours, et elle m'attaquait sans cesse pour apprendre ce qui m'attristait; je ne pouvais pour ma vie lui dire que j'avais une proposition de mariage après lui avoir si souvent répété que j'avais un mari, de sorte que vraiment je ne savais quoi lui dire; j'avouai qu'il y avait une chose qui me tourmentait beaucoup, mais en même temps je lui dis que je ne pouvais en parler à personne au monde.
Elle continua de m'importuner pendant plusieurs jours, mais il m'était impossible, lui dis-je, de confier mon secret à quiconque. Ceci, au lieu de lui servir de réponse, accrut ses importunités; elle allégua qu'on lui avait confié les plus grands secrets de cette nature, qu'il était de son intérêt de tout dissimuler, et que de découvrir des choses de cette nature serait sa ruine; elle me demanda si jamais je l'avais surprise à babiller sur les affaires d'autrui, et comment il se faisait que j'eusse du soupçon à son égard. Elle me dit que s'ouvrir à elle, c'était ne dire mon secret à personne; qu'elle était muette comme la mort, et qu'il faudrait sans doute que ce fut un cas bien étrange, pour qu'elle ne put m'y porter secours; mais que de le dissimuler était me priver de toute aide possible ou moyen d'aide, et tout ensemble la priver de l'opportunité de me servir. Bref, son éloquence fut si ensorcelante et son pouvoir de persuasion si grand qu'il n'y eut moyen de rien lui cacher.
Si bien que je résolus de lui ouvrir mon cœur; je lui dis l'histoire de mon mariage du Lancashire, et comment nous avions été déçus tous deux; comment nous nous étions rencontrés et comment nous nous étions séparés; comment il m'avait affranchie, autant qu'il avait été en son pouvoir, et m'avait donné pleine liberté de me remarier, jurant que s'il l'apprenait, jamais il ne me réclamerait, ne me troublerait ou me ferait reconnaître; que je croyais bien être libre, mais que j'avais affreusement peur de m'aventurer, de crainte des conséquences qui pourraient suivre en cas de découverte.
Puis je lui dis la bonne offre qu'on me faisait, lui montrai les lettres de mon ami où il m'invitait à Londres et avec quelle affection elles étaient écrites; mais j'effaçai son nom, et aussi l'histoire du désastre de sa femme, sauf la ligne où il disait qu'elle était morte.
Elle se mit à rire de mes scrupules pour me marier, et me dit que l'autre n'était point un mariage, mais une duperie sur les deux parts; et qu'ainsi que nous nous étions séparés de consentement mutuel, la nature du contrat était détruite, et que nous étions dégagés de toute obligation réciproque; elle tenait tous ces arguments au bout de sa langue, et, en somme, elle me raisonna hors de ma raison; non que ce ne fût aussi par l'aide de ma propre inclination.
Mais alors vint la grande et principale difficulté, qui était l'enfant. Il fallait, me dit-elle, s'en débarrasser, et de façon telle qu'il ne fût jamais possible à quiconque de le découvrir. Je savais bien qu'il n'y avait point de mariage pour moi si je ne dissimulais pas que j'avais eu un enfant, car il aurait bientôt découvert par l'âge du petit qu'il était né, bien plus, qu'il avait été fait depuis mes relations avec lui, et toute l'affaire eût été détruite.
Mais j'avais le cœur serré avec tant de force à la pensée de me séparer entièrement de l'enfant, et, autant que je pouvais le savoir, de le laisser assassiner ou de l'abandonner à la faim et aux mauvais traitements, ce qui était presque la même chose, que je n'y pouvais songer sans horreur.
Toutes ces choses se représentaient à ma vue sous la forme la plus noire et la plus terrible; et comme j'étais très libre avec ma gouvernante que j'avais maintenant appris à appeler mère, je lui représentai toutes les sombres pensées qui me venaient là-dessus, et lui dis dans quelle détresse j'étais. Elle parut prendre un air beaucoup plus grave à ces paroles qu'aux autres; mais ainsi qu'elle était endurcie à ces choses au delà de toute possibilité d'être touchée par le sentiment religieux et les scrupules du meurtre, ainsi était-elle également impénétrable à tout ce qui se rapportait à l'affection. Elle me demanda si elle ne m'avait pas soignée et caressée pendant mes couches comme si j'eusse été son propre enfant. Je lui dis que je devais avouer que oui.
—Eh bien, ma chère, dit-elle, et quand vous serez partie, que serez-vous pour moi? Et que pourrait-il me faire d'apprendre que vous allez être pendue? Pensez-vous qu'il n'y a pas des femmes qui parce que c'est leur métier et leur gagne-pain, mettent leur point d'honneur à avoir soin des enfants autant que si elles étaient leurs propres mères? Allez, allez, mon enfant, dit-elle, ne craignez rien. Comment avons-nous été nourries nous-mêmes? Êtes-vous bien sûre d'avoir été nourrie par votre propre mère? et pourtant voilà de la chair potelée et blonde, mon enfant, dit la vieille mégère, en me passant la main sur les joues. N'ayez pas peur, mon enfant, dit-elle, en continuant sur son ton enjoué; je n'ai point d'assassins à mes ordres; j'emploie les meilleures nourrices qui se puissent trouver et j'ai aussi peu d'enfants qui périssent en leurs mains, que s'ils étaient nourris par leurs mères; nous ne manquons ni de soin ni d'adresse.
Elle me toucha au vif quand elle me demanda si j'étais sûre d'avoir été nourrie par ma propre mère; au contraire, j'étais sûre qu'il n'en avait pas été ainsi; et je tremblai et je devins pâle sur le mot même. «Sûrement, me dis-je, cette créature ne peut être sorcière, et avoir tenu conversation avec un esprit qui pût l'informer de ce que j'étais avant que je fusse capable de le savoir moi-même.» Et je la regardai pleine d'effroi. Mais réfléchissant qu'il n'était pas possible qu'elle sût rien sur moi, mon impression passa, et je commençai de me rassurer mais ce ne fut pas sur-le-champ.
Elle s'aperçut du désordre où j'étais, mais n'en comprit pas la signification; de sorte qu'elle se lança dans d'extravagants discours sur la faiblesse que je montrais en supposant qu'on assassinait tous les enfants qui n'étaient pas nourris par leur mère, et pour me persuader que les enfants qu'elle mettait à l'écart étaient aussi bien traités que si leur mère elle-même leur eût servi de nourrice.
—Il se peut, ma mère, lui dis-je, pour autant que je sache, mais mes doutes sont bien fortement enracinés.
—Eh bien donc, dit-elle, je voudrais en entendre quelques-uns.
—Alors, dis-je, d'abord: vous donnez à ces gens une pièce d'argent pour ôter l'enfant de dessus les bras des parents et pour en prendre soin tant qu'il vivra. Or, nous savons, ma mère, dis-je, que ce sont de pauvres gens et que leur gain consiste à être quittes de leur charge le plus tôt qu'ils peuvent. Comment pourrais-je douter que, puisqu'il vaut mieux pour eux que l'enfant meure, ils n'ont pas un soin par trop minutieux de son existence?
—Tout cela n'est que vapeurs et fantaisie, dit-elle. Je vous dis que leur crédit est fondé sur la vie de l'enfant, et qu'ils en ont aussi grand soin qu'aucune mère parmi vous toutes.
—Oh! ma mère, dis-je, si j'étais seulement sûre que mon petit bébé sera bien soigné, et qu'on ne le maltraitera pas, je serais heureuse! Mais il est impossible que je sois satisfaite sur ce point à moins de le voir de mes yeux; et le voir serait en ma condition ma perte et ma ruine; si bien que je ne sais comment faire.
—Belle histoire que voilà! dit la gouvernante. Vous voudriez voir l'enfant et ne pas le voir; vous voudriez vous cacher et vous découvrir tout ensemble; ce sont là des choses impossibles, ma chère, et il faut vous décider à faire tout justement comme d'autres mères consciencieuses l'ont fait avant vous et vous contenter des choses telles qu'elles doivent être, quand bien même vous les souhaiteriez différentes.
Je compris ce qu'elle voulait dire par «mères consciencieuses»; elle aurait voulu dire «consciencieuses catins», mais elle ne désirait pas me désobliger, car en vérité, dans ce cas, je n'étais point une catin, étant légalement mariée, sauf toutefois la force de mon mariage antérieur. Cependant, que je fusse ce qu'on voudra, je n'en étais pas venue à cette extrémité d'endurcissement commune à la profession: je veux dire à être dénaturée et n'avoir aucun souci du salut de mon enfant, et je préservai si longtemps cette honnête affection que je fus sur le point de renoncer à mon ami de la Banque, qui m'avait si fortement pressée de revenir et de l'épouser qu'il y avait à peine possibilité de le refuser.
Enfin ma vieille gouvernante vint à moi, avec son assurance usuelle.
—Allons, ma chère, dit-elle, j'ai trouvé un moyen pour que vous soyez assurée que votre enfant sera bien traité, et pourtant les gens qui en auront charge ne vous connaîtront jamais.
—Oh! ma mère, dis-je, si vous pouvez y parvenir, je serai liée à vous pour toujours.
—Eh bien, dit-elle, vous accorderez-vous à faire quelque petite dépense annuelle plus forte que la somme que nous donnons d'ordinaire aux personnes avec qui nous nous entendons?
—Oui, oui, dis-je, de tout mon cœur, pourvu que je puisse rester inconnue.
—Pour cela, dit-elle, vous pouvez être tranquille; car jamais la nourrice n'osera s'enquérir de vous et une ou deux fois par an vous viendrez avec moi voir votre enfant et la façon dont il est traité, et vous vous satisferez sur ce qu'il est en bonnes mains, personne ne sachant qui vous êtes.
—Mais, lui dis-je, croyez-vous que lorsque je viendrai voir mon enfant il me sera possible de cacher que je sois sa mère? Croyez-vous que c'est une chose possible?
—Eh bien, dit-elle, même si vous le découvrez, la nourrice n'en saura pas plus long; on lui défendra de rien remarquer; et si elle s'y hasarde elle perdra l'argent que vous êtes supposée devoir lui donner et on lui ôtera l'enfant.
Je fus charmée de tout ceci: de sorte que la semaine suivante on amena une femme de la campagne, de Hertford ou des environs, qui s'accordait à ôter l'enfant entièrement de dessus nos bras pour 10£ d'argent; mais si je lui donnais de plus 5£ par an, elle s'engageait à amener l'enfant à la maison de ma gouvernante aussi souvent que nous désirions, ou bien nous irions nous-mêmes le voir et nous assurer de la bonne manière dont elle le traiterait.
La femme était d'apparence saine et engageante; elle était mariée à un manant, mais elle avait de très bons vêtements, portait du linge, et tout sur elle était fort propre; et, le cœur lourd, après beaucoup de larmes, je lui laissai prendre mon enfant. Je m'étais rendue à Hertford pour la voir, et son logement, qui me plut assez; et je lui promis des merveilles si elle voulait être bonne pour l'enfant; de sorte que dès les premiers mots elle sut que j'étais la mère de l'enfant: mais elle semblait être si fort à l'écart, et hors d'état de s'enquérir de moi, que je crus être assez en sûreté, de sorte qu'en somme, je consentis à lui laisser l'enfant, et je lui donnai 10£, c'est-à-dire que je les donnai à ma gouvernante qui les donna à la pauvre femme en ma présence, elle s'engageant à ne jamais me rendre l'enfant ou réclamer rien de plus pour l'avoir nourri et élevé; sinon que je lui promettais, si elle en prenait grand soin, de lui donner quelque chose de plus aussi souvent que je viendrais la voir. De sorte que je ne fus pas contrainte de payer les 5£, sauf que j'avais promis à ma gouvernante de le faire. Et ainsi je fus délivrée de mon grand tourment en une manière qui, bien qu'elle ne me satisfît point du tout l'esprit, pourtant m'était la plus commode, dans l'état où mes affaires étaient alors, entre toutes celles où j'eusse pu songer.
Je commençai alors d'écrire à mon ami de la Banque dans un style plus tendre: et, en particulier, vers le commencement du mois de juillet. Je lui envoyai une lettre que j'espérais qu'il serait en ville à quelque moment du mois d'août; il me retourna une réponse conçue dans les termes les plus passionnés qui se puissent imaginer, et me supplia de lui faire savoir mon arrivée à temps pour qu'il pût venir à ma rencontre à deux journées de distance. Ceci me jeta dans un cruel embarras, et je ne savais comment y répondre. À un moment, j'étais résolue à prendre le coche pour West-Chester, à seule fin d'avoir la satisfaction de revenir, pour qu'il put me voir vraiment arriver dans le même coche; car j'entretenais le soupçon jaloux, quoique je n'y eusse aucun fondement, qu'il pensât que je n'étais pas vraiment à la campagne.
J'essayai de chasser cette idée de ma raison, mais ce fut en vain: l'impression était si forte dans mon esprit, qu'il m'était impossible d'y résister. Enfin, il me vint à la pensée, comme addition à mon nouveau dessein, de partir pour la campagne, que ce serait un excellent masque pour ma vieille gouvernante, et qui couvrirait entièrement toutes mes autres affaires, car elle ne savait pas le moins du monde si mon nouvel amant vivait à Londres ou dans le Lancashire: et quand je lui dis ma résolution, elle fut pleinement persuadée que c'était dans le Lancashire.
Ayant pris mes mesures pour ce voyage, je le lui fis savoir, et j'envoyai la servante qui m'avait soignée depuis les premiers jours pour retenir une place pour moi dans le coche: elle aurait voulu que je me fisse accompagner par cette jeune fille jusqu'au dernier relais en la renvoyant dans la voiture, mais je lui en montrai l'incommodité. Quand je la quittai, elle me dit qu'elle ne ferait aucune convention pour notre correspondance, persuadée qu'elle était que mon affection pour mon enfant m'obligerait à lui écrire et même à venir la voir quand je rentrerais en ville. Je lui assurai qu'elle ne se trompait pas, et ainsi je pris congé, ravie d'être libérée et de sortir d'une telle maison, quelque plaisantes qu'y eussent été mes commodités.
Je pris ma place dans le coche, mais ne la gardai pas jusqu'à destination; mais je descendis en un endroit du nom de Stone, dans le Cheshire, où non seulement je n'avais aucune manière d'affaire, mais pas la moindre connaissance avec qui que ce fût en ville; mais je savais qu'avec de l'argent dans sa poche on est chez soi partout; de sorte que je logeai là deux ou trois jours; jusqu'à ce que, guettant une occasion, je trouvai place dans un autre coche, et pris un retour pour Londres, envoyant une lettre à mon monsieur, où je lui fixais que je serais tel et tel jour à Stony Stratford, où le cocher me dit qu'il devait loger.
Il se trouva que j'avais pris un carrosse irrégulier, qui, ayant été loué pour transporter à West-Chester certains messieurs en partance pour l'Irlande, était maintenant sur sa route de retour, et ne s'attachait point strictement à l'heure et aux lieux, ainsi que le faisait le coche ordinaire; de sorte qu'ayant été forcé de s'arrêter le dimanche, il y avait eu le temps de se préparer à venir, et qu'autrement il n'eût pu faire.
Il fut pris de si court qu'il ne put atteindre Stony Stratford assez à temps pour être avec moi la nuit, mais il me joignit à un endroit nommé Brickhill le matin suivant, juste comme nous entrions en ville.
Je confesse que je fus bien joyeuse de le voir, car je m'étais trouvée un peu désappointée à la nuit passée. Il me charma doublement aussi par la figure avec laquelle il parut, car il arrivait dans un splendide carrosse (de gentilhomme) à quatre chevaux, avec un laquais.
Il me fit sortir tout aussitôt du coche qui s'arrêta à une hôtellerie de Brickhill et, descendant à la même hôtellerie, il fit dételer son carrosse et commanda le dîner. Je lui demandai dans quelle intention il était, car je voulais pousser plus avant le voyage; il dit que non, que j'avais besoin d'un peu de repos en route, et que c'était là une maison de fort bonne espèce, quoique la ville fût bien petite; de sorte que nous n'irions pas plus loin cette nuit, quoi qu'il en advînt.
Je n'insistai pas beaucoup, car puisqu'il était venu si loin pour me rencontrer et s'était mis en si grands frais, il n'était que raisonnable de l'obliger un peu, moi aussi; de sorte que je cédai facilement sur ce point.
Après dîner, nous allâmes visiter la ville, l'église et voir les champs et la campagne, ainsi que les étrangers ont coutume de faire; et notre hôte nous servit de guide pour nous conduire à l'église. J'observai que mon monsieur s'informait assez du ministre, et j'eus vent aussitôt qu'il allait proposer de nous marier; et il s'ensuivit bientôt qu'en somme je ne le refuserais pas; car, pour parler net, en mon état, je n'étais point en condition maintenant de dire «non»; je n'avais plus de raison maintenant d'aller courir de tels risques.
Mais tandis que ces pensées me tournaient dans la tête, ce qui ne fut que l'affaire de peu d'instants, j'observai que mon hôte le prenait à part et lui parlait à voix basse, quoique non si basse que je ne pusse entendre ces mots: «Monsieur, si vous devez avoir occasion...»Le reste, je ne pus l'entendre, mais il semble que ce fût à ce propos: Monsieur, si vous devez avoir occasion d'employer un ministre, j'ai un ami tout près qui vous servira et qui sera aussi secret qu'il pourra vous plaire.»
Mon monsieur répondit assez haut pour que je l'entendisse:
—Fort bien, je crois que je l'emploierai.
À peine fus-je revenue à l'hôtellerie qu'il m'assaillit de paroles irrésistibles, m'assurant que puisqu'il avait eu la bonne fortune de me rencontrer et que tout s'accordait, ce serait hâter sa félicité que de mettre fin à la chose sur-le-champ.
—Quoi, que voulez-vous dire? m'écriai-je en rougissant un peu. Quoi, dans une auberge, et sur la grand'route? Dieu nous bénisse, dis-je, comment pouvez-vous parler ainsi?
—Oh! dit-il, je puis fort bien parler ainsi; je suis venu à seule fin de parler ainsi et je vais vous faire voir que c'est vrai.
Et là-dessus il tire un gros paquet de paperasses.
—Vous m'effrayez, dis-je; qu'est-ce que tout ceci?
—Ne vous effrayez pas, mon cœur, dit-il, et me baisa. C'était la première fois qu'il prenait la liberté de m'appeler «son cœur». Puis il le répéta: «Ne vous effrayez pas, vous allez voir ce que c'est.» Puis il étala tous ces papiers.
Il y avait d'abord l'acte ou arrêt de divorce d'avec sa femme et les pleins témoignages sur son inconduite; puis il y avait les certificats du ministre et des marguilliers de la paroisse où elle vivait, prouvant qu'elle était enterrée, et attestant la manière de sa mort; la copie de l'ordonnance de l'officier de la Couronne par laquelle il assemblait des jurés afin d'examiner son cas, et le verdict du jury qui avait été rendu en ces termes: Non compos mentis. Tout cela était pour me donner satisfaction, quoique, soit dit en passant je ne fusse point si scrupuleuse, s'il avait tout su, que de refuser de le prendre à défaut de ces preuves. Cependant je regardai tout du mieux que je pus, et lui dis que tout cela était très clair vraiment, mais qu'il n'eût point eu besoin de l'apporter avec lui, car il y avait assez le temps. Oui, sans doute, dit-il, peut-être qu'il y avait assez longtemps pour moi; mais qu'aucun temps que le temps présent n'était assez le temps pour lui.
Il y avait d'autres papiers roulés, et je lui demandai ce que c'était.
—Et voilà justement, dit-il, la question que je voulais que vous me fissiez.
Et il tire un petit écrin de chagrin et en sort une très belle bague de diamant qu'il me donne. Je n'aurais pu la refuser, si j'avais eu envie de le faire, car il la passa à mon doigt; de sorte que je ne fis que lui tirer une révérence. Puis il sort une autre bague:
—Et celle-ci, dit-il, est pour une autre occasion, et la met dans sa poche.
—Mais laissez-la-moi voir tout de même, dis-je, et je souris; je devine bien ce que c'est; je pense que vous soyez fou.
—J'aurais été bien fou, dit-il, si j'en avais fait moins. Et cependant il ne me la montra pas et j'avais grande envie de la voir; de sorte que je dis:
—Mais enfin, laissez-la-moi voir.
—Arrêtez, dit-il, et regardez ici d'abord. Puis il reprit le rouleau et se mit à lire, et voici que c'était notre licence de mariage.
—Mais, dis-je, êtes-vous insensé? Vous étiez pleinement assuré, certes, que je céderais au premier mot, ou bien résolu à ne point accepter de refus!
—La dernière chose que vous dites est bien le cas, répondit-il.
—Mais vous pouvez vous tromper, dis-je.
—Non, non, dit-il, il ne faut pas que je sois refusé, je ne puis pas être refusé.
Et là-dessus il se mit à me baiser avec tant de violence que je ne pus me dépêtrer de lui.
Il y avait un lit dans la chambre, et nous marchions de long en large, tout pleins de notre discours. Enfin il me prend par surprise dans ses bras, et me jeta sur le lit, et lui avec moi, et me tenant encore serrée dans ses bras, mais sans tenter la moindre indécence, me supplia de consentir avec des prières et des arguments tant répétés, protestant de son affection, et jurant qu'il ne me lâcherait pas que je ne lui eusse promis, qu'enfin je lui dis:
—Mais je crois, en vérité, que vous êtes résolu à ne pas être refusé.
—Non, non, dit-il; il ne faut pas que je sois refusé; je ne veux pas être refusé; je ne peux pas être refusé.
—Bon, bon, lui dis-je, en lui donnant un léger baiser: alors on ne vous refusera pas; laissez-moi me lever.
Il fut si transporté par mon consentement et par la tendre façon en laquelle je m'y laissai aller, que je pensai du coup qu'il le prenait pour le mariage même, et qu'il n'allait point attendre les formalités. Mais je lui faisais tort; car il me prit par la main, me leva, et puis me donnant deux ou trois baisers, me remercia de lui avoir cédé avec tant de grâce; et il était tellement submergé par la satisfaction, que je vis les larmes qui lui venaient aux yeux.
Je me détournai, car mes yeux se remplissaient aussi de larmes, et lui demandai la permission de me retirer un peu dans ma chambre. Si j'ai eu une once de sincère repentir pour une abominable vie de vingt-quatre années passées, ç'a été alors.
—Oh! quel bonheur pour l'humanité, me dis-je à moi-même, qu'on ne puisse pas lire dans le cœur d'autrui! Comme j'aurais été heureuse si j'avais été la femme d'un homme de tant d'honnêteté et de tant d'affection, depuis le commencement!
Puis il me vint à la pensée:
—Quelle abominable créature je suis! Et comme cet innocent gentilhomme va être dupé par moi! Combien peu il se doute que, venant de divorcer d'avec une catin, il va se jeter dans les bras d'une autre! qu'il est sur le point d'en épouser une qui a couché avec deux frères et qui a eu trois enfants de son propre frère! une qui est née à Newgate, dont la mère était une prostituée, et maintenant une voleuse déportée! une qui a couché avec treize hommes et qui a eu un enfant depuis qu'il m'a vue! Pauvre gentilhomme, dis-je, que va-t-il faire?
Après que ces reproches que je m'adressais furent passés, il s'ensuivit ainsi:
—Eh bien, s'il faut que je sois sa femme, s'il plaît à Dieu me donner sa grâce, je lui serai bonne femme et fidèle, et je l'aimerai selon l'étrange excès de la passion qu'il a pour moi; je lui ferai des amendes, par ce qu'il verra, pour les torts que je lui fais, et qu'il ne voit pas.
Il était impatient que je sortisse de ma chambre; mais trouvant que je restais trop longtemps, il descendit l'escalier et parla à l'hôte au sujet du ministre.
Mon hôte, gaillard officieux, quoique bien intentionné, avait fait chercher l'ecclésiastique; et quand mon monsieur se mit à lui porter de l'envoyer chercher:
—Monsieur, lui dit-il, mon ami est dans la maison.
Si bien que sans plus de paroles, il les fit rencontrer ensemble. Quand il trouva le ministre, il lui demanda s'il voudrait bien s'aventurer à marier un couple d'étrangers, tous deux de leur gré. L'ecclésiastique répondit que M... lui en avait touché quelques mots; qu'il espérait que ce n'était point une affaire clandestine, qu'il lui paraissait avoir affaire à une personne sérieuse, et qu'il supposait que madame n'était point jeune fille, où il eût fallu le consentement d'amis.
—Pour vous sortir de doute là-dessus, dit mon monsieur, lisez ce papier, et il tire la licence.
—Je suis satisfait, dit le ministre; où est la dame?
—Vous allez la voir tout à l'heure, dit mon monsieur.
Quand il eut dit, il monta l'escalier, et j'étais à ce moment sortie de ma chambre; de sorte qu'il me dit que le ministre était en bas, et qu'après lui avoir montré la licence, il s'accordait à nous marier de tout son cœur, mais il demandait à me voir; de sorte qu'il me demandait si je voulais le laisser monter.
—Il sera assez temps, dis-je, au matin, n'est-ce pas?
—Mais, dit-il, mon cœur, il semblait entretenir quelque scrupule que ce fût quelque jeune fille enlevée à ses parents, et je lui ai assuré que nous étions tous deux d'âge à disposer de notre consentement; et c'est de là qu'il a demandé à vous voir.
—Eh bien, dis-je, faites comme il vous plaira.
De sorte que voilà qu'on fait monter l'ecclésiastique; et c'était une bonne personne de caractère bien joyeux. On lui avait dit, paraît-il, que nous nous étions rencontrés là par accident, que j'étais venue dans un coche de Chester et mon monsieur dans son propre carrosse pour me rencontrer; que nous aurions dû nous retrouver la nuit d'avant à Stony Stratford, mais qu'il n'avait pu parvenir jusque-là.
—Eh bien, monsieur, dit le ministre, en tout mauvais tour il y a quelque bien; le désappointement, monsieur, lui dit-il, a été pour vous, et le bon tour est pour moi, car si vous vous fussiez rencontrés à Stony Stratford je n'eusse pas eu l'honneur de vous marier. Notre hôte, avez-vous un livre ordinaire des prières?
Je tressautai, comme d'effroi:
—Monsieur, m'écriai-je, que voulez-vous dire? Quoi, se marier dans une auberge, et la nuit!
—Madame, dit le ministre, si vous désirez que la cérémonie en soit passée à l'église, vous serez satisfaite; mais je vous assure que votre mariage sera aussi solide ici qu'à l'église; nous ne sommes point astreints par les règlements à ne marier nulle part qu'à l'église; et pour ce qui est de l'heure de la journée, elle n'a aucune importance dans le cas présent; nos princes se marient en leurs chambres et à huit ou dix heures du soir.
Je fus longtemps avant de me laisser persuader, et prétendis répugner entièrement à me marier, sinon à l'église; mais tout n'était que grimace; tant qu'à la fin je parus me laisser fléchir, et on fit venir notre hôte, sa femme et sa fille. Notre hôte fut père, et clerc, et tout ensemble; et bien joyeux nous fûmes, quoique j'avoue que les remords que j'avais éprouvés auparavant pesaient lourdement sur moi et m'arrachaient de temps à autre un profond soupir, ce que le marié remarqua, et s'efforça de m'encourager, pensant, le pauvre homme, que j'avais quelques petites hésitations sur le pas que j'avais fait tant à la hâte.
Nous tînmes pleine réjouissance ce soir-là, et cependant tout resta si secret dans l'hôtellerie, que pas un domestique de la maison n'en sut rien, car mon hôtesse et sa fille vinrent me servir, et ne permirent pas qu'aucune des servantes montât l'escalier. Je pris la fille de mon hôtesse pour demoiselle d'honneur, et envoyant chercher un boutiquier le lendemain matin, je fis présent à la jeune femme d'une jolie pièce de broderies, aussi jolie qu'on put en découvrir en ville; et, trouvant que c'était une ville dentellière, je donnai à sa mère une pièce de dentelle au fuseau pour se faire une coiffe.
Une des raisons pour lesquelles notre hôte garda si étroitement le secret fut qu'il ne désirait pas que la chose vînt aux oreilles du ministre de la paroisse; mais, si adroitement qu'il s'y prît, quelqu'un en eut vent, si bien qu'on mit les cloches à sonner le lendemain matin de bonne heure, et qu'on nous fit sous notre fenêtre toute la musique qui put se trouver en ville; mais notre hôte donna couleur que nous étions mariés avant d'arriver; seulement qu'étant autrefois descendus chez lui, nous avions voulu faire notre souper de noces dans sa maison.
Nous ne pûmes trouver dans nos cœurs de bouger le lendemain; car, en somme, ayant été dérangés par les cloches le matin, et n'ayant peut-être pas trop dormi auparavant, nous fûmes si pleins de sommeil ensuite, que nous restâmes au lit jusqu'à près de midi.
Je demandai à mon hôtesse qu'elle fît en sorte que nous n'eussions plus de tintamarre en ville, ni de sonneries de cloches, et elle s'arrangea si bien que nous fûmes très tranquilles.
Mais une étrange rencontre interrompit ma joie pendant assez longtemps. La grande salle de la maison donnait sur la rue, et j'étais allée jusqu'au bout de la salle, et, comme la journée était belle et tiède j'avais ouvert la fenêtre, et je m'y tenais pour prendre l'air, quand je vis trois gentilshommes qui passaient à cheval et qui entraient dans une hôtellerie justement en face de la nôtre.
Il n'y avait pas à le dissimuler, et je n'eus point lieu de me le demander, mais le second des trois était mon mari du Lancashire. Je fus terrifiée jusqu'à la mort; je ne fus jamais dans une telle consternation en ma vie; je crus que je m'enfoncerais en terre; mon sang se glaça dans mes veines et je tremblai comme si j'eusse été saisie d'un accès froid de fièvre. Il n'y avait point lieu de douter de la vérité, dis-je: je reconnaissais ses vêtements, je reconnaissais son cheval et je reconnaissais son visage.
La première réflexion que je fis fut que mon mari n'était pas auprès de moi pour voir mon désordre, et j'en fus bien heureuse. Les gentilshommes ne furent pas longtemps dans la maison qu'ils vinrent à la fenêtre de leur chambre, comme il arrive d'ordinaire; mais ma fenêtre était fermée, vous pouvez en être sûrs; cependant je ne pus m'empêcher de les regarder à la dérobée, et là je le revis encore. Je l'entendis appeler un des domestiques pour une chose dont il avait besoin, et je reçus toutes les terrifiantes confirmations qu'il était possible d'avoir sur ce que c'était la personne même.
Mon prochain souci fut de connaître l'affaire qui l'amenait, mais c'était une chose impossible. Tantôt mon imagination formait l'idée d'une chose affreuse, tantôt d'une autre; tantôt je me figurais qu'il m'avait découverte, et qu'il venait me reprocher mon ingratitude et la souillure de l'honneur; puis je m'imaginai qu'il montait l'escalier pour m'insulter; et d'innombrables pensées me venaient à la tête de ce qui n'avait jamais été dans la sienne, ni ne pouvait y être, à moins que le diable le lui eût révélé.
Je demeurai dans ma frayeur près de deux heures et quittai à peine de l'œil la fenêtre ou la porte de l'hôtellerie où ils étaient. À la fin, entendant un grand piétinement sous le porche de leur hôtellerie, je courus à la fenêtre; et, à ma grande satisfaction, je les vis tous trois ressortir et prendre la route de l'ouest; s'ils se fussent dirigés vers Londres, j'aurais été encore en frayeur qu'il me rencontrât de nouveau, et qu'il me reconnût; mais il prit la direction contraire, de sorte que je fus soulagée de ce désordre.
Nous résolûmes de partir le lendemain, mais vers six heures du soir, nous fûmes alarmés par un grand tumulte dans la rue, et des gens qui chevauchaient comme s'ils fussent hors de sens; et qu'était-ce sinon une huée sur trois voleurs de grand'route qui avaient pillé deux carrosses et quelques voyageurs près de Dunstable-Hill et il paraît qu'avis avait été donné qu'on les avait vus à Brickhill, dans telle maison, par où on entendait la maison où avaient été ces gentilshommes.
La maison fut aussitôt occupée et fouillée. Mais il y avait assez de témoignages que les gentilshommes étaient partis depuis plus de trois heures. La foule s'étant amassée, nous eûmes promptement des nouvelles; et alors je me sentis le cœur troublé d'une bien autre manière. Je dis bientôt aux gens de la maison que je me faisais forte de dire que c'étaient d'honnêtes personnes, et que je connaissais l'un de ces gentilshommes pour une fort honnête personne, et de bon état dans le Lancashire.
Le commissaire qui était venu sur la huée fut immédiatement informé de ceci, et vint me trouver afin d'avoir satisfaction par ma propre bouche; et je lui assurai que j'avais vu les trois gentilshommes, comme j'étais à la fenêtre, que je les avais vus ensuite aux fenêtres de la salle où ils avaient dîné; que je les avais vus monter à cheval et que je pourrais lui jurer que je connaissais l'un d'eux pour être un tel, et que c'était un gentilhomme de fort bon état et de parfait caractère dans le Lancashire, d'où j'arrivais justement dans mon voyage.
L'assurance avec laquelle je m'exprimais arrêta tout net le menu peuple et donna telle satisfaction au commissaire qu'il sonna immédiatement la retraite, disant à ses gens que ce n'étaient pas là les hommes, mais qu'il avait reçu avis que c'étaient de très honnêtes gentilshommes; et ainsi ils s'en retournèrent tous. Quelle était la vérité de la chose, je n'en sus rien, mais il est certain que les carrosses avaient été pillés à Dunstable-Hill, et 560£ d'argent volées; de plus, quelques marchands de dentelle qui voyagent toujours sur cette route avaient été détroussés aussi. Pour ce qui est des trois gentilshommes, je remettrai à expliquer l'affaire plus tard.
Eh bien, cette alarme nous retint encore une journée, bien que mon époux m'assurât qu'il était toujours beaucoup plus sûr de voyager après un vol, parce qu'il était certain que les voleurs s'étaient enfuis assez loin, après avoir alarmé le pays; mais j'étais inquiète, et en vérité surtout de peur que ma vieille connaissance fût encore sur la grand'route et par chance me vit. Je ne passai jamais quatre jours d'affilée plus délicieux dans ma vie: je fus jeune mariée pendant tout ce temps, et mon nouvel époux s'efforçait de me charmer en tout. Oh! si cet état de vie avait pu continuer! comme toutes mes peines passées auraient été oubliées et mes futures douleurs évitées! mais j'avais à rendre compte d'une vie passée de l'espèce la plus affreuse, tant en ce monde que dans un autre.
Nous partîmes le cinquième jour; et mon hôte, parce qu'il me voyait inquiète, monta lui-même à cheval, son fils, et trois honnêtes campagnards avec de bonnes armes à feu, et sans rien nous dire, accompagnèrent le carrosse, pour nous conduire en sûreté à Dunstable.
Nous ne pouvions faire moins que de les traiter très bravement à Dunstable, ce qui coûta à mon époux environ dix ou douze shillings, et quelque chose qu'il donna aux hommes pour leur perte de temps, mais mon hôte ne voulut rien prendre pour lui-même.
C'était là le plus heureux arrangement qui se pût rencontrer pour moi; car si j'étais venue à Londres sans être mariée, ou bien il m'aurait fallu aller chez lui pour l'entretien de la première nuit, ou bien lui découvrir que je n'avais point une connaissance dans toute la cité de Londres qui pût recevoir une pauvre mariée et lui donner logement pour sa nuit de noces avec son époux. Mais maintenant je ne fis point de scrupules pour rentrer droit à la maison avec lui, et là je pris possession d'un coup d'une maison bien garnie et d'un mari en très bonne condition, de sorte que j'avais la perspective d'une vie très heureuse, si je m'entendais à la conduire; et j'avais loisir de considérer la réelle valeur de la vie que j'allais sans doute mener; combien elle serait différente du rôle déréglé que j'avais joué auparavant, et combien on a plus de bonheur en une vie vertueuse et modeste que dans ce que nous appelons une vie de plaisir.
Oh! si cette particulière scène d'existence avait pu durer, ou si j'avais appris, dans le temps où je pus en jouir, à en goûter la véritable douceur, et si je n'étais pas tombée dans cette pauvreté qui est le poison certain de la vertu, combien j'aurais été heureuse, non seulement alors, mais peut-être pour toujours! Car tandis que je vivais ainsi, j'étais réellement repentante de toute ma vie passée; je la considérais avec horreur, et je puis véritablement dire que je me haïssais moi-même pour l'avoir menée. Souvent je réfléchissais comment mon amant à Bath, frappé par la main de Dieu, s'était repenti, et m'avait abandonnée, et avait refusé de plus me voir, quoiqu'il m'aimât à l'extrême; mais moi, aiguillonnée par ce pire des démons, la pauvreté, retournai aux viles pratiques, et fis servir l'avantage de ce qu'on appelle une jolie figure à soulager ma détresse, faisant de la beauté l'entremetteuse du vice.
J'ai vécu avec ce mari dans la plus parfaite tranquillité; c'était un homme calme, sobre et de bon sens, vertueux, modeste, sincère, et en ses affaires diligent et juste; ses affaires n'embrassaient pas un grand cercle et ses revenus suffisaient pleinement à vivre sur un pied ordinaire; je ne dis pas à tenir équipage ou à faire figure, ainsi que dit le monde, et je ne m'y étais point attendue ni ne le désirais; car ainsi que j'avais horreur de la légèreté et de l'extravagance de ma vie d'auparavant, ainsi avais-je maintenant choisi de vivre retirée, de façon frugale, et entre nous; je ne recevais point de société, ne faisais point de visites; je prenais soin de ma famille et j'obligeais mon mari; et ce genre de vie me devenait un plaisir.
Nous vécûmes dans un cours ininterrompu d'aise et de contentement pendant cinq ans, quand un coup soudain d'une main presque invisible ruina tout mon bonheur et me jeta en une condition contraire à toutes celles qui avaient précédé.
Mon mari ayant confié à un de ses clercs associés une somme d'argent trop grande pour que nos fortunes pussent en supporter la perte, le clerc fit faillite, et la perte tomba très lourdement sur mon mari. Cependant elle n'était pas si forte que s'il eût eu le courage de regarder ses malheurs en face, son crédit était tellement bon, qu'ainsi que je lui disais, il eût pu facilement la recouvrer; car se laisser abattre par la peine, c'est en doubler le poids, et celui qui veut y mourir, y mourra.
Il était en vain d'essayer de le consoler; la blessure était trop profonde; c'est un coup qui avait percé les entrailles; il devint mélancolique et inconsolable, et de là tomba dans la léthargie et mourut. Je prévis le coup et fus extrêmement oppressée dans mon esprit, car je voyais évidemment que s'il mourait j'étais perdue.
J'avais eu deux enfants de lui, point plus, car il commençait maintenant à être temps pour moi de cesser d'avoir des enfants; car j'avais maintenant quarante-huit ans et je pense que, s'il avait vécu, je n'en aurais pas eu d'autres.
J'étais maintenant abandonnée dans un morne et inconsolable cas, en vérité, et en plusieurs choses le pire de tous. D'abord c'était fini de mon temps florissant où je pouvais espérer d'être courtisée comme maîtresse; cette agréable partie avait décliné depuis quelque temps et les ruines seules paraissaient de ce qui avait été; et le pire de tout était ceci, que j'étais la créature la plus découragée et la plus inconsolée qui fût au monde; moi qui avais encouragé mon mari et m'étais efforcée de soutenir les miens, je manquais de ce courage dans la douleur que je lui disais qui était si nécessaire pour supporter le fardeau.
Mais mon cas était véritablement déplorable, car j'étais abandonnée absolument sans amis ni aide, et la perte qu'avait subie mon mari avait réduit sa condition si bas que bien qu'en vérité je ne fusse pas en dette, cependant je pouvais facilement prévoir que ce que j'avais encore ne me suffirait longtemps; que la petite somme fondait tous les jours pour ma subsistance; de sorte qu'elle serait bientôt entièrement dépensée, et puis je ne voyais plus devant moi que l'extrême détresse, et ceci se représentait si vivement à mes pensées, qu'il semblait qu'elle fût arrivée, autant qu'elle fût réellement très proche; aussi mes appréhensions seules doublaient ma misère: car je me figurais que chaque pièce de douze sous que je donnais pour une miche de pain était la dernière que j'eusse au monde et que le lendemain j'allais jeûner, et m'affamer jusqu'à la mort.
Dans cette détresse, je n'avais ni aide ni ami pour me consoler ou m'aviser; je restais assise, pleurant et me tourmentant nuit et jour, tordant mes mains, et quelquefois extravagant comme une femme folle, et en vérité je me suis souvent étonnée que ma raison n'en ait pas été affectée, car j'avais les vapeurs à un tel degré que mon entendement était parfois entièrement perdu en fantaisies et en imaginations.
Je vécus deux années dans cette morne condition, consumant le peu que j'avais, pleurant continuellement sur mes mornes circonstances, et en quelque façon ne faisant que saigner à mort, sans le moindre espoir, sans perspective de secours; et maintenant j'avais pleuré si longtemps et si souvent que les larmes étaient épuisées et que je commençai à être désespérée, car je devenais pauvre à grands pas.
Pour m'alléger un peu, j'avais quitté ma maison et loué un logement: et ainsi que je réduisais mon train de vie, ainsi je vendis la plupart de mes meubles, ce qui mit un peu d'argent dans ma poche, et je vécus près d'un an là-dessus, dépensant avec bien de l'épargne, et tirant les choses à l'extrême; mais encore quand je regardais devant moi, mon cœur s'enfonçait en moi à l'inévitable approche de la misère et du besoin. Oh! que personne ne lise cette partie sans sérieusement réfléchir sur les circonstances d'un état désolé et comment ils seraient aux prises avec le manque d'amis et le manque de pain; voilà qui les fera certainement songer non seulement à épargner ce qu'ils ont, mais à se tourner vers le ciel pour implorer son soutien et à la prière de l'homme sage; «Ne me donne point la pauvreté, afin que je ne vole point.»
Qu'ils se souviennent qu'un temps de détresse est un temps d'affreuse tentation, et toute la force pour résister est ôtée; la pauvreté presse, l'âme est faite désespérée par la détresse, et que peut-on faire? Ce fut un soir, qu'étant arrivée, comme je puis dire, au dernier soupir, je crois que je puis vraiment dire que j'étais folle et que j'extravaguais, lorsque, poussée par je ne sais quel esprit, et comme il était, faisant je ne sais quoi, ou pourquoi, je m'habillai (car j'avais encore d'assez bons habits) et je sortis. Je suis très sûre que je n'avais aucune manière de dessein dans ma tête quand je sortis; je ne savais ni ne considérais où aller, ni à quelle affaire: mais ainsi que le diable m'avait poussée dehors et m'avait préparé son appât, ainsi il m'amena comme vous pouvez être sûrs à l'endroit même, car je ne savais ni où j'allais ni ce que je faisais.
Errant ainsi çà et là, je ne savais où, je passai près de la boutique d'un apothicaire dans Leadenhall-Street, où je vis placé sur un escabeau juste devant le comptoir un petit paquet enveloppé dans un linge blanc: derrière se tenait une servante, debout, qui lui tournait le dos, regardant en l'air vers le fond de la boutique où l'apprenti de l'apothicaire, comme je suppose était monté sur le comptoir, le dos tourné à la porte, lui aussi, et une chandelle à la main, regardant et cherchant à atteindre une étagère supérieure, pour y prendre quelque chose dont il avait besoin de sorte que tous deux étaient occupés: et personne d'autre dans la boutique.
Ceci était l'appât; et le diable qui avait préparé le piège m'aiguillonna, comme s'il eût parlé; car je me rappelle, et je n'oublierai jamais: ce fut comme une voix soufflée au-dessus de mon épaule: «Prends le paquet; prends-le vite; fais-le maintenant.»
À peine fut-ce dit que j'entrai dans la boutique, et, le dos tourné à la fille, comme si je me fusse dressée pour me garer d'une charrette qui passait, je glissai ma main derrière moi et pris le paquet, et m'en allai avec, ni la servante, ni le garçon ne m'ayant vue, ni personne d'autre.
Il est impossible d'exprimer l'horreur de mon âme pendant tout le temps de cette action. Quand je m'en allai, je n'eus pas le cœur de courir, ni à peine de changer la vitesse de mon pas; je traversai la rue, en vérité, et je pris le premier tournant que je trouvai, et je crois que c'était une rue de croisée qui donnait dans Fenchurch-Street; de là je traversai et tournai par tant de chemins et de tournants que je ne saurais jamais dire quel chemin je pris ni où j'allais; je ne sentais pas le sol sur lequel je marchais, et plus je m'éloignais du danger, plus vite je courais, jusqu'à ce que, lasse et hors d'haleine, je fus forcée de m'asseoir sur un petit banc à une porte, et puis découvris que j'étais arrivée dans Thames-Street, près de Billingsgate. Je me reposai un peu et puis continuai ma route; mon sang était tout en un feu, mon cœur battait comme si je fusse en une frayeur soudaine; en somme j'étais sous une telle surprise que je ne savais ni où j'allais ni quoi faire.
Après m'être ainsi lassée à faire un long chemin errant, et avec tant d'ardeur, je commençai de considérer, et de me diriger vers mon logement où je parvins environ neuf heures du soir.
Pourquoi le paquet avait été fait ou à quelle occasion placé la où je l'avais trouvé, je ne le sus point, mais quand je vins à l'ouvrir, je trouvai qu'il contenait un trousseau de bébé, très bon et presque neuf, la dentelle très fine; il y avait une écuelle d'argent d'une pinte, un petit pot d'argent et six cuillers avec d'autre linge, une bonne chemise, et trois mouchoirs de soie, et dans le pot un papier, 18 shillings 6 deniers en argent.
Tout le temps que j'ouvrais ces choses j'étais sous de si affreuses impressions de frayeur, et dans une telle terreur d'esprit, quoique je fusse parfaitement en sûreté, que je ne saurais en exprimer la manière; je m'assis et pleurai très ardemment.
—Seigneur! m'écriai-je, que suis-je maintenant? une voleuse? Quoi! je serai prise au prochain coup, et emportée à Newgate et je passerai au jugement capital!
Et là-dessus je pleurai encore longtemps et je suis sûre, si pauvre que je fusse, si j'eusse osé dans ma terreur, j'aurais certainement rapporté les affaires: mais ceci se passa après un temps. Eh bien, je me mis au lit cette nuit, mais dormis peu; l'horreur de l'action était sur mon esprit et je ne sus pas ce que je disais ou ce que je faisais toute la nuit et tout le jour suivant. Puis je fus impatiente d'apprendre quelque nouvelle sur la perte; et j'étais avide de savoir ce qu'il en était, si c'était le bien d'une pauvre personne ou d'une riche; peut-être dis-je, que c'est par chance quelque pauvre veuve comme moi, qui avait empaqueté ces hardes afin d'aller les vendre pour un peu de pain pour elle et un pauvre enfant, et que maintenant ils meurent de faim et se brisent le cœur par faute du peu que cela leur aurait donné; et cette pensée me tourmenta plus que tout le reste pendant trois ou quatre jours.
Mais mes propres détresses réduisirent au silence toutes ces réflexions, et la perspective de ma propre faim, qui devenait tous les jours plus terrifiante pour moi, m'endurcit le cœur par degrés. Ce fut alors que pesa surtout sur mon esprit la pensée que j'avais eu des remords et que je m'étais, ainsi que je l'espérais, repentie de tous mes crimes passés; que j'avais vécu d'une vie sobre, sérieuse et retirée pendant plusieurs années; mais que maintenant j'étais poussée par l'affreuse nécessité de mes circonstances jusqu'aux portes de la destruction, âme et corps; et deux ou trois fois je tombai sur mes genoux, priant Dieu, comme bien je le pouvais, pour la délivrance; mais je ne puis m'empêcher de dire que mes prières n'avaient point d'espoir en elles; je ne savais que faire; tout n'était que terreur au dehors et ténèbres au dedans; et je réfléchissais sur ma vie passée comme si je ne m'en fusse pas repentie, et que le ciel commençât maintenant de me punir, et dût me rendre aussi misérable que j'avais été mauvaise.
Si j'avais continué ici, j'aurais peut-être été une véritable pénitente; mais j'avais un mauvais conseiller en moi, et il m'aiguillonnait sans cesse à me soulager par les moyens les pires; de sorte qu'un soir il me tenta encore par la même mauvaise impulsion qui avait dit: prends ce paquet, de sortir encore pour chercher ce qui pouvait se présenter.
Je sortis maintenant à la lumière du jour, et j'errai je ne sais où, et en cherche de je ne sais quoi, quand le diable mit sur mon chemin un piège de terrible nature, en vérité, et tel que je n'en ai jamais rencontré avant ou depuis. Passant dans Aldersgate-Street, il y avait là une jolie petite fille qui venait de l'école de danse et s'en retournait chez elle toute seule; et mon tentateur, comme un vrai démon, me poussa vers cette innocente créature. Je lui parlai et elle me répondit par son babillage, et je la pris par la main et la menai tout le long du chemin jusqu'à ce que j'arrivai dans une allée pavée qui donne dans le Clos Saint-Barthélemy, et je la menai là-dedans. L'enfant dit que ce n'était pas sa route pour rentrer. Je dis:
—Si, mon petit cœur, c'est bien ta route; je vais te montrer ton chemin pour retourner chez toi.
L'enfant portait un petit collier de perles d'or, et j'avais mon œil sur ce collier, et dans le noir de l'allée, je me baissai, sous couleur de rattacher la collerette de l'enfant qui s'était défaite, et je lui ôtai son collier, et l'enfant ne sentit rien du tout, et ainsi je continuai de mener l'enfant. Là, dis-je, le diable me poussa à tuer l'enfant dans l'allée noire, afin qu'elle ne criât pas; mais la seule pensée me terrifia au point que je fus près de tomber à terre; mais je fis retourner l'enfant, et lui dis de s'en aller, car ce n'était point son chemin pour rentrer; l'enfant dit qu'elle ferait comme je disais, et je passai jusque dans le Clos Saint-Barthélemy, et puis tournai vers un autre passage qui donne dans Long-Lane, de là dans Charterhouse-Yard et je ressortis dans John's-Street; puis croisant dans Smithfield, je descendis Chick-Lane, et j'entrai dans Fied-Lane pour gagner Holborn-Bridge, où me mêlant dans la foule des gens qui y passent d'ordinaire, il n'eût pas été possible d'être découverte. Et ainsi je fis ma seconde sortie dans le monde.
Les pensées sur ce butin chassèrent toutes les pensées sur le premier, et les réflexions que j'avais faites se dissipèrent promptement; la pauvreté endurcissait mon cœur et mes propres nécessités me rendaient insouciante de tout. Cette dernière affaire ne me laissa pas grand souci; car n'ayant point fait de mal à la pauvre enfant, je pensai seulement avoir donné aux parents une juste leçon pour la négligence qu'ils montraient en laissant rentrer tout seul ce pauvre petit agneau, et que cela leur apprendrait à prendre garde une autre fois.
Ce cordon de perles valait environ 12 ou 14£. Je suppose qu'auparavant il avait appartenu à la mère, car il était trop grand pour l'enfant, mais que peut-être la vanité de la mère qui voulait que sa fille eût l'air brave à l'école de danse l'avait poussée à le faire porter à l'enfant et sans doute l'enfant avait une servante qui eût dû la surveiller, mais elle comme une négligente friponne, s'occupant peut-être de quelque garçon qu'elle avait rencontré, la pauvre petite avait erré jusqu'à tomber dans mes mains.
Toutefois je ne fis point de mal à l'enfant; je ne fis pas tant que l'effrayer, car j'avais encore en moi infiniment d'imaginations tendres, et je ne faisais rien à quoi, ainsi que je puis dire, la nécessité ne me poussât.
J'eus un grand nombre d'aventures après celle-ci; mais j'étais jeune dans le métier, et je ne savais comment m'y prendre autrement qu'ainsi que le diable me mettait les choses dans la tête, et en vérité, il ne tardait guère avec moi. Une des aventures que j'eus fut très heureuse pour moi. Je passais par Lombard-Street, à la tombée du soir, juste vers le bout de la Cour des Trois-Rois, quand tout à coup arrive un homme tout courant près de moi, prompt comme l'éclair, et jette un paquet qui était dans sa main juste derrière moi, comme je me tenais contre le coin de la maison au tournant de l'allée; juste comme il le jetait là dedans, il dit:
—Dieu vous sauve, madame, laissez-le là un moment.
Et le voilà qui s'enfuit. Après lui en viennent deux autres et immédiatement un jeune homme sans chapeau, criant: «Au voleur!» Ils poursuivirent ces deux derniers hommes de si près qu'ils furent forcés de laisser tomber ce qu'ils tenaient, et l'un deux fut pris par-dessus le marché; l'autre réussit à s'échapper.
Je demeurai comme un plomb tout ce temps, jusqu'à ce qu'ils revinrent, traînant le pauvre homme qu'ils avaient pris et tirant après lui les choses qu'ils avaient trouvées, fort satisfaits sur ce qu'ils avaient recouvré le butin et pris le voleur; et ainsi ils passèrent près de moi, car moi, je semblais seulement d'une qui se garât pour laisser avancer la foule.
Une ou deux fois je demandai ce qu'il y avait, mais les gens négligèrent de me répondre et je ne fus pas fort importune; mais après que la foule se fut entièrement écoulée, je saisis mon occasion pour me retourner et ramasser ce qui était derrière moi et m'en aller; ce que je fis en vérité avec moins de trouble que je n'avais fait avant, car ces choses, je ne les avais pas volées, mais elles étaient venues toutes volées dans ma main. Je revins saine et sauve à mon logement, chargée de ma prise; c'était une pièce de beau taffetas lustré noir et une pièce de velours; la dernière n'était qu'un coupon de pièce d'environ onze aunes; la première était une pièce entière de près de cinquante aunes; il semblait que ce fût la boutique d'un mercier qu'ils eussent pillée; je dis «pillée» tant les marchandises étaient considérables qui y furent perdues; car les marchandises qu'ils recouvrèrent furent en assez grand nombre, et je crois arrivèrent à environ six ou sept différentes pièces de soie: comment ils avaient pu en voler tant, c'est ce que je ne puis dire; mais comme je n'avais fait que voler le voleur, je ne me fis point scrupule de prendre ces marchandises, et d'en être fort joyeuse en plus.
J'avais eu assez bonne chance jusque-là et j'eus plusieurs autres aventures, de peu de gain il est vrai, mais de bon succès: mais je marchais, dans la crainte journalière que quelque malheur m'arrivât et que je viendrais certainement à être pendue à la fin. L'impression que ces pensées me faisaient était trop forte pour la secouer, et elle m'arrêta en plusieurs tentatives, qui, pour autant que je sache, auraient pu être exécutées en toute sûreté; mais il y a une chose que je ne puis omettre et qui fut un appât pour moi pendant de longs jours. J'entrais fréquemment dans les villages qui étaient autour de la ville afin de voir si je n'y rencontrerais rien sur mon chemin; et passant le long d'une maison près de Stepney, je vis sur l'appui de la fenêtre deux bagues, l'une un petit anneau de diamant, l'autre une bague d'or simple; elles avaient été laissées là sûrement par quelque dame écervelée, qui avait plus d'argent que de jugement, peut-être seulement jusqu'à ce qu'elle se fût lavé les mains.
Je passai à plusieurs reprises près de la fenêtre pour observer si je pouvais voir qu'il y eût personne dans la chambre ou non, et je ne pus voir personne, mais encore n'étais pas sûre; un moment après il me vînt à l'idée de frapper contre la vitre; comme si j'eusse voulu parler à quelqu'un, et s'il y avait là personne, on viendrait sûrement à la fenêtre, et je leur dirais alors de ne point laisser là ces bagues parce que j'avais vu deux hommes suspects qui les considéraient avec attention. Sitôt pensé, sitôt fait; je cognai une ou deux fois, et personne ne vint, et aussitôt je poussai fortement le carreau qui se brisa avec très peu de bruit et j'enlevai les deux bagues et m'en allai; l'anneau de diamant valait 3£ et l'autre à peu près 9 shillings.
J'étais maintenant en embarras d'un marché pour mes marchandises, et en particulier pour mes pièces de soie. J'étais fort répugnante à les abandonner pour une bagatelle, ainsi que le font d'ordinaire les pauvres malheureux voleurs qui après avoir aventuré leur existence pour une chose qui a peut-être de la valeur, sont obligés de la vendre pour une chanson quand tout est fait; mais j'étais résolue à ne point faire ainsi, quelque moyen qu'il fallût prendre; pourtant je ne savais pas bien à quel expédient recourir. Enfin je me résolus à aller trouver ma vieille gouvernante, et à refaire sa connaissance. Je lui avais ponctuellement remis ses cinq livres annuelles pour mon petit garçon tant que je l'avais pu; mais enfin je fus obligée de m'arrêter. Pourtant je lui avais écrit une lettre dans laquelle je lui disais que ma condition était réduite, que j'avais perdu mon mari, qu'il m'était impossible désormais de suffire à cette dépense, et que je la suppliais que le pauvre enfant ne souffrît pas trop des malheurs de sa mère.
Je lui fis maintenant une visite, et je trouvai qu'elle pratiquait encore un peu son vieux métier, mais qu'elle n'était pas dans des circonstances si florissantes qu'autrefois; car elle avait été appelée en justice par un certain gentilhomme dont la fille avait été enlevée, et au rapt de qui elle avait, paraît-il, aidé; et ce fut de bien près qu'elle échappa à la potence. Les frais aussi l'avaient ravagée, de sorte que sa maison n'était que médiocrement garnie, et qu'elle n'avait pas si bonne réputation en son métier qu'auparavant; pourtant elle était solide sur ses jambes, comme on dit, et comme c'était une femme remuante, et qu'il lui restait quelque fonds, elle s'était faite prêteuse sur gages et vivait assez bien.
Elle me reçut de façon fort civile, et avec les manières obligeantes qu'elle avait toujours, m'assura qu'elle n'aurait pas moins de respect pour moi parce que j'étais réduite; qu'elle avait pris soin que mon garçon fut très bien soigné, malgré que je ne pusse payer pour lui, et que la femme qui l'avait était à l'aise, de sorte que je ne devais point avoir d'inquiétude à son sujet, jusqu'à ce que je fusse en mesure de m'en soucier effectivement.
Je lui dis qu'il ne me restait pas beaucoup d'argent mais que j'avais quelques affaires qui valaient bien de l'argent, si elle pouvait me dire comment les tourner en argent. Elle demanda ce que c'était que j'avais. Je tirai le cordon de perles d'or, et lui dis que c'était un des cadeaux que mon mari m'avait faits; puis je lui fis voir les deux pièces de soie que je lui dis que j'avais eues d'Irlande et apportées en ville avec moi, et le petit anneau de diamant. Pour ce qui est du petit paquet d'argenterie et de cuillers, j'avais trouvé moyen d'en disposer toute seule auparavant; et quant au trousseau du bébé que j'avais, elle m'offrit de le prendre elle-même, pensant que ce fût le mien. Elle me dit qu'elle s'était faite prêteuse sur gages et qu'elle vendrait ces objets pour moi, comme s'ils lui eussent été engagés; de sorte qu'elle fit chercher au bout d'un moment les agents dont c'était l'affaire, et qui lui achetèrent tout cela, étant en ses mains, sans aucun scrupule, et encore en donnèrent de bons prix.
Je commençai maintenant de réfléchir que cette femme nécessaire pourrait m'aider un peu en ma basse condition à quelque affaire; car j'aurais joyeusement tourné la main vers n'importe quel emploi honnête, si j'eusse pu l'obtenir; mais des affaires honnêtes ne venaient pas à portée d'elle. Si j'avais été plus jeune, peut-être qu'elle eût pu m'aider; mais mes idées étaient loin de ce genre de vie, comme étant entièrement hors de toute possibilité à cinquante ans passés, ce qui était mon cas, et c'est ce que je lui dis.
Elle m'invita enfin à venir et à demeurer dans sa maison jusqu'à ce que je pusse trouver quelque chose à faire et que cela me coûterait très peu et c'est ce que j'acceptai avec joie; et maintenant, vivant un peu plus à l'aise, j'entrai en quelques mesures pour faire retirer le petit garçon que j'avais eu de mon dernier mari; et sur ce point encore elle me mit à l'aise, réservant seulement un payement de cinq livres par an, si cela m'était possible. Ceci fut pour moi un si grand secours que pendant un bon moment je cessai le vilain métier où je venais si nouvellement d'entrer; et bien volontiers j'eusse pris du travail, sinon qu'il était bien difficile d'en trouver à une qui n'avait point de connaissances.
Pourtant enfin je trouvai à faire des ouvrages piqués pour literie de dames, jupons, et autres choses semblables, et ceci me plut assez, et j'y travaillai bien fort, et je commençai à en vivre; mais le diligent démon, qui avait résolu que je continuerais à son service, continuellement m'aiguillonnait à sortir et à aller me promener, c'est-à-dire à voir si je rencontrerais quelque chose en route, à l'ancienne façon.
Une nuit j'obéis aveuglément à ses ordres et je tirai un long détour par les rues, mais ne rencontrai point d'affaire; mais non contente de cela, je sortis aussi le soir suivant, que passant près d'une maison de bière, je vis la porte d'une petite salle ouverte, tout contre la rue, et sur la table un pot d'argent, chose fort en usage dans les cabarets de ce temps; il paraît que quelque société venait d'y boire et les garçons négligents avaient oublié de l'emporter.
J'entrai dans le réduit franchement et, plaçant le peu d'argent sur le coin du banc, je m'assis devant, et frappai du pied. Un garçon vint bientôt: je le priai d'aller me chercher une pinte de bière chaude, car le temps était froid. Le garçon partit courant, et je l'entendis descendre au cellier pour tirer la bière. Pendant que le garçon était parti, un autre garçon arriva et me cria:
—Avez-vous appelé?
Je parlai d'un air mélancolique et dis:
—Non, le garçon est allé me chercher une pinte de bière.
Pendant que j'étais assise là, j'entendis la femme au comptoir qui disait:
—Sont-ils tous partis au cinq?—qui était le réduit où je m'étais assise,—et le garçon lui dit que oui.
—Qui a desservi le pot? demanda la femme.
—Moi, dit un autre garçon: tenez, le voilà: indiquant paraît-il, un autre pot qu'il avait emporté d'un autre réduit par erreur; ou bien il faut que le coquin eût oublié qu'il ne l'avait pas emporté, ce qu'il n'avait certainement pas fait.
J'entendis tout ceci bien à ma satisfaction, car je trouvai clairement qu'on ne s'apercevait pas que le pot manquait et qu'on pensait qu'il eût été desservi. Je bus donc ma bière: j'appelai pour payer, et comme je partais, je dis:
—Prenez garde, mon enfant, à votre argenterie.
Et j'indiquai un pot d'argent d'une pinte où il m'avait apporté à boire; le garçon dit:
—Oui, madame, à la bonne heure,—et je m'en allai.
Je rentrai chez ma gouvernante et me dis que le temps était venu de la mettre à l'épreuve, afin que, si j'étais mise dans la nécessité d'être découverte, elle pût m'offrir quelque assistance. Quand je fus restée à la maison quelques moments, et que j'eus l'occasion de lui parler, je lui dis que j'avais un secret de la plus grande importance au monde à lui confier, si elle avait assez de respect pour moi pour le tenir privé. Elle me dit qu'elle avait fidèlement gardé un de mes secrets; pourquoi doutais-je qu'elle en garderait un autre? Je lui dis que la plus étrange chose du monde m'était arrivée, mêmement sans aucun dessein; et ainsi je lui racontai toute l'histoire du pot.
—Et l'avez-vous apporté avec vous, ma chère? dit-elle.
—Vraiment oui, dis-je, et le lui fis voir. Mais que dois-je faire maintenant? dis-je. Ne faut-il pas le rapporter?
—Le rapporter! dit-elle. Oui-dà! si vous voulez aller à Newgate.
—Mais, dis-je, ils ne sauraient avoir la bassesse de m'arrêter, puisque je le leur rapporterais.
—Vous ne connaissez pas cette espèce de gens, mon enfant, dit-elle: non seulement ils vous enverraient à Newgate, mais encore vous feraient pendre, sans regarder aucunement l'honnêteté que vous mettriez à le rendre; ou bien ils dresseraient un compte de tous les pots qu'ils ont perdus, afin de vous les faire payer.
—Que faut-il faire, alors? dis-je.
—Oui, vraiment, dit-elle; puisque aussi bien vous avez fait la fourberie, et que vous l'avez volé, il faut le garder maintenant; il n'y a plus moyen d'y revenir. D'ailleurs, mon enfant, dit-elle, n'en avons-nous pas besoin bien plus qu'eux? Je voudrais bien rencontrer pareille aubaine tous les huit jours.
Ceci me donna une nouvelle notion sur ma gouvernante, et me fit penser que, depuis qu'elle s'était faite prêteuse sur gages, elle vivait parmi une espèce de gens qui n'étaient point des honnêtes que j'avais rencontrés chez elle autrefois.
Ce ne fut pas longtemps que je le découvris encore plus clairement qu'auparavant; car, de temps à autre, je voyais apporter des poignées de sabre, des cuillers, des fourchettes, des pots et autres objets semblables, non pour être engagés, mais pour être vendus tout droit; et elle achetait tout sans faire de questions, où elle trouvait assez son compte, ainsi que je trouvai par son discours.
Je trouvai ainsi qu'en suivant ce métier, elle faisait toujours fondre la vaisselle d'argent qu'elle achetait, afin qu'on ne pût la réclamer; et elle vint me dire un matin qu'elle allait mettre à fondre, et que si je le désirais, elle y joindrait mon pot, afin qu'il ne fût vu de personne; je lui dis: «De tout mon cœur.» Elle le pesa donc et m'en donna la juste valeur en argent, mais je trouvai qu'elle n'en agissait pas de même avec le reste de ses clients.
Quelque temps après, comme j'étais au travail, et très mélancolique, elle commence de me demander ce que j'avais. Je lui dis que je me sentais le cœur bien lourd, que j'avais bien peu de travail, et point de quoi vivre, et que je ne savais quel parti prendre. Elle se mit à rire et me dit que je n'avais qu'à sortir encore une fois, pour tenter la fortune; qu'il se pourrait que je rencontrasse une nouvelle pièce de vaisselle d'argent.
—Oh! ma mère, dis-je, c'est un métier où je n'ai point d'expérience, et si je suis prise, je suis perdue du coup.
—Oui bien, dit-elle, mais je pourrais vous faire faire la connaissance d'une maîtresse d'école qui vous ferait aussi adroite qu'elle le peut être elle-même.
Je tremblai sur cette proposition, car jusqu'ici je n'avais ni complices ni connaissances aucunes parmi cette tribu. Mais elle conquit toute ma retenue et toutes mes craintes; et, en peu de temps, à l'aide de cette complice, je devins voleuse aussi habile et aussi subtile que le fut jamais Moll la Coupeuse de bourses, quoique, si la renommée n'est point menteuse, je ne fusse pas moitié aussi jolie.
Le camarade qu'elle me fit connaître était habile en trois façons diverses de travailler; c'est à savoir: à voler les boutiques, à tirer des carnets de boutique et de poche et à couper des montres d'or au côté des dames; chose où elle réussissait avec tant de dextérité que pas une femme n'arriva, comme elle, à la perfection de l'art. La première et la dernière de ces occupations me plurent assez: et je la servis quelque temps dans la pratique, juste comme une aide sert une sage-femme, sans payement aucun.
Enfin, elle me mit à l'épreuve. Elle m'avait montré son art et j'avais plusieurs fois décroché une montre de sa propre ceinture avec infiniment d'adresse; à la fin elle me montra une proie, et c'était une jeune dame enceinte, qui avait une montre charmante. La chose devait se faire au moment qu'elle sortirait de l'église; elle passa d'un côté de la dame, et juste comme elle arrivait aux marches, feint de tomber, et tomba contre la dame avec une telle violence qu'elle fut dans une grande frayeur, et que toutes deux poussèrent des cris terribles; au moment même qu'elle bousculait la dame, j'avais saisi la montre, et la tenant de la bonne façon, le tressaut que fit la pauvre fit échapper l'agrafe sans qu'elle pût rien sentir; je partis sur-le-champ, laissant ma maîtresse d'école à sortir peu à peu de sa frayeur et la dame de même; et bientôt la montre vint à manquer.
—Hélas! dit ma camarade, ce sont donc ces coquins qui m'ont renversée, je vous gage; je m'étonne que Madame ne se soit point aperçue plus tôt que sa montre était volée: nous aurions encore pu les prendre.
Elle colora si bien la chose que personne ne la soupçonna, et je fus rentrée une bonne heure avant elle. Telle fut ma première aventure en compagnie; la montre était vraiment très belle, enrichie de beaucoup de joyaux et ma gouvernante nous en donna 20£ dont j'eus la moitié. Et ainsi je fus enregistrée parfaite voleuse, endurcie à un point où n'atteignent plus les réflexions de la conscience ou de la modestie, et à un degré que je n'avais jamais cru possible en moi.
Ainsi le diable qui avait commencé par le moyen d'une irrésistible pauvreté à me pousser vers ce vice m'amena jusqu'à une hauteur au-dessus du commun, même quand mes nécessités n'étaient point si terrifiantes; car j'étais maintenant entrée dans une petite veine de travail, et comme je n'étais pas en peine de manier l'aiguille, il était fort probable que j'aurais pu gagner mon pain assez honnêtement.
Je dois dire que si une telle perspective de travail s'était présentée tout d'abord, quand je commençai à sentir l'approche de ma condition misérable; si une telle perspective, dis-je, de gagner du pain par mon travail s'était présentée alors, je ne serais jamais tombée dans ce vilain métier ou dans une bande si affreuse que celle avec laquelle j'étais maintenant embarquée; mais l'habitude m'avait endurcie, et je devins audacieuse au dernier degré; et d'autant plus que j'avais continué si longtemps sans me faire prendre; car, en un mot, ma partenaire en vice et moi, nous continuâmes toutes deux si longtemps, sans jamais être découvertes, que non seulement nous devînmes hardies, mais qu'encore nous devînmes riches, et que nous eûmes à un moment vingt et une montres d'or entre les mains.
Je me souviens qu'un jour étant un peu plus sérieuse que de coutume, et trouvant que j'avais une aussi bonne provision d'avance que celle que j'avais (car j'avais près de 200£ d'argent pour ma part), il me vint à la pensée, sans doute de la part de quelque bon esprit s'il y en a de tels, qu'ainsi que d'abord la pauvreté m'avait excitée et que mes détresses m'avaient poussée à de si affreux moyens, ainsi voyant que ces détresses étaient maintenant soulagées, et que je pouvais aussi gagner quelque chose pour ma subsistance, en travaillant, et que j'avais une si bonne banque pour me soutenir, pourquoi, ne cesserais-je pas maintenant, tandis que j'étais bien; puisque je ne pouvais m'attendre à rester toujours libre, et qu'une fois surprise, j'étais perdue.
Ce fut là sans doute l'heureuse minute où, si j'avais écouté le conseil béni, quelle que fût la main dont il venait, j'aurais trouvé encore une chance de vie aisée. Mais mon destin était autrement déterminé; l'avide démon qui m'avait attirée me tenait trop étroitement serrée pour me laisser revenir; mais ainsi que ma pauvreté m'y avait conduite, ainsi l'avarice m'y fit rester, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus moyen de retourner en arrière. Quant aux arguments que me dictait ma raison pour me persuader de renoncer, l'avarice se dressait, et disait:
—Continue; tu as eu très bonne chance; continue jusqu'à ce que tu aies quatre ou cinq cents livres, et puis tu cesseras, et puis tu pourras vivre à ton aise, sans jamais plus travailler.
Ainsi, moi qui avais été étreinte jadis dans les griffes du diable, j'y étais retenue comme par un charme, et je n'avais point de pouvoir pour franchir l'enceinte du cercle, jusqu'à ce que je fus engloutie dans des labyrinthes d'embarras trop grands pour que je pusse en sortir.
Cependant ces pensées me laissèrent quelque impression, et me firent agir avec un peu plus de prudence qu'avant, et je prenais plus de précautions que mes directrices pour elles-mêmes. Ma camarade, comme je la nommai (j'aurais dû l'appeler ma maîtresse), avec une autre de ses élèves, fut la première qui tomba dans le malheur; car, se trouvant en quête de gain, elles firent une tentative sur un marchand de toiles dans Cheapside, mais furent grippées par un compagnon aux yeux perçants, et saisies avec deux pièces de batiste, qu'on trouva sur elles.
C'en était assez pour les loger toutes deux à Newgate où elles eurent le malheur qu'on rappelât à leur souvenir quelques-uns de leurs méfaits passés: deux autres accusations étant portées contre elles, et les faits étant prouvés, elles furent toutes deux condamnées à mort; toutes deux plaidèrent leurs ventres et toutes deux furent déclarées grosses, quoique mon institutrice ne fût pas plus grosse que je ne l'étais moi-même.
J'allai souvent les voir et les consoler, attendant mon tour à la prochaine; mais ce lieu m'inspirait tant d'horreur quand je réfléchissais que c'était le lieu de ma naissance malheureuse et des infortunes de ma mère, que je ne pus le supporter davantage et que je cessai mes visites.
Et oh! si j'avais pu être avertie par leurs désastres, j'aurais pu être heureuse encore, car jusque-là j'étais libre, et aucune accusation n'avait été portée contre moi; mais voilà qui ne pouvait être; ma mesure n'était pas encore pleine.
Ma camarade, portant la marque d'une ancienne réprouvée, fut exécutée; la jeune criminelle eut grâce de la vie, ayant obtenu un sursis; mais resta de longs jours à souffrir de la faim dans sa prison, jusqu'enfin elle fit mettre son nom dans ce qu'on appelle une lettre de rémission et ainsi échappa.
Ce terrible exemple de ma camarade me frappa de frayeur au cœur; et pendant un bon temps je ne fis point d'excursions. Mais une nuit, dans le voisinage de la maison de ma gouvernante, on cria: Au feu! Ma gouvernante se mit à la fenêtre, car nous étions toutes levées, et cria immédiatement que la maison de Mme Une telle était toute en feu, flambant par le haut, ce qui était la vérité. Ici elle me poussa du coude.
—Vite, mon enfant, dit-elle; voici une excellente occasion; le feu est si près que vous pouvez y aller devant que la rue soit barrée par la foule.
Puis elle me donna mon rôle:
—Allez, mon enfant, à la maison; courez et dites à la dame ou à quiconque vous verrez que vous êtes venue pour leur aider, et que vous venez de chez Mme Une telle, c'est à savoir une personne qu'elle connaissait plus loin dans la rue.
Me voilà partie, et arrivant à la maison, je trouvai tout le monde dans la confusion, comme bien vous pensez; j'entrai toute courante, et trouvant une des servantes:
—Hélas! mon doux cœur, m'écriai-je, comment donc est arrivé ce triste accident? Où est votre maîtresse? Est-elle en sûreté? Et où sont les enfants? Je viens de chez Mme *** pour vous aider.
Voilà la fille qui court.
—Madame, madame, cria-t-elle aussi haut qu'elle put hurler, voilà une dame qui arrive de chez Mme *** pour nous aider.
La pauvre dame, à moitié hors du sens, avec un paquet sous son bras et deux petits enfants vient vers moi:
—Madame, dis-je, souffrez que j'emmène ces pauvres petits chez Mme ***; elle vous fait prier de les lui envoyer; elle prendra soin des pauvres agneaux.
Sur quoi j'en prends un qu'elle tenait par la main, et elle me met l'autre dans les bras.
—Oh oui! oui! pour l'amour de Dieu, dit-elle, emportez-les! Oh! remerciez-la bien de sa bonté!
—N'avez-vous point autre chose à mettre en sûreté, madame? dis-je; elle le gardera avec soin.
—Oh! Seigneur! dit-elle, Dieu la bénisse! Prenez ce paquet d'argenterie et emportez-le chez elle aussi. Oh! c'est une bonne femme! Oh! nous sommes entièrement ruinés, perdus!
Et voilà qu'elle me quitte, se précipitant tout égarée, et les servantes à sa suite, et me voilà partie avec les deux enfants et le paquet.
À peine étais-je dans la rue que je vis une autre femme venir à moi:
—Hélas! maîtresse, dit-elle d'un ton piteux, vous allez laisser tomber cet enfant; allons, allons, voilà un triste temps, souffrez que je vous aide.
Et immédiatement elle met la main sur mon paquet afin de le porter pour moi.
—Non, dis-je, si vous voulez m'aider, prenez l'enfant par la main, aidez-moi à le conduire seulement jusqu'au haut de la rue; j'irai avec vous et je vous payerai pour la peine.
Elle ne put mais que d'aller, après ce que j'avais dit, mais la créature, en somme, était du même métier que moi, et ne voulait rien que le paquet; pourtant elle vint avec moi jusqu'à la porte, car elle ne put faire autrement. Quand nous fûmes arrivés là, je lui dis à l'oreille:
—Va, mon enfant, lui dis-je, je connais ton métier, tu peux rencontrer assez d'autres affaires.
Elle me comprit, et s'en alla; je tambourinai à la porte avec les enfants, et comme les gens de la maison s'étaient levés déjà au tumulte de l'incendie, on me fit bientôt entrer, et je dis:
—Madame est-elle éveillée? Prévenez-la je vous prie, que Mme*** sollicite d'elle la faveur de prendre chez elle ces deux enfants; pauvre dame, elle va être perdue; leur maison est toute en flammes.
Ils firent entrer les enfants de façon fort civile, s'apitoyèrent sur la famille dans la détresse, et me voilà partie avec mon paquet. Une des servantes me demanda si je ne devais pas laisser le paquet aussi. Je dis:
—Non, mon doux cœur, c'est pour un autre endroit; cela n'est point à eux.
J'étais à bonne distance de la presse, maintenant; si bien que je continuai et que j'apportai le paquet d'argenterie, qui était très considérable, droit à la maison, chez ma vieille gouvernante; elle me dit qu'elle ne voulait pas l'ouvrir, mais me pria de m'en retourner et d'aller en chercher d'autre.
Elle me fit jouer le même jeu chez la dame de la maison qui touchait celle qui était en feu, et je fis tous mes efforts pour arriver jusque-là; mais à cette heure l'alarme du feu était si grande, tant de pompes à incendie en mouvement et la presse du peuple si forte dans la rue, que je ne pus m'approcher de la maison quoi que je fisse, si bien que je revins chez ma gouvernante, et montant le paquet dans ma chambre, je commençai à l'examiner. C'est avec horreur que je dis quel trésor j'y trouvai; il suffira de rapporter qu'outre la plus grande partie de la vaisselle plate de la famille, qui était considérable, je trouvai une chaîne d'or, façonnée à l'ancienne mode, dont le fermoir était brisé, de sorte que je suppose qu'on ne s'en était pas servi depuis des années; mais l'or n'en était pas plus mauvais: aussi un petit coffret de bagues de deuil, l'anneau de mariage de la dame, et quelques morceaux brisés de vieux fermoirs d'or, une montre en or, et une bourse contenant environ la somme de 24£ en vieilles pièces de monnaie d'or, et diverses autres choses de valeur.
Ce fut là le plus grand et le pire butin où je fus jamais mêlée; car en vérité bien que, ainsi que je l'ai dit plus haut, je fusse endurcie maintenant au-delà de tout pour voir de réflexion en d'autres cas, cependant je me sentis véritablement touchée jusqu'à l'âme même, quand je jetai les yeux sur ce trésor: de penser à la pauvre dame inconsolée qui avait perdu tant d'autres choses, et qui se disait qu'au moins elle était certaine d'avoir sauvé sa vaisselle plate et ses bijoux; combien elle serait surprise quand elle trouverait qu'elle avait été dupée et que la personne qui avait emporté ses enfants et ses valeurs était venue, comme elle l'avait prétendu, de chez la dame dans la rue voisine, mais qu'on lui avait amené les enfants sans qu'elle en sût rien.
Je dis que je confesse que l'inhumanité de cette action m'émut infiniment et me fit adoucir à l'excès, et que des larmes me montèrent aux yeux à son sujet; mais malgré que j'eusse le sentiment qu'elle était cruelle et inhumaine, jamais je ne pus trouver dans mon cœur de faire la moindre restitution. Cette réflexion s'usa et j'oubliai promptement les circonstances qui l'accompagnaient.
Ce ne fut pas tout; car bien que par ce coup je fusse devenue infiniment plus riche qu'avant, pourtant la résolution que j'avais prise auparavant de quitter cet horrible métier quand j'aurais gagné un peu plus, ne persista point; et l'avarice eut tant de succès, que je n'entretins plus l'espérance d'arriver à un durable changement de vie; quoique sans cette perspective je ne pusse attendre ni sûreté ni tranquillité en la possession de ce que j'avais gagné; encore un peu,—voilà quel était le refrain toujours.
À la fin, cédant aux importunités de mon crime, je rejetai tout remords, et toutes les réflexions que je fis sur ce chef ne tournèrent qu'à ceci: c'est que peut-être je pourrais trouver un butin au prochain coup qui compléterait le tout; mais quoique certainement j'eusse obtenu ce butin-là, cependant chaque coup m'en faisait espérer un autre, et m'encourageait si fort à continuer dans le métier, que je n'avais point de goût à le laisser là.
Dans cette condition, endurcie par le succès, et résolue à continuer, je tombai dans le piège où j'étais destinée à rencontrer ma dernière récompense pour ce genre de vie. Mais ceci même n'arriva point encore, car je rencontrai auparavant diverses autres aventures où j'eus du succès.
Ma gouvernante fut pendant un temps réellement soucieuse de l'infortune de ma camarade qui avait été pendue, car elle en savait assez sur ma gouvernante pour l'envoyer sur le même chemin, ce qui la rendait bien inquiète; en vérité elle était dans une très grande frayeur.
Il est vrai que quand elle eut disparu sans dire ce qu'elle savait, ma gouvernante fut tranquille sur ce point, et peut-être heureuse qu'elle eût été pendue; car il était en son pouvoir d'avoir obtenu un pardon aux dépens de ses amis; mais la perte qu'elle fit d'elle, et le sentiment de la tendresse qu'elle avait montrée en ne faisant pas marché de ce qu'elle savait, émut ma gouvernante à la pleurer bien sincèrement. Je la consolai du mieux que je pus, et elle, en retour, m'endurcit à mériter plus complètement le même sort.
Quoi qu'il en soit, ainsi que j'ai dit, j'en devins d'autant plus prudente et en particulier je mettais beaucoup de retenue à voler en boutique, spécialement parmi les merciers et les drapiers; c'est là une espèce de gaillards qui ont toujours les yeux bien ouverts. Je fis une ou deux tentatives parmi les marchands de dentelles et de modes, et en particulier dans une boutique où deux jeunes femmes étaient nouvellement établies sans avoir été élevées dans le métier; là j'emportai une pièce de dentelle au fuseau qui valait six on sept livres, et un papier de fil; mais ce ne fut qu'une fois; c'était un tour qui ne pouvait pas resservir.
Nous regardions toujours l'affaire comme un coup sûr, chaque fois que nous entendions parler d'une boutique nouvelle, surtout là où les gens étaient tels qui n'avaient point été élevés à tenir boutique; tels peuvent être assurés qu'ils recevront pendant leurs débuts deux ou trois visites; et il leur faudrait être bien subtils, en vérité, pour y échapper.
J'eus une ou deux aventures après celle-ci, mais qui ne furent que bagatelles. Rien de considérable ne s'offrant pendant longtemps, je commençai de penser qu'il fallait sérieusement renoncer au métier; mais ma gouvernante qui n'avait pas envie de me perdre, et espérait de moi de grandes choses, m'introduisit un jour dans la société d'une jeune femme et d'un homme qui passait pour son mari; quoiqu'il parut ensuite que ce n'était pas sa femme, mais qu'ils étaient complices tous deux dans le métier qu'ils faisaient, et en autre chose non moins. En somme ils volaient ensemble, couchaient ensemble, furent pris ensemble et finalement pendus ensemble.
J'entrai dans une espèce de ligue avec ces deux par l'aide de ma gouvernante et ils me firent prendre part à trois ou quatre aventures, où je leur vis plutôt commettre quelques vols grossiers et malhabiles, en quoi rien ne put leur donner le succès qu'un grand fonds de hardiesse sur leur part et d'épaisse négligence sur celle des personnes volées; de sorte que je résolus dorénavant d'apporter infiniment de prudence à m'aventurer avec eux; et vraiment deux ou trois projets malheureux ayant été proposés par eux, je déclinai l'offre, et leur persuadai d'y renoncer. Une fois ils avaient particulièrement proposé de voler à un horloger trois montres d'or qu'ils avaient guettées pendant la journée pour trouver le lieu où il les serrait; l'un d'eux avait tant de clefs de toutes les sortes qu'il ne faisait point de doute d'ouvrir le lieu où l'horloger les avait serrées; et ainsi nous fîmes une espèce d'arrangement; mais quand je vins à examiner étroitement la chose, je trouvai qu'ils se proposaient de forcer la maison, en quoi je ne voulus point m'embarquer, si bien qu'ils y allèrent sans moi. Et ils pénétrèrent dans la maison par force et firent sauter les serrures à l'endroit où étaient les montres, mais ne trouvèrent qu'une des montres d'or, et une d'argent, qu'ils prirent, et ressortirent de la maison, le tout très nettement; mais la famille ayant été alarmée se mit à crier: Au voleur! et l'homme fut poursuivi et pris; la jeune femme s'était enfuie aussi, mais malheureusement se fit arrêter au bout d'une certaine distance, et les montres furent trouvées sur elle; et ainsi j'échappai une seconde fois, car ils furent convaincus et pendus tous deux, étant délinquants anciens, quoique très jeunes; et comme j'ai dit avant, ainsi qu'ils avaient volé ensemble, ainsi maintenant furent-ils pendus ensemble, et là prit fin ma nouvelle association.
Je commençai maintenant d'être très circonspecte, ayant échappé de si près à me faire échauder, et avec un pareil exemple devant les yeux; mais j'avais une nouvelle tentatrice qui m'aiguillonnait tous les jours, je veux dire ma gouvernante, et maintenant se présenta une affaire où, ainsi qu'elle avait été préparée par son gouvernement, ainsi elle espérait une bonne part du butin. Il y avait une bonne quantité de dentelles de Flandres qui était logée dans une maison privée où elle en avait ouï parler; et la dentelle de Flandres étant prohibée, c'était de bonne prise pour tout commis de la douane qui la pourrait découvrir; j'avais là-dessus un plein rapport de ma gouvernante, autant sur la quantité que sur le lieu même de la cachette. J'allai donc trouver un commis de la douane et lui dis que j'avais à lui faire une révélation, à condition qu'il m'assurât que j'aurais ma juste part de la récompense. C'était là une offre si équitable que rien ne pouvait être plus honnête; il s'y accorda donc, et emmenant un commissaire, et moi avec lui, nous occupâmes la maison. Comme je lui avais dit que je saurais aller tout droit à la cachette, il m'en abandonna le soin; et le trou étant très noir, je m'y glissai avec beaucoup de peine, une chandelle à la main, et ainsi lui passai les pièces de dentelles, prenant garde, à mesure que je les lui donnais, d'en dissimuler sur ma personne autant que j'en pus commodément emporter. Il y avait en tout environ la valeur de 300£ de dentelles; et j'en cachai moi-même environ la valeur de 50£. Ces dentelles n'appartenaient point aux gens de la maison, mais à un marchand qui les avait placées en dépôt chez eux; de sorte qu'ils ne furent pas si surpris que j'imaginais qu'ils le seraient.