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Moll Flanders

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Je laissai le commis ravi de sa prise et pleinement satisfait de ce que je lui avais remis, et m'accordai à venir le trouver dans une maison qu'il dirigeait lui-même, où je le joignis après avoir disposé du butin que j'avais sur moi, dont il n'eut pas le moindre soupçon. Sitôt que j'arrivai, il commença de capituler, persuadé que je ne connaissais point le droit que j'avais dans la prise, et m'eût volontiers congédiée avec 20£, mais je lui fis voir que je n'étais pas si ignorante qu'il le supposait; et pourtant j'étais fort aise qu'il proposât au moins un prix fixe. Je demandai 100£, et il monta à 30£; je tombai à 80£; et de nouveau il monta jusqu'à 40£; en un mot il offrit 50£ et je consentis, demandant seulement une pièce de dentelle, qui, je pense, était de 8 ou 9£, comme si c'eût été pour la porter moi-même, et il s'y accorda. De sorte que les 50£ en bon argent me furent payées cette nuit même, et le payement mit fin à notre marché; il ne sut d'ailleurs qui j'étais ni où il pourrait s'enquérir de moi; si bien qu'au cas où on eût découvert qu'une partie des marchandises avait été escroquée, il n'eût pu m'en demander compte.

Je partageai fort ponctuellement ces dépouilles avec ma gouvernante et elle me regarda depuis ce moment comme une rouée fort habile en des affaires délicates. Je trouvai que cette dernière opération était du travail le meilleur et le plus aisé qui fût à ma portée, et je fis mon métier de m'enquérir des marchandises prohibées; et après être allée en acheter, d'ordinaire je les dénonçais; mais aucune de ces découvertes ne monta à rien de considérable ni de pareil à ce que je viens de rapporter; mais j'étais circonspecte à courir les grands risques auxquels je voyais d'autres s'exposer, et où ils se ruinaient tous les jours.

La prochaine affaire d'importance fut une tentative sur la montre en or d'une dame. La chose survint dans une presse, à l'entrée d'une église, où je fus en fort grand danger de me faire prendre; je tenais sa montre tout à plein; mais, donnant une grosse bousculade comme si quelqu'un m'eût poussée sur elle, et entre temps ayant bellement tiré sur la montre, je trouvai qu'elle ne venait pas à moi; je la lâchai donc sur-le-champ, et me mis à crier comme si on allait me tuer, qu'un homme venait de me marcher sur le pied, et qu'il y avait certainement là des filous, puisque quelqu'un ou d'autre venait de tirer sur ma montre: car vous devez observer qu'en ces aventures nous allions toujours fort bien vêtues et je portais de très bons habits, avec une montre d'or au côté, semblant autant d'une dame que d'autres.

À peine avais-je parlé que l'autre dame se mit à crier aussi: «Au voleur», car on venait, dit-elle, d'essayer de décrocher sa montre.

Quand j'avais touché sa montre, j'étais tout près d'elle, mais quand je m'écriai, je m'arrêtai pour ainsi dire court, et la foule l'entraînant un peu en avant, elle fit du bruit aussi, mais ce fut à quelque distance de moi, si bien qu'elle ne me soupçonna pas le moins du monde; mais quand elle cria «au voleur», quelqu'un s'écria: «Oui-dà, et il y en a un autre par ici, on vient d'essayer de voler madame.»

Dans ce même instant, un peu plus loin dans la foule, et à mon grand bonheur, on cria encore: «Au voleur!» et vraiment on prit un jeune homme sur le fait. Ceci, bien qu'infortuné pour le misérable, arriva fort à point pour mon cas, malgré que j'eusse bravement porté jusque-là mon assurance; mais maintenant il n'y avait plus de doute, et toute la partie flottante de la foule se porta par là, et le pauvre garçon fut livré à la fureur de la rue, qui est une cruauté que je n'ai point besoin de décrire, et que pourtant ils préfèrent toujours à être envoyés à Newgate où ils demeurent souvent longtemps, et parfois sont pendus, et le mieux qu'ils puissent y attendre, s'ils sont convaincus, c'est d'être déportés.

Ainsi j'échappai de bien près, et je fus si effrayée que je ne m'attaquai plus aux montres d'or pendant un bon moment.

Cependant ma gouvernante me conduisait dans tous les détails de la mauvaise vie que je menais maintenant, comme si ce fût par la main, et me donnait de telles instructions, et je les suivais si bien que je devins la plus grande artiste de mon temps; et je me tirais de tous les dangers avec une si subtile dextérité, que tandis que plusieurs de mes camarades se firent enfermer à Newgate, dans le temps qu'elles avaient pratiqué le métier depuis une demi-année, je le pratiquais maintenant depuis plus de cinq ans et les gens de Newgate ne faisaient pas tant que me connaître; ils avaient beaucoup entendu parler de moi, il est vrai, et m'attendaient bien souvent mais je m'étais toujours échappée, quoique bien des fois dans le plus extrême danger.

Un des plus grands dangers où j'étais maintenant, c'est que j'étais trop connue dans le métier; et quelques-unes de celles dont la haine était due plutôt à l'envie qu'à aucune injure que je leur eusse faite, commencèrent de se fâcher que j'échappasse toujours quand elles se faisaient toujours prendre et emporter à Newgate. Ce furent elles qui me donnèrent le nom de Moll Flanders, car il n'avait pas plus d'affinité avec mon véritable nom ou avec aucun des noms sous lesquels j'avais passé que le noir n'a de parenté avec le blanc, sinon qu'une fois, ainsi que je l'ai dit, je m'étais fait appeler Mme Flanders quand je m'étais réfugiée à la Monnaie; mais c'est ce que ces coquines ne surent jamais, et je ne pus pas apprendre davantage comment elles vinrent à me donner ce nom, ou à quelle occasion.

Je fus bientôt informée que quelques-unes de celles qui s'étaient fait emprisonner dans Newgate avaient juré de me dénoncer; et comme je savais que deux ou trois d'entre elles n'en étaient que trop capables, je fus dans un grand souci et je restai enfermée pendant un bon temps; mais ma gouvernante qui était associée à mon succès, et qui maintenant jouait à coup sûr, puisqu'elle n'avait point de part à mes risques, ma gouvernante, dis-je, montra quelque impatience de me voir mener une vie si inutile et si peu profitable, comme elle disait; et elle imagina une nouvelle invention pour me permettre de sortir, qui fut de me vêtir d'habits d'homme, et de me faire entrer ainsi dans une profession nouvelle.

J'étais grande et bien faite, mais la figure un peu trop lisse pour un homme; pourtant, comme je sortais rarement avant la nuit, ce ne fut pas trop mal; mais je mis longtemps à apprendre à me tenir dans mes nouveaux habits; il était impossible d'être aussi agile, prête à point, et adroite en toutes ces choses, dans des vêtements contraires à la nature; et ainsi que je faisais tout avec gaucherie, ainsi n'avais-je ni le succès ni la facilité d'échapper que j'avais eus auparavant, et je résolus d'abandonner cette méthode: mais ma résolution fut confirmée bientôt après par l'accident suivant.

Ainsi que ma gouvernante m'avait déguisée en homme, ainsi me joignit-elle à un homme, jeune garçon assez expert en son affaire, et pendant trois semaines nous nous entendîmes fort bien ensemble. Notre principale occupation était de guetter les comptoirs dans les boutiques et d'escamoter n'importe quelle marchandise qu'on avait laissé traîner par négligence, et dans ce genre de travail nous fîmes plusieurs bonnes affaires, comme nous disions. Et comme nous étions toujours ensemble, nous devînmes fort intimes; pourtant il ne sut jamais que je n'étais pas un homme; non, quoique à plusieurs reprises je fusse rentrée avec lui dans son logement, suivant les besoins de nos affaires, et que j'eusse couché avec lui quatre ou cinq fois pendant toute la nuit; mais notre dessein était ailleurs, et il était absolument nécessaire pour moi de lui cacher mon sexe, ainsi qu'il parut plus tard. D'ailleurs les conditions de notre vie, où nous entrions tard, et où nous avions des affaires qui exigeaient que personne ne pût entrer dans notre logement, étaient telles qu'il m'eût été impossible de refuser de coucher avec lui, à moins de lui révéler mon sexe; mais, comme il est, je parvins à me dissimuler effectivement.

Mais sa mauvaise et ma bonne fortune mirent bientôt fin à cette vie, dont il faut l'avouer, j'étais lasse aussi. Nous avions fait plusieurs belles prises en ce nouveau genre de métier; mais la dernière aurait été extraordinaire.

Il y avait une boutique dans une certaine rue, dont le magasin, qui était derrière, donnait dans une autre rue, la maison faisant le coin.

Par la fenêtre du magasin, nous aperçûmes sur le comptoir ou étal qui était juste devant cinq pièces de soie, avec d'autres étoffes; et quoiqu'il fît presque sombre, pourtant les gens étant occupés dans le devant de la boutique n'avaient pas eu le temps de fermer ces fenêtres ou bien l'avaient oublié.

Là-dessus le jeune homme fut si ravi par la joie qu'il ne put se retenir; tout cela était, disait-il, à sa portée; et il m'affirma sous de violents jurons qu'il l'aurait, dût-il forcer la maison; je l'en dissuadai un peu, mais vis qu'il n'y avait point de remède; si bien qu'il s'y précipita à la hâte, fit glisser avec assez d'adresse un des carreaux de la fenêtre à châssis, prit quatre pièces de soie, et revint jusqu'à moi en les tenant, mais fut immédiatement poursuivi par une terrible foule en tumulte; nous étions debout l'un à côté de l'autre, en vérité, mais je n'avais pris aucun des objets qu'il portait à la main, quand je lui soufflai rapidement:

—Tu es perdu!

Il courut comme l'éclair, et moi de même; mais la poursuite était plus ardente contre lui parce qu'il emportait les marchandises; il laissa tomber deux des pièces de soie, ce qui les arrêta un instant; mais la foule augmenta et nous poursuivit tous deux, ils le prirent bientôt après avec les deux pièces qu'il tenait, et puis les autres me suivirent. Je courus de toutes mes forces et arrivai jusqu'à la maison de ma gouvernante où quelques gens aux yeux acérés me suivirent si chaudement qu'ils m'y bloquèrent: ils ne frappèrent pas aussitôt à la porte, ce qui me donna le temps de rejeter mon déguisement, et de me vêtir de mes propres habits; d'ailleurs, quand ils y arrivèrent, ma gouvernante, qui avait son conte tout prêt, tint sa porte fermée, et leur cria qu'aucun homme n'était entré chez elle; la foule affirma qu'on avait vu entrer un homme et menaça d'enfoncer la porte.

Ma gouvernante, point du tout surprise, leur répondit avec placidité, leur assura qu'ils pourraient entrer fort librement et fouiller sa maison, s'ils voulaient mener avec eux un commissaire, et ne laisser entrer que tels que le commissaire admettrait, étant déraisonnable de laisser entrer toute une foule; c'est ce qu'ils ne purent refuser, quoique ce fût une foule. On alla donc chercher un commissaire sur-le-champ; et elle fort librement ouvrit la porte; le commissaire surveilla la porte et les hommes qu'il avait appointés fouillèrent la maison, ma gouvernante allant avec eux de chambre en chambre. Quand elle vint à ma chambre, elle m'appela, et cria à haute voix:

—Ma cousine, je vous prie d'ouvrir votre porte; ce sont des messieurs qui sont obligés d'entrer afin d'examiner votre chambre.

J'avais avec moi une enfant, qui était la petite-fille de ma gouvernante, comme elle l'appelait; et je la priai d'ouvrir la porte; et j'étais là, assise au travail, avec un grand fouillis d'affaires autour de moi, comme si j'eusse été au travail toute la journée, dévêtue et n'ayant que du linge de nuit sur la tête et une robe de chambre très lâche; ma gouvernante me fit une manière d'excuse pour le dérangement qu'on me donnait, et m'en expliqua en partie l'occasion, et qu'elle n'y voyait d'autre remède que de leur ouvrir les portes et de leur permettre de se satisfaire, puisque tout ce qu'elle avait pu leur dire n'y avait point suffi. Je restai tranquillement assise et les priai de chercher tant qu'il leur plairait; car s'il y avait personne dans la maison, j'étais certaine que ce n'était point dans ma chambre; et pour le reste de la maison, je n'avais point à y contredire, ne sachant nullement de quoi ils étaient en quête.

Tout autour de moi avait l'apparence si innocente et si honnête qu'ils me traitèrent avec plus de civilité que je n'attendais, mais ce ne fut qu'après avoir minutieusement fouillé la chambre jusque sous le lit, dans le lit, et partout ailleurs où il était possible de cacher quoi que ce fût; quand ils eurent fini, sans avoir pu rien trouver, ils me demandèrent pardon et redescendirent l'escalier.

Quand ils eurent eu ainsi fouillé la maison de la cave au grenier, et puis du grenier à la cave, sans avoir pu rien trouver, ils apaisèrent assez bien la populace; mais ils emmenèrent ma gouvernante devant la justice; deux hommes jurèrent qu'ils avaient vu l'homme qu'ils poursuivaient entrer dans sa maison; ma gouvernante s'enleva dans ses paroles et fit grand bruit sur ce qu'on insultait sa maison et qu'on la traitait ainsi pour rien; que si un homme était entré, il pourrait bien en ressortir tout à l'heure, pour autant qu'elle en sût, car elle était prête à faire serment qu'aucun homme à sa connaissance n'avait passé sa porte de tout le jour, ce qui était fort véritable; qu'il se pouvait bien que tandis qu'elle était en haut quelque individu effrayé eût pu trouver la porte ouverte et s'y précipiter pour chercher abri s'il était poursuivi, mais qu'elle n'en savait rien; et s'il en avait été ainsi, il était certainement ressorti, peut-être par l'autre porte, car elle avait une autre porte donnant dans une allée, et qu'ainsi il s'était échappé.

Tout cela était vraiment assez probable; et le juge se contenta de lui faire prêter le serment qu'elle n'avait point reçu ou admis d'homme en sa maison dans le but de le cacher, protéger, ou soustraire à la justice; serment qu'elle pouvait prêter de bonne foi, ce qu'aussi bien elle fit, et ainsi fut congédiée.

Il est aisé de juger dans quelle frayeur je fus à cette occasion, et il fut impossible à ma gouvernante de jamais m'amener à me déguiser de nouveau; en effet, lui disais-je, j'étais certaine de me trahir.

Mon pauvre complice en cette mésaventure était maintenant dans un mauvais cas; il fut emmené devant le Lord-Maire et par Sa Seigneurie envoyé à Newgate, et les gens qui l'avaient pris étaient tellement désireux, autant que possible, de le poursuivre, qu'ils s'offrirent à assister le jury en paraissant à la session afin de soutenir la charge contre lui.

Pourtant il obtint un sursis d'accusation, sur promesse de révéler ses complices, et en particulier l'homme avec lequel il avait commis ce vol; et il ne manqua pas d'y porter tous ses efforts, car il donna mon nom, qu'il dit être Gabriel Spencer, qui était le nom sous lequel je passais auprès de lui; et voilà où paraît la prudence que j'eus en me cachant de lui, sans quoi j'eusse été perdue.

Il fit tout ce qu'il put pour découvrir ce Gabriel Spencer; il le décrivit; il révéla l'endroit où il dit que je logeais; et, en un mot, tous les détails qu'il fut possible sur mon habitation; mais lui ayant dissimulé la principale circonstance, c'est-à-dire mon sexe, j'avais un vaste avantage, et il ne put arriver à moi; il mit dans la peine deux ou trois familles par ses efforts pour me retrouver; mais on n'y savait rien de moi, sinon qu'il avait eu un camarade, qu'on avait vu, mais sur lequel on ne savait rien; et quant à ma gouvernante, bien qu'elle eût été l'intermédiaire qui nous fit rencontrer, pourtant la chose avait été faite de seconde main, et il ne savait rien d'elle non plus.

Ceci tourna à son désavantage, car ayant fait la promesse de découvertes sans pouvoir la tenir, on considéra qu'il avait berné la justice, et il fut plus férocement poursuivi par le boutiquier.

J'étais toutefois affreusement inquiète pendant tout ce temps, et afin d'être tout à fait hors de danger, je quittai ma gouvernante pour le moment, mais ne sachant où aller, j'emmenai une fille de service, et je pris le coche pour Dunstable où j'allai voir mon ancien hôte et mon hôtesse, à l'endroit où j'avais si bravement vécu avec mon mari du Lancashire; là je lui contai une histoire affectée, que j'attendais tous les jours mon mari qui revenait d'Irlande, et que je lui avais envoyé une lettre pour lui faire savoir que je le joindrais à Dunstable dans son hôtellerie, et qu'il débarquerait certainement, s'il avait bon vent, d'ici peu de jours; de sorte que j'étais venue passer quelques jours avec eux en attendant son arrivée; car il viendrait ou bien par la poste ou bien par le coche de West-Chester, je ne savais pas au juste; mais quoi que ce fût, il était certain qu'il descendrait dans cette maison afin de me joindre.

Mon hôtesse fut extrêmement heureuse de me voir, et mon hôte fit un tel remue-ménage que si j'eusse été une princesse je n'eusse pu être mieux reçue, et on m'aurait volontiers gardée un mois ou deux si je l'avais cru bon.

Mais mon affaire était d'autre nature; j'étais très inquiète (quoique si bien déguisée qu'il était à peine possible de me découvrir) et je craignais que cet homme me trouvât et malgré qu'il ne pût m'accuser de son vol, lui ayant persuadé de ne point s'y aventurer, et ne m'y étant point mêlée moi-même, pourtant il eût pu me charger d'autres choses, et acheter sa propre vie aux dépens de la mienne.

Ceci m'emplissait d'horribles appréhensions; je n'avais ni ressource, ni amie, ni confidente que ma vieille gouvernante, et je ne voyais d'autre remède que de remettre ma vie entre ses mains; et c'est ce que je fis, car je lui fis savoir mon adresse et je reçus plusieurs lettres d'elle pendant mon séjour. Quelques-unes me jetèrent presque hors du sens, à force d'effroi; mais à la fin elle m'envoya la joyeuse nouvelle qu'il était pendu, qui était la meilleure nouvelle pour moi que j'eusse apprise depuis longtemps.

J'étais restée là cinq semaines et j'avais vécu en grand confort vraiment, si j'excepte la secrète anxiété de mon esprit; mais quand je reçus cette lettre, je repris ma mine agréable, et dis à mon hôtesse que je venais de recevoir une lettre de mon époux d'Irlande, que j'avais d'excellentes nouvelles de sa santé, mais la mauvaise nouvelle que ses affaires ne lui permettaient pas de partir si tôt qu'il l'eût espéré, si bien qu'il était probable que j'allais rentrer sans lui.

Mon hôtesse, cependant, me félicita des bonnes nouvelles, et que je fusse rassurée sur sa santé:

—Car j'ai remarqué, madame, dit-elle, que vous n'aviez pas l'air si gaie que d'ordinaire; par ma foi, vous deviez être tout enfoncée dans votre souci, dit la bonne femme; on voit bien que vous êtes toute changée, et voilà votre bonne humeur revenue, dit-elle.

—Allons, allons, je suis fâché que monsieur n'arrive pas encore, dit mon hôte; cela m'aurait réjoui le cœur de le voir; quand vous serez assurée de sa venue, faites un saut jusqu'ici, madame, vous serez très fort la bienvenue toutes les fois qu'il vous plaira.

Sur tous ces beaux compliments nous nous séparâmes, et je revins assez joyeuse à Londres, où je trouvai ma gouvernante charmée tout autant que je l'étais moi-même. Et maintenant elle me dit qu'elle ne me recommanderait plus jamais d'associé; car elle voyait bien, dit-elle, que ma chance était meilleure quand je m'aventurais toute seule. Et c'était la vérité, car je tombais rarement en quelque danger quand j'étais seule, ou, si j'y tombais, je m'en tirais avec plus de dextérité que lorsque j'étais embrouillée dans les sottes mesures d'autres personnes qui avaient peut-être moins de prévoyance que moi, et qui étaient plus impatientes; car malgré que j'eusse autant de courage à me risquer qu'aucune d'elles, pourtant j'usais de plus de prudence avant de rien entreprendre, et j'avais plus de présence d'esprit pour m'échapper.

Je me suis souvent étonnée mêmement sur mon propre endurcissement en une autre façon, que regardant comment tous mes compagnons se faisaient surprendre et tombaient si soudainement dans les mains de la justice, pourtant je ne pouvais en aucun temps entrer dans la sérieuse résolution de cesser ce métier; d'autant qu'il faut considérer que j'étais maintenant très loin d'être pauvre, que la tentation de nécessité qui est la générale introduction de cette espèce de vice m'était maintenant ôtée, que j'avais près de 500£ sous la main en argent liquide, de quoi j'eusse pu vivre très bien si j'eusse cru bon de me retirer; mais dis-je, je n'avais pas tant que jadis, quand je n'avais que 200£ d'épargne, et point de spectacles aussi effrayants devant les yeux.

J'eus cependant une camarade dont le sort me toucha de près pendant un bon moment, malgré que mon impression s'effaçât aussi à la longue. Ce fut un cas vraiment d'infortune. J'avais mis la main sur une pièce de très beau damas dans la boutique d'un mercier d'où j'étais sortie toute nette; car j'avais glissé la pièce à cette camarade, au moment que nous sortions de la boutique; puis elle s'en alla de son côté, moi du mien. Nous n'avions pas été longtemps hors de la boutique que le mercier s'aperçut que la pièce d'étoffe avait disparu, et envoya ses commis qui d'un côté, qui d'un autre; et bientôt ils eurent saisi la femme qui portait la pièce, et trouvèrent le damas sur elle; pour moi je m'étais faufilée par chance dans une maison où il y avait une chambre à dentelle, au palier du premier escalier; et j'eus la satisfaction, ou la terreur, vraiment, de regarder par la fenêtre et de voir traîner la pauvre créature devant la justice, qui l'envoya sur-le-champ à Newgate.

Je fus soigneuse à ne rien tenter dans la chambre à dentelle; mais je bouleversai assez toutes les marchandises afin de gagner du temps; puis j'achetai quelques aunes de passe-poil et les payai, et puis m'en allai, le cœur bien triste en vérité pour la pauvre femme qui était en tribulation pour ce que moi seule avais volé.

Là encore mon ancienne prudence me fut bien utile; j'avais beau voler en compagnie de ces gens, pourtant je ne leur laissais jamais savoir qui j'étais, ni ne pouvaient-ils jamais découvrir où je logeais, malgré qu'ils s'efforçassent de m'épier quand je rentrais. Ils me connaissaient tous sous le nom de Moll Flanders, bien que même quelques-uns d'entre eux se doutassent plutôt que je fusse elle, qu'ils ne le savaient; mon nom était public parmi eux, en vérité; mais comment me découvrir, voilà ce qu'ils ne savaient point, ni tant que deviner où étaient mes quartiers, si c'était à l'est de Cité ou à l'ouest; et cette méfiance fut mon salut à toutes ces occasions.

Je demeurai enfermée pendant longtemps sur l'occasion du désastre de cette femme; je savais que si je tentais quoi que ce fût qui échouât, et que si je me faisais emmener en prison, elle serait là, toute prête de témoigner contre moi, et peut-être de sauver sa vie à mes dépens; je considérais que je commençais à être très bien connue de nom à Old Bailey, quoiqu'ils ne connussent point ma figure, et que si je tombais entre leurs mains, je serais traitée comme vieille délinquante; et pour cette raison, j'étais résolue à voir ce qui arriverait à cette pauvre créature avant de bouger, quoique à plusieurs reprises, dans sa détresse, je lui fis passer de l'argent pour la soulager.

À la fin son jugement arriva. Elle plaida que ce n'était point elle qui avait volé les objets; mais qu'une Mme Flanders, ainsi qu'elle l'avait entendu nommer (car elle ne la connaissait pas), lui avait donné le paquet après qu'elles étaient sorties de la boutique et lui avait dit de le rapporter chez elle. On lui demanda où était cette Mme Flanders. Mais elle ne put la produire, ni rendre le moindre compte de moi; et les hommes du mercier jurant positivement qu'elle était dans la boutique au moment que les marchandises avaient été volées, qu'ils s'étaient aperçus de leur disparition sur-le-champ, qu'ils l'avaient poursuivie, et qu'ils les avaient retrouvées sur elle, là-dessus le jury rendit le verdict «coupable»; mais la cour, considérant qu'elle n'était pas réellement la personne qui avait volé les objets et qu'il était bien possible qu'elle ne pût pas retrouver cette Mme Flanders (ce qui se rapportait à moi) par où elle eût pu sauver sa vie, ce qui était vrai, lui accorda la faveur d'être déportée, qui fut l'extrême faveur qu'elle put obtenir; sinon que la cour lui dit que si entre temps elle pouvait produire ladite Mme Flanders, la cour intercéderait pour son pardon; c'est à savoir que si elle pouvait me découvrir et me faire pendre, elle ne serait point déportée. C'est ce que je pris soin de lui rendre impossible, et ainsi elle fut embarquée en exécution de sa sentence peu de temps après.

Il faut que je le répète encore, le sort de cette pauvre femme m'affligea extrêmement; et je commençai d'être très pensive, sachant que j'étais réellement l'instrument de son désastre: mais ma pauvre vie, qui était si évidemment en danger, m'ôtait ma tendresse; et voyant qu'elle n'avait pas été mise à mort, je fus aise de sa déportation, parce qu'elle était alors hors d'état de me faire du mal, quoi qu'il advînt.

Le désastre de cette femme fut quelques mois avant celui de la dernière histoire que j'ai dite, et fut vraiment en partie l'occasion de la proposition que me fit ma gouvernante de me vêtir d'habits d'homme, afin d'aller partout sans être remarquée; mais je fus bientôt lasse de ce déguisement, ainsi que j'ai dit, parce qu'il m'exposait à trop de difficultés.

J'étais maintenant tranquille, quant à toute crainte de témoignages rendus contre moi; car tous ceux qui avaient été mêlés à mes affaires ou qui me connaissaient sous le nom de Moll Flanders étaient pendus ou déportés; et si j'avais eu l'infortune de me faire prendre, j'aurais pu m'appeler de tout autre nom que Moll Flanders, sans qu'on parvînt à me charger d'aucun ancien crime; si bien que j'entamai mon nouveau crédit avec d'autant plus de liberté et j'eus plusieurs heureuses aventures, quoique assez peu semblables à celles que j'avais eues auparavant.

Nous eûmes à cette époque un autre incendie qui survint non loin du lieu où vivait ma gouvernante et je fis là une tentative comme avant, mais n'y étant pas arrivée avant que la foule s'amassât, je ne pus parvenir jusqu'à la maison que je visais, et au lieu de butin, je rencontrai un malheur qui pensa mettre fin tout ensemble à ma vie et à mes mauvaises actions; car le feu étant fort furieux, et les gens en grande frayeur, qui déménageaient leurs meubles et les jetaient par la croisée, une fille laissa tomber d'une fenêtre un lit de plume justement sur moi; il est vrai que le lit de plume étant mol, ne pouvait point me briser les os; mais comme le poids était fort grand, il s'augmentait de sa chute, je fus renversée à terre et je demeurai un moment comme morte: d'ailleurs on ne s'inquiéta guère de me débarrasser ou de me faire revenir à moi; mais je gisais comme une morte, et on me laissa là, jusqu'à l'heure où une personne qui allait pour enlever le lit de plume m'aida à me relever; ce fut en vérité un miracle si les gens de la maison ne jetèrent point d'autres meubles afin de les y faire tomber, chose qui m'eût inévitablement tuée; mais j'étais réservée pour d'autres afflictions.

Cet accident toutefois me gâta le marché pour un temps et je rentrai chez ma gouvernante assez meurtrie et fort effrayée, et elle eut bien de la peine à me remettre sur pieds.

C'était maintenant la joyeuse époque de l'année, et la foire Saint-Barthélemy était commencée; je n'avais jamais fait d'excursion de ce côté-là, et la foire n'était point fort avantageuse pour moi; cependant cette année j'allai faire un tour dans les cloîtres, et là je tombai dans une des boutiques à rafle. C'était une chose de peu de conséquence pour moi; mais il entra un gentilhomme extrêmement bien vêtu, et très riche, et comme il arrive d'ordinaire que l'on parle à tout le monde dans ces boutiques, il me remarqua et s'adressa singulièrement à moi; d'abord il me dit qu'il allait mettre à la rafle pour moi, et c'est ce qu'il fit; et comme il gagna quelque petit lot, je crois que c'était un manchon de plumes, il me l'offrit; puis il continua de me parler avec une apparence de respect qui passait l'ordinaire; mais toujours avec infiniment de civilité, et en façon de gentilhomme.

Il me tint si longtemps en conversation, qu'à la fin il me tira du lieu où on jouait à la rafle jusqu'à la porte de la boutique, puis m'en fit sortir pour me promener dans le cloître, ne cessa point de me parler légèrement de mille choses, sans qu'il y eût rien au propos; enfin il me dit qu'il était charmé de ma société, et me demanda si je n'oserais point monter en carrosse avec lui: il me dit qu'il était homme d'honneur, et qu'il ne tenterait rien d'inconvenant. Je parus répugnante d'abord, mais je souffris de me laisser importuner un peu; enfin je cédai.

Je ne savais que penser du dessein de ce gentilhomme; mais je découvris plus tard qu'il avait la tête brouillée par les fumées du vin qu'il avait bu, et qu'il ne manquait pas d'envie d'en boire davantage. Il m'emmena au Spring-Garden, à Knightsbridge, où nous nous promenâmes dans les jardins, et où il me traita fort bravement; mais je trouvai qu'il buvait avec excès; il me pressa de boire aussi—mais je refusai.

Jusque-là il avait gardé sa parole, et n'avait rien tenté qui fût contre la décence; nous remontâmes en carrosse, et il me promena par les rues, et à ce moment il était près de dix heures du soir, qu'il fit arrêter le carrosse à une maison où il paraît qu'il était connu et où on ne fit point scrupule de nous faire monter l'escalier et de nous faire entrer dans une chambre où il y avait un lit; d'abord je parus répugnante à monter; mais, après quelques paroles, là encore je cédai, ayant en vérité le désir de voir l'issue de cette affaire, et avec l'espoir d'y gagner quelque chose, en fin de compte; pour ce qui était du lit, etc., je n'étais pas fort inquiète là-dessus.

Ici il commença de se montrer un peu plus libre qu'il n'avait promis: et moi, peu à peu, je cédai à tout; de sorte qu'en somme il fit de moi ce qu'il lui plut: point n'est besoin d'en dire davantage. Et cependant il buvait d'abondance; et vers une heure du matin nous remontâmes dans le carrosse; l'air et le mouvement du carrosse lui firent monter les vapeurs de la boisson à la tête; il montra quelque agitation et voulut recommencer ce qu'il venait de faire; mais moi, sachant bien que je jouais maintenant à coup sûr, je résistai, et je le fis tenir un peu tranquille, d'où à peine cinq minutes après il tomba profondément endormi.

Je saisis cette occasion pour le fouiller fort minutieusement; je lui ôtai une montre en or, avec une bourse de soie pleine d'or, sa belle perruque à calotte pleine, et ses gants à frange d'argent, son épée et sa belle tabatière; puis ouvrant doucement la portière du carrosse, je me tins prête à sauter tandis que le carrosse marcherait; mais comme le carrosse s'arrêtait dans l'étroite rue qui est de l'autre côté de Temple-Bar pour laisser passer un autre carrosse, je sortis sans bruit, refermai la portière, et faussai compagnie à mon gentilhomme et au carrosse tout ensemble.

C'était là en vérité une aventure imprévue et où je n'avais eu aucune manière de dessein; quoique je ne fusse pas déjà si loin de la joyeuse partie de la vie pour oublier comment il fallait se conduire quand un sot aussi aveuglé par ses appétits ne reconnaîtrait pas une vieille femme d'une jeune. Je paraissais en vérité dix ou douze ans de moins que je n'avais; pourtant je n'étais point une jeune fille de dix-sept ans, et il était aisé de le voir. Il n'y a rien de si absurde, de si extravagant ni de si ridicule, qu'un homme qui a la tête échauffée tout ensemble par le vin et par un mauvais penchant de son désir; il est possédé à la fois par deux démons, et ne peut pas plus se gouverner par raison qu'un moulin ne saurait moudre sans eau; le vice foule aux pieds tout ce qui était bon en lui; oui et ses sens mêmes sont obscurcis par sa propre rage, et il agit en absurde à ses propres yeux: ainsi il continuera de boire, étant déjà ivre; il ramassera une fille commune, sans se soucier de ce qu'elle est ni demander qui elle est: saine ou pourrie, propre ou sale, laide ou jolie, vieille ou jeune; si aveuglé qu'il ne saurait distinguer. Un tel homme est pire qu'un lunatique; poussé par sa tête ridicule, il ne sait pas plus ce qu'il fait que ne le savait mon misérable quand je lui tirai de la poche sa montre et sa bourse d'or.

Ce sont là les hommes dont Salomon dit:

«—Ils marchent comme le bœuf à l'abattoir, jusqu'à ce que le fer leur perce le foie.»

Admirable description d'ailleurs de l'horrible maladie, qui est une contagion empoisonnée et mortelle se mêlant au sang dont le centre ou fontaine est dans le foie; d'où par la circulation rapide de la masse entière, cet affreux fléau nauséabond frappe immédiatement le foie, infecte les esprits, et perce les entrailles comme d'un fer.

Il est vrai que le pauvre misérable sans défense n'avait rien à craindre de moi; quoique j'eusse grande appréhension d'abord sur ce que je pouvais avoir à craindre de lui; mais c'était vraiment un homme digne de pitié en tant qu'il était de bonne sorte; un gentilhomme n'ayant point de mauvais dessein; homme de bon sens et belle conduite: personne agréable et avenante, de contenance sobre et ferme, de visage charmant et beau, et tout ce qui pouvait plaire, sinon qu'il avait un peu bu par malheur la nuit d'avant; qu'il ne s'était point mis au lit, ainsi qu'il me dit quand nous fûmes ensemble; qu'il était échauffé et que son sang était enflammé par le vin; et que dans cette condition sa raison, comme si elle fut endormie, l'avait abandonné.

Pour moi, mon affaire, c'était son argent et ce que je pouvais gagner sur lui et ensuite si j'eusse pu trouver quelque moyen de le faire, je l'eusse renvoyé sain et sauf chez lui en sa maison, dans sa famille, car je gage dix contre un qu'il avait une femme honnête et vertueuse et d'innocents enfants qui étaient inquiets de lui et qui auraient bien voulu qu'il fût rentré pour prendre soin de lui jusqu'à ce qu'il se remit. Et puis avec quelle honte et quel regret il considérerait ce qu'il avait fait! Comme il se reprocherait d'avoir lié fréquentation avec une p...! Ramassée dans le pire des mauvais lieux, le cloître, parmi l'ordure et la souillure de la ville! Comme il tremblerait de crainte d'avoir pris la..., de crainte que le fer lui eût percé le foie! Comme il se haïrait lui-même chaque fois qu'il regarderait la folie et la brutalité de sa débauche! Comme il abhorrerait la pensée, s'il avait quelques principes d'honneur, de donner aucune maladie s'il en avait—et était-il sûr de n'en point avoir?—à sa femme chaste et vertueuse, et de semer ainsi la contagion dans le sang vital de sa postérité!

Si de tels gentilshommes regardaient seulement les méprisables pensées qu'entretiennent sur eux les femmes mêmes dont ils sont occupés en des cas tels que ceux-ci, ils en auraient du dégoût. Ainsi que j'ai dit plus haut, elles n'estiment point le plaisir; elles ne sont soulevées par aucune inclination pour l'homme; la g... passive ne pense à d'autre plaisir qu'à l'argent, et quand il est tout ivre en quelque sorte par l'extase de son mauvais plaisir, les mains de la fille sont dans ses poches en quête de ce qu'elle y peut trouver, et il ne s'en aperçoit pas plus au moment de sa folie qu'il ne le peut prévoir dans l'instant qu'il a commencé.

J'ai connu une femme qui eut tant d'adresse avec un homme qui en vérité ne méritait point d'être mieux traité, que pendant qu'il était occupé avec elle d'une autre manière, elle fit passer sa bourse qui contenait vingt guinées hors de son gousset où il l'avait mise de crainte qu'elle la lui prît, et glissa à la place une autre bourse pleine de jetons dorés. Après qu'il eut fini, il lui dit:

—Voyons! ne m'as-tu point volé?

Elle se mit à plaisanter et lui dit qu'elle ne pensait pas qu'il eût beaucoup d'argent à perdre. Il mit la main à son gousset, et tâta sa bourse des doigts, d'où il fut rassuré, et ainsi elle s'en alla avec son argent. Et c'était là le métier de cette fille. Elle avait une montre d'or faux et dans sa poche une bourse pleine de jetons toute prête à de semblables occasions, et je ne doute point qu'elle ne pratiquât son métier avec succès.

Je rentrai chez ma gouvernante avec mon butin, et vraiment quand je lui contai l'histoire, elle put à peine retenir ses larmes de penser comment un tel gentilhomme courait journellement le risque de se perdre chaque fois qu'un verre de vin lui montait à la tête.

Mais quant à mon aubaine, et combien totalement je l'avais dépouillé, elle me dit qu'elle en était merveilleusement charmée.

—Oui, mon enfant, dit-elle, voilà une aventure qui sans doute servira mieux à le guérir que tous les sermons qu'il entendra jamais dans sa vie.

Et si le reste de l'histoire est vrai, c'est ce qui arriva en effet.

Je trouvai le lendemain qu'elle s'enquérait merveilleusement de ce gentilhomme. La description que je lui en donnai, ses habits, sa personne, son visage, tout concourait à la faire souvenir d'un gentilhomme dont elle connaissait le caractère. Elle demeura pensive un moment et comme je continuais à lui donner des détails, elle se met à dire:

—Je parie cent livres que je connais cet homme.

—J'en suis fâchée, dis-je, car je ne voudrais pas qu'il fût exposé pour tout l'or du monde. On lui a déjà fait assez de mal, et je ne voudrais pas aider à lui en faire davantage.

—Non, non, dit-elle, je ne veux pas lui faire de mal, mais tu peux bien me laisser satisfaire un peu ma curiosité, car si c'est lui, je te promets bien que je le retrouverai.

Je fus un peu effarée là-dessus, et lui dis le visage plein d'une inquiétude apparente qu'il pourrait donc par le même moyen me retrouver, moi et qu'alors j'étais perdue. Elle repartit vivement:

—Eh quoi! penses-tu donc que je vais te trahir? mon enfant. Non, non, dit-elle, quand il dût avoir dix fois plus d'état, j'ai gardé ton secret dans des choses pires que celle-ci. Tu peux bien te fier à moi pour cette fois.

Alors je n'en dis point davantage.

Elle disposa son plan d'autre manière et sans me le faire connaître, mais elle était résolue à tout découvrir; si bien qu'elle va trouver une certaine personne de ses amis qui avait accointance dans la famille qu'elle supposait, et lui dit qu'elle avait une affaire extraordinaire avec tel gentilhomme (qui—soit dit en passant—n'était rien de moins qu'un baronnet, et de très bonne famille) et qu'elle ne savait comment parvenir jusqu'à lui sans être introduite dans la maison. Son amie lui promit sur-le-champ de l'y aider, et en effet s'en va voir si le gentilhomme était en ville.

Le lendemain elle arrive chez ma gouvernante et lui dit que Sir ** était chez lui, mais qu'il lui était arrivé quelque accident, qu'il était fort indisposé, et qu'il était impossible de le voir.

—Quel accident? dit ma gouvernante, en toute hâte, comme si elle fût surprise.

—Mais, répond mon amie, il était allé à Hampstead pour y rendre visite à un gentilhomme de ses amis, et comme il revenait, il fut attaqué et volé; et ayant un peu trop bu, comme on croit, les coquins le maltraitèrent, et il est fort indisposé.

—Volé! dit ma gouvernante et que lui a-t-on pris?

—Mais, répond son amie, on lui a pris sa montre en or, et sa tabatière d'or, sa belle perruque, et tout l'argent qui était dans sa poche, somme à coup sûr considérable, car Sir *** ne sort jamais sans porter une bourse pleine de guinées sur lui.

—Bah, bah! dit ma vieille gouvernante, gouailleuse, je vous parie bien qu'il était ivre, qu'il a pris une p... et qu'elle lui a retourné les poches; et puis il est rentré trouver sa femme, et lui conte qu'on l'a volé; c'est une vieille couleur; on joue mille tours semblables aux pauvres femmes tous les jours.

—Fi, dit son amie, je vois bien que vous ne connaissez point Sir ***: c'est bien le plus honnête gentilhomme qu'il y ait au monde; il n'y a pas dans toute la cité d'homme plus élégant ni de personne plus sobre et plus modeste; il a horreur de toutes ces choses; il n'y a personne qui le connaisse à qui pareille idée pût venir.

—Allons, allons, dit ma gouvernante, ce ne sont point mes affaires; autrement je vous assure que je trouverais là dedans quelque peu de ce que j'ai dit: tous vos hommes de réputation modeste ne valent parfois guère mieux que les autres! ils ont seulement meilleure tenue, ou si vous voulez, ce sont de meilleurs hypocrites.

—Non, non, dit mon amie; je puis vous assurer que Sir *** n'est point un hypocrite; c'est vraiment un gentilhomme sobre et honnête et sans aucun doute il a été volé.

—Nenni, dit ma gouvernante, je ne dis point le contraire; ce ne sont pas mes affaires, vous dis-je; je veux seulement lui parler: mon affaire est d'autre nature.

—Mais, dit son amie, quelle que soit la nature de votre affaire, c'est impossible en ce moment; vous ne sauriez le voir: il est très indisposé et fort meurtri.

—Ah oui! dit ma gouvernante, il est donc tombé en de bien mauvaises mains?

Et puis elle demanda gravement:

—Où est-il meurtri, je vous prie?

—Mais à la tête, dit mon amie, à une de ses mains et à la figure, car ils l'ont traité avec barbarie.

—Pauvre gentilhomme, dit ma gouvernante; alors il faut que j'attende qu'il soit remis, et elle ajouta: j'espère que ce sera bientôt.

Et la voilà partie me raconter l'histoire.

—J'ai trouvé ton beau gentilhomme, dit-elle,—et certes c'était un beau gentilhomme—mais, Dieu ait pitié de lui,—il est maintenant dans une triste passe; je me demande ce que diable tu lui as fait; ma foi, tu l'as presque tué.

Je la regardai avec assez de désordre.

—Moi le tuer! dis-je; vous devez vous tromper sur la personne; je suis sûre de ne lui avoir rien fait; il était fort bien quand je le quittai, dis-je, sinon qu'il était ivre et profondément endormi.

—Voilà ce que je ne sais point, dit-elle, mais à cette heure il est dans une triste passe; et la voilà qui me raconte tout ce que son amie avait dit.

—Eh bien alors, dis-je, c'est qu'il est tombé dans de mauvaises mains après que je l'ai quitté, car je l'avais laissé en assez bon état.

Environ dix jours après, ma gouvernante retourne chez son amie, pour se faire introduire chez ce gentilhomme; elle s'était enquise cependant par d'autres voies et elle avait ouï dire qu'il était remis; si bien qu'on lui permit de lui parler.

C'était une femme d'une adresse admirable, et qui n'avait besoin de personne pour l'introduire; elle dit son histoire bien mieux que je ne saurai la répéter, car elle était maîtresse de sa langue, ainsi que j'ai déjà dit. Elle lui conta qu'elle venait, quoique étrangère, dans le seul dessein de lui rendre service, et qu'il trouverait qu'elle ne venait point à une autre fin; qu'ainsi qu'elle arrivait simplement à titre si amical, elle lui demandait la promesse que, s'il n'acceptait pas ce qu'elle proposerait officiellement, il ne prit pas en mauvaise part qu'elle se fût mêlée de ce qui n'était point ses affaires; elle l'amura qu'ainsi que ce qu'elle avait à dire était un secret qui n'appartenait qu'à lui, ainsi, qu'il acceptât son offre ou non, la chose resterait secrète pour tout le monde, à moins qu'il la publiât lui-même; et que son refus ne lui ôterait pas le respect qu'elle entretenait pour lui, au point qu'elle lui fit la moindre injure, de sorte qu'il avait pleine liberté d'agir ainsi qu'il le jugerait bon.

Il prit l'air fort fuyant d'abord et dit qu'il ne connaissait rien en ses affaires qui demandât beaucoup de secret, qu'il n'avait jamais fait tort à personne et qu'il ne se souciait pas de ce qu'on pouvait dire de lui; que ce n'était point une partie de son caractère d'être injuste pour quiconque et qu'il ne pouvait point s'imaginer en quoi aucun homme pût lui rendre service, mais que s'il était ainsi qu'elle avait dit, il ne pouvait se fâcher qu'on s'efforçât de le servir, et qu'il la laissait donc libre de parler ou de ne point parler à sa volonté.

Elle le trouva si parfaitement indifférent qu'elle eut presque de la crainte à aborder la question. Cependant après plusieurs détours, elle lui dit que par un accident incroyable, elle était venue à avoir une connaissance particulière de cette malheureuse aventure où il était tombé, et en une manière telle qu'il n'y avait personne au monde qu'elle-même et lui qui en fussent informés, non, pas même la personne qui avait été avec lui.

Il prit d'abord une mine un peu en colère.

—Quelle aventure? dit-il.

—Mais, dit-elle, quand vous avez été volé au moment vous veniez de Knightsbr... Hampstead, monsieur, voulais-je dire, dit-elle, ne soyez pas surpris, monsieur, dit-elle, que je puisse vous rendre compte de chaque pas que vous avez fait ce jour-là depuis le cloître à Smithfield jusqu'au Spring-Garden à Knightsbridge et de là au *** dans le Strand, et comment vous restâtes endormi dans le carrosse ensuite; que ceci, dis-je, ne vous surprenne point, car je ne viens pas, monsieur, vous tirer de l'argent. Je ne vous demande rien et, je vous assure que la femme qui était avec vous ne sait point du tout qui vous êtes et ne le saura jamais. Et pourtant peut-être que je peux vous servir plus encore, car je ne suis pas venue tout nuement pour vous faire savoir que j'étais informée de ces choses comme si je vous eusse demandé le prix de mon silence; soyez persuadé, monsieur, dit-elle, que, quoi que vous jugiez bon de faire ou de me dire, tout restera secret autant que si je fusse dans ma tombe.

Il fut étonné de son discours et lui dit gravement:

—Madame, vous êtes une étrangère pour moi, mais il est bien infortuné que vous ayez pénétré le secret de la pire action de ma vie et d'une chose dont je suis justement honteux; en quoi la seule satisfaction que j'avais était que je pensais qu'elle fût connue seulement de Dieu et de ma propre conscience.

—Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne point compter la connaissance que j'ai de ce secret comme une part de votre malheur; c'est une chose où je pense que vous fûtes entraîné par surprise, et peut-être que la femme usa de quelque art pour vous y pousser. Toutefois vous ne trouverez jamais de juste cause, dit-elle, de vous repentir que je sois venue à l'apprendre, ni votre bouche ne peut-elle être là-dedans plus muette que je ne l'ai été et le serai jamais.

—Eh bien, dit-il, c'est que je veux rendre justice aussi à cette femme. Quelle qu'elle soit, je vous assure qu'elle ne me poussa à rien. Elle s'efforça plutôt de résister; c'est ma propre extravagance et ma folie qui m'entraînèrent à tout, oui, et qui l'y entraînèrent aussi. Je ne veux point lui faire tort. Pour ce qu'elle m'a pris, je ne pouvais m'attendra à rien de moins d'elle en la condition où j'étais, et à cette heure encore, je ne sais point si c'est elle qui m'a volé ou si c'est le cocher. Si c'est elle, je lui pardonne. Je crois que tous les gentilshommes qui agissent ainsi que je l'ai fait devraient être traités de même façon; mais je suis plus tourmenté d'autres choses que de tout ce qu'elle m'a ôté.

Ma gouvernante alors commença d'entrer dans toute l'affaire, et il s'ouvrit franchement à elle. D'abord elle lui dit en réponse à ce qu'elle lui avait dit sur moi:

—Je suis heureuse, monsieur, que vous montriez tant de justice à la personne avec laquelle vous êtes allé. Je vous assure que c'est une femme de qualité, et que ce n'est point une fille commune de la ville, et quoi que vous ayez obtenu d'elle, je suis persuadée que ce n'est pas son métier. Vous avez couru un grand risque en vérité, monsieur, mais si c'est là une partie de votre tourment, vous pouvez être parfaitement tranquille, car je vous jure que pas un homme ne l'a touchée avant vous depuis son mari, et il est mort voilà tantôt huit ans.

Il parut que c'était là sa peine et qu'il était en grande frayeur là dessus. Toutefois sur les paroles de ma gouvernante, il parut enchanté et dit:

—Eh bien, madame, pour vous parler tout net, si j'étais sûr de ce que vous me dites, je ne me soucierais point tant de ce que j'ai perdu. La tentation était grande, et peut-être qu'elle était pauvre et qu'elle en avait besoin.

—Si elle n'eût pas été pauvre, monsieur, dit-elle, je vous jure qu'elle ne vous aurait jamais cédé, et, ainsi que sa pauvreté l'entraîna d'abord à vous laisser faire ce que vous fîtes, ainsi la même pauvreté la poussa à se payer à la fin, quand elle vit que vous étiez en une telle condition que si elle ne l'avait point fait, peut-être que le prochain cocher ou porteur de chaises l'eût pu faire à votre plus grand dam.

—Eh bien! dit-il, grand bien lui fasse! Je le répète encore, tous les gentilshommes qui agissent ainsi devraient être traités de la même manière, et cela les porterait à veiller sur leurs actions. Je n'ai point d'inquiétude là-dessus que relativement au sujet dont nous avons parlé. Là, il entra en quelques libertés avec elle sur ce qui s'était passé entre nous, chose qu'il ne convient pas qu'une femme écrive, et sur la grande terreur qui pesait sur son esprit pour sa femme, de crainte qu'il eût reçu quelque mal de moi et le communiquât. Il lui demanda enfin si elle ne pouvait lui procurer une occasion de me parler.

Ma gouvernante lui donna de pleines assurances sur ce que j'étais une femme exempte de toutes choses pareilles et qu'il pouvait avoir autant de tranquillité là-dessus que si c'eût été avec sa propre femme. Mais pour ce qui était de me voir, elle dit qu'il pourrait y avoir de dangereuses conséquences; toutefois qu'elle me parlerait et lui ferait savoir, s'efforçant cependant de lui persuader de n'en point avoir le désir, et qu'il n'en retirerait aucun bénéfice, regardant qu'elle espérait qu'il n'avait point l'intention de renouveler la liaison et que pour moi, c'était tout justement comme si je lui misse ma vie entre les mains.

Il lui dit qu'il avait un grand désir de me voir, qu'il lui donnerait toutes les assurances possibles de ne point tirer avantage de moi, et que tout d'abord, il me ferait grâce en général de toute demande d'espace quelconque. Elle insista pour lui montrer que ce ne serait là que la divulgation de son secret qui pourrait lui faire grand tort et le supplia de ne point la presser plus avant, si bien qu'en fin du compte il y renonça.

Ils eurent quelque discours au sujet des choses qu'il avait perdues et il parut très désireux de retrouver sa montre en or, et lui dit que si elle pouvait la lui procurer, il en payerait volontiers la valeur, elle lui dit qu'elle s'y efforcerait et en abandonna le prix à son estimation.

En effet le lendemain elle lui apporta la montre et il lui en donna trente guinées qui était plus que je n'eusse pu en faire quoiqu'il paraît qu'elle avait coûté bien davantage. Il parla aussi quelque peu de sa perruque qui lui avait coûté, paraît-il, soixante guinées ainsi que de sa tabatière et peu de jours après elle les lui apporta aussi, ce qui l'obligea infiniment, et il lui donna encore trente guinées. Le lendemain je lui envoyai sa belle épée et sa canne gratis et ne lui demandai rien.

Alors il entra en une longue conversation sur la manière dont elle était venue à savoir toute cette affaire. Elle construisit une longue histoire là-dessus, comment elle l'avait su par une personne à qui j'avais tout raconté et qui devait m'aider à disposer des effets que cette confidence lui avait apportés, puisqu'elle était de sa profession brocanteuse; qu'elle, apprenant l'accident de Sa Dignité, avait deviné tout l'ensemble de l'affaire, et, qu'ayant les effets entre les mains, elle avait résolu de venir tenter ce qu'elle avait fait. Puis elle lui donna des assurances répétées, affirmant qu'il ne lui en sortirait jamais un mot de la bouche, et que, bien qu'elle connût fort bien la femme (c'était moi qu'elle voulait dire), cependant elle ne lui avait nullement laissé savoir qu'elle était la personne, ce qui d'ailleurs était faux: mais il ne devait point lui en arriver d'inconvénient car je n'en ouvris jamais la bouche à quiconque.

Je pensais bien souvent à le revoir et j'étais fâchée d'avoir refusé; j'étais persuadée que si je l'eusse vu et lui eusse fait savoir que je le connaissais, j'eusse pu tirer quelque avantage de lui et peut-être obtenir quelque entretien. Quoique ce fût une vie assez mauvaise, pourtant elle n'était pas si pleine de dangers que celle où j'étais engagée. Cependant ces idées passèrent à la longue. Mais ma gouvernante le voyait souvent et il était très bon pour elle, lui donnant quelque chose presque chaque fois qu'il la voyait. Une fois en particulier, elle le trouva fort joyeux et, ainsi qu'elle pensa, quelque peu excité de vin, et il la pressa encore de lui laisser revoir cette femme, qui, ainsi qu'il disait, l'avait tant ensorcelé cette nuit-là. Ma gouvernante, qui depuis le commencement avait envie que je le revisse, lui dit qu'elle voyait que son désir était tellement fort qu'elle serait portée à y céder si elle pouvait obtenir de moi que je m'y soumisse, ajoutant que s'il lui plaisait de venir à sa maison le soir, elle s'efforcerait de lui donner satisfaction sur ces assurances répétées qu'il oublierait ce qui s'était passé.

Elle vint me trouver en effet, et me rapporta tout le discours; en somme, elle m'amena bientôt à consentir en un cas où j'éprouvais quelque regret d'avoir refusé auparavant; si bien que je me préparai à le voir. Je m'habillai du mieux que je pus à mon avantage, je vous l'assure, et pour la première fois j'usai d'un peu d'artifice; pour la première fois, dis-je, car je n'avais jamais cédé à la bassesse de me peindre avant ce jour, ayant toujours assez de vanité pour croire que je n'en avais point besoin.

Il arriva à l'heure fixée; et, ainsi qu'elle l'avait remarqué auparavant, il était clair encore qu'il venait de boire, quoiqu'il fût loin d'être ce qu'on peut appeler ivre. Il parut infiniment charmé de me voir et entra dans un long discours avec moi sur toute l'affaire; j'implorai son pardon, à maintes reprises, pour la part que j'y avais eue, protestai que je n'avais point entretenu de tel dessein quand d'abord je l'avais rencontré, que je ne serais pas sortie avec lui si je ne l'eusse pris pour un gentilhomme fort civil et s'il ne m'eût fait si souvent la promesse de ne rien tenter qui fût indécent. Il s'excusa sur le vin qu'il avait bu, et qu'il savait à peine ce qu'il faisait et que s'il n'en eût pas été ainsi, il n'eût point pris avec moi la liberté qu'il avait fait. Il m'assura qu'il n'avait point touché d'autre femme que moi depuis son mariage, et que ç'avait été pour lui une surprise; me fit des compliments sur le grand agrément que je lui donnais, et autres choses semblables, et parla si longtemps en cette façon, que je trouvai que son animation le menait en somme à l'humeur de recommencer. Mais je le repris de court; je lui jurai que je n'avais point souffert d'être touchée par un homme depuis la mort de mon mari, c'est à savoir de huit ans en ça; il dit qu'il le croyait bien, et ajouta que c'était bien ce que madame lui avait laissé entendre, et que c'était son opinion là-dessus qui lui avait fait désirer de me revoir; et que puisqu'il avait une fois enfreint la vertu avec moi, et qu'il n'y avait point trouvé de fâcheuses conséquences, il pouvait en toute sûreté s'y aventurer encore; et en somme il en arriva là où j'attendais, qui ne saurait être mis sur papier.

Ma vieille gouvernante l'avait bien prévu, autant que moi; elle l'avait donc fait entrer dans une chambre où il n'y avait point de lit, mais qui donnait dans une seconde chambre où il y en avait un; nous nous y retirâmes pour le restant de la nuit; et en somme, après que nous eûmes passé quelque temps ensemble, il se mit au lit et y passa toute la nuit; je me retirai, mais revins, toute déshabillée, avant qu'il fût jour, et demeurai à coucher avec lui jusqu'au matin.

Quand il partit, je lui dis que j'espérais qu'il se sentait sûr de n'avoir pas été volé. Il me dit qu'il était pleinement satisfait là-dessus, et, mettant la main dans la poche, me donna cinq guinées, qui était le premier argent que j'eusse gagné en cette façon depuis bien des années.

Je reçus de lui plusieurs visites semblables; mais il n'en vint jamais proprement à m'entretenir, ce qui m'aurait plu bien mieux. Mais cette affaire eut sa fin, elle aussi; car au bout d'un an environ, je trouvai qu'il ne venait plus aussi souvent, et enfin il cessa tout à fait, sans nul désagrément ou sans me dire adieu; de sorte que là se termina cette courte scène de vie qui m'apporta peu de chose vraiment, sinon pour me donner plus grand sujet de me repentir.

Durant tout cet intervalle, je m'étais confinée la plupart du temps à la maison; du moins suffisamment pourvue, je n'avais point fait d'aventures, non, de tout le quart d'une année; mais alors, trouvant que le fonds manquait, et, répugnante à dépenser le capital, je me mis à songer à mon vieux métier et à regarder autour de moi dans la rue; et mon premier pas fut assez heureux.

Je m'étais vêtue d'habits très pauvres; car, ayant différentes formes sous lesquelles, je paraissais, je portais maintenant une robe d'étoffe ordinaire, un tablier bleu et un chapeau de paille; et je me plaçai à la porte de l'hôtellerie des Trois-Coupes dans Saint-John's Street. Il y avait plusieurs rouliers qui descendaient d'ordinaire à cette hôtellerie, et les coches à relais pour Barnet, Totteridge, et autres villes de cette région, étaient toujours là dans la rue, le soir, au moment qu'ils se préparaient à partir; de sorte que j'étais prête pour tout ce qui se présenterait. Voici ce que je veux dire: beaucoup de gens venaient à ces hôtelleries avec des ballots et de petits paquets, et demandaient tels rouliers ou coches qu'il leur fallait, pour les porter à la campagne; et d'ordinaire il y a devant la porte, des filles, femmes de crocheteurs ou servantes, qui attendent pour porter ces paquets pour ceux qui les y emploient.

Il arriva assez étrangement que j'étais debout devant le porche de l'hôtellerie et qu'une femme qui se tenait là déjà avant, et qui était la femme d'un crocheteur au service du coche de Barnet, m'ayant remarquée, me demanda si j'attendais point aucun des coches; je lui dis que oui, que j'attendais ma maîtresse qui allait venir pour prendre le coche de Barnet; elle me demanda qui était ma maîtresse, et je lui dis le premier nom de dame qui me vint à l'esprit, mais il paraît que je tombai sur un nom qui était le même que celui d'une famille demeurant à Hadley, près de Barnet.

Je ne lui en dis point davantage, ni elle à moi, pendant un bon moment; mais d'aventure quelqu'un l'ayant appelée à une porte un peu plus loin, elle me pria, si j'entendais personne demander le coche de Barnet, de venir la chercher à cette maison qui, paraît-il, était une maison de bière; je lui dis: «Oui, bien volontiers», et la voilà partie.

À peine avait-elle disparu, que voici venir une fille et une enfant suant et soufflant, qui demandent le coche de Barnet. Je répondis tout de suite:

—C'est ici.

—Est-ce que vous êtes au service du coche de Barnet? dit-elle.

—Oui, mon doux cœur, dis-je, qu'est-ce qu'il vous faut?

—Je voudrais des places pour deux voyageurs, dit-elle.

—Où sont-ils, mon doux cœur? dis-je.

—Voici la petite fille, dit-elle; je vous prie de la faire entrer dans le coche, et je vais aller chercher ma maîtresse.

—Hâtez-vous donc, mon doux cœur, lui dis-je, ou tout sera plein.

Cette fille avait un gros paquet sous le bras; elle mit donc l'enfant dans le coche en même temps.

—Vous feriez mieux de poser votre paquet dans le coche en même temps.

—Non, dit-elle, j'ai peur que quelqu'un l'enlève à l'enfant.

—Alors donnez-le-moi, dis-je.

—Prenez-le donc, dit-elle; et jurez-moi d'y faire bien attention.

—J'en réponds, dis-je, quand il vaudrait vingt livres.

—Là, prenez-le donc, dit-elle, et la voilà partie.

Sitôt que je tins le paquet, et que la fille fut hors de vue, je m'en vais vers la maison de bière où était la femme du crocheteur; de sorte que si je l'avais rencontrée, j'aurais paru seulement venir pour lui remettre le paquet et l'appeler à ses affaires, comme si je fusse forcée de partir, ne pouvant l'attendre plus longtemps; mais comme je ne la rencontrai pas, je m'en allai, et tournant dans Charterhouse-Lane, je traversai Charterhouse-Yard pour gagner Long-Lane, puis j'entrai dans le clos Saint-Barthélemy, de là dans Little-Britain, et à travers Bluecoat-Hospital dans Newgate-Street.

Pour empêcher que je fusse reconnue, je détachai mon tablier bleu, et je le roulai autour du paquet qui était enveloppé dans un morceau d'indienne; j'y roulai aussi mon chapeau de paille et je mis le paquet sur ma tête; et je fis très bien, car, passant à travers Bluecoat-Hospital, qui rencontrai-je sinon la fille qui m'avait donné à tenir son paquet? Il semble qu'elle s'en allât avec sa maîtresse, qu'elle était allée chercher, au coche de Barnet.

Je vis qu'elle était pressée, et je n'avais point affaire de la retenir; de sorte que la voilà partie, et j'apportai mon paquet très tranquillement à ma gouvernante. Il ne contenait point d'argent, de vaisselle plate ou de joyaux; mais un très bel habit de damas d'Inde, une robe et un jupon, une coiffe de dentelle et des manchettes en très belle dentelle des Flandres, et quelques autres choses telles que j'en savais fort bien la valeur.

Ce n'était pas là vraiment un tour de ma propre invention, mais qui m'avait été donné par une qui l'avait pratiqué avec succès, et ma gouvernante en fut infiniment charmée: et vraiment je l'essayai encore à plusieurs reprises, quoique jamais deux fois de suite près du même endroit: car la fois suivante je l'essayai dans Whitechapel, juste au coin de Petticoat-Lane, là où se tiennent les coches qui se rendent à Stratford et à Bow, et dans cette partie de la campagne; et une autre fois au Cheval Volant juste à l'extérieur de Bishopsgate, là où remisaient à cette époque les coches de Cheston, et j'avais toujours la bonne chance de m'en aller avec quelque aubaine.

Une autre fois je me postai devant un magasin près du bord de l'eau, où viennent les navires côtiers du Nord, tels que de Newcastle-sur-Tyne, Sunderland et autres lieux. Là, le magasin étant fermé, arrive un jeune homme avec une lettre; et il venait chercher une caisse et un panier qui étaient arrivés de Newcastle-sur-Tyne. Je lui demandai s'il en avait les marques; il me montre donc la lettre, en vertu de laquelle il devait réclamer l'envoi, et qui donnait une liste du contenu; la caisse était pleine de linge, et le panier de verreries. Je lus la lettre et pris garde de voir le nom, et les marques, et le nom de la personne qui avait envoyé les marchandises, et le nom de la personne à qui elles étaient expédiées; puis je priai le jeune homme de revenir le lendemain matin, le garde-magasin ne devant point être là de toute la nuit.

Me voilà vite partie écrire une lettre de M, John Richardson de Newcastle à son cher cousin Jemmy Cole, à Londres, dans laquelle il l'avisait qu'il lui avait expédié par tel navire (car je me rappelais tous les détails à un cheveu près) tant de pièces de gros linge et tant d'aunes de toile de Hollande, et ainsi de suite, dans une caisse, et un panier de verrerie de cristal de la verrerie de M. Henzill; et que la caisse était marquée L. C. N° 1 et que le panier portait l'adresse sur une étiquette attachée à la corde.

Environ une heure après je vins au magasin, où je trouvai le garde, et me fis délivrer les marchandises sans le moindre scrupule; la valeur du linge étant d'à peu près 22£.

Je pourrais remplir tout ce discours de la variété de telles aventures que l'invention journalière me suggérait, et que je menais avec la plus extrême adresse, et toujours avec succès.

À la fin, ainsi qu'on dit, tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse, je tombai en quelques embarras, qui, malgré qu'ils ne pussent me toucher fatalement, pourtant me firent connaître, chose qui n'était seconde en désagrément pour moi qu'au jugement de culpabilité même.

J'avais adopté pour déguisement l'habit d'une veuve; c'était sans avoir en vue aucun dessein proprement dit, mais seulement afin d'attendre ce qui pouvait se présenter, ainsi que je faisais souvent. Il arriva que tandis que je passais le long d'une rue de Covent-garden, il se fit un grand cri d'«au voleur! au voleur!» Quelques artistes avaient, paraît-il joué le tour à un boutiquier, et comme elles étaient poursuivies, les unes fuyaient d'un côté, les autres de l'autre; et l'une d'elles était, disait-on, habillée en veuve avec des vêtements de deuil; sur quoi la foule s'amassa autour de moi, et les uns dirent que j'étais la personne, et d'autres que non. Immédiatement survint un des compagnons du mercier, et il jura tout haut que c'était moi la personne, et ainsi me saisit; toutefois quand j'eus été ramenée par la foule à la boutique du mercier, le maître de la maison dit franchement que ce n'était pas moi la femme, et voulut me faire lâcher sur-le-champ, mais un autre garçon dit gravement: «Attendez, je vous prie, que M... (c'était le compagnon) soit revenu, car il la connaît»; de sorte qu'on me garda près d'une demi-heure. On avait fait venir un commissaire, et il se tenait dans la boutique pour me servir de geôlier; en causant avec le commissaire, je lui demandai où il demeurait et le métier qu'il faisait; cet homme, n'appréhendant pas le moins du monde ce qui survint ensuite, me dit sur-le-champ son nom, et l'endroit où il vivait; et me dit, par manière de plaisanterie, que je serais bien sûre d'entendre son nom quand on me mènerait à Old Bailey.

Les domestiques de même me traitèrent avec effronterie, et on eut toutes les peines du monde à leur faire ôter les mains de dessus moi; le maître, en vérité, se montra plus civil, mais il ne voulut point me lâcher, quoiqu'il convînt que je n'avais pas été dans sa boutique.

Je commençai de relever la tête avec assez d'insolence, et lui dis que j'espérais qu'il ne serait point surpris si je réclamais satisfaction de ses offenses; et que je le priais de faire chercher mes amis afin que justice me fût rendue. Non, dit-il, c'était une chose dont il ne pouvait me donner la liberté; je la pourrais demander quand je viendrais devant la justice de paix; et, puisqu'il voyait que je le menaçais, il ferait bonne garde sur moi cependant, et veillerait à ce que je fusse mise à l'ombre dans Newgate. Je lui dis que c'était son temps maintenant, mais que ce serait le mien tout à l'heure, et je gouvernai ma colère autant qu'il me fût possible: pourtant je parlai au commissaire afin qu'il appelât un commissionnaire, ce qu'il fit, et puis je demandai plume, encre et papier, mais ils ne voulurent point m'en donner. Je demandai au commissionnaire son nom, et où il demeurait, et le pauvre homme me le dit bien volontiers; je le priai de remarquer et de se rappeler la manière dont on me traitait là; qu'il voyait qu'on m'y détenait par force; je lui dis que j'aurais besoin de lui dans un autre endroit, et qu'il n'en serait pas plus mal s'il y savait parler. Le commissionnaire me dit qu'il me servirait de tout son cœur.

—Mais, madame, dit-il, souffrez que je les entende refuser de vous mettre en liberté, afin que je puisse parler d'autant plus clairement.

Là-dessus je m'adressai à haute voix au maître de la boutique et je lui dis:

—Monsieur, vous savez en âme et conscience que je ne suis pas la personne que vous cherchez, et que je ne suis pas venue dans votre boutique tout à l'heure; je demande donc que vous ne me déteniez pas ici plus longtemps ou que vous me disiez les raisons que vous avez pour m'arrêter.

Cet homme là-dessus devint plus arrogant qu'avant, et dit qu'il ne ferait ni l'un ni l'autre jusqu'à ce qu'il le jugeât bon.

—Fort bien, dis-je au commissionnaire et au commissaire, vous aurez l'obligeance de vous souvenir de ces paroles, messieurs, une autre fois.

Le commissionnaire dit: «Oui, madame»; et la chose commença de déplaire au commissaire qui s'efforça de persuader au mercier de me congédier et de me laisser aller, puisque, ainsi qu'il disait, il convenait que je n'étais point la personne.

—Mon bon monsieur, dit le mercier goguenardant, êtes-vous juge de paix ou commissaire? Je l'ai remise entre vos mains; faites votre service, je vous prie.

Le commissaire lui dit, un peu piqué, mais avec assez d'honnêteté:

—Je connais mon service, et ce que je suis, monsieur: je doute que vous sachiez parfaitement ce que vous faites à cette heure.

Ils eurent encore d'autres paroles acides, et cependant les compagnons, impudents et malhonnêtes au dernier point me traitèrent avec barbarie; et l'un d'eux, le même qui m'avait saisie d'abord, prétendit qu'il voulait me fouiller et commença de mettre les mains sur moi. Je lui crachai au visage, j'appelai à haute voix le commissaire, et le priai de noter soigneusement la façon dont on me traitait, «et je vous prie, monsieur le commissaire, dis-je, de demander le nom de ce coquin», et j'indiquai l'homme. Le commissaire lui infligea une semonce polie, lui dit qu'il ne savait ce qu'il faisait, puisqu'il voyait que son maître reconnaissait que je n'étais point la personne; «et, dit le commissaire, je crains bien que votre maître ne nous mette lui et moi tout ensemble dans la peine, si cette dame vient à prouver qui elle est, où elle était, et qu'il paraisse clairement que ce n'est pas la femme que vous prétendez».

—Sacredieu, dit encore l'homme, avec une insolente face endurcie, c'est bien la dame, n'ayez crainte; je jure que c'est la même personne qui était dans la boutique et je lui ai mis dans la main même la pièce de satin qui est perdue; vous en saurez davantage quand M. William et M. Anthony (c'étaient d'autres compagnons) vont entrer; ils la reconnaîtront aussi bien que moi.

Juste au moment où l'impudent coquin parlait ainsi au commissaire, voici que rentrent M. William et M. Anthony, comme il les appelait, et un ramas de populace avec eux, qui amenaient la vraie veuve qu'on prétendait que j'étais; et ils arrivèrent suant et soufflant dans la boutique; et traînant la pauvre créature avec infiniment de triomphe et de la manière la plus sanguinaire jusqu'à leur maître, qui était dans l'arrière-boutique, ils s'écrièrent à haute voix:

—Voilà la veuve, monsieur! Nous l'avons attrapée à la fin!

—Que voulez-vous dire? dit le maître, mais nous l'avons déjà; la voilà assise là-bas; et M... affirme qu'il peut jurer que c'est elle.

L'autre homme, qu'on appelait M. Anthony, répliqua:

—M... peut dire ce qu'il lui plaît, et jurer ce qui lui plaît; mais voilà la femme, et voilà ce qui reste du satin qu'elle a volé; je l'ai tiré de dessous ses jupes avec ma propre main.

Je commençai maintenant à prendre un peu de cœur, mais souris et ne dis rien; le maître devint pâle; le commissaire se retourna et me regarda.

—Allez, monsieur le commissaire, dis-je, laissez donc faire, allez!

Le cas était clair et ne pouvait être nié, de sorte qu'on remit entre les mains du commissaire la véritable voleuse, et le mercier me dit fort civilement qu'il était fâché de l'erreur, et qu'il espérait que je ne la prendrais point en mauvaise part; qu'on leur jouait tous les jours tant de tours de cette nature, qu'il ne fallait point les blâmer s'ils mettaient autant d'exactitude à se rendre justice.

—Ne point la prendre en mauvaise part, monsieur! dis-je, et comment la pourrais-je prendre en bonne? Si vous m'eussiez relâchée, quand votre insolent maraud m'eut saisie dans la rue, traînée jusqu'ici, et que vous reconnûtes vous-même que je n'étais pas la personne, j'aurais oublié l'affront, et je ne l'aurais nullement pris en mauvaise part, en considération des nombreux mauvais tours que je crois qu'on vous joue fort souvent; mais la manière dont vous m'avez traitée depuis ne se saurait supporter non plus surtout que celle de votre valet; il faut que j'en aie réparation et je l'obtiendrai.

Alors il commença de parlementer avec moi, dit qu'il me donnerait toute satisfaction raisonnable, et il aurait bien voulu que je lui dise ce que c'était que j'exigeais, je lui dis que je ne voulais pas être mon propre juge, que la loi déciderait pour moi, et que puisque je devais être menée devant un magistrat, je lui ferais entendre là ce que j'avais à dire. Il me dit qu'il n'y avait point d'occasion d'aller devant la justice, à cette heure; que j'étais en liberté d'aller où il me ferait plaisir, et, s'adressant au commissaire, lui dit qu'il pouvait me laisser aller, puisque j'étais déchargée. Le commissaire lui répondit tranquillement.

—Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais commissaire ou juge de paix; vous m'avez ordonné de faire mon service; et vous m'avez mandé cette dame comme prisonnière; à cette heure, monsieur, je vois que vous n'entendez point mon service, puisque vous voudriez faire de moi un juge vraiment; mais je suis obligé de vous dire que cela n'est point en mon pouvoir; j'ai droit de garder un prisonnier quand on me l'a mandé, mais c'est la loi et le magistrat seulement, qui peuvent décharger ce prisonnier: par ainsi, vous vous trompez, monsieur, il faut que je l'emmène maintenant devant un juge, que cela vous plaise ou non.

Le mercier d'abord le prit de très haut avec le commissaire; mais comme il se trouva que ce commissaire n'était point un officier à gages, mais une bonne espèce d'homme bien solide (je crois qu'il était grainetier), et de bon sens, il ne voulut pas démordre de son affaire, et refusa de me décharger sans m'avoir menée devant un juge de paix, et j'y insistai aussi. Quand le mercier vit cela:

—Eh bien, dit-il au commissaire, menez-la donc où il vous plaira; je n'ai rien à lui dire.

—Mais, monsieur, dit le commissaire, j'espère bien que vous viendrez avec nous, puisque c'est vous qui me l'avez mandée.

—Non, par ma foi, dit le mercier; je vous répète que je n'ai rien à lui dire.

—Pardonnez-moi, monsieur, mais il le faut, dit le commissaire: je vous en prie, dans votre propre intérêt; le juge ne peut rien faire sans vous.

—S'il vous plaît, mon ami, dit le mercier, allez à vos affaires; je vous dis encore une fois que je n'ai rien à dire à cette dame; au nom du roi je vous ordonne de la relâcher.

—Monsieur, dit le commissaire, je vois bien que vous ne savez point ce que c'est que d'être commissaire; je vous supplie de ne pas m'obliger à vous rudoyer.

—Voilà qui est inutile, dit le mercier, car vous me rudoyez assez déjà.

—Non, monsieur, dit le commissaire, je ne vous rudoie point; vous avez enfreint la paix en menant une honnête femme hors de la rue, où elle était à ses affaires, en la confinant dans votre boutique, et en la faisant maltraiter ici par vos valets; et à cette heure vous dites que je vous rudoie? Je crois montrer beaucoup de civilité vraiment en ne vous ordonnant pas de m'accompagner, au nom du roi, requérant tout homme que je verrais passer votre porte de me prêter aide et assistance pour vous emmener par force; voilà ce que j'ai pouvoir de faire, et vous ne l'ignorez point; pourtant je m'en abstiens et une fois encore je vous prie de venir avec moi.

Eh bien, malgré tout ce discours il refusa et parla grossièrement au commissaire. Toutefois le commissaire ne changea point d'humeur et ne se laissa pas irriter; et alors je m'entremis et je dis:

—Allez, monsieur le commissaire, laissez-lui la paix; je trouverai des moyens assez pour l'amener devant un magistrat, n'ayez crainte; mais voilà cet individu, dis-je: c'est l'homme qui m'a saisie au moment que je passais innocemment dans la rue, et vous êtes témoin de sa violence à mon endroit depuis; permettez-moi je vous prie, de vous le mander afin que vous l'emmeniez devant un juge.

—Oui, madame, dit le commissaire.

Et se tournant vers l'homme:

—Allons, mon jeune monsieur, dit-il au compagnon, il faut venir avec nous; j'espère que vous n'êtes pas, comme votre maître, au-dessus du pouvoir du commissaire.

Cet homme prit un air de voleur condamné, et se recula, puis regarda son maître, comme s'il eût pu l'aider; et l'autre comme un sot l'encouragea à l'insolence; et lui, en vérité, résista au commissaire, et le repoussa de toutes ses forces au moment qu'il allait pour le saisir; d'où le commissaire le renversa par terre sur le coup, et appela à l'aide: immédiatement la boutique fut pleine de gens et le commissaire saisit maître, compagnon et tous les valets.

La première mauvaise conséquence de ce tumulte fut que la femme qui était vraiment la voleuse se sauva et se perdit dans la foule, ainsi que deux autres qu'ils avaient arrêtés aussi: ceux-là étaient-ils vraiment coupables ou non, je n'en puis rien dire.

Cependant quelques-uns de ses voisins étant entrés, et voyant comment allaient les choses, s'étaient efforcés de ramener le mercier dans son sens; et il commença d'être convaincu qu'il était dans son tort; de sorte qu'enfin nous allâmes tous bien tranquillement devant le juge avec une queue d'environ cinq cents personnes sur nos talons; et tout le long de la route j'entendais les gens qui demandaient: «Qu'est-ce qu'il y a?» et d'autres qui répondaient: «C'est un mercier qui avait arrêté une dame à la place d'une voleuse; et après, la voleuse a été prise, et maintenant c'est la dame qui a fait prendre le mercier pour l'amener devant la justice.» Ceci charmait étrangement la populace, et la foule augmentait à vue d'œil, et ils criaient pendant que nous marchions: «Où est-il, le coquin? Où est-il, le mercier?» et particulièrement les femmes; puis, quand elles le voyaient, elles s'écriaient: «Le voilà! le voilà!» et tous les moments il lui arrivait un bon paquet de boue; et ainsi nous marchâmes assez longtemps; jusqu'enfin le mercier crut bon de prier le commissaire d'appeler un carrosse pour le protéger de la canaille; si bien que nous fîmes le reste de la route en voiture, le commissaire et moi, et le mercier et le compagnon.

Quand nous arrivâmes devant le juge, qui était un ancien gentilhomme de Bloomsbury, le commissaire ayant d'abord sommairement rendu compte de l'affaire, le juge me pria de parler, et d'articuler ce que j'avais à dire, et d'abord il me demanda mon nom, que j'étais très répugnante à donner, mais il n'y avait point de remède; de sorte que je lui dis que mon nom était Mary Flanders; que j'étais veuve, mon mari, qui était capitaine marin, étant mort pendant un voyage en Virginie; et d'autres circonstances que j'ajoutai et auxquelles il ne pourrait jamais contredire, et que je logeais à présent en ville, avec telle personne, nommant ma gouvernante; mais que je me préparais à partir pour l'Amérique où se trouvaient les effets de mon mari; et que j'allais ce jour-là pour m'acheter des vêtements afin de m'habiller en demi-deuil, mais que je n'étais encore entrée dans aucune boutique, lorsque cet individu, désignant le compagnon du mercier, s'était rué tout courant sur moi avec tant de furie que j'avais été bien effrayée, et m'avait emmenée à la boutique de son maître; où, malgré que son maître reconnût que je n'étais point la personne, il n'avait pas voulu me relâcher, mais m'avait mandée à un commissaire.

Puis je continuai à dire la façon en laquelle les compagnons merciers m'avaient traitée; comment ils n'avaient point voulu souffrir que j'envoyasse chercher aucun de mes amis; comment ensuite, ils avaient trouvé la vraie voleuse, sur laquelle ils avaient retrouvé les marchandises volées, et tous les détails comme il a été dit.

Puis le commissaire exposa son cas; son dialogue avec le mercier au sujet de ma mise en liberté, et enfin le refus qu'avait fait son valet de l'accompagner, quand je le lui avais mandé et les encouragements que son maître lui avait donnés là-dessus; comment enfin il avait frappé le commissaire et tout le reste ainsi que je l'ai déjà raconté.

Le juge ensuite écouta le mercier et son compagnon. Le mercier vraiment fit une longue harangue sur la grande perte qu'ils subissent journellement par les filous et les voleurs; qu'il leur était facile de se tromper et que lorsqu'il avait découvert son erreur, il avait voulu me relâcher, etc., comme ci-dessus. Quant au compagnon, il eut bien peu à dire, sinon qu'il prétendit que les autres lui avaient dit que j'étais vraiment la personne.

Sur le tout le juge me dit d'abord fort civilement que j'étais déchargée; qu'il était bien fâché que le compagnon du mercier eut mis si peu de discrétion dans l'ardeur de sa poursuite que de prendre une personne innocente pour une coupable; que s'il n'avait point eu l'injustice de me retenir ensuite, il était persuadé que j'eusse pardonné le premier affront; que toutefois il n'était pas en son pouvoir de me donner réparation autrement que par une réprimande publique qu'il leur adresserait, ce qu'il allait faire; mais qu'il supposait que j'userais de telles méthodes que m'indiquait la loi; que cependant il allait le lier par serment.

Mais pour ce qui est de l'infraction à la paix commise par le compagnon, il me dit qu'il me donnerait satisfaction là-dessus, puisqu'il l'enverrait à Newgate pour avoir assailli le commissaire ainsi que pour m'avoir assaillie moi-même.

En effet, il envoya cet homme à Newgate pour cet assaut, et son maître donna caution, et puis nous partîmes; mais j'eus la satisfaction de voir la foule les attendre tous deux, comme ils sortaient, huant et jetant des pierres et de la boue dans les carrosses où ils étaient montés; et puis je rentrai chez moi.

Après cette bousculade, voici que je rentre à la maison et que je raconte l'affaire à ma gouvernante et elle se met à me rire à la figure.

—Qu'est-ce qui vous donna tant de gaieté? dis-je. Il n'y a pas lieu de rire si fort de cette histoire que vous vous l'imaginez; je vous assure que j'ai été bien secouée et effrayée aussi par une bande de vilains coquins.

—Pourquoi je ris? dit ma gouvernante. Je ris, mon enfant, de la chance que tu as; voilà un coup qui sera la meilleure aubaine que tu aies faite de ta vie, si tu sais t'y prendre. Je te promets que tu feras payer au mercier 500£ de dommages-intérêts sans compter ce que tu tireras du compagnon.

J'avais d'autres pensées là-dessus qu'elle; et surtout à cause que j'avais donné mon nom au juge de paix, et je savais que mon nom était si bien connu parmi les gens de Hick's Hall, Old Bailey, et autres lieux semblables, que si cette cause venait à être jugée publiquement, et qu'on eût l'idée de faire enquête sur mon nom, aucune cour ne m'accorderait de dommages, ayant la réputation d'une personne de tel caractère. Cependant je fus obligée de commencer un procès en forme, et en conséquence ma gouvernante me découvrit un homme de confiance pour le mener, étant un avoué qui faisait de très bonnes affaires et qui avait bonne réputation; en quoi elle eut certainement raison; car si elle eût employé quelque aigrefin de chicane, ou un homme point connu, je n'aurais obtenu que bien peu; au lieu qu'il en coûta finalement au mercier 200£ et plus, avec un souper qu'il fut forcé de nous offrir par-dessus le marché, à ma gouvernante, à l'avocat et à moi.

Ce ne fut pas longtemps après que l'affaire avec le mercier fut arrangée que je sortis dans un équipage bien différent de tous ceux où j'avais paru avant. Je m'habillai, comme une mendiante, des haillons les plus grossiers et les plus méprisables que je pus trouver, et j'errai çà et là, épiant et guettant à toutes les portes et fenêtres que j'approchai; et en vérité j'étais en une telle condition maintenant que je savais aussi mal m'y maintenir que jamais je fis en aucune. J'avais une horreur naturelle de la saleté et des haillons; j'avais été élevée nettement et strictement et ne pouvais point être autre en quelque état que je fusse, de sorte que ce me fut le déguisement le plus déplaisant que jamais je portai. Je me dis tout à l'heure que je n'y pourrais rien profiter, car c'était un habit qui faisait fuir et que tout le monde redoutait, et je pensai que chacun me regardât comme s'il eût peur que je m'approchasse, de crainte que je ne lui ôtasse quelque chose ou peur de m'approcher de crainte que rien de moi ne passât sur lui. J'errai tout le soir la première fois que je sortis et je ne fis rien et je rentrai à la maison, mouillée, boueuse et lasse; toutefois je ressortis la nuit suivante et alors je rencontrai une petite aventure qui pensa me coûter cher. Comme je me tenais à la porte d'une taverne, voici venir un gentilhomme à cheval qui descend à la porte et, voulant entrer dans la taverne, il appelle un des garçons pour lui tenir son cheval. Il demeura assez longtemps dans la taverne et le garçon entendit son maître qui l'appelait, et pensant qu'il fût fâché et me voyant debout près de lui, m'appela:

—Tenez, bonne femme, dit-il, gardez ce cheval un instant tandis que j'entre; si le gentilhomme revient, il vous donnera quelque chose.

—Oui, dis-je et je prends le cheval et l'emmène tranquillement et le conduis à ma gouvernante.

Ç'aurait été là une aubaine pour ceux qui s'y fussent entendus, mais jamais pauvre voleur ne fût plus embarrassé de savoir ce qu'il fallait faire de son vol, car lorsque je rentrai, ma gouvernante fut toute confondue, et aucune de nous ne savait ce qu'il fallait faite de cette bête: l'envoyer à une étable était insensé, car il était certain qu'avis en serait donné dans la gazette avec la description du cheval, de sorte que nous n'oserions pas aller le reprendre.

Tout le remède que nous trouvâmes à cette malheureuse aventure fut de mener le cheval dans une hôtellerie et d'envoyer un billet par un commissaire à la taverne pour dire que le cheval du gentilhomme qui avait été perdu à telle heure se trouvait dans telle taverne et qu'on pourrait l'y venir chercher, que la pauvre femme qui le tenait l'ayant mené par la rue et incapable de le reconduire l'avait laissé là. Nous aurions pu attendre que le propriétaire eût fait publier et offrir une récompense: mais nous n'osâmes pas nous aventurer à la recevoir.

Ce fut donc là un vol et point un vol, car peu de chose y fut perdu et rien n'y fut gagné, et je me sentis excédée de sortir en haillons de mendiante. Cela ne faisait point du tout l'affaire et d'ailleurs j'en tirai des pressentiments menaçants.

Tandis que j'étais en ce déguisement, je rencontrai une société de gens de la pire espèce que j'aie jamais fréquentée, et je vins à connaître un peu leurs façons. C'étaient des faux-monnayeurs, et ils me firent de très bonnes offres pour ce qui était du profit, mais la partie où ils voulaient que je m'embarquasse était la plus dangereuse, je veux dire le façonnage du faux-coin, comme ils l'appellent, ou si j'eusse été prise, j'eusse rencontré mort certaine, mort au poteau, dis-je; j'eusse été brûlée à mort, attachée au poteau: si bien que, malgré qu'en apparence je ne fusse qu'une mendiante et qu'ils m'eussent promis des montagnes d'or et d'argent pour m'attirer, pourtant je n'y voulus rien faire; il est vrai que si j'eusse été réellement une mendiante ou désespérée ainsi que lorsque je débutai, je me fusse peut-être jointe à eux car se soucie-t-on de mourir quand on ne sait point comment vivre; mais à présent telle n'était pas ma condition, au moins ne voulais-je point courir de si terribles risques; d'ailleurs la seule pensée d'être brûlée au poteau jetait la terreur jusque dans mon âme, me gelait le sang et me donnait les vapeurs à un tel degré que je n'y pouvais penser sans trembler.

Ceci mit fin en même temps à mon déguisement, car malgré que leur offre me déplût, pourtant je n'osai leur dire, mais parus m'y complaire et promis de les revoir. Mais je n'osai jamais aller les retrouver, car si je les eusse vus sans accepter, et malgré que j'eusse refusé avec les plus grandes assurances de secret qui fussent au monde, ils eussent été bien près de m'assassiner pour être sûrs de leur affaire et avoir de la tranquillité, comme ils disent; quelle sorte de tranquillité, ceux-là le jugeront le mieux qui entendent comment des gens peuvent être tranquilles qui en assassinent d'autres pour échapper au danger.

Mais enfin, je rencontrai une femme qui m'avait souvent dit les aventures qu'elle faisait et avec succès, sur le bord de l'eau, et je me joignais à elle, et nous menâmes assez bien nos affaires. Un jour nous vînmes parmi des Hollandais à Sainte-Catherine, où nous allâmes sous couleur d'acheter des effets qui avaient été débarqués secrètement. Je fus deux ou trois fois en une maison où nous vîmes bonne quantité de marchandises prohibées, et une fois ma camarade emporta trois pièces de soie noire de Hollande, qui se trouvèrent de bonne prise, et j'en eus ma part; mais dans toutes les excursions que je tentai seule, je ne pus trouver l'occasion de rien faire, si bien que j'abandonnai la partie, car on m'y avait vue si souvent qu'on commençait à se douter de quelque chose.

Voilà qui me déconcerta un peu, et je résolus de me pousser de côté ou d'autre, car je n'étais point accoutumée à rentrer si souvent sans aubaine, de sorte que le lendemain je pris de beaux habits et m'en allai à l'autre bout de la ville. Je passai à travers l'Exchange dans le Strand, mais n'avais point d'idée d'y rien trouver, quand soudain je vis un grand attroupement, et tout le monde, boutiquiers autant que les autres, debout et regardant du même côté; et qu'était-ce, sinon quelque grande duchesse qui entrait dans l'Exchange, et on disait que la reine allait venir. Je me portai tout près du côté d'une boutique, le dos tourné au comptoir comme pour laisser passer la foule, quand, tenant les yeux sur un paquet de dentelles que le boutiquier montrait à des dames qui se trouvaient près de moi, le boutiquier et sa servante se trouvèrent si occupés à regarder pour voir qui allait venir et dans quelle boutique on entrerait, que je trouvai moyen de glisser un paquet de dentelles dans ma poche et de l'emporter tout net, si bien que la modiste paya assez cher pour avoir bayé à la reine.

Je m'écartai de la boutique comme repoussée par la presse; et me mêlant à la foule, je sortis à l'autre porte de l'Exchange et ainsi décampai avant qu'on s'aperçût que la dentelle avait disparu, et à cause que je ne voulais pas être suivie, j'appelai un carrosse et m'y enfermai. J'avais à peine fermé les portières du carrosse que je vis la fille du marchand de modes et cinq ou six autres qui s'en allaient en courant dans la rue et qui criaient comme en frayeur. Elles ne criaient pas «au voleur»parce que personne ne se sauvait, mais j'entendis bien les mots» «volé» et «dentelles» deux ou trois fois, et je vis la fille se tordre les mains et courir çà et là les yeux égarés comme une hors du sens. Le cocher qui m'avait prise montait sur son siège, mais n'était pas tout à fait monté, et les chevaux n'avaient pas encore bougé, de sorte que j'étais terriblement inquiète et je pris le paquet de dentelles, toute prête à le laisser tomber par le vasistas du carrosse qui s'ouvre par devant, justement derrière le cocher, mais à ma grande joie, en moins d'une minute le carrosse se mit en mouvement, c'est à savoir aussitôt que le cocher fut monté et eut parlé à ses chevaux, de sorte qu'il partit et j'emportai mon butin qui valait près de vingt livres.

J'étais maintenant dans une bonne condition, en vérité, si j'eusse connu le moment où il fallait cesser; et ma gouvernante disait souvent que j'étais la plus riche dans le métier en Angleterre; et je crois bien que je l'étais: 700£ d'argent, outre des habits, des bagues, quelque vaisselle plate, et deux montres d'or, le tout volé, car j'avais fait d'innombrables coups outre ceux que j'ai dits. Oh! si même maintenant j'avais été touchée par la grâce du repentir, j'aurais encore eu le loisir de réfléchir sur mes folies et de faire quelque réparation; mais la satisfaction que je devais donner pour le mal public que j'avais fait était encore à venir; et je ne pouvais m'empêcher de faire mes sorties, comme je disais maintenant, non plus qu'au jour où c'était mon extrémité vraiment qui me tirait dehors pour aller chercher mon pain.

Un jour je mis de très beaux habits et j'allai me promener; mais rien ne se présenta jusqu'à ce que je vins dans Saint-James Park. Je vis abondance de belles dames qui marchaient tout le long du Mail, et parmi les autres il y avait une petite demoiselle, jeune dame d'environ douze ou treize ans, et elle avait une sœur, comme je supposai, près d'elle, qui pouvait bien en avoir neuf. J'observai que la plus grande avait une belle montre d'or et un joli collier de perles; et elles étaient accompagnées d'un laquais en livrée; mais comme il n'est pas d'usage que les laquais marchent derrière les dames dans le Mail, ainsi je notai que le laquais s'arrêta comme elles entraient dans le Mail, et l'aînée des sœurs lui parla pour lui ordonner d'être là sans faute quand elles retourneraient.

Quand je l'entendis congédier son valet de pied, je m'avançai vers lui et lui demandai quelle petite dame c'était là, et je bavardai un peu avec lui, disant que c'était une bien jolie enfant qui était avec elle, et combien l'aînée aurait bonnes façons et tenue modeste: comme elle aurait l'air d'une petite femme; comme elle était sérieuse; et l'imbécile ne tarda pas à me dire qui elle était, que c'était la fille aînée de sir Thomas *** d'Essex, et qu'elle avait une grande fortune, que sa mère n'était pas encore arrivée en ville, mais qu'elle était avec lady William *** en son logement de Suffolk-Street, avec infiniment d'autres détails; qu'ils entretenaient une fille de service et une femme de charge, outre le carrosse de sir Thomas, le cocher, et lui-même; et que cette jeune dame menait tout le train de maison, aussi bien ici que chez elle, et me dit abondance de choses, assez pour mon affaire.

J'étais fort bien vêtue et j'avais ma montre d'or tout comme elle; si bien que je quittai le valet de pied et je me mets sur la même ligne que cette dame, ayant attendu qu'elle ait fait un tour dans le Mail, au moment qu'elle allait avancer; au bout d'un instant je la saluai en son nom, par le titre de lady Betty. Je lui demandai si elle avait des nouvelles de son père; quand madame sa mère allait venir en ville, et comment elle allait.

Je lui parlai si familièrement de toute sa famille qu'elle ne put mais que supposer que je les connaissais tous intimement: je lui demandai comment il se faisait qu'elle fût sortie sans Mme Chime (c'était le nom de sa femme de charge) pour prendre soin de Mme Judith, qui était sa sœur. Puis j'entrai dans un long caquet avec elle sur le sujet de sa sœur; quelle belle petite dame c'était, et lui demandai si elle avait appris le français et mille telles petites choses, quand soudain survinrent les gardes et la foule se rua pour voir passer le roi qui allait au Parlement.

Les dames coururent toutes d'un côté du Mail et j'aidai à milady à se tenir sur le bord de la palissade du Mail afin qu'elle fût assez haut pour voir, et je pris la petite que je levai dans mes bras; pendant ce temps je pris soin d'ôter si nettement sa montre d'or à lady Betty qu'elle ne s'aperçut point qu'elle lui manquait jusqu'à ce que la foule se fût écoulée et qu'elle fût revenue dans le milieu du Mail.

Je la quittai parmi la foule même, et lui dis, comme en grande hâte:

—Chère lady Betty, faites attention à votre petite sœur.

Et puis la foule me repoussa en quelque sorte, comme si je fusse fâchée de m'en aller ainsi.

La presse en telles occasions est vite passée, et l'endroit se vide sitôt que le roi a disparu; mais il y a toujours un grand attroupement et une forte poussée au moment même que le roi passe: si bien qu'ayant lâché les deux petites dames et ayant fait mon affaire avec elles, sans que rien de fâcheux ne survînt, je continuai de me serrer parmi la foule, feignant de courir pour voir le roi, et ainsi je me tins en avant de la foule jusqu'à ce que j'arrivai au bout du Mail; là le roi continuant vers le quartier des gardes à cheval, je m'en allai dans le passage qui à cette époque traversait jusqu'à l'extrémité de Haymarket; et là je me payai un carrosse et je décampai, et j'avoue que je n'ai pas encore tenu ma parole, c'est à savoir d'aller rendre visite à lady Betty.

J'avais eu un instant l'idée de me risquer à rester avec lady Betty, jusqu'à ce qu'elle s'aperçût que sa montre était volée, et puis de m'écrier avec elle à haute voix et de la mener à son carrosse, et de monter en carrosse avec elle, et de la reconduire chez elle: car elle paraissait tant charmée de moi et si parfaitement dupée par l'aisance avec laquelle je lui parlais de tous ses parents et de sa famille, que je pensais qu'il fut fort facile de pousser la chose plus loin et de mettre la main au moins sur le collier de perles; mais quand je vins à penser que, malgré que l'enfant peut-être n'eût aucun soupçon, d'autres personnes en pourraient avoir, et que si on me fouillait, je serais découverte, je songeai qu'il valait mieux me sauver avec ce que j'avais déjà.

J'appris plus tard par accident que lorsque la jeune dame s'aperçut que sa montre avait disparu, elle fit un grand cri dans le parc et envoya son laquais çà et là pour voir s'il pouvait me trouver, elle m'ayant décrite avec une perfection telle qu'il reconnut sur-le-champ que c'était la même personne qui s'était arrêtée à causer si longtemps avec lui et qui lui avait fait tant de questions sur elles; mais j'étais assez loin et hors de leur atteinte avant qu'elle pût arriver jusqu'à son laquais pour lui conter l'aventure.

Je m'approche maintenant d'une nouvelle variété de vie. Endurcie par une longue race de crime et un succès sans parallèle, je n'avais, ainsi que j'ai dit, aucune pensée de laisser un métier, lequel, s'il fallait en juger par l'exemple des autres, devait pourtant se terminer enfin par la misère et la douleur.

Ce fut le jour de la Noël suivant, sur le soir, que pour achever une longue suite de crimes, je sortis dans la rue pour voir ce que je trouverais sur mon chemin, quand passant près d'un argentier qui travaillait dans Foster-Lane, je vis un appât qui me tenta, et auquel une de ma profession n'eût su résister car il n'y avait personne dans la boutique, et beaucoup de vaisselle plate gisait éparse à la fenêtre et près de l'escabeau de l'homme, qui, ainsi que je suppose, travaillait sur un côté de la boutique.

J'entrai hardiment et j'allais justement mettre la main sur une pièce d'argenterie, et j'aurais pu le faire et remporter tout net, pour aucun soin que les gens de la boutique en eussent pris; sinon qu'un officieux individu de la maison d'en face, voyant que j'entrais et qu'il n'y avait personne dans la boutique, traverse la rue tout courant, et sans me demander qui ni quoi, m'empoigne et appelle les gens de la maison.

Je n'avais rien touché dans la boutique, et ayant eu la lueur de quelqu'un qui arrivait courant, j'eus assez de présence d'esprit pour frapper très fort du pied sur le plancher de la maison, et j'appelais justement à haute voix au moment que cet homme mit la main sur moi.

Cependant, comme j'avais toujours le plus de courage quand j'étais dans le plus grand danger, ainsi quand il mit la main sur moi je prétendis avec beaucoup de hauteur que j'étais entrée pour acheter une demi-douzaine de cuillers d'argent; et pour mon bonheur c'était un argentier qui vendait de la vaisselle plate aussi bien qu'il en façonnait pour d'autres boutiques. L'homme se mit à rire là-dessus, et attribua une telle valeur au service qu'il avait rendu à son voisin, qu'il affirma et jura que je n'étais point entrée pour acheter mais bien pour voler, et, amassant beaucoup de populace, je dis au maître de la boutique, qu'on était allé chercher entre temps dans quelque lieu voisin, qu'il était inutile de faire un scandale, et de discuter là sur l'affaire; que cet homme affirmait que j'étais entrée pour voler et qu'il fallait qu'il le prouvât; que je désirais aller devant un magistrat sans plus de paroles; et qu'aussi bien je commençais à voir que j'allais prendre trop d'aigreur pour l'homme qui m'avait arrêtée.

Le maître et la maîtresse de la boutique furent loin de se montrer aussi violents que l'homme d'en face; et le maître me dit:

—Bonne dame, il se peut que vous soyez entrée dans ma boutique, pour autant que je sache, dans un bon dessein; mais il semble que ce fût une chose dangereuse à vous que d'entrer dans une boutique telle que la mienne, au moment que vous n'y voyiez personne; et je ne puis rendre si peu de justice à mon voisin, qui a montré tant de prévenance, que de ne point reconnaître qu'il a eu raison sur sa part: malgré qu'en somme je ne trouve pas que vous ayez tenté de prendre aucune chose, si bien qu'en vérité je ne sais trop que faire.

Je le pressai d'aller avec moi devant un magistrat, et que si on pouvait prouver contre moi quelque chose qui fût, je me soumettrais de bon cœur, mais que sinon, j'attendais réparation.

Justement comme nous étions dans ce débat, avec une grosse populace assemblée devant la porte, voilà que passe sir T. B., échevin de la cité et juge de paix, ce qu'entendant l'argentier supplia Sa Dignité d'entrer afin de décider le cas.

Il faut rendre à l'argentier cette justice, qu'il conta son affaire avec infiniment de justice et de modération et l'homme qui avait traversé la rue pour m'arrêter conta la sienne avec autant d'ardeur et de sotte colère, ce qui me fit encore du bien. Puis ce fut mon tour de parler, et je dis à Sa Dignité que j'étais étrangère dans Londres, étant nouvellement arrivée du Nord; que je logeais dans tel endroit, que je passais dans cette rue, et que j'étais entrée dans une boutique d'argenterie pour acheter une demi-douzaine de cuillers. Par chance grande j'avais dans ma poche une vieille cuiller d'argent que j'en tirai, et lui dis que j'avais emporté cette cuiller afin d'acheter les pareilles neuves, pour compléter le service que j'avais à la campagne.

Que ne voyant personne dans la boutique j'avais frappé du pied très fort pour faire venir les gens et que j'avais appelé aussi à haute voix; qu'il était vrai qu'il y avait des pièces d'argenterie éparses dans la boutique, mais que personne ne pouvait dire que j'en eusse touché aucune; qu'un individu était arrivé tout courant de la rue dans la boutique et m'avait empoignée de furieuse manière, dans le moment que j'appelais les gens de la maison; que s'il avait eu réellement l'intention de rendre quelque service à son voisin, il aurait dû se tenir à distance et m'épier silencieusement pour voir si je touchais rien, et puis me prendre sur le fait.

—Voilà qui est vrai, dit M. l'échevin, et, se tournant vers l'homme qui m'avait arrêtée, il lui demanda s'il était vrai que j'eusse frappé du pied. Il dit que oui, que j'avais frappé, mais qu'il se pouvait que cela fût du fait de sa venue.

—Nenni, dit l'échevin, le reprenant de court, voici que vous vous contredisez; il n'y a qu'un moment que vous avez dit qu'elle était dans la boutique, et qu'elle vous tournait le dos, et qu'elle ne vous avait pas vu jusqu'au moment où vous étiez venu sur elle.

Or il était vrai que j'avais en partie le dos tourné à la rue, mais pourtant mon affaire étant de celles qui exigeaient que j'eusse les yeux tournés de tous les côtés, ainsi avais-je réellement eu la lueur qu'il traversait la rue, comme j'ai dit avant, bien qu'il ne s'en fût point douté.

Après avoir entendu tout à plein, l'échevin donna son opinion, qui était que son voisin s'était mis dans l'erreur, et que j'étais innocente, et l'argentier y acquiesça, ainsi que sa femme, et ainsi je fus relâchée; mais dans le moment que je m'en allais, M. l'échevin dit:

—Mais arrêtez, madame, si vous aviez dessein d'acheter des cuillers, j'aime à croire que vous ne souffrirez pas que mon ami ici perde une cliente pour s'être trompé.

Je répondis sur-le-champ:

—Non, monsieur, j'achèterai fort bien les cuillers, pour peu toutefois qu'elles s'apparient à la cuiller que j'ai là et que j'ai apportée comme modèle.

Et l'argentier m'en fit voir qui étaient de la façon même; si bien qu'il pesa les cuillers et la valeur en monta à trente-cinq shillings; de sorte que je tire ma bourse pour le payer, en laquelle j'avais près de vingt guinées, car je n'allais jamais sans telle somme sur moi, quoi qu'il pût advenir, et j'y trouvai de l'utilité en d'autres occasions tout autant qu'en celle-ci.

Quand M. l'échevin vit mon argent, il dit:

—Eh bien, madame, à cette heure je suis bien persuadé qu'on vous a fait tort, et c'est pour cette raison que je vous ai poussée à acheter les cuillers et que je vous ai retenue jusqu'à ce que vous les eussiez achetées; car si vous n'aviez pas en d'argent pour les payer, je vous aurais soupçonnée de n'être point entrée dans cette boutique avec le dessein d'y acheter; car l'espèce de gens qui viennent aux fins dont on vous avait accusée sont rarement gênés par l'or qu'ils ont dans leurs poches, ainsi que je vois que vous en avez.

Je souris et dis à Sa Dignité que je voyais bien que je devais à mon argent quelque peu de sa faveur, mais que j'espérais qu'elle n'était point sans être causée aussi par la justice qu'il m'avait rendue auparavant. Il dit que oui, en effet, mais que ceci confirmait son opinion et qu'à cette heure il était intimement persuadé qu'on m'avait fait tort. Ainsi je parvins à me tirer d'une affaire où j'arrivai sur l'extrême bord de la destruction.

Ce ne fut que trois jours après que, nullement rendue prudente par le danger que j'avais couru, contre ma coutume et poursuivant encore l'art où je m'étais si longtemps employée, je m'aventurai dans une maison dont je vis les portes ouvertes, et me fournis, ainsi que je pensai, en vérité, sans être aperçue, de deux pièces de soie à fleurs, de celle qu'on nomme brocart, très riche. Ce n'était pas la boutique d'un mercier, ni le magasin d'un mercier, mais la maison semblait d'une habitation privée, où demeurait, paraît-il, un homme qui vendait des marchandises destinées aux tisserands pour merciers, sorte de courtier ou facteur de marchand.

Pour abréger la partie noire de cette histoire, je fus assaillie par deux filles qui s'élancèrent sur moi, la bouche ouverte, dans le moment que je sortais par la porte, et l'une d'elles, me tirant en arrière, me fit rentrer dans la chambre, tandis que l'autre fermait la porte sur moi. Je les eusse payées de bonnes paroles, mais je n'en pus trouver le moyen: deux dragons enflammés n'eussent pas montré plus de fureur; elles lacérèrent mes habits, m'injurièrent et hurlèrent, comme si elles eussent voulu m'assassiner; la maîtresse de la maison arriva ensuite, et puis le maître, et tous pleins d'insultes.

Je donnai au maître de bonnes paroles, lui dis que la porte était ouverte, que les choses étaient une tentation pour moi, que j'étais pauvre, dans la détresse, et que la pauvreté était une chose à laquelle beaucoup de personnes ne pouvaient résister, et le suppliai avec des larmes d'avoir pitié de moi. La maîtresse de la maison était émue de compassion et incline à me laisser aller, et avait presque amené son mari à y consentir, mais les coquines avaient couru, devant qu'on les eût envoyées, pour ramener un commissaire; sur quoi le maître dit qu'il ne pouvait reculer, et qu'il fallait aller devant un juge, et qu'il pourrait être lui-même dans la peine s'il me relâchait.

La vue d'un commissaire en vérité me frappa, et je pensai enfoncer en terre; je tombai en pâmoison, et en vérité ces gens pensaient que je fusse morte, quand de nouveau la femme plaida pour moi, et pria son mari, voyant qu'ils n'avaient rien perdu, de me relâcher. Je lui offris de lui payer les deux pièces, quelle qu'en fût la valeur, quoique je ne les eusse pas prises, et lui exposai que puisqu'il avait les marchandises, et qu'en somme il n'avait rien perdu, il serait cruel de me persécuter à mort, et de demander mon sang pour la seule tentative que j'avais faite de les prendre. Je rappelai aussi au commissaire que je n'avais point forcé de portes, ni rien emporté; et quand j'arrivai devant le juge et que je plaidai là sur ce que je n'avais rien forcé pour m'introduire, ni rien emporté au dehors, le juge fut enclin à me faire mettre en liberté; mais la première vilaine coquine qui m'avait arrêtée ayant affirmé que j'étais sur le point de m'en aller avec les étoffes, mais qu'elle m'avait arrêtée et tirée en arrière, le juge sans plus attendre, ordonna de me mettre en prison, et on m'emporta à Newgate, dans cet horrible lieu. Mon sang même se glace à la seule pensée de ce nom: le lieu où tant de mes camarades avaient été enfermées sous les verrous, et d'où elles avaient été tirées pour marcher à l'arbre fatal; le lieu où ma mère avait si profondément souffert, où j'avais été mise au monde, et d'où je n'espérais point de rédemption que par une mort infâme; pour conclure, le lieu qui m'avait si longtemps attendue, et qu'avec tant d'art et de succès j'avais si longtemps évité.

J'étais maintenant dans une affreuse peine vraiment; il est impossible de décrire la terreur de mon esprit quand d'abord on me fit entrer et que je considérai autour de moi toutes les horreurs de ce lieu abominable: je me regardai comme perdue, et que je n'avais plus à songer qu'à quitter ce monde, et cela dans l'infamie la plus extrême; le tumulte infernal, les hurlements, les jurements et la clameur, la puanteur et la saleté, et toutes les affreuses choses d'affliction que j'y voyais s'unissaient pour faire paraître que ce lieu fut un emblème de l'enfer lui-même, et en quelque sorte sa porte d'entrée.

Je ne pus dormir pendant plusieurs nuits et plusieurs jours après que je fus entrée dans ce misérable lieu: et durant quelque temps j'eusse été bien heureuse d'y mourir, malgré que je ne considérasse point non plus la mort ainsi qu'il le faudrait; en vérité, rien ne pouvait être plus empli d'horreur pour mon imagination que le lieu même: rien ne m'était plus odieux que la société qui s'y trouvait. Oh! si j'avais été envoyée en aucun lieu de l'univers, et point à Newgate, je me fusse estimée heureuse!

Et puis comme les misérables endurcies qui étaient là avant moi triomphèrent sur moi! Quoi! Mme Flanders à Newgate, enfin! quoi, Mme Mary, Mme Molly, et ensuite Mol! Flanders tout court! Elles pensaient que le diable m'eût aidée, disaient-elles, pour avoir régné si longtemps; elles m'attendaient là depuis bien des années, disaient-elles, et étais-je donc venue enfin! Puis elles me souillaient d'excréments pour me railler, me souhaitaient la bienvenue en ce lieu, et que j'en eusse bien de la joie, me disaient de prendre bon courage, d'avoir le cœur fort, de ne pas me laisser abattre: que les choses n'iraient peut-être pas si mal que je le craignais et autres paroles semblables; puis faisaient venir de l'eau-de-vie et la buvaient à ma santé; mais mettaient le tout à mon compte; car elles me disaient que je ne faisais que d'arriver au collège, comme elles l'appelaient, et que, sûr, j'avais de l'argent dans ma poche, tandis qu'elles n'en avaient point.

Je demandai à l'une de cette bande depuis combien de temps elle était là. Elle me dit quatre mois. Je lui demandai comment le lieu lui avait paru quand elle y était entrée d'abord. Juste comme il me paraissait maintenant, dit-elle, terrible et plein d'horreur; et elle pensait qu'elle fût en enfer; et je crois bien encore que j'y suis, ajouta-t-elle, mais cela me semble si naturel que je ne me tourmente plus là-dessus.

—Je suppose, dis-je, que vous n'êtes point en danger de ce qui va suivre.

—Nenni, dit-elle, par ma foi, tu te trompes bien; car je suis condamnée, sentence rendue; seulement j'ai plaidé mon ventre; mais je ne suis pas plus grosse d'enfant que le juge qui m'a examinée, et je m'attends à être rappelée à la prochaine session.

Ce rappel est un examen du premier jugement, quand une femme a obtenu répit pour son ventre, mais qu'il se trouve qu'elle n'est pas enceinte, ou que si elle l'a été, elle a accouché.

—Comment, dis-je, et vous n'êtes pas plus soucieuse?

—Bah! dit-elle, je n'y puis rien faire; à quoi cela sert-il d'être triste? Si je suis pendue, je ne serai plus là, voilà tout.

Et voilà qu'elle se détourne en dansant, et qu'elle chante, comme elle s'en va, le refrain suivant de Newgate:

Tortouse balance,
Ma panse qui danse,
Un coup de cloche au clocheton,
Et c'est la fin de Jeanneton.

Je ne puis dire, ainsi que le font quelques-uns, que le diable n'est pas si noir qu'on le peint; car en vérité nulles couleurs ne sauraient représenter vivement ce lieu de Newgate, et nulle âme le concevoir proprement, sinon celles qui y ont souffert. Mais comment l'enfer peut devenir par degrés si naturel, et non seulement tolérable, mais encore agréable, voilà une chose inintelligible sauf à ceux qui en ont fait l'expérience, ainsi que j'ai fait.

La même nuit que je fus envoyée à Newgate, j'en fis passer la nouvelle à ma vieille gouvernante, qui en fut surprise, comme bien vous pensez, et qui passa la nuit presque aussi mal en dehors de Newgate que moi au dedans.

Le matin suivant elle vint me voir; elle fit tout son possible pour me rassurer, mais elle vit bien que c'était en vain. Toutefois, comme elle disait, plier sous le poids n'était qu'augmenter le poids; elle s'appliqua aussitôt à toutes les méthodes propres à en empêcher les effets que nous craignions, et d'abord elle découvrit les deux coquines enflammées qui m'avaient surprise; elle tâcha à les gagner, à les persuader, leur offrit de l'argent, et en somme essaya tous les moyens imaginables pour éviter une poursuite; elle offrit à une de ces filles 100£ pour quitter sa maîtresse et ne pas comparaître contre moi; mais elle ne fût si résolue, que malgré qu'elle ne fût que fille servante à 3£ de gages par an, ou quelque chose d'approchant, elle refusa, et elle eût refusé, ainsi que le crut ma gouvernante, quand même elle lui eût offert 500£. Puis elle assaillit l'autre fille; celle-ci n'avait point la dureté de la première et parut parfois encline à montrer quelque pitié; mais l'autre créature la sermonna, et ne voulut pas tant que la laisser parler à ma gouvernante, mais menaça mon amie de la faire prendre pour corruption de témoins.

Puis elle s'adressa au maître, c'est à savoir à l'homme dont les marchandises avaient été volées, et particulièrement à sa femme, qui avait été encline d'abord à prendre quelque pitié de moi; elle trouva que la femme était la même encore, mais que l'homme alléguait qu'il était forcé de poursuivre, sans quoi il perdrait sa reconnaissance en justice.

Ma gouvernante s'offrit à trouver des amis qui feraient ôter sa reconnaissance du fil d'archal des registres, comme ils disent, mais il ne fut pas possible de le convaincre qu'il y eût aucun salut pour lui au monde, sinon de comparaître contre moi; si bien que j'allais avoir contre moi trois témoins à charge sur le fait même, le maître et ses deux servantes; c'est-à-dire que j'étais aussi certaine d'encourir la peine de mort que je l'étais de vivre à cette heure et que je n'avais rien à faire qu'à me préparer à mourir.

Je passai là bien des jours dans la plus extrême horreur: j'avais la mort en quelque sorte devant les yeux et je ne pensais à rien nuit et jour qu'à des gibets et à des cordes, mauvais esprits et démons; il est impossible d'exprimer combien j'étais harassée entre les affreuses appréhensions de la mort et la terreur de ma conscience qui me reprochait mon horrible vie passée.

Le chapelain de Newgate vint me trouver, et me parla un peu à sa façon; mais tout son discours divin se portait à me faire avouer mon crime, comme il le nommait (malgré qu'il ne sût pas pourquoi j'étais là), à découvrir entièrement ce que j'avais fait, et autres choses semblables, sans quoi il me disait que Dieu ne me pardonnerait jamais; et il fut si loin de toucher le propos même que je n'en eus aucune manière de consolation; et puis d'observer la pauvre créature me prêcher le matin confession et repentir, et de le trouver ivre d'eau-de-vie sur le midi, voilà qui avait quelque chose de si choquant que cet homme finit par me donner la nausée, et son œuvre aussi, par degrés, à cause de l'homme qui la pratiquait: si bien que je le priai de ne point me fatiguer davantage.

Je ne sais comment cela se fit, mais grâce aux infatigables efforts de ma diligente gouvernante, il n'y eut pas d'accusation portée contre moi à la première session, je veux dire au grand jury, à Guildhall, si bien que j'eus encore un mois ou cinq semaines devant moi, et sans doute c'est ce que j'aurais dû regarder comme autant de temps qui m'était donné pour réfléchir sur ce qui était passé, et me préparer à ce qui allait venir; j'aurais dû estimer que c'était un répit destiné au repentir et l'avoir employé ainsi, mais c'est ce qui n'était pas en moi. J'étais fâchée, comme avant, d'être à Newgate, mais je donnais peu de marques de repentir.

Au contraire, ainsi que l'eau dans les cavernes des montagnes qui pétrifie et tourne en pierre toute chose sur quoi on la laisse s'égoutter; ainsi le continuel commerce avec une pareille meute de limiers d'enfer eut sur moi la même opération commune que sur les autres; je muai en pierre; je devins premièrement insensible et stupide, puis abrutie et pleine d'oubli, enfin folle furieuse plus qu'aucune d'elles; en somme j'arrivai à me plaire naturellement et à m'accommoder à ce lieu, autant en vérité que si j'y fusse née.

Il est à peine possible d'imaginer que nos natures soient capables de dégénérer au point que de rendre plaisant et agréable ce qui en soi est la plus complète misère. Voilà une condition telle que je crois qu'il est à peine possible d'en citer une pire; j'étais malheureuse avec un raffinement aussi exquis qu'il se peut pour une personne, qui, ainsi que moi, avait de la vie, de la santé, et de l'argent pour s'aider.

J'avais sur moi un poids de crime qui eût suffi à abattre toute créature qui eût gardé le moindre pouvoir de réflexion, ou qui eût encore quelque sentiment du bonheur en cette vie ou de la misère en l'autre: j'avais eu d'abord quelque remords, en vérité, mais point de repentir; je n'avais maintenant ni remords ni repentir. J'étais accusée d'un crime dont la punition était la mort; la preuve était si manifeste que je n'avais point lieu même de plaider «non coupable»; j'avais le renom d'une vieille délinquante, si bien que je n'avais rien à attendre que la mort; ni n'avais-je moi-même aucune pensée d'échapper et cependant j'étais possédée par une étrange léthargie d'âme; je n'avais en moi ni trouble, ni appréhensions, ni douleur; la première surprise était passée; j'étais, je puis bien dire, je ne sais comme; mes sens, ma raison, bien plus, ma conscience, étaient tout endormis: mon cours de vie pendant quarante ans avait été une horrible complication de vice, de prostitution, d'adultère, d'inceste, de mensonge, de vol et en un mot, j'avais pratiqué tout, sauf l'assassinat et la trahison, depuis l'âge de dix-huit ans ou environ jusqu'à soixante; et pourtant je n'avais point de sens de ma condition, ni de pensée du ciel ni de l'enfer, du moins qui allât plus loin qu'un simple effleurement passager, comme le point ou aiguillon de douleur qui avertit et puis s'en va; je n'avais ni le cœur de demander la merci de Dieu, ni en vérité d'y penser. Et je crois avoir donné ici une brève description de la plus complète misère sur terre.

Toutes mes pensées terrifiantes étaient passées; les horreurs du lieu m'étaient devenues familières; je n'éprouvais pas plus de malaise par le tumulte et les clameurs de la prison que celles qui menaient ce tumulte; en un mot, j'étais devenue un simple gibier de Newgate, aussi méchant et grossier que tout autre; oui, et j'avais à peine retenu l'habitude et coutume de bonnes façons et manières qui jusque-là avait été répandue dans toute ma conversation; si complètement étais-je dégénérée et possédée par la corruption que je n'étais pas plus la même chose que j'avais été, que si je n'eusse jamais été autrement que ce que j'étais maintenant.

Au milieu de cette partie endurcie de mon existence, j'eus une autre surprise soudaine qui me rappela un peu à cette chose qu'on nomme douleur, et dont en vérité auparavant j'avais commencé à passer le sens. On me raconta une nuit qu'il avait été apporté en prison assez tard dans la nuit dernière trois voleurs de grand'route qui avaient commis un vol quelque part sur Hounslow-heath (je crois que c'était là) et qui avaient été poursuivis jusqu'à Uxbrige par les gens de la campagne, et là pris après une courageuse résistance, où beaucoup des paysans avaient été blessés et quelques-uns tués.

On ne sera point étonné que nous, les prisonnières, nous fussions toutes assez désireuses de voir ces braves gentilshommes huppés, dont on disait que leurs pareils ne s'étaient point rencontrés encore, d'autant qu'on prétendait que le matin ils seraient transférés dans le préau, ayant donné de l'argent au grand maître de la prison afin qu'on leur accordât la liberté de ce meilleur séjour. Nous donc, les femmes, nous nous mîmes sur leur chemin, afin d'être sûres de les voir; mais rien ne peut exprimer la surprise et la stupeur où je fus jetée quand je vis le premier homme qui sortit, et que je reconnus pour être mon mari du Lancashire, le même avec qui j'avais vécu si bravement à Dunstable, et le même que j'avais vu ensuite à Brickhill, lors de mon mariage avec mon dernier mari, ainsi que j'ai dit.

Je fus comme étonnée à cette vue, muette, et ne sus ni que dire ni que faire: il ne me reconnut point, et ce fut tout le soulagement que j'eus pour l'instant; je quittai ma société et me retirai autant qu'il est possible de se retirer en cet horrible lieu, et je pleurai ardemment pendant longtemps.

—Affreuse créature que je suis, m'écriai-je, combien de pauvres gens ai-je rendus malheureux! combien de misérables désespérés ai-je envoyés jusque chez le diable!

Je plaçai tout à mon compte les infortunes de ce gentilhomme. Il m'avait dit à Chester qu'il était ruiné par notre alliance et que ses fortunes étaient faites désespérées à cause de moi; car, pensant que j'eusse été une fortune, il s'était enfoncé dans la dette plus avant qu'il ne pourrait jamais payer; qu'il s'en irait à l'armée et porterait le mousquet, ou qu'il achèterait un cheval pour faire un tour, comme il disait; et malgré que je ne lui eusse jamais dit que j'étais une fortune et que je ne l'eusse pas proprement dupé moi-même, cependant j'avais encouragé la fausse idée qu'il s'était faite, et ainsi étais-je la cause originelle de son malheur. La surprise de cette aventure ne fit que m'enfoncer plus avant dans mes pensées et me donner de plus fortes réflexions que tout ce qui m'était arrivé jusqu'ici; je me lamentais nuit et jour, d'autant qu'on m'avait dit qu'il était le capitaine de la bande, et qu'il avait commis tant de vols que Hind, ou Whitney, ou le Fermier d'Or n'étaient que des niais auprès de lui; qu'il serait sûrement pendu, quand il ne dût pas rester d'autres hommes après lui dans le pays; et qu'il y aurait abondance de gens pour témoigner contre lui.

Je fus noyée dans la douleur que j'éprouvais; ma propre condition ne me donnait point de souci, si je la comparais à celle-ci, et je m'accablais de reproches à son sujet; je me lamentais sur mes infortunes et sur sa ruine d'un tel train que je ne goûtais plus rien comme avant et que les premières réflexions que j'avais faites sur l'affreuse vie que je menais commencèrent à me revenir; et à mesure que ces choses revenaient, mon horreur de ce lieu et de la manière dont on y vivait me revint ainsi; en somme je fus parfaitement changée et je devins une autre personne.

Tandis que j'étais sous ces influences de douleur pour lui, je fus avertie qu'à la prochaine session je serais citée devant le grand jury, et qu'on demanderait contre moi la peine de mort. Ma sensibilité avait été déjà touchée; la misérable hardiesse d'esprit que j'avais acquise s'affaissa et une conscience coupable commença de se répandre dans tous mes sens. En un mot, je me mis à penser; et de penser, en vérité, c'est un vrai pas d'avancée de l'enfer au ciel; tout cet endurcissement, cette humeur d'âme, dont j'ai tant parlé, n'était que privation de pensée; celui qui est rendu à sa pensée est rendu à lui-même.

Sitôt que j'eus commencé, dis-je, de penser, la première chose qui me vint à l'esprit éclata en ces termes:

—Mon Dieu, que vais-je devenir? Je vais être condamnée, sûrement; et après, il n'y a rien que la mort. Je n'ai point d'amis; que vais-je faire? Je serai sûrement condamnée! Mon Dieu, ayez pitié de moi, que vais-je devenir?

C'était une morne pensée, direz-vous, pour la première, depuis si longtemps qui avait jailli dans mon âme en cette façon; et pourtant ceci même n'était que frayeur de ce qui allait venir; il n'y avait pas là dedans un seul mot de sincère repentir. Cependant, j'étais affreusement déprimée, et inconsolée à un point extrême; et comme je n'avais nulle amie à qui confier mes pensées de détresse, elles me pesaient si lourdement, qu'elles me jetaient plusieurs fois par jour dans des pâmoisons, et crises de nerfs. Je fis demander ma vieille gouvernante, qui, pour lui rendre justice, agit en fidèle amie; elle ne laissa point de pierre qu'elle ne retourna pour empêcher le grand jury de dresser l'acte d'accusation; elle alla trouver plusieurs membres du jury, leur parla, et s'efforça de les remplir de dispositions favorables, à cause que rien n'avait été enlevé, et qu'il n'y avait point eu de maison forcée, etc. Mais rien n'y faisait; les deux filles prêtaient serment sur le fait, et le jury trouva lieu d'accusation de vol de maison, c'est à savoir, de félonie et bris de clôture.

Je tombai évanouie quand on m'en porta la nouvelle, et quand je revins à moi, je pensai mourir sous ce faix. Ma gouvernante se montra pour moi comme une vraie mère; elle s'apitoya sur moi, pleura avec moi et pour moi; mais elle ne pouvait m'aider; et pour ajouter à toute cette terreur, on ne faisait que dire par toute la prison que ma mort était assurée; je les entendais fort bien en parler souvent entre elles, et je les voyais hocher la tête et dire qu'elles en étaient bien fâchées, et autres choses semblables, comme il est d'usage en ce lieu; mais pourtant aucune n'était venue me dire ses pensées jusqu'enfin un des gardiens vint à moi privément et dit avec un soupir:

—Eh bien, madame Flanders, vous allez être jugée vendredi (et nous étions au mercredi); qu'avez-vous l'intention de faire?

Je devins blanche comme un linge et dis:

—Dieu sait ce que je ferai; pour ma part, je ne sais que faire.

—Hé quoi, dit-il, je ne veux point vous flatter; il faudrait vous préparer à la mort, car je doute que vous serez condamnée, et comme vous êtes vieille délinquante, m'est avis que vous trouverez bien peu de merci. On dit, ajouta-t-il, que votre cas est très clair, et que les témoins vous chargent de façon si positive, qu'il n'y a point à y résister.

C'était un coup à percer les entrailles mêmes d'une qui, comme moi, était pliée sous un tel fardeau, et je ne pus prononcer une parole, bonne ou mauvaise pendant longtemps; enfin j'éclatai en sanglots et je lui dis:

—Oh! monsieur, que faut-il faire?

—Ce qu'il faut faire? dit-il. Il faut faire chercher un ministre, pour lui parler; car en vérité, madame Flanders, à moins que vous n'ayez de bien puissants amis, vous n'êtes point une femme faite pour ce monde.

C'étaient là des discours sans ambages, en vérité; mais ils me furent très durs, ou du moins je me le figurai. Il me laissa dans la plus grande confusion que l'on puisse s'imaginer, et toute cette nuit je restai éveillée; et maintenant je commençai de dire mes prières, ce que je n'avais guère fait auparavant depuis la mort de mon dernier mari, ou un peu de temps après; et en vérité je puis bien appeler ce que je faisais dire mes prières; car j'étais dans une telle confusion, et j'avais sur l'esprit une telle horreur, que malgré que je pleurasse et que je répétasse à plusieurs reprises l'expression ordinaire:—Mon Dieu, ayez pitié de moi!—je ne m'amenais jamais jusqu'au sens d'être une misérable pécheresse, ainsi que je l'étais en effet, et de confesser mes péchés à Dieu, et de demander pardon pour l'amour de Jésus-Christ; j'étais enfoncée dans le sentiment de ma condition, que j'allais passer en jugement capital, et que j'étais sûre d'être exécutée, et voilà pourquoi je m'écriais toute la nuit:

—Mon Dieu, que vais-je devenir? Mon Dieu, que vais-je faire? Mon Dieu, ayez pitié de moi! et autres choses semblables.

Ma pauvre malheureuse gouvernante était maintenant aussi affligée que moi, et repentante avec infiniment plus de sincérité, quoiqu'il n'y eût point de chance d'accusation portée contre elle; non qu'elle ne le méritât autant que moi, et c'est ce qu'elle disait elle-même; mais elle n'avait rien fait d'autre pendant bien des années que de receler ce que moi et d'autres avions volé, et de nous encourager à le voler. Mais elle sanglotait et se démenait comme une forcenée, se tordant les mains, et criant qu'elle était perdue, qu'elle pensait qu'il y eût sur elle une malédiction du ciel, qu'elle serait damnée, qu'elle avait été la ruine de toutes ses amies, qu'elle avait amené une telle et une telle, et une telle à l'échafaud; et là elle comptait quelque dix ou onze personnes, de certaines desquelles j'ai fait mention, qui étaient venues à une fin précoce; et qu'à cette heure elle était l'occasion de ma perte, puisqu'elle m'avait persuadée de continuer, alors que je voulais cesser. Je l'interrompis là:

—Non, ma mère, non, dis-je, ne parlez point ainsi; car vous m'avez conseillé de me retirer quand j'eus obtenu l'argent du mercier, et quand je revins de Harwich, et je ne voulus pas vous écouter; par ainsi vous n'avez point été à blâmer; c'est moi seule qui me suis perdue, et qui me suis amenée à cette misère!

Et ainsi nous passions bien des heures ensemble.

Eh bien, il n'y avait point de remède; le procès suivit son cours et le jeudi je fus transférée à la maison des assises, où je fus assignée, comme ils disent, et le lendemain, je fus appointée pour être jugée. Sur l'assignation je plaidai «non coupable», et bien le pouvais-je, car j'étais accusée de félonie et débris de clôture; c'est à savoir d'avoir félonieusement volé deux pièces de soie de brocart, estimées à 46£, marchandises appartenant à Anthony Johnson, et d'avoir forcé les portes; au lieu que je savais très bien qu'ils ne pouvaient prétendre que j'eusse forcé les portes, ou seulement soulevé un verrou.

Le vendredi je fus menée au jugement. J'avais épuisé mes esprits à force de pleurer les deux ou trois jours d'avant, si bien que je dormis mieux la nuit du jeudi que je n'attendais et que j'eus plus de courage pour mon jugement que je n'eusse cru possible d'avoir.

Quand le jugement fut commencé et que l'acte d'accusation eut été lu, je voulus parler, mais on me dit qu'il fallait d'abord entendre les témoins et qu'ensuite on m'entendrait à mon tour. Les témoins étaient les deux filles, paire de coquines fortes en gueule, en vérité; car bien que la chose fût vraie, en somme, pourtant elles l'aggravèrent à un point extrême, et jurèrent que j'avais les étoffes entièrement en ma possession, que je les avais cachées sous mes habits, que je m'en allais avec, que j'avais passé le seuil d'un pied quand elles se firent voir, et qu'aussitôt je franchis le seuil de l'autre pied, de sorte que j'étais tout à fait sortie de la maison, et que je me trouvais dans la rue avec les étoffes avant le moment qu'elles me prirent, et qu'ensuite elles m'avaient arrêtée et qu'elles avaient trouvé les étoffes sur moi. Le fait en somme était vrai; mais j'insistai sur ce qu'elles m'avaient arrêtée avant que j'eusse passé le seuil; ce qui d'ailleurs ne pesait pas beaucoup; car j'avais pris les étoffes, et je les aurais emportées, si je n'avais pas été saisie.

Je plaidai que je n'avais rien volé, qu'ils n'avaient rien perdu, que la porte était ouverte, et que j'étais entrée à dessein d'acheter: si, ne voyant personne dans la maison, j'avais pris en main aucune des étoffes, il ne fallait point en conclure que j'eusse l'intention de les voler, puisque je ne les avais point emportées plus loin que la porte, pour mieux les regarder à la lumière.

La cour ne voulut rien accepter de ces moyens, et fit une sorte de plaisanterie sur mon intention d'acheter ces étoffes, puisque ce n'était point là une boutique faite pour en vendre; et quant à les avoir portées à la lumière pour les regarder, les servantes firent là-dessus d'impudentes moqueries, et y dépensèrent tout leur esprit; elles dirent à la cour que je les avais regardées bien suffisamment, et que je les avais trouvées à mon goût, puisque je les avais empaquetées et que je m'en allais avec.

En somme je fus jugée coupable de félonie, et acquittée sur le bris de clôture, ce qui ne fut qu'une médiocre consolation, à cause que le premier jugement comportait une sentence de mort, et que le second n'eût pu faire davantage. Le lendemain on m'amena pour entendre la terrible sentence; et quand on vint à me demander ce que j'avais à dire en ma faveur pour en empêcher l'exécution, je demeurai muette un temps; mais quelqu'un m'encouragea tout haut à parler aux juges, puisqu'ils pourraient représenter les choses favorablement pour moi. Ceci me donna un peu de cœur, et je leur dis que je ne savais point de raison pour empêcher la sentence, mais que j'avais beaucoup à dire pour implorer la merci de la cour; que j'espérais qu'en un tel cas elle me ferait une part d'indulgence, puisque je n'avais point forcé de porte, que je n'avais rien enlevé, que personne n'avait rien perdu; que l'homme à qui appartenaient ces étoffes avait eu assez de bonté pour dire qu'il désirât qu'on me fit merci (ce qu'en effet il avait fort honnêtement dit); qu'au pire c'était la première faute et que je n'avais jamais encore comparu en cour de justice; en somme je parlai avec plus de courage que je n'aurais cru pouvoir faire, et d'un ton si émouvant, que malgré que je fusse en larmes, qui toutefois n'étaient pas assez fortes pour étouffer ma voix, je pus voir que ceux qui m'entendaient étaient émus aux larmes.

Les juges demeurèrent graves et silencieux, m'écoutèrent avec condescendance, et me donnèrent le temps de dire tout ce qui me plairait; mais n'y disant ni oui ni non, prononcèrent contre moi la sentence de mort: sentence qui me parut la mort même, et qui me confondit; je n'avais plus d'esprits en moi; je n'avais point de langue pour parler, ni d'yeux pour les lever vers Dieu ou les hommes.

Ma pauvre gouvernante était totalement inconsolée; et elle qui auparavant m'avait réconfortée, avait elle-même besoin de l'être; et parfois se lamentant, parfois furieuse, elle était autant hors du sens qu'une folle à Bedlam.

On peut plutôt s'imaginer qu'on ne saurait exprimer quelle était maintenant ma condition; je n'avais rien devant moi que la mort; et comme je n'avais pas d'amis pour me secourir, je n'attendais rien que de trouver mon nom dans l'ordre d'exécution qui devait arriver pour le supplice, au vendredi suivant, de cinq autres malheureuses et de moi-même.

Cependant ma pauvre malheureuse gouvernante m'envoya un ministre qui sur sa requête vint me rendre visite. Il m'exhorta sérieusement à me repentir de tous mes péchés et à ne plus jouer avec mon âme, ne me flattant point d'espérances de vie, étant informé, dit-il, que je n'avais point lieu d'en attendre; mais que sans feinte il fallait me tourner vers Dieu de toute mon âme, et lui crier pardon au nom de Jésus-Christ. Il fortifia ses discours par des citations appropriées de l'Écriture, qui encourageaient les plus grands pêcheurs à se repentir et à se détourner du mauvais chemin; et quand il eut fini, il s'agenouilla et pria avec moi.

Ce fut alors que pour la première fois j'éprouvai quelques signes réels de repentir; je commençai maintenant de considérer ma vie passée avec horreur, et ayant une espèce de vue de l'autre côté du temps, les choses de la vie, comme je crois qu'il arrive à toute personne dans un tel moment, commencèrent de prendre un aspect différent et tout une autre forme qu'elles n'avaient fait avant. Les vues de félicité, de joie, les douleurs de la vie, me parurent des choses entièrement changées; et je n'avais rien dans mes pensées qui ne fût si infiniment supérieur à tout ce que j'avais connu dans la vie qu'il me parut de la plus grande stupidité d'attacher de l'importance à chose qui fût, quand elle eût la plus grande valeur du monde. Le mot «d'éternité»se représenta avec toutes ses additions incompréhensibles, et j'en eus des notions si étendues que je ne sais comment les exprimer.

Le bon gentilhomme fut tellement ému par la vue de l'influence que toutes ces choses avaient eue sur moi qu'il bénit Dieu qui avait permis qu'il me vînt voir et résolut de ne pas m'abandonner jusqu'au dernier moment.

Ce ne fut pas moins de douze jours après que nous eûmes reçu notre sentence avant que personne fût envoyé au supplice; et puis l'ordre de mort, comme ils disent, arriva, et je trouvai que mon nom était parmi les autres. Ce fut un terrible coup pour mes nouvelles résolutions; en vérité mon cœur s'enfonça et je pâmai deux fois, l'une après l'autre, mais ne prononçai pas une parole. Le bon ministre était bien affligé pour moi et fit ce qu'il put pour me réconforter avec les mêmes arguments et la même éloquence touchante qu'il avait fait avant, et ne me quitta pas de la soirée, tant que les gardiens voulurent lui permettre de rester, à moins qu'il se fît clore sous les verrous avec moi toute la nuit, de quoi il ne se souciait point.

Je m'étonnai fort de ne point le voir le lendemain, étant le jour avant celui qui avait été fixé pour l'exécution, et j'étais infiniment découragée et déprimée, et en vérité je tombais presque par manque de cette consolation qu'il m'avait si souvent, et avec tant de succès, donnée lors de ses premières visites. J'attendis avec une grande impatience, et sous la plus grande oppression d'esprit qu'on puisse s'imaginer jusqu'environ quatre heures qu'il vint à mon appartement: car j'avais obtenu la faveur, grâce à de l'argent, sans quoi en ce lieu on ne peut rien faire, de ne pas être enfermée dans le trou des condamnés, parmi les autres prisonniers qui allaient mourir, mais d'avoir une sale petite chambre pour moi seule.

Mon cœur bondit de joie dans mon sein quand j'entendis sa voix à la porte, même avant que de le voir; mais qu'on juge de l'espèce de mouvement qui se fit dans mon âme lorsque, après de brèves excuses sur ce qu'il n'était pas venu, il me montra que son temps avait été employé pour mon salut, qu'il avait obtenu un rapport favorable de l'assesseur qui avait examiné mon cas et qu'en somme il m'apportait un sursis.

Il usa de toute la précaution possible à me faire savoir ce qu'il eût été d'une double cruauté de me dissimuler, car ainsi que la douleur m'avait bouleversée avant, ainsi la joie me bouleversa-t-elle maintenant et je tombai dans une pâmoison plus dangereuse que la première, et ce ne fut pas sans peine que je revins à moi.

Le lendemain matin il y eut une triste scène, en vérité, dans la prison. La première chose dont je fus saluée le matin fut le glas du gros bourdon du Saint-Sépulcre qui annonçait le jour. Sitôt qu'il commença à tinter, on entendit retentir de mornes gémissements et des cris qui venaient du trou des condamnés, où gisaient six pauvres âmes qui devaient être exécutées ce jour-là: les unes pour un crime, les autres pour un autre, et deux pour assassinat.

Ceci fut suivi d'une confuse clameur dans la maison parmi les différents prisonniers qui exprimaient leurs grossières douleurs pour les pauvres créatures qui allaient mourir, mais d'une manière extrêmement dissemblable; les uns pleuraient, d'autres poussaient des hourras brutaux et leur souhaitaient bon voyage; d'autres damnaient et maudissaient ceux qui les avaient amenés là; beaucoup s'apitoyaient; et peu d'entre eux, très peu, priaient pour eux.

Il n'y avait guère là de place pour le recueillement d'esprit qu'il me fallait afin de bénir la Providence pleine de merci, qui m'avait, comme il était, arrachée d'entre les mâchoires de cette destruction; je restais, comme il était, muette et silencieuse, toute submergée par ce sentiment, et incapable d'exprimer ce que j'avais dans le cœur; car les passions en telles occasions que celles-ci sont certainement trop agitées pour qu'elles puissent en peu de temps régler leurs propres mouvements.

Pendant tout le temps que les pauvres créatures condamnées se préparaient à la mort, et que le chapelain, comme on le nomme, se tenait auprès d'elles pour les disposer à se soumettre à la sentence; pendant tout ce temps, dis-je, je fus saisie d'un tremblement, qui n'était pas moins violent que si j'eusse été dans la même condition que le jour d'avant; j'étais si fortement agitée par ce surprenant accès que j'étais secouée comme si j'eusse été prise d'une fièvre, si bien que je ne pouvais ni parler ni voir, sinon comme une égarée. Sitôt qu'on les eut toutes mises dans les charrettes et qu'elles furent parties, ce que toutefois je n'eus pas le courage de regarder, sitôt, dis-je, qu'elles furent parties, je tombai involontairement dans une crise de larmes, comme si ce fût une indisposition soudaine, et pourtant si violente, et qui me tint si longtemps que je ne sus quel parti prendre; ni ne pouvais-je l'arrêter ni l'interrompre, non, malgré tout l'effort et le courage que j'y mettais.

Cette crise de larmes me tint près de deux heures, et ainsi que je crois, me dura jusqu'à ce qu'elles fussent toutes sorties de ce monde; et puis suivit une bien humble, repentante, sérieuse espèce de joie; ce fut une réelle extase ou une passion de gratitude dans laquelle je passai la plus grande partie du jour.

Ce fut environ quinze jours après, que j'eus quelques justes craintes d'être comprise dans l'ordre d'exécution des assises suivantes; et ce ne fut pas sans grande difficulté, et enfin par humble pétition d'être déportée que j'y échappai; si mal étais-je tenue à la renommée, et si forte était la réputation que j'avais d'être une ancienne délinquante au sens de la loi, quoi que je pusse être aux yeux des juges, n'ayant jamais été amenée encore devant eux pour cas judiciaire; de sorte que les juges ne pouvaient m'accuser d'être une ancienne délinquante, mais l'assesseur exposa mon cas comme bon lui sembla.

J'avais maintenant la certitude de la vie, en vérité, mais avec les dures conditions d'être condamnée à être déportée, ce qui était, dis-je, une dure condition, en elle-même, mais non point si on la considère par comparaison. Et je ne ferai donc pas de commentaires sur la sentence ni sur le choix qui me fut donné; nous choisissons tous n'importe quoi plutôt que la mort, surtout quand elle est accompagnée d'une perspective aussi déplaisante au delà, ce qui était mon cas.

Je reviens ici à ma gouvernante, qui avait été dangereusement malade, et ayant approché autant de la mort par sa maladie que moi par ma sentence, était extrêmement repentante; je ne l'avais point vue pendant tout ce temps; mais comme elle se remettait, et qu'elle pouvait tout justement sortir, elle vint me voir.

Je lui dis ma condition et en quel différent flux et reflux de craintes et d'espérances j'avais été agitée; je lui dis à quoi j'avais échappé, et sous quelles conditions; et elle était présente lorsque le ministre commença d'exprimer des craintes sur ce que je retomberais dans mon vice lorsque je me trouverais mêlée à l'horrible compagnie que généralement on déporte. En vérité, j'y réfléchissais mélancoliquement moi-même, car je savais bien quelle affreuse bande on embarque d'ordinaire, et je dis à ma gouvernante que les craintes du bon ministre n'était pas sans fondement.

—Bon, bon! dit-elle, mais j'espère bien que tu ne seras point tentée par un si affreux exemple.

Et aussitôt que le ministre fut parti, elle me dit qu'il ne fallait pas me décourager; puisque peut-être elle trouverait des voies et moyens pour disposer de moi d'une façon particulière, de quoi elle me parlerait plus à plein plus tard.

Je la regardai avec attention, et il me parut qu'elle avait l'air plus gai que de coutume, et immédiatement j'entretins mille notions d'être délivrée, mais n'eusse pu pour ma vie en imaginer les méthodes, ni songer à une qui fût praticable; mais j'y étais trop intéressée pour la laisser partir sans qu'elle s'expliquât, ce que toutefois, elle fut très répugnante à faire, mais comme je la pressais toujours, me répondit en un peu de mots ainsi:

—Mais tu as de l'argent, n'est-ce pas? En as-tu déjà connu une dans ta vie qui se fît déporter avec 100£ dans sa poche? Je te le promets, mon enfant, dit-elle.

Je la compris bien vite, mais lui dis que je ne voyais point lieu d'espérer d'autre chose que la stricte exécution de l'ordre, et qu'ainsi que c'était une sévérité qu'on regardait comme une merci, il n'y avait point de doute qu'elle ne serait strictement observée. Elle répondit seulement ceci:

—Nous essayerons ce qu'on peut faire....

Et ainsi nous nous séparâmes.

Je demeurai en prison encore près de quinze semaines; quelle en fut la raison, je n'en sais rien; mais au bout de ce temps, je fus embarquée à bord d'un navire dans la Tamise, et avec moi une bande de treize créatures aussi viles et aussi endurcies que Newgate en produisit jamais de mon temps: et, en vérité, il faudrait une histoire plus longue que la mienne pour décrire les degrés d'impudence et d'audacieuse coquinerie auxquelles ces treize arrivèrent ainsi que la manière de leur conduite pendant le voyage; de laquelle je possède un divertissant récit qui me fut donné par le capitaine du navire qui les transportait, et qu'il avait fait écrire en grand détail par son second.

On pourra sans doute penser qu'il est inutile d'entrer ici dans la narration de tous les petits incidents qui me survinrent pendant cet intervalle de mes circonstances, je veux dire, entre l'ordre final de ma déportation et le moment que je m'embarquai, et je suis trop près de la fin de mon histoire pour y donner place; mais je ne saurais omettre une chose qui se passa entre moi et mon mari de Lancashire.

Il avait été transféré, ainsi que je l'ai remarqué déjà de la section du maître à la prison ordinaire, dans le préau, avec trois de ses camarades: car on en trouva un autre à leur joindre après quelque temps; là, je ne sais pour quelle raison, on les garda sans les mettre en jugement près de trois mois. Il semble qu'ils trouvèrent le moyen de corrompre ou d'acheter quelques-uns de ceux qui devaient témoigner contre eux, et qu'on manquait de preuves pour les condamner. Après quelque embarras sur ce sujet, ils s'efforcèrent d'obtenir assez de preuves contre deux d'entre eux pour leur faire passer la mer; mais les deux autres, desquels mon mari du Lancashire était l'un, restaient encore en suspens. Ils avaient, je crois, une preuve positive contre chacun d'eux; mais la loi les obligeant à produire deux témoins, ils ne pouvaient rien en faire; pourtant, ils étaient résolus à ne point non plus relâcher ces hommes; persuadés qu'ils étaient d'obtenir témoignage à la fin et, à cet effet, on fit publier, je crois, que tels et tels prisonniers avaient été arrêtés, et que tout le monde pouvait venir à la prison pour les voir.

Je saisis cette occasion pour satisfaire ma curiosité, feignant d'avoir été volée dans le coche de Dunstable, et que je voulais voir les deux voleurs de grand'route; mais quand je vins dans le préau, je me déguisai de telle manière et j'emmitouflai mon visage si bien, qu'il ne put me voir que bien peu, et qu'il ne reconnut nullement qui j'étais; mais sitôt que je fus revenue, je dis publiquement que je les connaissais très bien.

Aussitôt on sut par toute la prison que Moll Flanders allait porter témoignage contre un des voleurs de grand'route, grâce à quoi on me remettrait ma sentence de déportation.

Ils l'apprirent et immédiatement mon mari désira voir cette Mme Flanders qui le connaissait si bien et qui allait témoigner contre lui; et, en conséquence, j'eus l'autorisation d'aller le trouver. Je m'habillai aussi bien que les meilleurs vêtements que je souffris jamais de porter là me le permirent, et je me rendis dans le préau; mais j'avais un chaperon sur la figure; il me dit bien peu de chose d'abord, mais me demanda si je le connaissais; je lui dis qu' «oui, fort bien»; mais ainsi que j'avais caché mon visage, ainsi je contrefis ma voix aussi, et il n'eut pas la moindre idée de la personne que j'étais. Il me demanda où je l'avais vu; je lui dis entre Dunstable et Brickhill; mais, me tournant vers le gardien qui se trouvait là, je demandai s'il ne pouvait me permettre de lui parler seule. Il dit: «Oui, oui» et très civilement se retira.

Sitôt qu'il fut parti et que j'eus fermé la porte, je rejetai mon chaperon, et éclatant en larmes:

—Mon chéri, dis-je, tu ne me reconnais pas?

Il devint pâle et demeura sans voix comme un frappé par la foudre, et, incapable de vaincre sa surprise, ne dit autre chose que ces mots: «Laissez-moi m'asseoir»; puis, s'asseyant près de la table, la tête appuyée sur sa main, fixa le sol des yeux comme stupéfié. Je pleurais si violemment d'autre part que ce fut un bon moment avant que je pusse parler de nouveau; mais après avoir laissé libre cours à ma passion, je répétai les mêmes paroles:

—Mon chéri, tu ne me reconnais pas?

Sur quoi il répondit: «Si», et ne dit plus rien pendant longtemps.

Après avoir continué dans la même surprise il releva les yeux vers moi, et dit:

—Comment peux-tu être aussi cruelle?

Je ne compris vraiment pas ce qu'il voulait dire, et je répondis:

—Comment peux-tu m'appeler cruelle?

—De venir me trouver, dit-il, en un lieu tel que celui-ci? N'est-ce point pour m'insulter? Je ne t'ai pas volée, du moins sur la grand'route.

Je vis bien par là qu'il ne savait rien des misérables circonstances où j'étais, et qu'il pensait qu'ayant appris qu'il se trouvait là, je fusse venue lui reprocher de m'avoir abandonnée. Mais j'avais trop à lui dire pour me vexer, et je lui expliquai en peu de mots que j'étais bien loin de venir pour l'insulter, mais qu'au fort j'étais venue pour que nous nous consolions mutuellement et qu'il verrait bien aisément que je n'avais point d'intention semblable quand je lui aurais dit que ma condition était pire que la sienne, et en bien des façons. Il eut l'air un peu inquiété sur cette impression que ma condition était pire que la sienne, mais avec une sorte de sourire il dit:

—Comment serait-ce possible? Quand tu me vois enchaîné, et à Newgate, avec deux de mes compagnons déjà exécutés, peux-tu dire que ta condition est pire que la mienne?

—Allons, mon cher, dis-je, nous avons un long ouvrage à faire, s'il faut que je conte ou que tu écoutes mon infortunée histoire; mais si tu désires l'entendre, tu t'accorderas bien vite avec moi sur ce que ma condition est pire que la tienne.

—Et comment cela se pourrait-il, dit mon mari, puisque je m'attends à passer en jugement capital à la prochaine session même?

—Si, dis-je, cela se peut fort bien, quand je t'aurai dit que j'ai été condamnée à mort il y a trois sessions, et que je suis maintenant sous sentence de mort: mon cas n'est-il pas pire que le tien?

Alors, en vérité, il demeura encore silencieux comme un frappé de mutisme, et après un instant il se dressa.

—Infortuné couple, dit-il, comment est-ce possible?

Je le pris par la main:

—Allons, mon ami, dis-je, assieds-toi et comparons nos douleurs; je suis prisonnière dans cette même maison, et en bien plus mauvaise condition que toi, et tu seras convaincu que je ne suis point venue pour t'insulter quand je t'en dirai les détails.

Et là-dessus nous nous assîmes tout deux, et je lui contai autant de mon histoire que je pensai convenable, arrivant enfin à ce que j'avais été réduite à une grande pauvreté, et me représentant comme tombée dans une compagnie qui m'avait entraînée à soulager mes détresses en une façon pour moi inaccoutumée; et qu'eux ayant fait une tentative sur la maison d'un marchand, j'avais été arrêtée pour n'avoir fait qu'aller jusqu'à la porte, une fille de service m'ayant saisie à l'improviste; que je n'avais point forcé de serrure ni rien enlevé et que ce nonobstant j'avais été reconnue coupable et condamnée à mourir, mais que les juges ayant été touchés par la dureté de ma condition, avaient obtenu pour moi la faveur d'être déportée.

Je lui dis que j'avais eu d'autant plus de malheur que j'avais été prise dans la prison pour une certaine Moll Flanders qui était une grande et célèbre voleuse dont ils avaient tous entendu parler, mais qu'aucun d'eux n'avait jamais vue; mais qu'il savait bien que ce n'était point là mon nom. Mais je plaçai tout sur le compte de ma mauvaise fortune; et que sous ce nom j'avais été traitée comme une ancienne délinquante, malgré que ce fût la première chose qu'ils eussent jamais sue de moi. Je lui fis un long récit de ce qui m'était arrivé depuis qu'il m'avait vue; mais lui dis que je l'avais revu depuis et sans qu'il s'en fût douté; puis je lui racontai comment je l'avais vu à Brickhill; comment il était poursuivi; et comment, en déclarant que je le connaissais et que c'était un fort honnête gentilhomme, j'avais arrêté la huée et que le commissaire s'en était retourné.

Il écouta très attentivement toute mon histoire, et sourit de mes aventures, étant toutes infiniment au-dessous de celles qu'il avait dirigées en chef; mais quand je vins à l'histoire de Little Brickhill, il demeura surpris:

—Alors c'était toi, ma chérie, dit-il, qui arrêtas la populace à Brickhill?

—Oui, dis-je, c'était moi, en vérité;—et je lui dis les détails que j'avais observés alors à son sujet.

—Mais alors, dit-il, c'est toi qui m'as sauvé la vie dans ce temps; et je suis heureux de te devoir la vie, à toi; car je vais m'acquitter de ma dette à cette heure, et te délivrer de la condition où tu es, dussé-je y périr.

Je lui dis qu'il n'en fallait rien faire; que c'était un risque trop grand, et qui ne valait pas qu'il en courût le hasard, et pour une vie qui ne valait guère qu'il la sauvât. Peu importait, dit-il; c'était pour lui une vie qui valait tout au monde, une vie qui lui avait donné une nouvelle vie; «car, dit-il, je n'ai jamais été dans un véritable danger que cette fois-là, jusqu'à la dernière minute où j'ai été pris.» Et en vérité son danger à ce moment était en ce qu'il pensait qu'il n'eût point été poursuivi par là; car ils avaient décampé de Hocksley par un tout autre chemin; et ils étaient arrivés à Brickhill à travers champs, par-dessus les haies, persuadés de n'avoir été vus par personne.

Ici il me donna une longue histoire de sa vie, qui en vérité, ferait une très étrange histoire, et serait infiniment divertissante; et me dit qu'il avait pris la grand'route environ douze ans avant de m'avoir épousée; que la femme qui l'appelait «frère»n'était point sa parente, mais une qui était affiliée à leur clique, et qui, tenant correspondance avec eux, vivait toujours en ville, à cause qu'elle avait beaucoup de connaissances; qu'elle les avertissait fort exactement sur les personnes qui sortaient de la ville, et qu'ils avaient fait de riches butins sur ses renseignements; qu'elle pensait avoir mis la main sur la fortune pour lui, quand elle m'avait amenée à lui, mais qu'il s'était trouvé qu'elle avait été déçue, ce dont il ne pouvait vraiment lui vouloir; que si j'avais eu un état, ainsi qu'elle en avait été informée, il avait résolu de quitter la grand'route et de vivre d'une nouvelle vie, sans jamais paraître en public avant qu'on eût publié quelque pardon général, où qu'il eût pu faire mettre son nom, pour de l'argent, dans quelque rémission particulière, de façon à être parfaitement à l'aise; mais que les choses ayant tourné autrement, il avait dû reprendre son vieux métier.

Il me fit un long récit de quelques-unes de ses aventures, et en particulier d'une où il pilla les coches de West-Chester, près Lichfield, où il fit un gros butin; et ensuite, comment il vola cinq éleveurs dans l'Ouest, qui s'en allaient à la foire de Burford, en Wiltshire, pour acheter des moutons; il me dit qu'il avait pris tant d'argent sur ces deux coups que s'il eût su où me trouver, il aurait certainement accepté ma proposition d'aller tous deux en Virginie; ou de nous établir sur une plantation ou dans quelque autre colonie anglaise d'Amérique.

Il me dit qu'il m'avait écrit trois lettres et qu'il les avait adressées conformément à ce que je lui avais dit, mais qu'il n'avait point eu de mes nouvelles. C'est ce que je savais bien, en vérité; mais ces lettres m'étant venues en main dans le temps de mon dernier mari, je n'y pouvais rien faire, et je n'avais donc point fait de réponse, afin qu'il pensât qu'elles se fussent perdues.

Je m'enquis alors des circonstances de son cas présent, et de ce qu'il attendait quand il viendrait à être jugé. Il me dit qu'il n'y avait point de preuves contre lui; à cause que sur les trois vols dont on les accusait tous, c'était sa bonne fortune qu'il n'y en eût qu'un où il eût été mêlé; et qu'on ne pouvait trouver qu'un témoin sur ce fait, ce qui n'était pas suffisant; mais qu'on espérait que d'autres se présenteraient, et qu'il pensait, quand d'abord il me vit, que j'en fusse une qui était venue à ce dessein; mais que si personne ne se présentait contre lui, il espérait qu'il serait absous; qu'on lui avait insinué que s'il se soumettait à la déportation, on la lui accorderait sans jugement, mais qu'il ne pouvait point s'y résigner, et qu'il pensait qu'il préférerait encore la potence.

Je le blâmai là-dessus; d'abord à cause que, s'il était déporté, il pouvait y avoir cent façons pour lui, qui était gentilhomme et hardi aventurier d'entreprise, de trouver moyen de revenir; et peut-être quelques voies et moyens de retourner avant que de partir. Il me sourit sur cette partie, et dit que c'était la dernière chose qu'il préférait, ayant une certaine horreur dans l'esprit à se faire envoyer aux plantations, ainsi que les Romains envoyaient des esclaves travailler dans les mines; qu'il pensait que le passage en un autre monde fût beaucoup plus supportable à la potence, et, que c'était l'opinion générale de tous les gentilshommes qui étaient poussés par les exigences de leurs fortunes à se mettre sur le grand chemin; que sur la place d'exécution on trouvait au moins la fin de toutes les misères de l'état présent; et que, pour ce qui venait après, à son avis, un homme avait autant de chances de se repentir sincèrement pendant les derniers quinze jours de son existence, sous les agonies de la geôle et du trou des condamnés, qu'il en aurait jamais dans les forêts et déserts de l'Amérique; que la servitude et les travaux forcés étaient des choses auxquelles des gentilshommes ne pouvaient jamais s'abaisser; que ce n'était qu'un moyen de les forcer à se faire leurs propres bourreaux, ce qui était bien pire, et qu'il ne pouvait avoir de patience, même quand il ne faisait qu'y penser.

J'usai de mes efforts extrêmes pour le persuader, et j'y joignis l'éloquence connue d'une femme, je veux dire celle des larmes. Je lui dis que l'infamie d'une exécution publique devait peser plus lourdement sur les esprits d'un gentilhomme qu'aucune mortification qu'il pût rencontrer par delà la mer; qu'au moins dans l'autre cas il avait une chance de vivre, tandis que là il n'en avait point; que ce serait pour lui la chose la plus aisée du monde que de s'assurer d'un capitaine de navire, étant d'ordinaire gens de bonne humeur; et qu'avec un peu de conduite, surtout s'il pouvait se procurer de l'argent, il trouverait moyen de se racheter quand il arriverait en Virginie.

Il me jeta un regard plein de désir, et je devinai qu'il voulait dire qu'il n'avait point d'argent; mais je me trompais; ce n'était point là ce qu'il entendait.

—Tu viens de me donner à entendre, ma chérie, dit-il, qu'il pourrait y avoir un moyen de revenir avant que de partir, par quoi j'ai entendu qu'il pourrait être possible de se racheter ici. J'aimerais mieux donner deux cents livres pour éviter de partir que cent livres pour avoir ma liberté, une fois que je serai là-bas.

—C'est que, dis-je, mon cher, tu ne connais pas le pays aussi bien que moi.

—Il se peut, dit-il; et pourtant je crois, si bien que tu le connaisses, que tu ferais de même; à moins que ce ne soit, ainsi que tu me l'as dit, parce que tu as ta mère là-bas.

Je lui dis que pour ma mère, elle devait être morte depuis bien des années; et que pour les autres parents que j'y pouvais avoir, je ne les connaissais point; que depuis que mes infortunes m'avaient réduite à la condition, où j'avais été depuis plusieurs années, j'avais cessé toute correspondance avec eux; et qu'il pouvait bien croire que je serais reçue assez froidement s'il fallait que je leur fisse d'abord visite dans la condition d'une voleuse déportée; que par ainsi, au cas où j'irais là-bas, j'étais résolue à ne les point voir; mais que j'avais bien des vues sur ce voyage, qui en ôteraient toutes les parties pénibles; et que s'il se trouvait obligé d'y aller aussi, je lui enseignerais aisément comment il fallait s'y prendre pour ne jamais entrer en servitude, surtout puisque je trouvais qu'il ne manquait pas d'argent, qui est le seul ami véritable dans cette espèce de condition.

Il me sourit et me répondit qu'il ne m'avait point dit qu'il eût de l'argent. Je le repris du court et lui dis que j'espérais qu'il n'avait point entendu par mon discours que j'attendisse aucun secours de lui, s'il avait de l'argent; qu'au contraire, malgré que je n'en eusse pas beaucoup, pourtant je n'étais pas dans le besoin, et que pendant que j'en aurais, j'ajouterais plutôt à sa réserve que je ne l'affaiblirais, sachant bien que quoi qu'il eût, en cas de déportation, il lui faudrait le dépenser jusqu'au dernier liard.

Il s'exprima sur ce chef de la manière la plus tendre. Il me dit que l'argent qu'il avait n'était point une somme considérable, mais qu'il ne m'en cacherait jamais une parcelle si j'en avais besoin; et m'assura qu'il n'avait nullement parlé avec de telles intentions; qu'il était seulement attentif à ce que je lui avais suggéré; qu'ici il savait bien quoi faire, mais que là-bas il serait le misérable le plus impuissant qui fût au monde. Je lui dis qu'il s'effrayait d'une chose où il n'y avait point de terreur; que s'il avait de l'argent, ainsi que j'étais heureuse de l'apprendre, il pouvait non seulement échapper à la servitude qu'il considérait comme la conséquence de la déportation, mais encore recommencer la vie sur un fondement si nouveau, qu'il ne pouvait manquer d'y trouver le succès s'il y donnait seulement l'application commune qui est usuelle en de telles conditions; qu'il devait bien se souvenir que je le lui avais conseillé il y avait bien des années et que je lui avais proposé ce moyen de restaurer nos fortunes en ce monde. J'ajoutai qu'afin de le convaincre tout ensemble de la certitude de ce que je disais, de la connaissance que j'avais de la méthode qu'il fallait prendre, et de la probabilité du succès, il me verrait d'abord me délivrer moi-même de la nécessité de passer la mer et puis que je partirais avec lui librement, de mon plein gré et que peut-être j'emporterais avec moi assez pour le satisfaire: que je ne lui faisais point cette proposition parce qu'il ne m'était pas possible de vivre sans son aide; mais que je pensais que nos infortunes mutuelles eussent été telles qu'elles étaient suffisantes à nous accommoder tous deux à quitter cette partie du monde pour aller vivre en un lieu où personne ne pourrait nous reprocher le passé, et où nous serions libres, sans les tortures d'un cachot de condamnés pour nous y forcer, de considérer tous nos désastres passés avec infiniment de satisfaction, regardant que nos ennemis nous oublieraient entièrement, et que nous vivrions comme nouveaux hommes dans un nouveau monde, n'y ayant personne qui eût droit de rien nous dire, ou nous à eux.

Je lui poussai tous ces arguments avec tant d'ardeur et je répondis avec tant d'effet à toutes ses objections passionnées, qu'il m'embrassa et me dit que je le traitais avec une sincérité à laquelle il ne pouvait résister; qu'il allait accepter mon conseil et s'efforcer de se soumettre à son destin dans l'espérance de trouver le confort d'une si fidèle conseillère et d'une telle compagne de misère; mais encore voulut-il me rappeler ce que j'avais dit avant, à savoir qu'il pouvait y avoir quelque moyen de se libérer, avant de partir, et qu'il pouvait être possible d'éviter entièrement le départ, ce qui à son avis valait beaucoup mieux.

Nous nous séparâmes après cette longue conférence avec des témoignages de tendresse et d'affection que je pensai qui étaient égaux sinon supérieurs à ceux de notre séparation de Dunstable.

Enfin, après beaucoup de difficultés, il consentit à partir; et comme il ne fut pas là-dessus admis à la déportation devant la cour, et sur pétition, ainsi que je l'avais été, il se trouva dans l'impossibilité d'éviter l'embarquement ainsi que je pensais qu'il pouvait le faire.

Le moment de ma propre déportation s'approchait. Ma gouvernante qui continuait à se montrer amie dévouée avait tenté d'obtenir un pardon, mais n'avait pu réussir à moins d'avoir payé une somme trop lourde pour ma bourse, puisque de la laisser vide, à moins de me résoudre à reprendre mon vieux métier, eût été pire que la déportation, à cause que là-bas je pouvais vivre, et ici non.

C'est au mois de février que je fus, avec treize autres forçats, remise à un marchand qui faisait commerce avec la Virginie, à bord d'un navire à l'ancre dans Deptford Reach, l'officier de la prison nous mena à bord, et le maître du vaisseau signa le reçu.

Cette nuit-là on ferma les écoutilles sur nous, et on nous tint si étroitement enfermés que je pensai étouffer par manque d'air; et le lendemain matin le navire leva l'ancre et descendit la rivière jusqu'à un lieu nommé Bugby's Hole; chose qui fut faite, nous dit-on, d'accord avec le marchand, afin de nous retirer toute chance d'évasion. Cependant quand le navire fut arrivé là et eut jeté l'ancre, nous eûmes l'autorisation de monter sur le franc tillac, mais non sur le pont, étant particulièrement réservé au capitaine et aux passagers.

Quand par le tumulte des hommes au-dessus de ma tête, et par le mouvement du navire je m'aperçus que nous étions sous voile, je fus d'abord grandement surprise, craignant que nous fussions partis sans que nos amis eussent pu venir nous voir; mais je me rassurai bientôt après, voyant qu'on avait jeté l'ancre, et que nous fûmes avertis par quelques hommes que nous aurions le matin suivant la liberté de monter sur le tillac et de parler à nos amis qui nous viendraient voir.

Toute cette nuit je couchai sur la dure, comme les autres prisonniers; mais ensuite on nous donna de petites cabines—du moins à ceux qui avaient quelque literie à y mettre, ainsi qu'un coin pour les malles ou caisses de vêtements ou de linge, si nous en avions (ce qu'on peut bien ajouter), car quelques-uns n'avaient point de chemise de linge ou de laine que celle qui était sur leur dos, et pas un denier pour se tirer d'affaire; pourtant ils ne furent pas trop malheureux à bord, surtout les femmes, à qui les marins donnaient de l'argent pour laver leur linge, etc., ce qui leur suffisait pour acheter ce dont elles avaient besoin.

Quand, le matin suivant, nous eûmes la liberté de monter sur le tillac, je demandai à l'un des officiers si je ne pouvais être autorisée à envoyer une lettre à terre pour mes amis, afin de leur faire savoir l'endroit où nous étions et de me faire envoyer quelques choses nécessaires. C'était le bosseman, homme fort civil et affable, qui me dit que j'aurais toute liberté que je désirerais et qu'il pût me donner sans imprudence; je lui dis que je n'en désirais point d'autre et il me répondit que le canot du navire irait à Londres à la marée suivante, et qu'il donnerait ordre qu'on portât ma lettre.

En effet quand le canot partit, le bosseman vint m'en avertir, me dit qu'il y montait lui-même, et que si ma lettre était prête, il en prendrait soin. J'avais préparé d'avance plume, encre et papier, et j'avais fait une lettre adressée à ma gouvernante dans laquelle j'en avais enfermé une autre pour mon camarade de prison: mais je ne lui laissai pas savoir que c'était mon mari, et je le lui cachai jusqu'à la fin. Dans ma lettre à ma gouvernante je lui disais l'endroit où était le navire et la pressais de m'envoyer les effets qu'elle m'avait préparés pour le voyage.

Quand je remis ma lettre au bosseman, je lui donnai en même temps un shilling et je lui dis que ce serait pour payer le commissionnaire que je le suppliais de charger de la lettre sitôt qu'il viendrait à terre, afin que, si possible, j'eusse une réponse rapportée de la même main, et que j'apprisse ce que devenaient mes effets.

—Car, monsieur, dis-je, si le navire part avant que je les aie reçus, je suis perdue.

Je pris garde, en lui donnant le shilling, de lui faire voir que j'en étais mieux fournie que les prisonniers ordinaires; que j'avais une bourse, où il ne manquait pas d'argent; et je trouvai que cette vue seule m'attira un traitement très différent de celui que j'eusse autrement subi; car bien qu'il fût civil vraiment, auparavant, c'était par une sorte de compassion naturelle qu'il ressentait pour une femme dans la détresse; tandis qu'il le fut plus qu'à l'ordinaire après, et me fit mieux traiter dans le navire, dis-je, qu'autrement je ne l'eusse été; ainsi qu'il paraîtra en lieu et place.

Il remit fort honnêtement ma lettre dans les propres mains de ma gouvernante et me rapporta sa réponse. Et quand il me la donna il me rendit le shilling:

—Tenez, dit-il, voilà votre shilling que je vous rends, car j'ai remis la lettre moi-même.

Je ne sus que dire; j'étais toute surprise; mais après une pause je répondis:

—Monsieur, vous êtes trop bon; ce n'eût été que justice que vous vous fussiez alors payé du message.

—Non, non, dit-il, je ne suis que trop payé. Qui est cette dame? Est-ce votre sœur?

—Non, monsieur, dis-je; ce n'est point ma parente; mais c'est une très chère amie, et la seule amie que j'aie au monde.

—Eh bien! dit-il, il y a peu d'amies semblables. Figurez-vous qu'elle pleure comme une enfant.

—Ah! oui, fis-je encore: je crois bien qu'elle donnerait cent livres pour me délivrer de cette affreuse condition.

—Vraiment oui! dit-il,—mais je pense que pour la moitié je pourrais bien vous mettre en mesure de vous délivrer.

Mais il dit ces paroles si bas que personne ne put l'entendre.

—Hélas, monsieur, fis-je, mais alors ce serait une délivrance telle que si j'étais reprise, il m'en coûterait la vie.

—Oui bien, dit-il, une fois hors du navire, il faudrait prendre bonne garde, à l'avenir: je n'y puis rien dire.

Et nous ne tînmes pas plus de discours pour l'instant.

Cependant ma gouvernante, fidèle jusqu'au dernier moment, fit passer ma lettre dans la prison à mon mari, et se chargea de la réponse; et le lendemain elle arriva elle-même, m'apportant d'abord un hamac, comme on dit, avec la fourniture ordinaire; elle m'apporta aussi un coffre de mer, c'est à savoir un de ces coffres qu'on fabrique pour les marins, avec toutes les commodités qui y sont contenues, et plein de presque tout ce dont je pouvais avoir besoin; et dans un des coins du coffre, où il y avait un tiroir secret, était ma banque—c'est-à-dire qu'elle y avait serré autant d'argent que j'avais résolu d'emporter avec moi; car j'avais ordonné qu'on conservât une partie de mon fonds, afin qu'elle pût m'envoyer ensuite tels effets dont j'aurais besoin quand je viendrais à m'établir: car l'argent dans cette contrée ne sert pas à grand'chose, où on achète tout pour du tabac; à plus forte raison est-ce grand dommage d'en emporter d'ici.

Mais mon cas était particulier; il n'était point bon pour moi de partir sans effets ni argent; et d'autre part pour une pauvre déportée qui allait être vendue sitôt qu'elle arriverait à terre, d'emporter une cargaison de marchandises, cela eût attiré l'attention, et les eût peut-être fait saisir; de sorte que j'emportai ainsi une partie de mon fonds, et que je laissai le reste à ma gouvernante.

Ma gouvernante m'apporta un grand nombre d'autres effets; mais il ne convenait pas que je fisse trop la brave du moins avant de savoir l'espèce de capitaine que nous aurions. Quand elle entra dans le navire, je pensai qu'elle allait mourir vraiment; son cœur s'enfonça, quand elle me vit, à la pensée de me quitter en cette condition; et elle pleura d'une manière si intolérable que je fus longtemps avant de pouvoir lui parler.

Je profitai de ce temps pour lire la lettre de mon camarade de prison, dont je fus étrangement embarrassée. Il me disait qu'il lui serait impossible de se faire décharger à temps pour partir dans le même vaisseau: et par-dessus tout, il commençait à se demander si on voudrait bien lui permettre de partir dans le vaisseau qu'il lui plairait, bien qu'il consentit à être déporté de plein gré, mais qu'on le ferait mettre à bord de tel navire qu'on désignerait, où il serait consigné au capitaine ainsi qu'on fait pour les autres forçats; tel qu'il commençait à désespérer de me voir avant d'arriver en Virginie, d'où il pensait devenir forcené; regardant que si, d'autre part, je n'étais point là, au cas où quelque accident de mer ou de mortalité m'enlèverait, il serait la créature la plus désolée du monde.

C'était une chose fort embarrassante, et je ne savais quel parti prendre: je dis à ma gouvernante l'histoire du bosseman, et elle me poussa fort ardemment à traiter avec lui, mais je n'en avais point d'envie, jusqu'à ce que j'eusse appris si mon mari, ou mon camarade de prison, comme elle l'appelait, aurait la liberté de partir avec moi, ou non. Enfin je fus forcée de lui livrer le secret de toute l'affaire, excepté toutefois de lui dire que c'était mon mari, je lui dis que j'avais convenu fermement avec lui de partir, s'il pouvait avoir la liberté de partir dans le même vaisseau, et que je savais qu'il avait de l'argent.

Puis je lui dis ce que je me proposais de faire quand nous arriverions là-bas, comment nous pourrions planter, nous établir, devenir riches, en somme, sans plus d'aventures; et, comme un grand secret, je lui dis que nous devions nous marier sitôt qu'il viendrait à bord.

Elle ne tarda pas à acquiescer joyeusement à mon départ, quand elle apprit tout cela, et à partir de ce moment elle fit son affaire de voir à ce qu'il fût délivré à temps de manière à embarquer dans le même vaisseau que moi, ce qui put se faire enfin, bien qu'avec une grande difficulté, et non sans qu'il passât toutes les formalités d'un forçat déporté, ce qu'il n'était pas en réalité, puisqu'il n'avait point été jugé, et qui fut une grande mortification pour lui.

Comme notre sort était maintenant déterminé et que nous étions tous deux embarqués à réelle destination de la Virginie, dans la méprisable qualité de forçats transportés destinés à être vendus comme esclaves, moi pour cinq ans, et lui tenu sous engagement et caution de ne plus jamais revenir en Angleterre tant qu'il vivrait, il était fort triste et déprimé; la mortification d'être ramené à bord ainsi qu'il l'avait été comme un prisonnier le piquait infiniment, puisqu'on lui avait dit en premier lieu qu'il serait déporté de façon qu'il parût gentilhomme en liberté: il est vrai qu'on n'avait point donné ordre de le vendre lorsqu'il arriverait là-bas, ainsi qu'on l'avait fait pour nous, et pour cette raison il fut obligé de payer son passage au capitaine, à quoi nous n'étions point tenus: pour le reste, il était autant hors d'état qu'un enfant de faire quoi que ce fût sinon par instructions.

Cependant je demeurai dans une condition incertaine trois grandes semaines, ne sachant si j'aurais mon mari avec moi ou non, et en conséquence n'étant point résolue sur la manière dont je devais recevoir la proposition de l'honnête bosseman, ce qui en vérité lui parut assez étrange.

Au bout de ce temps, voici mon mari venir à bord; il avait le visage colère et morne; son grand cœur était gonflé de rage et de dédain, qu'il fût traîné par trois gardiens de Newgate et jeté à bord comme un forçat, quand il n'avait pas tant qu'été amené en jugement. Il en fit faire de grandes plaintes par ses amis, car il semble qu'il eût quelque intérêt, mais ils rencontrèrent quelque obstacle dans leurs efforts, il leur fut répondu qu'on lui avait témoigné assez de faveur et qu'on avait reçu de tels rapports sur lui depuis qu'on lui avait accordé sa déportation, qu'il devait se juger fort bien traité de ce qu'on ne reprît pas les poursuites. Cette réponse le calma, car il savait trop bien ce qui aurait pu advenir et ce qu'il avait lieu d'attendre, et à cette heure il voyait la bonté de l'avis auquel il avait cédé d'accepter l'offre de la déportation, et après que son irritation contre ces limiers d'enfer, comme il les appelait, fut un peu passée, il prit l'air rasséréné, commença d'être joyeux, et comme je lui disais combien j'étais heureuse de l'avoir tiré une fois encore de leurs mains, il me prit dans ses bras et reconnut avec une grande tendresse que je lui avais donné le meilleur conseil qui fût possible.

—Ma chérie, dit-il, tu m'as sauvé la vie deux fois: elle t'appartient désormais et je suivrai toujours tes conseils.

Notre premier soin fut de comparer nos fonds; il eut beaucoup d'honnêteté et me dit que son fonds avait été assez fourni quand il était entré en prison, mais que de vivre là comme il l'avait fait, en façon de gentilhomme, et, ce qui était bien plus, d'avoir fait des amis, et d'avoir soutenu son procès, lui avait coûté beaucoup d'argent, et en un mot il ne lui restait en tout que 108£ qu'il avait sur lui en or.

Je lui rendis aussi fidèlement compte de mon fonds c'est-à-dire de ce que j'avais emporté avec moi, car j'étais résolue, quoi qu'il pût advenir, à garder ce que j'avais laissé en réserve: au cas où je mourrais, ce que j'avais serait suffisant pour lui et ce que j'avais laissé aux mains de ma gouvernante lui appartiendrait à elle, chose qu'elle avait bien méritée par ses services.

Le fonds que j'avais sur moi était de 246£ et quelques shillings, de sorte que nous avions entre nous 354£, mais jamais fortune plus mal acquise n'avait été réunie pour commencer la vie.

Notre plus grande infortune était que ce fonds en argent ne représentait aucun profit à l'emporter aux plantations; je crois que le sien était réellement tout ce qui lui restait au monde, comme il me l'avait dit; mais moi qui avais entre 700 et 800£ en banque quand ce désastre me frappa et qui avais une des amies les plus fidèles au monde pour s'en occuper, regardant que c'était une femme qui n'avait point de principes, j'avais encore 300£ que je lui avais laissées entre les mains et mises en réserve ainsi que j'ai dit; d'ailleurs, j'avais emporté plusieurs choses de grande valeur, en particulier deux montres d'or, quelques petites pièces de vaisselle plate et plusieurs bagues: le tout volé. Avec cette fortune et dans la soixante et unième année de mon âge je me lançai dans un nouveau monde, comme je puis dire, dans la condition d'une pauvre déportée qu'on avait envoyée au delà des mers pour lui faire grâce de la potence; mes habits étaient pauvres et médiocres, mais point déguenillés ni sales, et personne ne savait, dans tout le vaisseau, que j'eusse rien de valeur sur moi.

Cependant comme j'avais une grande quantité de très bons habits et du linge en abondance que j'avais fait emballer dans deux grandes caisses, je les fis embarquer à bord, non comme mes bagages, mais les ayant fait consigner à mon vrai nom en Virginie; et j'avais dans ma poche les billets déchargement, et dans ces caisses étaient mon argenterie et mes montres et tout ce qui avait de la valeur, excepté mon argent, que je conservais à part dans un tiroir secret de mon coffre et qu'on ne pouvait découvrir ou bien ouvrir, si on le découvrait, sans mettre le coffre en pièces.

Le vaisseau commença maintenant de se remplir: plusieurs passagers vinrent à bord qui n'avaient point été embarqués à compte criminel, et on leur désigna de quoi s'accommoder dans la grande cabine et autres parties du vaisseau, tandis que nous, forçats, on nous fourra en bas je ne sais où. Mais quand mon mari vint à bord, je parlai au bosseman qui m'avait de si bonne heure donné des marques d'amitié; je lui dis qu'il m'avait aidé en bien des choses et que je ne lui avais fait aucun retour qui convînt et là-dessus je lui mis une guinée dans la main; je lui dis que mon mari était maintenant venu à bord et que, bien que nous fussions dans notre infortune présente, cependant nous avions été des personnes d'un autre caractère que la bande misérable avec laquelle nous étions venus, et que nous désirions savoir si on ne pourrait obtenir du capitaine de nous admettre à quelque commodité dans le vaisseau, chose pour laquelle nous lui ferions la satisfaction qu'il lui plairait et que nous le payerions de sa peine pour nous avoir procuré cette faveur. Il prit la guinée, ainsi que je pus voir, avec grande satisfaction, et m'assura de son assistance.

Puis il nous dit qu'il ne faisait point doute que le capitaine, qui était un des hommes de la meilleure humeur qui fût au monde, ne consentirait volontiers à nous donner les aises que nous pourrions désirer, et pour nous rassurer là-dessus, il me dit qu'à la prochaine marée il irait le trouver à seule fin de lui en parler. Le lendemain matin, m'étant trouvée dormir plus longtemps que d'ordinaire, quand je me levai et que je montai sur le tillac, je vis le bosseman, parmi les hommes, à ses affaires ordinaires; je fus un peu mélancolique de le voir là, et allant pour lui parler, il me vit et vint à moi, et, sans lui donner le temps de me parler d'abord, je lui dis en souriant:

—Je pense, monsieur, que vous nous ayez oubliés, car je vois que vous avez bien des affaires.

Il me répondit aussitôt:

—Venez avec moi, vous allez voir.

Et il m'emmena dans la grande cabine où je trouvai assis un homme de bonne apparence qui écrivait et qui avait beaucoup de papiers devant lui.

—Voici, dit le bosseman à celui qui écrivait, la dame dont vous a parlé le capitaine.

Et, se tournant vers moi, il ajouta:

—J'ai été si loin d'oublier votre affaire, que je suis allé à la maison du capitaine et que je lui ai représenté fidèlement votre désir d'être fournie de commodités pour vous-même, et votre mari, et le capitaine a envoyé monsieur, qui est maître du vaisseau, à dessein de tout vous montrer et de vous donner toutes les aises que vous désirez et m'a prié de vous assurer que vous ne seriez pas traités ainsi que vous l'attendez, mais avec le même respect que les autres passagers.

Là-dessus le maître me parla, et ne me donnant point le temps de remercier le bosseman de sa bonté, confirma ce qu'il m'avait dit, et ajouta que c'était la joie du capitaine de se montrer tendre et charitable surtout à ceux qui se trouvaient dans quelque infortune, et là-dessus il me montra plusieurs cabines ménagées les unes dans la grande cabine, les autres séparées par des cloisons de l'habitacle du timonier, mais s'ouvrant dans la grande cabine, à dessein pour les passagers, et me donna liberté de choisir celle que je voudrais. Je pris une de ces dernières où il y avait d'excellentes commodités pour placer notre coffre et nos caisses et une table pour manger.

Puis le maître me dit que le bosseman avait donné un rapport si excellent sur moi et mon mari qu'il avait ordre de nous dire que nous pourrions manger avec lui s'il nous plaisait pendant tout le voyage, aux conditions ordinaires qu'on fait aux passagers, que nous pourrions faire venir des provisions fraîches si nous voulions, ou que, sinon, nous vivrions sur la provision ordinaire et que nous partagerions avec lui. Ce fut là une nouvelle bien revivifiante pour moi après tant de dures épreuves et d'afflictions; je le remerciai et lui dis que le capitaine nous ferait les conditions qu'il voudrait et lui demandai l'autorisation d'aller prévenir mon mari qui ne se trouvait pas fort bien et n'était point encore sorti de sa cabine. Je m'y rendis en effet, et mon mari dont les esprits étaient encore si affaissés sous l'infamie, ainsi qu'il disait, qu'on lui faisait subir, que je le reconnaissais à peine, fut tellement ranimé par le récit que je lui fis de l'accueil que nous trouverions sur le vaisseau, que ce fut tout un autre homme et qu'une nouvelle vigueur et un nouveau courage parurent sur son visage même: tant il est vrai que les plus grands esprits quand ils sont renversés par leurs afflictions sont sujets aux plus grandes dépressions.

Après quelque pause pour se remettre, mon mari monta avec moi, remercia le maître de la bonté qu'il nous témoignait et le pria d'offrir l'expression de sa reconnaissance au capitaine, lui proposant de payer d'avance le prix qu'il nous demanderait pour notre passage et pour les commodités qu'il nous donnait. Le maître lui dit que le capitaine viendrait à bord l'après-midi et qu'il pourrait s'arranger avec lui. En effet, l'après-midi le capitaine arriva, et nous trouvâmes que c'était bien l'homme obligeant que nous avait représenté le bosseman et il fut si charmé de la conversation de mon mari qu'en somme il ne voulut point nous laisser garder la cabine que nous avions choisie, mais nous en donna une qui, ainsi que je l'ai dit avant, ouvrait dans la grande cabine, et ses conditions ne furent point exorbitantes: ce n'était point un homme avide de faire de nous sa proie, mais pour quinze guinées nous eûmes tout, notre passage et nos provisions, repas à table du capitaine et fort bravement entretenus.

Pendant tout ce temps, je ne m'étais fournie de rien de ce qui nous était nécessaire quand nous arriverions là-bas et que nous commencerions à nous appeler planteurs, et j'étais loin d'être ignorante de ce qu'il fallait à telle occasion, en particulier toutes sortes d'outils pour l'ouvrage des plantations et pour construire et toutes sortes de meubles qui, si on les achète dans le pays, doivent nécessairement coûter le double.

Je parlai à ce sujet avec ma gouvernante, et elle alla trouver le capitaine, à qui elle dit qu'elle espérait qu'on pourrait trouver moyen d'obtenir la liberté de ses deux malheureux cousins, comme elle nous appelait, quand nous serions arrivés par delà la mer; puis s'enquit de lui quelles choses il était nécessaire d'emporter avec nous, et lui, en homme d'expérience, lui répondit:

—Madame, il faut d'abord que vos cousins se procurent une personne pour les acheter comme esclaves suivant les conditions de leur déportation, et puis, au nom de cette personne, ils pourront s'occuper de ce qu'il leur plaira, soit acheter des plantations déjà exploitées, soit acheter des terres en friche au gouvernement.

Elle lui demanda alors s'il ne serait pas nécessaire de nous fournir d'outils et de matériaux pour établir notre plantation, et il répondit que oui, certes; puis, elle lui demanda son assistance en cela et lui dit qu'elle nous fournirait de tout ce qu'il nous faudrait, quoi qu'il lui en coûtât; sur quoi il lui donna une liste des choses nécessaires à un planteur, qui, d'après son compte, montait à 80 ou 100£. Et, en somme, elle s'y prit aussi adroitement pour les acheter que si elle eût été un vieux marchand de Virginie, sinon que sur mon indication elle acheta plus du double de tout ce dont il lui avait donné la liste.

Elle embarqua toutes ces choses à son nom, prit les billets de chargement et endossa ces billets au nom de mon mari, assurant ensuite la cargaison à son propre nom, si bien que nous étions parés pour tous les événements et pour tous les désastres.

J'aurais dû vous dire que mon mari lui donna tout son fonds de 108£ qu'il portait sur lui, ainsi que j'ai dit, en monnaie d'or, pour le dépenser à cet effet, et je lui donnai une bonne somme en outre, si bien que je n'entamai pas la somme que je lui avais laissée entre les mains, en fin de quoi nous eûmes près de 200£ en argent, ce qui était plus que suffisant à notre dessein.

En cette condition, fort joyeux de toutes ces commodités, nous fîmes voile de Bugby's note à Gravesend, où le vaisseau resta environ dix jours de plus et où le capitaine vint à bord pour de bon. Ici le capitaine nous montra une civilité qu'en vérité nous n'avions point de raison d'attendre, c'est à savoir qu'il nous permit d'aller à terre pour nous rafraîchir, après que nous lui eûmes donné nos paroles que nous ne nous enfuirions pas et que nous reviendrions paisiblement à bord. En vérité le capitaine avait assez d'assurances sur nos résolutions de partir, puisque, ayant fait de telles provisions pour nous établir là-bas, il ne semblait point probable que nous eussions choisi de demeurer ici au péril de la vie: car ce n'aurait pas été moins. En somme, nous allâmes tous à terre avec le capitaine et soupâmes ensemble à Gravesend où nous fûmes fort joyeux, passâmes la nuit, couchâmes dans la maison où nous avions soupé et revînmes tous très honnêtement à bord avec lui le matin. Là, nous achetâmes dix douzaines de bouteilles de bonne bière, du vin, des poulets, et telles choses que nous pensions qui seraient agréables à bord.

Ma gouvernante resta avec nous tout ce temps et nous accompagna jusqu'aux Downs, ainsi que la femme du capitaine avec qui elle revint. Je n'eus jamais tant de tristesse en me séparant de ma propre mère que j'en eus pour me séparer d'elle, et je ne la revis jamais plus. Nous eûmes bon vent d'est le troisième jour après notre arrivée aux Downs, et nous fîmes voile de là le dixième jour d'avril, sans toucher ailleurs, jusqu'étant poussé sur la côte d'Irlande par une bourrasque bien forte, le vaisseau jeta l'ancre dans une petite baie près d'une rivière dont je ne me rappelle pas le nom, mais on me dit que c'était une rivière qui venait de Limerick et que c'était la plus grande rivière d'Irlande.

Là, ayant été retenus par le mauvais temps, le capitaine qui continuait de montrer la même humeur charmante, nous emmena de nouveau tous deux à terre. Ce fut par bonté pour mon mari, en vérité qui supportait fort mal la mer, surtout quand le vent soufflait avec tant de fureur. Là, nous achetâmes encore des provisions fraîches, du bœuf, du porc, du mouton et de la volaille, et le capitaine resta pour mettre en saumure cinq ou six barils de bœuf, afin de renforcer les vivres. Nous ne fûmes pas là plus de cinq jours que la température s'adoucissant après une bonne saute de vent, nous fîmes voile de nouveau et, au bout de quarante-deux jours, arrivâmes sans encombre à la côte de Virginie.

Quand nous approchâmes de terre, le capitaine me fit venir et me dit qu'il trouvait par mon discours que j'avais quelques connaissances dans la contrée et que j'y étais venue autrefois, de sorte qu'il supposait que je connaissais la coutume suivant laquelle on disposait des forçats à leur arrivée. Je lui dis qu'il n'en était rien et que pour les connaissances que j'avais là, il pouvait être certain que je ne me ferais point connaître à aucune d'elles tandis que j'étais dans les conditions d'une prisonnière, et que, pour le reste, nous nous abandonnions entièrement à lui pour nous assister ainsi qu'il lui avait plu de nous le promettre. Il me dit qu'il fallait qu'une personne du pays vînt m'acheter comme esclave, afin de répondre de moi au gouverneur de la contrée s'il me réclamait. Je lui dis que nous agirions selon ses directions, de sorte qu'il amena un planteur pour traiter avec lui comme s'il se fût agi de m'acheter comme esclave, n'y ayant point l'ordre de vendre mon mari, et là je lui fus vendue en formalité et je le suivis à terre. Le capitaine alla avec nous et nous mena à une certaine maison, que ce fût une taverne ou non, je n'en sais rien, mais on nous y donna un bol de punch fait avec du rhum, etc., et nous fîmes bonne chère. Au bout d'un moment, le planteur nous donna un certificat de décharge et une reconnaissance attestant que je l'avais servi fidèlement, et je fus libre dès le lendemain matin d'aller où il me plairait.

Pour ce service le capitaine me demanda six mille avoir du poids de tabac dont il dit qu'il devait compte à son armateur et que nous lui achetâmes immédiatement et lui fîmes présent, par-dessus le marché, de 20 guinées dont il se déclara abondamment satisfait.

Il ne convient point que j'entre ici dans les détails de la partie de la colonie de Virginie où nous nous établîmes, pour diverses raisons; il suffira de mentionner que nous entrâmes dans la grande rivière de Potomac, qui était la destination du vaisseau, et là nous avions l'intention de nous établir d'abord malgré qu'ensuite nous changeâmes d'avis.

La première chose d'importance que je fis après que nous eûmes débarqué toutes nos marchandises et que nous les eûmes serrées dans un magasin que nous louâmes avec un logement dans le petit endroit du village où nous avions atterri; la première chose que je fis, dis-je, fut de m'enquérir de ma mère et de mon frère (cette personne fatale avec laquelle je m'étais mariée, ainsi que je l'ai longuement raconté). Une petite enquête m'apprit que Mme ***, c'est à savoir ma mère était morte, que mon frère ou mari était vivant et, ce qui était pire, je trouvai qu'il avait quitté la plantation où j'avais vécu et qu'il vivait avec un de ses fils sur une plantation, justement près de l'endroit où nous avions loué un magasin.

Je fus un peu surprise d'abord, mais comme je m'aventurais à me persuader qu'il ne pouvait point me reconnaître, non seulement je me sentis parfaitement tranquille, mais j'eus grande envie de le voir, si c'était possible, sans qu'il me vît. Dans ce dessein je m'enquis de la plantation où il vivait et avec une femme du lieu que je trouvai pour m'aider, comme ce que nous appelons une porteuse de chaise, j'errai autour de l'endroit comme si je n'eusse eu d'autre envie que de me promener et de regarder le paysage. Enfin j'arrivai si près que je vis la maison. Je demandai à la femme à qui était cette plantation: elle me dit qu'elle appartenait à un tel, et, tendant la main sur la droite:

—Voilà, dit-elle, le monsieur à qui appartient cette plantation et son père est avec lui.

—Quels sont leurs petits noms? dis-je.

—Je ne sais point, dit-elle, quel est le nom du vieux monsieur, mais le nom de son fils est Humphry, et je crois, dit-elle, que c'est aussi le nom du père.

Vous pourrez deviner, s'il vous est possible, le mélange confus de joie et de frayeur qui s'empara de mes esprits en cette occasion, car je connus sur-le-champ que ce n'était là personne d'autre que mon propre fils par ce père qu'elle me montrait qui était mon propre frère. Je n'avais point de masque, mais je chiffonnai les ruches de ma coiffe autour de ma figure si bien que je fus persuadée qu'après plus de vingt ans d'absence et, d'ailleurs, ne m'attendant nullement en cette partie du monde, il serait incapable de me reconnaître. Mais je n'aurais point eu besoin à user de toutes ces précautions car sa vue était devenue faible par quelque maladie qui lui était tombée sur les yeux et il ne pouvait voir que juste assez pour se promener, et ne pas se heurter contre un arbre ou mettre le pied dans un fossé. Comme ils s'approchaient de nous, je dis:

—Est-ce qu'il vous connaît, madame Owen? (C'était le nom de la femme.)

—Oui, dit-elle. S'il m'entend parler, il me reconnaîtra bien, mais il n'y voit point assez pour me reconnaître ou personne d'autre.

Et alors elle me parla de l'affaiblissement de sa vue, ainsi que j'ai dit. Ceci me rassura si bien que je rejetai ma coiffe et que je les laissai passer près de moi. C'était une misérable chose pour une mère que de voir ainsi son propre fils, un beau jeune homme bien fait dans des circonstances florissantes, et de ne point oser se faire connaître à lui et de ne point oser paraître le remarquer. Que toute mère d'enfant qui lit ces pages considère ces choses et qu'elle réfléchisse à l'angoisse d'esprit avec laquelle je me restreignis, au bondissement d'âme que je ressentis en moi pour l'embrasser et pleurer sur lui et comment je pensai que toutes mes entrailles se retournaient en moi, que mes boyaux mêmes étaient remués et que je ne savais quoi faire, ainsi que je ne sais point maintenant comment exprimer ces agonies. Quand il s'éloigna de moi, je restai les yeux fixes et, tremblante, je le suivis des yeux aussi longtemps que je pus le voir. Puis, m'asseyant sur l'herbe juste à un endroit que j'avais marqué, je feignis de m'y étendre pour me reposer, mais je me détournai de la femme et, couchée sur le visage, je sanglotai et je baisai la terre sur laquelle il avait posé le pied.

Je ne pus cacher mon désordre assez pour que cette femme ne s'en aperçut, d'où elle pensa que je n'étais point bien, ce que je fus obligée de prétendre qui était vrai; sur quoi elle me pressa de me lever, la terre étant humide et dangereuse, ce que je fis et m'en allai.

Comme je retournais, parlant encore de ce monsieur et de son fils, une nouvelle occasion de mélancolie se présenta en cette manière: la femme commença comme si elle eût voulu me conter une histoire pour me divertir.

—Il court, dit-elle, un conte bien singulier parmi les voisins là où demeurait autrefois ce gentilhomme.

—Et qu'est-ce donc? dis-je.

—Mais, dit-elle, ce vieux monsieur, étant allé en Angleterre quand il était tout jeune, tomba amoureux d'une jeune dame de là-bas, une des plus belles femmes qu'on ait jamais vue ici et l'épousa et la mena demeurer chez sa mère, qui alors était vivante. Il vécut ici plusieurs années avec elle, continua la femme, et il eut d'elle plusieurs enfants, dont l'un est le jeune homme qui était avec lui tout à l'heure; mais au bout de quelque temps, un jour que la vieille dame, sa mère, parlait à sa bru de choses qui la touchaient et des circonstances où elle s'était trouvée en Angleterre, qui étaient assez mauvaises, la bru commença d'être fort surprise et inquiète, et en somme, quand on examina les choses plus à fond, il parut hors de doute qu'elle, la vieille dame, était la propre mère de sa bru et que, par conséquent, ce fils était le propre frère de sa femme, ce qui frappa la famille d'horreur et la jeta dans une telle confusion qu'ils pensèrent en être ruinés tous; la jeune femme ne voulut pas vivre avec lui, et lui-même, pendant un temps, fut hors du sens, puis enfin la jeune femme partit pour l'Angleterre et on n'en a jamais entendu parler depuis.

Il est aisé de croire que je fus étrangement affectée de cette histoire, mais il est impossible de décrire la nature de mon trouble; je parus étonnée du récit et lui fis mille questions sur les détails que je trouvai qu'elle connaissait parfaitement. Enfin je commençai de m'enquérir des conditions de la famille, comment la vieille dame, je veux dire ma mère, était morte, et à qui elle avait laissé ce qu'elle possédait, car ma mère m'avait promis très solennellement que, quand elle mourrait, elle ferait quelque chose pour moi et qu'elle s'arrangerait pour que, si j'étais vivante, je pusse, de façon ou d'autre, entrer en possession, sans qu'il fût au pouvoir de son fils, mon frère et mari, de m'en empêcher. Elle me dit qu'elle ne savait pas exactement comment les choses avaient été réglées, mais qu'on lui avait dit que ma mère avait laissé une somme d'argent sur le payement de laquelle elle avait hypothéqué sa plantation, afin que cette somme fut remise à sa fille si jamais on pouvait en entendre parler soit en Angleterre, soit ailleurs, et que la gérance du dépôt avait été laissée à ce fils que nous avions vu avec son père.

C'était là une nouvelle qui me parut trop bonne pour en faire fi, et vous pouvez bien penser que j'eus le cœur empli de mille réflexions sur le parti que je devais prendre et la façon dont je devais me faire connaître, ou si je devrais jamais me faire connaître ou non.

C'était là un embarras où je n'avais pas, en vérité, la science de me conduire, ni ne savais-je quel parti prendre; mon esprit était obsédé nuit et jour; je ne pouvais ni dormir ni causer; tant que mon mari s'en aperçut, s'étonna de ce que j'avais et s'efforça de me divertir, mais ce fut tout en vain; il me pressa de lui dire ce qui me tourmentait, mais je le remis, jusqu'enfin, m'importunant continuellement, je fus forcée de forger une histoire qui avait cependant un fondement réel, je lui dis que j'étais tourmentée parce que j'avais trouvé que nous devions quitter notre installation et changer notre plan d'établissement, à cause que j'avais trouvé que je serais découverte si je restais dans cette partie de la contrée; car, ma mère étant morte, plusieurs de nos parents étaient venus dans la région où nous étions et qu'il fallait, ou bien me découvrir à eux, ce qui dans notre condition présente, ne convenait point sous bien des rapports, ou bien nous en aller, et que je ne savais comment faire et que c'était là ce qui me donnait de la mélancolie.

Il acquiesça en ceci qu'il ne convenait nullement que je me fisse connaître à personne dans les circonstances où nous étions alors, et par ainsi il me dit qu'il était prêt à partir pour toute autre région de ce pays ou même pour un autre pays si je le désirais. Mais maintenant j'eus une autre difficulté, qui était que si je partais pour une autre colonie, je me mettais hors d'état de jamais pouvoir rechercher avec succès les effets que ma mère m'avait laissés; d'autre part, je ne pouvais même penser à faire connaître le secret de mon ancien mariage à mon nouveau mari; ce n'était pas une histoire qu'on supportât qu'on la dise, ni ne pouvais-je prévoir quelles pourraient en être les conséquences, c'était d'ailleurs impossible sans rendre la chose publique par toute la contrée, sans qu'on sût tout ensemble qui j'étais et ce que j'étais maintenant.

Cet embarras continua longtemps et inquiéta beaucoup mon époux, car il pensait que je ne fusse pas franche avec lui et que je ne voulusse pas lui révéler toutes les parties de ma peine, et il disait souvent qu'il s'étonnait de ce qu'il avait fait pour que je n'eusse pas confiance en lui en quoi que ce fût, surtout si la chose était douloureuse et affligeante. La vérité est que j'eusse dû lui confier tout, car aucun homme ne pouvait mériter mieux d'une femme, mais c'était là une chose que je ne savais comment lui ouvrir, et pourtant, n'ayant personne, à qui en révéler la moindre part, le fardeau était trop lourd pour mon esprit.

Le seul soulagement que je trouvai fut d'en laisser savoir à mon mari assez pour le convaincre de la nécessité qu'il y avait pour nous à songer à nous établir dans quelque autre partie du monde et la prochaine considération qui se présenta fut vers quelle région des colonies anglaises nous nous dirigerions. Mon mari était parfaitement étranger au pays et n'avait point tant qu'une connaissance géographique de la situation des différents lieux, et moi qui, jusqu'au jour où j'ai écrit ces lignes, ne savais point ce que signifiait le mot géographique, je n'en avais qu'une connaissance générale par mes longues conversations avec des gens qui allaient et venaient. Mais je savais bien que le Maryland, la Pennsylvanie, East et West-Jersey, la Nouvelle-York et la Nouvelle-Angleterre étaient toutes situées au nord de la Virginie et qu'elles avaient toutes par conséquent des climats plus froids pour lesquels, pour cette raison même, j'avais de l'aversion; car, ainsi que j'avais toujours naturellement aimé la chaleur: ainsi maintenant que je devenais vieille, je sentais une plus forte inclination à fuir un climat froid. Je pensai donc à aller en Caroline, qui est la colonie la plus méridionale des Anglais sur le continent; et là, je proposai d'aller, d'autant plus que je pourrais aisément revenir à n'importe quel moment quand il serait temps de m'enquérir des affaires de ma mère et de réclamer mon dû.

Mais maintenant je trouvai une nouvelle difficulté; la grande affaire pesait encore lourdement sur mes esprits et je ne pouvais songer à sortir de la contrée sans m'enquérir de façon ou d'autre du grand secret de ce que ma mère avait fait pour moi, ni ne pouvais-je avec aucune patience supporter la pensée de partir sans me faire connaître à mon vieux mari (frère) ou à mon enfant, son fils; seulement j'aurais bien voulu le faire sans que mon nouveau mari en eût connaissance ou sans qu'ils eussent connaissance de lui.

J'agitai d'innombrables desseins dans mes pensées pour arriver à ces fins. J'aurai aimé à envoyer mon mari en Caroline pour le suivre ensuite moi-même, mais c'était impraticable, parce qu'il ne voulait pas bouger sans moi, ne connaissant nullement le pays ni la manière de s'établir en lieu que ce fut. Alors je pensai que nous partirions d'abord tous deux, et que lorsque nous serions établie je retournerais en Virginie; mais, même alors, je savais bien qu'il ne se séparerait jamais de moi pour rester seul là-bas; le cas était clair; il était né gentilhomme, et ce n'était pas seulement qu'il n'eût point la connaissance du pays, mais il était indolent, et quand nous nous établissions, il préférait de beaucoup aller dans la forêt avec son fusil, ce qu'ils appellent là-bas chasser et qui est l'ordinaire travail des Indiens; il préférait de beaucoup chasser, dis-je, que de s'occuper des affaires naturelles de la plantation.

C'étaient donc là des difficultés insurmontables et telles que je ne savais qu'y faire; je me sentais si fortement poussée à me découvrir à mon ancien mari que je ne pouvais y résister, d'autant plus que l'idée qui me courait dans la tête, c'était que si je ne le faisais point tandis qu'il vivait, ce serait en vain peut-être que je m'efforcerais de convaincre mon fils plus tard que j'étais réellement la même personne et que j'étais sa mère, et qu'ainsi je pourrais perdre tout ensemble l'assistance de la parenté et tout ce que ma mère m'avait laissé. Et pourtant, d'autre part, il me paraissait impossible de révéler la condition où j'étais et de dire que j'avais avec moi un mari ou que j'avais passé la mer comme criminelle; si bien qu'il m'était absolument nécessaire de quitter l'endroit où j'étais et de revenir vers lui, comme revenant d'un autre endroit et sous une autre figure.

Sur ces considérations, je continuai à dire à mon mari l'absolue nécessité qu'il y avait de ne point nous établir dans la rivière de Potomac à cause que nous y serions bientôt publiquement connus, tandis que si nous allions en aucun autre lieu du monde, nous y arriverions avec autant de réputation que famille quelconque qui viendrait y planter. Qu'ainsi qu'il était toujours agréable aux habitants de voir arriver parmi eux des familles pour planter qui apportaient quelque aisance, ainsi serions-nous sûrs d'une réception agréable sans possibilité d'une découverte de notre condition.

Je lui dis aussi qu'ainsi que j'avais plusieurs parents dans l'endroit où nous étions et que je n'osais point me faire connaître à cette heure, de crainte qu'ils vinssent à savoir l'occasion de ma venue, ce qui serait m'exposer au dernier point; ainsi avais-je des raisons de croire que ma mère, qui était morte ici, m'avait laissé quelque chose et peut-être de considérable, dont il valait bien la peine de m'enquérir; mais que je ne pouvais point le faire sans nous exposer publiquement, à moins de quitter la contrée; qu'ensuite, quel que fût le lieu où nous nous établirions je pourrais revenir sous prétexte de rendre visite à mon frère et à mes neveux, me faire connaître, m'enquérir de mon dû, être reçue avec respect et en même temps me rendre justice. Nous résolûmes donc aller chercher un établissement dans quelque autre colonie, et ce fut d'abord sur la Caroline que tomba notre choix.

À cet effet, nous commençâmes de nous enquérir sur les vaisseaux qui allaient en Caroline, et au bout de très peu de temps on nous informa que de l'autre côté de la baie, comme ils l'appellent, c'est à savoir, dans le Maryland, il y avait un vaisseau qui arrivait de la Caroline, chargé de riz et d'autres marchandises, et qui allait y retourner. Là-dessus, nous louâmes une chaloupe pour y embarquer nos effets; puis, disant en quelque sorte un adieu final à la rivière de Potomac, nous passâmes avec tout notre bagage en Maryland.

Ce fut un long et déplaisant voyage, et que mon époux déclara pire que tout son voyage depuis l'Angleterre, parce que le temps était mauvais, la mer rude et le vaisseau petit et incommode; de plus, nous nous trouvions à cent bons milles en amont de la rivière de Potomac, en une région qu'on nomme comté de Westmoreland; et comme cette rivière est de beaucoup la plus grande de Virginie, et j'ai ouï dire que c'est la plus grande du monde qui débouche en une autre rivière, et point directement dans la mer, ainsi y trouvâmes-nous du fort mauvais temps, et nous fûmes fréquemment en grand danger, car malgré qu'on l'appelle simplement rivière, elle est parfois si large que lorsque nous étions au milieu, nous n'apercevions point la terre des deux cotés pendant bien des lieues. Puis il nous fallut traverser la grande baie de Chesapeake, qui a près de trente milles de largeur à l'endroit où y débouche la rivière de Potomac; si bien que nous eûmes un voyage de deux cents milles dans une misérable chaloupe avec tout notre trésor; et si quelque accident nous fût survenu, nous aurions pu être très malheureux, en fin de compte; supposant que nous eussions perdu nos biens, avec la vie sauve seulement, nous aurions été abandonnés nus et désolés dans un pays sauvage et étranger, n'ayant point un ami, point une connaissance dans toute cette partie du monde. La pensée seule me donne de l'horreur, même aujourd'hui que le danger est passé.

Enfin, nous arrivâmes à destination au bout de cinq jours de voile,—je crois que cet endroit se nomme Pointe-Philippe,—et voici que lorsque nous arrivâmes, le vaisseau pour la Caroline avait terminé son chargement était parti trois jours avant. C'était une déception; mais pourtant, moi qui ne devais me décourager de rien, je dis à mon mari, que, puisque nous ne pouvions passer en Caroline, et que la contrée où nous étions était belle et fertile, il fallait voir si nous ne pourrions point y trouver notre affaire, et que s'il le voulait, nous pourrions nous y établir.

Nous nous rendîmes aussitôt à terre, mais n'y trouvâmes pas de commodités dans l'endroit même, ni pour y demeurer, ni pour y mettre nos marchandises à l'abri; mais un très honnête quaker, que nous trouvâmes là, nous conseilla de nous rendre en un lieu situé à environ soixante milles à l'est, c'est-à-dire plus près de l'embouchure de la baie, où il dit qu'il vivait lui-même, et où nous trouverions ce qu'il nous fallait, soit pour planter, soit pour attendre qu'on nous indiquât quelque autre lieu de plantation plus convenable; et il nous invita avec tant de grâce que nous acceptâmes, et le quaker lui-même vint avec nous.

Là nous achetâmes deux serviteurs, c'est à savoir une servante anglaise, qui venait de débarquer d'un vaisseau de Liverpool, et un nègre, choses d'absolue nécessité pour toutes gens qui prétendent s'établir en ce pays. L'honnête quaker nous aida infiniment, et quand nous arrivâmes à l'endroit qu'il nous avait proposé, nous trouva un magasin commode pour nos marchandises et du logement pour nous et nos domestiques; et environ deux mois après, sur son avis, nous demandâmes un grand terrain au gouvernement du pays, pour faire notre plantation; de sorte que nous laissâmes de côté toute la pensée d'aller en Caroline, ayant fort été bien reçus ici; et au bout d'un an nous avions défriché près de cinquante acres de terre, partie en clôture, et nous y avions déjà planté du tabac, quoiqu'en petite quantité; en outre, nous avions un potager et assez de blé pour fournir à nos domestiques des racines, des légumes et du pain. Et maintenant je persuadai à mon mari de me permettre de traverser de nouveau la baie pour m'enquérir de mes amis; il y consentit d'autant plus volontiers qu'il avait assez d'affaires sur les bras pour l'occuper, outre son fusil pour le divertir (ce qu'on appelle chasser par ici), en quoi il prenait beaucoup d'agrément; et en vérité nous nous regardions souvent tous deux avec infiniment de plaisir, songeant combien notre vie était meilleure, non seulement que celle de Newgate, mais que les circonstances les plus prospères de l'affreux métier que nous avions pratiqué.

Notre affaire était maintenant en très bonne posture: nous achetâmes aux propriétaires de la colonie, pour 35£ payées comptant, autant de terre qu'il nous en fallait pour nous établir une plantation qui nous suffirait tant que nous vivrions; et pour ce qui est des enfants, j'avais passé ce temps-là.

Mais notre bonne fortune ne s'arrêta pas là; je traversai, ainsi que j'ai dit, la baie, pour me rendre à l'endroit où habitait mon frère, autrefois mon mari; mais je ne passai point dans le même village où j'avais passé avant; mais je remontai une autre grande rivière, sur la rive orientale de la rivière de Potomac, qu'on nomme rivière de Rappahanoc, et par ce moyen j'arrivai sur l'arrière de sa plantation, qui était très vaste, et à l'aide d'une crique navigable de la rivière de Rappahanoc, je pus venir tout près.

J'étais maintenant pleinement résolue à aller franchement et tout droit à mon frère (mari) et à lui dire qui j'étais; mais ne sachant l'humeur où je le trouverais, où plutôt s'il ne serait point hors d'humeur d'une visite si inattendue, je résolus de lui écrire d'abord une lettre afin de lui faire savoir qui j'étais, et que je n'étais point venue lui donner de l'inquiétude sur nos anciens rapports que j'espérais qui étaient entièrement oubliés, mais que je m'adressais à lui comme une sœur à son frère, lui demandant assistance dans le cas de cette provision que notre mère, à son décès, avait laissée pour me supporter, et où je n'avais point de doute qu'il me ferait justice, surtout regardant que j'étais venue si loin pour m'en informer.

Je lui disais dans ma lettre des choses fort tendres au sujet de son fils, qu'il savait bien, lui disais-je, qui était mon enfant, et qu'ainsi que je n'avais été coupable de rien en me mariant à lui, non plus que lui en m'épousant, puisque nous ne savions point du tout que nous fussions parents; ainsi j'espérais qu'il céderait à mon désir le plus passionné de voir une seule fois mon cher et unique enfant et de montrer quelque peu des infirmités d'une mère, à cause que je préservais une si violente affection pour ce fils qui ne pouvait avoir gardé de souvenir de moi en aucune façon.

Je pensais bien qu'en recevant cette lettre, il la donnerait immédiatement à lire à son fils, ses yeux étant, ainsi que je savais, si faibles qu'il ne pouvait point voir pour la lire: mais tout alla mieux encore, car il avait permis à son fils, à cause que sa vue était faible, d'ouvrir toutes les lettres qui lui viendraient en main à son nom, et le vieux monsieur étant absent ou hors de la maison quand mon messager arriva, ma lettre vint tout droit dans les mains de mon fils, et il l'ouvrit et la lut.

Il fit venir le messager après quelque peu de pause et lui demanda où était la personne qui lui avait remis cette lettre. Le messager lui dit l'endroit, qui était à environ sept milles, de sorte qu'il lui dit d'attendre, se fit seller un cheval, emmena deux domestiques, et le voilà venir vers moi avec le messager. Qu'on juge de la consternation où je fus quand mon messager revint et me dit que le vieux monsieur n'était pas chez lui, mais que son fils était arrivé avec lui et que j'allais le voir tout à l'heure. Je fus parfaitement confondue, car je ne savais si c'était la guerre ou la paix, et j'ignorais ce qu'il fallait faire. Toutefois, je n'eus que bien peu de moments pour réfléchir, car mon fils était sur les talons du messager, et arrivant à mon logement, il fit à l'homme qui était à la porte quelque question en ce genre, je suppose, car je ne l'entendis pas, à savoir quelle était la dame qui l'avait envoyée, car le messager dit: «C'est elle qui est là, monsieur»; sur quoi mon fils vient droit à moi, me baise, me prit dans ses bras, m'embrassa avec tant de passion qu'il ne pouvait parler et je pouvais sentir sa poitrine se soulever et haleter comme un enfant qui pleure et sanglote sans pouvoir s'écrier.

Je ne puis ni exprimer ni décrire la joie qui me toucha jusqu'à l'âme quand je trouvai, car il fut aisé de découvrir cette partie, qu'il n'était pas venu comme un étranger, mais comme un fils vers une mère, et en vérité un fils qui n'avait jamais su avant ce que c'était que d'avoir une mère, et en somme nous pleurâmes l'un sur l'autre pendant un temps considérable, jusqu'enfin il s'écria le premier:

—Ma chère mère, dit-il, vous êtes encore vivante! Je n'avais jamais espéré de voir votre figure.

Pour moi je ne pus rien dire pendant longtemps.

Après que nous eûmes tous deux recouvré nos esprits et que nous fûmes capables de causer, il me dit l'état où étaient les choses. Il me dit qu'il n'avait point montré ma lettre à son père et qu'il ne lui en avait point parlé, que ce que sa grand-mère m'avait laissé était entre ses mains à lui-même et qu'il me rendrait justice à ma pleine satisfaction; que pour son père, il était vieux et infirme à la fois de corps et d'esprit, qu'il était très irritable et colère, presque aveugle et incapable de tout; et qu'il faisait grand doute qu'il sût agir dans une affaire qui était de nature aussi délicate; et que par ainsi il était venu lui-même autant pour se satisfaire en me voyant, ce dont il n'avait pu s'empêcher, que pour me mettre en mesure de juger, après avoir vu où en étaient les choses, si je voulais me découvrir à son père ou non.

Tout cela avait été mené en vérité de manière si prudente et avisée que je vis que mon fils était homme de bon sens et n'avait point besoin d'être instruit par moi. Je lui dis que je ne m'étonnais nullement que son père fût comme il l'avait décrit à cause que sa tête avait été un peu touchée avant mon départ et que son tourment principal avait été qu'il n'avait point pu me persuader de vivre avec lui comme sa femme après que j'avais appris qu'il était mon frère, que comme il savait mieux que moi quelle était la condition présente de son père, j'étais prête à me joindre à lui en telle mesure qu'il m'indiquerait, que je ne tenais point à voir son père puisque j'avais vu mon fils et qu'il n'eût pu me dire de meilleure nouvelle que de m'apprendre que ce que sa grand'mère m'avait laissé avait été confié à ses mains à lui qui, je n'en doutais pas, maintenant qu'il savait qui j'étais, ne manquerait pas, ainsi qu'il avait dit, de me faire justice. Puis je lui demandai combien de temps il y avait que ma mère était morte et en quel endroit elle avait rendu l'esprit et je lui donnai tant de détails sur la famille que je ne lui laissai point lieu de douter de la vérité que j'étais réellement et véritablement sa mère.

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