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Monsieur Lecoq — Volume 1: L'enquête

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XXVIII

D'un seul mot, Delamorte-Felines a défini l'instruction: «Une lutte.» Lutte terrible, entre la justice qui veut arriver à la vérité et le crime qui prétend garder son secret.

Mandataire de la société, investi de pouvoirs discrétionnaires, ne relevant que de sa conscience et de la loi, le juge d'instruction dispose du plus formidable appareil.

Rien ne le gêne, personne ne lui commande. Administration, police, force armée, il a tout à ses ordres. Sur un mot de lui, vingt agents, cent s'il le faut, vont remuer Paris, fouiller la France, explorer l'Europe.

Pense-t-il qu'un homme peut éclairer un point obscur, il cite cet homme à comparaître dans son cabinet, et il arrive, fût-il à cent lieues. Voilà pour le juge.

Seul, sous les verroux, au secret le plus souvent, l'homme accusé d'un crime se trouve comme retranché du nombre des vivants. Nul bruit de l'intérieur n'arrive jusqu'au cabanon où il vit sous l'œil des gardiens. Ce qu'on dit, ce qui se passe... il l'ignore. Quels témoins ont été interrogés et ce qu'ils ont répondu, il ne sait. Et il en est réduit à se demander, dans l'effroi de son âme, jusqu'à quel point il est compromis, quels indices ont été recueillis, quelles charges accablantes sont près de l'écraser.

Voilà pour le prévenu.

Eh bien!... en dépit de cette terrible disproportion d'armes des deux adversaires, parfois l'homme au secret l'emporte.

S'il est bien sûr de n'avoir laissé derrière lui aucune preuve du crime, s'il n'a pas d'antécédents qui se lèvent contre lui, il peut, inexpugnable dans un système de négation absolue, braver tous les efforts de la justice.

Telle était, en ce moment, la situation de Mai, le mystérieux meurtrier.

M. Segmuller et Lecoq se l'avouaient avec une douleur mêlée de dépit.

Ils avaient pu, ils avaient dû espérer que Polyte Chupin ou sa femme donneraient la mot de l'irritant problème... cette espérance s'envolait.

Le système du soi-disant artiste «bonisseur» sortait intact de cette épreuve si périlleuse, et plus que jamais son identité demeurait problématique.

—Et cependant, s'écria le juge avec un geste désolé, et cependant ces gens-là savent quelque chose, et s'ils voulaient...

—Ils ne voudront pas.

—Pourquoi? Quel intérêt les guide? Ah! c'est là, ce qu'il faudrait découvrir. Qui nous dira par quelles éblouissantes promesses on a pu s'assurer du silence d'un misérable tel que Polyte Chupin? Sur quelle récompense compte-t-il donc, qu'il brave, en se taisant, un véritable danger?...

Lecoq ne répondit pas. La contraction de ses sourcils trahissait le prodigieux effort de sa réflexion.

—Il est une question, monsieur, dit-il enfin, qui m'embarrasse plus que toutes celles-là ensemble, et qui, si elle était résolue, nous ferait faire un grand pas.

—Laquelle?

—Vous vous demandez, monsieur, ce qu'on a promis à Chupin?... Moi je me demande qui lui a promis quelque chose?

—Qui?... Le complice, évidemment, cet artisan insaisissable des intrigues qui nous enveloppent.

À cet hommage rendu à une audace et à une habileté trop réelles, le jeune policier serra les poings. Ah! il lui en voulait terriblement, à ce complice, qui, ruelle de la Butte-aux-Cailles, avait fait la police prisonnière. Il ne lui pardonnait pas d'avoir osé, lui gibier, prendre le rôle de chasseur.

—Certes, répondit-il, je reconnais sa main. Mais quel artifice a-t-il imaginé cette fois? Qu'il se soit entendu au poste avec la veuve Chupin, rien de mieux, nous savons le moyen. Mais comment s'y est-il pris pour arriver jusqu'à Polyte, prisonnier, et étroitement surveillé?

Il ne disait pas toute sa pensée, il l'atténuait, et cependant M. Segmuller eut un soubresaut, en homme que surprend une proposition un peu forte.

—Que me dites-vous là!... fit-il. Quoi! vous pensez qu'un des employés de la prison s'est laissé corrompre?

Lecoq hocha la tête d'un air passablement équivoque.

—Je ne crois rien, répondit-il, je ne soupçonne personne, surtout; je cherche. Chupin a-t-il, oui ou non, été prévenu?

—Oui, à coup sûr.

—C'est donc un fait acquis! Eh bien! pour l'expliquer, il faut supposer des intelligences dans la prison ou une visite au parloir.

Il était difficile, en effet, d'imaginer une troisième alternative.

M. Segmuller était très-visiblement troublé. Il parut balancer entre plusieurs partis, puis se décidant tout à coup, il se leva et prit son chapeau en disant:

—Je veux en avoir le cœur net, venez, monsieur Lecoq.

Ils sortirent, et, grâce à cette étroite et sombre galerie qui met en communication «la souricière» et le Palais de Justice, ils arrivèrent en deux minutes au Dépôt.

On venait de distribuer la pitance aux prévenus, et le directeur, tout en surveillant le service, se promenait dans la première cour avec Gévrol.

—Dès qu'il aperçut le juge, il s'avança vers lui avec un empressement marqué.

—Sans doute, monsieur, commença-t-il, vous venez pour le prévenu Mai?

—En effet.

Du moment où il était question d'un prévenu, Gévrol crut pouvoir s'approcher sans indiscrétion.

—J'en causais justement avec monsieur l'inspecteur de la sûreté, poursuivit le directeur, et je lui disais combien j'ai lieu d'être satisfait de la conduite de cet homme. Non-seulement il n'y a pas eu besoin de lui remettre la camisole de force, mais son humeur est changée du tout au tout. Il mange de bon appétit, il est gai comme un pinson, il plaisante avec les gardiens...

—Bast! fit le Général, en se voyant pincé, le désespoir l'avait pris... Puis il a réfléchi qu'il sauverait probablement sa tête, que la vie au bagne est encore la vie, et que d'ailleurs on sort du bagne.

Le juge et le jeune policier avaient échangé un regard inquiet. Cette gaieté du soi-disant saltimbanque pouvait n'être que la suite de son rôle; mais elle pouvait aussi venir de la certitude acquise de déjouer les investigations, et qui sait?... de quelque nouvelle favorable reçue du dehors.

Cette dernière supposition s'offrit si vivement à l'esprit de M. Segmuller, qu'il tressaillit.

—Êtes-vous sûr, monsieur le directeur, demanda-t-il, que nulle communication du dehors ne peut parvenir aux prévenus qui sont au secret?

Ce doute parut blesser vraiment le digne fonctionnaire. Suspecter ses cachots!... Autant le suspecter lui-même! Il ne put s'empêcher de lever les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de ce blasphème insensé.

—Si j'en suis sûr!... s'écria-t-il. Mais vous n'avez donc jamais visité les secrets! Vous n'avez donc jamais vu le luxe de précautions qui les entoure, les triples barreaux, les hottes qui interceptent le jour... Et je ne compte pas le factionnaire qui nuit et jour se promène sous les fenêtres. C'est-à-dire qu'une hirondelle, une hirondelle même n'arriverait pas jusqu'aux prisonniers.

Cette seule description devait rassurer.

—Me voici donc tranquille, dit le juge. Maintenant, monsieur le directeur, je désirerais quelques renseignements sur un autre prévenu, un certain Chupin.

—Ah!... je sais, un détestable garnement.

—C'est cela. Je voudrais savoir s'il n'a pas reçu quelque visite hier.

—Diable!... c'est qu'il va falloir que j'aille au greffe, monsieur, si je veux vous répondre avec quelque certitude. C'est-à-dire, attendez donc, voici un gardien, ce petit là-bas, sous le porche, qui peut nous renseigner. Hé! Ferrau!... cria-t-il.

Le surveillant appelé accourut.

—Sais-tu, lui demanda-t-il, si le nommé Chupin a été au parloir hier?

—Oui, monsieur, c'est même moi qui l'y ai conduit.

M. Segmuller eut un sourire de satisfaction, cette réponse dissipait tous les soupçons.

—Et qui le visitait, interrogea vivement Lecoq, un gros homme, n'est-ce pas? très-rouge de figure, ayant le nez camard...

—Faites excuse, monsieur, c'était une femme, sa tante, à ce qu'il m'a dit.

Une même exclamation de surprise échappa au juge et au jeune policier, et ensemble ils demandèrent:

—Comment était-elle?

—Petite, répondit le surveillant, boulotte, très-blonde, l'air d'une bien brave femme, pas cossue, par exemple...

—Serait-ce une de nos fugitives de là-bas?... fit tout haut Lecoq.

Gévrol partit d'un grand éclat de rire.

—Encore une princesse russe, dit-il.

Mais le juge parut goûter médiocrement la plaisanterie.

—Vous vous oubliez, monsieur l'agent!... dit-il sévèrement. Vous oubliez que les plaisanteries que vous adressez à votre camarade arrivent jusqu'à moi!

Le Général comprit qu'il avait été trop loin, et tout en lançant à Lecoq son plus venimeux regard, il se confondit en excuses.

M. Segmuller ne parut pas l'entendre. Il salua le directeur, et faisant signe au jeune policier de le suivre:

—Courez à la Préfecture, lui dit-il, et sachez comment et sous quel prétexte cette femme a obtenu la carte qui lui a permis de voir Polyte Chupin.

XXIX

Resté seul, M. Segmuller reprit le chemin de son cabinet, guidé bien plus par l'instinct machinal de l'habitude que par une volonté délibérée.

Toutes les facultés de son intelligence étaient à «l'affaire,» et telle était sa préoccupation, que lui, la politesse même, il oubliait de rendre les saluts qu'il recueillait sur son passage.

Comment avait-il procédé, jusqu'ici? Au hasard; selon le caprice des événements, il avait couru au plus pressé, ou du moins à ce qu'il jugeait tel. Pareil à l'homme égaré dans les ténèbres, il avait erré à l'aventure, sans direction, marchant vers tout ce qui, dans le lointain, lui semblait être une lumière.

À courir ainsi on s'épuise vainement; il se l'avouait en reconnaissant l'impérieuse et pressante nécessité d'un plan.

Il n'avait pu enlever la place d'un coup de main, force lui était de se résigner aux méthodiques lenteurs d'un siège en règle.

Et il se hâtait, car il sentait les heures lui échapper. Il savait que le temps est une obscurité de plus, et que la recherche d'un crime devient plus difficile à mesure qu'on s'éloigne de l'instant où il a été commis.

Que de choses à faire encore cependant.

Ne devait-il pas confronter avec les cadavres des victimes le meurtrier, la veuve Chupin et Polyte?

Ces tristes confrontations sont fécondes en résultats inespérés.

Leverd, l'assassin, allait être relâché faute de preuves, quand mis brusquement en présence de sa victime, il changea de visage et perdit son assurance. Une question à brûle-pourpoint lui arracha alors un aveu.

M. Segmuller avait aussi les témoins à interroger: Papillon le cocher, la concierge de la maison de la rue de Bourgogne, où les deux femmes s'étaient un instant réfugiées, enfin Mme Milner, la maîtresse de l'hôtel de Mariembourg.

N'était-il pas de même indispensable d'entendre dans le plus bref délai un certain nombre de gens du quartier de la Poivrière, quelques camarades de Polyte et les propriétaires du bal de l'Arc-en-Ciel où les victimes et le meurtrier avaient passé une partie de la soirée?

Certes, on ne pouvait pas espérer de grands éclaircissements de chacun de ces témoins en particulier. Les uns ignoraient les faits, les autres avaient à les dénaturer un intérêt qui demeurait un problème.

Mais chacun d'eux devait apporter sa part de conjectures, dire quelque chose, émettre une opinion, proposer une fable.

Et là éclate le génie du juge d'instruction, habitué à éprouver les unes par les autres les réponses les plus contradictoires, exercé à tirer d'une certaine quantité de mensonges une moyenne qui est à peu près la vérité.

Goguet, le souriant greffier, achevait de remplir, sur les indications du juge, une douzaine de citations, quand Lecoq reparut.

—Eh bien?... lui cria le juge.

Réellement la question était superflue. Le résultat de la démarche était visiblement écrit sur la figure du jeune policier.

—Rien, répondit-il, toujours rien.

—Comment!... On ne sait pas à qui on a donné une carte pour visiter Polyte Chupin au Dépôt?

—Pardon, monsieur, on ne le sait que trop. Nous retrouvons là une preuve nouvelle de l'infernale habileté du complice à profiter de toutes les circonstances. La carte dont on s'est servi hier est au nom d'une sœur de la veuve Chupin, Rose-Adélaïde Pitard, marchande des quatre-saisons à Montmartre. Cette carte a été délivrée il y a huit jours, sur une demande apostillée du commissaire de police. Il est dit, dans cette demande, que la femme Rose Pitard a besoin de voir sa sœur pour le règlement d'une affaire de famille.

Si grande était la surprise du juge, qu'elle arrivait à une expression presque comique.

—Cette tante serait-elle donc du complot!... murmura-t-il.

Le jeune policier hocha la tête.

—Je ne le pense pas, répondit-il. Ce n'est pas elle, en tout cas, qui était hier au parloir du Dépôt. Les employés de la Préfecture se rappellent très-bien la sœur de la Chupin, et d'ailleurs nous avons trouvé son signalement... C'est une femme de cinq pieds passés, très-brune, très-ridée, hâlée et comme tannée par la pluie, le vent et le soleil, enfin âgée d'une soixantaine d'années. Or, la visiteuse d'hier était petite, blonde, blanche et ne paraissait pas plus de quarante-cinq ans...

—Mais s'il en est ainsi, interrompit M. Segmuller, cette visiteuse doit être une de nos fugitives.

—Je ne le pense pas.

—Qui donc serait-elle, à votre avis?

—Eh!... la propriétaire de l'hôtel de Mariembourg, cette fine mouche qui s'est si bien moquée de moi. Mais qu'elle y prenne garde!... Il est des moyens de vérifier mes soupçons...

Le juge écoutait à peine, tout ému qu'il était de l'inconcevable audace et du merveilleux dévouement de ces gens qui risquaient tout pour assurer l'incognito du meurtrier.

—Reste à savoir, prononça-t-il, comment le complice a pu apprendre l'existence de ce laisser-passer.

—Oh! rien de si simple, monsieur. Après s'être entendus au poste de la barrière d'Italie, la veuve Chupin et le complice ont compris combien il était urgent de prévenir Polyte. Ils ont cherché comment arriver jusqu'à lui, la vieille s'est souvenue de la carte de sa sœur, et l'homme est allé l'emprunter sous le premier prétexte venu...

—C'est cela, approuva M. Segmuller, oui, c'est bien cela, le doute n'est pas possible... Il faudra vous informer cependant...

Lecoq eut ce geste résolu de l'homme dont le zèle impatient n'a pas besoin d'être stimulé.

—Et je m'informerai!... répondit-il, que monsieur le juge s'en remette à moi. Rien de ce qui peut préparer le succès ne sera négligé. Avant ce soir, j'aurai deux observateurs sous les armes, l'un ruelle de la Butte-aux-Cailles, l'autre à la porte de l'hôtel de Mariembourg. Si le complice du meurtrier a l'idée de visiter Toinon-la-Vertu ou Mme Milner, il est pris. Il faudra bien que notre tour vienne, à la fin!...

Mais ce n'était pas le moment de se dépenser en paroles, en vanteries surtout. Il s'interrompit, et alla prendre son chapeau déposé en entrant.

—Maintenant, dit-il, je demanderai à monsieur le juge ma liberté; s'il avait des ordres à donner, je laisse en faction dans la galerie un de mes collègues, le père Absinthe. J'ai, moi, à utiliser nos deux plus importantes pièces de conviction: la lettre de Lacheneur et la boucle d'oreille...

—Allez donc, dit M. Segmuller, et bonne chance!...

Bonne chance!... Le jeune policier l'espérait bien. Si même, jusqu'à ce moment, il avait si facilement pris son parti de ses échecs successifs, c'est qu'il se croyait bien assuré d'avoir en poche un talisman qui lui donnerait la victoire.

—Je serais plus que simple, pensait-il, si je n'étais pas capable de découvrir la propriétaire d'un objet de cette valeur. Or, cette propriétaire trouvée, nous constatons du coup l'identité de notre homme-énigme.

Avant tout, il s'agissait de savoir de quel magasin sortait la boucle d'oreille. Aller de bijoutier en bijoutier, demandant: «Est-ce votre ouvrage?» eût été un peu long.

Heureusement Lecoq avait sous la main un homme qui s'estimerait très-heureux de mettre son savoir à son service.

C'était un vieil Hollandais, nommé Van-Nunen, sans rival à Paris, dès qu'il s'agissait de joaillerie ou de bijouterie.

La Préfecture l'utilisait en qualité d'expert. Il passait pour riche et l'était bien plus qu'on ne le supposait. Si sa mise était toujours sordide, c'est qu'il avait une passion: il adorait les diamants. Il en avait toujours quelques-uns sur lui, dans une petite boîte qu'il tirait dix fois par heure, comme un priseur sort sa tabatière.

Le bonhomme reçut bien le jeune policier. Il chaussa ses besicles, examina le bijou avec une grimace de satisfaction, et d'un ton d'oracle dit:

—La pierre vaut huit mille francs, et la monture vient de chez Doisty, rue de la Paix.

Vingt minutes plus tard, Lecoq se présentait chez le célèbre bijoutier.

Van-Nunen ne s'était pas trompé. Doisty reconnut la boucle d'oreille, elle sortait bien de chez lui. Mais à qui l'avait-il vendue? Il ne put se le rappeler, car il y avait bien trois ou quatre ans de cela.

—Seulement, attendez, ajouta-t-il, je vais appeler ma femme qui a une mémoire incomparable.

Mme Doisty méritait cet éloge. Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour affirmer qu'elle connaissait cette boucle et que la paire avait été vendue vingt mille francs à Mme la marquise d'Arlange.

—Même, ajouta-t-elle, en regardant son mari, tu devrais te rappeler que la marquise ne nous avait donné que neuf mille francs comptant, et que nous avons eu toutes les peines du monde à obtenir le solde.

Le mari se souvint en effet de ce détail.

—Maintenant, dit le jeune policier, je voudrais bien avoir l'adresse de cette marquise.

—Elle demeure au faubourg Saint-Germain, répondit Mme Doisty, près de l'esplanade des Invalides...

XXX

Tant qu'il avait été sous l'œil du bijoutier, Lecoq avait eu la force de garder le secret de ses impressions.

Mais une fois hors du magasin, et quand il eut fait quelques pas sur le trottoir, il s'abandonna si bien au délire de sa joie, que les passants surpris durent se demander si ce beau garçon n'était pas fou. Il ne marchait pas, il dansait, et tout en gesticulant de la façon la plus comique, il jetait au vent un monologue victorieux.

—Enfin!... disait-il, cette affaire sort donc des bas-fonds où elle s'agitait jusqu'ici. J'arrive aux véritables acteurs du drame, à ces personnages haut placés que j'avais devinés. Ah! mons Gévrol, illustre Général, vous vouliez une princesse russe! il faudra vous contenter d'une simple marquise... On fait ce qu'on peut!

Mais ce vertige peu à peu se dissipa, le bon sens reprenait ses droits.

Le jeune policier sentait bien qu'il n'aurait pas trop de la plénitude de son sang-froid, de tous ses moyens et de toute sa sagacité pour mener à bonne fin cette expédition.

Comment s'y prendrait-il, quand il serait en présence de cette marquise, pour obtenir des aveux sans réticences, pour lui arracher avec tous les détails de la scène du meurtre, le nom du meurtrier?

—Il faut, pensait-il, se présenter la menace à la bouche, et lui faire peur, tout est là!... si je lui laisse le temps de se reconnaître, je ne saurai rien.

Il s'interrompit, il arrivait devant l'hôtel de la marquise d'Arlange, charmante habitation bâtie entre cour et jardin, et avant de pénétrer dans la place, il jugeait indispensable d'en reconnaître l'intérieur.

—C'est donc là, murmurait-il, que je trouverai le mot de l'énigme. Là, derrière ces riches rideaux de mousseline, agonise d'effroi notre fugitive de l'autre nuit. Quelles ne doivent pas être ses angoisses, depuis qu'elle s'est aperçue de la perte de sa boucle d'oreille...

Durant près d'une heure, établi sous une porte cochère, il resta en observation. Il eût voulu entrevoir un des hôtes de cette belle demeure. Faction perdue! Pas un visage ne se montra aux glaces des fenêtres, pas un valet ne traversa la cour.

Impatienté, il résolut de commencer une enquête aux environs.

Il ne pouvait tenter sa démarche décisive sans avoir une idée des gens qu'il allait trouver.

Quel pouvait être le mari de cette audacieuse, qui s'encanaillait comme dans les romans régence, et courait la prétentaine, la nuit, au cabaret de la Chupin?

Lecoq se demandait à qui et où s'adresser, quand de l'autre côté de la rue, il avisa un marchand de vins qui fumait sur le seuil de sa boutique.

Il alla droit à lui, jouant bien l'embarras d'un homme qui a oublié une adresse, et poliment lui demanda l'hôtel d'Arlange.

Sans un mot, sans daigner retirer sa pipe de sa bouche, le marchand étendit le bras.

Mais il était un moyen de le rendre communicatif, c'était, d'entrer dans son établissement, de se faire servir quelque chose et de lui proposer de trinquer.

Ainsi fit le jeune policier, et la vue de deux verres pleins délia comme par miracle la langue du digne négociant.

On ne pouvait mieux tomber pour obtenir des renseignements, car il était établi dans le quartier depuis dix ans et honoré de la clientèle de messieurs les gens de maison.

—Même, dit-il à Lecoq, je vous plains si vous allez chez la marquise pour toucher une facture. Vous aurez le temps d'apprendre le chemin de sa maison avant de voir la couleur de son argent. En voilà une dont les créanciers ne laisseront jamais geler la sonnette.

—Diable!... elle est donc pauvre?

—Elle!... On lui connaît bien une vingtaine de mille livres de rentes, sans compter cet hôtel. Mais vous savez, quand on dépense tous les ans le double de son revenu...

Il s'arrêta court, pour montrer au jeune policier deux femmes qui passaient, l'une âgée de plus de quarante ans et vêtue de noir, l'autre toute jeune, mise comme une pensionnaire.

—Et tenez, ajouta-t-il, voici justement la petite-fille de la marquise, Mlle Claire, qui passe avec sa gouvernante, Mlle Schmidt.

Lecoq eut un éblouissement.

—Sa petite fille?... balbutia-t-il.

—Mais oui... la fille de défunt son fils, si vous aimez mieux.

—Quel âge a-t-elle donc?...

—Une soixantaine d'années, au moins. Mais on ne les lui donnerait pas, non. C'est une de ces vieilles bâties à chaux et à sable, qui vivent cent ans, comme les arbres. Et méchante, qu'elle est!... Je ne voudrais pas lui dire ce que je pense d'elle à deux pouces du nez. Elle aurait plus tôt fait de m'envoyer une taloche que moi d'avaler ce verre d'eau-de-vie...

—Pardon, interrompit le jeune policier, elle n'occupe pas seule cet hôtel...

—Mon Dieu!... si, toute seule avec sa petite-fille, la gouvernante et deux domestiques... Mais qu'est-ce qui vous prend donc?...

Le fait est que ce pauvre Lecoq était plus blanc que sa chemise. C'était le magique édifice de ses espérances qui s'écroulait aux paroles de cet homme comme le fragile château de cartes d'un enfant.

—Je n'ai rien, répondit-il d'une voix mal assurée, oh!... rien du tout.

Mais il n'eût pas supporté un quart d'heure de plus l'horrible supplice de l'incertitude. Il paya et alla sonner à la grille de l'hôtel.

Un domestique vint lui ouvrir, l'examina d'un œil défiant et lui répondit que madame la marquise était à la campagne.

Évidemment on lui faisait cet honneur de le prendre pour un créancier.

Mais il sut insister si adroitement, il fit si bien comprendre qu'il ne venait pas réclamer d'argent, il parlait si fortement d'affaires urgentes, que le domestique finit par le planter seul au milieu du vestibule en lui disant qu'il allait s'assurer de nouveau si madame était bien réellement sortie.

Elle n'était pas sortie. L'instant d'après le valet revint dire à Lecoq de le suivre, et après l'avoir guidé à travers un grand salon d'une magnificence fort délabrée, il l'introduisit dans un boudoir tendu d'étoffe rose.

Là, sur une chaise longue, au coin du feu, une vieille dame d'aspect terrible, grande, osseuse, très-parée et plus fardée, tricotait une bande de laine verte.

Elle toisa le jeune policier jusqu'à lui faire monter le rouge au front, et comme il lui parut intimidé, ce qui la flatta, elle lui parla presque doucement.

—Eh bien! mon garçon, demanda-t-elle, qu'est-ce qui vous amène?

Lecoq n'était pas intimidé, mais il reconnaissait avec douleur que Mme d'Arlange ne pouvait être une des femmes du cabaret de la Chupin.

En elle, rien ne répondait assurément au signalement donné par Papillon.

Puis, le jeune policier se rappelait combien étaient petites les empreintes laissées sur la neige par les deux fugitives, et le pied de la marquise, qui dépassait sa robe, était d'une héroïque grandeur.

—Ah çà! êtes-vous muet? insista la vieille dame en enflant la voix.

Sans répondre directement, le jeune policier tira de sa poche la précieuse boucle d'oreille, et la déposa sur la chiffonnière en disant:

—Je vous rapporte ceci, madame, que j'ai trouvé, et qui vous appartient, m'a-t-on dit.

Madame d'Arlange posa son tricot pour examiner le bijou.

—C'est pourtant vrai, dit-elle, après un moment, que ce bouton d'oreille m'a appartenu. C'est une fantaisie que j'eus, il y a quatre ans, et qui me coûta bel et bien vingt mille livres. Ah!... le sieur Doisty, qui me vendit ces diamants, dut gagner un joli denier. Mais j'ai une petite-fille à élever!... Des besoins d'argent pressants me contraignirent peu après à me défaire de cette parure, que je regrettai, et je la cédai.

—À qui?... interrogea vivement Lecoq.

—Eh!... fit la marquise choquée; qu'est-ce que cette curiosité!

—Excusez-moi, madame, c'est que je voudrais tant retrouver le propriétaire de cette jolie chose...

Madame d'Arlange regarda son jeune visiteur d'un air curieux et surpris:

—De la probité!... fit-elle. Oh! oh!... Et pas le sou, peut-être...

—Madame!...

—Bon! bon!... ce n'est pas une raison pour devenir rouge comme un coquelicot, mon garçon. J'ai cédé ces boucles à une grande dame allemande,—car la noblesse a encore quelque fortune en Autriche,—à la baronne de Watchau...

—Et où demeure cette dame, madame la marquise?...

—Au Père-Lachaise, depuis l'an dernier qu'elle s'est laissée mourir... Les femmes d'à-présent, un tour de valse et un courant d'air, et c'est fait d'elles!... de mon temps, après chaque galop, les jeunes filles vidaient un grand verre de vin sucré et se mettaient entre deux portes... Et nous nous portions comme vous voyez.

—Mais, madame, insista le jeune policier, la baronne de Watchau a dû laisser des héritiers, un mari, des enfants?...

—Personne qu'un frère qui a une charge à la cour de Vienne, et qui n'a pas pu se déplacer. Il a envoyé l'ordre de vendre à l'encan tout le bien de sa sœur, sans excepter sa garde-robe, et on lui a expédié l'argent là-bas.

Lecoq ne put triompher d'un mouvement de désespoir.

—Quel malheur! murmura-t-il.

—Hein!... Pourquoi?... fit la vieille dame. De cette affaire, mon garçon, le diamant vous reste, et je m'en réjouis, ce sera une juste récompense de votre probité.

Si le hasard, à ses rigueurs, joint encore l'ironie, la mesure est comble. Ainsi la marquise d'Arlange ajoutait au supplice de Lecoq des raffinements inconnus, pendant qu'elle lui souhaitait, avec toutes les apparences de la bonne foi, de ne jamais retrouver la femme qui avait perdu ce riche bijou.

S'emporter, crier, donner cours à sa colère, reprocher à cette vieille son ineptie, lui eût été un ineffable soulagement. Mais, alors, que devenait son rôle de bon jeune homme probe?...

Il sut contraindre ses lèvres à grimacer un sourire, il balbutia même un remercîment de tant de bonté. Puis, comme il n'avait plus rien à attendre, il salua bien bas et sortit à reculons, étourdi de ce nouveau coup.

Fatalité, maladresse de sa part, habileté miraculeuse de ses adversaires, il avait vu se rompre successivement entre ses mains tous les fils sur lesquels il avait compté pour guider l'instruction hors de l'inextricable labyrinthe où elle s'égarait de plus en plus.

Était-il encore dupe d'une nouvelle comédie? Ce n'était pas admissible.

Si le complice du meurtrier eût pris pour confident le bijoutier Doisty, il lui eût demandé parement et simplement de répondre qu'il ne savait pas à qui ces brillants avaient été vendus, ou même qu'ils ne sortaient pas de chez lui.

La complication même des circonstances en décelait la sincérité.

Puis le jeune policier avait d'autres raisons de ne douter point des allégations de la marquise. Certain regard qu'il avait surpris entre le bijoutier et sa femme éclairait les faits d'un jour éblouissant.

Ce regard signifiait que, dans leur opinion, la marquise en prenant ces diamants avait hasardé une petite spéculation plus commune qu'on ne croit, et dont quantité de femmes du vrai monde sont coutumières. Elle avait acheté à crédit pour céder à perte, mais au comptant, et profiter momentanément de la différence entre la somme donnée en à-compte et le prix de cession.

Lecoq n'en décida pas moins qu'il irait jusqu'au fond de cet incident.

Il voulait, à défaut d'autre satisfaction, s'épargner des remords comme ceux qui le poursuivaient depuis qu'il s'était si naïvement laissé prendre aux apparences à l'hôtel de Mariembourg.

Il retourna donc chez Doisty, et sous un prétexte assez plausible pour écarter tout soupçon de sa profession, il obtint la communication de ses livres de commerce.

À l'année indiquée, au mois fixé, la vente était inscrite, non-seulement sur la main-courante, mais encore sur le grand-livre. Les neuf mille francs étaient passés en compte et successivement, à des intervalles éloignés, les divers versements de la marquise étaient portés à l'avoir.

Que Mme Millier eût réussi à glisser sur son registre de police une fausse mention, on le comprenait. Il était impossible que le bijoutier eût falsifié toute sa comptabilité de quatre ans.

La réalité est indiscutable, et cependant le jeune policier ne se tint pas pour satisfait.

Il se transporta rue du Faubourg-Saint-Honoré, à la maison qu'habitait en son vivant la baronne de Watchau, et là, il apprit d'un concierge complaisant que lors du décès de cette pauvre dame, ses meubles et ses effets avaient été portés à l'hôtel de la rue Drouot.

—Même, ajouta le concierge, la vente a été faite par M. Petit.

Sans perdre une minute, le jeune policier courut chez ce commissaire-priseur qui avait la spécialité des «riches mobiliers.»

M. Petit se rappelait très-bien la «vente Watchau,» qui avait fait un certain bruit à l'époque, et il en eut bientôt retrouvé le volumineux procès-verbal dans ses cartons.

Beaucoup de bijoux y étaient décrits, avec le chiffre de l'adjudication et le nom des adjudicataires en regard, mais aucun ne se rapportait, même vaguement, aux maudits boutons d'oreilles.

Lecoq montra le diamant qu'il avait en poche; le commissaire-priseur ne se rappelait pas l'avoir vu. Mais cela ne signifiait rien, il lui en avait tant passé, il lui en passait tant entre les mains!...

Ce qu'il affirmait, c'est que le frère de la baronne, son héritier, ne s'était rien réservé de la succession, pas une bague, pas un bibelot, pas une épingle, et qu'il avait paru pressé de recevoir le montant des vacations, lequel s'élevait à l'agréable chiffre de cent soixante-sept mille cinq cent trente francs, frais déduits.

—Ainsi, fit Lecoq pensif, tout ce que possédait la baronne a bien été vendu?...

—Tout.

—Et comment se nomme son frère?

—Watchau, lui aussi... La baronne avait sans doute épousé un de ses parents. Ce frère, jusqu'à l'an dernier, a occupé un poste éminent dans la diplomatie; il résidait à Berlin, je crois....

Certes, ces renseignements n'avaient nul trait à la prévention, qui occupait despotiquement l'esprit du jeune policier, et cependant ils se figèrent dans sa mémoire.

—C'est bizarre, pensait-il, en regagnant son logis, de tous côtés, dans cette affaire, je me heurte à l'Allemagne. Le meurtrier prétend venir de Leipzig, Mme Milner doit être bavaroise, voici maintenant une baronne autrichienne.

Il était trop tard, ce soir-là, pour rien entreprendre; le jeune policier se coucha, mais le lendemain, à la première heure, il reprenait avec une ardeur nouvelle ses investigations.

Une seule chance de succès semblait lui rester désormais: la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche du faux soldat.

Cette lettre, l'entête à demi effacé le prouvait, avait été écrite dans un café du boulevard Beaumarchais.

Découvrir dans lequel était un jeu d'enfant.

Le quatrième limonadier à qui Lecoq exhiba cette lettre reconnut parfaitement son papier et son encre.

Mais ni lui, ni sa femme, ni la demoiselle de comptoir, ni les garçons, ni aucun des habitués questionnés habilement l'un après l'autre, n'avaient entendu, de leur vie, articuler les trois syllabes de ce nom: Lacheneur.

Que faire, que tenter?... Tout était-il donc absolument désespéré? Pas encore.

Le soldat mourant n'avait-il pas déclaré que ce brigand de Lacheneur était un ancien comédien?...

Se raccrochant à cette faible indication comme l'homme qui se noie à la plus mince planche, le jeune policier reprit sa course, et de théâtre en théâtre, il s'en alla demandant à tout le monde, aux portiers, aux secrétaires, aux artistes:

—Ne connaîtriez-vous pas un acteur nommé Lacheneur?

Partout il recueillit des non unanimes, enjolivés de plaisanteries de coulisses. Assez souvent on ajoutait:

—Comment est-il votre artiste?...

Voilà justement ce qu'il ne pouvait dire. Tous ses renseignements se bornaient à la phrase de Toinon-la-Vertu: «Je lui ai trouvé l'air d'un monsieur bien respectable!» Ce n'est pas un signalement, cela. Et d'ailleurs restait à savoir ce que la femme de Polyte Chupin entendait par ce qualificatif: «respectable» L'appliquait-elle à l'âge ou aux dehors de la fortune?

D'autres fois, on demandait:

—Quels rôles joue-t-il, votre comédien?

Et le jeune policier se taisait, car il l'ignorait. Ce qu'il ne pouvait dire, ce qui était vrai, c'est que Lacheneur, en ce moment, jouait un rôle à le faire mourir de chagrin, lui, Lecoq.

En désespoir de cause, il eut recours à un moyen d'investigation qui est le grand cheval de bataille de la police quand elle est en peine de quelque personnage problématique, moyen banal qui réussit toujours parce qu'il est excellent.

Il résolut de dépouiller tous les livres de police des hôteliers et des logeurs.

Levé avant l'aube, couché bien après, il épuisait ses journées à visiter toutes les maisons meublées, tous les hôtels, tous les garnis de Paris.

Courses vaines. Pas une seule fois il ne rencontra ce nom de Lacheneur qui hantait obstinément son cerveau. Existait-il, ce nom? N'était-ce pas un pseudonyme composé à plaisir? Il ne l'avait pas trouvé dans l'Almanach Bottin, où on trouve cependant tous les noms de France, les plus impossibles, les plus invraisemblables, ceux qui sont formés de l'assemblage le plus fantastique de syllabes...

Mais rien n'était capable de le décourager, ni de le détourner de cette tâche presque impossible qu'il s'était donnée. Son opiniâtreté touchait à la monomanie.

Il n'avait plus, comme aux premiers moments, de simples accès de colère aussitôt réprimés, il vivait dans une sorte d'exaspération continuelle, qui altérait sa lucidité.

Plus de théories, d'inventions subtiles, d'ingénieuses déductions!... Il cherchait à l'aventure, sans ordre, sans méthode, comme l'eût pu faire le père Absinthe sous l'influence de l'alcool.

Peut-être en était-il arrivé à compter moins sur son habileté que sur le hasard, pour dégager des ténèbres le drame qu'il devinait, qu'il sentait, qu'il respirait...

XXXI

Si l'on jette au milieu d'un lac une lourde pierre, elle produit un jaillissement considérable, et la masse de l'eau est agitée jusque sur les bords... Mais le grand mouvement ne dure qu'une minute; le remous diminue à mesure que ses cercles s'élargissent, la surface reprend son immobilité, et bientôt nulle trace ne reste de la pierre, enfouie désormais dans les vases du fond.

Ainsi il en est des événements qui tombent dans la vie de chaque jour, si énormes qu'ils puissent paraître. Il semble que leur impression durera des années; folie! Le temps se referme au-dessus plus vite que l'eau du lac, et, plus rapidement que la pierre, ils glissent dans les abîmes du passé.

C'est dire qu'au bout de quinze jours le crime affreux du cabaret de la Chupin, ce triple meurtre qui avait fait frémir Paris, dont tous les journaux s'étaient émus, était plus oublié qu'un vulgaire assassinat du règne de Charlemagne.

Au Palais, seulement, à la Préfecture et au Dépôt, on se souvenait.

C'est que les efforts de M. Segmuller, et Dieu sait s'il s'était épargné, n'avaient pas eu un succès meilleur que ceux de Lecoq.

Interrogatoires multipliés, confrontations habilement ménagées, questions captieuses, insinuations, menaces, promesses, tout s'était brisé contre cette force invincible, la plus puissante dont l'homme dispose, la force d'inertie.

Un même esprit semblait animer la veuve Chupin et Polyte, Toinon-la-Vertu et Mme Milner, la maîtresse de l'hôtel de Mariembourg.

Il ressortait clairement des dépositions que tous ces témoins avaient reçu les confidences du complice et qu'ils obéissaient à la même politique savante: mais que servait cette certitude!

L'attitude de tous ces gens conjurés pour jouer la justice ne variait pas. Il arrivait parfois que leurs regards démentaient leurs dénégations, on ne cessait de lire dans leurs yeux l'inébranlable résolution de taire la vérité.

Il y avait des moments où ce juge, le meilleur des hommes cependant, écrasé par le sentiment de l'insuffisance d'armes purement morales, se prenait à regretter l'arsenal de l'inquisition.

Oui, en présence de ces allégations dont l'impudence arrivait à l'insulte, il comprenait les barbaries des juges du moyen âge, les coins qui brisaient les muscles des patients, les tenailles rougies, la question de l'eau, toutes ces épouvantables tortures qui arrachaient la vérité avec la chair.

Le meurtrier, lui aussi, s'était tenu, et même chaque jour il ajoutait à son rôle une perfection nouvelle, pareil à l'homme qui s'habitue à un vêtement étranger où d'abord il s'était trouvé gêné.

Son assurance, en présence du juge, grandissait, comme s'il eût été plus sûr de soi, comme s'il eût pu, en dépit de sa séquestration et des rigueurs du secret, acquérir cette certitude que l'instruction n'avait point avancé d'un pas.

À un de ses derniers interrogatoires, il avait osé dire, non sans une nuance très-saisissable d'ironie:

—Me garderez-vous donc encore longtemps au secret, monsieur le juge?... Ne serai-je pas remis en liberté ou envoyé devant la cour d'assises? Dois-je souffrir longtemps de cette idée qui vous est venue, je me demande comment, que je suis un gros personnage!...

—Je vous garderai, avait répondu M. Segmuller, tant que vous n'aurez pas avoué.

—Avoué quoi?...

—Oh! vous le savez bien....

Cet homme indéchiffrable avait alors haussé les épaules, et de ce ton moitié triste, moitié goguenard qui lui était habituel, il avait répondu:

—En ce cas, je ne me vois pas près de sortir de ce cabanon maudit!...

C'est en raison de cette conviction, sans doute, qu'il parut prendre ses dispositions pour une détention indéfinie.

Il avait obtenu qu'on lui remît une partie des effets contenus dans sa malle, et il avait témoigné une joie d'enfant en rentrant en possession de ses affaires.

Grâce à l'argent trouvé sur lui et déposé au greffe, il s'accordait de ces petites douceurs qu'on ne refuse jamais à des prévenus, lesquels, en définitive, quelles que soient les charges qui pèsent sur eux, peuvent être considérés comme innocents tant que le jury n'a pas prononcé.

Pour se distraire, il avait demandé et on lui avait donné un volume de chansons de Béranger, et il passait ses journées à en apprendre par cœur; il les chantait à pleine voix et avec assez de goût.

C'était, prétendait-il, un talent qu'il se donnait là, et qui ne manquerait pas de lui servir quand on lui rendrait la clef des champs.

Car il ne doutait pas, affirmait-il, de son acquittement.

Il s'inquiétait de l'époque du jugement, du résultat, non.

S'il était pris de tristesses, c'était quand il parlait de sa profession. Il avait la nostalgie du tréteau. Il pleurait presque en songeant à son costume bariolé de pitre, à son public, à ses boniments accompagnés par les musiques enragées de la foire.

Jamais d'ailleurs, on ne vit détenu plus ouvert, plus communicatif, plus soumis, meilleur enfant.

C'est avec un empressement marqué qu'il recherchait toutes les occasions de babiller. Il aimait à raconter sa vie, ses aventures, ses courses vagabondes à travers l'Europe, à la suite de M. Simpson, le montreur de phénomènes.

Ayant beaucoup vu, il avait beaucoup retenu, et il possédait un inépuisable fonds de bons contes et de saillies triviales qui faisaient se pâmer de rire les surveillants.

Et toutes les paroles de ce grand bavard, de même que ses actions les plus indifférentes, étaient marquées d'un tel cachet de naturel, que les gens du Dépôt ne doutaient plus de la vérité de ses assertions.

Plus difficile à convaincre était le directeur.

Il avait affirmé que ce soi-disant «bonisseur» ne pouvait être qu'un dangereux repris de justice, dissimulant des antécédents accablants; il ne négligea rien pour le prouver.

Quinze jours durant, Mai fut soumis tous les matins à l'examen du ban et de l'arrière-ban des agents de la sûreté, réguliers et irréguliers.

On le présenta ensuite à une trentaine de forçats renommés pour leur connaissance parfaite de la population des prisons, et qui avaient été transférés au Dépôt pour cette épreuve.

Personne ne le reconnut.

Sa photographie avait été envoyée à tous les bagnes, à toutes les maisons centrales; personne ne se rappela ses traits.

À ces circonstances, d'autres vinrent se joindre, qui avaient bien leur importance, et qui plaidaient en faveur du prévenu.

Le 2e bureau de la Préfecture, qui était celui des sommiers judiciaires, trouva des traces positives de l'existence d'un nommé Tringlot, «artiste forain,» lequel pouvait fort bien être l'homme de la version de Mai. Ce Tringlot était mort depuis plusieurs années.

En outre, de renseignements pris en Allemagne et en Angleterre, il résultait qu'on y connaissait très-bien un sieur Simpson, en grande réputation sur tous les champs de foire.

Devant de telles preuves le directeur se rendit, et avoua hautement qu'il s'était trompé.

«Le prévenu Mai, écrivit-il au juge d'instruction, est bien réellement et véritablement ce qu'il prétend être; les doutes à cet égard ne sont plus possibles.»

Ce fut en dernier lieu l'avis de Gévrol.

Ainsi M. Segmuller et Lecoq restaient seuls de leur opinion.

Il est vrai que seuls ils étaient bons juges, puisque seuls ils connaissaient tous les détails d'une instruction demeurée strictement secrète.

Mais peu importe! Lutter contre tout le monde est toujours pénible, sinon dangereux, eût-on d'ailleurs mille et mille fois raison.

«L'affaire Mai,» on lui donnait ce nom, avait transpiré; et si le jeune policier était accablé de quolibets grossiers dès qu'il paraissait à la Préfecture, le juge d'instruction n'était pas à l'abri d'amicales ironies.

Plus d'un juge, en le rencontrant dans la galerie, lui demandait, le sourire aux lèvres, ce qu'il faisait de son Gaspard Hauser, de son homme au masque de fer, de son mystérieux saltimbanque...

De là chez M. Segmuller et chez Lecoq, cette exaspération de l'homme qui, ayant la certitude absolue d'une chose, ne peut cependant en démontrer l'exactitude.

Ils en perdaient l'appétit l'un et l'autre, ils en maigrissaient, ils en verdissaient.

—Mon Dieu!... disait parfois le juge, pourquoi d'Escorval est-il tombé!... Sans cette chute maudite, il aurait tous mes soucis, et, à cette heure, je rirais comme les autres!

—Et moi qui me croyais fort! murmurait le jeune policier.

Mais l'idée ne leur venait point de se rendre. Bien que de tempéraments essentiellement opposés, chacun d'eux, à part soi, s'était juré d'avoir le mot de cette agaçante énigme.

C'est alors que Lecoq résolut de renoncer à ses courses au dehors pour se consacrer uniquement à l'étude du prévenu.

—Désormais, dit-il à M. Segmuller, je me constitue prisonnier comme lui, et sans qu'il me voie, je ne le perds plus de vue!...

XXXII

Au-dessus de l'étroite cellule occupée par le prévenu Mai, se trouvait une sorte de soupente, ménagée par les architectes pour le service des toitures.

Elle était carrelée, mais si basse, qu'un homme de taille moyenne ne pouvait s'y tenir debout. Quelques minces rayons filtrant entre les interstices des ardoises l'éclairaient à peine d'un jour douteux.

C'est là qu'un beau matin Lecoq vint s'établir.

C'était l'heure où le détenu faisait, sous la surveillance de deux gardiens, sa promenade quotidienne; le jeune policier put donc, sans retard, procéder à ses travaux d'installation.

Armé d'un pic dont il s'était muni, il descella deux ou trois carreaux et se mit à percer l'intervalle des planchers.

Le trou qu'il pratiquait affectait la forme d'un entonnoir. Très-large au ras du sol du grenier, il allait se rétrécissant jusqu'à n'avoir plus que deux centimètres de diamètre à l'endroit où il entamait le plafond de la cellule.

La place où débouchait ce trou avait d'ailleurs été choisie à l'avance, si habilement, qu'il se confondait avec les lézardes et les taches du crépi, et qu'il était impossible que le prisonnier le distinguât d'en bas.

Pendant que travaillait Lecoq, le directeur du Dépôt et Gévrol, qui avaient tenu à l'accompagner, se tenaient sur le seuil de la soupente et ricanaient.

—Ainsi, monsieur Lecoq, disait le directeur, voici désormais votre observatoire.

—Mon Dieu, oui, monsieur.

—Vous n'y serez pas à l'aise.

—J'y serai moins mal que vous ne le croyez, j'ai apporté une grosse couverture, je l'étendrai à terre et je me coucherai dessus.

—Si bien que, nuit et jour, vous aurez l'œil à cette ouverture?

—Nuit et jour, oui, monsieur.

—Sans boire ni manger?... demanda Gévrol.

—Pardon! le père Absinthe, que j'ai relevé de son inutile faction à la ruelle de la Butte-aux-Cailles, m'apportera mes repas, il fera mes commissions et au besoin me remplacera.

L'envieux Général éclata de rire, mais d'un rire évidemment forcé.

—Tiens, dit-il, tu me fais pitié.

—Possible.

—Sais-tu à qui tu vas ressembler, l'œil collé à ce trou, épiant le prévenu?...

—Dites!... Ne vous gênez pas.

—Eh bien!... tu me fais l'effet d'un de ces vieux nigauds de naturalistes qui mettent toutes sortes de petites bêtes sous verre, et qui passent leur vie à les regarder grouiller à travers une grosse loupe.

Lecoq avait parachevé son œuvre, il se releva.

—Jamais comparaison ne fut plus juste, Général, prononça-t-il. Vous l'avez deviné, je dois au souvenir des travaux de ces naturalistes que vous traitez si mal, l'idée que je vais mettre à exécution. À force d'étudier une petite bête, comme vous dites, au microscope, ces savants ingénieux et patients, finissent par surprendre ses mœurs, ses habitudes, ses instincts... Eh bien! ce qu'ils font pour un insecte, je le ferai, moi, pour un homme.

—Oh! oh! fit le directeur un peu étonné.

—C'est ainsi, oui, monsieur. Je veux le secret de ce prévenu... je l'aurai, je l'ai juré. Oui, je l'aurai, parce que, si solidement trempée que soit son énergie, il est impossible qu'il n'ait pas un moment de défaillance, et qu'à cette heure je serai là... Je serai là, si sa volonté le trahit, si se croyant seul il laisse tomber son masque, s'il s'oublie une seconde, si son sommeil laisse échapper une parole indiscrète, s'il n'a pas tout son sang-froid à son réveil, si le désespoir lui arrache une plainte, un geste, un regard... je serai là, toujours là!...

L'implacable résolution du jeune policier communiquait à sa voix des vibrations si puissantes, que le directeur du Dépôt en fut remué.

Il admit, pour un instant, les présomptions de Lecoq, et son esprit fut saisi de l'étrangeté de cette lutte entre un prévenu s'efforçant de garder le secret de sa personnalité, et l'instruction qui s'acharnait à découvrir la vérité.

—Par ma foi!... mon garçon, dit-il, vous avez un fier courage.

—Et bien inutile, grogna Gévrol.

Il disait cela d'un ton délibéré, l'ombrageux inspecteur, mais au fond, il n'était pas parfaitement rassuré. La foi est contagieuse, et il se sentait troublé par l'imperturbable assurance de Lecoq.

Si pourtant ce conscrit allait avoir raison contre lui, Gévrol, un des oracles de la Préfecture, quelle honte et quel ridicule!...

Une fois de plus, il se jura que ce garçon si remuant ne vieillirait pas dans les cadres du service de la sûreté, et c'est en songeant aux moyens de l'évincer, qu'il ajouta:

—Il faut que la police ait de l'argent de trop pour payer deux hommes à faire une besogne de fou!...

Le jeune policier ne voulut pas relever cette observation blessante. Depuis quinze jours le Général l'agaçait si bien, qu'il redoutait, s'il entamait une discussion, de ne pas rester maître de soi.

Mieux valait se taire et poursuivre le succès... Réussir! voilà la vengeance qui consterne les envieux.

Il lui tardait, d'ailleurs, de voir partir ces importuns. Peut-être croyait-il Gévrol capable d'éveiller, par quelque bruit insolite, l'attention du prisonnier.

Enfin ils partirent. Lecoq se hâta d'étendre sa couverture, et se coucha dessus tout de son long, de telle sorte qu'il pouvait appliquer alternativement au trou son œil et son oreille.

Dans cette position, il découvrait admirablement la cellule. Il apercevait la porte, le lit, la table, la chaise. Un seul petit espace près de la fenêtre, et la fenêtre elle-même, échappaient à ses regards.

Il terminait à peine sa reconnaissance, quand les verroux grincèrent. Le prévenu revenait de sa promenade.

Il était très-gai, et terminait une histoire fort intéressante sans doute, puisque le gardien resta un moment pour en attendre la fin.

Le jeune policier fut ravi de l'épreuve. Il entendait aussi bien qu'il voyait. Les sons arrivaient à son oreille aussi distinctement que s'il y eussent été apportés par un cornet acoustique. Il ne perdit pas un mot du récit, qui était légèrement graveleux.

Le surveillant parti, Mai fit quelques pas de ci et de là dans sa cellule; puis il s'assit, ouvrit son volume de Béranger, et pendant une heure parut absorbé par l'étude d'une chanson. Finalement il se jeta sur son lit.

Au moment du repas du soir, seulement, il se leva pour manger de bon appétit. Il se remit ensuite à son chansonnier et ne se coucha qu'à l'extinction des feux.

Lecoq savait bien que la nuit ses yeux ne lui serviraient de rien; mais c'est alors qu'il espérait surprendre quelques exclamations révélatrices.

Son attente fut trompée, Mai se tourna et se retourna douloureusement sur ses matelas, il geignit par moments; on eût dit qu'il sanglotait, mais il n'articula pas une syllabe.

Le prévenu resta couché fort tard le lendemain. Mais en entendant sonner l'heure de la pitance du matin, onze heures, il se leva d'un bond, et après quelques entrechats dans sa cellule, il entonna à pleine voix une vieille chanson:

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris, je bois sans gêne...

C'est seulement lorsque les gardiens entrèrent qu'il cessa de chanter...

Telle s'était écoulée la journée de la veille, telle s'écoula celle-ci; celle du lendemain fut pareille, les suivantes furent toutes semblables...

Chanter, manger, dormir, soigner ses mains et ses ongles, telle était la vie de ce soi-disant saltimbanque. Son attitude, toujours la même, était celle d'un homme d'un heureux naturel profondément ennuyé.

Telle était la perfection de la comédie soutenue par cet énigmatique personnage, que Lecoq, après six nuits et six jours passés à plat ventre dans son grenier, n'avait rien surpris de décisif.

Pourtant il était loin de désespérer. Il avait observé que tous les matins, à l'heure où la distribution des vivres met en mouvement les employés de la prison, le prévenu ne manquait pas de répéter sa chanson de Diogène.

—Évidemment, se disait le jeune policier, cette chanson est un signal. Que se passe-t-il alors, du côté de cette fenêtre que je ne vois pas?... Je le saurai demain.

Le lendemain, en effet, il obtint que Mai serait conduit à la promenade à dix heures et demie, et il entraîna le directeur à la cellule du prisonnier.

Le digne fonctionnaire n'était pas content du dérangement.

—Que prétendez-vous me montrer? répétait-il, qu'y a-t-il de si curieux?...

—Peut-être rien, répondait Lecoq, peut-être quelque chose de bien grave...

Et onze heures sonnant peu après, il entonna la chanson du prévenu:

Diogène,
Sous ton manteau...

Il venait d'entamer le second couplet, quand une boulette de mie de pain de la grosseur d'une balle, adroitement lancée par dessus la hotte de la fenêtre, vint rouler à ses pieds.

La foudre tombant dans la cellule de Mai n'eût pas terrifié le directeur autant que cet inoffensif projectile.

Il demeura stupide d'étonnement, la bouche béante, les yeux écarquillés, comme s'il eût douté du témoignage de ses sens.

Quelle disgrâce! L'instant d'avant il eût répondu sur sa tête chauve de l'inviolabilité des secrets. Il vit sa prison déshonorée, bafouée, ridiculisée...

—Un billet, répétait-il d'un air consterné, un billet!...

Prompt comme l'éclair, Lecoq avait ramassé ce message et il le retournait triomphalement entre ses doigts.

—J'avais bien dit, murmurait-il, que nos gens s'entendaient!

Cette joie du jeune policier devait changer en furie la stupeur du directeur.

—Ah!... mes détenus s'écrivent!... s'écria-t-il bégayant de colère. Ah! mes surveillants font l'office de facteurs! Par le saint nom de Dieu!... cela ne se passera pas ainsi!

Il se dirigeait vers la porte; Lecoq l'arrêta.

—Qu'allez-vous faire, monsieur! dit-il.

—Moi! je vais rassembler tous les employés de ma maison, et leur déclarer qu'il y a un traître parmi eux, et qu'il faut qu'on me le livre. Je veux faire un exemple. Et si d'ici vingt-quatre heures le coupable n'est pas découvert, tout le personnel du Dépôt sera renouvelé.

De nouveau, il voulut sortir, et le jeune policier, cette fois, dut presque employer la violence pour le retenir.

—Du calme, monsieur, lui disait-il, du calme, modérez-vous...

—Je veux punir!

—Je comprends cela, mais attendez d'avoir tout votre sang-froid. Il se peut que le coupable soit, non un de vos gardiens, mais un de ces détenus dont vous utilisez la bonne volonté, et qui aident tous les matins à la distribution...

—Eh! qu'importe...

—Pardon!... Il importe beaucoup. Si vous faites du bruit, si vous dites un seul mot de ceci, jamais nous ne découvrirons la vérité. Le traître ne sera pas si fou que de se livrer, mais il sera assez sage pour ne plus recommencer. Sachons nous taire, dissimuler et attendre. Nous organiserons une surveillance sévère et nous prendrons le coquin sur le fait.

Si justes étaient ces objections que le directeur se rendit.

—Soit, soupira-t-il, je patienterai... Mais voyons toujours ce que renferme cette mie de pain.

C'est à quoi le jeune policier ne voulut pas consentir.

—J'ai prévenu M. Segmuller, déclara-t-il, qu'il y aurait sans doute du nouveau ce matin, et il doit m'attendre à son cabinet. C'est bien le moins que je lui réserve le plaisir de briser cette enveloppe.

Le directeur du Dépôt eut un geste désolé. Ah! il eût donné bonne chose pour tenir cet incident secret; mais il n'y fallait seulement pas penser.

—Allons donc trouver le juge d'instruction, dit-il, allons...

Ils partirent, et tout le long du chemin Lecoq s'efforça de démontrer à ce digne fonctionnaire qu'il avait bien tort de s'affecter d'une circonstance qui était pour l'instruction un vrai coup de partie. S'était-il donc, jusqu'à ce moment, supposé plus habile que ses détenus? Quelle illusion! Est-ce que l'ingéniosité du prisonnier n'a pas toujours défié et ne défiera pas toujours la finesse du surveillant?...

Mais ils arrivaient, et à leur vue M. Segmuller et son greffier se levèrent d'un bond. Ils avaient lu, sur le visage du jeune policier, une grande nouvelle.

—Qu'est-ce? demanda le juge d'un ton ému.

Lecoq, pour toute réponse, déposa sur le bureau la précieuse mie de pain, et un regard le paya de l'attention qu'il avait eue de ne la pas ouvrir.

Elle contenait une petite boulette de ce mince papier qu'on appelle du papier pelure d'oignon.

M. Segmuller le déplia et le lissa sur la paume de sa main. Mais dès qu'il y jeta les yeux, ses sourcils se froncèrent.

—Ah!... ce billet est écrit en chiffres, fit-il, en ébranlant son bureau d'un violent coup de poing.

—Il fallait s'y attendre, dit tranquillement le jeune policier.

Il prit alors le billet des mains du juge, et à haute et intelligible voix il énonça les nombres qui s'y trouvaient, tels qu'ils s'y trouvaient, séparés par des virgules:

«235, 15, 3, 8, 25, 2, 16, 208, 5, 360, 4, 36, 19, 7, 14, 118, 84, 23, 9, 40, 11, 99...»

—Et voilà!... murmura le directeur, notre trouvaille ne nous apprendra rien.

—Pourquoi donc!... fit le souriant greffier, il n'est pas d'écriture de convention qu'on ne déchiffre avec un peu d'habitude et de patience. Il y a des gens dont c'est le métier...

—Parfaitement exact! approuva Lecoq. Et moi-même, autrefois, j'étais d'une assez jolie force à cet exercice.

—Quoi! demanda le juge, vous espérez trouver la clé de ce billet!

—Avec du temps, oui, monsieur.

Il allait glisser le papier dans son gousset, mais M. Segmuller le pria de l'examiner et d'essayer au moins de se rendre compte de la difficulté du travail.

—Oh!... ce n'est guère la peine, dit-il. Ce n'est pas en ce moment qu'on peut juger...

Il fit ce qu'on lui demandait, cependant, et fit bien, car son visage s'éclaira presque aussitôt, et il se frappa le front en criant:

—J'ai trouvé!

Une même exclamation de surprise, peut-être aussi d'incrédulité, échappa au juge, au directeur et à Goguet.

—Je le parierais, du moins... ajouta prudemment Lecoq. Le prévenu et son complice ont, si je ne m'abuse, employé le système du double livre. Ce système est simple:

Les correspondants conviennent tout d'abord de se servir d'un livre quelconque, et ils s'en procurent chacun un exemplaire de la même édition.

Que fait alors celui qui veut donner de ses nouvelles?

Il ouvre le livre au hasard et commence par écrire le numéro de la page.

Il n'a plus ensuite qu'à chercher dans cette page des mots qui traduisent sa pensée. Si le premier mot qu'il utilise est le vingtième de la page, il écrit le chiffre 20, et il recommence à compter un, deux, trois, jusqu'à ce qu'il trouve un mot qui lui convienne. Si ce mot arrive le sixième, il écrit le chiffre 6, et il continue jusqu'à ce qu'il ait ainsi traduit tout ce qu'il avait à dire.

Vous voyez maintenant ce qu'a à faire le correspondant qui reçoit un tel billet. Il cherche la page indiquée, et pour chaque chiffre il a un mot...

—Impossible d'être plus clair, approuva le juge.

—Si ce billet que je tiens là, poursuivit Lecoq, avait été échangé entre deux personnes libres, essayer de la traduire serait folie. Ce système si simple est le seul qui déjoue les efforts de la curiosité, parce qu'il n'est pas de pénétration capable de deviner le livre convenu.

Mais ici tel n'est pas le cas. Mai est prisonnier, et il n'a qu'un volume en sa possession: les chansons de Béranger. Allons chercher ce livre....

Positivement, le directeur était enthousiasmé.

—Je cours le quérir moi-même, interrompit-il.

Mais le jeune policier le retint d'un geste.

—Et surtout, lui recommanda-t-il, prenez bien vos précautions, monsieur, pour que Mai ne s'aperçoive pas qu'on a touché à ses chansons. S'il est rentré de la promenade, faites-le ressortir sous un prétexte quelconque... Et, de plus, qu'il reste dehors tant que nous nous servirons de son chansonnier...

—Oh!... fiez-vous à moi, répondit le directeur.

Il sortit, et telle fut sa hâte, que, moins d'un quart d'heure plus tard, il reparaissait agitant triomphalement un petit volume in-32.

D'une main tremblante, le jeune policier l'ouvrit à la page 235, et commença à compter.

Le 15e mot de la page était: JE; le 3e après était le mot: LUI; le 8e ensuite: AI; le 25: DIT; le 2e: VOTRE; le 16v: VOLONTÉ....

Ainsi, avec ces six chiffres seulement, on trouvait un sens:

«Je lui ai dit votre volonté....»

Les trois personnes qui assistaient à cette émouvante expérience ne purent s'empêcher d'applaudir.

—Bravo Lecoq!... dit le juge.

—Je ne parierais plus cent sous pour Mai, pensa le greffier.

Mais Lecoq comptait toujours, et bientôt, d'une voix que faisait trembler la vanité heureuse, il put donner la traduction du billet entier. Voici ce qu'on écrivait au prévenu:

«Je lui ai dit votre volonté, elle se résigne. Notre sécurité est assurée, nous attendons vos ordres pour agir. Espoir! Courage!...»

XXXIII

Quelle déception, que ce laconique et obscur billet, après cette grande fièvre d'anxiété qui avait tenu oppressés et haletants les témoins de cette scène.

Chiffrée ou traduite, cette lettre n'était-elle pas une arme inutile aux mains de la prévention!

L'œil de M. Segmuller, que l'espoir avait fait étinceler, s'éteignit, et Goguet en revint à son opinion, que le prévenu s'en tirerait peut-être.

—Quel malheur! prononça le directeur avec une nuance d'ironie, quel dommage que tant de peines et une si surprenante pénétration soient perdues!

Lecoq dont la confiance semblait inaltérable, le regarda d'un air goguenard.

—Vraiment!... dit-il, M. le directeur trouve que j'ai perdu mon temps!... Tel n'est pas mon avis. Ce petit papier me semble établir assez victorieusement que si quelqu'un s'est abusé quant à l'identité du prévenu, ce n'est pas moi.

—Soit!... M. Gévrol et moi avons été trompés par la vraisemblance. Nul n'est infaillible. En êtes-vous plus avancés?...

—Mais oui, monsieur. Comme à cette heure on sait bien qui n'est pas le prévenu, au lieu de me plaisanter et de me gêner, on m'aidera peut-être à découvrir qui il est.

Le ton du jeune policier, son allusion à la mauvaise volonté qu'il avait rencontrée, blessèrent le directeur. Mais précisément parce qu'il sentait le sang lui monter aux oreilles, il résolut de briser cette discussion avec un inférieur.

—Vous avez raison, dit-il durement. Ce Mai doit être quelque grand et illustre personnage. Seulement, cher monsieur Lecoq, car il y a un seulement, faites-moi le plaisir de m'expliquer comment ce personnage si important a pu disparaître sans que la police en ait été avisée?... Un homme considérable, tel que vous le supposez, a d'ordinaire une famille, des parents, des amis, des protégés, des relations très-étendues; et de tout ce monde, personne n'aurait élevé la voix depuis plus de trois semaines que Mai est sous mes verroux!... Allons, avouez-le, monsieur l'agent, vous n'aviez pas réfléchi à cela.

Le directeur venait de rencontrer la seule objection sérieuse qu'on put opposer au système de la prévention.

Mais Lecoq l'avait aperçue bien avant lui, et elle ne cessait de le préoccuper, et il s'était mis l'esprit à la torture sans y trouver une réponse satisfaisante.

Sans doute il allait s'emporter, comme toujours quand on se sent touché à un défaut de cuirasse, mais M. Segmuller intervint.

—Toutes ses récriminations, dit-il de sa voix calme, ne nous ferons point faire un pas. Il serait plus sage de concerter le moyen de tirer parti de la situation.

Rappelé ainsi à la situation présente, le jeune policier sourit; toutes ses rancunes s'évanouirent.

—Le moyen est tout trouvé, fit-il.

—Oh!...

—Et je le crois infaillible, monsieur, en raison de sa simplicité. Il consiste tout uniment à substituer une prose à celle de l'auteur de ce billet. Quoi de moins difficile, maintenant que j'ai la clef de la correspondance!... J'en serai quitte pour acheter un exemplaire des chansons de Béranger. Mai croyant s'adresser à son complice répondra en toute sincérité...

—Pardon!... interrompit le directeur, comment vous répondra-t-il?

—Ah!... vous m'en demandez trop, monsieur. Je sais de quelle façon on lui fait tenir ses lettres, c'est déjà bien joli... Pour le reste, j'observerai, je chercherai, je verrai....

Goguet ne dissimula pas une grimace approbative. S'il eût eu dix francs à exposer, il les eût pariés dans le jeu de Lecoq.

—Pour commencer, poursuivit le jeune policier, je vais remplacer ce message par un autre de ma façon... Demain, à l'heure de la soupe, si le prévenu fait entendre son signal en musique, le père Absinthe lui lancera la chose par la fenêtre, pendant que moi, de mon observatoire, je guetterai l'effet.

Il était si ravi de sa conception, qu'il se permit de sonner, et quand l'huissier se présenta, il lui remit une pièce de dix sous en le priant de courir lui chercher un cahier de papier pelure d'oignon.

—Avec des pèlerins si rusés et si défiants, on ne doit négliger aucune précaution.

Quand il fut en possession du papier, lequel était, en vérité, tout semblable à celui du billet—il s'assit à la table du greffier, et s'armant du volume de Béranger il se mit à composer sa fausse missive, en copiant autant que possible la forme des chiffres du mystérieux correspondant.

Cette besogne ne lui prit pas dix minutes. Craignant de commettre quelque bévue, il avait reproduit les termes de la lettre véritable, se bornant à en altérer absolument le sens.

Voici ce qu'il écrivait:

«Je lui ai dit votre volonté; elle ne se résigne pas. Notre sécurité est menacée. Nous attendons vos ordres. Je tremble.»

Cela fait, il roula le papier comme l'autre, et le remit dans la mie de pain, en disant:

—Demain nous saurons quelque chose!

Demain!... Les vingt-quatre heures qui séparaient le jeune policier de l'instant décisif, lui apparaissaient comme un siècle à traverser. À quels expédients se vouer, pour hâter le vol tardif du temps!...

Il expliqua clairement et minutieusement au père Absinthe ce qu'il aurait à faire, et sûr d'avoir été compris, certain qu'il serait obéi, il regagna sa soupente.

La soirée lui parut bien longue, et plus interminable la nuit, car il lui fut impossible de clore la paupière...

Quand le jour se leva, il constata que son prisonnier était éveillé et assis sur le pied de son lit. Bientôt il sauta à terre et arpenta sa cellule d'un pas saccadé. Il était fort agité, contre son ordinaire, il gesticulait et par intervalles laissait échapper quelques paroles, toujours les mêmes.

—Quelle croix, mon Dieu!... répétait-il, quelle croix!

—Bon! pensait Lecoq, tu es inquiet, mon garçon, de ton billet quotidien que tu n'as pas reçu... Patience, patience. Il va t'en arriver un de ma façon....

Enfin, le jeune policier distingua au dehors le mouvement qui précède la distribution des victuailles. On allait, on venait, les sabots claquaient sur les dalles, les surveillants criaient....

Onze heures sonnèrent à la vieille horloge fêlée, le prévenu commença sa chanson:

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content...

Il n'acheva pas ce troisième vers; le bruit léger de la boulette de mie de pain tombant sur la dalle l'avait arrêté court.

Lecoq, la tête dans son trou, retenait son souffle et regardait de toutes les forces de son âme.

Il ne perdit pas un mouvement de l'homme, pas un tressaillement, pas un battement de paupière.

Mai s'était mis à regarder en l'air, du côté de la fenêtre, d'abord, puis tout autour de lui, comme s'il lui eût été impossible de s'expliquer l'arrivée de ce projectile.

Ce n'est qu'après un petit bout de temps, qu'il se décida à le ramasser. Il le garda dans le creux de la main, l'examina curieusement. Ses traits exprimaient une profonde surprise. On eût juré qu'il était intrigué au possible.

Bientôt, cependant, un sourire monta à ses lèvres. Il eut un mouvement d'épaules qui pouvait s'interpréter ainsi: «Suis-je simple!» et d'un geste rapide, il brisa la mie de pain. La vue du papier roulé menu le rendit soucieux...

—Ah ça!... se disait Lecoq tout désorienté, qu'est-ce que ces manières?...

Le prévenu avait ouvert le billet, et regardait, les sourcils froncés, ces chiffres alignés qui semblaient ne rien lui dire...

Mais voilà que tout à coup il se précipita contre la porte de sa cellule, l'ébranlant de coups de poing et criant:

—À moi!... gardien!... à moi!...

Un surveillant accourut, Lecoq entendit ses pas dans le corridor.

—Que voulez-vous? demanda-t-il à travers le guichet de la porte.

—Je veux parler au juge.

—C'est bon!... On le fera prévenir.

—Tout de suite, n'est-ce pas, je veux faire des révélations.

—On y va!...

Lecoq n'en écouta pas davantage.

Il dégringola le roide escalier de la soupente, et d'un pied fiévreux il courut au Palais raconter à M. Segmuller ce qui se passait.

—Qu'est-ce que cela signifie? pensait-il. Touchons-nous donc au dénoûment?... Ce qui est sûr, c'est que mon billet n'est pour rien dans la détermination du prévenu. Il ne pouvait le déchiffrer qu'avec le secours de son volume, il n'y a pas touché, donc il ne l'a pas lu.

Non moins que le jeune policier, M. Segmuller fut stupéfait. Ils revinrent ensemble à la prison, en toute hâte, très-inquiets, suivis du greffier, cette ombre inévitable du juge d'instruction.

Ils atteignaient l'extrémité de la galerie, quand ils rencontrèrent le directeur qui arrivait tout émoustillé par ce gros mot: révélation.

Le digne fonctionnaire voulait sans doute ouvrir un avis, le juge lui coupa la parole.

—Je sais tout, lui dit-il, et j'accours...

Arrivé à l'étroit corridor des «secrets,» Lecoq pressa le pas pour devancer le juge d'instruction, le directeur et le greffier.

Il se disait qu'en s'avançant sur la pointe du pied, il surprendrait peut-être le prévenu en train de déchiffrer le billet, et qu'en tout cas, il aurait le temps de jeter un coup d'œil sur l'intérieur de la cellule.

Mai était assis devant sa table, la tête entre ses mains.

Au grincement des verrous tirés de la propre main du directeur, il se leva en sursaut, arracha sa coiffure, et se tint debout respectueusement, attendant qu'on lui adressât la parole.

—Vous m'avez fait appeler? lui demanda le juge.

—Oui, monsieur.

—Vous avez, prétendez-vous, des révélations à faire?

—J'ai des choses importantes à vous dire.

—C'est bien! ces messieurs vont se retirer...

M. Segmuller se retournait déjà vers Lecoq et le directeur, pour les prier de le laisser à ses fonctions, mais le prévenu, d'un mouvement de prostration, l'arrêta.

—Ce n'est pas la peine, prononça-t-il; je me trouverai très-content, au contraire, de parler devant tout le monde.

—Parlez, alors.

Mai ne se fit pas répéter l'ordre. Il se mit en position, de trois quarts, la poitrine gonflée, la tête en arrière, comme toujours, depuis le début de l'instruction, quand il se disposait à faire parade de son éloquence.

—C'est pour vous dire, messieurs, commença-t-il, que je suis un très-honnête homme. Le métier n'y fait rien, n'est-ce pas? On peut être chez un montreur de curiosités pour le boniment, et avoir du cœur et de l'honneur...

—Oh!... faites-nous grâce de vos réflexions.

—Vous le voulez, monsieur... je veux bien. Alors, en deux mots, voici un petit papier qu'on m'a jeté tout à l'heure. Il y a des numéros dessus qui doivent signifier quelque chose, mais j'ai eu beau chercher, je n'y ai vu que du feu.

Il tendit au juge, qui le prit, le billet chiffré par Lecoq, et ajouta:

—Il était roulé dans une boulette de mie de pain.

La violence de ce coup inattendu, inouï, abasourdit manifestement tous les assistants. Mais le détenu, sans paraître remarquer l'effet produit poursuivait:

—Je calcule que celui qui m'a envoyé ça s'est trompé de fenêtre. Je sais bien que c'est très-mal de dénoncer un camarade de prison, c'est lâche, et on risque de lui faire arriver de la peine, mais on est bien forcé d'être prudent, quand on est, comme moi, accusé d'être un assassin et qu'on est sous le coup d'un grand désagrément.

Un geste horriblement significatif du tranchant de sa main sur son cou ne laissa pas de doutes sur ce qu'il entendait par «un désagrément.»

—Et pourtant je suis innocent, murmura-t-il.

Le juge, le premier, avait ressaisi la libre disposition de toutes ses facultés. Il concentra en un regard toute la puissance de sa volonté, et fixant le prévenu:

—Vous mentez!... dit-il lentement, c'est à vous que ce billet était destiné.

—À moi!... Je suis donc le plus grand des imbéciles, puisque je vous fais appeler pour vous le remettre. À moi!... pourquoi en ce cas ne l'ai-je pas gardé? Qui savait, qui pouvait savoir que je l'avais reçu?...

Tout cela était dit avec une si merveilleuse apparence de bonne foi, l'œil de Mai était si clair, l'intonation si juste, son raisonnement était si spécieux, que le directeur, troublé, se reprenait à douter.

—Et si je vous prouvais que vous mentez, insista M. Segmuller, si je vous le démontrais, là, sur-le-champ?...

—Par exemple!... Vous seriez malin!... Oh! monsieur, pardon, excusez, je voulais dire...

Mais le juge n'en était pas à se soucier d'une expression plus ou moins mesurée.

Il fit signe à Mai de se taire, et, s'adressant à Lecoq:

—Montrez au prévenu, monsieur l'agent, dit-il, que vous avez découvert la clé de sa correspondance...

Brusquement le visage du prisonnier changea.

—Ah!... c'est cet agent de police, fit-il d'une voix sourde, qui a trouvé cela. Ce même agent qui assure que je suis un gros seigneur.

Il toisa dédaigneusement le jeune policier, et ajouta:

—Si c'est ainsi, mon compte est réglé. Quand la police veut absolument qu'un homme soit coupable, elle prouve qu'il est coupable, c'est connu... Et quand un prisonnier ne reçoit pas de billets, un agent qui veut de l'avancement sait lui en adresser.

Il arrivait, ce soi-disant saltimbanque, à une expression de mépris si écrasant, que Lecoq furieux parut près de lui répondre.

Il se contint, cependant, sur un signe du juge, et prenant sur la table le volume de Béranger, il prouva au prévenu que chaque chiffre du billet correspondait à un mot de la page indiquée, et que tous ces mots formaient bien un sens.

Cet accablant témoignage ne sembla pas embarrasser Mai. Après avoir admiré ce système de correspondance comme un enfant s'extasie devant un jouet nouveau, il déclara qu'il n'y avait que la police pour de telles machinations.

Que faire en présence d'une telle obstination?...

M. Segmuller n'eut pas même l'idée d'insister, et il se retira suivi des personnes qui l'avaient accompagné.

Jusqu'au cabinet du directeur, où il se rendit, il ne prononça pas une parole. Mais il se laissa tomber sur un fauteuil, en disant:

—Il faut s'avouer vaincu... Cet homme restera ce qu'il est: une énigme.

—Mais pourquoi cette comédie qu'il vient de jouer, demanda le directeur; je ne me l'explique pas.

—Eh!... répondit Lecoq, ne voyez-vous donc pas qu'il a eu l'espoir de persuader au juge que le premier billet avait été fabriqué par moi, pour les besoins de l'opinion que je soutiens. La tentative était hardie, mais l'importance du résultat devait le séduire. S'il eût réussi, j'étais déshonoré, et lui restait Mai, sans conteste, pour tout le monde. Seulement, comment a-t-il pu savoir que j'avais saisi un billet, et que je l'épiais de la soupente?... Voilà ce qui ne sera sans doute jamais expliqué.

Le directeur et le jeune policier échangeaient des regards gros de soupçons.

—Eh! Eh!... pensait le directeur, pourquoi, en effet, le billet qui est tombé à mes pieds ne serait-il pas l'œuvre de ce gaillard si subtil?... Son ami Absinthe a pu le servir pour le premier aussi bien que pour le second...

—Qui sait, se disait Lecoq, si ce brave directeur n'a pas tout confié à Gévrol? Avec cela, que mon jaloux Général se serait fait un scrupule de me jouer un tour de sa façon!...

—Ah!... c'est égal, s'écria Goguet, il est bien fâcheux qu'une comédie si bien montée n'ait pas eu de succès!...

Ce mot tira le juge de ses réflexions.

—Une comédie indigne!... prononça-t-il, et que je n'aurais jamais autorisée, si la passion d'arriver à la vérité ne m'eût aveuglé. C'est porter atteinte à la majesté de la justice que de la rendre complice de si misérables supercheries!...

Lecoq, à ces mots, devint blême, et une larme de rage brilla dans ses yeux.

C'était le second affront depuis une heure. Après l'insulte du prévenu, l'outrage de la prévention!...

—J'ai échoué, pensa-t-il, on me désavoue!... C'est dans l'ordre. Ah!... si j'avais réussi!...

Le dépit seul avait arraché à M. Segmuller ces dures paroles; elles étaient dures, il les regretta et fit tout pour que Lecoq les oubliât.

Car ils se revirent les jours qui suivirent cette malheureuse tentative, et chaque matin ils avaient une longue conférence, quand le jeune policier venait rendre compte de ses démarches.

C'est que Lecoq cherchait toujours, avec une obstination que retrempaient d'incessants quolibets; il cherchait, soutenu par une de ces rages froides qui entretiennent l'énergie durant des années.

Mais le juge était absolument découragé.

—C'est fini, disait-il; tous les moyens d'investigations sont épuisés, je me rends. Le prévenu ira en cour d'assises et sera acquitté ou condamné sous le nom de Mai. Je ne veux plus penser à cette affaire.

Il disait cela, mais les soucis, le noir chagrin d'un échec, des allusions parfois blessantes, l'anxiété d'un parti à prendre altérèrent sa santé, et il fut obligé de garder le lit.

Il y avait huit jours qu'il n'était sorti de chez lui, quand un matin il vit paraître Lecoq.

—Vous le voyez, mon pauvre garçon, lui dit-il, cet énigmatique meurtrier est fatal à ses juges d'instruction... Ah!... il nous a joués, il sauvera sa personnalité.

—Peut-être! répondit le jeune policier. Il est un dernier moyen d'avoir le secret de cet homme; il faut le faire évader...

XXXIV

L'expédient suprême que préparait Lecoq n'était pas de son invention et n'avait rien de précisément neuf.

De tout temps, la police a su, quand il le fallait, fermer les yeux et entre-bailler la porte d'un cachot.

Fou, par exemple, bien fou et bien naïf, qui croit à ces favorables négligences, et se laisse prendre à ce piège éblouissant de la liberté offerte.

Tous les prisonniers ne sont pas, comme Lavalette, protégés par une royale connivence, niée jadis avec de grands serments, aujourd'hui prouvée.

On compterait plutôt ceux qui, pareils à l'infortuné Georges d'Etchérony, ne sont lâchés que sous bénéfice d'inventaire, et sont repris dès qu'ils se sont acquittés de la tâche de dénonciateurs involontaires qu'on leur ménageait.

Pauvre d'Etchérony!... Il croyait bien avoir trompé la vigilance de ses gardiens. Quand il reconnut son erreur et sa faute, il se tira un coup de pistolet au cœur.

Hélas! il survécut assez à l'affreuse blessure pour entendre un des amis qu'il avait livrés, lui jeter cette injure qu'il ne méritait pas: traître.

Ce n'est cependant qu'à la dernière extrémité, très-rarement, en des cas spéciaux, qu'on se décide à prêter secrètement la main à l'évasion d'un détenu. En somme, le moyen est dangereux.

Si on y a recours, c'est qu'on espère en retirer quelque avantage important, comme de mettre la main sur une association de malfaiteurs.

On capture un homme de la bande, il a la probité de son infamie, et refuse de nommer ses complices. Que faire?... Faut-il se résigner à le juger, à le condamner seul?...

Eh!... non! Mieux vaut laisser traîner à sa portée, par le plus grand des hasards, une lime qui lui permettra de scier ses barreaux, une corde qui lui facilitera l'escalade d'un mur....

Il s'échappe, mais pareil au hanneton qui s'envole avec un fil à la patte, il traîne un bout de chaîne, une escouade d'observateurs subtils.

Et au moment où il vante à ses associés qu'il a rejoints, son audace et son bonheur, la compagnie se trouve prise d'un coup de filet.

M. Segmuller savait tout cela, et bien d'autres choses encore, et cependant, à la proposition de Lecoq, il se dressa sur son séant en disant:

—Êtes-vous fou!....

—Je ne le crois pas, monsieur.

—Faire évader le prévenu!

—Oui, répondit froidement le jeune policier, tel est bien mon projet.

—Une chimère!...

—Pourquoi cela, monsieur? Après l'assassinat des époux Chaboiseau, à La Chapelle-Saint-Denis, on réussit à prendre les coupables, il doit vous en souvenir. Mais un vol de 150,000 francs en espèces et en billets de banque avait été commis, cette grosse somme ne se retrouvait pas et les meurtriers refusaient obstinément de dire où ils l'avaient cachée. C'était la fortune pour eux s'ils échappaient au bourreau, mais les enfants des victimes étaient ruinés. C'est alors que M. Patrigent, le juge d'instruction, fut le premier, je ne dirai pas à conseiller, mais à laisser entendre qu'on pourrait bien se risquer à confier la clé des champs à un de ces misérables. On suivit son avis, et trois jours plus tard l'évadé était surpris dans une carrière de champignonniste, en train de déterrer le trésor. Je dis donc que notre prévenu...

—Assez!... interrompit M. Segmuller, je ne veux plus entendre parler de cette affaire. Je vous avais, ce me semble, défendu de me la rappeler...

Le jeune policier baissa la tête d'un petit air de soumission hypocrite.

Mais il guignait le juge du coin de l'œil, et remarquait bien son agitation.

—Je puis me taire, pensait-il, sans crainte; il y reviendra.

Il y revint, en effet, l'instant d'après.

—Soit, fit-il, je suppose votre homme hors de prison, que faites-vous?...

—Moi, monsieur! Je m'attache à lui comme la misère à un pauvre; je ne le perds plus de vue; je vis dans son ombre...

—Et vous vous imaginez qu'il ne s'apercevra pas de cette surveillance?

—Je prendrai mes précautions.

—Un coup d'œil et un hasard, et il vous reconnaîtra.

—Non, monsieur, parce que je me déguiserai. Un agent de la sûreté qui n'est pas capable d'en remontrer au plus habile acteur, pour se grimer, n'est qu'un policier médiocre. Voici un an que je m'exerce à faire de mon visage et de ma personne ce que je veux, et je puis être à ma volonté vieux ou jeune, brun ou blond, un homme comme il faut ou un affreux rôdeur de barrière...

—Je ne vous soupçonnais pas ce talent, monsieur Lecoq.

—Oh!... je suis bien loin encore de la perfection que je rêve!... J'ose, cependant, monsieur, prendre l'engagement de me présenter à vous, avant trois jours, et de vous parler pendant une demi-heure sans que vous me reconnaissiez...

M. Segmuller ne répliqua pas, et il parut clair à Lecoq qu'il présentait des objections avec l'espérance de les voir détruire plutôt qu'avec l'envie de les faire prévaloir.

—Je crois, mon pauvre garçon, reprit le juge, que vous vous abusez étrangement. Nous avons été à même, vous et moi, d'apprécier la pénétration de ce mystérieux prévenu. Sa sagacité est étrange, n'est-ce pas, si merveilleuse qu'elle passe l'imagination... Croyez-vous donc que cet homme si fort ne flairera pas votre piège grossier? Il devinera, allez, que si on lui laisse reconquérir sa liberté, ce ne peut être que pour l'utiliser contre lui.

—Je ne m'abuse pas, monsieur, Mai devinera, je le sais.

—Eh bien! alors?

—Alors, monsieur, je me suis dit ceci: Une fois libre, cet homme se trouvera étrangement embarrassé de sa liberté. Il n'aura pas un sou, il n'a pas de métier... Que fera-t-il, de quoi vivra-t-il? Cependant il faut manger! Il luttera bien pendant un certain temps, mais il se lassera de souffrir, à la longue... Les jours où il n'aura ni un abri, ni un morceau de pain, il songera qu'il est riche... Ne cherchera-t-il pas à se rapprocher des siens? Si, évidemment. Il s'ingéniera à se procurer des secours, il tâchera de donner de ses nouvelles à ses amis... C'est là que je l'attends. Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui... il hasardera quelque démarche décisive. Et moi, j'apparaîtrai, un mandat d'arrêt à la main...

—Et s'il fuit, s'il passe à l'étranger?

—Je l'y suivrai. Une de mes tantes m'a laissé au pays une masure qui vaut une douzaine de mille francs, je la vendrai, et j'en mangerai le prix jusqu'au dernier sou, s'il le faut, à poursuivre une revanche. Cet homme m'a roulé comme un enfant, moi qui me croyais si fort... j'aurai mon tour.

—Et s'il allait vous glisser entre les doigts, vous échapper?

Lecoq éclata de rire en homme sûr de soi.

—Qu'il essaie!... fit-il. Je réponds de lui sur ma tête.

Le malheur est que l'enthousiasme de Lecoq ne faisait que refroidir le juge.

—Décidément, monsieur l'agent, reprit-il, votre idée est bonne. Seulement, la Justice, vous le comprenez, ne saurait se mêler de telles intrigues. Tout ce que je puis promettre, c'est mon approbation tacite. Rendez-vous donc à la Préfecture, voyez vos supérieurs...

D'un geste vraiment désespéré, le jeune policier interrompit M. Segmuller.

—Proposer une telle chose, s'écria-t-il, moi!... Non-seulement on me la refuserait, mais on me signifierait mon congé, si toutefois je ne suis pas déjà rayé du service de la sûreté...

—Vous!... lorsque vous vous êtes si bien conduit dans cette affaire!...

—Hélas! monsieur, tel n'est pas l'avis de tout le monde. Les langues ont marché depuis huit jours que vous êtes malade. Mes ennemis ont su tirer parti de la dernière comédie du Mai!... Ah!... oui, cet homme est habile. On dit à cette heure que c'est moi qui, dans un but d'avancement, ai imaginé tous les détails romanesques de cette affaire. On assure que seul j'ai soulevé cette question d'identité qui n'en est pas une. À entendre les gens du Dépôt, j'aurais inventé une scène qui n'a pas eu lieu chez la Chupin, supposé des complices, suborné des témoins, fabriqué de fausses pièces de conviction, enfin écrit le premier billet aussi bien que le second, dupé le père Absinthe, et mystifié le directeur.

—Diable!... fit M. Segmuller, que dit-on de moi, en ce cas?...

Le rusé policier sut se donner la contenance la plus embarrassée.

—Dam!... monsieur, répondit-il, on prétend que vous vous êtes laissé circonvenir par moi, que vous n'avez pas contrôlé mes preuves...

Une fugitive rougeur empourpra le front de M. Segmuller.

—En un mot, fit-il, on estime que je suis votre dupe et... un sot.

Le souvenir de certains sourires sur son passage, diverses allusions qui lui étaient restées sur le cœur le décidèrent.

—Eh bien!... je vous aiderai, monsieur Lecoq, s'écria-t-il. Oui, je veux que vous confondiez vos railleurs... Je vais me lever, à l'instant, et me rendre au Palais avec vous. Je verrai M. le procureur général, je parlerai, j'agirai, je répondrai de vous!...

La joie de Lecoq fut immense.

Jamais, non, jamais, il n'eût osé se flatter d'obtenir un tel concours.

Ah!... M. Segmuller pouvait désormais lui demander de passer dans le feu pour lui; il était prêt à s'y précipiter.

Cependant il fut assez prudent, il eut assez d'empire sur soi pour garder sa physionomie soucieuse. Il est comme cela, des victoires qu'il faut se garder de laisser soupçonner, sous peine d'en perdre à l'instant tout le bénéfice.

Certes, le jeune policier n'avait rien avancé qui ne fût rigoureusement exact, mais encore est-il des façons de présenter la vérité, et il avait déployé un peu trop d'habileté pour mettre le juge de moitié dans ses rancunes et s'en faire un auxiliaire intéressé.

M. Segmuller, cependant, après le cri arraché à sa vanité adroitement blessée, après la première explosion de sa colère, revenait à son calme accoutumé.

—Je suppose, dit-il à Lecoq, que vous avez réfléchi au stratagème à employer pour lâcher le prévenu sans que la connivence de l'administration éclate.

—Je n'y ai pas pensé une minute, monsieur, je l'avoue. À quoi bon, d'ailleurs! Cet homme sait trop de quels soupçons et de quelle surveillance inquiète il est l'objet, pour ne se pas tenir sur le qui-vive. Si ingénieusement que je m'y prenne pour lui ménager une occasion de filer, il reconnaîtra ma main et se défiera. Le plus court et le plus sûr est de lui laisser tout bonnement la porte ouverte...

—Peut-être avez-vous raison?...

—Seulement, il est une précaution que je crois nécessaire, indispensable, qui me parait une condition essentielle du succès...

Le jeune policier paraissait chercher si péniblement ses mots, que le juge crut devoir l'aider.

—Voyons cette précaution? fit-il.

—Elle consisterait, monsieur, à donner l'ordre de transférer Mai dans une autre prison... Oh! n'importe laquelle, à votre choix.

—Pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce que, monsieur, je voudrais que durant les quelques jours qui précéderont son évasion, Mai fût mis dans l'impossibilité absolue de donner de ses nouvelles au dehors, de prévenir son insaisissable complice....

La proposition parut étrangement surprendre M. Segmuller.

—Vous l'estimez donc mal gardé au Dépôt? fit-il.

—Oh! monsieur, je ne dis pas cela. Je suis même persuadé que depuis l'affaire du billet, le directeur a redoublé de vigilance... Mais, enfin, ce mystérieux meurtrier avait des intelligences au Dépôt, nous en avons eu la preuve matérielle, évidente, irrécusable, et de plus...

Il s'arrêta devant l'expression de sa pensée, comme tous ceux qui sentent bien que ce qu'ils vont dire paraîtra une énormité.

—Et de plus?... insista le juge intrigué.

—Eh bien! donc, monsieur, tenez, je serai complètement franc avec vous... Je trouve que Gévrol jouit au Dépôt d'une liberté trop grande; il y est comme chez lui, il va, vient, monte, descend, sort et rentre, sans que personne jamais songe à lui demander ce qu'il fait, où il va, ce qu'il veut... Pour lui, pas de consigne, et il ferait voir au directeur, qui est un bien honnête homme, des étoiles en plein midi... Moi, je me défie de Gévrol....

—Oh!... monsieur Lecoq!...

—Oui, je le sais, l'accusation est téméraire, mais on n'est pas maître de ses pressentiments et Gévrol m'inquiète. Le prévenu savait-il, oui ou non, que je l'observais du grenier et que j'avais surpris un premier billet? Évidemment oui, sa dernière scène le démontre....

—Tel est mon avis.

—Comment donc a-t-il su cela?... Il ne l'a pas deviné, sans doute. Voici huit jours que je me mets l'esprit à la torture pour trouver la solution de ce problème... J'y perds mes peines. L'intervention de Gévrol explique tout.

M. Segmuller, à cette seule supposition, pâlit de colère.

—Ah!... si je pouvais croire cela, s'écria-t-il, si j'étais sûr!... Avez-vous quelque preuve, existe-t-il des indices?

Le jeune policier hocha la tête.

—J'aurais les mains pleines de preuves, répondit-il, que je ne sais trop si je les ouvrirais. Ne serait-ce pas me fermer tout avenir? Je dois, si je réussis dans mon métier, m'attendre à de bien autres trahisons. Toutes les professions n'ont-elles pas leurs rivalités et leurs haines? Et notez, monsieur, que je n'attaque pas la probité de Gévrol. Pour cent mille francs, écus comptant, sur table, il ne lâcherait pas un prévenu... Mais il déroberait dix accusés à la justice, sur la seule espérance de me faire pièce, à moi qui lui porte ombrage.

Que de choses ces quelques mots expliquaient, de combien d'énigmes restées obscures ils donnaient la clef!... Mais le juge ne pouvait suivre le jeune policier sur ce terrain.

—Il suffit, lui dit-il, passez dans le salon quelques instants, je m'habille et je suis à vous... Je vais envoyer chercher une voiture; il faut que je me hâte si je veux voir aujourd'hui M. le procureur général....

Soigneux d'ordinaire, jusqu'à la minutie, M. Segmuller ne mit pas, ce jour-là, un quart d'heure à sa toilette.

Bientôt il parut dans la pièce où Lecoq attendait, et d'un ton bref lui dit:

—Partons.

Ils allaient monter en voiture, quand un domestique dont la tenue correcte annonçait un serviteur de bonne maison, s'avança rapidement vers M. Segmuller.

—Ah!... c'est vous, Jean, dit le juge, comment va votre maître?

—De mieux en mieux, monsieur. Il m'envoyait prendre des nouvelles de monsieur et lui demander où en est l'affaire.

—Toujours au point que je lui disais dans ma lettre. Saluez-le de ma part et dites-lui que je suis rétabli.

Le domestique salua, Lecoq prit place près de son juge d'instruction, et le fiacre se mit en route.

—Ce garçon, reprit M. Segmuller, est le valet de chambre de d'Escorval.

—Le juge qui....

—Précisément. Il me l'envoie tous les deux ou trois jours, afin de savoir ce que nous faisons de notre énigmatique Mai.

—M. d'Escorval s'en préoccupe?

—Prodigieusement, et je le conçois, puisque c'est lui, en définitive, qui a ouvert l'information, et qui la poursuivrait sans sa funeste chute. Peut-être regrette-t-il cette instruction et se dit-il qu'il l'eût mieux menée que moi. Nous nous entendrions bien, si c'était possible, car je donnerais bonne chose de le voir à ma place....

Mais cette substitution n'eût pas été du goût de Lecoq.

—Ce n'est pas, pensait-il, ce terrible juge qui jamais eût consenti aux démarches que je viens d'obtenir de M. Segmuller.

Il avait grandement raison de se féliciter, car le juge ne se ménagea pas. Il était de ceux qui, longs à se décider, ne reviennent plus sur un parti pris et vont jusqu'au bout sans détourner la tête.

Ce jour-là même, le projet de Lecoq fut adopté en principe, sauf à convenir des détails et à régler le jour.

Cette même après-midi, la veuve Chupin obtint sa liberté provisoire.

Il n'y avait plus à s'inquiéter de Polyte. Traduit devant le tribunal correctionnel pour le vol où il se trouvait impliqué, il avait été, à sa grande surprise, condamné à treize mois de prison.

Désormais, M. Segmuller n'avait plus qu'à attendre, et ce lui fut d'autant plus aisé que les vacances de Pâques étant arrivées il put aller chercher en province, près de sa famille, un peu de repos et de liberté d'esprit.

Rentré à Paris, le dernier jour des vacances, le dimanche, il était resté chez lui, quand on lui annonça un domestique—envoyé par le bureau de placement—pour remplacer le sien qu'il avait congédié.

C'était un homme qui paraissait quarante ans, fort rouge de figure, ayant d'épais cheveux et de très-gros favoris roux, plutôt grand que petit, de forte corpulence et roide sous ses vêtements coupés carrément.

Il expliqua d'un ton posé et avec un accent normand des plus prononcés, que depuis vingt ans il n'avait servi que des gens d'étude, un médecin et un notaire, qu'il était au fait des habitudes du Palais, qu'il savait épousseter des paperasses sans y mettre le désordre...

Bref, il s'exprima si bien, que tout en se réservant vingt-quatre heures pour les informations, le juge tira de sa poche et lui tendit le louis du denier à Dieu.

Mais l'homme, alors, changeant brusquement d'attitude et de voix, éclata de rire et dit:

—Monsieur le juge croit-il encore que Mai me reconnaîtra?

—Monsieur Lecoq!... fit le juge émerveillé.

—Lui-même, monsieur, et je viens vous dire que si vous voulez bien mander Mai pour l'interroger, toutes les mesures sont prises pour son évasion... Ce sera demain si vous le voulez bien.

XXXV

Lorsqu'un juge d'instruction près le tribunal de la Seine vent interroger un prévenu consigné dans l'une des prisons,—le Dépôt excepté, puisqu'il communique directement avec le Palais de Justice,—voici comment les choses se passent.

Le juge remet à un huissier une ordonnance d'extraction dont la seule formule, impérative et concise, suffirait à donner une idée de la toute-puissance du magistrat instructeur.

Il y est dit:

«Le gardien de la maison d'arrêt de—— remettra au porteur du présent ordre, le nommé—— prévenu de—— pour le conduire devant nous en notre cabinet, au Palais de Justice, et le réintégrer ensuite à ladite maison d'arrêt.»

Rien de plus, rien de moins, une signature, le sceau, et tout le monde s'empresse d'obéir.

Mais du moment où il est nanti de cet ordre, jusqu'à l'instant de la réintégration, le directeur est relevé de sa responsabilité. Advienne que pourra, il a le droit de d'en laver les mains.

Aussi, que d'embarras pour le voyage du plus mince filou, que de cérémonies, que de précautions.

On fait monter le détenu désigné dans une de ces lugubres voitures cellulaires, qu'on peut voir stationner à la journée au quai de l'Horloge ou dans la cour de la Sainte-Chapelle, et on l'enferme solidement dans un des compartiments.

Cette voiture le conduit au Palais, et là, en attendant que vienne son tour d'être interrogé, on le dépose dans une des cellules de cette triste prison d'attente qu'on appelait autrefois «la souricière.»

C'est toujours dans l'enceinte même de la maison d'arrêt que le prévenu monte en voiture, il en descend toujours dans une cour intérieure dont toutes les issues sont fermées et gardées.

À la montée comme à la descente, le prisonnier est entouré de surveillants.

En route, il est sous l'œil de plusieurs gardiens, placés, les uns dans le couloir qui sépare les compartiments, les autres dans le cabriolet, près du conducteur.

Enfin, des gardes de Paris à cheval escortent toujours la voiture.

Aussi, les plus hardis et les plus habiles malfaiteurs reconnaissent-ils volontiers qu'il est à peu près impossible de s'échapper de cette geôle roulante pendant le trajet.

Les statistiques de l'administration ne comptent que trente tentatives d'évasion en dix ans.

De ces trente tentatives, vingt-cinq étaient absolument ridicules. Quatre furent découvertes avant que leurs auteurs eussent pu concevoir de sérieuses espérances. Une seule, celle de Gourdier, en plein jour, rue de Rivoli, faillit réussir; il était à cinquante pas de la voiture, qui filait toujours, quand un sergent de ville l'arrêta.

C'est cependant sur toutes ces circonstances que reposait le plan de Lecoq pour l'évasion de Mai, ce plan d'une simplicité enfantine, ainsi qu'il l'avouait ingénument. Il consistait à fermer imparfaitement, lors du départ de la maison d'arrêt, le compartiment de Mai, et à l'y oublier quand la voiture, après avoir versé à «la souricière» son chargement de coquins, irait selon l'habitude attendre sur le quai l'heure du retour.

Il y avait cent à parier contre un que le prévenu se hâterait de profiter de cet oubli, pour prendre la clef des champs.

Tout fut donc préparé et combiné conformément aux intentions de Lecoq, pour le jour qu'il avait indiqué, c'est-à-dire pour le premier lundi de la rentrée des vacances de Pâques.

L'ordonnance d'extraction fut libellée et remise à un gardien-chef intelligent, avec les plus minutieuses instructions.

La voiture cellulaire désignée pour le transport du soi-disant saltimbanque devait arriver au Palais vers midi seulement.

Et cependant, dès neuf heures, flânait autour de la Préfecture un de ces vieux gamins de Paris, qui feraient presque croire à la fable de Vénus sortant des flots, tant ils semblent véritablement nés de l'écume du ruisseau.

Il était vêtu d'une méchante blouse de laine noire et d'un pantalon à carreaux trop large, retenti à la taille par une ceinture de cuir. Ses bottes trahissaient des courses enragées dans les boues de la banlieue, sa casquette était ignoble, mais sa cravate de foulard rouge prétentieusement nouée ne pouvait être qu'un présent de l'amour.

Il avait le teint blême, l'œil cerné, la mine louche, la barbe rare. Ses cheveux jaunâtres collés aux tempes, étaient coupés carrément au-dessus de la nuque, et rasés en dessous, comme pour épargner de la besogne au bourreau.

À voir sa démarche, le balancement de ses hanches, le mouvement de ses épaules, à examiner sa façon de tenir une cigarette et de lancer un jet de salive entre ses dents, Polyte Chupin lui eût tendu la main comme à un ami, à un «camaro», à un «zig».

On était au 14 avril, le temps était beau, l'atmosphère tiède, les cimes des marronniers des Tuileries verdoyaient à l'horizon, ce garnement devait être content de vivre, heureux de ne rien faire.

Il allait et venait, le long de ce quai de l'Horloge, que foulent, aux heures matinales, tant de pieds honteux; partageant son attention entre les passants et des tireurs de sable qui travaillaient sur la Seine.

Parfois, il traversait la chaussée et allait dire quelques mots à un respectable et vieux monsieur à lunettes et à longue barbe, proprement mis, ganté de filosèle, qui avait toutes les allures d'un petit rentier, et qui paraissait avoir pour les boutiques d'opticien une curiosité particulière.

De temps à autre, un agent de la sûreté passait, se rendant au rapport, et aussitôt le rentier ou le garnement courait à lui et demandait quelque renseignement en l'air.

L'homme de la sûreté répondait et passait, et alors les deux compères se rejoignaient en riant, et disaient:

—Bon!... voilà encore un tel qui ne nous remet pas.

Et ils avaient de bonnes raisons pour se réjouir, des motifs sérieux pour être fiers.

De douze ou quinze agents qu'ils accostèrent alternativement, pas un ne reconnut en eux deux collègues, Lecoq et le père Absinthe.

C'étaient bien eux, pourtant, armés et préparés pour cette chasse dont ils ne pouvaient prévoir les hasards, pour cette poursuite, qui devait être mystérieuse et acharnée comme celle des sauvages.

Dans l'esprit du jeune policier, cette audacieuse épreuve était décisive.

Du moment où des compagnons de tous les jours, des gens accoutumés à flairer toutes les supercheries du costume, se laissaient prendre à son travestissement et à celui du père Absinthe, Mai devait indubitablement y être pris.

—Ah! je ne suis pas étonné qu'on ne me reconnaisse pas, répétait le père Absinthe, puisque je ne me reconnais pas moi-même! Il n'y avait que vous, monsieur Lecoq, pour me transformer en un rentier bénin, moi qui ai toujours eu l'air d'un gendarme déguisé!...

Mais le temps des réflexions, utiles ou non, était passé.

Le jeune policier venait d'apercevoir, sur le pont au Change, une voiture cellulaire qui arrivait au grand trot.

—Attention, vieux, dit-il à son compagnon, voici qu'on amène notre homme!... Vite à notre poste, rappelez-vous la consigne et ouvrez l'œil!...

Près de là, sur le quai, était un chantier à demi entouré de planches. Le père Absinthe alla se poster devant une des affiches collées sur la clôture, et Lecoq, apercevant une pelle oubliée, s'en empara et se mit à remuer du sable.

Ils firent bien de se hâter.

La geôle roulante venait de tourner le quai.

Elle passa devant les deux agents de la sûreté, et s'engouffra avec un grand bruit de ferraille sous la voûte qui conduisait à «la souricière.»

Mai y était enfermé.

Lecoq en eut la certitude, en apercevant le gardien-chef assis dans le cabriolet.

La voiture resta bien un gros quart d'heure dans la cour....

Quand elle reparut, le conducteur descendu de son siège tirait ses chevaux par la bride.

Il rangea le lourd véhicule tout contre le Palais de Justice, jeta une couverte sur les reins de ses bêtes, alluma une pipe et s'éloigna...

Durant un bon moment, l'anxiété des deux observateurs fut une véritable souffrance, rien ne bougeait, rien ne remuait....

Mais à la fin, la portière de la voiture s'entre-bâilla doucement avec des précautions infinies, et une tête pâle et effarée se montra... la tête de Mai.

D'un rapide regard, le prisonnier explora les environs. Personne ne passait.

Alors, avec la prestesse et la précision du chat, il sauta à terre, referma sans bruit la portière, et se mit à marcher dans la direction du pont au Change...

XXXVI

Lecoq respira.

Il en était à chercher si quelque futile circonstance oubliée ou négligée, n'avait pas disloqué toutes ses combinaisons.

Il en était à se demander si l'énigmatique prévenu n'avait pas refusé la périlleuse liberté qui lui était offerte.

Inquiétudes folles!... Mai s'évadait, non pas à l'étourdie, mais avec préméditation.

Entre le moment où il s'était senti seul, oublié dans son compartiment mal fermé, et l'instant où il avait entre-bâillé la portière, il s'était écoulé assez de temps pour qu'un homme de sa force, doué d'une prodigieuse perspicacité, pût analyser et calculer toutes les conséquences d'une si grave détermination.

Si donc il donnait dans le piège qui lui était tendu, c'était en toute connaissance de cause.

Il acceptait, en téméraire peut-être, mais non pas en dupe, une lutte prévue.

—Or, pensait Lecoq, s'il accepte cette lutte, c'est qu'il entrevoit quelque chance d'en sortir vainqueur.

Grave sujet de crainte pour le jeune policier; mais aussi, prétexte d'une délicieuse émotion. Il avait une ambition au-dessus de son état, et tout ambitieux est joueur.

Il considérait la partie comme presque égale, entre le prévenu et lui. Plus de prison, désormais, de geôliers, de juges, rien de tout le formidable appareil de la Justice.

Ils restaient seuls en présence, libres dans les rues de Paris, armés de défiances pareilles, obligés aux mêmes ruses, forcés pour se cacher l'un de l'autre, de recourir à des précautions identiques.

Lecoq avait, il est vrai, un auxiliaire: le père Absinthe. Mais qui assurait que Mai ne saurait pas rejoindre son insaisissable complice?

C'était donc un véritable duel dont l'issue dépendait uniquement du courage, de l'adresse et du sang-froid des deux adversaires.

Toutes ces réflexions ensemble avaient traversé avec la rapidité de l'éclair l'esprit du jeune policier.

Il lâcha vivement sa pelle, et courant à un sergent de ville qui sortait de la Préfecture, il lui remit une lettre qu'il tenait toute prête dans sa poche.

—Portez vite ceci à M. Segmuller, le juge d'instruction, lui dit-il, c'est pour une affaire de service.

Le sergent de ville voulut interroger ce garnement, qui correspondait avec des magistrats, mais déjà Lecoq s'était élancé sur les traces du prévenu.

Mai n'était pas bien loin.

Il s'en allait le plus paisiblement du monde, les mains dans ses poches, la tête haute et la mine assurée.

Avait-il réfléchi qu'il est très-dangereux de courir aux environs d'une prison dont on vient de s'enfuir? Ne se disait-il pas plutôt que si on l'avait laissé s'évader, ce n'était pas, à coup sur, pour le reprendre tout de suite?

Bientôt il fut clair que cette dernière considération dictait seule sa conduite, et qu'il s'estimait fort en sûreté, tout en sachant bien qu'il devait être surveillé.

Il ne se hâta nullement, lorsqu'il eût dépassé le pont au Change, et c'est du même train insolemment tranquille d'un promeneur, qu'il suivit le quai aux Fleurs et s'engagea dans la rue de la Cité.

Rien de suspect en lui ne trahissait le prisonnier évadé. Depuis que sa malle,—cette fameuse malle qu'il prétendait avoir déposée à l'hôtel de Mariembourg,—lui avait été rendue, il ne manquait jamais, quand il allait à l'instruction, de mettre ses plus beaux effets.

Il portait, ce jour-là, une redingote, un gilet et un pantalon de drap noir. On devait, en le voyant passer, le prendre pour un ouvrier aisé, endimanché en l'honneur de la Saint-Lundi.

Mais lorsqu'après avoir passé la Seine il arriva rue Saint-Jacques, ses allures changèrent.

Il parut s'orienter en homme qui ne se reconnaît plus dans un quartier qui lui était autrefois familier. Sa marche, parfaitement sûre jusqu'alors, devint indécise. Il avançait maintenant le nez en l'air, regardant de droite et de gauche, épiant les enseignes.

—Évidemment il cherche quelque chose, pensait Lecoq, mais quoi?...

Il ne tarda pas à le savoir. Une boutique de marchand de vieux habits s'étant rencontrée, Mai y entra avec un empressement visible.

—Eh! eh!... murmura le jeune policier, je parierais volontiers que ce soi-disant saltimbanque a été étudiant, et qu'il lui est arrivé de vendre par ici le superflu de sa garde-robe pour aller danser à la Chaumière...

Il s'était réfugié en face, sous une porte cochère, et semblait fort occupé à allumer une cigarette. Le père Absinthe crut pouvoir s'approcher sans inconvénient.

—Eh bien!... monsieur Lecoq, dit-il, voici notre homme en train de troquer ses habits de drap contre des vêtements grossiers. Il demandera du retour, on lui en donnera. Vous qui me disiez ce matin: «Mai sans le sou..., c'est la plus belle carte de notre jeu!»

—Bast! avant de nous désoler, attendons. Qui nous dit qu'on va lui donner de l'argent? Les marchands d'habits n'achètent guère aux passants que sous la condition d'aller les payer à domicile.

Le père Absinthe, là-dessus, s'éloigna. Il se payait de ces raisons, mais non Lecoq, qui les lui donnait.

Au dedans de lui, le jeune policier s'adressait les injures les plus fortes.

Encore une étourderie, une faute, une arme laissée aux mains de l'ennemi.

Comment lui, qui se croyait si ingénieux, n'avait-il pas su prévoir ce qui arrivait? Il était si facile de ne laisser en possession du prévenu que ses misérables loques de prison!

Son repentir fut moins cuisant, quand il vit Mai sortir de la boutique comme il y était entré. La chance, dont il avait parlé au père Absinthe sans y croire, se décidait en sa faveur.

Le prévenu chancelait aux premiers pas qu'il fit dans la rue. Son visage trahissait l'angoisse suprême du noyé qui sent s'enfoncer la frêle planche sur laquelle il fondait son seul espoir de salut.

Mais que s'était-il passé? Lecoq voulait le savoir.

Il modula d'une certaine façon un vigoureux coup de sifflet, signal convenu pour avertir son compagnon qu'il lui abandonnait la poursuite, et un coup de sifflet pareil lui ayant répondu, il entra dans la boutique.

Le marchand d'habits était encore à son comptoir. Lecoq ne s'amusa pas à parlementer. Il exhiba sa carte, preuve de sa profession, et d'un ton bref demanda des renseignements.

—Que voulait l'homme qui sort d'ici?...

Le négociant parut se troubler.

—C'est tout une histoire, balbutia-t-il.

—Contez-la-moi! ordonna Lecoq, surpris de l'embarras de cet homme.

—Oh! c'est bien simple. Il y a une douzaine de jours de cela, je vois entrer ici un individu, portant un paquet sous le bras, qui demande à me parler de la part d'un de mes «pays,» qu'il me nomme.

—Vous êtes Alsacien?

—Oui, monsieur!... Pour lors, je vais avec ce particulier chez le marchand de vins du coin, il demande une bouteille de supérieur, et quand nous avons trinqué, il me demande si je veux consentir à garder chez moi le paquet qu'il porte, jusqu'à ce qu'un de ses cousins vienne me le réclamer. Crainte d'erreur, ce cousin devait me dire certaines paroles de reconnaissance, un mot de passe, quoi! Moi je refuse net. Justement le mois passé j'ai failli me trouver pris dans une affaire de recel pour une obligeance pareille! Non, jamais vous n'avez vu d'homme si surpris, ni si vexé. Ah! je peux dire qu'il a tout fait pour me décider, il a été jusqu'à me promettre une bonne somme pour ma peine... Tout cela ne faisait qu'augmenter ma défiance, et j'ai tenu bon...

Il s'arrêta pour reprendre haleine, mais Lecoq était sur des charbons ardents.

—Et après?... insista-t-il durement.

—Après? Dame! Cet individu a payé la bouteille et est parti. J'avais oublié cela, quand tout à l'heure, entre un autre particulier qui me demande si je n'ai pas pour lui un paquet déposé par un de ses cousins, et qui tout de suite se met à bredouiller une phrase, le mot d'ordre, sans doute. Quand j'ai répondu que je n'avais rien, il est devenu blanc comme un linge, et j'ai cru qu'il s'évanouissait. Tous mes doutes me sont revenus. Aussi, quand il m'a proposé d'acheter ses vêtements... bernique!

Tout cela était fort clair.

—Et comment était ce cousin d'il y a quinze jours? demanda le jeune policier.

—C'était un homme d'assez forte corpulence, un bon gros rougeaud, avec des favoris blancs. Ah! je le reconnaîtrais bien.

—Le complice! exclama Lecoq.

—Vous dites?

—Rien qui vous intéresse. Merci!... je suis pressé, vous me reverrez, salut!...

Lecoq n'était pas resté cinq minutes chez le marchand d'habits; pourtant, lorsqu'il sortit, Mai et le père Absinthe avaient disparu.

Mais il n'y avait rien là d'inquiétant.

Lorsqu'il avait arrêté avec son vieux collègue le plan de cette chasse à l'homme à travers Paris, le jeune policier s'était évertué à en imaginer toutes les difficultés afin de les résoudre à l'avance.

Or, le cas présent avait été prévu. Si l'un des deux observateurs se trouvait obligé de rester en arrière, l'autre devait le mettre à même de rejoindre, grâce à un expédient emprunté aux aventures du Petit-Poucet.

Il était convenu que celui qui resterait sur la piste de Mai tracerait, de distance en distance, à la craie, sur les murs et sur les volets des magasins, des flèches dont le fer, comme un index tendu, indiquerait au retardataire la route à suivre.

Pour savoir où aller, Lecoq n'avait donc qu'à interroger les devantures des environs.

L'examen ne fut ni difficile ni long.

Sur les volets de la troisième boutique après celle du marchand d'habits, une flèche superbe se voyait, la pointe tournée vers le haut de la rue Saint-Jacques.

Le jeune policier s'élança dans cette direction.

Il se hâtait, dévoré d'inquiétudes.

Ah! son assurance du matin venait de recevoir un rude choc!

Quel terrible avertissement que cette déclaration du marchand de vieux habits!...

Désormais, c'était un fait acquis: le mystérieux et insaisissable complice du meurtrier avait poussé la prévoyance jusqu'à s'inquiéter de combinaisons de salut pour le cas si improbable d'une évasion.

La subtile pénétration de cet homme dépassait les prétendus miracles des somnambules lucides.

—Que contenait ce paquet? pensait Lecoq, des vêtements, sans doute, un déguisement, de l'argent, des papiers supposés, un faux passe-port?...

Il arrivait rue Soufflot, il dut s'interrompre pour demander son chemin aux murailles.

Ce fut l'affaire d'une seconde. Une longue flèche, sur le magasin d'un petit horloger, montrait le boulevard Saint-Michel.

Le jeune policier reprit sa course.

—Le complice, poursuivait-il, n'a pas réussi dans sa tentative près du marchand d'habits, mais il n'est pas homme à rester sur un échec... Il aura certainement pris d'autres mesures. Comment les deviner pour les déjouer!...

Le prévenu avait traversé le boulevard Saint-Michel et pris la rue Monsieur-le-Prince; les flèches du père Absinthe le disaient éloquemment.

Lecoq suivit la rue Monsieur-le-Prince.

—Une circonstance me rassure, murmurait-il, la démarche de Mai près de ce marchand, et sa consternation quand il a su que cet homme n'avait rien à lui remettre. Le complice qui l'avait informé de ses espérances n'aura pas pu lui faire savoir sa déconvenue. Donc, à cette heure, mon prévenu est bien livré à ses seules ressources... la chaîne de convention qui l'unissait à son complice est rompue, brisée; il n'y a plus rien d'arrêté entre eux, plus de système commun, plus de projets... Il s'agit de les empêcher de se rejoindre. Tout est là!

Combien il se réjouissait alors d'avoir obtenu que Mai fût éloigné du Dépôt. Son triomphe, en admettant qu'il gagnât la partie, résulterait de cet acte de défiance. Il était à croire que la tentative du complice avait eu lieu précisément la veille du jour où le prévenu avait été changé de prison. Cette supposition expliquait comment il n'avait pu être averti....

Cependant, de flèche en flèche, le jeune policier était arrivé jusqu'à l'Odéon. Là, plus de signes, mais il aperçut le père Absinthe sous la galerie.

Le vieil agent de la sûreté était debout devant l'étalage d'un libraire, et il paraissait donner toute son attention aux gravures d'un journal illustré.

Le jeune policier, tout en outrant la démarche nonchalante de ces garnements de Paris dont il portait le costume, alla se placer près de son collègue.

—Eh bien!... lui demanda-t-il, et Mai?...

—Il est là, répondit le bonhomme, en désignant du regard le péristyle du triste monument.

En effet, le prévenu était assis sur une marche de l'escalier de pierre, les coudes appuyés sur les genoux, le visage caché entre ses mains, comme s'il eût senti la nécessité de dérober aux passants l'expression de son désespoir.

Sans doute, en ce moment, il se voyait perdu. Seul, sans un sou, au milieu de Paris, que devenir?

Il se savait, assurément, surveillé, épié, suivi pas à pas, et il ne comprenait que trop qu'au moindre effort pour rejoindre son complice, à la première démarche significative pour lui donner signe de vie, c'en était fait de son secret: de ce secret qu'il avait estimé plus précieux que la vie même, et que jusqu'ici il avait réussi à sauver au prix de prodigieux sacrifices, grâce à des prodiges d'énergie et de sang-froid.

Après avoir longuement contemplé en silence cet homme si malheureux, qu'il estimait et qu'il admirait, après tout, Lecoq se retourna vers son vieux compagnon:

—Qu'a fait le prévenu, demanda-t-il, le long de la route?

—Il est entré chez cinq marchands d'habits, bien inutilement. En désespoir de cause, il s'est adressé à un «chineur» qui passait, avec un lot de vieilles frusques sur l'épaule, mais ils ne se sont pas entendus.

Lecoq hocha la tête.

—La morale de ceci, père Absinthe, dit-il, c'est qu'il y a un abîme entre la théorie et la pratique. Voilà un prévenu que les gens les plus exercés ont pris pour un pauvre diable, pour un misérable saltimbanque, tant il savait bien parler des malheurs et des hasards de son existence... Il est dehors, il est libre, et ce soi-disant bohémien ne sait comment s'y prendre pour faire argent des vêtements qu'il a sur le dos. Le comédien qui faisait illusion sur la scène s'évanouit, l'homme reste... l'homme qui a toujours été riche et qui ne sait rien de la vie!...

Il ne poursuivit pas, Mai venait de se lever.

Lecoq se trouvait à moins de dix pas de lui et le distinguait parfaitement.

L'infortuné était livide, son attitude révélait l'excès de son abattement; on lisait l'indécision dans ses yeux.

Peut-être se demandait-il si le plus sage ne serait pas d'aller se remettre volontairement aux mains de ses geôliers, puisque les ressources sur lesquelles il comptait en s'évadant lui faisaient défaut.

Mais bientôt il secoua cette torpeur qui l'avait envahi, son regard étincela, et après un geste de menace et de défi, il descendit l'escalier de l'Odéon, traversa la place, et s'engagea dans la rue de l'Ancienne-Comédie.

Il marchait d'un bon pas, maintenant, en homme qui a un but.

—Qui sait où il va?... murmurait le père Absinthe, tout en jouant des jambes aux côtés de Lecoq.

—Moi!... répondit le jeune policier. Et la preuve, c'est que je vais vous quitter, et courir lui préparer un plat de mon métier. Je puis me tromper, cependant, et comme il faut tout prévoir, vous allez me laisser des flèches partout. Si notre homme ne se rendait pas à l'hôtel de Mariembourg, comme je le présume, je reviendrais ici reprendre votre piste.

Un fiacre vide arrivait au pas, il y monta en commandant au cocher de le conduire à la gare du Nord, par le plus court, et vite.

Il se voyait bien juste le temps de préparer sa mise en scène. Aussi profita-t-il de la route pour payer le cocher et chercher dans son portefeuille, entre toutes les pièces que lui avait confiées M. Segmuller, la pièce dont il allait avoir besoin.

La voiture n'était pas encore arrêtée devant le chemin de fer que Lecoq était à terre. Il courut tout d'un trait à l'hôtel.

Comme la première fois, il trouva la blonde Mme Milner, grimpée sur une chaise devant la cage de son sansonnet, lui serinant obstinément sa phrase allemande, à laquelle l'oiseau répondait avec une obstination égale: «Camille!... où est Camille?»

À l'aspect du garnement qui pénétrait dans son hôtel, la jolie veuve ne daigna pas se déranger.

—Qu'est-ce que vous désirez? demanda-t-elle d'un ton peu encourageant.

Lecoq saluait tant qu'il pouvait, s'efforçant de rehausser par son maintien son déplorable accoutrement.

—Je suis, madame, répondit-il, le propre neveu d'un huissier du Palais de Justice. Étant allé visiter mon oncle, ce tantôt, vu que je suis sans ouvrage, je l'ai trouvé tout perclus de rhumatismes, et il m'a prié de vous apporter ce papier à sa place... C'est une citation pour vous rendre immédiatement près du juge d'instruction.

Cette réponse eut la vertu de décider Mme Milner à abandonner sa chaise. Elle prit le papier et lut... C'était bien ce que lui annonçait ce singulier commissionnaire.

—C'est bien, répondit-elle, le temps de jeter un châle sur mes épaules, et j'obéis....

Lecoq se retira à reculons, la bouche en cœur, saluant toujours... mais il n'avait pas dépassé le seuil, que déjà une grimace significative trahissait son intime satisfaction.

Il venait de rendre à la blonde veuve la monnaie de sa pièce. Elle l'avait dupé, il la jouait.

Le coup était monté. Il traversa la chaussée, et, avisant au coin de la rue de Saint-Quentin une maison en construction, il s'y cacha, attendant....

—«Le temps de passer un châle et un chapeau, et je pars!»

Ainsi avait dit Mme Milner au jeune policier.

Mais elle avait quarante ans sonnés, elle était veuve, blonde, très-agréable encore, de l'aveu du commissaire de police de son quartier... Il lui fallut plus de dix minutes pour nouer négligemment les brides de son chapeau de velours gros bleu.

Lecoq, au milieu de ses plâtras, sentait des sueurs perler le long de son échine à l'idée que Mai pouvait arriver d'un instant à l'autre.

Combien avait-il d'avance sur lui?... Une demi-heure peut-être, et encore!... Et il n'avait accompli que la moitié de sa tâche.

Chaque ombre qui apparaissait au coin de la rue Saint-Quentin, du côté de la rue Lafayette, lui donnait le frisson.

Enfin la coquette hôtelière apparut, toute pimpante par cette belle journée de printemps.

Elle tenait sans doute à réparer le temps perdu à sa toilette, car c'est presque en courant qu'elle gagna le bout de la rue.

Dès qu'elle eut disparu, le jeune policier bondit hors de sa cachette, et entra comme une trombe à l'hôtel de Mariembourg.

Fritz, le garçon bavarois, avait dû être prévenu que la maison allait rester sous sa seule garde, pendant quelques heures, et... il gardait.

Il s'était bien et commodément établi dans le propre fauteuil de sa patronne, les jambes allongées sur une chaise, et déjà il dormait presque.

—Debout!... lui cria Lecoq, debout!

À cette voix qui avait l'éclat des trompettes, Fritz se dressa tout effaré.

—Tu vois, poursuivit le jeune policier en lui montrant sa carte, je suis un agent de la Préfecture de police... Si tu veux éviter toutes sortes de désagréments, dont le moindre serait une promenade au Dépôt, il faut m'obéir.

Le vigilant garçon tremblait de tous ses membres.

—J'obéirai, bégaya-t-il... Mais que dois-je faire?

—Peu de chose. Un homme va se présenter ici, à la minute; tu le reconnaîtras à ses vêtements noirs et à sa longue barbe; il s'agit de lui répondre ce que je vais te dire, mot pour mot. Et songe qu'une erreur, même involontaire, te mènerait loin.

—Comptez sur moi, monsieur, dit Fritz, j'ai une mémoire excellente...

La seule perspective de la prison l'avait terrifié; il parlait dans la sincérité de son âme; on pouvait tout obtenir de lui.

Lecoq profita de ces dispositions, et avec la concision et la clarté dont il avait le secret, il expliqua au garçon d'hôtel ce qu'il voulait.

Il s'exprimait d'ailleurs d'un ton à faire pénétrer sa volonté dans l'esprit le plus rebelle, aussi sûrement qu'un marteau enfonce un clou dans une planche.

Lorsqu'il eut achevé ses explications:

—Maintenant, ajouta-t-il, je veux voir et entendre!... Où puis-je me cacher?

Fritz lui montra une porte vitrée.

—Dans le cabinet noir que voici, monsieur l'agent, répondit-il. En laissant la porte entre-bâillée, vous entendrez, et vous verrez tout par le carreau.

Sans un mot, Lecoq se jeta dans le cabinet, la sonnette du portillon de l'hôtel annonçait l'entrée d'un visiteur.

C'était Mai.

—Je désirerais parler à la maîtresse de l'hôtel, dit-il.

—À quelle maîtresse?

—À la femme qui m'a reçu quand je suis descendu ici, il y a six semaines...

—J'y suis, interrompit Fritz, c'est Mme Milner que vous voudriez voir. Vous arrivez trop tard, ce n'est plus elle qui tient cette maison. Elle l'a vendue, le mois passé, après fortune faite, et elle est partie pour son pays, l'Alsace.

Le prévenu frappa du pied en lâchant un juron à faire frémir un charretier embourbé:

—J'ai cependant une réclamation à lui adresser, insista-t-il.

—Voulez-vous que j'appelle son successeur?...

De son trou, le jeune policier ne pouvait s'empêcher d'admirer Fritz: il mentait impudemment avec cet air de candeur parfaite qui donne aux Allemands une si grande supériorité sur les gens du midi, lesquels, même quand ils disent la vérité, ont l'air de mentir.

—Eh!... le successeur m'enverra promener, s'écria Mai. Je venais réclamer des arrhes que j'ai données pour une chambre dont je ne me suis jamais servi!

—Des arrhes ne se rendent jamais.

Le prévenu grommela des menaces confuses, dont on ne put guère saisir que ces mots: «vol manifeste» et encore: «la justice,» puis il sortit en tirant violemment la porte sur lui.

—Eh bien!... Ai-je répondu comme il faut? demanda Fritz triomphant au jeune agent qui quittait son cabinet noir.

—Oui, parfaitement, répondit Lecoq....

Et d'un bras nerveux, faisant pirouetter le garçon, qui lui barrait le passage, il se précipita sur les pas de Mai.

Une vague appréhension lui serrait la gorge.

Il lui semblait que le prévenu n'avait été ni surpris ni ému véritablement. Il était venu à l'hôtel comptant sur Mme Milner, l'âme damnée de son complice, la nouvelle du départ de cette femme eût dû le terrifier.

Avait-il donc deviné la ruse?... Comment?...

Le bon sens démontrait si bien que le prévenu en ce cas devait avoir été mis en garde, que la première question de Lecoq, en rejoignant le père Absinthe, rue Lafayette, fut celle-ci:

—Mai a parlé à quelqu'un en route?

—Tiens!... répondit le bonhomme surpris, vous savez cela.

—Ah!... j'en étais sûr!... À qui a-t-il parlé?

—À une jolie femme, ma foi! blonde et boulotte.

Lecoq était devenu vert de colère.

—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, le hasard est contre nous. Je cours en avant chez Mme Milner, pour que Mai ne la voie pas, je trouve un expédient pour la chasser de chez elle, et ils se rencontrent!

Le père Absinthe eut un geste désespéré.

—Ah!... si j'avais su!... prononça-t-il, mais vous ne m'aviez pas dit d'empêcher Mai de parler aux passants....

—Consolez-vous, l'ancien, interrompit le jeune policier, il n'y a rien à faire contre le malheur....

Le soi-disant saltimbanque atteignait le faubourg Montmartre; les deux agents de la sûreté durent s'interrompre, presser le pas et se rapprocher de leur homme, pour ne pas le perdre dans la foule.

Quand ils furent à une bonne distance:

—Maintenant, reprit Lecoq, des détails. Où nos gens se sont-ils rencontrés?...

—À deux pas de la rue Saint-Quentin.

—Lequel a aperçu l'autre et s'est avancé le premier?

—Mai.

—Qu'a dit la femme? Avez-vous entendu quelque cri de surprise?

—Je n'ai rien entendu parce que j'étais à vingt-cinq pas, mais au mouvement de la femme, j'ai bien vu qu'elle était stupéfaite.

Ah! si Lecoq eût vu la scène de ses yeux, il eût pu en tirer des inductions précieuses!

—Ont-ils causé longtemps? poursuivit-il.

—Moitié d'un quart-d'heure.

—Savez-vous si Mme Milner a remis de l'argent à Mai?

—Je ne puis répondre ni oui ni non. Ils gesticulaient comme des enragés, à ce point que j'ai cru qu'ils se disputaient.

—Naturellement. Ils se savaient observés et tâchaient de dérouter les conjectures....

Le père Absinthe s'arrêta court, comme un cheval se cabre devant un obstacle: une idée lui venait.

—Si on arrêtait cette maîtresse d'hôtel, prononça-t-il, si on l'interrogeait?...

—À quoi bon!... M. Segmuller ne l'a-t-il pas, à dix reprises, pressée, accablée de questions, sans en rien tirer. Ah! c'est une fine mouche!... Cette fois, elle répondrait que Mai l'ayant rencontrée lui a réclamé ses dix francs d'arrhes.

Le jeune policier eut un geste résigné.

—Il faut en prendre notre parti, reprit-il. Si le complice n'est pas averti déjà, il ne tardera pas à l'être, et il faut nous attendre à l'avoir bientôt sur les bras. Quelle ruse imagineront pour nous échapper ces deux hommes si prodigieusement forts? C'est ce que je ne puis deviner. Ce que je prévois, par exemple, c'est qu'ils n'inventeront rien de vulgaire!...

Ces présomptions de Lecoq firent frémir le père Absinthe.

—Bigre!... s'écria-t-il, le plus sûr serait peut-être de recoffrer ce gaillard-là.

—Jamais!... répondit le jeune policier, non jamais!... Je veux son secret, je l'aurai. Que serions-nous donc, si nous n'étions pas capables, à deux, de «filer» un homme! Il ne disparaîtra pas, je pense, comme le diable des féeries. Nous allons bien voir ce qu'il fera, maintenant qu'il a un plan et de l'argent, car il a l'un et l'autre, l'ancien, j'en mettrais la main au feu.

À ce moment même, comme si le prévenu eût tenu à donner raison à une partie des soupçons de Lecoq, il entra dans un bureau de tabac et en sortit un cigare à la bouche.

XXXVII

La maîtresse de l'hôtel de Mariembourg avait remis de l'argent à Mai; l'achat de ce cigare le prouvait péremptoirement.

Mais s'étaient-ils concertés? Avaient-ils eu le temps de décider point pour point et par le menu les manœuvres à tenter pour dérouter les poursuites?...

Il n'y avait à cet égard que des probabilités, très fortes, il est vrai, fortifiées encore par la conduite du prévenu.

Car une fois de plus, ses façons venaient de changer. Autant jusqu'alors il avait paru se soucier peu d'être poursuivi et repris, autant à cette heure, il semblait inquiet et agité. Après avoir marché si longtemps la tête haute, en plein soleil, il était pris de panique, et il filait en baissant le nez le long des maisons, se dissimulant, se faisant petit autant que possible.

—Il est clair, disait Lecoq au père Absinthe, que les craintes de notre homme augmentent en raison des espérances qu'il conçoit. Il était totalement découragé sous l'Odéon, pour un peu il se fût livré, maintenant il croit bien avoir une issue pour nous échapper avec son secret.

Le prévenu longea ainsi les boulevards jusqu'au passage Vendôme. Il le traversa et gagna le Temple.

Bientôt le père Absinthe et son jeune collègue le virent s'arrêter à la voix d'une de ces obstinées marchandes qui considèrent comme leur proie tous les passants de ces parages et prétendent les déshabiller ou les habiller... au choix.

La marchande faisait l'article, et Mai résistait faiblement. Il finit par céder et disparut dans la boutique.

—Il y tenait, murmura le père Absinthe. Voici qu'il a trouvé à vendre ses frusques... À quoi bon!... puisqu'il a de la monnaie?

Le jeune policier hocha la tête d'un air soucieux.

—Il soutient son rôle, répondit-il, et il tient surtout à changer de costume. N'est-ce pas surtout la première préoccupation d'un prisonnier qui a réussi à s'évader?

Il se tut. Mai reparaissait métamorphosé de la tête aux pieds.

Il était maintenant vêtu d'un pantalon de grosse toile bleue et d'une sorte de vareuse de laine noire. Un foulard à carreaux lui entourait le cou, et il était coiffé d'une casquette à double fond mou, qu'il portait sur l'oreille, un peu en arrière, à la crâne.

Réellement, il n'avait pas, en son genre, la mine plus rassurante que Lecoq; à décider lequel on eût préféré rencontrer au coin d'un bois, on eût hésité.

Lui, paraissait heureux de sa transformation, comme s'il se fut senti plus à l'aise et plus libre sous des vêtements auxquels il était accoutumé.

Il y avait du défi dans le regard qu'il promena autour de lui, comme s'il eût essayé de démêler entre tous les gens qu'il apercevait ceux qui étaient chargés de l'épier et de surprendre son secret.

Du reste, il ne s'était pas défait de son costume de drap; il le portait sous son bras, noué dans un mouchoir. Il avait acheté et non troqué, dépensé et non augmenté son capital. Il n'avait abandonné que son chapeau de soie à haute forme.

Lecoq eût bien voulu entrer chez le marchand pour questionner; mais il comprit que ce serait une imprudence. Mai venait d'assurer sa casquette sur sa tête d'un geste qui ne pouvait laisser de doutes sur ses intentions.

La seconde d'après, il détalait dans la rue du Temple. La chasse sérieuse commençait, et bientôt les deux limiers n'eurent pas trop de toute leur expérience et de tout leur flair pour suivre à vue un gibier qui semblait doué de l'agilité du cerf.

Mai avait probablement habité l'Angleterre et l'Allemagne, puisqu'il parlait la langue de ces pays aussi couramment que les natifs, mais à coup sûr il connaissait son Paris aussi bien que le plus vieux Parisien.

Cela fut démontré rien que par la façon dont il se jeta brusquement rue des Gravilliers et à la sûreté de sa course au milieu de ce lacis de petites rues bizarrement percées, qui s'enchevêtrent entre la rue du Temple et la rue Beaubourg.

Ah! il savait ce quartier sur le bout du doigt, et comme s'il y eût vécu la moitié de son existence. Il savait les maisons à deux issues, les passages tolérés par certaines cours, les longs couloirs tortueux et sombres débouchant sur plusieurs rues.

Par deux fois il faillit dépister les policiers. Au passage Frépillon, son salut ne tint qu'à un fil. S'il fût resté une minute encore immobile dans un coin obscur où il s'était blotti, derrière des tonneaux vides, les deux agents s'éloignaient.

La poursuite présentait d'horribles difficultés. La nuit était venue, et en même temps s'était élevé ce léger brouillard qui suit invariablement les premières belles journées du printemps. Le gaz des réverbères brûlait rouge dans la brume sans projeter de lueurs.

Et pour comble, c'était l'heure où ces rues laborieuses sont le plus peuplées; les ouvriers sortent des ateliers, les ménagères courent aux provisions pour le souper, devant toutes les maisons des centaines de locataires bourdonnent comme des abeilles autour de leur ruche.

Mai profitait de tout, pour égarer les gens acharnés après lui. Groupes, embarras de voitures, travaux de voirie, il utilisait tout, avec une merveilleuse présence d'esprit et une adresse si rare qu'il glissait comme une ombre, à travers la foule, sans heurter personne, sans soulever sur son passage la moindre réclamation.

Il avait fini par s'engager dans la rue des Gravilliers et gagnait les larges voies.

Après s'être fait battre dans une étroite enceinte, il voulait essayer de l'espace. Il avait lutté de ruses, il allait lutter de vitesse et de fond.

Arrivé au boulevard de Sébastopol, il tourna à gauche, du côté de la Seine, et prit son élan...

Il filait avec une prestigieuse rapidité, les coudes au corps, ménageant son haleine, cadençant son pas avec la précision d'un professeur de gymnastique.

Rien ne l'arrêtait, il ne détournait pas la tête, il courait...

Et c'est du même train égal et furieux, qu'il descendit le boulevard de Sébastopol, qu'il traversa la place du Châtelet et les ponts, et qu'il remonta le boulevard Saint-Michel.

Près du musée de Cluny, des fiacres stationnaient. Mai s'arrêta devant la première file, adressa quelques mots au cocher, et monta du côté de la chaussée.

Le fiacre aussitôt partit à fond de train.

Mais le prévenu n'était pas dedans. Il n'avait fait que le traverser, et pendant que le cocher s'éloignait pour une course imaginaire payée à l'avance, Mai se glissait du côté du trottoir cette fois dans une voiture qui quitta la station au galop.

Peut-être, après tant de ruses, après un formidable effort, après ce dernier stratagème, peut-être Mai se croyait-il libre... Il se trompait.

Derrière le fiacre qui l'emportait, s'appuyant aux ressorts pour se délasser, un homme courait... Lecoq.

Le pauvre père Absinthe, lui, était tombé à moitié chemin, devant le Palais-de-Justice, épuisé, hors d'haleine. Et le jeune policier ne comptait plus guère le revoir, ayant eu assez à faire de se maintenir, sans crayonner des flèches indicatrices.

Mai avait donné à son cocher l'ordre de le conduire à la place d'Italie, et lui avait surtout recommandé de s'arrêter court au beau milieu de la place, à cent pas de ce poste où il avait été enfermé avec la veuve Chupin.

Quand il y fut arrivé, il se précipita hors du fiacre, et d'un coup d'œil prompt et sûr, il explora les environs, cherchant s'il ne découvrirait pas quelque ombre suspecte.

Il ne vit rien. Surpris par le brusque arrêt de la voiture, le jeune policier avait eu le temps de se jeter à plat ventre sous la caisse, au risque de se faire broyer par les roues.

De plus en plus rassuré vraisemblablement, Mai paya la course et revint sur ses pas du côté de la rue Mouffetard.

D'un bond, Lecoq fut debout, plus acharné sur sa piste qu'un dogue après un os. Il atteignait l'ombre projetée par les grands arbres des boulevards extérieurs, quand un coup de sifflet étouffé retentit à son oreille.

—Le père Absinthe!... fit-il, stupéfait et ravi.

—Moi-même, répondit le bonhomme, et reposé, qui plus est, grâce à un sapin qui m'a ramassé là-bas. J'ai pu de cette façon...

—Oh! assez! interrompit Lecoq, assez... ouvrons l'œil.

Mai rôdait alors, avec une indécision manifeste, autour des nombreux cabarets du quartier. Il semblait chercher quelque chose.

Enfin, après avoir été coller son visage aux carreaux de trois de ces bouges, il se décida, et entra dans le quatrième.

La porte n'était pas refermée, que les deux policiers étaient à la vitre, regardant de tous leurs yeux.

Ils virent le prévenu traverser la salle et aller s'asseoir tout au fond, à une table où se trouvait déjà un homme de puissante carrure, au teint enflammé, à favoris grisonnants.

—Le complice!... murmura le père Absinthe.

Était-ce donc, enfin, l'insaisissable complice du meurtrier?...

Se fier à un vague rapport entre deux signalements est si téméraire et exposé à tant de bévues, qu'en toute autre occasion Lecoq eût hésité à se prononcer.

Mais ici, tant de circonstances, de probabilités si fortes étayaient l'opinion émise par le père Absinthe, que le jeune policier l'admit tout d'abord.

Ce rendez-vous n'était-il pas dans la logique des événements, le résultat prévu et annoncé de la rencontre fortuite du prévenu et de la blonde maîtresse de l'hôtel de Mariembourg!...

—Mai, pensait Lecoq, a commencé par prendre tout l'argent que Mme Milner avait sur elle; il l'a ensuite chargée de dire à son complice de venir l'attendre dans quelque bouge de ce quartier. S'il a hésité et cherché, c'est qu'il n'avait pu indiquer au juste le cabaret. S'ils ne jettent pas le masque, c'est que Mai n'est pas bien sûr de nous avoir dépistés, et que d'un autre côté le complice craint qu'on n'ait suivi Mme Milner.

Le complice, si c'était véritablement lui, avait eu recours à un travestissement du genre de ceux adoptés par Mai et par Lecoq. Il portait une vieille blouse toute maculée, et avait sur la tête un feutre mou hideux, une loque de feutre. Il avait outré. Sa physionomie peu rassurante était à remarquer parmi toutes les figures louches ou farouches de l'établissement.

Car c'était un repaire qu'ils avaient choisi pour leur rendez-vous. On n'y eût pas trouvé quatre ouvriers dignes de ce nom. Tous les gens qui mangeaient et qui buvaient là, devaient avoir eu des démêlés avec la justice. Les moins redoutables étaient peut-être les rôdeurs de barrière, qui formaient la majorité de l'honorable compagnie, tous reconnaissables à leur cravate à la colin et leur casquette de toile cirée.

Et cependant Mai, cet homme si fortement soupçonné d'appartenir aux plus hautes sphères sociales, semblait là comme chez lui.

Il s'était fait servir «un ordinaire» et un litre, et il dévorait, littéralement, arrosant sa soupe et son bœuf de larges coups, s'essuyant les lèvres du revers de sa manche.

Seulement, s'entretenait-il avec son voisin de table? C'est ce qu'il était impossible de discerner du dehors à travers les vitres obscurcies par la buée des mets et la fumée des pipes.

—Il faut que j'entre!... déclara résolument Lecoq. J'irai me placer près d'eux et j'écouterai.

—Y pensez-vous!... fit le père Absinthe. Et s'ils allaient vous reconnaître!

—Ils ne me reconnaîtront pas.

—Ils vous feraient un mauvais parti!...

Le jeune policier eut un geste insouciant.

—Je crois bien, répondit-il, qu'ils ne reculeraient pas devant un bon coup de couteau qui les débarrasserait de moi. La belle affaire!... Un agent de la sûreté qui ne saurait pas risquer sa peau ne serait plus qu'un mouchard. Voyez donc si Gévrol a jamais reculé...

Le vieux malin avait peut-être voulu savoir si le courage de son jeune compagnon égalait sa perspicacité. Il fut édifié.

—Vous, l'ancien, ajouta Lecoq, ne vous éloignez pas, afin de pouvoir les «filer» s'ils sortaient brusquement...

Il avait déjà tourné le bouton de la porte, il la poussa, et étant allé s'établir à une table très-rapprochée de celle qu'occupaient ses deux pratiques, il demanda, d'une voix odieusement enrouée, une chopine et une portion.

Le prévenu et l'homme au feutre causaient, mais comme des étrangers rapprochés par le hasard, et nullement en amis qui se retrouvent à un rendez-vous.

Ils parlaient argot... non cet argot puéril qui émaille certains romans sous prétexte de couleur locale, mais l'argot véritable, celui qui a cours dans les repaires de malfaiteurs, langue ignoble et obscène qu'il est impossible de rendre, tant est flottante et diverse la signification des mots.

—Quels merveilleux comédiens!... pensait le jeune policier, quelle perfection, quelle science!... comme je me laisserais prendre si je n'avais pas des certitudes absolues!...

L'homme au feutre tenait le dé, et il donnait sur les prisons de France de ces détails qu'on chercherait en vain dans les livres spéciaux.

Il disait le caractère des directeurs de toutes les maisons centrales, comment la discipline est plus dure ici que là, comment la nourriture de Poissy vaut dix fois celle de Fontevrault...

Lecoq, ayant dépêché son repas, avait demandé un demi septier d'eau-de-vie, et, le dos au mur, les yeux fermés, il paraissait sommeiller et écoutait.

Mai avait pris la parole à son tour, et il narrait son histoire telle qu'il l'avait contée au juge, depuis le meurtre jusqu'à son évasion, sans oublier les soupçons de la police et de la justice à l'endroit de son individualité, soupçons qui l'avaient bien faire rire, disait-il.

Cependant il se fût tenu pour très-chanceux, il le déclarait, s'il eût eu de quoi regagner l'Allemagne. Mais l'argent lui manquait et il ne savait comment s'en procurer. Il n'avait même pas réussi à se défaire du vêtement à lui appartenant, qu'il avait là dans un paquet.

Là-dessus, l'homme au feutre jura qu'il avait trop bon cœur pour laisser un camarade dans l'embarras. Il connaissait, dans la rue même, un négociant de bonne composition; il offrit à Mai de l'y conduire.

Pour toute réponse, Mai se redressa en disant: «Partons!...» Et ils se mirent en route, ayant toujours Lecoq sur leurs talons.

Ils descendirent d'un bon pas jusqu'en face de la rue du Fer-à-Moulin, et là, ils s'engagèrent dans une allée étroite et sombre.

—Courez, l'ancien, dit aussitôt Lecoq au père Absinthe, courez demander au concierge si cette maison n'a pas deux issues.

La maison n'avait que cette entrée sur la rue Mouffetard. Les agents attendirent.

—Nous sommes découverts! murmurait le jeune policier, je le parierais. Il faut que le prévenu m'ait reconnu ou que le garçon de l'hôtel de Mariembourg ait donné mon signalement au complice!...

Le père Absinthe garda le silence; les deux compagnons émergeaient de l'ombre du corridor. Mai faisait sauter dans le creux de sa main quelques pièces de vingt sous, et il paraissait d'une humeur massacrante.

—Quels filous!... grommelait-il, que ces receleurs.

Si peu qu'on lui eût acheté ses vêtements, l'obligeance de l'homme au feutre valait une politesse. Mai lui proposa un verre de n'importe quoi et ils entrèrent ensemble chez un liquoriste.

Ils y restèrent bien une heure, jouant des tournées au tourniquet; et quand ils le quittèrent, ce fut pour aller s'installer cent pas plus loin chez un marchand de vins.

Mis dehors par ce marchand de vins qui fermait sa boutique, les deux bons compagnons se réfugièrent dans un débit resté ouvert. On les en chassa; ils coururent à un autre, puis à un autre...

Et ainsi, de bouteilles en petits verres, ils atteignirent sur les une heure du matin, la place Saint-Michel.

Mais là, par exemple, plus rien à boire. Tout était clos.

Les deux hommes alors se consultèrent, et après une courte discussion, ils se dirigèrent vers le faubourg Saint-Germain, bras dessus, bras dessous comme une paire d'amis.

L'alcool qu'ils avaient absorbé en notable quantité semblait produire son effet. Ils titubaient, ils gesticulaient, ils parlaient très-haut et tous deux à la fois.

À tous risques, Lecoq les devança pour tâcher de saisir quelques bribes de leur conversation, et les mots de «bon coup à faire» et de «argent pour faire la noce» arrivèrent jusqu'à lui.

Décidément, pour s'obstiner à voir deux «personnages» sous de telles apparences, il fallait la foi robuste de cet illuminé qui s'écriait: «Je crois, parce que c'est absurde.»

La confiance du père Absinthe chancelait,

—Tout cela, murmura-t-il, finira mal!

—Soyez donc sans crainte!... répondit le jeune policier. Je ne comprends rien, je l'avoue, aux manœuvres de ces deux rusés compères; mais qu'importe!... Maintenant que nos deux oiseaux sont réunis, je suis sûr du succès, sûr, entendez-vous. Si l'un s'envole, l'autre nous restera, et Gévrol verra bien qui avait raison de lui ou de moi!...

Cependant, les allures des deux ivrognes s'étaient peu à peu ralenties.

À voir de quel air s'examinaient ces magnifiques demeures du faubourg Saint-Germain, on pouvait leur supposer les pires intentions.

Rue de Varennes, enfin, à deux pas de la rue de la Chaise, ils s'arrêtèrent devant le mur peu élevé d'un vaste jardin.

C'était l'homme au feutre qui pérorait. Il expliquait à Mai, on le devinait à ses gestes, que la maison, dont ce jardin était une dépendance, avait sa façade rue de Grenelle.

—Ah ça!... grommela Lecoq, jusqu'où pousseront-ils la comédie?...

Ils la poussèrent jusqu'à l'escalade.

S'aidant des épaules de son compagnon, Mai se hissa jusqu'au chaperon du mur, et l'instant d'après on entendit le bruit de sa chute dans le jardin....

L'homme au feutre, resté dans la rue, faisait le guet....

XXXVIII

L'énigmatique prévenu avait mis à accomplir son étrange, son inconcevable dessein, une telle promptitude, que Lecoq n'eut ni le temps, ni même l'idée de s'y opposer.

Son entendement avait été ébranlé par ce terrible coup de cloche du pressentiment qui annonce un grand malheur.

Durant dix secondes, il demeura pétrifié, privé de sentiment autant que la borne du coin de la rue de la Chaise, derrière laquelle il s'était blotti pour observer sans être vu.

Mais il revint vite à lui, sachant déjà comment atténuer sa faute, avec cette rapidité de décision qui est le génie des hommes d'action.

D'un œil sûr, il mesura la distance qui le séparait du complice de Mai, il prit son élan, et en trois bonds il fut sur lui.

L'homme au feutre voulut crier... une main de fer étouffa le cri dans sa gorge. Il essaya de se débattre... un coup de genou dans les reins l'étendit à terre comme un enfant.

Et avant d'avoir le temps de se reconnaître, il était lié, garrotté, bâillonné, enlevé et porté, à demi-suffoqué, rue de la Chaise.

Pas un mot, d'ailleurs, pas une exclamation, pas un juron, pas même un trépignement de lutte, rien.

Aucun bruit suspect n'avait pu parvenir jusqu'à Mai, de l'autre côté du mur, et lui donner l'éveil.

—Quelle histoire!... murmura le père Absinthe, trop ahuri pour songer à prêter main forte à son jeune collègue, quelle histoire!... Qui se serait attendu....

—Oh!... assez! interrompit Lecoq, de cette voix rauque et brève que donne aux hommes énergiques l'imminence du péril, assez... nous causerons demain. Pour l'instant, il faut que je m'éloigne. Vous, papa, vous allez rester en faction devant ce jardin. Si Mai reparaît, empoignez-le et ne le lâchez plus... Et sur votre vie, ne le laissez pas s'échapper....

—J'entends; mais que faire de celui-ci qui est couché là?...

—Laissons-le provisoirement où il est. Je l'ai ficelé soigneusement, ainsi rien à craindre... Quand les sergents de ville du quartier passeront, vous le leur remettrez...

Il s'interrompit, prêtant l'oreille. Non loin de là, du côté de la rue de Grenelle, on entendait sur le pavé des pas lourds et cadencés qui se rapprochaient.

—Les voici!... fit le père Absinthe.

—Ah! je n'ose l'espérer! Ce serait une fière chance que j'aurais...

Il l'eut... deux sergents de ville accouraient, très-intrigues par ce groupe confus qu'ils distinguaient au coin de la rue.

En deux mots Lecoq leur exposa—comme il fallait—la situation. Il fut décidé que l'un d'eux allait conduire au poste l'homme au feutre et que l'autre resterait avec le père Absinthe pour guetter le prévenu.

—Et maintenant, déclara le jeune policier, je cours rue de Grenelle donner l'alarme... De quelle maison dépend ce jardin?

—Quoi!... répondit un des sergents de ville tout surpris, vous ne connaissez pas les jardins du duc de Sairmeuse, de ce fameux duc qui est dix fois millionnaire, et était autrefois l'ami....

—Je sais, je sais!... dit Lecoq.

—Même, poursuivit le sergent, le voleur qui s'est introduit là n'a pas eu le nez creux. Il y a eu ce soir réception à l'hôtel, comme tous les lundis, du reste, et tout le monde est encore debout.

—Sans compter, ajouta l'autre sergent de ville, que les invités ne sont seulement pas partis. Il y avait encore au moins cinq ou six voitures, à l'instant, devant la porte.

Muni de ces renseignements, le jeune policier partit comme un trait, plus troublé après ce qu'il venait d'apprendre, qu'il ne l'avait été jusqu'alors.

Il comprenait que si Mai s'était introduit dans cet hôtel, ce n'était pas dans le but de commettre un vol, mais poussé par l'espérance de faire perdre sa piste aux limiers acharnés après lui.

Or, n'y avait-il pas à craindre, à parier même, que grâce au brouhaha d'une fête, il réussirait à gagner la rue de Grenelle et à fuir?

Il se disait cela en arrivant à l'hôtel de Sairmeuse, demeure princière dont l'immense façade était tout illuminée.

La voiture du dernier invité venait de sortir de la cour, les valets de pied apportaient des échelles pour éteindre, et le Suisse, un superbe homme, à face violacée, superlativement fier de son éblouissante livrée, fermait les deux lourds battants de la grande porte.

Le jeune policier s'avança vers cet important personnage.

—C'est bien là l'hôtel de Sairmeuse?... lui demanda-t-il.

Le Suisse suspendit son mouvement pour toiser cet audacieux garnement qui l'interrogeait; puis d'une voix rude:

—Je te conseille, l'ami, de passer ton chemin. Je n'aime pas les mauvais plaisants, et j'ai là une provision de manches à balai...

Lecoq avait oublié son costume à la Polyte Chupin.

—Eh!... s'écria-t-il, je ne suis pas ce que je vous paraîs être, je suis un agent du service de la sûreté, monsieur Lecoq, voici ma carte si vous ne me croyez pas sur parole, et je viens vous dire qu'un malfaiteur a escaladé le mur du jardin de l'hôtel de Sairmeuse.

—Un mal-fai-teur?...

Le jeune policier pensa qu'un peu d'exagération ne pouvait nuire, et même lui assurait un concours plus efficace.

—Oui, répondit-il, et des plus dangereux... un assassin qui a déjà sur les mains le sang de trois meurtres. Nous venons d'arrêter son complice qui lui a fait la courte-échelle.

Les rubis du nez du Suisse pâlirent visiblement.

—Il faut appeler les gens de service, balbutia-t-il.

Joignant l'action à la parole, il allongea la main vers la corde de la cloche qui lui servait à frapper les visites, mais Lecoq l'arrêta.

—Un mot avant!... dit-il. Le malfaiteur n'a-t-il pas pu traverser simplement l'hôtel et s'esquiver, par cette porte, sans être aperçu?... Il serait loin en ce cas.

—Impossible!

—Cependant....

—Permettez! je sais ce que je dis. Primo, le vestibule qui donne sur les jardins est fermé; on l'ouvre pour les grandes réceptions, mais non pour les soirées intimes du lundi. Secondement, Monseigneur exige, quand il reçoit, que je me tienne sur le seuil de la porte... Aujourd'hui encore, il m'a renouvelé ses ordres à cet égard, et vous pensez bien que je n'ai pas désobéi.

—S'il en est ainsi, fit le jeune policier, un peu rassuré, nous retrouverons peut-être notre homme. Avertissez les domestiques, mais sans mettre votre cloche en branle. Moins nous ferons du bruit, plus nous nous ménagerons de chances de succès.

En un moment les cinquante valets qui peuplaient les antichambres, les écuries et les cuisines de l'hôtel de Sairmeuse furent sur pied.

Les grosses lanternes des remises et des écuries furent décrochées et le jardin se trouva illuminé comme par enchantement.

—Si Mai est caché là, pensait Lecoq, heureux de se voir tant d'auxiliaires, il est impossible qu'il en réchappe.

Mais c'est en vain que les jardins furent battus, retournés, fouillés jusqu'en leurs moindres recoins... on ne trouva personne.

Les loges des outils de jardinage, les serres, les volières d'été, les deux pavillons rustiques du fond, les niches à chiens, tout fut scrupuleusement visité... en vain.

Les arbres, à l'exception des marronniers du fond, étaient peu feuillus, mais on ne les négligea pas pour cela. Un agile marmiton y grimpait armé d'une lanterne, et éclairait jusqu'aux plus hautes branches.

—L'assassin sera sorti par où il était entré, répétait obstinément le Suisse, qui s'était armé d'un lourd pistolet à silex, et qui ne lâchait pas Lecoq, crainte d'un accident, sans doute...

Il fallut, pour le convaincre de son erreur, que le jeune policier se mît en communication, d'un côté du mur à l'autre, avec le père Absinthe et les deux sergents de ville, car celui qui avait conduit l'homme au feutre au poste était de retour.

Ils répondirent en jurant qu'ils n'avaient pas perdu de vue le chaperon du mur; qu'ils n'avaient, sacre-bleu! pas la berlue, et que pas une mouche ne s'y était posée.

Jusqu'alors, on avait procédé un peu au hasard, chacun courant selon son inspiration, on reconnut la nécessité d'investigations méthodiques.

Lecoq prenait des mesures pour que pas un coin, pas un endroit sombre n'échappât aux explorations, il partageait la tâche entre ses volontaires, quand un nouveau venu parut dans le cercle de lumière.

C'était un monsieur grave et bien rasé, vêtu comme un notaire pour une signature de contrat.

—Monsieur Otto, murmura le Suisse à l'oreille du jeune policier, le premier valet de chambre de monseigneur.

Cet homme important venait de la part de M. le duc—lui ne disait pas «monseigneur,»—savoir ce que signifiait ce remue-ménage.

Quand on lui eût expliqué ce dont il s'agissait, M. Otto daigna féliciter Lecoq, et même il lui recommanda de fouiller l'hôtel des caves aux combles... Cette précaution seule rassurerait Mme la duchesse.

Il s'éloigna, et les recherches recommencèrent avec une ardeur qu'enflammait certaine promesse de M. le sommelier....

Une souris cachée dans les jardins de l'hôtel de Sairmeuse eût été découverte, tant furent minutieuses les investigations.

Pas un objet d'un volume un peu considérable ne fut laissé en place. Tous les arbustes des massifs furent examinés pour ainsi dire feuille à feuille.

Par moments, les domestiques harassés et découragés proposaient d'abandonner la chasse, mais Lecoq les ramenait.

Il avait des accents irrésistibles pour échauffer de la passion qui l'enflammait tous ces indifférents qui, en somme, se souciaient infiniment peu que Mai fût repris ou s'échappât.

Véritablement il était hors de lui, et il y avait presque de la folie dans l'activité fébrile qu'il déployait. Il courait de l'un à l'autre, priant ou menaçant tour à tour, jurant qu'il ne demandait plus qu'un effort, le dernier, qui très-certainement allait être couronné de succès.

Promesses chimériques!... Le prévenu restait introuvable.

Désormais l'évidence éclatait. S'obstiner encore n'eût plus été qu'un enfantillage. Le jeune policier se décida à rappeler ses auxiliaires.

—C'est assez!... leur dit-il d'une voix désespérée. Il est maintenant démontré que le meurtrier n'est plus dans le jardin.

Était-il donc blotti dans quelque coin de l'immense hôtel, blême de peur, tremblant au bruit de tout ce grand mouvement de gens qui le cherchaient?

On pouvait raisonnablement l'espérer, et c'était assez l'avis des domestiques. C'était surtout l'opinion du Suisse, qui renouvelait avec une assurance croissante ses affirmations de tout à l'heure.

—Je n'ai pas quitté, jurait-il, le seuil de ma porte, il est impossible que quelqu'un soit sorti, sans que je l'aie remarqué.

—Visitons donc la maison, fit Lecoq. Mais avant, laissez-moi dire à mon collègue, qui est dans la rue de Varennes, de venir me rejoindre; sa faction de l'autre côté du mur est maintenant sans objet.

Le père Absinthe arrivé, toutes les portes du rez-de-chaussée furent fermées; on s'assura de toutes les issues et les investigations commencèrent à travers l'hôtel de Sairmeuse, un des plus vastes et des plus magnifiques du faubourg Saint-Germain.

Mais toutes les merveilles de l'univers n'eussent obtenu de Lecoq ni un regard, ni une seconde d'attention. Toute son intelligence, toutes ses pensées étaient au prévenu.

Et c'est certainement sans rien voir qu'il traversa des salons admirables, une galerie de tableaux sans rivale à Paris, la salle à manger aux dressoirs chargés de précieuse vaisselle plate.

Il allait avec une sorte de rage, pressant les gens qui le guidaient et l'éclairaient. Il soulevait comme une plume les meubles les plus lourds, il dérangeait les fauteuils et les chaises, il sondait les placards et les armoires, il interrogeait les tentures, les rideaux et les portières.

Jamais perquisition ne fut plus complète. De la cour au grenier pas un recoin ne fut oublié. Et même, arrivé aux combles, le jeune policier se hissa par une lucarne jusque sur les toits qu'il examina.

Enfin, après deux heures d'un prodigieux travail, Lecoq fut ramené au palier du premier étage.

Cinq ou six domestiques seulement l'avaient suivi. Les autres, un à un, s'étaient esquivés, ennuyés à la fin de cette aventure qui avait eu pour eux, en commençant, l'attrait d'une partie de plaisir.

—Vous avez tout vu, messieurs les agents, déclara un vieux valet de pied.

—Tout!... interrompit le Suisse, certes non! Il y a à voir encore les appartements de monseigneur et ceux de Mme la duchesse.

—Hélas!... murmura le jeune policier, à quoi bon!... Mais déjà le Suisse était allé frapper doucement à l'une des portes donnant sur le palier. Son acharnement égalait celui des agents de la sûreté, s'il ne le dépassait. Ils avaient vu le meurtrier entrer, lui ne l'avait pas vu sortir; donc il était dans l'hôtel, et il voulait qu'on le retrouvât, il le voulait opiniâtrement.

La porte cependant s'entre-bâilla, et le visage grave et bien rasé de Otto, le premier valet de chambre, se montra.

—Que diable voulez-vous? demanda-t-il d'un ton rogue.

—Entrer chez monseigneur, répondit le Suisse; afin de nous assurer que le malfaiteur ne s'y est pas réfugié.

—Êtes-vous fou!... déclara M. le premier valet; quand y serait-il entré, et comment? Je ne puis d'ailleurs souffrir qu'on dérange M. le duc. Il a travaillé toute la nuit, et il vient de se mettre au bain pour se délasser avant de se coucher.

Le Suisse parut fort contrarié de l'algarade et Lecoq apprêtait des excuses, quand une voix se fit entendre, qui disait:

—Laissez, Otto, laissez ces braves gens faire leur métier.

—Ah!... entendez-vous!... fit le Suisse triomphant.

—Très-bien!... M. le duc permet... cela étant, arrivez, je vais vous éclairer.

Lecoq entra, mais c'est pour la forme seulement qu'il parcourut les diverses pièces, la bibliothèque, un admirable cabinet de travail, un ravissant fumoir.

Comme il traversait la chambre à coucher, il eut l'honneur d'entrevoir M. le duc de Sairmeuse, par la porte entr'ouverte d'une petite salle de bains de marbre blanc.

—Eh bien!... cria gaiement le duc, le malfaiteur est-il toujours invisible?...

—Toujours, monseigneur!... répondit respectueusement le jeune policier.

Le valet de chambre ne partageait pas la bonne humeur de son maître.

—Je pense, messieurs les agents, dit-il, que vous pouvez vous épargner la peine de visiter l'appartement de Mme la duchesse. C'est un soin dont nous nous sommes chargés, les femmes et moi, et nous avons regardé jusque dans les tiroirs...

Sur le palier, le vieux valet de pied, qui ne s'était pas permis d'entrer, attendait les agents de la sûreté.

Il avait sans doute reçu des ordres, car il leur demanda poliment s'ils n'avaient besoin de rien, et s'il ne leur serait pas agréable, après une nuit de fatigues, d'accepter une tranche de viande froide et un verre de vin.

Les yeux du père Absinthe étincelèrent. Il pensa, probablement, que dans cette demeure quasi royale on devait manger et boire des choses exquises, telles qu'il n'en avait pas goûté de sa vie.

Mais Lecoq refusa brusquement, et il sortit de l'hôtel de Sairmeuse, entraînant son vieux compagnon.

Le pauvre garçon avait hâte de se trouver seul. Depuis plusieurs heures, il avait eu besoin de toute la puissance de sa volonté pour ne rien laisser paraître de sa rage et de son désespoir.

Mai disparu, évanoui, évaporé!... à cette idée il se sentait devenir fou.

Ce qu'il avait déclaré impossible était arrivé.

Il avait, dans la confiance de son orgueil, répondu sur sa tête du prévenu, et ce prévenu s'était échappé, il lui avait glissé entre les doigts!...

Une fois dans la rue, il s'arrêta devant le père Absinthe, croisant les bras, et d'une voix brève:

—Eh bien!... l'ancien, demanda-t-il, que pensez-vous de cela?...

Le bonhomme secoua la tête, et sans avoir certes conscience de sa maladresse:

—Je pense, répondit-il, que Gévrol va joliment se frotter les mains.

À ce nom, qui était celui de son plus cruel ennemi, Lecoq bondit comme le taureau blessé.

—Oh! s'écria-t-il, Gévrol n'a pas encore partie gagnée. Nous avons perdu Mai, c'est un malheur; seulement son complice nous reste; nous le tenons ce personnage insaisissable, qui a fait échouer toutes nos combinaisons. Il est certainement habile et dévoué, mais nous verrons si son dévouement résiste à la perspective des travaux forcés. Et il n'y a pas à dire, c'est là ce qui l'attend s'il se tait et s'il accepte ainsi la complicité de l'escalade de cette nuit. Oh! je suis sans crainte, M. Segmuller saura bien lui arracher le mot de l'énigme.

Il brandit son poing fermé, d'un air menaçant; puis, d'un ton plus calme, il ajouta:

—Mais allons au poste où on l'a conduit, je veux l'interroger.

XXXIX

Il faisait grand jour alors, il était près de six heures, et quand le jeune policier et le père Absinthe arrivèrent au poste, ils trouvèrent celui qui le commandait assis à une petite table, rédigeant son rapport.

Il ne se dérangea pas, lorsqu'ils entrèrent, ne pouvant les reconnaître sous leur travestissement.

Mais quand ils se furent nommés, le chef de poste se leva avec un visible empressement et leur tendit la main.

—Par ma foi!... dit-il, je vous félicite de votre belle capture de cette nuit.

Le père Absinthe et Lecoq échangèrent un regard inquiet.

—Quelle capture?... firent-ils ensemble.

—Cet individu que vous m'avez expédié cette nuit, si bien ficelé.

—Eh bien?...

Le chef de poste éclata de rire.

—Allons, fit-il, vous ignorez votre bonheur. Ah! la chance vous a bien servis, et vous aurez une jolie gratification...

—Enfin, qui avons-nous pris? demanda le père Absinthe impatienté.

—Un coquin de la pire espèce, un forçat en rupture de ban, recherché inutilement depuis trois mois, et dont vous avez certainement le signalement en poche, Joseph Couturier, enfin!...

Aux derniers mots du chef de poste, Lecoq devint si affreusement pâle, que le père Absinthe étendit les bras, croyant qu'il allait tomber.

On s'empressa de lui avancer une chaise, et il s'assit.

—Joseph Couturier! bégayait-il, sans avoir, en apparence, conscience de ce qu'il disait; Joseph Couturier!... un forçat en rupture de ban!...

Le chef de poste ne comprenait certes rien au trouble affreux du jeune policier, non plus qu'à l'air déconfit du père Absinthe.

—Mâtin!... observa-t-il, le succès vous fait une fière impression, à vous autres!... Il est vrai que la prise est fameuse. Je vois d'ici le nez de Gévrol, qui hier encore se prétendait seul capable d'arriver à ce dangereux coquin.

Ainsi, jusqu'à la fin, les événements se moquaient à plaisir du jeune policier. Quelle ironie que ces compliments, après un échec sans doute irréparable! Ils le cinglèrent comme autant de coups de fouet, et si cruellement, qu'il se dressa, retrouvant toute son énergie.

—Vous devez vous tromper, dit-il brusquement au chef de poste, cet homme n'est pas Couturier.

—Je ne me trompe pas, rassurez-vous. Son signalement se rapporte trait pour trait à celui de la circulaire qui ordonne de le rechercher. Il lui manque bien, ainsi qu'il est spécifié, le petit doigt de la main gauche...

—Ah!... c'est une preuve, gémit le père Absinthe.

—N'est-ce pas?... Eh bien! j'en sais une plus concluante. Couturier est une vieille connaissance à moi. Je l'ai déjà eu en pension toute une nuit, et il m'a reconnu comme je le reconnaissais.

À cela, pas d'objection possible. C'est donc d'un tout autre ton que Lecoq reprit:

—Du moins, camarade, vous me permettrez bien d'adresser quelques questions à notre prisonnier?

—Oh!... tant que vous voudrez. Après toutefois que nous aurons barricadé la porte et placé deux de mes hommes devant. Ce Couturier est un gaillard qui adore le grand air et qui nous brûlerait très-bien la politesse...

Ces précautions prises, l'homme au feutre fut tiré du violon où il était enfermé.

Il s'avança tout souriant, ayant déjà recouvré cette insouciance des vieux repris de justice qui, une fois arrêtés, sont sans rancune contre la police, pareils en cela aux joueurs qui, ayant perdu, tendent la main à leur adversaire.

Du premier coup, il reconnut Lecoq.

—Ah!... c'est vous, dit-il, qui m'avez «servi...» Vous pouvez vous vanter d'avoir un fier jarret et une solide poigne. Vous êtes tombé sur mon dos comme du ciel, et la nuque me fait encore mal de vos caresses...

—Alors, fit le jeune policier, si je vous demandais un service, vous ne me le rendriez pas?

—Oh!... tout de même. Je n'ai pas plus de fiel qu'un poulet, et votre face me revient. De quoi s'agit-il?...

—Je désirerais quelques renseignements sur votre complice de cette nuit?

La physionomie de l'homme au feutre se rembrunit à cette question.

—Ce n'est certainement pas moi qui les donnerai, répondit-il.

—Pourquoi?

—Parce que je ne le connais pas; je ne l'avais jamais tant vu que hier soir.

—C'est difficile à croire. Pour une expédition comme celle de cette nuit, on ne se fie pas au premier venu. Avant de «travailler» avec un homme, on s'informe....

—Eh!... interrompit Couturier, je ne dis pas que je n'ai pas fait une bêtise. Je m'en mords assez les doigts, allez!... On ne m'ôtera pas de l'idée, voyez-vous, que ce lapin-là est un agent de la sûreté. Il m'a tendu un piège, j'y ai donné... C'est bien fait pour moi; il ne fallait pas y aller!...

—Tu te trompes, mon garçon, prononça Lecoq. Cet individu n'appartient pas à la police, je t'en donne ma parole d'honneur.

Pendant un bon moment, Couturier examina le jeune policier d'un air sagace, comme s'il eût espéré reconnaître s'il disait vrai ou non.

—Je vous crois, dit-il enfin, et la preuve, c'est que je vais vous conter comment les choses se sont passées. Je dînais seul, hier soir, chez un traiteur, tout en haut de la rue Mouffetard, quand ce gars-là est venu s'asseoir à ma table. Naturellement, nous nous mettons à causer, et il me fait l'effet d'un camarade. À propos de je ne sais quoi, il me dit qu'il a des habits à vendre, et qu'il ne sait comment s'en défaire. Moi, bon garçon, je le conduis chez un ami qui les lui achète....

C'était un service, n'est-ce pas? Comme de juste il m'offre quelque chose, moi je réponds par une tournée, il propose des petits verres, moi je paie un litre... si bien que de politesses en politesses, à minuit j'y voyais double....

C'est ce moment qu'il choisit pour me parler d'une affaire qu'il connaît, et qui doit, jure-t-il, nous enrichir tous deux du coup. Il s'agit d'enlever toute l'argenterie d'une maison colossalement riche.

«Rien à risquer pour toi, me disait-il, je me charge de tout, tu n'auras qu'à m'aider à escalader un mur de jardin et à faire le guet; je réponds d'apporter en trois voyages plus de couverts et de plats d'argent que nous n'en pourrons porter.»

Dame!... c'était tentant, n'est-ce pas? Vous eussiez topé d'emblée à ma place. Eh bien!... moi, non, j'ai hésité. Tout soûl que j'étais, je me méfiais.

Mais l'autre insiste, il me jure qu'il connaît les habitudes de la maison, que tous les lundis il y a grand gala, et que ces jours-là, comme on veille tard, les domestiques laissent tout à la traîne... Alors, ma foi! je le suis...

Une fugitive rougeur colorait les joues pâles de Lecoq.

—Es-tu sûr, demanda-t-il vivement, es-tu certain que cet individu t'a dit que le duc de Sairmeuse reçoit tous les lundis?

—Parbleu!... comment l'aurais-je deviné!... Il avait même prononcé le nom que vous venez de dire, un nom en euse....

Une idée bizarre, inouïe, absolument inadmissible, venait de traverser l'esprit du jeune policier.

—Si c'était lui, cependant!... se disait-il. Si Mai et le duc de Sairmeuse n'étaient qu'un seul et même personnage?...

Mais il repoussa cette idée, et même il se gourmanda de l'avoir eue.

Il maudit cette disposition de son imagination qui le poussait à voir dans tous les événements des côtés romanesques et invraisemblables.

À quoi bon chercher des solutions chimériques lorsque les circonstances étaient si simples?... Qu'y avait-il de surprenant à ce qu'un prévenu qu'il supposait un homme du monde, sût le jour choisi par le duc de Sairmeuse pour recevoir ses amis?

Cependant il n'avait plus rien à attendre de Couturier; il le remercia, et après une poignée de main au chef de poste, il sortit appuyé au bras du père Absinthe.

Car il avait besoin d'un appui. Il sentait ses jambes plus molles que du coton, la tête lui tournait, il avait des éblouissements.

Il ne pouvait comprendre comment, par quelle magie, par quels sortilèges il avait perdu cette partie, dont il avait accepté avec tant de confiance les hasards.

Et il l'avait perdue misérablement, honteusement, sans lutte, sans résistance, d'une façon ridicule... oui, ridicule. S'être cru le génie de son état et être ainsi joué sous jambe!...

Pour se débarrasser de lui, Lecoq, Mai n'avait eu qu'à lui jeter un faux complice, ramassé au hasard dans un cabaret, comme un chasseur qui serré de trop près par un ours lui jette son gant... Et ni plus ni moins que la bête, il s'était laissé prendre au stratagème grossier!...

Cependant le père Absinthe s'inquiétait de la morne tristesse de son collègue.

—Où allons-nous, demanda-t-il, au Palais ou à la Préfecture?

Lecoq tressauta à cette question, qui le ramenait brutalement à la désolante réalité de la situation.

—À la Préfecture!... répondit-il; pourquoi faire?... pour m'exposer aux insultes de Gévrol? C'est un courage que je ne me sens pas. Je ne me sens pas la force, non plus, d'aller dire à M. Segmuller: «Pardon, vous m'aviez trop favorablement jugé; je ne suis qu'un sot!...»

—Qu'allons-nous donc faire?...

—Ah!... je ne sais... peut-être m'embarquer pour l'Amérique, peut-être me jeter à l'eau!...

Il fit une centaine de pas, puis s'arrêtant tout à coup:

—Non!... s'écria-t-il, en frappant rageusement du pied, non cette affaire n'en restera pas là. J'ai juré que j'aurais le mot de l'énigme, je l'aurai. Comment, par quels moyens?... je l'ignore. Mais il me le faut, il m'est dû, je le veux... je l'aurai!...

Pendant une minute il réfléchit, puis d'une voix plus calme:

—Il est, reprit-il, un homme qui peut nous sauver, un homme qui saura voir ce que je n'ai pas vu, qui comprendra ce que je n'ai pas compris... Allons lui demander conseil! sa réponse dictera ma conduite... Venez!...

LX

Après une journée et une nuit comme celles qu'ils venaient de traverser, les deux hommes de la Préfecture devaient avoir, ce semble, un irrésistible besoin de sommeil.

Mais chez Lecoq, l'exaspération de l'amour-propre, la douleur encore vive, l'espoir non abandonné d'une revanche, soutenaient la machine.

Quant au père Absinthe, il ressemblait un peu à ces pauvres chevaux de fiacre qui, ayant oublié le repos, ne savent plus ce qu'est la fatigue, et trottent jusqu'à ce qu'ils s'abattent épuisés.

Il déclara bien que les genoux lui rentraient dans le corps; mais Lecoq lui dit: «Il le faut,» et il marcha.

Ils gagnèrent le petit logis de Lecoq, où ils se débarrassèrent de leurs travestissements, et après un passable déjeuner arrosé d'une bonne bouteille de Bourgogne, ils se remirent en route.

Le jeune policier ne desserrait pas les dents.

Une idée unique bourdonnait dans son cerveau, taquine, importune, irritante autant que la mouche qui tourne autour de la lampe.

Et il ne l'eût pas communiquée pour trois mois de ses appointements, tant elle lui paraissait ridicule....

C'est rue Saint-Lazare, à deux pas de la gare, que se rendaient les deux agents de la sûreté. Ils entrèrent dans une des plus belles maisons du quartier et demandèrent au concierge:

—M. Tabaret?...

—Le propriétaire?... Ah! il est malade....

—Gravement?... fit Lecoq déjà inquiet.

—Heu!... on ne sait pas, répondit le portier; c'est sa goutte qui le travaille....

Et d'un air d'hypocrite commisération, il ajouta:

—Monsieur n'est pas raisonnable, de mener la vie qu'il mène... Les femmes, c'est bon dans un temps, mais à son âge!...

Les deux policiers échangèrent un regard singulier, et dès qu'ils eurent le dos tourné, ils se prirent à rire...

Ils riaient encore en sonnant à la porte de l'appartement du premier étage.

La grosse et forte fille qui vint leur ouvrir leur dit que son maître recevait, bien que condamné à garder le lit.

—Seulement, ajouta-t-elle, son médecin est près de lui. Ces messieurs veulent-ils attendre qu'il soit parti?...

Ces «messieurs» répondirent affirmativement, et la gouvernante les fit passer dans une belle bibliothèque, les engageant à s'asseoir.

Cet homme, ce propriétaire, que venait consulter Lecoq, était célèbre, à la Préfecture, pour sa prodigieuse finesse, et sa pénétration poussée jusqu'aux limites de l'invraisemblable.

C'était un ancien employé du Mont-de-Piété, qui jusqu'à quarante-cinq ans avait vécu plus que chichement de ses maigres appointements.

Enrichi tout à coup par un héritage, il s'était empressé de donner sa démission, et le lendemain, comme de juste, il s'était mis à regretter ce bureau qu'il avait tant maudit.

Il essaya de se distraire; il s'improvisa collectionneur de vieux livres; il entassa des montagnes de bouquins dans d'immenses armoires de chêne... Tentatives illusoires!... Le bâillement persistait.

Il maigrissait et jaunissait à vue d'œil, il dépérissait près de ses quarante mille livres de rentes, quand brilla pour lui l'éclair du chemin de Damas.

C'était un soir, après avoir lu les mémoires d'un célèbre inspecteur de la sûreté, d'un de ces hommes au flair subtil, déliés plus que la soie, souples autant que l'acier, que la justice lance sur la piste du crime.

Une soudaine révélation illumina son cerveau.

—Et moi aussi!... dut-il s'écrier, et moi aussi je suis policier!

Il l'était, il devait le prouver.

C'est avec un fiévreux intérêt qu'à dater de ce jour il rechercha tous les documents ayant trait à la police. Lettres, mémoires, rapports, pamphlets, collections de journaux judiciaires, tout lui était bon, il lisait tout.

Il faisait son éducation.

Un crime se commettait-il? vite, il se mettait en campagne, il s'informait, il quêtait les détails, et à par soi poursuivait une petite instruction, heureux ou malheureux selon que le jugement donnait tort ou raison à ses prévisions.

Mais ces investigations platoniques ne devaient pas longtemps lui suffire.

Une irrésistible vocation le poussait vers cette mystérieuse puissance dont la tête est là-bas, vers le quai des Orfèvres, et dont l'œil invisible est partout.

Le désir le poignait de devenir un des rouages d'une machine que son optique particulière lui montrait admirable.

Il tressaillait d'aise et de vanité à cette pensée qu'il pourrait être tout comme un autre un des collaborateurs de cette Providence au petit pied, chargée de confondre le crime et de faire triompher la vertu.

Cent fois il résolut de solliciter un petit emploi, cent fois il fut retenu par le respect humain, par ce qu'il appelait en enrageant un stupide préjugé.

—Que dirait-on, pensait-il, si on venait à savoir que moi, bourgeois de Paris, propriétaire et sergent de la garde civique... «j'en suis.»

Mais il est des destinées qu'on n'évite pas.

Un soir, à la brune, prenant son courage à deux mains, il s'en alla d'un pied furtif demander humblement de l'ouvrage rue de Jérusalem.

On le reçut assez mal d'abord. Dame!... les solliciteurs sont nombreux. Mais il insista si adroitement, qu'on le chargea de plusieurs petites commissions. Il s'en tira bien. Le plus difficile était fait.

Un succès où d'autres avaient échoué, le posa. Il s'enhardit et put déployer ses surprenantes aptitudes de limier.

L'affaire de Mme B—— la femme du banquier, couronna sa réputation.

Consulté au moment où la police était sur les dents, il prouva par A plus B, par une déduction mathématique, pour ainsi dire, qu'il fallait que la chère dame se fût volée elle-même.

On chercha dans ce sens... il avait dit vrai.

Après cela, et pendant plusieurs années, il fut appelé à donner son avis sur toutes les affaires obscures.

On ne peut dire cependant qu'il fût employé à la Préfecture. Qui dit emploi, dit appointements, et jamais ce bizarre policier ne consentit à recevoir un sou.

Ce qu'il faisait, c'était pour son plaisir, pour la satisfaction d'une passion devenue sa vie, pour la gloire, pour l'honneur....

Il chassait au scélérat dans Paris, comme d'autres au sanglier dans les bois, et il trouvait que c'était bien autrement utile, et surtout bien plus émouvant.

Même, quand les fonds alloués lui paraissaient insuffisants, bravement il y allait de sa poche, et jamais les agents qui travaillaient avec lui ne le quittaient sans emporter des marques monnayées de sa munificence.

Un tel caractère devait lui susciter des ennemis.

Pour rien, il travaillait autant et mieux que deux inspecteurs. En l'appelant «gâte-métier» on n'avait pas tort.

Son nom seul donne encore des convulsions à Gévrol.

Et pourtant, le jaloux inspecteur sut habilement exploiter une erreur de ce précieux volontaire.

Entêté comme tous les gens passionnés, le père Tabaret faillit, une fois, faire couper le cou à un innocent, un pauvre petit tailleur accusé d'avoir tué sa femme.

Ce malheur refroidit le bonhomme, les dégoûts dont on l'abreuva l'éloignèrent. Il ne parut plus que rarement à la Préfecture.

Mais en dépit de tout, il resta l'oracle, pareil à ces grands avocats qui, dégoûtés de la barre, triomphent encore dans leur cabinet, et prêtent aux autres des armes qu'il ne leur convient plus de manier.

Quand, rue de Jérusalem, on ne savait plus à quel saint se vouer, on disait: «Allons consulter Tirau-clair!...»

Car ce fut là un nom de guerre, un sobriquet emprunté à une phrase: «Il faut que cela se tire au clair,» qu'il avait toujours à la bouche.

Peut-être ce sobriquet l'aida-t-il à dérober le secret de ses occupations policières. Aucun de ses amis ne le soupçonna jamais.

Son existence accidentée, quand il suivait une enquêté, les étranges visites qu'il recevait, ses préoccupations constantes, il avait su faire mettre tout cela sur le compte d'une galanterie hors de saison.

Son concierge était dupe comme ses amis et ses voisins.

On jasait de ses prétendus débordements, on riait de ses nuits passées dehors, on l'appelait vieux roquentin, vieux coureur de guilledou....

Mais jamais il ne vint à l'idée de personne que Tirau-clair et Tabaret ne faisaient qu'un.

Toute cette histoire de cet excentrique bonhomme, Lecoq la repassait dans sa tête pour se donner espoir et courage, quand la gouvernante reparut, annonçant le départ du médecin.

Elle ouvrit une porte en même temps, et dit:

—Voici la chambre de monsieur, ces messieurs peuvent entrer.

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