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Napoléon et l'Amérique: Histoire des relations franco-américaines spécialement envisagée au point de vue de l'influence napoléonienne (1688-1815)

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The Project Gutenberg eBook of Napoléon et l'Amérique

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Title: Napoléon et l'Amérique

Author: A. Schalck de la Faverie

Release date: April 3, 2012 [eBook #39360]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOLÉON ET L'AMÉRIQUE ***

A. SCHALCK DE LA FAVERIE

NAPOLÉON
ET L'AMÉRIQUE

HISTOIRE DES RELATIONS FRANCO-AMÉRICAINES
SPÉCIALEMENT ENVISAGÉE AU POINT DE VUE
DE L'INFLUENCE NAPOLÉONIENNE

(1688-1815)

PARIS
LIBRAIRIE PAYOT ET Cie
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 106
1917

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright, 1917, by Payot et Cie

INTRODUCTION

Napoléon n'a jamais mis les pieds en Amérique. Il en eut plusieurs fois l'intention. Et plusieurs fois, au cours de son étonnante carrière, son influence fut prépondérante au-delà de l'Atlantique.

D'une façon générale, les contre-coups réciproques de la politique des deux mondes sur les destinées des peuples américains et sur l'issue des guerres européennes, furent décisifs au début du XIXe siècle. Les événements qui, depuis cent ans, se sont déroulés dans les États-Unis du Nord, les événements qui se préparent dans les républiques du Sud, en ont été et en seront les conséquences directes.

Cette influence de Napoléon sur les destinées des États-Unis et, par contre, l'influence des États-Unis sur la destinée de Napoléon, ou de l'Europe sous l'hégémonie de Napoléon, n'a pas encore, semble-t-il, fait l'objet d'une étude spéciale.

Il paraît donc excusable, malgré l'encombrement de la bibliographie napoléonienne, d'en augmenter encore le nombre par une contribution ayant pour but de faire ressortir les enchaînements historiques, les causes et les effets, tout l'ensemble, enfin, des circonstances qui, issues d'un lointain passé, s'endorment parfois pour se réveiller brusquement au choc de bouleversements réputés imprévus,—telles ces matières brutes et inertes, que l'on croit incombustibles et qui s'enflamment, avec une prodigieuse vitesse, au toucher d'une étincelle.

Dans la période qui nous occupe, Napoléon fut celui qui mit l'étincelle; son génie consistait précisément à la mettre là où, et comme il fallait. Mais Napoléon, en l'occurrence, n'incarne que le destin qui, à ce tournant de l'histoire, fit se rencontrer les deux mondes sous la pression de problèmes qui attendaient depuis longtemps leur solution.

Toute la profondeur du génie ne peut effacer, ou simplement modifier le passé. Et ce passé avait connu des actes irréductibles, des décisions irrévocables dont les conséquences devaient s'imposer un jour ou l'autre.

Comme une toile de fond apparaissant à certains moments, l'Amérique se profile sur la tragédie mondiale jouée entre les cabinets des Tuileries et de Saint-James: décor d'un théâtre lointain dont la pièce n'est pas toujours comprise mais qui évolue avec une logique implacable.

En effet, depuis que l'empire des terres découvertes par Colomb, exploitées par Pizarre, Cortès et Almagro, a échappé à la domination exclusive de l'Espagne, la France et l'Angleterre se sont trouvées face à face sur les étendues vierges de l'Amérique septentrionale.

Tandis qu'ils calculaient les coups qu'ils allaient se porter, les deux antagonistes ne s'apercevaient pas que, dans l'ombre, s'était constitué et développé un État, modeste encore mais dont l'exemple devait inspirer d'autres états qui bientôt se réuniraient en une confédération formidable.

Quoique séparés de la Métropole par toute la distance de l'Océan, les colonies des bords du Saint-Laurent, de l'Hudson ou du Mississipi, frémissaient au moindre geste de Paris ou de Londres. Il était nécessaire que ce geste leur devînt indifférent.

L'événement le plus important qui se produisit pendant la jeunesse de Bonaparte fut la guerre de l'indépendance de l'Amérique.

Le jeune Corse atteignait ses quinze ans au moment où elle battait son plein. Les plus brillants représentants de la noblesse française s'enrôlèrent sous le drapeau de ceux qu'on appelait dédaigneusement en Angleterre: les insurgents. Il est permis de supposer que le pauvre gentilhomme, qui dut faire la preuve de ses quartiers de noblesse pour devenir Élève du Roi, aurait demandé à servir sous les ordres de Washington, à côté de La Fayette, de Rochambeau, de Lauzun, de Fersen et de tant d'autres, s'il avait eu son brevet de lieutenant.

Ne pouvant pas encore prendre part à l'action, il la prépare en développant la pensée. Il fut un élève assidu. Ses lectures personnelles, qui furent immenses, contribuèrent, avec efficacité, à augmenter la maturité de son intelligence. Les recherches auxquelles il se livra pour se rendre compte de l'évolution de l'homme et des sociétés, le familiarisèrent, certes, avec les choses d'Amérique. Les notes qu'il prit à ce sujet prouvent combien il s'intéressait à l'histoire du continent qui, au XVe siècle, n'était encore, pour les premiers découvreurs, qu'une entité légendaire répondant au fameux Cipango. Mais pour l'élève Bonaparte, l'Amérique tangible et réelle ne commence qu'à la date de 1608,—date fatidique, puisque c'est vers cette époque que s'accentua la scission qui, au nom de la liberté de conscience, allait diviser les enfants d'Albion en deux fractions ennemies et irréconciliables.

«L'Archevêque de Canterbury poursuivit les Puritains avec une telle vigueur qu'ils commencèrent à s'enfuir en Virginie.» Cette remarque du jeune lieutenant d'artillerie permet de croire qu'il comprit toute la portée de cet exode volontaire, entrepris dans le but de sauvegarder l'indépendance de la pensée religieuse. Cet incident, presque inaperçu des contemporains, devait aboutir à la création d'un monde.

Bonaparte lui-même, souffrant de l'obscurité dans laquelle il végète encore, mais déjà sans doute conscient de son génie et soutenu par les sollicitations d'une ambition démesurée, dut sympathiser avec ces âmes républicaines, impatientes de secouer le joug de la tyrannie d'un roi ou de la tyrannie d'un prêtre. La force de s'émanciper contient en soi la force d'opprimer à son tour. Ceux qui sont assez puissants pour secouer tous les jougs, finissent toujours par imposer le leur. La marche est fatale,—mais nous n'en sommes pas encore là.

Nous en sommes encore à l'époque où parut en Angleterre un périodique intitulé: The Spy (l'Espion) dans lequel, sur les affaires du jour, l'éditeur publiait une correspondance fictive entre Milord All-eye et Milord All-ear,—ce qui, d'après la phraséologie de nos jours, peut se traduire par: Je vois tout,—J'entends tout,—et fait comprendre l'orgueilleuse prétention de: Je sais tout.

Les relations anglo-américaines y étaient jugées et critiquées en toute liberté et le lieutenant Bonaparte, qui s'abonne à cette feuille, semble y avoir rencontré des commentaires, des aperçus et des vues qui lui ouvrirent des horizons nouveaux sur la politique internationale. Il prit des notes dont il avait, sans doute, l'intention de se servir plus tard.

Il lut Mably et connut les œuvres de Raynal sur l'Amérique, ainsi, apparemment, que l'Almanach du pauvre Richard, de Benjamin Franklin, sans oublier le Sens commun de Thomas Paine qui joua un rôle si important dans la Révolution américaine et aussi dans la Révolution française.

Bonaparte avait vingt ans quand il résuma ses lectures sur l'Amérique en ces termes:

«Les colonies anglaises ont seulement environ 150 milles de large sur 800 de long... 120.000 carrés de surface... En 1760, la population était de 2.500.000 blancs et de 450.000 noirs. La population est doublée tous les vingt ans, ce qui signifie qu'elle s'élève aujourd'hui à 4.000.000 d'habitants.

«En France, on a besoin, pour vivre, de quatre acres—en Amérique, on a besoin de 40.

«Il y a dix degrés de froid de plus à Londres qu'à Boston.

«L'Amérique du Nord doit avoir recours à la pêche pour sa subsistance. Il y a du bois pour la construction, mais sa distance rend l'importation impossible ou du moins coûteuse. Son commerce de fourrures est au déclin; il ne produit aujourd'hui que 35.000 livres sterling... Ils ont un commerce avec les Antilles qui ne leur est pas avantageux. Ils ont des manufactures, celle de Dartmouth, entre autres. Les mûriers y poussent très-bien. La plante du coton est large et sa fibre très-forte. La partie centrale de l'Amérique cultive le tabac, mais cette plante dévorante a épuisé le sol.

«Dans les deux Carolines, la Géorgie et la Floride, il y a des champs de riz; le commerce du coton est en bonne voie. Les brouillards et les pluies empêchent la culture de la vigne».

Ces réflexions dénotent un esprit précis et pratique qui portait un intérêt particulier aux conditions de la vie américaine. À côté de ces renseignements d'ordre économique, Bonaparte connaissait aussi le grand rôle joué par la France au Canada et dans la vallée du Mississipi. Dans ses vastes projets de domination mondiale, il engloba certainement les contrées d'outre-mer qui, à une date peu reculée, étaient encore occupées par des Français.

À mesure que monte son étoile, s'élargit aussi son ambition.

Il rêva de travailler en grand en Orient,—de refaire la carte de l'Europe,—de coloniser l'Amérique. Et, dans cette vaste entreprise, l'Orient, pour lui, représente le passé,—l'Europe incarne le présent,—et l'Amérique contient en germe l'avenir.

Il réussit à ébranler, sur leurs bases vermoulues, les vieux trônes européens. Ayant échoué en Égypte, il se heurta à l'indifférence de l'Asie, et prétendit faire de l'Amérique, un enjeu destiné à intervenir dans la rivalité entre la France et l'Angleterre.

En cela, il n'innovait pas: il obéissait simplement aux injonctions de l'histoire, cette rivalité entre les deux grandes nations ayant toujours eu, au-delà des mers, un terrain privilégié dont l'importance a malheureusement souvent échappé à nos gouvernants.

Chaque fois qu'il y avait tension aiguë entre la France républicaine et l'Angleterre monarchique,—chaque fois qu'une menace de guerre mettait aux prises le Premier Consul et Pitt, plus tard, l'Empereur et les boutiquiers de Londres, représentés par les Lords dirigeant la politique du Royaume-Uni, la répercussion s'en faisait immédiatement sentir dans les lointains parages allant de Québec à Washington, en passant par les Antilles, pour aboutir finalement dans les pays du Sud où le régime espagnol ne pouvait pas prétendre à l'éternel étouffement de toutes les tendances libérales.

Et la jeune république des États-Unis joua merveilleusement de cette corde sensible qui rendait un son différent suivant qu'on la pinçât à Paris ou à Londres. Jeu dangereux d'ailleurs qui fit osciller les hommes d'État d'Amérique au gré des fluctuations politiques de l'Europe, mais qui, en fin de compte, tourna à l'avantage du Nouveau Monde.

Il s'agissait de savoir qui, de la France ou de l'Angleterre, jouerait le rôle prépondérant aux États-Unis,—si l'Angleterre, malgré la déclaration d'indépendance américaine, continuerait à jouir, dans une mesure encore fort respectable, des avantages du traité de 1763,—si la Louisiane demeurerait espagnole, redeviendrait française ou serait anglaise,—si la marine britannique serait maîtresse des mers occidentales au grand profit de son commerce,—si, au nom des grands principes de 89, les noirs de Saint-Domingue seraient émancipés,—si, enfin, les vastes territoires qui, au-delà des Alleghanys, à l'ouest du Mississipi, depuis les pays des grands lacs, plus loin que les Montagnes Rocheuses et jusqu'au Nouveau-Mexique,—le Far-West, en un mot, qui n'était pas encore enrôlé sous les plis de la bannière étoilée, pourrait devenir la source de riches colonies ouvertes définitivement à l'ambition d'un Bonaparte ou à la cupidité d'une grande compagnie de Londres.

Ces questions, qui se posaient déjà à la fin du XVIIe siècle, n'avaient pas encore reçu de réponse satisfaisante au commencement du XIXe siècle.

Pendant que, sous les graves complications qui ensanglantaient l'Europe, on cachait tels secrets espoirs, omis dans tous les protocoles diplomatiques, les politiciens de la Maison Blanche pensaient simplement que l'Amérique devait appartenir exclusivement aux Américains.

Pensée logique et naturelle, bientôt exagérée dans ses prétentions excessives et qui, plus tard, fut condensée en un corps de doctrine qui répondit à ce qu'on appela la théorie de Monroe.

Cette doctrine avait apparemment pour but de répondre par l'instinct de conservation aux velléités de conquête. L'opinion d'un homme clairvoyant, partagée par les hommes de son parti, devient ainsi l'opinion de la masse. Les gens avertis qui connaissaient les craintes inspirées par les peuples, à tour de rôle prêts à revendiquer le droit des conquérants, avaient parfaitement raison d'affirmer leur volonté de demeurer les derniers et définitifs occupants d'un pays défriché, exploité, administré par eux, d'après un idéal religieux et politique parfaitement défini,—sur lequel ceux qui n'étaient pas du pays, n'avaient plus rien à prétendre.

Ils avaient d'autant plus raison que, malgré les victoires remportées par les Américains et malgré les traités signés, à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, les Anglais ne semblaient pas vouloir s'incliner devant les faits accomplis. Ils cherchaient toutes les occasions pour reconquérir les colonies perdues, ou une partie de ces colonies, en entretenant des relations actives avec les hommes assez nombreux qui, lésés dans leurs intérêts ou leurs espérances, étaient demeurés fidèles à la métropole.

La France, de son côté et pour les mêmes raisons, continua sa politique américaine. Cette politique fut celle de Napoléon dès qu'il arriva au pouvoir et, s'il ne put la mener à bien, et, dans la plupart des cas, s'il dut en modifier, de fond en comble, les grandes lignes et les projets d'exécution, il faut en chercher la raison dans les bouleversements européens commencés par les guerres de la Révolution et continués par les guerres de l'Empire.

Cependant, les États-Unis, sous la pression de ces événements, voyaient l'influence et la direction du gouvernement passer tour à tour à deux partis extrêmes et opposés, représentés par les Fédéralistes et par les Républicains. Les premiers s'inspirèrent plus spécialement des tendances de la politique anglaise, c'est-à-dire réactionnaire,—les seconds se déclarèrent les partisans et les adeptes de la France révolutionnaire, aussi longtemps que la révolution demeura sur le terrain des immortels principes,—ils furent les admirateurs de Bonaparte, général de la République, mais ils furent les adversaires de Napoléon empereur, roi et conquérant.

Ainsi, Napoléon trouva toujours l'Amérique sur sa route: rêve ou réalité, proie désignée aux coups de son imagination ambitieuse ou refuge final quand la fortune lui eût dit un définitif adieu, elle le hanta,—lointain mirage qui le leurra parfois, qu'il contribua à grandir et qu'il ne put jamais atteindre.

Quelques-uns de ses projets concernant l'Amérique restèrent de simples velléités, tandis que d'autres eurent une solution absolument contraire à celle qu'il avait d'abord voulu leur donner.

Après la paix d'Amiens, il avait à sa disposition, pour des entreprises coloniales, une grande armée de vétérans composée des vainqueurs de Marengo et de Hohenlinden. Sa flotte intacte n'avait pas encore connu le désastre de Trafalgar. Avec de telles ressources, il n'est pas extravagant de supposer qu'il aurait parfaitement pu fonder un empire français en Amérique,—réplique à l'empire qu'il n'avait pu établir en Orient.

C'est apparemment dans ce but qu'en automne de 1800, par une clause secrète mentionnée dans la Convention avec l'Espagne, cette dernière rétrocéda à la France le quart du territoire de l'Amérique du Nord: la Louisiane.

Dans ce but aussi qu'après avoir vaincu trois grands empires européens à Austerlitz et à Iéna, il songea encore à l'Amérique. Cette fois, ce fut le Canada qui attira son attention,—le Canada où, dans la vallée du Saint-Laurent, de la Nouvelle-Écosse aux grands lacs, habitaient des populations françaises que le Ministre de France à Washington, le général Turreau, fut chargé de soutenir dans leurs aspirations de révolte.

Mais c'était là une besogne presque inavouable pour celui qui avait coutume de briser les coalitions les plus redoutables en menant lui-même son armée à la victoire.

Ouvertement, il céda la Louisiane aux États-Unis pour l'arracher aux convoitises anglaises.

La Louisiane, malgré les perspectives qu'elle avait dès le début offertes à l'ambition de Bonaparte, fut bien vite sacrifiée, ou plutôt, abandonnée. Il fallait d'abord détruire l'Angleterre pour avoir l'Europe à ses pieds: c'était la tâche qui s'imposait, urgente, impérative. Quant à l'Amérique? On verrait plus tard,—si on avait le temps.

Napoléon n'eut pas le temps.

Et l'Amérique put continuer sa marche en avant.

On peut donc affirmer que Napoléon et les citoyens américains, le Président Th. Jefferson en tête, ainsi que les diplomates qui représentèrent leur pays dans ces controverses délicates, ont fondé la grandeur des États-Unis. Il est évident que la cession de la Louisiane—cet acte de Louisianicide, comme Napoléon l'appelle lui-même, a imprimé à l'Amérique du Nord et, par suite, au monde entier, une direction nouvelle[1].

C'était, en effet, définitivement arracher ce qui restait des colonies anglaises, depuis le Canada jusqu'à la Nouvelle-Orléans, aux griffes du léopard britannique.

Du reste, à la chute de l'Empire, telles convoitises se firent de nouveau pressantes et le rêve que Napoléon avait caressé, parut un instant repris et réalisable par l'Angleterre: se substituer à la France en ajoutant au Canada la vallée du Mississipi. L'Empereur des Français, Roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, n'était plus que le petit souverain de l'Île d'Elbe; Wellington pouvait disposer de son armée d'Espagne. C'est ce qu'il fit. Mais pour réaliser cette persistante ambition en Amérique, il était trop tard pour Wellington, comme il était trop tard pour Napoléon.

L'Île d'Elbe, jouet de royaume pour celui qui avait bouleversé et gouverné tant de royaumes et tant de nations, était aussi trop près pour ceux qui, ayant souffert de l'indomptable audace du conquérant, craignaient toujours un retour offensif de son épée vaincue une première fois mais pas encore brisée.

Au Congrès de Vienne, les diplomates les plus retors cherchaient à augmenter les distances entre eux et cet aigle tombé qui pouvait encore reprendre son vol. Fouché insinua à son ancien maître de s'enfuir en Amérique où il pourrait sans doute recommencer une carrière finie en Europe.

Mais Napoléon avait lu Machiavel et il ne se faisait aucune illusion sur la sincérité des conseils donnés par le grand intrigant qu'il avait fait Duc d'Otrante.

Il connaissait aussi les sentiments de la France à son égard et préféra une marche triomphale à Paris à un voyage incertain à New-York.

Il s'était renseigné auprès du Commissaire anglais à Porto-Ferrajo sur l'état des hostilités qui, depuis 1812, se poursuivaient entre l'Angleterre et les États-Unis. Et, quand il apprit, de la bouche du capitaine Usher[2] que 25.000 hommes avaient été distraits de l'armée de Wellington pour opérer en Louisiane et en Floride, il prit le parti de rentrer en France.

Les nouvelles et les détails de ces événements lui étaient malheureusement parvenus avec un grand retard. Quand Bonaparte arriva à Paris, la paix était de nouveau rétablie entre l'Angleterre et l'Amérique et les troupes qui avaient combattu à la Nouvelle-Orléans furent dirigées sur l'Europe pour participer à la défense de la Belgique.

Si ces régiments d'infanterie, habitués à vaincre sous les ordres de Wellington, étaient demeurés un peu plus longtemps en Amérique, la plaine de Waterloo aurait peut-être connu un autre destin.

Après Waterloo, Napoléon aurait pu s'embarquer à Bordeaux sur un vaisseau américain. On lui proposa de prendre la place de son frère Joseph qui avait préparé son propre départ et obtenu un passeport du chargé d'affaires des États-Unis, à Paris.

C'eût été une faute,—un abandon de soi-même et de son entourage: Napoléon crut à la magnanimité de l'Angleterre et devint le prisonnier de Sainte-Hélène.

De l'énumération de ces principaux faits, il ressort que l'Amérique, d'une façon directe ou d'une façon indirecte, a toujours exercé une action sur la politique de Napoléon, ou sur l'évolution de la politique de l'Europe bouleversée et dominée par Napoléon.

Cette action, permanente parce qu'elle avait une cause profonde, des racines qui, du Vieux Monde, se ramifiaient jusqu'au Nouveau-Monde, était parfois invisible pour les contemporains, ne se manifestait qu'aux heures décisives, mais, en réalité, répondait à la marche fatale des événements.

Napoléon lui-même qui, issu de la Révolution française, avait brisé tant de moules surannés, aboli tant de préjugés admis, qu'il le voulût ou non, dut se soumettre à cette impulsion venue des lointains de l'histoire et des lointains d'un continent jeune.

Il s'y soumit naturellement, parce qu'au point de vue de la civilisation et du progrès social, il faisait la même besogne que les citoyens libres de l'Union, besogne qui consistait à ouvrir à toutes les classes de la Société des perspectives de bonheur et de richesses que l'ancien régime avait si jalousement limitées. Comme legs de la Révolution, ce fut la lutte pour la vie avec des espoirs de réussite permis à tous.

Était-ce un bien? Était-ce un mal? Ce n'est pas la place de le rechercher ici.

Et malgré cette unité de fin, il y avait divergence de moyens: ce que Napoléon a dû exécuter par son épée qui, la plupart du temps, trancha dans le vif, les États-Unis d'Amérique l'accomplirent par simple évolution. Mais le grand capitaine ainsi que les hommes dirigeants de la Confédération nouvelle représentaient des tendances sociales absolument identiques. Pour Emerson, Napoléon fut l'agent, l'homme d'affaires de la classe moyenne de la société moderne[3]. La société qui était en train de se constituer dans l'Union de l'Amérique du Nord était, en majeure partie, composée de cette sorte d'hommes. Nous pouvons dire, par contre, que, le premier, Napoléon commença à américaniser l'Europe, si par ce mot: américanisation, on peut désigner cette fièvre de vie intense et pratique, souvent dénuée de délicatesse et de poésie, mais qui répond à des nécessités sociales de jour en jour plus impérieuses.

Sous les combinaisons politiques, sous les calculs de l'ambition, plus haut que les rêves de gloire et plus durable que la victoire remportée sur un champ de bataille, il y avait l'humanité en marche.

Malgré tout, Napoléon a travaillé pour elle et, si l'on fait abstraction, un instant, des héroïques aventures de l'épopée militaire, il est permis de dire qu'il ne fut qu'un instrument au service du principe de causalité.

Cette affirmation paraît surtout justifiée quand on l'applique à ses relations avec l'Amérique.

Continuateur inconscient de la politique de Richelieu et de Louis XIV dans le nouveau monde, il veut parfaire l'œuvre commencée au XVIIe siècle, si maladroitement défaite au XVIIIe siècle, sous Louis XV. Le néfaste traité de 1763 avait donné à l'Angleterre la maîtrise des mers et la domination sur des continents nouveaux: l'Angleterre fut l'ennemi qu'il fallait anéantir.

Admirateur de la révolution américaine, il fut lui-même un produit de la révolution française dont il propagea les idées,—quitte à les combattre dans la suite.

Empereur d'Occident, il voulut porter la couronne de Charlemagne: vertige de la grandeur qui, par cette emprise d'atavismes trop anciens, le fit échouer. Cependant, l'Amérique qui n'avait pas à compter avec le charme et le danger d'un si lointain passé, marchait droit vers l'avenir, d'après des principes de liberté et d'égalité implantés sur un sol vierge par les Puritains et développés ensuite par la force et la logique des faits.

Les événements qui se sont déroulés pendant plus de trois siècles, ont été le point de départ des questions qui font l'objet du présent travail: pour comprendre celles-ci, il faut connaître ceux-là. Avant d'entrer dans le cœur du sujet, il est nécessaire de se demander quels étaient ces événements et quels étaient les hommes qui, influencés par eux, poussés par la fatalité des lois historiques, ont souvent obéi à ces lois et ont parfois dirigé ces événements.

Mais cette conclusion s'impose: c'est la politique de Napoléon qui permet aujourd'hui, aux descendants des Pères Pèlerins, fidèles à l'idéal de leurs ancêtres, de revenir en Europe—berceau de la civilisation, par des régimes surannés menacée de la tombe—pour y défendre le droit de l'individu et des collectivités, conformément aux principes si magistralement définis par le Président Wilson.

CHAPITRE I
LA FRANCE ET L'ANGLETERRE
DANS L'AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.

Importance de la découverte de l'Amérique. — Le rôle de la Méditerranée passe à l'Océan Atlantique. — Déclin de l'Allemagne et de l'Italie. — Développement des nations côtières occidentales. — Rivalité franco-anglaise en Amérique. — La colonisation française. — Les Normands au Xe siècle. — Verrazzano. — Cartier à Stadaconé et à Mont-Royal. — Samuel de Champlain. — Cavelier de La Salle sur le Mississipi. — Colonisation anglaise. — L'œuvre des Puritains. — La Louisiane. — Politique coloniale de la France et de l'Angleterre.

La lutte entre la France et l'Angleterre, pour l'hégémonie dans l'Amérique du Nord, constitue un des chapitres les plus glorieux de l'histoire mondiale.

Pour en comprendre toute l'importance, il suffit de rappeler les grands changements introduits dans les relations internationales, au lendemain de la découverte de l'Amérique. Ce fut un événement plus riche en conséquences que bien des révolutions dont le retentissement demeura plutôt local.

En ouvrant à la curiosité, à l'intérêt, au trafic, à la guerre, à la science, de vastes étendues situées à l'occident de l'Europe, on ouvrait, en même temps, aux pays occidentaux de cette même Europe, des horizons immenses, des perspectives de richesse et de gloire qui allaient changer la face du monde, bouleverser la signification civilisatrice des nations, réveiller d'anciennes rivalités et en créer de nouvelles.

Des rôles furent intervertis.

Les pays qui, jusqu'à cette époque, avaient, pour ainsi dire, trouvé à portée de leurs mains, les sources de la fortune et de la puissance, furent rejetés au second plan,—et des pays qui s'endormaient dans la routine et la monotonie, furent secoués d'un frisson de conquête,—enfin, des pays qui n'avaient pas encore pris contact avec la civilisation, furent découverts, émancipés, exploités... ou bien anéantis.

Après avoir fourni une carrière glorieuse mais pourtant limitée par des barrières plutôt géographiques que politiques, l'Orient et le centre de l'Europe durent passer le sceptre de la domination à l'Occident de l'Europe.

La cause en était simple, quoiqu'on n'en vit pas immédiatement toute la portée.

Le fait saillant est celui-ci: comme chemin de communication d'un continent à un autre, l'Océan Atlantique remplaça la mer Méditerranée.

La Méditerranée qui, dans l'antiquité, avait servi de lien entre l'Égypte, l'Asie Mineure, la Grèce, Rome et Carthage,—qui, au moyen-âge, avait fait la grandeur des petites républiques italiennes et des villes hanséatiques allemandes, devint, du jour au lendemain, un lac intérieur destiné à alimenter des besoins et des intérêts désormais restreints et stationnaires. Ce fut le déclin de l'Allemagne et de l'Italie.

Sous l'influence de facteurs dont les contemporains ne se rendirent pas bien compte, ces pays se virent condamnés à un effacement de leur nationalité, à un ralentissement de leur activité. Et pendant longtemps, l'histoire connut une «moins grande Allemagne» et une «moins grande Italie».

Par contre, la mer occidentale qui, pendant de longs siècles, ne représentait, pour les navigateurs, au-delà des colonnes d'Hercule, qu'un gouffre effrayant enveloppé de brouillard et de mystère, en livrant son secret à Christophe Colomb, inaugura une ère nouvelle. L'œuvre que le génial Gênois, au service de l'Espagne, avait tentée et réalisée, fut continuée et achevée par d'autres. La voie était ouverte; place maintenant aux peuples en progrès et aux idées en marche. Et ce fut le tour des nations occidentales à entrer en scène, des nations dont les côtes se développent sur une vaste étendue, le long de l'Océan Atlantique et constituent autant de bras tendus vers des rives opposées qui semblaient les solliciter et les appeler.

Tandis que l'Allemagne est divisée en deux camps irréductibles par la Réforme et se désagrège dans une lutte terrible qui dure plus de trente ans;—tandis que l'Italie est la proie des convoitises étrangères, l'Espagne, le Portugal, la France, l'Angleterre et la Hollande, pays dont les côtes s'étendent du Sud-Ouest au Nord-Ouest de l'Europe, voient leurs destinées modifiées de fond en comble par la découverte de l'Amérique. Ces pays, pour ne parler que des trois plus grands, rêvèrent tour à tour de devenir «une plus grande Espagne», une «plus grande France», une «plus grande Angleterre».

Ce rêve qui, pour ces trois nations, devint parfois une réalité, les entraîna dans de longues guerres et répond à une conception de domination universelle que, de nos jours, on a appelée: l'Impérialisme.

Dans l'Amérique du Nord où, malgré des tentatives audacieuses, l'Espagne ne put asseoir son autorité comme elle l'avait fait dans l'Amérique du Sud, il n'y eut bientôt plus, face à face, que deux rivales: la France et l'Angleterre.

La rivalité entre ces deux nations passe par des alternatives diverses, elle engendre des guerres qui ont leur dénoûment sur les champs de bataille de l'Europe, mais dont les résultats généraux se font surtout sentir en Amérique. Si, finalement, l'Angleterre l'emporta sur la France dans le Nouveau Monde, il faut en chercher une des raisons dans la position géographique des deux pays en compétition: l'un, étant une île, n'avait pas les mêmes attaches avec le continent européen que l'autre dont le grand rôle provenait précisément de ces mêmes attaches,—autant d'entraves pour le succès des entreprises coloniales.

Il y a d'autres raisons qui expliquent cet échec de notre politique coloniale,—des obstacles quasi organiques contre lesquels les plus grands protagonistes du drame historique, Napoléon lui-même, vinrent se briser et dont on se rendit compte longtemps après la fin de l'entreprise épique.

Au début, la France eut l'avantage.

Elle prit possession du Canada et du Saint-Laurent trente ans avant que Humphrey Gilbert ne plantât l'étendard anglais sur Terre-Neuve et près de quatre-vingts ans avant que Walther Ralegh ne s'emparât de la contrée fertile qu'au nom de la reine Élisabeth il appela: Virginie.

Même pour la colonisation proprement dite, la France devança l'Angleterre. De bonne heure, nos explorateurs et nos missionnaires remontèrent le Saint-Laurent et descendirent la vallée du Mississipi, sillonnant ainsi les étendues immenses d'un vaste empire à fonder, dont les limites extrêmes se perdraient, au nord, dans les neiges du Canada et, au Sud, dans les plantations de sucre de la Louisiane.

Pour asseoir sur des bases solides un tel empire, il aurait fallu réaliser des conditions multiples; il aurait fallu, avant tout, conserver l'avantage commercial et stratégique que nous devions à nos premiers pionniers et qui nous assurait une avance considérable sur nos rivaux. Grâce à cette avance, nous aurions peut-être pu isoler et réduire les colonies anglaises, relativement faibles au début et resserrées entre la mer et les monts Alleghanys.

C'est le contraire qui arriva.

Notre force colonisatrice, en tant qu'initiative privée entretenue par des besoins impérieux, s'arrêta de bonne heure. D'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, par contre, se manifestait l'esprit le plus entreprenant, le plus aventureux de la race anglo-saxonne. Tandis que la France s'en tenait à ses premières conquêtes dans les zones déjà explorées,—territoires immenses mais peut-être trop dispersés, manquant de points de contact—tandis qu'elle organisait des expéditions officielles sous le contrôle direct du gouvernement, d'ailleurs, absorbé par les affaires intérieures, les défricheurs anglais de toutes espèces se frayaient leur route vers l'ouest et le sud-ouest, à coups de hache et à coups de fusil, au gré de leurs personnelles convenances, préparant simplement l'intervention gouvernementale pour le moment opportun.

De là, des conflits, un état de guerre chronique qui, avec ses fortunes diverses, devint permanent vers 1688, jusqu'à ce qu'enfin, dans le nord, la puissance française succomba dans les plaines d'Abraham.

Ce fut le début de l'histoire d'Amérique.

La bataille qui décida de la destinée de la France et de l'Angleterre en Amérique décida aussi de la future indépendance des futurs États-Unis.

Menacées par la France sur leurs flancs, les colonies anglaises eurent naturellement recours à la protection de la métropole: à ce moment, leurs intérêts se confondent.

L'affaiblissement de la France, son effacement, permit bientôt aux insurgents de s'occuper plus activement de leurs personnelles revendications. Ayant chassé les Français du Canada, ceux qui aspiraient à devenir des Américains, ne songèrent plus qu'à secouer le joug des Anglais.

Des hauteurs d'Abraham, la route menait donc à la déclaration de l'Indépendance et, de la déclaration de l'Indépendance, à Yorktown.

Et elle mena plus loin.

Louis XV avait livré le Canada à l'Angleterre: les Bourbons prirent leur revanche quand une flotte française, maîtresse de la mer, força Cornwallis à capituler. Mais la France royaliste paya cher cette revanche. La révolution qui, chez nous, se préparait dans les conversations des salons et les écrits des philosophes et des hommes de lettres, trouva un exemple contagieux dans les premières rencontres de Lexington et de Concord. La flamme de la liberté allumée à Boston et répandue dans tous les états, souffla jusqu'à Paris et quand vint le jour où les races rivales de la vallée du Mississipi auraient pu régler leur compte, il n'y avait plus de roi de France.

Napoléon hérita de cette succession lourde et embrouillée; à l'extérieur la situation était aussi troublée qu'à l'intérieur,—je veux dire qu'hors d'Europe aurait dû se dénouer la rivalité entre la France et l'Angleterre: ce fut en Europe que, malgré lui, Napoléon dut chercher à abattre l'Angleterre, tout en faisant intervenir, quand il le jugeait à propos, la grande influence de l'Amérique.

Avant d'entrer dans les détails de cette histoire, il convient de résumer les différentes phases par lesquelles a passé l'œuvre française dans le Nouveau-Monde.


Des noms glorieux se pressent en foule; des haut faits en masse sont à enregistrer: l'individu fut à la hauteur d'une tâche souvent au-dessus de ses forces; la collectivité laissa parfois à désirer.

En présence de tant d'aventures et de tant d'aventuriers, sans nous arrêter à la tentative de colonisation de nos ancêtres normands qui, probablement, vers le Xe siècle, découvrirent une partie de la côte des États-Unis actuels, qu'ils appelèrent Vineland[4], citons, d'abord, le dieppois Cousin qui, en 1488, quatre ans avant Christophe Colomb, fut poussé à l'ouest de la terre africaine, vers un continent qui ne serait autre que l'Amérique.

Mais c'est la période légendaire. Que veut-on? où va-t-on?

Les marchands veulent des mines d'or et de diamants, des épices rares, des fourrures de prix, des pêches miraculeuses. C'est la matière brute à exploiter et à la conquête de laquelle, sous ses formes diverses, se précipitent les peuples assoiffés de jouissances nouvelles et de gains inespérés. Les explorateurs, soutenus par un idéal plus élevé ou poussés par une conception scientifique plus ou moins exacte, cherchent le fameux passage du Nord-Ouest conduisant vers le prestigieux Cathay. Le rêve désintéressé alimente le calcul cupide. De toutes ces aspirations contradictoires naîtra l'Amérique. En attendant, entité réelle, elle ne se livre que par bribes aux chercheurs et les géographes, d'une main hésitante, en dessinent la carte, dont les contours changent et se développent, au gré des prises de possession plus ou moins heureuses. Les écrits et les cartes qui donnent quelques informations sur ces expéditions premières, contiennent des détails fantaisistes sur des îles au nord de Terre-Neuve et sur le Labrador[5].

C'est par là qu'il faudrait, s'imagine-t-on, atteindre l'empire du soleil levant et, plus loin, l'empire des Rajahs. François Ier jaloux de la gloire maritime de Charles-Quint, dont les domaines étaient assez vastes pour que le soleil ne s'y couchât pas, chargea l'Italien Verrazzano de trouver la route escomptée et espérée. Il n'y parvint pas, mais il longea et explora la côte américaine le long du Maine jusqu'à Terre-Neuve et, à défaut d'autres richesses, rapporta la première description connue des côtes des États-Unis.

C'était beaucoup, car c'était une indication qui devait permettre à d'autres de pousser plus loin leurs investigations. À l'aube d'un monde qui s'éveille, les Français marchent en éclaireurs. Et, dans une splendeur de Paradou inculte, cette partie de l'Amérique offre aux nouveaux venus, l'antre de ses forêts vierges, l'étendue de ses prairies, l'immensité de ses lacs, le courant impétueux de ses fleuves, sans compter l'hospitalité inquiète des Peaux-Rouges, étonnés de voir des hommes blancs.

Et voici Cartier, le Breton rêveur et tenace qui, parti de Saint-Malo le 20 avril 1534, toujours à la rechercha de la route qui mène au Cathay, s'avance dans le golfe de Saint-Laurent, longe les côtes d'Anticosti et remonte le grand fleuve dont les eaux profondes le portent et l'entraînent, plus loin, jusqu'à un roc escarpé qui se dresse au milieu du courant. Dans ce désert de solitude et de mystère, se profilent les parois abruptes qui seront les témoins d'héroïques exploits. Cartier ne vit que la flore gigantesque d'un paysage inculte où se groupaient quelques Wigwams sur l'emplacement qui devait être, plus tard, la ville de Québec. Son nom était alors Stadaconé, capitale du chef indien Domacona.

Mais il existe une métropole plus grande, plus importante, appelée Hochelaga: les Indiens en parlent avec mystère. Sur les insistances de Cartier, ils consentent à l'y conduire. On se met en marche.

C'est la première fois que des Européens, des Français, foulent la terre du Canada, établissant, d'un geste pacifique, les droits à une conquête future. Et malgré les intentions hostiles ou les projets guerriers, l'entreprise est d'une poésie intense.

La matinée était fraîche, les feuilles des arbres frissonnaient dans la gamme des nuances changeantes, et, à la base des chênes, s'amoncelait une couche épaisse de glands. Ils allaient, surpris et charmés, sous la conduite des Indiens. Par un beau soleil d'automne, éclairant une muraille de verdure seulement coupée par le sillage des eaux courantes du fleuve, ils virent des forêts festonnées de pampres et de vignes, des douves remplies d'oiseaux aquatiques,—ils entendirent le chant du merle, de la grive,—et comme ils purent se l'imaginer,—le chant aussi des profondeurs inhabitées les appelant au loin...

En approchant de la mystérieuse Hochelaga, ils rencontrèrent un chef indien et comme dit Cartier... «l'un des principaux seigneurs de ladite ville, accompagné de plusieurs personnes[6]».

C'était le 2 octobre 1535.

Sur les hauteurs dominant le fleuve, un millier d'Indiens occupaient le rivage. À la vue des hommes blancs, bardés de fer, qui semblaient tomber du ciel, ils exprimèrent leur étonnement avec frénésie. Ils se mirent à danser, à chanter, entourant les étrangers et glissant dans leurs bateaux des offrandes de poissons et de maïs. Et comme la nuit gagnait, des feux resplendirent bientôt dans l'obscurité, tandis que, de loin en loin, nos Français pouvaient voir les sauvages excités qui sautaient et se réchauffaient au contact de la flamme.

Le lendemain matin, par un sentier seulement connu des Indiens, Cartier et ses compagnons débouchèrent sur le sommet d'une montagne dominant un paysage grandiose. Notre Breton le baptisa de Mont-Royal. Ce fut Montréal,—le nom de la cité affairée qui remplace la sauvage Hochelaga. Stadaconé et Hochelaga, Québec et Montréal, au XVIe comme au XXe siècle, centres de la population canadienne.

Aux regards anxieux s'étendait cette vue remarquable qui fait toujours le charme des touristes. Mais combien changée depuis que le premier blanc en fut émerveillé pour la première fois! Aujourd'hui, c'est l'agglomération d'une ville importante, c'est l'activité commerciale et industrielle poussée à l'extrême en ce raccourci des choses: voiles blanches des bateaux balancés au gré du grand fleuve,—fumée des vapeurs filant au loin,—sifflement des machines—disputes des hommes...

Mais en cette fin du XVIe siècle, Cartier ne vit que ceci: à l'est, à l'ouest, au sud, la forêt s'étendant à l'infini, le large ruban mobile du grand fleuve glissant à travers une immensité de verdure,—jusqu'aux frontières du Mexique, une mer ondoyante d'arbres de toutes les essences, aux feuilles tour à tour sonores et silencieuses répercutant des échos profonds ou des clameurs de fauves: creuset intact encore où devaient s'élaborer, plus tard, tant de projets et tant d'entreprises grandioses, formidable champ de bataille des siècles à venir, endormi dans une torpeur d'attente, enveloppé dans le voile impénétrable d'une nature inviolée.

Le même spectacle s'offrit aux regards de ceux qui suivirent Cartier: Roberval, La Roche, De Monts... Nous ne pouvons les citer tous, mais une mention spéciale doit être accordée à Samuel de Champlain, le plus pur, le plus intéressant de ces pionniers de la première heure. Héros à la fois enthousiaste et sagace, il est le chevalier errant de la royauté et de la foi qui donne son véritable caractère à l'exploration française de cette époque. Tandis que d'autres vont dans les pays nouveaux pour trafiquer simplement ou pour administrer, lui va pour colliger des faits et convertir des âmes.

Dans un premier voyage, il visita La Vera Cruz, Mexico, Panama; il y a plus de trois siècles, son esprit entreprenant conçut l'idée d'un canal à travers l'isthme, entre l'Atlantique et la mer du Sud, «...l'on accourcirait par ainsi, dit-il, le chemin de plus de 1.500 lieues et, depuis Panama jusque au détroit de Magellan, ce serait une isle et de Panama jusques aux Terres-Neuves, une autre isle...[7]»

Mais l'expédition qui devait le mener au nord de l'Amérique partit de Honfleur en 1608: elle contenait en germe le destin d'un peuple, l'avenir du Canada. Mieux organisée, elle était composée d'hommes aux aptitudes diverses qui se complétaient. Pontgravé devait s'entendre avec les Indiens pour le commerce des fourrures; Champlain devait faire œuvre d'explorateur scientifique. Double conception, indispensable, sans doute, quand on veut coloniser, mais dont les tendances et les moyens souvent contradictoires se gênent parfois et se neutralisent. Champlain refit, en réalité, le voyage de Cartier; il remonta le Saint-Laurent comme son prédécesseur et, comme lui, il vit les falaises de Québec et les hauteurs de Montréal. Hôte pacifique, animé des intentions les plus humanitaires, il était cependant le précurseur d'une foule moins désintéressée: des prêtres, des soldats, des paysans qui, dans ces solitudes ou parmi des groupements d'Indiens, plantèrent la croix du Christ, les écussons de la féodalité, les insignes de la royauté française.

Ce fut le prélude de conflits plus graves.

Champlain sut se faire bien venir auprès des Hurons qui lui facilitèrent ses explorations aux grands lacs, jusqu'au lac qui porte son nom et qui le mit en communication directe avec la colonie de Massachusetts,—le cœur de la Nouvelle-Angleterre.

Champlain avait mis à profit l'inimitié des Hurons contre les Iroquois, amis des Anglais. On peut considérer cette exploration et cette prise de possession du lac Champlain comme le geste initial qui allait donner le signal et sa signification à la lutte inévitable. En avançant de ce côté, nous faisions une pointe directe contre les colonies anglaises, menaçant, de la sorte, leur extension vers le nord, en Acadie, et commandant à l'entrée de la vallée de l'Ohio qui ouvrait la porte vers l'ouest, vers le sud, dans le bassin du Mississipi. Toutes les contestations futures étaient contenues dans cette première tentative. Celui des deux peuples qui était maître de l'Acadie, serait le maître aussi de la vallée du Saint-Laurent,—celui qui pourrait s'avancer librement dans la vallée de l'Ohio, pourrait gagner la vallée du Mississipi, artère centrale d'un empire à fonder. C'était, en somme, toute l'Amérique du Nord.

Pour le moment, ce que Champlain a créé, c'est le Canada,—la Nouvelle France, avec ses deux capitales Québec et Montréal qu'il eut à défendre contre les incursions des Indiens et des Anglais. Mais il avait indiqué la marche à suivre et ses successeurs, explorateurs et gouverneurs, qu'ils fussent guidés par les Jésuites, les Récollets ou bien soutenus par le génie administratif de Colbert, s'efforcèrent simplement de parachever ce que lui avait commencé.

Malgré les obstacles de toutes sortes, Cavelier de la Salle parvint à descendre le cours du Mississipi, le chevalier d'Iberville continua son œuvre malheureusement interrompue trop tôt, et, à la fin du XVIIe siècle, nous possédions la province de la Louisiane nous avions posé, avec une prescience admirable, les bases des grandes cités futures, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, les têtes de pont de l'empire qui devait s'étendre du Golfe de Saint-Laurent au Golfe du Mexique.

Alors, l'Angleterre comprit que, si elle n'intervenait pas d'une façon énergique, quasi désespérée, c'en était fait de sa puissance dans le Nouveau Monde. Sa politique, d'une façon générale, peut se résumer ainsi: développer et accentuer la mission qu'elle s'était assignée d'être une nation maritime, sous peine de déchoir ou de disparaître,—accentuer, en même temps, le caractère continental de la France en l'entraînant dans des complications européennes qui laisseraient à l'Angleterre le champ plus libre dans les colonies, sur la mer,—selon la formule classique: Britannia rule the Waves!

Pour plus de clarté, il convient de faire ici deux parts: la part de ce qui s'est passé dans les colonies et la part de ce qui s'est passé en Europe.

Et d'abord, pendant que nous établissions une nouvelle France au Canada, avec des débouchés sur la vallée de l'Ohio vers l'Ouest et le Sud jusqu'à l'embouchure du Mississipi, qu'avaient fondé les Anglais en Amérique?

Leurs colonies s'étendaient de la côte d'Acadie, en passant par Boston, le Maryland, la Caroline, la Géorgie jusqu'à la Floride qui appartenait à l'Espagne. Entre l'Océan et les Monts Alleghanys, c'était une grande longueur de côtes qui en faisait la force et la faiblesse: la force, parce que domaine bien délimité, aux ressources et aux défenses concentrées,—sa faiblesse, parce que domaine resserré entre des barrières naturelles, telles que l'Océan Atlantique et une chaîne de montagnes, ne pouvant s'étendre s'il était menacé de trop près par les incursions des Indiens ou les empiétements ambitieux des Français,—risquant d'étouffer entre des frontières trop étroites pour contenir l'afflux des populations nouvelles que l'immigration promettait déjà nombreuses et audacieuses.

Début d'ailleurs difficile, âpre et sombre, pour la colonie du Massachusetts qui, dans l'énergie du désespoir, vit les Pères Pèlerins fonder une théocratie façonnant des âmes de sectaires au gré de l'idée puritaine. Si l'idée contenait en germe la victoire et l'émancipation définitive, les hommes connurent bien des traverses. Avant les Français, ils eurent à lutter contre les Hollandais qui, à l'embouchure de l'Hudson, avaient bâti le fort d'Amsterdam sur l'emplacement actuel de New-York[8]. Charles II s'en empara et, en souvenir de son frère, le Duc d'York, la rebaptisa. Déjà, sous Charles Ier, l'émigration catholique avait trouvé un déversoir dans le Maryland. Les persécutions religieuses qui sévissaient en Angleterre, alimentaient les colonies d'une façon permanente et régulière. En 1640, on compta jusqu'à 20.000 émigrants, et ce chiffre va croissant jusqu'à la fin du siècle.

Les hommes en masse que la mer déversait sur les rives orientales du continent étaient arrêtés par la chaîne des Alleghanys à l'Ouest. Que faire? Lutter, se frayer passage, empêcher les Français de mener à bien leurs entreprises. C'est la ruée vers le Far-West[9] qui commence: point de départ d'une politique dont les effets se font encore sentir de nos jours. Tous les moyens sont bons. Sur les lieux mêmes: contestations, escarmouches, guets-apens, massacres; en Europe: de grandes guerres.

Ces guerres doivent être envisagées ici à un point de vue spécial. L'histoire les a généralement étudiées d'après les causes directes qui étaient bien d'Europe, ainsi que le théâtre sur lequel elles se déroulaient. Mais il y a des causes plus profondes en ce qui concerne la rivalité franco-britannique et c'est dans le Nouveau-Monde qu'il faut les chercher. De 1688 à 1815, il y a eu sept grandes guerres et c'est pendant cette période que l'Angleterre a établi sa suprématie maritime au détriment de la France, qu'elle a suscité des complications européennes dans lesquelles sa rivale a trouvé gloire et profit, mais où elle a parfois abandonné la proie pour l'ombre. Ce fut, en réalité, une seconde guerre de cent ans entre la France et l'Angleterre[10], ayant pour prétexte et pour but inavoué, la prédominance en Amérique.

Pour l'Angleterre, pays maritime, c'était une question de vie ou de mort. Pour la France, pays à la fois maritime et continental, d'un caractère amphibie, c'était une possibilité de splendeur inouïe qui aurait pu se réaliser, qui s'est réalisée un moment mais s'est évanouie sous la pression d'événements contraires.

La France possède une longue succession de côtes, aux populations de marins, qui ont toujours donné des preuves de leur activité exploratrice et colonisatrice. Mais sa grandeur l'attachait au rivage.

Malgré l'extension donnée par Colbert à la politique coloniale, basée sur le développement et la protection de l'industrie et du commerce national, Louis XIV méprisait, au fond, le commerce et n'aimait pas la guerre maritime dont la compétence lui échappait. Ses ataviques préférences et son éducation historique l'inclinaient vers les nécessités plus proches et, avant de chercher aventure sur mer, il savait, aux frontières de France, des pays qui méritaient d'être châtiés de leur morgue, de leur prétention et de leur ambition. La gloire du Roi-Soleil devrait d'humilier la Hollande, de profiter de la décadence de l'Espagne et d'exploiter l'incohérence de l'Empire. Madrid et Vienne n'étaient-elles pas les deux capitales de la puissance qui, pendant le XVIe siècle, avait fait pâlir l'étoile de la Monarchie française? Aux Bourbons maintenant à primer les Habsbourgs.

Cette conception était logique et conforme aux précédents défendus par Richelieu et Mazarin. Elle contenait cependant une part d'erreur. Richelieu lui-même, en faisant de l'abaissement de la maison d'Autriche le pivot de sa politique européenne, ne limitait pas ses vues aux seules affaires continentales et affichait hautement sa sympathie pour les choses et les gens de la marine,—cet instrument d'une «plus grande France».

Louis XIV, en accordant toute son attention à imposer sa suprématie en Europe, relâchait par cela même le zèle qu'il aurait fallu appliquer à la mise en œuvre des colonies. La nouvelle France fut la première à ressentir les contre-coups de cette manière de voir,—politique sans doute inévitable au point de vue de l'actualité mais qui compromettait l'avenir et faisait, en somme, le jeu de la politique anglaise.

Quelles qu'aient été les alternatives de ces guerres en Europe, l'Angleterre en a toujours tiré un avantage en Asie comme en Amérique, avantage qui répondait à sa situation géographique et aux besoins de la nation,—avantage dont la France ne pouvait méconnaître toute l'importance et qui faisait réellement le fond du débat, en dépit des intérêts divergents qui dispersaient nos forces sur le continent.

Lorsque fut fondée la Louisiane, en 1680, la France était une des grandes puissances coloniales, si cette expression peut répondre aux conceptions de l'époque. Ses méthodes d'administration, d'exploitation, semblaient devoir réussir. La théorie en était excellente: ce que Colbert avait élaboré dans son cabinet de travail répondait aux plus claires conceptions du génie latin[11]. La pratique laissa à désirer. Ce qui manqua? La matière colonisatrice, les hommes,—les hommes d'une certaine trempe qui, tout en étant patriotes, ne tenaient pas tant au sol même de leur patrie qu'à la possibilité de transporter l'essence de cette patrie sur un sol plus fertile peut-être et toujours plus étendu.

De tels hommes, animés de l'esprit mercantile, se trouvaient à l'étroit en Angleterre.

La date de 1688 comme point de départ du duel gigantesque qui ne devait prendre fin qu'en 1815, n'est pas choisie au hasard. Elle s'impose comme étant le point de départ aussi d'une ère nouvelle dans les Annales de la Grande Bretagne, ère inaugurée par la révolution qui mit Guillaume III sur le trône de Jacques II. Guillaume III, dans sa personne, dans sa famille, dans sa religion, dans toute son individualité physique et psychique, était l'antipode de Louis XIV. Maintenant, la France catholique va se dresser en face de l'Angleterre protestante, avec toutes les divergences d'opinion, d'idées, de sentiments et d'intérêts que comportent ces deux conceptions religieuses opposées. Le premier coup avait déjà été porté au catholicisme par l'anéantissement de l'Armada, sous la Grande Élisabeth. Les Stuarts catholiques, à la solde de la France, avaient toujours été en lutte avec la majorité de la nation anglaise. Le prince d'Orange-Nassau, Stathouder de Hollande, l'ennemi irréconciliable de la France et de Louis XIV, en devenant roi d'Angleterre, grâce à son mariage avec la princesse Marie, fille de Jacques, allait harmoniser les tendances politiques avec les plus intimes, les plus impérieuses aspirations du pays. Ces quelques mots résument la révolution qui s'accomplit après la déchéance de Jacques,—révolution plutôt sociale et économique, que sanglante et dramatique. Le drame se joua dans l'intérieur des consciences.

À l'extérieur, la guerre mit aux prises la France et l'Angleterre. Les guerres qui suivirent ne firent qu'accentuer la rivalité entraînant les deux nations dans la fatalité et la logique des événements. Les autres peuples engagés dans le tourbillon n'étaient parfois que des comparses,—ou pour être plus conforme à la vérité—des peuples dont le rôle touchait à sa fin ou des peuples dont le rôle ne faisait que commencer, tandis que les deux grandes nations dont les intérêts étaient défendus à Versailles et à Saint-James, se trouvaient dans la plénitude de leur vitalité et de leur ambition.

La guerre de la succession d'Espagne évoque les noms de Marlborough et du Prince Eugène dont les victoires assombrirent la fin du règne de Louis XIV. Puis vient la guerre de la succession d'Autriche avec les batailles de Dettingen et de Fontenoy qui mirent dans l'ombre les exploits de La Bourdonnais et de Dupleix dans l'Inde et firent oublier la prise de Louisbourg (1745) par les Anglais d'Amérique,—ville qu'ils durent d'ailleurs restituer à la Paix d'Aix-la-Chapelle. Ensuite, vint la guerre de Sept Ans sur laquelle plane le nom du grand Frédéric. Pendant cette guerre, les compétitions franco-anglaises pour l'Amérique entrent dans une phase décisive.

Tandis que nous sacrifions notre sang et notre or pour une politique européenne étroite et désastreuse—pour le roi de Prusse en un mot—nous perdions le Canada en Amérique. Montcalm était abandonné à des ressources dérisoires et succombait à Abraham. Ce fut le résultat le plus brillant de la politique anglaise. Nous étions hypnotisés par les hostilités ouvertes dans les Pays-Bas, dans le cœur de l'Allemagne, nous ne voyions pas ce qui se passait à Madras, aux bouches du Saint-Laurent ou sur les rives de l'Ohio. Aussi Macaulay a-t-il pu dire en parlant de l'invasion de la Silésie par Frédéric: «Afin que ce roi pût dépouiller un voisin qu'il avait promis de défendre, des hommes noirs se battirent sur la côte de Coromandel et des hommes rouges se scalpèrent mutuellement auprès des grands lacs de l'Amérique du Nord.»

Sous cet aspect incohérent, se distingue cependant la politique, franchement maritime et coloniale de l'Angleterre et la politique de la France, au double aspect, qui lui fit trop souvent sacrifier les intérêts coloniaux aux intérêts européens et perdre, en dernier ressort, l'empire qu'elle aurait pu fonder au-delà de l'Atlantique.

Si, en remontant plus haut que les faits et les dates que nous venons de résumer, on se demande quelles sont les causes morales, profondes, qui ont contribué à ce résultat, il est peut-être permis de les expliquer de la façon suivante.

Tandis que le Canada à son aurore, découvert et défriché par des explorateurs, des soldats et des prêtres français, cherchait à développer sa personnalité bien française, une poignée d'hommes résolus et intransigeants, venus d'Angleterre, posaient, sur le rocher de Plymouth, les hases d'une république destinée à un grand avenir.

Ces deux essais de colonisation différaient grandement dans leur principe et dans leur essence.

Certes, le début de la Nouvelle-Angleterre fut un défi jeté au principe même de son existence. Jamais une théocratie tyrannique ne fut plus oppressive que celle instituée par les Puritains qui suivirent les Pères Pèlerins après le premier exode de la Mayflower[12]. Le protestantisme épuré de la Nouvelle-Angleterre proclama le droit sacré de la liberté pour s'affranchir des persécutions infligées par la mère-patrie,—une fois cet affranchissement obtenu, il met cette même liberté sous le boisseau. Sur le tronc de l'arbre d'indépendance, il greffa un bourgeon de despotisme; ce ne fut qu'une floraison passagère. Le suc vital de la racine subsista quand même et finit par remonter jusqu'aux pousses récentes.

Il en fut autrement pour la Nouvelle France. Elle fut conséquente avec elle-même jusqu'au bout et cette logique trop systématique contenait en elle des germes de mort. Dans tous ses éléments constitutifs,—racine, tige et branche—elle était un produit de l'esprit d'autorité. Un absolutisme déprimant—celui de la Monarchie la plus absolue de l'Europe—la régit depuis le commencement jusqu'à la fin. Des prêtres, des Jésuites, un Ventadour, un Richelieu[13], ont été les premiers ouvriers de sa destinée. Ce qui en Europe, en France, contribuait à étouffer toute liberté: la centralisation excessive au profit de la couronne, la propagande ultramontaine au profit de la papauté, le despotisme politique, en un mot,—trouva sa répercussion et son application dans des terres nouvelles qui demandaient des méthodes nouvelles aussi. La Nouvelle France devait être une répétition de la Vieille France. Conception séduisante répondant au génie administratif; mais grave erreur: on ne recommence pas au-delà des mers, sur un continent nouveau, à tant de milles de distance, la même œuvre nationale, sous peine de faire de la colonie une annexe simplement de la mère-patrie, soumise à tous les revirements et, finalement, sacrifiée aux intérêts primordiaux de la métropole.

Cette œuvre fait comprendre, sans doute, pourquoi tant de glorieuses entreprises, auxquelles se sont dévoués des héros et des martyrs, ont abouti à un échec.

Les Puritains persécutés poursuivaient un autre idéal. Forts de leur foi religieuse, ils ne prétendaient pas fonder une colonie plus ou moins riche à exploiter: ils voulaient fonder une patrie.

Celle qu'ils venaient de quitter était perdue pour eux, à jamais. Entre la Vieille Angleterre et ce qu'on a appelé quelque temps la Nouvelle Angleterre, tout lien était rompu. Cette séparation s'accomplit virtuellement le jour où les Pères Pèlerins débarquèrent sur la côte du Massachusetts, se considérant comme les dépositaires de l'idée divine: leur mission consistait à sauver cette idée de l'ambiance réputée délétère pour la faire germer dans un sol plus pur, répondant à la pureté de leur inspiration. Tel le peuple d'Israël, leur groupement serait le peuple élu de Dieu. Cette conviction fit leur force et, un instant, leur faiblesse, puisque, comme nous l'avons dit déjà, la liberté, au nom de laquelle ils s'étaient expatriés, fut sacrifiée à la nécessité d'imposer l'infaillibilité de leur dogme. Leur énergie farouche et mystique explique du moins les phases diverses par lesquelles durent passer les débuts d'une nationalité et elle contient déjà certains traits de caractère qui, émanant directement de la colonie de Massachusetts, se retrouveront, plus tard, dans la constitution des États-Unis.

Tandis que le Canada et le vaste domaine sur lequel, pendant tout le XVIIe siècle, nos missionnaires, nos Jésuites et nos explorateurs avaient jeté leur dévolu, furent toujours exposés au contre-coup de ce qui se passait en France, les habitants de la colonie qui avait Boston pour capitale tendaient à se détacher de l'Angleterre: ces Anglais devenaient des Américains par la force des choses et par la force de leur volonté. Les événements qui, pendant plus d'un siècle, contribuèrent à consommer ce changement, constituent les différentes étapes d'une évolution inévitable dont la guerre d'indépendance, soutenue par la France, n'est que le geste définitif.

CHAPITRE II
L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE
ET L'INTERVENTION FRANÇAISE.

Perte du Canada. — Traité de 1763. — Les colonies anglaises se détachent de la Métropole. — Les Anglais d'Amérique ne ressemblent plus aux Anglais d'Angleterre. — Jonathan en face de John Bull. — Les «Insurgents» représentent les principes libéraux du Parlement anglais. — L'Europe s'intéresse au mouvement. — L'Angleterre résiste, la France intervient, l'Allemagne vend ses soldats. — Georges III tend vers l'absolutisme. — Luttes oratoires entre Fox et Burke. — L'opinion en France. — Le comte de Vergennes entraîne Louis XVI. — Le rôle de La Fayette. — Contradiction entre les privilèges de l'aristocratie française et son intervention en faveur des idées républicaines. Rapports de Vergennes et de Turgot. — Beaumarchais, Arthur Lee et Franklin. — La France fidèle à sa mission civilisatrice.

Les grandes guerres qui se sont succédé en Europe de la fin du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, ont toujours procuré à l'Angleterre un avantage colonial, avantage qui finit par lui assurer la prédominance en Amérique. Cette politique, heureuse à nos dépens, fut couronnée par le traité de 1763. Le résultat en était désastreux pour la France. Les contemporains ne comprirent pas immédiatement tout ce que les suites de la guerre de Sept Ans contenaient pour nous d'ignominieux. Sous les apparences brillantes de la Monarchie, la situation internationale du pays était, en réalité, atteinte.

Les esprits les plus avisés, occupés de philosophie, de littérature ou de galanterie, étaient hypnotisés par l'évolution intellectuelle, sociale et économique qui se dessinait en Europe, surtout en France. Ils ne virent pas ce qui se passait,—le fait inéluctable qui venait de se produire outre-mer: la perte du Canada,—échec définitif de notre politique coloniale en Amérique.

L'œuvre que nous avions rêvée et inaugurée, les Anglais l'avaient réalisée et parachevée. Un historien perspicace et judicieux aurait pu, dès cette époque, déterminer la portée de l'événement. C'était, en somme, l'idée de Guillaume d'Orange Nassau, devenu roi d'Angleterre et champion de l'Europe protestante, qui triomphait de la conception de Louis XIV, représentant de la catholicité autocrate. L'empire colonial que nous aurions pu fonder en Amérique, sous les auspices de la monarchie française, de race latine et de religion catholique, fut remplacé définitivement par un empire où la religion protestante et la race anglo-saxonne demeurèrent prépondérantes.

Cependant cette marche régulière, envahissante, triomphante, menée par les politiciens anglais dans l'Amérique du Nord, sous l'inspiration du premier Pitt, connut une heure d'arrêt: ce fut quand les colons anglais, devenus des américains, renièrent leurs frères d'Angleterre et se soulevèrent contre le joug du roi Georges.

Ce grand événement qui stupéfia la Métropole, était pourtant à prévoir.

En réalité, ceux que l'on appelait dédaigneusement à Londres: les Insurgents, étaient simplement des hommes libres qui, dans la plénitude du droit, défendaient leurs droits.

À tort, selon moi, a-t-on appelé révolution un mouvement irrésistible et fatal qui n'est, en somme, qu'une évolution,—la dernière conséquence d'un geste esquissé au commencement du XVIIe siècle. La révolution qui arracha une fraction du peuple anglais à la mère-patrie, s'accomplissait au moment même où les Pères Pèlerins, animés de la plus intransigeante foi puritaine, débarquèrent sur le rocher de Plymouth pour s'y établir à demeure, sans esprit de retour.

Ces hommes avaient dit un éternel adieu à la patrie qui les avait persécutés. Leur patrie était désormais là où leur dogme religieux pouvait s'affermir sans entraves. Le souvenir de la terre natale s'effaçait devant la nécessité de l'œuvre à accomplir: trouver la terre hospitalière, qu'elle fût inculte et sauvage, où établir les représentants fugitifs du peuple élu de Dieu. Le reste n'existait plus et malgré d'ataviques caractères toujours persistants dans une race issue d'une race en voie de transformation,—sur un continent nouveau s'élaborèrent les éléments d'une nationalité nouvelle.

Les deux fractions de la race anglo-saxonne qui se sont séparées vont suivre désormais une vie et une destinée différentes. Pour accentuer cette séparation, aux causes morales viendront s'ajouter des causes physiques; petit à petit, le climat exerça son influence sur l'individu,—mais cet individu évoluera plus lentement en Amérique, il représentera encore longtemps un type qui, en Angleterre, soumis aux vicissitudes de révolutions politiques, religieuses et sociales, s'était profondément transformé, aussi bien dans son apparence extérieure que dans ses idées.

Les Anglais de la fin du XVIIe siècle ne ressemblaient plus aux Anglais du commencement du XVIIe siècle.

La Monarchie des Stuarts, à tendance catholique, la grandeur passagère de la république de Cromwell, l'empreinte ineffaçable de la religion puritaine, enfin, la révolution qui, en mettant sur le trône d'Angleterre Guillaume d'Orange, avait, pour ainsi dire, harmonisé la forme constitutionnelle du pays avec les plus fortes aspirations de consciences intransigeantes,—autant de causes qui, en un espace de temps relativement court, bouleversèrent la société, les mœurs, la politique et exposèrent les âmes anglaises à des secousses génératrices de transformations profondes. L'âme anglaise, repliée sur elle-même, était contenue en elle-même, comme était contenue dans des limites étroites la pairie formée par l'île britannique. Ce fut son originalité et sa force,—mais, peut-être aussi, au point de vue du progrès général, sa faiblesse et son châtiment.

Cependant, les frères d'Amérique, qui n'avaient pas connu ces brusques alternatives, poursuivaient leur idéal en luttant contre les dangers plus matériels d'une nature souvent inclémente et d'une population sauvage et hostile. Les hardis navigateurs et découvreurs anglais, qui avaient posé les premiers jalons de la colonisation dans l'Amérique du Nord, appartenaient encore à la génération enthousiaste de l'époque de la Renaissance. À ce moment, l'Angleterre communiait pleinement avec l'Europe. C'était, d'un bout du continent à l'autre, les mêmes aspirations, la même passion de vivre la vie dans toute son intensité, de lui faire donner le maximum de jouissance, dans un esprit chevaleresque et généreux qui, demandant beaucoup aux autres, donnait aussi beaucoup de soi.

Les contemporains de la grande Élisabeth et leurs descendants directs, les premiers défricheurs de l'Amérique, gardèrent longtemps les traits de ce caractère qui, au contact des nécessités nouvelles, empreintes à la fois de poésie et de réalité, ne fit que se développer. Tandis que les Anglais, demeurés dans leur île, aux prises avec des problèmes complexes et plus proches, devinrent les champions d'un idéal plus réel et plus réaliste, tandis qu'enfin, les Anglais d'Angleterre étaient soumis à des changements aussi radicaux, les Anglais d'Amérique, n'ayant plus à compter avec la tradition, ou plutôt continuant une tradition persistante, évoluaient lentement et régulièrement. Les hommes qui jouèrent un rôle décisif dans les premières années de la colonisation étaient presque tous nés sous le règne d'Élisabeth, ou, s'ils n'y étaient pas nés, ils en avaient gardé l'empreinte. Depuis Ralegh et John Smith jusqu'à Winthrop et Dudley, on retrouve, chez eux, certaines qualités et certains défauts de moins en moins anglais; ils ont gardé un esprit chevaleresque, aventureux, une spontanéité plus nerveuse et plus mobile, une plus grande souplesse d'esprit et de corps, toutes particularités qui vont contribuer à déterminer les traits caractéristiques de l'Américain: Jonathan,—à opposer au type—devenu légendaire, de John Bull.

Une heure vint donc où, par la force des choses, des hommes issus d'une même nationalité, se trouvaient face à face: des étrangers et des ennemis.

Ce fut l'œuvre de la nature.

À tant de lieues de distance, ce n'était ni le même soleil, ni le même ciel, ni le même sol,—partant la plante humaine prenait des aspects différents.

L'œuvre de l'homme accentua cette différence ou cette animosité. Ce fut surtout l'œuvre des institutions interprétées d'une façon différente et représentées, au moment décisif, par le gouvernement de Georges III.

Les Américains étaient restés fidèles à la grande époque, à la date de 1688, où le Parlement anglais fut le palladium de toutes les libertés. Les Anglais, au cours des ans, en avaient modifié la conception et, grâce à la mobilité des événements et à la multiplicité des besoins politiques et sociaux, ignorés encore des colonies, d'une institution destinée à écarter les abus de tous les pouvoirs, firent un instrument d'oppression.

Dans ce conflit, il est évident que l'Amérique représenta le principe de liberté, tel que le Parlement britannique lui-même l'avait proclamé et défendu, à plusieurs reprises, au XVIIe siècle.

Grâce à ce droit suprême, regardé comme le privilège le plus précieux de la nationalité anglaise, le Parlement possédait le pouvoir et l'obligation de contrôler, de renverser, s'il le fallait, les dynasties, comme il l'avait fait brutalement pour les Stuarts, une première fois, comme il l'avait fait quasi constitutionnellement lors de la révolution de 1688. Mais dans la suite, sous le règne de rois de race étrangère, le pouvoir suprême établi dans le Parlement, ne trouvant plus de contre-poids, devint un instrument de despotisme dirigé contre les Colonies. Ce qui était une garantie de sécurité pour la mère-patrie, était, en même temps, un moyen arbitraire de pressurer les peuples du dehors, soumis au joug de l'Angleterre.

Les Américains entendaient être gouvernés avec la même libéralité que les sujets de Sa Majesté britannique,—eux qui se considéraient comme l'émanation la plus pure des tendances égalitaires de la race anglo-saxonne,—eux qui s'étaient expatriés un jour pour conserver intacte l'intégrité de leur credo religieux et l'intégralité de leur indépendance individuelle.

Plus haut que les hommes qui allaient en venir aux mains, se trouvaient donc, face à face, deux théories: celle du pouvoir illimité du Parlement, laquelle, à deux reprises, avait sauvé la constitution anglaise; et la théorie, de date plus ancienne, remontant à l'origine des assemblées et qui avait pour base le respect des droits de l'individu et des libertés possédées par les communautés organisées.

Dans la sphère des idées, le choc de ces deux éléments constitutifs de toute vie politique en Grande Bretagne, prête à la Révolution d'Amérique un intérêt considérable dépassant les deux pays en litige.

L'Europe ne pouvait demeurer indifférente.

L'incendie qui allait se propager si facilement, si logiquement dans le Nouveau-Monde, couvait dans le Vieux-Monde. Comment y jugeait-on les insurgés? Suivant les cas et les pays, et il est évident que les conditions dans lesquelles se trouvaient ces pays exercèrent une influence plus ou moins décisive sur les bouleversements qui se préparaient au delà de l'Atlantique.

L'Espagne, maîtresse d'un vaste empire en Amérique, était tombée, en Europe, au second rang. Charles III qui occupait le trône, plein de bonne volonté, accordait trop de crédit aux conseils d'un confesseur ignorant. Il fit cependant écrire à Londres qu'il considérait l'indépendance des Colonies aussi désastreuse pour l'Espagne que pour l'Angleterre. Il refusa de prêter main-forte aux provinces révoltées mais il ne se fit pas scrupule d'attaquer la mère-patrie quand elle voulut les réduire.

Catherine II, la grande Impératrice de Russie, entièrement absorbée par son rêve ambitieux qui consistait à fonder un empire d'Orient soumis au sceptre des Romanoff, n'accordait qu'une attention discrète aux événements qui se déroulaient dans des parages si lointains. À Georges III qui, en quête de soldats, lui proposa l'achat de 10.000 Russes qui seraient entièrement sous les ordres des officiers anglais, elle répondit une lettre dont la forme seule, dans sa dignité, voilà un peu l'insolence.

On sait que, dans ces négociations en vue de se procurer des recrues, le roi d'Angleterre fut plus heureux auprès de certains petits princes d'Allemagne qui, tels les ducs de Hesse-Cassel et de Brunswick, n'hésitèrent pas à battre monnaie en trafiquant de leurs propres sujets. Honte éternelle de ces principicules qui, dans les marchés intervenus entre les contractants, évaluaient la chair, le sang, la vie—des parcelles de vie—de leurs compatriotes, comme des denrées plus ou moins avantageuses suivant le prix, comme les marchandises viles d'un commerce rémunérateur. Si ce scandale porte en soi un enseignement, c'est celui qui ressort du contraste même des deux partis qui allaient être en présence: d'un côté, les fils d'une terre libre ou qui veut l'être, les défenseurs de toute dignité personnelle, qui, en fait de souverains, ne reconnaissaient que la souveraineté du droit individuel,—de l'autre, des hommes braves et courageux, certes, mais exploités comme des machines par des potentats qui s'imaginaient encore que les peuples sont créés pour les rois et non les rois pour les peuples.

Le roi de Prusse, le grand Frédéric, quel que fut son despotisme, n'entendit pas de cette oreille. D'ailleurs, il en voulait à l'Angleterre qui l'avait abandonné à la fin de la guerre de Sept Ans. De plus, en ce qui concernait les velléités de révolte des Américains, son scepticisme philosophique lui permettait parfaitement d'accepter le mot de république, pourvu que la chose se réalisât à tant de mille lieues de son propre royaume.

Les autres nations européennes, en dehors de leurs préférences personnelles, suivaient, dans leurs manifestations politiques, une ligne de conduite inspirée par les principales intéressées: la France et l'Angleterre.

Dans les décisions à prendre dans cette grave conjoncture, ces deux nations, les deux protagonistes de la rivalité séculaire, seront entravées tour à tour et entraînées, soit par les faits acquis légués par le passé, soit par des faits nouveaux que la nécessité présente impose toujours avec impétuosité. De là, bien des hésitations, bien des contradictions, surtout dans la politique et l'engoûment des hommes d'État français et de ceux qui, plus ou moins ouvertement, cherchaient à influencer le gouvernement.

Pour l'Angleterre, elle en était arrivée, quelque temps après le traité de 1763, à réaliser la plus grande expansion de son influence dans le monde, pouvant déjà revendiquer, sans conteste, le titre de première puissance coloniale. Lord Chatham, le génial promoteur de cette politique mondiale, transmit sans doute, alors, à ses compatriotes un peu de son orgueil intraitable et les boutiquiers de Londres, en passe de faire fortune, solidarisaient l'honneur de leurs comptoirs avec l'honneur des nobles Lords, préposés aux destinées de l'Empire britannique.

Cet état d'esprit s'explique dans une certaine mesure: les petites causes produisent parfois de grands effets et l'on comprend, peut-être, l'infatuation des habitants d'une capitale qui, située dans une contrée peu fertile et sous un climat souvent inclément, regorgeait des richesses apportées de toutes les parties du monde. Effort, en effet, gigantesque pour l'époque et résultat magnifique! Quand on n'a pas sous la main ce que l'on désire—et le désir va toujours croissant—on le fait venir de loin au prix des plus grands sacrifices. Londres, patrie des brouillards et du spleen, grâce à ses vaisseaux qui sillonnent toutes les mers, est plus que toute autre approvisionnée de fleurs,—produits de patries exotiques, de colonies plus ou moins bien exploitées et qui déversent sur la métropole le trop-plein de leurs flores somptueuses.

Ce pouvoir de supprimer la différence des zones, la longueur des distances, de corriger, en un mot, les effets provenant des inégalités de la production terrienne, tout en entretenant l'activité prodigieuse de la race, développe la confiance en soi et la vanité de se proclamer dominateur. Ce sentiment partagé par la plupart des viveurs faméliques ou fortunés qui encombraient la cité, depuis Westminster jusqu'à Saint-Paul, pouvait aussi engendrer l'abus des jouissances en une corruption des mœurs étalant le scandale de trop de misère à côté de trop de splendeur, il devait, enfin, détériorer et aveugler la conscience des personnes en qui se concentraient tous les rouages du gouvernement: certains membres des Chambres, les Ministres, le Roi.

À peu près vers l'époque où se manifestèrent les premières velléités de révolte en Amérique, Georges III émit la prétention de devenir un roi absolu.

Il ressemblait au roi de France par sa bonne volonté mais se différenciait de lui par une grande force de volonté. Aussi, un historien a-t-il pu dire qu'avec la moitié de l'obstination de Georges III, Louis XVI aurait peut-être pu sauver sa tête et qu'avec la moitié de la souplesse de Louis, Georges aurait peut-être conservé l'Amérique[14].

Pour augmenter le pouvoir de la couronne, il fallait diminuer celui des Ministres, avoir une politique royale plutôt que nationale, faire jouer les influences, les intrigues, les corruptions, briser, dans le parlement, tout serviteur rebelle,—fut-ce William Pitt—ce qui était impossible—en un mot, manœuvrer de façon à ce que les sièges de la Chambre des Communes fussent à l'entière disposition du roi.

Réaliser un pareil programme consistait à fausser entièrement l'institution du Parlement dans le sens indiqué plus haut,—dénaturer sa raison d'être, méconnaître ses nobles origines d'indépendance, pour en faire une arme terrible au profit de la royauté.

On le voit, constitutionnellement, l'Angleterre marchait dans le sens opposé à celui de ses colonies d'Amérique: celles-ci tenaient leurs plus importantes prérogatives, les bases de leur développement conforme à l'esprit des premiers législateurs, du Parlement qui s'était toujours dressé contre les empiétements de la royauté,—et maintenant, ce Parlement n'était plus qu'un instrument servile au service de cette royauté.

Entre les hommes qui représentaient ces deux tendances, il n'y avait plus d'entente possible: la séparation était l'aboutissement fatal de toutes les controverses et de toutes les tractations.

Le roi Georges considérait toujours les Américains, non pas comme des ennemis étrangers soulevés contre l'Angleterre, mais comme des Anglais qui prétendaient à plus de liberté qu'il ne jugeait convenable de leur en accorder et quand il envoya contre eux ses flottes et ses armées, il croyait simplement ordonner une mesure de police, semblable à celle qu'il prenait quand il permettait à sa garde de soutenir les gendarmes en train de nettoyer la rue d'une populace en révolte.

Dans les deux camps et malgré les actes irréparables, des hommes de bonne foi crurent encore à la possibilité d'une réconciliation.

Dès 1775, dans la Chambre des Communes, les membres de l'opposition qui prirent la parole en faveur des revendications américaines prétendaient combattre, en même temps, pour les libertés anglaises. Noble lutte oratoire, au cours de laquelle se firent entendre les accents les plus émouvants de l'éloquence: il faut lire les discours de Fox et de Burke pour bien comprendre quel déchirement se produisit alors dans la conscience de ceux gui savaient, qui connaissaient le passé et devinaient l'avenir, qui estimaient au même prix l'indépendance des Colonies et la grandeur de la métropole.

Mais l'idéal des penseurs avertis, si conforme soit-il aux évolutions nécessaires des idées, se défend mal contre la réalité des votes.

Et les votes étaient à la discrétion du Roi, des Ministres, de la majorité des Chambres, de leurs créatures, de la masse des trafiquants, des marchands, des faiseurs, des commerçants insatiables qui imaginèrent leurs intérêts atteints si les colonies étaient émancipées,—ce en quoi ils se trompèrent étrangement, car, au point de vue strictement commercial, le chiffre des affaires entre l'Angleterre et l'Amérique augmenta prodigieusement après que la séparation fût officiellement reconnue entre les deux pays par un traité.

Dans la chambre des Lords même, Chatham présenta un bill qui accordait la plupart des demandes des Américains, mais maintenait le droit du Parlement à garder des troupes dans les Colonies. Ce projet de loi fut rejeté.

La guerre était inévitable.

En France, la question devait soulever un monde: idées contradictoires, espérances de revanche. Chez nous, ce n'était pas une lutte entre deux fractions de la même race, une lutte fratricide devant aboutir à une scission fatale; c'était un nouvel épisode de la rivalité entre deux races étrangères, c'était une étape décisive dans cette seconde guerre de Cent Ans qui, selon nous, devait se poursuivre entre la France et l'Angleterre depuis 1688 jusqu'à 1815.

Si l'on accepte ce postulat, malgré les alternatives, les arrêts, les incidents inutiles, les enchevêtrements obscurs, qui en masquent la réalité, la marche des événements s'éclaire d'un jour nouveau.

D'abord, il peut paraître étrange qu'une des plus vieilles monarchies de l'Europe se dévoue à l'établissement d'une république. Comment expliquer que les représentants d'une noblesse férue de tous les privilèges, ait pu si allègrement, si chevaleresquement tirer l'épée en faveur de principes égalitaires destinés à détruire cette même noblesse?

La question est complexe,—un composé d'éléments divers où entre une dose de philosophie, une dose de contradiction, une dose de littérature, une dose de patriotisme.

À y regarder de près, le patriotisme prime tous les autres sentiments. Instinctivement, il agit sur la volonté de ceux qui aspirent à jouer un rôle, cherchent à se consacrer aux plus nobles causes. La cause à servir, en premier lieu, est celle du pays. Et, instinctivement aussi, les représentants de l'aristocratie française, à l'épiderme chatouilleuse sur le point d'honneur personnel ou collectif, toujours à l'avant-garde des guerres, des coups à porter à l'ennemi héréditaire, souffraient d'une déchéance vaguement ressentie par la masse, pendant les dix dernières années du règne de Louis XV, devenue flagrante par l'abaissement de notre influence en Europe et de l'autre côté de l'Atlantique.

La haine contre l'Angleterre couvait, ne cherchant qu'un prétexte à éclater. Se solidariser avec les prétentions séparatistes des colonies révoltées répondait donc à une politique logique et qui s'imposait.

Le comte de Vergennes, Ministre des Affaires Étrangères de Louis XVI, se fit le défenseur de cette politique à laquelle l'opinion publique, pour des raisons humanitaires plus générales, se montra favorable. Mais comme en Angleterre, en France, il y eut deux partis: celui des philosophes, des intellectuels de toutes sortes, entraînant à leur suite tous les esprits entreprenants, toutes les intelligences éprises de nouveautés, qui plaçaient les questions d'émancipations sociales, d'indépendance et de liberté au-dessus des intérêts d'une dynastie ou même d'une patrie,—et celui des politiques clairvoyants qui sentaient le moment venu de réparer les effets regrettables d'une diplomatie désastreuse, en faisant agir une diplomatie plus avisée avant de faire parler le canon.

On connaît l'influence prodigieuse exercée par le mouvement littéraire du XVIIIe siècle sur l'évolution des idées. Depuis Voltaire, Rousseau, les rédacteurs de l'Encyclopédie jusqu'à Beaumarchais, tous les écrivains de talent ont contribué à saper, dans leurs bases, les institutions branlantes de l'ancien régime, à dénoncer un abus, à ridiculiser un privilège, aux applaudissements souvent de ceux-là mêmes qui vivaient de ces abus et de ces privilèges. De pareils applaudissements, d'une nature incohérente et parfois déplacés en France, parce qu'ils émanaient d'hommes ignorants qui approuvaient leurs propres bourreaux, étaient parfaitement compréhensibles quand ils s'adressaient aux hardis émancipateurs d'Outre-Mer: les défenseurs de leurs droits, devenus les ennemis de l'ennemi commun: l'Anglais.

Cette dualité de conception fait comprendre la communauté de sentiments qui, pendant un moment, unit, dans le même espoir, les libéraux qui saluaient l'aurore d'une république et les plus fidèles serviteurs de la Monarchie qui voyaient, dans le soulèvement des Américains, l'occasion unique d'une revanche à prendre sur l'Angleterre.

Bien avant l'initiative prise par Vergennes, on prévoyait, en Europe, que les colonies anglaises se sépareraient de la métropole. Surtout en France, les hommes d'État et les diplomates qui connaissaient la question à fond, devançaient les événements dans leurs plans et projets de politique internationale et n'hésitaient pas à donner des détails anticipés sur le prochain démembrement de l'empire britannique,—le tout sur le papier.

Dès 1750, Turgot ne leur avait-il pas donné raison en émettant cet aphorisme qui, pris à la lettre, serait la condamnation de tout système de colonisation: «Les Colonies sont comme des fruits qui ne tiennent à l'arbre que jusqu'à leur maturité. Devenues suffisantes à elles-mêmes, elles font ce que fit Carthage, ce que fera un jour l'Amérique».

Et le duc de Choiseul qui portait sans doute à regret, la responsabilité de la paix de Paris, chercha par tous les moyens à en conjurer les néfastes effets. Il aurait voulu que la prédiction de Turgot se réalisât le plus tôt possible. Il entretenait des émissaires qui le renseignaient sur l'état général de l'Amérique. Entre la prise de Québec et celle de Montréal, Favier lui adresse un mémoire où il passe en revue, d'une façon saisissante, les causes qui entraînent la perte du Canada pour la France et celles qui entraîneront la perte des colonies pour l'Angleterre. Choiseul semble s'être inspiré des considérations émises par cet agent perspicace, quand il écrit à M. Durand, notre ambassadeur à Londres[15]:

... «Les colonies d'Amérique ne peuvent être utiles à la Métropole qu'autant qu'elles ne tirent que d'Angleterre les matières premières de leurs besoins. Car l'on ne doute pas que tout pays éloigné qui est indépendant pour ses besoins ne le devienne successivement dans tous les points; et d'ailleurs, de quelle utilité une colonie de l'Amérique septentrionale sera-t-elle à la Métropole si elle n'en tire pas le travail de ses manufactures? Il faut donc que les colonies septentrionales de l'Amérique soient totalement assujéties, qu'elles ne puissent opérer, même pour leurs besoins, qu'après la volonté de la métropole; cela est possible quand on a en Amérique une petite partie de pays dans laquelle le gouvernement fait de la dépense et y introduit des troupes au soutien du despotisme; mais une métropole qui aura dans le Nord de l'Amérique des possessions trois fois plus étendues que la France, ne pourra pas, à la longue, les empêcher d'avoir des manufactures pour leurs besoins; elle doit se restreindre à fournir au luxe, ce qui durera fort peu de temps, car le luxe amènera sûrement l'indépendance.»

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Cette heure n'avait pas encore sonné. En 1768, le colonel de Kalb, envoyé en Amérique pour y étudier les ressources militaires des Colons et les secrets desseins de leurs chefs, écrivait de Philadelphie[16]: «L'éloignement de ces peuples de leur gouvernement, les rend libres et licencieux; mais au fond, ils ont peu de disposition à secouer cette domination par le moyen d'une puissance étrangère. Ce secours leur serait encore plus suspect pour leur liberté.»

Depuis, les choses avaient sans doute bien changé, mais il fallait pourtant prendre des précautions avant d'appliquer officiellement une intervention à mains armées.

Au début, La Fayette et les gentilshommes qui le suivirent, de leur propre mouvement, sur les champs de bataille de l'Amérique, ne comptaient certes pas combattre pour des principes qui étaient en parfaite contradiction avec ceux dont ils constituaient l'émanation la plus brillante. Leur enthousiasme peut paraître extravagant pour les partisans de la monarchie absolue—quelle qu'en soit la nationalité—mais il faut admettre qu'il y a dans leur cas une certaine insouciance, un entraînement chevaleresque, un geste quasi instinctif qui les poussait à tirer l'épée contre la perfide Albion, en la tirant en faveur des insurgés, même au détriment des séculaires avantages attachés à leur propre caste, à la condition, toutefois, d'en rapporter tout profit à leur pays. Cela est tellement vrai que les Américains, gens réalistes, ne se firent pas d'illusion à cet égard, et, dans plus d'une circonstance, surent faire la part de leur reconnaissance et de leur circonspection. De même que, jusqu'en 1763, ils s'étaient solidarisés avec les Anglais pour faire échec à la domination française menaçant de les resserrer à tout jamais entre les Alleghanys et l'Atlantique, de même, les Français pouvaient se solidariser avec les révoltés Américains dans le but caché de regagner le terrain perdu depuis le Canada jusqu'à l'embouchure du Mississipi. Il fallait donc garder une juste mesure.

En effet, lorsqu'en 1779, La Fayette retourna en Europe, après s'être entièrement dévoué à la cause de l'indépendance américaine, il caressait le projet d'arracher aussi le Canada aux mains des Anglais,—le Canada, cette première conquête française dans l'Amérique du Nord. Il s'en était ouvert au Congrès dont une commission élabora un plan de campagne dans ce sens. Les possessions anglaises seraient attaquées simultanément par Détroit, le Niagara et Saint-François. Une flotte française devait s'emparer de Québec. Quand on demanda l'avis du général Washington sur ce projet, il répondit au Président du Congrès par une lettre intéressante qui, entre autres objections, contenait des réserves de cette nature: «Vous voulez introduire un corps important de troupes françaises au Canada, les mettre en possession de la capitale de cette province qui leur est attachée par tous les liens du sang, des mœurs, de la religion... Je crains que ce ne soit là une trop grande tentation à laquelle ne saurait résister aucun gouvernement obéissant aux maximes ordinaires de la politique nationale.»

La clairvoyance de Washington n'était pas en défaut. Si la France occupait le Canada, n'avait-elle pas arrière-pensée de n'en plus sortir? Personne n'en a jamais émis la prétention, à cette époque, mais l'éventualité ressortait de la fatalité des événements. Avec la France au Nord, l'Espagne à l'Ouest et au Sud, la république naissante aurait été encerclée et comprimée par une puissance supérieure à celle de l'Angleterre. Le Congrès abandonna ce projet dangereux et l'incident montre quels sentiments complexes animaient les hommes les plus désintéressés.

D'ailleurs, avant que se présentât cette éventualité, M. de Vergennes, le promoteur d'une alliance franco-américaine en vue de faciliter l'indépendance des Colonies, tendait virtuellement vers la même solution. Que voulait-il, en somme, avec tous les patriotes qui approuvaient et soutenaient sa politique? Il voulait supprimer les désastreux effets de la guerre de Sept Ans, dont saignait la France depuis la perte du Canada,—et le voulant, le meilleur moyen, certes, eût été de reconquérir le Canada, ce premier établissement français en Amérique qui ne s'attachait pas aux flancs de la patrie, mais, tout de même, lui devait l'initiation à la vie religieuse, sociale, nationale, ce qui constitue autant de liens difficiles à détruire.

Apparemment, personne ne poussa la logique jusqu'à cette extrême,—d'abord, parce qu'elle n'est pas de ce monde, puis, parce que son application était, en l'occurrence, quasi irréalisable.

Mais, telle constatation, même platonique, fait ressortir un point spécial et important de l'évolution des États de l'Amérique du Nord: leur longue dépendance des deux pays dont ils émanent et qu'ils combattent tour à tour. Ces États dépendant de l'Angleterre, luttent contre la France; une fois la France écrasée, ils luttent contre l'Angleterre avec le secours de cette même France. Ces alternatives qui proviennent de la nature même des choses et prennent leur origine au début de toute colonisation dans les régions septentrionales de l'Amérique, aboutissent inévitablement à une politique de bascule qui, depuis l'intervention, sous Louis XVI, à travers la Révolution française, le Directoire, le Consulat et le Premier Empire, fera osciller les hommes d'État américains, entre une alliance française et une alliance anglaise, au gré des idées défendues tour à tour par les républicains ou les fédéralistes. Aux tendances d'une nature plutôt sentimentale, auxquelles obéissaient les hommes de tous les partis, s'ajoutèrent les opinions plus précises des hommes d'État, les avis motivés des politiciens, des ministres et écrivains qui avaient étudié la question en théorie et en pratique et entrèrent dans les détails techniques.

Louis XVI se plaçant sur le terrain purement dynastique et monarchique, ne pouvait admettre, dans sa conception simpliste et étroite, qu'un roi pût protéger contre un roi des sujets en révolte. Sa compréhension honnête, mais limitée, des choses de l'histoire et de la politique, l'empêchait d'embrasser, d'un coup d'œil, un vaste plan où seraient reprises, par exemple, les grandes vues d'un Richelieu ou d'un Colbert, sous l'égide d'un Bourbon ambitieux. C'eût été la continuation logique de la politique de Louis XIV, de l'époque de la fondation de la Louisiane. Mais les temps étaient aussi changés que les hommes et ce que M. de Vergennes, interprète du sentiment national, voulait simplement accomplir, c'était son devoir de Ministre des Affaires Étrangères, solidaire des décisions de ses devanciers et très au courant des événements qui composent la trame de l'histoire.

Son rapport au roi, pour l'éclairer sur la question, est, en somme, un résumé des faits et des idées que nous venons d'énumérer, mais un résumé présenté sous une forme de politique internationale et donnant des précisions spéciales sur le conflit ouvert entre les colonies américaines et la métropole, au point de vue des avantages qu'en pourrait tirer la France.

Dans l'intérêt de son pays, ou pour parler le langage de l'époque, dans l'intérêt des couronnes de France et d'Espagne, il convenait, selon lui, d'entretenir les hostilités,—une guerre civile entre l'Angleterre et ses colonies qui ne pouvait qu'épuiser vainqueurs et vaincus; la paix, dans ces conditions, d'où qu'elle vînt, menacerait de tourner contre la France et l'Espagne, le parti vainqueur devant forcément aspirer à s'emparer des possessions américaines de ces deux pays, pour en tirer des avantages commerciaux; ou bien, si l'Angleterre était vaincue, elle chercherait certainement des compensations aux dépens de ses voisins. Le Ministre Vergennes conseille donc des mesures d'hostilité,—mais d'une hostilité secrète, comportant des secours en argent et en munitions, ne compromettant pas la dignité du roi,—ou plutôt le principe de la Monarchie—qui ne permettait pas de secourir ouvertement les insurgés, aussi longtemps que l'indépendance américaine ne serait pas un fait accompli, ou présentant de grandes chances de s'accomplir.

Vergennes soumit la minute de son rapport à Turgot pour avoir son avis. Il est intéressant de rapprocher et de comparer les opinions de ces deux hommes d'État en ce qui concerne l'intervention française en Amérique.

Si Vergennes pousse à la guerre, Turgot incline plutôt vers la paix. Le contrôleur général des Finances se place naturellement au point de vue financier. Il préférerait, à tout prendre, la subjugation complète des colonies américaines à l'Angleterre, estimant que leur maintien sous le joug anglais aboutirait à un mécontentement permanent, obligeant la Métropole à immobiliser des forces considérables, ce qui diminuerait d'autant ses moyens d'action en Europe. Il faisait ressortir, avec une subtilité un peu paradoxale, que la perte du Canada avait été plutôt avantageuse pour la France, puisque les colonies anglaises, délivrées de la crainte d'une intervention de ce côté, n'avaient plus à chercher la protection de la Grande-Bretagne, mais il faisait comprendre que, si ces colonies devenaient entièrement indépendantes, la possession du Canada serait de nouveau avantageuse pour la France, cette province pouvant être considérée par les colonies anglaises comme une alliée à opposer aux prétentions de la mère-patrie. En cela, Turgot allait trop loin, il n'était nullement question du Canada, en l'occurrence, et même, pour l'avenir, comme nous l'avons vu plus haut, les colonies anglaises solidarisées avec la Métropole, qui avaient largement contribué à nous évincer de la vallée du Saint-Laurent, ces colonies, une fois émancipées du joug anglais, ne pouvaient songer à se mettre sous le joug français,—ce qui eût été plus ou moins le danger d'une occupation du Canada par la France.

D'un autre côté et contrairement à l'avis de Vergennes, Turgot ne croyait pas les Anglais, battus par les Américains, en état de chercher une compensation en attaquant les possessions françaises et espagnoles en Amérique. Les Américains, révoltés et victorieux, ne laisseraient certes pas leurs adversaires constituer une puissance dans leur voisinage. Avant tout, on sent que ces réserves lui sont dictées par le mauvais état de nos finances qui ne permettent pas, pour le moment, de maintenir l'armée et la marine sur le pied qu'il faudrait. Mais comme son collègue des Affaires Étrangères, Turgot n'est pas opposé à une action secrète, à l'intervention d'anciens officiers français qui pourraient offrir leurs services avec leurs expériences et nous renseigner, en même temps, sur la situation du pays: en résumé, les deux ministres veulent maintenir la paix officielle avec l'Angleterre, tout en contribuant, sous main, à développer les hostilités.

Alors eurent lieu ces pourparlers secrets, ces combinaisons louches auxquelles furent mêlés Beaumarchais, Silas Dean, Arthur Lee et Franklin,—jusqu'à ce que ce dernier, par son habileté et l'autorité de son caractère, hâta la signature des traités avec la France: d'abord, un simple traité d'amitié et de commerce, puis, un traité, aux termes duquel, l'alliance projetée, «devait maintenir effectivement la liberté, la souveraineté et l'indépendance absolue des États-Unis.»

Ces traités devaient être tenus secrets pendant quelque temps; ils furent bientôt connus en Angleterre, ce qui suscita des discussions et des contestations entre Silas Dean et Arthur Lee qui s'accusaient réciproquement d'indiscrétion, voire même de trahison.

Mais la situation va s'éclaircir.

Aux agents secrets, inavoués, travaillant dans l'ombre, vont succéder des personnalités d'un caractère officiel, ayant à remplir une mission officielle et agissant au nom d'un gouvernement qui entend imposer son droit à la vie diplomatique. Fatalement, la marche vers l'indépendance se précipite,—on pourrait entendre le bruit des pas accélérés. Les événements se précisent, les hommes parlent plus haut. Gérard qui avait collaboré à la rédaction des traités, est nommé Ministre aux États-Unis et, pour éviter la dualité néfaste des vues et des influences, en 1778, le Dr Franklin est nommé seul Ministre des États-Unis à Paris.

Il n'était plus guère possible de cacher ce que tout le monde savait ou devinait. Le gouvernement français se décide à faire connaître officiellement l'existence du traité au gouvernement anglais par l'intermédiaire de son ambassadeur, le duc de Noailles. Lord Stormont est rappelé: c'est la guerre et c'est aussi, pour la Grande Bretagne, un moment de stupeur et de désarroi où elle doit cueillir le fruit amer de ses hésitations entre l'indépendance parlementaire ou le despotisme parlementaire. Mais maintenant, les esprits libéraux qui avaient défendu les équitables revendications des frères américains, ne pouvaient plus se faire entendre, puisqu'il s'agissait d'une diminution de la grandeur britannique.

En vain, Lord North fait aux communes des propositions de conciliation; en vain Lord Rockingham aurait voulu qu'on accordât l'indépendance à l'Amérique sans continuer la lutte sanglante,—il était trop tard.

De part et d'autre, on ne pouvait plus reculer.

Et le grand Chatham qui, au début, avait paru favorable aux prétentions des insurgents, se traîne mourant à la Chambre, peut-être pour la dernière fois, afin de protester contre les tendances conciliantes qui deviendraient la risée de l'Europe. N'est-il pas l'interprète de l'orgueil offensé de la majorité de ses compatriotes quand il s'écrie dans une péroraison pathétique:

«.....Milords, je suis heureux que la tombe ne se soit pas encore refermée sur moi... heureux d'être encore vivant afin d'élever ma voix contre le démembrement de cette ancienne et noble Monarchie!... Milords! Sa Majesté a hérité d'un empire d'une étendue aussi vaste que sa réputation était intacte. Allons-nous ternir le lustre de cette nation par l'abandon ignominieux de ses droits et de ses plus belles possessions?... Un peuple qui, il y a dix-sept ans, était la terreur de l'Univers, est-il tombé assez bas pour dire à son ennemi invétéré: Prenez tout ce que nous possédons, mais assurez-nous la Paix!... Cela est impossible!»

C'était cela pourtant que voulait l'ennemi invétéré et ce langage passionné, d'un patriotisme inquiet, caressait sans doute agréablement un autre patriotisme, aussi farouche et aussi averti, qui saignait en silence depuis le traité de Paris.

Dans ces graves conjonctures, dans ces tragiques alternatives, la France demeura fidèle à son histoire,—et fidèle à sa mission; sentinelle vigilante montant la garde pour la défense de sa propre grandeur,—émancipatrice à l'avant-garde de toutes les idées de progrès et d'indépendance, au profit du genre humain tout entier. La tâche à laquelle le destin la convie, présente, de la sorte, un double caractère: celui qui émane de la fierté avec laquelle elle défend ses intérêts nationaux et celui qui s'attache au souci généreux du bonheur universel, en dehors de toute idée de nationalité.

Cette dualité ne s'est jamais manifestée avec tant d'évidence que dans les événements qui précédèrent et accompagnèrent la fondation des États-Unis d'Amérique.

Toute œuvre, en effet, se compose de deux éléments: la conception et l'exécution,—en l'occurrence, conception grandiose mais dont l'exécution ne pouvait s'abstraire des contingences humaines,—conception qui remontait à l'origine même de toute idée nationale, dès le début ayant mis face à face la France et l'Angleterre, mais qui, vers la fin du XVIIIe siècle, ne pouvait être exécutée que par des voies détournées et ténébreuses. À cette nécessité obéirent les ministres, ces spécialistes de la politique et de la diplomatie, comme tels astreints à entrer dans des détails mesquins, à compter avec les compromis, à ménager les tiers, à s'arrêter à des vues parfois étroites. Ils se plièrent, de cette façon, aux roueries professionnelles, à la cuisine d'une grande entreprise, aux petitesses du métier imposées par les circonstances.

Mais, au-dessus d'eux, il faut faire la part large aux penseurs, aux écrivains qui avaient familiarisé l'âme française avec les idées de liberté, d'égalité, de fraternité humaine,—grands mots qui ne répondent peut-être pas à une réalité tangible, mais qui, à deux reprises, dans l'histoire moderne, ont secoué deux portions de l'humanité d'un frisson d'espoir immense et de rénovation sociale.

Louis XVI qui, avec une grande partie de sa noblesse, La Fayette en tête, vint au secours des plébéiens d'Amérique, soulevés contre des abus d'autorité, ne fit un geste contradictoire qu'en apparence; en réalité, il obéissait, instinctivement, à l'impérieuse mission de la France. Avant de sombrer dans la tourmente révolutionnaire, la monarchie française, par sa généreuse initiative, connut un instant d'éclat incomparable, un instant seulement, car le roi ainsi que les gentilshommes, vaillants soldats de la guerre en dentelles, devenus les compagnons d'armes des soldats en sabots, étaient arrivés à la fin de leur carrière; ils se suicidaient en beauté avant d'être massacrés sur la guillotine et, à ceux qu'ils aidaient à préparer l'œuvre d'une grande république, ils auraient pu dire: Morituri vos salutant!

CHAPITRE III
LA RÉVOLUTION AMÉRICAINE
ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Les Anglais ignorent la situation des colonies. — Les grands caractères civiques sont en Amérique. — Les citoyens fils de leurs œuvres. — Les militaires. — Conditions favorables à la fondation d'une démocratie. — Influence exercée par l'évolution américaine sur la révolution française. — En Amérique la liberté existant déjà, il s'agissait de la faire respecter; en France, il s'agissait de la créer. — Grande différence dans les moyens d'action. — Jugement des Américains sur la révolution française. — Jefferson, témoin des premiers troubles, les juge en républicain. — Il accuse Marie-Antoinette et accorde toute sa sympathie au Tiers-État. — Gouverneur Morris, républicain aristocrate, penche pour l'ancien régime.

Les deux Monarchies qui se disputaient l'empire des mers et la domination des continents transatlantiques, avaient contribué, par leur rivalité, à la fondation d'une grande république. Résultat imprévu et un peu déconcertant pour quiconque ignorait les relations de cause à effet,—résultat fatal pourtant et qui ressortait de la race et du pays.

Mais pour la France et l'Angleterre, les conséquences de ce grand événement furent bien différentes.

La France, tout en cherchant une revanche, avait travaillé pour un idéal de justice et d'indépendance.

L'Angleterre, malgré l'humiliation d'une guerre fratricide et d'une paix qui lui arrachait la possession de ses plus belles colonies, s'inclinait simplement devant la logique inexorable de l'histoire; elle payait une dette contractée cent ans auparavant, quand elle avait accordé au Parlement l'autorité et la puissance de combattre et d'abattre tous les abus de l'autocratie. D'après ce principe libéral, en effet, et malgré certaines divergences, s'étaient développés les états des possessions américaines qui devaient bientôt trouver leur force dans l'union et un modèle précieux dans la constitution du Massachusetts,—ce refuge du puritanisme et du système représentatif des Anglo-Saxons.

La révolution d'Amérique ne fut donc, pour les deux branches de la race anglo-saxonne, qu'une mise au point, par la branche américaine, d'un système politique que tous les Anglais avaient un jour défendu ensemble avec la même âpreté. Cette révolution, en un mot, est l'aboutissement, le couronnement, dans des conditions plus favorables, dans des espaces plus vastes, sans l'exclusivisme de Cromwell et sans l'opposition des Stuarts, de la Révolution de 1688.

Depuis cette date, en effet, nous avons vu que les Anglais d'Amérique et les Anglais d'Angleterre avaient suivi des voies différentes. À ce changement opéré par la force des choses vient s'ajouter une ignorance réciproque des conditions de vie qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, prit des proportions dangereuses, à mesure que, du côté des Anglais, augmentaient les fantaisies du luxe et les raffinements du beau-vivre, et, du côté des Américains, persistaient encore des habitudes de tempérance et de simplicité. La distance et l'état insuffisant des moyens de communication entretenaient cette ignorance. Il faut songer qu'à cette époque, on mettait presqu'autant de semaines qu'on met aujourd'hui de jours, pour aller d'Europe en Amérique. Pendant cet espace de temps, bien des événements pouvaient se produire, modifiant entièrement les idées et les intentions, entre le départ et l'arrivée.

Dans ces conditions, la plupart des Anglais se faisaient une représentation fausse de la situation des colonies. Leur indifférence, d'ailleurs, en matière générale, ne cédait qu'en présence de l'intérêt commercial et cet intérêt naturellement répondait à leurs plus intimes convictions: les colonies avaient été inventées par la Providence pour servir de débouché au commerce britannique.

Si le peuple était ignorant, les ministres étaient généralement mal informés. Les gouverneurs anglais envoyés de la Métropole dans les différents États des Colonies, pour s'y faire une position ou pour remettre de l'ordre dans une vie désordonnée, emportaient avec eux les fausses idées de la capitale et, par leurs renseignements, faussaient les idées même du Roi. Ils contribuèrent à provoquer et à alimenter l'animosité qui devait, un jour, prendre des proportions irrésistibles. Tel, le Gouverneur du Massachusetts, Bernard, qui, dès que se produisirent les troubles suscités par l'acte du timbre, ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre, la gravité du mouvement et écrivait à Londres, en janvier 1766:

«Les gens ici parlent très haut des moyens qu'ils ont de résister à l'Angleterre; ce ne sont que des mots. New-York et Boston ne sauraient résister à une flotte royale. J'espère que New-York aura l'honneur d'être soumise la première.»

Ainsi, les fonctionnaires payés par les Colonies, qui auraient dû servir de trait d'union entre elles et un monarque irrité, ne faisaient qu'attiser le feu qui couvait.

Il est certain aussi que plus un Anglais de cette époque s'élevait dans la hiérarchie sociale, plus il devait se sentir un étranger pour ses frères d'outre-mer. Il ne pouvait ni comprendre leurs aspirations, ni admirer leurs vertus: les siennes consistaient à détériorer systématiquement celles que la nature lui avait données. Jamais personnel gouvernemental ne fut plus dépravé dans la vie privée et plus cynique dans la vie publique.

La richesse et le bien-être qui, après le ministère de Chatham, s'étaient répandus en Angleterre, proclamaient, certes, sa puissance et sa prédominance dans les deux hémisphères, mais contenaient aussi en germe le poison de toutes les extravagances et de toutes les corruptions.

Les grands caractères qui, au XVIIe siècle, combattirent pour les libertés civiques, avaient fait place à une génération dénuée de scrupules et de grandeur d'âme. Ceux qui perpétuaient les traditions de ces hommes probes et énergiques, n'étaient plus en Angleterre: ils étaient en Amérique.

Là, le tableau était tout autre. On eût dit, dans beaucoup de régions, une communauté sortie de l'imagination de Rousseau ou de Fénelon. Les Français, quelque peu imbus des idées libérales de ces deux écrivains et qui donnèrent l'aide de leur épée au mouvement émancipateur d'outre-mer, furent charmés par l'ambiance sociale les entourant d'une atmosphère de simplicité et de grandeur.

La reine Marie-Antoinette, attirée par le contraste qui la reposait du poids des splendeurs royales, aimait à jouer les fermières dans la fantasmagorie des Trianon,—décor d'opéra-comique opposé au décor d'opéra du Palais de Versailles. Ainsi, pour les représentants de l'aristocratie française, courtisans habitués à parader aux galas de la Cour, le spectacle des mœurs américaines fut un délassement qui répondait sans doute aussi à l'engoûment nouveau professé, depuis quelque temps, pour la saine et forte nature. Les hommes qui avaient lu le Contrat social, les audacieux qui, plus ou moins ouvertement, devinaient et appelaient les changements profonds, les bouleversements à la veille d'éclater comme un tonnerre sur le beau pays de France, se délectèrent, en amateurs superficiels peut-être d'abord, de voir des gens d'une dignité sans emphase évaluer dans un cadre si pittoresque.

Le comte de Ségur qui avait promené sa curiosité inquiète à travers tant de pays et tant de civilisations, ne trouva nulle part plus ample matière à philosopher et à rêver que dans ses tournées le long des routes du Delaware, de New-Jersey et de la Pennsylvanie. Au milieu des forêts immenses, dont la virginité lui rappelait les premiers temps de la conquête, il put évoquer l'image des premiers navigateurs débarquant avec étonnement et audace sur ces rivages inconnus. Puis, sans transition, il pouvait voir s'étendre à perte de vue, quelque vallée paisible où paissait un bétail plein de promesses succulentes, à proximité de maisons très propres, d'une certaine élégance, aux couleurs variées et voyantes, entourées de petits jardins, tels ceux que l'on voit encore, de nos jours, dans les moindres recoins intensivement cultivés de l'île de Jersey. Les habitants de ces contrées lui semblèrent posséder la fierté d'hommes libres ne reconnaissant aucun maître, ne s'inclinant que devant la loi, aussi éloignés de toute vanité que de toute servilité[17].

Parmi ces hommes, quelques-uns parvinrent à s'élever dans la hiérarchie sociale. Ils furent des autodidactes. Des circonstances différentes les trouvèrent à la hauteur de leur tâche. Il suffit de nommer John Adams, fils de fermier, qui sut prendre sur les occupations matérielles imposées par sa condition, assez de temps, pour se donner une instruction qui lui permit de ne pas être inférieur aux événements où, dans la suite, il joua un rôle prépondérant. Le grand Franklin est le type classique du citoyen américain, fils de ses œuvres, mais fils aussi de ses ancêtres et de son temps. Rarement un homme, étant données les circonstances, fit tant avec si peu. C'est la caractéristique de ces fondateurs de l'indépendance américaine dont la force fut précisément le caractère à base d'énergie et discipliné, ataviquement, par le puritanisme. À des degrés divers, on peut mettre sur le même rang, Samuel Adams qui inspira et guida la résistance à l'acte du Timbre, Alexandre Hamilton qui, simple commis chez un marchand, trouvait encore la possibilité, sa journée faite, de suivre les cours d'une école. Jefferson qui avait de la fortune, l'employa à se procurer l'éducation la plus haute que les ressources de son pays lui permirent d'acquérir, se préparant, de la sorte, aux importantes fonctions que, plus tard, il put remplir avec éclat.

Les futurs soldats de la Révolution furent soumis à un apprentissage encore plus dur. Israël Putnam s'était entraîné, pendant de longues années, à combattre les Indiens et les Français. Nathaniel Green, le plus habile lieutenant de Washington, était le premier dans tous les sports physiques, ce qui ne l'empêchait pas de lire Plutarque et César dans le texte grec et latin. On connaît Washington et le début de sa carrière militaire où il marcha contre les Français du Fort Duquesne, est digne du couronnement de cette carrière, où il combattit contre les Anglais avec l'aide des Français.

À tout prendre, ces hommes dont nous venons d'esquisser la silhouette, étaient ce qu'en Europe et surtout en Angleterre, on appelait, avec quelque nuance de mépris, des gens de peu, de petites gens, élevés, quelques-uns dans la pauvreté, quelques autres, même ceux dont la famille jouissait d'une certaine fortune, dans un intérieur calme et modeste. Ils possédaient toutes les qualités pour fonder une démocratie et leurs vertus sans éclat et leurs défauts sans attraits, formaient un contraste saisissant avec les vices brillants et les attitudes hautaines de la royale Angleterre.

Cependant ils ne se rendaient pas compte eux-mêmes de l'abîme creusé fatalement par la nature, par la distance, par le temps, entre les Colonies et la Métropole. À la veille même du grand bouleversement qui allait les séparer à jamais de la mère-patrie, ils professaient encore pour le chef suprême de cette patrie des sentiments de respect et d'affection. Franklin, qui devait bientôt changer d'opinion, savait faire la part de ce qui incombait à l'hostilité du parlement et de ce qu'il s'imaginait encore devoir à la sympathie personnelle du Roi. Au début de la querelle si vite muée en guerre farouche, il écrivait ceci:... «J'espère que tout ce qui est arrivé, ou pourrait arriver encore, ne diminuera en rien notre loyauté pour notre souverain ou notre affection pour cette nation en général. Je saurais difficilement concevoir un roi ayant de meilleures dispositions, des vertus plus exemplaires ou un désir plus ardent de contribuer au bien-être de tous ses sujets. La masse de ce peuple aussi est d'une nature noble et généreuse, aimant et honorant l'esprit de liberté et haïssant le pouvoir arbitraire, quel qu'il soit.»

Franklin exprimait clairement et logiquement ses sentiments à l'égard de l'Angleterre, mais dans ces protestations impartiales, semble se glisser aussi un sentiment d'indépendance absolue, prélude de la révolte: on dirait un étranger jugeant avec condescendance un pays étranger.

Il faisait également ressortir la différence des mœurs et des conditions, quand il écrivait à Joshua Badcock, en janvier 1772: «J'ai fait dernièrement un tour en Irlande et en Écosse. Dans ces pays, une petite partie de la société est composée de propriétaires terriens, de grands seigneurs, de gentilshommes extrêmement riches, vivant dans le luxe et la magnificence. Le fonds de la population est composé de fermiers très pauvres, vivant dans la plus sordide misère, dans des chaumières sales faites avec de la boue et de la paille, et habillés de haillons. Je songeais souvent au bonheur de la Nouvelle-Angleterre où chacun est propriétaire, a le droit de voter dans les affaires publiques, vit dans une maison propre et chaude, a de la nourriture et du combustible à profusion, ainsi que des vêtements, complets de la tête aux pieds, manufacturés peut-être dans sa famille.»

Telle constatation fait comprendre l'état social des deux pays et, par conséquent, l'état politique qui en est la cause. En Angleterre, un excès de richesses à côté d'un excès de misère, l'aristocratie abondamment pourvue de tous les biens de ce monde et le peuple, en général, courbé sous le poids de travaux peu rémunérateurs: une minorité exploitant une majorité, avec toutes les conséquences qui découlent d'un pareil régime. En Amérique, une égalité de besoins et de moyens de parvenir effaçant, pour ainsi dire, la distance qui sépare ceux qui possèdent de ceux qui aspirent à posséder. Pas de barrières légales opposées aux légitimes prétentions vers une situation meilleure, à cet âge héroïque, du moins, d'une république en voie de formation. C'était là vraiment les éléments d'une démocratie prenant racine dans le sol même du pays, produit naturel d'une zone et s'épanouissant en force et en beauté, comme sa flore et sa faune. Et cette démocratie, malgré ses apparences modestes encore et comme entachée, pour des yeux prévenus, de nécessités petites et vulgaires, avait cependant pour promoteurs des aristocrates, dans une certaine mesure,—je veux dire des hommes qui étaient les meilleurs dans la cité, dans l'église, dans le conseil.

Ces aristocrates, toute proportion gardée, et en donnant à la dénomination un sens étroit qui ne convient qu'à ce qui commence,—ne l'étaient, en effet, que relativement et en comparaison de ceux de leurs compatriotes encore trop absorbés par des besognes matérielles et indispensables. Ils étaient les descendants directs de ces Puritains du deuxième exode, hommes considérables dans leur pays, représentant la fine fleur de la culture britannique dont ils parfumèrent l'âpreté farouche qui inspira et soutint les Pères Pèlerins dans leur désespoir et dans leur initiative. Cette collaboration intime et mystérieuse de deux forces dont l'une venait d'en bas et l'autre rayonnait d'en haut, contenait en elle le germe d'une constitution démocratique qui n'excluait pas le souci des perfectionnements individuels, en dehors de toute différence de caste ou de classe. On peut dire que c'est là le cachet particulier de l'évolution qu'on a appelée la révolution américaine,—au point de vue social s'entend—et qui la distingue essentiellement de tous les mouvements similaires qui bouleversèrent les vieilles sociétés de la vieille Europe.

En France, par exemple, les choses se présentèrent sous un tout autre aspect.

On a souvent parlé de l'influence exercée par la révolution américaine sur la révolution française. Cette influence fut grande au point de vue moral,—elle fut nulle quand on veut l'appliquer aux origines, aux causes, aux moyens d'action,—tous éléments aussi différents que les étapes historiques des deux pays.

Certes, dès que dans les salons de l'aristocratie française où l'on philosophait à loisir, où un mot d'esprit légitimait toutes les attaques à l'adresse de toutes les autorités et de toutes les supériorités, on apprit que des colons anglais, pressurés par la Métropole, résistaient aux injonctions édictées à Londres, ce fut un sentiment de satisfaction composé de tendances frondeuses et d'aspirations patriotiques. À mesure que les revendications des insurgents se précisaient, les penseurs, sociologues, économistes et politiciens qui, en France, marchaient à l'avant-garde, reconnurent la réalité et la parenté des idées qui s'agitaient encore confusément dans leur cerveau. Mais ce n'était que des idées, exprimées par ces mots: liberté, indépendance, égalité sociale, droits de l'homme,—toute la phraséologie libérale, la même au début de toute crise révolutionnaire et qui répondait à de vagues tendances et possédait la même assonnance dans les deux hémisphères. La théorie avant l'action; mais combien l'action devait être différente.

Dans la célèbre déclaration d'indépendance, élaborée par les fortes têtes du Congrès, rédigée par Jefferson, ces aspirations, ces revendications prirent corps en un langage clair et précis. On connaît ce document qui est comme la charte d'émancipation d'une humanité nouvelle. Quelle profondeur dans la conception, quelle dignité dans l'expression! Ce n'est pas la menace d'une fraction de peuple qui se révolte contre une autre fraction. C'est le cri libérateur d'un peuple tout entier, décidé à secouer le joug d'un peuple oppresseur. Et ce fut, pour ceux de nos ancêtres déjà troublés par l'approche d'une tempête qui allait bouleverser toutes les hiérarchies en France, une leçon de choses et une leçon de mots. Ils y purent lire les droits du citoyen, émanés de la nature même de l'homme, revendiqués avec une assurance naturelle, ignorant la déformation des tyrannies antérieures et s'affirmant en face d'une tyrannie inconsciente.

Ces droits, il ne s'agissait pas de les conquérir, il s'agissait de les faire respecter.

En France, le problème était plus complexe et plus difficile à résoudre.

Tandis qu'en Amérique, la liberté avait pris naissance avec la naissance même de la nationalité, en France, elle avait à lutter contre des entraves séculaires; préjugés, intérêts opposés des classes, abus imposés par en haut: il fallait détruire beaucoup pour rebâtir sur des ruines. C'était à la fois plus tragique et plus compliqué. Il est des morts qu'il faut qu'on tue et quand on les a tués plusieurs fois, ils ressuscitent encore. Rien ne meurt tout à fait et l'idée qui, pour un temps, s'est incarnée dans une dynastie, dans une faction, dans une secte politique ou religieuse, risque de s'imposer à nouveau à l'engouement des foules ou à l'audace d'un soldat heureux. À la tyrannie d'en haut, succède la tyrannie d'en bas. «Ô liberté!» s'est écriée Mme Roland, avant de livrer sa tête au bourreau, «que de crimes on commet en ton nom!» Ces crimes qui ont laissé des éclaboussures de sang sur une des plus belles pages de l'histoire de l'humanité furent épargnés à l'Amérique.

Malgré les essais d'organisations sociales, copiées d'après le modèle des deux grandes monarchies européennes, la féodalité n'y avait pris que de faibles racines. Le sol n'était pas favorable. La poussée d'en bas était trop forte pour que la pression d'en haut pût s'exercer d'une façon déprimante; ou plutôt, il n'y avait ni haut, ni bas, mais une solidarité d'efforts vers un idéal commun, dans la crainte des mêmes dangers extérieurs et sur la base des mêmes principes religieux et politiques. Les cadres dans lesquels se mouvaient et étouffaient les vieilles sociétés, ne pouvaient s'adapter à un groupement d'individus qui avaient précisément rompu avec d'anciennes façons de penser et d'obéir, afin de pouvoir mieux concilier les droits et les devoirs de l'individu avec les droits et les devoirs de la collectivité.

Aussi, lorsque vint la maturité de telles consciences, lorsque sonna la majorité d'un peuple aspirant à affirmer son droit à l'indépendance, il n'y eut pas de luttes de classes, pas de luttes contre la noblesse, contre le clergé et contre le roi,—le roi d'Angleterre ne devant plus être considéré que comme le représentant d'un peuple étranger et hostile,—il n'y eut pas de gradation dans la composition des différents partis, allant du libéralisme philosophique à la démagogie sanglante, des représentants des États-Généraux à Vergniaud, à Danton puis à Robespierre pour aboutir à Bonaparte; il n'y eut pas de proscriptions, d'émigrations en masse, pas de guillotine, pas de massacres et pas de Terreur: il y eut simplement, et malgré les querelles intestines inévitables, un grand mouvement, un lever de boucliers en faveur d'une grande cause, pour laquelle, républicanisme et patriotisme formaient les termes extrêmes d'une même conception.

On voit, tout de suite, la différence qui, dans leurs moyens d'action, sépare la révolution américaine de la révolution française. Si les hommes d'État de l'Union sympathisèrent immédiatement avec les hommes nouveaux, avec les tendances nouvelles qui prenaient de plus en plus consistance en France à la fin du XVIIIe siècle, ils s'aperçurent bientôt que, sous la même étiquette, se heurtaient des éléments divergents et contradictoires. Quoique les plus jeunes dans l'histoire constitutionnelle des États, ils étaient cependant nos aînés en fait d'organisation républicaine: ce qui, pour eux, découlait logiquement, clairement, fatalement, des conditions mêmes de leur établissement dans des territoires immenses et libres, affranchis par la distance de tout contact et de toute influence directe, devenait, pour nous, d'une réalisation problématique, exigeant le concours des forces vitales de la nation. La France, glorieuse et grande par son passé, souffrait de ce passé et, pour préparer les voies vers l'avenir, devait avoir recours à une rupture violente.

Les Américains de marque qui vécurent en France à cette époque troublée de notre vie nationale, se rendirent vite compte de ces divergences et jugeant les événements en Anglo-Saxons habitués au régime représentatif, relevèrent bien des contradictions et bien des hérésies dans les premiers balbutiements du régime républicain français. Nous pouvons nous en faire une idée en feuilletant les lettres, en parcourant les mémoires de Thomas Jefferson et de Gouverneur Morris, par exemple, qui résidèrent à Paris pendant les journées décisives de la Révolution.

Nommé Ministre des États-Unis en France, en 1785, au départ de Franklin, Jefferson est républicain dans l'âme, mais si bizarre que puisse paraître tel assemblage d'adjectifs, un républicain démocrate par principe et aristocrate par éducation. Sa situation de fortune et sa position sociale lui avaient facilité les jouissances de tous les biens matériels et intellectuels. Il consacra toutes ses ressources au progrès et au bien-être du peuple. Il solidarisa son avenir avec l'avenir de son pays.

Il lui fallut s'habituer aux hommes et aux choses l'entourant dans le royaume de France en passe de devenir république. Sa première impression, tout en étant un peu incohérente, n'est pas entièrement dénuée d'optimisme. En général, il nous trouve bien en retard dans la compréhension et la mise en action de tout ce que comporte ce mot: indépendance,—qu'il ne faut pas confondre avec licence. Quelques-unes de ses lettres laissent percer un certain étonnement. Dès 1787, il remarque le grand nombre de caricatures, placards et bons mots qui circulent sans soulever de censure. Mais la foule à son tour devient agressive; Jefferson devient plus attentif. Il écrit à la date du 30 août:

... «Le comte d'Artois, qui devait tenir un Lit de Justice à la Cour des Aides, a été hué sans réserve par la populace. La voiture de Madame de.... (J'ai oublié son nom), portant livrée de la Reine, a été arrêtée, on l'avait prise pour Mme de Polignac que l'on voulait insulter. La Reine, allant au théâtre avec Mme de Polignac, fut reçue par des huées. Le Roi, ayant depuis longtemps l'habitude de noyer ses soucis dans le vin, s'y plonge de plus en plus. La Reine pleure mais continue de pécher. Le comte d'Artois est détesté et Monsieur est grand favori. L'Archevêque de Toulouse est nommé premier Ministre,—c'est un caractère vertueux, patriotique et capable... En l'espace de trois mois, l'autorité royale a perdu, et les droits de la nation ont gagné plus de terrain par une simple évolution de l'opinion publique, que l'Angleterre dans toutes ses guerres civiles sous les Stuarts....»

C'est le début du drame et Jefferson écoute les acteurs de la comédie royale répéter, avec plus ou moins de succès, les dernières tirades de leur rôle. Son attention est surtout attirée par l'Assemblée des Notables, la cour plénière, les États-Généraux, qui, par étapes devaient mener aux réformes définitives.

Jefferson était très lié avec La Fayette. Peu de temps après la nuit du 4 août, le général vint lui demander l'hospitalité pour quelque six ou huit amis qui désiraient se réunir sur un terrain neutre afin de discuter sur le droit de veto devant être accordé ou retiré au Roi. Sur l'invitation empressée du diplomate américain, La Fayette vint avec Duport, Barnave, Alexandre de Lameth, Blacon, Mounier, Maubourg et Dagout, tous patriotes animés des meilleures intentions, prêts à se consentir des concessions mutuelles. Cette réunion d'hommes politiques notoires chez le représentant d'un pays étranger, devait mettre ce dernier dans une situation assez délicate. Sa franchise et son tact le tirèrent d'embarras. «La discussion, dit-il, commença à quatre heures et fut continuée jusqu'à dix heures du soir; pendant ce temps, je fus le témoin silencieux d'une argumentation calme et sincère qu'on trouve rarement dans les conflits de l'opinion politique; ce fut un raisonnement logique, une éloquence sévère, dénuée de toute vaine rhétorique ou déclamation et qu'on pourrait comparer aux plus beaux dialogues de l'antiquité qui nous ont été transmis par Xénophon, Platon et Cicéron.»

Jefferson avoue, à la veille des États-Généraux, que la France n'est pas mûre pour toutes les réformes, pour l'exercice de certains droits du moins, considérés comme élémentaires dans les pays de race anglo-saxonne,—tel l'Habeas corpus. La suppression des lettres de cachet, par exemple, n'est pas encore unanimement admise. Et notre Américain ne peut s'empêcher de relever, avec quelque amertume, la légèreté des Français, leur esprit arriéré, quand il s'agit de développement politique. Écrivant à Mme Adams, à l'occasion de la réunion des notables, il avait déjà dit: «Jusqu'à présent, le résultat le plus remarquable de cette assemblée est le nombre incalculable de calembours et de bons mots auxquels elle donna lieu. Si on les réunissait, on en formerait un ouvrage aussi volumineux que l'Encyclopédie. J'en ai conclu que cette nation n'est capable d'un effort sérieux que sur commande... Celui qui ferait un bon mot à propos, pourrait désarmer toute la nation résolue à se révolter.»

Jefferson est sévère.

Il craint, certes, les hâbleurs dans la future assemblée qui va se réunir. Il fait de l'ouverture des États-Généraux, à laquelle il assista, une description un peu superficielle: «Si on les considère comme une mise en scène d'Opéra, c'était imposant; au point de vue affaire, le discours du Roi fut exactement ce qu'il devait être et très bien débité. Personne n'entendit un seul mot du discours du Chancelier, de sorte que, jusqu'à présent, je n'ai pas encore pu savoir de quoi il avait été question. Le discours de M. Necker fut aussi bon que le permettait le nombre des détails qu'il était obligé de traiter.»

Mais pour l'observateur judicieux, l'intérêt de la question commence quand il s'agit de fixer le système du vote: le Tiers-État lève la tête. Jefferson comprend que, de ce côté, sont la force et l'espoir. «Ses représentants, dit-il, possèdent presque tous les talents de la nation; ils sont fermes et audacieux, quoique modérés. Il y a, certes, parmi eux des têtes chaudes; mais ceux qui exercent le plus d'influence sont de sang-froid, tempérés et sagaces. Chaque initiative prise par cette chambre a été marquée par de l'adresse et de la sagesse. La noblesse, au contraire, est absolument hors d'elle. Elle est si furieuse qu'elle peut rarement délibérer. Elle possède peu d'hommes de talents modérés et pas un homme d'un talent supérieur...»

C'est décidément au Tiers-État que Jefferson réserve toute son admiration. La logique dont cet ordre fit preuve dans ces premières discussions, lui rappelle, sans doute, des luttes similaires auxquelles il prit part dans son pays; il sympathise avec ces hommes énergiques qui, dans les transactions les plus difficiles, demeurèrent en possession d'eux-mêmes, résolus de mettre le feu aux quatre coins du royaume et de périr dans cet incendie, plutôt que de retrancher un iota à leur projet de modifier totalement la forme du gouvernement. Jefferson quitta la France avant d'avoir pu assister à ce changement. Mais son âme républicaine était satisfaite de ce qu'il avait vu et il était persuadé que la modération qu'il recommandait autour de lui ne serait pas troublée par des manifestations d'un caractère plus agressif. En cela, son optimisme se trompait et allait être soumis à une épreuve redoutable.

Il se trompait aussi dans certains de ses jugements concernant la Reine sur laquelle il fait retomber, en grande partie, la responsabilité de la Révolution. Cette femme séduisante, produit de son époque et de sa caste, cette créature sensuelle, hautaine, inconsciente et artificielle, n'était pas de taille à enrayer le grand mouvement et, encore moins, à le provoquer. On dirait que Jefferson manque ici de profondeur de jugement et qu'il confond les causes lointaines, inéluctables, avec les prétextes fournis par des comparses. Il juge sans doute la conduite et l'influence de Marie-Antoinette d'après les Jacobins, d'après les campagnes odieuses et les libelles indignes dirigés contre la fille de Marie-Thérèse, qui ne pouvait être autre qu'elle n'a été.

Quand Jefferson écrit, par exemple, dans son Autobiographie: ... «J'ai toujours pensé que, s'il n'y avait pas eu de Reine, il n'y aurait pas eu de Révolution. Aucune violence n'aurait été provoquée, ni exercée... Le Roi aurait marché la main dans la main avec ses sages conseillers... Je ne saurais ni approuver, ni condamner la sentence qui mit fin à la vie de ces souverains... Je n'aurais pas voté la mort de Louis XVI... J'aurais enfermé la Reine dans un couvent, l'empêchant ainsi de nuire, j'aurais placé le Roi dans la situation qui lui convient, l'investissant de pouvoirs limités qu'il aurait, certes, exercés honnêtement. De cette façon, il n'y aurait pas eu de vide facilitant l'usurpation d'un aventurier militaire et l'occasion ne se serait pas présentée de ces atrocités qui démoralisèrent toutes les nations de ce monde et détruisirent et continuent à détruire des millions et des millions de ses habitants»... quand il écrit ces lignes, dis-je, il applique aux choses et aux gens de France sa mentalité d'anglo-saxon américain dont les principes démocratiques se sont développés quasi naturellement et il juge avec son esprit indépendant qui, après avoir espéré une révolution réalisée sans effusion de sang, la voit dévoyée dans les pires excès et finalement escamotée par l'ambition de Bonaparte.

Gouverneur Morris, qui vint en France en février 1789, était un républicain aristocrate. Il était républicain parce qu'il se rendait bien compte qu'aucun autre gouvernement ne pouvait convenir à l'Amérique. Les éléments d'une monarchie et de ce que nous appelons, en Europe, une aristocratie, y faisaient défaut. Pas de hiérarchie sociale, pas de distinction de classes, qui sont l'essence même d'un gouvernement aristocratique. Il était un aristocrate parce qu'il descendait d'une de ces anciennes familles qui, tout en épousant les querelles des citoyens républicains du Nouveau-Monde, n'avaient pas entièrement rompu avec les idées de la vieille Angleterre et transmettaient précieusement, de père en fils, les bienfaits d'une éducation raffinée,—cette grande supériorité auprès des générations jeunes, encore rudes et frustes. Lui-même a dit quelque part: «En adoptant la forme républicaine du gouvernement, je ne l'ai pas seulement prise comme un homme prend une femme, au hasard de la loterie, mais j'ai agi comme peu d'hommes agissent à l'égard de leur femme: je l'ai prise tout en connaissant ses défauts.»

Gouverneur Morris possédait tous les défauts et toutes les qualités d'un aristocrate: cynique, sceptique, hautain, spirituel, il appliquait son éclectisme philosophique à ses vues politiques; il ne préconisait aucun régime de préférence à un autre, le meilleur étant sujet à caution et se recommandant plutôt par sa facilité d'adaptation à la nation à laquelle il convient le mieux que par sa valeur intrinsèque. De sorte que, si le gouvernement républicain s'imposait à l'Amérique, on pouvait se demander s'il convenait bien à la France. Gouverneur Morris semble en douter et, républicain en Amérique, il est plutôt royaliste en France. Il trouve Jefferson exagéré dans sa propagande démocratique. Les deux Américains, dans leurs jugements sur la Révolution française, ne sont pas toujours d'accord et jusque dans l'expression de leurs opinions sur un bouleversement social qui doit nous diviser si profondément nous-mêmes, ils reflètent les tendances des deux partis politiques qui vont se disputer la direction des affaires aux États-Unis: les Républicains et les Fédéralistes.

Gouverneur Morris, fédéraliste, aime la France comme il le proclame dans beaucoup de ses lettres, mais avant tout, il aime la France telle qu'elle est encore: la France aristocratique, élégante, brillante, légère et corrompue, la France aux gestes chevaleresques et aux belles manières, celle qui fit la guerre en dentelles et semblait incapable de la faire en sabots. Ses goûts raffinés lui font apprécier la vie à la fois compliquée et superficielle des salons avec tout ce qu'elle comporte d'agréments un peu artificiels mais dénotant une culture très poussée et une vivacité très spéciale,—tel ce vin éminemment français: le champagne. Où trouvait-on tout cela? À la cour, dans les milieux gravitant autour de la cour, où de grands noms brillaient encore de l'éclat des grands souvenirs.

C'est là que le républicain Gouverneur Morris fréquentait.

Et, en 1792, quand tout cela fut à jamais dispersé à tous les vents de la haine et de l'envie, ferments des fureurs populaires, il garde cependant sa sympathie à la France, comme le prouvent ces lignes adressées à Thomas Pinckney: «Je fais des vœux, des vœux sincères pour le bonheur de ce peuple inconstant. Je l'aime. Je lui suis reconnaissant des efforts qu'il a réalisés pour notre cause, et je pense que, si l'on pouvait établir une bonne constitution ici, ce serait le meilleur moyen, avec l'aide de la Providence divine, d'étendre le bienfait de la liberté à tant de millions d'hommes, mes frères, qui gémissent encore sous le joug du despotisme, en Europe[18]

Par une anomalie seulement compréhensible lorsque l'on connaît les antécédents d'un homme qui portait dans ses veines quelques gouttes de sang français, Gouverneur Morris, un des fondateurs de la république américaine, paraît aux Français un peu pâle dans ses professions de foi républicaines et Mme de Tessé, ainsi que Mme de La Fayette, l'accusent de modérantisme. Il le confesse lui-même: «Républicain, dit-il, et fraîchement émoulu d'une des constitutions les plus républicaines qui soient, je prêche sans cesse le respect pour le Roi, pour les droits de la noblesse, je prêche la modération...»

Il fait aussi une description de la première session des États-Généraux; il la décrit en termes plus pittoresques que Jefferson, mais on dirait un royaliste, ému de ce qu'il a vu, qui tient la plume: «.....À mon arrivée, M. Necker est applaudi bruyamment et, à plusieurs reprises, ainsi que le duc d'Orléans; il en est de même pour un évêque qui a longtemps vécu dans son diocèse et pratiqué toutes les vertus réclamées par son ministère... Un vieillard qui avait refusé de mettre le costume assigné au Tiers et qui se présenta dans ses vêtements de fermier, est longuement applaudi. M. de Mirabeau est hué, quoique en sourdine. Enfin, le Roi arrive et prend sa place; la Reine à sa gauche, deux degrés plus bas que lui. Il prononça une courte allocution, bien dite, ou plutôt, bien lue. Le ton et la manière ont toute la fierté qu'on peut attendre du sang des Bourbons. Il est interrompu dans sa lecture par des acclamations si chaudes et d'une affection si touchante, que des larmes s'échappèrent de mes yeux en dépit de moi-même. La Reine pleure ou fait semblant de pleurer;—mais aucune voix ne se fait entendre pour la réconforter. Je me serais certainement fait entendre si j'étais Français; mais je n'ai pas le droit d'exprimer un sentiment et je sollicite en vain les personnes qui se trouvent dans mon voisinage de le faire. Ayant parlé, le Roi se découvre et quand il remet son chapeau, ses nobles imitent son exemple. Quelques-uns du Tiers font le même geste, mais, par degrés, se découvrent de nouveau. Alors, le Roi retire son chapeau. La Reine paraît le désapprouver et une conversation semble s'engager dans laquelle le Roi lui dit qu'il lui a plu d'agir ainsi, que ce soit protocolaire ou non; mais je ne puis certifier l'exactitude de cet incident, étant trop éloigné pour voir distinctement et encore moins, pour entendre.

«Après le discours de M. Necker, le Roi se lève pour se retirer et il est salué d'un long: Vive le Roi! La Reine se lève à son tour et, à ma grande satisfaction, elle entend, pour la première fois, sortir de quelques bouches ce cri de: Vive la Reine! Elle esquisse une révérence qui provoque une acclamation plus nourrie à laquelle elle répond par une révérence plus accentuée»...

Ces détails de chapeaux retirés et remis, auxquels s'arrête Gouverneur Morris, paraissent, à première vue, un peu puérils. À y regarder de plus près, ils ont une signification profonde. Les représentants du Tiers-État qui se couvrent quand Messieurs de la Noblesse se couvrent, ne veulent-ils pas, de la sorte, exprimer le symbole de leur dignité d'hommes libres, prêts à réclamer l'égalité?

À mesure que le drame se déroule, Gouverneur Morris se trouve dépaysé par la mise en scène théâtrale des sentiments, par la susceptibilité nerveuse des orateurs qui, n'étant plus maîtres d'eux-mêmes, ne pouvaient pas l'être davantage de leur sujet et commettaient des fautes irréparables dans l'exercice d'un mandat important, ce qui ne l'étonné pas, car, dit-il: «ils prennent le génie à la place de la raison pour guide, se servent de l'expérimentation au lieu de l'expérience et s'avancent dans l'obscurité parce qu'ils préfèrent l'éclair de l'orage à la pure lumière du jour.»

Naturellement, la méthode diffère entièrement de celle qu'employèrent les hommes qui élaborèrent la constitution américaine; question de mentalité, de tempérament et de race. Les Américains possédaient l'expérience, fruit de leurs rudes épreuves, depuis qu'ils avaient virtuellement rompu avec la mère-patrie, au commencement du XVIIe siècle, jusqu'au jour où cette rupture devait devenir un fait accompli. Quoi d'étonnant que Gouverneur Morris, tout en proclamant les grands principes de la Révolution, critiquât les moyens employés chez nous pour les faire triompher. Pour lui, la Constituante, la Convention, avec leur personnel nouveau, de plus en plus détaché des traditions raciques, constituent autant d'étapes devant mener à l'anarchie finale. Le procès du roi lui fait présager sa mort. À cette occasion il écrit à Jefferson: «Une personne moins au courant que vous de l'histoire des affaires humaines, pourrait trouver étrange que le plus doux des monarques qui aient jamais occupé le trône de France, qui en est précipité précisément parce qu'il ne veut pas prendre les mesures énergiques reprochées à ses prédécesseurs, qu'un homme, enfin, que personne ne peut accuser d'un acte criminel, soit persécuté comme le plus néfaste tyran qui ait déshonoré l'humanité,—que Louis XVI, en un mot, puisse être condamné à mort. Cela est, pourtant.»

Après le 21 janvier 1793, Morris écrit au même Jefferson: «Le Roi de ce pays a été publiquement exécuté. Il mourut avec dignité. En montant à l'échafaud, il exprima, de nouveau, son pardon à tous ceux qui l'avaient persécuté et l'espoir que son peuple égaré pût profiter de sa mort. Sur l'échafaud, il voulut parler, mais l'officier de service, Santerre, fit battre les tambours. Par deux fois, le roi essaya de se faire entendre, mais en vain. Les exécuteurs le saisirent et mirent une telle hâte à faire tomber la hache, le cou n'étant pas encore convenablement placé, qu'il fut mutilé...»

Gouverneur Morris, comme tous ceux qui, sur les lieux, furent mêlés de près aux différentes phases du drame révolutionnaire, est absorbé par les événements journaliers, composant sa vie à Paris. Il oublie parfois les principes qui planent, immuables et intangibles, dans la sereine région de l'idée, pour ne voir que les hommes qui se démènent dans les convulsions de la passion. Plus haut que les acteurs récitant plus ou moins bien leur rôle, passe le souffle inspirateur et créateur. Et dans la Révolution française, il convient de faire deux parts: celle qui appartient aux contingences humaines, limitée aux nécessités de races et de frontières,—celle qui appartient à l'univers entier et qui, dépassant les frontières d'une patrie, peut, telle une religion, entraîner, dans son rayonnement, d'autres patries.

Les Américains qui suivirent le mouvement de loin, sans être exposés au spectacle immédiat des troubles sanglants, en comprirent sans doute mieux la portée philosophique. À tant de distance, ils crurent entendre comme l'écho de leur propre émancipation et considérèrent le nouveau gouvernement installé en France comme l'établissement d'une république sœur. Certes, dans ce sentiment demeurait toujours vivace la reconnaissance pour l'aide donnée contre l'Angleterre. Les successeurs de Gouverneur Morris, Monroe et J. Barlow, venus en France quand le terrain parut un peu déblayé, se montrèrent impartiaux, enthousiastes pour l'œuvre accomplie, dont les conséquences devaient avoir un retentissement mondial.

Les discussions de doctrine précédèrent, dans le Congrès, les plans politiques et la différence des points de vue s'affirma par la formation de partis opposés. Les uns proclamaient la similitude des principes et des institutions en faveur d'un rapprochement entre les deux républiques. Les autres en faisaient ressortir les dissemblances. La République française, disaient-ils, est une et indivisible; la nôtre est composée d'États souverains dans une certaine mesure, possédant une juridiction particulière et des intérêts locaux; le fédéralisme est considéré, en France, comme une trahison,—ici, la trahison consisterait à vouloir imposer l'unité de gouvernement. L'Union qui respecte la diversité des États, fait la force de notre Confédération.

Les orateurs du Congrès, en émettant telles considérations, faisaient ressortir la nécessité de développer le sentiment d'une nationalité bien déterminée. À ceux qui affirmaient que, malgré la sympathie due à la France, la constitution britannique offrait plus d'affinités avec la constitution américaine, d'autres ripostaient qu'ils n'étaient ni Anglais, ni Français, mais bien des Américains, nommés par le peuple pour défendre des intérêts exclusivement américains. Et, ceux-là étaient dans le vrai; mais ils ne pouvaient pas échapper à la fatalité qui s'imposait d'une politique américaine tour à tour ballottée entre l'influence française et l'influence anglaise.

La presse américaine reflète ces opinions contradictoires. On y trouve les deux conceptions qui vont inspirer les leaders politiques des États-Unis, partagés, pour un temps, entre l'Angleterre réactionnaire et la France libérale.

Les journaux critiquent ou exaltent les événements de France, suivant qu'ils représentent l'un ou l'autre de ces partis. Mais malgré l'enthousiasme des plus fervents, une certaine crainte se manifeste, un sentiment se fait jour, parmi les plus francophiles, devant le spectacle de tant d'excès incompris parce que suscités par des conditions spéciales à un pays étranger, parce que réprouvés par une mentalité si différente de la mentalité latine. Dans ces excès même, indépendamment de toute sympathie pour les principes républicains et à cause de ces sympathies sans doute, la clairvoyance anglo-saxonne devine un danger. Elle s'étonne des soubresauts de l'opinion française, elle condamne les revirements subits de la passion aveugle, les discours grandiloquents, les gestes d'une allure trop théâtrale, parce que derrière cette mise en scène qui souvent amuse et parfois détourne du but poursuivi, se cache la menace des plus terribles tyrannies. Les États-Unis n'ont plus à craindre le retour de celles dont ils ont secoué le joug; mais des problèmes nouveaux à résoudre vont mettre leur jeune indépendance à l'épreuve.

Cependant, le drame révolutionnaire, en France, a suivi sa courbe ascendante et descendante, les hommes les mieux intentionnés, les talents les plus fougueux, les cœurs les plus ardents, les intelligences les plus subtiles, tout ce que la nature a pu produire de génie, d'énergie, de raison, d'utopie, de grâce et même de beauté, a été dépensé en pure perte, pour un temps du moins, car la moisson semée au prix de tant de sacrifices, d'abnégations et de crimes, germera plus tard. Mais, voici que déjà, sur tant de ruines amoncelées sur des ruines, sur la mêlée confuse de tant d'idées qui se heurtent et s'annulent en une incohérence anarchique, s'annonce une ère d'ordre, de discipline, de grandeur militaire; voici que, sur l'ombre pâlissante de tant de lutteurs convaincus, se dresse la silhouette fine et énigmatique du capitaine, du général, du consul: Bonaparte.

CHAPITRE IV
GROUPEMENTS DES PARTIS
ET DIFFICULTÉS DIPLOMATIQUES.

Napoléon émerge et Washington hésite. — Deux partis se constituent aux États-Unis: Les Républicains et les Fédéralistes. — Convention de Philadelphie du 14 mai 1787. — Jefferson devient le représentant du républicanisme avancé. — On critique la mise en scène luxueuse des réceptions du Président et de Mme Washington. — Les relations entre la France et les États-Unis se troublent. — La mission du citoyen Genet en 1793. — Son attitude incorrecte. — L'influence anglaise prédomine. — Le traité de Jay, à Londres. — Fauchet précise la nature de nos rapports avec l'Amérique du Nord, en l'an V de la République. — Jugement équitable de Pastoret. — Pinkney, Marshall et Gerry, envoyés à Paris. — Rôle de Talleyrand. — Ses vues sur les Colonies. — Bonaparte semble les partager en ce qui concerne l'Amérique.

À l'heure où l'étoile de Bonaparte se levait à l'horizon politique de l'Europe, les courants d'idées et d'événements relatifs à l'Amérique, résumés dans les chapitres précédents, étaient connus de tous ceux qui aspiraient à jouer un rôle dans l'État, de tous ceux qui suivaient, avec intérêt et perspicacité, la marche souvent obscure de l'histoire.

Il faut bien le répéter: les fondateurs de la république américaine partagèrent, dans leurs jugements sur la révolution française, les mêmes engoûments et les mêmes antipathies que nos partisans et nos adversaires européens. Ces sentiments suivirent la gradation de la fièvre qui nous entraînait dans un paroxysme de passion et qui, pour eux, répondait à ces termes extrêmes: d'abord, sympathie et admiration, puis, étonnement et stupeur, enfin, horreur et répulsion. Ils étaient les spectateurs, et gardant toujours leur froide raison d'anglo-saxons, ne pouvaient vibrer à l'unisson des tragédiens exaspérés qui, sur la scène de la politique française, faisaient bon marché de leur sang et du sang d'autrui,—puisque, comme on l'a dit, les Dieux en avaient soif.

Évidemment, Washington et ses amis furent déconcertés par ce qui se passait en France. Comment l'ami de La Fayette qui conservait une profonde reconnaissance à Louis XVI d'avoir ratifié les traités libellés par M. de Vergennes, pouvait-il sympathiser avec des hommes érigés en bourreaux de tout ce qui avait fait la grandeur du Roi de France et de l'aristocratie française dont les représentants les plus brillants furent les compagnons d'armes des premiers combattants de la liberté américaine? On comprend le désarroi du premier Président de la République des États-Unis devant cette alternative: rompre avec toute influence française,—ce qui consistait à condamner la primitive confraternité républicaine,—ou se solidariser avec les excès de l'esprit sectaire et anarchique,—ce qui était contraire à toutes ses tendances conservatrices, même libérales, mais toujours respectueuses du passé,—d'un passé relativement jeune qui ne pouvait certes pas être comparé au passé de la France. C'était là l'inévitable et apparente incohérence de l'intervention monarchique en faveur de la fondation d'une république. La France royaliste avait un peu délibérément travaillé à la reconnaissance de principes qui devaient la détruire; plus tard, l'Amérique hésite à suivre la France révoltée jusqu'au bout et trouve que son élève en républicanisme a dépassé la signification de son enseignement et professe avec trop d'emportement des principes entachés de dissolution et de destruction sociale.

Deux partis se constituèrent alors aux États-Unis: celui des républicains purs, admirateurs quand même des républicains français et qui étaient d'avis de marcher de l'avant, sans arrière-pensée de réaction; celui des Fédéralistes qui, effrayés de la tournure des événements, ne voulaient pas s'incliner devant les verdicts de la démagogie française et proclamaient hautement leurs anciennes affinités avec les hommes, les idées et les choses d'Angleterre.

Washington fut longtemps ballotté entre ces deux tendances politiques.

S'il pencha du côté des Fédéralistes, il serait excessif de lui en faire un grief. Faisant partie de cette catégorie sociale qui pouvait passer pour aristocrate, parce que, malgré tout et en dépit de toutes les aspirations individualistes et égalitaires, il y a toujours une élite, il se rendait parfaitement compte que les couches sociales venant immédiatement après celles qui formaient les minorités directrices, ne se composaient encore que d'éléments disparates, sans homogénéité, livrées à toutes les sollicitations de l'instinct déchaîné. C'était la masse incohérente, aux origines douteuses, des épaves de races qui, plus tard seulement, pouvaient s'amalgamer en une race unique, mais, pour le moment, avaient besoin, sous peine de se fondre en un mélange sans consistance et sans nom, d'un système de gouvernement autoritaire et hiérarchisé.

Dans ces conditions, il est compréhensible que les hommes ayant présidé à la naissance de la jeune république aient eu la conscience de leur responsabilité quand il s'agissait de défendre et de développer leur œuvre. Cette œuvre, si belle en elle-même, contenait des éléments contradictoires: des appuis qui venaient de la réaction et des forces qui émanaient du radicalisme.

Après avoir conquis l'indépendance, il avait, en effet, fallu fonder le gouvernement qui permit à cette indépendance de durer et de s'organiser. Le pacte fédéral, qui, sous le nom d'articles de confédération et d'union perpétuelle, répondait, en somme, à tout essai d'administration aux États-Unis, n'était qu'un semblant de constitution, un pouvoir illusoire soumis aux caprices de treize petites républiques souveraines et rivales. Sous la direction de Washington, de Franklin, de Hamilton, de Gouverneur Morris, se réunit, le 14 mai 1787, la convention de Philadelphie qui élabora cette constitution des États-Unis qui permit d'enrayer le désordre et de considérer l'avenir avec confiance. Grâce à cet instrument de gouvernement, la discorde, la violence, les agitations stériles qui, pendant un instant, avaient compromis la sécurité de la jeune république, le Président Washington put venir à bout des soulèvements socialistes, réagir contre l'esprit de licence démocratique et d'égoïsme local. Il tira lui-même la philosophie de ce mouvement en arrière, quand il dit: «En formant notre confédération, nous avions eu trop bonne opinion de l'humanité. L'expérience nous a appris que, sans l'intervention d'un pouvoir collectif, les hommes n'adoptent et n'exécutent que les mesures les mieux calculées pour leur propre bonheur[19]

C'était là, évidemment, le langage d'un sage, d'un homme ayant manié des hommes, mais c'était aussi le langage d'un aristocrate auquel le démocrate Jefferson, d'un optimisme un peu simpliste dans sa sincérité, reprochera de douter de la bonté foncière de la nature humaine.

Jefferson qui, par opposition à Washington, Hamilton, Jay, John Adams, va devenir le représentant du républicanisme avancé, conduisant tout droit à la démocratie, profitait peut-être de la supériorité, fort gratuite, d'entrer en scène à une heure moins troublée de l'histoire de son pays. La politique des fédéralistes était nécessaire; elle ne devait être que transitoire et Jefferson, le leader républicain, put, sans trop de difficultés, demeurer fidèle à son idéal politique que, même à la fin de sa carrière, il prétendit préciser par la distinction suivante: «Par leur tempérament, dit-il, les hommes se divisent naturellement en deux partis: premièrement, les timides, les faibles, les maladifs, ceux qui craignent le peuple, qui s'en méfient et qui sont portés à vouloir lui retirer tous les pouvoirs pour les placer dans les mains des classes supérieures,—en second lieu, les hommes forts, sains et hardis, ceux qui s'identifient avec le peuple, qui ont confiance en lui, qui l'estiment le dépositaire le plus honnête et le plus sûr, sinon le plus sage, des intérêts publics. Dans tous les pays, ces deux partis existent; dans tous ceux où on est libre de penser, d'écrire, ils entrent en lutte. Qu'on les appelle donc libéraux et serviles, jacobins et ultras, whigs et tories, républicains et fédéralistes, aristocrates et démocrates, sous tous les noms divers qu'ils prennent, ce sont toujours les mêmes partis poursuivant le même but. Cette dernière appellation d'aristocrates et de démocrates est la vraie, celle qui exprime le mieux leur essence[20]

Ces deux citations, en donnant la caractéristique de ces deux grands citoyens américains, Washington et Jefferson, donnent aussi l'explication des deux conceptions politiques qui vont entrer en lutte.

Jefferson n'eut pas de peine à constituer le parti républicain,—tout le pays étant républicain. Il ne s'agissait ici que de nuances. Nommé secrétaire d'État dans un cabinet où Hamilton représentait des idées soi-disant réactionnaires, il fonda l'opposition qui, pour impressionner l'opinion publique, s'en prit plutôt aux apparences des hommes qu'à la réalité des choses. Fresneau, rédacteur de la Gazette Nationale, lui vendit le talent de sa plume. Et l'imagination populaire fut surexcitée par les critiques plus ou moins fondées à l'adresse de certains membres du gouvernement qui se donnaient des airs de grands seigneurs peu en rapport avec les goûts et les tendances de la majorité.

On fit remarquer avec ironie de quel appareil somptueux s'entouraient le Président et surtout la Présidente, Mme Washington, qui, à son entrée à New-York, avait été saluée par une salve de treize coups de canon. Et, abomination plus grande encore: le Vice-Président, John Adams, se prélassait, comme un prince, dans une voiture à six chevaux. Le luxe du palais de la Présidence, avec ses laquais en livrée et ses invités en habit de cérémonie, ne faisait-il pas songer à Versailles et aux corruptions extravagantes d'une cour? Dans un bal qui fit sensation, Washington et la générale occupaient un canapé qui ressemblait, de bien loin, à un trône, mais fut, tout de même, pris pour un trône. De là à accuser Washington de vouloir se faire décerner le titre d'Altesse et de Protecteur, il n'y avait qu'un pas. Au fond, la querelle de principes tendait à devenir une querelle de personnes entre Jefferson et Hamilton, sous le prétexte fallacieux d'un complot royaliste, le tout assaisonné par la crainte des excès révolutionnaires dont l'exemple venait de France et par le danger des entraînements loyalistes et royalistes dont la sollicitation venait d'Angleterre.

À partir de cette époque, les relations entre la France et les États-Unis allaient connaître des temps moins calmes. Washington vieilli sembla oublier la confraternité d'antan et se tourna vers l'Angleterre. Le gouvernement français, par son attitude intransigeante, fut, en grande partie, cause de ce revirement regrettable.

Le citoyen Genet avait été nommé par la Convention Ministre de la République française aux États-Unis. L'attitude que prit ce diplomate, dès son arrivée, manqua de diplomatie. Il est certain que sa mission consistait à entraîner l'Amérique dans la guerre que la France soutenait alors contre l'Europe. Il fallait aussi faire miroiter aux yeux des membres influents du Gouvernement américain, la perspective d'enlever à l'Espagne l'embouchure du Mississipi, dont la navigation serait ainsi ouverte aux habitants de l'Ouest et permettrait, sans doute, selon la phraséologie du temps, «de réunir à la constellation américaine la belle étoile du Canada[21]

L'énoncé seul d'un pareil programme dénotait, de la part des dirigeants français, une certaine ignorance de la mentalité des Américains et des difficultés intérieures dans lesquelles ils se débattaient. Républicains et Fédéralistes, quels que fussent les revirements de l'opinion en faveur de la France ou de l'Angleterre, comptaient s'en tenir à une stricte et juste neutralité. M. Genet débarquant, en avril 1793, à Charlestown, avec l'assurance un peu naïve d'un tribun ou d'un proconsul, se livra aussitôt à une propagande déplacée en faveur des idées et des intérêts de son pays,—ce qui eut été parfaitement naturel s'il avait agi avec quelque discrétion. Malheureusement, il prit ouvertement des mesures attentatoires aux intérêts du pays auprès duquel il était accrédité: armant des corsaires, de sa propre initiative, ordonnant des recrutements, condamnant des prises, enfin, faisant abstraction du gouvernement établi pour obéir sans discernement aux instructions données par la Convention. C'était d'une maladresse insigne. En toutes circonstances, une pareille conduite eût été condamnable; en l'occurrence, elle était dangereuse. Elle s'expliquait par l'état d'esprit dans lequel se trouvait tout Français ayant joué un rôle pendant les journées les plus dramatiques de la Révolution. Hypnotisé par les grandes phrases, par les grands gestes, par les grands événements dont il avait été le témoin, Genet avait simplement transporté, dans une contrée étrangère et éloignée, l'ambiance fiévreuse au sein de laquelle il avait vécu et qui, tout en n'exagérant pas le danger auquel la France était exposé en Europe, exagérait peut-être l'influence de sa propagande républicaine en Amérique. Pour lui, l'indépendance américaine étant, en partie, l'œuvre de la France, il estimait tout naturel que le Gouvernement des États-Unis obéît, sans condition, au Gouvernement de la grande nation,—que dis-je, qu'il s'inclinât, sans réserves, devant les injonctions de la Convention, que lui, le représentant officiel, était chargé de transmettre.

D'ailleurs, les instructions qu'il avait reçues des Comités de la Convention respiraient la haine qu'ils vouaient à Washington qui, prétendaient-ils, s'était entièrement dévouée à l'Angleterre. Genet n'hésita donc pas à s'appuyer sur l'opposition pour arriver à ses fins. Il était parvenu à avoir des adhérents secrets ou avoués dans plusieurs États et jusque dans le sein du Congrès. Fort de leur appui, il eut l'audace de préparer un mouvement qui avait pour but rien de moins que la conquête de la Louisiane. Les mécontents l'assurèrent que toute cette province désirait rentrer sous la domination de la France et Genet poussa l'outrecuidance jusqu'à prêter la main à une coopération de forces navales qui devaient se présenter sur les côtes de la Floride. Le principal corps de troupes de terre devait s'embarquer au Kentucky et, descendant l'Ohio et le Mississipi, envahir inopinément la Nouvelle-Orléans. Ces préparatifs hostiles auxquels plusieurs États de l'Union semblaient vouloir prendre part, causèrent d'autant plus de craintes au gouvernement fédéral qu'à la même époque il était engagé, avec la cour de Madrid, dans une négociation relative à la navigation du Mississipi. Washington crut nécessaire d'intervenir auprès du Gouverneur du Kentucky. Non content de jeter le trouble dans les relations intérieures. Genet alla jusqu'à accuser le Président des États-Unis de violer la Constitution et le menaça «d'en appeler de lui au peuple, de porter ses accusations devant le Congrès et d'y comprendre tous les aristocrates partisans de l'Angleterre et du gouvernement monarchique.»

C'était un appel à la révolte et le Ministre de France aux États-Unis était allé trop loin dans sa propagande et dans ses agissements. Il était, pour ainsi dire, devenu le chef d'une faction et les Ministres américains firent connaître au Gouvernement français «que les actes de son envoyé ne correspondaient point aux dispositions dont la République française était animée; qu'il s'appliquait, au contraire, à engager les États-Unis dans une guerre au dehors, à semer au dedans la discorde et l'anarchie et ils demandaient son rappel comme nécessaire au maintien de la bonne intelligence.»

Le Gouvernement sut désapprouver la conduite de Genet; il le rappela et le remplaça. On peut se demander si, tout en interprétant d'une façon trop rigoureuse les instructions de la Convention, ce diplomate improvisé n'obéissait pas quand même à ses plus secrets désirs. En tout cas, ces menées prouvent que la hantise de posséder de nouveau la Louisiane et de poser les bases d'un empire français en Amérique, revenait périodiquement inspirer les fauteurs d'une grande politique internationale. C'était la première fois qu'on osait afficher hautement ces tendances ambitieuses. Elles furent reprises par Talleyrand, comme nous allons le voir, dans une conception différente, et, enfin, par Bonaparte qui leur donna une solution bien inattendue.

Mais, pour le moment, le résultat le plus éclatant auquel on était parvenu, fut celui-ci: les fédéralistes gagnèrent du terrain et les relations se brouillèrent avec la France au profit de l'Angleterre.

Le traité que Jay signa à Londres fut la conséquence de cette politique nouvelle et mit le comble à notre mécontentement. Les successeurs de Genet comme Ministres de France à Philadelphie, Fauchet et Adet, ne purent enrayer le mouvement hostile à notre égard. Washington, à la veille de sa retraite, effrayé des perspectives troublantes que la Révolution française faisait miroiter à ses yeux, ne fit rien pour lutter contre le mouvement anti-français; au contraire, il se solidarisa entièrement avec la passion haineuse de Hamilton qui incarna, un instant, toutes les passions du fédéralisme militant.

En réalité, le traité de Londres était une violation flagrante des traités que nous avions conclus avec les États-Unis en 1778,—ces traités qui constituaient les premiers pactes politiques de la république américaine et lui avaient, en somme, permis de faire le pas décisif vers l'indépendance. En les violant, les Américains nous mettaient dans une position inférieure à l'égard de l'Angleterre.

C'est ce que Fauchet fit ressortir quand il essaya de préciser la nature de nos rapports politiques avec l'Amérique du Nord, en l'an V de la République.

«En consacrant dans ces traités, dit-il, les principes de la neutralité moderne dans toute leur plénitude, nous ne pouvions pas, à coup sûr, désirer que les États-Unis consentissent, dans leurs traités postérieurs, à des principes contraires: c'est particulièrement la nature de leurs stipulations avec l'Angleterre qui devait nous embarrasser. Nous ne pouvions désirer que cette puissance pût faire usage de leur pavillon à son aise, tandis que cette faculté nous serait interdite.»

«Tel est cependant l'état de choses qui a été établi par le traité de Londres. Les États-Unis ont abandonné explicitement, dans ce traité, la neutralité moderne, d'où il résulte que l'Angleterre peut légalement nous piller sous pavillon américain et que nous devons respecter ce qu'elle met sous ce pavillon.»

«Les principes de neutralité dont il s'agit, s'étendent encore à une partie du commerce des neutres, sujette à bien des discussions, c'est la contrebande. D'après l'ancien droit des gens, tout ce qui était destiné pour l'ennemi, tout ce qui sortait d'un port ennemi, était contrebande, et plus particulièrement les matières propres aux arsenaux de terre ou de marine, et même les provisions»...

«Le traité de Londres consacre l'ancien droit des gens à cet égard, c'est-à-dire, qu'il est légal pour l'Angleterre, de s'emparer de toutes les matières propres aux approvisionnements des chantiers, que pourraient nous apporter les Américains, tandis que nous devons respecter ces mêmes objets transportés en Angleterre sous même pavillon. Quant aux provisions, on laisse à son arbitraire de déclarer quand elles sont contrebande, c'est-à-dire, saisissables, lorsqu'elles seront envoyées en France ou dans nos colonies, sur bâtiment américain[22]».

Le Directoire se trouvait, de la sorte, devant un fait acquis,—fruit d'une politique trop intransigeante. Pastoret le fit remarquer dans la séance du 2 messidor où il appela l'attention du Conseil des Cinq Cents sur les relations de la France avec les États-Unis. Il était loin d'approuver le traité de 1794 que ces derniers avaient conclu avec l'Angleterre; cependant, dans un esprit de conciliation, il s'efforçait de montrer les torts réciproques... «Mais enfin, disait-il, si les États-Unis ont violé les convenances et les égards, ils n'ont trahi aucun engagement, ils n'ont usurpé aucun droit, ils n'ont fait qu'user de la faculté universelle des nations, de contracter, quand et comme elles le veulent. Sommes-nous donc les souverains du monde? Nos alliés ne sont-ils donc que nos sujets, pour qu'ils ne puissent pactiser à leur gré? Et certes, il n'est pas peu singulier d'entendre le gouvernement français accuser le traité du 19 novembre 1794 d'être une hostilité, tandis qu'il fait prendre lui-même, sans avoir déclaré la guerre, tous les vaisseaux américains.»

Pastoret jugeait sainement les choses. Cependant, les victoires des armées françaises, tout en exaltant l'orgueil du Directoire, firent souhaiter aux Américains de rétablir les anciennes relations amicales avec la nation à laquelle les rattachaient tant de souvenirs communs et de sentiments reconnaissants. D'ailleurs, il était question de paix entre la France et l'Angleterre. Aussi le Président John Adams, absolument d'accord avec le Congrès, envoya à Paris trois plénipotentiaires dont les instructions étaient inspirées par un réel désir de rapprochement. Cette tentative échoua pourtant. Soit que MM. Pinkney, Marshall et Gerry ne fussent pas bien préparés pour la mission qu'on leur avait confiée, soit que le Directoire n'en comprit pas toute la signification, les pourparlers qui auraient dû prendre l'ampleur digne des deux grandes nations en présence, se résuma en des marchandages louches avec des agents subalternes. On insinua qu'on compterait éventuellement sur un concours financier et effectif, en vue d'une descente en Angleterre. Mais telles propositions, vaguement traitées par les Ministres français, irritèrent les envoyés américains qui ne furent jamais reçus par les Directeurs lesquels se refusaient de reconnaître le caractère officiel de MM. Pinkney et Marshall, sous prétexte qu'ils appartenaient au parti fédéraliste, si anti-français. Exception fut faite pour M. Gerry qui, tout en étant un républicain avéré, était pourtant obligé de se solidariser avec ses collègues.

Dans ces négociations, Talleyrand joua un rôle prépondérant, quoique, parfois, sujet à caution. Il y trouva l'occasion de mettre en lumière ses vues personnelles sur l'Amérique.

Dans le tourbillon des affaires qui entraînaient et accaparaient tous les esprits en France, peu de gens connaissaient à fond les affaires d'Amérique. Les Ministres plénipotentiaires qui en revenaient, après avoir plus ou moins bien réussi dans leur mission, se montraient, dans leurs rapports, d'une partialité concevable. Beaucoup d'émigrés qui encombraient Philadelphie, qu'un des leurs appela plaisamment «l'Arche de Noé», n'étaient pas encore revenus dans leur patrie et n'avaient pas encore publié des mémoires sur leur séjour en Amérique.

Il faut faire une exception pour Talleyrand qui, dès 1795, est rayé de la liste des émigrés et rentre en France. Sans doute, portait-il déjà dans sa tête de vastes projets à la réalisation desquels il savait pouvoir utiliser ses ressources d'homme de l'ancien régime parfaitement décidé de profiter des occasions offertes par le nouveau régime. Pour lui, le régime qui comptât, était celui en vigueur.

Son séjour aux États-Unis lui avait évidemment suggéré bien des réflexions. Il avait vu et écouté. Dès son retour, il consigna ses souvenirs et ses idées dans un mémoire destiné certainement à attirer l'attention de Bonaparte[23].

Son coup d'œil perspicace avait relevé tout de suite la grande différence qui existait entre la révolution américaine et la révolution française, au point de vue des conséquences. Rappelant le mot profond de Machiavel: «Toutes les mutations fournissent de quoi en faire d'autres», il oppose, d'une façon judicieuse, l'état social des États-Unis à l'état social de la France. Dans les deux pays, une révolution ne pouvait avoir les mêmes effets. Chez nous, il s'agissait d'établir la liberté, et nous employons ici ce mot dans un sens général, sans entrer dans les distinctions de partis qui en ont souvent dénaturé le sens exact. En Amérique, cette liberté existait en principe et il s'agissait seulement de la faire respecter. Il est facile de tirer la conséquence d'une pareille constatation: les haines, les agitations, les inquiétudes, les bouleversements de toutes sortes, qui sont les fruits d'une révolution dans les pays d'une civilisation avancée et d'un passé lointain, ne se retrouvent pas avec la même âpreté dans les pays d'un passé récent comme l'Amérique. «Sans doute cette révolution a, comme les autres, laissé dans les âmes des dispositions à exciter ou à recevoir de nouveaux troubles; mais ce besoin d'agitation a pu se satisfaire autrement dans un pays vaste et nouveau, où des projets aventureux amorcent les esprits, où une immense quantité de terres incultes leur donne la facilité d'aller employer, loin du théâtre des premières dissensions, une activité nouvelle, de placer des espérances dans des spéculations lointaines, de se jeter à la fois au milieu d'une foule d'essais, de se fatiguer, enfin, par des déplacements et d'amortir ainsi chez eux les passions révolutionnaires[24].

En France, il n'en était pas de même. Les passions révolutionnaires ne pouvaient se satisfaire que sur place. De là, cette progression dans la lutte où les partis, tour à tour triomphants et vaincus, se faisaient une guerre sans merci et qu'on a pu comparer les étapes fournies par le personnel politique de cette époque agitée, aux convulsions d'une hydre dont les têtes abattues renaissent toujours. Au point de vue social,... «sans parler des haines qu'elles éternisent et des motifs de vengeance qu'elles déposent dans les âmes, les révolutions qui ont tout remué, celles surtout auxquelles tout le monde a pris part, laissent après elle une inquiétude générale dans les esprits, un besoin de mouvement, une disposition vague aux entreprises hasardeuses et une ambition dans les idées qui tend sans cesse à changer et à détruire.»

Pour remédier à cet état d'esprit dangereux, fauteur de troubles et d'anarchie, il fallait créer une diversion puissante. La meilleure était la fondation de colonies nouvelles où des hommes fatigués et vieillis par le malheur pussent trouver, dans un cadre nouveau, le moyen de rajeunir leur énergie, en débarrassant la mère-patrie d'éléments de discorde, tout en lui permettant d'étendre son influence au dehors.

C'était, en somme, aiguiller les entreprenants, les audacieux, les généraux vainqueurs dont l'ambition pouvait être sollicitée par une des nombreuses factions en attente, vers un but précis, utile et glorieux. «Et combien de Français, disait Talleyrand, doivent embrasser avec joie cette idée! Combien en est-il chez qui, ne fût-ce que pour des instants, un ciel nouveau est devenu un besoin! et qui, restés seuls, ont perdu, sous le fer des assassins, tout ce qui embellissait pour eux la terre natale; et ceux pour qui elle est devenue inféconde et ceux qui n'y trouvent que des regrets, et ceux même qui n'y trouvent que des remords; et les hommes qui ne peuvent se résoudre à placer l'espérance là où ils éprouvèrent le malheur; et ces multitudes de malades politiques, ces caractères inflexibles qu'aucun revers ne peut plier, ces imaginations ardentes qu'aucun raisonnement ne ramène, ces esprits fascinés qu'aucun événement ne désenchante; et ceux qui se trouvent toujours trop resserrés dans leur propre pays; et les spéculateurs avides et les spéculateurs aventureux, et les hommes qui brûlent d'attacher leur nom à des découvertes, à des fondations de villes, à des civilisations; tel pour qui la France constituée est encore trop agitée; tel pour qui elle est trop calme; ceux, enfin, qui ne peuvent se faire à des égaux, et ceux aussi qui ne peuvent se faire à aucune dépendance.»

Cette énumération contenait tous les éléments troublés de la Société française au lendemain de la révolution; elle indiquait la matière variée et complexe à employer mais elle ne désignait pas l'homme assez fort et bien doué qui pût la diriger et la mener au but.

Il n'est pas téméraire d'affirmer que, si Talleyrand ne proclame officiellement aucun nom, il ne voyait qu'un homme capable d'une pareille mission: le général Bonaparte.

Si l'homme était trouvé et prenait, de jour en jour, plus de consistance et plus d'ampleur, quels seraient les pays sur lesquels il faudrait jeter son dévolu?

On ne pouvait hésiter qu'entre l'Orient et l'Occident.

Dès 1769, le duc de Choiseul qui prévoyait l'indépendance des colonies américaines du joug de l'Angleterre et, par suite, la répercussion qui pourrait se faire sentir sur les colonies que nous possédions dans ces parages, envisageait les négociations à entamer pour la cession de l'Égypte à la France dans le but de trouver vers l'Orient un débouché qui semblait nous échapper vers l'Occident. Talleyrand, Ministre des Affaires Étrangères du Directoire, se solidarisa d'abord avec le général Bonaparte pour préparer, faciliter et mener à bonne fin une expédition qui, ayant pour but de faire la conquête de l'Égypte, devait enlever à l'Angleterre la communication directe avec les Indes. Bonaparte avait encore d'autres projets; on sait que, par la Syrie, il voulait gagner Constantinople et relever, sans doute en son nom, l'ancien empire d'Orient. On sait aussi comment ce projet échoua: la flotte française battue à Aboukir,—Bonaparte enfermé en Égypte, mais parvenant à s'échapper, à tromper la vigilance de l'ennemi et même le secret espoir du Directoire, en débarquant en France sans y être officiellement autorisé. Sa présence était, en effet, nécessaire en Europe: il y allait de son propre destin et du destin de la France.

Mais Talleyrand, dont l'esprit incisif au service d'une imagination réaliste, n'avait pas deviné un homme sans lui assigner aussitôt un rôle,—du moins dans ses rêves secrets d'ambition et de domination—ne trouvait sans doute pas l'Europe digne de ses projets et si la route de l'Asie, après l'échec de l'expédition d'Égypte, se fermait au génie de Bonaparte, l'Amérique n'était-elle pas un vaste champ tout préparé pour y fonder un empire français, empire dont les jalons avaient été posés au XVIIe siècle.

La France, en effet, avait toujours regretté la perte de la Louisiane, cette création de Louis XIV qui, autant que le Canada, peut-être, avait conservé le culte de ses origines françaises. En la cédant, en 1763, à l'Espagne, monarchie bourbonienne, de race latine et de religion catholique, on ne l'enlevait pas entièrement à l'influence française. Le comte de Vergennes fut sur le point de racheter cette belle colonie, mais le prix demandé alors par l'Espagne dépassait les ressources de notre trésor. Cette nécessité de compter fut la seule raison pour laquelle la Louisiane demeura espagnole. En vain, par le traité de Bâle, la République française tenta de la recouvrer,—elle ne parvint qu'à se faire céder la partie orientale de Saint-Domingue,—et encore, devant la supériorité navale de l'Angleterre et les craintes qu'inspirait déjà Toussaint-Louverture, la prise de possession en fut remise à plus tard. Les directeurs Carnot et Barthélemy essayèrent bien de séduire le roi d'Espagne par une combinaison[25] qui, à première vue, devait amplement satisfaire les deux partis. Il s'agissait simplement d'enlever les trois Légations au Pape, de les réunir au Duché de Parme et d'en constituer une principauté pour le fils du duc de Parme qui venait d'épouser une fille de Charles IV. Quoique cet arrangement eût procuré à sa fille une situation prépondérante, le Roi très chrétien ne crut pas devoir se prêter à une spoliation des États de l'Église.

Mais ces efforts, ces tentatives répétées ne prouvent-elles pas avec évidence que, sous une forme ou une autre, la nostalgie de l'Amérique perdue tourmentait périodiquement quelques-uns de nos hommes d'État, soit par pur patriotisme, par intérêt personnel ou par ambition collective? Les raisons multiples qui avaient poussé la France à intervenir en faveur des États révoltés contre l'Angleterre répondaient à des besoins complexes, d'une nature à la fois élevée et aussi moins désintéressée. Les droits de l'humanité en général étant satisfaits, ne serait-il pas possible maintenant de lutter et de revendiquer en faveur des droits plus proches de son propre pays? Bien des changements s'étaient effectués depuis qu'avait été reconnue l'indépendance de l'Amérique. Les Anglais chassés des États-Unis, les Bourbons chassés de France, tant de gens chassés de leurs prébendes et de leurs habitudes, tant de victoires françaises remportées sur les champs de bataille de la guerre et de la pensée, justifieraient, certes, une mise au point de l'organisation sociale, dont profiteraient également la masse et l'individu. Nous avons vu que, dans son mémoire lu à l'Institut, Talleyrand avait paraphrasé et développé telles idées et, dans l'anarchie où se traînait le gouvernement des Directeurs, devant une Europe matée et divisée, un parti se groupa autour du Ministère des Affaires Étrangères, proclamant l'opportunité de restaurer la paix continentale, au profit d'une plus grande extension de l'influence française au dehors—au delà des mers—c'est-à-dire, au profit de la restauration d'un empire français dans certaines régions de l'Amérique.

Talleyrand qui voulait jouer un rôle, qui devait en jouer un si considérable sous peu, avait résumé, dans son esprit, les conceptions d'un aristocrate d'ancien régime à l'égard des États-Unis d'Amérique. De son séjour là-bas, il n'avait pas rapporté une grande sympathie pour les hommes et les choses. Il reprochait aux États-Unis qui n'en étaient encore qu'au début de leur carrière politique, d'être demeurés foncièrement anglais,—anglais de race, de goût, ainsi que par nécessité commerciale. Il insiste sur cette constatation, quand il dit:

«Ce qui détermine la volonté, c'est l'inclination, c'est l'intérêt. Il paraît d'abord étrange et presque paradoxal de prétendre que les Américains sont portés d'inclination vers l'Angleterre: mais il ne faut pas perdre de vue que le peuple américain est un peuple dépassionné, que la victoire et le temps ont amorti ses haines et que, chez lui, les inclinations se réduisent à de simples habitudes; or, toutes ses habitudes le rapprochent de l'Angleterre.

«Dans toute la partie de l'Amérique que j'ai parcourue, je n'ai pas trouvé un seul anglais qui ne se trouvât américain, et pas un seul français qui ne se trouvât étranger».

«Qu'on ne s'étonne pas, au reste, de trouver ce rapprochement vers l'Angleterre dans un pays où les traits distinctifs de la constitution, soit dans l'Union fédérale, soit dans les États séparés, sont empreints d'une si forte ressemblance avec les grands linéaments de la constitution anglaise[26]».

Mais en face de ces hommes qu'il accusait volontiers d'être des trafiquants sans vergogne, il dressait, sans scrupule, sa silhouette fine de forban en jabot de dentelles. Il est avéré que les commissaires envoyés, en juillet 1797 pour aplanir les difficultés existant alors entre les deux pays, se heurtèrent surtout à l'intransigeance déplacée de M. de Talleyrand. Les négociations ne purent aboutir parce que le Ministre français des Affaires Étrangères réclamait pour lui, avec un cynisme éhonté, un don de 1.200.000 fr., et que les Américains, outrés de telle prétention, préférèrent rompre toute conversation. En avril 1798, on était à la veille d'une guerre.

Cette guerre qui aurait répondu aux plus secrètes aspirations de sa politique, il ne fit rien pour l'éviter. Au contraire, les instructions qu'il envoie au Ministre de France, à Madrid, Guillemardet, prouvent combien lui tenait à cœur son projet d'intervenir dans les affaires d'Amérique, dans le but d'y développer les bases d'un établissement français. Aussi, dès qu'il apprit que l'Espagne avait livré aux États-Unis les forts des Natchez situés le long du Mississipi, il fit ressortir toute la maladresse du cabinet de Madrid qui portait ainsi une atteinte directe à l'avenir de ses propres colonies, la possession de ces forts étant précisément destinée à contenir les progrès des Américains dans ces contrées.

Pour arrêter court cette ambition des Américains, il n'y avait qu'un moyen: celui qui consistait à les empêcher de dépasser les limites qui empiéteraient sur les régions d'influence espagnole. Mais l'Espagne, laissée à ses seules ressources, ne pouvait accomplir une œuvre aussi difficile. Il ne lui restait plus qu'à avoir recours à l'aide de la France et de lui céder une partie de ses immenses domaines, dans le but de préserver le reste,—c'est-à-dire de nous céder les Florides et la Louisiane. Ces deux provinces constitueraient le rempart le plus impénétrable à opposer aux forces combinées, le cas échéant, d'Angleterre et des États-Unis.

Ce projet qui, pour l'exécution, reposait sur une politique tortueuse, ne manquait pas de grandeur. Il n'avait pu être conçu que par un esprit foncièrement monarchique dont toutes les origines se confondaient, pour ainsi dire, avec celles de la royauté. Talleyrand, tout en se pliant aux événements, n'avait jamais cru au triomphe définitif de la Révolution. Pour lui, elle était une crise avec laquelle, certes, il fallait compter mais qui, une fois parvenue à sa période de décroissance, tendrait tout naturellement à la restauration des principes indestructibles de l'ancien régime. Il avait guetté l'homme capable de parfaire une telle œuvre. Cet homme rentrant d'Égypte, venait de soulever les premiers plis du voile qui recouvrait son ambition. Bonaparte, Premier Consul, après avoir pacifié l'Europe, pourrait la rassurer aussi en consacrant toutes les énergies de la France à la création d'un empire contre-révolutionnaire dans le Nouveau-Monde. Le succès d'une telle entreprise serait d'autant plus assuré, qu'elle répondrait aux désirs des monarchies européennes, en poursuivant l'esprit républicain jusque dans son dernier repaire. Atteindre la démocratie américaine ne pouvait déplaire à l'Angleterre; au lendemain de tant de bouleversements sociaux, réunir toutes les légitimités en vue de faire échec à toutes les anarchies, ce fut, en somme, le fond de la politique de Talleyrand, politique qui, à travers les heures les plus difficiles ou les plus glorieuses de la République, du Consulat et de l'Empire, devait trouver son triomphe dans les subtiles discussions du Congrès de Vienne.

En attendant, Bonaparte battait les Autrichiens à Marengo et concluait une paix qui lui permît de reprendre les négociations avec l'Amérique. Son frère Joseph, chargé de négocier, signa un traité à Mortefontaine, par lequel, tout en réservant le règlement définitif de certaines questions relatives aux garanties et obligations imposées aux États-Unis par le traité d'alliance de 1778, les relations diplomatiques reprirent leur cours. Mais même avant que Joseph Bonaparte ait pu faire preuve d'habileté transactionnelle, le Premier Consul avait déjà pris une décision importante concernant l'Amérique, qui devait lui permettre d'intervenir dans les affaires des pays d'outre-mer, d'une façon ou d'une autre, suivant les circonstances.

Son génie prévoyait tout le parti à tirer d'une main mise sur de vastes territoires américains et, dès le lendemain de Marengo, sans attendre la conclusion de la paix avec les États-Unis, l'Angleterre et l'Autriche, il chargea Talleyrand d'envoyer un courrier à Alquier, notre Ministre à Madrid, avec les pouvoirs de conclure un traité par lequel l'Espagne rétrocéderait la Louisiane à la France, moyennant un agrandissement équivalent du Duché de Parme. C'était reprendre, sur des bases plus larges, un projet qui avait déjà été repoussé par le roi très catholique, mais qui serait sans doute plus favorablement accueilli par la reine, non moins catholique,—la seule chose qui n'était pas catholique du tout, c'était la proposition que l'on faisait.

Cette proposition prit même des proportions plus grandes, quand Alquier fut remplacé par Berthier[27] pour mener à bien une affaire qui répondait aux ambitions secrètes de Bonaparte et constituait une menace dangereuse dirigée contre les États-Unis d'Amérique. Il ne s'agissait plus seulement de la Louisiane, mais l'Espagne devait y ajouter les deux Florides et appuyer cette convention par le don de six vaisseaux de guerre. Depuis la lutte séculaire qui avait mis Français et Anglais face à face pour la conquête de l'Amérique du Nord, jamais, peut-être, les États-Unis n'avaient été exposés à un plus grand péril. On peut donc conclure de cette constatation que la fondation d'un empire colonial hanta, à cette époque plus qu'à une autre, l'esprit de Bonaparte et qu'il subordonna à sa réalisation, pendant quelques années du moins, jusqu'en 1803, les plus immédiates et les plus mystérieuses menées de sa diplomatie.

Le roi d'Espagne souleva des objections en ce qui concernait la cession des Florides. Il était disposé à céder la Louisiane dont les origines étaient bien françaises, mais il fit des difficultés pour les Florides qui faisaient bien partie du domaine national. Ses hésitations furent vaincues par l'habile promesse de remplacer les trois Légations par la Toscane. La Toscane offerte en compensation à leur neveu et gendre devait lever tous les scrupules du Roi et de la Reine. C'était une perspective inespérée! Ils firent immédiatement venir le Prince de la Paix pour lui faire part de leur grande joie. La satisfaction de voir leur fille régner sur le beau pays qui s'étend aux bords de l'Arno leur fit oublier les territoires non moins beaux du pays qui s'étend aux bords du Mississipi. Le général Berthier signa, le 1er octobre 1800, le traité de San Ildefonso qui annulait, pour ainsi dire, le traité de Mortefontaine signé si peu de temps auparavant. Le premier de ces traités, grâce à certaines concessions réciproques, rétablissait les relations normales entre les deux pays en assurant la paix; le second, en plaçant un concurrent redoutable à la frontière des États-Unis, risquait de les refouler à jamais entre les Alleghanys et la mer et d'empêcher une extension vers l'ouest qui fut, de tout temps, la condition essentielle du progrès normal de la République naissante.

Le Ministre dirigeant les affaires d'Espagne devait essayer de reculer le plus loin possible cette échéance, non pas par sympathie pour les États-Unis, mais bien dans l'intérêt de sa patrie.

Godoy, Prince de la Paix, avait beau jouir d'une réputation scandaleuse dans sa vie privée, il était homme de ressource, d'un patriotisme à la fois souple et tenace. Il parvint à empêcher, pendant sept ans, l'intrusion de Napoléon en Espagne, en signant avec le Portugal le traité de Badajoz, au bas duquel Lucien, gorgé de présents et de richesses, apposa sa signature,—et à éluder les conséquences du traité de San Ildefonso, en ce qui concernait la rétrocession de la Louisiane, sous le prétexte, d'ailleurs assez légitime, que le nouveau royaume d'Étrurie avait été remis au jeune roi dans des conditions qui ne répondaient nullement à la compensation stipulée, ce royaume continuant à être occupé et administré par des généraux français et n'étant pas reconnu par les autres puissances. Jusqu'à présent, ce n'était, en somme, qu'un jouet illusoire que l'on faisait miroiter devant les yeux de deux souverains fascinés par le fantôme d'une royauté.

Cette manière d'envisager les choses irrita Bonaparte, et avec d'autant plus de raison que la cour d'Espagne, influencée par Godoy, remettait de jour en jour l'heure de la rétrocession de la Louisiane. Après le traité de San Ildefonso, le Premier Consul, inspiré par un sentiment à la fois de politique et de convenance, avait permis à Godoy de différer, pendant un an, cette cession. Cependant, s'il était impatient d'en prendre possession, l'Espagne, de son côté, soulevait des difficultés dans le but d'éloigner l'échéance. Notre Ministre, Gouvion Saint-Cyr, obtint, enfin, la promesse que Charles IV consentirait à livrer la Louisiane, à deux conditions: l'Autriche, l'Angleterre et le Grand Duc de Toscane détrôné, devaient reconnaître officiellement le nouveau roi d'Étrurie,—et la France devait s'engager à ne pas aliéner la propriété et l'usufruit de la Louisiane et à la remettre à l'Espagne dans le cas où le roi de Toscane perdrait la totalité ou une partie de ses États.

Le Prince de la Paix n'avait donc pas une confiance absolue dans la durée et la solidité des royaumes créés par Bonaparte?

Talleyrand fut chargé de donner à l'Espagne l'assurance formelle que jamais la France n'aliénerait une colonie qui, en 1763, n'avait été retranchée du domaine national qu'en faveur de l'Espagne et dont les antécédents français légitimaient les prétentions actuelles.

Le Premier Consul insistait toujours pour avoir aussi les deux Florides. Même résistance de la part de Godoy qui fit intervenir la diplomatie anglaise, affirmant que Sa Majesté Britannique ne consentirait jamais à ce que les deux Florides soient acquises par la République française et que les États-Unis se solidariseraient, en cette circonstance, avec la cour de Saint-James[28]. D'un autre côté, la nature des compensations offertes soulevait des objections. L'Empereur Alexandre de Russie lui-même s'étonnait de voir la France disposer des États de Parme en faveur de l'Espagne, quand il était plus légitime de les donner en indemnité au roi de Sardaigne.

Étranges contestations! Étranges pourparlers! Ils font ressortir la ténacité avec laquelle Bonaparte cherchait à réaliser ses projets de domination en Amérique. Étrange opposition aussi de la part de l'Europe. Pour elle, n'aurait-il pas mieux valu diriger l'activité du capitaine ambitieux vers le Nouveau-Monde? En lui facilitant l'acquisition de toutes les Florides et de toute la Louisiane, l'Espagne et la Russie auraient, sans doute, agi dans leur propre intérêt. La France et les États-Unis mis face à face, à cette heure décisive de leur destinée, auraient été entraînés, sans doute, dans des complications dont on aurait difficilement vu la fin.

Le Prince de la Paix et l'Empereur de Russie, s'ils avaient pu lire dans l'avenir, auraient, certes, mieux fait d'encourager ces velléités de conquêtes extra-européennes, de laisser couler le sang français à Saint-Domingue et sur les rives du Mississipi, plutôt que de voir leurs pays envahis, Saragosse emporté d'assaut et Moscou incendié...

Seule, l'Angleterre, l'île intangible, le pays des colonies, qui n'avait pas renoncé à l'espoir d'agrandir celles qu'il possédait toujours en Amérique, avait intérêt à en écarter sa rivale séculaire. Pour elle, le salut consistait à nous susciter des hostilités continentales. On était arrivé à la dernière phase de la seconde guerre de Cent Ans qui, par des alternatives plus ou moins rapprochées, mettait aux prises Français et Anglais.

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