← Retour

Moll Flanders

16px
100%

Mon fils me demanda alors où j'étais et quelles dispositions j'avais prises. Je lui dis que j'étais fixée sur la rive de la baie qui est dans le Maryland, sur la plantation d'un ami particulier qui était venu d'Angleterre dans le même vaisseau que moi; que pour la rive de la baie où je me trouvais, je n'y avais point d'habitation. Il me dit que j'allais rentrer avec lui et demeurer avec lui, s'il me plaisait, tant que je vivrais, que pour son père il ne reconnaissait personne et qu'il ne ferait point tant que d'essayer de deviner qui j'étais. Je réfléchis un peu et lui dis que malgré que ce ne fût en vérité point un petit souci pour moi que de vivre si éloignée de lui, pourtant je ne pouvais dire que ce me serait la chose la plus confortable du monde que de demeurer dans la même maison que lui, et que d'avoir toujours devant moi ce malheureux objet qui avait jadis si cruellement détruit ma paix, et que, malgré le bonheur que j'aurais à jouir de sa société (de mon fils), ou d'être si près de lui que possible, pourtant je ne saurais songer à rester dans une maison où je vivrais aussi dans une retenue constante de crainte de me trahir dans mon discours, ni ne serais-je capable de réfréner quelques expressions en causant avec lui comme mon fils qui pourraient découvrir toute l'affaire, chose qui ne conviendrait en aucune façon.

Il reconnut que j'avais raison en tout ceci.

—Mais alors, ma chère mère, dit-il, il faut que vous soyez aussi près de moi que possible.

Il m'emmena donc avec lui à cheval jusqu'à une plantation qui joignait la sienne et où je fus aussi bien entretenue que j'eusse pu l'être chez lui-même. M'ayant laissée là, il s'en retourna après m'avoir dit qu'il me parlerait de la grosse affaire le jour suivant, et m'ayant d'abord appelée sa tante après avoir donné ordre aux jeunes gens qui, paraît-il, étaient ses fermiers, de me traiter avec tout le respect possible, environ deux heures après qu'il fut parti, il m'envoya une fille de service et un petit nègre pour prendre mes ordres et des provisions toutes préparées pour mon souper; et ainsi, je me trouvai comme si j'eusse été dans un nouveau monde, et je commençai presque de souhaiter que je n'eusse point amené d'Angleterre mon mari du Lancashire.

Toutefois, c'était un souhait où il n'y avait pas de sincérité, car j'aimais profondément mon mari du Lancashire, ainsi que j'avais toujours fait depuis le commencement, et il le méritait autant qu'il était possible à un homme, soit dit en passant.

Le lendemain matin, mon fils vint me rendre encore visite presque aussitôt que je fus levée. Après un peu de discours, il tira premièrement un sac en peau de daim et me le donna, qui contenait cinquante-cinq pistoles d'Espagne, et me dit que c'était pour solder la dépense que j'avais faite en venant d'Angleterre, car, bien que ce ne fut pas son affaire, pourtant il ne pensait point que j'eusse apporté beaucoup d'argent avec moi, puisque ce n'était point l'usage d'en apporter dans cette contrée; puis il tira le testament de sa grand'mère et me le lut, par où il paraissait qu'elle m'avait laissé une plantation sur la rivière de York avec tous les domestiques et bétail y appartenant, et qu'elle l'avait mise en dépôt entre les mains de ce mien fils pour mon usage le jour où il apprendrait où j'étais, la consignant à mes héritiers, si j'avais des enfants, et à défaut d'héritiers, à quiconque il me plairait de la léguer par testament; que le revenu cependant, jusqu'à ce qu'on entendrait parler de moi, appartiendrait à mon dit fils, et que si je n'étais point vivante, la propriété retournerait à lui et à ses héritiers.

Cette plantation, quoiqu'elle fût éloignée de la sienne, il me dit qu'il ne l'avait pas affermée, mais qu'il la faisait administrer par un gérant principal, ainsi qu'il faisait pour une autre qui était à son père et qui était située tout près, et qu'il allait l'inspecter lui-même trois ou quatre fois l'année.

Je lui demandai ce qu'il pensait que la plantation pourrait bien valoir; il me dit que si je voulais l'affermer, il m'en donnerait environ 60£ par an, mais que si je voulais y vivre, qu'elle vaudrait beaucoup plus, et qu'il pensait qu'elle pourrait me rapporter environ 150£ par an. Mais, regardant que je m'établirais sans doute sur la rive de la baie ou que peut-être j'avais l'idée de retourner au Angleterre, si je voulais lui en laisser la gérance, il l'administrerait pour moi ainsi qu'il l'avait fait pour lui-même, et qu'il pensait pouvoir m'envoyer assez de tabac pour rendre annuellement environ 100£, quelquefois plus.

La tendre conduite de mon fils et ses offres pleines de bonté m'arrachèrent des larmes presque tout le temps qu'il me parlait; en vérité, je pus à peine discourir avec lui, sinon dans les intervalles de ma passion. Cependant enfin je commençai, et exprimant mon étonnement sur le bonheur que j'avais que le dépôt de ce que ma mère m'avait laissé eût été remis aux mains de mon propre enfant, je lui dis que, pour ce qui était de l'héritage de ce domaine, je n'avais point d'enfant que lui au monde, et que j'avais passé le temps d'en avoir si je me mariais, et que par ainsi je le priais de faire un écrit, que j'étais prête à signer, par lequel, après moi, je le léguerais entièrement à lui et à ses héritiers.

Et cependant, souriant, je lui demandai ce qui faisait qu'il restait garçon si longtemps. Sa réponse, tendre et prompte, fut que la Virginie ne produisait point abondance de femmes et que puisque je parlais de retourner en Angleterre, il me priait de lui envoyer une femme de Londres.

Telle fut la substance de notre conversation la première journée, la plus charmante journée qui ait jamais passé sur ma tête pendant ma vie et qui me donna la plus profonde satisfaction. Il revint ensuite chaque jour et passa une grande partie de son temps avec moi, et m'emmena dans plusieurs maisons de ses amis où je fus entretenue avec grand respect. Aussi je dînai plusieurs fois dans sa propre maison, où il prit soin toujours de tenir son père à demi mort tellement à l'écart que je ne le vis jamais, ni lui moi, je lui fit un cadeau, et c'était tout ce que j'avais de valeur, et c'était une des montres en or desquelles, ai-je dit, j'avais deux dans mon coffre, et je me trouvais avoir celle-ci sur moi, et je la lui donnai à une troisième visite, je lui dis que je n'avais rien de valeur à donner que cette montre et que je le priais de la baiser quelquefois en souvenir de moi. Je ne lui dis pas, en vérité, que je l'avais volée au côté d'une dame dans une salle de réunion de Londres: soit dit en passant!

Il demeura un moment hésitant, comme s'il doutait s'il devait la prendre ou non, mais j'insistai et je l'obligeai à l'accepter, et elle ne valait pas beaucoup moins que sa poche en cuir pleine d'or d'Espagne, non, même si on l'estimait ainsi qu'à Londres, tandis qu'elle valait le double ici. À la fin, il la prit, la baisa et me dit que cette montre serait une dette pour lui, mais qu'il la payerait tant que je vivrais.

Quelques jours après, il apporta les écrits de donation, et il amena un notaire avec lui, et je les signai de bien bon gré, et les lui remis avec cent baisers, car sûrement jamais rien ne se passa entre une mère et un enfant tendre et respectueux avec plus d'affection. Le lendemain, il m'apporte une obligation sous seing et sceau par où il s'engageait à gérer la plantation à mon compte et à remettre le revenu à mon ordre ou que je fusse; et tout ensemble il s'obligeait à ce que ce revenu fût de 100£ par an. Quand il eut fini, il me dit que, puisque j'étais entrée en possession avant la récolte, j'avais droit au revenu de l'année courante et me paya donc 100£ en pièces de huit d'Espagne, et me pria de lui en donner un reçu pour solde de tout compte de cette année, expirant au Noël suivant; nous étions alors à la fin d'août.

Je demeurai là plus de cinq semaines, et en vérité j'eus assez à faire pour m'en aller, même alors, il voulait m'accompagner jusque de l'autre côté de la baie, ce que je refusai expressément; pourtant, il insista pour me faire faire la traversée dans une chaloupe qui lui appartenait, qui était construite comme un yacht, et qui lui servait autant à son plaisir qu'à ses affaires. J'acceptai; si bien qu'après les plus tendres expressions d'amour filial et d'affection, il me laissa partir, et j'arrivai saine et sauve, au bout de deux jours, chez mon ami le quaker.

J'apportais avec moi, pour l'usage de notre plantation, trois chevaux avec harnais et selles, des cochons, deux vaches et mille autres choses, dons de l'enfant le plus tendre et le plus affectueux que femme ait jamais eu. Je racontai à mon mari tous les détails de ce voyage, sinon que j'appelai mon fils mon cousin; et d'abord je lui dis que j'avais perdu ma montre, chose qu'il parut regarder comme un malheur; mais ensuite je lui dis la bonté que mon cousin m'avait témoignée, et que ma mère m'avait laissé telle plantation, et qu'il l'avait conservée pour moi dans l'espoir qu'un jour ou l'autre il aurait de mes nouvelles; puis je lui dis que je l'avais remise à sa gérance, et qu'il me rendrait fidèlement compte du revenu; puis je tirai les 100£ en argent, qui étaient le revenu de la première année; enfin, tirant la bourse en peau de daim avec les pistoles:

—Et voilà, mon ami, m'écriai-je, la montre en or! Et mon mari de dire:

—Ainsi, la bonté divine opère sûrement les mêmes effets dans toutes les âmes sensibles, partout où le cœur est touché de la grâce!

Puis levant les deux mains, en une extase de joie:

—Quelle n'est pas la bonté de Dieu, s'écria-t-il, pour un chien ingrat tel que moi!

Puis je lui fis voir ce que j'avais apporté dans la chaloupe; je veux dire les chevaux, cochons, et vaches et autres provisions pour notre plantation; toutes choses qui ajoutèrent à sa surprise et emplirent son cœur de gratitude. Cependant nous continuâmes de travailler à notre établissement et nous nous gouvernâmes par l'aide et la direction de tels amis que nous nous fîmes là, et surtout de l'honnête quaker, qui se montra pour nous ami fidèle, solide et généreux; et nous eûmes très bon succès; car ayant un fonds florissant pour débuter, ainsi que j'ai dit, et qui maintenant s'était accru par l'addition de 130£ d'argent, nous augmentâmes le nombre de notre domestique, bâtîmes une fort belle maison, et défrichâmes chaque année une bonne étendue de terre. La seconde année j'écrivis à ma vieille gouvernante, pour lui faire part de la joie de notre succès, et je l'instruisis de la façon dont elle devait employer la somme que je lui avais laissée, qui était de 250£, ainsi que j'ai dit, et qu'elle devait nous envoyer en marchandises: chose qu'elle exécuta avec sa fidélité habituelle, et le tout nous arriva à bon port.

Là nous eûmes supplément de toutes sortes d'habits, autant pour mon mari que pour moi-même; si je pris un soin particulier de lui acheter toutes ces choses que je savais faire ses délices: telles que deux belles perruques longues, deux épées à poignée d'argent, trois ou quatre excellents fusils de chasse, une belle selle garnie de fourreaux à pistolets et de très bons pistolets, avec un manteau d'écarlate; et, en somme, tout ce que je pus imaginer pour l'obliger et le faire paraître, ainsi qu'il était, brave gentilhomme; je fis venir bonne quantité de telles affaires de ménage dont nous avions besoin, avec du linge pour nous deux; quant à moi j'avais besoin de très peu d'habits ou de linge, étant fort bien fournie auparavant, le reste de ma cargaison se composait de quincaillerie de toute sorte, harnais pour les chevaux, outils, vêtements pour les serviteurs, et drap de laine, étoffes, serges, bas, souliers, chapeaux et autres choses telles qu'en porte le domestique, le tout sous la direction du quaker; et toute cette cargaison vint à bon port et en bonne condition avec trois filles de service, belles et plantureuses, que ma vieille gouvernante avait trouvées pour moi, assez appropriées à l'endroit où nous étions et au travail que nous avions à leur donner; l'une desquelles se trouva arriver double, s'étant fait engrosser par un des matelots du vaisseau, ainsi qu'elle l'avoua plus tard, avant même que le vaisseau fût arrivé à Gravesend; de sorte qu'elle mit au monde un gros garçon, environ sept mois après avoir touché terre.

Mon mari, ainsi que vous pouvez bien penser fut un peu surpris par l'arrivée de cette cargaison d'Angleterre et me parlant un jour, après qu'il en eut vu les détails:

—Ma chérie, dit-il, que veut dire tout cela? Je crains que tu nous endettes trop avant: quand pourrons-nous payer toutes ces choses?

Je souris et lui dis que tout était payé; et puis je lui dis que ne sachant point ce qui pourrait nous arriver dans le voyage, et regardant à quoi notre condition pourrait nous exposer, je n'avais pas emporté tout mon fonds et que j'en avais laissé aux mains de mon amie cette partie que, maintenant que nous avions passé la mer et que nous avions heureusement établis, j'avais fait venir afin qu'il la vît.

Il fut stupéfait et demeura un instant à compter sur ses doigts, mais ne dit rien; à la fin, il commença ainsi:

—Attends, voyons, dit-il, comptant encore sur ses doigts, et d'abord sur le pouce.—il y a d'abord 246£ en argent, ensuite deux montres en or, des bagues à diamant et de la vaisselle plate, dit-il,—sur l'index; puis sur le doigt suivant—nous avons une plantation sur la rivière d'York à 100£ par an, ensuite 150£ d'argent, ensuite une chaloupe chargée de chevaux, vaches, cochons et provisions—et ainsi de suite jusqu'à recommencer sur le pouce—et maintenant, dit-il, une cargaison qui a coûté 250£ en Angleterre, et qui vaut le double ici.

—Eh bien, dis-je; que fais-tu de tout cela?

—Ce que j'en fais? dit-il. Mais qui donc prétend que je me suis fait duper quand j'ai épousé ma femme dans le Lancashire? Je crois que j'ai épousé une fortune, dit-il, et, ma foi, une très belle fortune.

En somme, nous étions maintenant dans une condition fort considérable, et qui s'augmentait chaque année; car notre nouvelle plantation croissait admirablement entre nos mains, et dans les huit années que nous y vécûmes, nous l'amenâmes à un point tel que le revenu en était d'au moins 300£ par an, je veux dire valait cette somme en Angleterre.

Après que j'eus passé une année chez moi, je fis de nouveau la traversée de la baie pour aller voir mon fils et toucher les nouveaux revenus de ma plantation; et je fus surprise d'apprendre, justement comme je débarquais, que mon vieux mari était mort, et qu'on ne l'avait pas enterré depuis plus de quinze jours. Ce ne fut pas, je l'avoue, une nouvelle désagréable, à cause que je pouvais paraître maintenant, ainsi que je l'étais, dans la condition de mariage; de sorte que je dis à mon fils avant de le quitter que je pensais épouser un gentilhomme dont la plantation joignait la mienne; et que malgré que je fusse légalement libre de me marier, pour ce qui était d'aucune obligation antérieure, pourtant j'entretenais quelque crainte qu'on ne fit revivre une histoire qui pouvait donner de l'inquiétude à un mari. Mon fils, toujours tendre, respectueux et obligeant, me reçut cette fois chez lui, me paya mes cent livres et me renvoya chargée de présents.

Quelque temps après, je fis savoir à mon fils que j'étais mariée, et je l'invitai à nous venir voir, et mon mari lui écrivit de son côté une lettre fort obligeante où il l'invitait aussi; et en effet il vint quelques mois après, et il se trouvait justement là au moment que ma cargaison arriva d'Angleterre, que je lui fis croire qui appartenait toute à l'état de mon mari, et non à moi.

Il faut observer que lorsque le vieux misérable, mon frère (mari) fut mort, je rendis franchement compte à mon mari de toute cette affaire et lui dis que ce cousin, comme je l'appelais, était mon propre fils par cette malheureuse alliance. Il s'accorda parfaitement à mon récit et me dit qu'il ne serait point troublé si le vieux, comme nous l'appelions, eût été vivant.

—En effet, dit-il, ce n'était point ta faute, ni la sienne; c'était une erreur impossible à prévenir.

Il lui reprocha seulement de m'avoir priée de tout cacher et de continuer à vivre avec lui comme sa femme après que j'avais appris qu'il était mon frère; ç'avait été, dit-il, une conduite vile.

Ainsi toutes ces petites difficultés se trouvèrent aplanies et nous vécûmes ensemble dans la plus grande tendresse et le plus profond confort que l'on puisse s'imaginer; nous sommes maintenant devenus vieux; je suis revenue en Angleterre, et j'ai près de soixante-dix ans d'âge, mon mari soixante-huit, ayant dépassé de beaucoup le terme assigné à ma déportation; et maintenant, malgré toutes les fatigues et toutes les misères que nous avons traversées, nous avons conservé tous deux bonne santé et bon cœur. Mon mari demeura là-bas quelque temps après moi afin de régler nos affaires, et d'abord j'avais eu l'intention de retourner auprès de lui, mais sur son désir je changeai de résolution et il est revenu aussi en Angleterre où nous sommes résolus à passer les années qui nous restent dans une pénitence sincère pour la mauvaise vie que nous avons menée.

ÉCRIT EN L'ANNÉE 1683

FIN

Chargement de la publicité...