Monsieur Lecoq — Volume 1: L'enquête
XIV
Devait-on supposer complètement dénuées d'intelligence les femmes qui s'étaient échappées du cabaret de la veuve Chupin au moment du meurtre?
Non!
Était-il admissible que ces deux fugitives, avec la conscience de leur situation périlleuse se fussent fait conduire jusqu'à leur domicile par une voiture prise sur la voie publique?
Non encore.
Donc l'espoir de les rejoindre que manifestait le cocher était chimérique.
Lecoq se dit tout cela, et cependant il n'hésita pas à grimper sur le siège et à donner le signal: En route.
C'est qu'il obéissait à un axiome qu'il s'était forgé à ses heures de méditation, qui devait plus tard assurer sa réputation et qu'il formulait ainsi:
«En matière d'information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable.»
D'autre part, en se décidant ainsi, le jeune policier se ménageait les bonnes grâces du cocher, et, par suite des renseignements plus abondants.
Enfin, c'était une façon d'être rapidement ramené au cœur de Paris.
Ce dernier calcul ne fut pas déçu.
Le cheval dressa l'oreille et allongea le trot, quand son maître cria: «Hue, Cocotte!» La bête avait pratiqué l'homme et reconnaissait l'intonation avec laquelle il n'y avait pas à badiner.
En moins de rien, la voiture atteignit la route de Choisy, et alors Lecoq reprit ses questions.
—Voyons, mon brave, commença-t-il, vous m'avez conté les choses en gros, j'aurais besoin de détails maintenant. Comment ces deux femmes vous ont-elles accosté?
—C'est bien simple. J'avais fait, le dimanche gras, une fichue journée. Six heures de file sur les boulevards, et la pluie tout le temps. Quelle misère!... À minuit, j'avais trente sous de pourboire, pour tout potage. Cependant j'étais tellement échiné, mon cheval était si las, que je me décide à rentrer. Je marronnais, il faut voir!... Quand, rue du Chevaleret, passé la rue Picard, j'aperçus de loin deux femmes debout sous un réverbère. Naturellement, je ne m'en occupe pas, parce que les femmes, quand on a mon âge...
—Passons! interrompit le jeune policier.
—Je passe en effet devant elles, et quand elles se mettent à m'appeler: «Cocher!... cocher!...» Je fais celui qui n'entend rien. Mais alors en voilà une qui court après moi, en criant: «Un louis!... un louis de pourboire!» Je réfléchissais, quand, pour comble, la femme ajoute: «Et dix francs pour la course!» Du coup, j'arrête net.
Lecoq bouillait d'impatience; mais il sentait que des questions directes et rapides ne le mèneraient à rien. Le plus sage était de tout entendre.
—Vous comprenez, poursuivit le cocher, qu'on ne se fie pas à deux gaillardes pareilles, à cette heure, dans le quartier là-bas. Donc, quand elles s'approchent pour monter, je dis: «Halte-là!... les petites mères, on a promis des sous à papa; où sont-ils?» Aussitôt il y en a une qui m'allonge recta 30 francs, en disant: «Surtout, bon train!»
—Impossible d'être plus précis, approuva le jeune policier. À présent, comme étaient ces deux femmes?
—Vous dites?
—Je vous demande de qui elles avaient l'air, pour qui vous les avez prises?...
Un large rire épanouit la bonne face rouge du cocher.
—Dame!... répondit-il, elles m'ont fait l'effet de deux... de deux pas grand'chose de bon.
—Ah!... Et comment étaient-elles habillées?
—Comme les demoiselles qui vont danser à l'Arc-en-Ciel, vous m'entendez. Seulement, l'une avait l'air cossue, tandis que l'autre... Oh! là là!... quel déchet!
—Laquelle a couru après vous?
—Celle qui avait l'air minable, celle qui...
Il s'interrompit: si vif était le souvenir qui traversait son esprit, qu'il tira sur les rênes à faire cabrer son cheval.
—Tonnerre!... s'écria-t-il, attendez, j'ai fait une remarque, à ce moment-là, il y avait une des deux coquines qui appelait l'autre Madame, gros comme le bras, tandis que l'autre la tutoyait et la rudoyait.
—Oh!... fit le jeune policier, sur trois tons différents, oh! oh!... Et laquelle, s'il vous plaît, disait: tu?
—La mal mise. Elle n'avait pas les deux pieds dans le même soulier, celle-là. Elle secouait l'autre, la cossue, comme un prunier. «Malheureuse, lui disait-elle, veux-tu nous perdre... tu t'évanouiras quand nous serons à la maison, marche!...» Et l'autre répondait en pleurnichant: «Vrai, madame, bien vrai, je ne peux pas!» Elle paraissait si bien ne pas pouvoir, en effet, que je me disais à part moi: «En voilà une qui a bu plus que sa suffisance!...»
C'étaient là des circonstances, et d'une importance extrême, qui confirmaient, en les rectifiant, les premières suppositions de Lecoq.
Ainsi qu'il l'avait soupçonné, la condition sociale des deux femmes n'était pas la même.
Seulement, il s'était trompé en attribuant la prééminence à la femme aux fines bottines à talons hauts, dont les empreintes inégales lui avaient révélé les défaillances.
Cette prééminence appartenait à celle qui avait laissé les traces de ses souliers plats, et supérieure par sa condition, elle l'avait été par son énergie.
Lecoq était désormais persuadé que des deux fugitives, l'une était la servante et l'autre la maîtresse.
—Est-ce bien tout, mon brave? demanda-t-il à son compagnon.
—Tout, répondit le cocher, sauf que j'ai observé que celle qui m'a donné l'argent, la mal vêtue, avait une main... oh! mais une main d'enfant, et que malgré sa colère, sa voix était douce comme une musique.
—Avez-vous vu sa figure?...
—Oh!... si peu...
—Enfin, pouvez-vous me dire si elle est jolie, si elle est brune ou blonde?...
Tant de questions à la fois étourdissaient le digne cocher.
—Minute!... répondit-il. Dans mon idée, elle n'est pas jolie, je ne la crois pas jeune, mais pour sûr elle est blonde, avec beaucoup de cheveux.
—Est-elle petite ou grande, grasse ou maigre?
—Entre les deux.
C'était vague.
—Et l'autre, demanda Lecoq, la cossue?...
—Diable!... pour celle-là, ni vu ni connu, elle m'a paru petite, voilà tout.
—Reconnaîtriez-vous celle qui vous a payé, si on vous la représentait?
—Dame!... non.
La voiture arrivait au milieu de la rue de Bourgogne; le cocher arrêta son cheval en disant:
—Attention!... Voici la maison où sont entrées les deux coquines... là.
Retirer le foulard qui lui servait de cache-nez, le plier, le glisser dans sa poche, sauter à terre et entrer dans la maison indiquée, fut pour le jeune policier l'affaire d'un instant.
Dans la loge du concierge une vieille femme cousait.
—Madame, lui dit poliment Lecoq en lui présentant son foulard, je rapporte ceci à une de vos locataires.
—À laquelle?...
—Par exemple, voilà ce que je ne sais pas.
La digne concierge crut comprendre que ce jeune homme si poli était un mauvais plaisant qui prétendait se moquer d'elle.
—Vilain malhonnête, commença-t-elle.
—Pardon, interrompit Lecoq, laissez-moi finir; voici la chose. Avant-hier soir, avant-hier matin plutôt, sur les trois heures, je rentrais me coucher, tranquillement, quand, ici près, deux dames qui avaient l'air très-pressées me devancent. L'une d'elles laisse tomber ceci... Je le ramasse, et comme de juste, je hâte le pas pour le lui remettre... Peine perdue, elles étaient déjà entrées ici. À l'heure qu'il était, je n'ai pas osé sonner dans la crainte de vous déranger; hier j'ai été occupé, mais aujourd'hui j'arrive: voici l'objet.
Il posa le foulard sur la table et fit mine de se retirer, la concierge le retint.
—Grand merci de la complaisance, dit-elle, mais vous pouvez garder ça. Nous n'avons pas, dans la maison, des femmes qui rentrent seules après minuit.
—Cependant, insista le jeune policier, j'ai des yeux, j'ai vu...
—Ah!... j'oubliais, s'écria la vieille femme. La nuit que vous dites, en effet, on sonne ici... quelle scie! Je tire le cordon et j'écoute... rien. N'entendant ni refermer la porte ni monter dans l'escalier, je me dis: «Bon! encore un polisson qui me fait une niche.» La maison, vous m'entendez, ne pouvait pas rester ouverte au premier venu. Lors, je ne fais ni une ni deux, je passe un jupon et je sors de la loge. Qu'est-ce que je vois?... deux ombres qui filent, bssst... et qui me plantent la porte sur le nez. Vite je reviens me tirer le cordon à moi-même, et je cours regarder dans la rue... Qu'est-ce que j'aperçois?... Deux femmes qui couraient!...
—Dans quelle direction?...
—Elles allaient vers la rue de Varennes...
Lecoq était fixé; il salua civilement la concierge, dont il pouvait avoir besoin encore, et regagna la voiture.
—Je l'avais prévu, dit-il au cocher, elles ne demeurent pas là.
Le cocher eut un geste de dépit. Sa colère allait s'épancher en un flux de paroles, mais Lecoq, qui avait consulté sa montre, l'interrompit:
—Neuf heures!... dit-il, je serai en retard de plus d'une heure, mais j'apporterai des nouvelles... Conduisez-moi à la morgue, et vite!
XV
Les lendemains de crimes mystérieux et de catastrophes dont les victimes n'ont pas été reconnues, sont les grands jours de la Morgue.
Dès le matin, les employés se hâtent, tout en échangeant des plaisanteries à faire frissonner. Presque tous sont très-gais, par suite d'un impérieux besoin de réagir contre l'horrible tristesse de ce qui les entoure.
—Nous aurons du monde, aujourd'hui, disent-ils.
Et de fait, quand Lecoq et son cocher atteignirent le quai, ils purent de loin distinguer des groupes nombreux et animés qui stationnaient autour du lugubre monument.
Les journaux avaient rapporté l'affaire du cabaret de la veuve Chupin, et dame! on voulait voir...
Sur le pont, Lecoq se fit arrêter, et sauta sur le trottoir.
—Je ne veux pas descendre de voiture devant la morgue, dit-il.
Puis, tirant alternativement sa montre et son porte-monnaie, il poursuivit:
—Nous avons, mon brave, une heure quarante minutes; par conséquent, je vous dois...
—Ah!... rien du tout!... répondit impérieusement le cocher.
—Cependant...
—Non!... pas un sou. Je suis trop vexé d'avoir dépensé l'argent de ces satanées coquines... Je voudrais, tenez, que ce que j'en ai bu m'eût donné la colique. Ainsi, ne vous gênez pas... s'il vous faut une voiture, prenez la mienne, pour rien, jusqu'à ce que vous ayez pincé les scélérates.
Lecoq n'était pas riche, à cette époque, il n'insista pas.
—Vous avez bien pris mon nom au moins, poursuivit le cocher, et mon adresse?...
—Assurément!... Il faudra que le juge d'instruction entende votre déposition. Vous recevrez une assignation...
—Eh bien! c'est ça... Papillon (Eugène), cocher, chez M. Trigault... Je loge chez lui, parce que, voyez-vous, je suis un peu son associé.
Déjà le jeune policier s'éloignait, Papillon le rappela.
—En sortant de la Morgue, lui dit-il, vous irez bien quelque part... vous m'avez déclaré que vous aviez un rendez-vous, et que même vous étiez en retard.
—Sans doute, on m'attend au Palais de Justice, mais c'est à deux pas...
—N'importe... je vais vous espérer au coin du quai. Ah!... ce n'est pas la peine de répondre non, je l'ai mis dans ma tête et je suis Breton. C'est un service que je vous demande: gardez-moi au moins pour les trente francs des coquines.
Il y eût eu cruauté à repousser cette requête. Lecoq fit donc un geste d'assentiment et se dirigea rapidement vers la Morgue.
S'il y avait tant de monde aux alentours, c'est que le sinistre établissement était plein, et on faisait queue, littéralement.
Lecoq, pour pénétrer, dut jouer énergiquement des coudes.
Au dedans, c'était hideux. Oui, hideux à se demander quelles dégoûtantes émotions venaient chercher là ces féroces curieux.
Il y avait des femmes en grand nombre, des jeunes filles aussi.
Les petites ouvrières qui, en se rendant à leur ouvrage, sont obligées de passer aux environs, font un détour pour venir contempler la moisson de cadavres inconnus que donnent quotidiennement le crime, les accidents de voitures, la Seine et le canal Saint-Martin. Les plus sensibles restent à la porte, les intrépides entrent, et en ressortant racontent leurs impressions. Quand il n'y a personne, que les dalles chôment, elles ne sont pas contentes... C'est à n'y pas croire.
Mais il y avait, ce matin-là, chambrée complète. Toutes les dalles, hormis deux, étaient occupées.
L'atmosphère était infâme. Un froid malsain tombait sur les épaules, et au-dessus de la foule planait comme un brouillard infect, tout imprégné des âcres odeurs du chlore, destiné à combattre les miasmes.
Et aux chuchotements des causeries, entrecoupées d'acclamations et de soupirs, se mêlaient, ainsi qu'un accompagnement continu, le murmure des robinets, placés au chevet de chaque dalle, et le sourd clapotis de l'eau qui coulait et tombait en s'éclaboussant.
Par les petites fenêtres cintrées, la lumière glissait blafarde sur les corps exposés, faisait saillir énergiquement les muscles, accusait les marbrures des chairs verdâtres, et éclairait sinistrement les haillons pendus autour de l'amphithéâtre, défroques horribles qui doivent aider aux reconnaissances, et qui, au bout d'un certain temps, sont vendues... car rien ne se perd.
Mais le jeune policier était trop à ses pensées pour remarquer les hideurs du spectacle.
À peine donna-t-il un coup d'œil aux trois victimes de l'avant-veille. Il cherchait le père Absinthe et ne le découvrait pas.
Gévrol, volontairement ou non, avait-il manqué à ses promesses, ou bien le vieil homme de la rue de Jérusalem, s'était-il oublié à sa goutte matinale et avait-il bu la consigne?
En désespoir de cause, Lecoq s'adressa au chef des gardiens.
—Il paraît, demanda-t-il, que personne encore n'a reconnu un seul des malheureux de l'affaire de l'autre nuit.
—Personne!... Et cependant, depuis l'ouverture, nous avons un monde fou. Moi, voyez-vous, si j'étais le maître, des jours comme aujourd'hui, je demanderais deux sous par personne, à la porte, demi-place pour les enfants, et on ferait de fameuses recettes... on couvrirait les frais...
Cette idée ainsi émise, était un appât présenté à la conversation. Lecoq ne le saisit pas.
—Excusez, interrompit-il. Ne vous a-t-on pas, dès ce matin, envoyé un agent du service de la sûreté?
—En effet.
—Alors, où est-il passé?... Je ne l'aperçois pas.
Le gardien, avant de répondre, toisa d'un œil soupçonneux ce questionneur acharné, et enfin, d'un ton hésitant, il dit:
—En êtes-vous?...
Cette phrase fut lancée dans la circulation, à l'époque où prospéraient d'immondes agents provocateurs, sous la Restauration, elle s'appliquait uniquement à la police. «On en était où on n'en était pas.» La phrase a survécu aux circonstances.
—J'en suis, répondit le jeune policier, exhibant sa carte à l'appui de son affirmation.
—Et vous vous nommez?...
—Lecoq.
La physionomie du gardien-chef se fit soudainement souriante:
—En ce cas, dit-il, j'ai une lettre pour vous, qui vient de m'être remise par votre camarade, lequel était forcé de s'absenter... La voici:
Le jeune agent rompit immédiatement le cachet, et lut:
«Monsieur Lecoq...»
Monsieur!... Cette simple formule de politesse amena sur ses lèvres un léger sourire. N'était-elle pas, de la part du père Absinthe, la reconnaissance explicite de la supériorité de son collègue? Le jeune policier devina là un dévouement canin qu'il devait payer par cette protection affectueuse du maître pour son premier disciple.
Cependant, il poursuivait sa lecture:
«Monsieur Lecoq, j'étais de faction depuis l'ouverture, quand vers neuf heures trois jeunes gens sont entrés bras dessus bras dessous. Ils avaient la tournure et le genre d'employés de magasin. Tout à coup, j'en vois un qui devient plus blanc que sa chemise, et qui montre aux autres un de nos inconnus de chez la Chupin, en disant: Gustave!...
«Aussitôt ses camarades lui mettent la main sur la bouche, en répétant: Vas-tu te taire, fichue bête, de quoi te mêles-tu, veux-tu donc nous faire arriver de la peine?
«Là-dessus ils sortent, et moi je sors derrière eux.
«Mais celui qui avait parlé était si ému qu'il ne pouvait plus se traîner, de sorte que les autres l'ont conduit dans un petit caboulot.
«J'y suis entré, moi aussi, et c'est là que je vous fais cette lettre, tout en les guignant du coin de l'œil. Le gardien-chef vous remettra ce papier qui vous expliquera mon absence. Vous comprenez que je vais filer ces gaillards-là.
«ABS.»
Cette lettre était d'une écriture presque indéchiffrable, les fautes d'orthographe s'entrelaçaient de ligne en ligne, mais elle était claire et précise, et devait éveiller les plus flatteuses espérances.
Le visage de Lecoq rayonnait donc, quand il remonta en voiture, et tout en poussant son cheval, le vieux cocher ne put se tenir de questionner.
—Cela va comme vous voulez, dit-il.
Un «chut!» amical fut la seule réponse du jeune policier. Il n'avait pas trop de toute son attention pour coordonner dans son esprit ses renseignements nouveaux.
Descendu devant la grille du palais, il eut bien de la peine à congédier le vieux cocher, qui voulait absolument rester à ses ordres. Il y réussit cependant, mais il était déjà sous le porche de gauche, que le bonhomme, debout sur son siège, lui criait encore:
—Chez M. Trigault!... n'oubliez pas!... le père Papillon... numéro 998,—1,000 moins 2....
Parvenu au troisième étage de l'aile gauche du Palais, à l'entrée de cette longue, étroite et sombre galerie qu'on appelle la galerie de l'instruction, Lecoq s'adressa à un huissier installé derrière un bureau de chêne.
—M. d'Escorval est sans doute dans son cabinet, demanda-t-il.
L'huissier hocha tristement la tête.
—M. d'Escorval, répondit-il, n'est pas venu ce matin et il ne viendra pas d'ici des mois....
—Comment cela?... Que voulez-vous dire?
—Hier soir en descendant de son coupé, à sa porte, il est tombé si malheureusement qu'il s'est cassé la jambe.
XVI
On est riche, on a voiture, chevaux, cocher..., et quand on passe étalé sur les coussins, on recueille plus d'un regard d'envie.
Mais voilà que le cocher qui a bu un coup de trop verse l'équipage, ou bien les chevaux s'emportent et brisent tout, ou encore l'heureux maître, en un moment de préoccupation, manque le marche-pied et se fracasse la jambe à l'angle du trottoir.
Tous les jours de pareils accidents arrivent, et même, leur longue liste doit être, pour les humbles piétons, une raison de bénir leur modeste fortune, qui les met à l'abri de telles aventures.
Néanmoins, en apprenant le malheur de M. d'Escorval, Lecoq eut l'air si parfaitement déconfit que l'huissier ne put s'empêcher d'éclater de rire.
—Que voyez-vous donc là de si extraordinaire? demanda-t-il.
—Moi?... rien.
Le jeune policier mentait. Il venait d'être frappé de la bizarre coïncidence de ces deux événements: la tentative de suicide du meurtrier et la chute du juge d'instruction.
Mais il ne laissa pas au vague pressentiment qui tressaillit dans son esprit le temps de prendre consistance. Quel rapport entre ces deux faits?...
D'ailleurs, il n'entrevoyait pour lui aucun préjudice, bien au contraire, et il n'avait pas encore enrichi son formulaire d'un axiome qu'il professa plus tard:
«Se défier extraordinairement de toutes les circonstances qui paraissent favoriser nos secrets désirs.»
Il est sûr que Lecoq était bien loin de se réjouir de l'accident de M. d'Escorval, il eût donné bonne chose de grand cœur pour que la blessure n'eût pas de suites... Seulement, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il se trouvait, de par le hasard de ce malheur, quitte de relations qui lui semblaient affreusement pénibles, avec un homme dont les hauteurs dédaigneuses l'avaient comme écrasé.
Tous ces motifs divers réunis furent cause d'une légèreté dont il devait porter la peine.
—De la sorte, dit-il à l'huissier, je n'ai que faire ici, ce matin.
—Plaisantez-vous?... Depuis quand le couvent chôme-t-il faute d'un moine!... Il y a plus d'une heure déjà, que toutes les affaires urgentes dont était chargé monsieur d'Escorval ont été réparties entre messieurs les juges d'instruction.
—Moi je viens pour cette grosse affaire d'avant-hier...
—Eh!... que ne le disiez-vous! On vous attend, et même on a déjà envoyé un garçon vous demander à la Préfecture. C'est M. Segmuller qui instruit...
Le front du jeune policier se plissa. Il cherchait à se rappeler celui des juges qui portait ce nom, et s'il ne s'était pas déjà trouvé en rapport avec lui.
—Oui, reprit l'huissier, qui était d'humeur causeuse, M. Segmuller... Ne le connaissez-vous donc pas?... Voilà un brave homme, et qui n'a pas la mine toujours renfrognée comme presque tous nos messieurs. C'est de lui qu'un prévenu disait en sortant d'être interrogé: «Ce diable-là m'a si bien tiré les vers du nez que j'aurai certainement le cou coupé; mais c'est égal, c'est un bon enfant!»
C'est le cœur ragaillardi par ces détails de bon augure, que le jeune policier alla frapper à la porte qui lui avait été indiquée, et qui portait le n° 22.
—Ouvrez!... cria une voix bien timbrée.
Il entra, et se trouva en face d'un homme d'une quarantaine d'années, assez grand, un peu replet, et qui lui dit tout d'abord:
—Vous êtes l'agent Lecoq?... Parfait!... Asseyez-vous, je m'occupe de l'affaire, je serai à vous dans cinq minutes.
Lecoq obéit, et sournoisement, avec la perspicacité de l'intérêt en éveil, il se mit à étudier le juge dont il allait devenir le collaborateur... à peu près comme le limier est le collaborateur du chasseur.
Son extérieur s'accordait parfaitement avec les dires de l'huissier. La franchise et la bienveillance éclataient sur sa large face, bien éclairée par des yeux bleus très-doux.
Cependant le jeune policier s'imagina qu'il serait imprudent de se fier absolument à ces apparences bénignes.
Il n'avait pas tort.
Né aux environs de Strasbourg, M. Segmuller utilisait dans l'exercice de ses délicates fonctions cette physionomie candide départie à presque tous les enfants de la blonde Alsace, masque trompeur qui fréquemment dissimule une finesse gasconne doublée de la redoutable prudence cauchoise.
L'esprit de M. Segmuller était des plus pénétrants et des plus alertes, mais son système—chaque juge a le sien—était la bonhomie. Pendant que certains de ses confrères demeuraient roides et tranchants autant que le glaive qu'on place dans la main de la statue de la Justice, il affectait la simplicité et la rondeur, sans que pourtant, jamais l'austérité de son caractère de magistrat en fût altérée.
Mais sa voix avait de si paternelles intonations, il voilait si bien de naïveté la subtilité des questions et la portée des réponses, que celui qu'il interrogeait oubliait de se tenir sur ses gardes et se laissait aller. Et quand au-dedans de lui-même il s'applaudissait du peu de malice du juge, le prévenu était déjà retourné comme un gant.
Près d'un tel homme, un greffier maigre et grave eût entretenu la défiance; aussi s'en était-il trié un, qui était comme sa caricature. Il s'appelait Goguet. Il était court, obèse, imberbe et souriant. Sa large face exprimait, non plus la bonhomie mais la niaiserie, et il était niais raisonnablement.
Ainsi qu'il l'avait dit, M. Segmuller étudiait la cause qui lui arrivait là inopinément.
Sur son bureau étaient étalées toutes les pièces de conviction réunies par Lecoq, depuis le flocon de laine, jusqu'à la boucle d'oreille de diamant.
Il lisait et relisait le rapport écrit par Lecoq, et, suivant les phrases diverses, il examinait les objets placés devant lui ou consultait le plan du terrain.
Après non pas cinq minutes, mais une bonne demi-heure, il repoussa son fauteuil.
—Monsieur l'agent, prononça-t-il, monsieur d'Escorval m'avait prévenu par une note en marge du dossier, que vous êtes un homme intelligent et qu'on peut se fier à vous.
—J'ai du moins la bonne volonté.
—Oh! vous avez mieux que cela; c'est la première fois qu'on m'apporte un travail aussi complet que votre rapport. Vous êtes jeune; si vous persévérez, je vous crois appelé à rendre de grands services.
Le jeune policier s'inclina, balbutiant, pâle de plaisir.
—Votre conviction, poursuivit M. Segmuller, devient dès ce moment la mienne. C'était, m'a dit monsieur le procureur impérial, celle de M. d'Escorval. Nous sommes en face d'une énigme, il s'agit de la déchiffrer.
—Oh!... nous y arriverons, monsieur? s'écria Lecoq.
Il se sentait capable de choses extraordinaires, il était prêt à passer dans le feu, pour ce juge qui l'accueillait si bien. L'enthousiasme qui brillait dans ses yeux était tel que M. Segmuller ne put s'empêcher de sourire.
—J'ai bon espoir, dit-il, moi aussi, mais nous ne sommes pas au bout... Maintenant, vous, depuis hier, avez-vous agi? Monsieur d'Escorval vous avait-il donné des ordres?... Avez-vous recueilli quelque nouvel indice?...
—Je crois, monsieur, n'avoir pas perdu mon temps.
Et aussitôt, avec une précision rare, avec un bonheur d'expression qui ne fait jamais défaut à qui possède bien son sujet, Lecoq raconta tout ce qu'il avait surpris depuis son départ de la Poivrière.
Il dit les démarches hardies de l'homme qu'il croyait le complice, ses observations à lui sur le meurtrier, ses espérances avortées et ses tentatives. Il dit les dépositions du cocher et de la concierge, il lut la lettre du père Absinthe.
Pour finir, il déposa sur le bureau les quelques pincées de terre qu'il s'était si singulièrement procurées, et à côté une quantité à peu près égale de poussière qu'il était allé ramasser au violon de la place d'Italie.
Puis, quand il eut expliqué quelles raisons l'avaient fait agir, et le parti qu'on pouvait tirer de ses précautions:
—Ah! vous avez raison! s'écria M. Segmuller, il se peut que nous ayons là un moyen de déconcerter toutes les dénégations du prévenu... C'est, certes, de votre part, un trait de surprenante sagacité.
Il fallait que ce fût ainsi, car Goguet, le greffier, approuva.
—Saperlote!... murmura-t-il, je n'aurais pas trouvé celle-là, moi!...
Tout en causant, M. Segmuller avait fait disparaître dans un vaste tiroir toutes les pièces de conviction, qui ne devaient apparaître qu'en temps et lieu.
—Maintenant, dit-il, je possède assez d'éléments pour interroger la veuve Chupin. Peut-être en tirerons-nous quelque chose.
Il allongeait la main vers un cordon de sonnette, Lecoq fit un geste presque suppliant.
—J'aurais, monsieur, dit-il, une grâce à vous demander.
—Laquelle?... parlez.
—Je m'estimerais bien heureux s'il m'était permis d'assister à l'interrogatoire... Il faut si peu, quelquefois, pour éveiller une heureuse inspiration.
La loi dit que «l'accusé sera interrogé secrètement par le juge assisté de son greffier,» mais elle admet cependant la présence des agents de la force publique.
—Soit, répondit M. Segmuller, demeurez.
Il sonna, un huissier parut.
—A-t-on, selon mes ordres, amené la veuve Chupin? demanda-t-il.
—Elle est là, dans la galerie, oui, monsieur.
—Qu'elle entre.
L'instant d'après, la cabaretière faisait son entrée, s'inclinant de droite et de gauche, avec force révérences et salutations.
Elle n'en était plus à ses débuts devant un juge d'instruction, la veuve Chupin, et elle n'ignorait pas quel grand respect on doit à la justice.
Aussi s'était-elle parée pour l'interrogatoire.
Elle avait lissé en bandeaux plats ses cheveux gris rebelles et avait tiré tout le parti possible des vêtements qu'elle portait. Même, elle avait obtenu du directeur du Dépôt qu'on lui achetât, avec l'argent trouvé sur elle lors de son arrestation, un bonnet de crêpe noir et deux mouchoirs blancs, où elle se proposait de «pleurer toutes les larmes de son corps» aux moments pathétiques.
Pour seconder ces artifices de toilette, elle avait tiré de son répertoire de grimaces, un petit air innocent, malheureux et résigné, tout à fait propre, selon elle, à se concilier les bonnes grâces et l'indulgence du magistrat dont son sort allait dépendre.
Ainsi travestie, les yeux baissés, la voix mielleuse, le geste patelin, elle ressemblait si peu à la terrible patronne de la Poivrière que ses pratiques eussent hésité à la reconnaître.
En revanche, rien que sur la mine, un vieux et honnête célibataire lui eût proposé vingt francs par mois pour se charger de son ménage.
Mais M. Segmuller avait démasqué bien d'autres hypocrisies, et l'idée qui lui vint fut celle qui brilla dans les yeux de Lecoq.
—Quelle vieille comédienne!...
Sa perspicacité, il est vrai, devait être singulièrement aidée par quelques notes qu'il venait de parcourir. Ces notes étaient simplement le dossier de la veuve Chupin adressé à titre de renseignement au parquet par la Préfecture de police.
Son examen achevé, le juge d'instruction fit signe à Goguet, son souriant greffier, de se préparer à écrire.
—Votre nom?... demanda-t-il brusquement à la prévenue.
—Aspasie Clapard, mon bon monsieur, répondit la vieille femme, veuve Chupin, pour vous servir.
Elle esquissa une belle révérence, et ajouta:
—Veuve légitime, s'entend, j'ai mes papiers de mariage dans ma commode, et si on veut envoyer quelqu'un....
—Votre âge?... interrompit le juge.
—Cinquante-quatre ans.
—Votre profession?...
—Débitante de boissons, à Paris, tout près de la rue du Château-des-Rentiers, à deux pas des fortifications.
Ces questions d'individualité sont le début obligé de tout interrogatoire.
Elles laissent au prévenu et au juge le temps de s'étudier réciproquement, de se tâter pour ainsi dire, avant d'engager la lutte sérieuse, comme deux adversaires qui, sur le point de se battre à l'épée, essaieraient quelques passes avec des fleurets mouchetés.
—Maintenant, poursuivit le juge, occupons-nous de vos antécédents. Vous avez déjà subi plusieurs condamnations?...
La vieille récidiviste était assez au fait de la procédure criminelle pour n'ignorer pas le mécanisme de ce fameux casier judiciaire, une des merveilles de la justice française, qui rend si difficiles les négations d'identité.
—J'ai eu des malheurs, mon bon juge, pleurnicha-t-elle.
—Oui, et en assez grand nombre. Tout d'abord, vous avez été poursuivie pour recel d'objets volés.
—Mais j'ai été renvoyée plus blanche que neige. Mon pauvre défunt avait été trompé par des camarades.
—Soit. Mais c'est bien vous qui, pendant que votre mari subissait sa peine, avez été condamnée pour vol à un mois de prison une première fois, et à trois mois ensuite.
—J'avais des ennemis qui m'en voulaient, des voisins qui ont fait des cancans...
—En dernier lieu, vous avez été condamnée pour avoir entraîné au désordre des jeunes filles mineures....
—Des coquines, mon bon cher monsieur, des petites sans cœur... Je leur avais rendu service, et après elles sont allées conter des menteries pour me faire du tort... j'ai toujours été trop bonne.
La liste des malheurs de l'honnête veuve n'était pas épuisée, mais M. Segmuller crut inutile de poursuivre.
—Voilà le passé, reprit-il. Pour le présent, votre cabaret est un repaire de malfaiteurs. Votre fils en est à sa quatrième condamnation, et il est prouvé que vous avez encouragé et favorisé ses détestables penchants. Votre belle-fille, par miracle, est restée honnête et laborieuse, aussi l'avez-vous accablée de tant de mauvais traitements que le commissaire du quartier a dû intervenir. Quand elle a quitté votre maison, vous vouliez garder son enfant... pour l'élever comme son père, sans doute.
C'était, pensa la vieille, le moment de s'attendrir. Elle sortit de sa poche son mouchoir neuf, roide encore de l'apprêt, et essaya en se frottant énergiquement les yeux de s'arracher une larme... On en eût aussi aisément tiré d'un morceau de parchemin.
—Misère!... gémissait-elle, me soupçonner, moi, de songer à conduire à mal mon petit-fils, mon pauvre petit Toto!... Je serais donc pire que les bêtes sauvages, je voudrais donc la perdition de mon propre sang!...
Mais ces lamentations paraissaient ne toucher que très-médiocrement le juge; elle s'en aperçut, et changeant brusquement de système et de ton, elle entama sa justification.
Elle ne niait rien positivement, mais elle rejetait tout sur le sort, qui n'est pas juste, qui favorise les uns, non les meilleurs souvent, et accable les autres.
Hélas! elle était de ceux qui n'ont pas de chance, ayant toujours été innocente et persécutée. En cette dernière affaire, par exemple, où était sa faute? Un triple meurtre avait ensanglanté son cabaret, mais les établissements les plus honnêtes ne sont pas à l'abri d'une catastrophe pareille.
Elle avait eu le temps de réfléchir, dans le silence des «secrets,» elle avait fouillé jusqu'aux derniers replis de sa conscience, et cependant elle en était encore à se demander quels reproches on pouvait raisonnablement lui adresser....
—Je puis vous le dire, interrompit le juge: on vous reproche d'entraver autant qu'il est en vous l'action de la loi....
—Est-il, Dieu!... possible!...
—Et de chercher à égarer la justice. C'est de la complicité, cela, veuve Chupin, prenez-y garde. Quand la police s'est présentée, au moment même du crime, vous avez refusé de répondre.
—J'ai dit tout ce que je savais.
—Eh bien!... il faut me le répéter.
M. Segmuller devait être content. Il avait conduit l'interrogatoire de telle sorte, que la veuve Chupin se trouvait naturellement amenée à entreprendre d'elle-même le récit des faits.
C'était un point capital. Des questions directes eussent peut-être éclairé cette vieille, si fine, qui gardait tout son sang-froid, et il importait qu'elle ne soupçonnât rien de ce que savait ou de ce qu'ignorait l'instruction.
En l'abandonnant à sa seule inspiration, on devait obtenir dans son intégrité la version qu'elle se proposait de substituer à la vérité.
Cette version, ni le juge, ni Lecoq n'en doutaient, devait avoir été concertée au poste de la place d'Italie, entre le meurtrier et le faux ivrogne, et transmise ensuite à la Chupin par ce hardi complice.
—Oh!... la chose est bien simple, mon bon monsieur, commença l'honnête cabaretière. Dimanche soir, j'étais seule au coin de mon feu, dans la salle basse de mon établissement, quand tout à coup la porte s'ouvre, et je vois entrer trois hommes et deux dames.
M. Segmuller et le jeune policier échangèrent un rapide regard. Le complice avait vu relever les empreintes, donc on n'essayait pas de contester la présence des deux femmes.
—Quelle heure était-il? demanda le juge.
—Onze heures à peu près.
—Continuez.
—Sitôt assis, poursuivit la veuve, ces gens me commandent un saladier de vin à la française. Sans me vanter, je n'ai pas ma pareille pour préparer cette boisson. Naturellement, je les sers, et aussitôt après, comme j'avais des blouses à repriser pour mon garçon, je monte à ma chambre qui est au premier.
—Laissant ces individus seuls?
—Oui, mon juge.
—C'était, de votre part, beaucoup de confiance.
La veuve Chupin secoua mélancoliquement la tête.
—Quand on n'a rien, prononça-t-elle, on ne craint pas les voleurs.
—Poursuivez, poursuivez...
—Alors, donc, j'étais en haut depuis une demi-heure, quand on se met à m'appeler d'en bas: «Eh! la vieille!» Je descends, et je me trouve nez à nez avec un grand individu très-barbu, qui venait d'entrer. Il voulait un petit verre de fil-en-quatre... Je le sers, seul à une table.
—Et vous remontez? interrompit le juge.
L'ironie fut-elle comprise de la Chupin? sa physionomie ne le laissa pas deviner.
—Précisément, mon bon monsieur, répondit-elle. Seulement, cette fois, j'avais à peine repris mon dé et mon aiguille, que j'entends un tapage terrible dans ma salle. Dare dare je dégringole mon escalier, pour mettre le holà... Ah! bien, oui!... Les trois premiers arrivés étaient tombés sur le dernier venu, et ils l'assommaient de coups, mon bon monsieur, ils le massacraient... Je crie... c'est comme si je chantais. Mais voilà que l'individu qui était seul contre trois sort un pistolet de sa poche; il tire et tue un des autres, qui roule à terre... Moi, de peur, je tombe assise sur mon escalier, et pour ne pas voir, car le sang coulait, je relève mon tablier sur ma tête... L'instant d'après, monsieur Gévrol arrivait avec ses agents, on enfonçait ma porte, et voilà...
Ces odieuses vieilles, qui ont trafiqué de tous les vices et bu toutes les hontes, atteignent parfois une perfection d'hypocrisie à mettre en défaut la plus subtile pénétration.
Un homme non prévenu, par exemple, eût pu se laisser prendre à la candeur de la veuve Chupin, tant elle y mettait de naturel, tant elle rencontrait à propos la juste intonation de la franchise, de la surprise ou de l'effroi.
Malheureusement elle avait contre elle ses yeux, ses petits yeux gris, mobiles comme ceux de la bête inquiète, où l'astuce heureuse allumait des étincelles.
C'est qu'elle se réjouissait, au-dedans d'elle-même, de son bonheur et de son adresse, n'étant pas fort éloignée de croire que le juge ajoutait foi à ses déclarations.
Dans le fait, pas un des muscles du visage de M. Segmuller n'avait trahi ses impressions pendant le récit de la vieille, récit débité avec une prestigieuse volubilité.
Quand elle s'arrêta, à bout d'haleine, il se leva sans mot dire et s'approcha de son greffier pour surveiller la rédaction du procès-verbal de cette première partie de l'interrogatoire.
Du coin où il se tenait modestement assis, Lecoq ne cessait d'observer la prévenue.
—Elle pense pourtant, se disait-il, que c'est fini, et que sa déposition va passer comme une lettre à la poste.
Si telle était, en effet, l'espérance de la veuve Chupin, elle ne tarda pas à être déçue.
M. Segmuller, après quelques légères observations au souriant Goguet, vint s'asseoir près de la cheminée, estimant le moment arrivé de pousser vivement l'interrogatoire.
—Ainsi, veuve Chupin, commença-t-il, vous affirmez n'être pas restée un seul instant près des gens qui étaient entrés boire chez vous?
—Pas une minute.
—Ils entraient et commandaient, vous les serviez et vous vous hâtiez de sortir.
—Oui, mon bon monsieur.
—Il me paraît impossible, cependant, que vous n'ayez pas surpris quelques mots de leur conversation. De quoi causaient-ils?
—Ce n'est pas mon habitude d'espionner mes pratiques.
—Enfin, avez-vous entendu quelque chose?
—Rien.
Le juge d'instruction haussa les épaules d'un air de commisération.
—En d'autres termes, reprit-il, vous refusez d'éclairer la justice.
—Oh!... si on peut dire...
—Laissez-moi finir. Toutes ces histoires invraisemblables de sorties, de blouses pour votre fils à raccommoder dans votre chambre, vous ne les avez inventées que pour avoir le droit de me répondre: «Je n'ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien.» Si tel est le système que vous adoptez, je déclare qu'il n'est pas soutenable et ne serait admis par aucun tribunal.
—Ce n'est pas un système, c'est la vérité.
M. Segmuller parut se recueillir, puis tout à coup:
—Décidément, vous n'avez rien à me dire sur ce misérable assassin?
—Mais ce n'est pas un assassin, mon bon monsieur...
—Que prétendez-vous?...
—Dame!... il a tué les autres en se défendant. On lui cherchait querelle, il était seul contre trois hommes, il voyait bien qu'il n'avait pas de grâce à attendre de brigands qui....
Elle s'arrêta court, toute interdite, se reprochant sans doute de s'être laissée entraîner, d'avoir eu la langue trop longue.
Elle put espérer, il est vrai, que le juge n'avait rien remarqué.
Un tison venait de rouler du foyer, il avait pris les pincettes et ne semblait préoccupé que du soin de reconstruire artistement l'édifice écroulé de son feu.
—Qui me dira, murmurait-il, entre haut et bas, qui me garantira que ce n'est pas cet homme, au contraire, qui a attaqué les trois autres....
—Moi, déclara carrément la veuve Chupin, moi, qui le jure!...
M. Segmuller se redressa, aussi étonné en apparence que possible.
—Comment pouvez-vous savoir, prononça-t-il, comment pouvez-vous jurer? Vous étiez dans votre chambre quand la querelle a commencé.
Grave et immobile sur sa chaise, Lecoq jubilait intérieurement. Il trouvait que c'était un joli résultat, et qui promettait, d'avoir, en huit questions, amené cette vieille rouée à se démentir. Il se disait aussi que la preuve de la connivence éclatait. Sans un intérêt secret, la vieille cabaretière n'eût pas pris si imprudemment la défense du prévenu.
—Après cela, reprit le juge, vous parlez peut-être d'après ce que vous savez du caractère du meurtrier, vous le connaissez vraisemblablement.
—Je ne l'avais jamais vu avant cette soirée-là.
—Mais il était cependant déjà venu dans votre établissement?
—Jamais de sa vie.
—Oh! Oh!... comment expliquez-vous alors que, entrant dans la salle du bas, pendant que vous étiez dans votre chambre, cet inconnu, cet étranger se soit mis à crier: «Hé!... la vieille!» Il devinait donc que l'établissement était tenu par une femme, et que cette femme n'était plus jeune?
—Il n'a pas crié cela.
—Rappelez vos souvenirs; c'est vous-même qui venez de me le dire.
—Je n'ai pas dit cela, mon bon monsieur.
—Si... et on va vous le prouver, en vous relisant votre interrogatoire... Goguet, lisez, s'il vous plaît.
Le souriant greffier eut promptement trouvé le passage, et de sa meilleure voix il lut la phrase textuelle de la Chupin:
«...J'étais en haut depuis une demi-heure, quand d'en bas on se met à m'appeler: «Hé!... la vieille! Je descends, etc., etc.»
—Vous voyez bien! insista M. Segmuller.
L'assurance de la vieille récidiviste fut sensiblement diminuée par cet échec. Mais loin d'insister, le juge glissa sur cet incident, comme s'il n'y eût pas attaché grande importance.
—Et les autres buveurs, reprit-il, ceux qui ont été tués, les connaissiez-vous?...
—Non, monsieur, ni d'Ève ni d'Adam.
—Et vous n'avez pas été surprise de voir ainsi arriver chez vous trois inconnus, accompagnés de deux femmes?
—Quelquefois le hasard....
—Allons!... vous ne pensez pas ce que vous dites. Ce n'est pas le hasard qui peut amener des clients la nuit, par un temps épouvantable, dans un cabaret mal famé comme le vôtre, et situé surtout assez loin de toute voie fréquentée, au milieu des terrains vagues....
—Je ne suis pas sorcière; ce que je pense, je le dis.
—Donc, vous ne connaissez même pas le plus jeune de ces malheureux, celui qui était vêtu eu soldat, Gustave, enfin?
—Aucunement.
M. Segmuller nota l'intonation de cette réponse, et plus lentement il ajouta:
—Du moins, vous avez bien ouï parler d'un ami de ce Gustave, un certain Lacheneur?
À ce nom, le trouble de l'hôtesse de la Poivrière fut visible, et c'est d'une voix profondément altérée, qu'elle balbutia:
—Lacheneur?... Lacheneur?... Jamais je n'ai entendu prononcer ce nom.
Elle niait, mais l'effet produit restait, et à part soi, Lecoq jurait qu'il retrouverait ce Lacheneur, ou qu'il périrait à la tâche. N'y avait-il pas, parmi les pièces de conviction, une lettre de lui, écrite, on le savait, dans un café du boulevard Beaumarchais?
Avec un pareil indice et de la patience...
—Maintenant, continua M. Segmuller, nous arrivons aux femmes qui accompagnaient ces malheureux. Quel genre de femmes était-ce?...
—Oh!... des filles de rien du tout.
—Étaient-elles richement habillées?...
—Très-misérablement, au contraire.
—Bien!... donnez-moi leur signalement.
—C'est que... mon bon juge, je les ai à peine vues... Enfin, c'étaient deux grandes et puissantes gaillardes, si mal bâties que, sur le premier moment, comme c'était le dimanche gras, je les ai prises pour des hommes déguisés en femmes. Elles avaient des mains comme des épaules de mouton, la voix cassée, et des cheveux très-noirs. Elles étaient brunes comme des mulâtresses, voilà surtout ce qui m'a frappé....
—Assez!... interrompit le juge; j'ai désormais la preuve de votre insigne mauvaise foi. Ces femmes étaient petites, et l'une d'elles était remarquablement blonde.
—Je vous jure, mon bon monsieur....
—Ne jurez pas, je serais forcé de vous confronter avec un honnête homme qui vous dirait que vous mentez.
Elle ne répliqua pas, et il y eut un moment de silence; M. Segmuller se décidait à frapper le grand coup.
—Soutiendrez-vous aussi, demanda-t-il, que vous n'aviez rien de compromettant dans la poche de votre tablier?
—Rien... On peut le chercher et fouiller; il est resté chez moi.
Cette assurance, sur ce point, ne trahissait-elle pas l'influence du faux ivrogne?...
—Ainsi, reprit M. Segmuller, vous persistez... Vous avez tort, croyez-moi. Réfléchissez... Selon que vous agirez, vous irez aux assises comme témoin... ou comme complice.
Bien que la veuve parût écrasée sous ce coup inattendu, le juge n'insista pas. On lui relut son interrogatoire, elle le signa et sortit.
M. Segmuller aussitôt, s'assit à son bureau, remplit un imprimé et le remit à son greffier, en disant:
—Voici, Goguet, une ordonnance d'extraction pour le directeur du Dépôt. Allez dire qu'on m'amène le meurtrier.
XVII
Arracher des aveux à un homme intéressé à se taire, et persuadé qu'il n'existe pas de preuves contre lui, c'est certes difficile.
Mais demander, dans de telles conditions, la vérité à une femme, c'est vouloir, dit-on au Palais, c'est prétendre confesser le diable.
Aussi, dès que M. Segmuller et Lecoq se trouvèrent seuls, ils se regardèrent d'un air qui disait leur inquiétude, et combien peu ils conservaient d'espoir.
En somme, qu'avait-il produit de positif, cet interrogatoire conduit avec cette dextérité du juge qui sait disposer et manier ses questions, comme un général sait manœuvrer ses troupes et les faire donner à propos?
Il en ressortait la preuve irrécusable de la connivence de la veuve Chupin, et rien de plus.
—Cette coquine sait tout!... murmura Lecoq.
—Oui, répondit le juge, il m'est presque démontré qu'elle connaît les gens qui se trouvaient chez elle, les femmes, les victimes, le meurtrier, tous enfin. Mais il est certain qu'elle connaît ce Gustave... Je l'ai lu dans son œil. Il m'est prouvé qu'elle sait qui est ce Lacheneur, cet inconnu dont le soldat mourant voulait se venger, ce personnage mystérieux qui a, très-évidemment, la clef de cette énigme. C'est cet homme qu'il faudrait retrouver....
—Ah! je le retrouverai, s'écria Lecoq, quand je devrais questionner les onze cent mille hommes qui se promènent dans Paris!
C'était beaucoup promettre, à ce point que le juge, en dépit de ses préoccupations, se laissa aller à rire.
—Si seulement, poursuivit Lecoq, si seulement cette vieille sorcière se décidait à parler à son prochain interrogatoire!...
—Oui! mais elle ne parlera pas.
Le jeune policier hocha la tête. Tel était bien son avis. Il ne se faisait pas illusion; il avait reconnu entre les sourcils de la veuve Chupin ces plis qui trahissent l'idiote obstination de la brute.
—Les femmes ne parlent jamais, reprit le juge, et quand elles semblent se résigner à des révélations, c'est qu'elles espèrent avoir trouvé un artifice qui égarera les investigations. L'évidence, du moins, écrase l'homme le plus entêté; elle lui casse bras et jambes, il cesse de lutter, il avoue. La femme, elle, se moque de l'évidence. Lui montre-t-on la lumière, elle ferme les yeux et répond: «Il fait nuit.» Qu'on lui tourne la tête vers le soleil qui l'éblouit de ses rayons et l'aveugle, elle persiste et répète: «Il fait nuit.» Les hommes, selon la sphère sociale où ils sont nés, imaginent et combinent des systèmes de défense différents. Les femmes n'ont qu'un système, quelle que soit leur condition. Elles nient quand même, toujours, et elles pleurent. Quand, au prochain interrogatoire, je pousserai la Chupin, soyez sûr qu'elle trouvera des larmes...
Dans son impatience, il frappa du pied. Il avait beau fouiller l'arsenal de ses moyens d'action, il n'y trouvait pas une arme pour briser cette résistance opiniâtre.
—Si seulement j'avais idée du mobile qui guide cette vieille femme, reprit-il. Mais pas un indice! Qui me dira quel puissant intérêt lui commande le silence!... Serait-ce sa cause qu'elle défend?... Est-elle complice? Qui nous prouve qu'elle n'a pas aidé le meurtrier à combiner un guet-apens?
—Oui, répondit lentement Lecoq, oui, cette supposition se présente naturellement à l'esprit. Mais l'accueillir, n'est-ce pas rejeter les prémices admises par monsieur le juge?... Si la Chupin est complice, le meurtrier n'est pas le personnage que nous soupçonnons, il est simplement l'homme qu'il paraît être.
L'objection sembla convaincre M. Segmuller.
—Quoi, alors, s'écria-t-il, quoi!...
L'opinion du jeune policier était faite. Mais pouvait-il décider, lui, l'humble agent de la sûreté, quand un magistrat hésitait?
Il comprit combien sa position lui imposait de réserve, et c'est du ton le plus modeste qu'il dit:
—Pourquoi le faux ivrogne n'aurait-il pas ébloui la Chupin en faisant briller à ses yeux les plus magnifiques espérances? Pourquoi ne lui aurait-il pas promis de l'argent, une grosse somme?...
Il s'interrompit, le greffier rentrait. Derrière lui s'avançait un garde de Paris qui demeura respectueusement sur le seuil, les talons sur la même ligne, la main droite à la visière du shako, la paume en dehors, le coude à la hauteur de l'œil... selon l'ordonnance.
—Monsieur, dit au juge ce militaire, monsieur le directeur de la prison m'envoie vous demander s'il doit maintenir la veuve Chupin au secret; elle se désespère de cette mesure.
M. Segmuller se recueillit un moment.
—Certes, murmurait-il, répondant à quelque révolte de sa conscience, certes, c'est une terrible aggravation de peine, mais si je laisse cette femme communiquer avec les autres détenues, une vieille récidiviste comme elle trouvera sûrement un expédient pour faire parvenir des avis au dehors... Cela ne se peut, l'intérêt de la justice et de la vérité doit passer avant tout.
Cette dernière considération l'emporta.
—Il importe, commanda-t-il, que la prévenue reste au secret jusqu'à nouvel ordre.
Le garde de Paris laissa retomber la main du salut, porta le pied droit à trois pouces en arrière du talon gauche, fit demi-tour et s'éloigna au pas ordinaire.
La porte refermée, le souriant greffier tira de sa poche une large enveloppe.
—Voici, dit-il, une communication de monsieur le directeur.
Le juge rompit le cachet et lut à haute voix:
«Je ne saurais trop conseiller à monsieur le juge d'instruction de s'entourer de sérieuses précautions quand il interrogera le prévenu Mai.
«Depuis sa tentative avortée de suicide, ce prévenu est dans un tel état d'exaltation qu'on a dû lui laisser la camisole de force. Il n'a pas ferme l'œil de la nuit, et les gardiens qui l'ont veillé s'attendaient à tout moment à voir la folie se déclarer. Cependant il n'a pas prononcé une parole.
«Quand on lui a présenté des aliments ce matin, il les a repoussés avec horreur, et je ne serais pas éloigné de lui croire l'intention de se laisser mourir de faim.
«J'ai rarement vu un malfaiteur plus dangereux. Je le crois capable de se porter aux plus affreuses extrémités....»
—Bigre!... exclama le greffier dont le sourire pâlit; à la place de monsieur le juge, je ferais entrer les soldats qui vont amener ce gaillard-là.
—Quoi!... c'est vous, Goguet, fit doucement M. Segmuller, vous, un vieux greffier, qui parlez ainsi. Auriez-vous peur?...
—Peur, moi?... Certainement non, mais....
—Bast!... interrompit Lecoq, d'un ton qui trahissait sa confiance en sa prodigieuse vigueur, ne suis-je pas là!
Rien qu'en s'asseyant à son bureau, M. Segmuller eût eu comme un rempart entre le prévenu et lui. Il s'y tenait d'habitude; mais après le mouvement d'effroi de son greffier, il eût rougi de paraître craindre.
Il se plaça donc près du feu, comme l'instant d'avant, quand il interrogeait la Chupin, et sonna pour donner l'ordre d'introduire l'homme, seul. Il insista sur ce mot: seul.
La seconde d'après, la porte s'ouvrait avec une violence terrible, et le meurtrier entrait, se précipitait, plutôt, dans le cabinet.
Le taureau qui s'échappe de l'abattoir, après avoir été manqué par la masse du boucher, a ces allures affolées, ces mouvements désordonnés et sauvages.
Goguet en blêmit derrière sa table, et Lecoq fit un pas, prêt à s'élancer.
Mais, arrivé au milieu de la pièce, l'homme s'arrêta, promenant autour de lui un regard perçant.
—Où est le juge?... demanda-t-il d'une voix rauque.
—Le juge, c'est moi, répondit M. Segmuller.
—Non... l'autre.
—Quel autre?
—Celui qui est venu me questionner hier soir.
—Il lui est arrivé un accident. En vous quittant il s'est cassé la jambe.
—Oh!...
—Et c'est moi qui le remplace....
Mais le prévenu semblait hors d'état d'entendre. À son exaltation frénétique succédait subitement un anéantissement mortel. Ses traits contractés par la rage se détendaient. Il était devenu livide, il chancelait...
—Remettez-vous, lui dit le juge d'un ton bienveillant, et si vous vous sentez trop faible pour rester debout, prenez un siège....
Déjà, par un prodige d'énergie, l'homme s'était redressé. Même une flamme, aussitôt éteinte, avait brillé dans ses yeux....
—Bien des merci de votre bonté, monsieur, répondit-il, mais ça ne sera rien... j'ai eu comme un éblouissement, il est passé.
—Il y a longtemps peut-être que vous n'avez mangé?...
—Je n'ai rien mangé depuis que celui-ci,—il montrait Lecoq,—m'a apporté du pain et du jambon, au violon, là-bas.
—Sentez-vous le besoin de prendre quelque chose?
—Non!... Quoique cependant... si c'était un effet de votre bonté... je boirais bien un verre d'eau.
—Voulez-vous du vin avec?...
—J'aime mieux de l'eau pure.
On lui apporta ce qu'il demandait.
Aussitôt il se versa un premier verre qu'il avala d'un trait, puis un second qu'il vida lentement.
On eût dit qu'il buvait la vie. Il semblait renaître.
XVIII
Sur vingt prévenus qui arrivent à l'instruction, dix-huit au moins se présentent armés d'un système complet de défense, conçu et discuté dans le silence des «secrets.»
Coupables ou innocents, ils ont adopté un rôle qui commence à l'instant où, le cœur battant et la gorge sèche, ils franchissent le seuil du cabinet redoutable où les attend le magistrat instructeur.
Ce moment de l'entrée du prévenu est donc un de ceux où le juge met en jeu toute la puissance de sa pénétration.
L'attitude de l'homme doit trahir le système, comme une table résume les matières d'un volume.
Mais ici, M. Segmuller n'avait pas, croyait-il, à se défier de trompeuses apparences. Il était évident pour lui que le prévenu n'avait pu songer à feindre, que le désordre de son arrivée était aussi réel que son anéantissement présent.
Du moins, tous les dangers dont avait parlé le directeur du Dépôt étaient écartés. Le juge alla donc s'établir à son bureau. Il s'y sentait plus à l'aise, et pour ainsi dire plus fort. Là, il tournait le dos au jour, sa tête s'effaçait dans l'ombre, et au besoin il pouvait, rien qu'en se baissant, dissimuler une surprise, une impression trop vive.
Le prévenu, au contraire, restait en pleine lumière, et pas un des tressaillements de sa face, pas un des battements de sa paupière ne devait échapper à une attention sérieuse.
Il paraissait alors complètement remis, et ses traits avaient repris l'insoucieuse immobilité de la résignation.
—Vous sentez-vous tout à fait mieux?... lui demanda M. Segmuller.
—Je vais très-bien.
—J'espère, poursuivit paternellement le juge, que vous saurez vous modérer, maintenant. Hier, vous avez essayé de vous donner la mort. C'eût été un grand crime ajouté aux autres, un crime qui...
D'un geste brusque, le prévenu l'interrompit.
—Je n'ai pas commis de crime, dit-il, d'une voix rude encore, mais non plus menaçante. Attaqué, j'ai défendu ma peau, ce qui est le droit de chacun. Ils étaient trois sur moi, des enragés... j'ai tué pour ne pas être tué. C'est un grand malheur, et je donnerais ma main pour le réparer, mais ma conscience ne me reproche pas ça.
Ça... c'était le claquement de l'ongle de son pouce sous ses dents.
—Cependant, continua-t-il, on m'a arrêté et traité comme un assassin. Quand je me suis vu tout seul dans ce cercueil de pierre que vous appelez «le secret,» j'ai eu peur, j'ai perdu la tête. Je me suis dit: «Mais, mon garçon, on t'a enterré vivant, il s'agit de mourir, et vite, si tu ne veux pas souffrir.» Là-dessus, j'ai cherché à m'étrangler. Ma mort ne faisait de tort à personne, je n'ai ni femme ni petits qui comptent sur le travail de mes bras, je m'appartiens. Ce qui n'empêche qu'après la saignée, on m'a lié dans un sac de toile, comme un fou... Fou! j'ai cru que je le deviendrais. Toute la nuit les geôliers ont été après moi, comme des enfants qui tourmentent une bête enchaînée. Ils me tâtaient, ils me regardaient, ils passaient la chandelle devant mes yeux...
Tout cela était débité avec un sentiment d'amertume profonde, mais sans colère, violemment, mais sans déclamation, comme toutes les choses que l'on sent très-vivement.
Et la même réflexion venait en même temps au juge et au jeune policier.
—Celui-là, pensaient-ils, est très-fort, on n'en aura pas raison aisément.
Après une minute de méditation, M. Segmuller reprit:
—On s'explique, jusqu'à un certain point, un premier mouvement de désespoir dans la prison. Mais plus tard, ce matin même, vous avez refusé la nourriture qu'on vous offrait....
La sombre figure de l'homme s'éclaira soudain à cette question, ses yeux eurent un clignotement comique, et enfin il éclata de rire, d'un bon rire bien gai, bien franc, bien sonore.
—Ça, dit-il, c'est une autre affaire. Certainement, j'ai tout refusé, mais vous allez voir pourquoi... J'avais les mains prises dans le sac, et les gardiens prétendaient me faire manger comme un poupon à qui sa nourrice donne la bouillie... Ah! mais non... j'ai serré les lèvres de toutes mes forces. Alors il y en a un qui a essayé de m'ouvrir la bouche de force pour y fourrer la cuillère, comme on ouvre la gueule d'un chien malade pour l'obliger à gober une médecine... Dame!... celui-là j'ai essayé de le mordre, c'est vrai, et si son doigt s'était trouvé entre mes dents, il y restait. Et c'est pour cette raison qu'ils se sont tous mis à lever les bras au ciel, et à dire en me montrant: «Voilà un redoutable malfaiteur, un fier scélérat!!!»
Ce souvenir lui semblait bien réjouissant, car il se reprit à rire de plus belle, à la grande stupéfaction de Lecoq, au grand scandale du bon Goguet, le greffier.
De son côté, M. Segmuller avait grand peine à dissimuler complètement sa surprise.
—Vous êtes trop raisonnable, je l'espère, dit-il enfin, pour garder rancune à des hommes, qui, en vous attachant, obéissaient à leurs supérieurs, et qui, du reste, ne cherchaient qu'à vous sauver de vos propres fureurs.
—Hum!... fit le prévenu, redevenant sérieux, je leur en veux encore un petit peu, et si j'en tenais un dans un coin... Mais ça passera, je me connais, je n'ai pas plus de fiel qu'un poulet.
—Il dépend d'ailleurs de vous d'être bien traité; soyez calme, et on ne vous remettra pas la camisole de force. Mais il faut être calme...
Le meurtrier branla tristement la tête.
—Je serai donc sage, dit-il, quoique ce soit terriblement dur d'être en prison quand on n'a rien fait de mal. Si encore j'étais avec des camarades, on causerait, et le temps passerait... Mais rester seul, tout seul, dans ce trou froid, où on n'entend rien... c'est épouvantable. C'est si humide que l'eau coule le long du mur, et on jurerait que c'est des vraies larmes, des larmes d'homme qui sortent de la pierre....
Le juge d'instruction s'était penché sur son bureau pour prendre une note. Ce mot: «des camarades», l'avait frappé, et il se proposait de le faire expliquer plus tard.
—Si vous êtes innocent, continua-t-il, vous serez bientôt relâché, mais il faut établir votre innocence.
—Que dois-je faire pour cela?
—Dire la vérité, toute la vérité, répondre en toute sincérité, sans restrictions, sans arrière-pensée aux questions que je vous poserai.
—Pour ça, on peut compter sur moi.
Il levait déjà la main comme pour prendre Dieu et les hommes à témoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l'abaisser, en ajoutant:
—Les prévenus ne prêtent pas serment.
—Tiens!... fit l'homme d'un air étonné, c'est drôle!
Tout en semblant laisser s'égarer le prévenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces préliminaires, le rassurer, le mettre à l'aise, écarter autant que possible ses défiances, et il estimait le but qu'il se proposait atteint.
—Encore une fois, reprit-il, prêtez-moi toute votre attention, et n'oubliez pas que votre liberté dépend de votre franchise. Comment vous nommez-vous?
—Mai.
—Quels sont vos prénoms?
—Je n'en ai pas.
—C'est impossible.
Un mouvement du prévenu trahit une impatience aussitôt maîtrisée.
—Voici, répondit-il, la troisième fois qu'on me dit cela depuis hier. C'est ainsi, cependant. Si j'étais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m'appelle Pierre, Jean ou Jacques... Mais mentir n'est pas mon genre. Vrai, je n'ai pas de prénoms. S'il s'agissait de surnoms, ce serait autre chose, j'en ai eu beaucoup.
—Lesquels?...
—Voyons... pour commencer, quand j'étais chez le père Fougasse, on m'appelait l'Affiloir, parce que, voyez-vous...
—Qui était ce père Fougasse?
—Le roi des hommes pour les bêtes sauvages, monsieur le juge. Ah!... il pouvait se vanter de posséder une ménagerie, celui-là. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mangé.
Se moquait-il, parlait-il sérieusement? Il était si malaisé de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq étaient également indécis. Goguet, lui, tout en minutant l'interrogatoire, riait.
—Assez!... interrompit le juge, quel âge avez-vous?
—Quarante-quatre ou cinq ans.
—Où êtes-vous né?...
—En Bretagne, probablement.
Pour le coup, M. Segmuller crut découvrir une intention ironique qu'il importait de réprimer.
—Je vous préviens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberté est fort compromise. Chacune de vos réponses est une inconvenance.
La plus sincère désolation, mêlée d'inquiétude, se peignit sur les traits du meurtrier.
—Ah!... il n'y a pas d'offense, monsieur le juge, gémit-il. Vous me questionnez, je réponds... Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire.
XIX
«Prévenu bavard, cause bien instruite,» dit un vieux proverbe du Palais.
C'est qu'il semble impossible, en effet, qu'un coupable, épié par le juge, puisse parler beaucoup sans que sa langue trahisse son intention ou sa pensée, sans qu'il s'évapore quelque chose du secret qu'il prétend garder.
Les plus simples, parmi les prévenus, ont compris cela. Aussi, obligés à une prodigieuse contention d'esprit, sont-ils généralement plus que réservés.
Enfermés dans leur système de défense, comme une tortue dans sa carapace, ils n'en sortent que le moins possible et avec la plus ombrageuse circonspection.
À l'interrogatoire, ils répondent, il le faut bien, mais c'est comme à regret, brièvement, ils sont avares de détails.
Ici, l'accusé était prodigue de paroles. Ah!... il n'avait pas l'air de craindre de «se couper.» Il n'hésitait pas, à l'exemple de ceux qui tremblent de disloquer d'un mot le roman qu'ils s'efforcent de substituer à la vérité.
En d'autres circonstances, c'eût été une présomption en sa faveur.
—Expliquez-vous donc!... répondit M. Segmuller à la requête indirecte de son prévenu.
Le meurtrier ne dissimula pas adroitement la joie que lui causait la liberté qui lui était accordée.
L'éclat de ses yeux, le gonflement de ses narines, révélèrent une satisfaction pareille à celle du chanteur de romances qu'on traîne au piano.
Il se campa, la tête en arrière, en beau parleur sûr de ses moyens et de ses effets, promena sa langue sur ses lèvres pour les humecter, et dit:
—Comme cela, c'est mon histoire que vous me demandez?
—Oui.
—Pour lors, monsieur le juge, vous saurez qu'un beau jour, il y a de cela quarante-cinq ans, le père Tringlot, directeur d'une troupe pour la souplesse, la force et la dislocation, s'en allait de Guingamp à Saint-Brieuc par la grande route. Naturellement, il voyageait dans ses deux grandes voitures, avec son épouse, son matériel et ses artistes. Très-bien. Mais voilà que peu après avoir dépassé un gros bourg nommé Chatelaudren, regardant de droite et de gauche, il aperçoit sur le revers d'un fossé quelque chose de blanc qui grouillait. «Faut que je voie ce que c'est,» dit-il à son épouse. Il arrête, descend, va au fossé, prend la chose et pousse un cri. Vous me demanderez: Qu'avait-il donc trouvé, cet homme? Oh! mon Dieu! c'est bien simple. Il venait de trouver votre serviteur, alors âgé d'environ dix mois.
Il salua à la ronde sur ces derniers mots.
—Naturellement, reprit-il, le père Tringlot me porte à son épouse, une bien brave femme, tout de même. Elle me prend, m'examine, me tâte, et dit: «Il est fort, ce môme, et bien venant; il faut le garder, puisque sa mère a eu l'abomination de l'abandonner. Je lui donnerai des leçons, et dans cinq ou six ans il nous fera honneur.» Là dessus, on commence à me chercher un nom. On était aux premiers jours du mois de mai; il fut décidé que je m'appellerais Mai, et Mai je suis depuis ce jour-là, sans prénom.
Il s'interrompit, et son regard s'arrêta successivement sur ses trois auditeurs, comme s'il eût quêté une approbation.
L'approbation ne venant pas, il poursuivit:
—C'était un homme simple, le père Tringlot, et ignorant les lois. Il ne déclara pas sa trouvaille à l'autorité. De la sorte, je vivais, mais je n'existais pas, puisqu'il faut être inscrit sur un registre de mairie pour exister.
Tant que j'ai été moutard, je ne me suis pas inquiété de cela.
Plus tard, quand j'ai été sur mes seize ans, quand je venais à penser à la négligence du bonhomme, je m'en réjouissais au dedans de moi-même.
Je me disais: Mai, mon gars, tu n'es couché sur aucun registre du gouvernement, donc tu ne tireras pas au sort, par conséquent tu ne partiras pas soldat.
Ce n'était pas du tout dans mon idée d'être soldat, je ne me serais pas fait inscrire pour un boulet de canon.
Bien plus tard encore, l'âge de la conscription passé, un homme de loi m'a dit que si je réclamais pour avoir un état civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis décidé à exister en contrebande.
De n'être personne, ça a ses bons et ses mauvais côtés. Je n'ai pas servi, c'est vrai, mais je n'ai jamais eu de papiers.
Ah!... ça m'a fait manger de la prison plus souvent qu'à mon tour. Mais comme, en définitive, je n'ai jamais été fautif, je m'en suis toujours tiré... Et voilà pourquoi je n'ai pas de prénom, et comment je ne sais pas au juste où je suis né...
Si la vérité a un accent particulier, ainsi que l'ont écrit des moralistes, le meurtrier avait trouvé cet accent-là.
Voix, geste, regard, expression, tout était d'accord: pas un mot de sa longue narration n'avait détonné.
—Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d'existence?
À la mine déconfite du meurtrier, on eût juré qu'il avait compté que son éloquence allait lui ouvrir les portes de la prison.
—J'ai un état, répondit-il piteusement, celui que m'a montré la mère Tringlot. J'en vis, et j'en ai vécu en France et dans d'autres contrées.
Le juge pensa trouver là un défaut de cuirasse.
—Vous avez habité l'étranger? demanda-t-il.
—Un peu!... Voilà seize ans que je travaille, tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson.
—Ainsi vous êtes saltimbanque. Comment avec un tel métier vos mains sont-elles si blanches et si soignées?
Loin de paraître embarrassé, le prévenu étala ses mains et les examina avec une visible complaisance.
—C'est vrai, au moins, fit-il, qu'elles sont jolies... c'est que je les soigne.
—On vous entretient donc à ne rien faire?
—Ah!... mais non!... Seulement, monsieur le juge, je suis, moi, pour parler au public, pour «tourner le compliment,» pour faire le boniment, comme on dit... et, sans me flatter, j'ai une certaine capacité.
M. Segmuller se caressait le menton, ce qui est son tic lorsqu'il suppose qu'un prévenu s'enferre.
—En ce cas, dit-il, veuillez me donner un échantillon de votre talent.
—Oh!... fit l'homme, semblant croire à une plaisanterie, oh!...
—Obéissez, je vous prie, insista le juge.
Le meurtrier ne se défendit plus. À la seconde même, sa mobile physionomie prit une expression toute nouvelle, mélange singulier de bêtise, d'impudence et d'ironie.
En guise de baguette, il prit une règle sur le bureau du juge, et d'une voix fausse et stridente, avec des intonations bouffonnes, il commença:
«Silence, la musique!... Et toi, la grosse caisse, la paix!... Voici, messieurs et dames, l'heure, l'instant et le moment de la grrrande et unique représentation du théâtre des prestiges, sans pareil au monde pour le trapèze et la danse de corde, les élévations et les dislocations, et autres exercices de grâce, de souplesse et de force, avec le concours d'artistes de la capitale ayant eu l'honneur....»
—Il suffit!... interrompit le juge, vous débitiez cela en France, mais en Allemagne?...
—Naturellement, je parle la langue du pays.
—Voyons!... commanda M. Segmuller, dont l'allemand était la langue maternelle.
Le prévenu quitta son air niais, se grima d'une importance comique, et sans l'ombre d'une hésitation il reprit du ton le plus emphatique:
«Mit Bewilligung der hochlöblichen Obrigkeit wird heute vor hiesiger ehrenwerthen Bürgerschaft zum erstenmal aufgeführt... Genovefa, oder die....»
[Note: Avec la permission de l'autorité locale, sera représentée devant l'honorable bourgeoisie, pour la première fois... Geneviève ou la...]
—Assez!... dit durement le juge.
Il se leva, peut-être pour cacher sa déception, et ajouta:
—On va aller chercher un interprète, qui nous dira si vous vous exprimez aussi facilement en anglais.
Lecoq, sur ces mots, s'avança modestement:
—Je parle l'anglais, dit-il.
—Alors, très-bien. Vous m'avez entendu, prévenu...
Déjà l'homme s'était une fois encore transformé. Le flegme et la gravité britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes étaient devenus roides et compassés. C'est du ton le plus sérieux qu'il dit:
«Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted,—our glorious England!—should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity...» [Note: Mesdames et messieurs. Longue vie à notre reine et à l'honorable maire de cette ville. Aucune contrée, l'Angleterre exceptée,—notre glorieuse Angleterre!—ne saurait produire une chose aussi étrange, un pareil exemple de curiosité!...]
Pendant une minute encore, il parla sans interruption.
M. Segmuller s'était accoudé à son bureau le front entre ses mains, Lecoq dissimulait mal sa stupeur.
Seul, Goguet, le souriant greffier s'amusait...
XX
Le directeur du Dépôt, ce fonctionnaire à qui vingt ans de pratique des prisons et des détenus donnaient une autorité d'oracle, cet observateur si difficile à surprendre, avait écrit au juge d'instruction:
«Entourez-vous de précautions, avant d'interroger le prévenu Mai.»
Pas du tout! au lieu du dangereux malfaiteur dont l'annonce seule avait fait pâlir le greffier, on trouvait une manière de philosophe pratique, inoffensif et jovial, vaniteux et beau parleur, un homme à boniments, un pitre, enfin!
La déconvenue était étrange.
Cependant, loin de souffler à M. Segmuller la tentation de renoncer au point de départ de Lecoq, elle enfonça plus profondément dans son esprit le système du jeune policier.
S'il restait silencieux, les coudes sur la tablette de son bureau, les mains croisées sur les yeux, c'est que, dans cette position, rien qu'en écartant les doigts, il pouvait, à loisir, étudier son homme.
L'attitude de ce meurtrier était inconcevable.
Son «compliment» anglais terminé, il restait au milieu du cabinet, la physionomie étonnée, moitié content, moitié inquiet, mais aussi à l'aise que s'il eût été sur les tréteaux où il disait avoir passé la moitié de sa vie.
Et, réunissant tout ce qu'il avait d'intelligence et de pénétration, le juge s'efforçait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d'espoir, une contraction d'angoisse, sur ce masque plus énigmatique en sa mobilité que la face de bronze des sphynx.
Jusqu'alors, M. Segmuller avait le dessous.
Il est vrai qu'il n'avait point encore attaqué sérieusement. Il n'avait utilisé aucune des armes que lui avait forgées Lecoq.
Mais le dépit le gagnait, il fut aisé de le voir, à la façon brusque dont il releva la tête au bout d'un moment.
—Je le reconnais, dit-il au prévenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l'Europe. C'est un rare talent.
Le meurtrier s'inclina, un sourire orgueilleux aux lèvres.
—Mais cela n'établit pas votre identité, continua le juge. Avez-vous des répondants à Paris?... Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualité?
—Eh!... monsieur, il y a seize ans que j'ai quitté la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires...
—N'insistez pas, la prévention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aisé d'échapper aux conséquences de ses antécédents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson... Quel est ce personnage?
—M. Simpson est un homme riche, répondit le prévenu d'un ton froissé, riche à plus de deux cent mille francs, et honnête. En Allemagne, il travaille avec un théâtre de marionnettes; en Angleterre, il fait voir des phénomènes, selon le goût des pays...
—Eh bien!... ce millionnaire peut témoigner en votre faveur; il doit être facile de le retrouver.
En ce moment, Lecoq n'avait plus un brin de fil sec sur lui; il l'a avoué depuis. En dix paroles, le prévenu allait confirmer ou réduire en poudre les affirmations de l'enquête...
—Certes, répondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu'on le retrouve, seulement cela demandera du temps.
—Pourquoi?...
—Parce que, à l'heure qu'il est, il doit être en route pour l'Amérique. C'est même ce voyage qui m'a fait le quitter... je crains la mer.
Les angoisses dont les griffes aiguës déchiraient le cœur de Lecoq s'envolèrent. Il respira.
—Ah!...fit le juge sur trois tons différents, ah!... ah!....
—Quand je dis qu'il est en route, reprit vivement le prévenu, il se peut que je me trompe, et qu'il ne soit pas encore parti. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait arrangé toutes ses affaires pour s'embarquer quand nous nous sommes séparés.
—Sur quel navire devait-il prendre passage?
—Il ne me l'a pas dit.
—Où vous êtes vous quittés?
—À Leipzig, en Saxe...
—Quand?
—Vendredi dernier.
M. Segmuller haussa dédaigneusement les épaules...
—Vous étiez à Leipzig vendredi, vous?... fit-il. Depuis quand donc êtes-vous à Paris?
—Depuis dimanche, à quatre heures du soir.
—Voilà ce qu'il faudrait prouver.
À la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de mémoire. Pendant près d'une minute, il parut chercher, interrogeant de l'œil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tête, frappant du pied.
—Comment prouver, murmurait-il, comment?...
Le juge se lassa d'attendre.
—Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l'auberge où vous étiez logés à Leipzig ont dû vous remarquer?...
—Nous ne sommes pas descendus à l'auberge.
—Où donc avez-vous mangé, couché?...
—Dans la grande voiture de M. Simpson, elle était vendue, mais il ne devait la livrer qu'au port où il s'embarquait.
—Quel est ce port?...
—Je l'ignore.
Moins habitué que le juge à garder le secret de ses impressions, Lecoq ne put s'empêcher de se frotter les mains. Il voyait son prévenu convaincu de mensonge, «collé au mur,» selon son expression.
—Ainsi, reprit M. Segmuller, vous n'avez à offrir à la justice que votre seule affirmation?
—Attendez donc, dit le prévenu en étendant les bras en avant comme s'il eût pu saisir entre ses mains une inspiration encore vague, attendez donc... Lorsque je suis arrivé à Paris, j'avais une malle.
—Ensuite?...
—Elle est toute remplie de linge marqué de la première lettre de mon nom. J'ai dedans des paletots, des pantalons, deux costumes pour mon état...
—Passez.
—Alors donc, en descendant du chemin de fer, j'ai porté cette malle dans un hôtel tout près de la gare...
Il s'arrêta court, visiblement décontenancé.
—Le nom de cet hôtel? demanda le juge.
—Hélas!... monsieur, c'est précisément ce que je cherche, je l'ai oublié. Mais je n'ai pas oublié la maison, il me semble la voir encore, et si on me conduisait aux environs, je la reconnaîtrais certainement. Les gens de l'hôtel me remettraient, et d'ailleurs ma malle serait là pour faire preuve.
À part soi, Lecoq se promettait une petite enquête préparatoire dans les hôtels qui entourent la gare du Nord.
—Soit, prononça le juge, on fera peut-être ce que vous demandez. Maintenant deux questions: Comment, arrivé à Paris à quatre heures, vous trouviez-vous à minuit à la Poivrière, un repaire de malfaiteurs, situé au milieu des terrains vagues, impossible à trouver la nuit quand on ne le connaît pas?... En second lieu, comment, possédant tous les effets que vous dites, étiez-vous si misérablement vêtu?...
L'homme sourit à ces questions.
—Vous allez comprendre, monsieur le juge, répondit-il. Quand on voyage en troisième, on éreinte ses vêtements, voilà pourquoi, au départ, j'ai mis ce que j'avais de plus mauvais. En arrivant, quand j'ai senti sous mes pieds le pavé de Paris, je suis devenu comme fou; j'avais de l'argent, c'était le dimanche gras, je n'ai pensé qu'à faire la noce, et pas du tout à me changer. M'étant amusé autrefois à la barrière d'Italie, j'y ai couru et je suis entré chez un marchand de vins. Pendant que je mangeais un morceau, deux individus près de moi parlaient de passer la nuit au bal de l'Arc-en-ciel. Je leur demande de m'y conduire, ils acceptent, je paye une tournée et nous partons. Mais voilà qu'à ce bal, les jeunes gens m'ayant quitté pour danser, je commence à m'ennuyer à cent sous par tête. Vexé, je sors, et ne voulant pas demander mon chemin, une bêtise, quoi! je me perds dans une grande plaine sans maisons. J'allais revenir sur mes pas, quand j'aperçois pas loin une lumière; je marche droit dessus... et j'arrive à ce cabaret maudit.
—Comment les choses se sont-elles passées?
—Oh!... bien simplement. J'entre, j'appelle, on vient, je demande un verre de dur, on me sert, je m'asseois et j'allume un cigare. Alors, je regarde. L'endroit était affreux à donner la chair de poule. À une table, trois hommes avec deux femmes buvaient en causant tout bas. Il paraît que ma figure ne leur revient pas. L'un d'eux se lève, vient à moi et me dit: «Toi, tu es de la police, tu es venu ici pour nous moucharder, ton affaire est claire.» Moi, je réponds que je n'en suis pas, il me dit que si, je soutiens que non..., si... non... Bref, il jure qu'il en est sûr et que même j'ai une fausse barbe. Là-dessus, il m'empoigne la barbe et la tire. Il me fait mal, je me dresse, et v'lan, d'un coup de tampon je l'envoie à terre. Malheur!... Voilà les autres sur moi... J'avais mon revolver... vous savez le reste.
—Et les deux femmes, pendant ce temps, que faisaient-elles?...
—Ah!... j'avais trop d'ouvrage pour m'en occuper!... Elles ont filé.
—Mais vous les avez vues en arrivant... Comment étaient-elles?...
—C'étaient, ma foi!... deux laides mâtines, taillées comme des carabiniers et noires comme des taupes!...
Entre le mensonge plausible et la vérité improbable, la justice, institution humaine, c'est-à-dire sujette à l'erreur, doit opter pour la vraisemblance.
Depuis une heure, cependant, M. Segmuller faisait précisément le contraire. Aussi n'était-il pas sans inquiétudes.
Mais ses derniers doutes se dissipèrent comme un brouillard au soleil, quand le prévenu déclara que les deux femmes étaient grandes et «noires.»
Selon lui, cette audacieuse assertion démontrait la cordiale entente du meurtrier et de la Chupin. Elle trahissait un roman imaginé pour égarer l'enquête.
Il en concluait que, sous ces apparences si habilement accumulées, existaient des faits d'autant plus graves qu'on prenait plus de peine pour les dérober à toute appréciation.
Si l'homme eût dit: «Les femmes étaient blondes,» M. Segmuller n'eût plus su que croire.
Certes, sa satisfaction fut immense, mais son visage demeura impénétrable. Il importait de laisser le prévenu dans cette idée qu'il jouait la prévention.
—Vous comprenez, lui dit le juge d'un ton de bonhomie parfaite, combien il serait important de retrouver ces deux femmes. Si leur témoignage s'accordait avec vos allégations, votre position serait singulièrement améliorée.
—Oui, je comprends cela, mais comment mettre la main dessus?...
—La police est là... ses agents sont au service des prévenus dès qu'il s'agit de les mettre à même d'établir leur innocence. Avez-vous fait quelques observations qui puissent préciser le signalement et faciliter les recherches?
Lecoq, dont l'œil ne quittait pas le prévenu, crut surprendre un sourire montant à ses lèvres.
—Je n'ai rien remarqué, dit-il froidement.
Depuis un moment, M. Segmuller avait ouvert le tiroir de son bureau. Il en sortit la boucle d'oreille ramassée sur le théâtre du crime, et la présenta brusquement à l'homme, en disant:
—Ainsi, vous n'avez pas aperçu ceci aux oreilles d'une des femmes?...
L'imperturbable insouciance du prévenu ne fut pas altérée.
Il prit la boucle d'oreille, l'examina attentivement, la fit miroiter au jour, admira ses feux, et dit:
—C'est une belle pierre, mais je ne l'avais pas remarquée.
—Cette pierre, insista le juge, est un diamant.
—Ah!...
—Oui, et qui vaut plusieurs milliers de francs.
—Tant que ça!...
Cette exclamation était bien dans l'esprit du rôle, mais le meurtrier n'y sut pas mettre la naïveté convenable, ou plutôt il l'exagéra.
Un nomade comme lui, qui avait couru toutes les capitales de l'Europe, ne devait pas s'ébahir tant que cela de la valeur d'un diamant.
Cependant M. Segmuller n'abusa pas de l'avantage remporté.
—Autre chose, dit-il. Quand vous avez jeté votre arme, en criant: Venez me prendre, quelles étaient vos intentions?...
—Je comptais fuir....
—Par où?...
—Dame!... monsieur, par la porte, par...
—Oui, par la porte de derrière, fit le juge avec une ironie glaciale. Reste à expliquer comment vous, qui entriez dans ce cabaret pour la première fois, vous aviez connaissance de cette issue.
Pour la première fois, l'œil du prévenu se troubla, son assurance disparut, mais ce ne fut qu'un éclair, et il éclata de rire, mais d'un rire faux, voilant mal son angoisse.
—Quelle farce!... répondit-il, je venais de voir les deux femmes filer par là...
—Pardon!... vous venez de déclarer que vous ne vous êtes pas aperçu du départ des femmes, que vous aviez trop d'ouvrage pour surveiller leurs mouvements.
—Ai-je dit cela?...
—Mot pour mot; on va vous donner lecture du passage. Goguet... lisez.
Le greffier lut, mais alors l'homme entreprit de contester la signification de ses expressions... Il n'avait pas dit, prétendait-il, certainement il n'avait pas voulu dire... on l'avait mal compris....
Lecoq était aux anges.
—Toi, mon bonhomme, pensait-il, tu discutes, tu patauges, tu es perdu...
La réflexion était d'autant plus juste, que la situation d'un prévenu devant le magistrat instructeur peut être comparée à celle d'un homme qui, ne sachant pas nager, s'est avancé dans la mer jusqu'à avoir de l'eau au ras de la bouche. Tant qu'il garde son équilibre tout va bien. Chancèle-t-il?... Aussitôt il perd plante. S'il se débat et barbotte, c'en est fait; il avale une gorgée, la vague prochaine le roule; il veut crier, il boit..., il est noyé.
—Assez, dit le juge, dont les questions allaient se multiplier et porter sur tous les points, assez. Comment, sortant avec l'intention de vous amuser, aviez-vous dans une de vos poches le revolver que voici.
—Je l'avais sur moi pour la route, je n'ai pas plus songé à le déposer à l'hôtel qu'à changer de vêtements.
—Où l'avez-vous acheté?
—Il m'a été donné par M. Simpson, c'est un souvenir.
—Convenez, remarqua froidement le juge, que ce M. Simpson est un personnage commode. Enfin, continuons: Deux coups seulement de cette arme redoutable ont été déchargés et trois hommes sont morts. Vous ne m'avez pas dit la fin de la scène.
—Hélas!... fit l'homme d'un ton ému, à quoi bon!... Deux de mes ennemis renversés, la partie devenait égale. J'ai donc saisi le dernier, le soldat, à bras le corps, et je l'ai poussé... Il est tombé sur le coin d'une table et ne s'est plus relevé.
M. Segmuller avait déplié sur son bureau le plan du cabaret dessiné par Lecoq.
—Approchez, dit-il au prévenu, et précisez sur ce papier votre position et celle de vos adversaires.
L'homme obéit, et avec une sûreté un peu bien surprenante chez un homme de sa condition apparente, il expliqua le drame.
—Je suis entré, disait-il, par cette porte marquée C, je me suis assis à la table H, qui est à gauche en entrant; les autres occupaient cette table qui est entre la cheminée F et la fenêtre B.
Lorsqu'il eut achevé:
—Je dois, dit le juge, rendre à la vérité cet hommage que vos déclarations s'accordent parfaitement avec les constatations des médecins, lesquels ont reconnu qu'un des coups avait été tiré à bout portant et l'autre de la distance de deux mètres environ.
Un prévenu vulgaire eût triomphé. L'homme, au contraire, eut un imperceptible haussement d'épaules.
—Cela prouve, murmura-t-il, que ces médecins savent leur métier.
Lecoq était content.
Juge, il n'eût pas mené autrement l'interrogatoire.
Il bénissait le ciel, qui lui avait donné M. Segmuller au lieu et place de M. d'Escorval.
—Ceci réglé, reprit le juge, il vous reste, prévenu, à m'apprendre le sens d'une phrase prononcée par vous, quand l'agent que voici vous a renversé.
—Une phrase?...
—Oui!... vous avez dit: «C'est les Prussiens qui arrivent, je suis perdu!» Qu'est-ce que cela signifiait?
Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier. Il devint clair qu'il avait prévu toutes les autres questions et que celle-ci le prenait au dépourvu.
—C'est bien étonnant, fit-il avec un embarras mal déguisé, que j'aie dit cela!...
Évidemment il gagnait du temps, il cherchait une explication.
—Cinq personnes vous ont entendu, insista le juge.
—Après tout, reprit l'homme, la chose est possible. C'est une phrase qu'avait coutume de répéter un vieux de la garde de Napoléon, qui, après la bataille de Waterloo, était entré au service de M. Simpson...
L'explication, pour être tardive, n'en était pas moins ingénieuse. Aussi M. Segmuller parut-il s'en contenter.
—Cela peut être, dit-il; mais il est une circonstance qui passe ma compréhension. Étiez-vous débarrassé de vos adversaires avant l'entrée de la ronde de police?... Répondez oui ou non.
—Oui.
—Alors, comment, au lieu de vous échapper par l'issue dont vous deviniez l'existence, êtes-vous resté debout sur le seuil de la porte de communication, avec une table devant vous en guise de barricade, votre arme dirigée vers les agents, pour les tenir en échec?
L'homme baissa la tête, et sa réponse se fit attendre.
—J'étais comme fou, balbutia-t-il, je ne savais si c'étaient des agents de police qui arrivaient ou des amis de ceux que j'avais tués.
—Votre intérêt vous commandait de fuir les uns comme les autres.
Le meurtrier se tut.
—Eh bien!... reprit M. Segmuller, la prévention suppose que vous vous êtes sciemment et volontairement exposé à être arrêté, pour protéger la retraite des deux femmes qui se trouvaient dans ce cabaret.
—Je me serais donc risqué pour deux coquines que je ne connaissais pas?...
—Pardon!... La prévention a de fortes raisons de croire que vous les connaissez au contraire très-bien, ces deux femmes.
—Ça, par exemple!... si on me le prouve!...
Il ricanait, mais le rire fut glacé sur ses lèvres par le ton d'assurance avec lequel le juge dit, en scandant les syllabes:
—Je-vous-le-prou-ve-rai!...
XXI
Ces délicates et épineuses questions d'identité qui, à tout moment, se représentent, sont le désespoir de la justice.
Les chemins de fer, la photographie et le télégraphe électrique ont multiplié les moyens d'investigation; en vain. Tous les jours encore il arrive que des malfaiteurs habiles réussissent à dérober aux juges leur véritable personnalité, et échappent ainsi aux conséquences de leurs antécédents.
C'est à ce point qu'un spirituel procureur-général disait une fois en riant,—et peut-être ne plaisantait-il qu'à demi:
«Les confusions de personnes ne cesseront que le jour où la loi prescrira d'imprimer, au fer rouge, un numéro d'ordre sur l'épaule de tout enfant déclaré à la mairie.»
Certes, M. Segmuller eût souhaité ce numéro d'ordre à l'énigmatique prévenu qui était là devant lui.
Et cependant, il ne désespérait pas, et sa confidence, si elle était exagérée, n'était pas feinte.
Il pensait que cette circonstance des deux femmes était le côté faible du système du meurtrier, le point où il devait concentrer ses efforts.
Il l'abandonna, néanmoins, pénétré de cette juste théorie qu'à un premier interrogatoire, on ne doit traiter à fond aucune question.
Lorsqu'il estima que sa menace avait produit son effet, il reprit:
—Ainsi, prévenu, vous affirmez ne connaître aucune des personnes qui se trouvaient dans le cabaret?
—Je le jure.
—Vous n'avez jamais eu occasion de voir un individu dont le nom se trouve mêlé à cette déplorable affaire, un certain Lacheneur?
—J'entendais ce nom pour la première fois, quand le soldat mourant l'a prononcé, en ajoutant que ce Lacheneur était un ancien comédien...
Il eut en gros soupir, et ajouta:
—Pauvre troupier!...Je venais de lui donner le coup de mort, et ses dernières paroles ont été le témoignage de mon innocence.
Ce petit mouvement sentimental laissa le juge très-froid.
—Par conséquent, demanda-t-il, vous acceptez la déposition de ce militaire?
L'homme hésita, comme s'il eût flairé un piège et calculé la réponse.
—J'accepte!... dit-il enfin; bast!...
—Très-bien. Ce soldat, vous devez vous le rappeler, voulait se venger de Lacheneur, lequel, en lui promettant de l'argent, l'avait entraîné dans un complot. Contre qui ce complot?... Contre vous, évidemment. D'un autre côté, vous prétendez n'être arrivé à Paris que ce soir-là même, et n'avoir été conduit à la Poivrière que par le plus grand des hasards... Conciliez donc cela.
Le prévenu osa hausser les épaules.
—Moi, dit-il, je vois les choses autrement. Ces gens tramaient un mauvais coup contre je ne sais qui, et c'est parce que je les gênais qu'ils m'ont cherché querelle à propos de rien.
Le coup du juge était bon, mais la parade était meilleure; si bien que le souriant greffier ne put dissimuler une grimace approbative. Lui, d'abord, il était toujours du parti du prévenu... platoniquement, bien entendu.
—Passons aux faits qui ont suivi votre arrestation, reprit M. Segmuller. Pourquoi avez-vous refusé de répondre à toutes les questions?...
Un éclair de rancune réelle ou de commande brilla dans l'œil du meurtrier.
—C'est bien assez d'un interrogatoire, grommela-t-il, pour faire un coupable d'un innocent!...
L'homme grossier reparaissait sous le pitre goguenard et bon enfant.
—Je vous engage, dans votre intérêt, dit sévèrement le juge, à rester convenable. Les agents qui vous ont arrêté ont observé que vous étiez au fait de toutes les formalités et que vous connaissiez les êtres de la prison.
—Eh! monsieur, ne vous ai-je pas dit que j'avais été pris et mis en prison plusieurs fois, toujours faute de papiers... Je dis la vérité, par conséquent vous ne me ferez pas me couper, allez!...
Il avait déposé son masque d'insouciance gouailleuse, et affectait maintenant un ton bourru et mécontent.
Cependant il n'était pas à bout de peines, l'attaque sérieuse allait seulement commencer. M. Segmuller déposa sur son bureau un petit sac de toile:
—Reconnaissez-vous ceci? demanda-t-il.
—Parfaitement!... c'est le paquet qui a été cacheté au greffe par le directeur.
Le juge ouvrit le sac et vida sur une feuille de papier la poussière qu'il contenait.
—Vous n'ignorez pas, prévenu, dit-il, que cette poussière provient de la boue qui recouvrait vos pieds jusqu'à la cheville. L'agent de police qui l'a recueillie s'est transporté au poste où vous avez passé la nuit, et il a constaté, entre cette poussière et celle qui recouvre le sol du violon, une parfaite conformité.
L'homme écoutait, bouche béante.
—Donc, continua le juge, c'est au poste certainement, et à dessein que vous vous êtes sali. Quel était votre projet?
—Je voulais...
—Laissez-moi achever. Résolu, pour garder le secret de votre identité, à endosser l'individualité d'un homme des dernières classes de la société, d'un saltimbanque, vous avez réfléchi que les recherches de votre personne vous trahiraient. Vous avez prévu ce qu'on penserait quand on vous ferait déshabiller au greffe, et qu'on verrait sortir de bottes malpropres, grossières, éculées, telles que celles que vous portiez, des pieds soignés comme les vôtres... car ils sont soignés à l'égal de vos mains, et les vôtres sont passés à la lime. Qu'avez-vous fait alors? Vous avez jeté sur le sol le contenu de la cruche du violon, et vous avez piétiné dans la boue...
Pendant ce réquisitoire, le visage de l'homme avait exprimé tour à tour l'inquiétude, l'étonnement le plus comique, l'ironie, et en dernier lieu une franche gaîté.
À la fin, il parut contraint de céder à un de ces accès de fou rire qui coupent la parole.
—Voilà ce que c'est, dit-il s'adressant non au juge, mais à Lecoq, voilà ce qu'il arrive, quand on cherche midi à quatorze heures. Ah!... monsieur l'agent, il faut être fin, mais pas tant que ça... La vérité est que lorsqu'on m'a mis au poste, il y avait quarante-huit heures, dont trente-six passées en chemin de fer, que je ne m'étais déchaussé. Mes pieds étaient rouges, enflés, et ils me cuisaient comme le feu. Qu'ai-je fait? J'ai versé de l'eau dessus... Pour le reste, si j'ai la peau douce et blanche, c'est que j'ai soin de moi... De plus, à l'exemple de tous les gens de ma profession, je ne porte jamais que des pantoufles... C'est si vrai que je n'avais pas seulement de bottes à moi quand j'ai quitté Leipzig, et que M. Simpson m'a donné cette vieille paire qu'il ne mettait plus...
Lecoq se frappait la poitrine.
—Niais que je suis, pensait-il, imbécile, étourdi, idiot... Il fallait attendre l'interrogatoire pour parler de cette circonstance. Quand cet homme qui est très-fort m'a vu recueillir cette poussière, il a deviné mes intentions, il a cherché une explication, et il l'a trouvée... et elle est plausible, un jury l'admettrait.
C'est là précisément ce que se disait M. Segmuller. Mais il n'était ni surpris ni ébranlé par tant de présence d'esprit.
—Résumons-nous, dit-il. Persistez-vous, prévenu, dans vos affirmations?
—Oui, monsieur.
—Eh bien!... je suis forcé de vous le dire, vous mentez.
Les lèvres de l'homme tremblèrent très-visiblement, et il balbutia:
—Que ma première bouchée de pain m'étrangle si j'ai dit un seul mensonge.
—Un seul!... attendez.
Le juge sortit de son tiroir les clichés coulés par Lecoq et les présenta au meurtrier.
—Vous m'avez déclaré, poursuivit-il, que les deux femmes avaient la taille d'un cuirassier... Or, voici les empreintes laissées par ces femmes si grandes. Elles étaient «noires comme des taupes,» prétendez-vous; un témoin vous dira que l'une d'elles, petite et mignonne, a la voix douce et est merveilleusement blonde.
Il chercha les yeux de l'homme, les trouva et lentement ajouta:
—Et ce témoin est le cocher dont les deux fugitives ont pris la voiture rue du Chevaleret...
Cette phrase fut pour le prévenu comme un coup d'assommoir; il pâlit, chancela et fut contraint, pour ne pas tomber, de s'appuyer au mur.
—Ah!... vous m'avez dit la vérité!... poursuivit le juge impitoyable, qu'est-ce alors que cet homme qui vous attendait pendant que vous étiez à la Poivrière? Qu'est-ce que ce complice qui, après votre arrestation, a osé pénétrer dans le cabaret pour y reprendre quelque pièce compromettante, une lettre, sans doute, qu'il savait être dans la poche du tablier de la veuve Chupin? Qu'est-ce que cet ami si dévoué et si hardi, qui a su feindre l'ivresse, à ce point que les sergents de ville trompés l'ont enfermé avec vous? Soutiendrez-vous que vous n'avez pas concerté avec lui votre système de défense? Affirmez-vous qu'il ne s'est pas assuré ensuite le concours de la Chupin?...
Mais déjà, grâce à un effort surhumain, l'homme était redevenu maître de soi.
—Tout ça, fit-il d'une voix rauque, est une invention de la police!...
Si fidèle qu'on suppose le procès-verbal d'un interrogatoire, il n'en rend pas plus l'exacte physionomie que des cendres froides ne donnent la sensation d'un feu clair.
On peut noter les moindres paroles; on ne saurait traduire le mouvement de la passion, l'expression du visage, les réticences calculées, le geste, l'intonation, les regards qui se croisent, chargés de soupçons ou de haine, enfin l'angoisse émouvante et terrible d'une lutte mortelle.
Pendant que le prévenu se débattait sous sa parole vibrante, le juge d'instruction tressaillait de joie.
—Il faiblit, pensait-il, je le sens, il s'abandonne, il est à moi!...
Mais tout espoir de succès immédiat s'évanouit, dès qu'il vit ce surprenant adversaire dompter sa défaillance d'une minute, se roidir et se redresser avec une énergie nouvelle et plus vigoureuse.
Il comprit qu'il lui faudrait plus d'un assaut avant d'avoir raison d'un caractère si solidement trempé.
Aussi, est-ce d'une voix rendue plus rude par l'attente trompée, qu'il reprit:
—Décidément, vous niez l'évidence même.
Le meurtrier était redevenu de bronze. Il devait regretter amèrement sa faiblesse, car une audace infernale étincelait dans ses yeux.
—Quelle évidence?... dit-il en fronçant les sourcils. Le roman inventé par la police est vraisemblable, je ne dis pas le contraire; mais il me semble que la vérité est au moins aussi probable. Vous me parlez d'un cocher qui a chargé, rue du Chevaleret, deux femmes petites et blondes... qui prouve que ce sont bien celles qui se trouvaient dans ce cabaret de malheur?...
—La police a suivi leurs traces sur la neige.
—La nuit, à travers des terrains coupés de fondrières, le long d'une rue, quand il tombait une pluie fine et que le dégel commençait!... c'est bien fort.
Il étendit le bras vers Lecoq et d'un ton écrasant de mépris, il ajouta:
—Il faut à un agent de police une fière confiance en soi ou une rude envie d'avancement, pour demander qu'on coupe la tête d'un homme sur une preuve pareille!
Tout en faisant voler sa plume, le souriant greffier observait.
—Pan!... dans le noir!... se dit-il.
Terrible, en effet, était le reproche, et il remua le jeune policier jusqu'au plus profond des entrailles. Il était touché, et si juste, qu'il oublia en quel lieu il se trouvait, et se dressa furieux.
—Cette circonstance ne serait rien, dit-il vivement, si elle n'était l'anneau d'une longue chaîne....
—Silence, monsieur l'agent, interrompit le juge.
Et se retournant vers le prévenu:
—La justice, poursuivit-il, n'utilise les charges recueillies par la police qu'après les avoir contrôlées et évaluées.
—N'importe!... murmura l'homme, je voudrais bien voir ce cocher.
—Soyez sans crainte, il répétera sa déposition en votre présence.
—Eh bien!... je serai content alors. Je lui demanderai comment il s'y prend pour dévisager les gens, quand il fait noir comme dans un four. Sans doute, ce beau donneur de signalements est de la race des chats, qui y voient mieux la nuit que le jour.
Il s'interrompit et se frappa le front, éclairé en apparence, par une inspiration soudaine.
—Suis-je assez bête!... s'écria-t-il, je me fais de la bile au sujet de ces femmes pendant que vous savez qui elles sont. Car vous le savez, n'est-ce pas, monsieur, puisque le cocher les a ramenées à leur domicile?
M. Segmuller se sentit deviné. Il vit que le prévenu s'efforçait d'épaissir les ténèbres précisément sur le point que la prévention avait tant d'intérêt à éclairer?
Comédien incomparable, l'homme avait prononcé cette phrase avec l'accent de la plus sincère candeur. Mais l'ironie était sensible, et s'il raillait, c'est qu'il savait n'avoir rien à redouter de ce côté.
—Si vous êtes conséquent, reprit le juge, vous niez aussi l'assistance d'un complice, d'un... camarade.
—À quoi bon nier, monsieur, puisque vous ne croyez rien de ce que j'affirme? Vous traitiez tout à l'heure mon patron, M. Simpson, de personnage imaginaire, que dirai-je donc de ce prétendu complice? Ah!... les agents qui l'ont inventé en font un bon garçon. Mécontent sans doute de leur avoir échappé une première fois, il vient se remettre entre leurs griffes. Ces messieurs prétendent qu'il s'est concerté avec moi et ensuite avec la cabaretière. Comment s'y est-il pris?... Après cela, en le tirant du cabanon où j'étais, on l'a peut-être renfermé avec la vieille....
Goguet le greffier écrivait et admirait.
—Voilà, pensait-il, un gaillard qui a le fil, et qui n'aura pas besoin de la langue d'un avocat devant le jury.
—Enfin, continua l'homme, qu'y a-t-il contre moi?... Un nom, Lacheneur, balbutié par un mourant, des empreintes sur la neige fondante, la déclaration d'un cocher, un soupçon vague au sujet d'un ivrogne. C'est tout?... ce n'est guère.
—Assez! interrompit M. Segmuller. Votre assurance est grande, maintenant, mais votre trouble tout à l'heure, était plus grand encore. Quelle en était la cause?...
—La cause!... s'écria le meurtrier avec une sorte de rage, la cause? Vous ne voyez donc pas, monsieur, que vous me torturez effroyablement, sans pitié, moi, innocent, qui vous dispute ma vie. Depuis tant d'heures que vous me tournez et me retournez, je suis comme sur la bascule de la guillotine, et à chaque mot que je prononce, je me demande si c'est celui-là qui va faire partir le ressort. Mon trouble vous surprend, quand j'ai senti vingt fois le froid du couteau sur mon cou! Tenez... je n'oserais pas souhaiter un tel supplice à mon plus cruel ennemi.
Il devait en effet souffrir atrocement, et on le voyait parce qu'il est de ces phénomènes physiques qui échappent à la plus robuste volonté. Ainsi, ses cheveux étaient trempés de sueur, et de grosses gouttes qu'il essuyait avec sa manche, roulaient par moments le long de son visage pâli.
—Je ne suis pas votre ennemi, dit doucement M. Segmuller, qui avait pris le mot pour lui. Un juge d'instruction n'est ni l'ami ni l'ennemi d'un prévenu, il n'est que l'ami de la vérité et des lois. Je ne cherche ni un innocent ni un coupable, je veux trouver ce qui est. Il faut que je sache qui vous êtes... et je le saurai.
—Eh!... je me tue à le dire: je suis Mai!
—Non.
—Qui donc serais-je alors?... Un grand personnage déguisé?... Ah! je le voudrais bien. J'aurais de bons papiers, en ce cas, je vous les montrerais et vous me lâcheriez... car vous le savez bien, mon bon monsieur, je suis innocent comme vous....
Le juge avait quitté son bureau, et était venu s'adosser à la cheminée, à deux pas du prévenu.
—N'insistez pas, dit-il.
Et aussitôt, changeant de ton et de manières, il ajouta, avec l'urbanité parfaite d'un homme du monde s'adressant à un de ses pairs:
—Faites-moi l'honneur, monsieur, de me croire assez de perspicacité pour avoir su démêler, sous le rôle difficile que vous jouez avec une désolante perfection, un homme supérieur, un homme doué des plus rares facultés...
Lecoq vit bien que ce brusque changement déroutait le meurtrier.
Il essaya de rire: le rire expira dans sa gorge, lugubre comme un sanglot, et deux larmes jaillirent de ses yeux.
—Je ne vous torturerai pas davantage, monsieur, continua le juge. Avec vous, d'ailleurs, sur le terrain des questions subtiles, je serais battu, je l'avoue en toute modestie. Quand je reviendrai à la charge, c'est que j'aurai en mains assez de preuves pour vous en écraser....
Il se recueillit; puis, lentement et en appuyant sur chaque mot, il ajouta:
—Seulement, n'attendez plus alors de moi les égards que je vous accorderais si volontiers en ce moment. La justice est humaine, monsieur, c'est-à-dire indulgente pour certains crimes. Elle a mesuré la profondeur des abîmes où peut rouler l'honnête homme que la passion égare. Tous les ménagements qui ne seraient pas contre mes devoirs, je vous les promets... Parlez, monsieur... Dois-je faire sortir l'agent de police que voici? Voulez-vous que je charge mon greffier de quelque commission?...
Il se tut.
Il attendait l'effet de ce dernier, de ce suprême effort.
Le meurtrier dardait sur lui un de ces regards qui s'efforcent de pénétrer jusqu'au fond de l'âme. Ses lèvres remuèrent; on put croire qu'il allait parler... Mais non. Il croisa ses bras sur sa poitrine et murmura:
—Vous êtes bien honnête, monsieur; malheureusement, je ne suis que le pauvre diable que je vous ait dit: Mai, artiste, pour parler au public et «tourner le compliment....»
—Qu'il soit donc fait selon votre volonté, prononça tristement le juge. M. le greffier va vous donner lecture de votre interrogatoire... écoutez.
Goguet aussitôt se mit à lire. Le prévenu écouta sans observations, mais à la fin, il refusa de signer, redoutant, déclara-t-il, «quelque traîtrise du grimoire.»
L'instant d'après, les gardes de Paris qui l'avaient amené, l'entraînaient....
XXII
Le prévenu sorti, M. Segmuller se laissa tomber sur son fauteuil, épuisé, écrasé, anéanti, comme il arrive après d'exorbitants efforts dépensés en pure perte.
À l'éréthisme immodéré de toutes les facultés de son esprit et de son âme, une invincible prostration succédait.
C'est à peine s'il lui restait la force de tamponner avec son mouchoir trempé dans de l'eau fraîche, son front brûlant et ses yeux qui lui cuisaient.
Cette effroyable séance d'instruction n'avait pas duré moins de sept heures.
Le riant greffier qui, lui, pendant tout ce temps, était resté assis à sa table, écrivant, se leva, très heureux de se dégourdir les jambes et de faire claquer ses doigts, las de tenir la plume.
Il ne s'était pourtant pas ennuyé. Les drames, que depuis tant d'années il voyait se dérouler, n'avaient jamais cessé de lui offrir un intérêt quasi théâtral, émoustillé par l'incertitude du dénoûment et la conscience d'une petite part de collaboration.
—Quel gredin!... s'écria-t-il, après avoir attendu vainement un mot du juge ou de l'agent de la sûreté; quel scélérat!...
D'ordinaire, M. Segmuller accordait une certaine confiance à la vieille expérience de Goguet. Il lui était même arrivé de le consulter, un peu sans doute comme Molière consultait sa servante.
Mais cette fois, il ne pouvait accepter son opinion.
—Non, dit-il, d'un ton pensif, non, cet homme n'est pas un coquin. Quand je lui ai parlé si doucement, il a été réellement ému, il a pleuré. Il a hésité, je le jurerais, à me tout confier...
—Ah!... il est fort, approuva Lecoq, prodigieusement fort!...
L'éloge du jeune policier était sincère. Loin d'en vouloir à ce prévenu qui avait trompé ses calculs et qui même l'avait injurié, il l'admirait pour son habileté et son audace.
Il s'apprêtait à le combattre à outrance, il espérait le vaincre... N'importe! il éprouvait pour lui cette secrète sympathie qu'inspire l'adversaire qu'on sent digne de soi.
—Quelle organisation, poursuivait Lecoq, quel sang-froid, quelle hardiesse!... Ah!... il n'y a pas à dire non, son système de dénégation absolue est un chef-d'œuvre; il est complet, tout s'y tient. Et comme il a soutenu ce personnage impossible de pitre!... Oui, il y a eu des instants où je me suis tenu à quatre pour ne pas applaudir. Que seraient près de lui les comédiens vantés?... Les plus grands acteurs, pour donner l'illusion, ont besoin de l'optique de la scène... Lui, à deux pas de moi, surprenait ma raison.
Peu à peu, le juge d'instruction se remettait.
—Savez-vous, monsieur l'agent, dit-il, ce que prouvent vos justes réflexions?
—J'écoute, monsieur.
—Eh bien, voici ma conclusion: Ou cet homme est véritablement Mai, «pour tourner le compliment,» comme il dit, ou il appartient aux plus hautes sphères sociales. Pas de milieu. Ce n'est qu'aux derniers échelons, ou aux premiers de la société, qu'on rencontre la sombre énergie dont il a fait preuve, ce mépris de la vie, tant de présence d'esprit et de résolution. Un vulgaire bourgeois attiré à la Poivrière par quelque passion inavouable, eût tout avoué il y a longtemps, et réclamé la faveur de la pistole...
—Mais, monsieur, ce prévenu n'est pas le pitre Mai, dit le jeune policier.
—Non certes, répondit M. Segmuller; c'est donc à vous à voir en quel sens doivent être dirigées les investigations.
Il sourit amicalement, et de sa meilleure voix ajouta:
—Était-il bien besoin de vous dire cela, monsieur Lecoq?... Non, car à vous revient l'honneur d'avoir pénétré la fraude. Pour moi, je le confesse, si je n'eusse été averti, je serais en ce moment la dupe de ce grand artiste.
Le jeune policier s'inclina, le vermillon de la modestie sur les joues; mais la vanité heureuse éclatait dans ses yeux plus brillants que des escarboucles.
Quelle différence entre ce juge expansif et bienveillant et l'autre, si taciturne et si hautain!
Celui-ci, au moins, le comprenait, l'appréciait, l'encourageait, et c'est avec des présomptions communes et une égale ardeur qu'ils allaient s'élancer à la découverte de la vérité.
S'il n'eût fallu que remuer le petit doigt, ce doigt qui tue les mandarins, pour guérir subitement la jambe cassée de M. d'Escorval, Lecoq eût peut-être hésité.
Ainsi pensait le jeune agent...
Mais il songea aussi que sa satisfaction était un peu bien prématurée, et que le succès était encore des plus problématiques.
Le souvenir de la peau de l'ours vendue trop tôt lui rendit tout son sang-froid.
—Monsieur, reprit-il d'un ton calme, il m'est venu une idée.
—Voyons?...
—La veuve Chupin, vous vous le rappelez sans doute, nous a parlé de son fils, un certain Polyte....
—Oui, en effet.
—Ce garçon, un détestable garnement, a obtenu de rester au Dépôt jusqu'à son jugement. Pourquoi ne l'interrogerait-on pas? Il doit connaître tous les habitués de la Poivrière, et nous donnerait peut-être sur Gustave, sur Lacheneur et sur le meurtrier lui-même des renseignements précieux. Comme il n'est pas au secret, il a probablement appris l'arrestation de sa mère, mais il me paraît impossible qu'il se doute des perplexités de la justice.
—Ah!... vous avez cent fois raison!... s'écria le juge. Comment n'ai-je pas songé à cela! Demain, dès le matin, j'interrogerai cet individu, que sa situation d'inculpé rendra plus maniable qu'un autre. Je veux aussi questionner sa femme...
Il se retourna vers son greffier et ajouta:
—Vite, Goguet, préparez une citation au nom de la femme Hippolyte Chupin, et remplissez une ordonnance d'extraction.
Mais la nuit était venue, on n'y voyait plus assez pour écrire; le greffier sonna et demanda de la lumière.
L'huissier qui avait apporté les lampes se retirait, quand on frappa à la porte. Il ouvrit et le directeur du Dépôt fit son entrée, son chapeau à la main.
Depuis vingt-quatre heures, ce digne fonctionnaire était fort préoccupé de ce locataire mystérieux qu'il avait logé au numéro 3 des secrets, et il venait aux informations.
—Je viens vous demander, monsieur, dit-il au juge, si je dois continuer à maintenir séquestré le prévenu Mai?
—Oui, monsieur.
—C'est que je redoute sa fureur, et que d'un autre côté, il me répugne de lui remettre la camisole de force.
—Laissez-le libre dans sa cellule, dit M. Segmuller, recommandez qu'on le traite doucement, et contentez-vous de faire exercer sur lui une incessante surveillance.
Aux termes de l'article 613, quoique la police des prisons soit confiée à l'autorité administrative, le juge y peut faire exécuter tout ce qu'il croit utile à l'instruction.
Le directeur s'inclina donc, puis il ajouta:
—Vous avez sans doute, monsieur, réussi à constater l'identité du prévenu?
—Non, malheureusement.
Le directeur secoua la tête d'un air sagace.
—En ce cas, fit-il, mes conjectures étaient justes. Il me paraît surabondamment démontré que cet homme est un malfaiteur de la pire catégorie, un récidiviste, très certainement, qui a le plus puissant intérêt à dissimuler son individualité. Vous verrez, monsieur, que nous avons affaire à quelque forçat à vie, revenu de Cayenne sans congé.
—Peut-être vous trompez-vous...
—Hum!... j'en serais surpris. Je dois avouer que mon sentiment est celui de M. Gévrol, le plus expérimenté et le plus habile des inspecteurs de sûreté. Après cela, il arrive parfois que des agents jeunes et trop zélés se montent la tête, et courent après les chimères de leur imagination.
Lecoq, tout rouge de colère, allait sans doute répliquer vertement lorsque M. Segmuller, d'un geste, lui imposa silence.
Ce fut le juge qui répondit en souriant:
—Ma foi!... cher monsieur, plus j'étudie cette affaire, plus je tiens pour le système de l'agent trop zélé. Après cela, je ne suis pas infaillible, et je compte bien sur vos services...
—Oh!... j'ai mes moyens de vérification, interrompit l'entêté directeur, et j'espère bien qu'avant vingt-quatre heures notre homme aura été positivement reconnu, soit par les agents du service de la sûreté, soit par les détenus à qui on le montrera.
Il se retira sur cette promesse, et Lecoq se dressa furieux.
—Voyez-vous, ce Gévrol, monsieur le juge, s'écria-t-il, déjà il dit du mal de moi, il est jaloux....
—Eh bien!... que vous importe! Si vous réussissez, vous êtes vengé.... Si vous échouez, je suis là.
Et aussitôt, comme l'heure avançait, M. Segmuller remit au jeune policier les pièces de conviction qu'il avait recueillies et qui devaient aider les investigations: la boucle d'oreille d'abord, dont il était indispensable de rechercher l'origine, puis la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche de Gustave, le faux soldat.
Il lui donna divers ordres encore, et après lui avoir recommandé l'exactitude pour le lendemain, il le congédia par ces mots:
—Allez... et bonne chance.
XXIII
Longue, étroite, basse de plafond, percée de quantité de petites portes numérotées, comme le corridor d'un hôtel garni, meublée d'un bout à l'autre d'un grossier banc de chêne noirci par l'usage, telle est la galerie des juges d'instruction.
Dans le jour, peuplée de ses hôtes habituels, prévenus, témoins et gardes de Paris, elle est d'une tristesse navrante.
Elle est sinistre, quand elle est déserte, la nuit venue, à peine éclairée par la lampe fumeuse de l'huissier de semaine attendant quelque juge attardé.
Si peu impressionnable que fut Lecoq, il eut le cœur serré en suivant cet interminable couloir, et il se hâta de gagner l'escalier pour échapper à l'écho de ses pas, lugubres dans ce silence.
À l'étage inférieur, une fenêtre était restée ouverte, il s'y pencha pour reconnaître l'état du temps au dehors.
La température s'était singulièrement adoucie. Plus de neige, les pavés étaient presque secs. C'est à peine si un léger brouillard, illuminé des lueurs rouges du gaz, se balançait comme un velum de pourpre au-dessus de Paris.
En bas, la rue était à l'apogée de son animation: les voitures circulaient plus rapides, les trottoirs devenaient trop étroits pour la foule bruyante qui, la journée finie, courait à ses plaisirs.
Ce spectacle arracha un soupir au jeune policier.
—Et c'est dans cette ville immense, murmura-t-il, au milieu de tout ce monde, que je prétends retrouver les traces d'un inconnu!... Est-ce possible?...
Mais cette défaillance ne dura pas.
—Oui, c'est possible, lui criait une voix au-dedans de lui-même; d'ailleurs, il le faut, c'est l'avenir! Ce qu'on veut, on le peut.
Dix secondes après, il était dans la rue, plus que jamais enflammé de courage et d'espoir.
L'homme, malheureusement, n'a pour servir des désirs sans limites, que des organes fort bornés. Le jeune policier n'eut pas fait vingt pas qu'il reconnut que ses forces physiques trahissaient sa volonté: ses jambes fléchissaient, la tête lui tournait. La nature reprenait ses droits: depuis deux jours et deux nuits, il n'avait pas reposé une minute, et il n'avait rien pris de la journée.
—Vais-je donc me trouver mal? pensa-t-il, réduit à s'asseoir sur un banc.
Et il se désolait, en récapitulant tout ce qu'il avait à faire dans la soirée.
Ne devait-il pas, pour ne parler que du plus pressé, s'informer des résultats de la chasse du père Absinthe, rechercher si l'une des victimes avait été reconnue à la Morgue, vérifier dans les hôtels qui entourent la gare du Nord les assertions du prévenu, enfin se procurer l'adresse de la femme de Polyte Chupin pour lui remettre l'assignation?...
Sous le fouet de l'impérieuse nécessité, il réussit à triompher de sa faiblesse, et il se dressa en murmurant:
—Je vais toujours passer rue de Jérusalem et à la Morgue, après je verrai.
Mais à la Préfecture il ne trouva pas le père Absinthe, et personne ne put lui en donner des nouvelles. Le bonhomme ne s'était pas montré.
Personne, non plus, ne put lui indiquer, même vaguement, la demeure de la bru de la veuve Chupin.
En revanche, il rencontra bon nombre de ses collègues, qui se moquèrent de lui outrageusement.
—Ah! tu es un lapin!... lui disaient tous ceux qu'il abordait, il paraît que tu viens de faire une fameuse découverte!... on parle de toi pour la croix!...
L'influence de Gévrol se trahissait. L'ombrageux inspecteur, en effet, racontait à tout venant que ce pauvre Lecoq, fou d'ambition, s'obstinait à prendre pour un gros personnage déguisé un vulgaire repris de justice.
Bast!... ces quolibets ne touchaient guère le jeune policier. Rira bien qui rira le dernier, marmottait-il.
Si sa mine était inquiète pendant qu'il remontait le quai des Orfèvres, c'est qu'il ne s'expliquait pas l'absence prolongée du vieux Absinthe. Il se demandait encore si Gévrol, dans le délire de sa jalousie, ne serait pas bien capable d'essayer d'embrouiller sous main tous les fils de l'affaire.
À la Morgue, il n'eut pas meilleure aventure. Après qu'il eut sonné trois ou quatre fois, le gardien qui vint lui ouvrir lui déclara que les cadavres restaient toujours inconnus et qu'on n'avait pas revu le vieil agent envoyé le matin.
—Décidément, pensa le jeune policier, je débute mal... Allons dîner, cela rompra la chance, et j'ai bien gagné la bouteille de bon vin que je veux m'offrir.
Ce fut une heureuse inspiration. Ce que c'est que de nous!... Un potage et deux verres de vin de bordeaux versèrent dans son sang une audace et une énergie nouvelles. S'il sentait encore sa lassitude, elle était tolérable, quand il sortit du restaurant, un cigare aux lèvres.
C'est à ce moment qu'il regretta la voiture et le bon cheval du père Papillon!... Un fiacre passait, par fortune, il le prit, et huit heures sonnaient quand il mit pied à terre sur la place de la gare du chemin de fer du Nord. Il s'arrêta d'abord, puis les investigations commencèrent.
Bien entendu, il ne se présentait pas dans les maisons sous son titre d'agent de la sûreté. C'eût été le moyen de ne rien savoir.
Rien qu'en se coiffant en arrière et en haussant son faux-col, il s'était donné un certain air exotique, et c'est avec un accent anglais assez prononcé qu'il demandait des nouvelles d'un ouvrier étranger.
Mais vainement il employait toute son adresse à questionner, partout on lui répondait la même chose:
—Nous ne connaissons pas, nous n'avons pas vu!...
Le contraire eût étonné Lecoq, persuadé que le meurtrier n'avait imaginé cette histoire de malle déposée dans un hôtel, que pour donner à son récit un cachet plus net de vraisemblance.
S'il s'obstinait, s'il notait sur son calepin les hôtels visités, c'est qu'il voulait être bien sûr de la déconvenue du prévenu quand on l'amènerait sur le terrain pour le convaincre de mensonge.
Rue de Saint-Quentin, c'est par l'hôtel de Mariembourg qu'il débuta.
La maison était d'apparence modeste, mais propre et bien tenue. Le jeune policier poussa le portillon à claire-voie muni d'une sonnette qui défendait l'accès du vestibule, et pénétra dans le bureau de l'hôtel, une jolie pièce éclairée par un bec de gaz à globe de verre dépoli.
Il y avait une femme dans ce bureau.
Elle était hissée sur une chaise, le visage à hauteur d'une cage couverte d'un grand morceau de lustrine noire, et elle répétait avec acharnement trois ou quatre mots allemands.
Elle s'appliquait si fort à cet exercice, que Lecoq fut obligé de tousser et de faire du bruit pour attirer son attention.
Enfin, elle se retourna.
—Aôh!... bien le bonsoir, madame, dit le jeune policier, Vous êtes en train, à ce que je vois, d'apprendre à parler à votre perroquet.
—Ce n'est pas un perroquet que j'ai là, monsieur, répondit la femme du haut de sa chaise, c'est un sansonnet. Je voudrais qu'il sût dire en allemand: «As-tu déjeuné.»
—Tiens!... les sansonnets parlent donc?
—Comme des personnes, oui, monsieur, dit la femme en sautant à terre.
Et en effet, l'oiseau, comme s'il eût compris qu'il était question de lui, se mit à crier très-distinctement:
—Camille!... Où est Camille?...
Mais Lecoq était bien trop tourmenté pour s'occuper de cet oiseau et du nom qu'il prononçait.
—Madame, commença-t-il, je désirerais parler à la propriétaire de l'hôtel....
—C'est moi, monsieur.
—Oh!... très bien; alors voici: J'ai donné rendez-vous à Paris à un ouvrier de Leipzig, je suis surpris qu'il ne soit pas arrivé encore, et je viens savoir s'il ne serait pas descendu chez vous. Il se nomme Mai.
—Mai, répéta l'hôtelière qui eut l'air de chercher, Mai!...
—Il aurait dû arriver dimanche soir... C'est un pauvre diable!...
La physionomie de la femme s'éclaira.
—Attendez-donc! fit-elle. Votre ouvrier serait-il par hasard un homme d'un certain âge, de taille moyenne, très-brun, portant toute sa barbe, ayant des yeux très-brillants?
Lecoq tressaillit. C'était le signalement du meurtrier.
—Voilà bien, balbutia-t-il, le portrait de mon homme!
—Eh bien!... monsieur, il est descendu chez moi dans l'après-midi du dimanche gras. Il a demandé un cabinet très-bon marché, et je lui en ai montré un au cinquième. Le garçon étant absent en ce moment, il a voulu à toute force porter sa malle lui-même. Je lui ai offert de prendre quelque chose, il a refusé sous prétexte qu'il était très-pressé, et il est parti après m'avoir remis dix francs d'arrhes.
—Et où est-il? demanda vivement le jeune policier.
—Mon Dieu!... monsieur, répondit la femme, vous m'y faites penser!... Cet homme n'a pas reparu, et je ne suis pas sans inquiétudes. Paris est si dangereux pour les étrangers! Il est vrai que lui il parle le français comme vous et moi. N'importe!... j'ai dès hier soir donné l'ordre d'aller prévenir le commissaire de police.
—Hier!... le commissaire!...
—Oui... Seulement je ne sais pas si on a fait la commission... J'avais oublié! Permettez que je sonne le garçon pour lui demander...
Un seau d'eau glacée, tombant de dix mètres sur la tête du jeune policier, l'eût moins étourdi que la déclaration de la propriétaire de l'hôtel de Mariembourg.
Le meurtrier avait-il donc dit vrai?... Était-ce possible!... Gévrol et le directeur du Dépôt auraient raison alors!... En ce cas, M. Segmuller et lui, Lecoq, ne seraient que des insensés, des coureurs de chimères!
La trame ingénieuse des savantes déductions était rompue!... Le bel échafaudage de la prévention s'écroulait dans le ridicule de la plate réalité!...
Tout cela traversa comme un éclair le cerveau du jeune agent.
Mais il n'eut pas le temps de réfléchir.
Le garçon appelé parut, un bon gros garçon candide et joufflu.
—Fritz, lui demanda sa patronne, êtes-vous allé chez le commissaire?
—Oui, madame.
—Que vous a-t-il dit?
—Je ne l'ai pas trouvé, mais j'ai parlé à son secrétaire, M. Casimir, qui m'a dit de ne pas vous tourmenter, qu'il viendrait.
—Il n'est pas venu.
Le garçon leva les deux bras avec ce mouvement d'épaules qui est la plus éloquente traduction de cette réponse: «Que voulez-vous que j'y fasse!...»
—Vous voyez, monsieur... fit l'hôtelière, semblant croire que l'importun questionneur allait se retirer.
Telle n'était pas l'intention de Lecoq, et il ne bougea, encore qu'il eût besoin de tout son sang-froid pour garder, en dépit de l'émotion, son accent anglais.
—C'est bien désagréable, prononça-t-il, oh!... beaucoup! Me voilà moins avancé que tout à l'heure et plus indécis, puisque je crois bien que cet homme est celui que je cherche, et que cependant je n'en suis pas assuré du tout.
—Dame!... monsieur, que voulez-vous que je vous dise!...
Lecoq se recueillit, fronçant les sourcils et pinçant les lèvres, comme s'il eût poursuivi quelque inspiration pour le sortir d'incertitude.
La vérité est qu'il cherchait par quel détour adroit se faire proposer par cette femme le livre de police où les hôteliers sont tenus de consigner les prénoms, noms, profession et domicile de tous les gens qui viennent loger chez eux. Il tremblait d'éveiller ses soupçons.
—Comme cela, madame, insista-t-il, vous ne vous souvenez aucunement du nom que vous a donné cet homme?... Voyons, est-ce Mai?... Faites un effort, rappelez-vous... Mai, Mai!....
—Ah!... j'ai tant de choses dans la tête....
—On pourrait bien, murmura le jeune policier, qui sembla se disposer à sortir, on devrait bien inscrire le nom des voyageurs, comme en Angleterre.
—Mais on les inscrit, monsieur, riposta la femme se rebiffant, et au jour le jour, sur un registre exprès, imprimé, avec des colonnes pour chaque mention... Et au fait, j'y songe, je puis, pour vous obliger, vous montrer mon livre, il est là, dans le tiroir de mon secrétaire... Allons, bon! voici que je ne trouve plus ma clef....
Pendant que cette hôtelière, d'aussi peu de cervelle, évidemment, que ses oiseaux parleurs, bouleversait tout dans le bureau de son hôtel, Lecoq l'observait en dessous.
C'était une femme de quarante ans environ, très-blonde, conservée comme les blondes qui se conservent, c'est-à-dire fraîche, blanche, dodue, ayant de la santé à plein corset, appétissante à la manière de ces beaux fruits murs dont l'eau savoureuse coule le long des lèvres quand on mort dedans.
Son regard était d'ailleurs droit et franc, elle avait la voix bien timbrée, ses façons étaient simples et parfaitement naturelles.
—Ah! s'écria-t-elle, triomphante, j'ai cette maudite clef.
Elle ouvrit aussitôt son secrétaire, en sortit le livre de police qu'elle posa sur la tablette, et commença à feuilleter.
Elle s'y prenait assez maladroitement, de telle sorte que le jeune policier avec ses yeux de lynx put constater que le registre était bien tenu.
Enfin, elle arriva au feuillet important.
—Dimanche, 20 février, dit-elle, regardez, monsieur, ici, à la septième ligne: MAI,—sans prénom,—artiste forain,—venant de Leipzig,—sans papiers....
Pendant que Lecoq examinait cette mention d'un air absolument hébété, la femme eut encore un souvenir.
—Je m'explique, s'écria-t-elle, comment je n'avais dans la mémoire ni ce nom de Mai, ni cette drôle de profession: artiste forain. Ce n'est pas moi qui ai écrit cela...
—Qui donc est-ce?...
—L'individu lui-même, monsieur, pendant que je cherchais dix francs pour les lui rendre sur un louis qu'il venait de me remettre. Vous devez bien voir que l'écriture n'est plus du tout celle des autres inscriptions qui sont au-dessus et au-dessous....
Oui, Lecoq voyait cela, et c'était un argument irréfutable, précis et terrible comme un coup de bâton.
—Êtes-vous bien sûre, au moins, insista-t-il vivement, que cette mention est de la main de l'homme?... Le jureriez-vous?...
Il était si fort troublé, qu'il oublia sa prononciation exotique. La femme s'en aperçut, car elle recula, enveloppant d'un regard soupçonneux ce faux étranger.
Puis, à la défiance, la colère d'avoir été prise pour dupe, parut succéder.
—Je sais ce que je dis! déclara-t-elle un peu plus que sèchement. Et ensuite, en voilà assez, n'est-ce pas?
Reconnaissant qu'il s'était trahi, et honteux de son peu de sang-froid, Lecoq renonça à son accent d'outre-Manche.
—Pardon, dit-il, une question encore. Avez-vous toujours la malle de cet individu?
—Naturellement.
—Ah!... vous me rendriez un immense service en me la montrant.
—Vous la montrer! s'écria la blonde hôtesse indignée. Ah ça, pour qui me prenez-vous?... Que voulez-vous, qui êtes-vous?...
—Dans une demi-heure vous le saurez, répondit le jeune policier qui comprit l'inutilité de toute espèce d'insistance.
Il sortit brusquement, courut jusqu'à la place de Roubaix, sauta dans une voiture, et donna l'adresse du commissaire du quartier, promettant cent sous, outre la course, au cocher, s'il menait bon train. À ce prix, les maigres rosses volèrent sous le fouet.
Lecoq eut encore du bonheur, le commissaire était chez lui. Lecoq déclina sa qualité, et fut aussitôt conduit devant le magistrat du quartier.
—Ah!... monsieur, s'écria-t-il, venez à mon secours.
Et tout d'une haleine, il se mit à conter juste ce qu'il fallait de l'histoire pour être tiré d'embarras.
Dès qu'il eut fini:
—C'est pourtant vrai! exclama le commissaire, on est venu me chercher pour cet homme disparu, Casimir me l'a dit ce matin...
—On est venu... vous... pré-ve-nir... balbutia Lecoq.
—Hier... oui... mais j'ai eu tant d'occupations!... Enfin, mon garçon, que puis-je pour vous être utile?
—Venir avec moi, monsieur, exiger qu'on nous représente la malle, requérir un serrurier pour l'ouvrir. Voici des pouvoirs, un mandat de perquisition que le juge d'instruction m'a remis en tout cas. Ne perdons pas une minute, j'ai une voiture à votre porte.
—Partons! dit simplement le commissaire.
Quand ils furent dans le fiacre qui repartit au galop:
—Maintenant, monsieur, demanda le jeune policier, permettez-moi de vous demander si vous connaissez la femme qui tient l'hôtel de Mariembourg?...
—Très-bien!... Lorsque j'ai été nommé à cet arrondissement, il y a six ans, je n'étais pas marié, et j'ai pris mes repas assez longtemps à la table d'hôte de cette dame... Casimir, mon secrétaire, y mange encore.
—Et quelle espèce de femme est-ce?...
—Mais, ma foi!... mon jeune camarade, Mme Milner,—tel est son nom,—est une très-respectable veuve, aimée et estimée dans le quartier, dont les affaires prospèrent, et qui reste veuve uniquement parce que cela lui plaît, car elle est fort agréable encore et excessivement à l'aise...
—Alors, vous ne la croiriez pas capable, moyennant une bonne somme, de... comment dirai-je?... de servir quelque prévenu très-riche...
—Devenez-vous fou!... interrompit le commissaire. Madame Milner consentir à un faux témoignage pour de l'argent!... Ne viens-je donc pas de vous dire qu'elle est honnête, et qu'elle a de la fortune?... D'ailleurs elle m'avait fait prévenir, dès hier, ainsi....
Lecoq se tut, on arrivait.
En voyant apparaître derrière «son» commissaire le questionneur obstiné, Mme Millier parut tout comprendre.
—Jésus!... s'écria-t-elle, un agent! J'aurais dû m'en douter. Il y a un crime. Voilà mon hôtel perdu de réputation.
Il fallut du temps pour la rassurer et la consoler; tout le temps employé à chercher un serrurier aux environs.
Enfin, on monta à la chambre de l'homme disparu, et Lecoq se précipita sur la malle.
Ah!... il n'y avait pas à dire non, elle venait de Leipzig, les petits carrés de papier collés par les diverses administrations de chemins de fer le prouvaient.
On l'ouvrit: tout ce que l'homme avait annoncé s'y trouvait.
Lecoq était pétrifié. Il regarda, d'un air stupide, le commissaire serrer le tout dans une armoire dont il prit la clef, puis il sortit.
Il sortit, se tenant aux murs, la tête perdue, et on l'entendit trébucher comme un ivrogne dans les escaliers.
XXIV
Le mardi gras, cette année-là, fut très-gai, ce qui veut dire que le Mont-de-Piété et les bals publics firent des affaires.
Quand, vers minuit, Lecoq quitta l'hôtel de Mariembourg, les rues étaient bruyantes et peuplées comme en plein midi, et les cafés regorgeaient de consommateurs.
Mais le jeune policier n'avait pas le cœur à la joie. Il se mêlait à la foule sans la voir et fendait les groupes sans entendre les imprécations que soulevait sa brusquerie.
Où il allait?... il l'ignorait. Il marchait droit devant lui, sans but, au hasard, plus éperdu que le joueur dont le dernier louis perdu a emporté la dernière espérance.
—Il faut se rendre, murmurait-il, l'évidence éclate, mes présomptions n'étaient que chimères, mes déductions, jeux de hasard! Il ne me reste plus qu'à me tirer avec le moins de dommage et de ridicule possibles de ce mauvais pas.
Il venait d'atteindre le boulevard, quand une idée jaillit de sa cervelle, si éblouissante, qu'il ne put retenir un cri.
—Je ne suis qu'un sot!
Et il se frappait le front à le briser.
—Est-il possible, poursuivait-il, que moi, si fort en théorie, je devienne d'une si pitoyable faiblesse dès que je passe à la pratique! Ah! je ne suis qu'un enfant encore, un conscrit, qu'un rien surprend et jette hors du bon chemin. Je me trouble, la tête me tourne et je perds jusqu'à la faculté de raisonner.
Or, réfléchissons froidement:
Comment avais-je tout d'abord jugé ce prévenu, dont le système nous tient en échec?
Je m'étais dit: celui-là est un homme d'un génie supérieur, d'une expérience et d'une pénétration consommées, audacieux, d'un sang-froid à toute épreuve et qui tentera l'impossible pour assurer le succès de sa comédie.
Oui, voilà ce que je disais, et à la première circonstance que je ne m'explique pas, là, sur-le-champ, je jette le manche après la cognée.
Il tombe sous le sens, pourtant, qu'un homme d'une prodigieuse habileté ne saurait avoir recours à des manœuvres vulgaires. Devais-je espérer qu'il coudrait ses malices de fil blanc?
Allons donc!... plus les apparences sont contre mes présomptions et en faveur de la version du détenu, plus il est sûr que j'ai raison!... ou la logique n'est plus la logique.
Le jeune policier éclata de rire et ajouta:
—Seulement, exposer cette théorie à la Préfecture devant mons Gévrol serait peut-être prématuré, et me vaudrait un certificat pour Charenton.
Il s'interrompit, il était devant sa maison. Il sonna, on lui ouvrit.
Il avait lestement grimpé ses quatre étages, et il arrivait à son palier, quand une voix dans l'obscurité appela:
—Est-ce vous, monsieur Lecoq?
—Moi-même, répondit le jeune agent un peu surpris, mais vous?...
—Je suis le père Absinthe.
—Ma foi!... soyez le bienvenu, je ne reconnaissais pas votre voix... donnez-vous la peine d'entrer chez moi.
Ils entrèrent et Lecoq alluma une bougie.
Alors le jeune policier put voir son vieux collègue, et en quel état, bon Dieu!...
Plus sale il était et plus crotté qu'un barbet qui a été perdu pendant trois jours de pluie, sa redingote portait les traces de vingt murailles essuyées, son chapeau n'avait plus aucune forme.
Ses yeux étaient troubles et sa moustache pendait pitoyablement. Il mâchonnait à vide, comme s'il eût eu du sable plein la bouche. Par moments, il essayait de cracher; il faisait le geste, l'effort... mais rien ne sortait.
—Vous m'apportez de mauvaises nouvelles?... demanda Lecoq, après un court examen.
—Mauvaises.
—Les gens que vous filiez vous ont glissé entre les doigts.
Le vieux eut un mouvement de tête affirmatif de haut en bas.
—C'est un malheur, prononça le jeune policier, flairant quelque mésaventure, c'est un très-grand malheur! Cependant, il ne faut pas vous désoler outre mesure. Voyons, papa, relevez la tête, morbleu! À nous deux, demain, nous réparerons cela.
Cet amical encouragement redoubla le très-visible embarras du bonhomme. Il rougit, ce vieil homme de la police, comme une pensionnaire, et montrant le poing au plafond, il s'écria:
—Ah!... gredin, je te l'avais bien dit!
—Hein!... fit Lecoq, à qui en avez-vous?
Le père Absinthe ne répondit pas, il se plaça bien en face de la glace et se mit à accabler son reflet des plus cruelles injures.
—Vieux propre à rien!... disait-il, vilain soldat! n'as-tu pas honte! Tu avais une consigne, n'est-ce pas? Qu'en as-tu fait? Tu l'as bue, malpropre, comme un vieil ivrogne que tu es. Va, cela ne se passera pas ainsi, et quand même M. Lecoq te pardonnerait, tu seras privé de goutte huit jours. Tu bisqueras, ce sera bien fait.
Voilà, justement, ce qu'avait pressenti le jeune policier.
—Allons, dit-il au bonhomme, vous vous sermonnerez plus tard. Contez-moi vite votre histoire.
—Ah!... je n'en suis pas fier, je vous prie de le croire, mais n'importe. Donc on vous a sans doute remis une lettre où je vous disais que j'allais filer les jeunes gens qui avaient reconnu Gustave?...
—Oui, oui, passez!
—Pour lors, une fois dans le café, où je les avais suivis, voilà mes garçons qui se mettent à boire du vermouth à pleins verres, sans doute afin de chasser l'émotion. Après avoir bu, la faim les prend, et ils demandent à déjeuner. Moi, dans mon coin, je fais comme eux. Le repas, le café, le pousse-café, la bière, tout cela exige du temps. À deux heures, cependant, ils se décident à payer et à sortir. Bon!... je pensais qu'ils rentraient chez eux. Pas du tout. Ils gagnent la rue Dauphine, et je les vois ouvrir la porte d'un estaminet. Je m'y glisse cinq minutes après eux; ils étaient déjà en train de jouer au billard.
Il toussait; c'est que le difficile à dire arrivait.
—Je me mets à une petite table, poursuivit-il, et je demande un journal. Je ne le lisais que d'un œil, quand tout à coup entre un bon bourgeois qui se place près de moi. Sitôt assis, il me demande le journal quand j'aurai fini, je le lui passe, et nous voilà à parler de la pluie et du beau temps. Bref, de fil en aiguille, ce bourgeois finit par me proposer une partie de bezigue en quinze cents. Je refuse le bezigue, mais j'accepte un cent de piquet. Les jeunes gens, vous m'entendez, choquaient toujours l'ivoire. On nous apporte un tapis et nous voilà à jouer des petits verres de fine. Je gagne. Le bourgeois me demande sa revanche et nous jouons deux bocs. Je regagne. Il s'entête, nous nous mettons à jouer des petits verres... Et toujours je gagnais, et toujours je buvais, et plus je buvais....
—Allez, allez!... et ensuite?...
—Eh!... voilà le hic! Ensuite je ne me souviens plus de rien, ni du bourgeois, ni des jeunes gens. Il me semble cependant me rappeler que je m'étais endormi dans le café, et que le garçon est venu me réveiller et me prier de me retirer... Alors, j'ai dû vaguer sur les quais, jusqu'au moment où, les idées m'étant revenues, je me suis décidé à venir vous attendre dans votre escalier.
À la grande surprise du père Absinthe, Lecoq semblait encore plus préoccupé que mécontent.
—Que pensez-vous de ce bourgeois, papa? interrogea-t-il.
—Je pense qu'il me suivait, pendant que je filais les autres; et qu'il n'est entré au café que pour me griser.
—Donnez-moi son signalement?
—C'est un grand bonhomme assez gros, avec une large figure rouge et un nez très-camard, l'air bonasse....
—C'est lui!... s'écria Lecoq.
—Lui!... Qui?
—Le complice, l'homme dont nous avons relevé les empreintes, le faux ivrogne, un diable incarné qui nous mettra tous dedans, si nous n'ouvrons pas l'œil... Ne l'oubliez pas, papa, et si jamais vous le rencontrez!...
Mais la confession du père Absinthe n'était pas finie, et comme les dévotes il avait gardé le plus gros péché pour la fin.
—C'est que ce n'est pas tout, reprit-il, et je veux ne vous rien cacher. Il me semble bien que ce traître m'a parlé du meurtre de la Poivrière, et que je lui ai raconté tout ce que nous avons découvert et tout ce que vous comptez faire....
Lecoq eut un si terrible geste que le vieux recula épouvanté.
—Malheureux!... s'écria-t-il, livrer notre plan à l'ennemi!...
Mais il reprit vite son calme. D'abord le mal était sans remède, puis il avait encore un bon côté: il levait tous les doutes qu'eût pu laisser l'affaire de l'hôtel de Mariembourg.
—Mais ce n'est pas le moment de réfléchir, reprit le jeune policier, je suis écrasé de fatigue; prenez un matelas au lit, pour vous, l'ancien, et couchons-nous...
XXV
Lecoq était un garçon prévoyant.
Il avait eu soin, avant de se mettre au lit, de monter un réveil, qu'il possédait, et d'en placer les aiguilles sur six heures.
—Comme cela, dit-il au père Absinthe, en soufflant la bougie, nous ne manquerons pas le coche.
Mais il comptait sans son extrême lassitude, à lui; sans les fumées de l'alcool qui emplissaient encore la cervelle de son vieux collègue.
Quand six heures sonnèrent à Saint-Eustache, le réveil fonctionna fidèlement, mais le bruit strident de l'ingénieuse mécanique ne suffit pas pour interrompre le lourd sommeil des deux policiers.
Ils auraient vraisemblablement dormi longtemps encore, si vers les sept heures et demie deux vigoureux coups de poing n'eussent ébranlé la porte de la chambre.
D'un bond Lecoq fut debout, stupéfait de voir le jour levé, furieux de l'inanité de ses précautions.
—Entrez!... cria-t-il au visiteur matinal.
Le jeune policier n'avait pas encore d'ennemis, à cette époque, il pouvait sans imprudence dormir la clé sur sa serrure.
La porte aussitôt s'entre-bâilla, et la figure futée du père Papillon se montra.
—Eh!... c'est mon brave cocher!... s'écria Lecoq. Il y a donc du nouveau?
—Faites excuse, bourgeois, c'est au contraire toujours la même cause qui m'amène, vous savez, les trente francs des coquines... Je ne dormirai pas tranquille, tant que je ne vous aurai pas conduit, gratis pour pareille somme. Vous vous êtes servi hier de ma voiture pour cent sous, c'est vingt-cinq francs que je vous redois.
—Mais c'est de la folie, mon ami!
—Possible!... c'est la mienne. Je me suis juré, si vous ne me prenez pas, de stationner onze heures d'horloge devant votre porte. À deux francs vingt-cinq centimes l'heure, nous serons quitte. Décidez-vous.
Son œil suppliait; il était clair qu'un refus l'eût sérieusement désobligé.
—Soit, dit Lecoq, je vous prends pour la matinée; seulement, je dois vous prévenir que nous allons débuter par un véritable voyage.
—Cocotte a de bonnes jambes.
—Nous avons affaire, mon collègue et moi, dans votre quartier. Il faut absolument que nous dénichions la bru de la veuve Chupin, et j'ai tout lieu d'espérer que nous trouverons son adresse chez le commissaire de l'arrondissement.
—Ah! nous irons où vous voudrez; je suis à vos ordres.
Ils partirent quelques instants plus tard.
Papillon, fier sur son siège, faisait claquer son fouet, et la voiture filait comme s'il y eût en cent sous de pourboire.
Seul le père Absinthe était triste. Lecoq l'avait pardonné et même lui avait juré le secret, mais il ne se pardonnait pas, lui! Il ne pouvait se consoler d'avoir été, lui, un vieux policier, joué comme un provincial naïf. Si encore il n'eût pas livré le secret de l'instruction! Mais, il ne le comprenait que trop, il avait, par cela seul, doublé les difficultés de la tâche.
Du moins, la longue course ne fut pas inutile. Le secrétaire du commissaire de police du treizième arrondissement apprit à Lecoq que la femme Polyte Chupin demeurait avec son enfant aux environs, dans la ruelle de la Butte-aux-Cailles.
Il ne put indiquer le numéro précis, mais il donna des détails.
La bru de la mère Chupin était Auvergnate, et elle était cruellement punie d'avoir préféré un Parisien à un compatriote.
Arrivée à Paris à douze ans, elle était entrée comme servante dans une grosse fabrique de Montrouge et y était toujours restée. Après dix ans de privations et d'un travail acharné, elle avait amassé, sou à sou, trois mille francs, quand son mauvais génie jeta Polyte Chupin sur sa route.
Elle s'éprit de ce pâle et cynique gredin, et lui l'épousa pour ses économies.
Tant que dura l'argent, c'est-à-dire pendant trois ou quatre mois, le ménage alla cahin-caha. Mais avec le dernier écu, Polyte s'envola et reprit avec délices sa vie de paresse, de maraude et de débauche.
Dès lors il ne reparut plus chez sa femme que pour la voler, quand il lui soupçonnait quelques petites épargnes. Et périodiquement elle se laissait dépouiller de tout.
Il eût voulu la pousser plus bas, alléché par l'espoir d'ignobles profits; elle résista.
De cette résistance même était venue la haine de la vieille Chupin contre sa belle-fille, haine qui se traduisait par tant de mauvais traitements, que la pauvre femme dut fuir un soir avec les seules guenilles qui la couvraient.
La mère et le fils comptaient peut-être que la faim ferait ce que n'avaient pu faire leurs menaces et leurs conseils.
Leurs honteux calculs devaient être trompés.
Le secrétaire ajoutait que ces faits étaient de notoriété publique, et que tout le monde rendait justice à la vaillante Auvergnate.
—Même, disait-il, un sobriquet qu'on lui avait donné: Toinon-la-Vertu, était un grossier mais sincère hommage.
C'est muni de ces renseignements que Lecoq remonta en voiture.
La ruelle de la Butte-aux-Cailles, où le conduisit rapidement Papillon, ressemble peu au boulevard Malesherbes. Y demeure-t-il des millionnaires? on ne le devine pas. Ce qui est sûr, c'est que tous les habitants s'y connaissent comme dans un village. La première personne à qui le jeune policier demanda madame Polyte Chupin le tira d'embarras.
—Toinon-la-Vertu demeure dans cette maison, à droite, lui fut-il répondu; tout en haut de l'escalier, la porte en face.
L'indication était si précise, que du premier coup Lecoq et le père Absinthe arrivèrent au logis qu'ils cherchaient.
C'était une triste et froide mansarde carrelée, assez spacieuse, éclairée par une fenêtre à tabatière.
Un lit de noyer disloqué, une table boiteuse, deux chaises et de misérables ustensiles de ménage constituaient le mobilier.
Mais la propreté, en dépit de la pauvreté, étincelait, et on eût mangé par terre, selon l'énergique expression du père Absinthe.
Quand les deux policiers se présentèrent, ils trouvèrent une femme qui cousait des sacs de grosse toile, assise au milieu de la pièce, sous la fenêtre, pour que le jour tombât bien d'aplomb sur son ouvrage.
À la vue de deux étrangers, elle se leva à demi, surprise, un peu effrayée même; et quand ils lui eurent expliqué qu'ils avaient à lui parler assez longuement, elle quitta sa chaise pour l'offrir.
Mais le vieil homme de police la contraignit de demeurer assise, et il resta debout pendant que Lecoq s'établissait sur l'autre chaise.
D'un coup d'œil, le jeune policier avait inventorié le logis et évalué la femme.
Elle était petite, courte, grosse, affreusement commune. Une forêt de rudes cheveux noirs plantés très-bas sur le front et de gros yeux à fleur de tête donnaient à sa physionomie quelque chose de la navrante résignation de la bête maltraitée.
Peut-être avait-elle eu autrefois ce qu'on est convenu d'appeler la beauté du diable, maintenant elle semblait presque aussi vieille que sa belle-mère.
Le chagrin et les privations, les travaux excessifs, les nuits passées sous la lampe, les larmes dévorées et les coups reçus avaient plombé son teint, rougi ses yeux et creusé à ses tempes des rides profondes.
Mais de toute sa personne s'exhalait un parfum d'honnêteté native que n'avait pu corrompre le milieu où elle avait vécu.
Son enfant ne lui ressemblait en rien. Il était pâle et chétif, avec des yeux qui brillaient d'un éclat phosphorescent et des cheveux de ce jaune sale qu'on appelle le blond de Paris.
Un détail émut les deux agents.
La mère n'avait sur elle qu'une méchante robe d'indienne, mais le petit était chaudement vêtu de gros drap.
—Madame, commença doucement Lecoq, vous avez sans doute entendu parler du grand crime commis dans l'établissement de votre belle-mère.
—Hélas!... oui, monsieur.
Et vivement elle ajouta:
—Mais mon homme ne peut y être mêlé, puisqu'il est en prison.
Cette objection, qui courait au devant du soupçon, ne trahissait-elle pas des appréhensions horribles?
—Oui, je le sais, dit le jeune policier, Polyte a été arrêté il y a une quinzaine....
—Oh!... bien injustement, monsieur, je vous le jure. Il a été, comme toujours, entraîné par ses amis, des mauvais sujets. Il est si faible; quand il a un verre de vin en tête, on en fait alors tout ce qu'on veut. De lui-même, il ne ferait pas de mal à un enfant, il n'y a qu'à le regarder....
Tout en parlant, elle attachait des regards enflammés à une mauvaise photographie suspendue au mur et qui représentait un affreux garnement à l'œil louche, à la bouche grimaçante à peine ombragée d'une légère moustache, portant des mèches de cheveux bien collées aux tempes. C'était là Polyte.
Et il n'y avait pas à s'y méprendre, cette malheureuse l'aimait toujours; c'était son mari, d'ailleurs.
Une minute de silence suivit cette scène muette où éclatait la passion, et c'est pendant ce silence que la porte de la mansarde s'entr'ouvrit doucement.
Un homme avança la tête et la retira aussitôt avec une sourde exclamation. Puis, la porte se referma, la clé grinça dans la serrure, et on entendit des pas rapides dans l'escalier.
Assis dans la mansarde, le dos tourné à la porte, Lecoq n'avait pu apercevoir le visage de l'étrange visiteur.
Et, si promptement qu'il se fût retourné au bruit, il avait deviné le mouvement bien plutôt qu'il ne l'avait surpris.
Pourtant il n'eut pas l'ombre d'un doute.
—C'est lui, s'écria-t-il, le complice!
Grâce à sa position, le père Absinthe avait vu.
—Oui, dit-il, oui, j'ai reconnu l'homme qui m'a grisé hier.
D'un bond, les deux agents s'étaient jetés sur la porte, et ils s'épuisaient pour l'ouvrir en stériles efforts. Elle résistait, elle tenait bon, car elle était de chêne plein, ayant été achetée aux démolitions par le propriétaire, et ajustée là, par hasard, avec sa vieille et solide serrure.
—Mais aidez-nous donc, disait le père Absinthe à la femme de Polyte, pétrifiée de surprise, donnez-nous donc une barre, un morceau de fer, un clou, n'importe quoi!...
Le jeune policier, lui, s'ensanglantait les mains à essayer de renfoncer le pêne ou d'arracher la garde. Il trépignait de rage...
Enfin, la porte fut forcée, et les deux agents, animés d'une ardeur pareille, s'élancèrent à la poursuite de leur mystérieux adversaire.
Arrivés dans la ruelle, ils s'informèrent. Ils pouvaient donner le signalement de l'homme; c'était quelque chose. Deux personnes l'avaient vu entrer dans la maison de Toinon-la-Vertu, une troisième l'avait remarqué lorsqu'il en était sorti précipitamment. Des enfants qui jouaient sur la chaussée assurèrent que cet individu s'était enfui à toutes jambes dans la direction de la rue du Moulin-des-Prés.
C'était dans cette rue, près de l'endroit où s'y amorce la ruelle de la Butte-aux-Cailles, que Lecoq avait fait arrêter sa voiture.
—Courons-y! proposa le père Absinthe, le cocher pourra peut-être nous donner quelque renseignement.
Mais l'autre hocha la tête d'un air découragé et ne bougea point.
—À quoi bon!... prononça-t-il. La présence d'esprit qu'a eue cet homme de donner un tour de clé l'a sauvé. Il a maintenant dix minutes d'avance sur nous, il est loin, nous ne le rattraperons pas.
Le vieil agent était blême de colère.
Il considérait maintenant comme son ennemi personnel ce rusé complice qui l'avait si cruellement mystifié; il eût donné un mois de sa paye pour lui mettre la main au collet.
—Ah! ce n'est pas le toupet qui lui manque, à ce brigand, dit-il, ni la chance!... Penser qu'il se moque de nous, comme une souris qui jouerait avec les griffes du chat, et que voici trois fois qu'il nous échappe... Trois fois!...
Le jeune policier était aussi irrité au moins que son collègue, et bien autrement blessé dans sa vanité. Mais il sentait la nécessité du sang-froid.
—Oui, répondit-il, d'un ton pensif, le mâtin est hardi et intelligent, et il ne reste pas les jambes croisées. Si nous travaillons, il se remue ferme. Ce démon-là est partout. De quelque côté que je pousse l'attaque, je l'y trouve sur la défensive. C'est lui, l'ancien, qui vous a fait perdre la piste de Gustave, c'est lui qui a organisé cette belle comédie de l'hôtel de Mariembourg...
—Et maintenant, objecta le bonhomme, d'un air capable, que le Général vienne donc nous chanter que c'est des fantômes que vous prétendez conduire au poste!...
Si délicate que fût la flatterie, elle ne put tirer Lecoq de ses réflexions.
—Jusqu'à présent, reprit-il au bout d'un moment, cet habile metteur en scène m'a devancé, partout; de là mes échecs. Ici, du moins, nous arrivons avant lui. Or, s'il y venait, c'est qu'il flaire un danger... Donc nous pouvons espérer. Remontons près de la femme de ce garnement de Polyte.
Hélas! la pauvre Toinon-la-Vertu ne comprenait rien à cette aventure. Elle était restée sur son palier, tenant son enfant par la main, penchée sur la rampe de l'escalier, palpitante, l'œil et l'oreille au guet.
Dès qu'elle aperçut les deux agents qui remontaient aussi lentement qu'ils étaient descendus vite, elle s'avança:
—Au nom du ciel, demandait-elle, que se passe-t-il, qu'est-ce que cela signifie?...
Mais Lecoq n'était pas homme à conter ses affaires dans un corridor tapissé d'oreilles, et c'est seulement quand il eut repoussé la jeune femme dans sa mansarde, la porte refermée, qu'il lui répondit.
—Il y a que nous venons de donner la chasse à un complice des meurtres de la Poivrière. Il arrivait espérant vous trouver seule, notre présence l'a effarouché.
—Un assassin!... balbutia Toinon, en joignant les mains. Que pouvait-il me vouloir?
—Qui sait? Il est a supposer qu'il est des amis de votre mari.
—Oh!... monsieur....
—Quoi!... Ne venez-vous pas de nous dire que Polyte a les plus détestables connaissances! Rassurez-vous, cela ne le compromet en rien. Vous avez d'ailleurs un moyen simple d'écarter de lui les soupçons.
—Un moyen! Lequel? Oh! dites vite....
—C'est de me répondre franchement, et de me mettre à même, vous qui êtes une honnête femme, d'arrêter le coupable. Parmi tous les amis de votre mari, n'en connaissez-vous pas de capables d'avoir fait le coup?... Nommez-les moi.
L'hésitation de la malheureuse fut visible. Souvent, sans doute, elle avait assisté à d'ignobles conciliabules, et on avait dû la menacer de vengeances terribles si elle parlait.
—Vous n'avez rien à craindre, insista le jeune policier, et jamais, je vous le promets, on ne saura que vous m'avez dit un mot. Puis, quoi que vous disiez, vous ne m'apprendrez peut-être rien. On nous a conté déjà bien des choses de votre vie, sans parler des brutalités dont vous ont rendue victime Polyte et sa mère.
—Mon mari, monsieur, ne m'a jamais brutalisée, dit fièrement la jeune femme.... Cela, d'ailleurs, ne regarde que moi.
—Et votre belle-mère?
—Elle est peut-être un peu vive; au fond, elle a bon cœur.
—Alors, pourquoi diable vous êtes-vous enfuie du cabaret de la veuve Chupin, puisque vous y étiez si heureuse?
Toinon-la-Vertu était devenue cramoisie jusqu'à la racine des cheveux.
—Je me suis sauvée, répondit-elle, pour d'autres raisons. Il venait beaucoup d'hommes ivres là-bas, et des fois, quand j'étais seule, d'aucuns voulaient pousser la plaisanterie un peu loin... Vous me direz que j'ai le poignet solide, et c'est vrai; aussi j'aurais peut-être patienté... Mais quand je m'absentait il y en avait qui étaient assez bêtes pour faire boire de l'eau-de-vie au petit, au point qu'une fois en rentrant je l'ai trouvé comme mort, raide déjà et tout froid, et il a fallu courir chercher le médecin.
Elle s'arrêta court, la pupille dilatée. De rouge elle était devenue livide, et c'est d'une voix étranglée qu'elle cria à son fils:
—Toto!... Malheureux!...
Lecoq regarda autour de lui, et frissonna; il avait compris. Cet enfant, qui n'avait pas cinq ans, s'était glissé à quatre pattes près de lui, et lui fouillait dans les poches de son paletot, il le volait, il le dévalisait... et adroitement.
—Eh bien!... oui, s'écria l'infortunée en fondant en larmes, oui, il y avait encore cela! Dès que je perdais le petit de vue, des gens l'attiraient dehors. Ils l'emmenaient dans des endroits où il y a du monde, et ils lui apprenaient à chercher dans les poches et à leur apporter ce qu'il y trouvait. Si on s'apercevait de quelque chose, ils se fâchaient très-haut contre l'enfant et le battaient... Si personne ne voyait rien, ils lui donnaient un sou pour du sucre d'orge et gardaient ce qu'il avait pris.
Elle cacha son visage entre ses mains, et, d'une voix inintelligible, ajouta:
—Et moi, je ne veux pas que mon petit soit un voleur.
Ce qu'elle ne disait pas, la pauvre créature, c'est que celui qui emmenait ainsi l'enfant et le dressait au vol, c'était le père, son mari à elle, Polyte Chupin. Mais les deux agents le comprenaient bien, et si abominable était le crime de l'homme, et si déchirante la douleur de la femme, qu'ils se sentirent remués jusqu'au plus profond d'eux-mêmes. De ce moment, Lecoq ne songea plus qu'à abréger une scène affreusement pénible. D'ailleurs, l'émotion de cette pauvre mère lui garantissait sa sincérité.
—Tenez, lui dit-il avec une brusquerie affectée, deux questions seulement, et je vous tiens quitte. Parmi les habitants de votre cabaret, ne s'en trouvait-il pas un du nom de Gustave?...
—Non, monsieur, bien sûr.
—Soit!... Mais Lacheneur, vous devez connaître Lacheneur?
—Celui-là, oui.
Le jeune policier ne put retenir une exclamation de joie. Enfin il tenait, pensait-il, le bout du fil qui allait le conduire à la lumière, à la vérité.
—Quel homme est-ce? demanda-t-il vivement.
—Oh! il ne ressemble pas aux gens qui boivent chez ma belle-mère. Je ne l'ai vu qu'une fois, mais sa figure m'est restée dans la tête. C'était un dimanche. Il était dans une voiture arrêtée près des terrains vagues et parlait à Polyte. Quand il a été parti, mon mari m'a dit: «Tu vois ce vieux-là, il fera notre fortune.» Je lui ai trouvé l'air d'un monsieur bien respectable....
—C'est assez, interrompit Lecoq; maintenant il s'agit, ma bonne, de venir déposer devant le juge. J'ai une voiture en bas. Prenez votre enfant si vous voulez, mais hâtez-vous, venez vite, venez....
XXVI
M. Segmuller était de ces magistrats qui chérissent leur profession d'un amour sans partage, qui s'y donnent corps et âme et mettent à l'exercer tout ce qu'ils ont d'énergie, d'intelligence et de sagacité.
Juge d'instruction, il apportait à la recherche de la vérité la passion tenace du médecin luttant contre une maladie inconnue, l'enthousiasme de l'artiste s'épuisant à la poursuite du beau.
C'est dire combien impérieusement s'était emparée de son esprit cette affaire ténébreuse du cabaret de la Chupin qui lui était confiée.
Il y découvrait tout ce qui doit irriter l'intérêt: grandeur du crime, obscurité des circonstances, mystère impénétrable enveloppant les victimes et le meurtrier, attitude étrange d'un prévenu énigmatique.
L'élément romanesque ne manquait pas, représenté par ces deux femmes dont on avait perdu les traces, et par cet insaisissable complice.
Enfin l'anxiété du résultat était une attraction de plus. L'amour-propre ne perd jamais ses droits; et M. Segmuller songeait que le succès serait d'autant plus honorable que les difficultés auraient été plus grandes. Et il espérait vaincre, surtout ayant un auxiliaire comme Lecoq, ce débutant en qui il avait reconnu des facultés extraordinaires et le génie de son état.
Aussi, l'idée ne lui vint-elle pas, après une journée écrasante, de se soustraire à la tyrannie de ses préoccupations ni de remettre les soucis au lendemain.
Il se hâta de dîner, avalant la bouchée double, et, son café pris, il se remit à la besogne avec une nouvelle ardeur.
Il avait emporté l'interrogatoire du soi-disant artiste forain, et il l'étudiait à la façon de l'ingénieur qui rôde autour de la place qu'il assiège, pour en reconnaître les endroits faibles où doivent converger les efforts de l'attaque.
Toutes les réponses, il les analysait, il en pesait les expressions une à une. Il cherchait le joint où il pourrait glisser quelque victorieuse question qui, semblable à une mine, disloquerait le système de défense.
Une bonne partie de sa nuit fut employée à ce travail, ce qui ne l'empêcha pas d'être debout de meilleure heure qu'à l'ordinaire.
Dès huit heures, il était habillé et rasé, il avait arrangé ses papiers, pris son chocolat, et il se mettait en route.
Il oubliait que l'impatience qui le dévorait ne bouillonnait pas dans les veines des autres. Il s'en aperçut bientôt.
C'est à peine si le Palais de Justice s'éveillait lorsqu'il y arriva. Toutes les portes même n'étaient pas encore ouvertes. Dans les couloirs, des huissiers et des garçons de bureaux mal éveillés, se détiraient en échangeant leurs vêtements de ville contre leur costume officiel.
D'autres, en bras de chemise, balayaient et époussetaient, avec mille précautions toutefois, et de façon à ne pas mettre en mouvement des dunes de poussière dont le niveau monte tous les jours.
Par la fenêtre des vestiaires, les loueuses de costumes secouaient les robes des avocats, tristes loques noires en ce moment, toges magiques à l'audience, lorsqu'il s'en échappe des flots d'éloquence et des essaims d'arguments. Dans les cours, quelques petits clercs d'avoué polissonnaient en attendant l'ouverture du greffe ou des bureaux d'enregistrement.
M. Segmuller, qui avait à consulter le procureur impérial, se rendit tout d'abord au parquet. Personne n'était arrivé.
Du dépit, il alla s'enfermer dans son cabinet, l'œil sur sa pendule, bien près de s'étonner de la lenteur des aiguilles à se mouvoir.
À neuf heures dix minutes, Goguet, le souriant greffier, parut et fut accueilli par un: «Ah! vous voici enfin!» qui dut ne lui laisser aucun doute sur l'humeur du bon juge d'instruction.
Goguet, cependant, était en avance. Goguet, pressé par la curiosité, s'était hâté d'arriver.
Il voulut s'excuser, se disculper, mais M. Segmuller lui ferma la bouche assez vertement pour lui ôter toute envie de répliquer.
—Allons, pensa-t-il, le vent souffle du mauvais côté, ce matin.
Et ployant l'échine sous la bourrasque, il passa philosophiquement ses manches de lustrine noire, gagna sa petite table et parut s'absorber dans la taille de ses plumes et la préparation de son papier.
Au fond, il était vexé. La veille au soir, tout en causant, avec madame Goguet, de l'énigmatique prévenu, il lui était venu différentes idées qu'il n'eût pas été fâché de soumettre au juge.
L'occasion eût été mal choisie. M. Segmuller, le flegme personnifié d'ordinaire, l'homme par excellence grave, méthodique et tout en dedans, était devenu méconnaissable. Il se promenait de long en long dans son cabinet, se levait, s'asseyait, gesticulait, enfin paraissait ne pouvoir tenir en place.
—Décidément, se disait le greffier, l'écheveau ne se débrouille pas, les affaires de Mai vont très-bien!
En ce moment il en était ravi; il se rangeait du côté du prévenu, tant sa rancune était grande.
De neuf heures et demie à dix heures, M. Segmuller ne sonna pas son huissier moins de cinq fois, et cinq fois, il lui adressa les mêmes questions:
—Êtes-vous sur que M. Lecoq, l'agent du service de la sûreté, ne se soit pas présenté?... Informez-vous... Il est impossible qu'il ne m'ait pas envoyé quelqu'un; il doit m'avoir écrit.
Chaque fois, l'huissier surpris dut répondre:
—Personne n'est venu, il n'y a pas de lettre.
La colère gagnait le juge.
—Conçoit-on cela, murmurait-il, je suis sur des charbons ardents et cet agent se permet de se faire attendre... Où peut-il être allé?...
En dernier lieu, il ordonna à l'huissier de voir si on ne trouverait pas Lecoq aux environs, dans quelque estaminet; de le chercher et de le lui amener vite, bien vite.
L'huissier parti, M. Segmuller sembla reprendre son calme.
—Nous sommes là que nous perdons un temps précieux, dit-il à Goguet, je me décide à interroger le fils de la veuve Chupin... ce sera toujours cela de fait. Allez dire qu'on me l'amène, Lecoq a dû remettre l'ordre d'extraction...
Moins d'un quart d'heure après, Polyte faisait son entrée dans le cabinet du juge d'instruction.
C'était bien, de la tête aux pieds, de la casquette de toile cirée aux pantoufles de tapisserie à dessins voyants, c'était bien l'homme du portrait que la pauvre Toinon-la-Vertu enveloppait de ses regards passionnés.
Seulement, le portrait était flatté.
La photographie n'avait pu fixer l'expression de basse astuce de ce visage de coquin, l'impudence du sourire, la lâche férocité de l'œil fuyant. Elle n'avait pu rendre ni le teint flétri et plombé, ni le clignotement inquiétant des paupières, ni les lèvres minces, pincées sur des dents courtes et aiguës.
Du moins devait-il lui être difficile de surprendre son monde.
Le voir, c'était le juger à sa valeur.
Lorsqu'il eut répondu aux questions préliminaires, déclaré qu'il avait trente ans et qu'il était né à Paris, il prit une pose prétentieuse et attendit.
Mais avant d'aborder l'objet sérieux de l'interrogatoire, M. Segmuller voulait essayer de démonter un peu cette assurance de coquin.
Il rappela donc durement à Polyte sa position, lui donnant à entendre que, de son attitude et de ses réponses dépendrait beaucoup le jugement à intervenir dans l'affaire où il se trouvait impliqué.
Polyte écoutait d'un air nonchalant et quelque peu ironique.
Dans le fait, il se souciait infiniment peu de la menace. Il avait consulté et se croyait sûr de son compte. On lui avait dit qu'il ne pouvait pas être condamné à plus de six mois de prison. Que lui importait un mois de plus ou de moins!
Le juge, qui surprit ce sentiment dans l'œil du gredin, abrégea.
—La justice, dit-il, attend de vous des renseignements sur quelques habitués du cabaret de votre mère.
—C'est qu'il y en a beaucoup, m'sieu, répondit le garnement d'une voix enrouée, traînarde, ignoble.
—En connaissez-vous un du nom de Gustave?
—Non, m'sieu.
Insister, c'était risquer de donner l'éveil à Polyte, si par hasard il était de bonne foi; M. Segmuller poursuivit donc:
—Vous devez, du moins, vous rappeler Lacheneur?
—Lacheneur?... C'est la première fois que j'entends ce nom.
—Prenez garde!.... la police sait beaucoup de choses.
Le garnement ne broncha pas.
—Je dis la vérité, m'sieu, insista-t-il, quel intérêt aurais-je à mentir?...
La porte, qui s'ouvrit brusquement, lui coupa la parole. Toinon-la-Vertu parut, son enfant sur les bras.
À la vue de son mari, la malheureuse jeta un cri de joie et s'avança vivement... Mais Polyte, reculant, la cloua sur place d'un regard terrible.
—Il faudrait être mon ennemi, prononça-t-il d'un ton farouche, pour prétendre que je connais un nommé Lacheneur!... J'en voudrais à la mort à qui dirait ce mensonge; oui, à la mort... et je ne pardonnerais jamais!
XXVII
Ayant reçu l'ordre de chercher partout Lecoq, et de le ramener s'il le rencontrait, l'huissier de M. Segmuller s'était mis en campagne.
La commission ne lui déplaisait pas; c'était une occasion de quitter son poste, un prétexte de légitime flânerie aux environs.
C'est à la Préfecture qu'il se rendit tout d'abord, par le plus long, bien entendu, par le quai. Mais à la Permanence, où il s'adressa, personne n'avait aperçu le jeune policier.
Il se rabattit alors sur les estaminets et les débits de boissons qui entourent le Palais de Justice et vivent de sa clientèle.
Commissionnaire consciencieux, il entra partout, et même ayant rencontré des connaissances, il se crut obligé à une politesse à 50 centimes la canette... Mais pas de Lecoq!
Il rentrait en hâte, un peu inquiet de la durée de son absence, quand une voiture qui arrivait à fond de train s'arrêta court devant la grille du Palais.
Machinalement, il regarda. Ô bonheur! De cette voiture, il vit descendre Lecoq, suivi du père Absinthe et de la belle-fille de la veuve Chupin.
Du coup, il retrouva son aplomb, et c'est du ton le plus important qu'il transmit au jeune policier l'ordre de le suivre sans perdre une minute.
—Monsieur le juge vous a déjà demandé nombre de fois, disait-il, son impatience est extrême, il est d'une humeur massacrante, et vous pouvez vous attendre à avoir la tête lavée de la belle façon.
Lecoq souriait, tout en montant l'escalier. N'avait-il pas à présenter la plus victorieuse des justifications? Même il se faisait une fête de l'agréable surprise du juge, et il lui semblait voir son visage irrité s'épanouir soudain.
Et cependant les embarras de l'huissier et son insistance devaient avoir le plus désastreux résultat.
Pressé comme il l'était, le jeune policier ne vit nul inconvénient à ouvrir sans frapper la porte du cabinet de M. Segmuller, et il eut l'inspiration fatale de pousser en avant la malheureuse dont le témoignage pouvait être si décisif.
La stupeur le cloua net sur place, quand il vit que le juge n'était pas seul, quand il reconnut en ce témoin qu'on interrogeait, l'homme du portrait, Polyte Chupin.
À l'instant, il comprit l'étendue de la faute, ses conséquences, et combien il importait d'empêcher toute communication, tout échange de pensées entre le mari et la femme.
Il bondit jusqu'à Toinon-la-Vertu, et la secouant rudement par le bras, il lui commanda de sortir à l'instant.
—Vous ne pouvez rester ici, lui criait-il, allons, venez!...
Mais la pauvre créature était tout éperdue, défaillante d'émotion, plus tremblante que la feuille. Hors son mari, elle était incapable de rien voir, de rien entendre. Retrouver ce misérable qu'elle adorait, quel ravissement! Mais pourquoi reculait-il, pourquoi lui lançait-il des regards farouches?
Elle voulait parler, s'expliquer... Elle se débattit donc un peu, oh! bien peu, assez cependant pour recueillir la phrase de Polyte, qui entra dans son cerveau comme une balle.
Ce que voyant, le jeune policier la saisit par la taille, la souleva comme une plume, et l'emporta dans la galerie.
Cette scène n'avait pas duré une minute en tout, et M. Segmuller en était encore à formuler une observation, que déjà la porte était refermée et qu'il se retrouvait seul avec Polyte.
—Eh! eh!... pensait Goguet, frétillant d'aise, voici du nouveau!...
Mais comme ses à-parte ne lui faisaient jamais négliger sa besogne de greffier, il se pencha à l'oreille du juge, pour demander:
—Dois-je inscrire ce qu'a dit en dernier lieu le témoin?
—Certes! répondit M. Segmuller, et mot pour mot, s'il vous plaît!
Il s'arrêta; la porte s'ouvrait une fois encore et livrait passage à l'huissier qui, timidement et d'un air fort penaud, remit un billet et sortit.
Ce billot, écrit au crayon par Lecoq, sur une feuille arrachée à son calepin, disait au juge le nom de la femme, et lui donnait brièvement, mais clairement, les renseignements recueillis.
—Ce garçon-là pense à tout... murmura M. Segmuller.
Le sens de la scène qu'il n'avait fait qu'entrevoir éclatait maintenant à ses yeux.
Tout lui était expliqué!
Il n'en regrettait que plus amèrement cette rencontre fatale qui venait d'avoir lieu dans son cabinet. Mais à qui devait-il s'en prendre? À lui, à lui seul, à son impatience, à son défaut de prévoyance quand, son huissier parti, il avait envoyé chercher Polyte Chupin.
Cependant, comme il ne pouvait se douter de l'influence énorme de cette circonstance sur l'instruction, il ne s'en alarma pas et ne songea qu'à tirer parti des documents précieux qui lui arrivaient.
—Poursuivons, dit-il à Polyte.
Le gredin eut un geste d'insouciant assentiment. Sa femme sortie, il n'avait plus bougé, indifférent en apparence à tout ce qui se passait.
—C'est votre femme que nous venons de voir? demanda M. Segmuller.
—Oui.
—Elle voulait se jeter à votre cou, vous l'avez repoussée.
—Je ne l'ai pas repoussée, m'sieu.
—Vous l'avez tenue à distance, si vous aimez mieux, vous n'avez pas eu un regard pour votre enfant qu'elle vous tendait... pourquoi?
—Ce n'était pas le moment de penser au sentiment.
—Vous mentez. Vous vouliez simplement la bien fixer pendant que vous lui dictiez sa déposition.
—Moi!... je lui ai dicté sa déposition?...
—Sans cette supposition, les paroles que vous avez prononcées seraient inintelligibles.
—Quelles paroles?...
Le juge se retourna vers son greffier.
—Goguet, dit-il, relisez au témoin sa dernière phrase.
Le greffier, de sa voix monotone, lut:
«J'en voudrais à la mort à qui dirait que je connais Lacheneur.»
—Eh bien!... insista M. Segmuller, qu'est-ce que cela signifie?
—C'est bien facile à comprendre, m'sieu.
M. Segmuller s'était levé, enveloppant Polyte d'un de ces regards de juge, qui, selon l'expression d'un prévenu, «font grouiller la vérité dans les entrailles.»
—Assez de mensonges, interrompit-il. Vous commandiez le silence à votre femme, voilà le fait. À quoi bon? et que peut-elle nous apprendre? Pensez-vous donc que la police ne sait pas vos relations avec Lacheneur, vos entretiens, quand il vous attendait en voiture près des terrains vagues, les espérances de fortune que vous fondiez sur lui?... Croyez-moi, décidez-vous à des aveux, pendant qu'il en est temps encore, ne vous engagez pas dans une voie au bout de laquelle est un péril sérieux. On est complice de plus d'une façon!
Il est certain que l'impudence de Polyte reçut un rude choc. Il parut confondu, et baissa la tête en balbutiant une réponse inintelligible.
Cependant il s'obstina à garder le silence, et le juge, qui venait d'employer inutilement son arme la plus forte, désespéra. Il sonna et donna l'ordre de reconduire le témoin en prison, après avoir pris des précautions, toutefois, pour qu'il ne pût revoir sa femme.
Polyte sorti, Lecoq parut. Il était désespéré, il s'arrachait les cheveux.
—Et dire, répétait-il, que je n'ai pas tiré de cette femme tout ce qu'elle savait, quand c'était si facile! Mais je savais que vous m'attendiez, monsieur, je me dépêchais, j'ai cru bien faire...
—Rassurez-vous, ce malheur peut se réparer.
—Non, monsieur, non, nous ne saurons plus rien de cette malheureuse. Impossible de lui arracher un mot depuis qu'elle a vu son mari. Elle l'aime de la passion la plus folle, il a sur elle une influence toute-puissante. Il lui a commandé de se taire, elle se taira.
Le jeune policier n'avait que trop raison. M. Segmuller dut se l'avouer dès les premiers pas que Toinon-la-Vertu fit dans son cabinet.
La pauvre créature était écrasée de douleur. Il était aisé de reconnaître qu'elle eût donné sa vie pour reprendre les paroles qui lui étaient échappées dans sa mansarde. Le regard de Polyte l'avait glacée et remuait en son cœur les plus sinistres appréhensions. Ne concevant rien dont il ne pût être coupable, elle se demandait si son témoignage ne serait pas un arrêt de mort.
Aussi refusa-t-elle de répondre autre chose que: «Non!» ou: «Je ne sais pas!» à toutes les questions, et tout ce qu'elle avait dit, elle le rétracta. Elle jurait qu'elle s'était trompée, qu'on avait mal compris, qu'on abusait de ses paroles. Elle affirmait avec les plus horribles serments que jamais elle n'avait entendu parler de Lacheneur.
Enfin, quand on la pressait trop, elle éclatait en sanglots, et serrait convulsivement sur sa poitrine son enfant qui poussait des cris perçants.
En présence de cette obstination idiote, aveugle comme celle de la brute, que faire? M. Segmuller hésitait. Il se sentait pris de pitié pour cette malheureuse. Enfin, après un moment de réflexion:
—Vous pouvez vous retirer, ma brave femme, dit-il doucement, mais souvenez-vous bien que votre silence nuit plus à votre mari que tout ce que vous pourriez dire.
Elle se retira... elle s'enfuit plutôt, pendant que le juge et l'agent de la sûreté échangeaient des regards consternés.
—Je le disais bien!... pensait Goguet. Les actions du prévenu sont en hausse. Je parie cent sous pour le prévenu.