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Mon oncle Benjamin

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X

COMMENT MON ONCLE SE FIT EMBRASSER PAR LE MARQUIS.

Benjamin avait couché à Corvol. Le lendemain, comme il sortait de la maison avec M. Minxit, la première personne qu'ils aperçurent, ce fut Fata. Celui-ci, qui ne se sentait pas la conscience nette, eût autant aimé rencontrer deux grands loups sur sa routa que mon oncle et M. Minxit. Cependant, comme il ne pouvait s'esquiver, il se décida à faire contre fortune bon coeur: il vint à mon oncle.

—Bonjour, monsieur Rathery; comment vous portez-vous, honorable monsieur Minxit? Eh bien! monsieur Benjamin, comment vous en êtes-vous tiré avec notre Gessler? J'avais une peur terrible qu'il vous fît un mauvais parti, et je n'en ai pas fermé l'oeil de la nuit.

—Fata, dit M. Minxit, gardez vos obséquiosités pour le marquis quand vous le rencontrerez; est-il vrai que vous ayez dit à M. de Cambyse que vous ne connaissiez plus Benjamin?

—Je ne me souviens pas de cela, mon bon monsieur Minxit.

—Est-il vrai que vous ayez dit au même marquis que je n'étais pas un homme à voir?

—Je n'ai pas pu dire cela, mon cher monsieur Minxit, vous savez combien je vous estime, mon ami.

—J'affirme sur l'honneur qu'il a dit tout cela, fit mon oncle avec le sang-froid glacial d'un juge.

—C'est bien, dit M. Minxit; alors nous allons régler son compte.

—Fata, dit Benjamin, je vous préviens que M. Minxit veut vous fustiger. Tenez, voilà ma houssine; pour l'honneur du corps, défendez-vous: un médecin ne peut se laisser rosser comme un âne de dix écus.

—J'ai la loi pour moi, dit Fata; s'il me frappe, chaque coup qu'il me donnera lui coûtera cher.

—Je sacrifie mille francs, dit M. Minxit, faisant siffler sa cravache; tiens, Fata, fatorum, destin, providence des anciens, tiens, tiens, tiens!

Les paysans s'étaient mis sur le seuil de leur porte pour voir fustiger Fata; car, je le dis à la honte de notre pauvre humanité, rien n'est dramatique comme un homme qu'on maltraite.

—Messieurs, s'écriait Fata, je me mets sous votre protection.

Mais personne ne quitta sa place, car M. Minxit, par la considération dont il jouissait, avait à peu près droit de basse justice dans le village.

—Alors, poursuivit l'infortuné Fata, je vous prends à témoin des violences exercées sur ma personne; je suis docteur en médecine.

—Attends, dit M. Minxit, je vais frapper plus fort, afin que ceux qui ne voient pas les coups les entendent, et que tu aies des cicatrices à montrer au bailli; et, en effet, il frappa plus fort, le féroce roturier qu'il était.

—Sois tranquille, Minxit, dit Fata en s'éloignant, tu auras affaire à M. de Cambyse; il ne souffrira pas qu'on me maltraite parce que je le salue.

—Tu diras à Cambyse, fit M. Minxit, que je me moque de lui, que ma maison est plus solide que son château, et que, s'il veut venir sur le plateau de Fertiant avec ses gens, je suis son homme.

Disons de suite, pour en finir avec cette affaire, que Fata fit citer M. Minxit par-devant le bailli pour répondre des violences commises sur sa personne; mais qu'il ne put trouver aucun témoin qui déposât du fait, bien que la chose se fût passée en présence d'une centaine d'individus.

Lorsque mon oncle fut arrivé à Clamecy, sa soeur lui remit une lettre timbrée de Paris, de la teneur suivante:

«Monsieur Rathery,

«Je sais de bonne part que vous allez épouser Mlle Minxit; je vous le défends expressément.

»Vte de Pont-Cassé.»

Mon oncle envoya Gaspard lui quérir une feuille de papier grand raisin; il prit l'encrier de Machecourt, et répondit de suite à cette missive:

«Monsieur le vicomte,

»Vous pouvez aller……………

»Agréez l'assurance des sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

»Votre humble et dévoué serviteur,

»B. Rathery.»

Où mon oncle voulait-il envoyer son vicomte? je ne le sais; j'ai fait d'inutiles recherches pour pénétrer le mystère de cette réticence; mais je vous ai toujours donné une idée de la fermeté, de la netteté, du nerf et de la précision de son style, quand il voulait se donner la peine d'écrire.

Cependant mon oncle n'avait pas renoncé à ses idées de vengeance, tant s'en faut. Le vendredi suivant, après avoir visité ses malades, il fit aiguiser son épée et mit par-dessus son habit rouge la houppelande de Machecourt. Comme il ne voulait point faire le sacrifice de sa queue et qu'il ne pouvait la mettre dans sa poche, il la cacha sous une vieille perruque et s'en alla ainsi déguisé observer son marquis. Il établit son quartier-général dans une espèce de cabaret situé sur le bord de la route de Clamecy, vis-à-vis le château de M. de Cambyse. Le maître du logis venait de se casser une jambe. Mon oncle, toujours prompt à venir en aide à son prochain, quand il était fracturé, déclina sa profession et offrit les secours de son art au patient. Il fut autorisé par sa famille désolée à rétablir en leur lieu et place les deux fragments du tibia cassé; ce qu'il fit prestement et à la grande admiration des deux grands laquais à la livrée de M. de Cambyse, qui buvaient dans le cabaret.

Mon oncle, quand son opération fut terminée, alla s'établir dans une haute chambre de l'auberge, droit au-dessus du bouchon, et il se mit à observer le château avec une longue-vue qu'il avait prise chez M. Minxit. Il y avait une bonne heure qu'il se morfondait là, et il n'avait encore rien aperçu dont il pût tirer profit, lorsqu'il vit un laquais de M. de Cambyse descendre ventre à terre la montagne. Cet homme descendit à la porte du cabaret et demanda si le médecin y était encore. Sur la réponse affirmative de la servante, il monta à la chambre de mon oncle, et l'abordant chapeau bas, il le pria de venir donner ses soins à M. le marquis de Cambyse, qui venait d'avaler une arête. Mon oncle fut d'abord tenté de refuser. Mais il réfléchit que cette circonstance pouvait favoriser ses projets de vengeance, et il se décida à suivre le domestique.

Celui-ci l'introduisit dans la chambre du marquis; M. de Cambyse était dans son fauteuil, les coudes sur ses genoux, et il semblait en proie à une violente inquiétude. La marquise, jolie brune de vingt-cinq ans, se tenait à côté de lui et cherchait à le rassurer. À l'arrivée de mon oncle, le marquis leva la tête et lui dit:

—J'ai avalé en dînant une arête qui s'est clouée à mon gosier; j'ai su que vous étiez dans le village et je vous ai fait appeler, quoique je n'aie pas l'honneur de vous connaître, persuadé que vous ne me refuseriez pas votre secours.

—Nous le devons à tout le monde, répondit mon oncle avec un sang-froid glacial; aux riches aussi bien qu'aux pauvres, aux gentilshommes aussi bien qu'aux paysans, au méchant aussi bien qu'au juste.

—Cet homme m'effraie, dit le marquis à sa femme, faites-le sortir.

—Mais, dit la marquise, vous savez bien qu'aucun médecin ne veut se hasarder de venir au château; puisque vous avez celui-ci, sachez au moins le garder.

Le marquis se rendit à cet avis. Benjamin examina la gorge du malade et secoua la tête d'un air d'inquiétude. Le marquis pâlit.

—Qu'est-ce donc, dit-il, le mal serait-il encore plus grave que nous ne l'aurions cru?

—Je ne sais ce que vous avez cru, répondit Benjamin d'une voix solennelle, mais le mal serait, en effet, très-grave si on ne prenait de suite des mesures nécessaires pour le combattre. Vous avez avalé une arête de saumon, et c'est une arête de la queue, là où elles sont le plus vénéneuses.

—Cela est vrai, dît la marquise étonnée; mais comment avez-vous découvert cela?

—Par l'inspection de la gorge, madame.

Le fait est qu'il l'avait reconnu par un moyen tout naturel: en passant devant la salle à manger, dont la porte était ouverte, il avait vu sur la table un saumon dont le tronçon de la queue avait seul été enlevé, et il en avait conclu que c'était à la queue de ce poisson qu'avait appartenu l'arête avalée.

—Nous n'avons jamais ouï dire, fit le marquis d'une voix tremblante d'effroi, que les arêtes de saumon fussent vénéneuses.

—Cela n'empêche pas qu'elles ne le soient beaucoup, dit Benjamin, et je serais fâché que madame la marquise en doutât, car je serais obligé de la contredire. Les arêtes du saumon contiennent, comme les feuilles du mancenillier, une substance si âcre, si corrosive, que si cette arête restait une demi-heure de plus dans le gosier de M. le marquis, elle produirait une inflammation dont je ne pourrais me rendre maître, et l'opération deviendrait impossible.

—En ce cas, docteur, opérez tout de suite, je vous en supplie, dit le marquis de plus en plus effrayé.

—Un instant, dît mon oncle; la chose ne peut aller si vite que vous le désirez; il y a une petite formalité à remplir.

—Remplissez-la donc bien vite et commencez.

—C'est que cette formalité vous regarde, c'est vous seul qui devez l'accomplir.

—Dis-moi donc au moins en quoi elle consiste, chirurgien de malheur! veux-tu me laisser mourir là faute d'agir?

—J'hésite encore, poursuivit Benjamin avec lenteur. Comment hasarder une proposition comme celle que j'ai à vous faire? Avec un marquis! avec un homme qui descend en droite ligne de Cambyse, roi d'Égypte!…

—Je crois, misérable! que tu profites de ma position pour te moquer de moi! s'écria le marquis, revenant à la violence de son caractère.

—Pas le moins du monde, répondit froidement Benjamin. Vous souvenez-vous d'un homme que vous fîtes, il y a trois mois, traîner dans votre château par vos sbires, parce qu'il ne vous avait point salué, et auquel vous fîtes l'affront le plus sanglant qu'un homme puisse faire à un autre homme?

—Un homme à qui j'ai fait baiser… En effet, c'est toi; je te reconnais à tes cinq pieds dix pouces.

—Eh bien! l'homme aux cinq pieds dix pouces, cet homme que vous regardiez comme un insecte, comme un grain de poussière que vous ne rencontreriez jamais que sous vos pieds, vous demande maintenant réparation de l'insulte que vous lui avez faite.

—Eh! mon Dieu! je ne demande pas mieux; fixe la somme à laquelle tu évalues ton honneur, et je m'en vais te la faire compter de suite.

—Te crois-tu donc, marquis de Cambyse, assez riche pour payer l'honneur d'un honnête homme? me prends-tu pour un robin? crois-tu que je me fais insulter pour de l'argent? Non! non! c'est une réparation d'honneur qu'il me faut. Une réparation d'honneur! entends-tu, marquis de Cambyse?

—Eh bien! soit, dit M. de Cambyse, dont les yeux étaient attachés sur l'aiguille de sa pendule, et qui voyait avec effroi s'enfuir la fatale demi-heure; je vais déclarer devant madame la marquise, je déclarerai par écrit, si vous le voulez, que vous êtes un homme d'honneur, et que j'ai eu tort de vous avoir offensé.

—Diable! Tu as bientôt payé tes dettes. Crois-tu donc, quand on a insulté un honnête homme, qu'il suffise de reconnaître qu'on a eu tort, et que tout soit réparé? Demain tu rirais bien avec ta société de hobereaux, du niais qui se serait contenté de cette apparence de satisfaction. Non! c'est la peine du talion qu'il faut que tu subisses; le faible d'hier est devenu le fort d'aujourd'hui, le ver s'est changé en serpent. Tu n'échapperas pas à ma justice, comme tu échappes à celle du bailli; il n'est aucune protection qui puisse te défendre contre moi. Je t'ai embrassé, il faut que tu m'embrasses.

—As-tu donc oublié, malheureux, que je suis le marquis de Cambyse?

—Tu as bien oublié, toi, Benjamin Rathery; l'insulte, c'est comme Dieu, tous les hommes sont égaux devant elle: il n'y a ni grand insulteur, ni petit insulté.

—Laquais, dit le marquis, auquel la colère avait fait oublier le prétendu danger qu'il courait, conduisez cet homme dans la cour et qu'on lui donne cent coups de fouet; je veux l'entendre crier d'ici.

—Bien, dit mon oncle. Mais dans dix minutes l'opération sera devenue impossible, et dans une heure vous serez mort.

—Eh! ne puis-je donc envoyer quérir, à Varzy, un chirurgien par mon coureur?

—Si votre coureur trouve le chirurgien chez lui, celui-ci arrivera juste pour vous voir mourir et donner ses soins à madame la marquise.

—Mais il n'est pas possible, dit la marquise, que vous restiez inflexible. N'y a-t-il donc, pas plus de plaisir à pardonner qu'à se venger?

—Oh! madame, reprit Benjamin en s'inclinant avec grâce, je vous prie de croire que si c'était de vous que j'eusse reçu une pareille insulte, je ne vous garderais pas rancune.

Madame de Cambyse sourit, et comprenant qu'il n'y avait rien à gagner avec mon oncle, elle engagea elle-même son mari à se soumettre à la nécessité, et lui fit observer qu'il n'avait plus que cinq minutes pour se décider.

Le marquis, vaincu par la terreur, fit signe à deux laquais qui étaient dans sa chambre de se retirer.

—Non pas, dit l'inflexible Benjamin, ce n'est pas ainsi que je l'entends. Laquais, vous allez au contraire avertir les gens de M. de Cambyse de se rendre ici de sa part: ils ont été témoins de l'insulte, il faut qu'ils le soient de la réparation. Madame la marquise seule a le droit de se retirer.

Le marquis jeta un coup d'oeil sur la pendule et vit qu'il ne lui restait plus que trois minutes; comme le laquais ne bougeait pas:

—Allez donc vite, Pierre, dit-il, exécutez les ordres de monsieur; ne voyez-vous pas qu'il est le seul maître ici pour le moment?

Les domestiques arrivèrent l'un après l'autre; il ne manquait plus que l'intendant; mais Benjamin, rigoureux jusqu'au bout, ne voulut pas commencer qu'il ne fût présent.

* * * * *

—Bien, dit Benjamin; maintenant nous voilà quittes, et tout est oublié; et je vais maintenant m'occuper en conscience de votre gorge.

Il fit l'extraction de l'arête très-vite et très-bien, et la remit entre les mains du marquis. Tandis que celui-ci l'examinait avec curiosité:

—Il faut, dit-il, que je vous donne de l'air.

—Il ouvrit une fenêtre, s'élança dans la cour, et en deux ou trois enjambées de ses grandes jambes il eut gagné la porte cochère. Tandis qu'il descendait en courant la montagne, le marquis était à une fenêtre qui s'écriait:

—Arrêtez, M. Benjamin Rathery! de grâce, venez recevoir mes remerciements et ceux de madame la marquise; il faut bien que je vous paie votre opération.

Mais Benjamin n'était pas homme à se laisser prendre à ces belles paroles. Au bas de la colline, il rencontra le coureur du marquis.

—Landry, lui dit-il, mes compliments à madame la marquise, et rassurez M. de Cambyse à l'égard des arêtes de saumon: elles ne sont pas plus vénéneuses que celles du brochet: seulement, il ne faut pas les avaler; qu'il se tienne la gorge enveloppée d'un cataplasme, et dans deux ou trois jours il sera guéri.

Aussitôt que mon oncle fut hors des atteintes du marquis, il tourna à droite, traversa la prairie de Flez, avec les mille ruisselets dont elle est entrecoupée, et se rendit à Corvol. Il voulait régaler M. Minxit de la primeur de son expédition; il l'aperçut de loin qui était devant sa porte; et agitant son mouchoir on signe de triomphe.

—Nous sommes vengés! s'écria-t-il.

Le bonhomme accourut au-devant de lui de toute la vitesse de ses grosses et courtes jambes, et se jeta dans ses bras avec la même effusion que s'il eût été son fils: mon oncle dit même avoir vu couler sur ses joues deux grosses larmes qu'il cherchait à escamoter. Le vieux médecin, qui n'était pas d'un caractère moins fier et moins irascible que Benjamin, exultait d'allégresse. Arrivé chez lui, il voulut que, pour célébrer la gloire de ce jour, les musiciens exécutassent des fanfares jusqu'au soir, et il leur ordonna ensuite de s'enivrer, ordre qui fut exécuté ponctuellement.

XI

COMMENT MON ONCLE AIDA SON MARCHAND DE DRAP À LE SAISIR.

Cependant Benjamin revint à Clamecy un peu inquiet de son audace; mais, le lendemain, le coureur du château lui remit de la part de son maître, avec une somme d'argent assez considérable, un billet ainsi conçu:

«M. le marquis de Cambyse prie M. Benjamin Rathery d'oublier ce qui s'est passé entre eux, et de recevoir, pour prix de l'opération qu'il a si habilement exécutée, la faible somme qu'il lui envoie.»

—Oh! dit mon oncle, après la lecture de cette lettre, ce bon seigneur voudrait acheter ma discrétion; il a même l'honnêteté de la payer d'avance: c'est dommage qu'il n'agisse pas ainsi avec tous ses fournisseurs. Si je lui avais extrait tout simplement, tout vulgairement et sans aucun préliminaire, l'arête qu'il s'était plantée dans le gosier, il m'aurait mis deux écus de six francs dans la main et m'aurait envoyé manger un morceau à l'office. La morale de ceci, c'est qu'avec les grands il vaut mieux se faire craindre que de se faire aimer… Que Dieu me damne si de ma vie je manque à ce principe!

Toutefois, comme je n'ai pas l'intention d'être discret, je ne puis, en conscience, garder l'argent qu'il m'envoie comme salaire de ma discrétion: il faut être honnête avec tout le monde ou ne pas s'en mêler; mais, comptons un peu l'argent qui est dans ce sac; voyons ce qu'il paie pour l'opération et ce qu'il donne pour le silence… Cinquante écus!… Fichtre! le Cambyse est généreux. Il ne veut octroyer que douze sous, sans garantie aucune de n'être pas bâtonné, au batteur en grange qui a son fléau au bout des bras depuis trois heures du matin jusqu'à huit du soir, et moi il me paie cinquante écus un quart d'heure de ma journée: voilà de la magnificence!

Pour l'extraction de cette arête, M. Minxit eût exigé cent francs; mais, lui, il fait la médecine à grand orchestre et à grand spectacle; il a quatre chevaux et douze musiciens à nourrir. Pour moi qui n'ai à entretenir que ma trousse et mon hypostase, une hypostase, il est vrai, de cinq pieds neuf pouces: deux pistoles, c'est tout ce que cela vaut. Ainsi, de cent cinquante, ôtez vingt, c'est treize pistoles à renvoyer au marquis; encore j'ai presque des remords de lui prendre son argent. Cette opération que je lui fais payer vingt francs, je ne voudrais pas pour mille francs… mille francs à prendre, bien entendu, après ma mort, ne pas l'avoir faite. Ce pauvre grand seigneur, comme il était chétif et rétréci devant moi, avec sa face pâle et suppliante, et son arête de saumon dans le gosier! comme la noblesse faisait bien amende honorable, dans sa personne, au peuple représenté par la mienne! Il aurait volontiers souffert que je lui attachasse son écusson derrière le dos. S'il y avait alors dans son salon quelque portrait de ses aïeux, son front doit encore en être rouge de honte. Cette petite place où il m'a embrassé, je voudrais qu'après ma mort on la défalquât de mon individu, et qu'on la transférât au Panthéon… quand le peuple aura un Panthéon, bien entendu.

Mais, marquis, vous n'en êtes pas quitte pour cela: avant trois jours le bailliage saura votre aventure; je veux même la faire raconter à la postérité par Millot-Rataut, notre faiseur de noëls: il faut qu'il me fabrique à ce sujet une demi-main d'alexandrins. Pour ces vingt francs, c'est de l'argent trouvé; je ne veux pas qu'il passe par les mains de ma chère soeur. Demain c'est dimanche, demain donc je donne aux amis, avec cet argent, un goûter comme je ne leur en ai jamais donné, un goûter qui sera payé comptant. Il est bon de leur apprendre comment un homme d'esprit peut se venger sans avoir recours à son épée.

La chose ainsi arrangée, mon oncle se mit à écrire au marquis pour lui annoncer le retour de son argent. Je serais charmé de pouvoir donner à nos lecteurs un nouvel échantillon du style épistolaire de mon oncle; malheureusement sa lettre ne se trouve pas parmi les documents historiques que mon grand-père nous a conservés: peut-être mon oncle le marchand de tabac en aura-t-il fait un cornet.

Taudis que Benjamin était en train d'écrire, son marchand d'habits rouges entra avec une pancarte à la main.

—Qu'est-ce cela? fit Benjamin, déposant sa plume sur la table; encore votre mémoire, M. Bonteint; toujours votre éternel mémoire. Eh mon Dieu! voilà tant de fois que vous me le présentez que je le sais par coeur: six aunes d'écarlate au grand large, n'est-ce pas, avec dix aunes de doublure et trois garnitures de boulons ciselés?

—C'est cela, monsieur Rathery, c'est bien cela; total: cent cinquante livres dix sous six deniers. Que je sois exclu du paradis comme un gredin si je ne perds au moins cent francs sur cette fourniture!

—S'il en est ainsi, reprit mon oncle, pourquoi perdre encore votre temps à griffonner tous ces vilains morceaux de papier? Vous savez bien, monsieur Bonteint, que je n'ai jamais d'argent.

—Je vois, au contraire, monsieur Rathery, que vous en avez, et que j'arrive dans un moment favorable. Voilà, sur cette table, un sac qui doit contenir à peu près ma somme, et si vous voulez le permettre…

—Un instant! dit mon oncle, portant rapidement la main sur le sac, cet argent ne m'appartient pas, monsieur Bonteint; voilà précisément la lettre de renvoi que je viens d'écrire, et sur laquelle vous m'avez fait faire un pâté. Tenez, ajouta-t-il en présentant la lettre au marchand, si vous voulez en prendre connaissance…

—Inutile, monsieur Rathery, complétement inutile; tout ce que je désirerais savoir, c'est à quelle époque vous aurez de l'argent qui vous appartiendra.

—Hélas! monsieur Bonteint, qui peut prévoir l'avenir? Ce que vous me demandez, je voudrais le savoir moi-même.

—Cela étant, M. Rathery, vous ne trouverez pas mauvais que j'aille de suite chez Parlanta le prévenir qu'il continue les poursuites commencées contre vous.

—Vous êtes de mauvaise humeur, respectable monsieur Bonteint; sur quelle rognure d'étoffe avez-vous donc marché aujourd'hui?

—De mauvaise humeur, monsieur Rathery, vous conviendrez qu'on le serait à moins. Voilà trois ans que vous me devez cet argent et que vous me remettez de mois en mois, sur je ne sais quelle maladie épidémique que je ne vois pas arriver; vous êtes cause que j'ai tous les jours des querelles avec Mme Bonteint, qui me reproche que je ne sais pas me faire payer, et qui pousse quelquefois la vivacité jusqu'à me traiter de ganache.

—Madame Bonteint est assurément une dame fort aimable; vous êtes heureux, monsieur Bonteint, d'avoir une telle épouse, et je vous prie de lui faire le plus tôt possible mes compliments.

—Je vous remercie, M. Rathery, mais ma femme est, comme on dit, un peu grecque, elle aime mieux l'argent que les compliments, et elle dit que si vous aviez eu affaire à mon confrère Grophez, il y a longtemps que vous seriez à l'hôtel Boutron.

—Que diable aussi! s'écria mon oncle, furieux de ce que Bonteint ne voulait pas lâcher pied, c'est de votre faute si je ne suis pas libéré envers vous; tous vos confrères ont été ou sont malades: Dutorrent a eu deux fluxions de poitrine cette année; Artichaud une fièvre putride; Sergifer a des rhumatismes; Ratine a la diarrhée depuis six mois. Vous, vous jouissez d'une santé parfaite, je n'ai pas eu l'occasion de vous fournir une médecine; vous avez une mine comme une de vos pièces de nankin, et Mme Bonteint ressemble à une statuette de beurre frais. Voilà ce qui m'a trompé. J'ai cru que vous seriez l'honneur de ma clientèle; si j'avais su alors ce que je sais, je ne vous aurais pas donné ma pratique.

—Mais, M. Rathery, il me semble que ni Mme Bonteint ni moi ne sommes obligés d'être malades pour vous fournir les moyens de vous libérer.

—Et moi je vous déclare, monsieur Bonteint, que vous y êtes moralement obligés. Comment feriez-vous pour payer vos traites, vous, si vos clients ne portaient pas d'habits? Cette obstination à vous bien porter est un procédé abominable; c'est un guet-apens que vous m'avez tendu; vous devriez à l'heure qu'il est avoir sur mon registre une note de 50 écus; je vous déduis 130 fr. 10 sous 6 deniers pour les maladies que vous auriez dû faire. Vous conviendrez que je suis raisonnable. Vous êtes bien heureux d'avoir à payer la médecine sans avoir eu recours au médecin, et j'en sais plusieurs qui voudraient bien être à votre place. Ainsi donc, si de 150 fr. 10 sous 6 deniers nous retranchons 130 fr. 10 sous 6 deniers, c'est 20 fr. que je vous redois; si vous les voulez, les voilà: je vous conseille en ami de les prendre, vous ne retrouverez pas de sitôt une pareille occasion.

—Comme à-compte, dit M. Bonteint, je les prendrais volontiers.

—Comme solde définitif de tout compte, reprit mon oncle, et encore j'ai besoin de toute ma force d'âme pour vous faire ce sacrifice. Je destinais cet argent à un déjeuner de garçons; j'avais même l'intention de vous y inviter quoique vous soyez père de famille.

—Voilà encore de vos mauvaises plaisanteries, M. Rathery, jamais je n'ai pu obtenir que cela de vous; vous savez bien pourtant que j'ai contre vous une saisie en bonne forme et que je pourrais faire exécuter de suite.

—Eh bien! voilà précisément ce dont je me plains, M. Bonteint, vous n'avez pas de confiance en vos amis; pourquoi vous faire des frais inutiles? ne pouviez-vous venir me trouver et me dire:—M. Rathery, je suis dans l'intention de vous faire saisir; je vous aurais répondu:—Saisissez vous-même, M. Bonteint, vous n'avez pas besoin d'huissier pour cela; je vais vous servir de recors, si cela peut vous être agréable; et d'ailleurs, il en est encore temps, saisissez-moi aujourd'hui, saisissez-moi à l'instant même, ne vous gênez pas; tout ce que j'ai est à votre disposition: je vous permets d'empaqueter, d'emballer et d'emporter tout ce qui vous conviendra ici.

—Quoi, M. Rathery, vous seriez assez bon…

—Comment donc, M. Bonteint, mais enchanté d'être saisi par vos mains; je vais même vous aider à me saisir.

Mon oncle ouvrit alors une vieille masure de commode, à laquelle pendaient encore à un clou quelques loques de cuivre doré, et tirant deux ou trois vieux rubans de queue d'un tiroir:

—Tenez, dit-il à Bonteint, en les lui présentant, vous ne perdrez pas tout; ces objets ne compteront pas dans le total: je vous les donne par-dessus le marché.

—Ouais! répondit M. Bonteint.

—Ce portefeuille en maroquin rouge que vous voyez, c'est ma trousse. Comme M. Bonteint allait mettre la main dessus: Tout beau, dit Benjamin; la loi ne vous permet pas de toucher là. Ce sont les outils de ma profession, et j'ai le droit de les conserver.

—Pourtant… fit M. Bonteint.

—Voilà maintenant un tire-bouchon à manche d'ébène et incrusté d'argent; pour cet objet, ajouta-t-il en le mettant dans sa poche, je le soustrais à mes créanciers, et d'ailleurs j'en ai plus besoin que vous.

—Mais, répliqua M. Bonteint, si vous gardez tout ce dont vous avez plus besoin que moi, je n'aurai pas besoin de charrette pour emporter mon butin.

—Un instant, fit mon oncle, vous ne perdrez rien pour attendre. Tenez, voilà, sur cette planche de vieilles fioles à médecine, dont quelques-unes sont fêlées: je ne vous en garantis pas l'intégrité; je vous les abandonne avec toutes les araignées qui sont dedans.

Sur cette autre planche est un grand vautour empaillé, il ne vous coûtera que la peine de l'aller dénicher, et il pourra très-bien vous servir d'enseigne.

—M. Rathery! fit Bonteint.

—Ceci, c'est la perruque de noce de Machecourt, qui se trouve là je ne sais comment. Je ne vous l'offre pas, parce que je sais que vous ne portez encore qu'un faux toupet.

—Qu'en savez-vous, M. Rathery? s'écria Bonteint de plus en plus irrité.

—Voici dans ce bocal, poursuivit mon oncle avec un sang-froid imperturbable, un ver solitaire que j'ai conservé dans l'esprit de vin. Vous pourrez vous en faire des jarretières à vous, à Mme Bonteint et à vos enfants. Je vous ferai d'ailleurs observer qu'il serait dommage de mutiler ce bel animal: vous pourrez vous vanter d'avoir chez vous l'être le plus long de la création, sans excepter l'immense serpent boa. Vous le coterez, du reste, ce que vous voudrez.

—Décidément vous vous moquez de moi, M. Rathery, tout cela n'a pas la moindre valeur.

—Je le sais bien, dit froidement mon oncle, aussi vous n'avez pas de recors à payer. Tenez, voilà par exemple un objet qui vaut à lui seul toute votre créance: c'est la pierre que j'ai extraite, il y a deux ou trois ans, de la vessie de M. le maire: vous pourrez la faire ciseler en forme de tabatière; quand on aura mis à l'entour un cercle d'or, et qu'on y aura ajouté quelques pierres fines, ce sera un joli cadeau à offrir à Mme Bonteint pour le jour de sa fête.

Bonteint, furieux, fit un pas vers la porte.

—Un instant, dit mon oncle l'arrêtant par un pan de son habit; comme vous êtes pressé, M. Bonteint! je ne vous ai encore montré que la moindre partie de mes trésors; tenez, voici une vieille gravure représentant Hippocrate, le père de la médecine; je vous garantis la ressemblance; plus, trois volumes dépareillés de la Gazette médicale, qui feront vos délices pendant ces longues soirées d'hiver.

—Encore une fois, M. Rathery…

—Eh mon Dieu, ne vous fâchez pas, papa Bonteint, nous voici arrivés à l'objet le plus précieux de mon mobilier.

Mon oncle ouvrit alors une vieille armoire et en tira les deux habits rouges qu'il jeta aux pieds de M. Bonteint, et desquels il s'échappa un nuage de poussière qui fit tousser le bon négociant, avec un essaim d'araignées qui s'éparpillèrent par la chambre.

—Tenez, lui dit-il, voilà les deux derniers habits que vous m'avez vendus; vous m'avez outrageusement trompé, M. Fauxteint; ils se sont fanés dans l'espace d'un matin, comme deux feuilles de roses, et ma chère soeur n'a pu seulement les utiliser pour teindre des oeufs à Pâques à ses enfants. Vous mériteriez bien que je vous fisse une déduction de la couleur.

—Oh! pour le coup, s'écria Bonteint horripilé, voilà qui est trop fort; jamais on ne s'est moqué plus insolemment d'un créancier. Demain matin, vous aurez de mes nouvelles, M. Rathery.

—Tant mieux, M. Bonteint, je serai toujours charmé d'apprendre que vous êtes en bonne santé. À propos, eh! M. Bonteint, et vos rubans de queue que vous oubliez!

Comme Bonteint sortait, entra l'avocat Page. Il trouva mon oncle qui riait aux éclats.

—Qu'as-tu donc fait à Bonteint? lui dit-il, je viens de le rencontrer sur l'escalier presque rouge de colère; il était dans une crise si violente d'exaspération qu'il ne m'a pas salué en passant.

—Ce vieil imbécile, dit Benjamin, ne se fâche-t-il pas contre moi parce que je n'ai pas d'argent! Comme si cela ne devait pas me contrarier plus que lui!

—Tu n'as pas d'argent, mon pauvre Benjamin! tant pis, deux fois tant pis, car je venais te proposer un marché d'or.

—Propose toujours, dit Benjamin.

—C'est le vicaire Djhiarcos qui veut se défaire d'un quart de bourgogne dont une de ses béates lui a fait présent, parce qu'il a un catarrhe et que le docteur Arnout l'a mis à la tisane; comme le régime sera long, il a peur que son vin ne se gâte. Il destine cet argent à mettre dans ses meubles une pauvre jeune orpheline qui vient de perdre sa dernière tante. Ainsi, en même temps qu'un bon marché, c'est une bonne action que je te propose.

—Oui, dit Benjamin, mais sans argent, ce n'est pas chose facile à faire qu'une bonne action; les bonnes actions sont chères, et n'en fait pas qui veut. Cependant, quelle est ton opinion sur le vin?

—Exquis, dit Page, faisant claquer sa langue contre son palais; il m'en a fait goûter, c'est du beaune de première qualité.

—Et combien le vertueux Djhiarcos en veut-il?

—Vingt-cinq francs, dit Page.

—Je n'ai que vingt francs; s'il veut le donner pour vingt francs, c'est un marché conclu. Alors nous goûterions à crédit.

—C'est vingt-cinq francs, à prendre ou à laisser. Vingt-cinq francs pour retirer une pauvre orpheline de la misère et la préserver du vice, tu conviendras que ce n'est pas trop.

—Mais, si tu avais cinq francs, toi, Page, reprit mon oncle, nous l'achèterions à nous deux.

—Hélas! dit Page, il y a bien quinze jours que je n'ai vu un pauvre écu de six francs. Je crois que le numéraire a peur de M. de Calonne: il se retire…

—Ce n'est pas toujours chez les médecins, dit mon oncle. Ainsi, il ne faut plus penser à ton quartaut.

Pour toute réponse, Page poussa un gros soupir.

En ce moment arriva ma grand'mère, portant, comme un enfant Jésus, un gros rouleau de toile entre ses bras. Elle posa sa toile avec enthousiasme sur les genoux de mon oncle.

—Tiens, Benjamin, lui dit-elle, je viens de faire un superbe marché; j'ai avisé cette toile ce matin en faisant un tour de foire. Tu as besoin de chemises, et j'ai jugé qu'elle te convenait. Madame Avril en donnait soixante-quinze francs. Elle a laissé partir le marchand; mais j'ai bien vu, à la manière dont elle le reluquait, qu'elle avait l'intention de le rappeler. Voyons votre toile, ai-je dit de suite au paysan. Je lui en ai donné quatre-vingts francs; je ne croyais pas qu'il me la laisserait pour le prix: la toile vaut cent vingt francs comme un liard, et madame Avril est furieuse contre moi de ce que je suis allée sur son marché.

—Et cette toile, s'écria mon oncle, vous l'avez achetée, achetée?

—Achetée, dit ma grand'mère, qui ne concevait rien à l'exaspération de Benjamin. Il n'y a plus moyen de s'en dédire: le paysan est en bas qui attend son argent.

—Eh bien! allez-vous-en au diable! s'écria Benjamin en jetant le rouleau par la chambre, vous et… c'est-à-dire, pardon, ma chère soeur, pardon, non, n'allez pas au diable: c'est trop loin; mais allez porter votre toile au marchand: je n'ai pas d'argent pour le payer.

—Et l'argent que tu as reçu ce matin de M. de Cambyse? fit ma grand'mère.

—Mon Dieu! cet argent n'est pas à moi: M. de Cambyse me l'a donné de trop.

—Comment, de trop? reprit ma grand'mère, regardant Benjamin avec des yeux ébahis.

—Eh bien! oui, de trop, ma chère soeur, de trop, entendez-vous, de trop; il m'envoie cinquante écus pour une opération de vingt francs: comprenez-vous à cette heure?

—Et tu es assez niais pour lui renvoyer son argent? Si mon mari m'avait fait un pareil tour!…

—Oui, j'ai été assez niais pour cela; que voulez-vous? tout le monde ne peut pas avoir l'esprit que vous exigez de Machecourt; j'ai été assez niais pour cela et je ne m'en repens pas: je ne veux pas me faire charlatan pour vous plaire. Mon Dieu! mon Dieu! qu'on a de peine ici-bas pour rester honnête homme! vos plus proches et vos plus chers sont pourtant les premiers à vous induire en tentation.

—Mais, malheureux, tu manques de tout; tu n'as plus une paire de bas de soie qui soit mettable, et tandis que je raccommode tes chemises d'un côté, elles tombent en loques de l'autre.

—Et parce que mes chemises tombent en loques d'un côté pendant que vous les raccommodez de l'autre, il faut que je manque à la probité, n'est-ce pas, ma chère soeur?

—Mais, tes créanciers, quant les paieras-tu?

—Quand j'aurai de l'argent, voilà tout; je défie le plus riche de faire mieux.

—Et le marchand de toile, que lui dirai-je?

—Dites-lui tout ce que vous voudrez; dites-lui que je ne porte pas de chemises, ou que j'en ai trois cents douzaines dans mes armoires; il choisira celle de ces deux raisons qui lui conviendra le mieux.

—Va, mon pauvre Benjamin, dit ma grand'mère en emportant sa toile, avec tout ton esprit tu ne seras jamais qu'un imbécile.

—Au fait, dit Page quand ma grand'mère fut au bas de l'escalier, ta chère soeur a raison, tu pousses la probité jusqu'à la niaiserie.

Mon oncle se leva avec vivacité, et serrant le bras de l'avocat dans sa main de fer à le faire crier:

—Page, lui dit-il, cela n'est pas simplement de la probité, c'est un noble et légitime orgueil; c'est du respect non-seulement pour moi-même, mais encore pour notre pauvre caste opprimée. Veux-tu que je laisse dire à ce hobereau qu'il m'a offert une espèce de pour-boire, et que j'ai accepté? qu'ils nous renvoient, eux dont l'écusson n'est qu'une plaque de mendiant, ce reproche de mendicité que nous leur avons si souvent adressé? que nous leur donnions le droit de proclamer que, nous aussi, nous recevons l'aumône quand on veut bien nous la faire? Écoute, Page, tu sais si j'aime le bourgogne; tu sais aussi, d'après ce que vient de dire ma chère soeur, si j'ai besoin de chemises; mais pour tous les vignobles de la Côte-d'Or et toutes les chènevières des Pays-Bas, je ne voudrais pas qu'il y eût dans le bailliage un regard devant lequel le mien dût s'abaisser. Non, je ne garderai pas cet argent, quand il le faudrait pour racheter ma vie. C'est à nous, hommes de coeur et d'instruction, à faire honneur à ce peuple au milieu duquel nous sommes nés; il faut qu'il apprenne par nous qu'il n'est pas besoin d'être noble pour être homme, qu'il se relève par l'estime de lui-même de l'abaissement où il est descendu, et qu'il dise enfin à cette poignée de tyrans qui l'oppriment: Nous valons autant que vous, et nous sommes plus nombreux que vous: pourquoi continuerions-nous à être vos esclaves, et pourquoi voudriez-vous rester nos maîtres? Oh! Page, puissé-je voir ce jour, et boire de la piquette le reste de ma vie!

—Voilà qui est bel et bon, dit Page; mais tout cela ne nous donne pas de bourgogne.

—Sois tranquille, ivrogne, tu n'y perdras rien: dimanche je vous donne à goûter à tous avec ces vingt francs que j'ai retirés du gosier de M. de Cambyse, et au dessert je vous raconterai leur histoire. Je vais écrire de suite à M. Minxit. Je ne puis voir Arthus, attendu que je n'ai que vingt francs à dépenser, ou bien il faudrait qu'il voulût dîner copieusement ce jour-là; mais si tu rencontres avant moi Rapin, Parlanta et les autres, préviens-les, afin qu'ils ne s'engagent pas ailleurs.

Je dois dire de suite que ce goûter fut ajourné à huitaine, parce M. Minxit ne put se trouver au rendez-vous; puis indéfiniment remis, parce que mon oncle fut obligé de se séparer de ses deux pistoles.

XII

COMMENT MON ONCLE APPENDIT M. SUSURRANS À UN CROCHET DE LA CUISINE.

Voyez comme les fleurs sont merveilleusement fécondes: elles jettent autour d'elles leurs graines comme une pluie; elles les abandonnent au vent comme une poussière, elles les envoient, ainsi que ces aumônes qui montent jusqu'aux noirs galetas, sur la cime des rocs désolés, entre les vieilles pierres des murailles fêlées, au milieu des ruines qui tombent et pendent, sans s'inquiéter si elles trouveront une pincée de terre qui les féconde, une goutte de pluie qui suce leur racine, et après un rayon pour les faire croître, un autre rayon pour les peindre. Les brises du printemps qui s'en va emportent les derniers parfums de la prairie; voilà la terre toute jonchée de feuilles qui se fanent: mais quand les brises de l'automne passeront, secouant sur la campagne leurs ailes humides, une autre génération de fleurs aura revêtu la terre d'une robe neuve, leur faible parfum sera le dernier souffle de l'année qui se meurt, et qui en mourant nous sourit encore.

Sous tous les autres rapports, les femmes ressemblent à des fleurs; mais sous celui de la fécondité elles n'ont aucune ressemblance avec elles: la plupart des femmes, les femmes comme il faut surtout, et je vous prie, prolétaires, mes amis et mes frères, de croire que c'est seulement pour me conformer à l'usage que je me sers de cette expression, car, pour moi, la femme la plus comme il faut, c'est la plus aimable et la plus jolie; les femmes comme il faut, donc, ne produisent plus: ces dames sont mères de famille le moins possible; elles se font stériles par économie. Quand la femme du greffier a fait son petit greffier, la femme du notaire son petit notaire, elles se croient quittes envers le genre humain et elles abdiquent. Napoléon, qui aimait beaucoup les conscrits, disait que la femme qu'il aimait le plus était celle qui faisait le plus d'enfants. Napoléon en parlait bien à son aise, lui qui avait à donner à ses fils des royaumes au lieu de domaines!… Le fait est que les enfants sont fort chers, et que cette dépense n'est pas à la portée de tout le monde: le pauvre seul peut se permettre le luxe d'une nombreuse famille. Savez-vous que les mois de nourrice d'un enfant coûtent seuls presque un cachemire? Puis, le poupon grandit vite, arrivent les notes boursoufflées du maître de pension et les mémoires du cordonnier et du tailleur; enfin le bambin d'aujourd'hui demain se fera homme, les moustaches lui poussent et le voilà bachelier ès-lettres. Alors vous ne savez plus qu'en faire. Pour vous débarrasser de lui, vous lui achetez une belle profession; mais vous ne tardez pas à vous apercevoir, aux traites qu'on tire sur vous des quatre coins de la ville, que cette profession ne rapporte à votre docteur que des invitations et des cartes de visite: il faut que vous l'entreteniez, jusqu'à trente ans et au delà, de gants glacés, de cigares de la Havane et de maîtresses. Vous conviendrez que cela est fort désagréable!… Allez, s'il y avait un tour pour les jeunes gens de vingt ans, comme il y en a un, ou plutôt comme il n'y en a plus pour les petits enfants, je vous assure que l'hospice aurait presse!

Mais, dans le siècle de mon oncle Benjamin, les choses allaient tout autrement: c'était l'âge d'or des accoucheurs et des sages-femmes. Les femmes s'abandonnaient sans inquiétude et sans arrière-pensée à leurs instincts: riches ou pauvres, elles faisaient toutes des enfants, et même celles qui n'avaient pas le droit d'en faire. Mais, ces enfants, on savait alors où les mettre; la concurrence, cette ogresse aux crocs d'acier qui dévore tant de petites gens, n'était pas encore arrivée; tout le monde trouvait place au beau soleil de la France, et dans chaque profession on avait ses coudées libres; les emplois s'offraient d'eux-mêmes, comme le fruit qui pend à la branche, aux hommes capables de les remplir, et les sots eux-mêmes trouvaient à se caser, chacun selon la spécialité de sa sottise; la gloire était aussi facile, aussi bonne fille que la fortune: il fallait deux fois moins d'esprit qu'à présent pour être un homme de lettres, et avec une douzaine d'alexandrins on était poète.

Ce que j'en dis, ce n'est pas que je regrette cette fécondité aveugle de l'ancien régime, qui produisait comme une machine sans savoir ce qu'elle faisait: je me trouve bien assez de voisins comme cela; je voulais seulement vous faire comprendre comment, à l'époque où je parle, ma grand'mère, quoi qu'elle n'eût pas encore trente ans, en était déjà à son septième enfant.

Ma grand'mère, donc, en était à son septième enfant. Mon oncle voulait absolument que sa chère soeur assistât à sa noce, et il avait fait consentir M. Minxit à remettre le mariage après les relevailles de ma grand'mère. Le trousseau du nouvel arrivant était tout fait, tout blanc, tout festonné, et de jour en jour on attendait son entrée dans l'existence. Les six autres étaient tous vivants, tous enchantés d'être au monde. Il manquait bien quelquefois à l'un une paire de sabots, à l'autre une casquette; tantôt celui-ci était percé au coude, et tantôt celui-là au talon, mais le pain quotidien abondait; tous les dimanches ils avaient leur chemise blanche et repassée; somme toute, ils se portaient à merveille et fleurissaient dans leurs guenilles.

Mon père, cependant, qui était l'aîné, était le plus beau et le mieux nippé des six: cela tenait peut-être de ce que son oncle Benjamin lui repassait ses vieilles culottes courtes, et que pour en faire à Gaspard des pantalons, il n'y avait presque rien à y changer, que souvent même on n'y changeait rien du tout. Par la protection du cousin Guillaumot, qui était sacristain, il avait été promu à la dignité d'enfant de choeur, et je le dis avec orgueil, il était un des meilleurs enfants de choeur du diocèse: s'il eût persisté dans la carrière que le cousin Guillaumot lui avait ouverte, au lieu d'un beau lieutenant de pompiers qu'il est aujourd'hui, il eût fait un curé magnifique. Il est vrai que je dormirais encore dans le néant, comme dit ce bon M. de Lamartine qui dort lui-même quelquefois; mais le sommeil est une excellente chose, et puis, vivre pour être rédacteur d'un journal de province et être l'antagonisme du bureau de l'esprit public, cela vaut-il bien la peine de vivre?

Quoi qu'il en soit, mon père devait à ses fonctions de lévite l'avantage d'avoir un superbe habit bleu-de-ciel. Voici comment cette bonne fortune lui était arrivée: La bannière de saint Martin, patron de Clamecy, avait été mise à la réforme; ma grand'mère, avec ce coup-d'oeil d'aigle que vous lui connaissez, avait découvert que dans cette étoffe bénite il y avait de quoi faire à son aîné une veste et un pantalon, et elle s'était fait adjuger à vil prix, par la fabrique, la bannière révoquée. Le saint était peint au beau milieu; l'artiste l'avait représenté au moment où il coupe avec son sabre un pan de son manteau pour en couvrir la nudité d'un mendiant; mais ce n'était pas là un obstacle sérieux au projet de ma grand'mère. L'étoffe avait été retournée, et saint Martin avait été mis à l'envers, ce qui, du reste, était bien égal au bienheureux.

L'habit avait été mené à bonne fin par une couturière de la rue des Moulins. Il serait allé à mon oncle tout aussi bien peut-être qu'à mon père; mais ma grand'mère l'avait fait faire de telle sorte qu'après avoir été usé une première fois par l'aîné, il pût l'être une seconde fois par le cadet. Mon père se carra d'abord dans son habit bleu-de-ciel; je crois même qu'il avait contribué de ses appointements à en payer la façon; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'une belle parure est souvent un cilice. Benjamin, pour lequel il n'y avait rien de sacré, l'avait surnommé le patron de Clamecy. Ce sobriquet, les enfants l'avaient ramassé, et il avait valu à mon père bien des horions. Plus d'une fois il lui était arrivé de rentrer à la maison avec un revers de l'habit bleu-de-ciel dans sa poche. Saint Martin était devenu son ennemi personnel. Souvent vous l'eussiez vu au pied de l'autel plongé dans une sombre méditation. Or, à quoi rêvait-il? au moyen de se débarrasser de son habit; et, un jour, au Dominius vobiscum du desservant, il répondit, croyant parler à sa mère: Je vous dis que je ne porterai plus votre habit bleu-de-ciel!

Mon père était dans cette disposition d'esprit, lorsque, le dimanche, après la grand'messe, mon oncle ayant à faire une visite au val des Rosiers, lui proposa de l'accompagner. Gaspard, qui aimait mieux jouer au bouchon sur la promenade que de servir d'aide à mon oncle, répondit qu'il ne le pouvait pas parce qu'il avait un baptême à faire.

—Cela n'empêche pas, dit Benjamin; un autre le fera à ta place.

—Oui, mais il faut que j'aille au catéchisme à une heure.

—Je croyais que tu avais fait ta première communion?

—C'est-à-dire que j'ai été tout prêt de la faire. C'est vous qui m'en avez empêché en me faisant griser la veille de la cérémonie.

—Et pourquoi te grisais-tu?

—Parce que vous étiez gris vous-même; et que vous m'avez menacé de me battre du plat de votre épée si je ne me grisais pas.

—J'ai eu tort, dit Benjamin; mais, c'est égal, tu ne risques rien de venir avec moi; je n'en ai que pour un moment; nous serons revenus avant le catéchisme.

—Comptez là-dessus, répondit Gaspard, où un autre n'en aurait que pour une heure, vous en avez, vous, pour une demi-journée: vous vous arrêtez à tous les bouchons. Et M. le curé m'a défendu d'aller avec vous, parce que vous me donnez de mauvais exemples.

—Eh bien! pieux Gaspard, si vous refusez de venir avec moi, je ne vous inviterai pas à ma noce; si au contraire vous m'accordez cette faveur, je vous donnerai une pièce de douze sous.

—Donnez-la-moi tout de suite, dit Gaspard.

—Et pourquoi la veux de suite, polisson? est-ce que tu te défies de ma parole?

—Non, mais c'est que je ne me soucie pas d'être votre créancier: j'ai entendu dire dans la ville que vous ne payez personne, et qu'on ne veut pas vous faire saisir parce que votre mobilier ne vaut pas trente sous.

—Bien parlé, Gaspard, dit mon oncle; tiens, voilà quinze sous, et va prévenir ma chère soeur que je t'emmène.

Ma grand'mère s'avança jusque sur le seuil de la porte pour recommander à Gaspard d'avoir bien soin de son habit, car, disait-elle, il fallait qu'il lui servît pour la noce de son oncle.

—Vous moquez-vous? dit Benjamin; est-il besoin de recommander sa bannière à un enfant de choeur français?

—Mon oncle, dit Gaspard, avant de vous mettre en route, je vous préviens d'une chose, c'est que, si vous m'appelez encore porte-bannière, oiseau bleu ou patron de Clamecy, je me sauve avec vos quinze sous et je retourne jouer au bouchon.

À l'entrée du hameau, mon oncle rencontra M. Susurrans, épicier, tout petit, tout menu, mais fait, comme la poudre, de charbon et de salpêtre. M. Susurrans avait une espèce de métairie au val des Rosiers; il s'en revenait à Clamecy, portant sous son bras un toulon qu'il espérait bien faire entrer en fraude, et au bout de sa canne une paire de chapons que Mme Susurrans attendait pour les mettre à la broche. M. Susurrans connaissait mon oncle et il l'estimait, car Benjamin achetait chez lui le sucre dont il édulcorait ses drogues et la poudre qu'il mettait dans ses cheveux. M. Susurrans lui proposa donc de venir à la ferme se rafraîchir. Mon oncle, pour lequel la soif était un état normal, accepta sans cérémonie. L'épicier et son client s'étaient établis au coin du feu, chacun sur un escabeau; ils avaient mis le toulon entre eux deux, mais ils ne le laissaient pas aigrir à sa place, et quand il n'était pas dans les bras de l'un, il était aux lèvres de l'autre.

—L'appétit vient aussi bien en buvant qu'en mangeant: si nous mangions les poulets? dit M. Susurrans.

—En effet, répondit mon oncle, cela vous épargnera la peine de les remporter, et je ne conçois pas comment vous avez pu vous charger de cette corvée.

—Et à quelle sauce les mangerons-nous?

—À la plus tôt faite, dit Benjamin, et voici un excellent feu pour les faire rôtir.

—Oui, dit M. Susurrans, mais il n'y a ici de batterie de cuisine que tout juste pour faire une soupe à l'oignon: nous n'avons pas de broche.

Benjamin, comme tous les grands hommes, n'était jamais pris au dépourvu par les circonstances.

—Il ne sera pas dit, répondit-il, que deux hommes d'esprit comme nous n'aient pu manger une volaille rôtie faute de broche. Si vous m'en croyez, nous embrocherons nos poulets avec mon épée, et, Gaspard que voilà la tournera par la garde.

Vous n'auriez jamais pensé à cet expédient, vous, ami lecteur; mais aussi mon oncle avait assez d'imagination pour faire dix romanciers de notre époque.

Gaspard, qui ne mangeait pas souvent de poulets, se mit joyeusement à la besogne; au bout d'une heure, les poulets étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessive et on le traîna auprès du feu; le couvert fut dressé dessus, et, sans sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table. Les verres manquaient, mais le toulon ne chômait pas pour cela. Malgré les difficultés de toute espèce que présentait l'opération, les poulets furent bientôt expédiés. Depuis longtemps les infortunées volailles n'étaient plus qu'une carcasse dénudée, et cependant les deux amis buvaient toujours. M. Susurrans, qui n'était, ainsi que nous l'avons dit, qu'un tout petit homme dont l'estomac et le cerveau se touchaient presque, était ivre autant qu'on peut l'être, mais Benjamin, le grand Benjamin, avait conservé la meilleure partie de sa raison, et prenait pitié de son adversaire; quant à Gaspard, auquel on avait passé quelquefois le toulon, il alla un peu au delà des limites de la tempérance; le respect filial ne me permet pas de me servir d'une autre expression.

Telle était la situation morale des convives lorsqu'ils quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, et ils se disposaient à se mettre en route. M. Susurrans, qui se souvenait très-bien qu'il devait apporter des poulets à sa femme, les cherchait pour les remettre au bout de sa canne; il demanda à mon oncle s'il ne les avait point vus.

—Vos poulets, dit Benjamin; plaisantez-vous? vous venez de les manger.

—Oui, vieux fou, ajouta Gaspard, vous les avez mangés: ils étaient embrochés à l'épée de mon oncle, et c'est moi qui ai tourné la broche.

—Cela n'est pas vrai! s'écria M. Susurrans; car si j'avais mangé mes poulets, je n'aurais plus faim, et je me sens un appétit à dévorer un loup.

—Je ne dis pas le contraire, répondit mon oncle; mais toujours est-il que vous venez de manger vos poulets. Tenez, si vous en doutez, en voilà les deux carcasses: vous pouvez les mettre au bout de votre canne si cela vous convient.

—Tu en as menti, Benjamin! je ne reconnais point là les carcasses de mes poulets: c'est toi qui me les as pris, et tu vas me les rendre.

—Eh bien! soit, dit mon oncle, envoyez-les chercher demain à la maison, et je vous les rendrai…

—Tu vas me les rendre de suite, dit M. Susurrans, s'élevant sur la pointe des pieds pour mettre le poing sous la gorge de mon oncle.

—Ah çà, papa Susurrans, dit Benjamin, si vous plaisantez, je vous préviens que c'est pousser trop loin la plaisanterie; et…

—Non, malheureux, je ne plaisante pas, fit M. Susurrans se plaçant devant la porte, et vous ne sortirez pas d'ici, ni toi ni ton neveu, que vous ne m'ayez rendu mes poulets.

—Mon oncle, dit Gaspard, voulez-vous que je passe la jambe à ce vieil imbécile?

—Inutile, Gaspard, inutile, mon ami, dit Benjamin; tu es un homme d'église, toi, et il ne te convient pas d'intervenir dans une querelle. Ah çà! ajouta-t-il, une fois, deux fois, M. Susurrans, voulez-vous nous laisser sortir?

—Quand vous m'aurez rendu mes poulets, répondit M. Susurrans, faisant demi-tour à gauche et présentant le bout de sa canne à mon oncle, comme si c'eût été une baïonnette.

Benjamin abaissa la canne de sa main, et prenant le petit homme par le milieu du corps, il l'accrocha par la ceinture de sa culotte à un morceau de fer qui était au-dessus de la porte et auquel on suspendait la batterie de cuisine. Susurrans, assimilé à un poêlon, se démenait comme un scarabée attaché par une épingle à une tapisserie. Il hurlait et gesticulait, criant tantôt au feu, tantôt à l'assassin. Mon oncle avisa un almanach de Liège qui était sur la cheminée:

—Tenez, dit-il, M. Susurrans, l'étude, a écrit Cicéron, est une consolation dans toutes les situations de la vie; amusez-vous à étudier jusqu'à ce qu'on soit venu vous dépendre; car, pour moi, je n'ai pas le temps de faire conversation avec vous, et j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir.

À vingt pas de là, mon oncle rencontra le fermier qui accourait et qui lui demanda pourquoi son maître criait au feu et à l'assassin.

—C'est probablement que la maison brûle et qu'on assassine votre maître, répondit tranquillement mon oncle; et, sifflant Gaspard qui était resté en arrière, il continua son chemin.

Le temps s'était radouci; le ciel, auparavant resplendissant, était devenu d'un blanc mat et sale, comme un plafond de gypse qui n'est pas encore sec; il tombait une petite pluie fine, dense, acérée, qui ruisselait en gouttelettes le long des rameaux dépouillés, et faisait pleurer les arbres et les buissons. Le chapeau de mon oncle s'imbiba comme une éponge de cette pluie, et bientôt ses deux cornes devinrent deux gouttières qui lui versaient une eau noire sur les épaules. Benjamin, inquiet pour son habit, le retourna, et se ressouvenant de la recommandation de sa soeur, il ordonna à Gaspard d'en faire autant. Celui-ci, sans penser à saint Martin, se conforma à l'injonction de mon oncle. À quelque distance de là, Benjamin et Gaspard rencontrèrent une troupe de paysans qui revenaient de vêpres. À la vue du saint qui se trouvait sur l'habit de Gaspard, la tête en bas et son cheval les quatre fers en l'air, comme s'il fût tombé du ciel, les rustres poussèrent d'abord de grands éclats de rire, et bientôt ils en vinrent aux huées. Vous connaissez assez mon oncle pour croire qu'il ne se laissa pas impunément bafouer par cette canaille. Il tira son épée; Gaspard, de son côté, s'arma de pierres, et emporté par son ardeur, il s'élança à l'avant-garde. Mon oncle s'aperçut alors que saint Martin avait tous les torts dans cette affaire, et il fut pris d'une telle envie de rire que, pour ne point tomber, il fut obligé de s'appuyer sur son épée.

—Gaspard, s'écria-t-il d'une voix étouffée, patron de Clamecy, ton saint qui est à l'envers; le casque de ton saint qui va tomber!

Gaspard, comprenant qu'il était l'objet de toute cette risée, ne put supporter cette humiliation: il ôta son habit, le jeta à terre et le foula aux pieds. Quand mon oncle eut achevé de rire, il voulut le forcer de le ramasser et à le remettre; mais Gaspard se sauva à travers les champs et ne reparut plus. Benjamin releva piteusement l'habit et le mit au bout de son épée. Sur ces entrefaites arriva M. Susurrans; il était un peu dégrisé, et il se ressouvenait très-distinctement qu'il avait mangé ses poulets; mais il avait perdu son tricorne. Benjamin, que les vivacités du petit homme réjouissaient beaucoup, et qui voulait, comme nous dirions, nous autres professeurs gens de bas lieu et de mauvais ton, le faire monter à l'échelle, lui soutint qu'il l'avait mangé; mais la force musculaire de Benjamin en imposait tellement à M. Susurrans qu'il refusa tout net de se fâcher; il poussa même l'esprit de contrariété jusqu'à faire des excuses à mon oncle.

Benjamin et M. Susurrans s'en revinrent ensemble à Clamecy. Vers le milieu du faubourg, ils rencontrèrent l'avocat Page.

—Où vas-tu ainsi? dit celui-ci à mon oncle.

—Eh! parbleu, tu t'en doutes bien, je vais dîner chez ma chère soeur.

—Ce n'est pas du tout cela, fit Page, tu t'en vas dîner avec moi, à l'hôtel du Dauphin.

—Et si j'acceptais, à quelle circonstance devrais-je donc cet avantage?

—Je vais t'expliquer cela en deux mots: c'est un riche marchand de bois de Paris auquel j'ai gagné une affaire importante, et qui m'a invité à dîner avec son procureur, qu'il ne connaît pas. Nous sommes dans le carnaval; j'ai décidé que ce serait toi qui serais son procureur; j'allais au-devant de toi pour t'en prévenir. C'est une aventure digne de nous, Benjamin, et je n'ai pas sans doute trop présumé de ton génie en espérant que tu y prendrais un rôle.

—C'est, en effet, dit Benjamin, une partie de masques fort bien conçue. Mais je ne sais, ajouta-t-il en riant, si l'honneur et la délicatesse me permettent de faire le personnage de procureur.

—À table, dit Page, le plus honnête homme est celui qui vide le plus consciencieusement son verre.

—Oui, mais si ton marchand de bois me parle de son affaire?

—Je répondrai pour toi.

—Et si demain il lui prend fantaisie de rendre visite à son procureur?

—C'est chez toi que je le conduirai.

—Tout cela c'est très-bien; mais je n'ai pas, j'ose du moins m'en flatter, l'effigie d'un procureur.

—Tu la prendras: tu as bien déjà su te faire passer pour le
Juif-Errant.

—Et mon habit rouge?

—Notre homme est un badaud de Paris: nous lui ferons croire que telles sont en province les insignes des procureurs.

—Et mon épée?

—S'il la remarque, tu lui diras que c'est avec cela que tu tailles tes plumes.

—Mais, quel est donc son procureur à ton marchand de bois?

—C'est Dulciter. Auras-tu l'inhumanité de me laisser dîner avec
Dulciter?

—Je sais bien que Dulciter n'est pas amusant; mais s'il sait que j'ai dîné pour lui, il m'attaquera en restitution.

—Je plaiderai pour toi. Allons, viens, je suis sûr que le dîner est servi. Mais, à propos, notre amphitryon m'a recommandé d'amener avec moi le premier clerc de Dulciter: où diable vais-je pêcher un clerc de Dulciter?

Benjamin se mit à éclater d'un rire fou.

—Oh! s'écria-t-il en frappant entre ses mains, j'ai ton affaire! tiens, ajouta-t-il en mettant sa main sur l'épaule de M. Susurrans, voilà ton clerc.

—Fi donc! dit Page, un épicier!…

—Qu'est-ce que cela fait?

—Il sent le gruyère.

—Tu n'es pas gourmet, Page: il sent la chandelle.

—Mais il a soixante ans.

—Nous le présenterons comme le doyen de la basoche.

—Vous êtes des drôles et des polissons, dit M. Susurrans en revenant à son caractère impétueux; je ne suis pas un bandit, moi, un coureur de cabarets.

—Non, interrompit mon oncle, il s'enivre seul dans sa cave.

—C'est possible, monsieur Rathery; mais je ne m'enivre pas toujours aux dépens des autres, et je ne veux pas prendre part à vos flibusteries.

—Il faut pourtant, dit mon oncle, que vous y preniez part ce soir, sinon je dis partout où je vous ai accroché.

—Et où l'as-tu accroché? fit Page.

—Imagine-toi, dit Benjamin…

—M. Rathery!… s'écria Susurrans, mettant un doigt sur sa bouche.

—Eh bien! consentez-vous à venir avec nous?

—Mais, considérez que ma femme m'attend; on me croira mort, assassiné; on me cherchera sur la route du val des Rosiers.

—Tant mieux, on trouvera peut-être votre tricorne.

—Monsieur Rathery, mon bon monsieur Rathery! fit Susurrans en joignant les mains.

—Allons donc, dit mon oncle, ne faites donc pas l'enfant; vous me devez une réparation, et moi je vous dois un dîner; d'un seul coup nous nous acquitterons ensemble.

—Souffrez au moins que j'aille prévenir ma femme.

—Non pas, dit Benjamin se plaçant entre lui et Page; je connais madame Susurrans pour l'avoir vue à son comptoir; elle vous enfermerait chez vous à double tour, et je ne veux pas que vous nous échappiez: je ne vous donnerais pas pour dix pistoles.

—Et mon toulon, dit Susurrans, qu'en vais-je faire à présent que je suis clerc de procureur?

—C'est vrai, dit Benjamin, vous ne pouvez vous présenter à notre client avec un toulon.

Ils étaient alors au milieu du pont de Beuvron: mon oncle prit le toulon des mains de Susurrans, et le jeta à la rivière.

—Coquin de Rathery, scélérat de Rathery! s'écria Susurrans, tu me paieras mon toulon; il m'a coûté six livres, à moi; mais toi, tu sauras ce qu'il te coûtera.

—Monsieur Susurrans, dit Benjamin, prenant une pose majestueuse, imitons le sage qui disait: Omnia mecum porto, c'est-à-dire: Tout ce qui me gêne je le jette à la rivière. Tenez, voilà au bout de cette épée un habit magnifique, l'habit des dimanches de mon neveu; un habit qui pourrait figurer dans un musée, et qui a coûté de façon seulement trente fois autant que votre misérable toulon; eh bien! moi, je le sacrifie sans le moindre regret: jetez-le par-dessus le pont, et nous serons quittes.

Comme M. Susurrans n'en voulait rien faire, Benjamin lança l'habit par-dessus le pont, et, prenant le bras de Page et celui de Susurrans:

—Maintenant, dit-il, marchons; on peut lever le rideau, nous sommes prêts à entrer en scène.

Mais l'homme propose et Dieu dispose: en montant l'escalier de Vieille-Rome, ils se trouvèrent face à face avec madame Susurrans. Celle-ci ne voyant pas revenir son mari, allait au-devant de lui avec une lanterne. Lorsqu'elle le vit entre mon oncle et l'avocat Page, qui avaient tous deux une réputation suspecte, son inquiétude fit place à la colère.

—Enfin, monsieur, vous voilà! s'écria-t-elle, c'est vraiment heureux; j'ai cru que vous n'arriveriez pas ce soir; vous menez là une jolie vie, et vous donnez un bel exemple à votre fils!

Puis, parcourant son mari d'un coup d'oeil rapide, elle s'aperçut combien il était incomplet.

—Et vos poulets, monsieur! et ton chapeau, misérable! et ton toulon, ivrogne! qu'en as-tu fait?

—Madame, répondit gravement Benjamin, les poulets nous les avons mangés; pour le tricorne, il a eu le malheur de le perdre en route.

—Comment! le monstre a perdu son tricorne! un tricorne tout frais retapé!

—Oui, madame, il l'a perdu, et vous êtes bien heureuse, dans la position où il était, qu'il n'ait pas aussi perdu sa perruque; quant au toulon, on le lui a saisi à l'octroi, et la régie a déclaré procès-verbal.

Comme Page ne pouvait s'empêcher de rire:

—Je vois ce que c'est, dit madame Susurrans; c'est vous qui avez débauché mon mari, et par-dessus le marché vous nous plaisantez. Vous feriez bien mieux de vous occuper de vos malades et de payer vos dettes, M. Rathery.

—Est-ce que je vous dois quelque chose, madame? répondit fièrement mon oncle.

—Oui, ma bonne amie, poursuivit Susurrans se sentant fort de la protection de sa femme, c'est lui qui m'a débauché: il m'a mangé mes poulets avec son neveu; ils m'ont pris mon tricorne, et ils m'ont jeté mon toulon dans la rivière. Il voulait encore, l'infâme qu'il est, me forcer à aller dîner avec lui au Dauphin, et à faire, à mon âge, le personnage d'un clerc de procureur.

Allez, indigne homme, je m'en vais de ce pas chez M. Dulciter le prévenir que vous voulez dîner à sa place et à celle de son clerc.

—Vous voyez, madame, fit mon oncle, que votre mari est ivre, et qu'il ne sait ce qu'il dit; si vous m'en croyez, vous le ferez coucher aussitôt que vous serez de retour à la maison, et vous lui ferez prendre, de deux heures en deux heures, une décoction de camomille et de fleur de tilleul; en le soutenant, j'ai eu l'occasion de lui toucher le pouls, et je vous assure qu'il n'est pas bien du tout.

—Oh! scélérat, oh! coquin, oh! révolutionnaire, tu oses dire à ma femme que je suis malade d'avoir trop bu, tandis que c'est toi qui es ivre! Attends, je m'en vais de suite chez Dulciter, et tu auras tout à l'heure de ses nouvelles.

—Vous devez vous apercevoir, madame, dit Page avec le plus grand sang-froid du monde, que cet homme bat la campagne: vous manqueriez à tous vos devoirs d'épouse, si vous ne faisiez prendre à votre mari de la camomille et de la fleur de tilleul, ainsi que vient de le prescrire M. Rathery, qui est assurément le médecin le plus habile du bailliage, et qui répond aux insultes de ce fou en lui sauvant la vie.

Susurrans allait recommencer ses imprécations.

—Allons, lui dit sa femme, je vois que ces messieurs ont raison; vous êtes ivre à ne pouvoir plus parler; suivez-moi de suite, ou je ferme la porte en rentrant, et vous irez coucher où vous voudrez.

—C'est cela, dirent ensemble Page et mon oncle; et ils riaient encore lorsqu'ils arrivèrent à la porte du Dauphin. La première personne qu'ils rencontrèrent dans la cour fut M. Minxit, qui allait monter à cheval pour retourner à Corvol.

—Parbleu, dit mon oncle prenant la bride du cheval, vous ne partirez pas ce soir, monsieur Minxit; vous allez souper avec nous; nous avons perdu un convive, mais vous en valez bien trente comme lui.

—Puisque cela te fait plaisir, Benjamin… Garçon, ramenez mon cheval à l'écurie, et dites qu'on me prépare un lit.

XIII

COMMENT MON ONCLE PASSA LA NUIT EN PRIÈRES POUR L'HEUREUSE DÉLIVRANCE DE SA SOEUR.

Mon temps est précieux, chers lecteurs, et je suppose que le vôtre ne l'est pas moins; je ne m'amuserai donc pas à vous décrire ce mémorable souper; vous connaissez assez les convives pour vous faire une idée de la manière dont ils soupèrent. Mon oncle sortit à minuit de l'hôtel du Dauphin, avançant de trois pas et reculant de deux, comme certains pèlerins d'autrefois, qui faisaient voeu de se rendre avec cette allure à Jérusalem. En rentrant, il aperçut de la lumière dans la chambre de Machecourt, et, supposant que celui-ci griffonnait quelque exploit, il entra avec l'intention de lui souhaiter le bonsoir. Ma grand'mère était alors en mal d'enfant; la sage-femme, tout effrayée de l'apparition de mon oncle qu'on n'attendait pas à cette heure, vint le prévenir officiellement de l'événement qui allait avoir lieu. Benjamin se rappela, à travers les brouillards qui obscurcissaient son cerveau, que sa soeur, la première année de son mariage, avait eu une couche laborieuse qui avait mis sa vie en danger; aussitôt le voilà qui se fond en deux gouttières de larmes.

—Hélas! s'écriait-il d'une voix à réveiller toute la rue des Moulins, ma chère soeur va mourir; hélas! elle va…

—Madame Lalande! s'écria ma grand'mère du fond de son lit, mettez-moi ce chien d'ivrogne à la porte.

—Retirez-vous, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il n'y a pas le moindre danger: l'enfant se présente par les épaules, et dans une heure votre soeur sera délivrée.

Mais Benjamin criait toujours: Hélas! elle va mourir, ma chère soeur.

Machecourt, voyant que la harangue de la sage-femme ne produisait pas son effet, crut devoir intervenir à son tour.

—Oui, Benjamin, mon ami, mon bon frère, l'enfant se présente par les épaules, fais-moi le plaisir d'aller te coucher, je t'en supplie.

Ainsi parla mon grand-père.

—Et toi, Machecourt, mon ami, mon bon frère, lui répondit mon oncle, je t'en supplie, fais-moi le plaisir d'aller…

Ma grand'mère, comprenant qu'elle ne pouvait compter sur un acte de rigueur de Machecourt à Benjamin, se décida à mettre elle-même celui-ci à la porte.

Mon oncle se laissa pousser dehors avec la docilité d'un mouton. Son parti fut bientôt pris: il se décida, à aller coucher avec Page, qui ronflait, comme un soufflet de forge, sur une des tables du Dauphin. Mais, en passant sur la place de l'église, l'idée lui vint de prier Dieu pour l'heureuse délivrance de sa chère soeur; or, le temps s'était remis à la gelée comme de plus belle, et il faisait un froid de cinq à six degrés. Nonobstant cela, Benjamin s'agenouilla sur les marches du portail, joignît les mains comme il l'avait vu pratiquer quelquefois à sa chère soeur, et il se mit à marmotter quelques bribes de prières. Comme il entamait son second Ave, le sommeil le prit, et il se mit à ronfler à l'instar de son ami Page, Le lendemain matin, à cinq heures, lorsque le sacristain vint sonner l'Angelus, il aperçut quelque chose d'agenouillé qui avait comme une forme humaine. Il s'imagina d'abord, dans sa simplicité, que c'était un saint qui était sorti de sa niche pour faire quelque exercice de pénitence, et il s'apprêtait à le faire rentrer dans l'église; mais, s'étant approché davantage, à la lueur de sa lanterne il reconnut mon oncle, qui avait un pouce de verglas sur le dos, et à l'extrémité du nez un filet de glace d'une demi-aune.

—Holà, oh! monsieur Rathery! s'écria-t-il dans l'oreille de Benjamin.

Comme celui-ci ne répondait pas, il alla tranquillement sonner son Angelus, et, quand il l'eut achevé et parachevé, il revint à M. Rathery. Au cas qu'il ne fût pas mort, il le chargea comme un sac sur ses épaules, et l'alla porter à sa soeur. Ma grand'mère était délivrée depuis deux heures; les voisines qui passaient la nuit auprès d'elle reportèrent leurs soins sur Benjamin. Elles le placèrent sur un matelas devant le foyer, l'enveloppèrent de serviettes chaudes, de couvertures chaudes, et lui mirent aux pieds une brique chaude: dans l'excès de leur zèle, elles l'auraient volontiers mis au four. Mon oncle se dégela peu à peu; sa queue, qui était aussi raide que son épée, commença à pleurer sur le traversin, ses articulations se détendirent, l'exercice de la parole lui revint, et le premier usage qu'il en lit fut de demander du vin chaud. On lui en fit vivement une chaudronnée; quand il en eut bu la moitié, il fut pris d'une telle sueur qu'on crut qu'il s'allait liquéfier. Il avala le reste, se rendormit, et à huit heures du matin il se portait le mieux du monde. Si M. le curé eût dressé procès-verbal de ces faits, mon oncle eût été infailliblement canonisé. On l'eût probablement donné pour patron aux cabaretiers; et, sans le flatter, il eût fait, avec sa queue et son habit rouge, une magnifique enseigne d'auberge.

Une semaine et plus s'était écoulée depuis l'heureux accouchement de ma grand'mère, et déjà elle songeait à ses relevailles. Cette espèce de quarantaine que lui imposaient les canons de l'Église avait de graves inconvénients pour elle en particulier et pour toute la famine en général: d'abord lorsque quelque événement un peu saillant, quelque bon scandale, par exemple, ridait la surface tranquille du quartier, elle ne pouvait aller en disserter chez son prochain de la rue des Moulins, ce qui était pour elle une cruelle privation; ensuite elle était obligée d'envoyer Gaspard, enveloppé d'un tablier de cuisine, au marché, à la boucherie. Or, ou Gaspard perdait l'argent du pot-au-feu au bouchon, ou il rapportait du collet pour de la cuisse, ou bien encore, quand on l'envoyait quérir un chou pour mettre dans la marmite, la soupe était trempée que Gaspard n'était pas encore de retour. Benjamin riait, Machecourt enrageait et ma grand'mère fouettait Gaspard.

—Pourquoi aussi, lui dit un jour mon grand-père, irrité d'être obligé, par suite de l'absence de Gaspard, de manger une tête de veau sans ciboules, ne fais-tu pas ta besogne toi-même?

—Pourquoi! pourquoi! répartit ma grand'mère, parce que je ne puis aller à la messe sans payer Mme Lalande.

—Que diable aussi, chère soeur, dit Benjamin, n'attendiez-vous pas pour accoucher que vous eussiez de l'argent?

—Demande donc plutôt à ton imbécile de beau-frère pourquoi depuis un mois il ne m'a pas apporté un pauvre écu de six livres.

—Ainsi donc, dit Benjamin, si vous étiez six mois sans recevoir d'argent, six mois vous resteriez enfermée dans votre maison comme dans un lazaret?

—Oui, répliqua ma grand'mère, parce que si je sortais avant d'être allée à la messe, le curé parlerait de moi en chaire, et qu'on me montrerait au doigt dans les rues.

—En ce cas, sommez donc M. le curé de vous envoyer sa femme de charge pour tenir votre ménage; car Dieu est trop juste pour exiger que Machecourt mange de la tête de veau sans ciboules, parce que vous lui avez fait un septième enfant.

Heureusement l'écu de six livres si impatiemment attendu arriva accompagné de quelques autres, et ma grand'mère put aller à la messe.

En rentrant à la maison avec Mme Lalande, elle trouva mon oncle étendu dans le fauteuil de cuir de Machecourt, les talons appuyés sur les chenets et ayant devant lui une écuelle pleine de vin chaud; car il faut vous dire que, depuis sa convalescence, Benjamin, reconnaissant envers le vin chaud qui lui avait sauvé la vie, en prenait tous les matins une ration qui aurait suffi à deux officiers de marine. Il disait, pour justifier cet extra monstre, que sa température était encore au-dessous de zéro.

—Benjamin, lui dit ma grand'mère, j'ai un service à te demander.

—Un service! répondit Benjamin; et que puis-je faire, chère soeur, pour vous être agréable?

—Tu devrais l'avoir deviné, Benjamin: il faut que tu sois parrain de mon dernier.

Benjamin, qui n'avait rien deviné du tout et qu'au contraire cette proposition prenait à l'improviste, secoua la tête et fit un gros mais

—Comment, dit ma grand'mère, lui jetant un regard plein d'étincelles, est-ce que tu me refuserais cela, par hasard?

—Non pas, chère soeur, bien au contraire, mais…

—Mais quoi? tu commences à m'impatienter avec tes mais

—C'est que, voyez-vous, je n'ai jamais été parrain, moi, et je ne saurais comment m'y prendre pour remplir mes fonctions.

—Belle difficulté! On te mettra au courant: je prierai le cousin
Guillaumot de te donner quelques leçons.

—Je ne doute ni des talents ni du zèle du cousin Guillaumot; mais, s'il faut que je prenne des leçons de parinologie, je crains que cette étude n'aille pas à mon genre d'intelligence; vous feriez mieux peut-être de prendre un parrain tout instruit; Gaspard, par exemple, qui est enfant de choeur, vous conviendrait parfaitement.

—Allons donc, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il faut que vous acceptiez l'invitation de votre soeur: c'est un devoir de famille dont vous ne pouvez vous exempter.

—Je vois ce que c'est, madame Lalande, dit Benjamin: quoique je ne sois pas riche, j'ai la réputation de bien faire les choses, et vous aimeriez autant avoir affaire à moi qu'à Gaspard, n'est-ce pas?

—Fi donc! Benjamin, fi donc! monsieur Rathery, s'exclamèrent ma grand'mère et madame Lalande.

—Tenez, ma chère soeur, poursuivit Benjamin, à vous parler franchement, je ne me soucie pas d'être parrain. Je veux bien me conduire avec mon neveu comme si je l'avais tenu sur les fonts de baptême; j'écouterai avec satisfaction le compliment qu'il m'adressera tous les ans le jour de ma fête, et fût-il de Millot-Rataut, je m'engage à le trouver charmant. Je lui permettrai de m'embrasser le premier jour de chaque année, et je lui donnerai pour ses étrennes un polichinelle à ressort ou une paire de culottes, selon que vous l'aimerez mieux. Je serai même flatté que vous le nommiez Benjamin; mais aller me planter comme un grand imbécile devant les fonts baptismaux, avec un cierge à la main, ma foi, non, chère soeur, n'exigez pas cela de moi: ma dignité d'homme s'y oppose; j'aurais peur que Djhiarcos me rît au nez. Et d'ailleurs, comment puis-je affirmer, moi, que ce petit braillard renonce à Satan et à ses oeuvres? Qu'est-ce qui me prouve qu'il renonce aux oeuvres de Satan? Si la responsabilité du parrain n'est qu'une frime, comme le pensent quelques-uns, à quoi bon un parrain? à quoi bon une marraine? à quoi bon deux cautions au lieu d'une, et pourquoi faire endosser ma signature par un autre? Si au contraire cette responsabilité est sérieuse, pourquoi en encourrais-je les conséquences? Notre âme étant ce que nous avons de plus précieux, n'est-ce pas être fou que de la mettre en gage pour celle d'un autre? Et d'ailleurs, qu'est-ce qui vous presse donc tant de faire baptiser votre poupon? Est-ce une terrine de foies gras ou un jambon de Mayence qui se gâterait s'il n'était salé de suite? Attendez qu'il ait vingt-cinq ans: au moins, il pourra répondre lui-même, et alors, s'il lui faut une caution, je saurai ce que j'aurai à faire. Jusqu'à dix-huit ans, votre fils ne pourra prendre un enrôlement dans l'armée; jusqu'à vingt-cinq ans, il ne pourra se marier sans votre consentement et celui de Machecourt, et vous voulez qu'à neuf jours il ait assez de discernement pour se choisir une religion. Allons donc! vous voyez bien vous-même que cela n'est pas raisonnable.

—Oh! ma chère dame, s'écria la sage-femme, épouvantée de la logique hétérodoxe de mon oncle, votre frère est un damné; gardez-vous bien de le donner pour parrain à votre enfant: cela lui porterait malheur!

—Madame Lalande, dît Benjamin d'un ton sévère, un cours d'accouchement n'est pas un cours de logique. Il y aurait lâcheté de ma part à discuter avec vous. Je me contenterai seulement de vous demander si saint Jean baptisait dans le Jourdain moyennant un sesterce et un cornet de dattes sèches des néophytes apportés de Jérusalem sur les bras de leur nourrice?

—Ma foi! dit madame Lalande, embarrassée de l'objection, j'aime mieux le croire que d'y aller voir.

—Comment, madame, vous aimez mieux le croire que d'y aller voir? Est-ce là le langage d'une sage-femme instruite de sa religion? Eh bien! puisque vous le prenez sur ce ton, je me ferai l'honneur de vous poser ce dilemme…

—Laisse-nous donc tranquilles avec tes dilemmes, interrompit ma grand'mère; est-ce que madame Lalande sait ce que c'est qu'un dilemme?

—Comment, madame, fit la sage-femme, piquée de l'observation de ma grand'mère, je ne sais pas ce que c'est qu'un dilemme! l'épouse d'un chirurgien, ne pas savoir ce que c'est qu'un dilemme. Continuez, monsieur Rathery, je vous écoute.

—C'est fort inutile, répliqua sèchement ma grand'mère, j'ai décidé que Benjamin serait parrain, et il le sera: il n'y a pas de dilemme au monde qui puisse l'en exempter.

—J'en appelle à Machecourt! s'écria Benjamin.

—Machecourt t'a condamné d'avance: il est allé ce matin à Corvol inviter mademoiselle Minxit à être la commère.

—Ainsi donc, s'écria mon oncle, on dispose de moi sans mon consentement: on n'a pas même l'honnêteté de me prévenir. Me prend-on pour un homme empaillé, pour une gargamelle de pain d'épices? La belle figure que vont faire mes cinq pieds dix pouces à côté des cinq pieds trois pouces de Mlle Minxit, qui aura l'air, avec sa taille plate et calibrée, d'un mât de cocagne couronné de rubans! Savez-vous que l'idée d'aller à l'église côte à côte avec elle me tourmente depuis six mois, et que j'ai failli, en vue de cette corvée, renoncer à l'avantage de devenir son mari?

—Voyez-vous, Mme Lalande, dit ma grand'mère, ce Benjamin comme il est facétieux: il aime Mlle Minxit avec passion, et cependant il faut qu'il se raille d'elle.

—Hum! fit la sage-femme.

Benjamin, qui n'avait pas songé à Mme Lalande, s'aperçut qu'il avait fait un lapsus linguæ; pour échapper aux reproches de sa soeur, il se hâta de déclarer qu'il consentait à tout ce qu'on voudrait exiger de lui, et détala avant que la sage-femme fût partie.

—Le baptême devait avoir lieu le dimanche suivant; ma grand'mère s'était mise en frais pour cette cérémonie: elle avait autorisé Machecourt à inviter à un dîner solennel tous ses amis et ceux de mon oncle. Pour Benjamin, il était en mesure de faire face aux dépenses qu'exige le rôle de parrain magnifique: il venait de recevoir du gouvernement une gratification de cent francs pour le zèle qu'il avait mis à propager l'inoculation dans le pays, et à réhabiliter la pomme de terre, attaquée à la fois par les agronomes et les médecins.

XIV

PLAIDOYER DE MON ONCLE DEVANT LE BAILLI.

Le samedi suivant, veille de la cérémonie du baptême, mon oncle était cité à comparaître par-devant M. le bailli pour s'entendre condamner par corps à payer au sieur Bonteint la somme de cent cinquante francs dix sols six deniers, pour marchandises à lui vendues: ainsi s'exprimait la cédule, dont le coût était de quatre francs cinq sols.

Un autre que mon oncle eût déploré son sort sur tous les tons de l'élégie; mais l'âme de ce grand homme était inaccessible aux atteintes de la fortune. Ce tourbillon de misère que la société soulève autour d'elle, cette vapeur de larmes dont elle est enveloppée, ne pouvaient monter jusqu'à lui; il avait son corps au milieu des fanges de l'humanité: quand il avait trop bu, il avait mal à la tête; quand il avait marché trop longtemps, il était las; quand le chemin était trop boueux, il se crottait jusqu'à l'échine; enfin, quand il n'avait pas d'argent pour payer son écot, l'aubergiste le couchait sur son grand-livre; mais, comme l'écueil dont le pied est battu par les vagues et dont le front rayonne de soleil; comme l'oiseau qui a son nid dans les buissons du chemin et qui vit au milieu de l'azur des cieux, son âme planait dans une région supérieure, toujours calme et sereine. Il n'avait, lui, que deux besoins, la faim et la soif, et, si le firmament fût tombé en éclats sur la terre, et qu'il y eût laissé une bouteille intacte, mon oncle l'eût tranquillement vidée à la résurrection du genre humain, écrasé sur un quartier fumant de quelque étoile. Pour lui, le passé n'était rien et l'avenir n'était pas encore quelque chose: il comparait le passé à une bouteille vide, et l'avenir à un poulet prêt à être mis à la broche.—Que m'importe, disait-il, quelle liqueur a contenu la bouteille? et pour le poulet, pourquoi me ferais-je rôtir moi-même à le faire passer et repasser devant l'âtre? Peut-être quand il sera cuit à point, que le couvert sera dressé, que je me serai revêtu de ma serviette, surviendra un molosse qui emportera la volaille fumante entre ses dents.

Éternité, néant, passé, sombres abîmes!

s'écrie le poète; pour moi, tout ce que je voudrais retirer de ce sombre abîme, c'est mon dernier habit rouge, s'il surnageait à ma portée; la vie est tout entière dans le présent, et le présent c'est la minute qui passe; or, que me fait à moi un bonheur ou un malheur d'une minute? Voici un mendiant et un millionnaire; Dieu leur dit: Vous n'avez qu'une minute à rester sur la terre; cette minute écoulée, il leur en accorde une seconde, puis une troisième, et il les fait vivre ainsi jusqu'à quatre-vingt-dix ans. Croyez-vous que l'un est bien plus heureux que l'autre? Toutes les misères qui affligent l'homme, c'est lui-même qui en est l'artisan. Les jouissances qu'il s'élabore ne valent pas le quart de la peine qu'il se donne pour les acquérir. Il ressemble à un chasseur qui bat toute la journée la campagne pour un lièvre étique ou une carcasse de perdrix. Nous nous vantons de la supériorité de notre intelligence!… Mais qu'importe que nous mesurions le cours des astres; que nous puissions dire, à une seconde près, à quelle heure la lune se trouvera entre la terre et le soleil; que nous parcourions les solitudes de l'Océan avec des nageoires de bois ou avec des ailes de chanvre, si nous ne savons pas jouir des biens que Dieu a mis dans notre existence. Les animaux, que nous insultons du nom de brutes, en savent bien autrement long que nous sur les choses de la vie. L'une se vautre dans l'herbe et la broute sans s'inquiéter si elle repoussera; l'ours ne va point garder les troupeaux d'un fermier afin d'avoir des mitaines et un bonnet fourré pour son hiver; le lièvre ne se fait pas tambour d'un régiment dans l'espoir de gagner du son pour ses vieux jours; le vautour ne se fait pas facteur de la poste pour avoir autour de son cou chauve un beau collier d'or; tous sont contents de ce que la nature leur a donné, du lit qu'elle leur a préparé dans l'herbe des bois, du toit qu'elle leur a fait avec les étoiles et l'azur du firmament. Aussitôt qu'un rayon luit sur la plaine, l'oiseau se met à gazouiller sur la branche, l'insecte bourdonne autour du buisson, le poisson se joue à la surface de son étang, le lézard flâne sur les pierres chaudes de sa masure; si quelque ondée tombe du nuage, chacun se réfugie dans son asile et s'y endort paisiblement en attendant le soleil du lendemain. Pourquoi l'homme n'en fait-il pas autant? N'en déplaise au grand roi Salomon, la fourmi est le plus sot des animaux: au lieu de jouer dans la prairie pendant la belle saison, de prendre sa part de cette magnifique fête que le ciel, pendant six mois, donne à la terre, elle perd tout son été à mettre l'un sur l'autre des petits brins de feuilles; puis, quand sa cité est achevée, passe un vent qui la balaie de son aile.

Benjamin, donc, fit griser l'huissier de Bonteint, et enveloppa de l'onguent de la mère avec le papier timbré de la cédule.

M. le bailli devant lequel devait comparaître mon oncle est un personnage trop important pour que je néglige de vous faire son portrait. D'ailleurs, mon grand-père, à son lit de mort, me l'a expressément recommandé, et pour rien au monde je ne voudrais manquer à ce pieux devoir.

M. le bailli, donc, était né, comme tant d'autres, de parents pauvres. Son premier lange avait été taillé dans une vieille capote de gendarme, et il avait commencé ses études de jurisprudence par nettoyer le grand sabre de monsieur son père, et par étriller son cheval rouge. Je ne saurais vous expliquer comment, du dernier rang de la hiérarchie judiciaire, M. le bailli s'était élevé à la plus haute magistrature du pays; tout ce que je puis vous dire, c'est que le lézard parvient aussi bien que l'aigle au sommet des grands rochers. M. le bailli, entre autres manies, avait celle d'être un grand personnage. L'infériorité de son origine faisait son désespoir. Il ne concevait pas comment un homme comme lui n'était pas né gentilhomme. Il attribuait cela à une erreur du Créateur. Il aurait donné sa femme, ses enfants et son greffier pour un chétif morceau de blason. La nature avait été assez bonne mère envers M. le bailli; à la vérité elle lui avait fait sa part d'intelligence ni trop grosse ni trop petite; mais elle y avait ajouté une bonne dose d'astuce et d'audace. M. le bailli n'était ni sot ni spirituel: il se tenait sur la lisière des deux camps, avec cette différence, toutefois, qu'il n'avait jamais posé le pied dans celui des gens d'esprit, mais que sur le terrain facile et ouvert de l'autre, il faisait de fréquentes excursions. Ne pouvant avoir l'esprit des hommes spirituels, M. le bailli s'est contenté de celui des sots. Il faisait des calembours; ces calembours, les procureurs et leurs femmes se faisaient un devoir de les trouver fort jolis: son greffier était chargé de les répandre dans le public, et même de les expliquer aux intelligences émoussées qui d'abord n'en comprenaient pas le sens. Grâce à cet agréable talent de société, M. le bailli s'était acquis, dans un certain monde, comme une réputation d'homme d'esprit, mais cette réputation, mon oncle disait qu'il l'avait payée en fausse monnaie. M. le bailli était-il honnête homme? Je n'oserais vous dire le contraire. Vous savez que le code définit les voleurs, et que la société tient pour honnêtes gens tous ceux qui sont en dehors de la définition; or, M. le bailli n'était point défini par le code. M. le bailli, à force d'intrigues, était parvenu à diriger non-seulement les affaires, mais encore les plaisirs de la ville. Comme magistrat, M. le bailli était un personnage assez peu recommandable. Il comprenait bien la loi; mais quand elle contrariait ses aversions ou ses sympathies, il la laissait dire. On l'accusait d'avoir à sa balance un plateau d'or et un plateau de bois, et, au fait, je ne sais comment cela arrivait, mais ses amis avaient toujours raison et ses ennemis toujours tort. S'il s'agissait d'un délit, ceux-ci avaient encouru le maximum de la peine; encore s'il avait pu le faire plus gros, il l'aurait amplifié de bon coeur. Toutefois, la loi ne peut pas toujours fléchir: quand M. le bailli se trouvait dans la nécessité de se prononcer contre un homme dont il craignait ou espérait quelque chose, il se tirait d'affaire en se récusant, et il faisait vanter par sa coterie son impartialité. M. le bailli visait à l'admiration universelle: il détestait cordialement, mais en secret, ceux qui l'effaçaient par une supériorité quelconque. Si vous aviez l'air de croire à son importance, si vous alliez lui demander sa protection, vous le rendiez le plus heureux du monde; mais si vous lui refusiez un coup de votre chapeau, cette injure s'incrustait profondément dans sa mémoire, elle y faisait plaie, et eussiez-vous vécu cent ans et lui aussi, jamais il ne vous l'eût pardonnée. Malheur donc à l'infortuné qui s'abstenait de saluer M. le bailli. Si quelque affaire l'amenait devant son tribunal, il le poussait par quelque avanie bien combinée à lui manquer de respect. La vengeance devenait alors pour lui un devoir, et il faisait mettre notre homme en prison, tout en déplorant la fatale nécessité que lui imposaient ses fonctions. Souvent même, pour mieux faire croire à sa douleur, il avait l'hypocrisie de se mettre au lit, et dans les grandes occasions, il allait jusqu'à la saignée.

M. le bailli faisait la cour à Dieu comme aux puissances de la terre: il ne se passait jamais de la grand'messe, et il se plaçait toujours au beau milieu du banc d'oeuvre. Cela lui rapportait tous les dimanches une part de pain béni avec la protection du curé. S'il eût pu faire constater par un procès-verbal qu'il avait assisté à l'office, sans aucun doute il l'eût fait. Mais ces petits défauts étaient compensés chez M. le bailli par de brillantes qualités: personne ne s'entendait mieux que lui à organiser un bal aux frais de la ville ou un banquet en l'honneur du duc de Nivernais. Dans ces jours solennels, il était magnifique de majesté, d'appétit et de calembours: Lamoignon ou le président Molé eussent été auprès de lui de bien petits hommes.

En récompense des éminents services qu'il rendait à la ville, il espérait, depuis dix ans, la croix de Saint-Louis, et quand, après ses campagnes d'Amérique, Lafayette en fut décoré, il cria tout bas à l'injustice.

Tel était, au moral, M. le bailli; au physique, c'était un gros homme, quoiqu'il n'eût pas encore atteint toute sa majesté; sa personne ressemblait à une ellipse renflée par le bas: vous eussiez pu le comparer à un oeuf d'autruche qui eût eu deux jambes. La perfide nature, qui a donné, sous un ciel de feu, au mancenilier un vaste et épais ombrage, avait accordé à M. le bailli l'effigie d'un honnête homme; aussi aimait-il beaucoup à poser, et c'était un beau jour dans sa vie quand il pouvait aller, escorté de pompiers, du tribunal à l'église. M. le bailli se tenait toujours raide comme une statue sur son piédestal: si vous l'eussiez connu, vous eussiez dit qu'il avait un emplâtre de poix de Bourgogne ou un vaste vésicatoire entre les deux épaules; il allait dans la rue comme s'il eût porté un Saint-Sacrement; son pas était invariable comme une demi-aune: une averse de hallebardes ne le lui eût pas fait allonger d'un pouce; avec M. le bailli pour unique instrument, un astronome eût pu mesurer un arc du méridien.

Mon oncle ne haïssait point M. le bailli; il ne daignait pas même le mépriser; mais, en présence de cette abjection morale, il éprouvait comme un soulèvement de son âme; il disait quelquefois que cet homme lui faisait l'effet d'un gros crapaud accroupi dans un fauteuil de velours. Pour M. le bailli, il haïssait Benjamin avec toute l'énergie de son âme bilieuse. Celui-ci ne l'ignorait pas, mais il s'en mettait peu en souci. Pour ma grand'mère, craignant un conflit entre ces deux natures si diverses, elle voulait que Benjamin s'abstînt de paraître à l'audience; mais le grand homme, qui avait confiance dans la force de sa volonté, avait dédaigné ce timide conseil; seulement, le samedi matin, il s'était abstenu de prendre sa ration accoutumée de vin chaud.

L'avocat de Bonteint prouva du reste que son client avait le droit de réclamer contre mon oncle un jugement par corps. Quand il eut achevé et parachevé sa démonstration, le bailli demanda à Benjamin ce qu'il avait à alléguer pour sa défense.

—Je n'ai qu'une simple observation à faire, dit mon oncle, mais elle vaut mieux que tout le plaidoyer de monsieur, car elle est sans réplique: j'ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer et six pouces au-dessus du vulgaire des hommes; je pense…

—Monsieur Rathery, interrompit le bailli, tout grand homme que vous êtes, vous n'avez pas le droit de plaisanter avec la justice.

—Si j'avais envie de plaisanter, dit mon oncle, ce ne serait pas avec un personnage aussi puissant que M. le bailli, dont la justice, d'ailleurs, ne plaisante pas; mais quand je dis que j'ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer, ce n'est pas une plaisanterie que je fais, c'est un moyen sérieux de défense que je présente. M. le bailli peut me faire mesurer s'il doute de la vérité de ma déclaration. Je pense donc…

—M. Rathery, répliqua vivement le bailli, si vous continuez sur ce ton, je serai obligé de vous retirer la parole.

—Ce n'est pas la peine, répondit mon oncle, car voilà que j'ai fini. Je pense donc, ajouta-t-il en précipitant ses syllabes l'une sur l'autre, qu'on ne peut saisir au corps un homme de ma taille pour cinquante misérables écus.

—À votre compte, dit le bailli, la contrainte par corps ne pourrait s'exercer que sur un de vos bras, une de vos jambes, peut-être bien même sur votre queue.

—D'abord, répliqua mon oncle, je ferai observer à M. le bailli que ma queue n'est pas en cause; ensuite, je n'ai pas la prétention que m'attribue M. le bailli: je suis né indivis, et je prétends bien rester indivis toute ma vie; mais, comme le gage vaut au moins le double de la créance, je prie M. le bailli d'ordonner que la sentence par corps ne pourra être exécutée qu'après que Bonteint m'aura fourni trois autres habits rouges.

—M. Rathery, vous n'êtes pas ici au cabaret, je vous prie de vous souvenir à qui vous parlez; vos propos deviennent aussi inconsidérés que votre personne.

—M. le bailli, j'ai bonne mémoire, et je sais très-bien à qui je parle. J'ai été trop soigneusement élevé par ma chère soeur dans la crainte de Dieu et des gendarmes pour que je l'oublie. Quant au cabaret, puisqu'il est ici question de cabaret, il est trop bien apprécié des honnêtes gens, pour qu'il ait besoin que je le réhabilite. Si nous allons au cabaret, nous, c'est que, quand nous avons soif, nous n'avons pas le privilége de nous rafraîchir aux frais de la ville. Le cabaret, c'est la cave de ceux qui n'en ont point, et la cave de ceux qui en ont une, ce n'est autre chose qu'un cabaret sans bouchon. Il sied mal à ceux qui boivent une bouteille de Bourgogne et autre chose à leur dîner, de vilipender le pauvre diable qui se régale par-ci par-là, au cabaret, d'une pinte de Croix-Pataux. Ces orgies officielles, où on s'enivre en portant des toasts au roi et au duc de Nivernais, c'est tout simplement, une euphonie à part, ce que le peuple appelle une ribotte. S'enivrer à sa table, c'est plus décent; mais se griser au cabaret, c'est plus noble et surtout plus profitable au trésor. Pour la considération qui s'attache à ma personne, elle est moins étendue que celle que peut revendiquer M. le bailli pour la sienne, attendu que moi je ne suis considéré que des honnêtes gens; mais…

M. Rathery! s'écria le bailli, ne trouvant point, aux épigrammes dont le harcelait mon oncle, de réponse meilleure et plus facile, vous êtes un insolent!

—Soit, répliqua Benjamin secouant un fétu qui s'était attaché au revers de son habit; mais je dois, en conscience, prévenir M. le bailli que je me suis renfermé ce matin dans les bornes de la plus stricte tempérance; qu'ainsi, s'il cherchait à me faire sortir du respect que je dois à sa robe, il en serait pour ses frais de provocation.

—M. Rathery, fit le bailli, vos allusions sont injurieuses à la justice; je vous condamne à trente sous d'amende.

—Voilà trois francs, dit mon oncle, mettant un petit écu sur la table verte du juge, payez-vous.

—M. Rathery! s'écria le bailli exaspéré, sortez.

—M. le bailli, j'ai l'honneur de vous saluer; mes compliments à madame la baillive, s'il vous plaît.

—Quarante sous d'amende de plus! hurla le juge.

—Comment! dit mon oncle, quarante sous d'amende parce que je présente mes compliments à madame la baillive? Et il sortit.

—Ce diable d'homme, disait le soir M. le bailli à sa femme, jamais je ne me serais imaginé qu'il fût si modéré; mais qu'il se tienne bien, j'ai lâché contre lui une contrainte par corps, et je parlerai à Bonteint pour qu'il la fasse exécuter de suite. Il apprendra ce que c'est que de me braver… Quand je l'inviterai aux fêtes données par la ville, il fera chaud, et si je peux lui écorner sa clientèle…

—Fi donc! M. le bailli, lui répondit sa femme, sont-ce là les sentiments d'un homme de banc d'oeuvres? Et que vous a donc fait M. Rathery? c'est un homme si gai, si bien tourné, si aimable!

—Ce qu'il m'a fait, madame la baillive? il a osé me rappeler que votre beau-père était un gendarme, et d'ailleurs, il a plus d'esprit et il est plus honnête homme que moi… croyez-vous que ce soit peu de chose?

Le lendemain, mon oncle ne pensait plus à la contrainte par corps obtenue contre lui; il se dirigeait vers l'église, poudré et solennel, mademoiselle Minxit au côté droit et son épée au côté gauche; il était suivi de Page, qui faisait le coquet dans son habit noisette, d'Arthus, dont l'abdomen était enveloppé, jusqu'au delà de son diamètre, d'un gilet à grands ramages, entre lesquels voltigeaient de petits oiseaux; de Millot-Rataut, qui portait une perruque couleur de brique et dont les tibias gris de lin étaient jaspés de noir, et d'un grand nombre d'autres dont il ne me plaît pas de livrer les noms à la postérité. Parlanta seul manquait à l'appel. Deux violons piaulaient à la tête du cortége; Machecourt et sa femme fermaient la marche. Benjamin, toujours magnifique, semait sur son passage les dragées et les liards de l'inoculation. Gaspard, tout fier de lui servir de poche, se tenait à ses cotés, portant dans un grand sac les dragées de la cérémonie.

XV

COMMENT MON ONCLE FUT ARRÊTÉ PAR PARLANTA DANS SES FONCTIONS DE PARRAIN, ET MIS EN PRISON.

Mais, voici bien une autre fête! Parlanta avait reçu de Bonteint et du bailli l'ordre exprès d'exécuter la contrainte par corps pendant la cérémonie. Il avait embusqué ses recors dans le vestibule du tribunal, et lui-même attendait le cortége sous le portail de l'église. Aussitôt qu'il vit le tricorne de mon oncle déboucher par l'escalier de Vieille-Rome, il alla à lui, et le somma, au nom du roi, de le suivre en prison.

—Parlanta, répondit mon oncle, ce que tu fais là est peu conforme aux règles de la politesse française. Ne pourrais-tu pas attendre à demain pour opérer ma confiscation, et venir aujourd'hui dîner avec nous?

—Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta, j'attendrai; mais je te préviens que les ordres du bailli sont précis, et que je cours risque, si je passe outre, d'encourir son ressentiment dans cette vie et dans l'autre.

—Cela étant, fais ton devoir, dit Benjamin; et il alla prier Page de prendre sa place à côté de Mlle Minxit; puis s'inclinant devant celle-ci avec toute la grâce que comportaient ses cinq pieds neuf pouces: Vous voyez, mademoiselle, lui dit-il, que je suis forcé de me séparer de vous; je vous prie de croire qu'il ne faut rien moins qu'une sommation au nom de Sa Majesté pour m'y déterminer. J'aurais voulu que Parlanta me laissât jouir jusqu'au bout du bonheur de cette cérémonie; mais, ces huissiers, ils sont comme la mort: ils saisissent leur proie partout où elle se rencontre; ils l'arrachent violemment du bras de l'objet aimé, comme un enfant qui arrache par ses ailes de gaze un papillon du calice d'une rose.

—C'est aussi désagréable pour moi que pour vous, dit Mlle Minxit, faisant une grosse moue comme le poing: votre ami est un petit homme rond comme une pelotte et qui porte une perruque à marteau; je vais avoir l'air, à côté de lui, d'une grande perche.

—Que voulez-vous que j'y fasse? répliqua séchement Benjamin, offensé de tant d'égoïsme; je ne puis ni vous rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter ma queue.

Benjamin prit congé de la société, et suivit Parlanta en sifflant son air favori:

Malbrough s'en va-t'en guerre.

Il s'arrêta un moment sur le seuil de la prison pour jeter un dernier regard sur ces espaces libres qui allaient se fermer derrière lui; il aperçut sa soeur, immobile au bras de son mari, qui le suivait d'un regard désolé; à cette vue, il tira violemment la porte derrière lui et s'élança dans la cour.

Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent le voir; ils le trouvèrent perché au haut d'un escalier, qui jetait à ses compagnons de captivité le reste de ses dragées, et qui riait comme un bienheureux de les voir se bousculer pour les prendre.

—Que diable fais-tu là? dit mon grand-père.

—Tu le vois bien, répondit Benjamin, j'achève la cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes, qui s'agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries, représentent fidèlement la société? N'est-ce pas ainsi que les pauvres habitants de cette terre se poussent, s'écrasent, se renversent, pour s'arracher les biens que Dieu a jetés au milieu d'eux? N'est-ce pas ainsi que le fort foule le faible aux pieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui qui a tout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il n'a rien laissé, ainsi, enfin, que quand celui-ci ose se plaindre, l'autre lui donne de son pied au derrière? Ces pauvres diables sont haletants, couverts de sueur; ils ont les doigts meurtris, la figure déchirée, aucun n'est sorti de la lutte sans une écorchure quelconque. S'ils avaient écouté leur intérêt bien entendu plutôt que leurs farouches instincts de convoitise, au lieu de se disputer ces dragées en ennemis, ne se les seraient-ils pas partagées en frères?

—C'est possible, dit Machecourt; mais tâche de ne pas trop t'ennuyer ce soir et de bien dormir cette nuit, car demain matin tu seras libre.

—Comment cela? fit Benjamin.

—C'est, répondit Machecourt, que pour te tirer d'affaire, nous avons vendu notre petite vigne de Choulot.

—Et le contrat est-il signé? demanda Benjamin avec anxiété.

—Pas encore, dit mon grand-père; mais nous avons rendez-vous pour le signer ce soir.

—Eh bien! toi, Machecourt, et vous, ma chère soeur, faites bien attention à ce que je vais vous dire: Si vous vendez votre vigne pour me tirer des griffes de Bonteint, le premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera de quitter votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.

—Cependant, dit Machecourt, il faut bien qu'il en soit ainsi: on est frère ou on ne l'est pas. Je ne peux te laisser en prison quand j'ai entre les mains des moyens de te rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi; mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je ne pourrai manger un morceau ni boire un verre de vin blanc qui me profite.

—Et moi, dit ma grand'mère, crois-tu que je pourrai m'habituer à ne plus te voir? Est-ce que ce n'est pas à moi que notre mère t'a recommandé à son lit de mort? est-ce que ce n'est pas moi qui t'ai élevé? est-ce que je ne te regarde pas comme l'aîné de mes enfants? Et ces pauvres enfants, c'est pitié de les voir; depuis que tu n'es plus avec nous, on dirait qu'il y a un cercueil dans la maison. Ils voulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette n'a jamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu'elle la gardait pour son oncle Benjamin, qui était en prison, et qui n'avait que du pain noir à manger.

—C'en est trop, dit Benjamin poussant mon grand-père par les épaules: va-t'en, Machecourt, et vous aussi, ma chère soeur, allez-vous-en, je vous en prie, car vous me feriez commettre une faiblesse; mais, je vous en préviens, si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma rançon, jamais de ma vie je ne vous reverrai.

—Allons, grand niais! poursuivit ma grand'mère, est-ce qu'un frère ne vaut pas mieux qu'une vigne? Ne ferais-tu pas pour nous ce que nous faisons pour toi, si l'occasion se présentait, et quand tu seras riche, ne nous aideras-tu pas à établir nos enfants? Avec ton état et tes talents, tu peux nous rendre au centuple ce que nous te donnons aujourd'hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu! dans le public, si nous te laissions sous les verrous pour une dette de cent cinquante francs? Allons, Benjamin, sois bon frère, ne nous rends pas tous malheureux en t'obstinant à rester ici.

Pendant que ma grand'mère parlait, Benjamin avait sa tête cachée entre ses mains, et cherchait à comprimer les larmes qui s'amassaient sous sa paupière.

—Machecourt, s'écria-t-il tout à coup, je n'en puis plus, fais-moi apporter un petit verre par Boutron, et viens m'embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine à le faire crier, tu es le premier homme que j'embrasse, et depuis la dernière fois que j'ai eu le fouet, voilà les premières larmes que je verse.

Et, en effet, il fondait en larmes, mon pauvre oncle; mais le geôlier ayant apporté deux petits verres, il n'eut pas plutôt vidé le sien qu'il devint calme et azuré comme un ciel d'avril après une averse.

Ma grand'mère chercha de nouveau à l'attendrir; mais il resta froid sous ses paroles comme un glaçon sous les rayons de la lune. La seule chose qui le préoccupât, c'était que le geôlier l'eût vu pleurer. Il fallut donc, bon gré, mal gré, que Machecourt gardât sa vigne.

XVI

UN DÉJEUNER EN PRISON.—COMMENT MON ONCLE SORTIT DE PRISON.

Le lendemain matin, comme mon oncle se promenait dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthus entra, suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes de linges blanc.

—Bonjour, Benjamin! s'écria-t-il, nous venons déjeuner avec toi, puisque tu ne peux plus venir déjeuner avec nous.

En même temps défilaient Page, Rapin, Guillerand, Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait en arrière un peu décontenancé; mon oncle alla à lui, et lui prenant la main:

—Eh bien! Parlanta, lui dit-il, est-ce que tu me gardes rancune de ce que je t'ai fait hier manquer un bon dîner?

—Au contraire, répondit Parlanta, j'avais peur que tu ne m'en voulusses toi-même de ce que je ne t'avais pas laissé achever ton baptême.

—Sais-tu bien, Benjamin, interrompit Page, que nous nous sommes cotisés pour te tirer d'ici; mais, comme nous ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme si l'argent n'était pas inventé: nous donnons à Bonteint nos services respectifs, chacun selon sa profession. Moi je lui plaiderai sa première affaire, Parlanta lui griffonnera deux assignations, Arthus lui fera son testament, Rapin lui donnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus cher qu'il ne pense; Guillerand donnera, tant bien que mal, des leçons de grammaire à ses enfants; Rataud, qui n'est rien, attendu qu'il est poète, s'engage sur l'honneur à acheter chez lui tous les habits dont il aura besoin pendant deux ans, ce qui selon moi et lui, ne l'engage pas à grand'chose.

—Et Bonteint accepte-t-il? fit Benjamin.

—Comment, dit Page, s'il accepte! il reçoit des valeurs pour plus de cinq cents francs!… C'est Rapin qui a arrangé cette affaire hier avec lui; il n'y a plus qu'à rédiger les conditions.

—Eh bien! dit mon oncle, je veux prendre ma part de cette bonne action: je m'engage, moi, à le traiter sans mémoire aucun des deux premières maladies qui lui viendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la survivance pour la seconde. Quant à toi, Machecourt, je te permets de souscrire pour un broc de vin blanc.

Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresser la table chez le geôlier. Il lirait lui-même de leur hotte ses plats qui s'étaient un peu transvasés les uns dans les autres, et il les mettait dans leur ordre et place sur la table.

Quand tout fut arrangé à sa fantaisie:

—Allons, s'écria-t-il, à table, et trève de bavardage, je n'aime pas à être dérangé quand je mange, vous aurez tout le temps de jaser au désert.

Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieu où il se célébrait.
Machecourt seul était un peu triste, car l'arrangement pris avec
Bonteint par les amis de mon oncle lui semblait une plaisanterie.

—Allons donc, Machecourt, s'écria Benjamin, ton verre est toujours dans ta main plein ou vide! est-ce moi qui suis, ou toi qui est prisonnier, je te prie? À propos, messieurs, savez-vous que Machecourt a failli hier commettre une bonne action: il voulait vendre sa bonne vigne de Choulot pour payer ma rançon à Bonteint.

—C'est magnifique! s'écria Page.

—C'est succulent! dit Arthus.

—C'est un trait comme j'en vois dans la morale en action, poursuivit
Guillerand.

—Messieurs, interrompit Rapin, il faut honorer la vertu partout où on a le bonheur de la posséder; je propose donc que toutes les fois que Machecourt sera à table avec nous, il lui soit décerné un fauteuil.

—Adopté! s'écrièrent ensemble tous les convives, et à la santé de
Machecourt!

—Ma foi, dit mon oncle, je ne sais pas pourquoi on a si peur de la prison. Ce chapon n'est-il pas aussi tendre et ce bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l'autre côté du guichet?

—Oui, dit Guillerand, tant qu'il y a de l'herbe le long du mur où elle est attachée, la chèvre ne sent pas son lien; mais quand la place est nette, elle se tourmente et cherche à le rompre.

—Aller de l'herbe qui croît dans la vallée, répondit mon oncle, à celle qui croît sur la montagne, voilà la liberté de la chèvre; mais la liberté de l'homme, c'est de ne faire que ce qui lui convient. Celui dont on a confisqué le corps et auquel on laisse la faculté de penser à son gré, est cent fois plus libre que celui dont on tient l'âme captive aux chaînes d'une occupation odieuse. Le prisonnier passe sans doute de tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, le chemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les ombrages bleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait être la pauvre femme qui mène sa vache le long du chemin en tournant son fuseau, ou le pauvre bûcheron qui s'en va couvert de ramées vers sa chaumine qui fume par-dessus les arbres. Mais cette liberté d'être où l'on voudrait, d'aller droit devant soi tant qu'on n'est pas las ou qu'on n'est pas arrêté par un fossé, à qui appartient-elle? Le paralytique n'est-il pas en prison dans son lit, le marchand dans sa boutique, l'employé, dans son bureau, le bourgeois entre l'enceinte de sa petite ville, le roi entre les limites de son royaume, et Dieu lui-même entre cette circonférence glacée qui borne les mondes? Tu vas haletant et ruisselant de sueur sur un chemin brûlé par le soleil; voici de grands arbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure, et qui secouent, comme par ironie, leurs feuilles jaunes sur ta tête: tu voudrais bien, n'est-ce pas, te reposer un instant sous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui tapisse leurs racines; mais entre eux et toi il y a six pieds de murs, ou les barreaux acérés d'une grille. Arthus, Rapia et vous tous, qui n'avez qu'un estomac, qui ne savez que dîner après avoir déjeuné, je ne sais si vous me comprenez; mais Millot-Rataut, qui est tailleur et qui fait des noëls, me comprendra, lui. J'ai souvent désiré suivre, dans ses pérégrinations vagabondes, le nuage qui s'en allait aux vents par le ciel; souvent, quand, accoudé sur ma fenêtre, je suivais en rêvant la lune qui semblait me regarder comme une face humaine, j'aurais voulu m'envoler comme une bulle d'air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-dessus de ma tête, et j'aurais donné tout au monde pour m'asseoir un instant sur un de ces gigantesques pitons qui déchirent la blanche surface de la planète: n'étais-je pas alors aussi captif sur la terre que le pauvre prisonnier entre les hautes murailles de sa prison?

—Messieurs, dit Page, il faut convenir d'une chose: la prison est trop bonne et trop douce pour le riche. Elle le corrige en enfant gâté, comme cette nymphe qui donnait le fouet à l'Amour avec une rose. Si vous permettez au riche d'apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sa bibliothèque, son salon, ce n'est plus un condamné qu'on punit, c'est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là devant un bon feu, enchâssé dans la ouate de votre robe de chambre; vous digérez les pieds sur vos chenets, l'estomac tout parfumé de truffes et de champagne; la neige voltige aux barreaux de votre fenêtre; vous, cependant, vous jetez vers le plafond la blanche fumée de votre cigare; vous rêvez, vous pensez, vous faites des châteaux en Espagne ou des vers; à côté de vous est votre gazette, cet ami qu'on quitte, qu'on rappelle et que l'on congédie définitivement quand il devient trop ennuyeux. Qu'y a-t-il donc, dites-le-moi, dans cette situation qui ressemble à une peine? N'avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous, des heures, des jours, des semaines entières? Que fait cependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à ce supplice? Il est à l'audience depuis onze heures du matin, grelottant dans sa robe noire, qui écoute les patenôtres d'un avocat qui rabâche. Pendant ce temps, le catarrhe aux griffes engourdies le saisit aux poumons, ou l'engelure de sa dent aiguë le mord aux orteils. Vous dites que vous n'êtes pas libres!… au contraire, vous êtes cent fois plus libres que dans votre maison: toute votre journée vous appartient; vous vous levez, vous vous couchez quand il vous plaît, vous faites ce qui vous convient, et vous n'êtes plus obligés de vous faire la barbe.

Voici Benjamin, par exemple, qui est prisonnier: croyez-vous que Bonteint lui ait joué un si mauvais tour en le faisant enfermer ici? Il était obligé de se lever souvent avant que les réverbères ne fussent éteints; il allait, un bas à l'envers, de porte en porte, visiter la langue de celui-ci, expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d'un côté, il lui fallait recommencer de l'autre. Il se crottait dans les chemins de traverse jusqu'à sa queue, et son paysan n'avait la plupart du temps à lui offrir que du lait caillé et du pain violet. Quand il était entré chez lui bien harassé, qu'il était bien établi dans son lit, qu'il commençait à goûter les douceurs du premier sommeil, on venait l'éveiller brutalement pour aller au secours de M. le maire qui étouffait d'une indigestion, ou de la femme du bailli qui accouchait de travers. Maintenant, le voici débarrassé de tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans son fromage de Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu'il mange en philosophe. C'est véritablement le pavot de l'Évangile, qui ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui ne coud ni ne file et qui est vêtu d'une magnifique robe rouge. En vérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et bien ennemis de son bien-être de chercher à le tirer d'ici.

—On est bien ici, soit, répondit mon oncle; mais j'aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela ne m'empêchera pas de convenir, ainsi que vous l'a démontré Page, non-seulement que la prison est trop douce pour le riche, mais encore qu'elle l'est trop pour tout le monde. Il est dur sans doute de crier à la loi, quand elle flagelle un malheureux: «Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez de mal;» mais il faut bien se garder aussi de cette philanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au delà de son infortune. De véritables philosophes comme Guillerand, comme Millot-Rataut, comme Parlanta, en un mot, comme nous le sommes tous, ne doivent considérer les hommes qu'en masse, ainsi qu'on considère un champ de blé. C'est toujours du point de l'intérêt public qu'une question sociale doit être examinée.

Vous vous êtes distingué par un beau fait d'armes, et le roi vous décore de la croix de Saint-Louis: croyez-vous que c'est parce qu'il tous veut du bien et dans l'intérêt de votre gloire individuelle que Sa Majesté vous autorise à porter sa gracieuse effigie sur votre poitrine? Hélas! non, mon pauvre brave: c'est dans son intérêt d'abord et ensuite dans celui de l'État; c'est pour que ceux qui ont, comme vous, du sang chaud dans les veines, vous voyant si généreusement récompensés, imitent votre exemple. Maintenant, au lieu d'une bonne action, c'est un crime que vous avez commis; ce ne sont plus trois ou quatre hommes qui diffèrent de vous par le collet de leur habit: c'est un bon bourgeois de votre pays que vous avez tué. Le juge vous a condamné à mort et le roi a refusé de vous faire grâce. Il ne vous reste plus maintenant qu'à rédiger votre confession générale et à commencer votre complainte. Or, quel sentiment a donc dicté au juge votre sentence? A-t-il voulu débarrasser la société de vous, comme quand on tue un chien enragé, ou vous punir comme quand on fouette un enfant maussade? D'abord, s'il n'eût voulu que vous retrancher de la société, un cachot bien profond avec des portes bien épaisses et une meurtrière pour toute fenêtre suffisaient très-bien pour cela. Ensuite, le juge condamne souvent à la mort un homme qui a tenté de se suicider, et à la prison un malheureux auquel il sait que la prison sera hospitalière. Est-ce donc pour les punir qu'il octroie à ces deux vauriens précisément ce qu'ils demandent? qu'il fait à celui-ci, pour lequel l'existence est une torture, l'opération de la vie, et qu'il accorde à celui-là, qui n'a ni pain ni toit, un lieu de refuge? Le juge ne veut qu'une chose, il veut effrayer par votre supplice ceux qui seraient tentés d'imiter votre exemple.

«Peuple, garde-toi de tuer,» voilà tout ce que signifie votre sentence. Si vous pouviez mettre à votre place, sous le couteau, un mannequin qui vous ressemblât, cela serait fort égal au juge; si même, après que le bourreau vous a coupé la tête et l'a montrée au peuple, il pouvait vous ressusciter, je suis bien sûr qu'il le ferait volontiers; car, au demeurant, le juge est bon homme, et il ne voudrait pas que sa cuisinière tuât un poulet sous ses yeux.

On crie bien haut, et vous le proclamez vous-mêmes, qu'il vaut mieux absoudre dix coupables que de condamner un innocent. C'est la plus déplorable des absurdités qu'ait enfantée la philanthropie à la mode; c'est un principe antisocial. Je soutiens, moi, qu'il vaut mieux condamner dix innocents que d'absoudre un seul coupable.

À ces mots, tous les convives crièrent haro sur mon oncle.

—Non, parbleu! s'écria mon oncle, je ne plaisante pas, et ce sujet n'est pas de ceux à la face desquels on puisse rire. J'exprime une conviction ferme, puissante et depuis longtemps arrêtée. Toute la cité s'apitoie sur le sort d'un innocent qui monte à l'échafaud; les gazettes retentissant de lamentations, et vos poètes le prennent pour le martyr de leurs drames. Mais, combien d'innocents périssent dans vos fleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos mines et jusque dans vos ateliers, broyés sous la dent féroce de vos machines, ces gigantesques animaux qui saisissent un homme par surprise et qui l'engloutissent sous vos yeux sans que vous puissiez lui porter secours? Cependant leur mort vous arrache à peine une exclamation; vous passez, et quelques pas plus loin vous n'y pensez plus; vous ne songez pas même, en dînant, à en parler à votre épouse. Le lendemain, la gazette l'enterre dans un coin de sa feuille; elle jette sur lui quelques lignes de lourde prose, et tout est fini! Pourquoi cette indifférence pour l'un et cette surabondance de pitié pour l'autre? pourquoi sonner le glas de celui-ci avec une clochette et le glas de celui-là avec une grosse cloche? Un juge qui se trompe, est-ce un accident plus terrible qu'une diligence qui verse ou qu'une machine qui se détraque? Mes innocents, à moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que les vôtres dans la société? ne laissent-ils pas comme les vôtres une femme veuve et des enfants orphelins?

Sans doute il n'est pas agréable d'aller à l'échafaud pour un autre, et moi qui vous parle, je conviens que si la chose m'arrivait, j'en serais très-contrarié; mais par rapport à la société, qu'est-ce que ce peu de sang que verse le bourreau? la goutte d'eau qui suinte d'un réservoir, le gland meurtri qui tombe d'un chêne. Un innocent condamné par un juge, c'est une conséquence de la distribution de la justice, comme la chute d'un couvreur du haut d'une maison est la conséquence de ce que l'homme s'abrite sous un toit. Sur mille bouteilles que coule un ouvrier, il en casse au moins une; sur mille arrêts que rend un juge, il faut qu'il en ait au moins un de travers: c'est un mal prévu, nécessaire, et contre lequel il n'y aurait d'autre remède que de supprimer toute justice. Soit une vieille femme qui épluche des lentilles: que diriez-vous d'elle si, dans la crainte d'en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes les ordures qui s'y trouvent? N'en serait-il pas de même d'un juge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dix coupables?

Puis, la condamnation d'un innocent est chose rare: elle fait époque dans les annales de la justice. Il est presque impossible qu'il se réunisse contre un homme un concours fortuit de circonstances telles qu'elles fassent peser sur lui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, du reste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu'il y a, dans la pose d'un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de sa voix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut se soustraire. Puis, la mort d'un innocent, ce n'est qu'un malheur particulier tandis que l'absolution d'un coupable est une calamité publique. Le crime écoute à la porte de vos salles d'audience; il sait ce qui se passe, il calcule les chances de salut que lui laisse votre indulgence; il vous applaudit quand, par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre un coupable, car c'est lui-même que vous absolvez. Il ne faut pas, sans doute, que la justice soit trop sévère; mais quand elle est trop indulgente, elle abdique, elle s'annule elle-même. Dès lors, les hommes prédestinés au crime s'abandonnent sans crainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves la face sinistre du bourreau; entre eux et leurs victimes, il n'y a plus d'échafaud qui se dresse; ils vous prennent votre argent pour peu qu'ils en aient besoin, et votre vie pour peu qu'elle les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d'avoir sauvé un innocent de la hache!… mais vous en avez fait périr vingt par le poignard: c'est dix neuf meurtres qui restent à votre compte.

Et, maintenant, je reviens à la prison. La prison, pour qu'elle inspire une salutaire terreur, doit être un lieu de gêne et de misère; cependant, il y a en France quinze millions d'hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons que le prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l'homme des champs s'il connaissait son bonheur! dit le poète. Cela est bon dans une églogue. L'homme des champs, c'est le chardon de la montagne: il ne passe pas un ardent rayon de soleil qui ne le brûle, pas un souffle de bise qui ne le morde, pas une averse qu'il ne l'essuie; il travaille depuis l'angélus du matin jusqu'à celui du soir; il a un vieux père, et il ne peut adoucir pour lui les rigueurs de la vieillesse; il a une belle femme, et il ne peut lui donner que des haillons; il a des enfants, marmaille affamée qui demande incessamment du pain, et souvent il n'y en a pas une miette dans la huche. Le prisonnier, au contraire, lui, est chaudement vêtu, il est suffisamment nourri; avant d'avoir un morceau de pain à mettre sous la dent, il n'est pas oblige de le gagner. Il rit, il chante, il joue, il dort tant qu'il veut sur sa paille, et il est encore l'objet de la pitié publique. Des personnes charitables s'organisent en société pour lui rendre sa prison moins rude, et elles font si bien qu'au lieu d'une peine elles lui en font une récompense. De belles dames font mijauter son pot et lui trempent sa soupe; elles le moralisent avec du pain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté besogneuse des champs ou de l'atelier, cet homme préférera la captivité insouciante et pleine de bon temps de la prison.

La prison, ce doit être l'enfer de la cité; je voudrais qu'elle s'élevât au milieu de la place publique, sombre et vêtue de noir comme le juge; qu'à travers ses petites fenêtres grillées elle jetât comme de sinistres regards aux passants; qu'au lieu de chants il ne surgît de son enceinte que des bruits de chaînes ou des aboiements de molosses; que le vieillard craignît de se reposer sous ses murs; que l'enfant n'osât jouer sous son ombre; que le bourgeois attardé se détournât de son chemin pour l'éviter et s'éloignât d'elle comme il s'éloigne du cimetière. Ce n'est qu'à cette condition que vous obtiendrez de la prison le résultat que vous en attendez.

Mon oncle discuterait peut-être encore, si M. Minxit ne fût arrivé pour couper court à ses arguments. Le brave homme ruisselait de sueur, il humait l'air comme un marsouin échoué sur la grève et était rouge comme la trousse de mon oncle.

—Benjamin, s'écria-t-il en s'essuyant le front, je venais te chercher pour déjeuner avec moi.

—Comment cela, monsieur Minxit? s'écrièrent tous les convives à la fois.

—Eh! parbleu, c'est que Benjamin est libre; voilà toute l'énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche et le remettant à Boutron, c'est la quittance de Bonteint.

—Bravo, monsieur Minxit! Et tout le monde se levant le verre à la main, but à la santé de M. Minxit. Machecourt essaya de se lever; mais il retomba sur sa chaise: la joie lui avait fait perdre l'usage de ses sens. Benjamin jeta par hasard sur lui un coup d'oeil:

—Ah ça! Machecourt, s'exclama-t-il, est-ce que tu es fou? Bois à la santé de Minxit, ou je te saigne à l'instant même.

Machecourt se leva machinalement, vida son verre d'un seul trait et se mit à pleurer.

—Mon bon monsieur Minxit, poursuivit Benjamin, que j…

—Bon, dit celui-ci, je vois ce que c'est: tu te disposes à me remercier; eh bien! je t'en dispense, mon pauvre garçon; c'est pour mes beaux yeux et non pour les tiens que je te tire d'ici; tu sais bien que je ne peux me passer de toi. Allez, messieurs, dans toutes les actions qui vous paraissent les plus généreuses, il n'y a que de l'égoïsme. Si cette maxime n'est pas consolante, ce n'est pas ma faute; mais elle est vraie.

—Monsieur Boutron, fit Benjamin, la quittance de Bonteint est-elle en règle?

—Je n'y vois de défectueux qu'un gros pâté que l'honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pour paraphe.

—En ce cas, messieurs, dit Benjamin, permettez que j'aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à ma chère soeur.

—Je te suis, dit Machecourt, je veux être témoin de sa joie; jamais je n'ai été si heureux depuis le jour que Gaspard est venu au monde.

—Vous permettrez…, dit M. Minxit se mettant à table. Monsieur Boutron, un couvert. Du reste, messieurs, à charge de revanche: ce soir, je vous invite à souper à Corvol.

Cette proposition fut accueillie avec acclamation par tous les convives. Après avoir déjeuné, ils se retirèrent au café en attendant l'heure de partir.

XVII

UN VOYAGE À CORVOL.

Le garçon vint prévenir mon oncle qu'il y avait à la porte une vieille femme qui demandait à lui parler.

—Fais-la entrer, dit Benjamin, et sers-lui quelque chose dont elle se rafraîchisse.

—Oui, répondit le garçon, mais c'est que la vieille n'est pas ragoûtante du tout: elle est éraillée, et elle pleure des larmes grosses comme mon petit doigt.

—Elle pleure, s'écria mon oncle, et pourquoi, drôle, ne m'as-tu pas dit cela tout de suite? Et il se hâta de sortir.

La vieille femme qui réclamait mon oncle versait en effet de grosses larmes qu'elle essuyait avec un vieux morceau d'indienne rouge.

—Qu'avez-vous, ma bonne? lui dit Benjamin d'un ton de politesse qu'il ne prenait pas avec tout le monde, et que puis-je pour votre service?

—Il faut, dit la vieille, que vous veniez à Sembert, voir mon fils qui est malade.

—Sembert!… ce village qui est au sommet des Monts-le-Duc? mais c'est à moitié chemin du ciel!… C'est égal, je passerai demain chez vous dans la soirée.

—Si vous ne venez aujourd'hui, dit la vieille, demain c'est le prêtre avec sa croix noire qui viendra, et peut-être est-il déjà trop tard, car mon fils est atteint du charbon.

—Voilà qui est fâcheux pour votre fils et pour moi; mais, pour arranger tout le monde, ne pourriez-vous vous adresser à mon confrère Arnout?

—Je me suis adressée à lui; mais, comme il connaît notre misère et qu'il sait qu'il ne sera pas payé de ses visites, il n'a pas voulu se déranger.

—Comment, dit mon oncle, vous n'avez pas de quoi payer votre médecin? En ce cas, c'est autre chose, cela ma regarde. Je ne vous demande que le temps d'aller vider un petit verre que j'ai laissé sur la table, et je vous suis. À propos, nous aurons besoin de quinquina: tenez, voilà un petit écu, allez chez Periez en acheter quelques onces, vous lui direz que je n'ai pas eu le temps de faire l'ordonnance.

Un quart d'heure après, mon oncle se hissait, côte à côte avec la vieille femme, le long de ces pentes incultes et sauvages qui prennent leurs racines dans le faubourg de Bethléem et se terminent par le vaste plateau au faîte duquel le hameau de Sembert est perché.

De leur côté, les hôtes de M. Minxit partaient dans une charrette attelée de quatre chevaux. Les habitants du faubourg de Beuvron s'étaient mis, leur chandelle à la main, sur le seuil de leur porte; pour les voir passer, et c'était en effet un phénomène plus curieux que celui d'une éclipse. Arthus chantait: Aussitôt que la lumière, Guillerand: Malbrough s'en va-t'en guerre; et le poète Millot, qu'on avait attaché à une ridelle de la voiture, parce qu'il ne paraissait pas très-solide, entonnait son grand noël. M. Minxit s'était piqué d'une magnificence extraordinaire: il donna à ses convives un souper mémorable et dont on parle encore à Corvol. Malheureusement il avait tellement prodigué les rasades, que dès le second service ses hôtes ne pouvaient plus lever leur verre. Benjamin arriva sur ces entrefaites; il était harassé de fatigue et d'une humeur à tout massacrer; car son malade avait trépassé entre ses mains, et il était tombé deux fois en route. Mais il n'était chez lui ni chagrins ni contrariétés qui tinssent pied devant une nappe bien blanche et parée de bouteilles; il se mit donc à table comme si de rien n'eût été.

—Tes amis, lui dit M. Minxit, sont des mazettes; pour des huissiers, des fabriciens et des maîtres d'école, je les aurais cru plus solides; je n'aurai pas la satisfaction de leur offrir du champagne. Tiens, voici Machecourt qui ne te reconnaît plus, et Guillerand qui présente à Arthus sa tabatière au lieu de son verre.

—Que voulez-vous, répondit Benjamin, tout le monde n'est pas de votre force, monsieur Minxit!

—Oui, répliqua le brave homme, flatté du compliment; mais qu'allons-nous faire de tous ces poulets mouillés? Je n'ai pas de lit pour eux tous, et ils sont hors d'état de pouvoir retourner ce soir à Clamecy.

—Parbleu! vous voilà bien embarrassé, dit mon oncle; qu'on étende de la paille dans votre grange, et, au fur et à mesure qu'ils s'endormiront, vous les ferez porter sur cette litière; on les couvrira, de peur qu'ils ne s'enrhument, avec le grand paillasson que vous mettez sur votre couche de petites raves pour la garantir de la gelée.

—Tu as ma foi raison, dit M. Minxit.

Il fit venir deux musiciens commandés par le sergent, et le plan donné par mon oncle fut exécuté dans toute sa teneur. Millot ne tarda pas à s'endormir. Le sergent le prit sur son épaule et l'emporta comme une boîte d'horloge. Le transport de Rapin, de Parlanta et des autres ne présenta pas de sérieuses difficultés; mais quand on en vint à Arthus, on le trouva si pesant qu'il fallut le laisser dormir sur place. Quant à mon oncle, il avait vidé sa dernière rasade de champagne; il se dirigea à son tour vers la grange et leur souhaita le bonsoir.

Le lendemain matin, quand les hôtes de M. Minxit se levèrent, ils ressemblaient à des pains de sucre qu'on tire de leurs caisses, et il fallut mettre tous les domestiques du logis en réquisition pour les débarrasser de la paille dont ils étaient enveloppés. Après avoir déjeuné avec le second service qu'ils avaient laissé intact la veille, ils partirent au grand trot de leurs quatre chevaux.

Ils fussent arrivés fort heureusement à Clamecy sans un petit accident qui leur survint en route. La voiture, surexcitée par le fouet, versa dans un des mille cloaques dont le chemin était alors semé, et ils tombèrent tous pêle-mêle dans la boue. Le poète Millot, qui était toujours malheureux, eut la maladresse de se trouver sous Arthus.

Benjamin, heureusement pour son habit, était resté à Corvol. M. Minxit avait à dîner ce jour-là tous les notables du pays, et, entre autres, deux gentilshommes. L'un de ces illustres convives était M. de Pont-Cassé, mousquetaire rouge; l'autre était un mousquetaire de la même couleur, ami de M. de Pont-Cassé, et que celui-ci avait invité à passer quelques semaines dans son reste de castel. Or, M. de Pont-Cassé, dans la confidence duquel nous avons déjà mis nos lecteurs, n'aurait pas été fâché de réparer les avaries qu'avait éprouvées sa fortune avec celle de M. Minxit, et il flairait Arabelle, bien qu'il dît souvent que c'était un insecte né de l'urine. Celle-ci s'était laissée piper par l'extravagance de ses belles manières; elle le trouvait bien plus beau avec ses plumes fanées, et plus aimable avec son fatras de cour, que mon oncle avec son esprit sans prétention et son habit rouge; mais M. Minxit, qui était un homme non-seulement d'esprit, mais de bon sens, n'était pas de cet avis; M. de Pont-Cassé eût été colonel, qu'il ne lui eût point donné sa fille. Il avait retenu Benjamin à dîner afin qu'Arabelle pût établir entre ses deux adorateurs une comparaison qu'il croyait ne devoir pas être à l'avantage du mousquetaire, et aussi parce qu'il comptait sur mon oncle pour effacer le clinquant des deux gentilshommes et mortifier leur orgueil.

Benjamin, en attendant le dîner, alla faire un tour dans le village. En sortant de chez M. Minxit, il avisa une paire d'officiers qui tenaient le haut de la rue et ne se seraient pas dérangés pour une malle-poste, ce dont les paysans étaient fort ébahis. Mon oncle n'était pas homme à se préoccuper de si peu: cependant, en passant près d'eux, il ouït très-distinctement l'un de ces hobereaux qui disait à son compagnon:

—Tiens, voici le drôle qui prétend épouser mademoiselle Minxit.

Mon oncle eut un instant envie de leur demander pourquoi ils le trouvaient si drôle; mais il réfléchit qu'il serait peu séant, quoiqu'il se souciât assez ordinairement fort peu des bienséances, de se donner en spectacle aux habitants de Corvol. Il fit donc comme s'il n'avait rien entendu, et entra chez son ami le tabellion.

—Je viens, lui dit-il, de rencontrer dans la rue deux espèces de homards empanachés qui m'ont insulté; pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacés appartiennent ces drôles?

—Oh! diable, fit le tabellion quasi effrayé, n'allez pas tourner de ce côté vos plaisanteries: l'un d'eux, M. de Pont-Cassé, est le plus dangereux duelliste de notre époque, et de tous ceux qui sont allés avec lui sur le pré, personne n'est encore revenu sain et sauf.

—Nous verrons bien, dit mon oncle.

Deux heures ayant sonné au clocher du bourg, il prit son ami le tabellion par le bras, et il se rendit avec lui chez M. Minxit; la société était déjà réunie dans le salon, et on n'attendait plus qu'eux pour se mettre à table.

Les deux hobereaux, qui se croyaient, avec ces manants, comme dans un pays conquis, s'emparèrent, de prime-abord, de la conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friser ses moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de ses prouesses amoureuses. Arabelle, qui n'avait jamais ouï choses si magnifiques, prenait un grand plaisir à ses discours. Mon oncle s'en aperçut bien; mais, comme mademoiselle Minxit lui était indifférente, cela ne le regardait, pensait-il, en aucune façon. M. de Pont-Cassé, piqué du peu d'effet qu'il produisait sur Benjamin, lui adressa quelques allusions qui effleuraient l'insolence; mais mon oncle, sûr de sa force, dédaignait d'y faire attention, et ne s'occupait que de son verre et de son assiette. M. Minxit se scandalisa de la voracité insoucieuse de son champion.

—Tu ne comprends donc pas ce que veut dire M. de Pont-Cassé? s'écria le bonhomme; à quoi penses-tu donc, Benjamin?

—À dîner, M. Minxit, et je vous conseille d'en faire autant; car c'est pour cela que vous nous avez invités, je pense.

M. de Pont-Cassé avait trop d'orgueil pour croire qu'on pût l'épargner; il prit le silence de mon oncle pour un aveu de son infériorité, et il en vint à des attaques plus directes.

—Je vous ai entendu appeler de Rathery, dit-il à Benjamin; j'ai connu, c'est-à-dire j'ai vu, car on ne connaît pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniers du roi: serait-ce par hasard votre parent?

Mon oncle dressa les oreilles comme un cheval qui reçoit un coup de fouet.

—M. de Pont-Cassé, répondit-il, les Rathery ne se sont jamais faits domestiques de cour sous quelque livrée que ce fût. Les Rathery ont l'âme fière, monsieur; ils ne veulent manger que le pain qu'ils gagnent, et ce sont eux qui paient, avec quelques millions d'autres, les gages de cette valetaille de toutes couleurs qu'on veut bien appeler courtisans!

Il se fit un silence solennel dans l'assemblée, et chacun applaudissait mon oncle du regard.

—Monsieur Minxit, ajouta-t-il, un morceau, s'il vous plaît, de ce pâté; il est excellent, et je parierais bien que le lièvre avec lequel on l'a fait n'était pas gentilhomme.

—Monsieur, dit l'ami de M. de Pont-Cassé, prenant une attitude marquée, que voulez-vous dire avec votre lièvre?

—Qu'un gentilhomme, répondit froidement mon oncle, ne serait pas bon dans un pâté; voilà tout ce que je voulais dire.

—Messieurs, dit M. Minxit, il est bien entendu que vos discussions ne doivent pas dépasser les bornes de la plaisanterie.

—Entendu, dit M. de Pont-Cassé; à la rigueur, les allusions de M. de Rathery seraient bien de nature à offenser deux officiers du roi, qui n'ont pas l'honneur d'être, comme lui, de la roture; cependant, à son habit rouge et à sa grande épée, je l'avais pris d'abord pour l'un des nôtres, et je tressaille encore, comme l'homme qui a été sur le point de prendre un serpent pour une anguille, en songeant que j'ai failli fraterniser avec lui. Il n'y a que cette grande queue qui frétille sur ses épaules qui m'a détrompé.

—Monsieur de Pont-Cassé! s'écria M. Minxit, je ne souffrirai point!…

—Laissez, mon bon M. Minxit, fit mon oncle, l'insolence est l'arme de ceux qui ne savent pas manier la flexible houssine de la plaisanterie; pour moi, je n'ai aucune erreur à me reprocher à l'égard de M. de Pont-Cassé, car je n'ai pas encore fait attention à lui.

—À la bonne heure, fit M. Minxit.

Le mousquetaire, qui se piquait d'être un mystificateur fort plaisant, et qui savait que, dans les combats de l'esprit, comme dans ceux de l'épée, la fortune est journalière, ne se découragea pas pour cela.

—Monsieur Rathery, poursuivit-il, monsieur le chirurgien Rathery, savez-vous qu'entre nos deux professions il y a plus d'analogie que vous ne pensez; je parierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge, que vous avez tué plus de monde cette année que moi dans ma dernière campagne.

—Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé, répondit froidement mon oncle; car cette année j'ai eu le malheur de perdre un malade: il est mort hier du charbon.

—Bravo, Benjamin! bravo le peuple! s'écria M. Minxit ne pouvant plus contenir sa joie. Vous voyez, mon gentilhomme, que tous les gens d'esprit ne sont pas à la cour.

—Vous en êtes plus que tout autre la preuve, monsieur Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant la mortification de sa défaite sous un front serein.

Pendant ce temps, tous les convives, excepté les deux gentilshommes, présentaient leurs verres à Benjamin et entrechoquaient cordialement le sien.

—À la santé de Benjamin Rathery, le vengeur du peuple méconnu et insulté! s'écria M. Minxit.

Le dîner se prolongea fort avant dans la soirée. Mon oncle remarqua bien que Mlle Minxit avait disparu quelque temps après M. de Pont-Cassé; mais il était trop préoccupé des applaudissements qu'on lui prodiguait pour faire attention à sa fiancée. Vers les dix heures, il prit congé de M. Minxit. Celui-ci le reconduisit jusqu'au bout du village, et lui fit promettre que le mariage aurait lieu dans la huitaine. Comme Benjamin se trouvait vis-à-vis du moulin de Trucy, il entendit un bruit de paroles qui venait à lui, et il crut distinguer la voix d'Arabelle et de son illustre adorateur.

Benjamin, par égard pour Mlle Minxit, ne voulut pas la surprendre à cette heure dans la campagne avec un mousquetaire. Il se cacha sous les rameaux d'un gros noyer et attendit, pour continuer sa route, que les deux amants l'eussent dépassé. Il ne songeait nullement, sans doute, à dérober les petits secrets d'Arabelle; mais le vent les lui apportait, et il fallait bien, malgré lui, qu'il en reçût la confidence.

—Je sais, disait M. de Pont-Cassé, un moyen de le faire déguerpir: je lui enverrai un cartel.

—Je le connais, répondait Arabelle, c'est un homme d'un orgueil intraitable, et, fût-il sûr d'être tué sur place, il acceptera.

—Tant mieux; alors je vous en débarrasserai pour toujours.

—Oui, mais d'abord je ne veux pas être complice d'un meurtre; ensuite mon père aime cet homme plus que moi peut-être qui suis sa fille unique; je ne consentirai jamais à ce que vous tuiez le meilleur ami de mon père.

—Vous êtes charmante, Arabelle, avec vos scrupules; j'en ai tué plus d'un pour un mot qui sonnait mal à mon oreille, et ce vilain, dont l'esprit est féroce, s'est cruellement vengé de moi: je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu'on sût à la cour ce qui s'est dit ce soir à la table de votre père. Cependant, pour ne pas vous contrarier, je me contenterai de l'estropier. Si, par exemple, je lui coupais le nerf tibio-rotulien, ce serait un vice rédhibitoire qui vous autoriserait suffisamment à ne plus vouloir de lui pour votre époux.

—Mais, vous-même, Hector, si vous succombiez! faisait Mlle Minxit de sa voix la plus tendre.

—Moi, qui ai mis à l'ombre les plus fins tireurs de l'armée: le brave Bellerive, le terrible Desrivières, le redoutable de Châteaufort, je succomberais par la rapière d'un chirurgien! Mais vous m'insultez, belle Arabelle, quand vous émettez un pareil doute. Vous ne savez donc pas que je suis sûr de mes coups d'épée, comme vous de vos coups d'aiguille. Désignez vous-même l'endroit où vous voulez qu'il soit frappé, je serai enchanté de vous faire cette galanterie.

Les voix s'éloignèrent; mon oncle sortit de sa cachette et se remit tranquillement en route pour Clamecy, devisant en lui-même sur le parti qu'il avait à prendre.

XVIII

CE QUE DIT MON ONCLE EN LUI-MÊME SUR LE DUEL.

M. de Pont-Cassé veut m'estropier, il l'a promis à mademoiselle Minxit, et un preux des mousquetaires n'est pas homme à manquer à sa parole.

Voyons un peu, que vais-je faire dans cette circonstance? Dois-je me laisser tuer par M. de Pont-Cassé avec la docilité d'un caniche qu'explore le scalpel, ou déclinerai-je l'honneur qu'il daigne me faire? Il entre dans l'intérêt de M. de Pont-Cassé que j'aille sur des béquilles, soit; mais je ne vois pas bien, moi, pourquoi je lui ferais ce plaisir. Je tiens très-peu à mademoiselle Minxit, bien qu'elle soit parée d'une dot de cent mille francs; mais je tiens beaucoup à la régularité de ma personne, et je suis, j'ose m'en flatter, assez joli garçon pour qu'on ne trouve pas cette prétention ridicule. Il faut, dites-vous, qu'un homme provoqué en duel se batte; mais, s'il vous plaît, où cela se trouve-t-il? est-ce dans les pandectes, dans les capitulaires de Charlemagne, dans les commandements de Dieu ou dans ceux de l'Église. Et d'abord M. de Pont-Cassé, entre vous et moi, la partie est-elle bien égale? Vous êtes mousquetaire et je suis médecin; vous êtes un artiste en fait d'escrime, et moi je ne sais guère manier que le bistouri et la lancette; vous ne vous faites pas plus de scrupule, à ce qu'il paraît, de supprimer un membre à un homme que d'arracher une aile à une mouche, et moi j'ai horreur du sang, surtout du sang artériel; accepter votre cartel, ne serait-ce pas aussi ridicule de ma part que si je consentais à courir sur la corde tendue d'après la provocation d'un funambule, ou à traverser un bras de mer sur le défi d'un professeur de natation? Et quand bien même les chances seraient égales entre nous, quand on conclut un traité, il faut qu'on espère y gagner quelque chose; or, si je vous tue, qu'y gagnerai-je? et si je suis tué par vous, qu'y gagnerai-je encore? Vous le voyez donc bien, dans les deux cas, je ferais un marché de dupe.

Il faut, répétez-vous, que tout homme provoqué en duel se batte. Quoi! si un meurtrier de grand chemin m'arrêtait à la corne d'un bois, je ne me ferais aucun scrupule de lui échapper à l'aide de mes bonnes jambes, et quand c'est un meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, je me croirais obligé d'aller me jeter sur la pointe de son épée!

À votre compte, quand un individu, que vous ne connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur le pied, vous écrit: «Monsieur trouvez-vous, à telle heure, à tel endroit, afin que j'aie la satisfaction de vous égorger, en réparation de l'insulte que vous m'avez faite,» il faut qu'on se rende aux ordres du quidam et qu'on prenne bien garde encore de le faire attendre. Chose étrange! il y a des hommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver l'honneur à leur ami, la vie à leur père, et qui risquent leur vie dans un duel pour une parole équivoque ou pour un regard de travers. Mais alors, qu'est-ce donc que la vie? ce n'est donc plus un bien sans lequel tous les autres sont fort peu de chose? c'est donc un haillon qu'on jette au chiffonnier qui passe, ou une pièce de monnaie effacée qu'on abandonne au premier aveugle qui vient chanter sous votre fenêtre? Ils exigent que je joue ma vie à l'épée contre celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouais cent francs avec lui à l'impériale ou à la triomphe, je serais un homme perdu de réputation: le moindre savetier d'entre eux ne voudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux, que je sois plus prodigue de ma vie que de mon argent? Et moi qui me pique d'être philosophe, je réglerais ma conscience sur l'opinion de tels casuistes!

Au fait, qu'est-ce donc que ce public qui s'établit juge de nos actions? Des épiciers qui vendent à faux poids, des drapiers qui aunent mal, des tailleurs qui habillent leurs marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiers qui font l'usure, des mères de famille qui ont des amants, et, en somme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce qu'ils chantent; des niais qui disent oui et non sans savoir pourquoi, un aréopage d'imbéciles qui n'est pas capable de motiver ses conclusions. Il serait beau, ma foi, que moi, qui suis médecin, je m'avisasse, parce que ces badauds croient que saint Hubert guérit de la rage, d'envoyer un hydrophobe dans les Ardennes s'agenouiller devant la châsse de ce grand saint! Choisissez, du reste, ceux qui se décorent du nom de sages, et vous verrez comme ils sont conséquents avec eux-mêmes: leurs philosophes jettent les hauts cris lorsqu'on leur parle de ces pauvres femmes du Malabar qui se jettent toutes vives et toutes parées sur le bûcher de leur époux, et quand deux hommes se coupent la gorge pour un fétu, ils leur décernent une couronne d'intrépidité.

Vous dites que je suis un lâche quand j'ai le bon sens de refuser un cartel; mais, selon vous, la lâcheté, qu'est-ce donc? Si la lâcheté consiste à reculer devant un danger inutile, où trouverez-vous un homme courageux? qui de vous, quand son toit craque et flamboie au-dessus de sa tête, reste à rêver tranquillement dans son lit? Qui, lorsqu'il est sérieusement malade, n'appelle le médecin à son secours? qui, enfin, lorsqu'il tombe dans un fleuve, ne cherche à s'accrocher aux arbustes du rivage? Encore une fois, ce public, qu'est-il? Un lâche qui prêche la témérité. Supposons qu'au lieu de moi, Benjamin Rathery, ce soit lui, le public, que M. de Pont-Cassé provoque en duel; combien y en aura-t-il parmi cette foule qui oseront accepter son défi? Et d'ailleurs, est-ce qu'il y a pour le philosophe d'autre public que les hommes qui pensent et qui raisonnent? Or, aux yeux de ces gens-là, le duel n'est-il pas le plus absurde comme le plus barbare des préjugés? Que prouve cette logique qu'on apprend dans une salle d'armes? Un coup d'épée bien appliqué, n'est-ce pas là un magnifique argument? Parez tierce, parez quarte, vous pouvez maintenant démontrer tout ce que vous voudrez. C'est bien dommage, ma foi, quand le pape excommuniait comme hérétique le mouvement de la terre autour du soleil, que Gallilée n'ait pas songé à appeler Sa Sainteté en duel pour lui prouver que ce mouvement existait.

Au moyen âge, le duel avait au moins un motif: il était la conséquence d'une idée religieuse: nos grands parents croyaient Dieu trop juste pour laisser l'innocent tomber sous les coups du coupable, et l'issue du combat était regardée comme un arrêt d'en haut; mais chez nous, qui sommes, grâce au ciel, bien revenus de ces folles idées et qui ne croyons à la justice temporelle de Dieu que sous bénéfice d'inventaire, comment le duel peut-il se justifier, et à quoi sert-il?

Vous craignez qu'on vous accuse de manquer de courage si vous refusez un cartel; mais ces malheureux qui font le métier d'égorgeurs et qui vous défient parce qu'ils se croient sûrs de vous tuer, quel croyez-vous donc que soit leur courage? Celui du boucher qui égorge un mouton qui a les pattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un lièvre en forme ou sur l'oiseau qui chante sur son arbre. J'ai connu, moi, de ces gens-là qui n'avaient pas seulement la fermeté de se faire arracher une dent; et, dans le nombre, combien y en a-t-il qui oseraient obéir à leur conscience contrairement à la volonté de l'homme dont ils dépendent? Que le cannibale des îles du Nouveau Monde égorge des hommes de sa couleur pour les faire rôtir et les manger quand ils seront cuits à point, je conçois cela; mais toi, duelliste, cet homme que tu provoques, quand tu l'auras tué, à quelle sauce mangeras-tu son cadavre? Tu es plus coupable que l'assassin que la justice condamne à mourir sur l'échafaud; lui, du moins, c'est la misère qui le pousse au meurtre, c'est peut-être un sentiment louable dans sa cause, bien que déplorable dans ses conséquences. Toi, cependant, qu'est-ce donc qui t'a mis l'épée à la main? Est-ce la vanité? est-ce l'appétit du sang, ou bien la curiosité de voir comment un homme se tord dans les convulsions de l'agonie? Te représentes-tu une femme se jetant à moitié folle de douleur sur le corps de son époux, des enfants remplissant la maison veuve et tendue de noir de leurs lamentations, une mère qui demande à Dieu de la recevoir à la place de son fils dans son cercueil? Et c'est toi qui, pour un amour-propre de tigre, as fait toutes ces misères! Tu veux égorger si nous ne te donnons pas le titre d'homme d'honneur! Mais tu n'es pas digne du nom d'homme: tu n'es qu'une vipère qui mord pour le plaisir de tuer sans profiter du mal qu'elle a fait, et encore la vipère se respecte elle-même dans ses semblables. Quand ton adversaire est tombé, tu t'agenouilles dans la boue détrempée par son sang, tu cherches à étancher les blessures que tu as faites, tu le secours comme si tu étais son meilleur ami; mais alors, pourquoi le tuais-tu donc, misérable? La société a bien à faire maintenant de tes remords! Sont-ce tes larmes qui remplaceront le sang que tu as fait couler? Toi, assassin à la mode, toi, meurtrier comme il faut, tu trouves des hommes qui te pressent la main, des mères de famille qui t'invitent à leurs fêtes; ces femmes qui s'évanouissent à l'aspect du bourreau osent presser leurs lèvres sur les tiennes et te laissent dormir la tête sur leur sein. Mais, ces hommes et ces femmes, ils ne jugent des choses que par leur nom: l'homicide qui s'appelle assassinat, ils en ont horreur, et celui qui s'appelle duel, ils l'applaudissent. Toutefois, ces applaudissements dont on t'environne, combien de temps as tu pu en jouir? Là, haut, à côté de ton nom, est écrit homicide. Tu as sur le front une tache de sang caillé que les baisers de tes maîtresses n'effaceront point. Tu n'as point trouvé de juges sur la terre; mais il est au ciel un juge qui t'attend et qui ne se laissera pas prendre à tes grands mots d'honneur. Quant à moi, je suis médecin, non pour tuer, mais pour guérir, entendez-vous, M. de Pont-Cassé? Si vous avez du sang dans les veines, c'est avec la pointe de ma lancette seule que je puis vous en débarrasser.

Ainsi raisonnait mon oncle en lui-même. Nous verrons bientôt comment il mit sa doctrine en pratique.

La nuit ne donne pas toujours de bons conseils; mon oncle se leva, le lendemain, bien décidé à ne point s'aplatir devant les provocations de M. de Pont-Cassé, et pour en avoir plus tôt fini avec son aventure, ce jour-là même il partit pour Corvol. Soit qu'il fût à jeun, soit que la transpiration se fît mal, soit que la digestion de la veille ne se fût pas bien accomplie, il se sentait infiltrer malgré lui une mélancolie inusitée. Il suivait, tout pensif, comme l'Hippolyte de Racine, les pentes étagées de la montagne de Beaumont; sa noble épée, qui tombait autrefois avec une perpendiculaire rigoureuse le long de son fémur et menaçait la terre de sa pointe, affectant maintenant l'attitude triviale d'une broche, semblait se conformer à sa triste pensée; son tricorne, qui se tenait auparavant fier et debout sur son front, légèrement incliné, était alors assis tout penaud sur sa nuque et semblait lui-même préoccupé de sinistres idées; son oeil de pierre s'était amolli. Il contemplait, avec une sorte d'attendrissement, la vallée de Beuvron, qui s'étendait raide et grelottante à ses pieds; ces grands noyers en deuil qui ressemblaient, avec leurs noirs branchages, à un vaste polype, les longs peupliers qui n'avaient plus que quelques feuilles rousses à leurs panaches, et à la cime desquels se balançaient quelquefois de lourdes grappes de corbeaux, ce taillis fauve tout rissolé par la gelée, cette rivière qui s'en allait toute noire entre ses rives de neige vers les pelles du foulon, le donjon de la Postaillarie, grisâtre et vaporeux comme une colonne de nuage, le vieux donjon féodal de Pressure, tapi entre les roseaux bruns de ses fossés, et qui semblait avoir la fièvre, les cheminées du village qui jetaient ensemble leur fumée légère et chétive comme l'haleine d'un homme qui souffle entre ses doigts. Le tic-tac du moulin, cet ami avec lequel il avait conversé si souvent lorsqu'il revenait de Corvol par les beaux clairs de lune de l'automne, était plein de notes sinistres, il semblait dire dans son langage saccadé:

     Porteur de rapière,
     Tu vas au cimetière.

À quoi mon oncle répondait:

     Tic-tac indiscret,
     Je vais où il me plaît;
     Si c'est au trépas,
     Ça n'te r'garde pas.

Le temps, du reste, était sombre et malade: de gros nuages blancs, poussés par la bise, se traînaient pesamment dans les cieux comme un cygne blessé; la neige, dépolie par un jour grisâtre, était terne et blafarde, et l'horizon était fermé de toutes parts par une ceinture de brouillards qui se traînaient le long des montagnes. Il semblait à mon oncle qu'il ne reverrait plus, éclairé par le joyeux soleil du printemps et paré de ses festons de verdure, ce paysage sur lequel l'hiver étendait maintenant un voile si épais de tristesse.

M. Minxit était absent lorsque mon oncle arriva à Corvol. Il entra dans le salon. M. de Pont-Cassé était installé, à côté d'Arabelle, sur un sopha. Benjamin, sans faire attention à la moue de sa fiancée et aux airs provocateurs du mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, se croisa les jambes et posa son chapeau sur une chaise, comme un homme qui n'est pas pressé de partir. Lorsqu'on eut parlé quelque temps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel et de la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n'en sut plus tirer que quelques monosyllabes aigres et criards comme les notes qu'un apprenti musicien arrache à grand peine, et d'intervalle en intervalle, de sa clarinette. M. de Pont-Cassé se promenait dans le salon, frisant ses moustaches et faisant résonner ses grands éperons sur le parquet; il semblait étudier en lui-même de quelle façon il s'y prendrait pour chercher querelle à mon oncle. Benjamin avait deviné ses intentions; mais il eut l'air de ne pas faire attention à lui et s'empara d'un livre qui traînait sur un canapé: d'abord, il se contenta de le feuilleter, observant M. de Pont-Cassé du coin de l'oeil; mais comme c'était un ouvrage de médecine, il se laissa bientôt absorber par l'intérêt de sa lecture et oublia le mousquetaire. Celui-ci était décidé à en finir; il s'arrêta devant mon oncle, et le regardant de bas en haut:

—Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vos visites céans sont bien longues?…

—Il me semble pourtant, répondit mon oncle, que vous étiez ici avant moi.

—Et en même temps bien fréquentes, ajouta le mousquetaire.

—Je vous assure, Monsieur, répliqua mon oncle, qu'elles le seraient beaucoup moins si je croyais devoir toujours vous y rencontrer.

—Si c'est pour Mademoiselle Minxit que vous venez ici, poursuivit le mousquetaire, elle vous prie par ma bouche de la débarrasser de votre longue personne.

—Si Mademoiselle Minxit, qui n'est pas mousquetaire, avait des ordres à me donner, elle le ferait d'une manière plus polie; en tout cas, Monsieur, vous trouverez bon que j'attende, pour me retirer, qu'elle se soit expliquée elle-même, et que j'aie eu à ce sujet un entretien avec M. Minxit. Et mon oncle continua son chapitre.

L'officier fit encore quelques tours dans le salon, et se plaçant de nouveau en face de mon oncle:

—Je vous prie, Monsieur, lui dit-il, d'interrompre un moment le cours de votre lecture; j'aurais un mot à vous dire.

—Puisque ce n'est qu'un mot, dit mon oncle, faisant un pli à la feuille qu'il lisait, je puis bien perdre un moment à vous entendre.

M. de Pont-Cassé était exaspéré du sang-froid de Benjamin.

—Je vous déclare, lui dit-il, Monsieur Rathery, que si vous ne sortez à l'instant même par cette porte, je vais vous faire sortir, moi, par cette fenêtre.

—Vraiment, fit mon oncle, eh bien! moi, Monsieur, je serai plus poli que vous, je vais vous faire sortir par cette porte. Et prenant l'officier par le milieu du corps, il le porta sur le palier et ferma derrière lui la porte à double tour.

Comme Mademoiselle Minxit tremblait:

—Ne vous effrayez pas trop de moi, dit mon oncle; l'acte de violence que je me suis permis envers cet homme était surabondamment justifié par une longue série d'insultes; et d'ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, je ne vous embarrasserai pas longtemps de ma longue personne; je ne suis pas de ces épouseurs de dot qui prennent une jeune femme aux bras de celui qu'elle aime et l'attachent brutalement au pied de leur lit. Toute jeune fille a reçu du ciel son trésor d'amour: il est juste quelle choisisse l'homme avec lequel il lui plaît de le dépenser; nul n'a le droit d'épancher sur le chemin et de fouler sous ses pieds les blanches perles de la jeunesse. À Dieu ne plaise qu'un vil appétit d'argent me fasse commettre une mauvaise action! jusqu'ici j'ai vécu pauvre, je sais les joies de la pauvreté et j'ignore les misères de la richesse; en échangeant ma folle et rieuse indigence contre une opulence maussade et hargneuse, peut-être ferais-je un mauvais marché; en tout cas je ne voudrais pas que cette opulence m'arrivât avec une femme qui me détesterait. Je vous prie donc de me dire, dans toute la sincérité de votre âme, si vous aimez M. de Pont-Cassé: j'ai besoin de votre réponse pour régler ma conduite envers vous et envers votre père.

Mademoiselle Minxit fut émue du ton de loyauté qu'avait mis Benjamin dans ses paroles.

—Si je vous avais connu avant M. de Pont-Cassé, c'est peut-être vous que j'aimerais maintenant.

—Mademoiselle, interrompit mon oncle, ce n'est pas de la politesse, mais de la sincérité que je vous demande; déclarez-moi franchement si vous croyez être plus heureuse avec M. de Pont-Cassé qu'avec moi.

—Que vous dirai-je, Monsieur Rathery, répondit Arabelle, une femme n'est pas toujours heureuse avec celui qu'elle aime; mais elle est toujours malheureuse avec celui qu'elle n'aime pas.

—Je vous remercie, Mademoiselle, je sais à cette heure ce que j'ai à faire. Maintenant, voulez-vous me faire servir à déjeuner? l'estomac est un égoïste qui ne compatit guère aux tribulations du coeur.

Mon oncle déjeuna comme déjeunaient probablement Alexandre ou César la veille d'une bataille. Il ne voulut pas attendre le retour de M. Minxit; il ne se sentit pas le courage d'affronter sa mine désolée lorsqu'il apprendrait que lui, Benjamin, qu'il traitait presque en fils, renonçait à devenir son gendre; il aimait mieux l'informer, par une lettre, de son héroïque détermination.

À quelque distance du bourg, il aperçut l'ami de M. de Pont-Cassé qui se promenait majestueusement de long en large sur le chemin. Le mousquetaire s'avança à sa rencontre et lui dit:

—Vous faites attendre bien longtemps, Monsieur, ceux qui ont une réparation à vous demander.

—C'est que je déjeunais, répondit mon oncle.

—J'ai à vous remettre, de la part de M. de Pont-Cassé, une lettre dont il m'a chargé de lui apporter la réponse.

—Voyons donc ce que marque cet estimable gentilhomme: «Monsieur, vu l'énormité de l'outrage que vous m'avez fait…» Quel outrage! je l'ai porté du salon sur un escalier; je voudrais bien qu'on m'outrageât ainsi jusqu'à Clamecy; «je consens à croiser le fer avec vous.»—La grande âme!… quoi! il daigne m'accorder la faveur d'être estropié par lui!… voilà de la générosité où je ne m'y connais pas. «J'espère que vous vous rendrez digne de l'honneur que je vous fais en l'acceptant.» Comment donc! mais ce serait de ma part une noire ingratitude, si je refusais. Vous pouvez dire à votre ami que s'il me met à l'ombre comme le brave Desrivières, l'intrépide Bellerive, etc., etc., je veux qu'on écrive sur ma tombe en lettres d'or: Ci-gît Benjamin Rathery, tué en duel par un gentilhomme! «Post-scriptum.»—Tiens, le billet de votre ami a un post-scriptum. «Je vous attendrai demain, à dix heures du matin, au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux.»

—Au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux! Parole d'honneur, un huissier ne libellerait pas mieux. Mais, c'est que la Chaume-des-Fertiaux est à une bonne lieue de Clamecy; moi, qui n'ai pas d'alezan brûlé, je n'ai pas le temps de faire tant de chemin pour me battre. Si votre ami daignait se rendre au lieu dit la Croix-des-Michelins, ce serait moi qui aurais l'honneur de l'y attendre.

—Et où se trouve cette Croix-des-Michelins?

—Sur le chemin de Corvol, au sommet du faubourg de Beuvron. Il faudrait que votre ami fût bien pessimiste pour qu'il n'agréât pas ce lieu: de cette place, il jouit d'un panorama digne d'une majesté; devant lui il verra les monts de Sembert avec leurs terrasses chargées de vignes, et leurs grands crânes chauves portant à leur nuque la forêt de Frace. Dans une autre saison, le coup d'oeil serait plus beau; mais je ne puis d'un souffle faire renaître le printemps. À leurs pieds, la ville, avec ses mille panaches de fumée qui ondoie, se presse entre ses deux rivières et grimpe les pentes arides du Crot-Pinçon, comme un homme qu'on poursuit. Si votre ami a quelque talent pour le dessin, il pourra enrichir son album de ce point de vue. Entre ces grands pignons, semblables, avec leurs mousses sombres, à des pièces de velours cramoisi, se dresse la tour de Saint-Martin, vêtue de son aube de dentelles et parée de ses bijoux de pierre. Cette tour vaut à elle seule une cathédrale. À côté s'étend la vieille basilique qui jette à droite et à gauche, avec une admirable hardiesse, ses grands contreforts taillés en arche. Votre ami ne pourra s'empêcher de la comparer à une gigantesque araignée se reposant sur ses longues pattes. Vers le midi, courent, comme une traînée de sombres nuages, les montagnes bleuâtres du Morvand, puis…

—Trève de plaisanterie, s'il vous plaît; je ne suis pas ici pour que vous me montriez la lanterne magique. À demain donc à la Croix-des-Michelins.

—À demain!… Un instant; l'affaire n'est pas si pressée qu'elle ne puisse se remettre. Demain je vais à Dornecy goûter d'une feuillette d'un vin vieux que Page se propose d'acheter; il s'en rapporte à moi pour la qualité et pour le prix, et vous sentez que je ne peux, pour les beaux yeux de votre ami, manquer aux devoirs que l'amitié m'impose; après demain je déjeune en ville: décemment je ne puis donner le pas à un duel sur un déjeuner; jeudi je fais la ponction à un hydropique; comme votre ami veut m'estropier, plus tard il ne me serait plus possible de faire l'opération, et le docteur Arnout la ferait mal; pour vendredi… oui, c'est un jour maigre, je ne crois point avoir d'engagement pour ce jour-là, et je ne vois rien qui m'empêche de faire la partie de votre ami.

—Il faut bien en passer par ce que vous exigez; du moins, me ferez-vous la faveur de vous faire accompagner par un second, afin de m'épargner l'ennui du rôle de spectateur.

—Pourquoi non? Je sais que vous êtes une paire d'amis, vous et M. de Pont-Cassé; je serais fâché de vous dépareiller. J'amènerai mon barbier, s'il a le temps, et si cela vous arrange.

—Insolent! fit le mousquetaire.

—Ce barbier, répondit mon oncle, n'est pas un homme à mépriser: il a une rapière assez longue pour mettre quatre mousquetaires à la broche, et, d'ailleurs, si vous me préférez à lui, je tiendrai volontiers sa place.

—Je prends acte de vos paroles, dit le mousquetaire; et il s'éloigna.

Mon oncle, aussitôt qu'il fut levé, alla quérir l'encrier de Machecourt. Il se mit à composer, avec son plus beau style et sa bâtarde la plus nette, une magnifique épître à M. Minxit, dans laquelle il lui déduisait comme quoi il ne pouvait plus devenir son gendre. Mon grand-père, qui avait eu l'avantage de la lire, m'a affirmé qu'elle eût fait pleurer un garde-chiourme. Si le point d'exclamation n'eût pas existé alors, mon oncle l'eût certainement inventé.

Il y avait à peine un quart d'heure que la lettre était à la poste lorsque M. Minxit en personne arriva chez ma grand'mère, accompagné du sergent, lequel était accompagné lui-même de deux masques, de deux fleurets et de son respectable caniche.

Benjamin déjeunait alors avec Machecourt d'un hareng et du vin blanc patrimonial de Choulot.

—Soyez le bienvenu, Monsieur Minxit, s'écria Benjamin, un morceau de ce poisson de mer vous agréerait-il?

—Fi donc! me prends-tu pour un batteur en grange?

—Et vous, sergent?

—Moi, j'ai renoncé à ces sortes de choses depuis que j'ai l'honneur d'être dans la musique.

—Mais, votre caniche, que penserait-il de cette tête?

—Je vous remercie pour lui; mais je crois qu'il a peu de goût pour le poisson de mer.

—Il est vrai qu'un hareng ne vaut pas un brochet au bleu.

—Et une étuvée de carpes donc, surtout quand elle est au vin de
Bourgogne, interrompit M. Minxit.

—Sans doute, dit Benjamin, sans doute; vous pourriez même parler d'un civet de lièvre préparé de votre main; mais toujours est-il que le hareng est excellent quand on n'a pas autre chose. À propos, il y a un quart d'heure que j'ai mis pour vous une lettre à la poste; vous ne l'avez probablement pas reçue, monsieur Minxit?

—Non, dit M. Minxit, mais je viens t'en apporter la réponse. Tu prétends qu'Arabelle ne t'aime pas, et à cause de cela tu ne veux pas l'épouser!

—M. Rathery a raison, dit le sergent. J'avais un camarade de lit qui ne m'aimait pas et auquel je rendais bien cordialement la pareille; notre ménage était une véritable salle de police: au logement, quand l'un voulait des navets dans la soupe, l'autre y mettait des carottes; à la cantine, si je demandais du cassis, il faisait venir du genièvre. Nous nous disputions pour savoir qui mettrait son fusil à la meilleure place. S'il avait un coup de pied à donner, c'était à mon caniche, et lorsqu'il était mordu par une puce, c'était toujours de ce pauvre Azor qu'elle provenait. Imaginez-vous qu'un jour nous nous sommes battus au clair de la lune, parce qu'il prétendait coucher à la droite, et que moi je prétendais qu'il devait prendre la gauche. Pour me débarrasser de lui j'ai été obligé de l'envoyer à l'hôpital.

—Vous avez très-bien fait, sergent, dit mon oncle; quand les sergents ne savent pas vivre ici-bas, on les envoie à perpétuité dans l'autre monde.

—Il y a bien quelque chose de bon dans ce que vient de dire le sergent, fit M. Minxit. Être aimé c'est plus qu'être riche, car c'est être heureux; aussi je ne désapprouve point tes scrupules, mon cher Benjamin. Tout ce que je réclame de toi, c'est que tu continues, comme par le passé, à venir à Corvol. Parce que tu ne veux pas être mon gendre, ce n'est pas une raison pour que tu cesses d'être mon ami. Tu ne seras plus obligé de filer le parfait amour avec Arabelle, de tirer de l'eau pour arroser ses fleurs, de t'extasier sur les manchettes qu'elle me brode et sur la supériorité de ses fromages à la crême. Nous déjeunerons, nous dînerons, nous philosopherons, nous rirons: c'est un passe-temps qui en vaut bien un autre. Tu aimes les truffes, j'en parfumerai tout mon office; tu as une prédilection pour le Volnay, prédilection que, du reste, je ne partage point, j'en aurai toujours dans ma cave; s'il te prend envie de chasser, je t'achèterai un fusil à deux coups et une paire de lévriers. Je ne donne pas trois mois à Arabelle pour se dégoûter de son gentilhomme et pour t'aimer à la folie: Acceptes-tu ou n'acceptes-tu pas? Réponds-moi par oui ou par non; tu sais bien que je n'aime point les doreurs de phrases.

—Eh bien! oui, Monsieur Minxit, fit mon oncle.

—Très-bien; je n'attendais pas moins de ton amitié. Et maintenant, tu te bats en duel?

—Qui diable a pu tous dire cela? s'écria mon oncle. Je sais que les urines n'ont rien de caché pour vous; est-ce que vous auriez à mon insu consulté mes urines?

—Tu te bats avec M. de Pont-Cassé, mauvais plaisant; vous devez vous rencontrer dans trois jours à la Croix-des-Michelins, et, au cas où tu me débarrasserais de M. de Pont-Cassé, l'autre mousquetaire prendra sa place: tu vois bien que je suis bien informé.

—Comment, Benjamin! s'écria Machecourt, devenu plus pâle que son assiette.

—Comment, misérable! s'écria ma grand'mère, tu te bats en duel!…

—Écoutez-moi, toi, Machecourt, vous, ma chère soeur, et vous aussi, Monsieur Minxit, la vérité est que je me bats avec M. de Pont-Cassé; ma résolution est bien arrêtée. Ainsi, épargnez-vous des représentations qui m'ennuieraient sans me faire renoncer à mon dessein.

—Je ne viens, pas, répondit M. Minxit, mettre des obstacles à ton duel; je viens, au contraire, t'apporter un moyen d'en sortir victorieusement, et, de plus, de rendre ton nom célèbre dans toute la contrée. Le sergent sait un coup superbe avec lequel il désarmerait dans une heure toute la corporation des maîtres d'armes. Aussitôt qu'il aura bu un verre de vin blanc, il te donnera la première leçon. Je le laisse avec toi jusqu'à vendredi, et moi-même je resterai à te surveiller de peur que tu ne perdes ton temps dans les auberges.

—Mais, dit mon oncle, je n'ai que faire de votre coup, et, d'ailleurs, si votre coup est infaillible, quelle gloire aurais-je de triompher par ce moyen de notre vicomte. Homère en rendant Achille invulnérable, lui a ôté tout le mérite de sa vaillance. J'ai réfléchi: mon intention n'est plus de me battre à l'épée.

—Quoi! tu voudrais te battre au pistolet, imbécile!… si c'était avec
M. Arthus, qui est large comme une armoire, à la bonne heure.

—Je ne me bats ni au pistolet ni à l'épée; je veux servir à ces spadassins un duel de mon métier; je vous garde le plaisir de la surprise, vous verrez, monsieur Minxit.

—À la bonne heure! répondit celui-ci; mais apprends toujours mon coup: c'est une arme qui ne t'embarrassera pas, et on ne sait de quoi on peut avoir besoin.

La chambre de mon oncle était au premier étage, au-dessus de celle occupée par Machecourt. Après déjeuner, donc, il s'enferma dans sa chambre avec le sergent et M. Minxit pour commencer son cours d'escrime; mais la leçon ne fut pas de longue durée: au premier appel que fit Benjamin, le plancher vermoulu de Machecourt se creva sous ses pieds, et il passa au travers jusqu'aux aisselles. Le sergent, ébahi de la subite disparition de son élève, resta le bras gauche moelleusement arrondi à la hauteur de l'oreille, et le bras droit tendu dans l'attitude d'un homme qui va porter une botte. Pour M. Minxit, il fut pris d'une telle envie de rire qu'il faillit en suffoquer.

—Où est Rathery, s'écriait-il? qu'est devenu Rathery? sergent, qu'avez-vous fait de Rathery?

—Je vois bien la tête de M. Rathery, répondit le sergent; mais du diable si je sais où sont ses jambes.

Gaspard était seul alors dans la chambre de son père. D'abord il fut un peu étonné de la brusque arrivée des jambes de son oncle, que certes il n'attendait pas; mais bientôt sa surprise se changea en fous éclats de rire qui se mêlèrent à ceux de M. Minxit.

—Ohé! Gaspard, s'écria Benjamin qui l'entendait.

—Ohé! mon cher oncle, répondit Gaspard.

—Traîne jusqu'ici le fauteuil de cuir de ton père, et mets-le sous mes pieds, je t'en prie, Gaspard.

—Je n'en ai pas le droit, répliqua le drôle, ma mère a défendu qu'on montât dessus.

—Veux-tu bien m'apporter ce fauteuil, maudit porte-croix!

—Ôtez vos souliers, et je vous l'apporterai.

—Et comment veux-tu que j'ôte mes souliers? mes pieds sont au rez-de-chaussée et mes mains au premier étage.

—Eh bien! donnez-moi une pièce de vingt-quatre sous pour me payer de ma peine.

—Je t'en donnerai une de trente, mon bon Gaspard, mais de suite le fauteuil, je t'en prie, mes bras ne tiennent plus à mes épaules.

—Crédit est mort, fit Gaspard; donnez-moi les trente sous de suite, sinon point de fauteuil.

Heureusement Machecourt arrivait en ce moment; il donna de son pied au derrière de Gaspard et mit fin à la suspension de son beau-frère. Benjamin alla achever sa leçon d'escrime chez Page, et il ferrailla si bien qu'au bout de deux heures il était aussi habile que son maître.

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