Monsieur de Camors — Complet
VI
En principe, il était parfaitement indifférent à M. de Camors que la France fût centralisée ou décentralisée; mais, en fait, il préférait de beaucoup la centralisation par instinct de Parisien et d'ambitieux. Malgré cette préférence, il ne se fût fait aucun scrupule de se ranger sur cette question à l'avis de M. Des Rameures, s'il n'eût pressenti tout d'abord, avec la supériorité de son tact, que le fier vieillard n'était pas de ces hommes que l'on gagne par la souplesse. Il se réservait au surplus de lui donner l'honneur d'une conversion graduelle, si les circonstances l'exigeaient.
Quoi qu'il en soit, ce n'était ni de la centralisation ni de la décentralisation que le jeune comte se proposait d'entretenir madame de Tècle quand il se présenta chez elle le lendemain à l'heure qu'elle avait fixée. Il la trouva dans son jardin, qui était, comme la maison, d'un style vieilli, sévère et claustral. Une terrasse plantée de tilleuls s'étendait sur un des côtés de ce jardin et le dominait de la hauteur de quelques marches. C'était là que madame de Tècle était assise sous un groupe de tilleuls formant une sorte de berceau. Cette place lui était chère: elle lui rappelait cette soirée où son apparition imprévue avait inondé soudain d'une joie céleste le visage pâle et meurtri de son pauvre fiancé.
Elle avait devant elle une petite table rustique chargée de laines et de soies; elle était plongée dans un fauteuil bas, les pieds un peu élevés sur un tabouret de canne, et elle faisait de la tapisserie avec une grande apparence de tranquillité. M. de Camors, déjà fort versé à cette époque dans la connaissance et même dans la divination de toutes les finesses et de toutes les ruses exquises de l'esprit féminin, sourit secrètement à cette audience en plein air. Il crut en comprendre la combinaison. Madame de Tècle avait voulu enlever à leur rendez-vous le caractère d'intimité que donne le huis clos. C'était la vérité pure. Cette jeune femme, qui était une des plus nobles créatures de son sexe, n'était nullement naïve. Elle n'avait pas traversé dix ans de jeunesse, de beauté et de veuvage sans recevoir, sous une forme plus ou moins directe, quelques douzaines de déclarations qui lui avaient laissé des impressions justes et généralement peu flatteuses sur la délicatesse et la discrétion du sexe adverse. Comme toutes les femmes de son âge, elle connaissait le danger, et, comme un très petit nombre, elle ne l'aimait pas. Elle avait invariablement fait rentrer dans le grand chemin de l'amitié tous ceux qu'elle avait surpris rôdant autour d'elle dans les sentiers défendus; mais cette tâche l'ennuyait. Depuis la veille, elle était sérieusement préoccupée de l'entretien particulier que M. de Camors lui avait fait la surprise de lui demander. Quel pouvait être l'objet de cet entretien mystérieux? Elle eut beau se creuser l'esprit, elle ne put l'imaginer. Il était sans doute invraisemblable au plus haut point que M. de Camors, dès le début d'une connaissance à peine ébauchée, se crût autorisé à lui déclarer ses feux; toutefois, la renommée galante du jeune comte lui revint en mémoire, elle se dit qu'un séducteur de cette taille pouvait avoir des façons extraordinaires, et qu'il pouvait se croire, en outre, dispensé de beaucoup de cérémonie en face d'une humble provinciale. Bref, ces réflexions faites, elle résolut de le recevoir dans son jardin, ayant remarqué dans sa petite expérience que le plein air et les grands espaces vides n'étaient pas favorables aux téméraires.
M. de Camors salua madame de Tècle comme les Anglais saluent leur reine; puis, s'étant assis, il approcha sa chaise, avec un peu de secrète malice peut-être, et, baissant la voix sur le ton de la confidence:
—Madame, dit-il, voulez-vous me permettre de vous confier un secret, et de vous demander un conseil?
Madame de Tècle souleva un peu sa tête fine, attacha sur les yeux du comte la lumière veloutée de son regard, sourit vaguement, et termina cette mimique interrogative par un léger mouvement de la main, qui signifiait: «Vous m'étonnez infiniment, mais enfin je vous écoute.»
—Voici d'abord, madame, mon secret: je désire être député de cet arrondissement.
À cette déclaration inattendue, madame de Tècle le regarda encore, laissa échapper un faible soupir de soulagement et s'inclina avec gravité.
—Le général de Campvallon, madame, poursuivit le jeune homme, me montre une bonté paternelle. Il a l'intention de se démettre de son mandat en ma faveur; il ne m'a pas caché que l'appui de monsieur votre oncle était indispensable au succès de ma candidature. Je suis donc venu dans ce pays sur l'inspiration du général, avec l'espérance de conquérir cet appui; mais les idées et les sentiments que monsieur votre oncle exprimait hier me paraissaient si directement contraires à mes prétentions, que je me sens véritablement découragé. Bref, madame, dans ma perplexité, j'ai eu la pensée, fort indiscrète sans doute, de m'adresser à votre bonté, et de vous demander un conseil que je suis déterminé à suivre, quel qu'il soit.
—Mais, monsieur… vous m'embarrassez beaucoup, dit la jeune femme, dont le joli visage sombre s'éclaira d'un franc sourire.
—Je n'ai, madame, aucun titre particulier à votre bienveillance… au contraire peut-être… mais enfin je suis un être humain et vous êtes charitable… Eh bien, madame, sincèrement, il s'agit de ma fortune, de mon avenir, de ma destinée tout entière. L'occasion qui se présente ici pour moi d'entrer jeune dans la vie publique est unique; je serais au désespoir de la perdre… Voulez-vous être assez bonne, madame, pour m'obliger?
—Mais comment? dit madame de Tècle. Je ne me mêle pas de politique, moi, monsieur… Qu'est-ce que vous me demandez au juste?
—D'abord, madame, je vous demande, je vous supplie de ne pas me desservir.
—Pourquoi vous desservirais-je?
—Mon Dieu! madame, vous avez plus que personne le droit d'être sévère… Ma jeunesse a été un peu dissipée; ma réputation, à quelques égards, n'est pas très bonne, je le sais; je ne doute pas qu'elle ne soit arrivée jusqu'à vous, et je pourrais craindre qu'elle ne vous eût inspiré quelques préventions.
—Monsieur, nous vivons ici fort retirés… nous ne savons guère ce qui se passe à Paris… Au surplus, cela ne m'empêcherait pas de vous obliger, si j'en connaissais les moyens, car je pense que des travaux sérieux et élevés ne pourraient que modifier heureusement vos occupations ordinaires.
—C'est véritablement une chose délicieuse, se dit à part lui le jeune comte, que de se jouer avec une personne si spirituelle.—Madame, reprit-il avec sa grâce tranquille, je m'associe à vos espérances… mais, puisque vous daignez encourager mon ambition, croyez-vous que je parvienne un jour à triompher des dispositions de monsieur votre oncle?… Vous le connaissez bien… que pourrais-je faire pour me le concilier? Quelle marche dois-je suivre? car je ne puis certainement me passer de son concours, et, si j'y dois renoncer, il faut que je renonce à mes projets.
—Mon Dieu! dit madame de Tècle en prenant un air réfléchi, c'est bien difficile!
—N'est-ce pas, madame?
Il y avait dans la voix de M. de Camors tant de soumission, de confiance et de candeur, que madame de Tècle en fut touchée, et que le diable en fut charmé au fond des enfers.
—Laissez-moi y penser un peu, dit-elle.
Elle posa son coude sur la table, et sa tête sur sa main. Ses doigts un peu écartés en éventail cachaient à demi un de ses yeux, tandis que les feux de ses bagues jouaient au soleil, et que ses ongles nacrés tourmentaient doucement la surface brune et lisse de son front.—M. de Camors la regardait toujours avec le même air de soumission et de candeur.
—Eh bien, monsieur, dit-elle tout à coup en riant, moi, je crois que vous n'avez rien de mieux à faire que de continuer.
—Pardon, madame… continuer… quoi?
—Mais… le système que vous avez suivi jusqu'ici avec mon oncle: ne rien lui dire quant à présent, prier le général de se taire de son côté, et attendre tranquillement que le voisinage, les relations, le temps—et vos qualités, monsieur, aient préparé suffisamment mon oncle à votre candidature. Quant à moi, mon rôle est bien simple; je ne pourrais en ce moment vous aider sans vous trahir… par conséquent, mon assistance doit se borner, jusqu'à nouvel ordre, à faire valoir vos mérites aux yeux de mon oncle… C'est à vous de les montrer.
—Vous me comblez, madame, dit M. de Camors. En vous prenant pour confidente de mes projets ambitieux, j'ai commis un trait de désespoir et de mauvais goût… qu'une nuance d'ironie punit bien légèrement; mais, pour parler très sérieusement, madame, je vous remercie de grand coeur. Je craignais de trouver en vous une puissance ennemie, et je trouve une puissance neutre, presque alliée.
—Oh! tout à fait alliée, quoique secrètement, dit en riant madame de Tècle. D'abord, je suis bien aise de vous être agréable, et puis j'aime beaucoup M. de Campvallon, et je suis heureuse d'entrer dans ses vues…—Come here, Mary!
Ces derniers mots, qui signifient: «Venez ici!» s'adressaient à mademoiselle Marie, qui venait d'apparaître sur un des escaliers de la terrasse, les joues écarlates, les cheveux en broussaille, et tenant une corde à la main.—Elle s'approcha aussitôt de sa mère en faisant à M. de Camors un de ces gauches saluts particuliers aux jeunes filles qui grandissent.
—Vous permettez, monsieur de Camors? reprit madame de Tècle.
Et elle donna en anglais à sa fille quelques ordres que nous traduisons:
—Vous avez trop chaud, Mary, ne courez plus… Dites à Rosa de préparer mon corsage à petits bouillons… Pendant que je m'habillerai, vous me direz votre page de catéchisme…
—Oui, mère.
—Vous avez fait votre thème?
—Oui, mère… Comment dit-on en anglais joli… pour un homme?
—Pourquoi?
—C'est dans mon thème… pour un homme beau, joli, distingué?
—Handsome, nice, charming, dit la mère.
—Eh bien, mère, ce gentleman notre voisin est tout à fait handsome, nice and charming!
—Mad… foolish creature! s'écria madame de Tècle pendant que l'enfant se sauvait en courant et descendait l'escalier comme une cascade.
M. de Camors, qui avait écouté ce dialogue avec un calme impassible, se leva.
—Merci encore, madame, dit-il, et pardon… Ainsi vous me permettrez de vous confier de temps en temps mes peines ou mes espérances politiques?
—Certainement, monsieur.
Il la salua et se retira.—Comme il traversait la cour de la maison, il se trouva en face de mademoiselle Mary, et, lui adressant une inclination respectueuse:
—Another time, miss Mary, lui dit-il, take care… I understand english perfectly well. (Une autre fois, miss Mary, prenez garde: j'entends l'anglais parfaitement bien.)
Miss Mary demeura tout à coup droite sur ses hanches, rougit jusqu'aux cheveux, et jeta à M. de Camors un regard farouche, mêlé de honte et de fureur.
—You are not satisfied, miss Mary? reprit Camors. (Vous n'êtes pas contente, miss Mary?)
—Not at all (pas du tout)! dit vivement l'enfant de sa grosse voix un peu enrouée.
M. de Camors se mit à rire, s'inclina de nouveau, et partit, laissant au milieu de la cour miss Mary immobile et indignée.
Peu de minutes après, mademoiselle Marie se jetait tout en larmes dans les bras de sa mère, et lui contait à travers ses sanglots sa cruelle mésaventure. Madame de Tècle, tout en saisissant l'occasion de donner à sa fille une leçon de réserve et de convenance, se garda de prendre les choses au tragique, et parut même en rire de si bon coeur, quoiqu'elle n'en eût pas trop envie, que l'enfant finit par en rire avec elle.
M. de Camors cependant regagnait ses foyers en se félicitant cordialement de sa campagne, qui lui semblait être, non sans raison, un chef-d'oeuvre de stratégie. Par un mélange savant de franchise et d'astuce, il avait engagé tout doucement madame de Tècle dans ses intérêts, et dès ce moment la réalisation de ses rêves ambitieux lui paraissait assurée, car il n'ignorait pas la valeur incomparable de la complicité des femmes, et il connaissait toute la puissance de ce travail latent et continu, de ces petits efforts accumulés, de ces poussées souterraines qui assimilent les forces féminines aux forces patientes et irrésistibles de la nature. D'autre part, il avait mis un secret entre cette jolie femme et lui, il s'était établi auprès d'elle sur un pied confidentiel; il avait acquis le droit des regards mystérieux, des demi-mots clandestins, des entretiens dérobés, et une telle situation, habilement gouvernée, pouvait l'aider à passer agréablement le temps de son stage politique.
À peine rentré chez lui, M. de Camors écrivit au général pour lui rendre compte du début de ses opérations et pour lui demander un peu de patience; puis, à dater de ce jour, il mit tous ses soins à poursuivre le succès des deux candidatures qu'il avait posées à la fois, et qui lui tenaient déjà presque également au coeur. Sa politique à l'égard de M. Des Rameures fut aussi simple qu'adroite; elle était, d'ailleurs, si clairement indiquée, que le détail en offrirait peu d'intérêt. Profitant sans empressement affecté, mais avec une familiarité croissante, des relations de voisinage, il se mit pour ainsi dire à l'école dans la ferme modèle du vieux gentilhomme-pasteur; il lui abandonna, en outre, la direction théorique de son propre domaine. Par cette facile complaisance, ornée de sa courtoisie captivante, il s'avança sensiblement dans les bonnes grâces du vieillard. Toutefois, à mesure qu'il le connaissait mieux et qu'il éprouvait de plus près la fermeté granitique de ce caractère, il commença à craindre que sur certains points essentiels il ne fût radicalement inflexible. Après quelques semaines de relations presque quotidiennes. M. Des Rameures vantait volontiers son jeune voisin comme un gentil garçon, un excellent musicien, un aimable convive; mais de là à la pensée d'en faire un député, il y avait une nuance qui pouvait être un abîme. Madame de Tècle elle-même l'appréhendait beaucoup, et ne le cachait pas à M. de Camors.
Le jeune comte cependant ne se préoccupait pas autant qu'on pourrait le croire des déceptions qui semblaient le menacer de ce côté, car il était arrivé sur ces entrefaites que son ambition secondaire avait dominé peu à peu son ambition principale, en d'autres termes que son goût pour madame de Tècle était devenu plus vif et plus pressant que son amour pour la députation. Nous devons avouer, non à sa gloire, qu'il s'était d'abord proposé la séduction de sa voisine comme un simple passe-temps, comme une entreprise intéressante, et surtout comme une oeuvre d'art extrêmement difficile, qui lui ferait, à ses propres yeux, le plus grand honneur. Quoiqu'il eût rencontré peu de femmes de ce mérite, il la jugeait assez bien. Madame de Tècle, il le comprenait, n'était pas simplement une honnête femme, c'est-à-dire qu'elle n'avait pas seulement l'habitude du devoir, elle en avait la passion; elle n'était pas prude, elle était chaste; elle n'était pas dévote, elle était pieuse. Il entrevoyait chez elle un esprit à la fois très droit et très délié, des sentiments très hauts et très dignes, des principes réfléchis et enracinés, une vertu sans raideur, pure et souple comme une flamme. Toutefois, M. de Camors ne désespéra pas. Il avait pour principe qu'il n'y a de vertus infaillibles que celles à qui l'occasion suffisante a manqué, et il se flatta d'être pour madame de Tècle cette occasion efficace. Il sentit parfaitement, d'ailleurs, qu'avec elle les formes ordinaires de la galanterie seraient hors de saison. Par un raffinement suprême, il mit bas les armes devant celle dont il voulait faire la conquête: tout son art fut de l'entourer d'un respect absolu, laissant le soin du reste au temps, à l'intimité de chaque jour et au charme redoutable qu'il savait en lui.
Il y eut quelque chose de touchant pour madame de Tècle dans l'attitude réservée et presque timide de ce mauvais sujet en sa présence. C'était l'hommage d'un esprit déchu, et comme honteux de l'être, en face d'un esprit de lumière. Jamais, ni en public, ni dans le tête-à-tête, un geste, un mot, un regard, dont la vertu la plus ombrageuse pût s'alarmer. Il y avait plus: ce hautain jeune homme, volontiers ironique avec tout le monde, était toujours sérieux avec elle. Dès qu'il se tournait vers elle, son visage, son accent, sa parole devenaient graves tout à coup comme s'il fût entré dans une église. Il avait beaucoup d'esprit; il en usait et abusait à outrance dans les conversations qui se tenaient devant madame de Tècle, comme s'il eût tiré des feux d'artifice en son honneur; puis, revenant à elle, il s'éteignait soudain, et n'avait plus que de la soumission et du respect.
Toute femme qui reçoit d'un homme supérieur des flatteries de si haut goût ne l'aime pas nécessairement, mais nécessairement elle le trouve aimable. À l'ombre de la pleine sécurité que M. de Camors lui laissait, madame de Tècle ne pouvait donc que se plaire dans la compagnie d'un homme qui était sans doute le plus distingué qu'elle eût jamais rencontré, et qui avait comme elle le goût des arts, de la vie sociale et des choses de l'esprit. Enfin, ces douces et innocentes relations avec un jeune homme d'une réputation un peu scandaleuse ne pouvaient manquer d'éveiller dans le coeur de madame de Tècle un sentiment ou plutôt une illusion dont les plus excellentes se défendent mal. Les libertins offrent aux femmes vulgaires un genre d'attrait qu'on ne sait trop comment qualifier, mais qui doit être celui d'une curiosité peu louable. Aux femmes d'élite, ils en offrent un autre, infiniment plus noble, mais à peine moins dangereux: c'est l'attrait de la conversion. Il est rare que les femmes vertueuses ne tombent pas dans cette erreur capitale de croire qu'on aime la vertu parce qu'on les aime.—Telles étaient en résumé les secrètes sympathies dont les rameaux légers s'entrecroisaient, germaient et fleurissaient peu à peu dans cette âme aussi tendre qu'elle était pure.
M. de Camors avait prévu confusément tout cela.—Ce qu'il n'avait point prévu, c'est qu'il se prendrait lui-même à ses pièges, et qu'il serait bientôt sincère dans le rôle qu'il avait si judicieusement adopté. Dès l'abord, madame de Tècle lui avait extrêmement plu. Ce qu'il y avait en elle d'un peu puritain, s'unissant à sa grâce naturelle et à son élégance mondaine, composait une sorte de charme original, qui piquait au vif l'imagination blasée de ce jeune homme. Si c'est une tentation puissante pour les anges que de sauver les réprouvés, les réprouvés ne caressent pas avec moins de délices la pensée de perdre les anges. Ils rêvent, comme les farouches épicuriens bibliques, de mêler dans des ivresses inconnues la terre avec le ciel. À ces instincts de sombre dépravation se joignit bientôt, dans les dispositions de M. de Camors à l'égard de madame de Tècle, un sentiment plus digne d'elle. En la voyant presque chaque jour dans cette intimité périlleuse que favorise la vie de campagne, en assistant à toutes les gracieuses évolutions de cette personne accomplie, toujours égale, toujours prête à tout, au devoir comme au plaisir, animée comme la passion et sereine comme la vertu, il se prit pour elle d'un culte véritable. Ce n'était point du respect: pour respecter, il faut croire à l'effort, au mérite, et il n'y voulait pas croire. Il croyait que madame de Tècle était née comme cela; mais il l'admirait comme une plante rare, comme un objet charmant, comme une oeuvre exquise en laquelle la nature avait combiné les grâces physiques et morales avec une proportion et une harmonie parfaites.—Bref, il l'aimait, et sa contenance d'esclave auprès d'elle ne fut pas longtemps un jeu.
Nos lectrices auront sans doute remarqué un fait bizarre: c'est que, lorsque les sentiments réciproques de deux faibles créatures mortelles en sont venus à un certain point de maturité, le hasard ne manque jamais de fournir une circonstance fatale qui fait jaillir le secret de ces deux coeurs, et qui dégage soudain la foudre des nuages lentement amoncelés. C'est la crise de tous les amours. Cette circonstance se présenta pour madame de Tècle et pour M. de Camors sous la forme d'un incident des moins poétiques.
On était arrivé à la fin d'octobre. Camors était sorti à cheval après son dîner pour faire une promenade dans les environs. La nuit, déjà tombée, était froide, obscure et peu engageante; mais le comte ne devait pas voir madame de Tècle ce soir-là: il commençait à ne pas savoir se passer d'elle, et, affecté du désoeuvrement propre aux amoureux, il tuait le temps comme il pouvait. Il espérait, en outre, qu'un exercice violent rendrait un peu de calme à son esprit, qui n'avait jamais été peut-être plus profondément agité. Encore jeune et neuf dans son système impitoyable, il se troublait à la pensée d'une victime aussi pure que madame de Tècle. Passer sur la vie, sur le repos, sur le coeur d'une telle femme, comme son cheval passait sur l'herbe du chemin, sans plus de souci ni de pitié, c'était dur pour un début. Si étrange que cela puisse paraître, l'idée lui vint de l'épouser; puis il se dit que cette faiblesse serait en contradiction directe avec ses principes, qu'elle lui ferait perdre à jamais toute maîtrise de lui-même, et le rejetterait dans le néant de sa vie passée.—Il fallait donc la séduire, car il l'aimait, il la désirait, il la voulait. Il ne doutait pas qu'elle ne succombât un jour ou l'autre: avec le flair terrible des grands corrupteurs, il pressentait dans cette âme ébranlée des défaillances prochaines. Il voyait l'heure où il toucherait la main de madame de Tècle avec des lèvres d'amant, et une langueur mortelle se répandait dans ses veines.—Comme il s'abandonnait à ces images passionnées, le souvenir de la jeune madame Lescande se présenta tout à coup à sa pensée, et il pâlit dans la nuit.
À ce moment même, il passait sur la lisière d'un petit bois qui appartenait au comte de Tècle, et dont une partie avait été récemment défrichée. Ce n'était pas le hasard seul qui avait dirigé de ce côté la promenade de Camors. Madame de Tècle aimait beaucoup ce lieu, et l'y avait conduit plusieurs fois, et encore la veille, en compagnie de sa fille et de son beau-père. Le site était singulier. Quoique peu éloigné des habitations, ce bois était sauvage et perdu comme à mille lieues du monde. On eût dit un coin de forêt vierge entamé par la hache des pionniers. D'énormes souches déracinées, des troncs d'arbres gigantesques couvraient pêle-mêle les pentes du coteau, et barraient çà et là d'une manière pittoresque le cours d'un ruisseau qui coulait dans le vallon. Un peu plus loin, la futaie haute et touffue continuait de répandre un demi-jour religieux sur les mousses, les roches, les broussailles, la terre grasse et les flaques d'eau limoneuses, qui sont le charme et l'horreur des vieux bois négligés.
Dans cette solitude, et sur la limite du défrichement, s'élevait une sorte de hutte grossière que s'était construite lui-même un pauvre diable, sabotier de son état, à qui le comte de Tècle avait permis de s'établir là pour y exploiter les hêtres sur place au profit de son humble industrie. Cette espèce de bohème intéressait madame de Tècle, peut-être parce qu'il avait, comme M. de Camors, une assez mauvaise réputation. Il vivait dans sa cabane avec une femme encore agréable sous ses haillons et deux petits garçons à cheveux dorés et frisés. Il était étranger au pays, et passait pour n'être pas le mari de sa femme. C'était un homme taciturne, dont les traits semblaient beaux, énergiques et durs sous son épaisse barbe noire. Madame de Tècle s'amusait à le voir travailler à ses sabots, elle aimait les enfants, qui étaient jolis comme des anges barbouillés, et plaignait la femme. Au fond, elle méditait de la marier à son mari, au cas que la chose fût à faire, comme cela paraissait trop vraisemblable.
M. de Camors suivait au pas de son cheval un sentier rocailleux qui serpentait sur le flanc du coteau boisé. C'était l'instant où l'ombre de madame Lescande s'était comme levée devant lui, et où il croyait presque en entendre la plainte. Tout à coup l'illusion fit place à une étrange réalité. Une voix de femme l'appela clairement par son nom avec un accent de détresse:
—Monsieur de Camors!
Il arrêta son cheval sur place d'une main involontaire, et se sentit traversé par un frisson glacial.—La même voix s'éleva de nouveau et l'appela encore. Il reconnut la voix de madame de Tècle.—Promenant autour de lui dans les ténèbres un regard rapide, il vit briller une lueur à travers le feuillage dans la direction de la chaumière du sabotier, et, se guidant sur cet indice, il jeta son cheval à travers le défrichement, gravit le coteau et se trouva bientôt en face de madame de Tècle. Elle était debout devant le seuil de la hutte, la tête nue et ses beaux cheveux en désordre sous une longue dentelle noire; elle donnait à un domestique des instructions précipitées.
Dès qu'elle vit approcher Camors, elle vint à lui.
—Pardon, monsieur, dit-elle; mais j'ai cru vous reconnaître, et je vous ai appelé… Je suis si malheureuse!
—Si malheureuse?
—Les deux enfants de cet homme vont mourir!… Que faire, monsieur?
Entrez… entrez, je vous en prie.
Il sauta à terre, mit les rênes de son cheval entre les mains du domestique, et suivit madame de Tècle dans l'intérieur de la cabane.
Les deux enfants aux cheveux d'or étaient couchés côte à côte sur le même grabat, immobiles, rigides, les yeux ouverts, les pupilles étrangement dilatées, la face ardente et agitée par de légères convulsions. Ils semblaient être à l'agonie.—Le vieux docteur Durocher était penché sur eux, les regardant d'un oeil fixe, anxieux et comme désespéré. La mère, à genoux, comprimait sa tête dans ses deux mains et sanglotait.—Au pied du lit, le père à la mine sauvage se tenait debout, les bras croisés, les yeux secs; il grelottait par intervalle, et murmurait sourdement d'une voix stupide:
—Tous deux! tous deux!
Puis il retombait dans sa morne attitude.
M. Durocher s'approcha vivement de Camors.
—Monsieur, lui dit-il, qu'est-ce que c'est donc que cela?… Je croirais à un empoisonnement, mais je ne vois aucun symptôme décisif; d'ailleurs, les parents le sauraient, et ils ne savent rien… Une insolation peut-être!… Mais comment tous deux frappés en même temps?… et puis en cette saison! Ah! notre métier est bien dur quelquefois, monsieur!
Camors s'informa à la hâte.—On était venu, une heure auparavant, chercher M. Durocher, qui dînait chez madame de Tècle. Il était accouru, et il avait trouvé les enfants déjà sans parole et dans cet état d'effrayante congestion. Il paraissait qu'ils y étaient tombés brusquement après quelques instants de malaise et de délire subit.
Camors eut une inspiration. Il demanda à voir les vêtements que les enfants avaient portés dans la journée. La mère les lui donna. Il les examina avec soin, et fit remarquer au vieux médecin des tâches rougeâtres dont ces pauvres loques étaient imprégnées. M. Durocher se frappa le front, retourna d'une main fiévreuse les petits sarreaux de toile et les vestes grossières, fouilla dans les poches, et en retira une douzaine de fruits pareils à des cerises et à demi écrasés.
—La belladone! s'écria-t-il. L'idée m'en est venue dix fois, mais comment m'y arrêter? On n'en trouverait pas une plante à vingt lieues à la ronde… Il n'y a que dans ce bois maudit… et je l'ignorais!
—Croyez-vous qu'il soit encore temps? lui demanda le jeune comte à demi-voix. Ces enfants me paraissent bien mal!
—Perdus, j'en ai peur… mais tout dépend encore du temps qui s'est écoulé… de la quantité qu'ils ont prise… des remèdes que je pourrai me procurer.
Le vieillard se consulta rapidement avec madame de Tècle, qui se trouva n'avoir dans sa pharmacie de campagne ni tartre stibié, ni esprit de Mindérérus, ni aucun des excitants violents que l'urgence du cas réclamait. Il fallait donc se contenter d'essence de café, que le domestique fut chargé d'aller préparer en toute hâte, et, pour le reste, envoyer à la ville.
—À la ville? dit madame de Tècle. Mais, mon Dieu! quatre lieues, la nuit! en voilà pour trois heures, pour quatre heures peut-être!
M. de Camors l'entendit.
—Écrivez-moi votre ordonnance, docteur, dit-il: Trilby est à la porte, et, avec lui, je puis faire quatre lieues en une heure. Dans une heure, je vous promets d'être ici.
—Oh! merci, monsieur! dit madame de Tècle.
Il prit l'ordonnance que M. Durocher avait vivement tracée sur une page de son portefeuille, monta à cheval et partit. Le grand chemin était heureusement à peu de distance. Quand il l'eut gagné, il se mit à courir vers la ville du train d'un fantôme de ballade.
Il était neuf heures quand madame de Tècle l'avait vu s'éloigner; peu de minutes après dix heures, elle entendit le piétinement de son cheval au bas du coteau, et elle accourut sur le seuil de la hutte. L'état des deux enfants semblait s'être encore aggravé dans l'intervalle; mais le vieux docteur espérait beaucoup des médicaments énergiques que M. de Camors était allé chercher. Elle l'attendait avec une impatience ardente, et elle l'accueillit comme on accueille un dernier espoir. Elle se contenta pourtant de lui serrer la main, lorsque, tout haletant, il descendit de cheval; mais cette adorable créature, se jetant sur Trilby, qui était couvert d'écume et qui fumait comme une étuve:
—Pauvre Trilby! dit-elle en l'enveloppant de ses deux bras, bon Trilby! cher Trilby! tu es mort, n'est-ce pas? Mais je t'aime bien, va!… Allez, monsieur de Camors, allez vite, je me charge de Trilby!
Et, pendant que le jeune homme entrait dans la cabane, elle confiait Trilby à la garde de son domestique, avec mission de le mener à son écurie, et mille indications minutieuses sur les soins, les précautions, les égards dont il convenait de l'entourer après sa noble conduite.
M. Durocher dut recourir à l'aide de Camors pour faire passer les médicaments nouveaux à travers les dents serrées des malheureux enfants. Tandis qu'ils s'occupaient tous deux de ce travail, madame de Tècle était assise sur un escabeau, la tête appuyée contre le mur de la hutte. M. Durocher, levant les yeux sur elle tout à coup:
—Mais, ma chère dame, lui dit-il, vous vous trouvez mal!… Vous avez eu trop d'émotions, et puis l'odeur est affreuse ici… Il faut vous en aller, voyons.
—Je ne me sens vraiment pas très bien, murmura-t-elle.
—Il faut vous en aller vite. On vous enverra des nouvelles. Un de vos gens va vous reconduire.
Elle se leva un peu chancelante; mais un regard suppliant de la jeune femme du sabotier l'arrêta. Pour cette femme, la Providence s'en allait avec madame de Tècle.
—Eh bien, non, je ne m'en irai pas, lui dit-elle avec sa douceur divine. Je vais seulement prendre l'air. Je resterai là dehors jusqu'à ce qu'ils soient sauvés, je vous le promets.
Et elle sortit en lui souriant.
Après quelques minutes, M. Durocher dit à Camors:
—Mon cher monsieur, je vous remercie. Je n'ai réellement plus besoin de vous; vous aussi, allez vous reposer… Sérieusement, il en est temps: vous verdissez!
Camors, épuisé par sa course et suffoqué par l'atmosphère de la hutte, céda aux instances du vieillard, tout en l'avertissant qu'il ne s'éloignerait pas. Comme il mettait le pied hors de la chaumière, madame de Tècle, qui était assise devant la porte, se leva brusquement, et lui jeta sur les épaules un des manteaux qu'on avait apportés pour elle; puis elle se rassit sans parler.
—Mais vous ne pouvez rester là toute la nuit, lui dit-il.
—Je serais trop inquiète chez moi.
—C'est que la nuit est très froide… Voulez-vous que je vous fasse du feu?
—Si vous voulez, dit-elle.
—Voyons… où pourrions-nous faire ce petit feu? Au milieu de ces copeaux, c'est impossible; nous aurions un incendie pour nous achever de peindre… Pouvez-vous marcher?… voulez-vous prendre mon bras?… et nous allons chercher un bon endroit pour notre campement.
Elle s'appuya légèrement sur son bras, et fit quelques pas avec lui en remontent vers la futaie.
—Croyez-vous qu'on les sauve? dit-elle.
—Je l'espère, le visage de M. Durocher est meilleur.
—Que je serais contente!
Ils se heurtèrent tous deux contre une racine, et se mirent à rire comme deux enfants. Après quelques pas encore:
—Mais nous voilà dans le bois tout à l'heure, reprit madame de Tècle; je vous avoue que je n'en puis plus… Bon ou mauvais, je choisis cet endroit-ci.
Ils étaient encore tout près de la chaumière; mais déjà les premières branches des vieux arbres respectés par la hache étendaient un dôme sombre au-dessus de leurs têtes. Il y avait là, près d'une grosse roche qui affleurait le sol, un entassement de troncs abattus sur lesquels madame de Tècle s'assit.
—Rien de mieux, dit gaiement Camors. Je vais faire mes provisions.
L'instant d'après, il reparut portant une brassée de copeaux blancs et de branches menues et en outre une couverture de voyage qu'un des domestiques lui avait remise. Il s'installa sur ses deux genoux au pied de la roche, devant madame de Tècle, prépara son attisée, et y mit le feu à l'aide de quelques feuilles sèches et de ses ustensiles de fumeur. Quand la flamme s'élança en pétillant du sain de ce foyer sauvage, madame de Tècle tressaillit joyeusement, et, allongeant ses deux mains vers le brasier:
—Dieu! que cela est bon! dit-elle; et puis c'est amusant; on dirait que nous avons fait naufrage. Maintenant, monsieur, voulez-vous être parfait? Allez demander des nouvelles à Durocher.
Il y courut. Quand il revint, il ne put s'empêcher de s'arrêter à mi-chemin pour admirer la silhouette élégante et souple de la jeune femme se dessinant sur le clair-obscur du bois, et son fin visage arabe pleinement éclairé par la lueur du foyer.
Dès qu'elle l'aperçut:
—Eh bien? cria-t-elle.
—Beaucoup d'espoir.
—Ah! quel bonheur, monsieur!
Elle lui serra la main.
—Asseyez-vous là.
Il s'assit sur le rocher tapissé d'une mousse blanchâtre, et, répondant à ses questions pressées, il lui répéta tous les détails qu'il tenait du médecin, et lui fit la théorie complète de l'empoisonnement par la belladone. Elle l'écouta d'abord avec intérêt; puis peu à peu, assujettissant son voile sur ses cheveux et appuyant sa tête sur les arbres entre-croisés derrière elle, elle parut résister péniblement à la fatigue.
—Vous êtes capable de vous endormir là, lui dit-il en riant.
—Tout à fait capable, murmura-t-elle.
Elle sourit, et s'endormit.
Son sommeil ressemblait à la mort, tant il était pur, tant les battements de son coeur étaient calmes, tant le souffle de sa poitrine était léger. Camors s'était agenouillé de nouveau près du foyer pour l'entretenir sans bruit, et il la regardait. De temps à autre, il paraissait se recueillir et écouter, quoique le silence de la nuit et de la solitude ne fût troublé que par le crépitement des copeaux embrasés; ses yeux suivaient les reflets tremblants de la flamme tantôt sur la surface blanche de la roche, tantôt sous les arches profondes de la futaie, comme s'il eût voulu fixer dans son souvenir tous les détails de cette douce scène. Puis son regard s'attachait de nouveau sur la jeune femme ensevelie dans sa grâce décente et dans son repos confiant.
Quelles pensées du ciel descendirent en ce moment dans cette âme sombre? Quelles hésitations, quels doutes l'assaillirent? Quelles images de paix, de vérité, de vertu, de bonheur, passèrent dans ce cerveau plein d'orages et y firent reculer peut-être les fantômes des noirs sophismes? Lui seul le sut et ne le dit jamais.
Un craquement brusque du foyer la réveilla. Elle ouvrit des yeux étonnés, et aussitôt, s'adressant au jeune homme agenouillé devant elle:
—Comment vont-ils, monsieur?
Il ne savait comment lui dire que, depuis une heure, il n'avait eu de pensée que pour elle. M. Durocher, apparaissant tout à coup dans le cercle lumineux du petit bûcher, le tira de peine.
—Ils sont sauvés, ma chère dame, dit brusquement le vieillard. Venez vite les embrasser et retournez chez vous, ou ce sera vous qu'il faudra sauver demain. Vous êtes réellement folle de vous endormir la nuit dans l'humidité d'un bois, et monsieur est absurde de vous laisser faire.
Elle prit en riant le bras du vieux docteur, et entra bientôt avec lui dans la hutte. Les deux enfants, qui étaient alors éveillés de leur torpeur sinistre, mais qui semblaient encore tout effarés de la mort entrevue, essayèrent de soulever leurs petites têtes rondes; elle leur fit signe de la main de se tenir tranquilles, se pencha sur l'oreiller, leur sourit dans les yeux, et posa deux baisers dans leurs boucles d'or.
—À demain, mes anges, dit-elle.
Cependant, la mère, agitée, fiévreuse, riant et pleurant, suivait madame de Tècle pas à pas, lui parlait, s'attachait à elle et baisait ses vêtements.
—Laissez-la donc en paix, voyons! s'écria le vieux Durocher avec fureur.—Madame, allez-vous-en!…—Monsieur de Camors, reconduisez-la!
Elle allait sortir, quand le sabotier, qui n'avait rien dit jusque-là et qui était assis comme écrasé dans un coin de sa hutte, se leva tout à coup et saisit le bras de madame de Tècle, qui se retourna un peu effrayée, car le geste de cet homme était d'une violence presque menaçante. Ses yeux creux et secs étaient ardemment fixés sur elle, et il continuait de lui serrer le bras de sa main crispée.
—Mon ami… dit-elle, toute incertaine.
—Oui, votre ami, balbutia cet homme d'une voix sourde; oui, madame… oui, votre ami… oui, madame…
Il ne put continuer, sa bouche s'agita comme dans une convulsion; un sanglot effrayant déchira sa rude poitrine: il s'abattit sur ses genoux aux pieds de la jeune femme, et on vit une pluie de larmes tomber à travers ses deux mains jointes sur son visage.
Madame de Tècle pleurait.
—Emmenez-la donc, monsieur, cria le vieux médecin.
Camors la poussa doucement hors de la hutte et la suivit.
Elle lui prit le bras, et ils descendirent dans le creux du vallon pour joindre le sentier qui conduisait à l'habitation du comte de Tècle. Elle était séparée du bois par vingt minutes de route. Ils avaient fait environ la moitié de ce chemin sans qu'une seule parole eût été échangée entre eux. Une ou deux fois, quand quelques rayons de lune perçaient les nuages, Camors crut la voir essuyer une larme du bout de son gant. Il la guidait avec précaution dans les ténèbres, quoique la démarche légère de la jeune femme fût à peine ralentie par l'obscurité. Son pas souple et relevé foulait sans bruit les feuilles tombées, évitant sans secousses les ornières et les mares, comme si elle eût été douée d'une clairvoyance magique. Quand deux sentiers se croisaient et que M. de Camors semblait indécis, elle lui indiquait la route par une faible pression du bras.
Tous deux sans doute étaient embarrassés de leur silence. Ce fut madame de Tècle qui le rompit:
—Vous avez été bien bon, ce soir, monsieur, dit-elle d'une voix basse et un peu tremblante.
—Je vous aime tant! dit le jeune homme.
Il avait prononcé ces simples paroles d'un accent si profond et si passionné, que madame de Tècle tressaillit et s'arrêta sur place.
—Monsieur de Camors!
—Quoi, madame? demanda-t-il d'un ton étrange.
—Mon Dieu!… au fait… rien! reprit-elle; car ceci est une déclaration d'amitié, je suppose, et votre amitié me fait plaisir.
Il quitta son bras tout à coup, et, d'une voix rauque et violente:
—Je ne suis pas votre ami, dit-il.
—Qu'êtes-vous donc, monsieur?
Sa voix était calme; mais elle recula lentement de quelques pas, et s'adossa, un peu repliée, contre un des arbres qui bordaient le chemin.
L'explosion si longtemps contenue éclata, et un flot de paroles sortit des lèvres du jeune homme avec une fougue inexprimable.
—Ce que je suis?… Je ne sais pas… je ne sais plus! Je ne sais plus si je suis moi… si je suis bon ou mauvais… si je rêve ou si je veille… si je suis mort ou vivant!… Ah! madame, ce que je sais… c'est que je voudrais que le jour ne se levât plus… que cette nuit ne finît jamais! C'est que je voudrais sentir toujours… toujours… dans ma tête, dans mon coeur, dans mon être tout entier… ce que je sens près de vous, grâce à vous, pour vous!… Je voudrais être frappé d'un mal soudain et sans espoir, pour être veillé par vous comme ces enfants, pleuré par vos yeux, enseveli sous vos larmes!… Et vous voir là, courbée dans l'épouvante devant moi! Mais c'est horrible! Mais, au nom de votre Dieu… que vous me feriez chérir!… rassurez-vous donc! Je vous jure que vous m'êtes sacrée! je vous jure que l'enfant dans les bras de sa mère n'est pas plus en sûreté que vous ne l'êtes près de moi!
—Je n'ai pas peur, murmura-t-elle.
—Oh! non… n'ayez pas peur, reprit-il avec des inflexions de voix d'une douceur et d'une tendresse infinies. C'est moi qui ai peur, c'est moi qui tremble… vous le voyez, car, puisque j'ai parlé, tout est fini! Je n'attends plus rien, je n'espère rien… Cette nuit n'a pas de lendemain possible, je le sais… Votre mari… je n'oserais pas! Votre amant, je ne le voudrais pas! Je ne vous demande rien, entendez-vous?… Je veux brûler mon coeur à vos pieds, comme sur un autel… voilà tout! Me croyez-vous, dites? Êtes-vous tranquille? Êtes-vous confiante? Voulez-vous m'entendre? Me permettez-vous de vous dire quelle image j'emporte de vous dans le secret éternel de mon souvenir… chère créature que vous êtes? Ah! vous ignorez ce que vous valez… et je crains de vous le dire… tant j'ai peur de vous ôter une de vos grâces… une de vos vertus… Si vous étiez fière de vous même, comme vous avez le droit de l'être, vous seriez déjà moins parfaite… et je vous aimerais moins; mais je veux vous dire pourtant combien vous êtes aimable… combien vous êtes charmante! Quand vous marchez, quand vous parlez, quand vous souriez, vous êtes charmante! Vous seule ne le savez pas… Vous seule ne voyez pas la douce flamme de vos grands yeux, le reflet de votre âme héroïque sur votre jeune front sévère!… Votre charme… il est dans tout ce que vous faites… vos moindres gestes en sont empreints… Dans les devoirs les plus vulgaires de chaque jour, vous apportez une grâce sacrée… comme une jeune prêtresse qui accomplit les rites délicats de son culte! Vos mains, votre contact, votre souffle, purifient tout… les choses les plus humbles… et les êtres les plus indignes… et moi le premier… moi qui suis étonné des paroles que je prononce… et des sentiments qui m'inondent… moi à qui vous faites comprendre ce que je n'avais jamais compris… Oui, toutes les saintes folies des poètes, des amants, des martyrs, je les comprends devant vous! C'est la vérité même! Je comprends ceux qui sont morts pour leur foi dans les tortures, parce que j'aimerais à souffrir et à mourir pour vous!… parce que je crois en vous… parce que je vous respecte… je vous chéris… je vous adore!
Il se tut tout frémissant; puis, à demi prosterné devant elle, il prit le bas de son voile et le baisa.
—Maintenant, reprit-il avec une sorte de tristesse grave, allez, madame. J'ai trop oublié que vous aviez besoin de repos… pardon! Allez… je vous suivrai de loin jusque chez vous, pour vous protéger; mais ne craignez rien de moi.
Madame de Tècle avait écouté sans les interrompre, même par un souffle, les paroles enflammées du jeune homme. Peut-être entendait-elle pour la première fois de sa vie un de ces chants d'amour, un de ces hymnes brûlants de la passion que toutes les femmes désirent secrètement entendre avant de mourir, dussent-elles mourir pour l'avoir entendu.
Elle demeura un instant encore sans parler; puis, comme sortant d'un songe, elle laissa échapper ce mot, doux et faible comme un soupir:
—Mon Dieu!
Après une pause encore, elle s'avança sur le chemin.
—Donnez-moi votre bras jusque chez moi, monsieur, dit-elle.
Il lui obéit et ils reprirent leur marche vers l'habitation dont ils aperçurent bientôt les feux. Ils ne se dirent pas une parole. Seulement, près de franchir la grille, madame de Tècle se retourna et lui fit de la tête un léger signe d'adieu.
M. de Camors la salua et s'éloigna.
Il avait été sincère. La passion vraie a de ces surprises qui rompent tous les desseins, brisent toute logique, écrasent tout calcul. C'est sa grandeur et aussi son danger. Elle vous saisit soudain comme le dieu antique envahissait les prophétesses sur leur trépied, et elle parle par votre bouche. Elle prononce des mots que vous comprenez à peine; elle dément vos pensées, elle confond votre raison; elle livre vos secrets. Cette folle sublime vous possède, vous enlève, vous transfigure; elle fait tout à coup d'un être vulgaire un poète, d'un lâche un héros, d'un égoïste un martyr, et de don Juan lui-même un ange de pureté.
Chez les femmes, et c'est leur honneur, ces élans et ces métamorphoses de la passion peuvent être durables;—chez les hommes, rarement.—Une fois transportées sur ces nuées orageuses, les femmes y établissent naïvement leur vie, et le voisinage de la foudre les inquiète peu. La passion est leur élément; elles sont chez elles. Il y a peu de femmes dignes de ce nom qui ne soient sincèrement prêtes à réduire en actes toutes les paroles que la passion fait jaillir de leurs lèvres. Si elles parlent de fuir, elles sont prêtes pour l'exil; si elles parlent de mourir, elles sont prêtes pour la mort.—Les hommes ont moins de suite dans les idées.
Ce ne fut toutefois que le lendemain que M. de Camors regretta son accès de sincérité; car, pendant le reste de la nuit, encore plein de son ivresse, agité et épuisé par le passage du dieu, obsédé d'une rêverie confuse et fiévreuse, il repoussa toute réflexion; mais, à son réveil, quand il envisagea de sang-froid et sous la lumière positive du jour les événements de la soirée précédente, il ne put s'empêcher de reconnaître qu'il avait été cruellement dupe de son système nerveux. Aimer madame de Tècle, rien de plus légitime, et il l'aimait toujours, car elle était parfaitement aimable et désirable; mais ériger cet amour ou tout autre en maître de sa vie au lieu d'en faire son jouet, c'était une de ces faiblesses que ses principes lui interdisaient entre toutes. En réalité, il avait parlé, il s'était conduit comme un lycéen en vacances: il avait fait des phrases, des serments, pris des engagements qu'on ne lui demandait même pas. Rien de plus ridicule.
Heureusement, rien n'était perdu, et il était encore temps de rendre à son amour la place subalterne que ces sortes de fantaisies doivent occuper dans la vie d'un homme. Il avait été imprudent; mais son imprudence même en définitive pouvait le servir. Ce qui restait de tout cela, c'était une déclaration bien faite, improvisée, naturelle, qui avait mis madame de Tècle sous le double charme de l'idolâtrie mystique, qui plaît à son sexe, et de la violence virile, qui ne lui déplaît pas. Il n'y avait donc au fond rien à regretter, bien qu'il eût assurément mieux valu, au point de vue des principes, procéder avec moins d'enfantillage.
Cependant quelle conduite tenir? Elle était simple. Aller chez madame de Tècle, implorer son pardon, lui jurer de nouveau un éternel respect et l'achever.—En conséquence, M. de Camors, vers dix heures, rédigea le billet suivant:
«Madame,
»Je ne voudrais point partir sans vous dire adieu et sans vous demander encore pardon. Me le permettez-vous?
»CAMORS.»
Cette lettre écrite, il allait l'envoyer, quand on lui en remit une qui contenait ces mots:
«Je serais heureuse, monsieur, de vous voir aujourd'hui vers quatre heures.
»ÉLISE DE TÈCLE.»
Sur quoi, M. de Camors jeta au feu sa propre missive, désormais superflue.
De quelque façon qu'il interprétât ce billet, il était le témoignage évident d'un amour triomphant et d'une vertu défaite; car, après ce qui s'était passé la veille entre madame de Tècle et lui, il n'y avait pour une vertu ferme qu'un parti à prendre, c'était de ne point le revoir: le revoir, c'était lui pardonner, et lui pardonner, c'était se donner avec plus ou moins de circonlocutions. M. de Camors ne laissa pas de déplorer que son aventure tournât si promptement au banal. Il eut un monologue sur la fragilité des femmes. Il sut mauvais gré à madame de Tècle de ne s'être maintenue plus longtemps à la hauteur idéale où il avait eu l'innocence de la placer. Anticipant en quelque sorte sur les désenchantements de la possession, il la voyait déjà dépouillée de tout prestige et couchée avec un numéro au front dans l'ossuaire de ses souvenirs galants.
Cependant, quand il approcha de sa demeure, quand il pressentit le charme de sa présence prochaine, il se troubla: quelques doutes, quelques anxiétés lui vinrent. Lorsqu'il aperçut, à travers les arbres, les fenêtres de l'appartement qu'elle habitait, son coeur eut de si violents sursauts, que le jeune homme s'arrêta et s'assit un moment sur le revers du fossé.
—Je l'aime comme un fou! murmura-t-il.
Puis, se relevant brusquement:
—Bah! dit-il, c'est une femme, et voilà tout! Allons!
Pour la première fois, madame de Tècle le reçut dans sa chambre. Elle était fort lasse et un peu souffrante, lui dit le domestique.—Cette chambre, que Camors n'avait jamais vue, était très grande et très haute; elle était drapée et enclose de tentures sombres, au milieu desquelles les cadres dorés, les bronzes, les coupes, les vieilles orfèvreries de famille étagées sur les meubles, prenaient l'aspect d'ornement d'église. Dans cet intérieur sévère et presque religieux, quoique très opulent, régnait une vague senteur de fleurs, de boites à dentelles, de tiroirs odorants et de lingerie parfumée qui forme l'atmosphère générale des femmes élégantes, mais où chacun apporte on ne sait quoi de personnel qui forme son atmosphère propre, et qui enivre les amants.—Madame de Tècle, se trouvant sans doute un peu perdue dans cette vaste pièce, s'y était ménagé près de la cheminée, par la disposition de quelques meubles préférés, une petite résidence intime que sa fille appelait: la chapelle de ma mère.
Ce fut là que M. de Camors l'aperçut, à la lueur d'une lampe, assise sur une causeuse, et n'ayant, contre sa coutume, aucun ouvrage dans les mains.—Elle paraissait calme; mais deux cercles bleuâtres, pareils à des meurtrissures, étaient creusés sous ses yeux. Elle avait dû beaucoup souffrir et beaucoup pleurer. En voyant ce cher visage sillonné et macéré par la douleur, M. de Camors oublia quelques phrases qu'il avait préparées pour son entrée, il oublia tout, si ce n'est qu'il l'adorait. Il s'avança avec une sorte de hâte, saisit dans ses deux mains la main de la jeune femme, et, sans parler, il interrogea ses yeux avec une tendresse et une piété profondes.
—Ce n'est rien, dit-elle en retirant sa main et en secouant doucement sa tête pâle; je vais mieux… Je puis même être heureuse, très heureuse, si vous le voulez.
Il y avait dans le sourire, dans le regard, dans l'accent de madame de Tècle quelque chose d'indéfinissable qui glaça le sang de Camors: il sentit confusément qu'elle l'aimait, et que cependant elle était perdue pour lui; qu'il avait là devant lui une espèce d'être qu'il ne connaissait pas, et que cette femme vaincue, brisée, éperdue d'amour, aimait pourtant quelque chose au monde plus que son amour.
Elle lui fit un léger signe auquel il obéit comme un enfant, et il s'assit devant elle.
—Monsieur, lui dit-elle alors d'une voix très émue mais qui s'affermit peu à peu, je vous ai écouté hier, avec un peu trop de patience peut-être… Je vous demande à votre tour la même bonté… Vous m'avez dit que vous m'aimiez, monsieur, et je vous avoue franchement que j'éprouve moi-même pour vous une vive affection. Dans ces termes-là, nous ne pouvons que nous séparer à jamais, ou nous unir par quelque lien digne de nous deux… Nous séparer, cela me coûterait beaucoup, et je pense aussi que ce serait une douleur pour vous… Nous unir… Monsieur, quant à moi, je serais prête à vous donner ma vie… mais je ne le puis pas: je ne pourrais vous épouser sans une folie évidente… vous êtes plus jeune que moi… et, si bon, si généreux que je vous suppose, la simple raison me dit que je me préparerais d'amers repentirs… Mais il y a plus, je ne m'appartiens pas, je me dois à ma fille, à ma famille, à mes souvenirs: en quittant mon nom pour le vôtre, je blesserais, j'affligerais cruellement tous les êtres qui vivent autour de moi, et, je le crois, ceux même qui ne vivent plus. Eh bien, monsieur…—elle eut alors un sourire d'une résignation et d'une grâce célestes,—j'ai trouvé cependant un moyen de ne pas rompre des relations qui nous sont chères à tous deux… de les rendre même plus douces et plus étroites… Vous allez être d'abord un peu surpris… mais ayez la bonté d'y penser et de ne pas me dire non tout de suite…
Elle le regarda et fut effrayée de sa pâleur; elle lui prit doucement la main.
—Voyons, monsieur, dit-elle, voyons.
—Parlez, murmura-t-il d'une voix sourde.
—Monsieur, reprit-elle avec son sourire de charité angélique, Dieu merci, vous êtes encore très jeune… Dans votre situation et dans notre monde, les hommes ne se marient pas de bonne heure, et je crois qu'ils ont raison… Eh bien, voici ce que je veux faire, si vous le permettez… Je veux confondre désormais en une seule affection les deux plus vifs sentiments de mon coeur… Je veux mettre tous mes soins, toute ma tendresse, toute ma joie à former une femme digne de vous, une jeune âme qui vous donnera le bonheur, une intelligence élevée et délicate dont vous serez fier… Je vous promets, monsieur, je vous jure de consacrer à cette tâche chère et sacrée tout ce que j'ai de meilleur en moi… Je m'y donnerai chaque jour, à chaque instant de ma vie, comme une sainte à l'oeuvre de son salut… et je vous jure que je serai bien heureuse… Dites-moi seulement que vous le voulez bien?
Il laissa entendre une vague exclamation d'ironie et de colère.
—Vous me pardonnerez, madame, dit-il, si une telle transformation de mes sentiments ne peut être aussi prompte que votre pensée.
Elle rougit faiblement.
—Mon Dieu! reprit-elle en souriant encore, je comprends que je puisse vous sembler en ce moment une belle-mère un peu étrange… mais, dans quelques années, dans très peu d'années même, je serai une vieille femme, et cela vous paraîtra tout simple.
Pour achever son douloureux sacrifice, la pauvre femme n'hésitait pas à se couvrir, devant celui qu'elle aimait, du cilice de la vieillesse. Camors, qui était une âme pervertie, mais non une âme basse, sentit subitement ce qu'il y avait de touchant dans ce simple héroïsme, et lui rendit ce qui de sa part était le plus grand des hommages: ses yeux devinrent humides. Elle s'en aperçut, car elle épiait d'un oeil avide ses moindres impressions, et elle reprit alors presque gaiement:
—Et voyez, monsieur, comme cela arrange tout… De cette façon, nous pouvons continuer à nous voir sans danger, puisque votre petite fiancée sera toujours entre nous… Nos sentiments seront bientôt en harmonie avec nos pensées nouvelles… même vos projets d'avenir, qui maintenant seront les miens, rencontreront moins d'obstacles… car je les servirai beaucoup plus bravement… Sans révéler à mon oncle ce qui doit rester un secret entre vous et moi, je pourrais lui laisser entrevoir mes espérances… et cela le déterminerait sans doute en votre faveur… Et puis, avant tout, je vous le répète, vous me rendrez bien heureuse… Eh bien, dites… voulez-vous de mon affection maternelle?
M. de Camors, par un terrible effort de volonté, avait repris possession de son calme.
—Pardon, madame, dit-il en souriant à son tour, mais je voudrais au moins sauver l'honneur… Que me demandez-vous? Le savez-vous bien? Y avez-vous bien réfléchi? Pouvons-nous l'un et l'autre, sans grave imprudence, contracter à si long terme un engagement d'une nature aussi délicate?
—Je ne vous demande aucun engagement, reprit-elle; je sens que cela serait déraisonnable. Je m'engage seule, autant que je le puis faire sans compromettre la destinée de ma fille. Je l'élèverai pour vous, je vous la destinerai dans le secret de mon coeur; c'est avec ce sentiment que je penserai à vous dans l'avenir. Permettez-le-moi, acceptez-le en honnête homme, et restez libre… C'est une folie peut-être; mais je n'y hasarde que mon repos, et j'en subirai volontiers toutes les chances, parce que j'en aurai toutes les joies… J'ai, d'ailleurs, là-dessus mille pensées que je ne puis trop vous dire… que j'ai dites à Dieu cette nuit… Je crois, je suis convaincue que ma fille, quand j'en aurai fait tout ce que je sais que j'en puis faire, sera une excellente femme pour vous, qu'elle vous fera beaucoup de bien… et beaucoup d'honneur… et elle-même, je l'espère, me remerciera un jour de tout son coeur… car je prévois déjà ce qu'elle vaudra… et ce qu'elle aimera… Vous ne pouvez la connaître… vous ne pouvez pas même la soupçonner encore… mais, moi, je la connais bien… il y a déjà une femme dans cette enfant… et une femme charmante… plus charmante que sa mère, monsieur, je vous assure…
Madame de Tècle s'interrompit tout à coup.
Une porte venait de s'ouvrir, et mademoiselle Marie était entrée brusquement dans la chambre, tenant sur chacun de ses bras une poupée gigantesque. M. de Camors se leva et la salua gravement, en se mordant les lèvres pour réprimer un sourire, qui n'échappa pas toutefois à madame de Tècle.
—Marie! s'écria-t-elle, vraiment, je t'assure que tu es désolante avec tes poupées!
—Mes poupées? Je les adore! dit mademoiselle Marie.
—Tu es ridicule; va-t'en! dit la mère.
—Pas sans vous embrasser, toujours! dit la jeune fille.
Elle déposa ses deux poupées sur le tapis, se précipita sur sa mère et l'embrassa fortement sur chaque joue; après quoi, elle ramassa ses deux poupées, en leur disant:
—Venez, mes chères!
Et elle disparut aussitôt.
—Mon Dieu! monsieur, reprit en riant madame de Tècle, voilà un incident désastreux… mais je persiste… et je vous supplie de me croire sur parole: elle aura beaucoup de raison, de bonté et de courage. Maintenant, ajouta-t-elle d'un ton sérieux, prenez le temps d'y penser et venez m'apporter votre décision, si elle est bonne… Si elle ne l'est pas, il faut nous dire adieu.
—Madame, dit Camors debout devant elle, je m'engage à ne jamais vous adresser une parole qu'un fils ne puisse adresser à sa mère… Est-ce bien là ce que vous désirez?
Madame de Tècle attacha ses beaux yeux sur lui pendant un moment avec une expression de joie et de reconnaissance profondes; puis, voilant soudain son visage de ses deux mains:
—Merci, murmura-t-elle, je suis bien contente!
Elle lui tendit une de ses mains toute mouillée de ses pleurs; il y posa ses lèvres, s'inclina gravement et sortit.
S'il y eut un moment dans sa fatale carrière où il fut permis d'admirer ce jeune homme, ce fut ce moment-là. Son amour pour madame de Tècle, si mêlé qu'il fût, était grand. C'était la seule passion vraie qu'il eût ressentie. À l'instant où il vit cet amour, dont il croyait le triomphe assuré, lui échapper pour jamais, il ne fut pas seulement foudroyé dans son orgueil, il fut brisé et déchiré jusqu'au fond du coeur; mais il reçut ce coup en gentilhomme. Son agonie fut belle. À peine une parole d'amertume, aussitôt réprimée, trahit-elle sa première angoisse. Il fut impitoyable pour sa douleur, comme il voulait l'être pour celle des autres. Il n'eut aucune des injustices vulgaires des amants congédiés. Il sut reconnaître ce qu'il y avait de vrai, de décisif, d'éternel dans la résolution de madame de Tècle, et ne fut pas tenté une minute d'y voir une de ces transactions ambiguës que les femmes proposent quelquefois, et dont les hommes disposent toujours. Il comprit que le saint refuge où elle s'était jetée était inviolable. Il ne discuta ni ne protesta: il s'inclina, et baisa noblement la noble main qui le frappait.
Quant au miracle de courage, de chasteté et de foi par lequel madame de Tècle avait transformé et purifié son amour, il évita d'y arrêter trop longtemps sa pensée. Ce trait, qui laissait voir, pour ainsi dire, une âme divine à nu, gênait ses théories. Un mot qui lui échappa pendant qu'il regagnait son logis peut faire connaître, au reste, le jugement qu'il en portait à son point de vue:
—C'est un enfantillage, murmura-t-il, mais sublime.
En rentrant chez lui, Camors y trouva une lettre du général: M. de Campvallon l'informait que son mariage avec mademoiselle d'Estrelles aurait lieu quelques jours plus tard à Paris, et il l'invitait à y assister. Les choses devaient, d'ailleurs, se passer dans la stricte intimité de la famille. Camors ne fut pas fâché de cette circonstance qui lui fournissait l'occasion naturelle d'une diversion dont il sentait le besoin: il fut même violemment tenté de partir le jour même pour étourdir ses souffrances, mais il surmonta cette faiblesse. Il alla le lendemain passer la soirée chez M. Des Rameures, et, quoiqu'il eût le coeur saignant, il se piqua de montrer à madame de Tècle un front calme et un sourire impassible. Il annonça la courte absence qu'il projetait, et en dit le motif.
—Vous présenterez mes voeux au général, monsieur, lui dit M. Des Rameures: j'espère qu'il sera heureux, mais j'avoue que j'en doute diablement.
—Je lui ferai part, monsieur, de vos bonnes paroles.
—Diantre!… Exceptis excipiendis! reprit le vieillard en riant.
Quant à madame de Tècle, tout ce qu'elle dépensa pendant cette soirée d'attentions invisibles, de grâces secrètes, de délicatesses exquises et de tendre génie féminin pour panser la blessure qu'elle avait faite et se glisser tout doucement dans son rôle maternel,—il faudrait, pour le bien exprimer, une plume taillée par ses mains.
Deux jours après, M. de Camors partit pour Paris. Le lendemain de son arrivée, il se rendit de bonne heure chez le général, qui occupait un magnifique hôtel de la rue Vaneau. Le contrat devait être signé dans la soirée, et le mariage civil et religieux aurait lieu dans la matinée du jour suivant.—Le général était extraordinairement agité: Camors le trouva se promenant dans les trois salons de plain-pied qui formaient le rez-de-chaussée de son hôtel.—Dès qu'il aperçut le jeune homme:
—Ah! ah! vous voilà, vous! lui cria-t-il en dardant sur lui un regard farouche; ce n'est, ma foi! pas malheureux!
—Mais, général…
—Eh bien, quoi? «mais, général!…» Vous ne m'embrassez pas?
—Si, général.
—Eh bien, c'est pour demain, vous savez?
—Oui, général.
—«Oui, général…» Sacrebleu! vous êtes bien tranquille, vous!…
L'avez-vous vue?
—Pas encore, général, j'arrive.
—Il faut aller la voir ce matin. Vous lui devez cette marque d'intérêt… et puis, si vous découvrez quelque chose, vous me le direz?
—Mais que pourrais-je découvrir, général?
—Dame, je ne sais pas, moi!… Vous connaissez mieux les femmes que moi!… M'aime-t-elle? ne m'aime-t-elle pas?… Vous pensez bien que je n'ai pas la prétention de lui faire perdre la tête… mais encore ne voudrais-je pas être l'objet d'un sentiment de répulsion!… Ce n'est pas que rien m'ait donné lieu de le supposer.. Mais la jeune personne est si réservée… si impénétrable!
—Mademoiselle d'Estrelles est d'un naturel froid, dit Camors.
—Oui, reprit le général, oui, sans doute… et, à quelques égards, je… mais enfin, si vous découvrez quelque chose, je compte sur vous pour m'en avertir… Et, tenez, quand vous l'aurez vue, faites-moi le plaisir de revenir ici deux minutes, n'est-ce pas? Vous m'obligerez.
—Très bien, général.
—Moi, je l'aime comme une bête!
—Excellent, cela, général.
—Hom! goguenard!… Et Des Rameures, à propos?
—Je crois que nous le tenons, général.
—Bravo! nous reparlerons de cela… Voyons, allez, mon cher enfant.
Camors se transporta rue Saint-Dominique, chez madame de la Roche-Jugan.
—Ma tante y est-elle, Joseph? dit-il au domestique, qu'il trouva dans l'antichambre fort occupé des préparatifs exigés par la circonstance.
—Oui, monsieur le comte… Madame la comtesse est chez elle… elle est visible.
—C'est bien, dit Camors.
Et, prenant un couloir qui régnait dans toute la longueur de l'appartement, il se dirigea vers la chambre de madame de la Roche-Jugan.
Mais cette chambre n'était plus celle de madame de la Roche-Jugan. Cette digne femme avait absolument voulu la céder à mademoiselle Charlotte, à laquelle elle témoignait la plus plate déférence depuis qu'elle la voyait fiancée aux sept cent mille francs de rente du général. Mademoiselle d'Estrelles avait accepté cette combinaison avec une indifférence dédaigneuse. Camors, qui l'ignorait, frappa donc innocemment à la porte de mademoiselle d'Estrelles.
N'obtenant point de réponse, il entra avec hésitation, souleva la portière et s'arrêta soudain devant un spectacle étrange. À l'autre extrémité de la pièce et en face de lui était une grande glace de toilette devant laquelle se tenait debout mademoiselle d'Estrelles, qui se trouvait ainsi lui tourner le dos: elle était vêtue ou plutôt drapée d'une sorte de peignoir en cachemire blanc sans manches, qui laissait à nu ses épaules et ses bras; ses cheveux, d'une nuance cendrée, étaient dénoués, flottants, et tombaient comme une nappe soyeuse jusque sur le tapis. Elle était légèrement appuyée d'une main sur la table de toilette, retenant de l'autre sur sa poitrine les plis de son peignoir; elle se regardait dans la glace et pleurait. Ses larmes tombaient goutte à goutte de ses yeux profonds sur son sein blanc et pur, et y glissaient comme les gouttes de rosée qu'on voit ruisseler le matin dans les jardins sur les épaules des nymphes de marbre.—M. de Camors laissa doucement retomber la portière, et se retira aussitôt, emportant toutefois de cette visite fugitive un souvenir éternel.
Il s'informa, et put enfin recevoir les embrassements de sa tante, qui s'était réfugiée dans la chambre de son fils, lequel avait été relégué dans la chambrette occupée en d'autres temps par mademoiselle d'Estrelles.—Madame de la Roche-Jugan, après les premiers épanchements, introduisit son neveu dans le salon où étaient étalées toutes les pompes de la corbeille. Les cachemires, les dentelles, les velours, les soieries précieuses, couvraient les meubles; sur la cheminée, sur les tables, sur les consoles, étincelaient les écrins ouverts.
Pendant que madame de la Roche-Jugan démontrait ces magnificences à
Camors en ayant soin d'évaluer le prix de chacune, mademoiselle
Charlotte, qu'on avait avertie de la présence du jeune comte, entra dans
le salon. Elle avait le front non seulement serein, mais rayonnant.
—Bonjour, mon cousin, dit-elle gaiement en tendant sa main à Camors. Comme c'est gentil à vous d'être venu!… Eh bien, vous voyez comme le général me gâte!
—C'est une corbeille de princesse, mademoiselle.
—Et si vous saviez, Louis, dit madame de la Roche-Jugan, comme tout cela lui sied, chère enfant… On dirait qu'elle est née sur un trône véritablement… Au reste, vous savez qu'elle descend des rois d'Aragon?
—Bonne tante! dit mademoiselle Charlotte en baisant madame de la
Roche-Jugan sur le front.
—Vous savez, Louis, que je veux qu'elle m'appelle sa tante maintenant, reprit la comtesse en affectant ce ton plaintif qui lui paraissait être la plus haute expression de la tendresse humaine.
—Ah! dit Camors.
—Voyons, chère petite, essayez seulement votre couronne devant votre cousin, je vous en prie?
—Vous me ferez plaisir, ma cousine.
—Mon cousin, dit mademoiselle Charlotte, dont la voix harmonieuse et grave se nuança d'une teinte ironique, vos moindres désirs sont des ordres.
Il y avait parmi les parures qui encombraient le salon une pleine couronne de marquise enchâssée de pierreries et fleuronnée de perles. La jeune fille l'ajusta sur sa tête devant la glace, et, allant se planter debout à deux pas de Camors avec sa majesté tranquille:
—Voilà, dit-elle.
Et, comme il la regardait avec une sorte d'éblouissement, car elle était merveilleusement belle et fière sous cette couronne, elle plongea tout à coup ses yeux dans ceux du jeune homme, et, baissant la voix avec un accent d'une amertume indicible:
—Au moins, je me vends très cher, n'est-ce pas?
Puis elle lui tourna le dos, se mit à rire et ôta sa couronne.
Après quelques paroles indifférentes, Camors sortit en se disant que cette admirable personne prenait bien la tournure de devenir une personne terrible, mais ne se disant pas qu'il pouvait bien y être pour quelque chose.
Il retourna aussitôt, suivant sa promesse, chez le général, qui continuait à se promener dans ses trois salons, et qui lui cria du plus loin qu'il l'aperçut:
—Eh bien?
—Eh bien, général… parfait!… tout va bien!
—Bah!… vous l'avez vue?
—Oui, certainement.
—Et elle vous a dit?…
—Pas grand'chose; mais elle paraît être enchantée.
—Sérieusement, vous n'avez rien remarqué?
—J'ai remarqué qu'elle était fort jolie.
—Parbleu!… Et vous croyez qu'elle m'aime un peu?
—Assurément… à sa manière… autant qu'elle peut aimer, car c'est un naturel froid.
—Oh! quant à cela, je m'en console, vous savez… Tout ce que je demande, c'est de ne pas lui être désagréable… Non, n'est-ce pas?… Eh bien, bravo! vous me faites un plaisir immense… Maintenant, disposez de vous, mon cher enfant, et à ce soir.
—À ce soir, général.
La cérémonie du contrat n'offrit aucun incident saisissant. Seulement, quand le notaire lut d'une voix modeste la clause par laquelle le général instituait mademoiselle d'Estrelles héritière de tous ses biens, Camors se plut à remarquer la superbe impassibilité de mademoiselle Charlotte, l'exaspération souriante de mesdames Bacquière et Van Cuyp, et le regard amoureux dont madame de la Roche-Jugan embrassa en même temps son fils Sigismond, mademoiselle d'Estrelles et le notaire.—Puis l'oeil de la comtesse se porta sur le général avec un air de vif intérêt, et elle parut constater avec plaisir qu'il avait fort mauvaise mine.
Le lendemain, en sortant de l'église Saint-Thomas d'Aquin, la jeune marquise ne fit que changer sa toilette de mariée contre un costume de voyage, et elle partit aussitôt avec son mari pour Campvallon, baignée des larmes de madame de la Roche-Jugan, qui avait les glandes lacrymales excessivement tendres et dociles.
Huit jours plus tard, M. de Camors retourna lui-même à Reuilly. Paris l'avait retrempé, ses nerfs s'étaient raffermis. Il jugeait désormais plus sainement, en homme pratique, son aventure avec madame de Tècle, et il commençait à se féliciter du dénouement qu'elle avait eu. Si elle eût pris un tour différent, sa destinée tout entière eût pu s'y trouver engagée et compromise. Son avenir politique en particulier eût été vraisemblablement perdu ou indéfiniment ajourné, car sa liaison avec madame de Tècle n'eût pas manqué d'éclater un jour ou l'autre et de lui aliéner à jamais les dispositions de M. Des Rameures. Sur ce point, il ne s'abusait pas. Madame de Tècle, en effet, dans le premier entretien qu'il eut avec elle, lui confia que son oncle avait paru soulagé d'un pesant souci quand elle lui avait laissé entrevoir en riant l'idée de marier un jour sa fille à M. de Camors. Camors saisit cette occasion pour rappeler à madame de Tècle que, tout en respectant les projets d'avenir qu'elle lui faisait l'honneur de former, il ne s'engageait nullement à les réaliser, et que la raison et la loyauté lui commandaient de garder à cet égard une indépendance absolue. Elle en convint de nouveau avec sa douceur habituelle, et, dès ce moment, sans cesser de lui marquer la même prédilection affectueuse, elle ne se permit jamais l'ombre d'une allusion au rêve chéri qu'elle caressait. Seulement, sa tendresse pour sa fille parut augmenter encore, et elle se donna aux soins de son éducation avec un redoublement de ferveur qui eût touché le coeur de M. de Camors, si le coeur de M. de Camors n'eût semblé perdre dans son dernier effort de vertu tout ce qui lui restait d'humain.
Son honneur mis à l'abri par ses franches explications avec madame de Tècle, il n'hésita plus à profiter pleinement des bénéfices de la situation. Il se laissa donc servir par madame de Tècle tant qu'elle le voulut, et elle le voulut passionnément. Elle sut persuader peu à peu à son oncle Des Rameures que M. de Camors était destiné par son caractère et ses talents à un grand avenir, qu'il serait un jour un excellent parti pour mademoiselle Marie, qu'il prenait de plus en plus le goût de la province et de l'agriculture, qu'il tournait même à la décentralisation, bref qu'il fallait l'attacher par des liens solides à un pays dont il serait l'honneur. Le général de Campvallon vint sur ces entrefaites présenter la jeune marquise à madame de Tècle: dans un entretien confidentiel avec M. Des Rameures, il démasqua enfin ses batteries. Il allait partir pour l'Italie, où il comptait faire un long séjour; mais, auparavant, il désirait donner sa démission de membre du Conseil général et du Corps législatif, et recommander Camors à ses braves et fidèles électeurs. M. Des Rameures, gagné à l'avance, promit son concours, et ce concours équivalait au succès. M. de Camors dut cependant faire de sa personne quelques démarches auprès des électeurs les plus influents; mais sa personne était aussi séduisante qu'elle était redoutable, et il était de ceux qui enlèvent un coeur ou un vote par un sourire. Enfin, pour se mettre tout à fait en règle, il alla s'installer pendant quelques semaines à ***, chef-lieu du département. Il fit sa cour à la femme du préfet, assez pour flatter le fonctionnaire, pas assez pour inquiéter le mari. Le préfet prévint le ministre que la candidature du comte de Camors s'imposait dans le pays avec une autorité irrésistible, que la nuance politique du jeune comte paraissait indécise et même un peu suspecte, mais que l'administration, n'espérant pas le combattre avec succès, jugeait spirituel de le soutenir. Le ministre, qui n'avait pas moins d'esprit que le préfet, fut de son avis. En vertu de toutes ces circonstances, M. de Camors, vers la fin de sa vingt-huitième année, fut nommé à peu de jours de distance membre du Conseil général et député au Corps législatif.
—Vous l'avez voulu, ma nièce, dit M. Des Rameures en apprenant ce double résultat, vous l'avez voulu! et j'ai soutenu ce jeune Parisien de tout mon crédit; mais j'ai beau faire, il n'a pas ma confiance!… Puissions-nous, ma chère Élise, ne jamais regretter notre triomphe!… Puissions-nous ne jamais dire avec le poète: Numinibus vota exaudita malignis!… Des dieux ennemis ont exaucé nos voeux!…
DEUXIÈME PARTIE
I
Au moment d'aborder la seconde partie de cette histoire véridique, nous avons besoin d'adresser à nos lecteurs et surtout à nos lectrices une prière: nous les supplions de ne point se révolter si la vérité, telle qu'ils la coudoient chaque jour dans le monde, leur apparaît dans ces pages sous des couleurs un peu vives, bien qu'adoucies. Il faut aimer la vérité, la voiler, mais ne pas l'énerver. L'idéal n'est lui-même que la vérité revêtue des formes de l'art. Le romancier sait qu'il n'a pas le droit de calomnier son temps; mais il a le droit de le peindre, ou il n'a aucun droit. Quant à son devoir, il croit le connaître: ce devoir est de maintenir, à travers les tableaux de moeurs les plus délicats, son jugement sévère et sa plume chaste. Il espère n'y pas manquer. Cela dit, il reprend son récit.
Il y avait cinq ans environ que les électeurs de l'arrondissement de Reuilly avaient envoyé le comte de Camors au Corps législatif, et ils ne s'en repentaient pas. Leur député connaissait à merveille leurs petits intérêts locaux et ne négligeait aucune occasion de les servir. De plus, si quelques-uns de ses dignes commettants, de passage à Paris, se présentaient au petit hôtel qu'il s'était fait construire dans l'avenue de l'Impératrice par un architecte nommé Lescande (c'était une délicatesse qu'avait eue M. de Camors envers son vieil ami), ils y étaient reçus avec une affabilité si avenante, qu'ils en rapportaient dans leur province un coeur attendri. M. de Camors daignait s'informer si leurs femmes ou leurs filles les avaient accompagnés dans leur petit voyage; il mettait à leur disposition des billets de spectacle et des entrées à la Chambre; il leur montrait ses tableaux et ses écuries. Il faisait même trotter ses chevaux dans sa cour sous leurs yeux. On trouvait et on se répétait avec sensibilité dans l'arrondissement qu'il avait l'air moins mélancolique qu'autrefois, que sa physionomie avait beaucoup gagné. Sa courtoisie, un peu raide, s'était assouplie sans rien faire perdre à sa dignité; son visage, jadis un peu sombre, s'était empreint d'une sérénité à la fois souriante et grave. Il avait une sorte de grâce royale. Il témoignait aux femmes jeunes ou vieilles, pauvres ou riches, honnêtes ou non, la politesse célèbre de Louis XIV. Avec ses inférieurs comme avec ses égaux, son urbanité était exquise;—car il avait au fond pour les femmes, pour ses inférieurs, pour ses égaux et pour ses électeurs, le même mépris.
Il n'aimait, n'estimait et ne respectait que lui-même; mais il s'aimait, s'estimait et se respectait comme un dieu. Il était parvenu, en effet, dès cette époque, à réaliser aussi complètement que possible en sa personne le type presque surhumain qu'il s'était proposé à l'heure critique de sa vie, et, quand il se contemplait de pied en cap dans le miroir idéal toujours placé devant ses yeux, il était satisfait. Il était bien ce qu'il avait voulu être, et le programme de sa vie, tel qu'il l'avait fixé, s'exécutait fidèlement. Par un effort constant de son énergique volonté, il en était arrivé à dompter en lui-même autant qu'à dédaigner chez les autres tous les sentiments instinctifs dont le vulgaire est le jouet, et qui ne sont, comme il le pensait, que des sujétions de la nature animale ou des conventions qui lient les faibles et dont les forts se dégagent. Il s'appliquait chaque jour à développer jusqu'à leur dernière perfection les dons physiques et les facultés intellectuelles qu'il tenait du hasard, afin d'en tirer, dans son court passage entre le berceau et le néant, toute la somme possible de jouissances. Enfin, convaincu que la fleur du savoir-vivre, la délicatesse du goût, l'élégance des formes et les raffinements du point d'honneur constituent une sorte de beauté morale qui complète un gentilhomme, il s'étudiait à orner sa personne de ces grâces légères et suprêmes, comme un artiste consciencieux qui ne veut laisser dans son oeuvre aucun détail imparfait.
Il résultait de ce travail, opéré sur lui-même avec beaucoup de suite et de succès, que M. de Camors, au moment où nous le retrouvons, n'était peut-être pas le meilleur homme du monde, mais qu'il en était vraisemblablement le plus aimable et le plus heureux. Comme tous les gens qui ont pris leur parti d'avoir plus de mérite que de scrupules, il voyait tout lui réussir à souhait. Désormais sûr de l'avenir, il l'escomptait hardiment et vivait dans une large opulence. Sa rapide fortune s'expliquait par son étonnante audace, par la finesse et la sûreté de son jugement, par ses grandes relations et aussi par son indépendance morale. Il avait un mot féroce, qu'il prononçait, d'ailleurs, avec toute la grâce imaginable: «L'humanité, disait-il, est composée d'actionnaires.» Pénétré de cet axiome, il avait vite pris ses grades dans la franc-maçonnerie de la haute corruption financière. Il s'y distinguait par l'autorité séduisante de sa personne. Il savait mettre en oeuvre son nom, sa situation politique, sa réputation d'honneur, se servant de tout et ne compromettant rien. Il prenait les hommes, les uns par leurs vices, les autres par leurs vertus, avec une indifférence égale. Il était incapable d'une action basse. Il n'eût jamais engagé sciemment un ami ou même un ennemi dans une affaire désastreuse. Il arrivait seulement que, si l'affaire tournait mal, il savait en sortir à temps et que les autres y restaient; mais, dans les spéculations financières comme dans les batailles, il y a ce qu'on nomme la chair à canon, et, si l'on s'en préoccupait trop, on ne ferait rien de grand. Tel quel, il passait avec raison pour un des plus délicats parmi ses compagnons, et sa parole valait contrat dans le monde de la haute industrie, comme dans les régions plus pures du cercle et du sport.
Il n'était pas moins estimé au Corps législatif. Il y avait adopté un rôle original, celui de travailleur. Les commissions d'affaires se le disputaient. On savait un gré infini à cet élégant jeune homme de sa capacité modeste et laborieuse. On s'étonnait de le voir prêt aux questions les plus arides, aux rapports les plus ingrats. Les projets de loi d'intérêt local étaient pour lui sans effroi et sans mystères. Il ne parlait jamais en séance publique; mais il s'exerçait à la parole dans la pénombre des bureaux: on remarquait de plus en plus sa manière nette, sobre, un peu ironique. On ne doutait pas qu'il ne fût un des hommes d'État de l'avenir; mais on sentait qu'il se réservait. Sa nuance politique demeurait un peu obscure. Il siégeait au centre gauche, poli avec tout le monde, froid avec tout le monde. Persuadé, comme son père, que la génération grandissante voudrait dans les délais ordinaires se passer la fantaisie d'une révolution, il calculait avec plaisir que l'échéance de cette catastrophe périodique concorderait probablement avec sa quarantième année; ce qui devait ouvrir à sa maturité blasée une source d'émotions nouvelles et déterminer ses principes politiques dans le sens des circonstances. Sa vie cependant était assez douce pour qu'il attendît sans impatience l'heure de l'ambition. Respecté, craint et envié des hommes, les femmes l'adoraient. Sa présence, qu'il ne prodiguait pas, illustrait un salon. Ses bonnes fortunes ne pouvaient se compter, parce qu'elles étaient à la fois fort nombreuses et fort discrètes. Ses passions étaient des plus éphémères.—Les amours où l'on ne met pas un peu de spiritualisme ne sont pas longs.—Mais il croyait se devoir à lui-même d'honorer ses victimes, et il les enterrait délicatement sous les fleurs de l'amitié. Il s'était fait de la sorte parmi les femmes du monde parisien une grande quantité d'amies, dont quelques-unes seulement le détestaient. Quant aux maris, ils l'aimaient tous. Il joignait à ces plaisirs élégants quelques débauches violentes, dont le régal tentait par moments son imagination émoussée; mais la mauvaise compagnie lui répugnait, et il ne s'y arrêtait pas. Il n'était pas homme d'orgie. Il était ménager de ses veilles, de ses forces, de sa santé. Ses goûts, en somme, étaient aussi élevés que peuvent l'être ceux d'une créature humaine qui a supprimé son âme. Les amours délicats, le luxe de la vie, la musique, la peinture, les lettres, les chevaux lui donnaient toutes les jouissances de l'esprit, des sens et de l'orgueil. Il s'était enfin posé sur la fleur de la civilisation parisienne comme une abeille au sein d'une rose; il en buvait les quintessences, et s'y délectait parfaitement.
Il est facile de concevoir que M. de Camors, goûtant cette pleine prospérité, s'attachât de plus en plus aux doctrines morales et religieuses qui la lui avaient procurée. Il se confirmait chaque jour dans la pensée que le testament de son père et ses propres réflexions lui avaient révélé le véritable évangile des hommes supérieurs. Il était de moins en moins tenté d'en violer les lois. Mais, entre tous les écarts qui l'eussent fait déroger à son système, celui dont il était assurément le plus éloigné, c'était le mariage. Il y eût eu de sa part une sorte de démence à enchaîner sa liberté, dont il faisait un usage si agréable, pour se donner gratuitement l'entrave, l'ennui, le ridicule, les dangers même d'un ménage, d'une communauté de biens et d'honneur, et enfin d'une paternité toujours possible.
Il était donc infiniment peu disposé à encourager les espérances maternelles dans lesquelles madame de Tècle avait autrefois enseveli son amour. Il croyait, au surplus, se conduire avec elle de façon à ne lui laisser sur ce point aucune illusion. Il négligeait beaucoup Reuilly; il y séjournait à peine deux ou trois semaines chaque année à l'époque où la session du Conseil général l'appelait en province. Pendant ces courtes apparitions, M. de Camors, il est vrai, se piquait de rendre à madame de Tècle et à M. Des Rameures tous les devoirs d'une respectueuse gratitude; mais il évitait si froidement les allusions au passé, il se gardait si scrupuleusement des entretiens intimes, il marquait enfin à mademoiselle Marie une politesse si indifférente, qu'il ne doutait pas à part lui que, la mobilité du sexe aidant, la jeune mère de mademoiselle Marie n'eût renoncé à ses puériles chimères.
Son erreur était grande. Et l'on peut remarquer ici que le scepticisme endurci et méprisant n'engendre pas moins de faux jugements et de faux calculs en ce monde que la candeur même de l'inexpérience. M. de Camors prenait trop au sérieux tout ce qu'ont écrit sur la mobilité de l'esprit féminin des amants trompés, et vraisemblablement dignes de l'être, ou mécontents d'avoir été prévenus. La vérité est que les femmes sont, en général, remarquables par la persistance de leurs idées et la fidélité de leurs sentiments. L'inconstance du coeur est, au contraire, le propre de l'homme; mais il se la réserve, et, quand une femme lui dispute la palme sur ce terrain, il crie comme un dépossédé. On s'assurera que cette théorie n'est nullement un paradoxe, si l'on veut bien songer aux prodiges de dévouement patient, tenace, inviolable, qui se rencontrent chaque jour chez les femmes de la classe populaire, dont le naturel, quoique grossier, reste original et sincère. Chez les femmes du monde, bien que dépravé par les tentations et les excitations qui les assiègent, ce naturel subsiste, et il n'est pas rare de les voir enfermer leur vie tout entière dans une pensée ou dans un amour. Leur existence n'a pas les mille diversions qui nous détournent et nous consolent, et l'idée qui les passionne tourne facilement à l'idée fixe. Elles la suivent à travers la solitude et à travers la foule, à travers leurs lectures, à travers leur tapisserie, à travers leur sommeil, à travers leurs prières, à travers tout: elles en vivent et elles en meurent.
C'était ainsi que madame de Tècle avait poursuivi d'année en année avec une ferveur inaltérable le projet d'allier et de confondre les deux pures tendresses qui se partageaient son coeur, en unissant sa fille à M. de Camors, et en faisant le bonheur de tous deux. Depuis qu'elle avait conçu ce projet, qui ne pouvait que naître dans une âme aussi chaste qu'elle était tendre, l'éducation de sa fille était devenue le doux roman de sa vie. Elle y rêvait sans cesse. Quand ses grands yeux distraits allaient se perdre dans le feuillage des arbres ou dans un coin du ciel, on pouvait être sûr qu'ils y cherchaient quelque vertu ou quelque grâce nouvelle dont elle pût parer sa fille pour son fiancé idéal. Une préoccupation grave et presque religieuse se mêlait dans l'esprit de madame de Tècle à la partie romanesque de ses desseins. Sans connaître, sans même soupçonner les profondeurs perverses du caractère de M. de Camors, elle comprenait assez que le jeune comte, comme la plupart des hommes de son temps, n'était pas surchargé de principes; mais elle croyait qu'une des missions réservées aux femmes dans notre état social était la rénovation morale de leur mari par l'intimité d'une âme honnête, le sentiment de la famille, les douces religions du foyer. Elle voulait donc, tout en faisant de sa fille une femme aimable et attachante, la préparer au rôle élevé qu'elle lui destinait, et elle ne négligeait rien pour l'orner des qualités qu'il exige.
Quel succès avaient eu ses soins? La suite de ce récit le dira. Il suffit pour le moment d'informer le lecteur que mademoiselle Marie de Tècle était alors une jeune personne d'aspect fort agréable, dont le buste un peu court était bien posé sur des hanches un peu hautes, point belle, mais extrêmement gracieuse, instruite d'ailleurs, plus vive que sa mère dans ses allures et fine comme elle. Elle était même tellement fine, mademoiselle Marie, que sa mère appréhendait par instants qu'elle ne se fût, elle ne savait comment, rendue maîtresse du secret qui la concernait. Quelquefois elle parlait trop de M. de Camors, quelquefois elle n'en parlait pas assez, et prenait, quand les autres en parlaient, des airs mystérieux. Madame de Tècle s'inquiétait un peu de ces bizarreries. Quant à la conduite de M. de Camors et à son attitude plus que réservée, elle s'en inquiétait bien aussi par intervalles, mais, quand on aime les gens, on interprète à leur avantage tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils ne font pas, et madame de Tècle attribuait volontiers les façons équivoques de Camors aux inspirations d'une loyauté chevaleresque. Comme elle croyait le connaître, elle jugeait assez naturel qu'il évitât jusqu'à la dernière heure, jusqu'à sa détermination définitive, tout ce qui eût pu l'engager, éveiller le commérage public, compromettre le repos de la mère et de la fille. Peut-être encore la fortune considérable qui semblait promise à mademoiselle de Tècle ajoutait-elle aux scrupules de M. de Camors en inquiétant sa fierté; enfin il ne se mariait pas, ce qui était de bon augure, et sa petite fiancée arrivait à peine à l'âge du mariage. Il n'y avait donc rien de désespéré, et, d'un jour à l'autre, M. de Camors pouvait tomber à ses pieds et lui dire: «Donnez-la-moi.» Si Dieu ne voulait pas que cette page délicieuse fût jamais écrite au livre de sa destinée, si elle était forcée de marier sa fille à quelque autre, la pauvre femme se disait qu'après tout, les soins qu'elle lui avait prodigués ne seraient point perdus, et que la chère enfant en serait toujours meilleure et plus heureuse.
Les longs mois qui s'écoulaient entre les apparitions annuelles de M. de Camors à Reuilly, remplis pour madame de Tècle par une idée unique et par la douce monotonie d'une vie régulière, passaient plus rapidement que le comte ne pouvait l'imaginer. Sa propre existence si active et si pleine creusait des abîmes et mettrait des siècles entre chacun de ses voyages périodiques; mais madame de Tècle, après cinq années, était toujours au lendemain de la nuit chère et fatale où son rêve avait commencé. Depuis ce temps, pas une interruption dans sa pensée, pas un vide dans son coeur et pas une ride sur son front. Son rêve était resté jeune comme elle.
Cependant, malgré la paisible et rapide succession des jours, ce n'était jamais sans impatience ni sans trouble qu'elle voyait approcher la saison qui rappelait chaque année M. de Camors dans le pays. À mesure que sa fille grandissait, elle se préoccupait davantage de l'impression qu'elle ferait sur l'esprit du comte, et elle sentait plus vivement la solennité de la circonstance. Mademoiselle Marie, qui était, comme nous l'avons déjà suggéré, une fine mouche, n'avait pas manqué de s'apercevoir que sa tendre mère choisissait habituellement l'époque des sessions du conseil général pour lui essayer de nouvelles coiffures. L'année même où nous avions repris notre récit, il s'était passé à cette occasion une petite scène qui avait plu médiocrement à madame de Tècle.—Elle essayait donc à mademoiselle Marie une coiffure nouvelle: mademoiselle Marie, dont les cheveux étaient très beaux et très noirs, avait pourtant dans le nombre quelques mèches folles et rebelles qui désespéraient sa mère; il y en avait une, entre autres, qui s'obstinait, quoi qu'on pût faire, à se rebrousser hors du peigne et des rubans, à s'échapper sur le front et à s'y épanouir en rosaces tapageuses. Madame de Tècle avait fini par trouver—elle s'en flattait du moins—un agencement de rubans qui, sans en avoir l'air, fixait décidément cette boucle récalcitrante.
—Comme cela, je crois vraiment que cela tiendra, dit-elle en soupirant et en s'écartant un peu pour contempler son ouvrage.
—Ne le croyez pas trop, ma mère chérie, dit mademoiselle Marie, qui était rieuse et qui avait dans l'esprit une pointe comique; ne le croyez pas trop… Je vois d'ici ce qui se passera… On sonne… j'accours… ma mèche saute… entrée de M. de Camors… ma mère se trouve mal… Tableau!
—Je voudrais bien savoir ce que M. de Camors vient faire là? dit sèchement madame de Tècle.
Sa fille lui sauta au cou.
—Nothing! dit-elle.
D'autres fois, mademoiselle de Tècle le prenait, en parlant de M. de Camors, sur le ton d'une amère ironie: c'était—le grand homme,—l'illustre personnage,—l'astre voisin,—le phénix des hôtes de ces bois,—ou simplement—le prince!
De tels symptômes avaient une gravité qui n'échappait point à madame de Tècle. En présence du prince, il est vrai, la jeune fille perdait sa belle humeur; mais c'était une autre contrariété. Sa mère la trouvait froide, gauche, silencieuse, trop brève et légèrement caustique dans ses réponses; elle craignait que M. de Camors ne la jugeât mal sur ces apparences.—M. de Camors ne la jugeait ni bien ni mal; mademoiselle de Tècle était pour lui une fillette gentille et insignifiante à laquelle il ne pensait pas une minute par an.
Il y avait à cette époque, dans le monde, une personne qui l'intéressait davantage et plus même qu'il n'eût voulu: c'était la marquise de Campvallon d'Arminges, née de Luc d'Estrelles.—Le général, après avoir fait visiter à sa jeune femme une partie de l'Europe, l'avait installée dans son hôtel de la rue Vaneau, au sein d'une opulence royale. Ils demeuraient à Paris pendant l'hiver et le printemps; mais le mois de juillet les ramenait au château de Campvallon, où ils résidaient en grande pompe jusqu'à la fin de l'automne. Le général invitait chaque année madame de Tècle et sa fille à passer quelques semaines à Campvallon, jugeant fort sensément qu'il ne pouvait donner à sa jeune femme une compagnie meilleure. Madame de Tècle se rendait volontiers à ces invitations, parce qu'elle y trouvait l'occasion de voir de temps en temps l'élite de ce monde parisien dont son respect pour les manies de son oncle l'avait toujours tenue éloignée. Pour son compte, elle s'en souciait peu; mais sa fille, en se trempant dans ce milieu d'une élégance et d'une distinction suprêmes, pouvait y effacer quelques provincialismes de toilette ou de langage, y préciser son goût sur les choses délicates et fugitives de la mode, y gagner enfin quelques grâces de plus. La jeune marquise, qui régnait et rayonnait alors comme un astre pur dans les plus hautes régions de la vie mondaine, voulait bien se prêter aux vues de sa voisine. Elle paraissait porter elle-même à mademoiselle de Tècle une sorte d'intérêt maternel, et joignait souvent ses conseils à son exemple. Elle la parait, l'attifait, la chiffonnait de ses mains magnifiques, et la jeune fille en retour l'aimait, l'admirait et la redoutait.
M. de Camors profitait aussi chaque année de l'hospitalité du général; mais ce n'était jamais aussi souvent ni aussi longtemps que son hôte l'eût désiré. Il était rare qu'il séjournât à Campvallon plus d'une semaine. Depuis le retour de la marquise en France, il avait dû reprendre avec elle et son mari les relations d'un parent et d'un ami; mais, tout en s'efforçant d'y mettre tout le naturel possible, il les entretenait avec une certaine tiédeur qui étonnait le général. Elle n'étonnera pas le lecteur, s'il veut bien se souvenir des raisons secrètes et impérieuses qui justifiaient cette circonspection.
M. de Camors, en renonçant à la plupart des conventions qui lient et obligent les hommes entre eux, en avait cependant prétendu conserver une religieusement, celle de l'honneur. Plus d'une fois, dans le cours de sa vie nouvelle, il avait éprouvé peut-être quelque embarras pour limiter et fixer avec certitude les prescriptions de l'unique loi morale qu'il voulût respecter. Il est très facile de savoir au juste ce qu'il y a dans l'Évangile: il ne l'est pas autant de savoir au juste ce qu'il y a dans le code de l'honneur; mais il existait du moins dans ce code un article sur lequel M. de Camors ne pouvait se tromper: c'était celui qui lui défendait d'attenter à l'honneur du général, sous peine d'être à ses propres yeux un gentilhomme félon et forfait. Il avait accepté de ce vieillard confiance, affection, services, bienfaits, tout ce qui peut obliger inviolablement un homme envers un autre homme, s'il y a vraiment, sous le ciel, quelque chose qui se nomme l'honneur. Il le sentait profondément. Aussi sa conduite avec madame de Campvallon était-elle irréprochable, et d'autant plus méritoire que la seule femme qu'il lui fût absolument interdit d'aimer était, de toutes les femmes de Paris et de l'univers, celle qui naturellement lui plaisait le plus. Elle avait pour lui tout à la fois l'attrait fatal du fruit défendu, la séduction de son étrange beauté et l'intérêt d'un sphinx impénétrable.
Elle était à cette époque plus déesse que jamais. L'immense fortune de son mari et l'idolâtrie dont il l'entourait l'avait placée sur une nuée d'or où elle s'était assise avec une majesté gracieuse et naturelle comme dans son élément. Le luxe de ses toilettes, de ses bijoux, de sa maison, de ses équipages, était d'une magnificence sévère. Elle y mêlait le goût d'une artiste à celui d'une patricienne. Sa personne semblait réellement s'être divinisée dans le rayonnement de cette splendeur. Grande, blonde, flexible, l'oeil bleu et profond, le front grave, la bouche pure et hautaine, il était impossible de la voir entrer dans un salon de son pas léger et glissant, ou passer dans sa voiture à demi couchée, les bras croisés sur le sein, le regard perdu, sans songer aux jeunes immortelles dont l'amour donnait la mort. Elle avait jusqu'à ce trait de physionomie un peu dur et sauvage que les sculpteurs antiques avaient surpris sans doute dans leurs visions surnaturelles, et qu'ils ont fixé dans les yeux et sur les lèvres de leurs marbres olympiens. Ses bras et ses épaules, d'une forme parfaite, semblaient modelés dans cette neige rose et immaculée qui couvre les montagnes vierges. Elle était enfin superbe et charmante.
Le monde parisien la respectait autant qu'il l'admirait; car, dans son rôle difficile de jeune femme d'un vieux mari, elle ne prêtait à aucune médisance. Sans affecter une dévotion extraordinaire, elle savait allier à ses pompes mondaines les patronages charitables et toutes les hautes pratiques de l'élégance pieuse. Madame de la Roche-Jugan, qui la surveillait de près comme on surveille une proie, en rendait elle-même bon témoignage, et la jugeait de plus en plus digne de son fils. M. de Camors, qui, de son côté, l'observait malgré lui avec une ardente curiosité, était en général porté à croire, comme sa tante et comme le monde, qu'elle remplissait en conscience son rôle délicat, et qu'elle trouvait dans l'éclat de sa vie et dans les satisfactions de son orgueil une compensation suffisante de sa jeunesse, de son coeur et de sa beauté sacrifiés. Cependant, certains souvenirs du passé, se joignant à certaines bizarreries qu'il se figurait remarquer dans les façons de la marquise, le disposaient à la défiance. Il y avait des heures où, se rappelant tout ce qu'il avait autrefois entrevu d'abîmes et de flammes au fond de ce coeur, il était tenté de soupçonner sous ces calmes apparences tous les orages et peut-être toutes les corruptions. Il est vrai qu'elle n'était pas tout à fait avec lui ce qu'elle était avec tout le monde. Le caractère de leurs relations était marqué d'une nuance particulière: c'était cette sorte d'ironie couverte dont le ton s'établit souvent entre deux personnes qui ne veulent ni se souvenir ni oublier. Cette nuance, tempérée dans le langage de M. de Camors par le savoir-vivre et le respect, était beaucoup plus accentuée et parfois jusqu'à l'amertume dans celui de la jeune femme. Il s'imaginait même par instants sentir une pointe de coquetterie sous ce manège, et cette provocation, si vague qu'elle fût, de la part de cette belle, froide et impassible créature, lui paraissait un jeu aussi effrayant que mystérieux. Cela l'attirait et l'inquiétait.
Ils en étaient là quand M. de Camors, étant venu, comme à l'ordinaire, passer les premiers jours de septembre au château de Campvallon, s'y rencontra avec madame de Tècle et sa fille. Ce séjour fut douloureux cette année-là pour madame de Tècle. Sa confiance s'ébranlait, et sa conscience commençait à s'alarmer. Elle avait, il est vrai, fixé dans sa pensée le dernier terme de ses espérances au moment où sa fille atteindrait vingt ans, et Marie n'en avait que dix-huit; mais enfin on la lui avait déjà demandée, le bruit public l'avait mariée plusieurs fois, M. de Camors ne pouvait ignorer ces rumeurs, qui couraient dans le pays, et cependant il se taisait, sa contenance ne variait pas; elle était avec madame de Tècle gravement affectueuse, et, avec mademoiselle Marie, malgré ses beaux yeux maternels et sa boucle domptée, elle était d'une insouciance glaciale.
M. de Camors avait d'autres préoccupations dont madame de Tècle ne se doutait guère. Les procédés de madame de Campvallon à son égard semblaient prendre depuis son arrivée au château une couleur plus marquée de railleuse agression. La situation défensive n'est jamais agréable pour un homme, et Camors s'y sentait plus gauche qu'un autre, en ayant l'habitude moins que personne. Il résolut tout uniment d'abréger son séjour à Campvallon.
La veille de son départ, vers cinq heures du soir, comme il était à sa fenêtre, regardant au-dessus des arbres du parc de gros nuages livides qui s'amoncelaient dans la vallée, il entendit le son d'une voix qui avait le don de le troubler profondément:
—Monsieur de Camors!
Il vit la marquise arrêtée sous sa fenêtre.
—Vous promenez-vous un peu? ajouta-t-elle.
Il la salua, et descendit aussitôt.
Dès qu'il fut près d'elle:
—On étouffe, n'est-ce pas? Je vais faire un tour de parc, et je vous emmène, lui dit-elle.
Il murmura quelques mots de politesse, et ils se mirent en marche côte à côte à travers les allées tournantes du parc.—Elle s'avançait d'un pas rapide, avec son étrange majesté, son corps pliant, sa tête droite et un peu relevée sous sa toque: on cherchait un page derrière elle; mais il n'y en avait pas, et sa longue robe bleue (elle portait rarement des jupes courtes) traînait sur le sable et sur les feuilles sèches avec un bruit cadencé et régulier de soie froissée.
—Je vous ai dérangé peut-être, reprit-elle au bout d'un instant. À quoi rêviez-vous là-haut?
—À rien… je regardais l'orage qui nous arrive.
—Devenez-vous poétique, mon cousin?
—Je n'ai pas besoin de le devenir, ma cousine… je le suis infiniment.
—Je ne pensais pas… Vous partez toujours demain?
—Toujours.
—Pourquoi sitôt?
—J'ai des affaires là-bas.
—Eh bien… et Vatro… Vautrot…—comment? n'est-il pas là?
Vautrot était le secrétaire de Camors.
—Vautrot ne peut pas tout faire, dit-il.
—Ah!… Il me déplaît passablement, votre Vautrot, par parenthèse.
—Et à moi aussi… mais il m'a été recommandé à la fois par ma vieille amie madame d'Oilly comme philosophe, et par ma tante de la Roche-Jugan comme ancien séminariste…
—Quelle bêtise!
—D'ailleurs, reprit Camors, il est instruit, et il a une belle écriture.
—Et vous?
—Comment… et moi?
—Avez-vous une belle écriture?
—Je vous le montrerai, quand vous le voudrez.
—Ah! Et qu'est-ce que vous m'écrirez?
Il est difficile d'imaginer le ton d'indifférence souveraine et de persiflage hautain avec lequel la marquise soutenait ce dialogue bizarre, sans jamais ralentir son pas, ni donner un regard à son interlocuteur, ni modifier la pose fière et directe de sa tête.
—Je vous écrirai de la prose… ou des vers, à votre gré, dit Camors.
—Ah! vous savez faire des vers?
—Quand je suis inspiré.
—Et quand êtes-vous inspiré?
—Généralement, le matin.
—Et nous sommes au soir… ce n'est pas poli pour moi.
—Vous, madame, vous n'avez pas la prétention de m'inspirer, je pense?
—Pourquoi donc ça? J'en serais heureuse et fière… Savez-vous ce que je veux mettre là!
Elle s'était arrêtée tout à coup devant un pont rustique jeté sur une étroite rivière.
—Je ne m'en doute pas.
—Vous ne savez donc rien deviner?—J'y veux mettre un rocher artificiel, mon cousin.
—Pourquoi pas naturel, ma cousine? Moi, pendant que j'y serais, je le mettrais naturel.
—C'est une idée, dit la marquise en reprenant sa marche et en traversant le pont.—Mais il tonne vraiment… J'adore le tonnerre à la campagne… et vous?
—Moi, je le préfère à Paris.
—Pourquoi?
—Parce que je ne l'entends pas.
—Vous n'avez aucune imagination.
—J'en ai, mais je l'étouffe.
—Très possible. Je vous soupçonne de cacher, en général, vos mérites… et à moi en particulier.
—Pourquoi vous cacherais-je mes mérites?
—«Cacherais-je» est ravissant!… Pourquoi? Mais par charité… pour ne pas m'éblouir… par égard pour mon repos… Vous êtes vraiment trop bon, je vous assure… Ah çà! mais voilà de l'eau maintenant.
De larges gouttes de pluie commençaient, en effet, à crépiter dans le feuillage et à s'étaler sur le sable jaune de l'allée; le jour s'abaissait de plus en plus et de soudaines rafales courbaient la cime des arbres.
—Il faut retourner, dit la jeune femme, cela devient grave.
Elle reprit avec un peu de hâte le chemin du château; mais, au bout de quelques pas, un éclair blanc déchira brusquement la nue au-dessus de leurs têtes, un bruyant éclat de tonnerre retentit et un déluge de pluie fondit sur la campagne.
Il y avait heureusement près de là un abri où la marquise et son compagnon purent se jeter. C'était une ruine qu'on avait conservée pour l'ornement du parc, et qui avait été la chapelle de l'ancien château. Elle avait presque les dimensions d'une église de village. Les murailles, à peu près intactes, disparaissaient sous un épais manteau de lierre; des arbustes avaient poussé sur le faîte, et se mêlaient aux branches des vieux arbres qui entouraient la ruine et l'ombrageaient. La charpente n'existait plus: l'extrémité du choeur et l'emplacement qu'avait dû occuper l'autel étaient seuls couverts par un reste de toiture. Il y avait là un encombrement de brouettes, de bêches, de râteaux et d'outils de toute sorte que les jardiniers avaient l'habitude d'y retirer. La marquise courut se réfugier au milieu de ce pêle-mêle, dans cet étroit espace, et son compagnon l'y suivit.
L'orage cependant redoublait de violence; la pluie tombait par nappes dans l'enceinte des vieilles murailles, inondant le sol bas de l'ancienne nef; les éclairs se succédaient presque sans intervalles, et par instants des fragments de gravier se détachaient de la voûte et venaient s'écraser sur les dalles du petit choeur.
—Moi, je trouve cela très beau, dit madame de Campvallon.
—Moi également, dit Camors en levant les yeux vers la voûte disloquée qui les protégeait à demi; mais je ne sais pas en vérité si nous sommes en sûreté ici.
—Si vous avez peur, allez-vous-en, dit la marquise.
—J'ai peur pour vous.
—Vous êtes trop bon, je vous dis!
Elle ôta sa toque et se mit à la brosser tranquillement avec son gant pour y effacer quelques gouttes de pluie.
Après une pause, elle releva soudain sa tête nue, et, adressant à Camors un de ces regards profonds qui préparent un homme à quelque question redoutable:
—Cousin, dit-elle, si vous étiez sûr qu'un de ces beaux éclairs dût vous tuer dans un quart d'heure… qu'est-ce que vous feriez?
—Mais, dit Camors, ma cousine, naturellement… je vous ferais mes adieux.
—Comment?
Il la regarda en face à son tour.
—Savez-vous, dit-il, qu'il y a des moments où je suis tenté de vous croire diabolique?
—Véritablement? Eh bien, il y a des moments où je suis tentée de le croire moi-même. Par exemple, dans ce moment-ci, savez-vous ce que je voudrais. Je voudrais disposer de la foudre… et, dans deux minutes, vous n'existeriez plus.
—Parce que?
—Parce que je me souviens… je me souviens qu'il y a un homme à qui je me suis offerte et qui m'a refusée… et que cet homme est vivant… et que cela me déplaît un peu… beaucoup… passionnément.
—Est-ce sérieux, madame? reprit Camors,—pour dire quelque chose.
Elle se mit à rire.
—Vous ne le croyez pas, j'espère, dit-elle. Je ne suis pas si méchante… C'était une plaisanterie, et même d'un goût médiocre, j'en conviens… mais sérieusement maintenant, monsieur et cousin, que pensez-vous de moi? quelle femme pensez-vous que je sois devenue avec les temps?
—Je vous jure que je l'ignore absolument.
—Admettons que je fusse devenue, comme vous me faisiez l'honneur de le supposer tout à l'heure, une personne diabolique, croyez-vous que vous n'y seriez pour rien, dites-moi? Ne croyez-vous pas qu'il y a dans la vie des femmes une heure décisive où un mauvais germe qu'on jette dans leur âme peut y pousser de terribles moissons? Ne croyez-vous pas cela, dites?… et que je serais excusable si j'avais envers vous les sentiments d'un ange exterminateur?… et que j'ai quelque mérite à être ce que je suis, une bonne femme, très simple, qui vous aime bien… avec un peu de rancune, mais pas beaucoup… et qui, en somme, vous souhaite toute sorte de prospérités en ce monde et dans l'autre?… Ne me répondez pas, cela vous embarrasserait, et c'est inutile.
Elle sortit de son abri et alla tendre son visage sous le ciel découvert comme pour voir où en était l'orage.
—C'est fini, dit-elle. Allons-nous-en.
Elle s'aperçut alors que la partie inférieure de la ruine était transformée en un véritable lac d'eau et de boue: elle s'arrêta au bord des degrés du choeur, et laissa échapper un petit cri.
—Comment faire? dit-elle en regardant ses chaussures légères.
Puis, se retournant vers Camors:
—Monsieur, allez me chercher un bateau!
Camors recula lui-même au moment de poser le pied dans la fange grasse et dans l'eau stagnante qui remplissaient toute l'enceinte de la nef.
—Veuillez attendre un peu, dit-il: je vais aller vous chercher des bottes, des sabots, n'importe quoi.
—Beaucoup plus simple! dit-elle avec un mouvement de résolution brusque. Vous allez me porter jusqu'à l'entrée.
Et, sans attendre la réponse du jeune homme, elle s'occupa d'enrouler le bas de ses jupes avec beaucoup de soin, et, quand elle eut fait:
—Portez-moi, dit-elle.
Il la regardait avec étonnement, s'imaginant qu'elle plaisantait encore; mais elle était d'un grand sérieux.
—De quoi avez-vous peur? reprit-elle.
—Je n'ai pas peur.
—Est-ce que vous n'êtes pas assez fort?
—Mon Dieu, je crois que si!
Il l'enleva dans ses bras comme dans un berceau, pendant qu'elle maintenait sa robe de ses deux mains, puis il descendit les degrés et se dirigea vers la porte avec son étrange fardeau. Il avait quelques précautions à prendre pour ne pas glisser sur le sol inondé, et cela l'absorba pendant les premiers pas; mais, quand son pied fut affermi, il eut la curiosité naturelle d'observer la contenance de la marquise. La tête nue de la jeune femme reposait, un peu renversée, sur le bras qui la soutenait; ses lèvres étaient entr'ouvertes par un sourire presque méchant qui laissait voir ses dents fines et blanches comme du lait;—la même expression de malice farouche brillait dans ses yeux sombres, qui s'attachèrent pendant deux secondes sur ceux de Camors avec une persistance pénétrante, puis se voilèrent soudain sous la frange bleuâtre de ses paupières.—Il eut comme le sentiment d'un éclair qui lui eût traversé la moelle des os.
—Voulez-vous me rendre fou? murmura-t-il.
—Qui sait? dit-elle.
Au même instant, elle s'échappa de ses bras, et, posant ses pieds à terre, elle sortit de la ruine.
Ils regagnèrent le château sans échanger un mot. Près d'entrer dans le salon seulement, la jeune marquise se retourna vers Camors, et lui dit:
—Soyez sûr qu'au fond je suis très bonne… vraiment!
Malgré cette affirmation, M. de Camors s'empressa de partir le lendemain matin, comme il l'avait d'ailleurs décidé.
Il emportait de la scène de la veille une impression des plus pénibles. Elle avait blessé son orgueil, exalté son impossible passion, inquiété son honneur. Qu'était cette femme, et que lui voulait-elle? Était-ce l'amour ou la vengeance qui lui inspirait cette coquetterie infernale? Quoi qu'il en fût, M. de Camors n'était pas assez novice dans les aventures de ce genre pour ne pas apercevoir clairement l'abîme entr'ouvert sous la glace rompue: aussi résolut-il sincèrement de la refermer entre eux pour jamais. Le meilleur procédé pour y réussir eût été assurément de cesser toutes relations avec la marquise; mais comment expliquer cette conduite au général, sans éveiller ses soupçons et sans risquer de perdre sa femme dans son esprit? Cela était impossible. Il s'arma donc de tout son courage, et se résigna à subir d'une âme inerte toutes les épreuves que l'inimitié véritable ou feinte de la marquise pouvait encore lui réserver.
II
Il eut à cette époque une idée singulière. Il était membre de plusieurs cercles et des plus aristocratiques. Il eut la pensée de réunir un certain groupe d'hommes, choisis parmi l'élite de ses collègues, et de former avec eux une association secrète qui aurait pour objet de fixer et de maintenir entre ses membres les principes du point d'honneur dans leur plus stricte sévérité. Cette société, dont on a parlé vaguement dans le public sous le nom de société des Raffinés et aussi des Templiers,—qui était son véritable nom,—n'avait rien de commun avec les Dévorants, illustrés par Balzac. Elle n'avait aucun caractère romanesque ni dramatique. Ceux qui en faisaient partie ne prétendaient en aucune façon se mettre en dehors de la morale commune, ni au-dessus des lois du pays. Ils ne se liaient par aucun serment d'assistance mutuelle à outrance. Ils s'engageaient simplement sur leur parole à observer dans leurs rapports réciproques les règles les plus pures de l'honneur. Ces règles étaient précisées dans leur code. Il est assez difficile de savoir exactement quel en était le texte; mais il semble qu'elles aient concerné à peu près uniquement les questions d'honneur familières entre hommes dans les régions spéciales du cercle, du jeu, du sport, du duel et de la galanterie. C'était, par exemple, forfaire à l'honneur et se disqualifier, étant membre de cette association, que de s'attaquer soit à la femme, soit à la maîtresse d'un de ses confrères. Il n'y avait d'autre sanction pénale que l'exclusion; mais les conséquences de l'exclusion étaient graves, chacun des affiliés cessant dès ce moment de connaître et même de saluer le membre indigne. Les Templiers trouvaient dans cette secrète entente un avantage précieux: c'était la sûreté particulière de leurs relations entre eux dans les différentes circonstances de la vie mondaine où ils se trouvaient chaque jour, soit dans les coulisses, soit dans les salons, soit autour des tables du cercle, soit dans les tribunes du turf.
Parmi ses compagnons et ses émules de la haute vie parisienne, Camors était sans doute une exception pour la profondeur et la décision systématique de ses doctrines: il n'en était pas une quant au scepticisme absolu et au matérialisme pratique; mais le besoin d'une loi morale est si naturel à l'homme, et il lui est si doux d'obéir à un frein élevé, que les adeptes choisis auxquels le projet de Camors fut d'abord soumis l'accueillirent avec enthousiasme, heureux de substituer une sorte de religion positive et formelle, si restreintes qu'en fussent les limites, aux confuses et flottantes notions de l'honneur courant. Pour Camors lui-même, on le devine, c'était une barrière nouvelle qu'il entendait élever entre lui et la passion qui le fascinait. Il se liait ainsi, avec une force redoublée, du seul lien moral qui lui restât. Il compléta son oeuvre en faisant accepter au général la présidence de l'association. Le général, pour qui l'honneur était une sorte de déité mystérieuse, mais réelle, fut enchanté de présider au culte de son idole. Il sut bon gré à son jeune ami de sa conception, et l'en estima encore davantage.
On était arrivé au milieu de l'hiver. La marquise de Campvallon avait repris depuis longtemps le train de sa vie à la fois sévère et élégant, exacte à l'église le matin, au Bois et aux ventes de charité dans la journée, à l'Opéra ou aux Italiens le soir. Elle avait revu M. de Camors sans ombre d'émotion apparente, et l'avait même traité avec plus de naturel et de simplicité qu'autrefois: aucun retour sur le passé, aucune allusion à la scène du parc pendant l'orage, comme si elle eût épanché ce jour-là, une fois, pour toutes, ce qu'elle avait sur le coeur. Cela ressemblait à de l'indifférence. M. de Camors eût dû en être ravi, et il en était fâché. Un intérêt cruel, mais puissant et déjà trop cher à son âme blasée, disparaissait ainsi de sa vie. Il inclinait à croire décidément que madame de Campvallon était d'un caractère beaucoup moins profond et moins compliqué qu'il ne se l'était figuré, qu'elle s'était éteinte peu à peu dans la banalité mondaine, et qu'elle était devenue en réalité ce qu'elle prétendait être, une bonne personne contente de son sort et inoffensive.
Il était un soir dans sa stalle, à l'orchestre de l'Opéra. On donnait les Huguenots. La marquise occupait sa loge entre les colonnes. Diverses rencontres que fit Camors dans les couloirs pendant les premiers entr'actes l'empêchèrent d'aller rendre aussitôt qu'à l'ordinaire ses hommages à sa cousine. Enfin, après le quatrième acte, il alla la saluer dans sa loge, où il la trouva seule, le général étant descendu au foyer. Il fut étonné, en entrant, de voir sur les joues de la jeune femme des traces de larmes récentes: ses yeux, d'ailleurs, étaient tout humides. Elle parut mécontente d'être surprise en flagrant délit d'attendrissement.
—La musique me fait toujours un peu mal aux nerfs, dit-elle.
—Allons! répondit Camors, vous qui me reprochez de cacher mes mérites, pourquoi cacher les vôtres? Si vous êtes encore capable de larmes, tant mieux!
—Mais non, dit-elle. Je n'ai aucun mérite à cela… h! mon Dieu! si vous saviez… c'est tout le contraire.
—Quel mystère vous êtes!
—Êtes-vous bien curieux de le connaître, ce mystère?… tant que cela?
Eh bien, soyez heureux… Aussi bien il est temps d'en finir…
Elle écarta un peu son fauteuil du bord de la loge et de la vue du public, se tourna vers Camors et reprit:
—Vous voulez donc savoir ce que je suis, ce que je sens, ce que je pense… ou plutôt simplement vous voulez savoir si je songe à l'amour… Eh bien, je ne songe qu'à cela.—Quoi encore?… Si j'ai des amants ou si je n'en ai pas?—Je n'en ai pas, et je n'en aurai jamais,—non par vertu,—je ne crois à rien,—mais par estime de moi et par mépris des autres… Ces petites intrigues, ces petites passions, ces petites amours que je vois dans le monde me soulèvent le coeur… Il faut vraiment que les femmes qui se donnent pour si peu soient de basses créatures! Quant à moi, je me rappelle vous l'avoir dit un jour,—il y a mille ans de cela!—ma personne m'est sacrée, et, pour commettre un sacrilège, je voudrais, comme les vestales de Rome, un amour aussi grand que mon crime, aussi terrible que la mort… J'ai pleuré tout à l'heure pendant ce magnifique quatrième acte. Ce n'était pas seulement parce que j'entendais la plus merveilleuse musique qu'on ait jamais entendue sur la terre, c'est parce que j'admirais, parce que j'enviais passionnément les superbes amours de ces temps-là… Et c'était vraiment ainsi! Quand je lis les histoires de ce beau XVIe siècle, je suis en extase. Comme ces gens-là savaient aimer… et mourir! Une nuit d'amour, et ils meurent! C'est charmant!—Voilà, mon cousin; maintenant, allez-vous-en: on nous regarde. On va croire que nous nous aimons, et, comme nous n'avons pas ce plaisir-là, il est inutile d'en récolter les désagréments. D'ailleurs, je suis encore en pleine cour de Charles IX, et vous me faites pitié avec votre habit noir et votre chapeau rond. Bonsoir.
—Je vous remercie beaucoup, dit Camors.
Il prit la main qu'elle lui tendait avec indifférence et sortit de la loge.
Il rencontra M. de Campvallon dans le couloir.
—Parbleu! mon cher ami, dit le général en lui saisissant le bras, il faut que je vous communique une idée qui m'a travaillé toute la soirée.
—Quelle idée, général?
—Eh bien, il y avait là, ce soir, un tas de petites jeunes personnes ravissantes… Ça m'a fait penser à vous. Je l'ai même dit à ma femme: «Il faut marier Camors à une de ces jeunesses-là!»
—Oh! général!
—Eh bien, quoi?
—C'est bien grave. Si l'on se trompe dans son choix… ça va loin!
—Bah! bah! ce n'est pas si difficile que ça… Prenez-moi une femme comme la mienne… qui ait beaucoup de religion, peu d'imagination et pas de tempérament… Voilà tout le secret!… je vous dis ça entre nous, mon cher.
—Enfin, général, j'y penserai.
—Pensez-y, dit le général d'un air profond.
Et il alla retrouver sa jeune femme, qu'il connaissait si bien.
Quant à elle, elle se connaissait bien elle-même, et s'était définie avec une étonnante vérité. Madame de Campvallon n'était pas, d'ailleurs, à sa manière, plus que M. de Camors à la sienne, une exception dans le monde parisien, quoique deux âmes aussi énergiques et deux esprits aussi bien doués en dussent pousser les communes dépravations à un degré rare.
L'atmosphère artificielle de la haute civilisation parisienne enlève aux femmes, en effet, le sentiment et le goût du devoir, ne leur laissant que le sentiment et le goût du plaisir. Elles perdent, dans ce milieu éclatant et faux comme une féerie de théâtre, la notion vraie de la vie en général, de la vie chrétienne en particulier, et il est permis d'affirmer que toutes celles qui ne se font pas, à l'écart du tourbillon, une sorte de thébaïde (il y en a), sont des païennes. Elles sont des païennes, parce que les voluptés des sens et de l'esprit les intéressent seules, et qu'elles n'ont pas une fois par an une idée, une impression de l'ordre moral, à moins qu'elles n'y soient forcément rappelées par la maternité,—que quelques-unes détestent; elles sont des païennes, comme les belles catholiques profanes du XVIe siècle, amoureuses du luxe, des riches étoffes, des meubles précieux, des lettres, des arts, d'elles-mêmes et de l'amour; elles sont des païennes charmantes comme Marie Stuart, et capables comme elle de se retrouver chrétiennes sous la hache.
Nous parlons, bien entendu, des meilleures, de l'élite, de celles qui lisent, qui pensent, qui rêvent. Quant aux autres, celles qui ne prennent de la vie de Paris que les petits côtés et l'étourdissement puéril, ces folles affairées qui se visitent, se donnent rendez-vous, s'entraînent, s'habillent, commèrent, s'agitent jour et nuit dans le néant, et dansent avec une sorte de frénésie dans les rayons du soleil parisien, sans pensées, sans passions, sans vertus, et même sans vices,—il faut avouer qu'il est impossible de rien imaginer de plus méprisable.
La marquise de Campvallon était donc bien véritablement, comme elle l'avait dit à cet homme qui lui ressemblait, une grande païenne; comme elle l'avait dit encore,—à l'une de ces heures solennelles où la destinée des femmes hésite et se décide, le plus souvent sous l'influence de celui qu'elles aiment, M. de Camors avait jeté dans son esprit et dans son coeur une semence qui avait merveilleusement fructifié.
Camors ne songea guère à se le reprocher; mais, frappé de toutes les harmonies qui le rapprochaient de la marquise, il regretta plus amèrement que jamais les fatalités qui les séparaient.—Se sentant, d'ailleurs, plus sûr de lui depuis qu'il s'était enchaîné lui-même par des obligations d'honneur plus strictes, il s'abandonna dès ce moment avec moins de scrupule aux curiosités et aux émotions d'un danger contre lequel il se croyait invinciblement protégé. Il ne craignait pas de rechercher plus souvent la société de sa belle cousine, et contracta même l'habitude d'entrer chez elle une ou deux fois par semaine en sortant de la Chambre. Quand il la trouvait seule, leur entretien prenait invariablement de part et d'autre le tour ironique et sourdement provocant où ils excellaient tous deux. Il n'avait pas oublié la confidence hardie de l'Opéra, et il la lui rappelait volontiers, lui demandant si elle avait enfin découvert le héros d'amour qu'elle cherchait, et qui devait être, suivant lui, un scélérat comme Bothwell, ou un musicien comme Rizzio.
—Il y a, répondait-elle, des scélérats qui sont en même temps musiciens… Chantez-moi donc quelque chose, à propos.
Vers la fin de l'hiver, la marquise donna un bal, ses fêtes avaient une juste renommée de magnificence et de bon goût. Elle en faisait les honneurs avec une grâce souveraine. Ce soir-là, elle avait une toilette très simple, comme il sied à une maîtresse de maison courtoise: une longue robe de velours sombre, les bras nus sans bijoux, un collier de grosses perles sur son sein rose, et pour coiffure sa couronne héraldique posée sur l'édifice léger de ses cheveux blonds. Camors surprit son regard quand il entra, comme si elle l'eût attendu. Il était venu la voir dans la soirée précédente, et il y avait eu entre eux une escarmouche plus vive qu'à l'ordinaire. Il fut saisi de son éclat. Sa beauté, surexcitée sans doute par les ardeurs secrètes de la lutte et comme illuminée par une flamme intérieure, avait la splendeur fine et pleine d'un albâtre transparent. Quand il fut parvenu à la joindre et à la saluer, cédant malgré lui à un mouvement d'admiration passionnée:
—Vous êtes vraiment belle, ce soir, à faire commettre un crime!…
Elle le regarda fixement dans les yeux.
—Je voudrais voir cela! dit-elle.
Et elle s'éloigna avec sa nonchalance superbe.
Le général s'était approché, et, frappant sur l'épaule du comte:
—Camors, lui dit-il, vous ne dansez pas comme à l'ordinaire…
Faisons-nous un piquet?
—Volontiers, général.
Et tous deux, traversant deux ou trois salons, gagnèrent le boudoir particulier de la marquise, petite pièce de forme ovale, fort haute, et tendue d'une épaisse soie rouge semée de fleurs noires et blanches. Quoique les portes fussent enlevées, deux lourdes portières isolaient complètement ce réduit de la galerie voisine. C'était là que le général avait coutume de jouer et quelquefois de dormir pendant ses fêtes. Une petite table à jeu était dressée devant un divan. Sauf ce détail, le boudoir conservait son aspect familier de tous les jours, ouvrages de femme commencés, livres, journaux et revues épars sur les meubles.
Après deux ou trois parties, que le général gagna (Camors était distrait):
—Je me reproche, jeune homme, dit M. de Campvallon, de vous enlever si longtemps à ces dames… Je vous rends votre liberté… Je vais jeter les yeux sur les journaux.
—Il n'y a rien de neuf, je crois, dit Camors en se levant.
Il prit lui-même un journal, et s'installa le dos contre la cheminée, se chauffant les pieds tour à tour. Le général, appesanti sur le divan, parcourut le Moniteur de l'Armée, approuva quelques promotions militaires, en blâma d'autres, et peu à peu s'assoupit, la tête penchée sur sa poitrine.
M. de Camors ne lisait pas. Il écoutait vaguement la musique de l'orchestre et rêvait. À travers les harmonies, les rumeurs et les chauds parfums du bal, il suivait par la pensée toutes les évolutions de celle qui en était la maîtresse et la reine: il voyait son pas souple et fier, il entendait sa voix grave et musicale, il respirait son souffle.—Ce jeune homme avait tout usé: l'amour et le plaisir n'avaient plus pour lui ni secrets ni tentations; mais son imagination blasée et vieillie se réveillait tout enflammée devant ce beau marbre vivant et palpitant. Cette beauté pure, sévère et dévorée de feux, le troublait jusqu'au fond des veines. Elle était vraiment pour lui plus qu'une femme, plus qu'une mortelle. Les fables antiques, les déesses amoureuses, les bacchantes enivrées, les voluptés surhumaines, l'inconnu et l'impossible dans le plaisir terrestre,—tout était vrai, réel, possible, à deux pas, sous sa main,—et il n'était séparé de tout cela que par l'ombre importune de ce vieillard endormi!—Mais cette ombre enfin, c'était l'honneur…
Ses yeux, comme perdus dans sa rêverie, étaient fixés devant lui, sur la portière qui faisait face à la cheminée.—Tout à coup cette portière se souleva, presque sans bruit, et la marquise présenta sous les plis de la draperie son jeune front couronné.—Elle embrassa d'un regard l'intérieur du boudoir, et, après une pause, elle laissa retomber doucement la portière, et s'avança directement vers Camors étonné et immobile.—Elle lui prit les deux mains sans parler, le regarda profondément, jeta encore un rapide coup d'oeil sur son mari endormi; puis, se dressant un peu sur ses pieds, elle tendit ses lèvres au jeune homme.—Il eut le vertige, oublia tout, se pencha, et lui obéit.
À la même minute, le général fit un brusque mouvement et s'éveilla; mais déjà la marquise était devant lui, les deux mains posées sur la table à jeu, et lui souriant:
—Bonjour, mon général, dit-elle.
Le général murmurant quelques mots d'excuse, elle le repoussa gaiement sur son divan.
—Continuez donc, ajouta-t-elle; je venais chercher mon cousin pour un bout de cotillon.
Et elle reprit le chemin de la galerie. Camors, pâle comme un spectre, la suivit. En passant sous la portière, elle se retourna et lui dit à demi-voix:
—Voilà le crime!
Puis elle se perdit dans la foule, qui remplissait encore les salons.
M. de Camors n'essaya pas de la rejoindre, et il lui parut qu'elle-même l'évitait.—Un quart d'heure plus tard, il quittait l'hôtel de Campvallon.
Il rentra aussitôt chez lui. Une lampe était allumée dans sa chambre. Quand il se vit dans la glace en passant, il se fit peur.—Cette scène effroyable l'avait atterré. Il n'était plus temps de s'y tromper: son élève était devenue son maître. Le fait en soi n'avait rien de surprenant. Les femmes s'élèvent plus haut que nous dans la grandeur morale: il n'y a pas de vertu, pas de dévouement, pas d'héroïsme où elles ne nous dépassent; mais, une fois lancées dans les abîmes, elles y tombent plus vite et plus bas que les hommes. Cela tient à deux causes: elles ont plus de passion, et elles n'ont point d'honneur.
Car enfin cet honneur est quelque chose, et il ne faut pas le diffamer. L'honneur est d'un usage noble, délicat, salutaire. Il rehausse les qualités viriles. C'est la pudeur de l'homme. Il est quelquefois une force, toujours une grâce.—Mais penser que l'honneur suffise à tout, qu'en face des grands intérêts, des grandes passions, des grandes épreuves de la vie, il soit un soutien et une défense infaillibles, qu'il supplée aux principes venus de plus haut, et qu'enfin il remplace Dieu,—c'est commettre une grave méprise: c'est s'exposer à perdre en quelque minute fatale toute estime de soi, et à tomber tout à coup pour jamais dans ce sombre océan d'amertume où le comte de Camors, en cet instant même, se débattait avec désespoir, comme un naufragé au sein de la nuit.
Il livra en lui-même pendant cette nuit néfaste un dernier combat plein d'angoisses, et le perdit. Le lendemain soir, à six heures, il était chez la marquise.
Il la trouva dans sa chambre, entourée de son luxe royal. Elle était à demi couchée sur une causeuse au coin du feu, un peu pâle et fatiguée. Elle le reçut avec son aisance et sa froideur ordinaires.
—Bonjour, lui dit-elle; vous allez bien?
—Pas trop, dit Camors.
—Pourquoi donc ça?
—J'imagine que vous vous en doutez.
Elle le regarda avec de grands yeux étonnés et ne répondit pas.
—Je vous en supplie, madame, reprit Camors en souriant, plus de musique, car la toile est levée et le drame commence.
—Ah! voyons cela!
—M'aimez-vous, dit-il, ou avez-vous simplement prétendu m'éprouver hier au soir? Pouvez-vous et voulez-vous me le dire?
—Je le pourrais certainement, mais je ne le veux pas.
—Je vous aurais crue plus franche.
—J'ai mes heures.
—Eh bien, reprit Camors, si l'heure de la franchise est passée pour vous, elle est venue pour moi…
—Cela fait compensation, dit-elle.
—Et je vais vous le prouver, poursuivit Camors.
—Je m'en fais une fête, dit la marquise en s'assujettissant doucement sur sa causeuse, comme quelqu'un qui se met à l'aise pour mieux jouir d'une circonstance agréable.
—Moi, madame, je vous aime… et comme vous voulez être aimée… Je vous aime ardemment et mortellement, assez pour me faire tuer, et assez pour vous tuer.
—Bon, cela! dit la marquise à demi-voix.
—Mais, continua-t-il d'un accent sourd et contenu, en vous aimant, en vous le disant, en essayant de vous faire partager mon amour, je viole indignement des obligations d'honneur que vous connaissez,—d'autres même que vous ignorez. C'est un crime, vous l'avez dit. Je ne cherche pas à m'atténuer ma faute. Je la vois, je la juge et je l'accepte. Je brise le dernier lien moral qui me restât. Je sors des rangs des hommes d'honneur, je sors même des rangs de l'humanité… Je n'ai plus rien d'humain que mon amour, rien de sacré que vous; mais il faut que mon crime se sauve au moins par quelque grandeur… Eh bien, voici comment je le conçois… Je conçois deux êtres également libres et forts s'aimant et s'estimant seuls l'un l'autre par-dessus tout, n'ayant d'affection, de dévouement, de loyauté, d'honneur que l'un pour l'autre, mais ayant tout cela entre eux à un degré suprême. Je vous donne et je vous consacre absolument ma personne, tout ce que je peux être et tout ce que je puis devenir, à la condition d'un retour égal… Restons dans la convention sociale, hors de laquelle nous serions misérables tous deux… Secrètement unis et secrètement isolés sur des hauteurs inconnues, au milieu de la foule humaine, la dominant et la méprisant, mettons en commun nos dons, nos facultés, nos puissances, nos deux royautés parisiennes, la vôtre, qui ne peut grandir, la mienne, qui grandira, si vous m'aimez… et vivons ainsi l'un par l'autre et l'un pour l'autre jusqu'à la mort… Vous rêviez, disiez-vous, des amours étranges et presque sacrilèges, en voilà un.—Seulement, avant de l'accepter, songez-y bien, car je vous atteste que cela est fort sérieux. Mon amour pour vous est immense… Je vous aime assez pour dédaigner et fouler aux pieds ce que les derniers des hommes respectent encore… Je vous aime assez pour trouver en vous seule, en votre seule estime, en votre seule tendresse, dans l'orgueil et dans l'ivresse d'être à vous… l'oubli et la consolation de l'amitié outragée, de la foi trahie, de l'honneur perdu!… Mais, madame, c'est là un sentiment avec lequel vous auriez tort de jouer, vous devez le comprendre… Eh bien, si vous voulez de mon amour, si vous voulez de cette alliance,—contraire à toutes les lois du monde… mais grande du moins et singulière…—daignez me le dire, et je tombe à vos pieds… Si vous n'en voulez pas, si elle vous fait peur, si vous n'êtes pas prête à toutes les obligations redoutables qu'elle entraîne, dites-le encore… ne craignez pas un mot, pas un reproche… Quoi qu'il puisse m'en coûter, je brise ma vie, je pars, je m'éloigne de vous sans retour, et ce qui s'est passé hier est oublié à jamais.
Il se tut et demeura les yeux fixés sur ceux de la jeune femme avec une expression d'anxiété ardente.
À mesure qu'il avait parlé, elle avait pris un air plus grave; elle l'écoutait la tête un peu basse, dans l'attitude d'une puissante curiosité, lui jetant par intervalles un regard plein d'une flamme sombre. Une faible et rapide palpitation du sein, un frissonnement léger des narines dilatées, trahissaient seuls l'orage intérieur.
—Ceci, dit-elle après un silence, devient en effet intéressant… mais vous ne comptez pas, en tout cas, partir ce soir, je suppose?
—Non, dit Camors.
—Eh bien, reprit-elle en lui adressant de la tête un signe d'adieu et sans lui offrir la main, nous nous reverrons.
—Mais quand?
—Au premier jour.
Il crut comprendre qu'elle demandait le temps de réfléchir, un peu effrayée sans doute du monstre qu'elle avait évoqué.—Il la salua gravement et sortit.
Le lendemain et les deux jours qui suivirent, il se présenta en vain à la porte de madame de Campvallon. La marquise devait dîner en ville et s'habillait.
Ce furent pour M. de Camors des siècles de tourments. Une pensée qui l'avait souvent inquiété s'empara de lui avec une sorte d'évidence poignante.—La marquise ne l'aimait pas. Elle avait simplement voulu se venger du passé, et, après l'avoir déshonoré, elle se riait de lui: elle lui avait fait signer le pacte, et elle lui échappait.—Et pourtant, au milieu des déchirements de son orgueil, sa passion, loin de s'affaiblir, s'exaspérait.
Le quatrième jour après leur entretien, il n'alla point chez elle. Il espérait la voir dans la soirée chez la vicomtesse d'Oilly, où ils avaient l'habitude de se rencontrer chaque vendredi. La vicomtesse d'Oilly était cette ancienne maîtresse du comte de Camors le père, lequel avait jugé convenable de lui confier l'éducation de son fils. Camors avait conservé pour elle une sorte d'affection. C'était une bonne femme qu'on aimait, et dont on ne laissait pas de se moquer un peu. Elle n'était plus jeune depuis longtemps; forcée de renoncer à la galanterie, qui avait été la principale occupation de ses belles années, et ne se sentant pas le goût de la dévotion, elle s'était mis en tête, sur le retour, d'avoir un salon. Elle y recevait quelques hommes distingués, savants, écrivains, artistes. On se piquait d'y penser librement. La vicomtesse, pour faire face aux obligations de sa situation nouvelle, avait résolu de s'éclairer. Elle suivait les cours publics et aussi les conférences, dont la mode commençait à s'établir. Elle parlait assez convenablement des générations spontanées. Elle avait cependant manifesté une vive surprise le jour où Camors, qui se plaisait à la tourmenter, avait cru devoir l'informer que les hommes descendaient des singes.
—Voyons, mon ami, lui dit-elle, je ne puis vraiment pas admettre cela… Comment pouvez-vous croire que votre grand-père fût un singe… vous qui êtes si charmant!
Elle raisonnait sur toutes choses de cette force. Néanmoins, elle se vantait d'être philosophe; mais quelquefois, le matin, elle sortait à la dérobée, avec un voile fort épais, et elle entrait à Saint-Sulpice, où elle se confessait, afin de se mettre en règle avec le bon Dieu, dans le cas où par hasard il eût existé.
Elle était riche, bien apparentée, et, malgré les légèretés considérables de sa jeunesse, le meilleur monde allait chez elle. Madame de Campvallon s'y était laissé introduire par Camors, et madame de la Roche-Jugan l'y avait suivie, parce qu'elle la suivait partout avec son fils Sigismond.
Ce soir-là, la réunion y était un peu nombreuse. M. de Camors, arrivé depuis quelques minutes, eut la satisfaction de voir entrer le général et la marquise. Elle lui exprima tranquillement ses regrets de ne point s'être trouvée chez elle les jours précédents; mais il était difficile d'espérer une explication décisive dans un cercle aussi clairsemé, et sous l'oeil vigilant de madame de la Roche-Jugan. Camors interrogeait vainement le visage de sa jeune cousine. Il était beau et froid comme toujours. Ses anxiétés s'en accrurent. Il eût donné sa vie en ce moment pour qu'elle lui dît un mot d'amour.
La vicomtesse d'Oilly aimait les jeux d'esprit, bien qu'elle n'en eût guère. On jouait chez elle au secrétaire, aux petits papiers, comme c'est encore la mode aujourd'hui. Ces jeux innocents ne le sont pas toujours, ainsi qu'on va le voir.
On avait distribué des crayons, des plumes, des carrés de papier aux assistants de bonne volonté, et les uns assis autour d'une grande table, les autres dans des fauteuils solitaires, griffonnaient mystérieusement tour à tour des questions et des réponses pendant que le général faisait un whist avec madame de la Roche-Jugan.—Madame de Campvallon n'avait pas coutume de prendre part à ces sortes de jeux, qui l'ennuyaient, et M. de Camors fut étonné de voir qu'elle eût accepté ce soir-là le crayon et les papiers que la vicomtesse lui avait offerts. Cette singularité éveilla son attention et le mit sur ses gardes. Il entra lui-même dans le jeu également contre sa coutume, et se chargea même de recueillir dans une corbeille les petits billets à mesure qu'ils étaient écrits.—Une heure se passa sans aucun incident particulier. Des trésors d'esprit furent dépensés. Les questions les plus délicates et les plus inattendues: «Qu'est-ce que l'amour?—Croyez-vous que l'amitié soit possible entre les deux sexes?—Est-il plus doux d'aimer ou d'être aimé?» se succédèrent paisiblement avec des réponses équivalentes.
Tout à coup la marquise poussa un faible cri, et l'on vit une larme de sang couler tout doucement sur son front: elle se mit à rire aussitôt, et montra son petit crayon d'argent qui avait à l'une de ses extrémités une plume dont elle s'était piqué le front dans le fort de ses réflexions. L'attention de Camors redoubla dès ce moment, d'autant plus qu'un regard rapide et ferme de la marquise sembla l'avertir d'un événement prochain.—Elle était assise un peu à l'ombre dans un coin, pour y méditer plus à son aise ses questions et ses réponses. Un instant plus tard, Camors parcourant le salon pour recueillir les bulletins, elle en déposa un dans la corbeille, et lui en glissa un autre dans la main, avec la dextérité féline de son sexe.
Au milieu de toutes ces paperasses répandues et froissées, que chacun s'amusait à relire après coup, M. de Camors ne trouva aucune difficulté à prendre connaissance, sans être remarqué, du billet clandestin de la marquise: il était écrit d'une encre rougeâtre, un peu pâle, mais fort lisible, et contenait ces mots:
«J'appartiens, âme, corps, honneur et biens à mon cousin bien-aimé Louis de Camors, dès à présent et pour toujours.
»Écrit et signé du pur sang de mes veines.
»CHARLOTTE DE LUC D'ESTRELLES.
»5 mars 185..»
Tout le sang de Camors jaillit à son cerveau, un nuage passa sur ses yeux, et il s'appuya de la main sur un meuble; puis soudain son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.—Ces symptômes n'étaient point ceux du remords ni de la peur. Sa passion dominait tout. Il éprouvait une joie immense. Il voyait le monde sous ses pieds.
Ce fut par cet acte de franchise et d'audace extraordinaire, assaisonné du mysticisme sanglant si familier à ce XVIe siècle qu'elle adorait, que la marquise de Campvallon se livra à son amant, et que leur union fatale fut scellée.
III
Il y avait six semaines environ que s'était passé ce dernier épisode; il était à peu près cinq heures du soir, et la marquise attendait M. de Camors, qui devait venir chez elle après la séance du Corps législatif. On frappa tout à coup à l'une des portes de sa chambre, qui communiquait avec l'appartement de son mari. C'était le général. Elle remarqua avec étonnement, même avec frissonnement, que ses traits étaient décomposés.
—Qu'y a-t-il donc, mon ami? dit-elle. Êtes-vous malade?
—Non, répondit le général, pas du tout.
Il se posa debout devant elle, et la regarda un moment sans parler; ses yeux gris roulaient dans leurs orbites.
—Charlotte, reprit-il enfin avec un pénible sourire, il faut que je vous avoue ma folie… je ne vis pas depuis ce matin… J'ai reçu une lettre singulière… voulez-vous la voir?
—Si cela vous plaît, dit-elle.
Il tira une lettre de sa poche et la lui donna. Elle était d'une écriture évidemment et laborieusement contrefaite, et n'était point signée.
—Une lettre anonyme? dit la marquise, dont les sourcils se soulevèrent légèrement en signe de dédain.
Puis elle se mit à lire la lettre, dont voici le texte:
«Un ami vrai, général, s'indigne de voir qu'on abuse de votre confiance et de votre loyauté. Vous êtes trompé par ceux que vous aimez le plus. Un homme comblé de vos bienfaits, une femme qui vous doit tout, sont unis par une entente secrète qui vous outrage. Ils hâtent de leurs voeux l'heure où ils pourront partager vos dépouilles. Celui qui se fait un devoir pieux de vous avertir ne veut calomnier personne. Il est convaincu que votre honneur est respecté par celle à qui vous l'avez confié, elle est toujours digne de votre tendresse et de votre estime, elle n'a d'autre tort que de se prêter aux calculs d'avenir que votre meilleur ami ne craint pas d'établir sur votre mort, sur votre veuve et sur votre héritage. La pauvre femme subit malgré elle la fascination d'un homme trop célèbre par ses prestiges séducteurs; mais lui, cet homme, votre ami, presque votre fils, comment qualifier sa conduite? Toutes les personnes honnêtes en sont révoltées, et en particulier celle qu'une conversation surprise par hasard a mise au courant, et qui obéit à sa conscience en vous donnant cet avis.»
La marquise, après avoir achevé, tendit froidement la lettre au général.
—Signé: «Éléonore-Jeanne de la Roche-Jugan», dit-elle.
—Croyez-vous? dit le général.
—La clarté même du jour! reprit la marquise. Le devoir pieux… le prestige séducteur… les personnes honnêtes… Elle a pu déguiser son écriture, mais non son style… et ce qu'il y a de plus décisif encore, c'est qu'elle prête à M. de Camors,—il s'agit de lui, j'imagine,—ses propres projets et ses calculs, qui ne vous ont pas échappé plus qu'à moi, je suppose.
—Si je croyais que cette lâche épître fût son oeuvre, s'écria le général, je ne la reverrais de ma vie!
—Pourquoi? Il faut en rire.
Le général commença une de ces promenades solennelles à travers la chambre. La marquise regardait la pendule avec inquiétude. Son mari surprit un de ces regards. Il s'arrêta brusquement.
—Attendez-vous Camors aujourd'hui? dit-il.
—Oui, je crois qu'il viendra après la séance.
—Je le pensais, reprit le général.
Il eut un sourire convulsif.
—Et savez-vous, ma chère, ajouta-t-il, une sotte idée qui m'a poursuivi depuis le moment où j'ai reçu cette lettre infâme?… car, en vérité, je crois que l'infamie est contagieuse…
—Vous avez eu l'idée d'épier notre entretien? dit la marquise d'un ton d'indolence railleuse.
—Oui, dit le général, là, derrière cette portière, comme au théâtre… mais, Dieu merci, j'ai su résister à cette basse tentation… Si jamais je me laissais aller à une telle faiblesse, je voudrais au moins que ce fût avec votre agrément…
—Et vous me le demandez? dit la marquise.
—Ma pauvre Charlotte, reprit-il d'un accent douloureux et presque suppliant, je suis un vieux fou, un vieil enfant… mais je sens que cette misérable lettre va empoisonner ma vie… Je n'aurai plus une heure de paix ni de confiance… Que voulez-vous!… j'ai été déjà si cruellement trompé!… Je suis un homme loyal, mais je suis bien forcé de voir que tout le monde ne l'est pas comme moi… Il y a des choses qui me paraissent aussi impossibles que de marcher sur la tête, et je sais pourtant que d'autres font ces choses-là tous les jours… Que vous dirai-je? En lisant ces lignes perfides, je n'ai pu m'empêcher de me rappeler que vos relations avec Camors sont plus fréquentes depuis quelque temps.
—Sans doute, dit la marquise, je l'aime beaucoup.
—Je me suis souvenu aussi de votre tête-à-tête dans le boudoir, l'autre nuit, pendant le bal… Quand je m'éveillai, vous aviez tous deux un air de mystère… Quel mystère peut-il y avoir entre vous?
—Ah! voilà! dit la marquise se souriant.
—Je ne puis pas le savoir?
—Vous le saurez quand le temps en sera venu.
—Enfin je vous jure pourtant que je ne vous soupçonne pas,—ni vous ni lui… je ne vous soupçonne pas du moins de me trahir formellement, de m'outrager, de souiller mon nom… Dieu m'en garde!… Mais, si vous vous aimiez seulement, tout en respectant mon honneur… si vous vous aimiez, et si vous vous le disiez!… si vous étiez là tous deux, à mes côtés, dans mes bras, vous, mes deux amis, mes deux enfants, calculant d'un oeil impatient les progrès de ma vieillesse, concertant vos projets d'avenir, souriant à ma mort prochaine… et ajournant votre bonheur sur ma tombe… vous vous croiriez peut-être innocents… Eh bien, non, cela serait épouvantable!
Sous l'empire de la passion qui le transportait, la voix et la parole du général s'étaient élevées; ses traits vulgaires avaient pris un air de sombre dignité et d'imposante menace.—Une faible teinte pâle s'étendit sur le beau visage de la jeune femme, et un pli léger contracta son front pur. Par un effort qui eût été sublime dans une cause meilleure, elle maîtrisa aussitôt sa défaillance passagère, et, montrant froidement à son mari la porte drapée par laquelle il était entré:
—Eh bien, dit-elle, mettez-vous là.
—Vous ne me le pardonnerez jamais?
—Vous ne connaissez pas du tout les femmes, mon ami. La jalousie est un de ces crimes que non seulement elles pardonnent, mais qu'elles aiment.
—Mon Dieu! ce n'est pas de la jalousie!
—Ce que vous voudrez. Enfin mettez-vous là.
—Vous m'y autorisez sincèrement?
—Je vous en prie… Allez chez vous, en attendant, si vous voulez… laissez cette porte ouverte… et, quand vous verrez M. de Camors entrer dans la cour de l'hôtel, venez.
—Non, dit le général après une minute d'hésitation, puisque je fais tant…—et il soupira avec une tristesse poignante,—je ne veux du moins laisser aucun prétexte à ma défiance… Si je vous quittais avant qu'il arrive, je serais capable d'imaginer…
—Que je l'ai fait secrètement avertir, n'est-ce pas? Rien de plus naturel. Restez donc ici. Seulement, prenez un livre, car notre conversation, jusqu'à nouvel ordre, serait languissante.
Il s'assit.
—Mais enfin, dit-il, quel mystère peut-il y avoir entre vous?
—Voilà! dit-elle encore avec son sourire de sphinx.
Le général prit machinalement un livre, et elle se mit à attiser le feu et à réfléchir.
Puisqu'elle aimait le danger, le drame et la terreur mêlés à ses amours, elle devait être contente, car en cette minute la honte, la ruine et la mort étaient derrière sa porte; mais, à dire vrai, c'en était trop à la fois, même pour elle, et, quand elle vint à envisager, dans le silence qui s'était fait, la nature et l'étendue véritable du péril, elle crut que son coeur allait éclater et sa tête se perdre.
Elle ne s'était pas méprise, d'ailleurs, sur l'origine de la lettre. Ce honteux chef-d'oeuvre était bien le fait de madame de la Roche-Jugan. Pour lui rendre justice, madame de la Roche-Jugan n'avait pas soupçonné toute la portée du coup qu'elle frappait. Elle-même croyait à la vertu de la marquise; mais, dans sa surveillance incessante, elle n'avait pas manqué de remarquer depuis quelques mois les assiduités de Camors chez madame de Campvallon, et d'observer une nuance nouvelle dans leurs rapports mondains. On n'a pas oublié qu'elle rêvait pour le jeune Sigismond la succession intégrale de son vieil ami: elle pressentit une rivalité redoutable et résolut de la détruire en germe. Éveiller contre Camors la défiance du général et lui faire fermer la porte du logis, c'était tout ce qu'elle avait voulu; mais sa lettre anonyme, comme la plupart des viles scélératesses de ce genre, était une arme plus fatale et plus meurtrière que ne l'avait présumé son infâme auteur.
La jeune marquise rêvait donc en attisant son feu et en jetant de temps à autre un coup d'oeil furtif sur la pendule. M. de Camors allait arriver d'un instant à l'autre. Aucun moyen de le prévenir. Dans l'état présent de leurs relations, il était impossible d'imaginer que les premiers mots de Camors ne livrassent pas immédiatement leur secret, et se secret livré, c'était pour elle tout au moins le déshonneur public, la chute scandaleuse, la pauvreté, le couvent, pour son mari ou pour son amant, peut-être pour tous deux, la mort.
Lorsque le timbre retentit dans la cour de l'hôtel annonçant l'arrivée du comte, toutes ces images se pressèrent une dernière fois dans le cerveau de madame de Campvallon comme une légion de fantômes; puis elle rassembla son courage par un élan suprême, et tendit toutes ses facultés pour l'exécution du plan qu'elle avait conçu à la hâte, qui était son dernier espoir, et qu'un mot, un geste, une distraction, une inintelligence de M. de Camors pouvait renverser tout entier en une seconde.
Sans parler, elle salua en souriant son mari, et lui fit signe de gagner sa cachette. Le général, qui s'était levé au bruit du timbre, parut encore hésiter; puis, haussant les épaules comme en mépris de lui-même, il se retira derrière la portière qui faisait face à l'entrée principale de la chambre.
L'instant d'après, la porte fut ouverte par un domestique, et M. de Camors entra.—Il s'avançait avec une sorte d'empressement dans la chambre, se dirigeant vers la cheminée, et sa bouche souriante s'entr'ouvrait déjà pour parler, quand il saisit tout à coup l'expression du regard de la marquise, et la parole se glaça sur ses lèvres; ce regard, attaché sur lui depuis son entrée, avait une fixité raide et spectrale qui, sans lui rien apprendre, lui fit tout craindre.—C'était un homme exercé aux situations difficiles, avisé et prudent autant qu'intrépide. Il ne sourcilla point, ne parla pas et attendit.
Elle lui donna sa main sans cesser de le regarder de près avec cette même effrayante intensité.
—Ou elle est folle, se dit-il, ou le danger est là.
Avec la rapide perception de son génie et de son amour, elle sentit qu'il comprenait, et tout de suite, ne laissant pas même au silence le temps de les compromettre:
—Vous êtes aimable de me tenir parole, dit-elle.
—Mais c'est tout simple, dit Camors, qui s'assit.
—Non, car vous savez que vous venez encore ici pour y être tourmenté…
Eh bien, voyons, m'arrivez-vous un peu converti à mon idée fixe?
—Quelle idée fixe? Il me semble que vous en avez plusieurs…
—Oui, mais je parle de la bonne… de la meilleure au moins… de votre mariage enfin…
—Encore, ma cousine, dit Camors, qui, assuré désormais du danger et de sa nature, marchait d'un pas plus ferme sur son brûlant terrain.
—Toujours, mon cousin… Et savez-vous une chose? J'ai trouvé la personne!
—Ah! alors, je me sauve!
Elle lui jeta à travers son sourire un coup d'oeil impérieux.
—Vous y tenez donc beaucoup? reprit Camors en riant.
—Extrêmement. Je n'ai pas besoin de vous répéter mes raisons, vous ayant prêché là-dessus tout l'hiver… au point même d'inquiéter le général, qui a flairé un mystère entre nous.
—Bah! le général?
—Oh! rien de grave, bien entendu… Donc, nous disons, pour nous résumer: Pas de miss Campbel… trop blonde! ce qui n'est pas poli pour moi, par parenthèse;—point de mademoiselle de Silas… trop maigre!—point de mademoiselle Rolet, malgré ses millions… trop bonne famille! point de mademoiselle d'Esgrigny… trop Bacquière et Van Cuyp! Tout cela était un peu décourageant, vous m'avouerez… mais enfin… on s'acharne… Je vous dis que j'ai trouvé!… une merveille!
—Qui se nomme? dit Camors.
—Marie de Tècle!
Il y eut un silence.
—Eh bien, vous ne dites rien? reprit la marquise. Parce que vous n'avez rien à dire… parce que celle-là réunit tout, agrément personnel, éducation, famille, fortune… enfin tout… un rêve!… et puis vos terres se joignent… Vous voyez comme je pense à tout, mon ami?… Mais je ne sais vraiment pas comment nous n'y avions pas songé plus tôt.
M. de Camors se taisait toujours, et la marquise commençait à s'étonner de son silence.
—Oh! reprit-elle, vous aurez beau chercher… il n'y a pas une objection… Vous êtes pris, cette fois-ci… Voyons, mon ami, dites oui, je vous en prie!
Et, pendant que sa bouche disait: «Je vous en prie!» d'un ton de câlinerie gracieuse, son regard disait avec un accent terrible: «Il le faut!»
—M'est-il permis d'y réfléchir, madame? dit-il enfin.
—Non, mon ami.
—Mais enfin, reprit Camors, qui était très pâle, il me semble que vous disposez bien à votre aise de la main de mademoiselle de Tècle… Mademoiselle de Tècle est fort riche… On la marie de tous côtés… D'ailleurs, son grand-oncle a des idées de province, et sa mère des idées de dévotion qui pourraient bien…
—Je m'en charge, interrompit la marquise.
—Mais quelle manie avez-vous de marier les gens?
—Les femmes qui ne font pas l'amour, mon cousin, ont la manie de faire des mariages.
—Sérieusement, pourtant, vous me laisserez bien quelques jours pour y penser?
—Penser à quoi? Ne m'avez-vous pas toujours dit que vous comptiez vous marier… que vous n'attendiez qu'une occasion? Eh bien, jamais vous n'en trouverez une meilleure que celle-là… et, si vous la laissez échapper, vous la regretterez toute votre vie…
—Mais enfin donnez-moi le temps de consulter ma famille.
—Votre famille? Quelle plaisanterie! Il me semble que vous êtes grandement majeur… Et puis quelle famille? Votre tante de la Roche-Jugan?
—Sans doute… encore ne voudrais-je pas la blesser.
—Ah! mon Dieu! supprimez cette inquiétude… Je vous déclare qu'elle jubilera.
—Parce que?
—J'ai mes raisons.
Et la jeune femme, en disant ces mots, fut prise d'un rire étrange qui faillit dégénérer en convulsions, car ses nerfs, après cette horrible tension, étaient comme affolés.
Camors, pour qui la lumière s'était faite peu à peu sur les points les plus obscurs de l'énigme mortelle qui lui était proposée, sentit lui-même le besoin d'abréger une scène qui avait exalté toutes ses facultés à un degré presque insoutenable. Il se leva.
—Je suis forcé de vous quitter, dit-il, car je ne dîne pas chez moi; mais je reviendrai demain, si vous le permettez.
—Certainement… Vous m'autorisez à en parler au général?
—Mon Dieu!… oui, car, de bonne foi, j'ai beau courir après les objections, je n'en trouve pas.
—Eh bien, je vous adore! dit la marquise.
Elle lui tendit sa main qu'il baisa. Il sortit aussitôt.
Il eût fallu être plus clairvoyant que ne l'était le général de Campvallon pour distinguer quelques faiblesses ou quelques dissonances dans l'audacieuse comédie que venaient de jouer devant lui ces deux grands artistes. Le jeu muet de leurs yeux aurait pu seul les trahir, et il ne le voyait pas. Quant à leur dialogue, tranquille, aisé, naturel, il n'y avait pas un mot qu'il n'en eût saisi et qui ne lui eût paru répondre à toutes ses inquiétudes et confondre ses soupçons. Dès ce moment et pour jamais tout ombrage s'effaça de sa pensée; car, pour imaginer l'odieuse combinaison dans laquelle madame de Campvallon avait cherché un refuge désespéré, pour entrer dans une telle profondeur de perversité, le général avait l'esprit trop simple et trop pur.
Quand il reparut devant sa femme, en quittant sa cachette, il était consterné: il eut un geste de confusion et d'humilité. Il lui prit la main et lui sourit avec toute la bonté et toute la tendresse de son âme. En ce moment, la marquise, par une nouvelle réaction de son système nerveux, se mit à sangloter, ce qui acheva de désespérer le général.—Par respect pour ce galant homme, nous n'insisterons pas sur une scène dont l'intérêt, d'ailleurs, n'est plus assez vif pour sauver ce qu'elle a de pénible aux honnêtes gens.
Nous passerons également sans nous y arrêter sur l'entretien qui eut lieu le lendemain entre madame de Campvallon et M. de Camors. Camors, on l'a compris, avait d'abord éprouvé, en voyant apparaître le nom de madame de Tècle dans cette noire intrigue, un sentiment de répulsion et même d'horreur qui avait failli tout compromettre. Comment il parvint à dompter cette révolte suprême de sa conscience au point de subir l'expédient qui devait assurer la paix de ses amours, par quels détestables sophismes il osa se persuader qu'il ne devait plus rien qu'à sa complice, et qu'il lui devait tout, même cela, nous n'essayerons pas de l'expliquer. Expliquer, c'est atténuer, et ici nous ne le voulons pas. Nous dirons seulement qu'il se résigna à ce mariage. Dans la voie où il était entré, on ne s'arrête guère, à moins que la foudre ne s'en mêle.
Quant à la marquise, on se ferait une faible idée de cette âme dépravée et hautaine, si l'on s'étonnait qu'elle eût persisté de sang-froid, et après réflexion, dans la conception perfide que l'imminence du danger lui avait suggérée. Elle comprenait que les soupçons du général se réveilleraient un jour ou l'autre plus menaçants, si le mariage annoncé demeurait un jeu. Elle aimait passionnément Camors, elle n'aimait pas moins le mystère dramatique de leur liaison; elle avait de plus senti une terreur folle à la pensée de perdre l'immense fortune qu'elle s'était habituée à regarder comme la sienne; car le désintéressement de sa première jeunesse était alors bien loin, et l'idée de déchoir misérablement dans ce monde parisien, où elle régnait par son luxe comme par sa beauté, lui était insupportable. Amour, mystère, fortune, elle voulait garder tout cela à tout prix, et plus elle y réfléchit même, plus le mariage de Camors lui en parut être la plus sûre sauvegarde.—Il est vrai qu'elle se donnait une sorte de rivale; mais elle s'estimait trop haut pour la craindre, et elle préférait mademoiselle de Tècle à toute autre, parce qu'elle la connaissait, et que mademoiselle de Tècle lui était évidemment inférieure en tout.
Ce fut environ quinze jours après que le général arriva un matin chez madame de Tècle et lui demanda, pour M. de Camors, la main de sa fille. Il serait douloureux d'appuyer sur la joie que ressentit madame de Tècle. Elle s'étonna seulement en secret que M. de Camors ne fût pas venu lui-même lui présenter sa demande; mais Camors n'avait pas eu ce coeur-là. Il était cependant à Reuilly depuis le matin, et il se rendit chez madame de Tècle aussitôt qu'il sut que sa recherche était agréée. Une fois déterminé à cette monstrueuse action, il avait résolu du moins d'y apporter les formes les plus exquises, et l'on sait qu'il y était passé maître.
Dans la soirée, madame de Tècle et sa fille, demeurées seules, se promenèrent longtemps sur leur chère terrasse, à la douce lueur des étoiles, la fille bénissant sa mère, la mère bénissant Dieu, toutes deux confondant leurs coeurs, leurs rêves, leurs baisers et leurs larmes, plus heureuses, pauvres femmes! qu'il n'est permis de l'être sous le ciel.
Dans le courant du mois d'août suivant, le mariage eut lieu.
IV
Après avoir résidé quelques semaines à Reuilly, le comte et la comtesse de Camors allèrent s'établir à Paris dans leur hôtel de l'avenue de l'Impératrice. Dès ce moment et pendant les mois qui suivirent, madame de Camors entretint avec sa mère une correspondance active. Nous transcrivons ici quelques-unes de ses lettres, qui feront faire au lecteur une connaissance plus prompte et plus intime avec cette jeune femme.
MADAME DE CAMORS À MADAME DE TÈCLE.
Octobre.
Si je suis heureuse, ma mère chérie? Non… pas heureuse! Seulement, j'ai des ailes; je nage dans le ciel comme un oiseau; je sens du soleil dans ma tête, dans mes yeux, dans mon coeur. Cela m'éblouit, cela m'enivre, cela me fait pleurer des larmes divines! Non! ma tendre mère, ce n'est pas possible, voyez-vous!… quand je pense que je suis sa femme, la femme de celui qui régnait dans ma pauvre petite pensée depuis que j'ai une pensée, de celui que j'aurais choisi entre tous dans l'univers entier; quand je pense que je suis sa femme, que nous sommes liés pour jamais… comme j'aime la vie, comme je vous aime, comme j'aime Dieu!
Le bois et le lac sont à deux pas, comme vous savez. Nous y allons faire une promenade à cheval presque tous les matins, mon mari et moi… je dis bien,—mon mari!… nous y allons donc, mon mari et moi, moi et mon mari! Je ne sais comment cela se fait, mais il fait toujours beau, même quand il pleut comme aujourd'hui; aussi nous voilà rentrés. Je me suis permis de l'interroger tout doucement ce matin, pendant cette promenade, sur certains points de notre histoire qui me restaient obscurs. Pourquoi m'a-t-il épousée, par exemple?
—Parce que vous me plaisiez apparemment, miss Mary.
Il aime à me donner ce nom, qui lui rappelle je ne sais quel épisode de ma sauvage enfance,—sauvage est encore de lui.
—Si je vous plaisais, pourquoi me le laissiez-vous si peu voir?
—Parce que je ne voulais pas vous faire la cour avant d'être bien décidé à me marier.
—Comment ai-je pu vous plaire, n'étant pas belle du tout?
—Vous n'êtes pas belle du tout, c'est vrai, a répondu cet homme cruel; mais vous êtes très jolie, et surtout vous êtes la grâce même, comme votre mère.
Tous ces points obscurs étant éclaircis à la satisfaction de miss Mary, miss Mary a pris le galop non seulement parce qu'il pleuvait, mais parce qu'elle était devenue subitement, on ignore pourquoi, rouge comme un coquelicot.
Ma mère chérie, qu'il est doux d'être aimée par celui qu'on adore et d'en être aimée précisément comme on veut l'être, comme on a rêvé de l'être, et tout à fait suivant le programme de son jeune coeur romanesque! Croiriez-vous jamais que j'avais des idées sur un sujet si délicat? Oui, ma mère, j'en avais: ainsi il me semblait qu'il devait y avoir des façons d'aimer, les unes vulgaires, les autres prétentieuses, les autres niaises, les autres tout à fait comiques, et qu'aucune de ces façons d'aimer ne devait être celle du prince notre voisin. Lui devait aimer comme un prince qu'il était, avec grâce et dignité, avec une tendresse grave, un peu sévère, avec bonté, presque avec condescendance,—en amoureux, mais en maître,—en maître, mais en maître amoureux,—enfin comme mon mari.
Cher ange qui êtes ma mère, soyez heureuse de mon bonheur, qui est votre pur ouvrage! Je baise vos mains, je baise vos ailes, je vous remercie, je vous adore! Si vous étiez près de moi, ce serait trop; j'en mourrais, je crois… Venez pourtant bien vite; votre chambre est prête, elle est bleu azur comme le ciel où je nage… Je vous l'ai déjà dit, je crois; mais je le répète.
Bonjour, mère de la plus heureuse petite femme du monde.
MISS MARY, COMTESSE DE CAMORS.
Novembre.
Ma mère, vous me faites pleurer… Moi qui vous attendais chaque matin! Je ne vous dis rien cependant; je ne vous prie pas. Si la santé de mon grand-père vous semble assez affaiblie pour exiger votre présence tout cet hiver, je sais qu'aucune prière ne vous arracherait à votre devoir; mais, en grâce, mon bon ange, n'exagérez rien, et songez que votre petite Mary ne passe plus devant la chambre bleue sans avoir le coeur bien gros.
À part le chagrin que vous lui faites, elle continue d'être aussi heureuse que vous pouvez le souhaiter. Son Prince Charmant est toujours charmant, et toujours prince. Il la mène voir les monuments, les musées, les théâtres, comme une pauvre petite provinciale qu'elle est. N'est-ce pas touchant de la part d'un personnage pareil? Il s'amuse de mes extases car j'ai des extases. N'en dites rien à mon oncle Des Rameures, mais Paris est superbe. Les journées y comptent double pour la pensée et pour la vie.
Mon mari m'a conduite hier à Versailles. Il paraît que c'était aux yeux des gens d'ici une escapade un peu ridicule, ce voyage à Versailles, car j'ai remarqué que le comte de Camors ne s'en est pas vanté. Versailles a tout à fait répondu, d'ailleurs, aux impressions que vous m'en aviez données. Il n'a pas changé depuis que vous l'avez visité avec mon grand-père. C'est grandiose, solennel et froid.
Il y a pourtant un musée nouveau et très curieux sous l'attique du palais. Ce sont en général des portraits historiques, copies ou originaux du temps. Rien ne m'a plus intéressée que de voir défiler, depuis Charles le Téméraire jusqu'à Washington, tous ces visages que mon imagination a tant de fois essayé d'évoquer. Il semble qu'on soit dans les champs Élysées et qu'on dialogue avec tous ces grands morts. Vous saurez, ma mère, que j'ai expliqué plusieurs choses à M. de Camors, qui paraissait étonné de ma science et de mon génie. Je n'ai fait, d'ailleurs, vous pensez bien, que répondre à ses questions; mais cela a paru l'étonner que j'y pusse répondre. Alors, pourquoi me les faire? S'il ne sait pas distinguer les différentes princesses de Conti, je trouve cela tout simple; mais, si, moi, je sais les distinguer parce que ma mère me l'a appris, cela est tout simple aussi.
Nous avons ensuite, sur ma prière instante, dîné au restaurant! Ma mère, c'est le meilleur moment de ma vie! Dîner au restaurant avec son mari, c'est le plus délicieux des crimes.
Je vous ai dit qu'il avait paru étonné de ma science. Je dois ajouter qu'en général il paraît étonné quand je parle. Me croyait-il muette? Je ne parle guère, il est vrai, et je vous avoue qu'il me fait une peur folle. Je crains tant de lui déplaire, de lui sembler sotte, ou prétentieuse ou pédante! Le jour où je serai à mon aise avec lui, si ce jour vient jamais, et où je pourrai lui montrer ce que je puis avoir de bon sens et de petites connaissances, je serai soulagée d'un grand poids, car véritablement je pense quelquefois qu'il me regarde comme une enfant. L'autre jour, sur le boulevard, je m'étais arrêtée devant un magasin de marchand de joujoux (quelle faute!) et, comme il vit mes yeux attachés sur un magnifique escadron de poupées:
—En voulez-vous une, miss Mary?… me dit-il.
N'est-ce pas horrible, ma mère?
Lui, il se connaît à tout (excepté aux princesses de Conti), il m'explique tout, mais un peu brièvement, d'un mot, pour s'acquitter, comme on explique à une personne à qui on n'espère pas faire comprendre. Et je comprends si bien pourtant, ma pauvre petite mère!
«Mais tant mieux, me dis-je; car enfin, s'il m'aime comme cela, s'il m'aime imbécile, qu'est-ce que ce sera plus tard?»—I love you excessively.
Décembre.
On rentre à Paris, ma mère, et, depuis quinze jours, je suis absorbée par les visites. Les hommes ici n'en font pas; mais il faut bien que mon mari me présente la première fois chez les personnes que je dois voir. Il m'accompagne donc, ce qui m'amuse plus que lui, je crois. Il est plus sérieux qu'à l'ordinaire, ce qui est chez cet homme aimable la forme unique de la mauvaise humeur. On me regarde avec un certain intérêt. La femme que ce seigneur a honorée de son choix est évidemment l'objet d'une haute curiosité. Cela me flatte et m'intimide. Je rougis, je manque d'aisance et de naturel. On me trouve laide et nigaude. On ouvre de grands yeux. On suppose qu'il m'a épousée pour ma fortune. J'ai envie de pleurer. Nous remontons en voiture; il me sourit, et je suis au ciel. Voilà nos visites.
Vous saurez, ma chère maman, que madame de Campvallon est divine pour moi. Elle me mène souvent aux Italiens dans sa loge, la mienne ne devant être libre que le 1er janvier. Elle a donné hier à mon intention une petite fête dans ses beaux salons. Le général a ouvert le bal avec moi. Quel brave homme! Je l'aime parce qu'il vous admire. La marquise m'a présenté les meilleurs danseurs. C'était des jeunes messieurs dont le cou et le linge étaient tellement découverts, que j'en avais le frisson. Je n'avais jamais vu d'hommes décolletés; ce n'est pas beau! Il est cependant clair qu'ils se croient charmants et nécessaires. Ils ont le front soucieux et important, l'oeil dédaigneux et vainqueur, la bouche toujours ouverte pour mieux respirer; leur habit s'étale et flotte comme deux ailes. Ils vous prennent la taille, ma mère, comme on prend son bien, vous préviennent du regard qu'ils vont vous faire l'honneur de vous enlever, et vous enlèvent; quand ils sont essoufflés, ils vous préviennent du regard qu'ils vont vous faire le plaisir de s'arrêter, et ils s'arrêtent; ils se reposent un moment, soufflent, sourient, montrent leurs dents; un nouveau regard, et ils repartent. Ils sont adorables.
Louis a valsé avec moi et a paru content. Je l'ai vu pour la première fois valser avec la marquise; ma mère, c'est la danse des astres. Une chose qui m'a frappée en cette circonstance et en quelques autres, c'est l'idolâtrie manifeste dont les femmes entourent mon mari. Ceci, ma tendre mère, est effrayant. Une fois de plus, je me suis demandé: «Pourquoi m'a-t-il choisie? comment puis-je lui plaire? et enfin pourrai-je lutter?» De toutes ces méditations est résultée la folie que voici, et dont le but était de me rassurer un peu.
Portrait de la comtesse de Camors fait par elle-même.
«La comtesse de Camors, née Marie de Tècle, est une personne qui touche à sa vingtième année, et qui a beaucoup de raison pour son âge. Elle n'est point belle, comme son mari est le premier à le reconnaître: il dit qu'elle est jolie. Elle en doute. Voyons pourtant. Elle a premièrement des jambes qui n'en finissent pas, mais c'est le défaut de Diane chasseresse, et peut-être prête-t-il à la démarche de la comtesse une légèreté qu'elle n'aurait pas sans cela; la taille courte naturellement, mais à cheval cela fait bien; un embonpoint ordinaire; le visage irrégulier, la bouche trop grande et les lèvres trop grosses; hélas! une ombre de moustache; des dents blanches heureusement, quoique pas assez petites, le nez moyen, un peu trop ouvert; les yeux de sa mère: c'est ce qu'elle a de mieux; les sourcils de son grand-oncle Des Rameures, ce qui lui donne un air dur que dément par bonheur l'expression générale de sa physionomie et surtout la douceur de son âme; le teint brun de sa mère, mais il sied à ma mère et pas autant à moi; des cheveux noirs, bleus, épais et vraiment magnifiques. Au total, on ne sait qu'en penser.»
Ce portrait, destiné à me rassurer, ne m'a pas rassurée du tout; fort au contraire, car il me semble qu'il donne l'idée d'une sorte de laideron.
Je voudrais être la plus belle des femmes, je voudrais en être la plus distinguée, je voudrais en être la plus séduisante, ô ma mère! mais, si je lui plais, j'en suis la plus enchantée! Au reste, Dieu merci, il me trouve peut-être mieux que je ne suis, car les hommes n'ont pas le même goût que nous sur ces matières. Ainsi je ne comprends pas qu'il n'admire pas davantage la marquise de Campvallon. Il est froid pour elle. Moi, si j'avais été homme, j'aurais été fou de madame de Campvallon.
Bonsoir, la plus aimée des mères.
Janvier.
Vous me grondez, ma mère chérie. Le ton de ma lettre vous blesse. Vous ne concevez pas que je me préoccupe à ce point de ma personne extérieure, que je la définisse, que je la compare. Il y a là quelque chose de mesquin et de léger qui vous offense. Comment puis-je penser qu'un homme s'attache uniquement par ces agréments, et que les mérites de l'esprit et de l'âme ne soient rien pour lui? Mais, ma chère mère, ces mérites de l'esprit et de l'âme, en supposant que votre fille les possède, à quoi peuvent-ils lui servir, si elle n'a ni la hardiesse ni l'occasion de les montrer? Et, quand la hardiesse me viendrait, je commence à croire vraiment que l'occasion me manquerait toujours; car il faut vous avouer que ce beau Paris n'est pas parfait, et que je découvre peu à peu des taches dans ce soleil. Paris est un lieu admirable, c'est dommage seulement qu'il y ait des habitants: non qu'ils ne soient pas aimables, ils le sont trop; mais ils sont aussi trop distraits, et, autant que je puis le croire, ils vivent et meurent sans penser à ce qu'ils font. Ce n'est pas leur faute, ils n'en ont pas le temps. Ils sont, sans sortir de Paris, des voyageurs éternels, incessamment dissipés par le mouvement et la curiosité. Les autres voyageurs, quand ils ont visité quelque coin intéressant du monde et oublié pendant un mois ou deux leur maison, leur famille, leur foyer, rentrent chez eux et s'y assoient; les Parisiens, jamais. Leur vie est un voyage. Ils n'ont pas de foyer. Tout ce qui est ailleurs le principal de la vie y devient secondaire. On y a, comme partout, son domicile, son intérieur, sa chambre: il le faut bien. On y est, comme partout, époux et père, épouse et mère, il le faut bien encore; mais tout cela, ma pauvre mère, aussi peu que possible. L'intérêt n'est pas là; il est dans la rue, dans les musées, dans les salons, dans les théâtres, dans les cercles, dans cette immense vie extérieure qui, sous toutes les formes, s'agite jour et nuit à Paris, vous attire, vous excite, vous prend votre temps, votre esprit, votre âme, et dévore tout. C'est le meilleur lieu du monde pour y passer, et le pire pour y vivre.
Comprenez-vous maintenant, ma mère chérie, qu'en cherchant par quelles qualités je pourrais m'attacher mon mari, qui est sans doute le meilleur des hommes, mais pourtant des Parisiens, j'aie pensé fatalement aux mérites qu'on saisit tout de suite et qui n'ont pas besoin d'être approfondis?
Enfin, vous avez bien raison, cela était misérable, indigne de vous et de moi; car vous savez qu'au fond je suis une petite personne point lâche. Très certainement, si j'avais pu tenir pendant un an ou deux M. de Camors enfermé dans un vieux château, au fond d'un bois solitaire, cela m'eût paru fort agréable: je l'aurais vu plus souvent, je me serais familiarisée plus vite avec son auguste personne, et j'aurais pu développer mes petits talents sous ses yeux charmés; mais d'abord cela aurait pu l'ennuyer, et ensuite c'eût été vraiment trop facile. La vie et le bonheur, je le sens bien, ne s'arrangent pas si aisément. Tout est difficulté, tout est péril, tout est combat. Aussi quelle joie de vaincre! Ma mère, je vous assure que je vaincrai, que je le forcerai de me connaître comme vous me connaissez, de m'aimer, non seulement comme il m'aime, mais aussi comme vous m'aimez, pour toute sorte de bonnes raisons dont il ne se doute pas encore.
Non pas qu'il me croie absolument sotte: il me semble qu'il a perdu cette idée depuis deux jours. Imaginez que mon mari a pour secrétaire un nommé Vautrot; le nom est vilain, mais l'homme est assez beau; seulement, je n'aime pas son regard fuyant. M. Vautrot demeure pour ainsi dire avec nous: il arrive dès l'aurore, déjeune je ne sais où dans les environs, passe ses journées dans le cabinet de Louis, et nous reste quelquefois à dîner quand il a quelque travail à terminer dans la soirée. Ce personnage est instruit; il sait un peu de tout. Il a essayé, je crois, de tous les métiers avant de rencontrer la position subalterne, mais lucrative, qu'il occupe auprès de mon mari. Il aime la littérature, mais pas celle de son temps et de son pays, qu'il trouve misérable, peut-être parce qu'il n'a pas réussi. Il préfère les écrivains et les poètes étrangers; il les cite avec assez de goût, avec trop d'emphase toutefois. Son éducation première a sans doute été négligée, car il dit à tout propos en nous parlant: «Oui, monsieur le comte; oui, madame la comtesse,» comme un domestique, et pourtant il est très fier, ou plutôt très vaniteux. Son défaut capital à mes yeux, c'est une sorte de ricanement d'esprit fort, qu'il affecte dès qu'il est question de religion et de choses analogues.
Donc, il y a deux jours, pendant le dîner, comme il s'était permis, contre toute espèce de bon goût, une petite incartade de ce genre:
—Mon cher Vautrot, lui dit mon mari, avec moi ces plaisanteries sont fort indifférentes; mais, si vous êtes un esprit fort, voici ma femme, qui est un esprit faible, et la force, vous le savez, doit respecter la faiblesse.
M. Vautrot rougit, pâlit, verdit, me salua gauchement et sortit presque aussitôt. J'ai pu remarquer, depuis ce temps, qu'il gardait devant moi plus de réserve.
Dès que je fus seule avec Louis:
—Vous allez me trouver bien indiscrète, lui dis-je; mais je me demande comment vous pouvez confier toutes vos affaires et tous vos secrets à un homme qui n'a aucun principe?
—Oh! dit M. de Camors, il fait comme cela le vaillant, il pense se rendre intéressant à vos yeux par ses airs méphistophéliques… au fond, c'est un brave homme.
—Enfin, repris-je, il ne croit à rien?
—Oh! pas à grand'chose, c'est vrai! mais il n'a jamais trompé ma confiance. Il est homme d'honneur.
J'ouvris les plus grands yeux de ma mère.
—Eh bien, quoi, miss Mary?
—Qu'est-ce que c'est que l'honneur, monsieur?
—Je vous le demanderai, miss Mary.
—Mon Dieu! dis-je en rougissant beaucoup, je ne sais pas trop; mais enfin je me figure que l'honneur séparé de la morale n'est pas grand'chose, et que la morale séparée de la religion n'est rien. Tout cela forme une chaîne: l'honneur pend au dernier anneau comme une fleur; mais, si la chaîne est rompue, la fleur tombe avec le reste.
Il me regarda dans les yeux, ma mère, avec une expression très bizarre, comme s'il eût été non seulement confondu, mais presque inquiet de ma philosophie; puis il eut un léger soupir et dit simplement en se levant:
—Très gentil, cette définition.
Sur quoi, nous allâmes au spectacle, et il me bourra pendant toute la soirée de bonbons et d'oranges glacées.
Madame de Campvallon était avec nous. Je la priai de me prendre le lendemain en passant pour aller au Bois, car elle est mon idole; elle est si belle et si distinguée! Elle sent bon. Je suis contente près d'elle. Comme nous revenions du spectacle, Louis resta silencieux contre sa coutume. Enfin il me dit brusquement:
—Marie, vous allez demain au Bois avec la marquise?
—Oui.
—C'est bien; mais vous vous voyez un peu souvent, il me semble… C'est le matin, c'est le soir… vous ne vous quittez pas!
—Mon Dieu! je croyais vous être agréable… Est-ce que madame de
Campvallon n'est pas une bonne relation?
—Excellente; mais, en général, je n'aime pas les amitiés de femmes. Au surplus, j'ai tort de vous en parler; vous avez assez d'esprit et de sagesse pour observer les limites.
Voilà, ma mère, ce qu'il m'a dit. Ma mère, je vous embrasse.
Mars.
Ma mère, j'espérais ne plus vous ennuyer cette année du récit des fêtes, des festons, des astragales et des girandoles, car enfin nous entrons dans le carême. C'est aujourd'hui le mercredi des cendres. Eh bien, ma pauvre mère, nous dansons après-demain chez madame d'Oilly. Je ne voulais pas y aller; mais j'ai vu que cela contrariait Louis, et j'ai eu peur aussi de blesser madame d'Oilly, qui a presque servi de mère à mon mari. Le carême ici, d'ailleurs, est un vain mot. J'en soupire pour moi; quand donc s'arrête-t-on? quand ne s'amuse-t-on plus, mon Dieu?
Ma mère chérie, je dois vous l'avouer, je m'amuse trop pour être heureuse. Je comptais un peu sur ce carême, et voilà qu'on l'efface du calendrier. Ce cher carême, quelle jolie, spirituelle et honnête invention pourtant! que cette religion est sensée! comme elle connaît bien cette faible et folle humanité! quelle prévoyance dans ses lois! Et quelle indulgence aussi! car limiter le plaisir, c'est le pardonner. Moi aussi, j'aime le plaisir, les belles toilettes qui nous font ressembler à des fleurs, les salons éclatants, la musique, l'air de fête, la danse. Oui, j'aime beaucoup tout cela, j'en sens le trouble charmant, j'en sens l'ivresse; mais toujours, toujours!… à Paris l'hiver, aux eaux l'été, toujours ce tourbillon, ce trouble et cette ivresse, cela devient quelque chose de sauvage, de nègre, et, si j'osais le dire, de bestial. Pauvre carême! il l'avait prévu. Il ne nous disait pas seulement, comme le prêtre à moi ce matin: «Souviens-toi que tu es poussière;» il nous disait: «Souviens-toi que tu as une âme; souviens-toi que tu as des devoirs, que tu as un mari, un enfant, une mère, un Dieu! Et alors, ma mère, on se retirait en famille, à l'ombre du vieux foyer; on vivait dans les graves pensées, entre l'église et la maison, on s'entretenait de choses élevées et saintes; on rentrait dans le monde moral, on reprenait pied dans le ciel. C'était un intervalle salutaire qui empêchait que jamais la dissipation ne tournât à l'hébétement, le plaisir à la convulsion, et que votre masque de l'hiver enfin ne devînt votre visage.
Ceci est tout à fait l'opinion de madame Jaubert.—Qu'est-ce que c'est que madame Jaubert? C'est une sage petite Parisienne que ma mère aimera. Je l'ai rencontrée pendant plusieurs mois un peu partout, particulièrement à Saint-Philippe-du-Roule, sans me douter qu'elle fût ma voisine et que son hôtel touchât le nôtre. Voilà Paris. C'est une gracieuse personne, qui a l'air doux, tendre et intrépide. Nous nous placions toujours l'une près de l'antre, machinalement. Nous nous regardions à la dérobée. Nous reculions nos chaises pour nous laisser passer, et de nos plus douces voix: «Pardon, madame!—Oh! madame!» Mon gant tombait, elle le ramassait. «Oh! merci, madame!» Je lui offrais de l'eau bénite. «Oh! chère madame!» Et un sourire. Quand nos voitures se croisaient autour du lac, un petit salut et un sourire encore. Un jour, au concert des Tuileries, nous nous aperçûmes de loin et nous rayonnâmes: dès que nous entendions quelque chose qui nous plaisait particulièrement, nous nous regardions vite,—et toujours ce sourire. Jugez de ma surprise, l'autre matin, quand j'ai vu ma sympathie entrer dans la petite maison italienne qui est à deux pas de la nôtre et y entrer comme chez elle. Je m'informe. C'est madame Jaubert. Son mari est un grand jeune homme blond qui est ingénieur civil. Me voilà prise d'une envie énorme d'aller faire visite à ma voisine. J'en parle à Louis non sans rougir, car je me souviens qu'il n'aime pas les amitiés de femmes, mais, avant tout, il m'aime. Pourtant il hausse un peu les épaules.
—Laissez-moi au moins prendre quelques renseignements sur ces gens-là.
Il les prend. Quelques jours après:
—Miss Mary, vous pouvez aller chez madame Jaubert; c'est une personne très bien.
Je saute d'abord au cou de M. de Camors, et de là chez madame Jaubert. «C'est moi, madame!—Oh! madame.—Vous permettez, madame?—Oh! oui, oui, madame!» Nous nous embrassons, ma mère, et nous voilà vieilles amies.
Son mari est donc ingénieur civil. Il s'occupe de grandes inventions, de grands travaux industriels mais, ma mère, il n'y a pas longtemps. À la suite d'un gros héritage qui lui était survenu il avait abandonné ses études et s'était mis à ne rien faire du tout, que du mal, bien entendu. Ce fut là-dessus qu'il se maria pour arrondir sa fortune. Sa jolie petite femme eut de tristes surprises. On ne le voyait jamais chez lui. Toujours au cercle, dans les coulisses au diable. Il jouait, il avait des maîtresses, et, chose affreuse ma mère, il buvait. Il rentrait gris chez sa femme. Un simple détail que ma plume se refuse presque à écrire vous donnera une idée complète du personnage. Il voulut, un jour, se coucher avec ses bottes! Voilà, ma mère, le joli monsieur dont ma petite amie a fait peu à peu un honnête homme, un homme de mérite et un mari excellent, à force de douceur, de fermeté, de sagesse, d'esprit. N'est-ce pas encourageant, dites? car Dieu sait que ma tâche est moins difficile; mais ce ménage me charme, parce qu'il me prouve qu'on peut réellement bâtir, en plein Paris, le nid que je rêve. Ces aimables voisins sont habitants de Paris; ils n'en sont pas la proie: ils ont un foyer, ils se possèdent, ils s'appartiennent. Paris est à leur porte, c'est tant mieux. C'est une source toujours ouverte de distractions élevées qu'ils partagent: mais ils y boivent, à cette source, et ne s'y noient pas. Ils ont des habitudes communes; ils passent la soirée chez eux, ils lisent, ils dessinent, ils causent, ils tisonnent leur feu, ils écoutent le vent et la pluie, comme s'ils étaient dans une forêt; ils sentent passer la vie dans leurs doigts fil à fil, comme nous dans nos chères veillées de campagne. Ma mère, ils sont heureux.
Voilà donc mon rêve, et voilà mon plan. Mon mari n'a point de vices comme M. Jaubert. Il n'a que des habitudes, celles de tous les hommes de son monde à Paris. Il s'agit, ma mère chérie, de les transformer tout doucement, de lui suggérer insensiblement cette étonnante idée, qu'on peut passer un soir chez soi, en compagnie de sa femme bien aimée et bien aimante, sans mourir de consomption. Le reste viendra ensuite. Le reste, c'est le goût de la vie assise, les joies graves du petit cloître domestique, le sentiment de la famille, la pensée qui se recueille, l'âme qui se retrouve; n'est-ce pas cela, mon bon ange? Eh bien, comptez sur moi, car je suis plus que jamais pleine d'ardeur, de courage et de confiance… D'abord il m'aime de tout son coeur, quoique peut-être avec plus de légèreté que je n'en mérite. Il m'aime, il me gâte, il me comble. Pas un plaisir qu'il ne m'offre, excepté toujours, bien entendu, celui de rester chez nous. Donc il m'aime; cela d'abord… ensuite, ma mère, savez-vous une chose, une chose qui me fait rire et qui me fait pleurer tout à la fois? C'est qu'il me semble vraiment, depuis quelque temps, que j'ai deux coeurs, un gros coeur à moi et un autre plus petit… Oh! mon Dieu, voilà ma mère en larmes! Mais, ma chérie, c'est un grand mystère… un rêve du ciel, mais peut-être un rêve… qu'on ne dit pas encore à son mari, ni à personne, excepté à sa mère adorée… Voyons, ne pleurez pas, car ce n'est pas bien sûr.
La coupable
MISS MARY.
En réponse à cette lettre, madame de Camors en reçut une le surlendemain qui lui annonçait la mort de son grand-père. Le comte de Tècle avait succombé à une attaque d'apoplexie que l'état de sa santé avait dès longtemps fait pressentir. Madame de Tècle, prévoyant que le premier mouvement de sa fille serait de venir la rejoindre et partager ses douloureuses émotions, lui recommandait vivement de s'épargner les fatigues de ce voyage. Elle lui promettait, d'ailleurs d'aller elle-même la retrouver à Paris aussitôt qu'elle aurait réglé quelques affaires indispensables.
Ce deuil de famille eut pour effet naturel de redoubler dans le coeur de la comtesse de Camors le sentiment de malaise et de vague tristesse dont ses dernières lettres laissaient apercevoir quelques symptômes, bien que dissimulés et atténués par les précautions de son amour filial. Elle était beaucoup moins heureuse qu'elle ne le disait à sa mère, car les premiers enthousiasmes et les premières illusions du mariage n'avaient pu abuser longtemps un esprit aussi fin et aussi droit. Une jeune fille qui se marie se trompe aisément sur l'étendue de l'affection dont elle est l'objet. Il est rare qu'elle n'adore pas son mari et qu'elle ne se croie pas adorée de lui simplement parce qu'il l'épouse. Ce jeune coeur qui s'ouvre laisse échapper toutes les grâces, tous les parfums, tous les cantiques de l'amour, et, enveloppé de ce nuage céleste, tout est amour autour de lui; mais peu à peu il se dégage, et il reconnaît trop souvent que ce concert et ces ivresses dont il était charmé venaient de lui seul.
Telle était, autant que la plume peut rendre ces nuances des âmes féminines, telle était l'impression qui avait de jour en jour pénétré l'âme délicate de la pauvre miss Mary: ce n'était rien de plus; pour elle, c'était beaucoup. La pensée d'être trahie par son mari et de l'être surtout avec la cruelle préméditation que l'on sait n'avait pas même effleuré son esprit; cependant, à travers les bontés attentives qu'il avait pour elle et qu'elle n'exagérait nullement dans ses lettres à sa mère, elle le sentait un peu dédaigneux et insouciant. Le mariage n'avait pour ainsi dire rien changé à ses habitudes: il dînait chez lui au lieu de dîner au cercle, voilà tout. Elle s'en croyait aimée pourtant, mais avec une légèreté presque offensante.
Néanmoins, si elle était triste et quelquefois jusqu'aux larmes, on a vu qu'elle ne désespérait pas, et que ce vaillant petit coeur s'attachait avec une confiance intrépide à toutes les chances heureuses que pouvait lui réserver l'avenir.
M. de Camors demeurait fort indifférent, comme on peut le croire, aux agitations qui tourmentaient sa jeune femme. Il ne s'en doutait pas. Il était, quant à lui, fort heureux, si étrange que la chose puisse paraître. Ce mariage avait été un pas pénible à franchir; mais, une fois installé dans sa faute, il s'y était fait. Sa conscience, toutefois, si endurcie qu'elle fût, avait encore apparemment quelques fibres vivantes, et l'on n'aura pas manqué de remarquer qu'il pensait devoir à sa femme quelques compensations.
Ses sentiments pour elle se composaient d'une sorte d'indifférence et d'une sorte de pitié. Il plaignait vaguement cette enfant dont l'existence se trouvait prise et broyée entre deux destinées d'un ordre supérieur. Il espérait qu'elle ignorerait toujours le sort auquel il l'avait condamnée, et il était résolu à ne rien négliger pour lui en atténuer la rigueur; mais il appartenait, d'ailleurs, uniquement et plus que jamais à la passion qui avait été le tort suprême de sa vie: car ses amours avec la marquise de Campvallon, constamment excitées par le mystère et le danger, ménagées d'ailleurs avec un art profond par une femme d'une adresse égale à sa terrible beauté, devaient garder après des années l'idéalité de la première heure.
La courtoisie gracieuse dont M. de Camors se piquait à l'égard de sa femme avait cependant des limites. La jeune comtesse s'en était aperçue quand elle avait essayé d'en abuser. Ainsi, à plusieurs reprises, elle avait feint la fatigue pour se refuser le soir à toute distraction extérieure, espérant que son mari ne l'abandonnerait pas à sa solitude. C'était une erreur. M. de Camors dans ces circonstances lui accordait à la vérité quelques minutes de tête-à-tête après le dîner; mais, vers neuf heures, il la quittait avec une parfaite tranquillité. Seulement, une heure après, elle voyait arriver un paquet de bonbons ou une corbeille de petits gâteaux fins qui l'aidaient tant bien que mal à passer la soirée. Elle partageait quelquefois ces friandises avec sa voisine, madame Jaubert, quelquefois avec M. Vautrot, le secrétaire de son mari. Ce M. Vautrot, qu'elle avait d'abord pris en grippe, était peu à peu rentré en grâce auprès d'elle. En l'absence de son mari, elle le trouvait toujours sous sa main, et elle avait recours à lui pour beaucoup de menus détails courants, adresses, invitations, achats de livres, de musique, fournitures de bureau. De là une certaine familiarité. Elle commençait à l'appeler «Vautrot»,—ou «mon bon Vautrot».—Vautrot s'acquittait avec zèle des petits messages de la jeune femme. Il lui témoignait beaucoup d'empressement et de respect, et s'abstenait avec soin devant elle des forfanteries sceptiques qu'il savait lui déplaire. Elle était heureuse de cette réforme, et, pour lui en témoigner sa reconnaissance, elle le retint deux ou trois fois le soir au moment où il venait lui demander ses commissions. Elle parlait avec lui de livres ou de théâtre.
Quand son deuil l'eut décidément cloîtrée chez elle, M. de Camors lui fit la grâce de lui tenir compagnie pendant les deux premières soirées jusqu'à dix heures; mais cet effort l'épuisa, et la pauvre jeune femme, qui avait déjà édifié tout un avenir sur cette frêle base, eut le chagrin de le voir reprendre dès le troisième soir ses habitudes de célibataire. Ce coup lui fut sensible, et sa tristesse devint plus sérieuse qu'elle ne l'avait été jusque-là. La solitude lui fut douloureuse. Elle n'avait pas eu le temps de se former une intimité à Paris. Madame Jaubert lui vint en aide tant qu'elle put; mais dans les intervalles la comtesse s'habitua à retenir plus souvent Vautrot, ou même à le faire appeler. Camors lui-même, les trois quarts du temps, le lui amenait avant de sortir.
—Je vous amène Vautrot, ma chère, avec Shakspeare; vous allez vous exalter ensemble.
Vautrot lisait bien, quoique avec une solennité déclamatoire qui égayait quelquefois secrètement la comtesse. Enfin c'était une manière de tuer les longues soirées en attendant l'arrivée prochaine de madame de Tècle. D'ailleurs, Vautrot avait l'air si touché lorsqu'elle le gardait, si mortifié lorsqu'elle le laissait partir, que, par bonté d'âme, elle lui faisait signe de s'asseoir, même quand il l'ennuyait.
Un soir du mois d'avril, vers dix heures, M. Vautrot était seul avec la comtesse de Camors et il lui lisait le Faust de Goethe, qu'elle ne connaissait pas. Cette lecture paraissait avoir triomphé des préoccupations personnelles de la jeune femme: elle écoutait avec une attention plus qu'ordinaire, les yeux fixés ardemment sur le lecteur; mais elle n'était pas seulement captivée par la puissance de l'oeuvre, elle suivait, comme il arrive souvent, sa propre pensée et sa propre histoire à travers la grande fiction du poète, et l'on sait avec quelle clairvoyance bizarre un esprit frappé d'une idée fixe découvre des allusions et des ressemblances insensibles pour tout autre. Madame de Camors apercevait sans doute quelques lointaines analogies entre son mari et le docteur Faust, entre elle-même et Marguerite, car ce drame l'agita singulièrement, et elle ne put même contenir la violence de ses émotions quand Marguerite laissa échapper du fond de son cachot ce cri de détresse et de folie: «Qui t'a donné, bourreau, cette puissance sur moi?… Je suis si jeune! si jeune! et déjà mourir… Oh! épargne-moi, que t'ai-je fait? Je suis maintenant tout entière en ta puissance… Laisse seulement que j'allaite encore mon enfant… Je l'ai bercé sur mon coeur toute cette nuit… Ils me l'ont pris pour mieux me tourmenter, et ils disent maintenant que je l'ai tué… Jamais plus je ne serai joyeuse! jamais plus!»
Quel mélange de sentiments confus, de puissante sympathie, de vague appréhension envahit soudain le coeur de la jeune femme au point de le faire déborder—on peut à peine l'imaginer;—mais elle se renversa dans son fauteuil et ferma ses beaux yeux, comme pour retenir les larmes qui coulaient à travers la frange de ses longs cils. En ce moment, M. Vautrot cessa de lire brusquement; il poussa un soupir profond, s'agenouilla devant la comtesse de Camors, et, lui prenant la main:
—Pauvre ange! dit-il.
On comprendrait difficilement cet incident et les conséquences malheureusement fort graves qu'il eut, si nous n'ouvrions ici une parenthèse pour y encadrer le portrait physique et moral de M. Vautrot.
M. Hippolyte Vautrot était un bel homme, et il le savait.—Il se flattait même d'une certaine ressemblance avec son patron, le comte de Camors, et, par le fait de la nature, comme par le fait d'une imitation constante à laquelle il s'appliquait, sa prétention ne laissait pas d'être fondée.—Il ressemblait extérieurement à Camors autant qu'un homme vulgaire peut ressembler à un homme de la plus extrême distinction. Vautrot était le fils d'un petit fonctionnaire de province. Il avait reçu de son père une honnête fortune qu'il avait dissipée dans les diverses entreprises de sa vie aventureuse. Des influences de collège l'avaient d'abord jeté dans un séminaire. Il en était sorti pour venir à Paris, où il avait fait un cours de droit. Il avait travaillé chez un avoué; puis il s'était essayé dans la littérature et n'y avait pas eu de succès. Il avait joué à la Bourse et y avait perdu. Il avait successivement frappé avec une sorte d'impatience fiévreuse à toutes les portes de la fortune; il ne devait réussir à rien, parce qu'en toutes choses ses ambitions étaient immenses et ses talents modestes. Il n'était propre qu'aux situations secondaires, et il n'en voulait point. Il eût fait un bon instituteur, mais il voulait être poète; un bon curé de campagne, mais il voulait être évêque; un excellent commis, mais il voulait être ministre. Il voulait enfin être un grand homme, et il ne l'était pas. Il s'était fait hypocrite, ce qui est plus facile, et, s'appuyant d'un côté sur la société philosophique de madame d'Oilly, de l'autre sur la société orthodoxe de madame de la Roche-Jugan, il s'était poussé en qualité de secrétaire auprès de Camors, qui, dans son mépris général de l'espèce, avait jugé Vautrot aussi bon qu'un autre.