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Mon oncle Benjamin

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The Project Gutenberg eBook of Mon oncle Benjamin

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Title: Mon oncle Benjamin

Author: Claude Tillier

Release date: December 4, 2010 [eBook #34560]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MON ONCLE BENJAMIN ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

MON ONCLE BENJAMIN

CLAUDE TILLIER

1862

I

CE QU'ÉTAIT MON ONCLE

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l'homme tient tant à la vie; que trouve-t-il donc de si agréable dans cette insipide succession des nuits et des jours, de l'hiver et du printemps?… Toujours le même ciel, le même soleil; toujours les mêmes prés verts et les mêmes champs jaunes; toujours les mêmes discours de la couronne, les mêmes fripons et les mêmes dupes. Si Dieu n'a pu faire mieux, c'est un triste ouvrier, et le machiniste de l'Opéra en sait plus que lui.

Encore des personnalités! dites-vous; voilà maintenant que vous faites des personnalités contre Dieu. Que voulez-vous! Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et un haut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas une sinécure; mais je n'ai pas peur qu'il aille réclamer contre moi à la jurisprudence Bourdeau des dommages-intérêts de quoi faire bâtir une église, pour le préjudice que j'aurai porté à son honneur.

Je sais bien que messieurs du parquet sont plus chatouilleux à l'égard de sa réputation qu'il ne l'est lui-même; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais. En vertu de quel titre ces hommes noirs s'arrogent-ils le droit de venger des injures qui lui sont toutes personnelles? Ont-ils une procuration signée Jehovah qui les y autorise? Croyez-vous qu'il soit bien content quand la police correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et en foudroie brutalement des malheureux, pour un délit de quelques syllabes? Qu'est-ce qui prouve, d'ailleurs, à ces messieurs que Dieu ait été offensé? Il est là présent, attaché à sa croix, tandis qu'ils sont, eux, dans leur fauteuil. Qu'ils l'interrogent; s'il répond affirmativement, je consens à avoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du trône la dynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de rois qu'avait imprégnée tant d'huile sainte? Je le sais, moi, et je vais vous le dire. C'est parce qu'elle a fait la loi sur le sacrilége.

Mais ce n'est pas là la question.

Qu'est-ce que vivre? Se lever, se coucher, déjeuner, dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y a quarante ans qu'on fait cette besogne, cela finit par devenir bien insipide.

Les hommes ressemblent à des spectateurs, les uns assis sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupart debout, qui assistent tous les soirs au même drame, et bâillent tous à se détraquer la mâchoire; tous conviennent que cela est mortellement ennuyeux, qu'ils seraient beaucoup mieux dans leur lit, et cependant aucun ne veut quitter sa place.

Vivre, cela vaut-il la peine d'ouvrir les yeux? Toutes nos entreprises n'ont qu'un commencement; la maison que nous édifions est pour nos héritiers; la robe de chambre que nous faisons ouater avec amour, pour envelopper notre vieillesse, servira à faire des langes à nos petits enfants. Nous nous disons: Voilà la journée finie; nous allumons notre lampe, nous attisons notre feu; nous nous apprêtons à passer une douce et paisible soirée au coin de notre âtre: Pan! pan! quelqu'un frappe à la porte; qui est là? C'est la mort: il faut partir. Quand nous avons tous les appétits de la jeunesse, que notre sang est plein de fer et d'alcool, nous n'avons pas un écu; quand nous n'avons plus ni dents ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peine le temps de dire à une femme: «Je t'aime!» à notre second baiser c'est une vieille décrépite. Les empires sont à peine consolidés qu'ils s'écroulent: ils ressemblent à ces fourmilières qu'élèvent, avec de grands efforts, de pauvres insectes; quand il ne faut plus qu'un fétu pour les achever, un boeuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous sa roue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce globe, c'est mille et mille linceuls superposés l'un sur l'autre par les générations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche des hommes, noms de capitales, de monarques, de généraux, ce sont des tessons de vieux empires qui résonnent. Vous ne sauriez faire un pas que vous ne souleviez autour de vous la poussière de mille choses détruites avant d'être achevées.

J'ai quarante ans; j'ai déjà passé par quatre professions: j'ai été maître d'études, soldat, maître d'école, et me voilà journaliste. J'ai été sur la terre et sur l'Océan, sous la tente et au coin de l'âtre, entre les barreaux d'une prison et au milieu des espaces libres de ce monde; j'ai obéi et j'ai commandé; j'ai eu des moments d'opulence et des années de misère. On m'a aimé et on m'a haï; on m'a applaudi et on m'a tourné en dérision. J'ai été fils et père, amant et époux; j'ai passé par la saison des fleurs et par celle des fruits, comme disent les poètes. Je n'ai trouvé, dans aucun de ces états, que j'eusse beaucoup à me féliciter d'être enfermé dans la peau d'un homme plutôt que dans celle d'un loup ou d'un renard, plutôt que dans la coquille d'une huître, dans l'écorce d'un arbre ou dans la pellicule d'une pomme de terre. Peut-être si j'étais rentier, rentier à cinquante mille francs surtout, je penserais différemment.

En attendant, mon opinion est que l'homme est une machine qui a été faite tout exprès pour la douleur; il n'a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute la surface de son corps; en quelque endroit qu'on le pique, il saigne; en quelque endroit qu'on le brûle, il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner aucune jouissance; cependant, le poumon s'enflamme et le fait tousser; le foie s'obstrue et lui donne la fièvre; les entrailles se tordent et font la colique. Vous n'avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau qui ne puisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se détraque à chaque instant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour l'invoquer, il tombe dedans une fiente d'hirondelle qui les dessèche; vous allez au bal, une entorse vous saisit au pied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas; aujourd'hui, vous êtes un grand écrivain, un grand philosophe, un grand poète: un fil de votre cerveau se casse, on aura beau vous saigner, vous mettre de la glace sur la tête, demain vous ne serez qu'un pauvre fou.

La douleur se tient derrière tous vos plaisirs; vous êtes des rats gourmands qu'elle attire à elle avec un lardon d'agréable odeur. Vous êtes à l'ombre de votre jardin, et vous vous écriez: Oh! la belle rose! et la rose vous pique; oh! le beau fruit! il y a une guêpe dedans; et le fruit vous mord.

Vous dites: Dieu nous a faits pour le servir et l'aimer. Cela n'est pas vrai: il vous a faits pour souffrir. L'homme qui ne souffre pas est une machine mal faite, une créature manquée, un estropié moral, un avorton de la nature. La mort n'est pas seulement la fin de la vie, elle en est le remède. On n'est nulle part aussi bien que dans un cercueil. Si vous m'en croyez, au lieu d'un paletot neuf, allez vous commander un cercueil. C'est le seul habit qui ne gêne pas.

Ce que je viens de vous dire, vous le prendrez pour une idée philosophique ou pour un paradoxe, cela m'est certes bien égal. Mais je vous prie au moins de l'agréer comme une préface; car je ne saurais vous en faire une meilleure ni qui convienne mieux à la triste et lamentable histoire que je vais avoir l'honneur de vous raconter.

Vous me permettrez de faire remonter mon histoire jusqu'à la deuxième génération, comme celle d'un prince ou d'un héros dont on fait l'oraison funèbre. Vous n'y perdrez peut-être pas. Les moeurs de ce temps-là valaient bien les nôtres: le peuple portait des fers, mais il dansait avec, et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.

Car, faites-y attention, la gaîté s'accoste toujours de la servitude. C'est un bien que Dieu, le grand faiseur de compensations, a créé spécialement pour ceux qui sont sous la dépendance d'un maître ou sous la dure et lourde main de la pauvreté. Ce bien, il l'a fait pour les consoler de leurs misères, comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre les pavés qu'on foule aux pieds, certains oiseaux, pour chanter sur les vieilles tours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour sourire sur les masures qui font la grimace.

La gaîté passe, ainsi que l'hirondelle, par-dessus les grands toits qui resplendissent. Elle s'arrête dans les cours des colléges, à la porte des casernes, sur les dalles moisies des prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume de l'écolier qui griffonne ses pensums. Elle trinque à la cantine avec les vieux grenadiers; et jamais elle ne chante si haut—quand on la laisse chanter toutefois—qu'entre les noires murailles où l'on renferme des malheureux.

Du reste, la gaîté du pauvre est une espèce d'orgueil. J'ai été pauvre entre les plus pauvres; eh bien! je trouvais du plaisir à dire à la Fortune: Je ne me courberai pas sous ta main; je mangerai mon pain dur aussi fièrement que le dictateur Fabricius mangeait ses raves; je porterai ma misère comme les rois portent leur diadème; frappe tant que tu voudras, frappe encore: je répondrai à tes flagellations par des sarcasmes! je serai comme l'arbre qui fleurit quand on le coupe par le pied; comme la colonne dont l'aigle de métal reluit au soleil tandis que la pioche est à sa base!

Chers lecteurs, soyez contents de ces explications, je ne saurais vous en fournir de plus raisonnables.

Quelle différence de cet âge avec le nôtre! l'homme constitutionnel n'est pas rieur, tant s'en faut.

Il est hypocrite, avare et profondément égoïste; à quelque question qu'il se heurte le front, son front sonne comme un tiroir plein de gros sous.

Il est prétentieux et bouffi de vanité; l'épicier appelle le confiseur, son voisin, son honorable ami, et le confiseur prie l'épicier d'agréer l'assurance de la considération distinguée avec laquelle il a l'honneur d'être, etc., etc.

L'homme constitutionnel a la manie de vouloir se distinguer du peuple. Le peuple est en blouse de coton bleu, et le fils en manteau d'Elbeuf. Aucun sacrifice ne coûte à l'homme constitutionnel pour assouvir sa manie de paraître quelque chose. Il veut ressembler aux bâtons flottants. Il vit de pain et d'eau; il se passe de feu en hiver, de bière en été, pour avoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des gants jaunes. Quand on le regarde comme un homme comme il faut, il se regarde, lui, comme un grand homme.

Il est guindé et compassé, il ne crie point, il ne rit pas tout haut, il ne sait où cracher, il ne fait pas un geste qui dépasse l'autre. Il dit très-bien bonjour monsieur, bonjour madame. Cela c'est de la bonne tenue; or, qu'est-ce que la bonne tenue? Un vernis menteur qu'on étale sur un morceau de bois, afin de le faire passer pour un jonc. On se tient ainsi devant les dames, soit, mais devant Dieu, comment faudra-t-il se tenir?

Il est pédant; il supplée à l'esprit qu'il n'a pas par le purisme du langage, comme une bonne ménagère supplée aux meubles qui lui manquent par l'ordre et la propreté.

Il est toujours au régime. S'il assiste à un banquet, il est muet et préoccupé; il avale un bouchon pour un morceau de pain, et se sert de la crême pour de la sauce blanche. Il attend, pour boire, que l'on porte un toast. Il a toujours un journal dans sa poche; il ne parle que de traités de commerce et de lignes de chemins de fer, et il ne rit qu'à la Chambre.

Mais, à l'époque où je vous ramène, les moeurs des petites villes n'étaient pas encore fardées d'élégance; elles étaient pleines d'un charmant laisser-aller et d'une simplicité tout aimable. Le caractère de cet heureux âge, c'était l'insouciance. Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix, s'abandonnaient, les yeux fermés, au courant de la vie, sans s'inquiéter où ils aborderaient.

Les bourgeois ne sollicitaient pas d'emplois; ils ne thésaurisaient pas; ils vivaient chez eux dans une joyeuse abondance, et dépensaient leurs revenus jusqu'au dernier louis. Les marchands, rares alors, s'enrichissaient lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et par la seule force des choses; les ouvriers travaillaient, non pour amasser, mais pour mettre les deux bouts l'un à côté de l'autre; ils n'avaient point sur leurs talons cette terrible concurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse: Allons donc! Aussi, ne s'en donnaient-ils qu'à leur aise; ils avaient nourri leurs pères, et quand ils étaient vieux, leurs enfants devaient les nourrir à leur tour.

Tel était le sans-façon de cette société en goguette, que tout le barreau et que les membres du tribunal eux-mêmes allaient au cabaret et y faisaient publiquement des orgies: de peur qu'on en ignorât, ils auraient volontiers appendu leur bonnet carré aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grands comme petits, semblaient n'avoir d'autres affaires que de s'amuser; ils ne s'ingéniaient qu'à mettre une bonne farce à exécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors de l'esprit, au lieu de le dépenser en intrigues, le dépensaient en plaisanteries.

Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, se rassemblaient sur la place publique; le jour de marché était pour eux un jour de comédie. Les paysans qui venaient apporter leurs provisions à la ville étaient leurs martyrs; ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes et les plus spirituelles; tous les voisins accouraient pour avoir leur part du spectacle. La police correctionnelle d'aujourd'hui prendrait les choses sur le ton du réquisitoire; mais la justice d'alors s'amusait comme les autres de ces scènes burlesques, et bien souvent elle y prenait un rôle.

Mon grand-père, donc, était porteur de contraintes; ma grand'mère était une petite femme à laquelle on reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait à l'église, si le bénitier était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme une petite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elle avait déjà cinq enfants, tant garçons que filles; tout cela vivait avec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se portait à merveille. On dînait sept avec trois harengs, mais on avait le pain et le vin à discrétion, car mon grand-père avait une petite vigne qui était une source intarissable de vin blanc. Tous ces enfants étaient utilisés par ma grand'mère selon leur âge et leurs forces. L'aîné, qui était mon père, s'appelait Gaspard; il lavait la vaisselle et allait à la boucherie: il n'y avait pas de caniche dans la ville mieux apprivoisé que lui; le cadet balayait la chambre; le troisième tenait le quatrième sur ses bras, et le cinquième se roulait dans son berceau. Pendant ce temps-là, ma grand'mère était à l'église, ou causait chez la voisine. Au demeurant, tout allait bien; on arrivait cahin-caha, sans faire de dettes, jusqu'au bout de l'année. Les garçons étaient forts, les filles n'étaient pas mal, et le père et la mère étaient heureux.

Mon oncle Benjamin était domicilié chez sa soeur; il avait cinq pieds dix pouces, portait une grande épée au côté, avait un habit de ratine écarlate, une culotte de même couleur et de même étoffe, des bas de soie gris de perle, et des souliers à boucles d'argent; sur son habit frétillait une grande queue noire, presque aussi longue que son épée, qui, allant et venant sans cesse, l'avait badigeonné de poudre, de sorte que l'habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses et blanches, à une brique sur champ écaillée. Mon oncle était médecin, voilà pourquoi il avait une épée. Je ne sais si les malades avaient grande confiance en lui; mais lui, Benjamin, avait peu de confiance dans la médecine: il disait souvent qu'un médecin avait assez fait quand il n'avait pas tué son malade. Quand mon oncle Benjamin avait reçu quelque pièce de trente sous, il allait acheter une grosse carpe, et la donnait à sa soeur pour lui faire une matelotte dont se régalait toute la famille. Mon oncle Benjamin, au dire de tous ceux qui l'ont connu, était l'homme le plus gai, le plus drôle, le plus spirituel du pays, et il en eût été le plus… Comment dirais-je pour ne pas manquer de respect à la mémoire de mon grand-oncle?… il en eût été le moins sobre, si le tambour de la ville, le nommé Cicéron, n'eût partagé sa gloire.

Toutefois, mon oncle Benjamin n'était pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C'était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu'à l'ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d'élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu'il procure, folie qui déraisonne chez l'homme d'esprit d'une manière si naïve, si piquante, si originale, qu'on voudrait toujours raisonner ainsi. S'il eût pu s'enivrer en lisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des principes: il prétendait qu'un homme à jeun était un homme encore endormi; que l'ivresse eût été un des plus grands bienfaits du Créateur, si elle n'eût fait mal à la tête; et que la seule chose qui donnât à l'homme la supériorité sur la brute, c'était la faculté de s'enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n'est rien; c'est la puissance de sentir les maux présents, de se souvenir des maux passés, et de prévoir les maux à venir. Le privilége d'abdiquer sa raison est seul quelque chose. Vous dites que l'homme qui noie sa raison dans le vin s'abrutit: c'est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos. Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que la vôtre? Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriez bien être ce boeuf qui paît dans l'herbe jusqu'au ventre; quand vous êtes en prison, vous voudriez bien être l'oiseau qui fend d'une aile libre l'azur des cieux; quand vous êtes sur le point d'être exproprié, vous voudriez bien être ce vilain limaçon auquel personne ne dispute sa coquille.

L'égalité que vous rêvez, la brute en est en possession. Il n'y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, ni tiers-état. Le problème de la vie commune que cherchent en vain vos philosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles, l'ont résolu depuis des milliers de siècles. Les animaux n'ont point de médecins; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, ni bancals, et ils n'ont pas peur de l'enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois ans qu'il exerçait la médecine; mais la médecine ne lui avait pas fait des rentes, bien loin de là: il devait trois habits d'écarlate à son marchand de drap, trois années d'accommodage à son perruquier, et il avait dans chacune des auberges les plus renommées de la ville un joli petit mémoire, sur lequel il n'y avait que quelques médecines de précautions à déduire.

Ma grand'mère avait trois ans de plus que Benjamin; elle l'avait bercé sur ses genoux, porté dans ses bras, et elle se regardait comme son mentor. Elle lui achetait ses cravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemises et lui donnait de bons conseils qu'il écoutait fort attentivement, il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas le moindre usage.

Tous les soirs, régulièrement après souper, elle l'engageait à prendre femme.

—Fi! disait Benjamin, pour avoir six enfants comme Machecourt—c'est ainsi qu'il appelait mon grand-père—et dîner avec les nageoires d'un hareng!

—Mais, malheureux, tu auras au moins du pain!

—Oui, du pain qui sera trop levé aujourd'hui, demain pas assez, et qui après-demain aura la rougeole! Du pain! qu'est-ce que c'est que cela? C'est bon pour empêcher de mourir, mais ce n'est pas bon pour faire vivre. Je serai, ma foi, bien avancé quand j'aurai une femme qui trouvera que je mets trop de sucre dans mes fioles et trop de poudre dans ma queue; qui viendra me chercher à l'auberge, qui me fouillera quand je serai couché, et qui s'achètera trois mantelets pendant que moi un habit.

—Mais tes créanciers, Benjamin, comment feras-tu pour les payer?

—D'abord, tant qu'on a du crédit, c'est comme si on était riche, et quand vos créanciers sont pétris d'une bonne pâte de créanciers, qu'ils sont patients, c'est comme si on n'en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre au courant? Une bonne maladie épidémique. Dieu est bon, ma chère soeur, et ne laissera pas dans l'embarras celui qui raccommode son plus bel ouvrage.

—Oui, disait mon grand-père, et qui le met si bien hors de service qu'il faut le porter en terre.

—Eh bien! répondait mon oncle, c'est là l'utilité des médecins; sans eux le monde serait trop peuplé.

À quoi servirait-il que Dieu se donnât la peine de nous envoyer des maladies, s'il se trouvait des hommes qui pussent les guérir?

—À ce compte, tu es un malhonnête homme; tu voles leur argent à ceux qui t'appellent.

—Non, je ne le leur vole pas, parce que je les rassure, que je leur donne l'espoir, et que je trouve toujours moyen de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.

Ma grand'mère, voyant que la conversation avait changé d'objet, prenait le parti de s'endormir.

II

POURQUOI MON ONCLE SE DÉCIDA À SE MARIER

Cependant, une catastrophe terrible, que je vais avoir l'honneur de vous raconter tout de suite, ébranla les résolutions de Benjamin.

Un jour, mon cousin Page, avocat au bailliage de Clamecy, vint l'inviter avec Machecourt à faire la Saint-Yves. Le dîner devait avoir lieu à une guinguette renommée, située à deux portées de fusil du faubourg; les convives étaient d'ailleurs gens choisis. Benjamin n'aurait pas donné cette soirée pour toute une semaine de sa vie ordinaire. Aussi, après vêpres, mon grand-père, paré de son habit de noce, et mon oncle, l'épée au côté, étaient-ils au rendez-vous.

Les convives étaient presque tous réunis. Saint-Yves était magnifiquement représenté dans cette assemblée. Il y avait d'abord l'avocat Page, qui ne plaidait jamais qu'entre deux vins; le greffier du tribunal, qui s'était habitué à écrire en dormant; le procureur Rapin, qui, ayant reçu en présent d'un plaideur une feuillette de vin piqué, le fit assigner pour qu'il eût à lui en faire tenir une meilleure; le notaire Arthus, qui avait mangé un saumon à son dessert; Millot-Rataut, poète et tailleur, auteur du Grand-Noël; un vieil architecte qui, depuis vingt ans, ne s'était pas dégrisé; M. Minxit, médecin des environs, qui consultait les urines; deux ou trois commerçants notables… par leur gaîté et leur appétit, et quelques chasseurs qui avaient abondamment pourvu la table de gibier.

À la vue de Benjamin, tous les convives poussèrent une acclamation et déclarèrent qu'il fallait se mettre à table.

Pendant les deux premiers services, tout alla bien. Mon oncle était charmant d'esprit et de saillies; mais, au dessert, les têtes s'exaltèrent: tous se mirent à crier à la fois. Bientôt la conversation ne fut plus qu'un cliquetis d'épigrammes, de gros mots, de saillies éclatant ensemble et cherchant à s'étouffer l'une l'autre, tout cela faisait un bruit semblable à une douzaine de verres qui s'entrechoquent à la fois.

—Messieurs, s'écria l'avocat Page, il faut que je vous régale de mon dernier plaidoyer. Voici l'affaire:

«Deux ânes s'étaient pris de querelle dans un pré. Le maître de l'un, mauvais garnement s'il en est, accourt et bâtonne l'autre âne. Mais ce quadrupède n'était pas endurant; il mord notre homme au petit doigt. Le propriétaire de l'âne qui a mordu est cité par-devant M. le bailli comme responsable des faits et gestes de sa bête.

«J'étais l'avocat du défendeur. Avant d'arriver à la question de fait, dis-je au bailli, je dois vous éclairer sur la moralité de l'âne que je défends et sur celle du plaignant. Notre âne est un quadrupède tout à fait inoffensif; il jouit de l'estime de tous ceux qui le connaissent, et le garde-champêtre a pour lui une grande considération. Or, je défie l'homme qui est notre partie adverse d'en dire autant. Notre âne est porteur d'un certificat du maire de sa commune,—et ce certificat existait en effet,—qui atteste sa moralité et sa bonne conduite. Si le plaignant peut produire un pareil certificat, nous consentons à lui payer mille écus de dommages-intérêts.»

—Que Saint-Yves te bénisse! dit mon oncle; il faut que le poète
Millot-Rataut nous chante son Grand-Noël:

À genoux, chrétiens, à genoux!

Voilà qui est éminemment lyrique. Ce ne peut être que le Saint-Esprit qui lui ait inspiré ce beau vers.

—Fais-en donc autant, toi, s'écria le tailleur, qui avait le bourgogne très-irascible.

—Pas si bête, répondit mon oncle.

—Silence! interrompit l'avocat Page, frappant de toutes ses forces sur la table; je déclare à la cour que je veux achever mon plaidoyer.

—Tout à l'heure, dît mon oncle; tu n'es pas encore assez ivre pour plaider.

—Et moi je te dis que je plaiderai de suite: Qui es-tu, toi, cinq pieds dix pouces, pour empêcher un avocat de parler?

—Prends garde, Page, fit le notaire Arthus, tu n'es qu'un homme de plume, et tu as affaire à un homme d'épée!

—Il t'appartient bien, à toi, homme de fourchette, mangeur de saumon, de parler des hommes d'épée; pour que tu fisses peur à quelqu'un, toi, il faudrait qu'il fût cuit.

—Benjamin est, en effet, terrible, dit l'architecte. Il est comme le lion: d'un coup de sa queue il pourrait terrasser un homme.

—Messieurs, dit mon grand-père en se levant, je me porte garant pour mon beau-frère, il n'a jamais répandu de sang qu'avec sa lancette.

—Oserais-tu bien soutenir cela, Machecourt?

—Et toi, Benjamin, oserais-tu bien soutenir le contraire?

—Alors, tu vas me donner satisfaction à l'instant même de cette insulte; et comme nous n'avons ici qu'une épée, qui est la mienne, je vais garder le fourreau et tu vas prendre la lame.

Mon grand-père, qui aimait beaucoup son beau-frère, pour ne point le contrarier accepta la proposition. Comme les deux adversaires se levaient:

—Un instant, messieurs, dit l'avocat Page, il faut régler les conditions du combat.

—Je propose que chacun des deux adversaires, de peur de choir avant le temps, tienne son témoin par le bras.

—Adopté! s'écrièrent tous les convives.

Bientôt Benjamin et Machecourt sont en présence.

—Y es-tu, Benjamin?

—Et toi, Machecourt?

De son premier coup d'épée, mon grand-père coupa par le milieu le fourreau de Benjamin comme si ç'eût été un salsifis, et lui fit sur le poignet une entaille qui devait le forcer, au moins pendant huit jours, à boire de la main gauche.

—Le maladroit! s'écria Benjamin, il m'a entamé.

—Eh! pourquoi, répondit mon grand-père avec une bonhomie charmante, as-tu une épée qui coupe?

—C'est égal, je veux ma revanche, et j'ai encore assez, pour te faire demander grâce, de la moitié de ce fourreau.

—Non, Benjamin, reprit mon grand-père, c'est à ton tour à prendre l'épée. Si tu me lardes, nous serons manche à manche, et nous ne jouerons plus.

Les convives, dégrisés par cet accident, voulaient revenir en ville.

—Non, messieurs! s'écria Benjamin de sa voix de stentor, que chacun retourne à sa place; j'ai une proposition à vous faire. Machecourt, pour son coup d'essai s'est conduit de la manière la plus brillante; il est en état de se mesurer avec le plus meurtrier des barbiers, pourvu que celui-ci lui cède l'épée et garde le fourreau. Je propose de le nommer prévôt d'armes; ce n'est qu'à cette condition que je pourrai le laisser vivre; et même, si vous vous rendez à mon avis, je me déciderai à lui tendre la main gauche, attendu qu'il m'a estropié de la droite.

—Benjamin a raison! s'écrièrent une foule de voix; bravo, Benjamin! il faut recevoir Machecourt prévôt d'armes. Et chacun de courir à sa place, et Benjamin de demander un second dessert.

Cependant, la nouvelle de cet accident s'était répandue à Clamecy. En passant de bouche en bouche, elle s'était merveilleusement grossie, et quand elle arriva à ma grand'mère, elle avait pris les proportions gigantesques d'un meurtre commis par son mari sur la personne de son frère.

Ma grand'mère, dans un corps d'une aune de long, portait un caractère plein de fermeté et d'énergie. Elle n'alla point chez ses voisins pousser de grands cris et se faire jeter du vinaigre à la figure. Avec cette présence d'esprit que donne la douleur aux âmes fortes, elle vit de suite ce qu'elle avait à faire. Elle fit coucher ses enfants, prit tout l'argent qu'il y avait à la maison et le peu de bijoux qu'elle possédait, afin de fournir à son mari les moyens de sortir du pays s'il y avait lieu, fit un paquet de linge propre à faire des bandes et de la charpie pour panser le blessé en cas qu'il fût encore vivant; tira un matelas de son lit et pria un voisin de la suivre avec; puis, s'enveloppant dans sa cape, elle se dirigea sans chanceler vers la fatale guinguette.

À l'entrée du faubourg, elle rencontra son mari qu'on ramenait en triomphe couronné de bouchons. Il était appuyé sur le bras gauche de Benjamin, qui criait à gorge déployée:

«À tous présents faisons connaître que le sieur Machecourt, huissier à la verge de Sa Majesté, vient d'être nommé prévôt d'armes, en récompense…»

—Chien d'ivrogne! s'écria ma grand'mère en apercevant Benjamin; et, ne pouvant résister à l'émotion qui depuis une heure l'étouffait, elle tomba sur le pavé. Il fallut la reporter chez elle sur le matelas qu'elle avait destiné à son frère.

Pour celui-ci, il ne se souvint de sa blessure que le lendemain matin en mettant son habit; mais sa soeur avait une grosse fièvre. Elle fut huit jours dangereusement malade, et durant ce temps, Benjamin ne quitta pas son chevet. Quand elle fut capable de l'entendre, il lui promit qu'il allait mener dorénavant une vie plus réglée, et qu'il songeait décidément à payer ses dettes et à se marier.

Ma grand'mère fut bientôt rétablie. Elle chargea son mari de se mettre en quête d'une femme pour Benjamin.

À quelque temps de là, par un soir du mois de novembre, mon grand-père arrivait crotté jusqu'à l'échine, mais rayonnant.

—J'ai trouvé au delà de ce que nous espérions, s'écriait l'excellent homme, en pressant les mains de son beau-frère; Benjamin, te voilà riche maintenant, tu pourras manger des matelottes tant que tu voudras.

—Mais, qu'as-tu donc trouvé? faisaient, chacun de leur côté, ma grand'mère et Benjamin.

—Une fille unique, une riche héritière, la fille du père Minxit, avec lequel nous avons fait la Saint Yves il y a un mois!

—De ce médecin de village qui consulte les urines?

—Précisément. Il t'accepte sans restriction; il est charmé de ton esprit: il te croit très-propre, par ton allure et ta faconde, à le seconder dans son industrie.

—Diable! faisait Benjamin en se grattant la tête, c'est que je ne me soucie pas de consulter les urines.

—Eh! grand niais! une fois que tu seras le gendre du père Minxit, tu l'enverras promener avec ses fioles et tu amèneras ta femme à Clamecy.

—Oui, mais c'est que Mlle Minxit est rousse.

—Elle n'est que blonde, Benjamin, je t'en donne ma parole d'honneur.

—On dirait, tant elle est piolée, qu'on lui a jeté une poignée de son par la figure.

—Je l'ai vue ce soir, je t'assure que ce n'est presque rien.

—Avec, cela, elle a cinq pieds trois pouces; je crains véritablement de gâter la race humaine: nous ferons des enfants qui seront grands comme des perches.

—Tout ce que tu dis là ce sont de mauvaises plaisanteries, faisait ma grand'mère; j'ai rencontré hier ton marchand de drap, il veut absolument être payé, et tu sais bien que ton perruquier ne veut plus t'accommoder.

—Ainsi vous voulez, ma chère soeur, que j'épouse Mlle Minxit; mais vous ne savez pas, vous, ce que cela veut dire Minxit.

—Et toi Machecourt, le sais-tu?

—Sans doute je le sais; cela veut dire le père Minxit.

—As-tu lu Horace, Machecourt?

—Non, Benjamin.

—Eh bien! Horace a dit: Num minxit patrios cineres. C'est ce coquin de prétérit défini qui me révolte! avec cela que ma chère soeur n'est plus malade. M. Minxit, Mme Minxit, M. Rathery Benjamin Minxit, le petit Jean Rathery Minxit, le petit Pierre Rathery Minxit, la petite Adèle Rathery Minxit, la petite Annette Rathery Minxit. Eh! mais, dans notre famille, il y aura de quoi faire tourner un moulin. Puis, à te parler franchement, je ne me soucie guère de me marier. Il y a bien une chanson qui dit:

     … qu'on est heureux
     Dans les liens du mariage!

Mais cette chanson ne sait ce qu'elle chante. Ce ne peut être qu'un célibataire qui en soit l'auteur.

     … qu'on est heureux
     Dans les liens du mariage!

Cela serait bon, Machecourt, si l'homme était libre de se choisir une compagne; mais les nécessités de la vie sociale nous forcent toujours d'épouser d'une manière ridicule et contraire à nos penchants. L'homme épouse une dot et la femme une profession. Puis, quand on a fait la noce avec tous ses beaux dimanches, qu'on est rentré dans la solitude de son ménage, on s'aperçoit qu'on ne se convient pas. L'un est avare et l'autre prodigue, la femme est coquette et le mari jaloux, l'un aime à la bise et l'autre à droit vent: on voudrait être à mille lieues l'un du l'autre; mais il faut vivre dans le cercle de fer où on s'est enfermé, et rester ensemble usque ad vitam æternam.

—Est-ce qu'il est gris? dit mon grand-père à l'oreille de sa femme.

—Pourquoi? répondit celle-ci.

—C'est qu'il parle avec bon sens.

Cependant on fit entendre raison à mon oncle, et il fut convenu qu'il irait le lendemain dimanche voir Mlle Minxit.

III

COMMENT MON ONCLE FIT LA RENCONTRE D'UN VIEUX SERGENT ET D'UN CANICHE, CE QUI L'EMPÊCHA D'ALLER CHEZ M. MINXIT.

Le lendemain, à huit heures du matin, mon oncle était frais et accommodé; il n'attendait plus pour partir qu'une paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, ce fameux préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait la profession de cordonnier avec celle de tambour.

Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époque de bonne franquette, c'était la coutume, quand un ouvrier apportait de l'ouvrage dans une maison, qu'on ne le laissât pas sortir sans lui avoir fait boire quelques verres de vin. C'était d'un mauvais genre, j'en conviens; mais ces procédés bienveillants rapprochaient les conditions; le pauvre savait gré au riche des concessions qu'il lui faisait, et ne le jalousait point. Aussi a-t-on vu, pendant la révolution, d'admirables dévouements de serviteurs envers leurs maîtres, de fermiers envers leurs seigneurs, d'ouvriers envers leurs patrons, qui, à notre époque de morgue insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient certainement plus.

Benjamin pria sa soeur d'aller tirer une bouteille de vin blanc pour trinquer avec Cicéron. Sa soeur en tira une, puis deux, puis trois et jusqu'à sept.

—Ma chère soeur, je vous en prie, encore une bouteille.

—Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es à la huitième.

—Vous savez bien, chère soeur, que nous ne comptons pas ensemble.

—Mais tu ne sais pas, toi, que tu as un voyage à faire.

—Encore cette dernière bouteille, et je pars.

—Oui, tu es dans un bel état de partir; et si on venait te chercher pour visiter un malade.

—Que vous savez peu, ma bonne soeur, apprécier les effets du vin!… On voit bien que vous ne buvez que les eaux limpides du Beuvron. Faut-il partir? mon centre de gravité est toujours à la même place. Faut-il saigner?… Mais à propos, ma soeur, il faut que je vous saigne: Machecourt me l'a recommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin d'un grand mal de tête, une saignée vous fera du bien. Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grand'mère de s'armer des pincettes.

—Diable! vous faites un malade bien récalcitrant. Eh bien! transigeons; je ne vous saignerai point, et vous irez nous tirer une huitième bouteille de vin.

—Je n'en tirerai pas un verre.

—Ce sera donc moi qui la tirerais, dit Benjamin; et, prenant la bouteille, il se dirigea vers la cave.

Ma grand'mère, ne voyant rien de mieux à faire pour l'arrêter, se pendit à sa queue; mais Benjamin, sans s'occuper de cet incident, s'en alla à la cave d'un pas aussi ferme que s'il n'eût eu qu'un paquet d'oignons au bout de la queue, et revint avec sa bouteille pleine.

—Eh bien! ma chère soeur, c'était bien la peine d'aller deux à la cave pour une méchante bouteille de vin blanc; mais je dois vous prévenir que si vous persistiez dans ces mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper ma queue.

Cependant Benjamin, qui, tout à l'heure, regardait comme une corvée assommante le voyage de Corvol, s'obstinait maintenant à partir. Ma grand'mère, pour lui en ôter la possibilité, avait enfermé ses souliers dans l'armoire.

—Je vous dis que je partirai!

—Je te dis que tu ne partiras pas!

—Voulez-vous que je vous porte chez M. Minxit au bout de ma queue?

Tel était le dialogue qui avait lieu entre le frère et la soeur, quand mon grand-père arriva. Il mit fin à la discussion en déclarant que le lendemain il avait besoin d'aller à la Chapelle, et qu'il emmènerait Benjamin avec lui.

Mon grand-père était sur pied avant le jour. Quand il eut griffonné son exploit et écrit au bas: «dont le coût est de six francs quatre sous six deniers,» il essuya sa plume sur la manche de sa houppelande, serra précieusement ses lunettes dans leur fourreau, et alla éveiller Benjamin. Celui-ci dormait comme le prince de Condé,—si le prince ne faisait semblant de dormir,—la veille d'une bataille.

—Allons, eh! Benjamin, debout; il fait grand jour.

—Tu te trompes, répondit Benjamin avec un grognement et se retournant du côté du mur, il fait nuit noire.

—Lève la tête, tu verras la clarté du soleil sur le plancher.

—Je te dis, moi, que c'est la clarté du réverbère.

—Ah çà! est-ce que tu ne voudrais pas partir?

—Non; j'ai rêvé toute la nuit de pain dur et de piquette, et si nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver malheur.

—Eh bien! je te déclare, moi, que, si dans dix minutes tu n'es pas levé, je t'envoie ta chère soeur; si au contraire tu es levé, je perce ce quartaut de vin vieux que tu sais bien.

—Tu es sûr que c'est du Pouilly, n'est-ce pas? dit Benjamin, se mettant sur son séant; tu m'en donnes ta parole d'honneur.

—Oui, foi d'huissier.

—Alors va percer ton quartaut; mais je te préviens que s'il nous arrive malencontre en route, c'est toi qui en répondras à ma chère soeur.

Une heure après, mon oncle et mon grand-père étaient sur le chemin de Mulot. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux petits paysans dont l'un portait un lapin sous son bras et l'autre avait deux poules dans son panier. Le premier disait à son compagnon:

—Si tu veux dire à M. Cliquet que mon lapin est un lapin de garenne et que tu me l'as vu prendre au lacet, tu seras mon camarade.

—Je le veux bien, répondit celui-ci, mais à condition que tu diras à Mme Deby que mes poules pondent deux fois par jour et qu'elles font des oeufs gros comme des oeufs de cane.

—Vous êtes deux petits larrons, dit mon grand-père; je vous ferai tirer l'un de ces jours les oreilles par M. le commissaire de police.

—Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie d'accepter chacun cette pièce de douze deniers.

—Voilà de la générosité bien placée, dit mon grand-père haussant les épaules: tu donneras sans doute du plat de ton épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras, puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.

—Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la pellicule de chaque chose; mais pour moi ce sont deux philosophes. Ils viennent d'inventer une machine qui, bien organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.

—Et quelle est donc la machine, dit mon grand-père d'un air d'incrédulité, que viennent d'inventer ces deux philosophes que je rosserais d'importance, moi, si nous avions le temps de nous arrêter?

—Cette machine est simple, dit mon oncle: la voici telle qu'elle se comporte:

Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous réunir pour déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.

Cela vaut au moins la peine de se réunir, interrompit mon grand-père.

—Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, rusés même au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion prestigieuse; nous manions la parole avec la même adresse qu'un escamoteur manie ses muscades. Pour la moralité de la chose, nous sommes tous capables dans notre profession, et les personnes de bonne volonté peuvent dire, sans trop se compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.

Nous formons, en tout bien et tout honneur, une société pour nous préconiser les uns les autres, pour insuffler, pour faire mousser et bulliférer notre petit mérite.

—J'entends, dit mon grand-père, l'un vend de la mort-aux-rats et n'a qu'une grosse caisse, l'autre du thé suisse et n'a qu'une paire de cimbales. Vous réunissez vos moyens de faire du bruit, et…

—C'est cela même, interrompit Benjamin. Tu conçois que si la machine fonctionne convenablement, chacun des sociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un vacarme épouvantable.

Nous sommes neuf qui disons: L'avocat Page boit trop, mais je crois que ce diable d'homme fait infuser les feuilles de la coutume du Nivernais dans son vin, qu'il a mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu'il lui convient de gagner il les gagne; et l'autre jour, il a fait obtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui avait assommé un paysan.

L'huissier Parlanta est un peu retors; mais c'est l'Annibal des huissiers; sa contrainte par corps est inévitable; pour lui échapper, il faudrait que son débiteur n'eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l'épaule d'un duc et pair.

Pour Benjamin Rathery, c'est un homme sans souci qui se moque de tout et rit au nez de la fièvre, un homme, si vous le voulez, d'assiette et de bouteille; mais c'est précisément à cause de cela que je le préférerais à ses confrères. Il n'a pas l'air de ces médecins sinistres dont le registre est un cimetière; il est trop gai et digère trop bien pour avoir beaucoup d'actes de décès à se reprocher.

Ainsi chacun des sociétaires se trouve multiplié par 9…

—Oui, dit mon grand-père, mais cela te donnera-t-il neuf habits rouges? neuf fois Benjamin Rathery, qu'est-ce que cela fait?

—Ça fait neuf cents fois Machecourt! répliqua vivement Benjamin. Mais laisse-moi finir ma démonstration, tu plaisanteras après.

Voilà neuf réclames vivantes qui s'insinuent partout, qui vous répètent le lendemain, sous une autre forme, ce qu'elles vous ont dit la veille; neuf affiches qui parlent, qui arrêtent les passants par le bras; neuf enseignes qui se promènent par la ville, qui discutent, qui font des dilemmes, des enthymènes, et se moquent de vous si vous n'êtes point de leur avis.

Il résulte de là que la réputation de Page, de Rapin, de Rathery, qui se traînait péniblement dans l'enceinte de leur petite ville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n'avait pas de pieds, aujourd'hui elle a des ailes. Elle se dilate comme un gaz quand on a ouvert le bocal où il était enferme. Elle s'épand par toute la province. Les clients arrivent à ces gens-là de tous les points du bailliage; ils arrivent du sud et de l'aquilon, de l'aurore et du couchant, comme dans l'Apocalypse les élus arrivent à la ville de Jérusalem. Au bout de cinq à six ans, Benjamin Rathery est à la tête d'une belle fortune qu'il dépense, avec grand fracas de verres et de bouteilles, en déjeuners et en dîners; toi, Machecourt, tu n'es plus porteur de contraintes: je t'achète une charge de bailli. Ta femme est couverte de soie et de dentelles comme une sainte Renne; ton aîné, qui est déjà enfant de choeur, entre au séminaire; ton cadet, qui est malingreux et jaune comme un serin des Canaries, étudie la médecine: je lui cède ma réputation et mes vieux clients, et je l'entretiens d'habits rouges. De ton puîné nous faisons un robin. Ta fille aînée épouse un homme de plume. Nous marions la plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de la noce nous mettons la machine au grenier.

—Oui, mais ta machine a un petit défaut, elle n'est pas à l'usage des honnêtes gens.

—Pourquoi cela?

—Parce que.

—Mais enfin?

—Parce que l'effet en est immoral.

—Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc?

—Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un savant, tu raisonnes avec ton esprit; moi qui suis un pauvre porteur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je soutiens que tout homme qui acquiert sa fortune par d'autres moyens que par son travail et ses talents, n'en est pas légitime possesseur.

—C'est très-bien ce que tu dis là, Machecourt! s'écria mon oncle; tu as parfaitement raison! La conscience, c'est la meilleure de toutes les logiques, et le charlatanisme, sous quelque forme qu'il se déguise, est toujours une escroquerie. Eh bien! brisons notre machine, et n'en parlons plus.

Tout en devisant ainsi ils approchaient du village de Moulot; ils aperçurent, sur le seuil d'une porte de vigne, une espèce de soldat encadré profondément entre des ronces, dont les touffes brunes et rouges, meurtries par la gelée, tombaient pêle-mêle comme une chevelure en désordre. Cet homme avait sur sa tête un morceau de chapeau à cornes, sans cocarde; sa figure en ruine avait une teinte pierreuse, cette teinte dorée qu'ont les vieux monuments au soleil. Deux grandes moustaches blanches encadraient sa bouche, comme deux parenthèses. Il était couvert d'un vieil uniforme; sur une des manches s'étendait transversalement un vieux galon effacé. L'autre manche, dépouillée de son insigne, n'offrait plus qu'un rectangle qui se distinguait du reste de l'étoffe par une laine plus neuve et d'une nuance plus foncée. Ses jambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme des betteraves. Il laissait tomber d'une gourde quelques gouttes d'eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir; un caniche, de la grande espèce, était assis devant lui sur son derrière, et suivait tous ses mouvements, pareil à un muet qui écoute avec ses yeux les ordres que lui donne son maître.

Mon oncle eût plutôt passé outre devant un bouchon que devant cet homme.
S'arrêtant sur le bord du chemin:

—Camarade, dit-il, voilà un mauvais déjeuner!

—J'en ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et moi nous avons bon appétit.

—Qui Fontenoy?

—Mon chien, ce caniche que vous voyez.

—Diable! voilà un beau nom pour un chien. Au fait, la gloire est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour les caniches?

—C'est son nom de guerre, poursuivit le sergent; son nom de famille est
Azor.

—Eh! pourquoi l'appelez-vous Fontenoy!

—Parce qu'à la bataille de Fontenoy il a fait un capitaine anglais prisonnier.

—Eh! comment donc cela? fit mon oncle tout émerveillé.

—D'une manière fort simple, en l'arrêtant par une des basques de son habit jusqu'à ce que je pusse lui mettre la main sur l'épaule; tel qu'il est, Fontenoy a été mis à l'ordre de l'armée, et a eu l'honneur d'être présenté à Louis XV, qui a daigné me dire: «Sergent Duranton, vous avez là un beau chien!»

—Voilà un roi bien affable pour les quadrupèdes: je m'étonne qu'il n'ait pas donné des lettres de noblesse à votre caniche. Comment se fait-il que vous ayez quitté le service d'un si bon roi?

—Parce qu'on m'a fait un passe-droit, dit le sergent, l'oeil rutilant et la narine gonflée de colère; il y a dix ans que j'ai ces guenilles d'or sur le bras; j'ai fait toutes les campagnes de Maurice de Saxe, et j'ai sur le corps plus de cicatrices qu'il n'en faudrait pour faire deux états de service; ils m'avaient promis l'épaulette; mais nommer officier le fils d'un tisserand, ç'eût été un scandale à faire horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France et de Navarre. Ils m'ont fait passer sur le corps une espèce de petit chevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça saura se faire tuer tout de même, car ils sont braves, on ne peut pas leur refuser cela; mais ça ne sait pas dire: Tête… droite!

À cette parole de la théorie fortement accentuée par le sergent, le caniche tourna militairement la tête à droite.

—Tout beau! Fontenoy, fit son maître; tu oublies que nous sommes retirés du service; et il reprit: Je n'ai pu passer cela au roi très-chrétien; dès ce moment, je me suis brouillé avec lui, et je lui ai demandé mon congé, qu'il m'a gracieusement accordé.

—Vous avez bien fait, brave homme, s'écria Benjamin en frappant sur l'épaule du vieux soldat, geste imprudent qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si mon approbation peut vous être agréable; je vous la donne sans restriction; les nobles n'ont jamais nui à mon avancement; mais cela n'empêche pas que je les haïsse de tout mon coeur.

—En ce cas, c'est une haine toute platonique, interrompit mon grand-père.

—Dis plutôt une haine toute philosophique, Machecourt. La noblesse est la plus absurde de toutes les choses; c'est une révolte flagrante du despotisme contre le Créateur. Dieu a-t-il fait plus hautes les unes que les autres les herbes de la prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l'aile des oiseaux ou sur le pelage des bêtes fauves? Que signifient ces hommes supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, comme il fait un gabeleur et un regrattier? «À dater d'aujourd'hui, vous reconnaîtrez le sieur tel pour un homme supérieur. Signé Louis XV, et plus bas Choiseul.» Oh! que voilà une supériorité bien établie!

Un vilain est fait comte par Henri IV, parce qu'il a servi une bonne oie à cette majesté; un chapon avec l'oie et il était fait marquis; il n'eût fallu ni plus d'encre ni plus de parchemin pour cela. Maintenant les descendants de ces hommes ont le privilége de nous bâtonner, nous dont les ancêtres n'ont jamais eu l'occasion d'offrir à un roi une aile de volaille!

Et voyez un peu à quoi tiennent les grandeurs de ce monde: si l'oie eût été un peu plus ou un peu moins cuite, qu'on y eût mis une pincée de sel de plus ou une pincée de poivre de moins, qu'il fût tombé un peu de suie dans la lèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu'on l'eût servie un peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une famille noble de moins en France! Et le peuple courbe le front devant une pareille grandeur! Oh! je voudrais, comme Caligula le voulait du peuple romain, que la France n'eût qu'une seule paire de joues pour la souffleter.

Mais, dis-moi donc, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens mettent devant leur nom? ajoutent-elles un pouce à leur taille? ont-ils plus de fer que toi dans le sang? plus de moëlle cérébrale dans la boîte osseuse de leur tête? pourraient-ils manier une épée plus lourde que la tienne? ce de merveilleux guérit-il les écrouelles? préserve-t-il son titulaire de la colique quand il a trop dîné, ou de l'ivresse quand il a trop bu? Ne vois-tu pas que ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des majuscules qui, malgré la place qu'elles occupent dans la ligne, n'ont toujours que la valeur des simples lettres? Si un duc et pair et un bûcheron étaient ensemble dans une savane de l'Amérique, ou au milieu du grand désert de Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plus noble?

Leur trisaïeul maniait la rondache, et ton père faisait des bonnets de coton, qu'est-ce que cela prouve pour eux et contre toi? Viennent-ils au monde avec la rondache de leur trisaïeul au côté? ont-ils ses cicatrices gravées sur leur peau? Qu'est-ce que cette grandeur qui se transmet de père en fils, comme une bougie neuve qu'on allume à une bougie qui s'éteint? Les champignons qui naissent sur les débris d'un chêne mort sont-ils des chênes?

Quand j'apprends que le roi a créé une famille noble, il me semble voir un cultivateur planter dans son champ un grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine, et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuilles rouges. Cependant, tant qu'il y aura des rois, il y aura des nobles. Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour que l'admiration monte jusqu'à eux par degrés. Les nobles, ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, la parade qui donne aux badauds un avant-goût des magnificences du spectacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sans antichambre; mais cette friandise de leur amour-propre leur coûtera cher. Il est impossible que vingt millions d'hommes consentent toujours à n'être rien dans l'État, pour que quelques milliers de courtisans soient quelque chose: quiconque a semé des priviléges doit recueillir des révolutions. Le temps n'est pas loin peut-être où tous ces brillants écussons seront traînés dans le ruisseau, et où ceux qui s'en décorent maintenant auront besoin de la protection de leurs valets.

—Eh! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout cela?

—Pourquoi pas?

—Tout d'une haleine?

—Sans doute. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant en cela? Mon grand-père avait un broc qui tenait une pinte et demie, et mon oncle le vidait tout d'un trait: il appelait cela faire des tirades.

—Et ses paroles, comment ont-elles été conservées?

—Mon grand-père les a écrites.

—Il avait donc là, en plein champ, tout ce qu'il fallait pour écrire?

—Quelle bêtise! un huissier.

—Et le sergent a-t-il encore quelque chose à dire?

—Certainement. Il faut bien qu'il parle pour que mon oncle lui réponde.

Or donc, le sergent dit:

—Il y a trois mois que je suis en route; je vais de ferme en ferme, et j'y reste tant qu'on veut me supporter. Je fais faire l'exercice aux enfants; je raconte nos campagnes aux hommes et Fontenoy amuse les femmes avec ses gambades. Je ne suis pas pressé d'arriver, car je ne sais pas trop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n'ai pas de foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est défoncé, et j'ai les bras plus creux et plus rouillés que deux vieux canons de fusil. Je crois tout de même que je retournerai dans mon village. Ce n'est pas que j'espère y être mieux qu'en tout autre pays. La terre y est aussi dure qu'ailleurs, on n'y boit pas l'eau-de-vie dans les ornières. Mais qu'importe? j'y vais toujours. C'est comme un caprice de malade. Je serai la garnison du pays. S'ils ne veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moins qu'ils l'enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charité d'apporter, sur ma fosse, un peu de soupe à Fontenoy jusqu'à ce qu'il soit mort de chagrin, car Fontenoy ne me laissera pas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu'il me regarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.

—Eh! voilà le sort qu'ils vous ont fait, répondit Benjamin. En vérité, les rois sont les plus égoïstes de tous les êtres. Si les serpents, dont nos poètes parlent si mal, avaient une littérature, ils feraient des rois le symbole de l'ingratitude. J'ai lu quelque part que Dieu ayant fait le coeur des rois, un chien l'emporta, et que ne voulant pas recommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela me paraît assez vraisemblable Pour les Capets, c'est peut-être un oignon de lis qu'ils ont à la place du coeur; je défie qu'on me prouve le contraire.

Parce qu'on a fait à ces gens-là une croix sur le front avec de l'huile, leur personne est auguste, ils sont majesté, ils sont NOUS, au lieu de JE, ils ne peuvent mal faire; si leur valet de chambre les égratignait en leur passant leur chemise, il serait sacrilége. Leurs petits sont des altesses; eux, ces marmots, qu'une femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sous une cage à poulet, ils sont des hauteurs très-hautes, des montagnes sérénissimes. On ferait volontiers dorer par le bout les mamelles de leur nourrice. Si tel est l'effet d'un peu d'huile, quel respect aurions-nous donc pour les anchois, qui marinent dans l'huile jusqu'à ce qu'on les mange!

Chez la caste des sires, l'orgueil va jusqu'à la démence. On les compare à Jupiter tenant la foudre, et ils ne se trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre de moins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et il faut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le rimeur Boileau a, de son autorité privée, a ordonné aux vents de se taire, attendu qu'il allait parler de Louis XIV:

     Et vous, Vents, faites silence,
     Je vais parler de Louis!

Et Louis n'a rien vu en cela que de très-naturel; seulement il n'a pas songé d'ordonner aux commandants de ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiser les tempêtes.

Ils croient tous, les pauvres fous, que l'espace de terre où ils règnent est à eux; que Dieu le donna à Eudes, fonds et tréfonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses descendants. Qu'un courtisan leur dise que Dieu a fait la Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin des Tuileries, ils le tiendront pour homme d'esprit. Ils regardent ces millions d'hommes qui sont autour d'eux comme une propriété dont on ne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre; les uns sont venus au monde pour leur fournir de l'argent, les autres pour mourir dans leurs querelles; quelques-uns, qui ont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procréer des maîtresses. Tout cela résulte évidemment de la croix qu'un vieil archevêque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.

Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils le marquent à la tête d'une cocarde, puis ils lui disent: Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir, par mon huissier qu'on appelle un héraut, que le 1er avril prochain tu auras l'honneur de te présenter sur la frontière pour les égorger, et qu'ils eussent à se tenir prêts pour te recevoir. Entre monarques, ce sont des égards qu'on se doit. Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes; mais ce ne sont pas des hommes, je t'en préviens, ce sont des Prussiens; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir; car je serai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais, je descendrai en grand uniforme, et je vous dirai: «Soldats! je suis content de vous!» Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j'enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu'elle puisse te pleurer, et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu'ils valent; mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d'échapper au boulet, quand tu n'auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé, et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus.

—Voilà bien l'affaire, dit le sergent; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté, comme le vigneron jette sur le fumier le marc du raisin après en avoir pressuré la liqueur; comme l'enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu'il vient de manger.

—C'est très-mal à eux, fit Machecourt dont l'esprit était à Corvol, et qui eût voulu y voir son beau-frère.

—Machecourt, dit Benjamin, le regardant de travers, choisis mieux tes expressions; il n'y a pas ici matière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats qui ont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans une échoppe de savetier, tandis qu'un tas de pantins dorés accaparent tout l'argent de l'impôt, et que des prostituées ont pour s'envelopper négligemment le matin des cachemires dont un seul vaut tous les vêtements d'une pauvre ménagère, je suis exaspéré contre les rois; si j'étais Dieu, je leur mettrais sur le corps un uniforme de plomb, et je les condamnerais à faire mille ans de service dans la lune, avec toutes leurs iniquités dans leur sac. Les empereurs seraient caporaux.

Après avoir repris haleine et s'être essuyé le front, car il suait, mon digne grand-oncle, d'émotion et de colère, il tira mon grand-père à part et lui dit:

—Si nous faisions déjeuner avec nous chez Manette ce brave homme et ce glorieux caniche?

—Heim! heim! objecta mon grand-père.

—Que diable! répliqua Benjamin, on ne rencontre pas tous les jours un caniche qui a fait un capitaine anglais prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiques à des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.

-Mais, as-tu de l'argent? dit mon grand-père; moi je n'ai qu'une pièce de trente sous que ta soeur m'a donnée ce matin, parce que, je crois, elle n'est pas bien marquée, et elle m'a bien recommandé de lui en rapporter au moins la moitié.

—Moi, je n'ai pas un sou; mais je suis médecin de Manette, de même qu'elle est de temps en temps ma cabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.

—Seulement le médecin de Manette?

—Qu'est-ce que cela te fait?

—Rien; mais je te préviens que je ne veux pas rester plus d'une heure chez Manette.

Mon oncle déclina donc son invitation au sergent. Celui-ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusement entre mon oncle et mon grand-père, ce qui s'appelle, en style de soldat, emboîter le pas.

Un taureau qu'un paysan menait au pré venait à eux. Offusqué sans doute par l'habit rouge de Benjamin, il fondit brusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et comme il avait des articulations d'acier, il franchit d'un saut, sans faire plus d'effort que s'il eût exécuté un entrechat, un large fossé qui séparait la route des champs. Le taureau, qui tenait sans doute à faire des estafilades à l'habit rouge, voulut opérer comme mon oncle; maïs il tomba au milieu du fossé. C'est bien fait, dit Benjamin, voilà ce que c'est de chercher querelle à ceux qui ne songent pas à toi! Mais le quadrupède, obstiné comme un Russe qui monte à l'assaut, ne se rebuta pas pour ce mauvais succès; enfonçant ses sabots dans la terre à moitié dégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant cela, tira son épée, et tandis qu'il lardait de son mieux le mufle de l'animal, il appelait le paysan, et s'écriait: Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que je lui passe mon épée au travers du corps! Mais, tout en parlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. Ôte ton habit et jette-le-lui bien vite! s'écria Machecourt. Sauvez-vous dans les vignes, disait le paysan. Gzzi! Gzzi! Fontenoy, fit le sergent. Le caniche se jeta sur le taureau, et comme il savait son monde, il le mordit au jarret. La colère de l'animal se tourna alors contre le chien; mais, tandis qu'il faisait rage de ses cornes, le paysan arriva, et parvint à passer un noeud coulant autour des jambes de derrière du taureau. Cette habile manoeuvre eut un plein succès et mit fin aux hostilités.

Benjamin redescendit sur la route; il croyait que Machecourt allait se moquer de lui; mais celui-ci était pâle comme un linge et tremblait sur ses jambes.

—Allons, Machecourt, remets-toi, dit mon oncle, ou bien il faudra que je te saigne; et toi, mon brave Fontenoy, tu as fait aujourd'hui une plus jolie fable que celle de La Fontaine, intitulée la Colombe et la Fourmi. Vous voyez, messieurs, qu'un bienfait n'est jamais perdu. La plupart du temps, le bienfaiteur est dans la nécessité de faire crédit longtemps à l'obligé; mais lui, Fontenoy, m'a payé d'avance. Qui diable m'aurait dit que j'aurais jamais de l'obligation à un caniche?

Moulot est caché entre une touffe de saules et de peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au pied d'une grosse colline, dans laquelle mord la route de La Chapelle. Quelques maisons du village étaient déjà remontées sur le bord du chemin, blanches et endimanchées comme des paysannes qui vont dans un lieu fréquenté par le beau monde; de ce nombre était le cabaret de Manette. À l'aspect du bouchon qui pendait, couvert de gloire, à la lucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix de stentor:

     Amis, il faut faire une pause,
     J'aperçois l'ombre d'un bouchon.

À cette voix qu'elle connaissait bien, Manette accourut toute rouge sur le seuil de sa porte.

Manette était une paysanne vraiment fort jolie, potelée, maflue, toute blanche, mais peut-être un peu trop rose; vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait sur laquelle on eût fait tomber quelques gouttes de vin.

—Messieurs, dit Benjamin, permettez-moi avant tout d'embrasser notre jolie cabaretière comme arrhes du bon déjeuner qu'elle va nous préparer tout de suite.

—Oui-dà! M. Rathery, fit Manette se rejetant en arrière, vous n'êtes pas fait pour les paysannes, vous; allez donc embrasser Mlle Minxit.

—Il paraît, pensa mon oncle, que le bruit de mon mariage est déjà répandu dans le pays. Ce ne peut être que M. Minxit qui en ait parlé; donc, il tient à m'avoir pour gendre; donc, s'il ne reçoit pas aujourd'hui ma visite, ce ne serait pas une raison pour que la négociation fût rompue.

Manette, ajouta-t-il, il ne s'agit pas ici de Mlle Minxit; avez-vous du poisson?

—Du poisson! fit Manette, il y en a dans le vivier de M. Minxit.

—Je vous le répète, Manette, dit Benjamin, avez-vous du poisson? Faites attention à ce que vous allez me répondre.

—Eh bien! dit Manette, mon mari est allé à la pêche, et il reviendra bientôt.

—Bientôt n'est pas notre affaire; mettez-nous sur le gril autant de tranches de jambon qu'il y en pourra tenir, et faites-nous une omelette de tous les oeufs qui sont dans votre poulailler.

Le déjeuner fut bientôt prêt; pendant que l'omelette allait, venait et sautait dans la poêle, le jambon grillait. Or, l'omelette fut presque aussitôt expédiée que servie. Une poule met six mois pour faire douze oeufs, une femme met un quart-d'heure pour les convertir en omelette, et en cinq minutes trois hommes absorbent l'omelette.

—Voyez, disait Benjamin, comme la décomposition va plus vite que la recomposition; les contrées couvertes d'une nombreuse population s'appauvrissent tous les jours. L'homme est un enfant gourmand qui fait maigrir sa nourrice; le boeuf ne rend pas à la prairie toute l'herbe qu'il lui a prise; les cendres du chêne que nous brûlons ne retournent pas en chêne à la forêt; le zéphir ne rapporte pas au rosier les feuilles du bouquet que la jeune fille disperse autour d'elle; la bougie qui tombe devant nous ne retombe pas en rosée de cire sur la terre; les fleuves dépouillent incessamment les continents et vont perdre au sein des mers les choses qu'ils enlèvent à leurs rivages; la plupart des montagnes n'ont plus de verdure sur leurs grands crânes chauves; les Alpes nous montrent à nu leurs ossements déchirés; l'intérieur de l'Afrique n'est plus qu'un lac de sable; l'Espagne est une vaste bruyère, et l'Italie un grand ossuaire où il ne reste qu'une couche de cendre. Partout où les grands peuples ont passé, ils ont laissé la stérilité sur leurs traces. Cette terre parée de verdure et de fleurs, c'est un phthisique dont les joues sont roses, mais dont la vie est condamnée. Un temps viendra où elle ne sera plus qu'une masse inerte, morte, glacée, une grande pierre sépulcrale sur laquelle Dieu écrira: «Ci-gît le genre humain.» En attendant, messieurs, profitons des biens que la terre nous donne, et comme elle est assez bonne mère, buvons à sa bonne existence.

On en vint au jambon; mon grand-père mangeait par devoir, parce qu'il faut que l'homme mange pour se faire du sang, et qu'il ait du sang pour faire des commandements; Benjamin mangeait pour s'amuser; mais le sergent mangeait comme un homme qui ne s'est mis à table que pour cela, et il ne sonnait mot.

À table, Benjamin était un grand homme; mais son noble estomac n'était pas exempt de jalousie, passion basse qui ternit les plus brillantes qualités.

Il regardait faire le sergent de l'air de dépit d'un homme surpassé, comme César eût regardé, du haut du Capitole, Bonaparte gagnant la bataille de Marengo. Après avoir contemplé pendant quelque temps son homme en silence, il jugea à propos de lui adresser ces paroles:

—Boire et manger sont deux êtres qui se ressemblent: au premier aspect, vous les prendriez pour deux cousins-germains. Mais boire est autant au-dessus de manger que l'aigle qui s'abat sur la pointe des rochers est au-dessus du corbeau qui perche sur la cime des arbres. Manger est un besoin de l'estomac; boire est un besoin de l'âme. Manger n'est qu'un vulgaire artisan, tandis que boire est un artiste. Boire inspire de riantes idées aux poëtes, de nobles pensées aux philosophes, des sons mélodieux aux musiciens; manger ne leur donne que des indigestions. Or, je me flatte, sergent, que je boirais bien autant que vous, je crois même que je boirais mieux; mais pour manger, je ne suis auprès de vous qu'une mazette. Vous tiendriez tête à Arthus en personne: je crois même que, sur un dindon, vous seriez dans le cas de lui rendre une aile.

-C'est, répondit le sergent, que je mange pour hier, aujourd'hui et demain.

—Permettez-moi donc de vous servir, pour après-demain, cette dernière tranche de jambon.

—Grand merci, dit le sergent, il y a une fin à tout.

—Eh bien! le Créateur qui a fait les soldats pour passer subitement de l'extrême abondance à l'extrême disette, leur a donné, comme au chameau, deux estomacs; leur second estomac, c'est leur sac. Mettez donc dans votre sac ce jambon dont Machecourt ni moi ne voulons plus.

—Non, dit le soldat, je n'ai pas besoin de faire de magasins, moi: les vivres viennent toujours assez; permettez-moi d'offrir ce jambon à Fontenoy; nous sommes dans l'habitude de tout partager ensemble, les jours de noce comme les jours de jeûne.

—Vous avez là, en effet, un chien qui mérite qu'on prenne soin de lui, dit mon oncle; voudriez-vous me le vendre?

—Monsieur!… fit le sergent, jetant rapidement la main sur son caniche.

—Pardon, brave homme, pardon, désolé de vous avoir offensé; ce que j'en disais, c'était seulement pour parler; je sais bien que proposer au pauvre de vendre son chien, c'est proposer à une mère de vendre son enfant.

—Tu ne me feras pas croire, dit mon grand-père, qu'on puisse aimer un chien autant qu'un enfant; moi aussi j'ai eu un caniche, un caniche qui valait bien le vôtre, sergent, soit dit sans offenser Fontenoy, sauf qu'il n'a fait d'autres prisonniers que la perruque du collecteur. Eh bien! un jour que j'avais l'avocat Page à dîner, il m'a emporté une tête de veau, et, le soir même, je l'ai fait passer sous la roue du moulin.

—Ce que tu dis là ne prouve rien; toi, tu as une femme et six enfants, c'est bien assez de besogne pour toi d'aimer tout ce monde sans t'aller prendre d'une affection romanesque pour un caniche; mais je te parle, moi, d'un pauvre diable isolé parmi les hommes et qui n'a pour toute parenté que son chien. Mets un homme avec un chien dans une île déserte; mets, dans une autre île déserte une femme avec son enfant, je te parie qu'au bout de six mois l'homme aimera le chien, si le chien est aimable toutefois, autant que la femme aimera son enfant.

—Je conçois, répondit mon grand-père, qu'un voyageur ait un chien pour lui tenir compagnie; qu'une vieille femme qui est seule dans sa chambre ait un roquet avec lequel elle bavarde toute la journée. Mais qu'un homme aime un chien d'affection, qu'il l'aime comme un chrétien, voilà ce que je nie, voilà ce qui n'est pas possible!

—Et moi je te dis que dans telles circonstances données, tu aimerais même un serpent à sonnettes; la fibre aimante chez l'homme ne peut rester complétement inerte. L'homme a horreur du vide; qu'on observe avec attention l'égoïste le plus endurci, on finira par trouver, comme une petite fleur entre des pierres, une affection cachée sous un pli de son âme.

Règle générale et sans exception, il faut que l'homme aime quelque chose. Le dragon qui n'a pas de maîtresse aime son cheval; la jeune fille qui n'a pas d'amant, aime son oiseau; le prisonnier, qui ne peut décemment aimer son geôlier, aime l'araignée qui file sa toile à la lucarne de son cachot, ou la mouche qui descend vers lui dans un rayon de soleil. Quand nous ne trouvons rien d'animé où puissent se prendre nos affections, nous aimons la matière brute, une bague, une tabatière, un arbre, une fleur: le Hollandais se passionne pour ses tulipes, et l'antiquaire pour ses camées.

En ce moment, le mari de Manette entra avec une grosse anguille dans son sac.

—Machecourt, dit Benjamin, il est midi, voilà l'heure de dîner, si nous dînions avec cette anguille?

—C'est l'heure de partir, dit Machecourt, et nous dînerons chez M.
Minxit.

—Et vous, sergent, si nous mangions cette anguille?

—Moi, dit le sergent, je ne suis pas pressé d'arriver; comme je ne vais pas plus là qu'ailleurs, tous les soirs je suis rendu à mon gîte.

—Très-bien parlé! Et le respectable caniche, quelle est son opinion à cet égard?

Le caniche regarda Benjamin, et remua deux ou trois fois la queue.

—Bien! qui ne dit mot consent: ainsi, Machecourt, nous voilà trois contre toi, il faut que tu te rendes à l'opinion de la majorité. La majorité, vois-tu, mon ami, c'est plus fort que tout le monde cela. Mets dix philosophes d'un côté et onze imbéciles de l'autre, les imbéciles l'emporteront.

—L'anguille est en effet fort belle, dit mon grand-père, et si Manette a un peu de lard frais, elle en fera une excellente matelote. Mais, diable! et mon exploit; il faut bien que le service du roi se fasse.

—Fais bien attention à ceci, dit Benjamin, il faudra indubitablement que quelqu'un me prête son bras pour me reconduire à Clamecy; si tu t'affranchissais de ce pieux devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.

Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être le beau-frère de Benjamin, il resta.

L'anguille étant prête, on se remit à table. La matelote de Manette était un chef-d'oeuvre; le sergent ne se lassait pas de l'admirer. Mais les chefs-d'oeuvre de cuisinier sont oeuvres éphémères; on leur donne à peine le temps de refroidir. Il n'y a qu'une chose dans les arts qu'on puisse comparer aux produits culinaires: ce sont les produits du journalisme; et encore, un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foies gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs; mais un article de journal n'a pas de lendemain. On n'en est pas à la fin qu'on a oublié le commencement; et, quand on l'a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Aussi, je ne comprends pas que l'homme qui a une valeur littéraire consente à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout-il à griffonner sur le papier brouillard d'un journal! Certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-coeur, quand il voit les feuillets où il amis sa pensée, tomber sans bruit avec ces mille feuillets que l'arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches.

Cependant l'aiguille du coucou allait toujours pendant que mon oncle philosophait. Benjamin ne s'aperçut qu'il faisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle allumée sur la table. Alors, sans attendre les observations de Machecourt, qui du reste était peu capable de faire observer quelque chose, il déclara que c'en était assez comme cela pour un jour, et qu'il fallait retourner à Clamecy.

Le sergent et mon grand-père sortirent les premiers. Manette arrêta mon oncle sur le seuil de la porte:

—M. Rathery, lui dit-elle, voilà!

—Qu'est-ce que ce griffonnage? dit mon oncle. «Le 10 août, trois bouteilles de vin et un fromage à la crême; le 1er septembre, avec M. Page, neuf bouteilles et un plat de poisson.» Dieu me pardonne, je crois que c'est un mémoire!

—Sans doute, dit Manette; je vois bien qu'il est temps de régler nos comptes, et j'espère que vous m'enverrez le vôtre ces jours-ci.

—Moi, Manette, je n'ai pas de compte à vous faire. Belle corvée, ma foi, que de toucher le bras blanc et potelé d'une jolie femme comme vous l'êtes!

—Vous dites cela pour vous moquer de moi, M. Rathery, fit Manette, tressaillant d'aise.

—Je le dis parce que c'est vrai, parce que je le pense, répondit mon oncle. Pour ton mémoire, ma pauvre Manette, il arrive dans un moment fatal: je suis obligé de te déclarer que je n'ai pas un petit écu à l'heure qu'il est; mais, tiens, voilà ma montre, tu la garderas jusqu'à ce que je t'aie remboursée. Ça se trouve on ne peut mieux, elle ne va plus depuis hier.

Manette se mit à pleurer et déchira le mémoire. Mon oncle l'embrassa sur la joue, sur le front, sur les yeux, partout où il put la rencontrer.

—Benjamin, lui dit Manette se penchant vers son oreille, si vous avez besoin d'argent, dites-le-moi.

—Non! non! Manette, répondit vivement mon oncle, je n'ai pas besoin de ton argent. Diable! ceci deviendrait grave. Te faire payer le bonheur que tu me donnes! mais ce serait une indignité; je serais vil comme une prostituée; et il embrassa Manette comme la première fois.

—Ouais! ne vous gênez pas, M. Rathery, fit Jean-Pierre qui entrait.

—Tiens! tu étais là, toi, Jean-Pierre? Est-ce que tu serais jaloux, par hasard? Je te préviens que j'ai une aversion profonde pour les jaloux.

—Mais il me semble que j'en ai bien le droit d'être jaloux.

—Imbécile! tu prends toujours les choses à l'envers. Ces messieurs m'ont chargé de témoigner à la femme leur satisfaction pour l'excellente matelote qu'elle nous a faite, et je m'acquittais de la commission.

—Vous aviez un bon moyen, ce me semble, de témoigner votre satisfaction à Manette, c'était de la payer, entendez-vous?

—D'abord, Jean-Pierre, nous n'avons pas affaire à toi: c'est Manette qui est ici la cabaretière; quant à te payer, sois tranquille, c'est moi qui me charge de l'écot: tu sais qu'il n'y a rien à perdre avec moi; et d'ailleurs si tu as peur d'attendre trop longtemps, je vais te passer de suite mon épée au travers du corps. Cela te convient-il, Jean-Pierre? Et en disant cela il sortit.

Benjamin jusqu'alors n'avait été que surexcité, il renfermait tous les éléments de l'ivresse sans être encore ivre. Mais en sortant du cabaret de Manette, le froid le saisit au cerveau et aux jambes.

—Holà! eh! Machecourt, où es-tu!

—Me voici, qui te tiens par le revers de ton habit.

—Tu me tiens, c'est bien, ça me fait honneur; c'est une flatterie que tu m'adresses. Tu veux me dire que je suis en état de soutenir mon hypostase et la tienne. Dans un autre temps, oui; mais maintenant je suis faible comme le vulgaire des hommes quand il a dîné trop longtemps. Je t'ai retenu ton bras; je te somme de venir me l'offrir.

—Dans un autre temps, oui, dit Machecourt; mais il y a une difficulté, c'est que je ne puis marcher moi-même.

—Alors, tu as forfait à l'honneur, tu as manqué au plus sacré des devoirs; je t'avais retenu ton bras, tu devais te ménager pour nous deux; mais je te pardonne ta faiblesse. Homo sum… c'est-à-dire, je te pardonne à une condition: c'est que tu vas m'aller chercher de suite le garde-champêtre et deux paysans portant des flambeaux pour me reconduire à Clamecy. Tu prendras un bras de l'officier rural et moi l'autre.

—Mais il est manchot, l'officier rural, dit mon grand-père.

—Alors le bras valide m'appartient; tout ce que je puis faire pour toi, c'est de te permettre de te tenir à ma queue, et tu prendras garde de défaire le ruban. Si cela t'arrange mieux, monte sur le dos du caniche.

—Messieurs, dit le sergent, pourquoi chercher si loin ce qui est tout près de vous? Moi j'ai deux bons bras que le boulet a heureusement épargnés, je les mets à votre disposition.

—Vous êtes un brave homme, sergent, dit mon oncle prenant le bras droit du vieux soldat.

—Un excellent homme, dit mon grand-père prenant le bras gauche.

—Je me charge de votre avenir, sergent.

—Et moi aussi, sergent, je m'en charge, quoique, à vrai dire, toute charge dans ce moment-ci…

—Je vous apprendrai à arracher les dents, sergent.

—Et moi, sergent, j'enseignerai à votre caniche à être garnisaire.

—Dans trois mois, vous serez dans le cas de courir les foires.

—Dans trois mois votre caniche, s'il se conduit bien, pourra gagner trente sous par jour.

—Le sergent fera sur toi son apprentissage, Machecourt; tu as de vieux chicots tout délabrés qui te tourmentent, nous t'en arracherons un tous les deux jours de peur de te fatiguer, et quand nous aurons fini pour les chicots, nous t'arracherons les gencives.

—Et moi je mettrai mon garnissaire au service de tes créanciers, mauvais payeur! je vais t'instruire d'avance des devoirs que tu auras à remplir envers lui. Tu lui dois le matin du pain et du fromage, ou, dans la saison, une botte de petites raves; à dîner, la soupe et le bouilli, et à souper, un rôti et une salade; la salade peut se remplacer par un petit verre. Tu auras soin qu'il ne dépérisse pas entre tes mains; car rien ne fait honneur à un débiteur comme un garnissaire bien gras. De son côté, il doit se conduire honnêtement envers toi; il n'a pas le droit de te troubler dans tes occupations, de jouer, par exemple, de la clarinette, ou de donner du cor de chasse.

—En attendant, j'offre un gîte au sergent à la maison. Tu ne me désapprouveras pas, n'est-ce pas, Machecourt?

—Pas précisément, mais j'ai grand'peur que ta chère soeur ne te désavoue.

—Ah çà, messieurs, dit le sergent, entendons-nous, ne m'exposez pas à recevoir un affront; car, je vous en préviens, il faudrait que l'un ou l'autre m'en fît compte.

—Soyez tranquille, sergent, dit mon oncle; et, si le cas échéait, ce serait à moi que vous vous adresseriez; car, pour Machecourt, il ne sait se battre que quand son adversaire lui cède la lame de son épée et garde le fourreau.

Tout en philosophant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la maison. Mon grand-père ne se souciait pas d'entrer le premier, et mon oncle ne voulait entrer que le second. Pour arranger la chose, ils entrèrent tous deux ensemble, s'entrechoquant comme deux gourdes qu'on porte au bout d'un bâton. Le sergent et le caniche, dont l'intrusion fit gronder la chatte comme une tigresse royale, tenaient l'arrière-garde.

—Ma chère soeur, dit Benjamin, j'ai l'honneur de vous présenter un élève en chirurgie et un…

—Benjamin s'apprête à te dire des bêtises, interrompit mon grand-père: ne l'écoute pas; monsieur est un soldat qu'on nous envoie en logement, et que nous avons rencontré à la porte.

Ma grand'mère était une bonne femme, mais un peu harpie; elle croyait que de crier bien fort ça la grandissait. Elle avait la meilleure envie du monde de se mettre en colère, et elle en avait d'autant plus envie qu'elle en avait le droit. Mais elle se piquait de savoir vivre, attendu qu'elle descendait d'un robin; la présence d'un étranger la contint.

Elle offrit à souper au sergent. Celui-ci ayant refusé, et pour cause, elle le fit conduire par un de ses enfants au cabaret voisin, avec recommandation de lui donner à déjeuner le lendemain avant qu'il se remît en route.

Mon grand-père pliait toujours comme un jonc, le brave homme, l'homme paisible qu'il était, quand s'élevait une bourrasque conjugale. Ce qui peut, jusqu'à un certain point, excuser en lui cette faiblesse, c'est qu'il avait toujours tort.

Il avait bien vu l'orage s'amasser sur le front plissé de sa femme; aussi le sergent était encore sur le seuil de la porte, que déjà il avait gagné son lit où il s'introduisit de son mieux. Pour Benjamin, il était incapable d'une telle lâcheté. Un sermon en cinq points, comme une partie d'écarté, ne l'eût pas fait coucher une minute avant son heure. Il voulait bien que sa soeur le grondât, mais il ne consentait pas à la craindre. Il attendait la tempête qui allait éclater avec l'indifférence d'un écueil, les deux mains dans ses poches, le dos appuyé contre le manteau de la cheminée, et chantonnant entre ses lèvres:

     Malbrough s'en va-t'en guerre
     Mironton, mironton, mirontaine!
     Malbrough s'en va-t'en guerre,
     Savoir s'il reviendra.

Ma grand'mère eut à peine éconduit le sergent, qu'impatiente d'en venir aux mains, elle vint se placer en face de Benjamin:

—Eh bien! Benjamin, es-tu content de ta journée? te trouves-tu bien comme cela? faut-il que je t'aille tirer une bouteille de vin blanc?

—Merci, chère soeur. Comme vous le dites très-élégamment, ma journée est finie.

—Belle journée, en effet; il en faudrait beaucoup comme celle-là pour payer tes dettes. Te reste t-il au moins assez de raison pour me dire comment vous a reçus M. Minxit?

Mironton, mironton, mirontaine, chère soeur, fit Benjamin.

—Ah! mironton, mironton, mirontaine, s'écria ma grand'mère, attends! je vais t'en donner, moi, du mironton, mirontaine; et elle s'empara des pincettes. Mon oncle recula de trois pas et tira son épée.

—Chère soeur, dit-il en se mettant en garde, je vous rends responsable de tout le sang qui va être répandu ici. Mais ma grand'mère, quoiqu'elle descendît d'un robin, n'avait pas peur d'une épée; elle porta à son frère un coup de pincettes qui l'atteignit au pouce et lui fit lâcher sa lame. Benjamin tournait autour de la chambre, serrant son pouce blessé de sa main gauche. Pour mon grand-père, quoiqu'il fût bon entre les meilleurs, il étouffait de rire sous ses draps. Il ne put s'empêcher de dire à mon oncle:

—Eh bien! comment trouves-tu cette botte-là? Cette fois tu avais bien le fourreau et la lame: tu ne peux pas dire que les armes n'étaient pas égales.

—Hélas! non, Machecourt, elles ne l'étaient pas, il aurait fallu pour cela que j'eusse la pelle. C'est égal, ta femme, car je ne puis plus dire ma chère soeur, mérite de porter, au lieu d'une quenouille, use paire de pincettes au côté. Avec une paire de pincettes elle gagnerait des batailles. Je suis vaincu, j'en conviens, et je dois subir la loi du vainqueur. Eh bien! non, nous ne sommes pas allés jusqu'à Corvol; nous nous sommes arrêtés chez Manette.

—Toujours chez Manette, une femme mariée! tu n'as pas honte, Benjamin, d'une telle conduite?

—Honte! et pourquoi, chère soeur? Du moment qu'une cabaretière est mariée, est-ce qu'on ne peut plus déjeuner chez elle? Ce n'est pas là ma manière de voir, moi: pour un vrai philosophe, un bouchon n'a pas de sexe, n'est-ce pas, Machecourt?

—Que je la rencontre au marché, ta Manette, je la traiterai, la péronnelle qu'elle est, comme elle le mérite!

—Chère soeur, quand vous rencontrerez Manette au marché, achetez-lui des fromages à la crême tant que vous voudrez; mais si vous l'insultez…

—Eh bien! si je l'insultais, que me ferais-tu?

—Je vous quitterais, je passerais aux îles, et j'emmènerais Machecourt, je vous en préviens.

Ma grand'mère comprit que tous ses emportements n'aboutiraient à rien, et elle prit de suite son parti.

—Tu vas faire comme cet ivrogne qui est dans son lit, dit-elle; tu as aussi besoin que lui de te coucher. Mais demain, c'est moi qui te conduirai chez M. Minxit, et nous verrons si tu t'arrêteras en route.

Mironton, mironton, mirontaine, faisait Benjamin en allant se coucher.

L'idée de la démarche qu'il devait faire le lendemain agitait le sommeil ordinairement si paisible, si compacte et si dense de mon oncle; il rêvait tout haut, et voici ce qu'il disait:

Vous dites, sergent, que vous avez dîné comme un roi. Ce n'est pas cela le mot, c'est une litote que vous faites. Vous avez dîné mieux qu'un empereur. Les rois et les empereurs, malgré toute leur puissance, ne peuvent faire un extra, et vous en avez fait un. Voyez-vous, sergent, tout est relatif. Cette matelote ne vaut certainement pas un perdreau truffé. Cependant elle a chatouillé plus agréablement vos houppes nerveuses qu'un perdreau truffé ne chatouillerait celles du roi: pourquoi cela? Parce que le palais de Sa Majesté est blasé sur les truffes, tandis que le vôtre n'a pas l'habitude des matelotes.

Ma chère soeur me dit: Benjamin, fais quelque chose pour devenir riche. Benjamin, épouse Mlle Minxit pour avoir une bonne dot. À quoi cela me servira-t-il? Le papillon, pour deux ou trois mois de beaux jours qu'il a à vivre, se donne-t-il la peine de se bâtir un nid? Je suis convaincu, moi, que les jouissances sont relatives aux positions, et qu'au bout de l'année, le gueux et le riche ont eu la même somme de bonheur. Bonne ou mauvaise, chaque individu s'habitue à sa situation. Le boiteux ne s'aperçoit pas qu'il va sur une béquille; et le riche qu'il a un équipage. Le pauvre escargot qui porte sa maison sur son dos, jouit autant d'un jour de parfums et de soleil que l'oiseau qui gazouille au-dessus de lui sur sa branche. Ce n'est point la cause qu'il faut considérer, c'est l'effet qu'elle produit. Le manoeuvre qui est assis sur son banc devant sa chaumière ne se trouve-t-il pas aussi bien que le roi sur l'édredon de son fauteuil? Gros-Jean ne mange-t-il pas la soupe aux choux avec autant de plaisir que le riche son potage aux écrevisses? et le mendiant ne dort-il pas aussi bien dans la paille où il s'épanouit que la grande dame sous ses rideaux de soie et entre la batiste parfumée de son lit? Un enfant, lorsqu'il trouve un liard, est plus content que le banquier qui a trouvé un louis, et le pauvre paysan qui hérite d'un arpent de terre est aussi triomphant que le roi auquel ses armées ont conquis une province et qui fait entonner un Te Deum par son peuple!

Tout mal ici-bas se compense par un bien, et tout bien qui s'étale est atténué par un mal qu'on ne voit pas. Dieu a mille moyens de faire des compensations; s'il a donné à l'un de bons dîners, à l'autre il donne un peu plus d'appétit, et cela rétablit l'équilibre. Au riche il a donné la crainte de perdre, le souci de conserver, et au gueux l'insouciance. En nous envoyant dans ce lieu d'exil, il nous a fait à tous un bagage à peu près égal de misère et de bien-être; s'il en était autrement, il ne serait pas juste, car tous les hommes sont ses enfants.

Et pourquoi donc, en effet, le riche serait-il plus heureux que le pauvre? Il ne travaille point! eh bien! il n'a pas le plaisir de se reposer.

Il a de beaux habits; mais tout l'agrément en revient à celui qui le regarde. Quand le marguillier fait la toilette d'un saint, est-ce pour le saint lui-même ou pour ses adorateurs? Au reste, n'est-on pas aussi bien bossu dans un habit de velours que dans un habit de tiretaine?

Le riche a deux, trois, quatre, dix valets à son service. Eh! mon Dieu! que fait cette quantité de membres inutiles qu'on ajoute orgueilleusement à son corps, lorsqu'il n'en faut que quatre pour faire le service de notre personne? L'homme habitué à se faire servir, c'est un malheureux perclus de tous ses membres qu'il faut faire manger et boire.

Ce riche a un hôtel à la ville et un château à la campagne; mais qu'importe le château quand le maître est à l'hôtel, et l'hôtel quand il est au château? Qu'importe que son logis se compose de vingt chambres lorsqu'il ne peut être que dans une seule à la fois?

Attenant son château, il a pour promener ses rêveries un grand parc clos par un mur à chaux et à sable, de dix pieds de haut; mais d'abord s'il n'a pas de rêveries? et ensuite est-ce que la campagne qui n'est close que par l'horizon et qui appartient à tous, n'est pas aussi belle que son grand parc?

Au milieu dudit parc, un canal entretenu par un filet d'eau traîne ses eaux verdâtres et malades sur lesquelles se collent, comme des emplâtres, les larges feuilles du nénuphar; mais le fleuve qui se promène librement dans la pleine campagne, n'est-il pas plus clair et plus liquide que son canal?

Des dalhias de cent cinquante espèces différentes bardent ses allées, soit; je vous donne encore les quatre autres cents, ce qui fait cent cinquante-six espèces; mais le chemin ombragé d'ormes qui se glisse dans l'herbe comme un serpent, ne vaut-il pas bien ses allées? et les haies toutes festonnées de roses sauvages et toutes parsemées d'aubépines, les haies qui mêlent au vent leurs touffes de toutes couleurs et en jettent les fleurs sur le chemin, ne valent-elles pas bien ces dalhias dont l'horticulteur seul peut deviner le mérite!

Ledit parc lui appartient exclusivement, dites-vous? Vous vous trompez; il n'y a que l'acte d'acquisition enfermé dans son secrétaire dont il ait la propriété exclusive, et encore il faut pour cela que les tiques ne le lui mangent pas. Son parc lui appartient bien moins qu'aux oiseaux qui y font leurs nids, qu'aux lapins qui en broutent le serpolet, qu'aux insectes qui bruissent sous les feuilles. Son garde-champêtre peut-il empêcher que le serpent ne s'y roule entre les herbes ou que le crapaud ne s'y tapisse sous la mousse?

Le riche donne des fêtes; mais est-ce que les danses sous les vieux tilleuls de la promenade, au son de la musette, ne sont pas des fêtes?

Le riche a un équipage. Il a un équipage, le malheureux! mais il est donc cul-de-jatte ou paralysé. Voilà une femme qui porte un enfant sur ses bras tandis que l'autre gambade autour d'elle, court après les papillons et les fleurs. Lequel des deux marmots est dans la plus agréable situation? Un équipage! mais c'est une infirmité que vous avez; qu'une roue se casse à votre voiture, que votre cheval se déferre, et vous voilà boiteux. Ces grands seigneurs qui, sous Louis XIV, se faisaient mener au bal en litière: pauvres gens qui avaient des jambes pour danser et n'en avaient pas pour marcher, combien ils devaient souffrir de la fatigue de ceux qui les portaient! Aller en voiture, vous croyez que c'est une jouissance du riche; vous vous trompez: ce n'est qu'une servitude que sa vanité lui impose. S'il en était autrement, pourquoi ce monsieur ou cette dame, qui sont maigres comme un fagot d'épines et qu'un âne porterait surabondamment, feraient-ils atteler quatre chevaux à leur carrosse?

Pour moi, quand je suis sur la pelouse, dans la mousse jusqu'à la cheville du pied; quand je vais, les mains dans mes poches, au gré d'un beau chemin de traverse, rêvant et jetant derrière moi, comme un damné qui passe, les bleus flocons de ma pipe culottée, ou que je suis lentement, par un beau clair de lune, le chemin blanc que festonne d'un côté l'ombre des haies, je voudrais bien voir qu'on eût l'insolence de venir m'offrir une voiture!

À ces mots, mon oncle se réveilla.

—Quoi, dites-vous, votre oncle a rêvé cela et tout haut?

—Qu'a donc cela d'étonnant? Mme Georges Sand a bien fait rêver tout haut un chapitre d'un de ses romans au révérend père Spiridion. M. Golbéry n'a-t-il pas rêvé tout haut à la chambre, pendant une heure, d'une proposition sur le compte-rendu des débats parlementaires? Et nous-mêmes ne rêvons-nous pas depuis treize ans que nous avons fait une révolution? Quand mon oncle n'avait pas eu le temps de philosopher pendant le jour, par compensation, il philosophait en rêvant. Voilà comment j'explique le phénomène dont je viens de vous rapporter le résultat.

IV

COMMENT MON ONCLE SE FIT PASSER POUR LE JUIF-ERRANT, ET CE QU'IL EN ADVINT.

Cependant ma grand'mère avait mis sa robe de soie gorge-pigeon, qu'elle ne tirait de son armoire que le jour des quatre fêtes solennelles de l'année; elle avait attaché sur son bonnet rond, en guise de bandeau, le plus beau de ses rubans, un ruban rouge-cerise qui était large comme la main et au delà; elle avait apprêté son mantelet de taffetas noir brodé d'une dentelle de même couleur, et elle avait tiré de son étui son manchon neuf de poil de loup-cervier, cadeau que Benjamin lui avait fait le jour de sa fête et qu'il devait encore au fournisseur. Quand elle fut ainsi attifée, elle ordonna à un de ses enfants d'aller quérir l'âne de M. Durand, un beau bourriquet qui, à la dernière foire de Billy, avait coûté trois pistoles et se louait trente-six deniers de plus que le vulgaire des ânes.

Puis elle appela Benjamin. Quand celui-ci descendit, l'âne de M. Durand, ayant aux flancs ses deux paniers au milieu desquels s'enflait un gros oreiller bien blanc, était attaché devant la porte et mangeait sa provende de son qu'on lui avait servie dans une corbeille sur une chaise.

Benjamin s'inquiéta d'abord si Machecourt était là, pour boire un verre de vin blanc avec lui. Sa soeur lui ayant dit qu'il était sorti:

—J'espère au moins, ajouta-t-il, ma bonne soeur, que vous me ferez l'amitié de prendre un petit verre de ratafia avec moi; car l'estomac de mon oncle savait se mettre à la portée de tous les estomacs.

Ma grand'mère n'avait aucune répugnance pour le ratafia, au contraire; elle agréa la proposition de Benjamin et lui permit d'aller quérir la carafe. Enfin, après avoir bien recommandé à mon père, qui était l'aîné, de ne pas battre ses frères; à Prémoins, qui était indisposé, de demander quand il aurait certains besoins, et avoir donné sa tâche de tricot à la Surgie, elle monta sur son bourriquet.

Vive la terre et le soleil! les voisines s'étaient mises sur leur porte pour la voir partir; car, à cette époque, voir une femme de la classe moyenne parée un autre jour que le dimanche, c'était un événement dont chacun des regardants cherchait à pénétrer les causes, et sur lequel il établissait un système.

Benjamin, bien rasé et surabondamment poudré, rouge d'ailleurs comme un pavot qui s'étale au soleil du matin après une nuit d'orage, allait derrière, lâchant de temps en temps par un ut de poitrine un vigoureux ahï, et piquant le bourriquet de la pointe de sa rapière.

L'âne de M. Durand, poussé l'épée dans les reins par mon oncle, allait très-bien, il allait trop bien même au gré de ma grand'mère, qui montait et descendait sur son oreiller comme un volant sur une raquette. Mais, à quelque distance de l'endroit où le chemin de Moulot se sépare de la route de la Chapelle pour se rendre à son humble destination, elle s'aperçut que l'allure de son âne s'assoupissait comme un jet de métal ardent qui s'épaissit et devient plus lent à mesure qu'il s'éloigne du fourneau; son grelot qui, jusque-là, avait jeté un drelin dindin si fier, si énergiquement accentué, ne poussait plus que des soupirs entrecoupés, pareils à une voix qui agonise.

Ma grand'mère retourna la tête pour en référer à Benjamin; mais celui-ci avait disparu, fondu comme une boule de cire, escamoté, perdu comme un moucheron dans l'espace; personne ne pouvait lui en donner des nouvelles. Vous devez vous faire une idée du dépit que fit éprouver à ma grand'mère la disparition subite de Benjamin. Elle se dit qu'il ne méritait pas la peine qu'on prenait pour son bonheur; que son insouciance était incurable; que toujours il y croupirait: que c'était un marais aux eaux duquel on ne pouvait donner un cours. Elle eut un moment envie de l'abandonner à sa destinée, et même de ne plus lui plisser ses chemises; mais son caractère de reine l'emporta: elle avait commencé, il fallait qu'elle finît. Elle jura de retrouver Benjamin et de le conduire chez M. Minxit, dût-elle l'attacher à la queue de son âne. C'est par cette fermeté de résolution qu'on mène à leur fin les grandes entreprises.

Un petit paysan, qui gardait ses montons à l'embranchement des deux chemins, lui dit que l'homme rouge qu'elle avait perdu était descendu, il y avait à peu près un quart d'heurs, vers le village. Ma grand'mère poussa son âne dans cette direction, et tel était l'ascendant que lui donnait son indignation sur ce quadrupède, qu'il se mit à trotter de lui-même par pure déférence pour le cavalier, et comme s'il eût voulu rendre hommage à son grand caractère.

Le village de Moulot avait un air de mouvement tout à fait inusité; les Moulotats, ordinairement si rassis et au cerveau desquels il n'y a jamais plus de fermentation que dans un fromage à la crême, semblaient tous avoir le transport. Les paysans descendaient en toute hâte des coteaux voisins; les femmes et les enfants couraient en s'appelant les uns les autres; tous les rouets étaient délaissés et toutes les quenouilles chômaient. Ma grand'mère s'informa de la cause de ce mouvement; on lui dit que c'était le Juif-Errant qui venait d'arriver à Moulot et qui déjeunait sur la place. Elle comprit aussitôt que ce prétendu Juif-Errant n'était autre que Benjamin, et, en effet, elle ne tarda pas à l'apercevoir du haut de son âne au milieu d'un cercle de badauds.

Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noires et blanches, le pignon de son tricorne s'élevait avec une grande majesté, comme la flèche ardoisée d'une église au milieu des toits moussus d'un village. On lui avait dressé sur la place même une petite table où il s'était fait servir une demi-bouteille et un petit pain, et devant laquelle il allait et venait avec la gravité d'un grand sacrificateur, tantôt avalant une gorgée de vin blanc, tantôt rompant un morceau de son petit pain.

Ma grand'mère poussa son âne au milieu de la foule et se trouva bientôt au premier rang.

—Que fais-tu là, malheureux? dit-elle à mon oncle en lui montrant le poing.

—Vous le voyez, madame, j'erre; je suis Ahasverus, vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j'ai beaucoup entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petit village et de l'amabilité de ses habitants, j'ai résolu d'y déjeuner. Puis, s'approchant d'elle, il lui dit à voix basse: Dans cinq minutes je vous suis; mais pas un mot de plus, je vous en prie, le mal serait irréparable; ces imbéciles seraient capables de m'assommer s'ils découvraient que je me moque d'eux.

L'éloge de Moulot que Benjamin avait trouvé moyen d'intercaler dans sa réponse à sa soeur, répara ou plutôt prévint l'échec que l'apostrophe imprudente de celle-ci devait lui faire essuyer, et un frémissement d'orgueil circula dans l'assemblée.

—M. le Juif-Errant, fit un paysan auquel il restait peut-être encore quelque doute, quelle est donc cette dame qui tout à l'heure vous montrait le poing?

—Mon bon ami, répondit mon oncle sans se déconcerter, c'est la sainte Vierge que Dieu m'a ordonné de conduire en pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle est bonne femme au fond, mais un peu diseuse; elle est de mauvaise humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.

—Et pourquoi l'enfant Jésus n'est-il pas avec elle?

—Dieu n'a pas voulu qu'elle l'emmenât, parce que dans ce moment-ci il a la petite-vérole.

Alors les objections fondirent dru comme grêle sur Benjamin; mais mon oncle n'était pas homme à avoir peur des hébétés de Moulot; le danger l'électrisait, et il parait toutes les bottes qui lui étaient portées avec une dextérité admirable, ce qui ne l'empêchait pas de temps en temps de s'arroser le gosier d'un coup de vin blanc, et, pour dire la vérité, il en était déjà, à sa septième demi-bouteille.

Le maître d'école du lieu, en sa qualité de savant, se présenta le premier dans la lice.

—Comment se fait-il donc, M. le Juif-Errant, que vous n'ayez pas de barbe? Il est dit, dans la complainte de Bruxelles, que vous êtes très-barbu, et partout on vous représente avec une grande barbe blanche qui vous descend jusqu'à la ceinture.

—C'était trop salissant, M. le maître. J'ai demandé au bon Dieu la permission de ne plus porter cette grande vilaine barbe, et il l'a fait passer dans ma queue.

—Mais, poursuivit le barbacole, comment faites-vous donc pour vous raser, puisque vous ne pouvez vous arrêter?

—Dieu y a pourvu, mon cher monsieur le maître. Chaque matin il m'envoie le patron des perruquiers sous la forme d'un papillon, qui me rase du bout de son aile, tout en voltigeant autour de moi.

—Mais, M. le Juif, poursuivit le maître d'école, le bon Dieu a été bien chiche avec vous en ne mettant à votre disposition que cinq sous à la fois!

—Mon ami, riposta mon oncle en se croisant les bras sur la poitrine et en s'inclinant profondément, bénissons les décrets de Dieu; c'est probablement qu'il n'avait que cela de monnaie dans sa poche.

—Je voudrais bien savoir, dit le vieux tailleur de l'endroit, comment on a fait pour vous prendre mesure de votre habit, qui vous va pourtant comme un gant, puisque vous n'êtes jamais en repos?

—Vous auriez dû vous apercevoir, vous qui êtes du métier, respectable pique-prune, que cet habit n'est pas fabriqué de la main des hommes; tous les ans, au 1er avril, il me pousse sur le dos un léger habit de serge rouge, et à la Toussaint un habit épais de velours écarlate.

—Alors, dit un gamin dont la figure espiègle était inondée de tresses blondes, il faut que vous usiez considérablement; il n'y a pas quinze jours que la Toussaint est passée, et votre habit est déjà tout râpé et tout blanc sur les coutures.

Malheureusement le père du petit philosophe se trouvait à côté de lui. Va-t'en voir à la maison si j'y suis, lui dit-il en lui donnant un coup de pied au derrière, et il pria mon oncle d'excuser l'impertinence de ce petit garçon auquel son maître d'école négligeait d'apprendre sa religion.

—Messieurs, s'écria le maître d'école, je vous prends tous à témoin, et M. le Juif-Errant aussi, que Nicolas porte atteinte à ma réputation: il attaque continuellement les autorités du village, je m'en vais le prendre par sa langue.

—Oui, dit Nicolas, en voilà une belle autorité! Attaque-moi quand tu voudras; je ne serai pas embarrassé pour prouver que j'ai dit vrai; M. le bailli interrogera Charlot. L'autre jour, je lui ai demandé quel était le fils le plus remarquable de Jacob, et il m'a répondu que c'était Pharaon: la mère Pintot en est témoin.

—Eh! messieurs, dit mon oncle, ne vous fâchez pas à cause de moi; je serais désolé que mon arrivée dans ce beau village fût entre vous l'occasion d'un procès. La laine de mon habit n'est pas entièrement poussée, attendu que nous ne sommes qu'à la Saint-Martin; voilà ce qui a induit le petit Charlot en erreur. M. le maître ignorait cette particularité, et, par conséquent, il ne pouvait en instruire ses élèves. J'espère que M. Nicolas est content de cette explication.

V

MON ONCLE FAIT UN MIRACLE.

Mon oncle allait lever la séance, lorsqu'il aperçut une jolie paysanne qui cherchait à se frayer un passage parmi la foule; comme il aimait les jeunes filles au moins autant que Jésus-Christ aimait les petits enfants, il fit signe qu'on la laissât approcher.

—Je voudrais bien savoir, dit la jeune Moulotate avec sa plus belle révérence, la révérence qu'elle faisait au bailli quand, allant lui porter de la crême, elle le rencontrait sur son passage, si ce que dit la vieille Gothon est la pure vérité: elle prétend que vous faites des miracles.

—Sans doute, répondit mon oncle, quand ils ne sont pas trop difficiles.

—En ce cas pourriez-vous guérir par miracle mon père qui est malade depuis ce matin, d'une maladie que personne ne connaît?

—Pourquoi pas? dit mon oncle. Mais, avant tout, la belle enfant, il faut que vous me permettiez de vous embrasser; sans cela le miracle ne vaudrait rien. Et il embrassa, en effet, la jeune Moulotate sur les deux joues, le damné pécheur qu'il était.

—Tiens! s'exclama derrière lui une voix qu'il reconnut bien, est-ce que le Juif-Errant embrasse les femmes?

Il se retourna et aperçut Manette.

—Sans doute, ma belle dame; Dieu m'a permis d'en embrasser trois par an: voilà la seconde que j'embrasse cette année, et si vous le voulez, vous serez la troisième.

L'idée de faire un miracle enflammait l'ambition de Benjamin. Se faire passer pour le Juif-Errant, même à Moulot, c'était beaucoup, c'était immense, c'était de quoi rendre jaloux tous les beaux esprits de Clamecy. Il prenait de suite rang parmi les mystificateurs illustres, et l'avocat Page n'oserait plus lui parler si souvent de son lièvre changé en lapin. Qui oserait se comparer, pour l'audace et les ressources de l'imagination, à Benjamin Rathery, quand il aurait fait un miracle? Eh! qui sait? peut-être la génération future prendrait-elle la chose au sérieux. S'il allait être canonisé! si l'on faisait de sa personne un gros saint de bois rouge! si on lui donnait un office, une niche, une place dans l'almanach, un Ora pro nobis dans les litanies! s'il devenait le patron d'une bonne paroisse! si tous les ans on lui souhaitait sa fête avec de l'encens, qu'on le couronnât de fleurs, qu'on le décorât de rubans, qu'on lui mît un raisin mûr entre les mains! si on enchâssait son habit rouge dans un reliquaire! s'il avait un marguillier pour le débarbouiller toutes les semaines! s'il guérissait de la peste ou de la rage! Mais le tout était de le mener à bien, ce miracle. Encore, s'il en avait vu faire quelques-uns? Mais comment s'y prendrait-il? Et s'il échouait, il serait honni, bafoué, vilipendé, peut-être battu; il perdrait toute la gloire de la mystification qu'il avait si bien commencée… Ah! bast! dit mon oncle en se versant un grand verre de vin pour s'inspirer, la Providence y pourvoira: Audaces fortuna juvat; et, d'ailleurs, tout miracle demandé, c'est un miracle à moitié fait.

Il suivit donc la jeune paysanne, traînant à sa suite, comme une comète, une longue queue de Moulotats; étant entré dans la maison, il vit sur son grabat un paysan qui avait la bouche de travers, et semblait vouloir manger son oreille; il demanda comment cet accident lui était survenu, si ce n'était pas à la suite d'un bâillement ou d'un éclat de rire.

—Ça lui est arrivé ce matin en déjeunant, répondit sa femme, comme il voulait casser une noix entre ses dents.

—Très-bien! dit mon oncle, dont la figure s'illumina, et avez-vous appelé quelqu'un?

—Nous avons envoyé chercher M. Arnout, qui a déclaré que c'était une attaque de paralysie.

—On ne peut mieux. Je vois que le docteur Arnout connaît la paralysie comme s'il l'avait inventée; et que vous a-t-il ordonné?

—Cette drogue qui est dans cette fiole.

Mon oncle ayant examiné la drogue, reconnut que c'était de l'émétique, et jeta la fiole par la rue. Son assurance produisit un excellent effet.

—Je vois bien, monsieur le Juif, dit la bonne femme, que vous êtes capable de faire le miracle que nous vous demandons.

—Des miracles comme celui-là, répondit Benjamin, j'en ferais cent par jour si j'en étais fourni.

Il se fit apporter une cuiller de fer, et en enveloppa l'extrémité de plusieurs bandes de linge fin; il introduisit cet instrument improvisé dans la bouche du patient, souleva la mâchoire supérieure, qui avait enjambé sur la mâchoire inférieure, et la remit en son lieu et place; car ce Moulotat n'avait pour toute maladie que la mâchoire détraquée, ce que mon oncle, avec son coup d'oeil gris qui s'enfonçait comme un clou dans chaque chose, avait reconnu de suite. Le paralysé du matin déclara qu'il était complétement guéri, et il se mit à manger, comme un forcené, d'une soupe aux choux préparée pour le dîner de la famille.

Le bruit se répandit dans la foule, avec la rapidité de l'éclair, que le père Pintot mangeait la soupe aux choux. Les malades et tous ceux dont la nature avait un tant soit peu altéré les formes imploraient la protection de mon oncle. La mère Pintot, toute fière de ce que le miracle avait eu lieu dans sa famille, présenta à mon oncle, pour l'aplanir, un de ses cousins qui avait l'épaule gauche comme un jambon, mais mon oncle, qui ne voulait plus compromettre sa réputation, lui répondit que tout ce qu'il pouvait c'était de faire passer la bosse de l'épaule gauche dans l'épaule droite; que, du reste, c'était un miracle fort douloureux, et que sur dix bossus de l'espèce commune, il s'en trouvait à peine deux qui eussent la force de le supporter. Alors il déclara aux habitants de Moulot qu'il était désolé de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, mais qu'il n'osait faire attendre davantage la sainte Vierge; et il alla rejoindre sa soeur, qui se chauffait les pieds dans le cabaret de la place et avait eu le temps de faire manger un picotin à sa bourrique.

Mon oncle et ma grand'mère eurent la plus grande peine à se débarrasser de la foule, et on sonna la cloche tant qu'on put les apercevoir sur la route. Ma grand'mère ne gronda pas Benjamin; elle était, au demeurant, plus satisfaite que contrariée: la manière dont Benjamin s'était tiré de cette épreuve difficile flattait son orgueil de soeur, et elle se disait qu'un homme comme Benjamin valait bien Mlle Minxit, même avec deux ou trois mille francs de rente par-dessus le marché.

Le signalement du Juif-Errant et de la sainte Vierge, voire même celui du bourriquet, était déjà arrivé à la Chapelle. Quand ils entrèrent dans le bourg, les femmes se tenaient agenouillées à la porte de leurs maisons, et Benjamin, qui savait tout faire, les bénissait.

VI

M. MINXIT

Monsieur Minxit accueillit très-bien mon oncle et ma grand'mère. M. Minxit était médecin je ne sais pourquoi. Il n'avait pas, lui, passé sa belle jeunesse dans la société des cadavres. La médecine lui était poussée un beau jour dans la tête comme un champignon: s'il savait la médecine, c'est qu'il l'avait inventée. Ses parents n'avaient jamais songé à lui faire faire ses humanités; il ne savait que le latin de ses bocaux, et encore, s'il s'en fût rapporté à l'étiquette, il aurait souvent donné du persil pour de la ciguë. Il avait une très-belle bibliothèque, mais il ne mettait jamais le nez dans ses livres. Il disait que depuis que ses bouquins avaient été écrits, le tempérament de l'homme avait changé. Aucuns même prétendaient que tous ces précieux ouvrages n'étaient que les apparences de livres figurés avec du carton, sur le dos desquels il avait fait graver, en lettres d'or, des noms célèbres dans la médecine. Ce qui les confirmait dans cette opinion, c'est que toutes les fois qu'on demandait à M. Minxit à voir sa bibliothèque, il en avait perdu la clé. M. Minxit était, du reste, un homme d'esprit; il était doué d'une bonne dose d'intelligence, et à défaut de science imprimée, il avait beaucoup de savoir des choses de la vie. Comme il ne savait rien, il comprit que pour réussir il fallait persuader à la multitude qu'il en savait plus que ses confrères, et il s'adonna à la divination des urines. Après vingt ans d'étude dans cette science, il était parvenu à distinguer celles qui étaient troubles de celles qui étaient limpides, ce qui ne l'empêchait pas de dire à tout venant qu'il reconnaîtrait un grand homme, un roi, un ministre, à son urine. Comme il n'y avait ni rois, ai ministres, ni grands hommes dans les environs, il ne craignait pas qu'on le prît au mot.

M. Minxit avait le geste incisif. Il parlait haut, beaucoup et sans s'arrêter; il devinait les mots qui devaient faire effet sur les paysans et savait les mettre en saillie dans ses phrases. Il avait le talent d'en imposer à la foule, talent qui consiste dans un je ne sais quoi insaisissable qu'il est impossible de l'écrire, d'enseigner ou de contrefaire; talent inexplicable qui, chez le simple opérateur, fait tomber des averses de gros sous dans sa caisse; qui, chez le grand homme, gagne des batailles et fonde des empires; talent qui, à plusieurs, a tenu lieu de génie; que Napoléon a possédé, entre tous les hommes, à un degré suprême, et que pour tous j'appellerai simplement charlatanisme. Ce n'est pas ma faute, à moi, si l'instrument avec lequel on débite du thé de Suisse est le même que celui avec lequel on se fait un trône. Dans tous les environs, on ne voulait mourir que de la main de M. Minxit. Celui-ci, du reste, n'abusait pas de ce privilège, il n'était pas plus meurtrier que ses confrères; seulement il gagnait plus d'argent avec ses fioles de toutes couleurs qu'eux avec leurs aphorismes. Il s'était acquis une très-belle fortune; il avait, d'ailleurs, le talent de dépenser à propos son argent; il avait l'air de donner tout, comme si cela n'eût rien coûté, et les clients qui accouraient chez lui y trouvaient toujours table ouverte.

Du reste, mon oncle et M. Minxit devaient être amis aussitôt qu'ils se rencontreraient. Ces deux natures d'hommes se ressemblaient parfaitement; elles se ressemblaient comme deux gouttes de vin, ou, pour me servir d'une expression moins désobligeante pour mon oncle, comme deux cuillers jetées dans le même moule. Ils avaient les mêmes appétits, les mêmes goûts, les mêmes passions, la même manière de voir, les mêmes opinions politiques. Ils se souciaient peu, tous deux, de ces mille petits accidents, de ces mille catastrophes microscopiques dont, nous autres sots, nous nous faisons de si grandes infortunes. Celui qui n'a point de philosophie au milieu des misères d'ici-bas, c'est un homme qui va tête nue sous une averse. Le philosophe, au contraire, a sur le chef un bon parapluie qui le met à l'abri de l'orage. Telle était leur opinion. Ils regardaient la vie comme une farce, et ils y jouaient leur rôle le plus gaiement possible. Ils avaient un souverain mépris pour ces gens mal avisés qui font de leur existence un long sanglot; ils voulaient que la leur fût un éclat de rire. L'âge n'avait mis de différence entre eux que quelques rides. C'étaient deux arbres de même espèce, dont l'un est vieux et l'autre dans toute la vigueur de sa sève, mais qui se parent tous deux des mêmes fleurs et qui produisent les mêmes fruits. Aussi le beau-père futur avait-il pris son gendre dans une prodigieuse amitié, et le gendre professait-il pour le beau-père une haute estime, ses fioles exceptées. Cependant mon oncle n'acceptait l'alliance de M. Minxit qu'à son corps défendant, par un effort de raison et pour ne pas désobliger sa chère soeur.

M. Minxit, parce qu'il aimait Benjamin, trouvait tout naturel qu'il fût aimé de sa fille; car tout père, si bon qu'il soit, s'aime lui-même dans la personne de ses enfants; il les regarde comme des êtres qui doivent contribuer à son bien être; s'il se choisit un gendre, c'est d'abord beaucoup pour lui, et ensuite un peu pour sa fille. Quand il est avare, il la met entre les mains d'un fesse-mathieu; quand il est noble, il la soude à un écusson; s'il aime les échecs, il la donne à un joueur d'échecs; car il faut bien, sur ses vieux jours, qu'il ait quelqu'un pour faire sa partie. Sa fille, c'est une propriété indivise qu'il possède avec sa femme. Que la propriété soit enclose d'une haie fleurie ou d'un vilain grand mur à pierres sèches, qu'on lui fasse produire des roses ou du colza, cela ne la regarde pas: elle n'a pas d'avis à donner à l'agronome expérimenté qui la cultive; elle est inhabile à choisir les graines qui lui conviennent le mieux. Pourvu que ces bons parents trouvent, dans leur âme et conscience, leur fille heureuse, cela suffit: c'est à elle à s'arranger de sa condition. Chaque soir la femme, en faisant ses papillotes, et le bonhomme, en mettant son bonnet de coton, s'applaudissent d'avoir si bien marié leur enfant. Elle n'aime pas son mari, mais elle s'habituera à l'aimer: avec de la patience on vient à bout de tout. Ils ne savent pas ce que c'est, pour une femme, qu'un mari qu'elle n'aime pas: c'est un fétu ardent qu'elle ne peut chasser de son oeil; c'est une rage de dents qui ne lui laisse pas un moment de repos. Quelques-unes se laissent mourir à la peine; d'autres vont chercher ailleurs l'amour qu'elles ne peuvent se procurer avec le cadavre auquel on les a attachées. Celles-ci glissent doucettement à cet époux fortuné une pincée d'arsenic dans son potage, et font écrire sur sa tombe qu'il laisse une veuve inconsolable. Voilà ce que produisent l'infaillibilité prétendue et l'égoïsme déguisé des bons parents.

Si une jeune fille voulait épouser un singe naturalisé homme et français, le père et la mère n'y voudraient pas consentir, et il faudrait bien certainement que le jocko leur fît des sommations respectueuses. Vous dites, vous: Voilà de bons parents; ils ne veulent pas que leur fille se rende malheureuse. Moi je dis: Voilà de détestables égoïstes. Rien n'est plus ridicule que de mettre votre manière de sentir à la place de celle d'un autre: c'est vouloir substituer votre organisation à la sienne. Cet homme veut mourir, c'est qu'il a de bonnes raisons pour cela. Cette demoiselle veut épouser un singe, c'est qu'elle aime mieux un singe qu'un homme. Pourquoi lui refuser la faculté d'être heureuse à sa fantaisie? Qui a le droit, quand elle se trouve heureuse, de lui soutenir qu'elle ne l'est pas? Ce singe l'égratignera en la caressant. Qu'est-ce que cela vous fait, à vous? C'est qu'elle aime mieux être égratignée que caressée. Si, d'ailleurs, son mari l'égratigne, ce n'est pas à la joue de sa maman qu'elle saignera. Qui trouve mauvais que la demoiselle des marais voltige le long des roseaux plutôt qu'entre les rosiers des parterres? Le brochet reproche-t-il à l'anguille sa commère de se tenir sans cesse au fond de la vase plutôt que de venir à l'eau courante qui bouillonne à la surface du fleuve.

Savez-vous pourquoi ces bons parents refusent leur bénédiction à leur fille et à son jocko? Le père, c'est qu'il veut un gendre qui soit peut-être électeur, avec lequel il puisse parler littérature ou politique; la mère, c'est qu'il lui faut un beau jeune homme qui lui donne le bras, qui la mène au spectacle, et qui la conduise à la promenade.

M. Minxit, après avoir décoiffé, avec Benjamin, quelques-unes de ses meilleures bouteilles, le conduisit dans sa maison, dans sa cave, dans ses granges, dans ses écuries; il le promena dans son jardin et le força de faire le tour d'une grande prairie arrosée d'une source vive et plantée d'arbres qui s'étendait derrière l'habitation, et à l'extrémité de laquelle le ruisseau formait un vivier. Tout cela était très-convoitable; malheureusement la fortune ne donne rien pour rien, et en échange de tout ce bien-être, il fallait épouser Mlle Minxit.

Au demeurant, Mlle Minxit en valait bien une autre; elle n'était trop longue que de vingt lignes; elle n'était ni brune ni blanche, ni blonde ni rousse, ni sotte ni spirituelle. C'était une femme comme sur trente il y en a vingt-cinq, elle savait parler très-pertinemment de mille petites choses insignifiantes, et faisait très-bien les fromages à la crême; c'était bien moins elle que le mariage en général qui répugnait à mon oncle, et si, au premier abord elle lui avait déplu, c'est qu'il l'avait vue sous la forme d'une grosse chaîne.

—Voilà ma propriété, dit M. Minxit; quand tu seras mon gendre, elle sera à nous deux, et, ma foi, quand je n'y serai plus…

—Entendons-nous, fit mon oncle, êtes-vous bien sûr que Mlle Arabelle n'a aucune répugnance à m'épouser?

—Et pourquoi en aurait-elle? Tu ne te rends pas justice, Benjamin. N'es-tu pas joli garçon entre tous? n'es-tu pas aimable quand tu le veux et autant que tu le veux? et n'es-tu pas homme d'esprit par-dessus le marché?

—Il y a du vrai dans ce que vous dites, M. Minxit; mais les femmes sont capricieuses, et je me suis laissé dire que Mlle Arabelle avait une inclination pour un gentilhomme de ce pays, un certain de Pont-Cassé.

—Un hobereau, dit M. Minxit, une espèce de mousquetaire qui a mangé, en chevaux fins et en habits brodés, de beaux domaines que lui avait laissés son père. Il m'a, à la vérité, demandé Arabelle; mais j'ai rejeté sa proposition d'une lieue. En moins de deux ans, il eût dévoré ma fortune. Tu conçois que je ne pouvais donner ma fille à un pareil être. Avec cela, c'est un duelliste forcené. Par compensation, un de ces jours il eût débarrassé Arabelle de sa noble personne.

—Vous avez raison, M. Minxit; mais, enfin si cet être est aimé d'Arabelle.

—Fi donc! Benjamin, Arabelle a dans les veines trop de mon sang pour s'amouracher d'un vicomte. Ce qu'il me faut à moi, c'est un enfant du peuple, un homme comme toi, Benjamin, avec lequel je puisse rire, boire et philosopher; un médecin habile qui exploite avec moi ma clientèle, et supplée, par sa science, à ce que n'aura pu nous révéler la divination des urines.

—Un instant, dit mon oncle, je vous préviens, M. Minxit, que je ne veux pas consulter les urines.

—Et pourquoi, monsieur, ne voulez-vous pas consulter les urines? Va, Benjamin, c'était un homme d'un grand sens, cet empereur qui disait à son fils: Est-ce que ces pièces d'or sentent l'urine? Si tu savais tout ce qu'il faut de présente d'esprit, d'imagination, de perspicacité et même de logique pour consulter les urines, tu ne voudrais faire d'autre métier de ta vie. On t'appellera charlatan peut-être; mais qu'est-ce qu'un charlatan? un homme qui a plus d'esprit que la multitude. Et je te le demande, est-ce la bonne volonté qui manque ou l'esprit à la plupart des médecins pour tromper leurs clients?—Tiens, voilà mon fifre qui vient probablement m'annoncer l'arrivée de quelques fioles. Je vais te donner un échantillon de mon art.

Eh bien! fifre, dit M. Minxit au musicien, qu'y a-t-il de nouveau?

—C'est, répondit celui-ci, un paysan qui vient vous consulter.

—Et Arabelle, l'a-t-elle fait jaser?

—Oui, M. Minxit, il vous apporte de l'urine de sa femme, qui est tombée sur un perron et a roulé quatre ou cinq marches: Mlle Arabelle ne se rappelle pas au juste le nombre.

—Diable! dit M. Minxit, c'est bien maladroit de la part d'Arabelle. C'est égal, je remédierai à cela. Benjamin, va m'attendre dans la cuisine avec le paysan; tu sauras ce que c'est qu'un médecin qui consulte les urines.

M. Minxit rentra dans sa maison par la petite porte du jardin, et cinq minutes après il arrivait dans sa cuisine, harrassé, courbaturé, une cravache à la main, et revêtu d'un manteau crotté jusqu'au collet.

—Ouf! dit-il en se jetant sur une chaise; quels abominables chemins! je suis brisé; j'ai fait ce matin plus de quinze lieues; qu'on me débotte bien vite et qu'on me bassine mon lit.

—M. Minxit, je vous en prie, lui dit le paysan lui présentant sa fiole.

—Va-t'en au diable avec ta fiole! dit M. Minxit; tu vois bien que je n'en peux plus. Voilà comme vous êtes tous; c'est toujours au moment où j'arrive de campagne que vous venez me consulter.

—Mon père, dit Arabelle, cet homme aussi est fatigué; ne le forcez pas à revenir demain.

—Eh bien! voyons donc la fiole, dit M. Minxit d'un air extrêmement contrarié; et s'approchant de la fenêtre: cela, c'est de l'urine de ta femme, n'est-ce pas?

—C'est vrai, M. Minxit, dit le paysan.

—Elle a fait une chute, dit le docteur examinant de nouveau la fiole.

—Voilà qui est on ne peut mieux deviné.

—Sur un perron, n'est-il pas vrai?

—Mais vous êtes donc sorcier, M. Minxit?

—Et elle a roulé quatre marches.

—Cette fois, vous n'y êtes plus, M. Minxit; elle en a bien roulé cinq.

—Allons donc, c'est impossible; va recompter les marches de ton perron, et tu verras qu'il n'y en a que quatre.

—Je vous assure, monsieur, qu'il y en a cinq, et qu'elle n'en a pas évité une.

—Voilà qui est étonnant, dit M. Minxit, examinant de nouveau la fiole; cependant, il n'y a bien là-dedans que quatre marches. À propos, m'as-tu apporté toute l'urine que ta femme t'avait remise?

—J'en ai jeté un peu à terre, parce que la fiole était trop pleine.

—Je ne suis plus surpris si je ne trouvais pas mon compte; voilà la cause du déficit: c'est la cinquième marche que tu as renversée, maladroit! Alors nous allons traiter la femme comme ayant roulé cinq marches d'un perron. Et il donna au paysan cinq ou six petits paquets et autant de fioles, le tout étiqueté en latin.

—J'aurais cru, dit mon oncle, que vous auriez d'abord pratiqué une abondante saignée.

—Si c'eût été une chute de cheval, une chute d'arbre, une chute sur la route, oui; mais une chute sur un perron, voilà toujours comme cela se traite.

Une jeune fille vint après le paysan.

—Eh bien! lui dit le docteur, comment va ta mère?

—Beaucoup mieux, M. Minxit; mais elle ne peut reprendre ses forces, et je venais vous demander ce qu'elle doit faire.

—Tu me demandes ce qu'il faut lui faire, et je parie que vous n'avez pas le sou pour acheter des remèdes!

—Hélas! non, mon bon M. Minxit; car mon père n'a plus d'ouvrage depuis huit jours.

—Alors, pourquoi diable ta mère s'avise-t-elle d'être malade?

—Soyez tranquille, M. Minxit; aussitôt que mon père travaillera, vous serez payé de vos visites: il m'a bien chargée de vous le dire.

—Bon! voilà encore une autre sottise! Il est donc fou ton père de vouloir me payer mes visites quand il n'a pas de pain!… Pour qui me prend-il donc, ton imbécile de père?… Tu iras ce soir avec ton âne chercher un sac de mouture à mon moulin, et tu vas emporter un panier de vin vieux avec un quartier de mouton; voilà, pour le moment, ce qu'il faut à ta mère. Si d'ici à deux ou trois jours ses forces ne reviennent point, tu me le feras dire. Va, mon enfant.

—Eh bien! dit M. Minxit à Benjamin, comment trouves-tu la médecine des urines?

—Vous êtes un brave et digne homme, M. Minxit; voilà ce qui vous excuse; mais, diable! vous ne me ferez toujours pas traiter une chute de perron autrement que par la saignée.

—Alors, tu n'es qu'un conscrit en médecine; tu ne sais donc pas qu'il faut des drogues aux paysans, sinon ils croient que vous les négligez?

Eh bien donc, tu ne consulteras pas les urines; mais, c'est dommage, tu aurais fait un joli sujet.

VII

CE QUI SE DIT À LA TABLE DE M. MINXIT

L'heure du dîner arriva; quoique M. Minxit n'eût invité que quelques personnes autres que celles à nous connues, le curé, le tabellion et un de ses confrères du voisinage, la table était chargée d'une profusion de canards et de poulets, les uns couchés dans une majestueuse intégrité au milieu de leur sauce, les autres étalant symétriquement, sur l'ellipse de leur plat leurs membres désarticulés. Le vin était, du reste, d'une certaine côte de Trucy, dont les ceps, malgré le nivellement qui a passé sur nos vignobles comme sur notre société, ont conservé leur aristocratie, et jouissent encore d'une réputation méritée.

—Mais, dit mon oncle à M. Minxit, à l'aspect de cette abondance homérique, il y a ici toute une basse-cour; cela suffirait à rassasier une compagnie de dragons après la grande manoeuvre. Est-ce que par hasard vous attendez notre ami Arthus?

—J'aurais fait mettre une broche de plus, répondit en riant M. Minxit. Mais si nous ne pouvons venir à bout de tout cela, il se trouvera bien des gens qui achèveront notre besogne. Et mes officiers, c'est-à-dire ma musique, et les clients qui viendront demain m'apporter leurs fioles, est-ce qu'il ne faut pas que je songe à eux? J'ai pour principe, moi, que celui qui ne fait préparer à dîner que pour lui n'est pas digne de dîner.

—C'est juste, répliqua mon oncle. Et après cette réflexion philosophique, il se mit à attaquer les poulets de M. Minxit, comme s'il eût eu contre eux une inimitié personnelle.

Les convives se convenaient; du reste, mon oncle convenait à tout le monde, et tout le monde lui convenait. Ils jouissaient franchement et très-bruyamment de l'hospitalité plantureuse de M. Minxit.

—Fifre, dit celui-ci à un des valets qui servaient à table, fais apporter du Bourgogne, et va dire à la musique qu'elle se rende ici avec armes et bagages; il n'y a point d'exemption pour les hommes ivres.

La musique arriva bientôt et se rangea autour de la salle. M. Minxit, ayant décoiffé quelques bouteilles de Bourgogne, leva solennellement son verre plein:

—Messieurs, dit-il, à la santé de M. Benjamin Rathery, le premier médecin du bailliage; je vous le présente comme mon gendre, et vous prie de l'aimer comme vous m'aimez.—Allez, musique!

Alors, un bruit infernal de grosse caisse, de triangle, de cymbales et de clarinettes éclata dans la salle, et mon oncle se trouva obligé de demander grâce pour les convives.

Cette notification, un peu trop officielle et trop prématurée, fit faire à Mlle Minxit une grosse moue et une large grimace. Benjamin, qui avait bien autre chose à faire qu'à épiloguer ce qui se passait autour de lui, ne s'aperçut de rien; mais cette marque de répugnance n'échappa pas à ma grand'mère. Son amour-propre en fut vivement blessé; car, si Benjamin n'était pas pour tout le monde le plus joli garçon du pays, il l'était au moins pour sa soeur. Après avoir remercié M. Minxit de l'honneur qu'il faisait à son frère, elle ajouta, mordant dans chaque syllabe comme si elle eût tenu la pauvre Arabelle sous ses dents, que la principale, l'unique raison qui avait déterminé Benjamin à solliciter l'alliance de M. Minxit, c'était la haute considération dont lui, M. Minxit, jouissait dans toute la contrée.

Benjamin crut que sa soeur avait dit une sottise, et il se hâta d'ajouter:

—Et aussi les grâces et les charmes de toute espèce dont Mlle Arabelle est si abondamment pourvue, et qui promettent à l'heureux mortel qui sera son époux des jours filés d'or et de soie.

Puis, comme pour apaiser le remords qu'il éprouvait de ce triste compliment, le seul qu'il eût encore dépensé avec Mlle Minxit et que sa soeur l'avait obligé de commettre, il se mit à dévorer avec acharnement une aile de poulet, et vida d'un trait un grand verre de vin de Bourgogne.

Il y avait là trois médecins; on devait parler médecine, et on en parla.

—Vous disiez tout à l'heure, M. Minxit, dit Fata, que votre gendre était le premier médecin du bailliage. Je ne proteste pas pour moi… quoiqu'on ait fait certaines cures… mais que pensez-vous du docteur Arnout, de Clamecy?

—Demandez cela à Benjamin, dit M. Minxit; il le connaît mieux que moi.

—Oh! M. Minxit, répondit mon oncle; un concurrent!…

—Qu'est-ce que cela fait? Est-ce que tu as besoin de rabaisser tes concurrents, toi? Dis-nous ce que tu en penses pour obliger Fata.

—Puisque vous le voulez, je pense que le docteur Arnout a une superbe perruque.

—Et pourquoi, dit Fata, un médecin à perruque ne vaudrait-il pas un médecin à queue?

—La question est d'autant plus délicate que vous avez vous-même une perruque, M. Fata; mais je vais tâcher de m'expliquer sans blesser l'amour-propre de qui que ce soit.

Voilà un médecin qui a des connaissances plein la tête, qui a fouillé tous les bouquins écrits sur la médecine, qui sait de quels mots grecs viennent les cinq à six cents maladies qui atteignent notre pauvre humanité. Eh bien! s'il n'a qu'une intelligence bornée, je ne voudrais pas lui confier mon petit doigt à guérir; je donnerais la préférence à un bateleur intelligent, car sa science à lui, c'est une lanterne qui n'est pas éclairée. On a dit: Tant vaut l'homme, tant vaut la terre; il serait aussi vrai de dire: Tant vaut l'homme, tant vaut la science; et cela est surtout vrai de la médecine, qui est une science conjecturale. Là il faut deviner les causes par des effets équivoques et incertains: ce pouls qui reste muet sous le doigt d'un sot, fait à l'homme d'esprit des confidences merveilleuses. Allez, deux choses sont surtout nécessaires pour réussir en médecine, et ces deux choses ne s'acquièrent pas: c'est la perspicacité et l'intelligence.

—Tu oublies, dit M. Minxit en riant, les cymbales et la grosse caisse.

—Oh! fit Benjamin, à propos de votre grosse caisse, il me vient une excellente idée: auriez-vous une place vacante dans votre musique?

—Pour qui donc? dit M. Minxit.

—Pour un vieux sergent de ma connaissance et un caniche, répondit
Benjamin.

—Et de quel instrument peuvent s'escrimer tes deux protégés?

—Je ne sais pas, dit Benjamin; de celui que vous voudrez, probablement.

—Nous pourrons toujours faire panser mes quatre chevaux à ton vieux sergent, en attendant que mon maître de musique l'ait mis au courant d'un instrument quelconque, ou bien il pilera mes drogues.

—À propos, dit mon oncle, nous pourrions en tirer un meilleur parti. Il a une figure rissolée comme un poulet qui sort de la broche; on dirait qu'il n'a fait, toute sa vie, que de passer et repasser sous la ligne: vous le prendriez pour le bonhomme Tropique en personne; avec cela, il est sec comme un vieil os brûlé: nous dirons que c'est un sujet dont nous avons extrait la graisse pour composer nos pommades: cela se placera mieux que de la graisse d'ours; ou bien nous le ferons passer pour un vieillard nubien de cent quarante ans, qui aura prolongé ses jours jusqu'à cet âge extraordinaire avec un élixir de longue vie, dont il nous aura transmis le secret moyennant une pension viagère. Or, ce précieux élixir, nous le vendrons pour la bagatelle de quinze sous la fiole: ce ne sera pas la peine de s'en passer.

—Fichtre! dit M. Minxit, je vois que tu entends la médecine à grand orchestre; envoie-moi ton homme quand tu voudras, je le prends à mon service, soit comme Nubien, soit comme vieillard desséché.

En ce moment un domestique entra dans la salle, tout effaré, et dit à mon oncle qu'il y avait dans l'écurie une vingtaine de femmes qui arrachaient la queue de son âne, et que, comme il avait voulu les disperser à coups de fouet, elles avaient failli le mettre en pièces avec le tranchant de leurs ongles.

—Je vois ce que c'est, dit mon oncle, éclatant de rire: elles arrachent les crins de l'âne de la sainte Vierge pour faire des reliques.

M. Minxit voulut qu'on lui expliquât l'affaire.

—Messieurs, s'écria-t-il quand mon oncle eut terminé son récit, nous sommes des impies si nous n'adorons Benjamin pasteur: il faut que vous en fassiez un saint.

—Je proteste, dit Benjamin; je ne veux pas aller en paradis, car je n'y rencontrerais aucun de vous.

—Oui, riez, messieurs, dit ma grand'mère après avoir ri elle-même; cela ne me fait pas rire, moi; voilà toujours le résultat des mauvaises farces de Benjamin: M. Durand nous fera payer son âne, si nous ne le lui rendons tel qu'il nous l'a confié.

—En tout cas, dit mon oncle, il ne peut toujours nous en faire payer que la queue. L'homme qui m'aurait coupé la queue, à moi,—et ma queue vaut bien assurément, sans la flatter, celle de l'âne de M. Durand—serait-il donc aussi coupable devant la justice que s'il m'eût tué tout entier?

—Assurément non, dit M. Minxit, et s'il faut t'en dire mon avis, je ne t'en estimerais pas une obole de moins.

Cependant, la cour s'emplissait de femmes qui se tenaient dans une posture respectueuse, comme on se tient autour d'une chapelle trop étroite tandis qu'on y célèbre l'office, et dont un grand nombre étaient à genoux.

—Il faut que vous nous débarrassiez de ce monde, dit M. Minxit à
Benjamin.

—Rien de plus facile, répondit celui-ci.

Il se mit alors à la fenêtre et dit à ces bonnes gens qu'ils auraient tout le temps de voir la sainte Vierge; qu'elle se proposait de rester deux jours chez M. Minxit, et que le lendemain dimanche, elle ne manquerait pas d'assister à la grand'messe. Sur cette assurance, le peuple se retira satisfait.

—Voilà, dit le curé, des paroissiens qui ne me font pas beaucoup d'honneur; il faut que dimanche je leur en dise quelque chose dans mon prône. Comment peut-on être si borné de prendre pour une chose sainte la queue crottée d'un bourriquet?

—Mais, pasteur, répondit Benjamin, vous qui êtes à table si philosophe, n'avez-vous pas, dans votre église, deux ou trois os blancs comme du papier, qui sont sous verre, et que vous appelez les reliques de saint Maurice?

—Ce sont des reliques épuisées, poursuivit M. Minxit; il y a plus de cinquante ans qu'elles n'ont fait de miracles. M. le curé ferait bien de s'en débarrasser et de les vendre pour composer du noir animal. Moi-même, je les prendrais pour faire de l'album græcum s'il voulait me les céder à juste prix.

—Qu'est-ce que c'est que cela de l'album græcum? fit naïvement ma grand'mère.

—Madame, ajouta M. Minxit en s'inclinant, c'est du blanc grec: je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage.

—Pour moi, dit le tabellion, petit vieillard en perruque blanche, dont l'oeil était plein de malice et de vivacité, je ne reproche pas au pasteur la place honorable qu'il a donnée, dans son église, aux tibias de saint Maurice: saint Maurice, sans aucun doute, avait des tibias de son vivant. Pourquoi ne seraient-ils pas ici aussi bien qu'ailleurs? Je suis même étonné d'une chose, c'est que la fabrique ne possède pas les bottes à l'écuyère de notre patron. Mais je voudrais qu'à son tour le pasteur fût plus tolérant, et qu'il ne reprochât pas à ses paroissiens la foi qu'ils ont au Juif-Errant. Ne pas croire assez est aussi bien une marque d'ignorance que de trop croire.

—Comment! reprit vivement le curé, vous, M. le tabellion, vous croiriez au Juif-Errant?

—Pourquoi donc n'y croirais-je pas aussi bien qu'à saint Maurice?

—Et vous, M. le docteur, dit-il en s'adressant à Fata, croyez-vous au
Juif-Errant?

—Hum, hum, fit celui-ci en absorbant une grosse prise de tabac.

—Pour vous, respectable M. Minxit…

—Moi, interrompit M. Minxit, je pense comme le confrère, excepté qu'au lieu d'une prise de tabac, c'est un verre de vin que je m'administre.

—Vous, du moins, M. Rathery, qui passez pour un philosophe, j'espère bien que vous ne faites pas au Juif-Errant l'honneur de croire à ses éternelles pérégrinations.

—Pourquoi pas? dit mon oncle; vous croyez bien à Jésus-Christ, vous?

—Oh! c'est différent, répondit le curé. Je crois à Jésus-Christ, parce que ni son existence ni sa divinité ne peuvent être révoquées en doute; parce que les évangéltstes qui ont écrit son histoire sont des hommes dignes de foi; parce qu'ils n'ont pu se tromper; parce qu'ils n'avaient pas d'intérêt à tromper leur prochain, et que, quand bien même ils l'eussent voulu, la fraude n'eût pu s'accomplir.

Si les faits consignés par eux étaient controuvés; si l'Évangile n'était, comme le Télémaque, qu'une espèce de roman philosophique et religieux, à l'apparition de ce livre fatal qui devait répandre le trouble et la division à la surface de la terre; qui devait séparer l'époux de l'épouse, les enfants de leurs pères; qui réhabilitait la pauvreté; qui faisait l'esclave l'égal du maître; qui heurtait toutes les idées admises; qui honorait tout ce qui jusqu'alors avait été méprisé, et jetait comme ordures, au feu de l'enfer, tout ce qui avait été honoré; qui renversait la vieille religion des païens, et sur ses débris établissait, à la place d'autels, le gibet d'un pauvre fils de charpentier…

—M. le curé, dit M. Minxit, votre période est trop longue: il faut la couper par un verre de vin.

M. le curé, donc, ayant bu un verre de vin, poursuivit:

—À l'apparition de ce livre, dis-je, les païens eussent jeté un immense cri de protestation, et les Juifs, qu'il accusait du plus grand crime qu'un peuple puisse commettre, d'un déicide, l'eussent poursuivi de leurs éternelles réclamations.

—Mais, dit mon oncle, le Juif-Errant a pour lui une autorité qui n'est pas moins puissante que celle de l'Évangile: c'est la complainte des bourgeois de Bruxelles en Brabant, qui le rencontrèrent aux portes de la ville, et le régalèrent d'un pot de bière fraîche.

Les évangélistes sont des hommes dignes de foi, soit; mais, au fait, ces évangélistes, à l'inspiration près, que sont-ils? des hommes de rien; des hommes qui n'avaient ni feu ni lieu, qui ne payaient point de contributions, et que poursuivrait aujourd'hui le parquet pour vagabondage. Les bourgeois de Bruxelles, au contraire, étaient des hommes établis, des hommes qui avaient pignon sur rue; plusieurs, j'en suis bien sûr, étaient syndics ou marguilliers. Si les évangélistes et les bourgeois de Bruxelles pouvaient avoir une discussion devant le bailli, je suis bien sûr que c'est aux bourgeois de Bruxelles que le magistrat déférerait le serment.

Les bourgeois de Bruxelles n'ont pu se tromper; car enfin un bourgeois, ce n'est pas un mannequin, un gargamelle, un homme de pain d'épice, et il n'est pas plus difficile de distinguer un vieillard de dix-sept cents ans passés d'un moderne, que de distinguer un vieillard de l'espèce commune d'un enfant de cinq ans.

Les bourgeois de Bruxelles n'avaient aucun intérêt à tromper leurs concitoyens: peu leur importait, à eux, qu'il y eût ou qu'il n'y eût pas un homme qui marche toujours. Et quel honneur pouvait-il leur revenir de s'être attablés dans une brasserie avec le superlatif des vagabonds, avec une espèce de damné, plus misérable cent fois qu'un galérien, auquel je ne voudrais pas, moi, ôter mon chapeau, et d'avoir bu avec lui de la bière fraîche? Et même, à bien prendre la chose, ils ont agi, en publiant leur complainte, plutôt contre leur intérêt que dans leur intérêt; car ce morceau de poésie n'est pas de nature à donner une haute opinion de leur valeur poétique; et le tailleur Millot-Rataut, dont j'ai mainte fois surpris le grand-noël autour d'un morceau de fromage de Brie, est un Virgile en comparaison d'eux.

Les bourgeois de Bruxelles n'auraient pu tromper leurs concitoyens, quand bien même ils l'auraient voulu; si les faits célébrés dans leur complainte étaient controuvés, à l'apparition de cet écrit, les habitants de Bruxelles eussent réclamé; la police eût cherché sur ses registres si un sieur Isaac Laquedem n'était pas passé tel jour à Bruxelles, et, elle eût réclamé; les cordonniers, dont le procédé brutal du Juif-Errant, qui tirait lui-même de la manicle, a déshonoré à tout jamais la vénérable confrérie, n'eussent pas manqué de réclamer; c'eût été, en un mot, un concert de réclamations à faire crouler les tours de la capitale du Brabant.

D'ailleurs, sous le rapport de la crédibilité, la complainte du Juif-Errant a sur l'Évangile de notables avantages; elle n'est point tombée du ciel comme un aérolithe; elle a une date précise: le premier exemplaire a été déposé à la bibliothèque royale, bien et dûment revêtu du nom de l'imprimeur et de la désignation de son domicile. L'Évangile cependant n'a point de date. À la complainte de Bruxelles est joint le portrait du Juif-Errant, en tricorne, en polonaise, en bottes à l'écuyère, et portant une canne démesurée; cependant, aucune médaille qui nous transmette l'effigie de Jésus-Christ n'est venue jusqu'à nous. La complainte du Juif-Errant a été écrite dans un siècle éclairé, investigateur, plus disposé à retrancher de ses croyances qu'à ajouter; l'Évangile, au contraire, a apparu tout à coup comme un flambeau allumé, on ne sait par qui, au milieu des ténèbres d'un siècle livré à de grossières superstitions, et chez un peuple plongé dans l'ignorance la plus profonde, et dont l'histoire n'est qu'une longue suite d'actes de superstition et de barbarie.

—Permettez, M. Benjamin, dit le notaire; vous avez dit que les bourgeois de Bruxelles n'avaient pu se tromper sur l'identité du Juif-Errant; cependant, les habitants de Moulot vous ont pris ce matin pour le Juif-Errant; vous avez même, en cette qualité, fait en présence de tout le peuple de Moulot un miracle authentique; votre démonstration pèche donc par un côté, et vos règles, relativement à la certitude historique, ne sont pas infaillibles.

—L'objection est forte, dit Benjamin en se grattant la tête. Je conviens qu'il m'est impossible d'y répondre; mais elle s'applique aussi bien au Jésus-Christ de monsieur qu'à mon Juif-Errant.

—Ah ça! interrompit ma grand'mère, qui allait toujours au fait, j'espère que tu crois en Jésus-Christ, Benjamin?

—Sans doute, ma chère soeur, je crois à Jésus-Christ. J'y crois d'autant plus fermement que sans croire à la divinité de Jésus-Christ on ne peut croire à l'existence de Dieu; que les seules preuves qu'il y ait de l'existence de Dieu, ce sont les miracles de Jésus-Christ. Mais, fichtre! cela ne m'empêche pas de croire au Juif-Errant, ou, pour mieux dire, voulez-vous que je vous explique ce que c'est, pour moi, que le Juif-Errant?

Le Juif-Errant, c'est l'effigie du peuple juif, crayonnée par quelque poète inconnu d'entre le peuple, sur les murs d'une chaumière. Ce mythe est si frappant qu'il faudrait être aveugle pour ne pas le reconnaître.

Le Juif-Errant n'a point de toit, point de foyer, point de domicile légal et politique: le peuple juif n'a point de patrie.

Le Juif-Errant est obligé de marcher sans s'arrêter, sans prendre haleine, ce qui doit être très-fatigant pour lui avec des bottes à l'écuyère. Il a déjà fait sept fois le tour du monde. Le peuple juif n'est établi nulle part d'une manière fixe; il demeure partout sous des tentes; il va et vient incessamment comme les flots de l'Océan, et lui aussi, comme une écume qui flotte à la surface des nations, comme un fétu emporté par le cours de la civilisation, a déjà fait bien des fois le tour du monde.

Le Juif-Errant a toujours cinq sous dans sa poche. Le peuple juif, ruiné sans cesse par les exactions de la noblesse féodale et par les confiscations des rois, revenait toujours, comme un liége qui du fond de l'eau remonte à sa surface, à une situation prospère. Son opulence repoussait d'elle-même.

Le Juif-Errant ne peut dépenser que cinq sous à la fois. Le peuple juif, obligé de dissimuler ses richesses, est devenu chiche et parcimonieux: il dépense peu.

Le supplice du Juif-Errant durera toujours. Le peuple juif ne peut pas plus se réunir en corps de nation que les cendres d'un chêne frappé par la foudre ne peuvent se réunir en arbres: il est dispersé jusqu'à la consommation des siècles à la surface de la terre.

À sérieusement parler, c'est sans doute une superstition de croire au Juif-Errant; mais je vous dirai ce qui est dit dans l'Évangile: Que celui qui est exempt de toute superstition jette aux habitants de Moulot le premier sarcasme! Le fait est que nous sommes tous superstitieux, les uns plus, les autres moins, et souvent celui qui a une loupe sur l'oreille, grosse comme une pomme de terre, se gausse de celui qui a un poireau au menton.

Il n'y a pas deux chrétiens qui aient les mêmes croyances, qui admettent et rejettent les mêmes choses. L'un fait maigre le vendredi et ne va pas aux offices; l'autre va aux offices et met le pot au feu le vendredi; cette dame se moque du vendredi comme du dimanche, et se croirait damnée si elle n'était pas mariée à l'église.

Soit la religion une bête à sept cornes. Celui qui ne croit qu'à six de ses cornes se moque de celui qui croit à la septième; celui qui ne lui accorde que cinq cornes se moque de celui qui lui en reconnaît six. Le déiste survient qui se moque de tous ceux qui croient que la religion a des cornes, et enfin passe l'athée, qui se moque de tous les autres; et, pourtant, l'athée croit à Cagliostro et se fait tirer les cartes. En définitive, il n'y a qu'un homme qui ne soit pas superstitieux, c'est celui qui ne croit qu'à ce qui lui est démontré.

Il était nuit et plus que nuit, quand ma grand'mère déclara qu'elle voulait partir.

—Je ne laisserai partir Benjamin qu'à une condition, dit M. Minxit, c'est qu'il me promettra d'assister dimanche à une grande partie de chasse que je décrète en son honneur: il faut bien qu'il fasse connaissance avec ses bois et les lièvres qui sont dedans.

—Mais, dit mon oncle, c'est que je ne sais pas les premiers éléments de la chasse. Je distinguerais très-bien un civet ou un râble de lièvre d'une gibelotte de lapin; mais que Millot-Rataut me chante son grand-noël si je suis capable de distinguer un lièvre qui court d'un lapin courant.

—Tant pis pour toi, mon ami; mais c'est une raison de plus pour que tu viennes: il faut bien connaître un peu de tout.

—Vous verrez, M. Minxit, que je ferai un malheur: je tuerai un de vos instruments de musique.

—Fichtre! ne t'avise pas de cela, au moins; il faudrait que je le payasse plus cher qu'il ne vaut à sa famille désolée. Mais, pour éviter tout accident, tu chasseras avec ton épée.

—Eh bien! je promets, dit mon oncle.

Et, là-dessus, il prit congé, avec sa chère soeur, de M. Minxit.

—Savez-vous, dit Benjamin à ma grand'mère quand ils furent sur le chemin, que j'aimerais mieux épouser M. Minxit que sa fille?

—Il ne faut vouloir que ce qu'on peut, et tout ce qu'on peut il faut le vouloir, répondit sèchement ma grand'mère.

—Mais…

—Mais… prenez garde à l'âne, et ne le piquez pas, comme ce matin, de votée épée; voilà tout ce que je vous demande.

—Vous me boudez, ma soeur; je voudrais savoir pourquoi?

—Eh bien! je vais vous le dire: parce que vous avez trop bu, trop discuté, et que vous n'avez rien dit à mademoiselle Arabelle. Maintenant, laissez-moi tranquille.

VIII

COMMENT MON ONCLE EMBRASSA UN MARQUIS.

Le samedi suivant, mon oncle alla coucher à Corvol.

On partit le lendemain au lever du soleil. M. Minxit était accompagné de tous ses gens et de plusieurs amis, dont le confrère Fasta faisait partie. C'était par un de ces jours splendides que le sombre hiver, semblable à un geôlier qui sourit, donne de temps en temps à la terre; février semblait avoir emprunté au mois d'avril son soleil; le ciel était limpide, et le vent du midi emplissait l'atmosphère d'une molle tiédeur; la rivière fumait au loin entre les saules, la gelée blanche du malin pendait en gouttelettes aux branches des buissons; les petits pâtres chantaient pour la première fois de l'année dans les prés, et les ruisselets qui descendent de la montagne du Flez, réveillés par la chaleur du soleil, gazouillaient au pied des haies.

—M. Fata, dit mon oncle, voilà une belle journée! Est-ce que nous la passerons entre les rameaux mouillés des bois?

—Ce n'est pas mon avis, confrère, répondit celui-ci. Si vous voulez venir chez moi, je vous montrerai un enfant à quatre têtes que j'ai serré dans un bocal. M. Minxit m'en offre trois cents francs.

—Vous feriez bien de le lui céder, dit mon oncle, et de mettre du cassis à la place.

Cependant, comme il avait de bonnes jambes et qu'il n'y avait que deux petites lieues de là à Varzy, il se décida à suivre le confrère. Ils quittèrent donc, Fata et lui, le gros des chasseurs, et s'enfoncèrent dans un chemin de travers qui s'égarait dans la prairie. Bientôt ils se trouvèrent vis-à-vis Saint-Pierre-du-Mont. Or, Saint-Pierre-du-Mont est un gros monticule situé sur la route de Clamecy à Varzy. Il est à sa base revêtu de prairies et tout ruisselant de sources, mais ras et nu à son sommet. Vous diriez une grande motte de terre soulevée dans la plaine par une taupe gigantesque. Sur son crâne pelé et teigneux était alors un reste de château féodal, aujourd'hui remplacé par une élégante maison de campagne qu'habite un engraisseur de bestiaux: car c'est ainsi que, par un travail insensible, les oeuvres de l'homme, comme celle de la nature, se décomposent et recomposent.

Les murs du castel étaient démantelés, ses créneaux édentés en maints endroits; les tours semblaient avoir été cassées par le milieu, et elles étaient réduites à l'état de tronçons; ses fossés, taris à moitié, étaient encombrés par de grandes herbes et une forêt de roseaux, et son pont-levis avait fait place à un pont de pierre: l'ombre sinistre de ce vieux débris de la féodalité attristait tous les environs; les chaumières avaient reculé devant lui; les unes étaient allées sur le coteau voisin former le village de Flez, les autres étaient descendues dans la vallée et s'étaient groupées en hameau le long de la route.

Le maître de cette vieille gentilhommière était alors un certain marquis de Cambyse. M. de Cambyse était grand, épais, fortement charpenté et avait la force d'un géant. Vous eussiez dit une ancienne armure faite de chair. Il était d'un caractère violent, emporté, susceptible jusqu'à l'excès, ne pouvant supporter aucune contradiction, et d'un orgueil qui allait jusqu'à la sottise; il était d'ailleurs entiché de sa noblesse et s'imaginait que les Cambyse étaient une oeuvre hors ligne dans la création.

Il avait été quelque temps officier de mousquetaires, je ne sais de quelle couleur; mais il était mal à son aise à la cour: sa volonté s'y trouvait comprimée, sa violence ne pouvait y faire explosion, et il était d'ailleurs étouffé au milieu de cette poussière de hobereaux qui chatoyaient et tourbillonnaient autour du trône. Il était revenu dans ses terres et il y vivait en petit monarque. Le temps avait emporté un à un les vieux privilèges de la noblesse; mais, lui, il les avait gardés de fait et il les exerçait dans toute leur plénitude. Il était encore maître absolu non-seulement de ses domaines, mais encore dans tout le pays des environs. C'était, à la rondache près, un véritable seigneur féodal. Il rossait les paysans, il leur prenait leurs femmes quand elles étaient gentilles, il envahissait leurs terres avec ses meutes, foulait leurs récoltes aux pieds de ses valets, et faisait mille avanies aux bourgeois qui se laissaient rencontrer par lui autour de sa montagne.

Il faisait du despotisme et de la violence par caprice, par divertissement et surtout par amour propre. Afin d'être le personnage le plus éminent du pays, il avait voulu en être le plus méchant. Il ne savait pas de meilleures manières pour démontrer sa supériorité aux gens que de les opprimer. Pour être célèbre, il s'était fait méchant. C'était au volume près, la puce qui ne peut vous faire apercevoir de sa présence entre vos draps qu'en vous piquant. Quoique riche, il avait des créanciers. Mais il se faisait un point d'honneur de ne pas les payer. Telle était la terreur de son nom que vous n'eussiez pas trouvé dans le pays un huissier pour l'assigner. Un seul, le père Ballivet, avait osé lui remettre une cédule en main propre et parlant à sa personne, mais il y avait risqué sa vie. Honneur donc au généreux père Ballivet, huissier royal, qui exploitait pour tout le monde et deux lieues au delà, ainsi que le disaient les mauvais plaisants du pays pour ternir la gloire de ce grand huissier.

Voici du reste comment il s'y était pris. Il avait empaqueté sa cédule dans une demi-douzaine d'enveloppes perfidement cachetées et l'avait présentée à M. de Cambyse comme un paquet venant du château de Vilaine. Tandis que le marquis démaillotait l'exploit, il s'était esquivé sans bruit, avait gagné la grande porte et avait enfourché son cheval qu'il avait attaché à un arbre à quelque distance du château. Quand le marquis eut connaissance de ce que contenait le paquet, furieux d'avoir été la dupe d'un huissier, il ordonna à ses domestiques de courir sur ses traces; mais le père Ballivet était hors de leur portée et se moquait d'eux par un geste que je ne puis reproduire ici.

Du reste, M. de Cambyse ne se faisait guère plus de scrupule de décharger son fusil sur un paysan que sur un renard. Il en avait déjà détérioré deux ou trois, qu'on appelait dans le pays les estropiés de M. de Cambyse, et plusieurs habitants quasi-notables de Clamecy avaient été victimes de ses très-mauvaises plaisanteries. Quoiqu'il ne fût pas encore bien vieux, il y avait déjà dans la vie de cet honorable seigneur assez de sanglantes espiègleries pour faire deux forçats à perpétuité; mais sa famille était bien à la cour: la protection de ses nobles cousins le mettait à l'abri de toute poursuite. Et au fait, chacun prend son plaisir où il le trouve. Le bon roi Louis XV, tandis qu'il prenait à Versailles de si doux et de si joyeux ébats, tandis qu'il donnait des fêtes aux gentilshommes de sa cour, ne voulait pas que ses gentilshommes de province s'ennuyassent dans leurs terres, et il eût été très-contrarié que les paysans à faire crier sous le bâton, ou les bourgeois à désoler leur eussent fait faute. Louis, dit le Bien-Aimé, tenait à mériter l'amour que lui avaient décerné ses sujets. Ainsi donc, il est bien entendu que le marquis de Cambyse était inviolable comme un roi constitutionnel, et qu'il n'y avait pour lui ni justice ni maréchaussée.

Benjamin aimait à déclamer contre M. de Cambyse; il l'appelait le Gessler des environs, et il manifestait souvent le désir de se trouver en la présence de cet homme; ses souhaits ne furent que trop tôt accomplis, comme vous allez le voir.

Mon oncle, en sa qualité de philosophe, se mit en contemplation devant les vieux créneaux noirs et ébréchés qui déchiraient l'azur du ciel.

—M. Rathery, lui dit le confrère le tirant par la manche, il ne fait pas bon autour de ce château, je vous en préviens.

—Comment, M. Fata, vous aussi vous avez peur d'un marquis?

—Mais, M. Rathery, c'est que je suis, moi, un médecin à perruque.

—Voilà comme ils sont tous! s'écria mon oncle, donnant un libre cours à son indignation; ils sont trois cents roturiers contre un gentilhomme, et ils souffrent qu'un gentilhomme leur passe sur le ventre; encore s'aplatissent-ils le plus qu'ils peuvent de peur que ce noble personnage ne trébuche!

—Que voulez-vous, M. Rathery, contre la force…

—Mais c'est vous qui l'avez la force, malheureux! Vous ressemblez au boeuf qui se laisse conduire par un enfant, de sa verte prairie à l'abattoir. Oh! le peuple est lâche! il est lâche! je le dis avec amertume, comme une mère dit que son enfant a mauvais coeur. Toujours il abandonne au bourreau ceux qui se sont sacrifiés pour lui, et s'il manque une corde pour les pendre, il se charge de la fournir. Deux mille ans ont passé sur la cendre des Gracques, et dix-sept cent cinquante ans sur le gibet de Jésus-Christ, et c'est toujours le même peuple. Il a quelquefois des lubies de courage; il jette le feu par la bouche et les naseaux; mais la servitude est son état normal et il y revient toujours, comme un serin apprivoisé revient toujours à sa cage. Vous voyez passer le torrent gonflé par un soudain orage et vous le prenez pour un fleuve. Vous repassez le lendemain, et vous ne trouvez plus qu'un honteux filet d'eau qui se cache sous les herbes de ses rives, et qui n'a laissé de son passage que quelques pailles aux branches des arbustes. Il est fort quand il veut l'être; mais prenez-y garde, sa force ne dure qu'un instant: ceux qui s'appuient sur lui bâtissent leur maison sur la face glacée d'un lac.

En ce moment, un homme en riche costume de chasse traversait la route, suivi de chiens aboyants et d'une longue traînée de valets. Fata pâlit.

—M. de Cambyse! dit-il à mon oncle; et il salua profondément; mais
Benjamin resta droit et couvert comme un grand d'Espagne.

Or, rien n'était plus propre à choquer le terrible marquis que l'outrecuidance de ce vilain qui lui refusait un banal hommage sur la lisière de ses domaines et en présence de son château. C'était d'ailleurs d'un très-mauvais exemple et qui pouvait devenir contagieux.

—Manant! dit-il à mon oncle avec son air de gentilhomme pourquoi ne me salues-tu pas?

—Toi-même, répondit mon oncle en le toisant du haut en bas de son oeil gris, pourquoi ne m'as-tu pas salué?

—Ne sais-tu pas que je suis le marquis de Cambyse, seigneur de tout ce pays?

—Et toi, ignores-tu que je suis Benjamin Rathery, docteur en médecine de Clamecy?

—Vraiment, dit le marquis, tu es carabin? je l'en fais mon compliment; voilà un beau titre que tu as là.

—C'est un titre qui vaut bien le tien! pour l'acquérir, il m'a fallu subir de longues et sérieuses études. Mais toi, ce de que tu mets devant ton nom, que t'a-t-il coûté? Le roi peut faire vingt marquis par jour, mais je le défie, avec sa toute-puissance, de faire un médecin; un médecin a son utilité, tu le reconnaîtras peut-être plus tard; mais un marquis, à quoi cela sert-il?

M. le marquis de Cambyse avait bien déjeuné ce jour-là. Il était de bonne humeur.—Voilà, dit-il à son intendant, un plaisant original; j'aime mieux l'avoir rencontré qu'un chevreuil. Et celui-là, ajouta-t-il en montrant Fata du doigt, quel est-il?

—M. Fata, de Varzy, monseigneur, dit le médecin faisant une seconde génuflexion.

—Fata, dit mon oncle, vous êtes un polisson, je m'en doutais; mais vous me rendrez compte de ce procédé.

—Ah ça! dit le marquis à Fata, est-ce que tu connais cet homme?

—Très-peu, M. le marquis, je vous le jure; je ne le connaissais que pour avoir dîné avec lui chez M. Minxit; mais du moment qu'il manque aux égards dus à la noblesse, je ne le connais plus.

—Et moi, dit mon oncle, je commence à te connaître.

—Comment, monsieur Fata de Varzy, poursuivit le marquis, est-ce que vous dînez chez ce drôle de Minxit?

—Oh! par hasard, monseigneur, un jour que je passais par Corvol! Je sais bien que ce Minxit n'est pas un homme à voir; c'est une tête brûlée, un homme entiché de sa fortune et qui se croit autant qu'un gentilhomme.—Haie! haie! qui m'a frappé de son pied par derrière?

—Moi, dit Benjamin, de la part de M. Minxit.

—Maintenant, dit le marquis, vous n'avez rien à faire ici, M. Fata, laissez-moi avec votre compagnon de voyage. Ainsi donc, ajouta-t-il, s'adressant à mon oncle, tu persistes, toi, à ne pas me saluer?

—Si tu me salues le premier, je te saluerai le second, dit Benjamin.

—Et c'est là ton dernier mot?

—Oui!

—Tu as bien réfléchi à ce que tu fais?

—Écoute, dit mon oncle, je veux avoir de la déférence pour ton titre et te prouver combien je suis coulant en tout ce qui concerne l'étiquette. Alors il tira un gros sou de sa poche, et le faisant tourner en l'air: Demande pile ou face, dit-il au marquis; gentilhomme ou médecin, celui que le sort désignera saluera le premier; il n'y aura pas à y revenir.

—Insolent! dit le gros intendant joufflu, ne voyez-vous pas que vous manquez de respect à monseigneur de la manière la plus scandaleuse? Si j'étais à sa place, il y a longtemps que je vous aurais bâtonné.

—Mon ami, répondit Benjamin, mêlez-vous de vos chiffres. Votre seigneur vous paie pour le voler et non pour lui donner des conseils.

En ce moment un garde-chasse passa derrière mon oncle, et d'un revers de main lui enleva son tricorne, qui tomba dans la boue. Benjamin était d'une force musculaire peu commune: il se retourne, le garde avait encore aux lèvres le gros sourire qu'y avait fait épanouir son espièglerie. Mon oncle, d'un coup de son poing de fer, envoie l'homme à la banderolle moitié dans le fossé, moitié dans la haie qui abordait la route. Les camarades de celui-ci voulaient le tirer de la position amphibie dans laquelle il se trouvait engagé; mais M. de Cambyse s'y opposa.—Il faut, dit-il, que le drôle apprenne que le droit d'insolence n'appartient pas aux vilains.

Au fait, je ne conçois pas mon oncle, ordinairement si philosophe, de n'avoir pas cédé de bonne grâce à la nécessité. Je sais bien que c'est vexant pour un fier citoyen du peuple, qui sent ce qu'il vaut, d'être obligé de saluer un marquis. Mais quand nous sommes sous le coup de la force, notre libre arbitre est supprimé; ce n'est plus une action qui se fait, c'est un résultat qui se produit. Nous ne sommes plus qu'une machine qui n'est point responsable de ses actes; l'homme qui nous fait violence est le seul auquel on puisse reprocher ce qu'il y a de honteux ou de coupable dans notre action. Aussi ai-je toujours regardé comme une obstination peu digne d'être canonisée la résistance invincible des martyrs à leurs persécuteurs. Vous voulez, vous, Antiochus, me jeter dans l'huile bouillante si je refuse de manger de la viande de porc? Je dois vous faire d'abord observer qu'on ne fait pas frire un homme comme un goujon; mais si vous persistez dans vos exigences, je mange votre ragoût, et même je le mange avec plaisir s'il est bien accommodé; car c'est à vous, à vous seul, Antiochus, que la digestion en sera funeste. Vous, monsieur de Cambyse, vous exigez, votre fusil sur ma poitrine, que je vous salue? Eh bien! marquis, j'ai l'honneur de vous saluer. Je sais bien qu'après cette formalité vous n'en vaudrez pas plus et que je n'en vaudrai pas moins. Il n'y a qu'un cas où nous devons, quelque chose qu'il arrive, nous roidir contre la force: c'est quand ou veut nous forcer de commettre un acte préjudiciable à la nation; car nous n'avons pas le droit de faire passer notre intérêt personnel avant l'intérêt public.

Mais enfin, telle n'était pas l'opinion de mon oncle: comme il se tenait ferme dans son refus, M. de Cambyse le fit saisir par ses valets et ordonna qu'on retournât au château. Benjamin, tiré par devant et poussé par derrière, empêtré dans son épée, protestait cependant de toute sa force contre la violence qu'on lui faisait subir, et trouvait moyen de distribuer à droite et à gauche quelques bourrades. Il y avait bien dans les champs voisins des paysans qui travaillaient: mon oncle les appela à son secours; mais ils se gardèrent bien de faire droit à ses interpellations, et même ils rirent de son martyre pour faire leur cour au marquis.

Quand on fut arrivé dans la cour du château, M. de Cambyse ordonna qu'on fermât la porte. Il fit appeler tous ses gens au son de la cloche; on apporta deux fauteuils, un pour lui et un pour son intendant, et il commença avec cet homme un semblant de délibération sur le sort de mon pauvre oncle. Lui, devant cette parodie de justice, se tenait toujours fier, et même il avait conservé son air dédaigneux et goguenard.

Le brave intendant opina à vingt-cinq coups de fouet et quarante-huit heures de cachot dans le vieux donjon; mais le marquis était de bonne humeur; il avait même, à ce qu'il paraît, une pointe de sillery dans la tête.

—As-tu quelque chose à alléguer pour ta défense? dit-il à Benjamin.

—Viens avec moi, répondit celui-ci, avec ton épée, à trente pas de ton château, et je te ferai connaître mes moyens de défense.

Alors le marquis se leva et dit:

—La justice, après en avoir délibéré, condamne l'individu ici présent à embrasser M. le marquis de Cambyse, seigneur de tous ces environs, ex-lieutenant de mousquetaires, capitaine louvetier du bailliage de Clamecy, etc., etc., dans un endroit que mondit seigneur de Cambyse va lui faire connaître. Et en même temps il défaisait son haut-de-chausses. La valetaille comprit son intention; elle se mit à applaudir de toutes ses forces et à crier: Vive M. le marquis de Cambyse!

Pour mon pauvre oncle, il mugissait de colère; il dit plus tard qu'il avait craint d'être frappé d'apoplexie. Deux gardes-chasse le tenaient en joue, et ils avaient reçu ordre du marquis de tirer à son premier signal.

—Une fois, deux fois, dit celui-ci.

Benjamin savait le marquis homme à exécuter sa menace, il ne voulut pas courir la chance d'un coup de fusil, et… quelques secondes après, la justice du marquis était satisfaite.

—C'est très-bien, dit M. de Cambyse, je suis content de toi; maintenant, tu peux te vanter d'avoir embrassé un marquis.

Il le fit conduire par deux gardes-chasse au port d'armes jusqu'à la porte cochère. Benjamin s'enfuit, pareil à un chien auquel un mauvais garnement a attaché un sabot à la queue. Comme il était sur la route de Corvol, il ne se donna pas le temps de changer de direction et alla droit chez M. Minxit.

IX

M. MINXIT SE PRÉPARE À LA GUERRE.

Or, celui-ci avait été informé, je ne sais par qui, par la renommée sans doute qui se mêle de tout, que Benjamin était retenu prisonnier à Saint-Pierre-du-Mont; il ne trouva point de meilleur moyen, pour délivrer son ami, que de prendre d'assaut la gentilhommière du marquis et de la raser ensuite. Vous qui riez, trouvez-moi dans l'histoire une guerre plus juste. Là où le gouvernement ne sait pas faire respecter les lois, il faut bien que les citoyens se fassent justice eux-mêmes.

La cour de M. Minxit ressemblait à une place d'armes; la musique, à cheval et armée de fusils de toutes sortes, était déjà rangée en bataille; le vieux sergent, entré depuis peu au service du docteur, avait pris le commandement de ce corps d'élite. Du milieu de ses rangs s'élevait un ample drapeau fait avec un rideau de croisée, sur lequel M. Minxit avait écrit, en lettres moulées, afin que personne n'en ignorât: La liberté de Benjamin ou les oreilles de M. de Cambyse! C'était là son ultimatum.

En seconde ligne, venait l'infanterie, représentée par cinq à six valets de ferme portant leur pioche sur leur épaule, et quatre couvreurs de l'endroit munis chacun de leur échelle.

La calèche figurait les bagages; elle était chargée de fascines pour combler les fossés du château, que le temps avait comblés lui-même en plusieurs endroits. Mais M. Minxit tenait à faire régulièrement les choses; il avait eu, en outre, la précaution de mettre, dans une des poches de la voiture, sa trousse et un gros flacon de rhum.

Le belliqueux docteur, surmonté d'un chapeau à plumes et une épée nue à la main, caracolait autour de sa troupe et hâtait d'une voix tonnante les préparatifs du départ.

C'est l'usage qu'avant d'entrer en campagne une armée soit haranguée. M. Minxit n'était pas homme à manquer à cette formalité. Or, voici ce qu'il dit à ses soldats:

—Soldats, je ne vous dirai point que l'Europe a les yeux fixés sur vous, que vos noms passeront à la postérité, qu'ils seront burinés au temple de la gloire, etc., etc., etc., parce que tout cela, c'est de cette graine vide et inféconde qu'on jette aux niais; mais voici ce qu'il en est:

Dans toutes les guerres les soldats combattent au profit du souverain; ils n'ont pas même, la plupart du temps, l'avantage de savoir pourquoi ils meurent; mais vous, c'est dans votre intérêt, c'est dans l'intérêt de vos femmes et de vos enfants—ceux qui en ont—que vous allez combattre. M. Benjamin, que vous avez tous l'honneur de connaître, doit devenir mon gendre. En cette qualité, il régnera avec moi sur vous, et quand je n'y serai plus, c'est lui qui sera votre maître: il vous aura une obligation infinie des dangers que vous allez courir pour lui, et il vous en récompensera généreusement.

Mais ce n'est pas seulement pour rendre la liberté à mon gendre que vous avez pris les armes: notre expédition aura encore pour résultat de délivrer le pays d'un tyran qui l'opprime, qui écrase vos blés, qui vous bat quand il vous rencontre, et qui est très-malhonnête avec vos femmes. Il suffît à un Français d'une bonne raison pour combattre courageusement; vous, vous en avez deux: donc vous devez être invincibles. Les morts seront enterrés décemment à mes frais, et les blessés seront soignés dans ma maison. Vive M. Benjamin Rathery! mort à Cambyse! destruction à sa gentilhommière!…

—Bravo! M. Minxit, dit mon oncle qui arrivait en vaincu par une porte de derrière, voilà une harangue bien touchée: si vous l'eussiez faite en latin, j'aurais cru que vous l'aviez pillée dans Tite-Live.

À la vue de mon oncle, il se fit un hourra universel dans l'armée. M. Minxit commanda en place repos, et conduisit Benjamin dans sa salle à manger. Celui-ci lui rendit compte de son aventure de la manière la plus circonstanciée et avec une fidélité que n'ont pas toujours les hommes d'État lorsqu'ils écrivent leurs mémoires.

M. Minxit était horriblement exaspéré de l'insulte faite à son gendre, et il en grinça de tous ses chicots. D'abord, il ne put s'exprimer que par des imprécations; mais quand son indignation se fut un peu calmée:—Benjamin, dit-il, tu es plus ingambe, tu vas prendre le commandement de l'armée, et nous allons marcher contre le château de Cambyse; il faut que là où étaient ses tourelles, il pousse des orties et du chiendent.

—Si cela vous convient, dit mon oncle, nous raserons jusqu'à la montagne de Saint-Pierre-du-Mont; mais, sauf le respect que je dois à votre avis, je crois que nous devons agir de ruse: nous escaladerons nuitamment les murailles du château; nous nous emparerons de Cambyse et de tous ses laquais plongés dans le vin et le sommeil, comme dit Virgile, et il faudra qu'ils nous embrassent tous.

—Voilà qui est bien pensé, répondît M. Minxit; nous avons une bonne lieue et demie pour arriver devant la place, et il fera nuit dans une heure. Cours embrasser ma fille, et nous partons.

—Un instant, dit mon oncle. Diable! comme vous y allez! Je n'ai rien pris de la journée, moi, et il me conviendrait assez de déjeuner avant de partir.

—Alors, dit M. Minxit, je vais faire rompre les rangs, et on distribuera une ration de vin à nos soldats pour les tenir en haleine.

—C'est cela, répondit mon oncle, ils auront le temps de s'achever pendant que je vais prendre ma réfection.

Heureusement pour la gentilhommière du marquis, l'avocat Page, qui revenait d'une expertise, vint demander à dîner à M. Minxit.

—Vous arrivez bien, M. Page, lui dit le belliqueux docteur; je vais vous enrôler dans notre expédition.

—Quelle expédition? dit Page, qui n'avait pas étudié le droit pour faire la guerre.

Alors mon oncle lui raconta son aventure et la manière dont il allait se venger.

—Prenez-y garde, dit l'avocat Page; la chose est plus grave que vous ne le pensez. D'abord, quant au succès, espérez-vous, avec sept à huit hommes éclopés, venir à bout d'une garnison de trente domestiques, commandés par un lieutenant de mousquetaires?

—Vingt hommes, et tous valides, M. l'avocat, répondit M. Minxit.

—Soit, dit froidement l'avocat Page: mais le château de M. de Cambyse est entouré de murailles; ces murailles tomberont-elles, comme celles de Jéricho, au son des cymbales et de la grosse caisse? Je suppose, toutefois, que vous preniez d'assaut le château du marquis: ce sera sans doute un beau fait d'armes; mais cet exploit n'est pas de nature à vous faire obtenir la croix de Saint-Louis; où vous ne voyez qu'une bonne plaisanterie et de légitimes représailles, la justice y verra, elle, un bris de porte, une escalade, une violation de domicile, une attaque de nuit, et tout cela encore contre un marquis. La moindre de ces choses entraîne la peine des galères, je vous en préviens; il faudra donc qu'après votre victoire vous vous résigniez à abandonner le pays, et cela pour quel résultat? pour vous faire donner l'accolade par un marquis.

Quand on peut se venger sans risque et sans dommage, j'admets la vengeance; mais se venger à son propre détriment, c'est une chose ridicule, c'est un acte de folie. Tu dis, Benjamin, qu'on t'a insulté; mais qu'est-ce que c'est donc qu'une insulte? presque toujours un acte de brutalité commis par le plus fort au préjudice du plus faible. Or, comment la brutalité d'un autre peut-elle porter atteinte à ton honneur? Est-ce ta faute à toi si cet homme est un misérable sauvage qui ne connaît d'autre droit que la force? Es-tu responsable de ses lâchetés? Si une tuile te tombait sur la tête, courrais-tu sus pour en briser les morceaux? Te croirais-tu insulté par un chien qui t'aurait mordu, et lui proposerais-tu un combat singulier, comme celui du caniche de Montargis avec l'assassin de son maître? Si l'insulte déshonore quelqu'un, c'est l'insultant: tous les honnêtes gens sont du parti de l'insulté. Quand un boucher maltraite un mouton, dis-moi, est-ce contre le mouton qu'on s'indigne?

Si le mal que vous voulez faire à votre insulteur vous guérissait de celui qu'il vous a fait, je concevrais votre ardeur de vengeance; mais si vous êtes le plus faible, vous vous attirez de nouveaux sévices; si, au contraire, vous êtes le plus fort, vous avez encore pour vous la peine de battre votre adversaire. Ainsi, l'homme qui se venge joue toujours le rôle de dupe. Le précepte de Jésus-Christ, qui nous ordonne de pardonner à ceux qui nous ont offensés, est non-seulement un beau précepte de morale, mais encore un bon conseil. De tout cela, je conclus que tu feras bien, mon cher Benjamin, d'oublier l'honneur que t'a fait le marquis et de boire avec nous jusqu'à la nuit pour te distraire de ce souvenir.

Pour moi, je ne suis pas du tout de l'avis du cousin Page; il est toujours agréable et quelquefois utile de rendre loyalement le mal qu'on nous a fait: c'est une leçon qu'on donne au méchant. Il est bon qu'il sache que c'est à ses risques et périls qu'il se livre à ses instincts malfaisants. Laisser aller la vipère qui vous a mordu quand on peut l'écraser et pardonner au méchant, c'est la même chose; la générosité en cette occasion est non-seulement une niaiserie, c'est encore un tort envers la société. Si Jésus-Christ a dit: Pardonnez à vos ennemis, saint Pierre a coupé l'oreille à Malchus, cela se compense.

Mon oncle était très-entêté, entêté comme s'il eût été le fils d'un cheval ou d'une ânesse, et, du reste, l'entêtement est un vice héréditaire dans notre famille; cependant, il convint que l'avocat Page avait raison.

—Je crois, dit-il, M. Minxit, que vous ferez très-bien de remettre votre épée dans le fourreau et votre chapeau à plumes dans son étui: on ne doit faire la guerre que pour des motifs extrêmement graves; et le roi qui entraîne sans nécessité une partie de son peuple sur ces vastes abattoirs qu'on appelle des champs de bataille, est un assassin. Vous seriez peut-être flatté, M. Minxit, de prendre place parmi les héros; mais, la gloire d'un général, qu'est-ce que c'est? des cités en débris, des villages en cendres, des campagnes ravagées, des femmes livrées à la brutalité du soldat, des enfants emmenés captifs, des tonneaux de vin défoncés dans les caves. Vous n'avez donc pas lu Fénélon, M. Minxit? Tout cela est atroce, et je frémis rien que d'y penser.

—Que me racontes-tu là? répondit M. Minxit. Il ne s'agit que de quelques coups de pioche à donner à de vieilles murailles toutes cassées.

—Eh bien! dit mon oncle, pourquoi vous donner la peine de les abattre, lorsqu'elles ont si bonne volonté de tomber? Croyez-moi, rendez la paix à ce beau pays; je serais un lâche et un infâme si je souffrais que, pour venger une injure qui m'est toute personnelle, vous vous exposiez aux dangers multiples qui doivent résulter de notre expédition.

—Mais, dit M. Minxit, c'est que j'ai aussi, moi, des injures personnelles à venger sur ce hobereau: il m'a envoyé, par dérision, de l'urine de cheval à consulter pour de l'urine humaine.

—Belle raison pour encourir dix ans de galères! Non, M. Minxit, la postérité ne vous absoudrait pas. Si vous ne songez à vous, songez à votre fille, à votre Arabelle chérie: quel plaisir aurait-elle à faire de si bons fromages à la crême, quand vous ne seriez plus là pour les manger?

Cette invocation aux sentiments paternels du vieux docteur produisit son effet.

—Au moins, dit-il, tu me promets qu'il sera fait justice de l'insolence de M. de Cambyse; car tu es mon gendre, et dès lors, en fait d'honneur, nous sommes solidaires l'un pour l'autre.

—Oh! pour cela, soyez tranquille, M. Minxit; mon oeil sera toujours ouvert sur le marquis; je le guetterai avec l'attention patiente d'un chat qui guette une souris: un jour ou l'autre, je le surprendrai seul et sans escorte; alors, il faudra qu'il croise sa noble épée avec ma rapière, ou bien je le bâtonne à satiété. Tenez, je ne puis jurer, comme les anciens preux, de laisser croître ma barbe, ou de manger du pain dur jusqu'à ce que je me sois vengé, parce que l'une de ces choses ne conviendrait pas dans notre profession, et que l'autre est contraire à mon tempérament; mais je jure de ne devenir votre gendre que quand l'insulte qui m'a été faite aura reçu une éclatante réparation.

—Non pas, répondit M. Minxit, tu vas trop loin, Benjamin; je n'accepte pas ce serment impie: il faut au contraire que tu épouses ma fille; tu te vengeras aussi bien après qu'auparavant.

—Y pensez-vous, M. Minxit? du moment que je dois me battre à mort avec le marquis, ma vie ne m'appartient plus: je ne puis me permettre d'épouser votre fille pour la laisser veuve peut-être le lendemain de ses noces.

Le bon docteur essaya d'ébranler la résolution de mon oncle; mais voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se décida à aller changer de costume et à licencier son armée. Ainsi finit cette grande expédition, qui coûta peu de sang à l'humanité, mais beaucoup de vin à M. Minxit.

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