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Monsieur de Camors — Complet

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La familiarité de M. de Camors avait été moralement fort préjudiciable à M. Vautrot. Elle l'avait, il est vrai, débarrassé de son masque dévot, qui n'était guère de mise en ce lieu; mais elle avait, d'ailleurs, terriblement enrichi le fonds d'amère dépravation que les désappointements de la vie et les ressentiments de l'orgueil avaient déposé dans ce coeur ulcéré. On peut bien se douter que M. de Camors n'avait pas eu le mauvais goût d'entreprendre régulièrement la démoralisation de son secrétaire; mais son contact, son intimité, son exemple, y avaient suffi. Un secrétaire est toujours plus ou moins un confident: il devine ce qu'on ne lui livre pas. Vautrot ne put donc beaucoup tarder à s'apercevoir que son patron ne péchait pas en morale par l'excès des principes, en politique par l'abus des convictions, en affaires par la minutie des scrupules. La supériorité spirituelle, élégante et hautaine de Camors achevait d'éblouir et de corrompre Vautrot en lui montrant le mal non seulement prospère, mais rayonnant même de grâce et de prestiges. Aussi admirait-il profondément son maître: il l'admirait, l'imitait et l'exécrait. Camors professait pour lui et pour ses airs solennels une assez large mesure de dédain qu'il ne prenait pas toujours la peine de lui cacher, et Vautrot frémissait dans ses moelles quand quelque froid sarcasme tombait de si haut sur la plaie vive de sa vanité. C'était là toutefois un faible grief; ce qu'il haïssait avant tout en Camors, c'était le triomphe facile et insolent, la fortune rapide et imméritée, toutes les jouissances de la terre conquises sans peine, sans travail, sans conscience, et dévorées en paix; ce qu'il haïssait enfin, c'était ce qu'il avait rêvé pour lui-même, sans pouvoir l'atteindre.

Assurément à cet égard M. Vautrot n'était pas une exception, et de pareils exemples, quand ils se présentent même à des esprits plus sains, ne sont point salutaires; car il faut oser dire à ceux qui, comme M. de Camors, foulent tout aux pieds, et qui comptent bien cependant que leurs secrétaires, leurs ouvriers, leurs domestiques, leurs femmes et leurs enfants resteront de vertueuses personnes,—il faut oser leur dire qu'ils se trompent.

Tel était donc M. Vautrot. Il avait alors quarante ans; c'est un âge où il n'est pas rare que l'on devienne très mauvais, même quand on a été passable jusque-là. Il affichait des allures austères et puritaines. Il avait un café où il régnait. Il y jugeait ses contemporains et les jugeait tous médiocres. C'était un homme difficile: en fait de vertu, il lui fallait de l'héroïsme; en fait de talent, du génie; en fait d'art, du grand art. Ses opinions politiques étaient celles d'Érostrate, avec cette différence, tout en faveur de l'ancien, que Vautrot, après avoir incendié le temple, l'eût pillé.—En somme, c'était un sot, mais un sot des plus malfaisants.

Si M. de Camors, ce soir-là, au moment où il sortait de son magnifique cabinet de travail, avait eu l'inconvenance d'appliquer son oeil au trou de la serrure, il aurait vu quelque chose qui l'eût beaucoup surpris: il aurait vu M. Vautrot s'approcher d'un beau meuble italien à incrustations d'ivoire, en fouiller les tiroirs, et finalement ouvrir avec la plus grande aisance une serrure fort compliquée dont M. de Camors avait en ce moment même la clef dans sa poche. Ce fut à la suite de cette perquisition que M. Vautrot se rendit, en compagnie de Faust, dans le boudoir de la jeune comtesse, aux pieds de laquelle nous l'avons laissé un peu longtemps.

Madame de Camors avait fermé les yeux pour dissimuler ses larmes; elle les rouvrit à l'instant où Vautrot lui saisit la main et l'appela «Pauvre ange». Voyant cet homme à genoux, elle n'y comprit rien, et lui dit simplement:

—Êtes-vous fou, Vautrot?

—Oui, je le suis, s'écria Vautrot en rejetant ses cheveux en arrière par un geste poétique qui lui était familier, oui, fou d'amour et de pitié! car je connais vos souffrances, pure et noble victime; je connais la source de vos larmes: laissez-les couler avec confiance dans un coeur qui vous est dévoué jusqu'à la mort!

La jeune comtesse, quand elle l'eût voulu, n'eût pu laisser couler ses larmes dans le coeur de M. Vautrot, car ses yeux s'étaient brusquement séchés. Un homme à genoux devant une femme ne peut lui paraître que sublime ou ridicule. Ce fut malheureusement sous ce dernier jour que l'attitude à la fois gauche et théâtrale de Vautrot s'offrit à l'imagination rieuse de madame de Camors. Un éclat de vive gaieté illumina son charmant visage; elle se mordit les lèvres pour ne point éclater, et malgré cela, elle éclata.

Il ne faut pas se mettre à genoux, quand on n'est pas assuré de se relever vainqueur. Autrement, on s'expose, comme Vautrot, à une piteuse physionomie.

—Relevez-vous, mon bon Vautrot, dit enfin madame de Camors d'un ton sérieux. Cette lecture vous a visiblement égaré. Allez vous reposer. Oublions cela… seulement, ne vous oubliez plus.

Vautrot se releva. Il était livide.

—Madame la comtesse, dit-il, l'amour d'un homme de coeur n'est jamais une offense… Le mien du moins était sincère; le mien eût été fidèle… le mien n'était pas un piège infâme!

Il y avait dans l'accent dont ces paroles étaient marquées une intention si évidente, que les traits de la jeune femme s'altérèrent aussitôt. Elle se dressa sur son fauteuil.

—Que voulez-vous dire, monsieur?

—Hélas! rien que vous ne sachiez, je pense, dit Vautrot.

Elle se leva.

—Vous allez m'expliquer cela tout de suite, monsieur, ou vous l'expliquerez dans un moment à mon mari.

—Mais, mon Dieu, dit Vautrot avec une sorte de sincérité, votre tristesse, vos pleurs m'avaient fait croire que vous n'ignoriez pas…

—Quoi? dit-elle.

Et, comme il se taisait:

—Mais parlez donc, misérable!

—Je ne suis pas un misérable, dit Vautrot; je vous aimais, et je vous plaignais, voilà tout.

—Et de quoi me plaindre?

Vautrot ne s'était nullement attendu à l'énergie impérieuse de ce caractère et de ce langage. Il réfléchit à la hâte qu'au point où il en était venu, le plus sûr pour lui était encore d'achever. Il tira alors de sa poche une lettre dont il s'était muni simplement pour confirmer au besoin dans l'esprit de la comtesse des soupçons qu'il y croyait éveilles dès longtemps, et il lui présenta cette lettre dépliée. Elle hésita, puis la saisit.—Elle n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaître l'écriture, car elle échangeait souvent des billets avec madame de Campvallon. La lettre, écrite avec une passion brûlante, se terminait par ces mots. «Toujours un peu jalouse de Mary Presque fâchée de vous l'avoir donnée, car elle est jolie, mais, moi, je suis belle, n'est-ce pas, mon bien-aimé?—Surtout je t'adore!»

La jeune femme, dès les premiers mots, était devenue horriblement pâle; en terminant, elle laissa échapper une exclamation étouffée; puis elle relut la lettre, la rendit à Vautrot, comme ne sachant ce qu'elle faisait, et demeura quelques minutes immobile, l'oeil fixé devant elle dans le vide. Un monde s'écroulait en elle.

Tout à coup elle se dirigea d'un pas rapide vers une porte voisine, et entra dans sa chambre, où Vautrot l'entendit ouvrir et fermer précipitamment des tiroirs. Elle reparut l'instant d'après; elle avait mis un chapeau et un manteau. Elle traversa le boudoir du même pas hâtif et raide; Vautrot, effrayé, voulut l'arrêter.

—Madame! dit-il en se plaçant devant elle.

Elle le repoussa doucement de la main et sortit du boudoir.

Un quart d'heure plus tard, elle était dans l'avenue des Champs-Élysées, descendant vers Paris. Il était alors onze heures. C'était une froide soirée d'avril, et la pluie tombait par grains. Les rares passants qui cheminaient encore sur les larges trottoirs humides se retournaient avec curiosité pour suivre de l'oeil cette jeune femme élégante dont la démarche semblait accélérée par un intérêt de vie ou de mort; mais, à Paris, on ne s'étonne de rien, car on y voit tout. L'allure étrange de madame de Camors n'éveillait donc aucune attention extraordinaire: quelques hommes souriaient, d'autres tançaient un mot de raillerie qu'elle n'entendait pas.

Elle traversa avec la même hâte convulsive la place de la Concorde dans la direction du pont. Arrivée là, et au bruit de la Seine enflée et limoneuse qui se brisait contre les piliers des arches, elle fit un brusque temps d'arrêt: elle s'appuya sur le parapet et regarda l'eau; puis elle secoua la tête, soupira longuement et se remit en marche. Bientôt après, elle s'arrêtait dans la rue Vaneau devant un grand hôtel isolé des maisons voisines par un mur de jardin: c'était l'hôtel de madame de Campvallon.

Quand elle fut là, la malheureuse enfant ne sut plus que faire. Pourquoi même était-elle venue là? Elle ne le savait pas. Elle avait voulu venir comme pour s'assurer de son malheur, pour le toucher du doigt, ou peut-être pour trouver quelque raison, quelque prétexte d'en douter. C'était un but qu'elle s'était donné, elle y était arrivée, et elle ne savait plus que faire.

Elle s'assit sur une borne devant les jardins de l'hôtel, cacha sa tête dans ses deux mains et essaya de penser. La rue était déserte. Il était plus de minuit. Une rafale de pluie venait de se déchaîner sur Paris, et la pauvre femme grelottait.

Un sergent de ville passa, enveloppé dans sa cape, il la prit par le bras:

—Qu'est-ce que vous faites là, vous? dit-il d'une voix rude.

Elle le regarda.

—Je ne sais pas, dit-elle.

Cet homme en eut pitié. Il eut vite discerné, d'ailleurs, à travers le désordre de la jeune femme, le bon goût et comme le parfum de l'honnêteté.

—Mais, madame, vous ne pouvez pas rester là, reprit-il avec plus de douceur.

—Non.

—Vous avez un gros chagrin?

—Oui.

—Comment vous appelez-vous?

—Comtesse de Camors.

—Où demeurez-vous?

Elle donna son adresse.

—Eh bien, madame, attendez-moi.

Il fit quelques pas dans la rue, puis s'arrêta au bruit d'un fiacre qui approchait. Le fiacre était vide. Il pria madame de Camors d'y monter. Elle obéit, et il se plaça lui-même à côté du cocher.

M. de Camors venait de rentrer chez lui, et il écoutait avec stupeur, de la bouche de la femme de chambre, le récit de la disparition mystérieuse de la comtesse, quand le timbre de l'hôtel résonna. Il se précipita et rencontra sa femme sur l'escalier. Elle avait repris un peu de calme chemin faisant. Comme il l'interrogeait d'un regard profond:

—J'étais souffrante, dit-elle en s'efforçant de sourire, j'ai voulu sortir un peu… Je ne connais pas les rues… et je me suis égarée.

Malgré l'invraisemblance de l'explication, il n'insista pas; il murmura quelques mots de douce gronderie, et la remit entre les mains de sa femme de chambre, qui s'empressa de lui ôter ses vêtements mouillés.—Pendant ce temps, il avait pris à part le sergent de ville, qui attendait dans le vestibule, et il le questionnait. En apprenant de cet homme dans quelle rue et à quel endroit précis de la rue il l'avait trouvée, M. de Camors, sans plus d'éclaircissements, comprit aussitôt la vérité.

Il monta chez sa femme. Elle était couchée, et tremblait de tous ses membres. Une de ses mains pendait sur le drap. Il voulut la prendre. Elle retira sa main doucement, avec une dignité triste mais résolue. Ce simple geste les avait séparés pour toujours. À dater de ce moment, par une convention tacite, imposée par elle, acceptée par lui, madame de Camors fut veuve.

Il demeura quelques minutes immobile, le regard perdu dans l'ombre des rideaux; puis il marcha lentement à travers la chambre silencieuse. L'idée de mentir pour se défendre ne lui vint pas. Sa démarche était calme et régulière; mais deux cercles bleuâtres s'étaient creusés soudainement au-dessous de ses yeux, et son visage avait pris la pâleur mate de la cire. Ses deux mains, jointes derrière lui, se tordaient l'une dans l'autre, et l'anneau qu'il portait au doigt éclata. Il s'arrêtait par intervalles, et écoutait le bruit des dents de la jeune femme qui s'entre-choquaient.

Après une demi-heure, il se rapprocha du lit tout à coup.

—Marie, dit-il à demi-voix.

Elle tourna vers lui ses yeux ardents de fièvre.

—Marie, reprit-il, j'ignore ce que vous pouvez savoir, et je ne vous le demande pas. J'ai été très coupable envers vous… mais moins pourtant que vous ne le pensez sans doute… Des circonstances terribles m'ont dominé… Au reste, je ne cherche point d'excuse… Jugez-moi aussi sévèrement que vous le voudrez; mais, je vous, en prie, calmez-vous, conservez-vous… Vous me parliez ce matin de vos pressentiments, de vos espérances maternelles. Attachez-vous à cette pensée… Vous serez, d'ailleurs, maîtresse de votre vie… Quant à, moi, je serai pour vous ce qu'il vous plaira,—un étranger ou un ami… Maintenant… je sens que ma présence vous fait mal… et cependant j'ai peine à vous laisser seule en cet état… Voulez-vous madame Jaubert cette nuit?

—Oui, murmurait-elle.

—Je vais vous la chercher… Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a des confidences qu'on ne fait pas à sa plus chère amie!…

—Excepté à sa mère? demanda-t-elle avec une expression d'angoisse suppliante.

Il devint plus pâle encore, et, après, une minute:

—Excepté à sa mère dit-il, soit… Votre mère arrive demain, n'est-ce pas?

Elle fit signe de la tête que oui.

—Vous disposerez de vous avec elle, et j'accepterai tout.

—Merci, dit-elle faiblement.

Il quitta la chambre aussitôt. Il alla lui-même chercher madame Jaubert, qu'on fit relever, et lui dit brièvement que sa femme avait été saisie d'une violente crise nerveuse à la suite d'un refroidissement. La gracieuse petite madame Jaubert accourut en toute hâte chez son amie, et passa la nuit près d'elle. Elle ne fut pas longtemps dupe de l'explication que Camors lui avait donnée. Les femmes se comprennent vite en leurs douleurs. Madame Jaubert cependant ne demanda point de confidences, et n'en reçut pas; mais sa tendresse rendit à son amie dans cette nuit affreuse le seul service qu'elle pouvait lui rendre: elle la fit pleurer.

Cette nuit ne fut pas non plus très douce pour M. de Camors. Il ne prit aucun repos. Il marcha jusqu'au jour dans son appartement avec une sorte de fureur. La détresse de cette enfant l'avait navré. Les souvenirs du passé se réveillant en même temps, les appréhensions du lendemain lui montrant auprès de la fille écrasée la mère—et quelle mère!—atteinte mortellement dans toutes les chères illusions, dans toutes les croyances, dans tous les bonheurs de la vie,—il sentait qu'il y avait encore dans son coeur des points vivants pour la pitié, dans sa conscience pour le remords. Il s'irritait de sa faiblesse, et y retombait.

Qui donc l'avait trahi? Cette préoccupation l'agitait à un degré presque égal. Dès le premier instant, il ne s'y était pas trompé. La douleur subite et à moitié folle de sa femme, son attitude désespérée, son silence, ne s'expliquaient que par une conviction évidente, par une révélation décisive. Après avoir égaré quelque temps ses soupçons, il en arriva à se persuader que les lettres de madame de Campvallon avaient pu seules jeter dans l'esprit de sa femme une si pleine lumière. Il n'écrivait jamais à la marquise, quant à lui; mais il n'avait pu l'empêcher de lui écrire. Pour madame de Campvallon, comme pour la plupart des femmes, un amour sans lettres était trop incomplet. La faute de M. de Camors, peu excusable chez un homme de ce mérite, était de conserver ces lettres; mais personne n'est parfait: il était artiste, il aimait ces chefs-d'oeuvre d'éloquence passionnée; il était fier de les inspirer, et il ne pouvait se décider à les brûler.—Il examina à la hâte le tiroir secret où il les enfermait: à certains signes ménagés à dessein, il reconnut que ce tiroir avait été fouillé.—Cependant, aucune lettre ne manquait; l'ordre seulement en était bouleversé.

Ses pensées s'étaient déjà portées plus d'une fois sur Vautrot, dont la délicatesse lui était suspecte, quand il reçut dans la matinée un billet de son secrétaire qui ne put lui laisser aucun doute. En réalité, M. Vautrot, après avoir passé de son côté une nuit des moins agréables, ne s'était pas senti le courage d'affronter l'accueil que son patron pouvait lui réserver ce matin-là. Son billet était assez habilement rédigé pour laisser dormir les soupçons, si par hasard ils n'étaient pas éveillés, et si la comtesse ne l'avait pas trahi. Il annonçait qu'il venait d'accepter une situation avantageuse qui lui était offerte par une maison de commerce de Londres. Il avait dû se décider à l'improviste et partir le matin même sous peine de perdre une occasion irréparable. Il terminait par les expressions les plus vives de sa reconnaissance et de ses regrets.

Camors, ne pouvant l'étrangler, résolut de le payer. Il lui envoya non seulement quelques appointements arriérés, mais en outre une somme assez ronde, en témoignage de sa sympathie et de ses voeux; ce fut, d'ailleurs, une simple précaution, car M. de Camors n'appréhendait plus rien de ce venimeux personnage, le voyant dépourvu des seules armes qu'il eût possédées contre lui, et aussi du seul intérêt qui l'eût poussé à s'en servir; car il avait compris que M. Vautrot lui avait fait l'honneur de convoiter sa femme, et il l'en estimait un peu moins bas, lui trouvant après tout ce côté de gentilhomme.

V

M. de Camors, dans cette matinée, eut besoin d'un rude effort de courage pour accomplir lui-même ses devoirs de gentilhomme en allant recevoir à la gare madame de Tècle; mais le courage était depuis longtemps son unique vertu, et celle-là, du moins, il ne devait jamais la perdre. Il accueillit avec grâce sa jeune belle-mère couverte de ses vêtements de deuil. Elle fut surprise de ne pas voir sa fille avec lui. Il lui avoua qu'elle était un peu souffrante depuis la veille. Malgré les précautions de son langage et de son sourire, il ne put empêcher que madame de Tècle ne conçut aussitôt de vives alarmes. Il ne prétendait, d'ailleurs, la rassurer qu'à demi. Sous la réserve calculée de ses réponses, elle pressentit un désastre; après l'avoir d'abord pressé de questions, elle garda le silence pendant le reste du trajet.

La jeune comtesse, pour épargner à sa mère la première impression, avait quitté son lit, et même la pauvre enfant avait mis un peu de rouge sur ses joues pâlies. M. de Camors ouvrit lui-même à madame de Tècle la porte de la chambre de sa fille et se retira.—La jeune femme se souleva avec peine sur sa causeuse, et sa mère la reçut dans ses bras. Ce ne fut d'abord entre elles qu'un échange d'embrassements étroits et de muettes caresses; puis la mère s'assit près d'elle, elle prit contre son sein la tête de sa fille, et, la regardant au fond des yeux:

—Quoi? dit-elle douloureusement.

—Oh! rien… rien de désespéré… seulement, il faut aimer plus que jamais votre petite Mary, n'est-ce pas?

—Oui… mais quoi donc enfin?

—Il ne faut pas vous faire de mal… et il ne faut pas m'en faire non plus… Vous savez pourquoi?

—Oui… mais, je t'en supplie, ma chérie, dis-moi!

—Eh bien, je vais vous dire tout… mais, de grâce, mère, soyez brave comme moi!…

Elle cacha plus profondément sa tête dans le sein de sa mère, et se mit à lui conter à voix basse, sans la regarder, la terrible révélation qui lui avait été faite, et que l'aveu de son mari avait confirmée.

Madame de Tècle ne l'interrompit pas une seule fois pendant ce cruel récit; elle lui baisait seulement les cheveux de temps en temps. La jeune comtesse, qui n'osait lever les yeux sur elle, comme si elle eût été honteuse du crime d'un autre, put se figurer qu'elle s'était elle-même exagéré la gravité de son malheur, puisque sa mère en recevait la confidence avec tant de calme; mais le calme de madame de Tècle en ce moment horrible était celui des martyrs; car tout ce que put jamais souffrir une chrétienne sous la griffe des tigres ou sous le crochet du tortionnaire, cette mère le souffrait alors sous la main de sa fille bien-aimée. Son beau et pâle visage, ses grands yeux dressés vers le ciel, comme ceux qu'on prête aux pures victimes agenouillées dans les cirques romains, semblaient demander à Dieu s'il avait vraiment des consolations pour de telles tortures!

Quand elle eut tout entendu, elle trouva la force de sourire à sa fille, qui la regardait enfin avec une expression de timidité inquiète, et, l'embrassant plus étroitement:

—Eh bien, ma chérie, lui dit-elle, c'est une grande tristesse, c'est vrai… cependant, tu as raison, il n'y a rien de désespéré.

—Croyez-vous?

—Sans doute… il y a là un mystère inconcevable… mais sois sûre que le mal n'est pas aussi terrible qu'il paraît.

—Ma pauvre mère, puisqu'il avoue pourtant!

—J'aime mieux qu'il avoue, vois-tu… Cela prouve qu'il y a encore quelque fierté, quelques ressources dans son âme… et puis je l'ai senti très affligé… il souffre comme nous, va!… Enfin pensons à l'avenir, ma chérie.

Elles se tenaient les mains et se souriaient l'une à l'autre en contenant les larmes dont leurs yeux étaient noyés. Après quelques minutes:

—Je voudrais bien, mon enfant, dit madame de Tècle, me reposer pendant une demi-heure… et puis j'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma toilette.

—Je vais vous conduire à votre chambre… Oh! je puis marcher… Je me sens beaucoup mieux…

Madame de Camors prit le bras de sa mère, et la mena jusqu'à la porte de la chambre qui lui était destinée. Sur le seuil, elle la laissa.

—Sois sage, lui dit madame de Tècle en se retournant et en lui souriant encore.

—Vous aussi! murmura la jeune femme, à qui la voix manquait.

Madame de Tècle, dès que la porte fut refermée, leva ses deux mains jointes vers le ciel; puis, tombant à genoux devant le lit, elle y ensevelit sa tête et se mit à sangloter éperdument.

La bibliothèque de M. de Camors était contiguë à cette chambre. Il s'y était retiré. Il se promena d'abord à grands pas dans cette vaste pièce, s'attendant d'une minute à l'autre à voir entrer madame de Tècle. Le temps s'écoulant, il s'assit et essaya de lire; mais sa pensée lui échappait, son oreille recueillait avidement malgré lui les moindres bruits de la maison. Si un pas semblait s'approcher, il se levait brusquement et se hâtait de composer son visage. Quand la porte de la chambre voisine s'était ouverte, son angoisse avait redoublé; il distingua le chuchotement de deux voix, puis, l'instant d'après, la chute lourde de madame de Tècle sur le tapis, puis sont sanglot désespéré. M. de Camors rejeta violemment te livre qu'il s'efforçait de lire, et, posant son coude sur le bureau qui était devant lui, il tint longtemps son front pâle serré dans sa main contractée.—Quand le bruit des sanglots s'apaisa et cessa peu à peu, il respira.

Vers midi, il reçut ce billet:

«Si vous me permettiez d'emmener ma fille à la campagne pour quelques jours, je vous en serais reconnaissante.

»ÉLISE DE TÈCLE.»

Il répondit aussitôt ces simples lignes:

«Vous ne pouvez rien faire que je n'approuve aujourd'hui et toujours.

»CAMORS.»

Madame de Tècle, en effet, après avoir consulté les dispositions et les forces de sa fille, s'était déterminée à la soustraire sans délai, s'il était possible, aux impressions du lieu où elle venait de tant souffrir, à la présence de son mari et aux embarras douloureux de leur situation mutuelle. Elle avait besoin elle-même de se recueillir dans la solitude pour prendre un parti dans une circonstance sans exemple. Enfin elle ne se sentait pas le courage de revoir M. de Camors, si elle devait le revoir jamais, avant qu'un peu de temps eût passé entre eux.

Ce ne fut pas sans anxiété qu'elle attendit la réponse de Camors à la prière qu'elle lui adressait. Dans le trouble épouvantable de ses idées, elle le croyait désormais capable de tout, et elle craignait tout de lui. Le billet du comte la rassura: elle s'empressa de le faire lire à sa fille, et toutes deux, comme deux pauvres êtres perdus qui s'attachent à la moindre branche, aimèrent à remarquer l'espèce d'abandon respectueux avec lequel il remettait son sort entre leurs mains.

Il passa la journée à la séance du Corps législatif, et, quand il rentra, elles étaient parties.

Madame de Camors s'éveilla le lendemain dans sa chambre de jeune fille; les oiseaux du printemps chantaient sous ses fenêtres dans le vieux jardin paternel. Elle reconnut ces voix amies de son enfance, et s'attendrit; mais un sommeil de quelques heures lui avait rendu sa vaillance naturelle. Elle écarta les pensées qui l'énervaient, se leva, et alla surprendre sa mère à son réveil. Bientôt après, toutes deux se promenaient sur la terrasse aux tilleuls: on touchait à la fin d'avril, la jeune verdure odorante s'étalait au soleil, les mouches bourdonnaient déjà par essaims dans les roses entr'ouvertes, dans les pyramides bleues des lilas et dans les grappes pendantes des cytises. Après quelques tours faits en silence au milieu de ces frais enchantements, la jeune comtesse, qui voyait sa mère absorbée dans sa rêverie, lui prit la main:

—Mère, lui dit-elle, ne sois pas triste… nous voilà comme autrefois… toutes deux dans notre petit coin… Nous serons heureuses, va!

La mère la regarda, lui prit la tête, et, la baisant sur le front avec une sorte de violence:

—Tu es un ange, toi! dit-elle.

Il faut avouer que leur oncle Des Rameures, malgré la tendre affection qu'elles lui portaient, les gêna beaucoup. Il n'avait jamais aimé Camors, il l'avait accepté pour neveu, comme il l'avait accepté pour député, avec plus de résignation que d'enthousiasme. Son antipathie n'était que trop justifiée par l'événement; mais il fallait qu'il l'ignorât. Il était excellent, mais entier et rude. La conduite de Camors, s'il eût pu la soupçonner, l'eût assurément poussé à quelque éclat irréparable. Aussi madame de Tècle et sa fille s'entendirent-elles à demi-mot pour se contenir devant lui avec une réserve impénétrable. Elles observaient, d'ailleurs, les mêmes précautions dès qu'elles se trouvaient en présence d'un étranger. Cette pénible contrainte eût été à la longue insoutenable, si l'état de santé de la jeune comtesse, prenant de jour en jour un caractère moins douteux, n'eût fourni des excuses à leur préoccupation inquiète et à leur vie retirée.

Madame de Tècle cependant, qui se reprochait le malheur de sa fille comme son ouvrage, et qui se le reprochait avec une amertume inexprimable, ne cessait de chercher au milieu des ruines du passé et du présent quelque réparation, quelque refuge pour l'avenir. La première idée qui s'était présentée à son esprit avait été de séparer absolument et à tout prix la comtesse de son mari. Sous le premier coup de l'effroi que la duplicité perverse de Camors lui avait fait éprouver, elle n'avait pu envisager sans horreur la pensée de replacer sa fille aux côtés d'un tel homme, mais cette séparation, en supposant qu'on pût l'obtenir soit du consentement de M. de Camors, soit de l'autorité de la loi, livrait au public un secret scandaleux, et pouvait entraîner des catastrophes redoutables. N'eût-elle pas ces conséquences, elle devait tout au moins creuser entre madame de Camors et son mari un abîme éternel. C'était ce que madame de Tècle ne voulait pas: car, à force d'y songer, elle avait fini par voir le caractère de Camors sous un jour, non plus favorable peut-être, mais plus vrai. Madame de Tècle, quoique étrangère à tout mal, savait le monde et la vie, et son intelligence pénétrante en devinait plus encore qu'elle n'en savait. Elle comprit donc à peu près quelle espèce de monstre moral était M. de Camors, et, tel qu'elle le comprit, elle en espéra encore quelque chose. Enfin l'état de la comtesse lui promettait dans un avenir prochain une consolation qu'il ne fallait pas risquer de lui enlever, et Dieu pouvait permettre que ce gage d'une union si douloureuse en reformât un jour les liens brisés.

Madame de Tècle communiqua ses réflexions, ses craintes, ses espérances à sa fille, et elle ajouta:

—Ma pauvre enfant, j'ai presque perdu le droit de te donner des conseils; je te dis seulement: Moi, voilà ce que je ferais.

—Eh bien, ma mère, je le ferai, dit la jeune femme.

—Penses-y encore, car la situation que tu vas accepter aura bien des amertumes; mais, entre les amertumes, hélas! nous n'avons que le choix.

À la suite de cet entretien, et huit jours environ après leur arrivée à la campagne, madame de Tècle écrivit à M. de Camors la lettre que l'on va lire et que sa fille approuva:

«Vous avez semblé me dire que vous rendiez à votre femme sa liberté, si elle voulait la reprendre. Elle ne le veut pas, elle ne le peut pas. Elle se doit déjà à l'enfant qui portera votre nom. Il ne dépendra pas d'elle que ce nom ne soit sans tache. Elle vous prie donc de lui garder sa place dans votre maison. Ne craignez d'elle aucun trouble, aucun reproche. Elle et moi, nous savons souffrir sans bruit. Pourtant, je vous en supplie, soyez bon pour elle. Épargnez-la. Veuillez lui laisser encore quelques jours de calme, et puis rappelez-la, ou venez.»

Cette lettre toucha M. de Camors. Si impassible qu'il fût, on peut croire que, depuis le départ de sa femme, il ne jouissait pas d'une parfaite tranquillité d'esprit. L'incertitude est le pire des maux, parce qu'elle les imagine tous. Absolument privé de nouvelles depuis huit jours, il n'y avait pas de catastrophe possible qu'il ne sentît flotter au-dessus de sa tête. Il avait eu le courage hautain de cacher à madame de Campvallon l'événement qui avait éclaté dans sa maison et de lui laisser tout son repos quand lui-même avait perdu le sommeil. C'était par de tels efforts d'énergie et de fierté virile que cet homme étrange se maintenait encore à une certaine hauteur d'estime en face de lui-même.

Le billet de madame de Tècle fut donc pour lui une délivrance. Voici la brève réponse qu'il y fit:

«J'accepte avec reconnaissance et respect ce que vous avez décidé. La résolution de votre fille est généreuse. J'ai encore assez de générosité moi-même pour le comprendre. Je suis pour jamais, que vous le vouliez ou non, son ami et le vôtre.

»CAMORS.»

Ce fut une semaine plus tard que M. de Camors, après avoir eu la précaution de s'annoncer par un mot de préface, arriva un soir chez madame de Tècle. Sa jeune femme gardait la chambre. On avait eu soin d'écarter les témoins; mais l'entretien fut moins pénible et moins embarrassé qu'on n'eût pu le craindre. Madame de Tècle et sa fille avaient trouvé dans la réponse du comte une sorte de noblesse qui leur avait rendu une lueur de confiance. Par-dessus tout, elles étaient fières et plus ennemies des scènes bruyantes que les femmes ne le sont habituellement. Elles l'accueillirent donc avec froideur, mais avec calme. Quant à lui, il leur montra sur son front et dans son langage une douceur sérieuse et triste qui ne manquait ni de dignité ni de grâce. L'entretien, après s'être arrêté quelque temps sur la santé de la comtesse, se porta sur les nouvelles courantes, sur les circonstances locales, et prit peu à peu un ton aisé et ordinaire. M. de Camors, prétextant un peu de fatigue, se retira comme il était entré, en les saluant toutes deux et sans essayer de leur prendre la main.

Ainsi furent inaugurées entre madame de Camors et son mari les relations nouvelles et singulières qui devaient être désormais le seul lien de leur vie commune. Le monde put d'autant mieux s'y tromper, que M. de Camors n'était pas homme de démonstrations publiques, et que sa contenance courtoise mais réservée auprès de sa femme ne devait pas s'écarter sensiblement des habitudes qu'on lui connaissait.

Il resta deux jours à Reuilly. Madame de Tècle attendit vainement pendant ces deux jours une explication atténuante qu'elle ne voulait pas demander, mais qu'elle avait espérée. Quelles étaient les circonstances terribles qui avaient dominé la volonté de M. de Camors au point de lui faire oublier les sentiments les plus sacrés? Sa pensée, quand elle s'efforçait de plonger dans ce mystère, ne laissait pas d'approcher de la vérité. M. de Camors avait dû commettre son indigne action sous la menace de quelque effroyable danger, pour sauver l'honneur, la fortune, peut-être la vie de madame de Campvallon. C'était là une faible excuse aux yeux de cette mère; pourtant, c'en était une. Peut-être aussi avait-il eu dans le coeur, en épousant sa fille, la résolution de rompre cette liaison fatale qui l'avait ressaisi depuis presque malgré lui, comme il arrive. Sur tous ces points douloureux, elle demeura, après le départ de M. de Camors comme avant son arrivée, réduite à ses conjectures, dont elle faisait partager à sa fille les vraisemblances les plus consolantes.

Il avait été convenu que madame de Camors resterait à la campagne jusqu'à ce que sa santé se trouvât rétablie. Seulement, son mari avait exprimé le désir qu'elle fixât sa résidence ordinaire sur sa terre de Reuilly, dont le manoir avait été restauré avec beaucoup de goût. Madame de Tècle sentit la convenance de cette combinaison; elle abandonna elle-même la vieille habitation du comte de Tècle pour s'installer auprès de sa fille dans le modeste château qui avait appartenu aux ancêtres maternels de M. de Camors, et dont nous avons décrit dans une autre partie de ce récit l'avenue solennelle, les balustrades de granit, les labyrinthes de charmilles et l'étang noir ombragé de sapins séculaires.

Elles étaient là toutes deux au milieu de leurs souvenirs les plus doux et les plus intimes; car ce petit château, si longtemps désert, les bois négligés qui l'entouraient, la pièce d'eau mélancolique, la nymphe solitaire, tout cela avait été leur domaine particulier, le cadre favori de leurs rêveries communes, la légende de leur enfance, la poésie de leur jeunesse. C'est sans doute une grande tristesse que de revoir avec des yeux pleins de larmes, avec un coeur flétri et un front courbé sous les orages de la vie, les lieux familiers où l'on a connu le bonheur et la paix; pourtant tous ces chers confidents de vos joies passées, de vos espérances trompées, de vos songes détruits, s'ils sont des témoins douloureux, sont aussi des amis. On les aime, et il semble qu'ils vous aiment. C'était ainsi que ces deux pauvres femmes, promenant à travers ces bois, ces eaux, ces solitudes, leurs incurables blessures, croyaient entendre des voix qui les plaignaient et respirer une sympathie qui les apaisait.

La plus cruelle épreuve que réservât à madame de Camors l'existence qu'elle avait eu la courageuse sagesse d'accepter, c'était assurément l'obligation de recevoir la marquise de Campvallon et de garder avec elle une attitude qui pût tromper les yeux du général et ceux du monde. Elle y était résignée, mais elle désirait retarder le plus possible l'émotion de ce rapprochement. Sa santé lui servit d'excuse naturelle pour ne pas aller dans le cours de cet été à Campvallon, et aussi pour se tenir enfermée chez elle le jour où la marquise vint faire visite à Reuilly, accompagnée du général. Elle y fut reçue par madame de Tècle, qui parvint à l'accueillir avec sa bonne grâce ordinaire. Madame de Campvallon, que M. de Camors avait alors mise au courant, ne se troubla pas davantage, car les meilleures femmes comme les pires excellent à ces comédies, et tout se passa enfin sans que le général eût lieu de concevoir l'ombre d'un soupçon.

La belle saison s'écoula. M. de Camors avait fait d'assez nombreuses apparitions à la campagne affermissant à chaque entrevue le ton nouveau de ses relations avec sa femme. Il séjourna, suivant son usage, à Reuilly pendant le mois d'août, et prit lui-même prétexte de la santé de la comtesse pour ne pas multiplier cette année-là ses visites à Campvallon.

De retour à Paris, il rentra dans ses habitudes et aussi dans son insouciant égoïsme, car il s'était remis peu à peu de la secousse qu'il avait éprouvée; il commençait à oublier ses souffrances, encore plus celles de sa femme, et même à se féliciter secrètement du tour que le hasard avait donné à sa situation. Il en gardait en effet les avantages, et n'en avait plus les inconvénients. Sa femme était instruite, il ne la tromperait plus; c'était en réalité un soulagement pour lui. Quant à elle, elle allait être mère; elle aurait un jouet, une consolation; il comptait, d'ailleurs, redoubler pour elle d'attentions et d'égards. Elle serait heureuse ou à peu près, tout autant en définitive que les trois quarts des femmes en ce monde. Tout était donc pour le mieux. Il redonna l'essor à son char un moment enrayé, et s'élança de nouveau dans sa brillante carrière, fier de sa royale maîtresse, rêvant d'y joindre une fortune royale et entrevoyant au loin pour couronnement de sa vie les triomphes de l'ambition et du pouvoir.

Alléguant diverses obligations assez douteuses, il n'alla à Reuilly qu'une seule fois dans le courant de l'automne; mais il écrivait assez souvent, et madame de Tècle lui envoyait de brèves nouvelles de sa femme.

Un matin, vers la fin de novembre, il reçut une dépêche qui lui fit comprendre en style télégraphique qu'il devait se rendre immédiatement à Reuilly, s'il voulait assister à la naissance de son enfant. Dès qu'un devoir de convenance ou de courtoisie lui apparaissait, M. de Camors n'hésitait point. Voyant qu'il n'avait pas une minute à perdre s'il voulait profiter du train qui partait dans la matinée, il se jeta aussitôt dans une voiture et courut à la gare. Son domestique devait le rejoindre le lendemain.

La station qui correspondait avec Reuilly en était éloignée de plusieurs lieues. Dans le trouble de la circonstance, aucun arrangement n'avait été pris pour le recevoir à son arrivée, et il dut se contenter, pour faire le trajet intermédiaire, d'un des lourds voiturins du pays. Le mauvais état des chemins fut un nouveau contre-temps, et il était trois heures du matin quand le comte, impatienté et transi, sauta hors du petit coche devant la grille de son avenue.

Il se dirigea à grands pas vers la maison, sous le dôme encore touffu et profondément sombre des vieux ormes silencieux. Il était au milieu de l'avenue, quand un cri aigu déchira l'air: son coeur bondit dans sa poitrine, il s'arrêta brusquement et prêta l'oreille. Le cri se prolongeait dans la nuit. On eût dit l'appel désespéré d'une créature humaine sous le couteau d'un meurtrier. Ces sons douloureux s'apaisèrent peu à peu; il reprit sa marche avec plus de hâte, n'entendant plus que le battement sourd et précipité de ses artères.—Au moment où il apercevait les lumières du château, un nouveau cri d'angoisse s'éleva, plus poignant, plus sinistre encore, et, cette fois encore, M. de Camors s'arrêta.—Quoique l'explication naturelle de ces cris d'agonie se fût présentée tout de suite à son esprit, il en était troublé. Il n'est pas rare que les hommes habitués comme lui à une vie purement artificielle éprouvent une étrange surprise quand quelqu'une des plus simples lois de la nature se dresse tout à coup devant eux avec la violence impérieuse et irrésistible du fait divin.

M. de Camors gagna la maison, recueillit quelques informations de la bouche des domestiquée, et fit prévenir madame de Tècle de son arrivée. Madame de Tècle descendit aussitôt de la chambre de sa fille. En voyant ses traits altérée et ses yeux humides:

—Est-ce que vous êtes inquiète? dit vivement Camors.

—Inquiète, non, dit-elle; mais elle souffre beaucoup, et c'est bien long.

—Est-ce que je pourrais la voir?

Il y eut un silence. Madame de Tècle, dont le front s'était contracté, baissait les yeux; puis, les relevant:

—Si vous l'exigez, dit-elle.

—Je n'exige rien. Si vous croyez que ma présence lui fasse du mal?…

La voix de M. de Camors n'était pas aussi assurée que de coutume.

—J'ai peur, reprit madame de Tècle, qu'elle ne l'agite beaucoup. Si vous voulez avoir confiance en moi, je vous serai obligée.

—Mais au moins… peut-être, dit Camors, serait-elle bien aise de savoir que je suis venu, que je suis là… que je ne l'abandonne pas.

—Je le lui dirai.

—C'est bien.

Il salua madame de Tècle d'un léger signe de tête et se détourna aussitôt. Il entra dans le jardin, qui était derrière la maison, et s'y promena au hasard d'allée en allée.

On sait que généralement le rôle des hommes dans les conjectures où se trouvait en ce moment M. de Camors n'a rien de très aisé ni de très glorieux; mais les ennuis communs de cette épreuve étaient aggravés pour lui par quelques réflexions particulièrement pénibles. Non seulement son assistance était inutile, elle était redoutée; non seulement il n'était pas un soutien, il était un danger et une douleur de plus. Il y avait dans cette pensée une amertume que lui-même sentait. Sa générosité native et son humanité violentée tressaillaient pendant qu'il écoutait les cris farouches et les plaintes de détresse qui se succédaient presque sans relâche à son oreille. Il passa enfin sur la terre humide de ce jardin, sous cette froide nuit et sous la triste aurore qui la suivit, quelques heures pesantes.

Madame de Tècle était venue à plusieurs reprises lui apporter des nouvelles. Vers huit heures, il la vit s'approcher de lui d'un air tranquille et grave.

—Monsieur, lui dit-elle, vous avez un fils.

—Je vous remercie… Comment est-elle?

—Bien. Je vous prierai d'aller la voir dans un instant.

Une demi-heure après, elle reparut sur le seuil du vestibule et l'appela:

—Monsieur de Camors!

Et, quand il fut près d'elle, elle ajouta avec une émotion qui faisait trembler ses lèvres:

—Elle a une inquiétude depuis quelque temps. Elle a peur que vous ne l'ayez ménagée jusqu'ici pour lui prendre cet enfant… Si jamais vous aviez une telle pensée… pas maintenant, monsieur, n'est-ce pas?

—Vous êtes dure, madame! répondit-il d'une voix sourde.

Elle soupira.

—Venez, dit-elle.

Et elle monta l'escalier devant lui. Elle lui ouvrit la porte de la chambre et l'y laissa entrer seul.

Son premier regard rencontra l'oeil de sa jeune femme fixé sur lui. Elle était à demi assise sur son lit, appuyée sur des oreillers, et plus blanche que le rideau dont l'ombre douce l'enveloppait; elle tenait serré contre elle son enfant endormi, qui était déjà couvert lui-même, comme sa mère, de dentelles blanches et de rubans roses. Du fond de ce nid, elle attachait sur son mari ses grands yeux étincelants d'une sorte d'éclat sauvage, où l'expression du triomphe se mêlait à celle d'une profonde terreur.

Il s'arrêta à quelques pas du lit, et, la saluant de son meilleur sourire:

—J'ai eu bien pitié de vous, Marie, lui dit-il.

—Merci, répondit-elle d'une voix faible comme un souffle.

Elle continuait de le regarder avec le même air d'effroi suppliant.

—Êtes-vous un peu heureuse, maintenant? reprit-il.

L'oeil flamboyant de la jeune femme se porta rapidement sur le calme visage de son enfant, puis se redressa vers Camors:

—Vous ne me le prendrez pas?

—Jamais! dit-il.

Comme il prononçait ce mot, ses yeux se voilèrent soudain, et il fut étonné lui-même de sentir des larmes glisser sur ses joues. Il eut alors un mouvement singulier: il s'inclina, saisit un des plis du drap, y porta ses lèvres, et, se relevant aussitôt, il sortit de la chambre.

Dans sa lutte terrible et trop souvent victorieuse contre la nature et la vérité, cet homme avait été une fois vaincu.—Mais il serait puéril d'imaginer qu'un caractère de cette trempe et de cet endurcissement eût pu se transformer ou même se modifier sensiblement sous le coup de quelques émotions passagères et de quelques surprises nerveuses. M. de Camors se remit vite de cette défaillance, si même il ne s'en repentit pas.

Il passa huit jours à Reuilly, remarquant dans la contenance de madame de Tècle et dans les rapports de leur vie commune un peu plus d'abandon qu'auparavant. De retour à Paris, il fit faire avec une prévenance attentive quelques changements dans les dispositions intérieures de son hôtel, afin de préparer à la jeune comtesse et à son fils, qui devaient le rejoindre quelques semaines plus tard, une installation plus large et plus supportable.

VI

Quand madame de Camors revint à Paris et rentra dans la maison de son mari, elle y trouva les impressions navrantes du passé et les sombres préoccupations de l'avenir; mais elle y apportait enfin, quoique sous une forme bien frêle, une puissante consolation. Assiégée de chagrins et toujours menacée d'émotions nouvelles, elle avait dû renoncer à nourrir elle-même son fils; toutefois, elle ne le quittait pas, car elle était jalouse de sa nourrice, et elle voulait être aimée du moins par lui. Elle l'aimait, quant à elle, avec une passion infinie; elle l'aimait, parce qu'il était son fils et son sang, et le prix de ses douleurs; elle l'aimait parce qu'il était désormais toute son espérance de bonheur humain; elle l'aimait parce qu'elle le trouvait beau comme le jour,—et il est vrai qu'il l'était, car il ressemblait à son père, et elle l'aimait encore à cause de cela.

Elle essayait donc de concentrer tout son coeur et toutes ses pensées sur cette chère créature, et, dans les premiers temps, elle crut y avoir réussi. Elle avait été surprise elle-même de sa tranquillité lorsqu'elle avait revu madame de Campvallon, car sa vive imagination avait épuisé par avance toutes les tristesses que son existence nouvelle devait contenir; mais, lorsqu'elle fut sortie de l'espèce d'engourdissement où tant de souffrances successives l'avaient plongée, lorsque ses sensations maternelles se furent un peu apaisées dans l'habitude, le coeur de la femme se retrouva dans le coeur de la mère, et elle ne put se défendre d'un retour d'intérêt passionné vers son gracieux et terrible époux.

Madame de Tècle était venue passer deux mois avec sa fille à Paris, puis elle était retournée à la campagne. Madame de Camors lui écrivait, au commencement du printemps suivant, une lettre qui donnera une idée exacte des sentiments de cette jeune femme à cette époque et du tour qu'avait pris sa vie de famille. Après de longs détails touchant la santé et la beauté de son fils Robert, elle ajoutait:

«Son père est toujours pour moi ce que vous l'avez vu. Il m'épargne tout ce qui peut m'être épargné; mais évidemment la fatalité à laquelle il a obéi persiste sous la même forme. Cependant je ne désespère point de l'avenir, ma mère chérie. Depuis que j'ai vu cette larme dans ses yeux, la confiance est rentrée dans mon pauvre coeur. Soyez sûre, mère adorée, qu'il m'aimera un jour, ne fût-ce qu'à travers son fils, qu'il commence à aimer tout doucement sans s'en apercevoir. D'abord, vous vous en souvenez, ce n'était rien pour lui, cet enfant, pas plus que moi; quand il le surprenait sur mes genoux, il l'embrassait gravement du bout des lèvres: «Bonjour, monsieur!» puis il se sauvait. Il y a juste un mois,—j'ai marqué la date,—ce fut: «Bonjour, mon fils… vous êtes joli!» Vous voyez le progrès? Et savez-vous enfin ce qui s'est passé hier? J'entre chez Robert sans aucun bruit, la porte étant ouverte; qu'est-ce que j'aperçois, ma mère? M. de Camors, la tête coulée sous le capuchon du berceau et riant à ce petit être qui lui riait! Je vous assure qu'il a rougi; il s'est excusé.

»—La porte était ouverte, a-t-il dit, je suis entré.

»—Il n'y a pas de mal, ai-je répondu.

»Il est bizarre, quelquefois, M. de Camors: il dépasse avec moi des limites convenues et nécessaires. Il n'est pas seulement poli; il se met en frais. Hélas! en d'autres temps, ces grâces seraient tombées sur mon coeur comme une rosée du ciel! Maintenant, cela me gêne un peu.—Hier soir, par exemple (autre date!), je m'assois suivant l'usage devant mon piano après le dîner; il lit un journal au coin de la cheminée. L'heure habituelle de ses sorties se passe. Me voilà fort surprise. Je jette un regard furtif entre deux arpèges; il ne lit plus; il ne dort pas; il rêve.

»—Il y a quelque chose de nouveau dans le journal?

»—Non, non, rien du tout.

»Encore deux ou trois arpèges, et j'entre chez mon fils. Je le couche, je l'endors, je le dévore et je reviens. Toujours M. de Camors.—Et puis coup sur coup:

»—Avez-vous des nouvelles de votre mère? Que dit-elle? Avez-vous vu madame Jaubert? Avez-vous vu cette revue?

»Enfin quelqu'un qui veut causer.

»Autrefois j'aurais payé de mon sang une de ces soirées, et on me la donne quand je ne sais plus trop qu'en faire.

»Cependant, je me souviens des conseils de ma mère: je ne veux point décourager cette nuance, je me fais un petit air de fête, j'allume quatre bougies d'extra, j'essaye d'être aimable sans être coquette, car la coquetterie ici serait une honte, n'est-ce pas, ma mère?—Enfin nous bavardons, il chantonne deux airs au piano, j'en joue deux autres, il dessine un petit costume russe pour Robert l'an prochain; puis il me parle politique. Ceci m'enchante. Il m'explique sa situation à la Chambre. Minuit sonne. Je deviens remarquablement silencieuse.—Il se lève:

»—Puis-je vous serrer la main en ami?

»—Mon Dieu, oui!

»—Bonsoir, Marie.

»—Bonsoir.

»Oui, ma mère, je lis dans vos pensées: il y a là un danger; mais vous me l'avez montré, et je crois, d'ailleurs, que je l'aurais aperçu toute seule. Ne craignez donc pas. Je serai heureuse de ses bons mouvements, je les encouragerai de mon mieux; mais je ne me hâterai pas d'y voir un retour sérieux vers le bien et vers moi. Je vois ici dans le monde des accommodements qui me révoltent. Au milieu de mon malheur, je reste pure et fière; mais je tomberais dans le dernier mépris de moi-même, si je m'exposais jamais à être pour M. de Camors l'objet d'une fantaisie. Un homme si déchu ne se relève pas en un jour. Si jamais il revient vraiment à moi, il m'en faudra de bien graves témoignages. Je n'ai pas cessé de l'aimer, et peut-être s'en doute-t-il; mais il apprendra que, si ce triste amour peut briser mon coeur, il ne peut l'abaisser, et je n'ai pas besoin de dire à ma mère que je saurai vivre et mourir bravement dans ma robe de veuve.

»D'autres symptômes me frappent encore. Il a plus d'attentions pour moi quand elle est là. C'est peut-être convenu entre eux, mais j'en doute. L'autre soir, nous étions chez le général. Elle valsait, et M. de Camors était venu s'asseoir par une faveur rare à côté de votre fille.—En passant devant nous, elle lança un regard, un éclair… Je sentis la flamme. Des yeux bleus peuvent-ils être féroces? Il paraît. Je n'ai pas assurément l'âme tendre pour elle, elle est ma cruelle ennemie; mais, si jamais pourtant elle souffrait ce qu'elle m'a fait souffrir… oui, je crois que je la plaindrais.

»Ma mère, je vous embrasse. J'embrasse nos chers tilleuls. Je mange leurs petites feuilles nouvelles comme autrefois. Grondez-moi comme autrefois, et aimez surtout comme autrefois votre

»MARY.»

Cette sage jeune femme, mûrie par le malheur, observait tout, voyait tout et n'exagérait rien. Elle touchait dans cette lettre aux points les plus délicats de la situation de M. de Camors, et même de ses secrets sentiments, avec une justesse précise.

M. de Camors n'était nullement converti, ni près de l'être; mais ce serait aussi méconnaître la vérité humaine que d'attribuer à ce coeur d'homme ou à tous autre une impassibilité surnaturelle. Si les sombres et implacables théories dont M. de Camors avait fait la loi de son existence pouvaient triompher absolument, elles seraient vraies. Les épreuves qu'il avait subies ne l'avaient pas transformé, mais elles l'avaient ébranlé. Il ne marchait plus dans sa voie avec la même fermeté. Il s'écartait de son programme. Il avait été pitoyable pour une de ses victimes, et, comme un tort en entraîne toujours un autre, après avoir eu pitié de sa femme, il était près d'aimer son enfant. Ces deux faiblesses s'étaient glissées dans cette âme pétrifiée comme dans les fentes d'un marbre, et y germaient: deux germes imperceptibles d'ailleurs. L'enfant l'occupait à peine quelques minutes chaque jour; pourtant il y pensait, et rentrait parfois chez lui un peu plus tôt que de coutume, secrètement attiré par le sourire de ce frais visage. La mère était pour lui quelque chose de plus. Ses souffrances, son jeune héroïsme, l'avaient touché. Elle était devenue à ses yeux une personne. Il lui découvrait des mérites. Il s'apercevait qu'elle était très instruite pour une femme, et prodigieusement pour une Française. Elle comprenait à demi-mot, savait beaucoup et devinait le reste. Elle avait enfin ce mélange de grâce et de solidité qui prête à la conversation des femmes dont l'esprit est cultivé un charme incomparable.

Habituée dès l'enfance à sa supériorité comme à son joli visage, elle portait aussi simplement l'une que l'autre. Elle se donnait aux soins de son ménage comme si elle n'eût pas eu d'autres idées dans la tête. Il y avait des détails d'intérieur qu'elle n'abandonnait pas aux domestiques. Elle venait après eux dans son salon, dans son boudoir, un plumeau bleu à la main; elle caressait légèrement de ce plumeau les étagères, les jardinières, les consoles; elle rangeait un meuble, en dérangeait un autre, plantait des branches dans un vase, tout cela en sautillant et en chantant comme un oiseau dans sa cage. Son mari se divertissait quelquefois à la suivre de l'oeil dans ces menues besognes. Elle le faisait penser à ces princesses qu'on voit, dans les ballets d'opéra, réduites, par quelque coup du sort, à une domesticité passagère, et qui dansent en faisant le ménage.

—Comme vous aimez l'ordre, Marie! lui dit-il un jour.

—L'ordre, dit-elle gravement, est la beauté morale des choses.

Elle traîna sa voix sur le mot choses, et, craignant d'avoir été prétentieuse, elle rougit.

C'était une aimable créature, et on comprendra, nous l'espérons, qu'elle eût quelque attrait, même pour son mari. Quoiqu'il n'eût pas un seul instant la pensée de lui sacrifier la passion qui possédait sa vie, il est certain cependant que sa femme lui plaisait comme une amie charmante qu'elle était, et peut être comme un charmant fruit défendu qu'elle était aussi.

Deux ou trois années se passèrent sans amener de changements sensibles dans les rapports mutuels des personnages divers de cette histoire. Ce fut dans la vie de M. de Camors la phase la plus brillante et sans doute la plus heureuse. Son mariage avait doublé sa fortune; ses spéculations habiles l'augmentaient encore chaque jour. Il avait proportionné le train de sa maison à ses nouvelles ressources: dans les régions de la haute vie élégante, il tenait décidément le sceptre. Ses chevaux, ses équipages, son goût artistique, sa toilette même faisaient loi. Sa liaison avec madame de Campvallon, sans être proclamée, était soupçonnée, et complétait son prestige. En même temps, sa capacité d'homme politique commençait à s'affirmer avec éclat; il avait pris la parole dans quelques débats récents, et son maiden speech avait été triomphal.

Cette prospérité était grande. Il est pourtant vrai que M. de Camors n'en jouissait pas sans trouble. Deux points sombres tachaient l'azur où il planait, et pouvaient contenir la foudre.—Sa vie d'abord était sans cesse suspendue à un fil. D'un jour à l'autre, le général de Campvallon pouvait être informé de l'intrigue qui le déshonorait, soit par quelque trahison intéressée, soit même par la rumeur publique, qui commençait à s'éveiller. Si ce cas se présentait jamais, il savait que le général ne le ménagerait pas, et il était, d'ailleurs, déterminé à ne pas défendre sa vie contre lui. Cette résolution, formellement arrêtée dans sa pensée, lui servait même de dernier argument pour apaiser sa conscience. Tout l'édifice de sa destinée était donc à la merci d'un hasard assez vraisemblable.

La seconde de ses inquiétudes, c'était la haine jalouse de madame de Campvallon contre la jeune rivale qu'elle s'était autrefois choisie. Après avoir plaisanté franchement sur ce sujet dans les premiers temps, la marquise avait peu à peu cessé même d'y faire allusion. M. de Camors ne pouvant se méprendre à certains symptômes muets, s'alarmait quelquefois de cette jalousie silencieuse. Craignant d'exaspérer dans une âme aussi redoutable le plus violent des sentiments féminins, il s'était réduit de jour en jour à des ménagements qui coûtaient à sa fierté et peut-être aussi à son coeur, car sa femme, pour qui sa conduite nouvelle était inexpliquée, en souffrait vivement, et il le voyait.

Un soir du mois de mai 1860, il y avait une réception à l'hôtel de Campvallon. La marquise, avant de partir pour la campagne, faisait ses adieux au groupe le plus choisi de son monde habituel. Quoique cette fête eût un caractère à demi intime, elle l'avait organisée avec sa recherche et son goût ordinaires. Une sorte de galerie formée de verdure et de fleurs conduisait des salons dans la serre à travers le jardin. Cette soirée fut pénible pour madame de Camors; la négligence de son mari envers elle fut si marquée, son assiduité auprès de la marquise si persistante, leur entente si radieuse, que la jeune femme sentit la douleur de son abandon à un degré presque insupportable. Elle alla se réfugier dans la serre, et, s'y trouvant seule, elle se mit à pleurer. Au bout d'un instant, M. de Camors, ne l'apercevant plus dans les salons, s'inquiéta; elle le vit bientôt entrer dans la serre, avec ce prompt coup d'oeil des femmes qui voit sans regarder. Elle affecta d'examiner les fleurs des gradins, et, par un effort de volonté, sécha ses larmes. Son mari cependant s'était avancé lentement vers elle.

—Quel magnifique camélia! lui dit-elle… Connaissez-vous cette variété?

—Très bien, dit-il, c'est le camélia qui pleure.

Il arracha la fleur.

—Marie, reprit-il, je n'ai jamais été très porté aux enfantillages; mais voici une fleur que je garderai.

Elle attachait sur lui des yeux étonnés.

—Parce que je l'aime, ajouta-t-il.

Un bruit de pas les fit retourner. C'était madame de Campvallon qui parcourait la serre au bras d'un diplomate étranger.

—Pardon, dit-elle en souriant, je vous dérange! que je suis gauche!

Et elle passa.

Madame de Camors était devenue subitement toute rouge, et son mari fort pâle. Le diplomate seul n'avait pas changé de couleur, parce qu'il n'y comprenait rien.

La jeune comtesse, prétextant une migraine que l'air de son visage ne démentait pas, se retira presque aussitôt en disant à son mari qu'elle lui renverrait la voiture.

Peu d'instants après, la marquise de Campvallon, obéissant à un signe secret de M. de Camors, le rejoignit dans le boudoir retiré qui leur rappelait à tous deux l'instant le plus coupable de leur vie. Elle s'assit à côté de lui sur le divan avec sa nonchalance hautaine.

—Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle.

—Pourquoi me surveillez-vous? dit Camors. Cela est indigne de vous.

—Ah! une explication? Triste chose! C'est la première entre nous; au moins qu'elle soit complète et rapide.

Elle parlait d'une voix contenue mais passionnée, l'oeil fixé sur son pied, qu'elle soulevait légèrement et qui se tordait dans le satin.

—Soyez vrai, reprit-elle: vous êtes amoureux de votre femme?

Il haussa les épaules.

—Indigne de vous, je le répète.

—Et que signifient alors ces tendresses pour elle?

—Vous m'avez ordonné de l'épouser, non de la tuer, je suppose.

Elle eut un mouvement de sourcils étrange qu'il ne vit pas, car ils ne se regardaient ni l'un ni l'autre. Après une pause:

—Elle a son fils, elle a sa mère, reprit-elle; moi, je n'ai que vous!… Écoutez, mon ami, ne me rendez pas jalouse, car, lorsque je le suis, il me vient des pensées dont je suis moi-même épouvantée… Et tenez, puisque nous en sommes là, si vous l'aimez, dites-le-moi plutôt; vous me connaissez, je n'ai pas de petites ruses… Eh bien, je crains tant les souffrances et les humiliations dont j'ai le pressentiment, je me crains tant moi-même, que je vous offre, que je vous rends votre liberté… J'aime mieux cette douleur horrible, mais du moins franche et noble… Ce n'est pas un piège que je vous tends, croyez-le. Regardez-moi! je ne pleure pas souvent… (L'azur sombre de ses yeux était noyé de larmes.) Oui, je suis sincère, et, je vous en prie, si cela est, profitez de ce moment, car, si vous le laissez échapper, vous ne le retrouverez jamais!

M. de Camors n'était nullement préparé à cette mise en demeure. L'idée de rompre sa liaison avec la marquise ne lui avait encore jamais traversé l'esprit. Cette liaison lui paraissait très conciliable avec les sentiments que sa femme pouvait lui inspirer. Elle était la faute la plus pesante et le danger perpétuel de sa vie; mais elle en était l'émotion, l'orgueil et la volupté magnifique. Il frémit, il s'irrita presque à la pensée de perdre un amour qu'il avait, d'ailleurs, acheté si cher. Il couvrit d'un regard ardent ce beau visage pur et exalté comme celui d'un archange combattant.

—Ma vie est à vous, dit-il. Comment pouvez-vous songer à rompre des liens comme les nôtres? comment pouvez-vous vous alarmer, ou même vous occuper de ma conduite envers une autre? Je suis ce que l'honneur et l'humanité me commandent, rien de plus, et vous, je vous aime, entendez-vous?… entends-tu?

—C'est vrai? dit-elle.

—C'est vrai.

—Je vous crois.

Elle lui prit la main, et le regarda un moment sans parler, l'oeil voilé, le sein palpitant; puis, se levant tout à coup:

—Vous savez, mon ami, que j'ai du monde chez moi?

Elle le salua d'un sourire et sortit du boudoir.

Cette scène cependant avait laissé dans l'esprit de Camors une impression désagréable, et il y pensait le lendemain matin avec humeur, tout en essayant un cheval dans l'avenue des Champs-Élysées, quand il se trouva soudain en face de son ancien secrétaire Vautrot. Il ne l'avait pas revu depuis le jour où ce personnage avait jugé prudent de se congédier lui-même à l'improviste. Les Champs-Élysées étant déserts à cette heure, Vautrot ne put esquiver, comme il l'avait fait peut-être plus d'une fois, la rencontre de Camors. Se voyant reconnu, il salua et s'arrêta, un sourire inquiet sur les lèvres. Son habit noir usé et son linge douteux décelaient une misère inavouée mais profonde. M. de Camors ne prit pas garde à ce détail, qui eût sans doute éveillé sa générosité naturelle et refoulé l'indignation dont il s'était senti saisi tout à coup. Il retint brusquement les rênes de son cheval.

—Ah! vous voilà, monsieur Vautrot? dit-il. Vous n'êtes donc plus en
Angleterre? Et qu'est-ce que vous faites maintenant?

—Je cherche une position, monsieur le comte, dit humblement Vautrot, qui connaissait trop bien son ancien patron pour ne pas lire clairement dans le pli de sa moustache les pronostics d'un orage.

—Et pourquoi, reprit Camors, ne pas vous remettre à la serrurerie? Vous y étiez fort adroit… Les serrures les plus compliquées n'avaient pas de secret pour vous.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, murmura Vautrot.

—Drôle!

Et, en lui jetant ce mot du bout des lèvres avec un accent de mépris indicible, M. de Camors toucha légèrement du fouet de sa cravache l'épaule de Vautrot; après quoi il s'éloigna tranquillement au petit pas de son cheval.

M. Vautrot était alors, en effet, à la recherche d'une position qu'il eût aisément trouvée, s'il eût voulu se contenter de celles qui convenaient à ses talents; mais il était, on s'en souvient, de ceux qui ont des vanités sans proportion avec leur mérite et de ceux surtout qui sont plus affamés de jouissances que de travail. Il était tombé à cette époque dans une détresse extrême qui n'avait pas besoin d'être beaucoup aigrie pour le pousser au mal, sinon au crime. On a de nos jours plus d'un exemple des excès où peuvent se porter ces sortes d'intelligences ambitieuses, avides et impuissantes. M. Vautrot, en attendant mieux, était rentré depuis quelque temps dans le rôle hypocrite qui lui avait autrefois réussi; la veille même, il était retourné chez madame de la Roche-Jugan, et y avait fait amende honorable de ses égarements philosophiques, car il était comme ces Saxons du temps de Charlemagne qui demandaient le baptême toutes les fois qu'ils éprouvaient le désir d'avoir une tunique neuve. Madame de la Roche-Jugan n'avait pas mal accueilli ce triste enfant prodigue; mais elle s'était refroidie sensiblement en le trouvant plus discret qu'elle n'eût voulu sur certain sujet qu'elle avait à coeur d'approfondir. Elle était alors plus préoccupée que jamais des relations qu'elle avait dès longtemps soupçonnées entre madame de Campvallon et M. de Camors. Ces relations ne pouvaient manquer d'être fatales aux espérances qu'elle avait fondées de loin sur le veuvage de la marquise et sur l'héritage du général. Le mariage de Camors lui avait fait un moment quelque illusion; mais elle était de ces dévotes qui supposent toujours le mal, et ses soupçons n'avaient pas tardé à se réveiller. Elle avait essayé d'obtenir de Vautrot, qui avait été longtemps dans l'intimité de son neveu, quelques éclaircissements sur ce mystère, et, Vautrot ayant eu la pudeur de les lui refuser, elle l'avait mis à la porte.

Après sa rencontre avec M. de Camors, Vautrot se dirigea immédiatement vers la rue Saint-Dominique, et, une heure plus tard, madame de la Roche-Jugan avait le plaisir de connaître tout ce qu'il savait lui-même de la liaison de Camors avec la marquise. Or, on se rappelle qu'il savait tout. Cette révélation, si prévue qu'elle pût être, atterra madame de la Roche-Jugan, qui vit ses projets maternels décidément renversés pour jamais. Au sentiment amer de cette déception se joignit aussitôt dans cette âme vile le désir furieux de se venger. Il est vrai qu'elle avait été mal récompensée de l'effort anonyme qu'elle avait jadis tenté pour ouvrir les yeux du malheureux général; car, depuis ce moment, le général, la marquise et Camors lui-même, sans rompre leurs rapports ordinaires avec elle, lui avaient laissé sentir une pointe de mépris dont son coeur était ulcéré.

Il ne fallait point s'exposer à une nouvelle déconvenue du même genre: il fallait assurément, au nom de la morale, confondre ces aveugles et ces coupables, mais, cette fois, avec de telles preuves, que le coup fût irrésistible. À force d'y songer même, madame de la Roche-Jugan se persuada que le tour nouveau des événements pouvait redevenir favorable aux prétentions qui avaient été l'idée fixe de sa vie. Madame de Campvallon détruite, M. de Camors écarté, le général devait demeurer seul au monde, et il était naturel de supposer qu'il se rejetterait alors sur son jeune parent Sigismond, ne fût-ce que pour reconnaître l'amitié clairvoyante et offensée de madame de la Roche-Jugan. Le général, à la vérité, avait par son contrat de mariage assuré tous ses biens à sa femme: mais madame de la Roche-Jugan, qui avait consulté sur cette question, n'ignorait pas qu'il restait maître, tant qu'il vivait, d'aliéner sa fortune, d'en dépouiller l'épouse indigne et de la transmettre à Sigismond.

Madame de la Roche-Jugan ne s'arrêta pas à la chance, assez vraisemblable pourtant, d'une rencontre personnelle entre le général et Camors: on connaît l'intrépidité dédaigneuse des femmes en matière de duel. Elle s'ingénia donc sans scrupule à engager Vautrot dans l'oeuvre méritoire qu'elle tramait: elle le lia par quelques avantages immédiats et par des promesses; elle lui fit espérer du général une rémunération considérable. Vautrot, qui sentait encore sur son épaule la cravache de Camors, et qui l'eût tué de sa main, s'il eût osé, avait à peine besoin des excitations du lucre pour s'associer aux vengeances de sa protectrice et s'en rendre l'instrument. Il résolut cependant, puisque l'occasion s'en offrait, de se mettre une fois pour toutes au-dessus des atteintes de la misère en spéculant habilement sur le secret dont il était possesseur et sur l'immense fortune du général.

Ce secret, il l'avait déjà livré à madame de Camors sous l'inspiration d'un autre sentiment; mais il avait eu alors entre les mains des témoignages qui maintenant lui manquaient. Il avait donc besoin de se procurer des armes nouvelles et infaillibles; mais si l'intrigue qu'il s'agissait de démasquer existait encore, il ne désespéra pas d'en surprendre quelques indices certains en s'aidant de la connaissance générale qu'il avait eue autrefois des habitudes et des allures du comte de Camors. Ce fut la tâche à laquelle il s'appliqua dès ce moment jour et nuit avec l'ardeur malfaisante de la haine et de la convoitise.

La confiance absolue que M. de Campvallon avait rendue à sa femme et à Camors depuis le mariage du comte avec mademoiselle de Tècle eût permis sans doute aux deux amants de supprimer dans leurs rapports les complications du mystère et de l'aventure; mais ce qu'il y avait d'ardent, de poétique et de théâtral dans l'imagination de la marquise ne l'avait pas souffert. L'amour ne lui suffisait pas: il lui en fallait le danger, la mise en scène, les voluptés rehaussées de terreur. Une ou deux fois, dans les premiers temps, elle avait eu la témérité de quitter son hôtel pendant la nuit et d'y rentrer avant le jour; mais elle avait dû renoncer à des audaces reconnues trop périlleuses. Ses entrevues nocturnes avec M. de Camors étaient rares, et elles avaient toujours lieu chez elle. Voici quelle en était la combinaison.—Un terrain vague, servant par intervalles de chantier, était contigu aux jardins de l'hôtel de Campvallon; le général en avait autrefois acheté une portion; il y avait fait construire une maisonnette au milieu d'un potager, et y avait logé, avec sa bonté ordinaire, un ancien sous-officier nommé Mesnil, qui lui avait longtemps servi d'ordonnance. Ce Mesnil avait toute la confiance de son maître; il était investi d'une sorte de contrôle sur la partie forestière des propriétés de M. de Campvallon. Il demeurait l'hiver à Paris, mais il allait quelquefois passer deux ou trois jours à la campagne quand le général désirait obtenir sur quelque litige spécial des renseignements sûrs. C'était le moment de ces absences que madame de Campvallon et M. de Camors choisissaient pour leurs dangereux rendez-vous de nuit. Camors, averti du dehors par quelque signe convenu, s'introduisait dans l'enclos qui entourait le logis de Mesnil, et, de là, dans les jardins de l'hôtel. Madame de Campvallon se chargeait elle-même, avec des épouvantes qui la charmaient, de tenir ouverte une des portes-fenêtres du rez-de-chaussée. L'habitude parisienne de reléguer les domestiques sous les combles donnait à ces hardiesses une sorte de sécurité, quoique toujours fort précaire.

Vers la fin de mai, une de ces occasions, toujours impatiemment attendues de part et d'autre, s'était présentée, et M. de Camors, au milieu de la nuit, pénétrait dans le petit jardin de l'ancien sous-officier. Au moment où il tournait la clef de la grille qui le fermait, il crut entendre un faible bruit derrière lui. Il se retourna, parcourut d'un regard rapide l'espace sombre qui l'environnait, et, pensant s'être trompé, il entra. L'instant d'après, l'ombre d'un homme parut à l'angle d'une des piles de bois qui s'échafaudaient çà et là dans le chantier; cette ombre demeura quelque temps immobile en face des fenêtres de l'hôtel, et se replongea dans les ténèbres.

La semaine suivante, M. de Camors, étant au cercle dans la soirée, fit un whist avec le général. Il remarqua que M. de Campvallon n'était pas à son jeu, et vit même sur ses traits l'empreinte d'une préoccupation profonde.

—Est-ce que vous êtes souffrant, général? lui dit-il quand la partie fut achevée.

—Non, non, dit le général… je suis contrarié seulement… Une affaire ennuyeuse… entre deux de mes gardes… à la campagne… J'ai envoyé Mesnil ce matin examiner cela.

Le général fit quelques pas, et revint vers Camors, qu'il prit à part.

—Mon ami, lui dit-il, je vous ai trompé tout à l'heure… j'ai quelque chose sur l'esprit, quelque chose de grave… je suis même très malheureux.

—Qu'y a-t-il donc? dit Camors, dont le coeur s'était précipité.

—Je vous conterai cela… probablement demain… Venez toujours chez moi demain matin, voulez-vous?

—Oui, certainement.

—Merci… Maintenant, je m'en vais, car je ne suis réellement pas bien.

Il lui serra la main avec plus d'affection que de coutume.

—Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il.

Et il se détourna brusquement pour cacher des larmes qui avaient soudain rempli ses yeux.

M. de Camors avait ressenti pendant quelques minutes une vive inquiétude; mais l'adieu amical et attendri du général le rassura pleinement en ce qui le concernait, quoiqu'il demeurât étonné et même affecté de la tristesse émue du vieillard. Chose étrange, s'il y avait un homme au monde auquel il voulût du bien et pour lequel il eût été prêt à se dévouer, c'était celui qu'il outrageait mortellement.

Il avait eu, d'ailleurs, raison de s'inquiéter, et il avait tort de se rassurer, car le général, dans le cours de cette soirée, était informé de la trahison de sa femme, du moins il y était préparé. Seulement, il ignorait encore le nom de son complice, ceux qui l'avaient instruit ayant craint de se heurter contre une incrédulité opiniâtre et absolue, s'ils avaient nommé Camors. Il est probable, en effet, après ce qui s'était passé autrefois, que, si ce nom eût été prononcé de nouveau, le général eût reculé devant ce soupçon comme devant une monstrueuse impossibilité, flétrissante même pour la pensée.

M. de Camors resta au cercle jusqu'à une heure du matin et se rendit de là rue Vaneau. Il s'introduisit dans l'hôtel de Campvallon avec les précautions accoutumées, et, cette fois, nous l'y suivrons.

En traversant le jardin, il leva les yeux vers les fenêtres de la chambre du général et ne vit briller derrière les persiennes que la douce lueur d'une lampe de nuit.—La marquise l'attendait à la porte de son boudoir, qui s'ouvrait sur une rotonde extérieure, élevée de quelques marches au-dessus du sol. Il posa ses lèvres sur la main de la jeune femme, et lui dit ensuite quelques mots de la tristesse préoccupée du général. Elle répondit qu'il était très inquiet de sa santé depuis quelques jours. Cette explication parut naturelle à M. de Camors, et il suivit la marquise à travers les grands salons pleins de silence et de ténèbres.—Elle tenait à la main un bougeoir, dont la faible clarté jetait sur ses traits délicats une pâleur étrange. Quand ils montèrent le large escalier sonore, le froissement de sa robe sur les degrés fut le seul bruit qui trahit sa démarche légère. Elle s'arrêtait de temps à autre, toute frissonnante, comme pour mieux savourer la solennité dramatique qui les entourait; elle renversait un peu sa tête blonde pour regarder Camors; elle lui souriait de son sourire inspiré, posait une main sur son coeur comme pour dire: «J'ai peur!» et reprenait sa marche.

Ils arrivèrent dans sa chambre, dont une lampe éclairait à demi la sombre magnificence, les boiseries sculptées, les lourdes draperies. La flamme du foyer, en s'élevant par intervalles, lançait d'ardents reflets sur deux ou trois tableaux de l'école espagnole qui étaient l'unique décoration de cette pièce sévère et superbe.

La marquise se laissa tomber, comme épuisée de crainte, sur un meuble en forme de divan qui était près de la cheminée: puis elle poussa du pied deux coussins sur lesquels M. de Camors se prosterna à demi devant elle; elle rejeta alors de ses deux mains les boucles épaisses de ses cheveux, et, se penchant sur son amant:

—M'aimez-vous aujourd'hui? dit-elle.

Le souffle pur de sa voix passait encore sur le visage de Camors quand une porte s'ouvrit devant eux: le général entra.

La marquise et M. de Camors furent debout au même instant, et, côte à côte, immobiles, le regardèrent.

Le général s'était arrêté près de la porte: il avait eu en les apercevant un faible tressaillement, et ses traits s'étaient couverts d'une pâleur livide. Son oeil s'attacha pendant une minute sur Camors avec une expression de stupeur et presque d'égarement; puis il leva ses bras tendus au-dessus de sa tête, et ses deux mains se choquèrent avec bruit.

En ce moment terrible, madame de Campvallon saisit le bras de Camors et lui jeta un regard profond, suppliant, tragique, qui l'effraya.—Il l'écarta avec une sorte de rudesse, croisa les bras, et attendit.

Le général marcha sur lui, d'abord lentement. Tout à coup son visage s'enflamma d'une teinte pourpre, ses lèvres s'entr'ouvrirent et s'agitèrent pour quelque insulte suprême, et il s'avança rapidement la main haute; mais, au bout de quelques pas, le vieillard s'arrêta brusquement, il battit l'air de ses deux bras comme pour chercher un soutien; puis il trébucha, tomba en avant, la tête contre le marbre de la cheminée, et, roulant sur le tapis, il y demeura étendu sans mouvement.

Il y eut alors dans cette chambre un silence sinistre. Un cri étouffé de M. de Camors le rompit. En même temps, il s'élança, s'agenouilla devant le vieillard immobile, et lui toucha longuement la main, puis le coeur.—Il vit qu'il était mort.—Un mince filet de sang coulait sur son front pâle que le choc du marbre avait déchiré; mais cette blessure était légère. Ce n'était pas là ce qui l'avait tué. Ce qui l'avait tué, c'était la trahison de ces deux êtres qu'il aimait et dont il se croyait aimé. Son coeur avait été littéralement brisé par la violence de la surprise, du chagrin et de l'horreur.

Un regard de Camors apprit à madame de Campvallon qu'elle était veuve. Elle s'affaissa sur le divan, cacha sa tête dans les coussins, et sanglota.

M. de Camors était debout, adossé à la cheminée, l'oeil fixe, livré à ses pensées. Il eût voulu dans toute la sincérité de son âme réveiller ce mort et lui donner sa vie. Il s'était juré de la lui livrer sans défense, si jamais il la lui demandait en échange des bienfaits oubliés, de l'amitié trahie, de l'honneur violé,—et maintenant il l'avait tué! S'il n'avait pas commis ce crime de sa main, le crime pourtant était là, dans son hideux appareil. Il en avait le spectacle, il en sentait l'odeur, il en respirait le sang.

Sur un coup d'oeil inquiet de la marquise, il ressaisit violemment ses esprits, et s'approcha d'elle. Il y eut alors entre eux un chuchotement à voix basse; il lui expliqua à la hâte quelle conduite elle devait tenir. Il fallait appeler, dire que le général s'était trouvé plus souffrant tout à coup, et qu'il avait été foudroyé en mettant le pied chez elle. Cependant, elle comprit avec effroi qu'il était nécessaire d'attendre un assez long temps avant de donner l'alarme, car elle devait laisser à Camors le temps de fuir, et, jusque-là, elle allait rester dans un épouvantable tête-à-tête. Il eut pitié d'elle, et se décida à sortir de l'hôtel par l'appartement de M. de Campvallon, qui avait une issue particulière sur la rue.—La marquise sonna aussitôt violemment à plusieurs reprises, et M. de Camors ne se retira qu'au moment où des bruits de pas précipités se firent entendre dans l'escalier.

L'appartement du général communiquait avec celui de sa femme par une courte galerie; il y avait ensuite un cabinet de travail, puis la chambre. M. de Camors traversa cette chambre avec des sentiments que nous n'essayerons pas de décrire, et il gagna la rue.

Les médecins constatèrent que le général était mort de la rupture d'un vaisseau du coeur.—Le surlendemain, l'enterrement eut lieu, et M. de Camors y assista. Le soir même, il quitta Paris, et alla rejoindre sa femme, qui était installée à Reuilly depuis la semaine précédente.

VII

Une des plus douces sensations de ce monde est celle de l'homme qui vient d'échapper aux étreintes fantastiques d'un cauchemar, et qui, s'éveillant le front baigné d'une sueur glacée, se dit qu'il a rêvé. Ce fut en quelque sorte l'impression qu'éprouva M. de Camors à son réveil, le lendemain de son arrivée à Reuilly, quand il vit de son premier regard le soleil jouer dans le feuillage, et quand il entendit sous sa fenêtre le rire frais de son fils. Lui pourtant n'avait pas rêvé; mais son âme, épuisée par l'horrible tension de ses émotions récentes, avait un moment de trêve, et goûtait presque sans mélange le calme nouveau qui l'entourait. Il s'habilla avec une sorte de hâte et descendit dans le jardin; son fils accourut. M. de Camors l'embrassa avec une tendresse inaccoutumée, et, penché sur lui, il lui parla à voix basse, l'interrogeant sur sa mère, sur ses jeux, avec un accent singulier de douceur et de tristesse; puis il lui rendit sa liberté et se promena à pas lents, respirant l'air du matin, examinant les feuillages et les fleurs avec une sorte d'intérêt extraordinaire. De temps à autre, sa poitrine oppressée laissait échapper un soupir profond et saccadé, et il passait la main sur son front comme pour effacer des images importunes.

Il s'assit sur un de ces buis bizarrement taillés qui meublaient le jardin à l'ancienne mode, et appela de nouveau son fils; il le tint entre ses genoux, l'interrogeant encore à demi-voix comme il avait déjà fait, puis il l'attira et le serra longtemps étroitement comme pour faire passer dans son propre coeur l'innocence et la paix du coeur de l'enfant.

Madame de Camors le surprit dans cette expansion et demeura muette d'étonnement. Il se leva aussitôt, et, lui prenant la main:

—Comme vous l'élevez bien! dit-il. Je vous en remercie… Il sera digne de vous et de votre mère.

Elle était si saisie du ton doux et triste de sa voix, qu'elle répondit en balbutiant avec embarras:

—Mais digne de vous aussi, je pense!

—De moi! dit Camors, dont les lèvres tremblèrent faiblement. Pauvre enfant, j'espère que non!

Et il s'éloigna avec précipitation.

Madame de Camors et madame de Tècle avaient appris la veille dans la matinée la mort du général. Le soir, quand le comte était arrivé, il ne leur en avait point parlé, et elles s'étaient gardées d'y faire allusion. Le lendemain et les jours qui suivirent, elles observèrent la même réserve. Bien qu'elles fussent loin de soupçonner les circonstances fatales qui rendaient ce souvenir si pesant à M. de Camors, elles trouvaient naturel qu'il eût été frappé d'une catastrophe si soudaine, et que sa conscience s'en fût émue; mais elles furent étonnées que cette impression se prolongeât de jour en jour au point de prendre l'apparence d'un sentiment durable. Elles en arrivèrent à croire qu'il s'était élevé entre madame de Campvallon et lui, peut-être à l'occasion de la mort du général, quelque orage qui avait affaibli leurs liens. Un voyage de vingt-quatre heures qu'il fit une quinzaine de jours après son arrivée leur fut à la vérité justement suspect, mais son prompt retour, le goût tout nouveau qui le retint à Reuilly pendant tout l'été, furent pour elles d'heureux symptômes. Il était singulièrement triste, pensif, et d'une inaction contraire à toutes ses habitudes Il faisait seul de longues promenades à pied; quelquefois, il emmenait son fils avec lui comme en bonne fortune. Il avait avec sa femme des essais de tendresse timide, et cette gaucherie de sa part était touchante.

—Marie, lui dit-il un jour, vous qui êtes une fée, promenez donc votre baguette autour de Reuilly, et faites-en une île au milieu de l'Océan.

—Vous dites cela parce que vous savez nager, répondit-elle en riant et en secouant la tête.

Mais le coeur de la jeune femme était dans la joie.

—Tu m'embrasses à toute minute depuis quelque temps, ma mignonne, lui dit madame de Tècle… Est-ce bien à moi que tout cela s'adresse?

—Ma mère adorée, répondit-elle en l'embrassant une fois de plus, je vous assure qu'il me fait tout simplement la cour… Pourquoi? Je l'ignore; mais il me fait la cour… et à vous aussi, ma mère, remarquez-vous?

Madame de Tècle le remarquait en effet. Dans ses entretiens avec elle, M. de Camors recherchait avec une sorte d'affectation les souvenirs du passé qui leur avait été commun; on eût dit qu'il voulait enchaîner à ce passé sa vie nouvelle, oublier le reste, et prier qu'on l'oubliât.

Ce n'était pas sans tremblement que ces deux charmantes femmes s'abandonnaient à leurs espérances. Elles se rappelaient qu'elles étaient en présence d'un être redoutable. Elles ne concevaient guère une métamorphose si brusque dont le principe leur échappait. Elles craignaient quelque caprice passager qui leur rendrait bientôt, si elles en étaient dupes, tout leur malheur avec la dignité de moins. Elles n'étaient pas seules pourtant frappées de cette singulière transformation. M. Des Rameures en parlait. Les paysans des environs sentant dans le langage du comte quelque chose de tout nouveau et comme une pointe d'humanité attendrie, disaient qu'il était poli les autres années, et que cette année il était bon. Les choses inanimées même, les bois, les champs, le ciel, auraient pu lui rendre le même hommage, car il les regardait et les étudiait avec une curiosité bienveillante dont il ne les avait jamais honorés auparavant.

La vérité est qu'un trouble profond l'avait envahi et ne le quittait pas. Plus d'une fois, avant cette époque, son âme, ses doctrines, son orgueil, avaient reçu de rudes atteintes, il n'en avait pas moins continué sa marche, se relevant après chaque coup comme un lion blessé, mais non vaincu. En mettant naguère sous ses pieds toutes les croyances morales qui entravent le vulgaire, il avait cependant réservé l'honneur comme une limite inviolable; puis, sous l'empire de la passion, il s'était dit qu'après tout l'honneur, comme le reste, était une convention, et il avait passé outre; mais au delà il avait rencontré le crime, il l'avait touché de la main: l'horreur l'avait saisi, et il reculait.

Il repoussait avec dégoût les principes qui l'avaient conduit là, se demandant peut-être ce que deviendrait une société humaine qui n'en aurait pas d'autres. Les simples vérités qu'il avait méconnues lui apparaissaient dans leur splendeur tranquille: il ne les distinguait pas encore clairement, il ne cherchait pas à leur donner un nom; mais il se plongeait avec de secrètes délices dans leur ombre et dans leur paix, il les demandait au coeur pur de son enfant, au pur amour de sa femme, aux miracles quotidiens de la nature, aux harmonies des deux, et peut-être déjà, dans le plus profond de sa pensée, à Dieu.

Au milieu de ses élans vers une vie renouvelée, il hésitait. Madame de Campvallon était là. Il l'aimait encore vaguement; surtout il ne pouvait l'abandonner sans une sorte de lâcheté. De confuses épouvantes l'agitaient. Après avoir fait tant de mal, lui serait-il permis de faire le bien et de goûter paisiblement les joies qu'il entrevoyait? Ses liens avec le passé, sa fortune mal acquise, sa fatale maîtresse, le spectre de ce vieillard, le permettraient-ils? et nous ajouterons: la Providence le souffrirait-elle? Non pas que nous voulions abuser légèrement, comme on le fait beaucoup, de ce mot de Providence, et laisser planer sur M. de Camors la menace de quelque châtiment surnaturel: la Providence n'intervient dans les événements humains que par la logique des lois éternelles, elle n'est autre chose que la sanction de ces lois; mais c'est assez pour qu'on la craigne.

À la fin du mois d'août, M. de Camors se rendit suivant l'usage au chef-lieu du département pour prendre part aux travaux du Conseil général. La session finie, il alla faire visite à la marquise de Campvallon avant de retourner à Reuilly. Il l'avait un peu négligée dans le cours de l'été, et n'avait paru à Campvallon qu'à de rares intervalles, comme la convenance l'exigeait. La marquise voulut le retenir à dîner, bien qu'elle n'eût pas d'hôtes chez elle; elle insista avec tant de séduction, que tout en se blâmant, il céda. Il ne la revoyait jamais sans trouble. Elle lui rappelait des souvenirs terribles, mais aussi de terribles ivresses. Elle n'avait jamais été si belle; ses vêtements de deuil ennoblissaient encore sa grâce languissante et souveraine; ils pâlissaient son front, ils relevaient l'éclat sombre de son regard. Elle avait l'air d'une jeune reine tragique, ou d'une allégorie de la nuit.

Dans la soirée, une heure arriva où la réserve qui, depuis quelque temps, avait marqué leurs relations fut oubliée. M. de Camors se retrouva comme autrefois aux pieds de la jeune marquise, les yeux dans ses yeux, couvrant de baisers ses mains éblouissantes. Elle était étrange ce soir-là. Elle le regardait avec une tendresse exaltée, versant comme à plaisir dans ses veines les philtres les plus brûlants de la passion; puis elle lui échappait, et des larmes jaillissaient de ses yeux. Tout à coup, par un de ces mouvements de magicienne qu'elle avait, elle enveloppa de ses cheveux la tête de son amant avec la sienne, et lui parlant tout bas sous l'ombre de ce voile parfumé:

—Nous pourrions être si heureux! dit-elle.

—Ne le sommes-nous pas? dit Camors.

—Non… moi, du moins… car vous n'êtes pas tout à moi comme je suis toute à vous… Cela me paraît plus dur encore maintenant que je suis libre… Si vous étiez resté libre vous-même… Quand j'y songe!… ou si vous pouviez le devenir… ce serait le ciel!

—Vous savez que je ne le suis pas… Pourquoi parler de cela?

Elle s'approcha encore, et, de son souffle plutôt que de sa voix:

—Est-ce que c'est impossible, dites?

—Comment? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas; mais son regard fixe, caressant et cruel répondit.

—Parlez donc, je vous prie, murmura Camors.

—Ne m'avez-vous pas dit,—je ne l'ai pas oublié, moi,—que nous serions unis par des liens supérieurs à tout… que le monde et ses lois n'existeraient plus pour nous… qu'il n'y aurait d'autre bien, d'autre mal pour nous que notre bonheur ou notre malheur?… Eh bien, nous ne sommes pas heureux… et si nous pouvions l'être enfin!… Écoute.—j'y ai bien pensé…

Ses lèvres touchèrent la joue de Camors, et le murmure de ses dernières paroles se perdit dans ses baisers.

M. de Camors brusquement la repoussa et se leva debout devant elle.

—Charlotte, dit-il avec force, c'est une épreuve, j'espère mais, épreuve ou non, ne revenez jamais sur cela… jamais, entendez-vous!

Elle se dressa elle-même subitement.

—Ah! comme vous l'aimez! cria-t-elle. Oui, vous l'aimez! c'est elle que vous aimez! je le sais!… je le sens! et, moi, je ne suis plus que le misérable objet de votre pitié ou de vos caprices!… Eh bien, allez la retrouver! allez la garder! car je vous jure qu'elle est en danger!…

Il sourit avec son ironie la plus hautaine.

—Voyons vos projets, dit-il; ainsi vous comptez la tuer?

—Si je puis! dit-elle.

Et son bras superbe se tendit comme pour saisir une arme.

—Quoi! de votre main?

—La main… se trouvera!

—Vous êtes si belle en ce moment, dit Camors, que je meurs d'envie de retomber à vos pieds. Avouez seulement que vous avez voulu m'éprouver, ou que vous avez été folle une minute…

Elle eut un sourire farouche.

—Ah! vous avez peur, mon ami! dit-elle froidement.

Puis, élevant de nouveau sa voix, qui avait pris des sons rauques:

—Et vous avez raison, car je ne suis pas folle… je n'ai pas voulu vous éprouver… je suis jalouse… je suis trahie… et je me vengerai! Et rien ne me coûtera… car je ne tiens plus à rien au monde!… Allez la garder!…

—Soit! j'y vais, dit Camors.

Il sortit aussitôt du salon, puis du château. Il gagna à pied la station du chemin de fer, et il était le soir même à Reuilly.—Quelque chose de terrible l'y attendait.

Madame de Camors était allée, pendant son absence, faire quelques emplettes à Paris, où sa mère l'avait accompagnée. Elles y étaient restées trois jours. Elles étaient revenues le matin. Lui-même arriva fort tard dans la soirée. Il crut voir quelque gêne dans leur accueil; mais il ne s'en préoccupa pas dans l'état d'esprit où il était.

Voici ce qui s'était passé. Madame de Camors, pendant son séjour à Paris, était allée, suivant son usage, rendre ses devoirs à sa tante, madame de la Roche-Jugan. Leurs relations avaient toujours été tièdes. Ni leurs caractères ni leurs religions ne s'accordaient; mais madame de Camors se contentait de ne pas aimer sa tante, et madame de la Roche-Jugan haïssait sa nièce. Elle trouva une bonne occasion de le lui prouver, et ne la manqua pas. Elles ne s'étaient pas vues depuis la mort du général. Cet événement, que madame de la Roche-Jugan eût dû se reprocher pour sa large part, l'avait simplement exaspérée. Sa mauvaise action s'était retournée contre elle. La mort subite de M. de Campvallon avait finalement détruit ses dernières espérances, celles qu'elle avait cru pouvoir fonder sur la colère et sur l'abandon du vieillard. Depuis ce temps, elle était sourdement animée contre son neveu et contre la marquise d'une fureur de mégère. Elle avait su par Vautrot que M. de Camors se trouvait dans la chambre de madame de Campvallon la nuit où le général avait succombé. Sur ce fond vrai, elle n'avait pas craint d'élever les plus odieuses suppositions, et Vautrot, déçu comme elle dans sa vengeance et dans ses convoitises, l'y avait aidée. Quelques rumeurs sinistres, échappées apparemment de cette source, avaient même couru à cette époque dans le monde parisien. Camors et madame de Campvallon, soupçonnant qu'ils avaient été trahis une seconde fois par madame de la Roche-Jugan, avaient rompu avec elle, et elle avait pu s'apercevoir, quand elle s'était présentée à la porte de la marquise, qu'elle y était consignée, affront qui avait achevé de l'ulcérer.

Elle était encore en proie à toute la violence de ces sentiments quand elle reçut la visite de madame de Camors. Elle affecta de prendre la mort du général pour texte d'entretien, versa quelques larmes sur son vieil ami, et, saisissant les mains de sa nièce dans un élan, de tendresse:

—Ma pauvre petite, lui dit-elle, c'est aussi sur vous que je pleure… car vous allez être plus malheureuse qu'auparavant… si c'est possible.

—Je ne vous comprends pas, madame, dit froidement la jeune femme.

—Si vous ne me comprenez pas, tant mieux, reprit madame de la
Roche-Jugan avec une nuance d'aigreur.

Puis, après une pause:

—Écoutez, ma chère petite, c'est un devoir de conscience que je remplis, voyez-vous… une honnête créature comme vous méritait un meilleur sort… et votre mère, qui est dupe aussi… Cet homme-là tromperait le bon Dieu! Au nom de ma famille, je sens le besoin de vous demander pardon à toutes deux.

—Je vous répète, madame, que je ne comprends pas.

—Mais c'est impossible, mon enfant! Voyons, il est impossible que, depuis le temps, vous ne soupçonniez rien?

—Je ne soupçonne rien, madame, dit madame de Camors, car je sais tout.

—Ah! reprit sèchement madame de la Roche-Jugan, s'il en est ainsi, je n'ai rien à objecter; mais il y a des personnes, en ce cas, qui ont des accommodements de conscience bien étranges.

—C'est ce que je me disais tout à l'heure en vous écoutant, madame, dit la jeune femme qui se leva.

—Comme vous voudrez, ma chère petite… mais je vous parlais dans votre intérêt, et je me reprocherais même de ne pas vous parler plus nettement. Je connais mon neveu mieux que vous ne le connaissez, et l'autre aussi. Quoi que vous en disiez, vous ne savez pas tout, entendez-vous!… Le général est mort bien brusquement… et, après lui, c'est votre tour… Ainsi veillez sur vous, ma pauvre enfant…

—Oh! madame! s'écria la jeune femme, qui pâlit affreusement, je ne vous reverrai de ma vie!

Elle sortit sur-le-champ, courut chez elle, et, y trouvant sa mère, elle lui répéta les horribles paroles qu'elle venait d'entendre. Sa mère essaya de la calmer; mais elle était elle-même bouleversée. Elle se rendit aussitôt chez madame de la Roche-Jugan, elle la supplia d'avoir pitié d'elles, de rétracter son abominable propos ou de l'expliquer plus clairement. Elle lui fit entendre qu'elle en instruirait au besoin M. de Camors, et qu'elle ne répondait pas qu'il n'en vînt demander compte à son cousin Sigismond. Madame de la Roche-Jugan, effrayée à son tour, jugea que le plus sûr était de perdre tout à fait M. de Camors dans l'esprit de madame de Tècle. Elle lui conta donc ce qu'elle tenait de Vautrot, en se gardant de se compromettre elle-même dans son récit. Elle lui apprit la présence de M. Camors chez le général pendant la nuit où il était mort. Elle lui dit les bruits qui avaient couru. Mêlant les calomnies aux vérités, redoublant en même temps d'onction, de caresses et de larmes, elle parvint à donner à madame de Tècle une telle idée du caractère de Camors, qu'il n'y eut pas de suppositions ni d'appréhensions que la pauvre femme ne trouvât dès ce moment légitimes. Madame de la Roche-Jugan lui offrit de lui envoyer Vautrot afin qu'elle l'interrogeât elle-même. Madame de Tècle, affectant une incrédulité et une tranquillité qu'elle n'avait pas, refusa, et se retira.

En rentrant chez sa fille, elle s'efforça de la tromper sur les impressions qu'elle rapportait; mais elle y réussit mal: l'altération de ses traits démentait trop sensiblement son langage.

Elles partirent toutes deux la nuit suivante, se cachant mutuellement l'égarement et la détresse de leurs âmes; mais, habituées depuis si longtemps à penser, à sentir et à souffrir ensemble, elles se rencontrèrent, sans se le dire, dans les mêmes réflexions, dans les mêmes raisonnements, dans les mêmes terreurs. Elles repassaient dans leur souvenir toute la vie de Camors, toutes ses fautes, et, sous le reflet de l'action monstrueuse qui lui était imputée, ces fautes elles-mêmes prenaient un caractère criminel qu'elles s'étonnaient d'avoir méconnu. Elles découvraient une suite, un enchaînement dans ses desseins; contre lui, tout se tournait désormais en crime, même le bien. Ainsi sa conduite pendant le cours de ces derniers mois, son attitude bizarre, son retour vers son enfant, vers sa femme, son assiduité tendre auprès d'elle, n'étaient plus que la préméditation hypocrite d'un crime nouveau, qui d'avance se préparait un masque.

Que faire cependant? Quelle vie commune était possible sous le poids de telles pensées? Quel présent? quel avenir? Elles s'y perdaient.

Le lendemain, M. de Camors ne put s'empêcher de remarquer leur contenance singulière en sa présence; mais il sut que son domestique, sans songer à mal, avait parlé de sa visite chez madame de Campvallon, et il attribua la froideur et l'embarras des deux femmes à cet incident. Il s'en inquiéta d'autant moins qu'il était disposé à leur rendre de ce côté une sécurité entière. À la suite des réflexions de la nuit, il méditait, en effet, de rompre pour toujours sa liaison avec la marquise. Cette rupture, qu'il se fût fait un scrupule d'honneur de provoquer, madame de Campvallon lui en avait fourni une occasion suffisante. La pensée criminelle qu'elle avait osé lui confier n'était sans doute qu'une feinte pour l'éprouver, il le croyait, mais c'était assez qu'elle l'eût exprimée pour justifier son abandon. Quant aux paroles violentes et menaçantes que la jalousie avait arrachées à la marquise, il en tenait peu de compte, quoique par instants ce souvenir le troublât.

Cependant, il ne s'était pas senti depuis des années le coeur si léger. Ce funeste lien brisé, il lui semblait qu'il avait repris avec sa liberté une sorte de jeunesse et de vertu. Il joua et se promena avec son fils une partie du jour.

Après le dîner, comme la nuit tombait déjà, mais claire et pure, il proposa tout à coup à madame de Camors une excursion en tête à tête dans les bois. Il lui parla d'un site qui l'avait frappé quelque temps auparavant par une nuit semblable, et qui plairait, dit-il en riant, à son goût romantique. Il ne laissa pas d'être étonné du peu d'empressement de la jeune femme, du sentiment d'inquiétude qui se peignit sur ses traits, et du regard rapide qu'elle échangea avec sa mère.—Une même pensée, en effet, et une pensée affreuse, venait de traverser l'esprit de ces deux malheureuses femmes. Elles étaient encore sous le coup immédiat d'un ébranlement qui les avait comme affolées, et la brusque proposition de Camors, assez contraire d'ailleurs à ses habitudes, l'heure, la nuit, la promenade solitaire, avaient agité soudain dans leur cerveau les images sinistres que madame de la Roche-Jugan y avait jetées. Madame de Camors cependant, avec un air de résolution que la circonstance ne semblait guère exiger, s'apprêta aussitôt pour sortir; puis elle suivit son mari hors de la maison, laissant son fils aux soins de madame de Tècle. Tous deux n'eurent qu'à traverser le jardin pour se trouver dans les bois qui touchaient à l'habitation et qui allaient rejoindre au loin les vieilles futaies dont M. de Camors était devenu propriétaire par la mort du comte de Tècle.

L'intention de M. de Camors, en recherchant ce tête-à-tête, avait été de confier à sa femme la détermination décisive qu'il avait prise, de lui livrer enfin sans réserve son coeur et sa vie, et de jouir dans la solitude de ses premiers épanchements de bonheur. Surpris de la distraction glaciale avec laquelle la jeune femme répondait à la gaieté affectueuse de son langage, il redoubla d'efforts pour amener leur entretien sur le ton de l'intimité et de la confidence. Tout en s'arrêtant par intervalles pour lui faire admirer quelque effet de lumière dans l'éclaircie d'un sentier, il se mit à l'interroger sur son récent voyage à Paris, sur les personnes qu'elle y avait vues. Elle nomma madame Jaubert, quelques autres, puis, en baissant la voix malgré elle, madame de la Roche-Jugan.

—Celle-ci, dit Camors, vous auriez pu vous en dispenser. J'ai oublié de vous avertir que je ne la voyais plus.

—Pourquoi? dit-elle timidement.

—Parce que c'est une misérable femme, dit Camors. Quand nous serons un peu mieux ensemble, vous et moi, ajouta-t-il en riant, je vous édifierai sur ce caractère. Je vous conterai tout… tout, entendez-vous?

Il y avait tant de naturel et même de bonté dans l'accent avec lequel il prononça ces paroles, que la comtesse sentit son coeur à demi soulagé de l'oppression qui l'accablait. Elle se prêta avec plus d'abandon aux gracieuses avances de son mari et aux légers incidents de leur promenade. Les fantômes se dissipaient peu à peu dans son esprit, et elle commençait à se dire qu'elle avait été le jouet d'un mauvais rêve et d'une véritable démence, quand un changement singulier dans la contenance de son mari vint réveiller toutes ses terreurs. M. de Camors à son tour était devenu distrait et visiblement préoccupé de quelque grave souci. Il ne parlait plus qu'avec effort, répondait à demi, songeait, puis s'arrêtait brusquement pour regarder autour de lui comme un enfant qui a peur. Ces étranges allures, si différentes de son attitude précédente, alarmèrent d'autant plus la jeune femme qu'ils se trouvaient alors dans la partie la plus déserte et la plus éloignée du bois.

Il y avait entre les pensées qui les obsédaient l'un et l'autre un rapport extraordinaire. Au moment où madame de Camors tremblait d'épouvante près de son mari, lui tremblait pour elle. Il avait cru s'apercevoir qu'ils étaient suivis. À plusieurs reprises, il lui avait semblé entendre dans le fourré des craquements de branches, des froissements de feuilles, enfin un bruit de pas étouffés: ce bruit s'interrompait quand il s'arrêtait lui-même, et on marchait de nouveau dès qu'il se remettait en marche. Il se figura un instant plus tard qu'il avait vu l'ombre d'un homme passer rapidement d'un taillis dans un autre derrière eux. L'idée de quelque braconnier lui était venue d'abord; mais il ne pouvait la concilier avec cette persistance qu'on paraissait mettre à les suivre. Il finit par ne point douter qu'ils ne fussent épiés, et par qui pouvaient-ils l'être? Les menaces répétées de madame de Campvallon contre la vie de madame de Camors, le caractère passionné et effréné de cette femme s'étaient subitement représentés à son esprit, et, rapprochés de cette poursuite mystérieuse, ils y avaient fait naître d'effrayants soupçons. Il n'imagina pas une minute que la marquise elle-même se fût chargée du soin de sa vengeance; mais elle avait dit—il s'en souvint—que la main se trouverait. Elle était assez riche pour la trouver en effet, et cette main pouvait être là.

Il ne voulait pas inquiéter sa jeune femme en appelant son attention sur cette espèce de spectre qu'il croyait sentir à leurs côtés; mais il ne pouvait cependant lui cacher une agitation dont chaque mouvement donnait lieu à des interprétations si fausses et si cruelles.

—Marie, lui dit-il, marchons un peu plus vite, je vous prie, j'ai froid.

Il hâta le pas, et résolut de regagner le château par le chemin public, qui était semé d'habitations. Quand ils approchèrent de la lisière du bois, quoiqu'il crût toujours entendre par intervalles les sons qui l'avaient alarmé, il se rassura, reprit quelque liberté d'esprit, et, un peu honteux même de sa panique, il fit arrêter la comtesse devant le site qui avait été le but de son excursion. C'était une muraille de roches qui dominait l'excavation profonde d'une marnière abandonnée depuis longtemps: les arbustes aux formes fantastiques qui couronnaient la cime de ce rocher, les lianes pendantes, les lierres sombres, qui en tapissaient les parois, les blancheurs de la pierre, les vagues reflets de l'étang qui croupissait au fond du gouffre, tout cela offrait sous cette nuit lumineuse un spectacle d'une beauté sauvage.

Il y avait tout autour de la marnière des accidents de terrain et des fourrés de broussailles épineuses qui obligeaient à un long détour ceux qui voulaient passer des bois sur la route voisine; mais on avait jeté sur la partie la plus resserrée de l'excavation deux troncs d'arbres accouplés et à demi aplanis qui permettaient le passage direct, tout en donnant à ceux qui s'y hasardaient l'aspect le plus complet et le plus pittoresque de ce site bizarre. Madame de Camors n'avait pas encore vu cette espèce de pont que son mari avait fait disposer tout récemment.

Après quelques minutes de contemplation, et comme il lui indiquait de la main les deux troncs d'arbres:

—Est-ce qu'il faut passer par là? lui dit-elle d'une voix très brève.

—Si vous n'avez pas peur, dit Camors; au reste, je serai là.

Il vit qu'elle hésitait, et, sous les rayons de la lune, sa pâleur lui sembla si étrange, qu'il ne put s'empêcher de lui dire:

—Je vous croyais plus brave!

Elle n'hésita plus, et mit le pied sur ce pont périlleux.—Malgré elle, tout en s'y avançant avec précaution, elle retournait à demi la tête derrière elle, et sa marche en était gênée. Tout à coup, elle chancela. M. de Camors s'élança pour la retenir, et, dans le trouble du moment, sa main s'abattit sur elle avec une sorte de violence. La malheureuse femme poussa un cri déchirant, fit un geste comme pour se débattre, le repoussa, et, courant follement sur le pont, alla se rejeter dans le bois. M. de Camors, interdit, effrayé, ne sachant ce qui se passait, la suivit à la hâte: il la trouva à deux pas du pont, adossé contre le premier arbre qu'elle avait rencontrée, tournée vers lui, épouvantée mais menaçante, et, dès qu'il approcha:

—Lâche! lui dit-elle.

Il la regardait avec un véritable égarement, quand il entendit un bruit de pas précipités: une ombre était sortie tout à coup de l'épaisseur du bois; il reconnut madame de Tècle. Elle accourut, haletante, en désordre, saisit la main de sa fille, et, dressée vers lui:

—Toutes deux ensemble au moins! dit-elle.

Il comprit enfin. Un cri s'étouffa dans sa gorge. Il saisit convulsivement son front dans ses deux mains; puis, laissant retomber ses bras désespérés:

—Ainsi, dit-il d'une voix sourde, vous me prenez pour un meurtrier! Eh bien, poursuivit-il en frappant la terre du pied avec une violence soudaine, que faites-vous là?… Sauvez-vous!… sauvez-vous donc!

Éperdues de terreur, elles lui obéirent. Elles se sauvèrent; la mère entraîna sa fille à grands pas, et il les vit disparaître dans la nuit.

Quant à lui, il demeura là, dans ce lieu sauvage, les heures s'écoulant sans qu'il en sût le nombre. Tantôt il allait et venait dans l'étroit espace qui le séparait du pont et de l'abîme; tantôt, s'arrêtant brusquement, les yeux baissés et fixes, il semblait aussi immobile, aussi inerte que le tronc d'arbre contre lequel il s'appuyait. S'il y a, comme nous l'espérons, une main divine qui pèse dans de justes balances nos douleurs en regard de nos fautes, ce moment dut être compté à cet homme.

VIII

Le lendemain dans la matinée, la marquise de Campvallon se promenait sur les bords d'une vaste pièce d'eau de forme circulaire qui ornait la partie basse de son parc, et dont on entrevoyait de loin à travers les arbres les reflets métalliques. Elle en faisait le tour à pas lents, le front penché, traînant sur le sable sa longue robe de deuil, et comme escortée par deux grands cygnes éblouissants de blancheur qui, semblant attendre de sa main quelque pâture, nageaient assidûment contre la rive à ses côtés. Tout à coup M. de Camors parut devant elle. Elle avait cru ne jamais le revoir; elle dressa la tête et porta vivement une main sur son coeur.

—Oui, c'est moi, lui dit-il. Donnez-moi votre main.

Elle la lui donna.

—Vous aviez raison, Charlotte, reprit-il; on ne rompt pas des liens comme les nôtres… J'en ai eu la pensée… C'était une lâcheté que je me reproche et dont j'ai été, d'ailleurs, assez puni. Cependant, je vous prie de me la pardonner.

Elle l'attira doucement à quelques pas sous l'ombre des grands platanes qui enveloppaient la pièce d'eau, elle s'agenouilla avec sa grâce théâtrale, et, attachant sur lui des yeux humides, elle couvrit ses mains de baisers. Il la releva, et, la serrant contre sa poitrine:

—N'est-ce pas pourtant, dit-il à voix basse, que vous ne vouliez pas ce crime?

Comme elle secouait la tête avec une sorte d'indécision triste:

—Au reste, reprit-il amèrement, nous n'en serions que plus dignes l'un de l'autre, car, moi, on m'en a cru capable!

Il lui prit le bras, et, tout en marchant, il lui conta brièvement les scènes de la nuit. Il lui dit qu'il n'était pas rentré dans sa maison, et qu'il était résolu à n'y rentrer jamais.

Tel avait été, en effet, le résultat de ses douloureuses méditations. Essayer d'une explication auprès de celles qui l'avaient si mortellement outragé, leur ouvrir le fond de son coeur, leur dire que cette pensée criminelle, dont elles l'accusaient, il l'avait repoussée la veille avec horreur quand une autre la proposait,—il avait songé à tout cela; mais cette humiliation, quand il eût pu s'y abaisser, eût été inutile. Comment espérer vaincre par des paroles une défiance capable de se porter à de tels soupçons? Il en devinait confusément l'origine, et il comprenait que cette défiance, envenimée par les souvenirs du passé, était incurable. Le sentiment de l'irréparable, l'orgueil révolté, l'indignation même de l'injustice ne lui avaient montré qu'un refuge possible, c'était celui où il venait se jeter.

La comtesse de Camors et madame de Tècle n'apprirent que par leurs gens et par le public l'installation du comte dans une maison de campagne qu'il avait louée à peu de distance du château de Campvallon. Après avoir écrit dix lettres qu'il avait toutes déchirées il s'était décidé à un silence absolu. Elles tremblèrent quelque temps qu'il ne leur prît son fils. Il y pensa; mais c'était une sorte de vengeance qu'il dédaigna.

Cette installation, qui affichait hautement les relations de M. de Camors avec madame de Campvallon, fit sensation dans le monde parisien, où elle ne tarda pas à être connue; elle y souleva de nouveau, on peut s'en souvenir, d'étranges rumeurs. M. de Camors ne les ignora pas, et les méprisa. Sa fierté, qui était alors exaspérée par une irritation farouche, se plut à défier l'opinion, se promettant, d'ailleurs, d'en triompher aisément. M. de Camors savait qu'il n'est pas de situation qu'on ne puisse imposer au monde avec de l'audace et de l'argent.

À dater de cette époque, il reprit énergiquement la suite de sa vie, ses habitudes, ses travaux, ses pensées d'avenir. Madame de Campvallon, initiée à tous ses projets, y ajoutait les siens, et tous deux s'occupèrent d'organiser à l'avance leurs deux existences désormais confondues pour toujours. La fortune personnelle de Camors unie à celle de la marquise ne laissait aucune limite aux fantaisies qui pouvaient tenter leur imagination. Ils convinrent d'habiter séparément à Paris; mais le salon de la marquise leur serait commun: leurs deux prestiges y rayonneraient à la fois, et en feraient un centre social d'une influence souveraine. La marquise y régnerait avec la splendeur de sa personne sur le monde des lettres, des arts et de la politique; Camors y trouverait des moyens d'action qui ne pouvaient manquer d'accélérer les hautes destinées auxquelles ses talents et son ambition l'appelaient. C'était enfin la vie qui leur était apparue, à l'origine de leur liaison, comme une sorte d'idéal du bonheur humain, celle de deux êtres supérieurs se partageant fièrement au-dessus de la foule toutes les voluptés de la terre, les ivresses de la passion et les jouissances de l'esprit, les satisfactions de l'orgueil et les émotions de la puissance. L'éclat d'une telle vie serait la vengeance de Camors, et forcerait à d'amers regrets celles qui avaient osé le méconnaître.

Le deuil encore si récent de la marquise leur commandait cependant d'ajourner la réalisation de ce rêve, s'ils ne voulaient pas heurter trop violemment la conscience publique. Ils le sentirent, et résolurent de voyager pendant quelques mois avant de rentrer à Paris. Le temps qui se passa dans leurs combinaisons d'avenir et dans les préparatifs de ce voyage fut pour madame de Campvallon le moment le plus doux de sa vie. Elle goûtait enfin dans sa plénitude une intimité si longtemps troublée, et dont le charme, à la vérité, était grand, car son amant, comme pour lui faire oublier un instant d'abandon, y prodiguait avec les grâces infinies de son esprit les effusions d'une tendresse exaltée. Il apportait en même temps à ses études particulières, comme à leurs projets communs, une ardeur, un feu qui éclatait sur son front, dans ses yeux, et qui semblait rehausser encore sa virile beauté.

Il lui arrivait souvent, après avoir quitté la marquise dans la soirée, de travailler fort tard chez lui, et quelquefois jusqu'au matin. Une nuit, peu de temps avant le jour qu'ils avaient fixé pour leur départ, le domestique particulier du comte, qui couchait au-dessous de la chambre de son maître, entendit un bruit qui l'alarma. Il monta à la hâte et trouva M. de Camors étendu sans mouvement sur le parquet au pied de sa table de travail. Ce domestique, nommé Daniel, avait toute la confiance de Camors, et il l'aimait de cette affection singulière que les natures fortes inspirent souvent à leurs inférieurs. Il envoya chercher madame de Campvallon. Elle accourut bientôt après. M. de Camors, revenu de son évanouissement, mais fort pâle, marchait à travers sa chambre quand elle entra. Il parut contrarié de la voir, et gronda assez vivement son domestique pour son zèle malavisé. Il avait eu simplement, dit-il, un de ces vertiges auquel il était sujet. Madame de Campvallon se retira presque aussitôt, après l'avoir supplié de ne plus se livrer à ces excès de travail.

Quand il vint chez elle le lendemain, elle ne put être surprise de l'abattement dont sa physionomie était empreinte, et qu'elle attribuait à la secousse qu'il avait éprouvée dans la nuit; mais, lorsqu'elle lui parla de leur prochain départ, elle fut étonnée et même alarmée de sa réponse:

—Différons un peu, je vous prie, lui dit-il; je ne me sens pas en état de voyager.

Les jours se passèrent. Il ne fit plus aucune allusion à ce voyage. Il était sombre, silencieux, glacial. L'ardeur active et comme fiévreuse qui avait animé jusque-là sa vie, son langage, ses yeux, était brusquement tombée. Un symptôme qui inquiéta la marquise entre tous, ce fut le désoeuvrement absolu auquel il s'abandonna. Il la quittait le soir de bonne heure. Daniel dit à la marquise que le comte ne travaillait pas et qu'il l'entendait marcher une partie de la nuit. En même temps, sa santé s'altérait visiblement.

La marquise se décida un jour à l'interroger. Comme ils se promenaient tous deux dans le parc:

—Vous me cachez quelque chose, lui dit-elle. Vous souffrez, mon ami… qu'avez-vous?

—Je n'ai rien.

—Je vous en prie.

—Je n'ai rien, répéta-t-il avec plus de force.

—Est-ce votre fils que vous regrettez?

—Je ne regrette rien.

Après quelques pas faits en silence:

—Quand je pense, reprit-il subitement, qu'il y a quelqu'un au monde qui m'a traité de lâche… car j'entends toujours ce mot-là à mon oreille!… qui m'a traité de lâche… et qui le croit comme il l'a dit… et qui le croira toujours!… Si c'était un homme, cela irait tout seul! mais c'est une femme!

Après cette explosion soudaine, il se tut.

—Eh bien, que voulez-vous, que demandez-vous? dit la marquise avec une sorte d'emportement. Voulez-vous que j'aille lui dire la vérité?… lui dire que vous étiez prêt à la défendre contre moi?… que vous l'aimez et que vous me haïssez? Si c'est là ce que vous voulez, dites-le!… Je crois que j'en serais capable, tant cette vie devient impossible!

—Ne m'outragez pas à votre tour, dit-il vivement. Congédiez-moi, si cela vous plaît, mais je n'aime que vous… Ma fierté saigne, voilà tout!… Et je vous donne ma parole que, si jamais vous me faisiez l'affront d'aller me justifier, je ne reverrais de ma vie ni vous ni elle!… Embrasse-moi.

Il la pressa contre son coeur, et elle se calma pour quelques heures.

Cependant la maison qu'il avait louée allait cesser d'être libre, le propriétaire revenant l'habiter. Le milieu de décembre approchait alors, et c'était le moment où la marquise avait l'usage de retourner à Paris. Elle proposa à M. de Camors de le loger au château pendant le peu de jours qu'ils devaient encore passer à la campagne. Il accepta; mais, quand elle lui parla de Paris:

—Pourquoi si tôt? lui dit-il; ne sommes-nous pas bien là?

Un peu plus tard, elle lui rappela que la session de la Chambre allait s'ouvrir. Il prétexta sa santé, qu'il sentait atteinte, disait-il, et voulut envoyer sa démission de député. Elle obtint à force de prières qu'il se contentât de demander un congé.

—Mais vous, ma chère, lui dit-il, je vous condamne là à une triste existence.

—Avec vous, répondit-elle, je suis heureuse partout et de tout.

Il n'était pas vrai qu'elle fût heureuse; mais il était vrai qu'elle l'aimait et qu'elle lui était dévouée. Il n'y avait pas de souffrances auxquelles elle ne fût résignée, pas de sacrifices auxquels elle ne fût prête, si c'était pour lui. Dès ce moment, la perspective de cette existence radieuse, de cette souveraineté mondaine qu'elle avait tant rêvée, qu'elle avait cru toucher de la main, lui échappait. Elle commençait à pressentir un sombre avenir de solitude, de renoncement, de larmes secrètes; mais près de lui la douleur même était une fête.

On sait avec quelle rapidité passe la vie pour ceux qui s'ensevelissent sans distraction dans quelque chagrin profond; les jours sont longs, mais la suite en est brève et comme insensible. Ce fut ainsi que les mois, puis les saisons, se succédèrent pour la marquise et pour Camors avec une monotonie qui ne laissait presque aucune trace dans leur pensée. Leurs relations quotidiennes étaient marquées d'un caractère invariable: c'était de la part du comte une courtoisie froide et le plus souvent silencieuse, de la part de la marquise une tendresse attentive et une douleur contenue. Chaque jour, ils sortaient à cheval dans la campagne, tous deux vêtus de noir, sympathiques par leur beauté et leur tristesse, et entourés dans le pays d'un respect mêlé d'effroi.

Vers le commencement de l'hiver suivant, madame de Campvallon éprouva de sérieuses inquiétudes. Bien que M. de Camors ne se plaignît jamais, il était évident que sa santé s'altérait de plus en plus. Une teinte bistrée, presque argileuse, couvrait ses joues amaigries et s'étendait jusque sur l'émail de ses yeux. La marquise manda, sans l'en prévenir, son médecin de Paris. M. de Camors montra quelque humeur en l'apercevant, et se prêta pourtant à la consultation avec sa politesse ordinaire. Le médecin reconnut les symptômes d'une hépatite chronique; il ne vit pas de danger, mais il recommanda une saison à Vichy, quelques précautions hygiéniques et le repos absolu de l'esprit. Quand la marquise essaya de proposer à Camors ce voyage à Vichy, il haussa les épaules sans répondre.

Peu de jours après, madame de Campvallon, entrant un matin dans les écuries, vit Medjé, la jument favorite de Camors, blanche d'écume, haletante et à demi fourbue. Le palefrenier expliqua avec embarras l'état de cette bête par une promenade que le comte avait faite dans la matinée. La marquise eut recours à Daniel, qui était devenu pour elle un confident. Elle le pressa de questions, et il finit par lui avouer que son maître, depuis quelque temps, était sorti plusieurs fois le soir à cheval pour ne rentrer que le matin. Daniel était désespéré de ces courses nocturnes, qui, disait-il, fatiguaient beaucoup M. de Camors. Il finit par confesser à madame de Campvallon que Reuilly était le but de ses excursions.

La comtesse de Camors, cédant à des considérations dont le détail serait sans intérêt, avait continué de résider à Reuilly depuis que son mari l'avait abandonnée. Reuilly était à une dizaine de lieues de Campvallon, bien qu'on pût abréger un peu la route en prenant quelques traverses. M. de Camors n'hésitait pas à franchir deux fois cette distance dans la nuit pour se donner l'émotion de respirer pendant quelques minutes le même air que sa femme et son enfant. Daniel l'avait accompagné une ou deux fois; mais le comte allait seul le plus souvent. Il laissait le cheval dans le bois, s'approchait de la maison autant qu'il le pouvait sans courir le risque d'être découvert, et, se dérobant comme un malfaiteur derrière l'ombre des arbres, il épiait les fenêtres, les lumières, les bruits, les moindres signes des chères existences dont un abîme éternel le séparait.

La marquise, à demi irritée, à demi effrayée d'une bizarrerie qui lui sembla toucher à la démence, feignit de l'ignorer; mais ces deux esprits étaient trop habitués à se pénétrer l'un l'autre, jour par jour, pour pouvoir se rien cacher. Il comprit qu'elle était instruite de sa faiblesse et ne parut plus se soucier de lui en faire un mystère.

Un soir du mois de juillet, il partit à cheval dans l'après-midi et ne rentra point pour dîner. Il arriva dans les bois de Reuilly à la chute du jour, comme il l'avait prémédité. Il entra dans le jardin avec ses précautions accoutumées, et, grâce à la connaissance qu'il avait des usages de la maison, il put approcher sans être aperçu du pavillon où était la chambre de la comtesse, qui était en même temps celle de son fils. Cette chambre, par la disposition particulière du logis, était élevée du côté de la cour à la hauteur d'un entre-sol; mais elle donnait de plain-pied sur le jardin. Une des fenêtres était ouverte à cause de la chaleur de la soirée, M. de Camors, se masquant derrière un des volets de la persienne qui était à demi fermé, plongea son regard dans l'intérieur de la chambre. Il n'avait revu depuis près de deux ans ni sa femme, ni son fils, ni madame de Tècle: il les revit là tous les trois. Madame de Tècle travaillait près de la cheminée: son visage n'avait pas changé, il avait toujours le même air de jeunesse; mais ses cheveux étaient uniformément d'une blancheur de neige. Madame de Camors, assise sur une causeuse, presque en face de la fenêtre, déshabillait son fils en échangeant gaiement avec lui des questions, des réponses et des baisers.

L'enfant, sur un signe, s'agenouilla aux pieds de sa mère dans sa légère toilette de nuit, et, pendant qu'elle lui tenait les mains jointes dans les siennes, il commença à voix haute sa prière de chaque soir. Elle lui soufflait de temps à autre un mot qui lui échappait. Cette prière, composée d'un petit nombre de phrases à la portée de ce jeune esprit, se terminait par ces mots: «Mon Dieu! soyez bon et miséricordieux pour ma mère, pour ma grand'mère, pour tous les miens, et surtout, mon Dieu! pour mon père infortuné!» Il avait prononcé ces paroles avec un peu de précipitation enfantine; sur un regard sérieux de sa mère, il reprit aussitôt avec une insistance émue, comme un enfant qui répète une inflexion de voix qu'on lui a apprise: «Et surtout, mon Dieu! pour mon père infortuné!»

M. de Camors se détourna soudain, s'éloigna sans bruit, et sortit du jardin par l'issue la plus proche. Il passa la nuit dans le bois. Une idée fixe le tourmentait: il voulait voir son fils, lui parler, l'embrasser, le presser sur son coeur. Ensuite peu lui importait. Il s'était souvenu qu'on avait coutume autrefois de mener l'enfant chaque matin à la ferme la plus rapprochée pour lui faire boire une tasse de lait. Il espérait qu'on avait conservé cette habitude.

La matinée arriva, et bientôt l'heure qu'il attendait. Il s'était embusqué dans le sentier qui conduisait à la ferme. Il entendit un bruit de pas, des rires, des cris joyeux, et son fils se montra tout à coup, courant en avant. C'était alors un élégant petit garçon de cinq à six ans, d'une mine gracieuse et fière. Quand il aperçut M. de Camors au milieu du sentier, il s'arrêta: il hésitait devant ce visage inconnu ou à demi oublié; mais le sourire tendre, presque suppliant de Camors le rassura.

—Monsieur! dit-il avec incertitude.

Camors ouvrit ses bras, et, se penchant comme s'il était près de s'agenouiller:

—Venez m'embrasser, je vous en prie! murmura-t-il.

L'enfant s'avançait déjà en souriant, quand la femme qui le suivait, et qui était son ancienne nourrice, parut soudain.

Elle fit un geste d'effroi.

—Votre père! dit-elle d'une voix étouffée.

À ce mot, l'enfant poussa un cri de terreur, se rejeta violemment en arrière et se pressa contre cette femme en attachant sur son père des yeux épouvantés. La nourrice le prit par le bras et l'emmena à la hâte.

M. de Camors ne pleura pas. Une contraction affreuse rida les coins de sa bouche et fit saillir la maigreur de ses joues. Il eut deux ou trois secousses pareilles à des frissons de fièvre. Il passa lentement la main sur son front, soupira longuement, et partit.

Madame de Campvallon ne connut point cette triste scène; mais elle en vit les suites, et elle les sentit elle-même amèrement. Le caractère de M. de Camors, déjà si profondément bouleversé, devint méconnaissable. Il n'eut même plus pour elle la politesse froide qu'il avait gardée jusque-là. Il lui témoignait une antipathie étrange. Il la fuyait. Elle s'aperçut qu'il évitait de lui toucher la main. Ils ne se virent plus que rarement, la santé de Camors ne lui permettant plus de repas réguliers.

Ces deux existences désolées offraient alors, au milieu de l'appareil presque royal qui les entourait, un spectacle digne de pitié. Dans ce parc magnifique, à travers les riches parterres et les grands vases de marbre, sous les longues arcades de verdure peuplées de statues blanches, on les voyait tous deux errer séparément comme deux ombres mornes, se rencontrant quelquefois, ne se parlant jamais.

Un jour, vers la fin de septembre, M. de Camors ne descendit pas de son appartement. Daniel dit à la marquise qu'il avait donné l'ordre de n'y laisser pénétrer personne.

—Pas même moi? dit-elle.

Il secoua la tête douloureusement. Elle insista.

—Madame, dit-il, je serais chassé.

Le comte persistant dans cette manie de réclusion absolue, elle en fut réduite dès ce moment aux nouvelles que ce domestique lui donnait chaque jour. M. de Camors n'était point alité. Il passait sa vie dans une rêverie sombre, couché sur son divan. Il se levait par intervalles, écrivait quelques lignes, et se recouchait. Sa faiblesse paraissait grande, quoiqu'il ne se plaignît d'aucune souffrance. Après deux ou trois semaines, la marquise, lisant sur les traits de Daniel une inquiétude plus vive que de coutume, le supplia d'introduire chez son maître le médecin du pays, qu'elle fit appeler. Il s'y décida. La malheureuse femme, quand le médecin fut entré dans l'appartement du comte, se tint contre la porte, écoutant avec angoisse. Elle crut entendre la voix de Camors s'élevant avec violence, puis ce bruit s'apaisa. Le médecin en sortant lui dit simplement:

—Madame, son état me paraît grave, mais non désespéré… Je n'ai pas voulu le presser aujourd'hui… il m'a permis de revenir demain.

Dans la nuit qui suivit, vers deux heures, madame de Campvallon entendit qu'on l'appelait: elle reconnut la voix de Daniel. Elle se leva aussitôt, jeta une manie sur elle, et le fit entrer:

—Madame, dit-il, M. le comte vous demande.

Et il fondit en larmes.

—Mon Dieu, qu'y a-t-il?

—Venez, madame, il faut vous hâter.

Elle l'accompagna aussitôt.

Dès qu'elle eut mis le pied dans la chambre, elle ne put s'y tromper. La mort était là. Épuisée par la douleur, cette existence si pleine, si fière, si puissante, allait finir. La tête de Camors, renversée sur les oreillers, semblait avoir déjà une immobilité funèbre. Ses beaux traits, accentués par la souffrance, prenaient le relief rigide de la sculpture. Son oeil seul vivait encore, et la regardait. Elle s'approcha à la hâte, et voulut saisir la main qui flottait sur le drap. Il la retira. Elle eut un gémissement désespéré. Il la regardait toujours fixement. Elle crut voir qu'il essayait de parler et qu'il ne le pouvait plus; mais ses yeux parlaient. Ils lui adressaient quelque recommandation à la fois impérieuse et suppliante qu'elle comprit sans doute, car elle dit tout haut, avec un accent plein de douleur et de tendresse:

—Je vous le promets!

Il parut faire un effort douloureux, et son regard désigna une grande lettre cachetée qui était posée sur le lit; elle la prit, et lut sur l'enveloppe: «Pour mon fils.»

—Je vous le promets! dit-elle encore en tombant sur ses genoux et en inondant le drap de ses larmes.

Il souleva alors sa main vers elle.

—Merci! lui dit-elle.

Et, ses pleurs redoublant, elle posa ses lèvres sur cette main déjà froide. Quand elle redressa la tête, elle vit dans la même minute les yeux de M. de Camors se mouiller faiblement, rouler tout à coup comme égarés, puis s'éteindre. Elle poussa un cri, se jeta sur le lit, et baisa follement ces yeux encore ouverts, mais qui ne la voyaient plus.

Ainsi mourut cet homme qui fut sans doute un grand coupable, mais qui pourtant fut un homme.

End of Project Gutenberg's Monsieur de Camors — Complet, by Octave Feuillet

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