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Mon oncle Benjamin

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XIX

COMMENT MON ONCLE DÉSARMA TROIS FOIS M. DE PONT-CASSÉ

L'aurore, une aurore terne et grimaçante de Février, jetait à peine des teintes plombées sur les murs de sa chambre, que mon oncle était déjà debout. Il s'habilla à tâtons et descendit l'escalier en assourdissant ses pas, car il craignait surtout de réveiller sa soeur; mais, comme il allait franchir le palier, il sentit une main de femme se poser sur son épaule.

—Eh quoi! chère soeur, s'écria-t-il avec une sorte d'effroi, vous êtes déjà éveillée?

—Dis que je ne me suis pas encore endormie, Benjamin. Avant que tu ne partes, j'ai voulu te dire adieu, peut-être un adieu suprême, Benjamin. Conçois-tu ce que je souffre quand je songe que tu sors d'ici plein de vie, de jeunesse et d'espérance, et que tu y rentreras peut-être porté sur les bras de tes amis, et le corps traversé d'une épée? Ton dessein est-il donc arrêté? Avant de le prendre, as-tu pensé au deuil que ta mort allait causer dans cette triste maison? Pour toi, quand ta dernière goutte de sang se sera écoulée, tout sera fini; mais nous, bien des mois, bien des années se passeront avant que notre douleur soit tarie, et les larmes blanches de ta croix seront depuis longtemps effacées que nos larmes couleront toujours.

Mon oncle s'éloignait sans répondre, et peut-être il pleurait; mais ma grand'mère l'arrêta par le pan de son habit.

—Cours donc à ton rendez-vous de meurtre, bête féroce! s'écria-t-elle, ne fais pas attendre M. de Pont-Cassé; peut-être l'honneur exige-t-il que tu partes sans embrasser ta soeur; mais prends du moins cette relique que le cousin Guillaumot m'a prêtée; peut-être te préservera-t-elle des dangers où tu vas te jeter si étourdiment!

Mon oncle jeta la relique dans sa poche et s'esquiva.

Il courut éveiller M. Minxit à son auberge. Ils prirent en passant Page et Arthus et ils allèrent tous ensemble déjeuner dans un cabaret à l'extrémité du Beuvron. Mon oncle, s'il devait succomber, ne voulait pas s'en aller l'estomac vide. Il disait qu'une âme qui arrive entre deux vins au tribunal de Dieu a plus de hardiesse et plaide mieux sa cause qu'une pauvre âme qui n'est pleine que de tisane et d'eau sucrée. Le sergent assistait au déjeuner; lorsqu'on fut au dessert, mon oncle le pria d'aller à la Croix-des-Michelins porter une table, une boîte et deux chaises dont il avait besoin pour son duel, et d'y allumer un grand feu avec les échalas de la vigne voisine, puis il demanda du café.

M. de Pont-Cassé et son ami ne tardèrent pas d'arriver. Le sergent leur fit de son mieux les honneurs de son bivouac.

—Messieurs, dit-il, donnez-vous la peine de vous asseoir, et chauffez-vous. M. Rathery vous prie de l'excuser s'il vous fait un peu attendre, mais il est à déjeuner avec ses témoins, et dans quelques minutes il sera à votre disposition.

En effet, Benjamin arrivait un quart d'heure après, tenant Arthus et M.
Minxit par le bras et chantant à gorge déployée:

     Ma foi, c'est un triste soldat
     Que celui qui ne sait pas boire.

Mon oncle salua gracieusement les deux adversaires.

—Monsieur, dit M. de Pont-Cassé avec hauteur, il y a vingt minutes que nous vous attendons.

—Le sergent a dû vous expliquer la cause de notre retard, et j'espère que vous la trouverez légitime.

—Ce qui vous excuse, c'est que vous êtes roturier et que voilà probablement la première fois que vous avez affaire à un gentilhomme.

—Que voulez-vous, nous avons coutume, nous autres roturiers, de prendre du café après chacun de nos repas, et parce que vous vous faites appeler le vicomte de Pont-Cassé, ce n'est pas une raison pour que nous dérogions à cette habitude. Le café, voyez-vous, c'est bienfaisant, c'est tonique, ça surexcite agréablement le cerveau, ça donne du mouvement à la pensée; si vous n'avez pas pris du café ce matin, les armes ne sont pas égales, et je ne sais pas si, en conscience, je puis me mesurer avec vous.

—Riez, monsieur, riez tant que vous pouvez rire; mais rira bien qui rira le dernier, je vous en avertis.

—Monsieur, reprit Benjamin, je ne ris pas quand je dis que le café est tonique; c'est l'avis de plusieurs célèbres médecins, et moi-même je l'administre comme stimulant dans certaines maladies.

—Monsieur!

—Et votre alezan brûlé? je suis bien étonné de ne pas le voir là; est-ce qu'il serait indisposé, par hasard?

—Monsieur, dit le second mousquetaire, trève de plaisanterie; vous n'avez pas sans doute oublié pourquoi vous êtes venu ici?

—Ah! c'est vous, numéro deux? enchanté de renouveler connaissance avec vous; en effet, je n'ai pas oublié pourquoi je viens ici, et la preuve, ajouta-t-il en montrant la table sur laquelle la boîte était placée, c'est que j'ai fait des préparatifs pour vous recevoir.

—Eh qu'est-il besoin de cet appareil d'escamoteur pour se battre à l'épée?

—Mais, dit mon oncle, c'est que je ne me bats pas à l'épée!

—Monsieur, dit M. de Pont-Cassé, je suis l'insulté, j'ai le choix des armes, je choisis l'épée.

—C'est moi, monsieur, qui ai la priorité de l'insulte; je ne vous la céderai pas, et je choisis les échecs.

En même temps il ouvrit la boîte que le sergent avait apportée, et, en ayant tiré un échiquier, il invita le gentilhomme à prendre place à la table.

M. de Pont-Cassé devint blême de colère.

—Est-ce que par hasard vous voudriez me mystifier? s'écria-t-il.

—Point du tout, fit mon oncle; tout duel est une partie où deux hommes mettent leur vie pour enjeu; pourquoi cette partie ne se jouerait-elle pas aussi bien aux échecs qu'à l'épée? Du reste, si vous vous sentez faible aux échecs, je suis prêt à vous jouer cela à l'écarté ou à la triomphe. En cinq points, si vous le voulez, sans revanche ni repentir, cela sera aussitôt fait.

—Je suis venu ici, dit M. de Pont-Cassé se contenant à peine, non pour jouer ma vie comme une bouteille de bière, mais pour la défendre avec mon épée.

—Je conçois, dit mon oncle; vous êtes d'une force supérieure à l'épée, et vous espérez avoir bon marché de moi, qui ne tiens jamais la mienne que pour la mettre à mon côté. Est-ce donc là la loyauté d'un gentilhomme? Si un faucheur vous proposait de se battre avec lui à la faux, ou un batteur en grange avec un fléau, accepteriez-vous, je vous prie?

—Vous vous battrez à l'épée! s'écria M. de Pont-Cassé hors de lui, sinon… ajouta-t-il en levant sa cravache.

—Sinon quoi? dit mon oncle.

—Sinon je vous coupe la figure avec ma cravache.

—Vous savez comme je réponds à vos menaces, répartit Benjamin. Eh bien! non, monsieur, ce duel ne s'accomplira pas comme vous l'avez espéré. Si vous persistez dans votre déloyale obstination, je croirai et je dirai que vous avez spéculé sur votre adresse de spadassin, que c'est un guet-apens que vous m'avez tendu, que vous êtes venu ici non pour risquer votre vie contre la mienne, mais pour m'estropier, entendez-vous, M. de Pont-Cassé? et je vous tiendrai pour un lâche, oui pour un lâche, mon gentilhomme, pour un lâche, oui, pour un lâche!

Et les paroles de mon oncle vibraient entre ses lèvres comme une vitre qui tinte.

Le gentilhomme n'en put supporter davantage; il tira son épée et se précipita sur Benjamin. C'en était fait de celui-ci si le caniche, se jetant sur M. de Pont-Cassé, n'eût dérangé la direction de son épée. Le sergent ayant rappelé son chien:

—Messieurs, s'écria mon oncle, je vous prends à témoins que, si j'accepte le combat, c'est pour épargner un assassinat à cet homme.

Et mettant à son tour sa rapière au vent, il soutint, sans rompre d'une semelle, l'attaque impétueuse, de son adversaire. Le sergent, ne voyant pas son coup intervenir, piétinait sur la neige comme un coursier lié à un arbre, et tournait le poignet à se le démancher, afin d'indiquer à Benjamin le mouvement qu'il devait faire pour désarmer son homme. M. de Pont-Cassé, exaspéré de la résistance inattendue qu'il éprouvait, avait perdu son sang-froid et avec lui sa meurtrière adresse; il ne s'inquiétait plus de parer les coups que pouvait lui porter son adversaire et ne cherchait qu'à le percer de son épée.

—Monsieur de Pont-Cassé, lui dit mon oncle, vous auriez mieux fait de jouer aux échecs; vous n'êtes jamais à la parade; il ne tiendrait qu'à moi de vous tuer.

—Tuez, monsieur, dit le mousquetaire, vous n'êtes ici que pour cela.

—J'aime mieux vous désarmer, fît mon oncle; et, passant rapidement son épée sous celle-de son adversaire, d'un tour de son vigoureux poignet il l'envoya au milieu de la haie.

—Très-bien! bravo! s'écria le sergent, moi je ne l'aurais pas envoyée si loin. Si vous aviez seulement six mois de mes leçons, vous seriez la meilleure lame de France.

M. de Pont-Cassé voulut recommencer le combat; comme les témoins s'y opposaient:

—Non, messieurs, dit mon oncle, la première fois ne compte pas, et il n'y a pas de partie sans revanche; il faut que la réparation à laquelle a droit monsieur soit complète.

Les deux adversaires se remirent en garde; mais à la première botte l'épée de M. de Pont-Cassé s'envola sur la route. Comme il courait la ramasser:

—Je vous demande bien pardon, M. le comte, lui dit Benjamin de sa voix sardonique, de la peine que je vous donne; mais ce n'est pas ma faute: si vous aviez voulu jouer aux échecs, vous n'auriez pas eu la peine de vous déranger.

Une troisième fois le mousquetaire revint à la charge.

—Assez! s'écrièrent les témoins, vous abusez de la générosité de M.
Rathery.

—Point du tout, dit mon oncle, monsieur veut sans doute apprendre le coup; permettez que je lui donne encore une leçon.

En effet, la leçon ne se fit pas attendre, et l'épée de M. de Pont-Cassé s'échappa pour la troisième fois de sa main.

—Au moins, dit mon oncle, vous auriez bien dû amener un domestique pour aller ramasser votre épée.

—Vous êtes le démon en personne, dit celui-ci; j'aimerais mieux que vous m'eussiez tué que de m'avoir traité d'une manière aussi ignominieuse.

—Et vous, mon gentilhomme, dit Benjamin, se tournant vers l'autre mousquetaire, vous voyez que mon barbier n'est pas ici. Tenez-vous à ce que je mette à exécution la promesse que je vous ai faite?

—En aucune façon, dit le mousquetaire, à vous les honneurs de la journée. Il n'y a pas de lâcheté à se retirer devant vous, puisque vous ne portez point le fer sur le vaincu. Bien que vous ne soyez pas gentilhomme, je vous tiens pour le meilleur tireur et pour l'homme le plus honorable que je connaisse; car votre adversaire voulait vous tuer, vous avez eu sa vie entre vos mains et vous l'avez respectée. Si j'étais roi, vous seriez au moins duc et pair. Et, maintenant, si vous attachez quelque prix à mon amitié, je vous l'offre de tout mon coeur, et je vous demande la vôtre en échange.

Et il tendit la main à mon oncle, qui la serra cordialement dans la sienne. M. de Pont-Cassé se tenait devant le foyer, morne et farouche, l'oeil plein de sombres éclairs et le front chargé d'une nuée d'orage. Il prit le bras de son ami, fit un salut de glace à mon oncle et s'éloigna.

Mon oncle avait hâte de retourner chez sa soeur, mais le bruit de sa victoire s'était rapidement répandu dans le faubourg; à chaque instant il était intercepté par un soi-disant ami qui venait le féliciter de son beau fait d'armes et lui secouer le bras jusqu'à l'épaule, sous prétexte de lui donner une poignée de main. Les gamins, cette poussière de la population que soulève tout événement éclos dans la rue, venaient tourbillonner autour de lui et l'assourdir de leurs hourras. En quelques instants, il devint le point central d'une foule horriblement tumultueuse qui lui marchait sur les talons, éclaboussait ses bas de soie et faisait tomber son tricorne dans la boue. Il pouvait encore échanger quelques mots avec M. Minxit; mais sous prétexte de compléter son triomphe, Cicéron, ce tambour que vous connaissez déjà, vint se placer à la tête de la foule avec sa caisse, et se mit à battre la charge de manière à faire écrouler le pont de Beuvron; encore fallut-il que Benjamin lui donnât trente sous pour son vacarme. Tout ce qui manqua à son infortune, c'est qu'il ne fut point harangué. Voilà comment mon oncle fut récompensé d'avoir joué sa vie en duel.

—Si là-haut, à la Croix-des-Michelins, se disait-il à lui-même, j'avais donné quelques louis à un malheureux mourant de faim, tous ces badauds qui acclament maintenant autour de moi, me laisseraient passer fort tranquille. Qu'est-ce donc, mon Dieu, que la gloire, et à qui s'adresse-t-elle! Ce bruit qu'on fait autour d'un nom, est-ce un bien si rare et si précieux qu'il faille sacrifier, pour l'avoir, le repos, le bonheur, les douces affections, les belles années et quelquefois la paix du monde! Ce doigt levé qui vous montre au public, sur qui ne s'est-il donc pas arrêté? Cet enfant que l'on mène à l'église au bruit des cloches sonnant à grande volée, ce boeuf qu'on promène par la ville, paré de fleurs et de rubans, ce veau à six pattes, ce boa empaillé, cette citrouille monstre, cet acrobate qui marche sur un fil d'archal, cet aéronaute qui fait son ascension, cet escamoteur qui avale des muscades, ce prince qui passe, cet évêque qui bénit, ce général qui revient d'une lointaine victoire, n'ont-ils pas eu tous leur moment de gloire? Tu te crois célèbre, toi qui as semé tes idées dans les arides sillons d'un livre, qui as fait des hommes avec du marbre, et des passions avec du noir d'ivoire et du blanc de céruse; mais tu serais bien plus célèbre encore si tu avais un nez long seulement de six pouces. Quant à cette gloire qui nous survit, elle n'appartient pas à tout le monde, j'en conviens; mais la difficulté est d'en jouir. Qu'on me trouve un banquier qui escompte l'immortalité, et dès demain je travaille à me rendre immortel.

Mon oncle voulut dîner en famille chez sa soeur avec M. Minxit; mais le brave homme, quoique son cher Benjamin fût là, devant lui, sain, sauf et victorieux, était triste et préoccupé. Ce que mon oncle avait dit le matin de M. de Pont-Cassé lui revenait sans cesse à l'esprit. Il disait qu'il avait dans les oreilles comme une voix qui l'appelait vers Corvol. Il était en proie à une agitation nerveuse, semblable à celle qu'éprouvent les personnes qui, n'étant pas habituées au café, en ont pris une forte dose. À chaque instant, il était obligé de quitter la table et de faire un tour dans la chambre. Cet état de surexcitation effraya Benjamin, et il l'engagea lui-même à partir.

XX

ENLÈVEMENT ET MORT DE MADEMOISELLE MINXIT.

Toutefois, mon oncle reconduisit M. Minxit jusqu'à la Croix-des-Michelins, et il revint se mettre au lit. Il était dans cet anéantissement profond que produit un premier sommeil, lorsqu'il fut réveillé par un heurt violent à sa porte. Ce coup frappa mon oncle d'une commotion douloureuse. Il ouvrit sa fenêtre; la rue était noire comme un fossé profond; cependant il reconnut M. Minxit, et il crut apercevoir dans son attitude quelque chose de désolé. Il courut ouvrir la porte; à peine le verrou fut-il tiré, que le digne homme se jeta dans sas bras et éclata en larmes.

—Eh bien! qu'est-ce, M. Minxit? Voyons, parlez! les pleurs n'aboutissent à rien; du moins, ce n'est pas à vous qu'il est arrivé malheur?

—Partie! partie! s'écria M. Minxit, suffoqué par les sanglots…

—Quoi! Arabelle est partie avec M. de Pont-Cassé? fit mon oncle, devinant de suite de quoi il s'agissait.

—Tu avais bien raison de m'avertir de me défier de lui; pourquoi aussi ne l'as-tu pas tué?

—Il est encore temps, dit Benjamin; mais, avant tout, il faut se mettre à sa poursuite.

—Et tu m'accompagneras, Benjamin; car en toi est toute ma force, tout mon courage.

—Comment, je vous accompagnerai! mais je vous accompagne de suite. Et, à propos, avez-vous eu au moins l'idée de vous munir d'argent?

—Je n'ai plus un écu comptant, mon ami: la malheureuse m'a emporté tout l'argent qu'il y avait dans mon secrétaire.

—Tant mieux! dit mon oncle, au moins vous serez sûr que d'ici que nous l'ayons rattrapée elle ne manquera de rien.

—Aussitôt qu'il fera jour, j'irai chercher des fonds chez mon banquier.

—Oui, dit mon oncle, croyez-vous qu'ils s'amuseront à faire l'amour sur les pelouses du chemin? Quand il fera jour, ils seront loin d'ici. Il faut de suite aller réveiller votre banquier et frapper à sa porte jusqu'à ce qu'il vous ait compté mille francs. Au lieu de quinze, il vous fera payer vingt pour cent, voilà tout.

—Mais quelle route ont-ils suivie? il faut toujours que nous attendions le soleil pour prendre les renseignements.

—En aucune façon, dit mon oncle; ils ont pris la route de Paris: M. de Pont-Cassé ne peut aller qu'à Paris; je sais de bonne part que son congé expire dans trois jours. Je vais de suite arrêter une voiture et deux bons chevaux; vous me rejoindrez au Lion-d'Or.

Comme mon oncle allait sortir:

—Mais tu es en chemise, lui dit M. Minxit.

—C'est parbleu vrai, dit Benjamin, je n'y songeais plus; il fait si noir que je ne m'en suis pas aperçu; mais dans cinq minutes je serai au Lion-d'Or; je dirai adieu à ma chère soeur quand je serai revenu de notre voyage.

Une heure après, mon oncle et M. Minxit suivaient, dans une mauvaise patache attelée de deux haridelles, l'exécrable chemin de traverse qui menait alors de Clamecy à Auxerre. Le jour, l'hiver passe encore; mais, la nuit, il est horrible. Quelque diligence qu'ils eussent faite, il était dix heures du matin lorsqu'ils arrivèrent à Courson. Sous le porche de la Levrette, la seule auberge de l'endroit, un cercueil était étalé, et tout un essaim de vieilles, hideuses et déguenillées, croassaient à l'entour.

—Je tiens du sacristain Gobi, disait l'une, que la jeune dame s'est engagée à donner mille écus à M. le curé, pour être distribués aux pauvres de la paroisse.

—Cela nous passera devant le nez, mère Simone.

—Si la jeune dame meurt, comme on le dit, le maître de la Levrette s'emparera de tout, dit une troisième; nous ferions bien d'aller chercher le bailli pour qu'il veille sur notre succession.

Mon oncle appela une de ces vieilles, et la pria de lui expliquer ce que cela signifiait. Celle-ci, fière d'avoir été distinguée par un étranger qui avait une voiture à deux chevaux, jeta un regard de triomphe à ses compagnes, et dit:

—Vous avez bien fait de vous adresser à moi, mon bon monsieur, car je sais mieux qu'elles tous les détails de cette histoire. Celui qui est dans ce cercueil était ce matin dans cette voiture verte que vous voyez là-bas sous la remise. C'était un grand seigneur, riche à millions, qui allait avec une jeune dame à Paris, à la cour, que sais-je, moi? et il s'est arrêté ici, et il restera dans ce pauvre cimetière à pourrir avec ces paysans qu'il a tant méprisés. Il était jeune et beau, et moi, la vieille Manette, qui suis toute éreintée et qui ne tiens plus à rien, j'irai jeter de l'eau bénite sur sa tombe, et dans dix ans, si je vais jusque-là, il faudra que sa pourriture fasse place à mes vieux os; car ils ont beau être riches, tous ces grands messieurs, il faut toujours qu'ils aillent où nous allons; ils ont beau s'attifer de velours et de taffetas, leur dernier habit, ce sont toujours les planches de la bière; ils ont beau soigner et parfumer leur peau, les vers de la terre sont faits pour eux comme pour nous. Dire que moi, la vieille laveuse de lessive, je pourrai, quand cela me fera plaisir, aller m'accroupir sur la tombe d'un gentilhomme! Allez, mon bon monsieur, cette pensés fait du bien; elle nous console d'être pauvres et nous venge de n'être pas nobles. Du reste, c'est bien la faute à celui-ci, s'il est mort: il a voulu s'emparer de la chambre d'un voyageur, parce qu'elle était la plus belle de l'auberge; il s'en est suivi du grabuge entre eux; ils sont allés se battre dans le jardin de la Levrette, et le voyageur lui a mis une balle dans la tête. La jeune dame était enceinte, à ce qu'il paraît, la pauvre femme! Quand elle a su que son mari était mort, le mal d'enfant l'a prise, et elle ne vaut guère mieux à l'heure qu'il est que son noble époux. Le docteur Débrit sort de sa chambre; comme c'est moi qui lave son linge, je lui ai demandé des nouvelles de la jeune femme, et il m'a répondu: Allez, mère Manette, j'aimerais encore mieux être dans votre vieille peau ridée que dans la sienne.

—Et ce grand seigneur, dit mon oncle, n'avait-il pas un habit rouge, une perruque blonde et trois plumes à son chapeau?

—Il avait bien tout cela, mon bon monsieur; est-ce que vous l'auriez connu, par hasard?

—Non, dit mon oncle; mais je l'ai peut-être vu en quelque endroit.

—Et la jeune dame, dit M. Minxit, n'est-elle pas de haute taille, et n'a-t-elle pas des taches de rougeur par la figure?

—Elle a bien cinq pieds trois pouces, répondit la vieille, et elle a une peau comme la coquille d'un oeuf de dinde.

M. Minxit s'évanouit.

Benjamin emporta M. Minxit dans son lit et le saigna; puis il se fit conduire auprès d'Arabelle; car la belle dame qui devait mourir dans les douleurs de l'enfantement, c'était la fille de M. Minxit. Elle occupait la chambre que son amant lui avait conquise au prix de sa vie, triste chambre en vérité, et dont la possession ne valait pas la peine qu'on se la disputât.

Arabelle était là, gisant dans un lit de serge verte. Mon oncle ouvrit les rideaux et la contempla quelque temps en silence. Une pâleur humide et mate, semblable à celle d'une statue de marbre blanc, était répandue sur son visage. Ses yeux à demi ouverts étaient fanés et sans regard, sa respiration s'échappait par sanglots de sa poitrine. Benjamin souleva son bras qui pendait immobile le long du lit; ayant interrogé les battements de son pouls, il secoua tristement la tête et ordonna à la garde d'aller quérir le docteur Débrit. Arabelle, à sa voix, tressaillit comme un cadavre qui éprouve les premières atteintes du galvanisme.

—Où suis-je? dit-elle en promenant autour d'elle un regard en démence; ai-je donc été le sujet d'un sinistre rêve? Est-ce vous, M. Rathery, que j'entends, et suis-je encore à Corvol, dans la maison de mon père?

—Vous n'êtes point dans la maison de votre père, dit mon oncle; mais votre père est ici. Il est prêt à vous pardonner; il ne vous demande qu'une chose, c'est que vous vous laissiez vivre afin qu'il vive aussi.

Les regards d'Arabelle s'arrêtèrent par hasard sur l'uniforme de M. de Pont-Cassé, qu'on avait suspendu, encore trempé de sang, à la muraille. Elle essaya de se mettre sur son séant; mais ses membres se tordirent dans une horrible convulsion, et elle retomba lourdement sur son lit, comme retombe un cadavre qu'on a soulevé dans son cercueil. Benjamin mit la main sur son coeur, il ne battait plus; il approcha un miroir de ses lèvres, la glace resta nette et brillante. Misère et bonheur, tout était fini pour la pauvre Arabelle. Benjamin restait debout à son chevet, tenant sa main dans la sienne, et plongé dans un abîme d'amères réflexions.

En ce moment, un pas lourd et mal assuré se fit entendre dans l'escalier. Benjamin se hâta de tourner la clef dans la serrure. C'était M. Minxit qui frappait à la porte et s'écriait:

—C'est moi, Benjamin, ouvre-moi; je veux voir ma fille; il faut que je la voie; elle ne peut mourir sans que je l'aie vue.

C'est une cruelle chose que de supposer vivante une personne trépassée, et de lui attribuer des actes comme si elle existait encore. Cependant mon oncle ne recula point devant cette nécessité.

—Retirez-vous, M. Minxit, je vous en supplie; Arabelle va mieux; elle repose, votre présence subite pourrait provoquer une crise qui la tuerait.

—Je te dis, misérable, que je veux voir ma fille! s'écria M. Minxit; et il fit un si violent effort contre la porte, que la gâche de la serrure tomba sur le carreau.

—Eh bien! dit Benjamin, espérant encore l'abuser, vous le voyez, votre fille dort d'un tranquille sommeil. Êtes-vous satisfait à présent, et vous retirerez-vous?

Le malheureux vieillard jeta un coup d'oeil sur sa fille.

—Tu as menti! s'écria-t-il d'une voix qui fit tressaillir Benjamin, elle ne dort pas: elle est morte!

Il se jeta sur son corps et la pressa convulsivement contre sa poitrine.

—Arabelle! criait-il, Arabelle! Arabelle! Oh! était-ce donc ainsi que je devais la retrouver, elle, ma fille, mon unique enfant! Dieu laisse le front du meurtrier se couvrir de cheveux blancs et il ôte à un père son seul enfant! comment peut-on nous dire que Dieu est bon et juste!…—Puis sa douleur se changeant en colère contre mon oncle: C'est toi, misérable Rathery, qui es cause que je l'ai refusée à M. de Pont-Cassé! sans toi, elle serait mariée et pleine de vie.

—Plaisantez-vous? dit mon oncle. Est-ce que c'est ma faute, à moi, si elle s'est amourachée d'un mousquetaire?

Toutes les passions, ce n'est que du sang qui se précipite vers le cerveau. La raison de M. Minxit se fût brisée sans doute sous l'effort de cette puissante douleur; mais, dans le paroxysme de son délire, sa veine à peine fermée (on se rappelle que mon oncle venait de le saigner) se rouvrit. Benjamin laissa couler le sang, et bientôt une défaillance salutaire succéda à cette surabondance de vie et sauva le pauvre vieillard. Benjamin donna des ordres et de l'argent au maître de la Levrette pour qu'Arabelle et son amant reçussent une sépulture honorable; puis il revint s'établir au chevet de M. Minxit, et veilla sur lui comme une mère sur son enfant malade. M. Minxit resta trois jours entre la vie et la tombe; mais, grâce aux soins habiles et affectueux de mon oncle, cette fièvre qui le dévorait s'amortit peu à peu, et bientôt il fut en état d'être transporté à Corvol.

XXI

UN DERNIER FESTIN.

M. Minxit avait une de ces constitutions antédiluviennes qui semblent faites d'une matière plus solide que les nôtres. C'était une de ces plantes vivaces qui conservent encore une végétation vigoureuse, alors que les autres sont flétries par l'hiver. Les rides n'avaient pu entamer ce front de granit; les années s'étaient accumulées sur sa tête sans y laisser aucune trace de décadence. Il était resté jeune jusqu'au delà de sa soixantième année, et son hiver, comme celui des tropiques, était encore plein de sève et de fleurs; mais le temps et le malheur n'oublient personne. La mort de sa fille venant après sa fuite et après la révélation subite de sa grossesse, avait frappé d'un coup mortel cette organisation puissante; une fièvre lente le minait sourdement. Il avait renoncé à ces goûts bruyants qui avaient fait de sa vie une longue partie de fête. Il avait mis de côté la médecine comme un embarras inutile. Les compagnons de sa longue jeunesse respectaient sa douleur, et, sans cesser de l'aimer, ils avaient cessé de le voir. Sa maison était muette et fermée comme une tombe, et à peine, par quelques persiennes entr'ouvertes, jetait-elle à la dérobée quelques regards sur le village. Les cours ne retentissaient plus du bruit des allants et des venants; les premières herbes du printemps s'étaient emparées de l'avenue, de hautes plantes domestiques croissaient le long des murs et formaient à l'entour comme un lambris de verdure. Cette pauvre âme en deuil n'avait plus besoin que d'obscurité et de silence. Il avait fait comme la bête fauve qui se retire, lorsqu'elle veut mourir dans les profondeurs les plus sombres de la forêt. La gaieté de mon oncle venait échouer contre cette incurable mélancolie. M. Minxit ne répondait à ses joyeusetés que par un morne et triste sourire, comme pour lui dire qu'il l'avait compris et qu'il le remerciait de sa bonne intention. Mon oncle avait compté sur le printemps pour le ramener à la vie; mais ce printemps qui revêt toute terre aride de fleurs et de verdure, n'a rien à faire reverdir dans une âme désolée, et tandis que tout renaissait, le pauvre homme se mourait lentement.

C'était un soir du mois de Mai. Il se promenait dans sa prairie, appuyé sur le bras de Benjamin. Le ciel était limpide, la terre était verte et parfumée, les demoiselles voltigeaient avec un harmonieux frôlement de leurs ailes entre les roseaux du ruisseau, et l'eau, toute couverte de fleurs d'aubépines, murmurait sous les racines des saules.

—Voilà une belle soirée, dit Benjamin, cherchant à tirer M. Minxit de cette sombre rêverie qui enveloppait son esprit comme un linceul.

—Oui, répondit celui-ci, une belle soirée pour le pauvre paysan qui va entre deux haies fleuries, sa pioche sur l'épaule, vers sa chaumière qui fume et où l'attendent ses enfants; mais pour le père qui porte le deuil de sa fille, il n'y a plus de belles soirées.

—Et à quel foyer, dit mon oncle, n'y a-t-il pas une place vide? qui n'a pas, au champ de repos, un tertre de gazon où, tous les ans, à la Toussaint, il vient verser de pieuses larmes? Et dans les rues de la cité, quelle foule, si rose et si dorée qu'elle soit, n'est tachée de noir? Quand les fils vieillissent, ils sont condamnés à mettre leurs vieux parents dans la tombe; quand ils meurent au milieu de leur âge, ils laissent une mère désolée à genoux auprès de leur cercueil. Croyez-moi, les yeux de l'homme ont été faits bien moins pour voir que pour pleurer, et toute âme a sa plaie, comme toute fleur a son insecte qui la ronge. Mais aussi, dans le chemin de la vie, Dieu a mis l'oubli qui suit à pas lents la mort, qui efface les épitaphes qu'elle a tracées et répare les ruines qu'elle a faites. Voulez-vous, mon cher M. Minxit, suivre un bon conseil? Croyez-moi, allez manger des carpes sur les bords du lac de Genève, du macaroni de Naples en Italie, boire du vin de Xérès à Cadix, et savourer des glaces à Constantinople; dans un an vous reviendrez aussi rond et aussi joufflu que vous l'étiez avant.

M. Minxit laissa pérorer mon oncle tant qu'il voulut, et quand il eut fini:

—Combien ai-je encore de jours à vivre, Benjamin? lui dit-il.

—Mais, fit mon oncle, abasourdi de la question et croyant avoir mal entendu, que dites-vous, M. Minxit?

—Je te demande, répéta M. Minxit, combien de jours il me reste encore à vivre?

—Diable! dit mon oncle, voici une question qui m'embarrasse fort. D'un côté, je ne voudrais pas vous désobliger; de l'autre, je ne sais si la prudence me permet de satisfaire votre désir. On n'annonce au condamné la nouvelle de son exécution que quelques heures avant d'aller au supplice, et vous…

—C'est, interrompit M. Minxit, un service que j'impose à ton amitié, parce que toi seul peut me le rendre. Il faut bien que le voyageur sache à quelle heure il doit partir, afin qu'il puisse faire son porte-manteau.

—Le voulez-vous donc franchement, sincèrement, M. Minxit? ne vous effraierez-vous pas de l'arrêt que je vais prononcer; m'en donnez-vous votre parole d'honneur?

—Je t'en donne ma parole d'honneur, dit M. Minxit.

—Eh bien! alors, dit mon oncle, je vais faire comme pour moi-même.

Il examina la face tarie du vieillard; il interrogea sa prunelle terne et dépolie, où la vie reflétait à peine quelques lueurs; il consulta son pouls comme s'il en eût écouté les battements avec ses doigts, et il garda quelque temps le silence; puis:

—C'est aujourd'hui jeudi, dit-il; eh bien! lundi il y aura une maison de plus en deuil à Corvol.

—Très-bien diagnostiqué, dit M. Minxit; ce que tu viens de dire, je le pensais; si tu trouves jamais l'occasion de te produire, je te prédis que tu feras une de nos célébrités médicales; mais, le dimanche m'appartient-il tout entier?

—Il vous appartient tant qu'il s'étend et se comporte, pourvu que vous ne fassiez rien qui avance le terme de vos jours.

—Je n'en veux pas plus, dit M. Minxit. Rends-moi encore le service d'inviter nos amis pour dimanche à un dîner solennel: je ne veux pas m'en aller fâché avec la vie, et c'est le verre à la main que je prétends lui faire mes adieux. Tu insisteras auprès d'eux pour qu'ils acceptent mon invitation, et tu leur en feras, s'il le faut, un devoir.

—J'irai moi-même les inviter, dit mon oncle, et je me fais fort qu'aucun d'eux ne nous fera défaut.

—Maintenant, passons à un autre ordre d'idées. Je ne veux pas être enterré dans le cimetière de la paroisse; il est dans un fond, il est froid et humide, et l'ombre de l'église s'étend sur toute sa surface comme un crêpe, je serais mal en cet endroit, et tu sais que j'aime mes aises. Je désire que tu m'ensevelisses dans ma prairie, au bord de ce ruisseau dont j'aime l'harmonieuse chanson.—Il arracha une poignée d'herbe et dit: Tiens, voici le lieu où je veux qu'on me creuse mon dernier gîte. Tu y planteras un berceau de vigne et de chèvrefeuille, afin que la verdure en soit entremêlée de fleurs, et tu iras quelquefois y rêver à ton vieil ami. Afin que tu y viennes plus souvent, et aussi pour qu'on ne dérange pas mon sommeil, je te laisse ce domaine et toutes mes autres propriétés; mais c'est à deux conditions: la première, c'est que tu habiteras la maison que je vais laisser vide, et la seconde, c'est que tu continueras à mes clients les soins que depuis trente ans je leur donnais.

—J'accepte avec reconnaissance ce double héritage, dit mon oncle; mais je vous préviens que je ne veux pas aller aux foires.

—Accordé, répondit M. Minxit.

—Quant à vos clients, ajouta Benjamin, je les traiterai en conscience et d'après le système de Tissot, qui me paraît fondé sur l'expérience et la raison. Allez, le premier qui s'en ira là-bas vous donnera de mes nouvelles.

—Je sens le froid du soir qui me gagne; il est temps de dire adieu à ce ciel, à ces vieux arbres qui ne me reverront pas, à ces petits oiseaux qui chantent, car nous ne reviendrons plus ici que lundi matin.

Le lendemain il s'enferma avec son ami le tabellion; le jour suivant il s'affaissa de plus en plus et garda le lit; mais, le dimanche venu, il se leva, se fit poudrer, et mit son plus bel habit. Benjamin, ainsi qu'il l'avait promis, était allé à Clamecy faire lui-même ses invitations; pas un de ses amis n'avait manqué à ce funèbre appel, et à quatre heures ils se trouvaient tous réunis dans le salon. M. Minxit ne tarda pas à paraître, chancelant et appuyé sur le bras de mon oncle; il leur serra à tous la main et les remercia affectueusement de s'être conformés à son dernier désir, qui était, disait-il, le caprice d'un moribond.

Cet homme qu'ils avaient vu, il y avait quelque temps, si gai, si heureux, si plein de vie, la douleur l'avait brisé, et la vieillesse était venue pour lui tout d'un coup. À sa vue tous versaient des larmes, et Arthus lui-même sentit subitement s'évanouir son appétit.

Un domestique annonça que le dîner était servi. M. Minxit se plaça, comme à l'ordinaire, au bout de la table.

—Messieurs, dit-il à ses convives, ce dîner est pour moi un dîner suprême, je veux que mes derniers regards ne s'arrêtent que sur des verres pleins et sur des visages riants; si vous voulez me faire plaisir, c'est de donner un libre cours à votre gaieté accoutumée. Il se versa quelques gouttes de bourgogne et tendit son verre à ses convives.

—À la santé de M. Minxit! dirent-ils tous ensemble.

—Non, dit M. Minxit, pas à ma santé; à quoi sert un souhait qui ne peut s'exaucer? mais à votre santé à vous tous, à votre prospérité, à votre bonheur, et que Dieu garde ceux qui ont des enfants de les perdre.

—M. Minxit, dit Guillerand, a aussi pris les choses trop à coeur; je ne l'aurais pas cru susceptible de mourir de chagrin. Moi aussi j'ai perdu une fille, une fille que j'allais mettre en pension chez les religieuses. Cela m'a fait de la peine pour le moment; mais je ne m'en suis pas plus mal porté pour cela, et quelquefois, je l'avoue, je songeais que je n'avais plus de mois d'école à payer pour elle.

—Une bouteille cassée dans ta cave, dit Arthus, ou un écolier retiré de ta pension t'auraient causé plus de chagrin.

—Il t'appartient bien, dit Millot, de parler ainsi, toi, Arthus, qui ne crains d'autres malheurs que de perdre l'appétit.

—J'ai plus d'entrailles que toi, faiseur de noëls, répondit Arthus.

—Oui, pour digérer, dit le poète.

—Cela sert à quelque chose de bien digérer, répliqua Arthus; au moins, quand vous allez en voiture, vos amis ne sont pas obligés de vous attacher aux ridelles de peur de vous perdre en route.

—Arthus, dit Millot, point de personnalités, je t'en prie.

—Je sais, répondit Arthus, que tu me gardes rancune parce que je suis tombé sur toi dans le chemin de Corvol; mais chante-moi ton grand noël, et nous serons quittes.

—Et moi je soutiens que mon noël est un beau morceau de poésie; veux-tu que je te montre une lettre de monseigneur l'évêque qui m'en fait compliment?

—Oui, mets ton noël sur le gril, et tu verras ce qu'il vaudra.

—Je te reconnais bien là, Arthus, tu n'estimes, toi, que ce qui est rôti ou bouilli.

—Que veux-tu? ma sensibilité, à moi, réside dans les houppes de mon palais, et j'aime autant qu'elle soit là qu'ailleurs. Un appareil digestif organisé solidement vaut-il moins, pour être heureux, qu'un cerveau largement développé? Voilà la question.

—Si nous nous en rapportions à un canard ou à un pourceau, je ne doute pas qu'ils ne la décidassent en ta faveur; mais je prends Benjamin pour arbitre.

—Ton noël me convient beaucoup, dit mon oncle.

À genoux, chrétiens, à genoux!

C'est superbe. Quel chrétien pourrait refuser de s'agenouiller quand tu lui en fais deux fois l'invitation dans un vers de huit syllabes; mais je suis de l'avis d'Arthus, j'aime encore mieux une côtelette en papillotte.

—Une plaisanterie n'est pas une réponse, dit Millot.

—Eh bien! crois-tu qu'il y ait une douleur morale qui fasse autant souffrir qu'une rage de dents et qu'un mal d'oreilles? Si le corps souffre plus vivement que l'âme, il doit également jouir avec plus d'énergie; cela est logique, la douleur et le plaisir résultent de la même faculté.

—Le fait est, dit M. Minxit, que si j'avais le choix entre l'estomac de M. Arthus et le cerveau maladif et suroxygéné de J.-J. Rousseau, j'opterais pour l'estomac de M. Arthus. La sensibilité est le don de souffrir; être sensible, c'est marcher pieds nus sur les cailloux tranchants de la vie, c'est passer à travers la foule qui vous heurte et vous coudoie, une plaie vive au côté. Ce qui fait le malheur des hommes, ce sont les désirs non satisfaits. Or, toute âme qui sent trop, c'est un ballon qui voudrait monter au ciel et qui ne peut dépasser les limites de l'atmosphère. Donnez à un homme une bonne santé, un bon appétit, et plongez son âme dans une somnolence perpétuelle, il sera le plus heureux de tous les êtres. Développer son intelligence, c'est semer des épines dans sa vie. Le paysan qui joue aux quittes est plus heureux que l'homme d'esprit qui lit un beau livre.

Tous les convives se turent à ce propos.

—Parlanta, dit M. Minxit, où en est mon affaira avec Malthus?

—Nous avons obtenu une contrainte par corps, répondit l'huissier.

—Eh bien! tu jetteras au feu toute cette procédure, et Benjamin te remboursera les frais. Et toi, Rapin, où en est mon procès avec le clergé relativement à ma musique?

—L'affaire est remise à huitaine, dit Rapin.

—Alors ils me condamneront par défaut, répondit M. Minxit.

—Mais, dit Rapin, il y aura peut-être une forte amende: le sacristain a déposé que le sergent avait insulté le vicaire lorsqu'il l'avait sommé d'évacuer la place de l'Église avec sa musique.

—Cela n'est pas vrai, dit le sergent, j'ai seulement ordonné de jouer l'air: Où allez-vous, monsieur l'abbé?

—En ce cas, dit M. Minxit, Benjamin bâtonnera le sacristain à la première occasion; je veux que ce drôle ait de moi un souvenir.

On était arrivé au dessert. M. Minxit fit faire un punch et mit dans son verre quelques gouttes de la liqueur enflammée.

—Cela vous fera du mal, M. Minxit, lui dit Machecourt.

—Et quelle chose peut maintenant me faire du mal, mon bon Machecourt? Il faut bien que je fasse mes adieux à tout ce qui m'a été cher dans la vie.

Cependant, ses forces diminuaient rapidement, et il ne pouvait plus s'exprimer qu'à voix basse.

—Vous savez, Messieurs, dit-il, que c'est à mon enterrement que je vous ai conviés; je vous ai fait préparer à tous des lits, afin que vous vous trouviez tout prêts demain matin à me conduire à ma dernière demeure. Je ne veux point que ma mort soit pleurée. Au lieu de crêpes, vous porterez une rose à votre habit, et après l'avoir trempée dans un verre de Champagne, vous l'effeuillerez sur ma tombe: c'est la guérison d'un malade, c'est la délivrance d'un captif que vous célébrez. Et, à propos, ajouta-t-il, qui de vous se charge de mon oraison funèbre?

—Ce sera Page, dirent quelques-uns.

—Non, répondit M. Minxit, Page est avocat, et il faut dire la vérité sur les tombes. Je préférerais que ce fût Benjamin.

—Moi? dit Benjamin, vous savez bien que je ne suis pas orateur.

—Tu l'es assez pour moi, répondit M. Minxit. Voyons, parle-moi comme si j'étais couché dans mon cercueil, je serai bien aise d'entendre vivant ce que dira de moi la postérité.

—Ma foi! dit Benjamin, je ne sais trop ce que je vais dire.

—Ce que tu voudras, mais dépêche-toi, car je sens que je m'en vais.

—Eh bien! dit mon oncle: «Celui que nous déposons sous ce feuillage laisse après lui d'unanimes regrets.»

—Unanimes regrets ne vaut rien, dit M. Minxit, nul homme ne laisse après lui d'unanimes regrets. C'est un mensonge qu'on ne peut débiter que dans une chaire.

—Aimez-vous mieux «des amis qui le pleureront longtemps?»

—C'est moins ambitieux, mais ce n'est pas plus exact. Pour un ami qui nous aime loyalement et sans arrière-pensée, nous avons vingt ennemis cachés dans l'ombre, qui attendent en silence, comme un chasseur en embuscade, l'occasion de nous faire du mal; je suis sûr qu'il y a dans ce village bien des gens qui se trouveront heureux de ma mort.

—Eh bien! «laisse après lui des amis inconsolables,» dit mon oncle.

—Inconsolables est encore un mensonge, répondit M. Minxit. Nous ne savons, nous autres médecins, quelle partie de notre organisation affecte la douleur, ni comment elle nous fait souffrir; mais c'est une maladie qui se guérit sans traitement, et bien vite. La plupart des douleurs ne sont au coeur de l'homme que de légers esquarres qui tombent presque aussitôt qu'ils sont formés. Il n'y a d'inconsolables que les pères et les mères qui ont des enfants dans le cercueil.

—«Qui garderont longtemps son souvenir;» cela vous conviendrait-il mieux?

—À la bonne heure! dit M. Minxit; et pour que ce souvenir reste plus longtemps dans votre mémoire, je fonde, à perpétuité un dîner qui aura lieu le jour de l'anniversaire de ma mort, et où vous viendrez tous assister tant que vous serez dans le pays; Benjamin est chargé de l'exécution de ma volonté.

—Cela vaut mieux qu'un service, fit mon oncle; et il continua en ces termes: «Je ne vous parlerai point de ses vertus…»

—Mets qualités, dit M. Minxit: cela sent moins l'amplification.

—«Ni de ses talents: vous avez tous été à même de les apprécier.»

—Surtout Arthus, à qui j'ai gagné, l'an passé; quarante-cinq bouteilles de bière au billard.

—«Je ne vous dirai pas qu'il fut bon père: vous savez tous qu'il est mort pour avoir trop aimé sa fille.»

—Hélas! plût au ciel que cela fût vrai! répondit M. Minxit; mais une vérité déplorable que je ne puis dissimuler, c'est que ma fille est morte parce que je ne l'ai pas assez aimée. J'ai agi envers elle comme un exécrable égoïste: elle aimait un noble, et je n'ai pas voulu qu'elle l'épousât parce que je détestais les nobles; elle n'aimait pas Benjamin, et j'ai voulu qu'il devînt mon gendre parce que je l'aimais. Mais j'espère que Dieu me pardonnera. Ce n'est pas nous qui avons fait nos passions, et nos passions dominent toujours notre raison. Il faut que nous obéissions aux instincts qu'il nous a donnés, comme le canard obéit à l'instinct impérieux qui l'entraîne vers la rivière.

—«Il fut bon fils,» poursuivit mon oncle.

—Qu'en sais-tu? répondit M. Minxit. Voilà pourtant comment se font les épitaphes et les oraisons funèbres! Ces allées de tombes et de cyprès qui s'étalent dans nos cimetières, ce ne sont que des pages pleines de mensonges et de faussetés comme celles d'une gazette. Le fait est que je n'ai jamais connu ni mon père ni ma mère, et il ne m'est pas bien démontré que je sois né de l'union d'un homme et d'une femme; mais je ne me suis jamais plaint de l'abandon où l'on m'avait laissé; cela ne m'a pas empêché de faire mon chemin; et si j'avais eu une famille, je ne serais peut-être pas allé si loin: une famille vous gêne, vous contrecarre de mille façons; il faut que vous obéissiez à ses idées et non aux vôtres; vous n'êtes pas libre de suivre votre vocation, et dans la voie où elle vous jette, souvent, dès le premier pas, vous vous trouvez embourbé.

—«Il fut bon époux,» dit mon oncle.

—Ma foi, je n'en sais trop rien, dit M. Minxit; j'ai épousé ma femme sans l'aimer, et je ne l'ai jamais beaucoup aimée; mais elle a fait avec moi toutes ses volontés: quand elle voulait une robe, elle s'en achetait une; quand un domestique lui déplaisait, elle le renvoyait. Si à ce compte on est bon époux, tant mieux; mais je saurai bientôt ce que Dieu en pense.

—«Il a été bon citoyen, fit mon oncle: vous avez été témoins du zèle avec lequel il a travaillé à répandre parmi le peuple des idées de réforme et de liberté.»

—Tu peux dire cela maintenant sans me compromettre.

—«Je ne vous dirai pas qu'il fut bon ami…»

—Mais alors, que diras-tu donc? fit M. Minxit.

—Un peu de patience, dit Benjamin. «Il a su, par son intelligence, s'attacher les faveurs de la fortune.»

—Pas précisément par mon intelligence, dit M. Minxit, quoique la mienne valût bien celle d'un autre; j'ai profité de la crédulité des hommes: il faut avoir de l'audace plutôt que de l'intelligence pour cela.

—«Et ses richesses ont toujours été au service des malheureux.»

M. Minxit fit un signe d'assentiment.

—«Il vécut en philosophe, jouissant de la vie et en faisant jouir ceux qui l'entouraient, et il est mort de même, entouré de ses amis, à la suite d'un grand festin. Passants, jetez une fleur sur sa tombe!»

—C'est à peu près cela, dit M. Minxit. Maintenant, messieurs, buvons le coup de l'étrier, et souhaitez-moi un bon voyage.

Il ordonna au sergent de l'emporter dans son lit. Mon oncle voulut le suivre, mais il s'y opposa et exigea qu'on restât à table jusqu'au lendemain. Une heure après il fit appeler Benjamin. Celui-ci accourut à son chevet; M. Minxit n'eut que le temps de lui prendre la main et il expira.

Le lendemain matin, le cercueil de M. Minxit, entouré de ses amis et suivi d'un long cortège de paysans, allait sortir de la maison. Le curé se présenta à la porte et ordonna aux porteurs de conduire le corps au cimetière.

—Mais, dit mon oncle, ce n'est pas au cimetière que M. Minxit a l'intention d'aller; il va dans sa prairie, et personne n'a le droit de l'en empêcher.

Le prêtre objecta que la dépouille d'un chrétien ne pouvait reposer que dans une terre bénite.

—Est-ce que la terre où nous portons M. Minxit est moins bénite que la vôtre? est-ce qu'il n'y vient point de l'herbe et des fleurs comme dans le cimetière de la paroisse?

—Voulez-vous donc, dit le curé, que votre ami soit damné?

—Permettez, dit mon oncle: M. Minxit est depuis hier devant Dieu, et, à moins que la cause n'ait été remise à huitaine, il est maintenant jugé. Au cas où il serait damné, ce ne serait pas votre cérémonie funèbre qui ferait révoquer son arrêt; et au cas où il serait sauvé, à quoi servirait cette cérémonie?

M. le curé s'écria que Benjamin était un impie et ordonna aux paysans de se retirer. Tous obéirent, et les porteurs eux-mêmes étaient disposés à en faire autant; mais mon oncle tira son épée et dit:

—Les porteurs ont été payés pour porter le corps à son dernier gîte, et il faut qu'ils gagnent leur argent. S'ils s'acquittent bien de leur besogne, ils auront chacun un petit écu; si, au contraire, l'un d'eux refusait d'aller, je le battrai du plat de mon épée tant qu'il ne sera pas sur le carreau.

Les porteurs, plus effrayés encore des menaces de Benjamin que de celles du curé, se résignèrent à marcher, et M. Minxit fut déposé dans sa fosse avec toutes les formalités qu'il avait indiquées à Benjamin.

À son retour du convoi, mon oncle avait une dizaine de mille francs de revenu. Peut-être verrons-nous plus tard quel usage il fit de sa fortune.

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