Monsieur de Camors — Complet
The Project Gutenberg eBook of Monsieur de Camors — Complet
Title: Monsieur de Camors — Complet
Author: Octave Feuillet
Release date: March 29, 2010 [eBook #31817]
Language: French
Credits: Produced by Keith J Adams, Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
OCTAVE FEUILLET
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
MONSIEUR DE CAMORS
Des confidences particulièrement dignes de foi nous ont guidé dans le cours de ce récit. La partie du public dont l'intérêt passionné s'attachait naguère au mystère dramatique d'une brillante existence parisienne peut donc lire ces pages avec confiance: elle y trouvera la vérité même sur le caractère et la destinée d'un homme qui nous paraît être une des physionomies les plus expressives de son temps et de son pays, le comte Louis Lange d'Ardennes de Camors.
Dire d'un scélérat qu'il était né scélérat, d'une femme légère qu'elle était née courtisane, c'est une vaine et triste parole qu'on entend chaque jour et qu'on lit partout. Cette banalité a l'inconvénient de renverser en passant quelques notions de morale encore accréditées dans la foule. Si l'homme n'est responsable de ses actes que devant la gendarmerie, à la bonne heure; mais, tant que l'humanité ne se sera pas rendue tout entière à cette croyance aussi élevée que salutaire, il faut tâcher de se persuader et de persuader aux autres qu'il n'y a point de fatalités de naissance. Cela est tout au moins encourageant pour les pères qui se donnent la peine d'élever leurs enfants, et pour les gens de bien qui se dévouent à l'éducation populaire. Nous croyons, quant à nous, que le héros de ce livre était né pour être un honnête homme, ou le contraire, ou quelque chose entre les deux, suivant la direction que ses précepteurs naturels devaient imprimer à ses penchants et à ses facultés, suivant le milieu moral dont il subirait l'influence, et enfin suivant l'usage qu'il ferait lui-même sur lui-même de sa volonté intelligente et libre.
PREMIÈRE PARTIE
I
Un soir du mois de mai, vers onze heures, un homme d'une cinquantaine d'années, fort bien fait et de haute mine, descendait d'un coupé dans la cour d'un petit hôtel de la rue Barbet-de-Jouy. Il monta d'un pas de maître les marches du perron. Deux ou trois domestiques l'attendaient dans le vestibule. L'un d'eux le suivit dans un vaste cabinet de travail situé au premier étage, et qui communiquait avec une chambre à coucher par une arcade drapée. Le valet raviva les feux des lampes qui éclairaient ces deux pièces, et il allait se retirer quand son maître lui dit:
—Mon fils n'est pas rentré?
—Non, monsieur le comte… Monsieur le comte n'est pas souffrant?
—Souffrant? pourquoi?
—Monsieur le comte est pâle.
—J'ai eu un peu froid ce soir au bord du lac.
—Monsieur le comte ne désire rien?
—Rien.
Le domestique sortit.
Resté seul, le comte s'approcha d'un meuble curieusement travaillé à la mode italienne, et y prit une boîte longue et plate en bois d'ébène. Elle contenait deux pistolets, qu'il s'occupa de charger avec soin. Il y ajusta ensuite des capsules, qu'il écrasa légèrement avec le pouce sur la cheminée de l'arme. Cela fait, il consulta sa montre, alluma un cigare, et, pendant une demi-heure, le bruit régulier de ses pas résonna sourdement sur le tapis de la galerie. Son cigare fini, il s'arrêta, parut réfléchir, et entra dans la chambre voisine, emportant ses armes. Cette pièce, comme la précédente, était meublée avec une élégance sévère et ornée avec goût: quelques tableaux, tous de maîtres, des marbres, des bronzes, des ivoires. Le comte jeta un regard d'intérêt singulier sur l'intérieur de cette chambre, qui était la sienne, sur les objets familiers, sur les tentures sombres, sur le lit préparé pour le sommeil; puis, se dirigeant vers une table qui était placée dans l'embrasure d'une fenêtre, il y posa les pistolets, s'assit, médita quelques minutes la tête dans ses mains, et se mit à écrire ce qui suit:
À MON FILS
«Mon fils, la vie m'ennuie; je la quitte. La vraie supériorité de l'homme sur les créatures inertes ou passives qui l'entourent, c'est de pouvoir s'affranchir à son gré des servitudes fatales qu'on nomme les lois de la nature. L'homme peut, s'il veut, ne pas vieillir: le lion ne le peut pas. Méditez sur ce texte, toute force humaine est là.
»La science le dit et le prouve. L'homme intelligent et libre est sur cette planète un animal imprévu. Produit d'une série de combinaisons et de transformations inattendues, il éclate au milieu de la soumission des choses comme une dissonance et une révolte. La nature l'a engendré sans l'avoir conçu. C'est une dinde qui a couvé sans le savoir un oeuf d'aigle; effrayée du monstre, elle a prétendu l'enchaîner: elle l'a surchargé d'instincts dont il a fait des devoirs, de règlements de police dont il a fait des religions. Chacune de ces entraves brisées, chacune de ces servitudes vaincues marque un pas dans l'émancipation virile de l'humanité.
»C'est vous dire que je meurs dans la foi de mon siècle. Je crois à la matière incréée, féconde, toute-puissante, éternelle. C'est la Nature des anciens. Il y a eu dans tous les temps les sages qui ont entrevu la vérité. Mûre aujourd'hui, elle tombe dans le domaine commun: elle appartient à tous ceux qui sont de taille à la porter, car cette religion dernière de l'humanité est le pain des forts. Elle a sa tristesse, elle isole l'homme; mais elle a sa grandeur, car elle le fait libre, elle le fait dieu. Elle ne lui laisse de devoirs qu'envers lui-même; elle ouvre un champ superbe aux gens de tête et de courage.
»La foule reste encore et restera toujours plus ou moins courbée sous le joug de ses religions mortes, sous la tyrannie des instincts. On verra toujours plus ou moins ce que vous voyez en ce moment à Paris: une société dont le cerveau est athée et le coeur dévot. Au fond, elle ne croit pas plus au Christ qu'à Jupiter, mais elle continue machinalement de bâtir des églises. Elle n'est même plus déiste: elle supprime radicalement au fond de sa pensée la vieille chimère du Dieu personnel et moral, témoin, sanction et juge; mais elle ne dit pas un mot, elle n'écrit pas une ligne, elle ne fait pas un geste dans sa vie publique ou privée, qui ne soit l'affirmation de cette chimère. Cela est utile peut-être, mais cela est méprisable. Sortez de ce troupeau, recueillez-vous, et écrivez votre catéchisme vous-même sur une page blanche.
»Quant à moi, j'ai manqué ma vie pour être né quelques années trop tôt. La terre et le ciel étaient alors encombrés de ruines. On n'y voyait pas. La science, d'ailleurs, était relativement en enfance. De plus, j'avais contre les doctrines du monde nouveau les préventions et les répugnances naturelles à mon nom. Je ne comprenais pas qu'il y a quelque chose de mieux à faire que de bouder puérilement contre son vainqueur: c'est de reconnaître que ses armes sont bonnes, de les lui prendre et de l'en écraser. Bref, faute d'un principe d'action, j'ai flotté au hasard: ma vie n'a pas eu de plan. Je n'ai été qu'un homme de plaisir, c'est trop peu. Vous serez plus complet, si vous voulez m'en croire.
»Que peut être un homme de ce temps qui a le bon sens et l'énergie de conformer sa vie à sa foi? Je pose la question, c'est à vous de la résoudre; je ne puis que vous livrer à la hâte quelques idées que je crois justes et que vous creuserez à loisir. Le matérialisme n'est une doctrine d'abrutissement que pour les sots ou pour les faibles: assurément je ne lis dans son code aucun des préceptes de la morale vulgaire, de ce que nos pères appelaient la vertu; mais j'y lis un grand mot qui peut suppléer à bien d'autres, l'honneur, c'est-à-dire l'estime de soi. Il est clair qu'un matérialiste ne peut être un saint; mais il peut être un gentilhomme, c'est quelque chose. Vous avez d'heureux dons, mon fils; je ne vous connais qu'un devoir au monde, c'est de les développer largement et d'en jouir avec plénitude. Usez sans scrupule des femmes pour le plaisir, des hommes pour la puissance, mais ne faites rien de bas.
»Pour que l'ennui ne vous chasse pas comme moi prématurément de ce monde dès que la saison du plaisir sera close, ménagez à votre âge mûr les émotions de l'ambition et de la vie publique. Ne vous engagez pas avec le gouvernement régnant: il vous est réservé d'en entendre faire l'éloge par ceux qui l'auront renversé. C'est la mode française. Chaque génération veut sa proie. Vous sentirez bientôt la poussée de la génération nouvelle. Préparez-vous de loin à en prendre la tête.
»En politique, mon fils, vous n'ignorez pas que chacun a les principes de son tempérament. Les bilieux sont démagogues, les sanguins sont démocrates, et les nerveux sont aristocrates. Vous êtes à la fois sanguin et nerveux. C'est une belle constitution. Elle vous permet de choisir. Vous pouvez, par exemple, être aristocrate pour votre compte personnel et démocrate pour le compte d'autrui. Vous ne serez pas le seul.
»Rendez-vous maître de toutes les questions qui peuvent passionner vos contemporains; mais ne vous passionnez vous-même pour aucune. En réalité, tous les principes sont indifférents; ils sont tous vrais ou faux, suivant l'heure. Les idées sont des instruments dont vous devez apprendre à jouer opportunément pour dominer les hommes. Dans cette voie encore, vous aurez des camarades.
»Sachez, mon fils, qu'arrivé à mon âge et lassé de tout, vous aurez besoin de sensations fortes. Les jeux sanglants des révolutions vous seront alors comme une amourette à vingt ans.
»Mon fils, je me fatigue. Je vais me résumer.—Être aimé des femmes, être craint des hommes, être impassible comme un dieu devant les larmes des unes et le sang des autres, finir dans une tempête, voilà la destinée que j'ai manquée et que je vous lègue: vous êtes fort capable avec vos grandes facultés de l'accomplir intégralement, si vous vous défaites de je ne sais quelle faiblesse de coeur que j'ai remarquée en vous, et qui vous vient sans doute du lait maternel.—Tant que l'homme naîtra de la femme, il y aura en lui quelque chose de défectueux.
»Je vous le répète en terminant: appliquez-vous à secouer toutes les servitudes naturelles, instincts, affections, sympathies; autant d'entraves à votre liberté et à votre force.
»Ne vous mariez pas, si quelque intérêt supérieur ne vous y pousse.
»Si vous vous mariez, n'ayez point d'enfants.
»N'ayez point d'amis; César, devenu vieux, eut un ami, qui fut Brutus…
»Le mépris des hommes est le commencement de la sagesse.
»Modifiez votre escrime, votre jeu est trop large.
»Ne vous fâchez point.—Riez peu.—Ne pleurez jamais.—Adieu.
»CAMORS.»
Les faibles lueurs de l'aube passaient à travers les lames des persiennes. Un oiseau matinal commençait à chanter sur un marronnier voisin de la fenêtre. M. de Camors dressa la tête et prêta une oreille distraite à ce bruit qui l'étonnait. Voyant que le jour naissait, il plia avec une sorte de hâte les pages qu'il venait d'écrire, apposa son cachet sur l'enveloppe, y mit la suscription: Pour le comte Louis de Camors,—et se leva.
Grand amateur d'oeuvres d'art, M. de Camors conservait religieusement un magnifique ivoire du XVIe siècle, qui avait appartenu à sa femme: c'était un christ dont la blancheur mate se détachait sur un large médaillon de velours. Son oeil rencontra la pâle et triste effigie: il l'y laissa attaché un moment avec une persistance étrange; puis, souriant amèrement, il saisit un des pistolets d'une main ferme et l'approcha de sa tempe: un coup de feu retentit; la chute d'un corps pesant ébranla le parquet; des fragments de cervelle s'agitèrent sur le tapis.—M. de Camors était entré dans l'éternité, son testament à la main.
À qui s'adressait ce document? Sur quel terrain allait tomber cette semence?
Louis de Camors avait à cette époque vingt-sept ans. Sa mère était morte jeune. Il ne paraissait pas qu'elle eût été particulièrement heureuse avec son mari. Son fils s'en souvenait à peine, comme d'une jeune femme jolie et pâle qui chantait à demi-voix pour l'endormir, et qui pleurait souvent. Il avait été élevé principalement par une maîtresse de son père. Elle se nommait la vicomtesse d'Oilly; c'était une veuve, assez bonne femme. Sa sensibilité naturelle et la douce facilité de moeurs qui règne à Paris lui avaient permis de s'occuper à la fois du bonheur du père et de l'éducation du fils. Quand le père lui échappa, ce qui ne tarda guère, il lui laissa l'enfant pour la calmer un peu par ce signe de confiance et d'amitié. On le lui menait trois fois la semaine. Elle l'habillait, le peignait, le choyait et le conduisait avec elle à la messe. Elle le faisait jouer aussi avec un Espagnol de bonne mine, qui, depuis quelque temps, lui servait de secrétaire. Elle ne négligeait pas à l'occasion de placer quelque précepte de saine morale. Ainsi, l'enfant l'ayant vue un soir, non sans surprise, déposer un baiser sur le front de son secrétaire, et lui ayant dit avec la rude franchise de son âge:
—Pourquoi embrasses-tu monsieur, qui n'est pas ton mari?
—Mon ami, répondit la vicomtesse, parce que le bon Dieu nous commande d'être charitables et affectueux pour les pauvres, les infirmes et les exilés. Or, M. Perez est exilé.
Louis de Camors eût mérité de meilleurs soins; c'était un enfant généreux. Ses camarades du collège Louis-le-Grand se souviennent de sa chaleur d'âme et de sa grâce naturelle, qui lui faisaient pardonner ses aptitudes et ses succès pendant la semaine, ses bottes vernies et ses gants lilas le dimanche. Vers la fin de ses études, il s'était lié particulièrement avec un pauvre bouclier nommé Lescande, qui excellait aux mathématiques, mais qui était d'ailleurs fort mal bâti, gauche, d'une timidité sauvage, et ridiculement tendre sous son épaisse enveloppe. On l'appelait familièrement Tête-de-Loup par allusion à sa chevelure touffue et rebelle. L'élégant Camors fit taire les railleurs en couvrant ce brave garçon de son amitié. Lescande lui en sut un gré infini, et l'adora. Il ouvrit pour son ami la triple serrure de son excellent coeur, et en laissa sortir un secret important. Il aimait. Il aimait une fillette blonde qui était sa cousine et qui était pauvre comme lui. C'était même une circonstance providentielle qu'elle fût pauvre: autrement, il n'aurait jamais osé élever sa pensée jusqu'à elle. Un triste événement les avait rapprochés: elle avait perdu son père, chef de division dans un ministère, et elle restait avec sa mère dans une situation étroite. Lescande, à sa dernière sortie, l'avait surprise avec des manchettes sales. Il avait, à cette occasion, reçu d'elle le billet suivant:
«Cher cousin, pardonne-moi mes manchettes pas trop blanches. Je te dirai que nous ne pouvons plus changer de manchettes que trois fois par semaine, maman et moi. Pour maman, on ne s'en aperçoit pas parce qu'elle est propre comme un oiseau; moi aussi: mais, quand j'étudie mon piano, mes manchettes frottent. Après cette explication, mon bon Théodore, j'espère que tu m'aimeras tout de même.
»JULIETTE.»
Lescande en avait pleuré. Heureusement, il avait son dessein: il serait architecte. Juliette lui avait promis de l'attendre; dans une dizaine d'années, il serait mort à la peine, ou il habiterait délicieusement avec sa cousine une maisonnette dont il montra le plan et même plusieurs plans à Camors.
—Voilà la seule ambition que j'aie et que je puisse avoir, ajoutait
Lescande. Toi, c'est différent; tu es né pour de grandes choses.
—Écoute, mon vieux Lescande, répondait Camors, qui achevait alors triomphalement sa rhétorique, je ne sais si ma destinée sera vulgaire; mais je suis certain que mon âme ne l'est pas. J'y sens des ardeurs, des élans qui me donnent tantôt des joies, tantôt des souffrances inexprimables. Je voudrais découvrir un monde, sauver une nation, aimer une reine! Je ne conçois que des ambitions ou des amours illustres… Les amours, au surplus, je n'y songe guère. Il faut à mon activité un ressort plus noble. Je prétends me dévouer à une des grandes causes sociales, politiques ou religieuses qui agitent le monde à cette heure du siècle. Quelle sera cette cause? Je ne le sais pas encore. Je n'ai pas encore d'opinion bien arrêtée; mais, dès que je serai sorti du collège, je chercherai la vérité, et je la découvrirai aisément. Je lirai tous les journaux. Paris est, d'ailleurs, un foyer intellectuel tellement lumineux, qu'il doit suffire d'ouvrir les yeux avec bonne foi et avec indépendance pour trouver le vrai chemin. Je suis dans d'excellentes conditions pour cela. Quoique bon gentilhomme, je n'ai point de préjugés. Mon père me laisse libre; il est lui-même très éclairé et très libéral. J'ai un oncle républicain, j'ai une tante légitimiste, qui de plus est une sainte; j'ai un oncle conservateur! Je ne m'en vante pas, de celui-là; mais c'est pour te dire qu'ayant un pied dans tous les partis, je suis tout porté pour les comparer entre eux et pour bien choisir. Une fois maître de la sainte vérité, mon vieux Lescande, tu peux compter que je la servirai de ma plume, de ma parole et de mon épée jusqu'à la mort.
De tels discours, prononcés avec une émotion sincère et accompagnés de serrements de main chaleureux, tiraient des larmes au vieux Lescande dit Tête-de-Loup.
Huit ou neuf ans plus tard, Louis de Camors sortait à cheval un matin du petit hôtel qu'il occupait alors avec son père. Rien n'est gai comme Paris le matin. Le matin est partout l'âge d'or de la journée. Le monde, à cette heure charmante, semble peuplé de braves gens qui s'aiment entre eux. Paris, qui ne se pique pas de candeur, prend lui-même sous cette influence heureuse un air d'innocente allégresse et d'aimable cordialité. Les petits voiturins à sonnettes se croisent rapidement dans les rues et font penser aux campagnes couvertes de rosée. Les cris rythmés du vieux Paris jettent leurs notes aiguës à travers le bourdonnement profond de la grande cité qui s'éveille. On voit les concierges goguenards balayer les trottoirs blancs; les marchands à demi vêtus enlèvent avec fracas les volets des boutiques; des groupes de palefreniers en toque écossaise fument et fraternisent sur le seuil des hôtels; on entend les questions de bon voisinage, les menus propos du réveil, les pronostics du temps, s'échanger d'une porte à l'autre avec sympathie. Les jeunes modistes attardées descendent vers la ville d'un pied léger, font çà et là un brusque temps d'arrêt devant un magasin qui s'ouvre, et reprennent leur vol comme des mouches qui viennent de sentir une fleur. Les morts eux-mêmes, dans ce gai Paris matinal, paraissent s'en aller gaiement au cimetière avec leurs cochers gaillards qui se sourient l'un à l'autre en passant.
Souverainement étranger à ces impressions agréables, Louis de Camors, un peu pâle, l'oeil à demi clos, un cigare entre les dents, s'avançait dans la rue de Bourgogne au petit pas de son cheval. Il prit le galop de chasse dans les Champs-Élysées, gagna le bois de Boulogne et le parcourut à l'aventure; le hasard l'en fit sortir par l'avenue Maillot, qui n'était pas encore aussi peuplée qu'on la voit aujourd'hui. Déjà cependant quelques jolies habitations, précédées de pelouses verdoyantes, s'y élevaient dans des buissons de lilas et de clématite. Devant la grille ouverte d'une de ces maisonnettes, un monsieur jouait au cerceau avec un tout jeune enfant à tête blonde. L'âge de ce monsieur était incertain; on pouvait lui donner de vingt-cinq à quarante ans. Une cravate blanche l'ornait dès l'aurore; des favoris épais et courts, taillés comme les buis de Versailles, dessinaient sur ses joues deux triangles isocèles. Camors, s'il aperçut ce personnage, ne parut lui accorder aucune espèce d'intérêt. C'était pourtant le vieux Lescande. Il est vrai qu'ils s'étaient perdus de vue depuis plusieurs années, comme il arrive aux plus chauds amis de collège. Lescande cependant, dont la mémoire était apparemment plus fidèle, sentit son coeur bondir à l'aspect de ce jeune cavalier majestueux qui s'approchait. Il fit un geste pour s'élancer; un sourire épanoui s'ébaucha sur sa bonne figure et se termina par une grimace vague; il était évidemment oublié ou méconnu. Camors n'était plus qu'à deux pas de lui, il allait passer, et son beau visage ne donnait pas le moindre signe d'émotion;—tout à coup, sans qu'un seul pli de sa physionomie eût remué, il arrêta son cheval, ôta son cigare de sa bouche, et dit d'une voix tranquille:
—Tiens! tu n'as plus ta tête de loup?
—Tu me reconnais! s'écria Lescande.
—Parbleu! pourquoi donc pas?
—Je croyais… je craignais… à cause de mes favoris…
—Tes favoris ne te changent pas… ils conviennent à ton genre de beauté… Qu'est-ce que tu fais là?
—Là? Mais je suis chez moi, mon ami… Entre donc deux minutes, je t'en prie.
—Pourquoi pas? dit Camors avec le même accent d'indifférence suprême.
Il donna son cheval au domestique qui le suivait et franchit la grille du jardin, soutenu, poussé, caressé par la main tremblante de Lescande.
Le jardin était de dimension médiocre, mais fort soigné et plein d'arbustes rares à larges feuilles. Dans le fond, une petite villa dont le goût italien présentait sa gracieuse façade.
—Tiens, c'est gentil, ça! dit Camors.
—Tu reconnais mon plan numéro trois, n'est-ce pas?
—Numéro trois… parfaitement… Et ta cousine est-elle dedans?
—Elle est là, mon ami, dit Lescande à demi-voix en indiquant de la main une grande fenêtre à balcon qui surmontait le perron de la villa, et dont les persiennes étaient closes. Elle est là, et voici notre fils.
Camors laissa flotter sa main sur les cheveux de l'enfant.
—Diable! tu n'as pas perdu de temps… Ainsi tu es heureux, mon brave?
—Tellement heureux, mon ami, que j'en suis inquiet… Le bon Dieu est trop bon pour moi, ma parole… Je me suis donné de la peine, c'est vrai… Figure-toi que je suis allé passer deux ans en Espagne, dans les montagnes, dans un pays infernal… J'ai bâti là un palais de fée pour le marquis de Buena-Vista, un très grand seigneur… Il avait vu mon plan à l'Exposition, et s'était monté la tête là-dessus… C'est ce qui a commencé ma fortune… Du reste, ce n'est pas mon métier tout seul qui a pu m'enrichir aussi vite, tu comprends;… mais j'ai eu une série de chances incroyables… J'ai fait des affaires magnifiques sur des terrains, et très honnêtement, je te prie de croire… Je ne suis pourtant pas millionnaire… Tu sais que je n'avais rien, et ma femme pas davantage… Enfin, ma maison construite, il me reste une dizaine de mille francs de rente… Ce n'est guère pour nous entretenir sur ce pied-là; mais je travaille… et j'ai si bon courage, mon cher! ma pauvre Juliette est si aise dans ce paradis!…
—Elle n'a plus de manchettes sales? dit Camors.
—Je t'en réponds! Elle aurait même une légère tendance au luxe, comme toutes les femmes, tu sais… Mais ça me fait plaisir que tu te rappelles nos bêtises du collège… Du reste, moi, à travers toutes mes péripéties, je ne t'ai pas oublié un instant… J'avais même une envie folle de t'inviter à ma noce; mais, ma foi! je n'ai pas osé… tu es si brillant, si lancé… avec tes chevaux! Ma femme te connaît bien, va! D'abord je lui ai parlé de toi cent mille fois… et puis elle adore tes courses… elle est abonnée au Sport… Elle me dit: «C'est encore un cheval de ton ami qui a gagné…» Et nous nous réjouissons de ta gloire en famille, mon cher!
Une teinte rosée passa sur les joues de Camors.
—Vous êtes vraiment trop bons, dit-il.
Ils firent quelques pas en silence sur l'allée finement sablée qui tournait autour la pelouse.
—Et toi, cher ami, reprit Lescande j'espère que tu es heureux de ton côté?
—Moi, mon ami? dit Camors. Étonnamment!… Mon bonheur est simple, mais sans nuages. Je me lève généralement le matin, je vais au Bois, puis au cercle, et puis au Bois, et je retourne au cercle… S'il y a le soir une première représentation quelque part, j'y vole… Ainsi, hier soir, on donnait une pièce nouvelle qui est vraiment ravissante… Il y a dedans une chanson qui commence par
Il était un pivert,
Un p'tit pivert,
Un jeune pivert…
Au refrain, on imite le cri du pivert… Eh bien, c'est charmant… Tout
Paris va chanter ça pendant un an avec délices… Je ferai comme tout
Paris, et je serai heureux…
—Mon Dieu! mon ami, dit gaiement Lescande, si ça suffit à ton bonheur…
—Ça et les principes de 89, dit Camors en allumant un nouveau cigare aux cendres du premier.
Leur dialogue fut interrompu par une fraîche voix de femme qui se fit entendre derrière la persienne du balcon, et qui dit:
—Tu es là, Théodore?
Camors leva les yeux et vit une main fort blanche qui se repliait au dehors sur une des lames de la persienne fermée, et qui baignait dans un rayon de soleil.
—C'est ma femme, dit vivement Lescande. Cache-toi là.
Il le rejeta derrière un massif de catalpas, prit un air de joyeuse malice en se tournant vers le balcon, et répondit:
—Oui, ma chère: quoi?
—Maxime est avec toi?
—Oui, le voilà.
—Bonjour, mère, cria l'enfant.
—Fait-il beau ce matin? reprit la voix.
—Très beau… tu vas bien?
—Je ne sais pas… J'ai trop dormi, je crois.
Elle ouvrit la persienne, en poussa les volets, et, voilant d'une main ses yeux éblouis par le jour, elle parut sur le balcon. C'était une femme dans la fleur de la jeunesse, élancée, souple, gracieuse, et qui paraissait plus grande qu'elle n'était dans l'ampleur flottante de sa robe de chambre bleue. Des bandelettes de la même nuance s'entrelaçaient à la grecque dans ses cheveux châtains, que la nature, l'art et la nuit avaient chiffonnés, crêpés et bouclés à l'envi sur sa tête mignonne. Elle s'accouda sur le balcon, bâilla en montrant toutes ses dents, et, regardant son mari:
—Pourquoi as-tu l'air bête? lui dit-elle.
Tout à coup elle aperçut Camors, que l'intérêt du moment avait à demi tiré de son abri: elle eut un petit cri farouche, rassembla ses jupes à la diable et se sauva dans la chambre.
Louis de Camors, depuis le collège jusqu'à cette heure, ne s'était pas fait une grande idée de la Juliette qui avait le vieux Lescande pour Roméo. Il éprouva donc une surprise agréable en reconnaissant que son ami était plus heureux à cet égard qu'il ne l'avait présumé.
—Je vais être grondé, mon ami, dit Lescande en riant de tout son coeur, et toi aussi… car tu restes à déjeuner avec nous, n'est-ce pas?
Camors parut hésiter, puis brusquement:
—Non… non… impossible, mon ami… J'oubliais… je suis attendu.
Il voulut partir, mais Lescande le retint jusqu'à ce qu'il en eût eu obtenu la promesse de venir dîner le mardi suivant en famille, c'est-à-dire avec lui, sa femme et sa belle-mère, madame Mursois.
Cette invitation laissa un nuage sur l'esprit de Camors jusqu'au jour fixé. Outre qu'il n'aimait pas les dîners de famille, il se souvenait plus qu'il n'eût voulu de la scène du balcon. La bonhomie indiscrète de Lescande l'irritait et le touchait à la fois. Il se sentait appelé à jouer un sot rôle près de cette jolie femme, qu'il pressentait coquette, et que ses souvenirs d'enfance et d'honneur lui rendaient sacrée. Bref, il était d'humeur assez maussade quand il descendit de son dog-cart, le mardi soir, devant la petite villa de l'avenue Maillot.
L'accueil de madame Lescande et de sa mère lui remit un peu le coeur. Elles lui parurent être ce qu'elles étaient en effet, deux honnêtes personnes pleines d'aisance et de distinction. La mère avait été belle, elle avait été veuve de bonne heure; il n'y avait pas une tache dans sa vie. Une sorte de délicatesse exquise lui tenait lieu des principes solides que le siècle ne comporte guère. De même que beaucoup de femmes du monde, elle avait le goût de la vertu, comme l'hermine a le goût de la blancheur. Le vice lui répugnait moins comme un mal que comme une souillure. Sa fille avait reçu d'elle ces instincts de chasteté élégante qui se cachent plus souvent qu'on ne le croit sous les vives apparences des mondaines.
Ces deux aimables femmes avaient cependant un travers fâcheux qui leur était commun avec beaucoup de Parisiennes de leur temps et de leur condition. Malgré beaucoup d'esprit, elles se pâmaient d'une admiration bourgeoise devant cette aristocratie plus ou moins pure qu'on voit étaler tour à tour dans l'avenue des Champs-Élysées, dans les théâtres, sur les champs de course, sur les plages célèbres, sa frivolité affairée et ses vanités rivales; malgré beaucoup d'honnêteté, elles se montraient friandes jusqu'au scandale des aventures les plus équivoques qui pouvaient éclater dans cette région d'élite. C'était leur bonheur et leur gloire de connaître par le menu les moindres détails de la haute vie parisienne, d'en suivre les fêtes, d'en parler l'argot, d'en copier les toilettes, d'en distinguer les livrées. De la sorte, si elles n'étaient pas la rose, elles vivaient près d'elle, elles s'imprégnaient de ses parfums et de ses couleurs, et une telle familiarité les rehaussait singulièrement dans leur propre estime et dans l'estime de leurs amies.
Camors, sans occuper encore dans l'olympe de la mode le rang qu'il devait tenir un jour, y pouvait déjà passer pour un demi-dieu, et, à ce titre, il inspirait à madame Lescande et à sa mère un sentiment de curiosité ardente. Son ancienne liaison avec Lescande avait, d'ailleurs, attaché sur lui leur intérêt particulier. Elles savaient le nom de ses chevaux; peut-être savaient-elles le nom de ses maîtresses. Il fallut tout leur bon goût naturel pour dissimuler à leur hôte la secrète agitation de leurs nerfs en sa sainte présence. Elles y réussirent pourtant si bien, que Camors en fut piqué. Sans être fat, il était jeune. Il était habitué à plaire. Il savait que la princesse de Clam-Goritz lui avait récemment appliqué sa profonde définition de l'homme aimable. «Il est aimable, car on se sent toujours en danger près de lui.» Il lui parut conséquemment un peu anormal que la simple belle-mère et la simple femme du simple Lescande supportassent son rayonnement avec autant de calme. Cela le fit sortir de sa réserve préméditée. Il se mit en frais de coquetterie, non pour madame Lescande, qu'il s'était juré de respecter, mais pour madame Mursois, et il déploya tout le soir autour de la mère des grâces qui charmèrent la fille. Lescande cependant, la bouche ouverte jusqu'au gosier, triomphait du succès de son camarade.
Le lendemain dans l'après-midi, Camors revint de sa promenade au Bois par l'avenue Maillot. Madame Lescande travaillait par hasard sur son balcon, et lui rendit son salut par-dessus sa tapisserie. Il remarqua qu'elle saluait bien, par un léger plongeon suivi d'un petit coup d'épaules distingué.
Quand il vint lui faire visite, deux ou trois jours après, comme c'était son devoir, il avait réfléchi; il fut résolument glacial, et ne parla à madame Lescande que des vertus de son mari. Cela fut d'un effet malheureux, car la jeune femme, qui avait réfléchi de son côté, dont l'honnêteté était éveillée, et qu'une poursuite insolente n'eût pas manqué d'effaroucher, se rassura; elle s'abandonna sans défiance au plaisir et à la fierté de voir et de faire voir dans son salon une des principales étoiles du ciel de ses rêves.
On était alors en mai, et il y avait des courses à la Marche le dimanche suivant. Camors y devait courir de sa personne. Madame Mursois et sa fille y entraînèrent Lescande. Camors combla leurs voeux en les faisant pénétrer dans l'enceinte du pesage. Il les promena en outre devant les tribunes. Madame Mursois, à laquelle il donnait le bras et qui n'avait jamais eu l'avantage d'être menée en public par un cavalier revêtu d'une casaque orange et chaussé de bottes à revers, madame Mursois nageait dans l'azur. Lescande et sa femme la suivaient en partageant son délire.
Ces agréables relations continuèrent pendant quelques semaines sans paraître changer de caractère. Un jour, Camors venait s'asseoir auprès de ces dames devant le palais de l'Exposition, et achevait de les initier aux élégances qui défilaient sous leurs yeux. Un soir, il entrait dans leur loge, daignait y séjourner pendant un acte ou deux, et rectifiait leurs notions encore incomplètes sur les moeurs du corps de ballet. Dans ces diverses rencontres, le jeune homme affectait à l'égard de madame Lescande le langage d'une bonne intimité fraternelle, peut-être parce qu'il persistait sincèrement dans ses résolutions délicates, peut-être parce qu'il n'ignorait pas que tout chemin mène à Rome, et celui-là aussi sûrement qu'un autre. Madame Lescande cependant se rassurait de plus en plus, et, voyant quelle n'avait pas à se défendre comme elle l'avait d'abord appréhendé, elle crut pouvoir se permettre une légère offensive. Aucune femme n'est flattée qu'on l'aime comme une soeur. Camors, un peu inquiet de la tournure que prenaient les choses, fit quelques efforts pour en arrêter le cours; mais les hommes exercés à l'escrime ont beau vouloir ménager leur adversaire, l'habitude est plus forte, ils ripostent malgré eux. De plus, il commençait à s'éprendre sérieusement de madame Lescande et de sa mine de jeune chatte à la fois fine et naïve, curieuse et effrayée, provocante et craintive, bref charmante.
Ce fut dans la soirée même où M. de Camors le père rentra chez lui pour se tuer que son fils, passant dans l'avenue Maillot, fut arrêté par Lescande sur le seuil de la villa.
—Mon ami, lui dit Lescande, puisque te voilà, fais-moi un grand plaisir: une dépêche me mande à Melun; je suis forcé de partir à la minute. Reste à dîner avec ces dames. Elles sont toutes tristes. Je ne sais ce qu'a ma femme: elle a pleuré toute la journée sur sa tapisserie. Ma belle-mère a la migraine. Ta présence va les remonter. Voyons, je t'en prie.
Camors opposa quelques objections, puis il se rendit. Il renvoya son cheval. Son ami le présenta aux deux femmes que l'arrivée de ce convive inattendu parut, en effet, ranimer un peu. Lescande monta ensuite en voilure et partit, après avoir reçu de sa femme une caresse plus expansive qu'à l'ordinaire.
Le dîner fut gai. Il y avait dans l'air comme une odeur de poudre et de danger dont madame Lescande et Camors ressentaient secrètement l'excitante influence. Leur animation, encore innocente, se plut à ces riantes escarmouches, à ces brillants combats de barrières qui précèdent les mêlées sinistres.
Vers neuf heures, la migraine de madame Mursois, grâce peut-être à la fumée du cigare qu'on avait permis à Camors, redoubla cruellement. Elle n'y put tenir, et annonça qu'elle était forcée de gagner sa chambre. Camors voulait se retirer; mais sa voiture n'était pas arrivée, et madame Mursois insista pour qu'il attendît.
—Ma fille, ajouta-t-elle, va vous jouer du piano jusque-là.
La jeune femme, demeurée seule avec son hôte, se mit en effet devant son piano.
—Qu'est-ce que vous voulez que je vous joue? dit-elle d'une voix remarquablement brève.
—Mon Dieu!… une valse.
La valse terminée, il y eut un silence. Pour le rompre, elle se leva, et, frottant ses mains l'une contre l'autre lentement, avec embarras:
—Il me semble qu'il y a de l'orage, dit-elle. Ne croyez-vous pas?
Elle s'approcha de la fenêtre et sortit sur le balcon, où Camors la suivit. Le ciel était pur. En face d'eux s'étendait la lisière sombre du Bois: quelques rayons de lune dormaient sur les pelouses. Leurs mains flottantes se rencontrèrent, et pendant un moment ne se quittèrent pas.
—Juliette! dit le jeune homme d'une voix émue et basse.
Elle tressaillit, repoussa la main de Camors et rentra dans le salon.
—Je vous en prie, dit-elle, allez-vous-en.
Et elle s'assit brusquement sur sa causeuse en faisant de la main un signe impérieux auquel Camors n'obéit pas.
Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d'une rapidité qui stupéfie.
Peu d'instants après, la jeune madame Lescande s'éveillait de son ivresse aussi parfaitement perdue qu'une femme peut l'être.
Ce réveil ne fut pas doux. Elle mesura du premier coup d'oeil l'abîme sans fond, sans issue, où elle était si soudainement tombée; son mari, sa mère, son enfant, tourbillonnèrent dans le chaos de son cerveau comme des spectres. Elle passa sa main sur son front deux ou trois fois en disant: «Mon Dieu!…» Puis elle se souleva, et regarda vaguement autour d'elle, comme si elle eût cherché une lueur, un espoir, un refuge. Rien. Sentant la détresse profonde de l'irréparable, sa pauvre âme se rejeta tout entière sur son amant; elle attacha sur lui ses yeux humides.
—Comme vous devez me mépriser! dit-elle.
Camors, à demi agenouillé sur le tapis, haussa doucement les épaules en signe de dénégation, et lui baisa la main avec une courtoisie distraite.
—N'est-ce pas? reprit-elle d'un accent suppliant. Dites!
Il eut un sourire étrange et cruel.
—N'insistez pas, dit-il, je vous en prie.
—Pourquoi?… C'est donc vrai alors… vous me méprisez?
Il se dressa brusquement debout devant elle, et, la regardant en face:
—Pardieu! dit-il.
À ce mot effroyable, la jeune femme ne répondit rien. Un cri s'étrangla dans sa gorge. Son oeil s'ouvrit démesurément, comme dilaté par le contact de quelque poison.
Camors marcha dans le salon, puis il revint vers elle.
—Vous me trouvez odieux, dit-il d'un ton bref et violent, et je le suis en effet; mais peu m'importe. Il ne s'agit pas de moi. Après vous avoir fait beaucoup de mal, il y a un service—un seul—que je puis vous rendre, et je vous le rends. Je vous dis la vérité! Les femmes qui tombent, sachez-le bien, n'ont pas de juges plus sévères que leurs complices. Ainsi, moi… que voulez-vous que je pense de vous? Je connais votre mari depuis son enfance… pour son malheur et pour ma honte! Il n'y a pas une goutte de sang dans ses veines qui ne vous soit dévouée… il n'y a pas une fatigue de ses jours, pas une veille de ses nuits qui ne vous appartienne; tout votre bien-être est fait de ses sacrifices… toutes vos joies sont le fruit de ses peines! Voilà ce qu'il est pour vous!… Moi, vous avez vu mon nom dans un journal, vous m'avez vu passer à cheval sous votre fenêtre… rien de plus… et c'est assez… et vous me livrez en une minute toute sa vie avec la vôtre, tout son bonheur, tout son honneur avec le vôtre! Eh bien, tout fainéant… tout libertin de mon espèce qui abusera comme moi de votre vanité et de votre faiblesse, et qui vous dira ensuite qu'il vous estime, mentira! Et si vous pensez qu'au moins il vous aimera, vous vous trompez encore… Nous haïssons vite des liens qui nous font des devoirs où nous ne cherchons que du plaisir; notre premier souci, dès qu'ils sont formés, est de les rompre… Et puis enfin, madame, voulez-vous tout savoir? Les femmes comme vous ne sont pas faites pour des amours pervers comme les nôtres… leur charme est dans l'honnêteté, et, en la perdant, elles perdent tout… Les honnêtes femmes sont gauches à nos ivresses malsaines… leurs transports sont puérils… leur désordre même est ridicule… et c'est pour elles un bonheur rare que de rencontrer à leur première faute un misérable comme moi qui le leur dise!… Maintenant, tâchez de m'oublier… Adieu!
Et, se dirigeant à pas rapides vers la porte du salon, M. de Camors sortit.
Madame Lescande l'avait écouté, immobile et blanche comme du marbre; quand il eut disparu, elle demeura dans la même attitude mortuaire, l'oeil fixe, les bras inertes, souhaitant au fond de l'âme que la mort s'y trompât et la saisît. Au bout de quelques minutes, un bruit singulier, qui semblait venir de la pièce voisine, frappa ses oreilles: on eût dit le hoquet convulsif d'un rire violent et étouffé. Les imaginations les plus bizarres et les plus terribles se pressèrent dans l'esprit de la malheureuse femme: l'idée à laquelle elle s'attacha fut que son mari était revenu secrètement, qu'il savait tout, et que le rire qu'elle entendait était celui d'un fou. Sentant elle-même sa tête s'égarer, elle s'élança de la causeuse, courut à la porte et l'ouvrit. La pièce voisine était la salle à manger, faiblement éclairée par une lampe suspendue. Elle y vit Camors à demi couché sur le parquet, sanglotant follement, et battant du front les barres d'une chaise qu'il étreignait de ses bras désespérés.
Elle ne trouva pas une parole à lui dire. Elle s'assit près de lui, laissa son coeur éclater, et pleura silencieusement. Il se traîna jusqu'à elle, prit le bas de sa robe qu'il couvrit de baisers, et, dès que sa poitrine soulevée et ses lèvres tremblantes lui permirent d'articuler un mot:
—Ah! cria-t-il, pardon! pardon!… pardon!
Ce fut tout. Il se releva et partit. Elle entendit l'instant d'après le roulement de la voiture qui s'éloignait.
S'il suffisait de n'avoir plus de principes pour n'avoir plus de remords, les Français des deux sexes seraient généralement plus heureux qu'ils ne le sont; mais, par une inconséquence fâcheuse, il arrive tous les jours qu'une jeune femme qui ne croit pas à grand'chose, comme madame Lescande, et qu'un jeune homme qui ne croit à rien, comme M. de Camors, ne peuvent se donner le plaisir de quelque indépendance morale sans en souffrir ensuite cruellement. Mille vieux préjugés que l'on croyait bien enterrés se redressent soudain dans la conscience, et ces morts vous tuent.
Louis de Camors cependant descendait vers Paris aux grandes allures de son trotteur Fitz-Aymon (par Black-Prince et Anna-Bell), éveillant sur son chemin, par l'élégance de sa personne et de son attelage, des sentiments d'envie qui se seraient changés en pitié, si les plaies de l'âme étaient visibles. L'amer ennui, le découragement de la vie, le dégoût de soi n'étaient pas pour ce jeune homme des impressions nouvelles; mais jamais il ne les avait éprouvées avec une intensité aussi aiguë, aussi poignante qu'à cette heure maudite où il fuyait à la hâte le foyer déshonoré du vieux Lescande. Jamais aucun trait de sa vie ne lui avait éclairé d'un pareil jet de lumière la profondeur de sa déchéance morale. En infligeant ce vulgaire affront à cet ami des jours purs, à ce cher confident des généreuses pensées et des fières ambitions de sa jeunesse, c'était l'honnêteté même, il le sentait, qu'il avait mise sous ses pieds. Comme Macbeth, il n'avait pas tué seulement un homme endormi, il avait tué le sommeil.
À l'angle de la rue Royale et du boulevard, ces réflexions lui parurent tellement insupportables, qu'il pensa successivement à se faire trappiste, à se faire soldat, et à se griser. Il s'arrêta à ce dernier parti. Le hasard le servit à souhait dans ce dessein. Comme il mettait pied à terre devant la porte de son cercle, il se trouva face à face avec un jeune homme maigre et pâle qui lui tendit la main en souriant; il reconnut le prince d'Errol:
—Tiens, c'est vous, mon prince? Je vous croyais au Caire!
—J'en arrive ce matin.
—Ah!… Eh bien, ça va-t-il mieux, votre poitrine?
—Peuh!
—Bah! vous avez bonne mine… Et le Caire, est-ce drôle?
—Peuh! pas trop!… Ah çà! dites-moi, Camors, c'est véritablement Dieu qui vous envoie!
—Croyez-vous, mon prince? Pourquoi donc ça?
—Parce que… je vais vous dire cela tout à l'heure… mais auparavant narrez-moi donc votre affaire.
—Quelle affaire?
—Votre duel pour Sarah.
—C'est-à-dire contre Sarah?
—Qu'est-ce qui s'est donc passé?… J'ai su cela très vaguement, moi, là-bas.
—Mon Dieu! mon cher ami, c'était une bonne action que j'avais voulu faire, et, suivant l'usage, j'en ai été puni… J'avais entendu conter que cet imbécile de la Brède empruntait de l'argent à une petite soeur qu'il a pour le répandre aux pieds énormes de Sarah… Cela m'était fort égal, vous pouvez croire… mais enfin cela m'agaçait… Je ne pus m'empêcher de lui dire un jour au cercle: «Vous avez pourtant joliment tort, la Brède, de vous ruiner et surtout de ruiner mademoiselle votre soeur pour un escargot aussi peu sympathique que Sarah, une fille qui est toujours enrhumée du cerveau… et qui d'ailleurs vous trompe!—Me trompe! répéta la Brède en agitant ses grands bras,—me trompe! et avec qui?—Avec moi.» Comme il sait que je ne mens jamais, il a voulu me tuer… Heureusement, j'ai la vie dure.
—Vous l'avez planté dans son lit pour trois mois, m'a-t-on dit?
—Tout au plus.
—Eh bien, maintenant, cher ami, rendez-moi un service… Je suis un ours, moi, un sauvage, un revenant… Aidez-moi à me remettre dans le mouvement, hein?… Allons souper avec des personnes enjouées et de vertu plus que médiocre… Cela m'est recommandé par les médecins!
—Du Caire? Rien de plus facile, mon prince.
Une heure plus tard, Louis de Camors et le prince d'Errol, en compagnie d'une demi-douzaine de convives des deux sexes, prenaient possession d'un salon de restaurant dont on nous permettra de respecter le huis clos.
Aux lueurs pâles de l'aube, ils sortirent.—Il se trouva qu'à ce moment même un chiffonnier à longue barbe grise errait comme une ombre devant la porte du restaurant, piquant de son crochet les tas d'immondices qui attendaient le balai de la voirie municipale. Camors, en fermant son porte-monnaie d'une main peu assurée, laissa échapper un louis, qui alla se perdre au milieu des débris fangeux accumulés contre le trottoir. Le chiffonnier leva la tête avec un sourire timide.
—Ah! monsieur, dit-il, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat!
—Ramasse-le avec tes dents, dit Camors, et je te le donne.
L'homme hésita et rougit sous son hâle; puis il jeta aux jeunes gens et aux femmes qui riaient autour de lui un regard de haine mortelle, et s'agenouilla; il se coucha la poitrine dans la boue, et, se relevant l'instant d'après, leur montra la pièce d'or serrée entre ses dents blanches et aiguës. Cette belle jeunesse applaudit. Il sourit d'un air sombre, et tourna le dos.
—Hé! l'ami, dit Camors le touchant du doigt, veux-tu gagner cinq louis maintenant?… Donne-moi un soufflet; ça te fera plaisir, et à moi aussi!
L'homme le regarda en face, murmura quelques mots indistincts, et le frappa soudain au visage avec une telle force, qu'il l'envoya culbuter contre la muraille. Il y eut un mouvement parmi les jeunes gens comme s'ils allaient se précipiter sur la barbe grise.
—Que personne ne le touche! dit vivement Camors. Tiens, mon brave, voilà tes cent francs!
—Garde-les, dit l'autre; je suis payé!
Et il s'éloigna.
—Bravo, Bélisaire! cria Camors.—Ma foi, messieurs, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je suis réellement enchanté de cette petite fête… Je vais y rêver! Bonjour, mesdames!… Au revoir, prince.
Un fiacre matinal traversait la rue. Il s'y jeta et se fit conduire à son hôtel, rue Barbet-de-Jouy. La porte de la cour était ouverte; un reste d'ivresse l'empêcha de remarquer un groupe de domestiques et de voisins qui stationnait en désordre devant les écuries. Ces gens firent brusquement silence en l'apercevant et le regardèrent passer en échangeant de muettes démonstrations de sympathie et de compassion.
Il occupait le second étage de l'hôtel. Comme il montait l'escalier, il se trouva tout à coup en face du valet de chambre de son père. Cet homme était fort pâle: il tenait un pli cacheté qu'il lui présenta d'une main tremblante.
—Qu'est-ce que c'est donc, Joseph? dit Camors.
—C'est une lettre que M. le comte a laissée pour monsieur… avant de partir.
—Avant de partir?… Mon père est parti?… Où cela? Comment?…
Pourquoi pleurez-vous?…
Le domestique, à qui la voix manquait, lui remit le pli.
—Mon Dieu!… Qu'est-ce que c'est?… Pourquoi y a-t-il du sang là-dessus?…
Il ouvrit l'enveloppe à la hâte et lut les premiers mots: «Mon fils, la vie m'ennuie; je la quitte…»
Il n'alla pas plus loin. Le pauvre enfant aimait son père, malgré tout.
Il tomba raide sur le palier.—On l'emporta dans sa chambre.
II
Louis de Camors, en quittant le collège, s'élançait dans la vie, on s'en souvient, le coeur gonflé de toutes les saintes vertus de la jeunesse,—confiance, sympathie, enthousiasme, dévouement. Les horribles négligences de son éducation première n'avaient pu corrompre dans ses veines ces braves instincts, ou, si l'on veut, ces germes de faiblesse, comme le pensait son père, que le lait maternel y avait apparemment déposés. Ce père, en le confinant dans un collège pour se débarrasser de lui pendant une dizaine d'années, lui avait rendu, d'ailleurs, le seul service qu'il lui rendît jamais. Ces vieilles prisons classiques ont du bon: la saine discipline du cloître, le contact habituel de coeurs chauds et entiers, la longue familiarité des belles oeuvres, des intelligences viriles et des grandes âmes antiques, tout cela ne donne pas sans doute une règle morale très précise; mais tout cela inspire un certain sentiment idéal de la vie et du devoir qui a sa valeur.
Ce vague héroïsme dont Camors emportait la conception, il ne demandait pas mieux, on s'en souvient encore, que d'en découvrir la formule pratique, applicable au temps et au pays où il était destiné à vivre. Il trouva, on s'en doute, que cette tâche était un peu plus compliquée qu'il ne se l'était figuré, et que la vérité à laquelle il prétendait se dévouer, mais qui devait au préalable sortir de son puits, n'y mettait pas de complaisance. Il ne laissa pas toutefois de se préparer vaillamment à la servir en homme, dès qu'elle aurait répondu à son appel. Il eut le mérite, pendant plusieurs années, de mener à travers les passions de son âge et les excitations de la vie opulente, l'existence austère, recueillie et active d'un étudiant pauvre. Il fit son droit, s'ensevelit dans les bibliothèques, suivit les cours publics, et se forma, durant cette période ardente et laborieuse de sa jeunesse, un fonds solide de connaissances qu'on devait retrouver plus tard avec étonnement sous l'élégante frivolité du sportsman.
Mais, pendant que ce jeune homme s'armait pour le combat, il perdait peu à peu ce qui vaut mieux que les meilleures armes, et ce qu'aucune ne remplace, le courage. À mesure qu'il cherchait la vérité, elle fuyait devant lui, plus indécise de jour en jour, et prenait, comme dans un rêve pénible, les formes mouvantes et les mille têtes des Chimères.
Paris, vers le milieu de ce siècle, était en quelque sorte encombré de démolitions sociales, religieuses et politiques, au milieu desquelles l'oeil le plus clairvoyant avait peine à distinguer nettement les formes des constructions nouvelles et les contours des édifices de l'avenir. On voyait bien que tout était abattu, mais on ne voyait pas que rien se relevât. Dans cette confusion, au-dessus des débris et des épaves du passé, la puissante vie intellectuelle du siècle, le mouvement et le choc des idées, la flamme de l'esprit français, la critique, la science jetaient une lumière éblouissante, mais qui semblait, comme le soleil des premiers âges, éclairer le chaos sans le féconder. Les phénomènes de la mort et ceux de la vie se confondaient dans une immense fermentation où tout se décomposait et où rien ne paraissait germer encore. À aucune époque de l'histoire peut-être, la vérité n'avait été moins simple, plus enveloppée, plus complexe, car il semblait que toutes les notions essentielles de l'humanité fussent à la fois remises à la fournaise, et qu'aucune n'en dût sortir entière.
Ce spectacle est grand, mais il trouble profondément les âmes, celles du moins que l'intérêt et la curiosité ne suffisent pas à remplir, c'est-à-dire presque toutes. Dégager de ce bouillant chaos une ferme religion morale, une idée sociale positive, une foi politique assurée, c'est une entreprise difficile pour les plus sincères. Il faut espérer cependant qu'elle n'est pas au-dessus des forces d'un homme de bonne volonté, et peut-être Louis de Camors l'eût-il accomplie à son honneur, s'il eût rencontré, pour l'y aider, de meilleurs guides et de meilleurs enseignements qu'il n'en eut.—C'est un malheur commun à tous ceux qui entrent dans le monde que d'y trouver les hommes moins purs que les idées; mais Camors était né à cet égard sous une étoile particulièrement triste, puisqu'il ne devait rencontrer dans son entourage immédiat, dans sa famille même, que les mauvais côtés et en quelque sorte l'envers de toutes les opinions auxquelles il pouvait être tenté de s'attacher.
Quelques mots sur cette famille sont nécessaires.
Les Camors sont originaires de la Bretagne, où ils possédaient au siècle dernier d'immenses propriétés, et en particulier les bois considérables qui portent encore leur nom. Le grand-père de Louis, le comte Hervé de Camors, avait racheté, au retour de l'émigration, une faible partie de ses domaines héréditaires. Il s'y était installé à la vieille mode, et il y avait nourri jusqu'à la fin de sa vie d'incurables préventions contre la Révolution française et contre le roi Louis XVIII. Il avait eu quatre enfants, deux fils et deux filles, et il avait cru devoir protester contre le niveau égalitaire du Code civil en instituant de son vivant, par un subterfuge légal, une sorte de majorat en faveur de l'aîné de ses fils, Charles-Henri, au préjudice de Robert-Sosthène, d'Éléonore-Jeanne et de Louise-Élisabeth, ses autres hoirs. Éléonore-Jeanne et Louise-Élisabeth acceptèrent avec une soumission apparente la mesure qui avantageait leur frère à leurs dépens, bien qu'elles ne dussent jamais la lui pardonner; mais Robert-Sosthène, qui, en sa qualité de branche cadette, affectait de vagues tendances libérales, et qui était en outre couvert de dettes, s'insurgea franchement contre le procédé paternel. Il jeta au feu ses cartes de visite ornées d'un casque au-dessous duquel on lisait: Chevalier Lange d'Ardennes de Camors; en fit graver de nouvelles avec cette simple inscription: Dardennes jeune (du Morbihan), et en envoya un échantillon à son père. À dater de ce jour, il se donna pour républicain.
Il y a des gens qui s'attachent à un parti par leurs vertus, d'autres par leurs vices. Il n'est pas un parti politique accrédité qui ne contienne un principe vrai et qui ne réponde à quelque aspiration légitime des sociétés humaines. Il n'en est pas un non plus qui ne puisse servir de prétexte, de refuge et d'espérance à quelques-unes des passions basses de notre espèce. La fraction la plus avancée du parti libéral en France se compose d'esprits généreux, ardents et absolus que tourmente un idéal assurément très élevé: celui d'une société virile, constituée avec une sorte de perfection philosophique, maîtresse d'elle-même chaque jour et à chaque heure, déléguant à peine quelques-uns de ses droits, n'en aliénant aucun, vivant, non sans lois, mais sans maîtres, et développant enfin son activité, son bien-être, son génie avec toute la plénitude de justice, d'indépendance et de dignité que l'état républicain donne seul à tous et à chacun. Tout autre cadre social leur paraît garder quelque chose des servitudes et des iniquités de l'ancien monde, et leur semble suspect tout au moins de créer entre les gouvernants et les gouvernés des intérêts différents, quelquefois hostiles. Ils revendiquent enfin pour les peuples la forme politique qui sans contredit fait le plus d'estime de l'humanité. On peut contester l'opportunité pratique de leurs voeux; on ne peut méconnaître la grandeur de leur principe. C'est en réalité une fière race d'esprits et de coeurs. Ils ont eu de tout temps leurs puritains sincères, leurs héros et leurs martyrs; mais de tout temps aussi ils ont eu, comme tous les partis, leurs faux dévots, leurs aventuriers et leurs ultras, qui sont leurs plus dangereux ennemis. Dardennes jeune, pour se faire pardonner sans doute l'origine équivoque de ses convictions, devait prendre rang parmi ceux-là.
Louis de Camors, jusqu'au jour où il sortit du collège, ne connaissait pas son oncle Dardennes, qui était resté brouillé avec son père; mais il professait pour lui un culte secret et enthousiaste, lui attribuant toutes les vertus du principe qu'il représentait à ses yeux. La république de 1848 expirait alors, et son oncle était un vaincu. Ce fut un attrait de plus pour le jeune homme. Il alla le voir à l'insu de son père, comme en pèlerinage, et il fut bien accueilli. Il le trouva exaspéré non pas tant contre ses adversaires politiques que contre son propre parti, qu'il accusait du désastre de sa cause.
—On ne fait point, disait-il d'un ton solennel et dogmatique, on ne fait point les révolutions avec des gants. Les hommes de 93 n'en avaient pas… on ne fait point d'omelette sans casser des oeufs. Les pionniers de l'avenir doivent marcher la hache à la main. La chrysalide des peuples ne se développe pas sur des roses. La liberté est une déesse qui veut de grands holocaustes. Si on eût terrorisé la France en 48, on en fût resté le maître!
Ces maximes grandioses étonnèrent Louis de Camors. Dans sa naïveté juvénile, il savait un gré infini aux hommes honnêtes qui avaient gouverné leur pays dans ces jours difficiles, non seulement d'être sortis du pouvoir aussi pauvres qu'ils y étaient entrés, mais d'en être sortis les mains pures de sang. À cet hommage qui leur sera rendu par l'histoire et qui les vengera de beaucoup d'injustices contemporaines, il ajoutait un reproche qui ne se conciliait guère avec les étranges griefs de son oncle: il leur reprochait de n'avoir pas dégagé plus franchement, ne fût-ce que dans les détails de mise en scène, la république nouvelle des mauvais souvenirs de l'ancienne. Loin de croire, comme son oncle en effet, que des procédés renouvelés de 93 eussent assuré le triomphe de cette république, il pensait qu'elle avait succombé uniquement sous l'ombre sanglante du passé, et que, grâce à cette terreur tant vantée, la France était le seul pays du monde où les dangers de la liberté parussent, pour des siècles peut-être, disproportionnés à ses bienfaits.
Il est inutile d'insister plus longtemps sur les relations de Louis de Camors avec son oncle Dardennes. On comprend assez qu'elles jetèrent dans son esprit la défiance et le découragement, qu'il eut le tort ordinaire de faire rejaillir sur la cause tout entière les violences trop peu désavouées d'un de ses médiocres apôtres, et qu'il prit enfin dès ce moment l'habitude fatale, et trop commune en France, de confondre le mot progrès avec le mot désordre, la liberté avec la licence et la Révolution avec la Terreur.
L'effet naturel de l'irritation et du désenchantement sur cette âme ardente fut de la rejeter brusquement vers le pôle des opinions contraires. Camors se dit qu'après tout sa naissance, son nom, ses conditions de famille lui indiquaient son devoir véritable, qui était de combattre les doctrines despotiques et cruelles qu'il croyait voir désormais au bout de toutes les théories démocratiques. Une chose, d'ailleurs, l'avait encore choqué et rebuté dans le langage habituel de son oncle, c'était la profession d'un athéisme absolu. Il avait lui-même, à défaut de foi très formelle, un fonds de croyance générale, de respect et comme de sensibilité religieuse que l'impiété cynique offensait. De plus, il ne comprenait point et il ne comprit jamais dans tout le cours de sa vie que des principes pussent se soutenir par leur propre poids dans la conscience humaine, s'ils n'avaient des racines et une sanction plus haut.—Ou un Dieu ou pas de principes!—ce fut un dilemme dont aucun philosophe allemand ne put le faire sortir.
La réaction de ses idées le rapprocha des autres branches de sa famille, qu'il avait un peu négligées jusque-là. Ses deux tantes demeuraient à Paris. Toutes deux, en raison de la réduction de leur dot, avaient dû autrefois faire quelques concessions pour passer à l'état de mariage. L'aînée, Éléonore-Jeanne, avait épousé du vivant de son père le comte de la Roche-Jugan, qui avait dépassé la cinquantaine, mais qui était, d'ailleurs, un fort galant homme. Il était digne d'être aimé. Néanmoins sa femme ne l'aima pas, leur manière de voir différant extrêmement sur quelques points essentiels. M. de la Roche-Jugan était de ceux qui avaient servi le gouvernement de la Restauration avec un dévouement inviolable, mais attristé. Il avait été attaché dans sa jeunesse au ministère et à la personne du duc de Richelieu, et il avait conservé, des leçons et de l'exemple de cet illustre personnage, l'élévation et la modération des sentiments, la chaleur du patriotisme et la fidélité sans illusions. Il vit de loin les abîmes, déplut au prince en les lui montrant, et l'y suivit. Rentré dans la vie privée avec peu de fortune, il y gardait sa foi politique plutôt comme une religion que comme une espérance. Ses espérances, son activité, son amour du bien, il tourna tout vers Dieu. Sa piété, aussi éclairée qu'elle était profonde, lui fit prendre rang parmi cette élite d'esprits qui s'efforçait alors de réconcilier l'antique foi nationale avec les libertés irrévocables de la pensée moderne. Il éprouva dans cette tâche, comme la plupart de ses nobles amis, de mortelles tristesses, et tellement mortelles, qu'il y succomba. Sa femme, il est vrai, ne contribua pas peu à hâter ce dénoûment d'une vie excellente par l'intempérance de son zèle et l'acrimonie de son étroite dévotion. C'était une personne d'un petit coeur et d'un grand orgueil, qui mettait Dieu au service de ses passions, comme Dardennes jeune mettait la liberté au service de ses rancunes. Dès qu'elle fut veuve, elle purifia son salon: on n'y vit plus figurer désormais que des paroissiens plus orthodoxes que leur évêque, des prêtres français qui reniaient Bossuet, et, en conséquence, la religion fut sauvée en France. Louis de Camors, admis dans ce lieu choisi à titre de parent et de néophyte, y trouva la dévotion de Louis XI et la charité de Catherine de Médicis, et y perdit bientôt le peu de foi qu'il avait.
Il se demanda douloureusement s'il n'y avait pas de milieu entre la Terreur et l'Inquisition, et s'il fallait être en ce monde un fanatique ou rien. Il chercha quelque opinion intermédiaire constituée avec la force et la cohésion d'un parti, et il ne la put découvrir.
Il semblait alors que toute la vie se fût réfugiée dans les opinions extrêmes, et que tout ce qui n'était pas violent et excessif en fait de politique ou de religion fût indifférent et inerte, vivant au jour le jour, sans principe et sans foi. Tel lui parut être du moins le personnage que les tristes hasards de sa vie lui présentèrent comme le type des politiques tempérés.
Sa plus jeune tante, Louise-Élisabeth, que ses goûts portaient aux jouissances de la vie mondaine, avait jadis profité de la mort de son père pour se mésallier richement. Elle avait épousé le baron Tonnelier, dont le grand-père avait été meunier, mais dont le père, homme de mérite et d'honneur, avait rempli des fonctions élevées sous le premier Empire, le baron Tonnelier avait une grande fortune, qu'il accroissait encore chaque jour par des spéculations industrielles. Il avait été dans sa jeunesse beau cavalier, voltairien et libéral. Avec le temps, il était resté voltairien, mais il avait cessé d'être beau cavalier et surtout libéral. Tant qu'il fut simplement député, il eut encore çà et là quelques velléités démocratiques; mais, le jour où il fut investi de la pairie, il reconnut définitivement que le genre humain n'avait plus de progrès à accomplir. La Révolution française était close: elle avait atteint son but suprême. Personne ne devait plus ni marcher, ni parler, ni écrire, ni grandir: cela le dérangeait. S'il eût été sincère, il eût avoué qu'il ne concevait pas comment il pouvait y avoir encore quelquefois des orages et du tonnerre dans le ciel, et comment la nature n'était pas parfaitement heureuse et tranquille, quand lui-même l'était.
Lorsque son neveu put l'apprécier, le baron Tonnelier n'était plus pair de France; mais, étant de ceux qui ne se font pas de mal en tombant, qui même se font quelquefois du bien, il avait reconquis une position très élevée dans le monde officiel, et il s'efforçait consciencieusement de rendre au gouvernement nouveau les services qu'il avait rendus au règne précédent. Il parlait avec une aisance étrange de supprimer tel journal, tel orateur, tel professeur, tel livre, de supprimer tout, excepté lui. À l'entendre, la France avait fait fausse route depuis 1789, et il s'agissait de la ramener en deçà de cette date fatale. Toutefois, il ne parlait pas de retourner pour son compte au moulin de son grand-père, ce qui était contradictoire. Si ce vieillard eût rencontré la Liberté, sa mère, au coin d'un bois, il l'eût étranglée. Nous ajouterons à regret qu'il avait coutume de qualifier de bousingots ceux de MM. les ministres qui lui étaient suspects de dispositions libérales, et en particulier ceux qui prétendaient favoriser l'instruction populaire. Jamais, en un mot, conseiller plus funeste n'approcha d'un trône. Heureusement, s'il en était près par la dignité, il en était loin par la confiance.
C'était, du reste, un homme aimable, encore vert et galant, plus galant même qu'il n'était vert. Il en résultait qu'il avait d'assez mauvaises moeurs. Il hantait fort les coulisses. Il avait deux filles, récemment mariées, devant lesquelles il citait volontiers les plus piquantes plaisanteries de Voltaire et les historiettes les plus salées de Tallemant des Réaux; c'est pourquoi toutes deux promettaient de fournir à la chronique légère, comme leur mère avant elles, une série d'anecdotes intéressantes.
Pendant que Louis de Camors apprenait par le contact et par l'exemple des membres collatéraux de sa famille à se défier également de tous les principes et de toutes les convictions, son terrible père l'achevait. Viveur à outrance, dépravé jusqu'aux moelles, égoïste effréné, passé maître dans l'art de la haute gouaillerie parisienne, se croyant supérieur à tout parce qu'il rabaissait tout, et se complaisant finalement à flétrir tous les devoirs dont il avait aimé toute sa vie à se dispenser, voilà son père. Avec cela, l'honneur de son cercle, une grande mine, et je ne sais quel charme imposant. Le père et le fils se voyaient peu. M. de Camors étant beaucoup trop fier pour mêler son fils à ses désordres personnels; mais la vie commune les rapprochait quelquefois aux heures des repas. Il écoutait alors avec sa manière froide et railleuse les récits enthousiastes ou découragés du jeune homme; il ne lui faisait jamais l'honneur d'une controverse sérieuse: il répondait par quelques paroles amères et hautaines, que son fils sentait tomber comme des gouttes glacées sur ce qui restait de flamme dans son coeur.
À mesure que le découragement l'envahissait, il perdait l'entrain du travail et s'abandonnait de plus en plus aux plaisirs faciles des oisifs de sa condition. En s'y abandonnant, il en prit le goût; il y porta les séductions de sa personne et la supériorité de ses facultés, mais en même temps une sorte de tristesse sombre et parfois violente. Ce qu'il y avait en lui d'âpre et de malfaisant ne l'empêcha nullement d'être aimé des femmes, et le fit redouter des hommes. On l'imita. Il contribua à fonder la charmante école de la jeunesse sans sourire. Ses airs d'ennui et de lassitude, qui avaient du moins chez lui l'excuse d'une cause sérieuse, furent copiés servilement par des adolescents qui n'avaient jamais connu d'autres souffrances que celles d'un estomac surmené, mais à qui il plaisait néanmoins de paraître fanés dans leur coeur et de mépriser l'humanité.
Nous avons retrouvé Camors dans cette phase de sa vie. Rien de plus artificiel, on l'a compris, que l'insouciant dédain dont ce jeune homme portait le masque. En tombant dans la fosse commune du doute, il avait sur la plupart de ses contemporains l'avantage de n'y pas faire son lit avec une lâche résignation. Il s'y soulevait et s'y débattait sans cesse par de violents sursauts. Les âmes fortes ne s'endorment pas aisément. L'indifférence leur pèse. Il leur faut un mobile, une raison de vivre, une raison d'agir, une foi. Louis de Camors allait enfin trouver la sienne.
III
Son père, dans son testament de mort, ne lui avait pas tout dit. Outre les moyens de parvenir, il lui en laissait la nécessité, car le comte de Camors était ruiné aux trois quarts. Le désordre de sa fortune datait de loin. C'était pour en réparer les brèches qu'il s'était marié; mais cette opération n'avait pas réussi. Un héritage considérable sur lequel il comptait pour sa femme, et qui avait déterminé son choix, était allé ailleurs. Un établissement de bienfaisance en avait profité. Le comte de Camors avait intenté un procès aux légataires devant le conseil d'État; puis il avait consenti à transiger moyennant une rente viagère d'une trentaine de mille francs, qui naturellement s'éteignait avec lui. Il jouissait encore de quelques grasses sinécures que son nom, ses relations de cercle et l'autorité de sa personne lui avaient fournies dans de grandes administrations financières. Ces ressources ne lui survivaient pas davantage. Il n'était que locataire de l'hôtel qu'il occupait, et le nouveau comte de Camors se trouvait réduit finalement à la simple dot de sa mère, qui, pour un homme de son rang et de ses goûts, était un pauvre viatique.
Son père lui avait, d'ailleurs, laissé entendre plus d'une fois qu'il n'aurait rien de plus à espérer après lui. Le jeune homme s'était donc dès longtemps habitué à cette perspective, et, quand elle se réalisa, il ne fut ni aussi surpris ni aussi frappé qu'il aurait dû l'être de l'imprévoyant égoïsme dont il était victime. Son culte pour son père n'en fut pas altéré, et il n'en lut pas avec moins de respect et de confiance le testament singulier qui figure en tête de ce récit. Les théories morales que ce document lui recommandait n'étaient pas nouvelles pour lui; elles étaient dans l'air, il les avait bien des fois agitées dans son cerveau fiévreux; mais jamais elles ne lui étaient apparues avec la force condensée d'un dogme, avec la netteté précise d'un système pratique, ni surtout avec l'autorité d'une telle voix et d'un tel exemple.
Un incident vint appuyer puissamment dans son esprit l'impression de ces pages suprêmes. Huit jours après la mort de son père, il était à demi couché sur le divan de son fumoir, le visage sombre comme la nuit et comme les pensées qui l'occupaient lorsqu'un domestique entra et lui remit une carte. Il la prit, et lut: Lescande, architecte. Deux points rouges tachèrent soudain ses joues pâles.
—Je ne reçois pas, dit-il.
—C'est ce que j'ai dit, répliqua le domestique; mais ce monsieur insiste si extraordinairement…
—Si extraordinairement?
—Oui, monsieur, comme s'il avait à parler à monsieur de choses très sérieuses.
—Très sérieuses? répéta de nouveau Camors en regardant le valet dans les yeux.—Faites monter.
Camors se leva et marcha dans la chambre. Un sourire d'une amertume douloureuse plissa ses lèvres, et il murmura:
—Est-ce qu'il va falloir le tuer maintenant?
Lescande fut introduit, et son premier geste démentit les appréhensions que ces paroles révélaient. Il se précipita et saisit les deux mains du jeune comte. Camors remarqua pourtant que ses traits étaient décomposés et que ses lèvres tremblaient.
—Assieds-toi, lui dit-il, et remets-toi.
—Mon ami, dit Lescande après un moment, je viens te voir bien tard… Je te demande pardon… mais j'ai été moi-même si malheureux!… Tu vois, je suis en deuil…
Camors sentit un frisson traverser ses os.
—En deuil! dit-il, comment?
—Juliette est morte, dit Lescande.
Et il cacha ses yeux sous sa large main.
—Mon Dieu! dit Camors d'une voix sourde.
Il écouta un moment Lescande qui sanglotait. Il fit un mouvement pour lui prendre la main, et n'osa pas.
—Est-ce possible! reprit-il.
—Cela est arrivé si vite, dit Lescande, que cela me paraît un rêve… un rêve affreux… Tu sais, la dernière fois que tu es venu, elle souffrait… je te l'avais dit, je m'en souviens… Elle avait pleuré toute la journée… pauvre enfant! Le lendemain, quand je suis revenu, elle a été prise… Une congestion aux poumons… à la tête aussi… est-ce que je sais? enfin, elle est morte… que veux-tu!… et si bonne, si aimante jusqu'au dernier instant, mon ami!… Une demi-heure avant, elle m'a appelé… elle m'a dit: «Oh! je t'aimais tant! je t'aimais tant! je n'aimais que toi… vraiment que toi! Pardonne-moi!… pardonne-moi!…» Lui pardonner… quoi, mon Dieu? De mourir probablement!… car jamais elle ne m'avait fait un autre chagrin au monde… avant celui-là! Ô Dieu de bonté!
—Je t'en prie, mon ami…
—Oui, oui! j'ai tort, pardon! Tu as aussi tes douleurs, toi… mais on est égoïste, tu sais… Ce n'est pas de cela que je suis venu te parler, mon ami… Dis-moi… je ne sais ce qu'il y a de vrai dans un bruit qui s'est répandu… Tu m'excuseras si je me trompe… Je suis bien loin de songer à t'offenser, tu peux croire, mais enfin on dit que tu restes dans une situation de fortune difficile… Si cela était, mon ami…
—Cela n'est pas.
—Enfin, si cela était… je ne vais pas garder ma petite maison là-bas, tu comprends… à quoi bon maintenant?… Quant à mon fils, il peut attendre, je travaillerai pour lui… Eh bien, ma maison vendue, j'aurai deux cent mille francs, j'en mets la moitié à ta disposition… tu me les rendras, si tu peux.
—Merci, mon ami, dit Camors… Véritablement je n'ai besoin de rien… Il y a bien ici quelque désordre… mais je reste encore plus riche que toi.
—Oui, mais avec tes goûts…
—De grâce!
—Enfin tu sauras toujours où me trouver… et je compte sur toi, n'est-ce pas?
—Oui.
—Adieu, mon ami… Je te fais du mal… je m'en vais… au revoir… Tu me plains, dis?
—Oui, au revoir.
Lescande sortit.
Le jeune comte était demeuré debout, immobile, les yeux fixés dans le vide. De légères convulsions passaient sur ses traits. Cette minute fut décisive dans sa vie. Il y a des moments où le besoin du néant se fait si violemment sentir, qu'on y croit et qu'on s'y jette. En présence de ce malheureux homme si indignement trahi, si brisé, si confiant, Camors, s'il y avait quelque chose de vrai dans la vieille morale spiritualiste, devait se reconnaître coupable d'une action atroce qui le condamnait à un remords presque insoutenable; mais, s'il était vrai que le troupeau humain fût le résultat purement matériel des forces de la nature, produisant au hasard des êtres forts et des êtres faibles, des agneaux et des lions,—il n'avait fait que son métier de lion en égorgeant son camarade. Il se dit, le testament de son père sous les yeux, qu'il en était ainsi, et se calma.
Plus il réfléchit ce jour-là et les jours qui suivirent, dans la retraite profonde où il s'ensevelit, plus il se persuada que cette doctrine était la vérité même qu'il avait tant cherchée, et que son père lui avait légué la vraie formule de la vie. Son âme épuisée de dégoûts et d'inertie, son âme vide et froide, s'ouvrit avec une sorte de volupté à cette lumière qui la remplit et l'échauffa. Il avait dès ce moment une foi, un principe d'action, un plan d'existence, tout ce qui lui manquait, et il n'avait plus ce qui l'oppressait, ses doutes, ses agitations, ses remords. Cette doctrine, d'ailleurs, était haute ou du moins hautaine: elle satisfaisait son orgueil et justifiait ses mépris. Pour conserver sa propre estime, il lui suffirait de rester fidèle à l'honneur, de ne faire rien de bas, comme le disait son père, et il était bien décidé à ne rien faire en effet qui eût à ses yeux ce caractère. Au surplus, il y avait des hommes—n'en avait-il pas rencontré?—profondément imbus du dogme matérialiste, et qui comptaient parmi les plus honnêtes gens de leur temps. Peut-être eût-il pu se demander si ce fait incontestable ne devait pas être attribué aux individus et non à la doctrine, et s'il n'y avait pas dans le mal comme dans le bien des hommes qui croient et qui ne pratiquent pas. Quoi qu'il en soit, à dater de cette crise, Louis de Camors fit du testament de son père le programme de sa vie.
Développer à toute leur puissance les dons physiques et intellectuels qu'il tenait du hasard, faire de lui-même le type accompli d'un civilisé de son temps, charmer les femmes et dominer les hommes, se donner toutes les joies de l'esprit, des sens et du pouvoir, dompter tous les sentiments naturels comme des instincts de servage, dédaigner toutes les croyances vulgaires comme des chimères ou des hypocrisies, ne rien aimer, ne rien craindre et ne rien respecter que l'honneur, tels furent en résumé les devoirs qu'il se reconnut et les droits qu'il s'arrogea.
C'était avec ces armes redoutables, maniées par une intelligence d'élite et par une volonté vigoureuse, qu'il devait rentrer dans le monde, le front calme et grave, l'oeil caressant et implacable, le sourire aux lèvres, comme on l'a connu. Dès cet instant, il n'y eut plus un nuage ni dans sa pensée, ni sur ses traits, qui semblèrent même ne plus vieillir.
Il résolut avant tout de ne point déchoir et de conserver, malgré l'exiguïté présente de ses ressources, ses habitudes d'élégance et de luxe, dût-il vivre pendant quelques années sur son capital. La fierté et la politique lui en donnaient également le conseil. Il n'ignorait pas que le monde est aussi dur aux besoigneux qu'il est secourable à ceux qui ne manquent de rien. S'il l'eût ignoré, l'attitude première de sa famille après la mort de son père l'eût suffisamment édifié à cet égard. Sa tante de la Roche-Jugan et son oncle Tonnelier lui avaient, en effet, témoigné en cette circonstance la froide circonspection de gens qui peuvent soupçonner qu'ils ont affaire à un malheureux. Ils avaient même, pour plus de sûreté, quitté Paris, en négligeant de dire au jeune comte quelle retraite ils avaient choisie pour y cacher leur douleur. Il devait, au reste, l'apprendre bientôt. Pendant qu'il achevait de liquider la succession de son père et qu'il organisait ses projets de fortune et d'ambition, il éprouva par une belle matinée du mois d'août une assez vive surprise.
Il comptait parmi ses parents un des plus riches propriétaires fonciers de France, le général marquis de Campvallon d'Arminges, célèbre au Corps législatif par ses interruptions effrayantes. Il avait une voix de tonnerre, et, quand il disait de cette voix de tonnerre: «Bah!… Allons donc!… Assez!… Ordre du jour!» l'hémicycle tremblait dans ses profondeurs, et MM. les commissaires du gouvernement bondissaient sur leurs sièges. C'était, d'ailleurs, le meilleur homme du monde, quoiqu'il eût tué en duel deux de ses semblables; mais il avait eu ses raisons.—Camors le connaissait peu; il lui rendait strictement les devoirs que la parenté et la politesse exigeaient, le rencontrait au cercle, faisait quelquefois son whist, et c'était tout. Il y avait deux ans que le général avait perdu un neveu qui était l'héritier direct de son nom et de ses biens, et il était assiégé en conséquence d'une foule de cousins et de collatéraux empressés, parmi lesquels madame de la Roche-Jugan et la baronne Tonnelier concouraient au premier rang. Camors était d'une humeur différente, et il avait depuis ce temps apporté dans ses relations avec le général une réserve particulière.
Il ne reçut donc pas sans étonnement le billet que voici:
«Mon cher parent,
»Vos deux tantes et leur famille sont chez moi, à la campagne. S'il vous était agréable de les rejoindre, je serai toujours heureux d'offrir une cordiale hospitalité au fils d'un vieil ami et d'un compagnon d'armes. Je me suis présenté chez vous avant de quitter Paris; mais vous étiez invisible. J'ai compris votre douleur. Vous avez fait une perte irréparable: j'y ai pris une vive part.
»Recevez, mon cher parent, mes meilleurs sentiments.
»Général marquis DE CAMPVALLON D'ARMINGES.
Château de Campvallon, voie de l'Ouest.
»Post-scriptum.—Il est possible, mon jeune cousin, que j'aie à vous entretenir d'un objet intéressant!»
Cette phrase finale et le point d'exclamation qui la suivait ne laissèrent pas de troubler un peu le calme impassible dont M. de Camors faisait en ce moment l'apprentissage. Il ne put s'empêcher de voir miroiter sous les voiles de ce mystérieux post-scriptum les sept cent mille livres de revenu foncier qui formaient le superbe apanage du général. Il se souvint que son père, qui avait servi quelque temps en Afrique, avait été attaché à la personne de M. de Campvallon en qualité d'aide de camp, et qu'il lui avait même rendu un service assez sérieux dans une circonstance difficile. Il sentit, d'ailleurs, parfaitement le ridicule de ces rêveries, et, voulant toutefois en avoir le coeur net, il partit le surlendemain pour Campvallon.
Après avoir subi pendant sept ou huit heures tous les agréments et tout le confortable que la ligne de l'Ouest a la réputation de réserver aux voyageurs, M. de Camors arriva le soir à la gare de ***, où une voiture du général l'attendait. La masse seigneuriale du château de Campvallon lui apparut bientôt sur une hauteur dont les pentes étaient couvertes de bois magnifiques qui descendaient avec majesté jusqu'à la plaine et s'y étendaient largement.
C'était l'heure du dîner; le jeune homme mit un peu d'ordre dans sa toilette, et gagna presque aussitôt le salon, où sa présence parut jeter un certain froid dans le sein de la famille. Le général, en revanche, lui fit un accueil chaleureux; seulement, comme il avait l'imagination courte, il ne trouva rien de mieux que de lui répéter, en lui secouant la main à la briser, les propres expressions de sa lettre: «Le fils d'un vieil ami! d'un compagnon d'armes!» Il accentua, d'ailleurs, ces mots de sa voix grasse et sonore, avec une telle énergie, qu'il en fut lui-même impressionné; car on pouvait remarquer que le général était toujours étonné et comme saisi des paroles qui sortaient de sa bouche, et qui semblaient lui révéler tout à coup à lui-même l'étendue de ses idées et la profondeur de ses sentiments. Pour achever son portrait, c'était un homme de taille médiocre, mais carré et corpulent, soufflant quand il montait les escaliers, et même en plaine; une face large comme celle d'un mascaron, et rappelant les Chimères qui jettent du feu par les narines; une épaisse moustache blanche en herse, et des petits yeux gris, toujours fixes comme ceux d'un enfant, mais terribles. Il marchait de loin sur vous, lentement, posément, l'oeil direct et fascinateur, comme dans un duel à mort, et, en définitive, il vous demandait l'heure qu'il était.
Camors connaissait cette innocente manie de son hôte, et cependant il en fut dupe un instant dans le cours de la soirée. On sortait de dîner, et il se tenait mélancoliquement, une tasse de café à la main, dans l'embrasure d'une fenêtre, quand il vit le général s'avancer vers lui de l'extrémité opposée du salon avec une mine sévère et confidentielle qui paraissait annoncer une communication de la dernière importance. Le post-scriptum lui revint à la mémoire, et il crut pouvoir en attendre l'explication immédiate. Le général, arrivé à bout portant, le saisit par un de ses boutons, le fit reculer jusqu'au fin fond de l'embrasure, et, le regardant dans les yeux comme s'il eût voulu le pétrifier:
—Que prenez-vous le matin, jeune homme? lui dit-il.
—Du thé, général.
—Parfait! vous donnerez vos ordres à Pierre… comme chez vous!
Et, tournant sur ses talons avec une précision militaire, il alla rejoindre les dames, laissant Camors digérer comme il le put sa petite déception.
Huit jours s'écoulèrent. Deux fois encore le général prit son hôte pour objectif de ses marches formidables: la première fois, après l'avoir accosté et dévisagé, il se contenta de lui dire: «Eh bien, jeune homme?» et il s'en alla. La seconde fois, il ne lui dit rien, et s'en alla de même. Évidemment le général ne se souvenait pas qu'il eût jamais écrit le moindre post-scriptum. M. de Camors en prit son parti, mais il se demanda ce qu'il était venu faire à Campvallon, entre sa famille qu'il n'aimait guère, et la campagne qu'il exécrait. Heureusement, il y avait dans le château une bibliothèque fort riche et traités de jurisprudence, d'économie politique, de droit administratif et de droit international. Il en profita pour renouer le fil des sérieux travaux qu'il avait interrompus dans sa phase de découragement, et, plongé dans ces sévères études qui plaisaient à son intelligence active et à son ambition éveillée, il attendit assez paisiblement que la convenance lui permît de planter là le vieil ami et compagnon d'armes de son père.
Il montait à cheval le matin, donnait une leçon d'escrime à son cousin Sigismond, fils unique de madame de la Roche-Jugan, s'enfermait tout le jour dans la bibliothèque, et faisait le soir le bésigue du général, en observant d'un oeil philosophique la lutte des convoitises qui s'agitaient autour de cette riche proie.
Madame de la Roche-Jugan avait imaginé une singulière façon de faire sa cour au général, c'était de lui persuader qu'il avait une maladie de coeur. Elle lui touchait le pouls à tout instant de sa main potelée, et tantôt le rassurait, tantôt lui inspirait une terreur salutaire, bien qu'il s'en défendît.
—Que diable! ma chère comtesse, disait-il, laissez-moi donc en repos! Je sais bien que je suis mortel comme tout le monde, pardieu! Eh bien, après?… Ah! mon Dieu! je vous vois venir; allez, ma chère! je vous vois venir parfaitement! vous voulez me convertir!… Ta ta ta!
Elle ne voulait pas seulement le convertir, elle voulait l'épouser et l'enterrer. Ses espérances à cet égard se fondaient principalement sur son fils Sigismond. On savait que le général regrettait vivement de n'avoir point d'héritier de son nom. Il n'avait, pour se délivrer de ce souci, qu'à épouser madame de la Roche-Jugan et à adopter son fils. Sans jamais se permettre aucune allusion directe à cette combinaison, la comtesse s'efforçait d'y amener l'esprit du général avec toute la ruse tenace d'une femme, toute l'ardeur avide d'une mère et toute la politique onctueuse d'une dévote.
Sa soeur Tonnelier sentait amèrement son désavantage. Elle n'était point veuve, et elle n'avait pas de fils; mais elle avait deux filles, toutes deux gracieuses, plus qu'élégantes, et vives comme la poudre. L'une, madame Bacquière, était la femme d'un agent de change; l'autre, madame Van Cuyp, d'un jeune Hollandais établi à Paris. Toutes deux entendaient gaiement la vie et le mariage, affolées d'un bout de l'année à l'autre, dansant, chevauchant, chassant, canotant, coquetant et chantant lestement les chansons gaillardes des petits théâtres. Camors, dans son temps de sombre humeur, avait pris formellement en grippe ces aimables petits modèles de dissipation mondaine et de frivolité femelle. Depuis que son point de vue avait changé, il leur rendait plus de justice.
—Ce sont, disait-il tranquillement, des animaux jolis qui suivent leur instinct.
Madame Bacquière et madame Van Cuyp, conseillées par leur digne mère, s'appliquaient à faire sentir au général tout ce qu'il y a de doux et de sacré dans les joies de la famille et du foyer domestique. Elles animaient extraordinairement son intérieur, éreintaient ses chevaux, tuaient son gibier et démolissaient son piano. Il leur semblait que le général, une fois habitué à ces douceurs et à cette animation, ne pourrait plus s'en passer, et que les délices de l'intimité lui deviendraient indispensables. Elles joignaient à ces adroites manoeuvres des attentions délicates et familières propres à subjuguer un vieillard. Elles sautaient sur ses genoux comme des enfants, lui tiraient doucement les moustaches, et lui accommodaient à la dernière mode le noeud militaire de sa cravate.
Madame de la Roche-Jugan déplorait confidentiellement avec le général la mauvaise éducation de ses nièces, et la baronne Tonnelier, de son côté, ne négligeait aucune occasion de mettre en plein relief la nullité impertinente et sournoise du jeune comte Sigismond.
Au milieu de ces honorables conflits, une personne qui n'y prenait aucune part attirait à un haut degré l'intérêt de M. de Camors, d'abord par sa beauté et ensuite par son attitude. C'était une orpheline d'un grand nom, mais fort pauvre, dont madame de la Roche-Jugan et madame Tonnelier, ses cousines, avaient dû accepter la charge, qu'elles se partageaient. Mademoiselle Charlotte de Luc d'Estrelles passait chaque année six mois chez la comtesse et six mois chez la baronne. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle était grande, blonde, avec des yeux profonds, un peu à l'ombre sous l'arc proéminent de ses sourcils presque noirs. La masse épaisse de ses cheveux encadrait un front triste et superbe. Elle était mal mise ou plutôt pauvrement, n'ayant jamais voulu se vêtir des restes de ses parentes; mais ses robes de laine, faites de sa main, la drapaient comme un marbre antique. Ses cousines Tonnelier l'appelaient la déesse. Elles la détestaient, et elle les méprisait. Le nom qu'elles lui donnaient ironiquement lui convenait, d'ailleurs, à merveille. Quand elle se mettait en marche, on eût dit qu'elle descendait d'un piédestal. Sa tête paraissait un peu petite, comme celles des statues grecques; ses narines délicates et mobiles semblaient fouillées par un ciseau exquis dans un ivoire transparent. Elle avait l'air étrange et un peu sauvage qu'on suppose aux nymphes chasseresses. Sa voix était magnifique, et elle s'en servait avec goût. Elle avait, d'ailleurs, autant qu'on pouvait le savoir, un vif sentiment des arts; mais c'était une personne silencieuse dont on était forcé de deviner les pensées. Bien des fois avant cette époque, Camors s'était demandé avec curiosité ce qui se passait dans cette âme concentrée. Inspiré par sa générosité naturelle et aussi par son admiration secrète, il s'était toujours piqué de rendre à cette cousine pauvre les hommages qu'il eût rendus à une reine; mais elle avait toujours paru aussi indifférente aux attentions de son jeune parent qu'aux procédés tout opposés de ses bienfaitrices involontaires.
Son attitude au château de Campvallon était bizarre. Plus taciturne que jamais, distraite, étrangère, comme si elle eût médité quelque dessein profond, elle s'éveillait tout à coup, soulevait ses longs cils, promenait çà et là son regard bleu, et le posait soudain sur Camors, qui se sentait frissonner.
Une après-midi, comme il était dans la bibliothèque, on frappa doucement à la porte, et mademoiselle de Luc d'Estrelles entra. Elle était pâle. Il se leva un peu étonné et la salua.
—J'ai à vous parler, mon cousin, dit-elle de son accent pur et grave, légèrement précipité par une émotion évidente.
Il la regarda, lui montra un divan, et s'assit sur une chaise devant elle.
—Mon cousin, reprit-elle, vous ne me connaissez guère; mais je suis franche et brave: je viens tout droit à ce qui m'amène. Est-il vrai que vous soyez ruiné?
—Pourquoi, mademoiselle?
—Vous avez toujours été bon pour moi, et vous êtes le seul. Je vous en suis reconnaissante, et même je…
Elle s'arrêta, et une teinte rosée se répandit sur ses joues; puis elle secoua la tête en souriant, comme quelqu'un qui reprend difficilement son courage.
—Enfin, poursuivit-elle, je suis prête à vous donner ma vie. Vous me jugerez bien romanesque… mais je me fais de nos deux pauvretés réunies une image très douce… Je crois… je suis sûre que je serais une excellente femme pour un mari que j'aimerais… Si vous devez quitter la France, comme on me l'a dit, je vous suivrai… Je serai partout et toujours votre compagne fidèle et vaillante… Pardon! encore un mot, monsieur de Camors… ma démarche serait honteuse, si elle cachait une arrière-pensée… elle n'en cache aucune… Je suis pauvre… j'ai quinze cents francs de rente… Si vous êtes plus riche que moi, je n'ai rien dit, et rien au monde ne me ferait vous épouser.
Elle se tut et fixa sur lui, avec une expression d'attente, d'angoisse et de candeur extraordinaires, ses grands yeux pleins de feu.
Il y eut une pause solennelle. Entre ces deux êtres, nobles et charmants tous deux, il semblait qu'en cette minute une destinée terrible était en suspens, et que tous deux le sentaient.
Enfin M. de Camors lui répondit d'un ton grave:
—Mademoiselle, il est impossible que vous conceviez à quelle épreuve vous venez de me soumettre; mais je suis descendu en moi-même, et je n'y ai rien trouvé qui soit digne de vous. Faites-moi l'honneur de croire qu'il ne s'agit ici ni de votre fortune ni de la mienne; mais j'ai résolu de ne me marier jamais.
Elle soupira longuement et se leva.
—Adieu, mon cousin, dit-elle.
—Je vous en prie, restez encore… je vous en prie! dit le jeune homme en la repoussant doucement sur le divan.
Elle se rassit. Il fit quelques pas au hasard pour calmer son agitation; puis, s'asseyant à demi sur la table, vis-à-vis de la jeune fille:
—Mademoiselle Charlotte, vous êtes malheureuse, n'est-ce pas?
—Un peu, dit-elle.
—Je ne veux pas dire en ce moment… mais toujours?
—Toujours.
—Ma tante de la Roche-Jugan vous traite durement?
—Sans doute. Elle craint que je ne séduise son fils… Oh! grand Dieu!
—Les petites Tonnelier sont jalouses de vous?… et mon oncle
Tonnelier… vous tourmente, n'est-ce pas?
—Indignement, dit-elle.
Et deux larmes jaillirent de ses yeux comme deux diamants.
—Mademoiselle Charlotte, que pensez-vous de la religion de ma tante?
—Que voulez-vous que je pense d'une religion qui ne donne aucune vertu et qui n'ôte aucun vice?
—Ainsi vous êtes peu croyante?
—On peut croire à Dieu et à l'Évangile sans croire à la religion de votre tante.
—Ma tante vous pousse au couvent… Pourquoi n'y entrez-vous pas?
—J'aime la vie.
Il la regarda un moment sans parler, et reprit:
—Oui, vous aimez la vie,—le soleil, la pensée, les arts, le luxe, tout ce qui est beau comme vous… Eh bien, mademoiselle Charlotte, tout cela est sous votre main… Pourquoi ne le prenez-vous pas?
Elle parut surprise et comme inquiète.
—Comment? dit-elle.
—Si vous avez, comme je le crois, autant de force d'âme que vous avez d'intelligence et de beauté, vous pouvez échapper pour jamais à la sujétion misérable où le sort vous a jetée. Souverainement douée comme vous l'êtes, vous pouvez être demain une grande artiste, indépendante, fêtée, opulente, adorée, maîtresse de Paris et du monde.
—Et la vôtre, n'est-ce pas? dit l'étrange fille.
—Pardon, mademoiselle Charlotte… Je ne vous ai soupçonnée d'aucune pensée équivoque quand vous m'avez offert de partager mon incertaine pauvreté… Rendez-moi, je vous prie, la même justice en ce moment. Mes principes en morale sont fort larges, c'est vrai; mais je suis aussi fier que vous, et je ne vais pas à mon but par des voies souterraines. Quoique je vous trouve infiniment belle et séduisante, j'étais dominé par un sentiment supérieur à tout intérêt personnel. J'ai été profondément touché de votre élan sympathique vers moi, et je cherchais à vous en témoigner ma reconnaissance par les conseils d'une amitié véritable… Dès que vous me supposez l'honnête dessein de vous corrompre à mon bénéfice, je me tais, mademoiselle, et je vous rends votre liberté.
—Continuez, monsieur.
—Vous m'écoutez avec confiance?
—Oui.
—Eh bien, mademoiselle Charlotte, vous avez peu vu le monde; mais vous l'avez vu assez cependant pour le juger et pour savoir le cas que vous devez faire de son estime. Le monde, c'est votre famille et la mienne; c'est M. Tonnelier, madame Tonnelier, mesdemoiselles Tonnelier, madame de la Roche-Jugan et le petit Sigismond… Eh bien, mademoiselle Charlotte, le jour où vous serez une grande artiste, riche, triomphante, idolâtrée, buvant à pleine coupe toutes les joies de la vie, ce jour-là assurément mon oncle Tonnelier invoquera la morale outragée, madame Tonnelier s'évanouira de pudeur dans les bras de ses vieux amants, et ma tante de la Roche-Jugan lèvera en gémissant ses yeux jaunes vers le ciel… mais, en vérité, mademoiselle, qu'est-ce que cela peut vous faire?
—Vous me conseillez d'être une courtisane?
—En aucune façon. Je vous conseille uniquement d'être une artiste, une comédienne, en dépit de l'opinion, parce que c'est la seule carrière où vous puissiez trouver l'indépendance et la fortune. Il n'y a pas de loi, d'ailleurs, qui empêche une artiste de se marier et d'être une femme honorable comme le monde l'entend, vous en avez plus d'un exemple.
—Sans mère, sans famille, sans appui j'aurais beau faire, un jour ou l'autre, je serais une fille perdue… Est-ce que je ne vois pas cela!
M. de Camors ne répondit pas.
—Pourquoi ne dites-vous rien?
—Mon Dieu! mademoiselle, parce que nos idées sur ce sujet délicat sont fort différentes, que je ne puis changer les miennes, et que je désire vous laisser les vôtres… Moi, je suis un païen.
—Comment!… pour vous le bien et le mal sont indifférents?
—Non, mademoiselle; mais pour moi le mal, c'est de craindre l'opinion des gens qu'on méprise, c'est de pratiquer ce qu'on ne croit pas, c'est de se courber sous des préjugés et sous des fantômes dont on connaît le néant; le mal, c'est d'être esclave ou hypocrite, comme les trois quarts et demi du monde; le mal, c'est la laideur, l'ignorance, la sottise et la lâcheté. Le bien, c'est la beauté, le talent, la science et le courage… Voilà tout!
—Et Dieu? dit-elle.
Il ne répondit pas. Elle le regarda fixement pendant une minute sans pouvoir rencontrer ses yeux, qu'il détournait. Elle laissa tomber sa tête avec une sorte d'accablement; puis, la relevant tout à coup:
—Il y a, dit-elle, des sentiments qu'un homme ne peut comprendre. Cette vie libre que vous me conseillez, j'y ai souvent songé dans mes heures d'amertume… mais j'ai toujours reculé avec horreur devant une pensée… une seule…
—Laquelle?
—Peut-être ce sentiment m'est-il particulier,… peut-être est-ce un orgueil excessif… mais enfin j'ai un grand respect de moi, de ma personne: elle m'est comme sacrée. Quand je ne croirais à rien, comme vous, et j'en suis loin, Dieu merci!… je n'en resterais pas moins honnête et pure, et fidèle à un seul amour, simplement par fierté… J'aimerais mieux, ajouta-t-elle d'une voix basse et contenue, mais saisissante, j'aimerais mieux profaner un autel que moi-même!
Elle se leva sur ces mots, fit de la tête un signe d'adieu un peu hautain, et sortit.
M. de Camors, à la suite de cet entretien, demeura quelque temps singulièrement préoccupé: il était étonné des profondeurs qu'il avait entrevues dans ce caractère; il était assez mécontent de lui-même, sans trop savoir pourquoi, et, par-dessus tout, il était violemment épris de sa cousine. Toutefois, comme il avait une faible idée de la franchise des femmes, il se persuada de plus en plus que mademoiselle de Luc d'Estrelles, lorsqu'elle était venue lui offrir son coeur et sa main, n'ignorait point qu'il était encore pour elle un parti très avantageux: il se dit que, quelques années auparavant, il eût pu être dupe de cette candeur perfide, il se félicita de n'être point tombé dans ce piège attrayant et d'avoir su vaincre un premier mouvement de crédulité et d'émotion sincère.—Il aurait pu s'épargner ces compliments. Mademoiselle de Luc d'Estrelles, ainsi qu'il devait le savoir bientôt, avait été dans cette circonstance, comme les femmes le sont quelquefois, parfaitement vraie, désintéressée et généreuse. Seulement, lui arriverait-il jamais de l'être encore à l'avenir? Cela était douteux, grâce à M. de Camors. Il n'est pas rare qu'en méprisant trop les hommes, on les corrompe, et qu'en se défiant trop des femmes, on les perde.
Une heure plus tard environ, on frappa de nouveau à la porte de la bibliothèque. Camors eut une légère palpitation. Il espéra secrètement voir reparaître mademoiselle Charlotte. Ce fût le général qui entra.
Il vint à lui à pas comptés en souillant comme un monstre des mers, et, le saisissant au collet:
—Eh bien, jeune homme? lui dit-il.
—Eh bien, général?
—Que faites-vous là?
—Je travaille, général.
—Parfait!… Asseyez-vous donc!… Non, non, asseyez-vous! (Le général prononçait: Asseyez-vô!)
Il se jeta alors lui-même sur le divan, à la place qu'avait occupée mademoiselle d'Estrelles, ce qui changeait la perspective.
—Eh bien? reprit-il après un long silence.
—Mais quoi donc, général?
—Quoi donc!… quoi donc!… Eh bien, est-ce que vous ne remarquez pas, depuis quelques jours, que je suis extraordinairement agité?
—Mon Dieu! général, non, je n'ai pas remarqué.
—Vous n'êtes guère observateur!—Je suis extraordinairement agité, cela crève les yeux! et c'est à tel point, qu'il y a des moments, ma parole d'honneur, où je suis tenté de croire que votre tante a raison et que j'ai quelque chose au coeur!
—Bah! général, ma tante rêve… vous avez le pouls d'un enfant.
—Vous croyez?… Au surplus, je ne crains pas la mort… mais enfin c'est toujours ennuyeux!… Eh bien, donc je suis trop agité… il faut que cela finisse, entendez-vous?
—Oui, général… mais qu'y puis-je faire, moi?
—Vous allez le savoir!—Vous êtes mon cousin, n'est-ce pas?
—En effet, général, j'ai cet honneur-là.
—Mais fort éloigné!… J'ai trente-six cousins au même degré que vous!… et, sacrebleu! en définitive, je ne vous dois rien!
—Mais je ne vous demande rien, général.
—Je le sais bien!—Vous êtes donc mon cousin fort éloigné… mais il y a autre chose… Votre père m'a sauvé la vie dans l'Atlas… Il a dû vous conter ça… Non?… Eh bien, ça ne m'étonne pas… Il n'était pas bavard, votre père!… C'était un homme!—S'il n'avait pas quitté l'épaulette, il avait un bel avenir… On parle beaucoup de M. Pélissier, de M. Canrobert, de M. Mac-Mahon, et cætera… Je n'en dis pas de mal: ce sont des jeunes gens instruits… du moins je les ai connus tels; mais votre père les aurait diablement distancés, s'il avait voulu s'en donner la peine… Enfin il ne s'agit pas de ça!—Voici l'histoire: nous traversions une gorge de l'Atlas… nous étions en retraite… je n'avais pas de commandement… je suivais en amateur, inutile de vous dire par quelle circonstance… Nous étions donc en retraite… il nous tombait de la lune une grêle de pierres et de balles… qui mettaient un peu de désordre dans la colonne… J'étais à l'arrière-garde… Paf! mon cheval est tué, et me voilà dessous!… Il y avait sur un escarpement du défilé, à quinze pieds de haut, cinq brigands sales comme des peignes… que je vois encore… Ils se laissent glisser et tombent sur mon cheval et sur moi! Le défilé faisait un coude à cet endroit-là, de sorte que personne ne voyait mon embarras… ou que personne ne voulait le voir, ce qui revenait au même… Je vous dis qu'il y avait du désordre!… Eh bien, je vous prie de croire qu'avec mon cheval et mes cinq Arabes sur le dos j'étais fort mal à mon aise, moi!… j'étouffais… j'étais tout à fait mal à mon aise enfin… Ce fut alors que votre père accourut comme un gentil garçon et me tira de là… Je l'aidai un peu quand je fus relevé… mais n'importe, ça ne s'oublie pas!—Voyons, parlons net: auriez-vous une grande répugnance à jouir de sept cent mille francs de rente, et à vous appeler après moi le marquis de Campvallon d'Arminges. Répondez!
Le jeune comte rougit légèrement.
—Je m'appelle Camors, dit-il.
—Vous ne voulez pas que je vous adopte?… Vous refusez d'être l'héritier de mon nom et de mes biens?
—Oui, général.
—Voulez-vous que je vous donne le temps d'y réfléchir?
—Non, général. Je suis sincèrement flatté et reconnaissant de vos intentions généreuses à mon égard; mais, dans les questions d'honneur, je ne réfléchis jamais.
Le général souffla bruyamment comme une locomotive qui lâche sa vapeur, il se leva, fit deux ou trois fois le tour de la galerie, les pieds en dehors, la poitrine effacée, et vint se rasseoir sur le divan, qui gémit.
—Quels sont vos projets? dit-il.
—Je compte d'abord, général, essayer d'accroître ma fortune, qui est un peu mince. Je ne suis pas aussi étranger aux affaires qu'on le pense. Les relations de mon père et les miennes me donnent un pied dans quelques grandes entreprises industrielles et financières, où j'espère réussir avec beaucoup de travail et de volonté. En même temps j'ai quelque idée de me préparer à la vie publique, et d'aspirer à la députation quand les circonstances me le permettront.
—Bien! très bien! il faut qu'un homme fasse quelque chose. L'oisiveté est la mère de tous les vices… J'aime le cheval comme vous; c'est un noble animal… Je prends un vif intérêt aux luttes du sport: elles améliorent la race hippique et contribuent puissamment à une bonne remonte de notre cavalerie; mais le sport doit être une distraction et non une profession… Hem! ainsi vous prétendez être député?
—Avec le temps, général.
—Parbleu! sans doute!… Mais je puis vous servir, moi, dans cette voie-là. Quand le coeur vous en dira, je donnerai ma démission, je vous recommanderai à mes braves et fidèles électeurs, et vous prendrez ma place. Ça vous convient-il?
—À merveille, général, et je vous remercie de tout coeur; mais pourquoi donner votre démission?
—Ah! pourquoi, pourquoi! pour vous être utile et agréable d'abord, et puis ensuite parce que je commence à en avoir assez, moi, parce que je ne serai pas fâché personnellement de donner cette petite leçon-là au gouvernement. Je souhaite qu'elle lui profite!… Vous me connaissez, je ne suis pas un jacobin; j'ai d'abord cru que ça marcherait… mais quand on voit ce qui se passe!
—Qu'est-ce qui se passe, général?
—Quand on voit un Tonnelier grand dignitaire… on voudrait avoir la plume de Tacite, ma parole! Lorsque je pris ma retraite, vers 48,—sur un indigne passe-droit qu'on m'avait fait,—je n'avais pas encore l'âge de la réserve, et j'étais encore capable de bons et loyaux services… J'aurais pu m'attendre peut-être dans un état de choses régulier à quelque dédommagement… Je l'ai trouvé, au reste, dans la confiance de mes braves et fidèles électeurs… mais enfin on se lasse de tout, mon jeune ami… Les séances du Luxembourg… je veux dire du Palais Bourbon, me fatiguent un peu… Bref, quelque regret que je doive éprouver en me séparant de mes honorables collègues et de mes chers électeurs, je me démettrai de mes fonctions quand vous serez prêt et disposé… N'avez-vous pas une propriété dans le département?
—Oui, général, une propriété qui appartenait à ma mère.. Un petit manoir avec un peu de terre autour, qui s'appelle Reuilly.
—Reuilly!… à deux pas de Des Rameures!… parfait!… Eh bien, c'est le pied à l'étrier, cela!
—Oui, mais il y a un malheur: c'est que je suis forcé de vendre cette terre.
—Pourquoi diable?
—Général, c'est tout ce qui me reste. Cela rapporte une dizaine de mille francs. Pour me lancer dans les affaires, il me faut quelques capitaux, une mise de fonds, et je désire ne pas emprunter.
Le général se leva, et son pas martial et cadencé ébranla de nouveau le parquet de la galerie; après quoi, il se laissa retomber sur le divan.
—Il ne faut pas vendre votre terre! dit-il. Je ne vous dois rien… mais j'ai de l'affection pour vous… Vous ne voulez pas être mon fils adoptif; je le regrette, et je suis bien forcé de passer à d'autres projets… Je vous avertis que je passe à d'autres projets!… Il ne faut pas vendre votre terre, si vous tenez à être député. Les gens du pays, et Des Rameures en particulier, ne voudraient plus de vous. Cependant, vous avez besoin d'argent. Permettez-moi de vous prêter trois cent mille francs. Vous me les rendrez quand vous pourrez, sans intérêts, et, si vous ne me les rendez pas, vous me ferez plaisir!
—Mais, en vérité, général…
—Voyons, acceptez… comme parent, comme ami… comme fils d'un ami, au titre que vous voudrez… mais acceptez, ou vous m'offenserez sérieusement!
M. de Camors se leva, prit la main du général, la serra avec émotion et lui dit d'un ton bref:
—J'accepte, monsieur, merci!
Le général, sur ces mots, se leva comme un lion en furie, la moustache hérissée, les narines ouvertes et fumantes; il regarda le jeune comte avec un air de véritable férocité, et, l'attirant soudain sur sa poitrine, il l'embrassa cordialement. Il marcha ensuite vers la porte avec sa solennité accoutumée, enleva une larme sur sa joue d'un doigt furtif, et sortit.
C'était un brave homme que le général, et, comme beaucoup de braves gens, il n'avait pas été heureux en ce monde. On pouvait rire de ses travers, on ne pouvait lui reprocher aucun vice. Il avait l'esprit un peu étroit, le coeur immense. Il était timide au fond, surtout avec les femmes. Il était délicat, passionné et chaste. Il avait peu aimé, et n'avait pas été aimé du tout. Il prétendait avoir pris sa retraite sur un passe-droit qu'on lui avait fait. Voici quel était en réalité ce passe-droit. Il avait épousé à quarante ans la fille d'un pauvre colonel tué à l'ennemi. Après quelques années de mariage, cette orpheline l'avait trompé, de complicité avec un de ses aides de camp. La trahison lui avait été révélée par un jeune rival, qui avait joué en cette occasion le rôle infâme de Iago. M. de Campvallon avait alors déposé ses épaulettes étoilées, et, dans deux duels successifs, dont on se souvient en Afrique, il avait tué à deux jours de distance le coupable et le dénonciateur. Sa femme était morte peu de temps après, et il était resté plus seul au monde que jamais. Il n'était pas homme à se consoler dans des amours vénales; un propos grivois le faisait rougir. Le corps de ballet lui faisait peur. Il n'eût osé l'avouer; mais ce qu'il rêvait à son âge avec ses moustaches menaçantes et sa mine terrible, c'était l'amour dévoué d'une grisette, aux pieds de laquelle il eût pu répandre sans honte et surtout sans défiance toutes les tendresses de son coeur héroïque et simple.
Dans la soirée du jour qui avait été marqué pour M. de Camors par ces deux épisodes intéressants, mademoiselle de Luc d'Estrelles ne descendit pas pour dîner. Elle fit dire qu'elle avait une forte migraine, et qu'elle priait qu'on l'excusât. Ce message fut accueilli par un murmure général et par quelques paroles aigres de madame de la Roche-Jugan, qui semblaient signifier que mademoiselle de Luc d'Estrelles n'était pas dans une situation de fortune à se permettre d'avoir la migraine. Le dîner n'en fut pas moins gai, grâce à madame Bacquière et à madame Van Cuyp, et aussi à leurs deux maris, qui étaient arrivés de Paris ce soir-là pour passer leur dimanche avec elles. Afin de célébrer cette heureuse réunion, ils se mirent tous les quatre à boire du vin de Champagne à flots, tout en parlant argot et en imitant les acteurs;—ce qui fit beaucoup rire les domestiques.
Quand on retourna au salon, madame Bacquière et madame Van Cuyp jugèrent délicieux de prendre les chapeaux de leurs maris, de mettre leurs pieds dedans, et de courir en cet équipage un petit steeple-chase d'un bout du salon à l'autre. Pendant ce temps, madame de la Roche-Jugan touchait le pouls du général et le trouvait extrêmement capricant.
Le lendemain matin, à l'heure du déjeuner, tous les hôtes du général étaient réunis dans ce même salon, à l'exception de mademoiselle d'Estrelles, dont apparemment la migraine se prolongeait. On remarquait aussi l'absence du général, qui était la politesse et l'exactitude mêmes. On commençait à s'en inquiéter, quand les deux battants de la porte s'ouvrirent tout à coup: le général entra, tenant mademoiselle d'Estrelles par la main. La jeune fille avait les yeux fort rouges et le visage fort pâle. Le général était écarlate; il s'avança de quelques pas comme un acteur qui va saluer le public, promena autour de lui des regards foudroyants, et poussa un hem! qui fut répété en écho par les cordes basses du piano.
—Mes chers hôtes et amis, dit-il alors d'une voix tonnante, permettez-moi de vous présenter la marquise de Campvallon d'Arminges!
Une banquise du pôle arctique n'est ni plus silencieuse ni plus froide que ne le fut le salon du général à la suite de cette déclaration.—M. de Campvallon, tenant toujours mademoiselle d'Estrelles par la main, gardait sa position centrale, et continuait de lancer des regards foudroyants sur l'assistance; mais ses yeux commençaient à s'égarer et à rouler convulsivement dans leurs orbites, tant il était étonné lui-même et embarrassé de l'effet qu'il avait produit.
M. de Camors vint à son secours, il lui prit la main et lui dit:
—Recevez tous mes compliments, général… Je suis sincèrement heureux de votre bonheur… et puis cela est digne de vous!
S'approchant ensuite de mademoiselle d'Estrelles, il s'inclina avec une grâce sérieuse et lui serra la main.
Quand il se retourna, il eut la stupeur d'apercevoir sa tante de la Roche-Jugan dans les bras du général. Elle passa de là dans ceux de mademoiselle d'Estrelles, qui craignit un instant, à la violence de ses caresses, qu'elle n'eût l'intention secrète de l'étouffer.
—Général, dit alors madame de la Roche-Jugan d'un ton plaintif, je vous la recommande, n'est-ce pas?… je vous la recommande bien, n'est-ce pas?… c'est ma fille… mon second enfant!… Sigismond, embrassez votre cousine… Vous permettez, général? Ah! on ne connaît vraiment tout son amour pour ces êtres-là que quand on les perd… Je vous la recommande bien, n'est-ce pas, général?
Et madame de la Roche-Jugan fondit en larmes.
Le général, qui commençait à concevoir une haute opinion du coeur de la comtesse, lui protesta que mademoiselle d'Estrelles trouverait en lui un ami et un père. Sur cette douce assurance, madame de la Roche-Jugan alla s'asseoir dans un coin solitaire, à l'ombre d'un rideau, où on l'entendit pleurer et se moucher pendant plus d'une heure;—car elle ne put déjeuner, le bonheur lui coupant l'appétit.
La glace une fois rompue, tout le monde se montra convenable. Les Tonnelier, toutefois, ne s'épanchèrent pas avec autant d'effusion que la tendre comtesse, et il fut aisé de voir que madame Bacquière et madame Van Cuyp ne se représentaient pas sans amertume la pluie d'or et de diamants qui allait tomber sur leur cousine et consteller sa beauté. M. Bacquière et M. Van Cuyp en souffrirent naturellement les premiers, et leurs charmantes femmes leur firent entendre à diverses reprises dans la journée qu'elles les méprisaient profondément. Ce fut un triste dimanche pour ces messieurs.
La famille Tonnelier sentit, d'ailleurs, qu'elle n'avait plus rien à ménager, et elle partit le lendemain pour Paris après des adieux un peu secs.
La conduite de madame de la Roche-Jugan fut plus noble. Elle déclara qu'elle servirait de mère à sa Charlotte bien-aimée jusqu'au pied des autels et jusqu'au seuil de la chambre nuptiale, qu'elle s'occuperait de son trousseau avec enthousiasme, et que le mariage aurait lieu chez elle.
—Le diable m'emporte! ma chère comtesse, lui dit le général au comble du ravissement, il faut que je vous avoue une chose: vous m'étonnez!… J'ai été injuste, cruellement injuste envers vous! Oui, ma foi! je m'en accuse, je vous croyais dure, intéressée, peu franche… Et bien, pas du tout: vous êtes une excellente femme, un coeur d'or, une belle âme. Ma chère amie, vous avez trouvé le vrai moyen de me convertir, puisque vous y tenez… J'ai quelquefois pensé qu'en fait de religion l'honneur suffisait à un homme, n'est-ce pas, Camors?… Mais je ne suis pas un mécréant, ma chère comtesse… et, ma parole sacrée, lorsque je vois de parfaites créatures comme vous, j'ai envie de croire tout ce qu'elles croient, quand ce ne serait que pour leur être agréable!
M. de Camors, moins naïf, se demandait avec intérêt quel pouvait être le secret de la politique nouvelle de sa tante. Il n'eut pas besoin de beaucoup d'efforts pour le pressentir. Madame de la Roche-Jugan, qui avait fini par se convaincre elle-même de l'anévrisme du général, se flattait que les soucis du mariage pourraient accélérer les destins de son vieil ami. En tout cas, M. de Campvallon avait plus de soixante ans; Charlotte était jeune, et Sigismond aussi, Sigismond attendrait donc quelques années, s'il le fallait, et il ferait tout doucement sa cour à la jeune marquise, jusqu'au jour où il l'épouserait avec toutes ses dépendances, sur le mausolée du général.—C'était ainsi que madame de la Roche-Jugan, un moment écrasée sous le coup inattendu qui ruinait toutes ses espérances, avait soudain modifié ses plans et changé ses batteries, pour ainsi dire sous le feu de l'ennemi.—Voilà à quoi elle rêvait en pleurant et en se mouchant derrière son rideau.
Les impressions personnelles de M. de Camors à la nouvelle de ce mariage n'avaient pas été des plus agréables. Premièrement, il avait été forcé de reconnaître qu'il avait fort mal jugé mademoiselle d'Estrelles, et qu'au moment où il l'accusait de spéculer sur sa petite fortune elle lui sacrifiait les sept cent mille francs de rente du général. Il sentait donc avec ennui qu'il n'avait pas eu précisément le beau rôle dans cette affaire. En second lieu, il se voyait réduit à étouffer dès ce moment la secrète passion que cette belle et singulière personne lui inspirait. Femme ou veuve du général, dans le présent et dans l'avenir, il était clair que mademoiselle d'Estrelles lui échappait absolument; séduire la femme de ce vieillard et de cet ami dont il avait accepté les bienfaits, ou bien l'épouser un jour veuve et riche après l'avoir refusée pauvre, c'était une indignité ou une bassesse que l'honneur lui interdisait au même degré et avec la même rigueur évidente, si cet honneur dont il avait fait la seule loi de sa vie n'était pas un mot et une risée. M. de Camors n'hésita pas à le comprendre et à s'y résigner.
Pendant les quatre ou cinq jours qu'il passa encore à Campvallon, sa conduite fut parfaite. Les attentions délicates et réservées dont il entoura mademoiselle d'Estrelles, mêlées d'une dose convenable de mélancolie, lui témoignèrent à la fois sa reconnaissance, son respect et ses regrets. M. de Campvallon n'eut pas moins à se louer des procédés du jeune comte, qui entra dans la faiblesse de son hôte avec une bonne grâce affectueuse, lui parla peu de la beauté de sa fiancée et beaucoup de ses qualités morales, et lui laissa voir sur l'avenir de cette union la plus flatteuse confiance.
La veille de son départ, Camors fut mandé dans le cabinet du général.
—Mon jeune ami, lui dit M. de Campvallon en lui remettant un bon de trois cent mille francs sur son banquier, je dois vous déclarer, pour le repos de votre conscience, que j'ai informé mademoiselle de Luc d'Estrelles du petit avantage que je vous fais. Mademoiselle de Luc d'Estrelles, mon jeune ami, a beaucoup d'estime et d'amitié pour vous, sachez cela. Elle a donc accueilli ma communication avec un sensible plaisir. Je l'ai encore avertie que je ne prétendais tirer aucun reçu de cette somme, et qu'aucune réclamation ne devait être en aucun temps exercée contre vous à ce sujet. Mademoiselle de Luc d'Estrelles, qui doit être mon unique héritière, je ne vous le cache pas, s'est associée cordialement à mes intentions. Maintenant, mon cher Camors, rendez-moi un petit service. Pour vous dire le fond de ma pensée, je serais bien aise de vous voir donner suite immédiatement à vos projets de légitime ambition. Ma situation nouvelle, mon âge, mes goûts, ceux que je puis supposer à la marquise réclament tous mes loisirs et toute ma liberté d'action. Je désirerais, en conséquence, vous recommander le plus tôt possible à mes braves et fidèles électeurs tant pour le Corps législatif que pour le conseil général, que vous ferez bien d'enlever au préalable. Pourquoi différer? Vous êtes très instruit, très capable… Eh bien, quoi! portons-nous en avant! Commençons nos opérations! Voulez-vous?
—Général, j'aurais préféré mûrir un peu… mais ce serait une vraie folie et une ingratitude en même temps que de ne pas me prêter à vos bonnes dispositions… Que faut-il faire d'abord? Voyons!
—Mon jeune ami, au lieu de partir pour Paris demain, il faut partir pour votre terre… Reuilly, je crois, vous avez dit?… Eh bien, il faut partir pour Reuilly et conquérir Des Rameures!
—Qu'est-ce que c'est que Des Rameures, général?
—Vous ne connaissez pas Des Rameures?… Non, au fait, vous ne pouvez pas le connaître… Diable! diable! c'est fâcheux; Des Rameures est tout-puissant dans le pays… C'est un original, Des Rameures, mais un brave garçon… très brave garçon! vous le verrez… avec sa nièce, une femme très respectable! Dame, jeune homme, il faut leur plaire… votre succès est à ce prix… Je vous dis que Des Rameures est maître du pays! Moi, il me protégeait… sans ça, je serais resté en chemin, ma parole d'honneur!
—Mais, général, que faut-il faire pour lui plaire?
—À Des Rameures?… Dame, vous le verrez… C'est un grand original. Il n'a pas été à Paris depuis 1823; il a horreur de Paris et des Parisiens… Eh bien, il faut flatter un peu ses idées là-dessus… il faut un peu de ruse en ce monde, jeune homme!
—Mais sa nièce, général?
—Ah diable! il faut plaire aussi à sa nièce… il l'adore, et elle fait de lui tout ce qu'elle veut, quoiqu'il se débatte quelquefois…
—Et quelle femme est-ce que cette nièce, général?
—Oh! une femme très respectable, parfaitement respectable… une veuve… un peu dévote… mais très instruite… beaucoup de mérite!
—Et comment m'y prendre pour plaire à cette dame?
—Ah! ma foi! vous m'en demandez trop!… Je n'ai jamais su plaire à une femme, moi, ainsi! Je suis bête comme une oie avec elles… C'est plus fort que moi!… Mais vous, mon jeune camarade, vous n'avez pas besoin d'être renseigné là-dessus… vous lui plairez, pardieu! vous n'avez qu'à être convenable et gentil… voilà tout!… Enfin vous verrez tout ça, et vous vous en tirerez comme un ange, j'en suis sûr… Plaire à Des Rameures et à sa nièce, voilà le mot d'ordre!
Le lendemain dans la matinée, M. de Camors quitta le château de Campvallon, muni de ces renseignements incomplets, et, en outre, d'une lettre du général pour Des Rameures. Il se rendit en voiture de louage à son domaine de Reuilly, qui était situé dix lieues plus loin. Chemin faisant, il se disait que tout n'est pas rose dans la carrière de l'ambition, et qu'il était dur d'y rencontrer dès le début deux physionomies aussi inquiétantes que celles de Des Rameures et de sa respectable nièce.
IV
Le domaine de Reuilly se composait de deux fermes perdues au milieu des champs et d'une maison de quelque apparence qui avait été habitée autrefois par la famille maternelle de M. de Camors. Il n'avait, quant à lui, jamais vu cette propriété. Il y arriva à la fin d'une belle journée d'été, vers huit heures. Une longue et sombre avenue de vieux ormes qui entre-croisaient leurs cimes épaisses conduisait à la maison d'habitation, qui ne répondait pas à cette préface imposante. C'était une maigre construction du siècle dernier, simplement ornée d'un attique et d'un oeil-de-boeuf, mais flanquée toutefois du colombier seigneurial. Elle empruntait, d'ailleurs, un certain air de dignité aux deux petites terrasses superposées qui la précédaient, et dont les doubles escaliers s'appuyaient sur des balustrades de granit. Deux animaux en pierre, qui avaient peut-être ressemblé autrefois à des lions, se faisaient pendant de chaque côté de la balustrade, à l'entrée de la terrasse supérieure, et se dévoraient de l'oeil depuis cent cinquante ans.
Derrière la maison était le jardin, au milieu duquel on remarquait, sur un socle en maçonnerie, un cadran solaire mélancolique, entre quelques plates-bandes figurant des as de coeur et aussi des as de trèfle; plus loin, des buis taillés en forme de confessionnaux et d'autres en forme de pions d'échecs; dans le fond, faisant face à la maison, un mur en hémicycle propre aux espaliers; à droite, une haie de charmilles pareillement sculptées dans le goût de l'époque: des niches, des tonnelles et un labyrinthe de charmilles s'enfonçant par mille détours dans un vallon mystérieux où l'on entendait perpétuellement un petit bruit triste. C'était une nymphe en terre cuite dont l'urne, par un procédé hydraulique inconnu, répandait nuit et jour un mince filet d'eau dans le bassin d'un petit étang bordé de vieux sapins, à l'ombre desquels il paraissait aussi noir que l'Achéron.
La première impression de M. de Camors à la vue de cet ensemble fut souverainement pénible, et la seconde le fut encore davantage. En d'autres temps sans doute, il eût trouvé quelque intérêt à rechercher au milieu de ces souvenirs du passé les traces d'une enfant qui était née là, qui avait grandi là, qui avait été sa mère, et qui peut-être avait aimé tendrement toutes ces vieilles choses; mais son système n'admettait point les enfantillages: il repoussa donc ces idées, si elles lui vinrent, et, après un rapide coup d'oeil, il demanda son dîner.
Le garde et sa femme, qui, depuis une trentaine d'années, étaient les seuls habitants de Reuilly, avaient été prévenus la veille par un exprès. Ils avaient passé la journée à nettoyer la maison et à l'aérer, opération qui avait eu pour effet d'aviver tous les inconvénients qu'elle voulait prévenir et d'irriter les vieux pénates du logis dérangés dans leur sommeil, dans leur poussière et dans leurs toiles d'araignée. Un vague parfum de cave, de sépulcre et de vieux fiacre saisit Camors à la gorge quand il pénétra dans le salon principal où son couvert était dressé. Il y avait deux chandelles sur la table, ce qui étonna beaucoup le jeune comte, qui n'en avait jamais vu. Ces deux chandelles scintillaient faiblement dans les ténèbres comme deux étoiles de quinzième grandeur. M. de Camors en prit une avec précaution par son flambeau de fer, et la considéra d'abord quelque temps avec curiosité; puis il s'en servit pour examiner de près quelques-uns de ses ancêtres qui décoraient la muraille et qui paraissaient le regarder eux-mêmes avec une extrême surprise. Leur peinture fanée et craquelée laissait voir la toile en plus d'une place. Les uns avaient perdu le nez, les autres n'avaient plus qu'un oeil, quelques-uns avaient des mains sans bras et d'autres des bras sans mains, mais tous néanmoins souriaient avec la plus grande bienveillance. Un chevalier de Saint-Louis avait reçu pendant la Révolution un coup de baïonnette dans sa croix, et le trou était resté béant; mais lui-même souriait comme les autres et respirait une fleur.
M. de Camors, cette inspection terminée, se dit qu'il n'y avait pas un seul de ces portraits qui valût quinze francs, et s'assit en soupirant devant les deux chandelles. La femme du garde avait employé une partie de la nuit précédente à égorger la moitié de sa basse-cour, et les divers produits de ce massacre comparurent successivement sur la table noyés dans des flots de beurre. Heureusement le général avait eu l'attention paternelle d'envoyer la veille à Reuilly un panier de provisions pour parer aux premières difficultés d'une installation imprévue. Quelques tranches de pâté et quelques verres de vin de château-Yquem aidèrent le jeune comte à combattre la mortelle tristesse que le dépaysement, la solitude, la nuit, la fumée des chandelles et la compagnie funéraire de ses aïeux commençaient à lui inspirer. Il reprit son moral, qui véritablement lui avait échappé un instant, et fit jaser le vieux garde qui le servait. Il essaya d'en tirer quelques éclaircissements sur l'intéressante personnalité de M. Des Rameures; mais le garde, comme tous les paysans normands, était convaincu qu'un homme qui répond clairement à une question est un homme déshonoré. Avec toute la déférence possible, il laissa entendre à Camors qu'il n'était point dupe de l'ignorance qu'il affectait, que M. le comte savait beaucoup mieux que lui ce qu'était M. Des Rameures, ce qu'il faisait et où il demeurait, que M. le comte était son maître, et qu'à ce titre il avait droit à tout son respect, mais qu'en même temps M. le comte était Parisien, et que, comme le disait précisément M. Des Rameures, tous les Parisiens étaient des farceurs.
M. de Camors, qui s'était juré de ne se fâcher jamais, ne se fâcha point. Il demanda un peu de patience à la vieille eau-de-vie du général, alluma un cigare et sortit. Il demeura quelque temps accoudé sur la petite balustrade de la terrasse qui s'étendait devant la maison, regardant devant lui. La nuit, quoique belle et pure, enveloppait d'un voile épais les vastes campagnes. Un imposant silence, étrange pour des oreilles parisiennes, régnait au loin dans les plaines et sur les collines comme dans les vides espaces du ciel. Par intervalles seulement, un aboiement lointain s'élevait tout à coup, puis s'éteignait, et tout retombait dans la paix.
M. de Camors, dont les yeux s'étaient peu à peu habitués à l'obscurité, descendit l'escalier de la terrasse, et s'engagea dans la vieille avenue, qui était aussi sombre et aussi solennelle qu'une cathédrale à minuit. La barrière franchie, il se trouva dans un chemin vicinal qu'il suivit à l'aventure.
À proprement parler, Camors, jusqu'à cette époque de sa vie, n'avait jamais quitté Paris. Toutes les fois qu'il en était sorti, il en avait emporté avec lui le bruit, le mouvement, le train mondain et l'existence artificielle; les courses, les chasses, les séjours au bord de la mer ou dans les villes d'eaux ne lui avaient jamais fait connaître en réalité ni la province ni la campagne. Il en eut alors la vraie sensation pour la première fois, et cette sensation lui fut odieuse. À mesure qu'il s'avançait sur cette route silencieuse, sans lumières, sans maisons, il lui semblait qu'il voyageait dans les sites désolés et morts d'un paysage lunaire. Cette région de la Normandie rappelle les parties les plus cultivées de la vieille Bretagne. Elle en a le caractère agreste et un peu sauvage, les pommiers et les bruyères, les couverts épais, les vertes vallées, les chemins creux, les haies touffues. Il y a des rêveurs qui aiment cette nature douce et sévère, même dans son repos nocturne. Ils aiment tout ce qui frappait alors les sens indifférents de M. de Camors,—ce silence même et cette paix des campagnes endormies, l'odeur des prairies fauchées le matin, les petites lueurs vivantes qui brillent çà et là dans l'herbe des fossés, le ruisseau invisible qui murmure dans le pré voisin, le vague mugissement d'une vache qui rêve,—et au-dessus de tout cela le calme profond des cieux.
M. de Camors marchait toujours devant lui avec une sorte de désespoir, se flattant sans doute de rencontrer à la fin le boulevard de la Madeleine. Il ne trouva que quelques chaumières de paysans éparses au bord du chemin, et dont les toitures basses et moussues semblaient sortir de cette terre féconde comme une énorme végétation. Deux ou trois des habitants de ces taudis respiraient l'air du soir sur le seuil de leur porte, et Camors put distinguer dans l'ombre leurs formes lourdes et leurs membres déjetés par le rude travail des champs. Ils étaient là muets, immobiles, et ruminant dans les ténèbres, pareils à des animaux fatigués. M. de Camors, comme tous ceux que possède une idée maîtresse, avait coutume, depuis qu'il avait adopté pour règle de sa vie la religion de son père, d'y rapporter toutes ses impressions et toutes ses pensées. Il se dit en ce moment qu'il y avait sans aucun doute entre ces paysans et un civilisé comme lui une distance plus grande qu'entre ces paysans et les brutes des forêts, et cette réflexion le confirma dans le sentiment d'aristocratie farouche qui est un des termes logiques de sa doctrine.
Il venait de gravir une côte assez raide, du haut de laquelle il entrevoyait d'un oeil découragé un nouvel horizon de pommiers, de meules de foin et de confuse verdure, et il s'apprêtait à retourner sur ses pas, quand un incident inattendu l'arrêta sur place: un bruit étrange avait soudain empli ses oreilles. C'était un agréable concert de voix et d'instruments, qui, dans cette solitude perdue, tenait du rêve et du miracle. La musique était bonne et même excellente; il reconnut le prélude de Bach arrangé par Gounod. Robinson, lorsqu'il aperçut la trace d'un pied humain sur le sable de son île, ne fut pas plus étonné que M. de Camors en découvrant au milieu de ce désert un si vif symptôme de civilisation. S'orientant sur les sons mélodieux qu'il entendait, il descendit la colline avec précaution et curiosité, comme un fils de roi à la recherche d'un palais enchanté. Le palais lui apparut à mi-côte, sous la forme d'une haute muraille, qui était la partie postérieure d'une habitation adossée à la route. Une des fenêtres du premier étage était ouverte sur une des faces latérales de la maison, et c'était de là, à n'en point douter, que sortaient les flots d'harmonie, mêlés à des flots de lumière.—Sur le fond d'un accompagnement où quelques instruments à cordes se mariaient aux accords du piano, une voix de femme pure et grave s'élevait et disait la phrase mystique du jeune maître avec une expression et un goût qui lui auraient fait plaisir à lui-même. Camors était musicien et fort capable d'apprécier la savante exécution de ce morceau. Il en fut tellement frappé, qu'il éprouva le désir irrésistible de voir les exécutants, et particulièrement la chanteuse. Dans cette innocente intention, il escalada le revers du fossé qui bordait la route, et se dressa sur le haut du talus; se trouvant encore d'un bon nombre de mètres au-dessous de la fenêtre éclairée, il n'hésita pas à user de ses talents gymnastiques pour se hisser dans les branches supérieures d'un des vieux chênes qui croissaient sur la haie. Pendant qu'il opérait cette ascension, il ne se dissimulait pas tout ce qu'un pareil trait avait de léger pour un futur député de l'arrondissement, et il ne pouvait s'empêcher de sourire à la pensée d'être surpris dans cette position équivoque par le terrible Des Rameures ou par sa nièce.
Il parvint à s'établir assez commodément sur une maîtresse branche, dans le plus épais du feuillage, à peu près en face de la fenêtre intéressante, et, quoiqu'il en fût à une distance respectable, son regard put pénétrer dans l'intérieur du salon où le concert avait lieu. Une dizaine de personnes y étaient réunies, autant qu'il le put voir. Quelques femmes, d'âges divers, travaillaient autour d'une table. Près d'elles, un jeune homme paraissait dessiner. Deux ou trois assistants étaient plongés çà et là dans des meubles confortables avec un air de recueillement. Autour du piano se présentait un groupe qui attira principalement l'attention du jeune comte. Une jolie fillette d'une douzaine d'années tenait gravement le piano; derrière elle, un vieillard, remarquable par sa haute taille, son front chauve, sa couronne de cheveux blancs et ses épais sourcils noirs, jouait du violon avec une dignité sacerdotale; un homme d'une cinquantaine d'années, en costume ecclésiastique, et portant une énorme paire de lunettes à branches d'argent, était assis près de lui, et maniait avec une mine de profonde contention l'archet d'un violoncelle. Entre eux était la chanteuse. C'était une personne brune, pâle, mince, élégante, qui ne paraissait pas avoir dépassé vingt-cinq ans; l'ovale un peu sévère de son visage était animé par deux grands yeux noirs, qui semblaient grandir encore quand elle chantait. Elle tenait une de ses mains posée sur l'épaule de l'enfant qui était assise au piano, et, de cette main, elle semblait battre doucement la mesure, pressant et modérant tour à tour le zèle de l'enfant, et cette main était charmante.—Une hymne de Palestrina avait succédé au prélude de Bach; c'était un quatuor auquel deux exécutants nouveaux prêtaient leur concours. Le vieux prêtre, en cette circonstance, avait quitté son violoncelle; il s'était mis debout, avait ôté ses lunettes, et sa voix de basse profonde complétait un ensemble des plus satisfaisants.
Après le quatuor, il y eut un moment de conversation générale, pendant laquelle la chanteuse embrassa la petite pianiste, qui sortit aussitôt du salon. On forma alors une sorte de cercle autour du prêtre, qui toussa, se moucha, remit ses lunettes à branches d'argent, et tira de sa soutane ce qui paraissait être un manuscrit.—La chanteuse cependant s'était approchée de la fenêtre comme pour prendre l'air; elle roulait tranquillement un éventail dans ses doigts, et sa silhouette se dessinait dans la baie lumineuse. Elle regardait au dehors comme au hasard, tantôt vers le ciel, tantôt vers la campagne sombre. M. de Camors croyait entendre son souffle pur et léger à travers les légères palpitations de l'éventail. Il se pencha un peu pour mieux voir, et ce mouvement agita le feuillage autour de lui; la jeune femme, à ce léger bruit, resta tout à coup immobile, et la pose raide et directe de sa tête indiqua clairement qu'elle avait les yeux attachés sur le chêne où M. de Camors était blotti. Il sentit que sa situation devenait grave, et, ne pouvant juger en aucune façon jusqu'à quel point il était ou n'était pas invisible, il passa sous la menace de ce regard obstinément fixe une des plus cruelles minutes de sa vie. La jeune femme se retourna enfin vers l'intérieur du salon, et dit d'une voix calme quelques mots qui attirèrent aussitôt près de la fenêtre deux ou trois assistants, parmi lesquels M. de Camors reconnut le vieux monsieur au violon. En ce moment de crise, il ne trouva rien de plus convenable que de garder dans sa niche de verdure le silence et l'immobilité des tombeaux. L'attitude des gens de la fenêtre ne laissa pas cependant de le rassurer; ils promenaient leurs yeux dans l'espace avec une incertitude évidente, et il en conclut qu'il était plutôt soupçonné que découvert. Ils échangeaient entre eux des observations animées auxquelles le jeune comte prêtait sans succès une oreille attentive. Enfin une voix forte, qu'il crut être celle du vieux monsieur au violon, fit entendre nettement ces trois mots: «Lâchez les chiens!» Ce renseignement parut suffisant à M. de Camors: il n'était pas poltron, il n'eût pas reculé d'un pas devant une meute de tigres; mais il eût fait cent lieues à pied pour échapper à l'ombre du ridicule. Il profita d'une heureuse éclaircie où la surveillance dont il était l'objet parut moins active, se laissa glisser à bas de son arbre, sauta dans le champ de l'autre côté de la haie, et rentra dans le chemin un peu plus loin en escaladant la barrière. Il reprit alors la démarche paisible d'un promeneur qui se sent dans son droit. Ce fut à peine s'il hâta le pas lorsqu'un instant plus tard, il entendit au loin quelques aboiements tumultueux, qui lui prouvaient d'ailleurs que sa retraite avait été vraiment opportune.
Il retrouva posté sur le seuil d'une chaumière un des paysans qu'il avait vus à son premier passage, et, s'arrêtant devant lui:
—Mon ami, lui dit-il, à qui est donc cette grande maison qui tourne le dos à la route, là-bas, et où l'on fait de la musique?
—Vous le savez peut-être bien! dit l'homme.
—Si je le savais, mon ami, reprit Camors, je ne vous le demanderais pas.
Le paysan ne répondit rien.—Il avait sa femme près de lui. M. de Camors, ayant remarqué que les femmes avaient généralement, dans toutes les classes de la société, plus d'esprit et de bonté que leurs maris, essaya de s'adresser à elle:
—Ma bonne dame, je suis étranger, comme vous voyez… À qui donc est cette maison?… Est-ce à M. Des Rameures, par hasard?
—Non, non, dit la femme, vraiment non… M. Des Rameures, c'est plus loin…
—Ah! et qui donc demeure là?
—Là, c'est M. de Tècle… le comte de Tècle… bien sûr.
—Ah!… Et, dites-moi, il n'est pas seul… il y a une dame chez lui… celle qui chante!… sa soeur… sa femme… quoi?
—Sa belle fille, madame de Tècle, donc!… madame Élise, quoi?
—Ah! je vous remercie, ma chère femme… Avez-vous des enfants?…
Voilà pour leur acheter des sabots.
Il laissa tomber une petite pièce d'or sur la jupe de l'obligeante paysanne et s'éloigna.
La route, au retour, lui parut moins longue qu'en venant et moins triste aussi. Il chantonnait chemin faisant le prélude de Bach. La lune s'était levée, et le paysage y avait gagné. Bref, quand M. de Camors aperçut au bout de l'avenue, toujours sombre, son petit château s'élevant au-dessus de ses deux terrasses et baigné dans une lumière blanche, il lui trouva un aspect aimable et réjouissant.—Toutefois, lorsqu'il vint à s'enfoncer dans la vieille alcôve de ses parents maternels et à respirer l'âcre odeur de papier moisi et de boiseries vermoulues qui en formait l'atmosphère, il eut grand besoin de se souvenir qu'il existait dans les environs une jeune dame qui avait un joli visage, une jolie voix et un joli nom.
Le lendemain matin, le comte de Camors, après s'être plongé tout vif dans une cuve d'eau froide, au profond étonnement du vieux garde et de sa femme, se fit conduire à ses deux fermes. Il en trouva les bâtiments fort semblables à des habitations de castors, quoique moins confortables; mais il fut surpris d'entendre ses fermiers raisonner dans leur patois sur tous les procédés de culture et d'élevage comme des gens qui n'étaient étrangers à aucun des perfectionnements modernes de leur industrie. Le nom de M. Des Rameures intervenait fréquemment dans leurs discours à l'appui de leurs théories et de leur expérience personnelle. Telle charrue était employée de préférence par M. Des Rameures, telle machine à vanner était de son invention, telle race d'animaux avait été introduite dans le pays par ses soins. M. Des Rameures faisait ceci, M. Des Rameures faisait cela; ils faisaient comme lui et s'en trouvaient bien. M. de Camors comprit que le général n'avait pas exagéré l'importance locale de ce personnage, et que décidément il fallait compter avec lui. Il résolut d'aller lui faire visite dans la journée.
En attendant, il alla déjeuner. Ce devoir accompli envers lui-même, le jeune comte s'accouda comme la veille sur la balustrade de sa ferme en face de son avenue, et se mit à fumer.—Il était alors midi, et c'était à peine si le silence et la solitude lui semblaient moins complets, moins sinistres que la veille en pleine nuit. Quelques caquetages de poules, quelques bourdonnements d'abeilles, le faible tintement d'une cloche dans le lointain, et c'était tout. M. de Camors songeait à la terrasse de son cercle, au bruit de la foule, au roulement des omnibus, aux affiches de spectacle, aux petits kiosques où l'on vend des journaux, à l'odeur de l'asphalte échauffé, et le moindre de ces enchantements prenait dans sa pensée une douceur infinie. Les habitants de Paris ont un avantage dont ils ne se rendent pas compte, si ce n'est, bien entendu, quand il leur manque: c'est qu'une bonne moitié de leur existence se trouve remplie sans qu'ils s'en mêlent. La puissante vitalité qui les enveloppe sans cesse les dispense, à un degré dont ils ne doutent pas, du soin de subvenir personnellement à leur entretien intellectuel. Le simple bruit matériel qui forme autour d'eux une sorte de basse continue comble au besoin les lacunes de leur pensée, et n'y laisse jamais le sentiment désagréable du vide. Il n'est pas un Parisien qui n'ait la bonté de croire qu'il fait tout le bruit qu'il entend, qu'il a écrit tous les livres qu'il lit, rédigé tous les journaux dont il déjeune, composé toutes les pièces dont il soupe, et inventé tous les bons mots qu'il répète. Cette flatteuse illusion s'évanouit aussitôt qu'un hasard le transporte à quelques kilomètres de la rue Vivienne. Il lui arrive en cette épreuve une chose qui le confond: il s'ennuie effroyablement. Peut-être soupçonne-t-il alors dans le secret de son âme détendue et affaissée qu'il est une faible créature mortelle; mais non, il rentre à Paris, il se frotte de nouveau à l'électricité collective, il se retrouve, il a du ressort, il est actif, affairé, spirituel, et il reconnaît à sa pleine satisfaction qu'il n'a pas cessé d'être une créature d'élite,—momentanément dégradée, il est vrai, par le contact des êtres inférieurs qui peuplent les départements.
M. de Camors avait en lui-même, autant que personne au monde, de quoi vaincre l'ennui; mais en ces premières heures de vie provinciale, privé de ses relations, de ses chevaux, de ses livres, éloigné de toutes ses habitudes et de tous ses goûts, il devait sentir et il sentait le poids du temps avec une intensité inconnue. Ce fut donc pour lui une délicieuse émotion que d'entendre tout à coup retentir sur le sol certains piétinements relevés, qui annonçaient clairement à son oreille exercée l'approche de quelques chevaux de prix. L'instant d'après, il aperçut sous l'arcade sombre de son avenue deux dames à cheval qui s'avançaient directement vers son humble château, et qui étaient suivies à une distance convenable par un domestique avec une cocarde noire. À ce charmant spectacle, M. de Camors, quoique fort surpris, rassembla ses plus belles façons de gentilhomme, et s'apprêta même à descendre l'escalier de sa terrasse; mais les deux dames, à sa vue, parurent éprouver une surprise au moins égale à la sienne: elles firent un brusque temps d'arrêt, et semblèrent conférer entre elles; puis, prenant leur parti, elles continuèrent leur route, traversèrent la cour qui était au bas des terrasses, et disparurent dans la direction du petit étang qui ressemblait à l'Achéron. Comme elles passaient au pied de la balustrade, M. de Camors les salua, et elles lui rendirent son salut par un léger signe de tête. Malgré le voile qui flottait à leur chapeau, le comte se crut assuré de reconnaître la chanteuse aux yeux noirs et la petite pianiste.
Après quelques minutes, il appela le vieux garde.
—Monsieur Léonard, lui dit-il, est-ce que c'est public, ma cour?
—La cour de monsieur le comte n'est pas publique, bien certainement, dit M. Léonard.
—Eh bien, mais alors que signifient ces deux dames qui viennent de passer là?
—Mon Dieu! monsieur le comte, il y a si longtemps que les maîtres n'étaient venus à Reuilly!… Ces dames ne croyaient pas faire de mal en se promenant dans les bois de monsieur le comte… Elles s'arrêtaient même quelquefois au château… et ma femme leur donnait du lait… Mais je leur dirai que cela gêne monsieur le comte…
—Mais pas le moins du monde… monsieur Léonard… Pourquoi voulez-vous que cela me gêne?… Je m'informe simplement… Et qui sont ces dames?
—Oh! des dames très bien, monsieur le comte… Madame de Tècle et sa fille, mademoiselle Marie…
—Et le mari de cette dame, M. de Tècle… il ne se promène donc pas, lui?
—Ah! vrai Dieu! non! il ne se promène pas, dit le vieux garde avec un fin sourire… Il y a longtemps qu'il est chez les morts, le pauvre homme!… comme monsieur le comte le sait bien!
—Admettons que je le sache, monsieur Léonard; mais qu'il soit bien entendu que je ne veux pas déranger les habitudes de ces dames, n'est-ce pas?
M. Léonard parut satisfait d'être soulagé d'une mission désagréable, et M. de Camors, ayant réfléchi tout à coup que son séjour à Reuilly se prolongerait quelque temps suivant toute vraisemblance, rentra dans le château, en examina les différentes pièces, et s'occupa, de concert avec le garde, à arrêter le plan des réparations les plus urgentes.
La petite ville de L… n'était qu'à deux lieues; elle offrait des ressources suffisantes, et M. Léonard dut s'y rendre le jour même et y prendre langue avec un architecte.
En même temps, M. de Camors se dirigeait de sa personne vers l'habitation de M. Des Rameures, sur laquelle il avait fini par obtenir des indications assez exactes. Il suivit le même chemin que la veille, passa devant le bâtiment d'aspect monastique où respirait madame de Tècle, donna un coup d'oeil au vieux chêne qui lui avait servi d'observatoire à lui-même et découvrit, environ un kilomètre plus loin, le petit édifice à tourelles qu'il cherchait.—On pouvait le comparer à ces résidences idéales qui ont fait rêver tous nos lecteurs dans leur heureuse enfance, quand ils lisaient au-dessous d'une gravure en taille-douce cette phrase attrayante: Le château de M. de Valmont était agréablement situé sur le sommet d'une riante colline… C'était une aimable perspective de prairies en pente, vertes comme l'émeraude, et même davantage, et semées çà et là de gros bouquets d'arbres; puis des parterres ornés de grands vases, des petits ponts blancs jetés sur des ruisseaux, des vaches et des moutons retirés à l'ombre, et qui auraient pu figurer dans un opéra comique, tant le poil des vaches était lustré, et tant la laine des moutons était blanche et mousseuse.
M. de Camors franchit une grille, prit le premier chemin qui se présenta, et gagna le haut du coteau entre deux massifs d'arbustes et de fleurs. Un vieux domestique dormait sur un banc devant la porte, et souriait en rêve à toutes ces jolies choses. M. de Camors l'éveilla et demanda le maître de logis. On l'introduisit aussitôt à travers un vestibule garni de bois de cerf dans un salon fort propre, où une jeune dame en jupe courte et en petit chapeau rond était occupée à piquer des rameaux de verdure dans des vases de Chine.—Elle se retourna au bruit de la porte. C'était encore madame de Tècle.
Pendant que M. de Camors la saluait avec un air d'étonnement et d'incertitude, elle le regardait fixement et très tranquillement avec ses grands yeux.
—Pardon, madame, dit-il en hésitant; j'avais demandé M. Des Rameures…
—Il est à la ferme, monsieur; mais il ne tardera pas à rentrer. Si vous voulez prendre la peine de l'attendre?…
Elle lui montra un siège, et s'assit elle-même en repoussant de son très petit pied les branchages qui jonchaient le parquet.
—Mais, madame, reprit M. de Camors, ne pourrais-je, en l'absence de M.
Des Rameures, avoir l'honneur de parler à madame sa nièce?
Une ombre de sourire passa sur le visage brun, sévère et charmant de madame de Tècle.
—Sa nièce? Mais c'est moi, dit-elle.
—Ah! madame, pardon!… mais on m'avait dit… je croyais… je m'attendais à trouver une personne âgée et…
Il allait dire respectable; mais il s'arrêta et ajouta simplement:
—Et… je vois que j'étais dans l'erreur.
Madame de Tècle parut être complètement insensible à cette politesse.
—Puis-je savoir, monsieur, dit-elle, qui j'ai l'honneur de recevoir?
—M. de Camors.
—Ah! mon Dieu!… mais, alors, monsieur, j'ai des excuses à vous présenter… C'est vous probablement que nous avons vu ce matin… Nous avons été bien indiscrètes, ma fille et moi… mais nous ignorions votre arrivée… et Reuilly était abandonné depuis si longtemps.
—Vous voudrez bien, j'espère, madame, vous et mademoiselle votre fille, ne rien changer à vos habitudes de promenade.
Madame de Tècle fit un petit geste de la main, comme pour dire que certainement elle était reconnaissante de cette invitation, mais que certainement aussi elle n'en abuserait pas; puis il y eut un silence qui se prolongea au point d'embarrasser M. de Camors. Ses yeux errants vinrent à rencontrer le piano, et il eut sur les lèvres cette phrase originale: «Vous êtes musicienne, madame?» mais il se rappela son arbre, craignit de se trahir par cette allusion, et se tut.
—Vous venez de Paris, monsieur? reprit madame de Tècle.
—Non, madame… je viens de passer quelques semaines chez le général de Campvallon, qui a l'honneur d'être de vos amis, je crois, et qui m'a encouragé à me présenter à vous.
—Nous serons très heureux, monsieur!… Quel excellent homme, n'est-ce pas?
—Excellent, oui, madame.
Il y eut un nouveau silence.
—Mon Dieu! monsieur, dit madame de Tècle, si une promenade au soleil ne vous faisait pas peur, nous irions au-devant de mon oncle… nous le rencontrerons certainement.
M. de Camors s'inclina.
Madame de Tècle s'était levée et avait sonné.
—Mademoiselle Marie est là? dit-elle au domestique. Priez-la de mettre son chapeau et de venir.
Mademoiselle Marie arriva l'instant d'après: elle jeta sur l'étranger le franc regard d'un enfant curieux, le salua légèrement, et tous trois sortirent du salon par une porte qui ouvrait de plain-pied sur le parc. De ce côté du château, comme devant la façade, c'était une succession de coteaux et de vallons gazonnés, de bosquets et de clairières, de petits ponts blancs, de vaches luisantes et de moutons frisés, s'étendant à perte de vue. Madame de Tècle, tout en répondant poliment aux exclamations courtoises de M. de Camors, s'acheminait d'un pas rapide et léger, et ses petites bottes de fée laissaient leurs deux empreintes délicates comme esquissées sur le sable fin des sentiers. Elle marchait avec une grâce inconcevable, sans le vouloir et sans le savoir. Elle avait une allure relevée, souple, élastique, et d'une élégance ondoyante qui eût semblé coquette, si on ne l'eût sentie parfaitement naturelle.
Arrivée devant le mur qui fermait la partie droite du parc, elle ouvrit une porte, et l'on se trouva à l'entrée d'un chemin très étroit qui traversait un immense champ plein de blé mûr. Madame de Tècle continua sa marche, suivie par mademoiselle Marie, que suivait M. de Camors. Mademoiselle Marie s'était montrée jusque-là fort sage; mais, en voyant tous ces beaux épis d'or entremêlés de marguerites blanches, de coquelicots rouges et de bleuets, et en entendant le concert délicieux que des myriades de mouches bleues, vertes, jaunes et mordorées faisaient au milieu de ces merveilles, Mademoiselle Marie s'exalta, et perdit quelque chose de son excellente tenue. Elle s'arrêtait de minute en minute pour cueillir une marguerite ou un coquelicot; à chaque station, il est vrai, elle se retournait vers Camors et lui disait: «Pardon, monsieur!» Mais n'importe, sa mère en souffrait.
—Voyons, Marie, disait-elle, voyons donc.
Enfin, comme on passait tout près d'un des pommiers qui étaient clairsemés au milieu du blé, l'enfant aperçut une branche verte, surmontée d'une pomme encore plus verte et grosse comme le bout de son doigt. Cette tentation fut irrésistible.
—Pardon, monsieur, dit-elle.
Et elle s'enfonça dans le blé pour atteindre le pommier et, si Dieu le permettait, la petite pomme; mais ce fut madame de Tècle qui ne le permit pas.
—Marie! dit-elle vivement, dans les blés, mon enfant! êtes-vous folle?
Marie rentra à la hâte dans le sentier; mais elle ne put renoncer à sa terrible envie, et, regardant M. de Camors d'un oeil suppliant:
—Monsieur, lui dit-elle en lui montrant la branche, je vous prie!…
Cela ferait si bien dans mon bouquet, cette pomme!
M. de Camors n'eut qu'à se pencher un peu et à allonger le bras pour détacher de l'arbre la branche et la pomme.
—Merci bien! dit tranquillement l'enfant
Puis elle joignit la tige du pommier à son bouquet, planta le tout dans le ruban de son chapeau, et se remit fièrement en marche après un gros soupir de satisfaction.
Comme ils approchaient d'une barrière qui s'ouvrait à l'extrémité du champ, madame de Tècle se retourna tout à coup:
—Mon oncle, monsieur! dit-elle.
M. de Camors leva la tête, et aperçut un vieillard de haute taille, qui s'était arrêté de l'autre côté de la barrière, et qui les regardait, la main posée au-dessus de ses yeux en forme d'abat-jour. Ses jambes robustes étaient sanglées dans des guêtres de cuir fauve à boucles d'acier. Il portait un large vêtement de velours marron et un chapeau de feutre mou. À ses cheveux blancs et à ses gros sourcils noirs, Camors reconnut aussitôt le vieux monsieur joueur de violon.
—Mon oncle, dit madame de Tècle en montrant le jeune comte du geste,—monsieur de Camors!
—Monsieur de Camors! répéta, le vieillard d'une voix remarquablement forte et pleine; monsieur, soyez le bienvenu.
Il ouvrit la barrière, et, tendant au jeune homme sa main brune et velue:
—Monsieur, poursuivit-il, j'ai beaucoup connu madame votre mère, et je suis ravi de voir son fils chez moi! C'était une aimable personne que votre mère, monsieur, et qui certainement méritait…
Le vieillard hésita, et termina sa phrase par un hem! sonore, qui retentit dans sa large poitrine comme sous une voûte d'église.
Il prit la lettre de M. de Campvallon que Camors lui présentait, et, la tenant développée à longue distance de ses yeux, il se mit à la lire sous l'ombre de la haie voisine. Le général avait prévenu le jeune comte qu'il ne croyait pas politique de révéler dès l'abord à M. Des Rameures les projets concertés entre eux. M. Des Rameures ne trouva donc dans la lettre qu'une chaude recommandation en faveur de M. de Camors, et plus bas, en post-scriptum, la nouvelle du mariage du général.
—Comment diable! s'écria M. Des Rameures. Savez-vous cela, ma nièce?
Campvallon se marie!
Les histoires de mariage ont le privilège d'éveiller l'intérêt particulier des dames. Madame de Tècle se rapprocha avec curiosité, et mademoiselle Marie elle-même prêta l'oreille.
—Comment, mon oncle, le général! Êtes-vous sûr?
—Pardieu! sans doute, j'en suis sûr, puisqu'il me le dit.
Connaissez-vous sa fiancée, monsieur de Camors?
—Mademoiselle de Luc d'Estrelles est ma cousine, monsieur.
—Ah! fort bien, monsieur. Et c'est une personne d'un certain âge, je suppose?
—Elle a vingt-cinq ans, monsieur.
M. Des Rameures fit entendre de nouveau un de ces hem! puissants qui lui étaient familiers.
—Et peut-on vous demander, monsieur, sans indiscrétion, reprit-il, si elle est douée de quelques agréments physiques?
—Elle est d'une rare beauté.
—Hem! Fort bien, monsieur!… Je trouverais le général un peu âgé pour elle; mais quoi! chacun se connaît, monsieur, chacun se connaît! Hem!… ma chère Élise, quand vous voudrez, nous vous suivons… Pardon! monsieur le comte, si je vous reçois dans cet appareil rustique… mais je suis un laboureur, agricola! et un pasteur… un simple gardien de troupeaux, custos gregis! comme dit le poète… Marchez donc devant moi, monsieur, je vous en prie… Marie, respectez mes blés, mon enfant!… Et pouvons-nous espérer, monsieur de Camors, que vous avez l'heureuse pensée de quitter la grande Babylone et de vous installer dans votre propriété rurale? Ce serait d'un bon exemple, monsieur, d'un excellent exemple; car, aujourd'hui plus que jamais malheureusement, on peut dire avec le poète:
Non ullus aratro Dignus honos; squalent abductis arva colonis, Et… et…
et, ma foi, j'oublie le reste!… Pauvre mémoire!… Ah! monsieur, ne vieillissez pas!
—Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem! dit M. de Camors achevant la citation interrompue.
—Quoi! monsieur, vous citez Virgile! vous lisez les anciens! j'en suis charmé, sincèrement charmé! Ce n'est point le défaut de la génération nouvelle! Les ignorants font courir le bruit qu'il est de mauvais goût de citer les classiques… Ce n'est pas mon avis, monsieur… pas le moins du monde… Nos pères citaient volontiers, parce qu'ils savaient. Quant à Virgile, monsieur, c'est mon poète… non pas que j'approuve tous ses procédés de culture… Avec tout le respect que je lui dois, il y a beaucoup à dire à son oeuvre de ce côté-là… et ses méthodes d'élevage en particulier sont tout à fait insuffisantes; mais d'ailleurs il est divin… Eh bien, monsieur de Camors, vous voyez mon petit domaine… mea paupera regna!… la retraite du sage! C'est là que je vis, et que je vis heureux comme un patriarche, comme un vieux berger de l'âge d'or, aimé de mes voisins, ce qui n'est pas facile… et vénérant les dieux, ce qui l'est davantage… Oui, monsieur, et, puisque vous aimez Virgile, vous m'excuserez encore une fois… c'est pour moi qu'il a dit:
Fortunate senex, hic inter flumina nota, Et fontes sacros frigus captabis opacum!
Et aussi, monsieur de Camors:
Fortunatus et ille Deos qui novit agrestes.
Panaque, Silvanumque senem!…
—Nymphasque sorores! dit Camors en souriant, et en désignant d'un léger signe de tête madame de Tècle et sa fille, qui le précédaient.
—Fort bien! fort à propos! c'est la vérité pure! dit gaiement M. Des
Rameures. Avez-vous entendu, ma nièce?
—Oui, mon oncle.
—Et avez-vous compris, ma nièce?
—Non, mon oncle.
Le vieillard se mit à rire de tout son coeur.
—Je ne vous crois pas, ma chère, je ne vous crois pas!… N'en croyez rien, monsieur de Camors! Les femmes ont le don de comprendre les compliments dans toutes les langues!
Cet entretien les avait conduits jusqu'au château. On s'assit sur un banc, devant la porte du salon, pour jouir du point de vue. M. de Camors loua avec goût le dessin et la bonne tenue du parc. Il accepta une invitation à dîner pour la semaine suivante, et se retira discrètement, se flattant d'avoir fait, dès son début, quelques progrès dans l'estime de M. Des Rameures, mais regrettant de n'en avoir fait aucun, suivant toute apparence, dans la sympathie de sa nièce aux pieds légers.
C'était tout le contraire.
—Ce jeune homme, dit M. des Rameures dès qu'il se trouva seul avec madame de Tècle, ce jeune homme a quelque teinture des anciens, et c'est quelque chose, mais il ressemble terriblement à son père, qui était vicieux comme le péché. Il a bien dans le sourire et dans les yeux quelques traits de son adorable mère… mais, en définitive, ma chère Élise, c'est tout le portrait de son détestable père, dont il a, d'ailleurs, dit-on, les principes et les moeurs.
—Qui dit cela, mon oncle?
—Mais le bruit public, ma nièce!
—Le bruit public, mon oncle, se trompe quelquefois, et il exagère toujours. Moi, je le trouve bien, ce jeune homme. Il est très poli et très distingué.
—Voilà! voilà! parce qu'il vous a comparée aux nymphes de la Fable, ma nièce!
—S'il m'a comparée aux nymphes de la Fable, il a eu tort; mais il ne m'a pas adressé en français une seule parole qui ne fût du meilleur ton. Attendons, avant de le condamner, que nous ayons pu le juger nous-mêmes, mon oncle, voulez-vous? C'est une habitude que vous m'avez toujours recommandée, vous savez.
—Vous ne pouvez pas disconvenir, ma nièce, reprit le vieillard avec un peu d'humeur, que ce jeune homme n'exhale un parfum parisien des plus marqués et des plus désagréables! Trop poli, trop contenu! pas l'ombre d'enthousiasme! pas de jeunesse enfin! il ne rit pas! J'aime que chacun soit de son âge… J'aime qu'un jeune homme rie à faire craquer son gilet!
—Comment voulez-vous qu'il rie à faire craquer son gilet, mon oncle, quand son père est mort si récemment d'une manière tragique, et quand lui-même est à demi ruiné, dit-on?
—Eh bien! eh bien, soit!… la vérité est que vous avez raison, et j'abjure mes préventions contre ce jeune homme. S'il est à demi ruiné, je lui offrirai mes conseils et… et… ma bourse au besoin, en souvenir de sa mère, qui vous ressemblait, Élise, par parenthèse, et c'est ainsi que finissent toujours nos querelles, méchante enfant… Je crie, je me passionne, je m'emporte comme un Tartare… vous faites parler votre douceur et votre bon sens, ma chère petite, et le tigre est un agneau… Et tous les malheureux qui vous approchent subissent de même votre charme perfide… Et c'est pourquoi mon vieux La Fontaine a dit de vous:
Sur différentes fleurs l'abeille se repose,
Et fait du miel de toute chose!
V
Élise de Tècle avait alors près de trente ans; mais elle paraissait plus jeune qu'elle n'était. Elle avait épousé à seize ans son cousin Roland de Tècle dans des circonstances singulières.—Mademoiselle de Tècle, orpheline de bonne heure, avait été élevée par le frère de sa mère, M. Des Rameures. Roland vivait à deux pas d'elle chez son père. Tout les rapprochait, les voeux de leur famille, les convenances de fortune, les relations de voisinage et l'harmonie sympathique de leurs personnes. Ils étaient tous deux charmants. Ils avaient été destinés l'un à l'autre dès leur enfance. L'époque fixée pour le mariage approchait avec la seizième année d'Élise, et le comte de Tècle, en prévision de cet événement, faisait restaurer et presque entièrement reconstruire une aile de son château, réservée au jeune ménage. Roland surveillait et pressait lui-même ces travaux avec le zèle d'un amoureux.—Un matin, un bruit confus et sinistre s'éleva dans la cour de l'habitation. Le comte de Tècle accourut et vit son fils évanoui et sanglant entre les bras des ouvriers. Il était tombé du haut d'un échafaudage sur le pavé. Le malheureux enfant demeura deux mois entre la vie et la mort. Au milieu des transports de sa fièvre, il ne cessait d'appeler sa cousine et sa fiancée, et on fut forcé d'admettre la jeune fille à son chevet. Il se rétablit peu à peu; mais il resta défiguré et horriblement boiteux.
La première fois qu'on lui permit de se voir dans une glace, il eut une syncope que l'on put croire mortelle. C'était, d'ailleurs, un garçon de coeur et de foi. En revenant à lui, il versa des flots de larmes,—qui ne purent effacer les cruelles cicatrices de son visage,—pria longtemps et s'enferma avec son père. Tous deux se mirent ensuite à écrire, l'un à M. Des Rameures, l'autre à mademoiselle de Tècle. M. Des Rameures et sa nièce étaient alors en Allemagne. Les émotions et les fatigues avaient épuisé la santé d'Élise, et son oncle, sur les conseils des médecins, l'avait conduite aux eaux d'Ems. Ce fut là qu'elle reçut les lettres qui la dégageaient franchement de sa parole et lui rendaient son absolue liberté. Roland et son père la suppliaient seulement de ne pas hâter son retour, leur intention à tous deux étant de quitter le pays dans quelques semaines et d'aller s'établir à Paris. Ils ajoutaient qu'ils ne voulaient point de réponse, et que leur résolution, impérieusement commandée par la plus simple délicatesse, était irrévocable.
Ils furent obéis. Aucune réponse ne vint.—Roland, son sacrifice accompli, avait paru calme et résigné; mais il tomba dans une sorte de langueur qui fit en peu de temps d'effrayants progrès, et qui laissa bientôt pressentir un dénoûment fatal et prochain, qu'il semblait au reste désirer.
On l'avait transporté un soir à l'extrémité du jardin de son père, sur une terrasse plantée de quelques tilleuls. Il regardait d'un oeil fixe la pourpre du couchant à travers les éclaircies des bois, et son père se promenait à grands pas sur la terrasse, lui souriant quand il passait devant lui, et essuyant une larme un peu plus loin. Ce fut alors qu'Élise de Tècle arriva comme un ange des cieux. Elle s'agenouilla devant le jeune homme infirme, lui baisa les mains et lui dit, en l'enveloppant du rayonnement de ses beaux yeux, qu'elle ne l'avait jamais tant aimé. Il sentit qu'elle disait vrai et accepta son dévouement. Leur union fut consacrée peu de temps après.
Madame de Tècle fut heureuse; mais elle le fut seule. Son mari, malgré la tendresse dont elle l'entourait, malgré le bonheur vrai qu'il pouvait lire dans son regard tranquille, malgré la naissance de sa fille, parut ne se consoler jamais. Il était même avec elle d'une contrainte et d'une froideur étranges. Une douleur inconnue le consumait. On en eut le secret le jour où il mourut.
—Ma chérie, dit-il à sa jeune femme, soyez bénie pour tout le bien que vous m'avez fait… Pardonnez-moi, si je ne vous ai jamais dit combien je vous aimais… Avec un visage comme le mien, il ne faut pas parler d'amour!… Et cependant mon pauvre coeur en était plein… J'ai souffert de cela beaucoup, et surtout en me rappelant ce que j'étais auparavant, et comme j'aurais été plus digne de vous… Mais nous nous reverrons, n'est-ce pas, ma chérie?… Et alors, je serai beau comme vous, et je pourrai vous dire que je vous adore… Adieu!… Je t'en prie, Élise, ne pleure pas!… je t'assure que je suis heureux… Pour la première fois, je t'ai ouvert mon coeur, parce qu'un mourant ne craint pas le ridicule… Adieu! je t'aime!…
Et cette douce parole fut la dernière.
Madame de Tècle, après la mort de son mari, avait continué d'habiter chez son beau-père; mais elle passait une partie de ses journées chez son oncle, et, tout en s'occupant de l'éducation de sa fille avec une sollicitude infinie, elle tenait le ménage des deux vieillards, dont elle était également idolâtrée.
M. de Camors recueillit une partie de ces détails de la bouche du curé de Reuilly, qu'il alla visiter le lendemain, et qu'il trouva étudiant son violoncelle avec ses lunettes d'argent. Malgré son système résolu de mépris universel, le jeune comte ne put s'empêcher de concevoir pour madame de Tècle un vague respect, qui ne nuisit d'ailleurs en rien aux sentiments moins purs qu'il était disposé à lui consacrer. Très décidé, sinon à la séduire, du moins à lui plaire et à s'en faire une alliée, il comprit que l'entreprise n'était pas ordinaire; mais il était brave et il ne craignait pas les difficultés, surtout quand elles se présentaient sous cette forme.
Ses méditations sur ce texte l'occupèrent agréablement le reste de la semaine, pendant qu'il surveillait ses ouvriers et qu'il conférait avec l'architecte. En même temps, ses chevaux, ses livres, ses journaux, ses domestiques, lui arrivaient successivement et achevaient d'écarter l'ennui.
Il avait donc fort bonne mine quand il sauta à bas de son dog-cart le lundi suivant devant la porte de M. Des Rameures et sous les propres yeux de madame de Tècle, qui daigna frapper doucement de sa blanche main l'épaule noire et fumante de Fitz-Aymon (par Black-Prince et Anna-Bell). Camors vit alors pour la première fois le comte de Tècle, qui était un vieillard doux, triste et taciturne. Le curé, le sous-préfet de l'arrondissement et sa femme, le médecin de la famille, le percepteur et l'instituteur complétaient, comme on dit, la liste des convives.
Pendant le dîner, M. de Camors, secrètement excité par le voisinage immédiat de madame de Tècle, s'appliqua à triompher de cette hostilité sourde que la présence d'un étranger ne manque jamais de susciter dans les intimités qu'il dérange. Sa supériorité calme s'établit tout doucement, et se fit même pardonner à force de grâce. Sans montrer une gaieté messéante à son deuil, il eut, à propos de ses premiers embarras de ménage à Reuilly, des pointes de vivacité et des lueurs plaisantes qui déridèrent la gravité de sa voisine. Il interrogea avec bienveillance chacun des convives, parut s'intéresser prodigieusement à leurs affaires, et eut la bonté de les mettre à leur aise. Il eut l'art de fournir à M. Des Rameures l'occasion de quelques citations heureuses. Il lui parla sans affectation des prairies artificielles et des prairies naturelles, des vaches amouillantes et des vaches non amouillantes, des moutons Dishley, et de mille choses enfin qu'il avait apprises le matin dans la Maison rustique du XIXe siècle. Directement il parla peu à madame de Tècle; mais il ne dit pas un seul mot dans tout le cours du repas qui ne lui fût dédié, et, de plus, il avait une manière caressante et chevaleresque de laisser entendre aux femmes, même en leur versant à boire, qu'il était prêt à mourir pour elles.
On le trouva simple et bon enfant, quoiqu'il ne fût ni l'un ni l'autre. Au sortir de table, comme on prenait le frais devant les fenêtres du salon, à la clarté des étoiles:
—Mon cher monsieur, lui dit M. Des Rameures, dont la cordialité naturelle était un peu rehaussée par les fumées de son excellente cave, mon cher monsieur, vous mangez bien, vous parlez mieux, vous buvez sec; je vous proteste, monsieur, que je suis prêt et disposé à vous regarder comme un parfait compagnon et comme un voisin accompli, si vous joignez à tous vos mérites celui d'aimer la musique! Voyons, aimez-vous la musique?
—Passionnément, monsieur.
—Passionnément! bravo! C'est ainsi qu'il faut aimer tout ce qu'on aime, monsieur! Eh bien, j'en suis ravi, car nous formons ici une troupe de mélomanes fanatiques, comme vous vous en apercevrez tout à l'heure… Moi-même, monsieur, je m'escrime volontiers sur le violon… en simple amateur de campagne, monsieur… Orpheus in silvis!… N'allez pas imaginer toutefois, monsieur de Camors, que notre culte pour ce bel art absorbe toutes nos facultés et tous nos instants. Non, monsieur, assurément! Ainsi que vous le verrez encore, si vous voulez bien prendre part quelquefois, comme je l'espère, à nos petites réunions, nous ne dédaignons aucun des objets qui méritent d'occuper des êtres pensants. Nous passons de la musique à la littérature, à la science, à la philosophie même au besoin… mais tout cela, monsieur, je vous prie de le croire, sans pédanterie, sans sortir du ton d'une conversation enjouée et familière… Nous lisons quelquefois des vers, mais nous n'en faisons pas… Nous aimons les temps passés, mais nous rendons justice au nôtre… Nous aimons les anciens, et nous ne craignons pas les modernes; nous ne craignons que ce qui rapetisse l'esprit et ce qui abaisse le coeur, et nous nous exaltons à perte de vue sur tout ce qui nous paraît beau, utile et vrai!… Voilà ce que nous sommes, monsieur. Nous nous appelons nous-mêmes la colonie des enthousiastes, et les malveillants du pays nous appellent l'hôtel de Rambouillet. L'envie, comme vous le savez, monsieur, est une plante qui ne fleurit pas en province; mais ici, par exception, nous avons quelques jaloux; c'est un malheur pour eux, et voilà tout!… Chacun apporte donc ici, mon cher monsieur, le tribut de ses lectures ou de ses réflexions,—son vieux livre de chevet ou son journal du matin;—on cause là-dessus, on commente, on discute, et l'on ne se fâche jamais! La politique même, cette mère de la discorde, n'a pu l'engendrer parmi nous. La chose est étrange monsieur, car les opinions les plus contraires sont représentées dans notre petit cénacle. Moi, je suis légitimiste; voici Durocher, mon médecin et ami, qui est un franc républicain; Hédouin, le percepteur, est parlementaire; M. le sous-préfet est dévoué au gouvernement, comme c'est son devoir; le curé est un peu romain, et moi, je suis gallican, et sic de cæteris! Eh bien, monsieur, nous nous entendons à merveille, et je vais vous dire pourquoi, c'est que nous sommes tous de bonne foi, ce qui est fort rare, monsieur; c'est que toutes les opinions contiennent au fond une portion de vérité, et qu'avec quelques concessions mutuelles tous les honnêtes gens sont bien près d'avoir une seule et même opinion… Enfin, monsieur, que vous dirai-je? c'est l'âge d'or qui règne dans mon salon, ou plutôt dans le salon de ma nièce; car, si vous voulez connaître la divinité qui nous fait ces loisirs, il faut regarder ma nièce! C'est pour lui plaire, monsieur, c'est pour satisfaire à son bon goût, à son bon sens et à sa mesure parfaite en toutes choses que chacun de nous abjure l'excès et la passion qui gâtent les meilleures causes. En un mot, monsieur, c'est l'amour, à proprement parler, qui est notre lien commun et notre commune vertu, car nous sommes tous amoureux de ma nièce… moi d'abord!… Durocher ensuite depuis trente ans… puis M. le sous-préfet, puis tous ces messieurs… et vous aussi, curé!… Allons! allons! vous aussi vous êtes amoureux d'Élise, en tout bien, tout honneur, bien entendu,—comme je le suis moi-même, comme nous le sommes tous, et comme M. de Camors le sera bientôt si ce n'est déjà fait, n'est-ce pas, monsieur de Camors?
M. de Camors déclara avec un sourire de jeune tigre qu'il se sentait beaucoup de propension à ratifier la prophétie de M. Des Rameures; après quoi, on rentra dans le salon. La société s'y était augmentée de quelques habitués des deux sexes, qui étaient venus, les uns en voiture, les autres à pied, de la petite ville voisine ou des campagnes environnantes. M. Des Rameures ne tarda pas à saisir son violon; pendant qu'il l'accordait, mademoiselle Marie, qui était une musicienne consommée, s'assit devant le piano, et sa mère se posta derrière elle, prête à battre la mesure sur son épaule.
—Ceci, monsieur de Camors, dit M. Des Rameures, ne va pas être nouveau pour vous: c'est simplement la sérénade de Schubert, tout bonnement, monsieur; mais nous l'avons un peu arrangée, ou dérangée, à notre façon; vous en jugerez. Ma nièce chante, et nous lui répondons alternativement, le curé et moi!… Arcades ambo!… lui sur sa basse, et moi sur mon stradivarius. Voyons, mon cher curé, commencez… Incipe, Mopse, prior!
Malgré l'exécution magistrale du vieux gentilhomme et malgré l'application savante du curé, ce fut madame de Tècle qui parut à M. de Camors la plus remarquable des trois virtuoses. Le calme de ses beaux traits et la dignité de son attitude formaient avec l'accent passionné de sa voix un contraste qu'il trouva fort piquant. Le tour de l'entretien l'amena bientôt lui-même au piano, et il se tira d'un accompagnement difficile avec un talent réel. Il avait même une voix de ténor assez jolie, et il s'en servait bien. Tout cela mis dehors à propos et sans apprêt fit le meilleur effet du monde.
Il se tint ensuite à l'écart pendant le reste de la soirée, se contentant d'observer et de s'étonner. Le ton de ce petit cercle était à la vérité surprenant. Il était aussi éloigné du commérage vulgaire que de l'affectation précieuse. Rien qui ressemblât à une loge de concierge, comme quelques salons de province; rien qui ressemblât à un foyer de petit théâtre grivois, comme bien des salons de Paris; rien non plus, comme Camors l'appréhendait fortement, d'une séance académique en chambre. Il faut avouer pourtant que la conversation, tout en s'animant souvent jusqu'à la franche gaieté gauloise, ne descendait jamais aux sujets bas, et qu'elle se portait même de préférence sur les questions élevées, sur les lettres, les arts ou la politique; mais ces honnêtes gens savaient toucher légèrement aux choses sérieuses, et simplement aux choses les plus hautes. Il y avait là cinq ou six femmes, quelques-unes jolies, toutes distinguées, qui avaient pris l'habitude de penser, sans perdre le goût de rire, ni celui de plaire. Toutes les intelligences paraissaient dans ce groupe étrange au même niveau et d'une même élite, parce qu'elles vivaient toutes dans la même région, et que cette région était supérieure. Il faut ajouter qu'elles étaient aussi sous le même charme, et que ce charme était souverain. Madame de Tècle, indifférente en apparence, ensevelie dans son fauteuil et piquant sa tapisserie, animait tout d'un regard, et modérait tout d'un mot. Le regard était ravissant, et le mot toujours juste: ces esprits purs n'ont pas de nuages, et il n'y avait pas de goût plus sûr que le sien. On attendait en toutes choses son arrêt comme celui d'un juge qu'on redoute et d'une femme qu'on aime.
On ne lut pas de vers ce soir-là, et M. de Camors n'en fut pas fâché. On parla successivement à travers la musique d'une comédie nouvelle d'Augier, d'un roman de madame Sand, d'un poème récent de Tennyson et des affaires d'Amérique… Puis M. Des Rameures, s'adressant au curé:
—Mon cher Mopsus, lui dit-il, vous alliez nous lire votre sermon sur la superstition, jeudi dernier, quand nous avons été interrompus par ce farceur qui était monté dans un arbre pour mieux vous entendre… Voici l'heure de nous dédommager. Mettez-vous là, mon cher pasteur, et nous vous écoutons.
Le digne curé prit séance, déroula son manuscrit, et se mit à lire son sermon, que nous ne rapporterons pas ici, malgré l'exemple de notre ami Sterne, pour ne pas trop mêler le sacré au profane. Il nous suffira de dire qu'il avait pour objet d'enseigner aux habitants de la paroisse de Reuilly à distinguer les actes de foi qui élèvent l'âme et qui plaisent à Dieu des actes de superstition qui dégradent la créature et offensent le Créateur. Le sermon, quoique rédigé avec goût, paraissait destiné à faire valoir la morale évangélique plutôt que le talent de l'orateur. Il fut généralement approuvé. Quelques personnes cependant, et M. Des Rameures entre autres, blâmèrent certains passages comme dépassant la mesure des intelligences simples auxquelles on s'adressait; mais madame de Tècle, appuyée par le républicain Durocher, soutint qu'on se défiait trop de l'intelligence populaire, que souvent on l'abaissait sous prétexte de se mettre à son niveau, et les passages incriminés furent maintenus.
Comment on passa du sermon sur la superstition au mariage du général de Campvallon, je l'ignore; mais on y vint, et on devait y venir, car c'était le bruit du pays à vingt lieues à la ronde. Ce texte d'entretien réveilla l'attention chancelante de M. de Camors, et son intérêt fut même piqué au vif quand le sous-préfet insinua, sous toutes réserves, que le général, occupé d'autres soins, pourrait bien abdiquer son mandat de député.
—Mais cela serait fort embarrassant! s'écria M. Des Rameures: qui diable le remplacerait? Je vous préviens formellement, mon cher sous-préfet, que, si vous prétendez nous infliger ici quelque farceur parisien avec une fleur à la boutonnière, je le renvoie à son cercle, lui, sa fleur et sa boutonnière! Voilà une chose que vous pouvez considérer comme positive, monsieur!
—Mon oncle! dit à demi-voix madame de Tècle en désignant de l'oeil M. de
Camors.
—Je vous entends, ma nièce, reprit en riant M. Des Rameures; mais je supplierai M. de Camors, qui ne peut me supposer en aucun cas l'intention de l'offenser, je le supplierai de tolérer la manie d'un vieillard, et de me laisser toute la liberté de mon langage sur le seul sujet qui me fasse perdre mon sang-froid.
—Et quel est ce sujet, monsieur? dit Camors avec sa grâce souriante.
—Ce sujet, monsieur, c'est l'insolente suprématie de Paris à l'égard du reste de la France! Je n'ai pas mis les pieds à Paris depuis 1823, monsieur, afin de lui témoigner l'horreur qu'il m'inspire!… Vous êtes un jeune homme instruit et sensé, monsieur, et, je l'espère, un bon Français… Eh bien, vous paraît-il juste et convenable, je vous le demande, que Paris nous envoie chaque matin nos idées toutes faites, nos bons mots tout faits, nos députés tout faits, nos révolutions toutes faites… et que toute la France ne soit plus que l'humble et servile faubourg de sa capitale?… Faites-moi la grâce de me répondre à cela, monsieur, je vous prie!
—Mon Dieu! monsieur, il y a peut-être quelque excès dans cette extrême centralisation de la France; mais enfin tout pays civilisé a sa capitale, et il faut une tête aux nations comme aux individus.
—Je m'empare à l'instant même de votre image, monsieur, et je la retourne contre vous… Oui, sans doute, il faut une tête aux nations comme aux individus; cependant, si la tête est difforme et monstrueuse, le signe de l'intelligence devient le signe de l'idiotisme, et, au lieu d'un homme de génie, vous avez un hydrocéphale!—Faites bien attention, monsieur, à ce que va me répondre M. le sous-préfet tout à l'heure!… Mon cher sous-préfet, soyez franc.—Si demain la députation de cet arrondissement devenait vacante, trouveriez-vous dans cet arrondissement, ou même dans le département tout entier, un homme apte à remplir les fonctions de député tant bien que mal?
—Ma foi, dit le sous-préfet, je ne vois personne dans le pays… et, si vous persistiez, pour votre compte, à refuser la députation…
—J'y persisterai toute ma vie, monsieur! Je n'irai certes pas, à mon âge, m'exposer aux gouailleries de vos farceurs parisiens!
—Eh bien, dans ce cas-là, vous seriez bien forcé de prendre un étranger et probablement même un farceur parisien.
—Vous avez entendu, monsieur de Camors! reprit M. Des Rameures avec éclat. Ce département, monsieur, compte six cent mille âmes, et, sur ces six cent mille âmes, il n'y a pas l'étoffe d'un député!… Je mets en fait, monsieur, qu'aucun pays civilisé au monde ne vous donnerait, à l'heure qu'il est, un second exemple d'un scandale pareil! Cette honte nous est réservée, et c'est votre Paris qui en est la cause! C'est lui qui absorbe tout le sang, toute la vie, toute la pensée, toute l'action du pays, et qui ne laisse plus qu'un squelette géographique à la place d'une nation!… Voilà, monsieur, les bienfaits de votre centralisation,—puisque vous avez prononcé ce mot aussi barbare que la chose!
—Pardon, mon oncle, dit madame de Tècle en poussant tranquillement son aiguille, je ne connais rien à cela, moi… mais il me semble vous avoir entendu dire que cette centralisation qui vous déplaît tant était l'oeuvre de la Révolution et du premier consul… Pourquoi donc vous en prendre à M. de Camors?… Je trouve cela injuste.
—Et moi aussi, madame, dit Camors en saluant madame de Tècle.
—Et moi également, monsieur, dit en riant M. Des Rameures.
—Cependant, madame, reprit le jeune comte, je mérite un peu que monsieur votre oncle me prenne à partie à ce sujet; car, si je n'ai pas fait la centralisation, comme vous l'avez suggéré très justement, j'avoue que j'approuve fort ceux qui l'ont faite.
—Bravo! tant mieux, monsieur! dit le vieillard, j'aime qu'on ait une opinion à soi et qu'on la défende!
—Monsieur, dit Camors, c'est une exception que je fais en votre honneur; car, lorsque je dîne en ville et surtout lorsque j'ai bien dîné, je suis toujours de l'avis de mon hôte; mais je vous respecte trop pour ne pas oser vous contredire. Eh bien, je pense donc que les assemblées révolutionnaires, et le premier consul après elles, ont été bien inspirés en imposant à la France une vigoureuse centralisation administrative et politique; je pense que cette centralisation était indispensable pour fondre et pétrir notre corps social sous sa forme nouvelle, pour l'assujettir dans son cadre et le fixer dans ses lois, pour fonder enfin et pour maintenir cette puissante unité française, qui est notre originalité nationale, notre génie et notre force.
—Monsieur dit vrai! s'écria le docteur Durocher.
—Parbleu! sans doute, monsieur dit vrai! reprit vivement M. Des Rameures.—Oui, monsieur, cela est vrai, l'excessive centralisation dont je me plains a eu son heure d'utilité, de nécessité même, je le veux bien; mais dans quelle institution humaine prétendez-vous mettre l'absolu et l'éternel? Eh! mon Dieu, monsieur, la féodalité aussi a été à son heure un bienfait et un progrès… mais ce qui était bienfait hier ne sera-t-il pas demain un mal et un danger? Ce qui est progrès aujourd'hui ne sera-t-il pas dans cent ans une routine et une entrave? N'est-ce pas là l'histoire même du monde?… Et si vous voulez savoir, monsieur, à quel signe on reconnaît qu'un système social ou politique a fait son temps, je vais vous le dire: c'est quand il ne se révèle plus que par ses inconvénients et ses abus! Alors, la machine a fini son oeuvre, et il faut la changer. Eh bien, je dis que la centralisation française en est arrivée à ce terme critique, à ce point fatal… qu'après avoir protégé, elle opprime: qu'après avoir vivifié, elle paralyse; qu'après avoir sauvé la France, elle la tue!
—Mon oncle, vous vous emportez, dit madame de Tècle.
—Oui, ma nièce, je m'emporte; mais j'ai raison! Tout me donne raison,—le passé et le présent, j'en suis sûr… l'avenir, j'en ai peur! Le passé, disais-je… Tenez, monsieur de Camors, je ne suis pas, croyez-le bien, un admirateur étroit du passé: je suis légitimiste par mes affections, mais franchement libéral par mes principes… tu le sais, toi, Durocher?… Mais enfin autrefois il y avait, entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, un grand pays qui vivait, qui pensait, qui agissait, non seulement par sa capitale, mais par lui-même… Il avait une tête sans doute, mais il avait aussi un coeur, des muscles, des nerfs, des veines,—et du sang dans ces veines, et la tête n'y perdait rien! Il y avait une France, monsieur! La province avait une existence, subordonnée sans doute, mais réelle, active, indépendante. Chaque gouvernement, chaque intendance, chaque centre parlementaire était un vif foyer intellectuel!… Les grandes institutions provinciales, les libertés locales exerçaient partout les esprits, trempaient les caractères et formaient les hommes… Et écoute bien cela, Durocher! Si la France d'autrefois eût été centralisée comme celle d'aujourd'hui, jamais la chère révolution ne se serait faite, entends-tu, jamais car il n'y aurait pas eu d'hommes pour la faire… D'où sortait, je te le demande, cette prodigieuse élite d'intelligences tout armées et de coeurs héroïques que le grand mouvement social de 89 mit tout à coup en lumière. Rappelle à ta pensée les noms les plus illustres de ce temps-là, jurisconsultes, orateurs, soldats. Combien de Paris? Ils sortaient tous de la province… du sein fécond de la France!… Aujourd'hui, nous avons besoin d'un simple député pour des temps paisibles, et, sur six cent mille âmes, nous ne le trouvons pas!… Pourquoi, messieurs? Parce que, sur le sol de la France non centralisée, il poussait des hommes, et que, sur le sol de la France centralisée, il ne pousse que des fonctionnaires!
—Dieu vous bénisse, monsieur! dit le sous-préfet.
—Pardon, mon cher sous-préfet; mais vous comprenez bien que je plaide votre cause comme la mienne quand je revendique pour la province et pour toutes les fonctions de la vie provinciale plus d'indépendance, de dignité et de grandeur. Au point où ces fonctions sont réduites aujourd'hui, dans l'ordre administratif et judiciaire, également dépourvues de puissance, de prestige et d'appointements… vous souriez, monsieur le sous-préfet!… elles ne sont plus comme autrefois des centres de vie, d'émulation, de lumière, des écoles civiques, des gymnases virils… elles ne sont plus que des rouages inertes!… et ainsi du reste, monsieur de Camors!… Nos institutions municipales sont un jeu, nos assemblées provinciales un mot, nos libertés locales rien!… Aussi pas un homme… Mais pourquoi nous plaindre, monsieur? Est-ce que Paris ne se charge pas de vivre et de penser pour nous? Est-ce qu'il ne daigne pas nous jeter chaque matin, comme jadis le sénat romain à la plèbe suburbaine, notre pâture de la journée, du pain et des vaudevilles, panem et circenses!… Oui, monsieur, après le passé, voilà le présent, voilà la France d'aujourd'hui!… Une nation de quarante millions d'habitants qui attend chaque matin le mot d'ordre de Paris pour savoir s'il fait jour ou s'il fait nuit, si elle doit rire ou pleurer! Un grand peuple, jadis le plus noble et le plus spirituel du monde, répétant tout entier le même jour, à la même heure, dans tous les salons et dans tous les carrefours de l'Empire, la même gaudriole inepte, éclose la veille dans la fange du boulevard! Eh bien, monsieur, je dis que cela est dégradant, que cela fait hausser les épaules à l'Europe, autrefois jalouse, que cela est mauvais et funeste, même pour votre Paris, que sa prospérité grise, que son trop-plein congestionne, et qui devient, permettez-moi de vous le dire, dans son isolement orgueilleux et dans son fétichisme de lui-même, quelque chose de semblable à l'empire chinois, à l'empire du Milieu… un foyer de civilisation échauffée, corrompue et puérile!… Quant à l'avenir, monsieur, Dieu me garde d'en désespérer, puisqu'il s'agit de mon pays. Ce siècle a déjà vu de grandes choses, de grandes merveilles,—car je vous prie de remarquer encore une fois, monsieur, que je ne suis nullement l'ennemi de mon temps… J'admets la Révolution, la liberté, l'égalité, la presse, les chemins de fer, le télégraphe… Et, comme je le dis souvent à M. le curé, toute cause qui veut vivre doit s'accommoder des progrès de son époque et apprendre à s'en servir. Toute cause qui hait son temps se suicide… Eh bien, monsieur, j'espère que ce siècle verra une grande chose de plus, ce sera la fin de la dictature parisienne et la renaissance de la vie provinciale; car, je le répète, monsieur, votre centralisation, qui était un excellent remède, est un détestable régime… C'est un horrible instrument de compression et de tyrannie, prêt pour toutes les mains, commode à tous les despotismes, et sous lequel la France étouffe et dépérit. Tu en conviens toi-même, Durocher; dans ce sens, la Révolution a dépassé son but et même compromis ses résultats; car, toi qui aimes la liberté, et qui la veux non pas seulement pour toi, comme quelques-uns de tes amis, mais pour tout le monde, tu ne peux aimer la centralisation: elle exclut la liberté aussi clairement que la nuit exclut le jour!—Quant à moi, messieurs, j'aime également deux choses en ce monde, la liberté et la France… Eh bien, aussi vrai que je crois en Dieu, je crois qu'elles périront toutes deux dans quelque convulsion de décadence, si toute la vie de la nation continue de se concentrer au cerveau, si la grande réforme que j'appelle ne se fait pas, si un vaste système de franchises locales, d'institutions provinciales largement indépendantes et conformes à l'esprit moderne ne vient pas rendre un sang nouveau à nos veines épuisées et féconder notre sol appauvri. Oh! certes, l'oeuvre est difficile et compliquée: elle demanderait une main ferme et résolue; mais la main qui l'accomplira aura accompli l'oeuvre la plus patriotique du siècle! Dites cela au souverain, monsieur le sous-préfet; dites-lui que, s'il fait cela, il y a ici un vieux coeur français qui le bénira… Dites-lui qu'il subira bien des colères, bien des risées, bien des dangers peut-être, mais qu'il aura sa récompense quand il verra la France, délivrée comme Lazare de ses bandelettes et de son suaire, se lever tout entière et le saluer!…
Le vieux gentilhomme avait prononcé ces derniers mots avec un feu, une émotion et une dignité extraordinaires. Le silence de respect avec lequel on l'avait écouté se prolongea quand il eut cessé de parler. Il en parut embarrassé, et, prenant le bras de Camors, il lui dit en riant:
—Semel insanivimus omnes, mon cher monsieur, chacun a sa folie… j'espère que la mienne ne vous a pas offensé? Eh bien, prouvez-le-moi, monsieur, en m'accompagnant au piano cette chaconne du XVIe siècle.
Camors s'exécuta avec sa bonne grâce habituelle, et la chaconne du XVIe siècle termina la soirée; mais le jeune comte, avant de se retirer, trouva moyen de plonger madame de Tècle dans un profond étonnement: il lui demanda à demi-voix avec beaucoup de gravité de vouloir bien lui accorder, à son loisir, un moment d'entretien particulier. Madame de Tècle ouvrit démesurément les yeux, rougit un peu et lui dit qu'elle serait chez elle le lendemain, à quatre heures.