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Napoléon et l'Amérique: Histoire des relations franco-américaines spécialement envisagée au point de vue de l'influence napoléonienne (1688-1815)

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CHAPITRE V
NAPOLÉON ET LA LOUISIANE.

Jefferson est nommé Président des États-Unis en 1801. — Sa sympathie pour la France. — Il veut la paix à l'intérieur et à l'extérieur. — La Louisiane convoitée par Bonaparte. — Monroe est envoyé à Paris. — L'Angleterre prépare les hostilités. — Bonaparte renonce à la Louisiane. — Les préparatifs qui lui étaient destinés sont tournés contre la Grande-Bretagne. — Monroe d'abord éconduit, reçoit un accueil plus favorable. — Scène entre Bonaparte et ses frères Lucien et Joseph. — Barbé de Martois discute avec Livingston et Monroe les conditions de cession de la Louisiane aux États-Unis.

Thomas Jefferson fut appelé à jouer un grand rôle en Amérique, au moment où, en Europe, se mesuraient ces partenaires redoutables: Bonaparte et Pitt.

Il fut nommé Président de la République des États-Unis en mars 1801.

C'était le triomphe du parti républicain qui, dans sa personne, avait vaincu les Fédéralistes. C'était aussi le triomphe de l'idée française qui trouva, dans le nouveau Président, un défenseur et presque un disciple.

Jefferson avait quitté la France à temps pour ne garder, de son séjour parmi nous, que le souvenir des grandes journées de la Révolution. Il assista à son aurore et ne fut pas le témoin des excès qui refroidirent si vite tant d'amis de la première heure. Sa sympathie nous était donc acquise. Mais il dut compter avec les questions litigieuses qui, sous la Convention et le Directoire, avaient mis les deux pays à deux doigts d'une guerre.

Cette sympathie pour la France, avait pour corollaire sa haine pour la Grande-Bretagne. Elle fut d'abord soumise à une grande épreuve mais finit par récolter une récompense glorieuse. Elle allait jusqu'à excuser les massacres de septembre et aurait volontiers poussé à la rupture de tous les liens commerciaux si importants entre les États-Unis et l'Angleterre. Autant de raisons qui rendaient Jefferson odieux aux Fédéralistes tombés mais toujours redoutables; ils le traitaient de gallomane, anglophobe et jacobin, tous épithètes qui répondaient à une réalité dont il revendiquait hautement la responsabilité, mais qui pouvaient légitimer de graves oppositions au gouvernement,—oppositions qui s'étaient déjà manifestées au moment des élections pour la présidence et la vice-présidence. Pourtant Jefferson, quoique taxé de fanatique, penchait plutôt vers la conciliation. N'avait-il pas dit à Madison: «Je n'ai pas assez de passion pour trouver du plaisir à naviguer au milieu des tempêtes».

C'était réflexion de sage politique, d'autant plus que les excès des Fédéralistes tendant à rien de moins qu'à fomenter des discordes civiles, avaient finalement tourné contre eux-mêmes.

Dans son discours d'inauguration, Jefferson développa des idées de conciliation, d'apaisement et de philanthropie. Certains passages semblaient empreints de quelque amertume provenant du souvenir des luttes récentes et peut-être aussi de la crainte des difficultés à venir. Pour bien montrer combien il prétendait représenter une démocratie jusque dans ses formes extérieures, il simplifia, autant que possible, la mise en scène des cérémonies coutumières. Il vint à pied de son logis à la maison où se réunissait le Congrès, dans ses vêtements ordinaires, escorté par un détachement de la milice et accompagné des secrétaires de la Marine et des Finances, auxquels étaient venus se joindre quelques-uns de ses amis politiques de la Chambre des Représentants. D'ailleurs, son extérieur répondait assez bien à son idéal politique. Jefferson était très grand, d'allure timide, d'apparence froide, d'attitude réservée et ne donnant pas l'impression d'un homme habitué au commandement.

Cet honnête homme, ce grand citoyen, qui fut surtout remarquable par le caractère et les intentions, rêvait une ère de calme à l'intérieur et une ère de paix à l'extérieur, qui permît aux États-Unis de se développer sans entraves.

À l'intérieur, il eut à lutter contre les attaques de ses adversaires politiques, à l'extérieur, il eut à faire face aux exigences tour à tour coalisées ou rivales de la France, de l'Angleterre et de l'Espagne, toujours à l'affût d'une occasion propice dont la faiblesse de l'armée américaine leur permettrait de profiter.

Précisément, au début de sa Présidence, Jefferson, dans une illusion d'humanitarisme tout à son honneur, ne parle que de paix, de réduction de dépenses, surtout pour l'armée et la marine. Ce programme allait à l'encontre de celui des Fédéralistes. Eux, en vue d'une guerre avec la France, en 1799, n'avaient pas dépassé le budget de l'année et de la marine, de six millions de dollars. Pour le moment, tout danger de guerre étant écarté, ce budget fut réduit de moitié. Jefferson, par l'excès contraire, cherche à atteindre son adversaire, à «plonger le fédéralisme dans un abîme où il fut condamné à périr sans espoir de résurrection.»

Au moment même où le Président prenait ces mesures pacifiques, au moment où, aux États-Unis, les ressources militaires étaient réduites à leur minimum, Bonaparte négociait avec l'Espagne, en vue de la rétrocession de la Louisiane.

Nous avons vu avec quelle cauteleuse habileté Godoy cherchait à reculer l'heure de l'échéance qui, pour lui, sonnerait le glas de la puissance espagnole. Mais ce n'était pas seulement le Prince de la Paix qui mettait la patience du Premier Consul à une rude épreuve. La résistance de Toussaint Louverture à Saint-Domingue était un facteur important dont il fallait tenir compte, car il pouvait, selon les circonstances, faciliter ou anéantir l'exécution des plans de domination en Amérique, auxquels travaillait en secret le gouvernement français. Si le chef des noirs était vaincu, rien n'empêcherait plus le flot de l'envahisseur de se précipiter sur la Louisiane et de remonter le Mississipi en une poussée irrésistible,—s'il réussissait, au contraire, dans sa résistance, Bonaparte ne pouvait plus considérer Saint-Domingue comme un point d'appui, une base d'action,—la première étape menant à la Louisiane lui échappait et toutes ses forces devaient être rappelées et concentrées en Europe où l'Angleterre, suivant sa politique séculaire, cherchait à entraîner la France pour l'empêcher d'agrandir ses colonies et de devenir une puissance coloniale.

Jefferson se trouva donc en présence d'un grand danger, mais, connaissant l'état insuffisant de la flotte et de l'armée, il hésitait à exposer son pays aux aventures d'une guerre qui se présentait dans des conditions peu favorables. Il ne fallait pas se le dissimuler: sans les hésitations de Godoy et sans la résistance de Toussaint Louverture, un corps expéditionnaire de plus de 10.000 Français, entraînés à l'école de Hoche et de Marceau, commandé par un futur maréchal de France, aurait facilement occupé la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, avant seulement que Jefferson ait pu rassembler une brigade de milice à Nashville.

Pour le grand républicain qui aimait la France, qui avait trouvé chez elle les mêmes tendances libérales, les mêmes affirmations du droit et de la justice, une pareille entreprise eût été contraire à la politique française si régulièrement suivie depuis plus de quarante ans. Il ne pouvait pas prévoir que, par la force des choses, le Premier Consul allait reconstituer petit à petit ce que la Révolution avait systématiquement détruit. En un mot, c'eût été le renversement des alliances et, finalement, intéresser les États-Unis à l'abaissement de la France et les contraindre à s'appuyer sur la Grande-Bretagne.

C'est ce que Jefferson analysait clairement quand il écrivait à Livingston, Ministre des États-Unis à Paris[29]:

«Il n'y a sur le globe qu'un seul point dont le possesseur soit notre ennemi naturel et habituel: c'est la Nouvelle-Orléans. C'est par là, en effet, et par là seulement que les produits des trois huitièmes de notre territoire peuvent s'écouler... En nous fermant cette porte, la France fait acte d'hostilité contre nous. L'Espagne pouvait la garder encore pendant de longues années. Son humeur pacifique et sa faiblesse devaient l'amener à nous accorder successivement des facilités de nature à empêcher son occupation de nous être trop à charge; peut-être même se serait-il produit avant peu des circonstances en présence desquelles une cession aux États-Unis serait devenue pour elle l'occasion d'un marché fort profitable. Mais lorsqu'il s'agit des Français, la question change de face. Eux, ils sont d'une humeur impétueuse, d'un caractère énergique et turbulent; nous, malgré nos goûts tranquilles, malgré notre amour pour la paix et pour la poursuite de la richesse, nous sommes aussi arrogants, aussi dédaigneux de la richesse acquise au prix de l'honneur, aussi énergiques, aussi entreprenants qu'aucune autre nation du monde. Établir un point de contact et de froissement perpétuel entre des caractères ainsi faits, créer entre eux des rapports aussi irritants, c'est rendre impossible l'amitié de la France et de l'Amérique. La France et l'Amérique seraient également aveugles, si elles se faisaient illusion à cet égard. Et, quant à nous, il faudrait être bien imprévoyant pour ne pas prendre tout de suite certaines précautions en vue de cette hypothèse. Le jour où la France s'emparera de la Louisiane, elle prononcera la sentence qui la renfermera pour toujours dans la ligne tracée le long de ses côtes pour le niveau des basses mers; elle scellera l'union de deux peuples qui, réunis, peuvent être les maîtres exclusifs de l'Océan; elle nous contraindra à faire alliance avec la flotte et la nation anglaises.»

Ces lignes résument excellemment la question. Livingston eut a défendre ce point de vue à Paris. Mais quoique les hommes sérieux qui entouraient le Premier Consul se montrassent peu disposés à approuver une expédition aussi aventureuse[30], il n'y avait pas à espérer qu'on pût exercer une influence directrice, décisive, sur la volonté du maître. Une seule perspective pouvait faire modifier ses intentions: un événement européen rejetant au second plan l'aventure américaine.

Cet événement fut le traité d'Amiens.

Mais avant de se trouver devant un fait accompli, qu'il ne pouvait prévoir, Jefferson voulut essayer la conciliation pour éviter la guerre et, dans le cas où elle serait inévitable, pouvoir la faire avec quelque chance de succès. Il résolut donc d'envoyer en Europe un ambassadeur extraordinaire qui eut pour mission de traiter d'abord avec Bonaparte et, s'il n'y réussissait pas, de sonder les cours de Londres et de Madrid. Son choix tomba sur James Monroe qui devait s'entendre avec Livingston, le Ministre américain à Paris, pour décider le Premier Consul à céder aux États-Unis la Nouvelle-Orléans et les Florides.

«La fermentation des esprits croît dans nos contrées de l'Ouest,—écrivait Jefferson à Monroe.—Elle est stimulée par les intérêts mercantiles et même par ceux de l'Union en général, au point de mettre la paix en danger. Dans notre situation prospère, nous devons prévenir ce malheur, le plus grand de tous, et vous demander un sacrifice temporaire. Je vais vous charger d'aller remplir une mission extraordinaire en France, et demain je fais connaître au Sénat que je vous nomme. Vous ne pouvez refuser car toute notre espérance est en vous. Attendez deux jours, à Richmond ou Albermarle, la décision du Sénat. Passez la nuit et le jour à arranger vos affaires pour une absence qui sera peut-être courte, peut-être longue.»

Le 13 janvier, le Président écrivait encore à Monroe une missive plus pressante et plus explicative:

«Hier, n'ayant pas le temps d'écrire, je vous ai envoyé l'approbation, donnée par le Sénat, à votre nomination. La suspension de notre droit d'entrepôt à la Nouvelle-Orléans a porté l'agitation publique au plus haut degré. Elle est fondée dans le pays de l'Ouest sur des motifs justes et naturels. Des remontrances, des mémoires circulent de tous côtés et sont signés par tous les habitants. Le parti que nous prenons n'étant pas connu, l'inquiétude ne se calme pas. Il faut faire connaître quelque chose de positif pour apaiser ce trouble. Le dessein que nous avons formé d'acquérir la Nouvelle-Orléans et les Florides peut recevoir tant de modifications, qu'il n'est pas possible de les exprimer à notre Ministre ordinaire en France, par des instructions et par une correspondance. Il importait donc de lui adjoindre un Ministre extraordinaire, ayant des pouvoirs discrétionnaires, bien pénétré de notre dessein et en état d'entendre et de modifier en conséquence toutes propositions qui lui seraient faites: cela ne peut avoir lieu que dans une suite de discussions orales. L'envoi d'un Ministre une fois arrêté, il ne pouvait y avoir deux opinions sur le choix de la personne. Vous possédez la confiance sans bornes de l'administration et celle des habitants de l'Ouest. Tous les yeux sont fixés sur vous: si vous n'acceptiez pas, le chagrin serait grand et porterait atteinte à la haute considération dont vous jouissez. En vérité, je ne sais rien qui pût produire autant de sensation, car de l'événement de cette mission dépendent les futures destinées de cette république. Si nous ne pouvons, au prix que coûterait l'acquisition qu'il s'agit de faire, nous assurer une paix perpétuelle et l'amitié de toutes les nations, il convient de nous préparer à la guerre; car elle ne peut être éloignée. Si vous veniez à échouer dans la négociation sur le continent, il serait peut-être nécessaire de passer en Angleterre. C'est alors que nous nous verrions embarrassés dans la politique européenne, aux dépens de notre bonheur et de notre prospérité. Cela ne peut être prévenu que par le succès de notre mission. Je sens qu'après être entré dans une autre carrière, vous avez à faire un grand sacrifice. Mais il est des hommes nés pour le service public. La nature, en les créant pour rendre de grands services à l'humanité, leur a imprimé le sceau de leur destinée et de leur devoir.»

Monroe était autorisé à offrir deux millions de dollars comme prix de cette cession.

Cependant, contrairement à ces dispositions pacifiques qui prétendaient régler ces délicates questions par un traité, un parti s'était formé dans les provinces de l'Ouest dans le but de s'emparer de la Nouvelle-Orléans par la force. Les Fédéralistes prirent la direction de ce mouvement auquel M. Livingston lui-même accordait son approbation, ne croyant pas qu'il serait possible de réduire l'intransigeance du Premier Consul en faveur d'un arrangement à l'amiable.

Bonaparte, en hâtant les préparatifs des forces nouvelles qu'il destinait à Saint-Domingue et à la Louisiane, avait naturellement attiré l'attention soupçonneuse de l'Angleterre. L'armée française, une fois débarquée en Amérique, ne se contenterait certes pas d'atteindre le but officiellement proclamé; elle ne résisterait pas à la tentation de s'emparer des colonies anglaises du golfe: la Jamaïque, les Antilles anglaises n'étaient plus en sûreté. Et même, tout le commerce des vice-royautés espagnoles en Amérique risquait de tomber entre les mains des Français.

L'Angleterre était frémissante. L'ancienne rivalité avec la France renaissait des mêmes causes et, cette fois encore, c'est l'Amérique qui en est le prétexte. Bonaparte fut obligé de suivre le courant et, malgré son désir de donner libre carrière à son génie dans les vastes espaces du Nouveau-Monde, il dut porter tous ses efforts sur l'Europe.

Le 20 février 1803, le Premier Consul, dans son exposé de la situation adressé au Corps Législatif, se plaignit des intrigues de l'Angleterre et accusa le cabinet de Londres de ne pas exécuter le traité d'Amiens. La réponse fut catégorique. Le 8 mars, dans un message belliqueux, le roi d'Angleterre disait: «Je suis informé des préparatifs considérables qui se font dans les ports de Hollande et de France et quoiqu'on m'assure qu'ils ont les colonies françaises pour objet, j'ai dû prendre des précautions pour la sûreté de nos domaines, l'honneur de ma couronne et les intérêts de mon peuple.»

L'Angleterre faisait immédiatement procéder à des armements considérables, en réponse à ceux qui se préparaient dans les ports de France et de Hollande: dix mille hommes de mer furent levés. L'atmosphère était pleine de menaces. La guerre semblait imminente. Malgré les assurances de l'ambassadeur anglais, Lord Withworth, le Premier Consul y croyait. Mais, pour la première fois, il paraissait hésiter. Cette hésitation, certes, ne venait pas de la crainte de n'être pas prêt, ou de l'appréhension d'une défaite: elle venait, sans doute, du regret d'être obligé de diriger contre l'Angleterre des forces destinées à opérer en Amérique. Le rêve de travailler en grand dans un continent neuf, encore en voie de formation, où un génie militaire et administratif pourrait facilement poser les bases d'un empire, ce rêve s'évanouissait devant la nécessité de faire face à des dangers plus proches que la situation géographique du pays et la rivalité de l'ennemi séculaire rendaient redoutables.

Avec son coup d'œil perspicace, Bonaparte vit immédiatement qu'il fallait renoncer à la Louisiane.

L'expédition destinée à l'Amérique était pourtant en bonne voie de préparation. À côté de l'ambition personnelle de Bonaparte, qui, entretenue par Talleyrand, voyait dans cette expédition le point de départ de conquêtes plus importantes, il ne faut pas oublier que le sentiment patriotique français ne s'était jamais éteint dans cette belle colonie, il ne faut pas oublier que, pendant les dix dernières années, il y eut des manifestations en faveur de la France, qui légitimaient son intervention.

Dès 1790, des Odouarts-Fantin remettait à l'Assemblée nationale une pétition des habitants qui demandaient à être réunis à la mère-patrie.

Pendant la Révolution, le Comité de Salut Public, désireux de réparer l'indifférence du gouvernement des Bourbons envers les Français de la vallée du Mississipi, voulut leur témoigner de nouveau tout l'intérêt dont ils jouissaient toujours en France; Volney fut désigné pour aller, comme naturaliste, se renseigner sur la situation générale de l'Amérique.

En janvier 1794, Mahlberger, capitaine d'artillerie de la compagnie de la Charente, demanda, au nom de quelques actionnaires, «200 hommes, 80 canonniers, 1 pièce de 12, 1 pièce de 8, 2 obusiers pour aller intercepter le Mississipi en passant par le Maryland, le fort Pitt, l'Ohio jusqu'à l'anse de la Graisse occupée par les Espagnols.... Le soussigné, à son passage à la Nouvelle-Orléans, avait été chargé d'une pétition de plus de 1.500 personnes, riches habitants, pour réclamer les secours de la Convention nationale pour être réunis à la mère-patrie dont ils ont été séparés par la trahison du Ministre Choiseul qui les a lâchement vendus pour huit millions... À défaut de la Louisiane, ajoute-t-il, l'expédition pourra s'emparer de la Trinité[31]

Tels projets d'invasion, sous une forme ou sous une autre, ressemblent aux tentatives faites par Genet. En tout cas, depuis ce moment, nos dirigeants ne renoncent plus à l'espoir de rentrer en possession de la Louisiane. Carnot lui-même se fait le défenseur d'un projet d'annexion. Barthélemy, notre plénipotentiaire aux négociations de Bâle, fut chargé de demander à l'Espagne la rétrocession de la Louisiane et de Saint-Domingue en échange de Fontarabie et de Saint-Sébastien. Nous avons vu qu'il ne put obtenir qu'une partie de Saint-Domingue. En 1797, le Directoire dut prendre des mesures pour empêcher les Anglais d'envahir la Louisiane. Le fils du général Collot présenta un mémoire pour être autorisé à lever, au nom de la France, un corps de Canadiens. Un nommé Magdett proposa même de s'emparer de la Louisiane et de soulever l'Irlande, an VII et an VIII[32].

Sur ces tentatives et ces velléités, Bonaparte greffa son projet plus grandiose et mieux conçu. Le traité de Mortefontaine avait rétabli les relations avec les États-Unis et le traité de San-Ildefonse avait obligé l'Espagne à accepter les conditions d'une rétrocession. À l'heure où nous sommes parvenus, était réuni à Helvoett Sluys, près de Rotterdam, un corps de troupes qui, pendant quelque temps, fut désigné sous le nom d'expédition de Flessingue. En réalité, il était destiné à la Louisiane et toutes les mesures avaient été prises en vue d'un établissement solide et définitif.

Voulant éloigner Bernadotte, le Premier Consul le désigna d'abord comme capitaine général de la Louisiane, mais Bernadotte ayant émis des prétentions inacceptables, le général Victor fut nommé à sa place.

Une somme de 2.686.000 fr. avait été prévue, plus 486.235 fr. pour l'affrètement des navires du convoi dont voici le détail d'après de Villiers du Terrage[33]:

La Wilhelmina 458 tonnes.  
La Marta Marguerita 436 »  
L'Hanseatischband 416 »  
La Colombia 320 »  
La Minerve 298 »  
La Pallas 250 »  
Le Hampden 254 »  
La Providence 708 »  
Le Lexington 290 »  
L'Américain 376 »  
  ————  
  Total 3.806 tonnes à 44 fl. = 167.464 fl.
  ————  
Les Deux Catherines 560 tonnes  
Le Cicéro 318 »  
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  878 tonnes à 40 fl. = 35.120 .
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Gratification 3.397 tonnes à 5 fl. = 16.985 .
Au commissaire de la marine, Couderc   6.587 .
  Total   226.156 fl. = 486.255 t.

Pour préparer la venue des Français et se faire bienvenir auprès des sauvages, on réunit, conformément aux conseils de l'interprète Fournerel, de nombreux cadeaux en fusils, carabines, sabres, objets d'habillement, accompagnés d'un lot de médailles destinées aux grands chefs des sauvages. Cette médaille portait l'effigie du Premier Consul et au revers: «À la Fidélité[34]

Dès le 24 septembre 1802, un décret organise le pouvoir militaire et civil à la Louisiane. Les fonctionnaires de tous ordres doivent être répartis comme suit:

  • Un capitaine général (Victor), au traitement de 70.000 fr. plus celui de son grade en non activité.
  • Un général de brigade, lieutenant du capitaine général (Cassague) avec 5000 fr. de supplément de traitement.
  • Deux généraux de brigade. Deux adjudants commandants. Un commandant d'armes de 2e classe. Deux commandants de 4e classe. Un chef de bataillon d'artillerie. Un chef de bataillon du génie.
  • Deux ingénieurs géographes. Un capitaine de port. Sept officiers de santé. Quatre pharmaciens.
  • Un préfet colonial (Laussat) au traitement de 50.000 fr.
  • Un grand juge (Aimé), au traitement de 36.000 fr.
  • Un sous-préfet de la Haute-Louisiane (Charles Maillard), au traitement de 6075 fr.
  • Un commissaire, chef d'administration (Mollet).
  • Un commissaire inspecteur (Grandpré).
  • Deux sous-commissaires. Deux commissaires principaux. Deux gardes-magasins. Un directeur des domaines. Deux arpenteurs. Un directeur de douane. Un receveur payeur général (Peyrusse). Deux économes. Un jardinier-botaniste.

Les lois françaises devaient être appliquées en Louisiane et un décret de nivôse ordonnait «l'incorporation immédiate dans les troupes de la République de tous les individus sans aveu et moyen d'existence qui débarqueront dans la colonie.»

Rien n'avait été oublié et on sent qu'une direction administrative de premier ordre avait présidé à cette organisation militaire et civile qui méritait un meilleur sort que celui qui lui était réservé.

En effet, malgré l'activité et la hâte déployées pour aboutir le plus vite possible, les armements subissaient des retards; on était déjà en février 1803 et la flotte restait encore bloquée par les glaces dans le Haringvliet. Le général Victor s'impatientait. Le 12 février le Ministre rédigeait une note se terminant par ces mots:

«...Les glaces retenant l'expédition du général Victor, lui donner ordre de ne mener à la Louisiane que trois bataillons, savoir: un de la 17e de ligne et deux de la 54e et de les porter au complet de guerre.»

Enfin, le 10 mars: «Je compte incessamment recevoir la nouvelle de votre départ».

L'ordre allait être donné, tous et tout étaient prêts quand un courrier arriva, bride abattue, apportant cette dépêche du Ministre:

13 floréal an XI (3 mai).

«L'expédition qui avait été préparée à Helvoett Sluys, citoyen, n'aura pas lieu, et, à la réception de cette lettre, vous ferez cesser immédiatement toutes les dépenses qu'elle continuait d'occasionner et les troupes seront débarquées»...

Quelle était la cause de ce revirement subit et pour quelles raisons la direction imprimée aux événements changeait-elle si brusquement?

On l'a déjà dit: la nécessité, pour le Premier Consul, de faire face à l'Angleterre et de renoncer, par conséquent, à la Louisiane pour concentrer toutes ses forces sur le continent.

L'inquiétude et la menace croissaient de l'autre côté du détroit.

À Londres, écrivains et orateurs tenaient le peuple en haleine. Un membre du Parlement anglais avait dit ces paroles:

«La France nous oblige de nous ressouvenir de l'injure qu'elle nous a faite, il y a vingt-cinq ans, en s'alliant à nos colonies révoltées. Jalouse de notre commerce, de notre navigation, de notre opulence, elle veut les anéantir. Les entreprises du Premier Consul à la suite d'une paix trop facilement faite nous forcent de nouveau d'en appeler aux armes. L'ennemi s'approprie, par un trait de plume, des territoires plus étendus que toutes les conquêtes de la France pendant plusieurs siècles. Il hâte ses préparatifs. N'attendons pas qu'il nous attaque; attaquons les premiers.»

Dans une conférence qui eut lieu aux Tuileries, le Premier Consul répondit sur le même ton aux conseillers qui penchaient encore vers la conciliation que, si immédiatement, on ne prenait pas des mesures décisives contre la puissance anglaise, cette nation assujettirait tout l'Univers à sa domination.

Et il ajouta:

«Pour affranchir les peuples de la tyrannie commerciale de l'Angleterre, il faut la contrepoiser par une puissance maritime qui devienne un jour sa rivale: ce sont les États-Unis. Les Anglais aspirent à disposer de toutes les richesses du monde. Je serai utile à l'Univers entier, si je puis les empêcher de dominer l'Amérique comme ils dominent l'Asie!»

Sa pensée se précisait.

Dans la guerre qui allait éclater, la Louisiane pouvant lui échapper au profit de l'Angleterre, il fallait prendre les devants et céder cette belle province aux États-Unis.

À partir de ce moment, Talleyrand se montra moins intransigeant avec M. Livingston; il lui adresse, le 24 mars 1803, une lettre dans laquelle il exprime les sentiments de sympathie du gouvernement français à l'égard de la république sœur et l'empressement avec lequel le Premier Consul recevra le Ministre extraordinaire envoyé par Jefferson: M. Monroe.

Quoique peu enclin à changer d'opinion après s'être arrêté à celle qu'il estimait la meilleure, Bonaparte aimait cependant, dans les cas graves, à prendre l'avis des spécialistes. En l'occurrence, il eut recours à deux de ses ministres, Barbé de Marbois et Decrès, qui avaient vécu aux États-Unis et connaissaient l'état du pays, sa politique, ses besoins, ses aspirations. Le dimanche de Pâques de l'année 1803, il les réunit dans son cabinet, à Saint-Cloud, et leur exposa l'affaire avec logique et passion. Cet exposé est, pour ainsi dire, une justification du parti auquel il allait s'arrêter et comme un résumé des différentes étapes par lesquelles avait passé la rivalité franco-anglaise en Amérique. Il se complut à le rappeler et à expliquer les raisons qui modifiaient, en ce moment, son opinion, en ce qui concernait la Louisiane. Cette Louisiane, en effet, à la désinence si française, qui perpétuait encore aujourd'hui la gloire du grand roi, n'avait été retranchée du patrimoine français que par la faute des négociateurs du traité en 1763. Ce traité venait d'être annulé par un autre traité. Mais si, à la veille de rentrer en possession de la vallée du Mississipi, celle-ci doit de nouveau échapper à la France, sous aucun prétexte il ne faut laisser les Anglais en devenir les maîtres. Les Anglais avaient successivement enlevé à la France, le Canada, l'Île Royale, Terre-Neuve, l'Acadie, sans compter les opulentes colonies de l'Asie. La conquête de la Louisiane leur serait facile, étant donné l'état de leur flotte qui possédait déjà vingt vaisseaux dans le Golfe du Mexique. Aussi fallait-il se hâter et, avant même de commencer les hostilités, soustraire la Louisiane aux attaques de l'ennemi, ce qui ne pouvait se faire qu'en la cédant aux États-Unis. Cette politique allait à l'encontre de celle du Directoire et M. de Talleyrand devait renoncer à son attitude hostile à l'égard des citoyens libres de la libre république. Tout l'échafaudage chimérique, qu'il avait élevé dans son imagination, croulait sous le souffle réaliste qui dressait l'un en face de l'autre, Bonaparte et Pitt.

Barbé de Marbois partagea l'avis du Premier Consul. Il donna, à l'appui de sa manière de voir, des arguments qui ne firent qu'accentuer un parti déjà irrévocablement pris. Ces arguments se basaient sur la nécessité de sacrifier bénévolement ce que l'on ne peut conserver. La Louisiane n'était pas en état de se défendre contre des forces navales supérieures. Le pays tout entier, malgré les attaches françaises, était, en réalité une proie offerte à la cupidité des Anglais,—une annexe aussi, nécessaire à l'extension des Américains vers l'Ouest, à laquelle, un jour, on ne pourrait s'opposer. Vouloir aller contre cette fatalité serait illusoire, car ce serait tenter de refaire en un jour une politique qui avait échoué depuis plus d'un siècle.

Bonaparte n'avait pas besoin d'être converti. Il écouta, pour la forme, les doléances de ceux qui considéraient la cession de la Louisiane comme une déchéance au point de vue commercial et industriel,—de ceux aussi qui, s'inspirant toujours des idées de Talleyrand, concluaient à la fondation d'une vaste colonie comme déversoir pour les éléments troublés qui, au lendemain de la Révolution, étaient encore un danger pour la mère-patrie. Ceux-là ignoraient que, pour édifier une telle œuvre, il était trop tard, et que ce que les Puritains anglais avaient tenté et exécuté au début du XVIIe siècle ne pouvait plus être recommencé, à peu près dans les mêmes latitudes, par des révolutionnaires ou des émigrés mécontents, au début du XIXe siècle.

Les nouvelles d'Angleterre devenaient de plus en plus agressives: Bonaparte ordonna à Barbé de Marbois de se mettre en rapport avec Monroe.

«Les incertitudes et la délibération ne sont plus de saison, lui dit-il en substance.—Je renoncé à la Louisiane. Ce n'est pas seulement la Nouvelle-Orléans que je veux céder, c'est toute la colonie, sans en rien réserver. Je connais le prix de ce que j'abandonne, et j'ai assez prouvé le cas que je faisais de cette province, puisque mon premier acte diplomatique avec l'Espagne a eu pour objet de la recouvrer. J'y renonce donc avec un vif déplaisir. Nous obstiner à sa conservation serait folie. Je vous charge de négocier cette affaire avec les envoyés du Congrès. N'attendez pas même l'arrivée de M. Monroe; abouchez-vous dès aujourd'hui avec M. Livingston; mais j'ai besoin de beaucoup d'argent pour cette guerre, et je ne voudrais pas la commencer par de nouvelles contributions. Il y a cent ans que la France et l'Espagne font à la Louisiane des dépenses d'amélioration dont le commerce ne les a jamais indemnisées. Des sommes ont été prêtées aux Compagnies, aux agriculteurs et elles ne rentreront jamais au trésor. Le prix de toutes ces choses nous est bien dû. Si je réglais mes conditions sur ce que ces vastes territoires vaudront aux États-Unis, les indemnités n'auraient point de bornes. Je serai modéré, en raison même de l'obligation où je suis de vendre. Mais retenez bien ceci: je veux cinquante millions, et à moins de cette somme, je ne traiterai pas; je ferais plutôt quelque tentative désespérée pour garder ces belles contrées. Vous aurez demain vos pleins pouvoirs».

Marbois vit d'abord Livingston, Ministre des États-Unis à Paris, en attendant l'arrivée de Monroe.

À côté de ces réunions, de ces conciliabules, de ces conférences concernant la cession de la Louisiane, dont nous avons essayé de résumer les principales phases, se place une scène entre Bonaparte et deux de ses frères, scène que Lucien raconte dans ses mémoires et qui jette une lumière à la fois curieuse et comique sur les relations du futur Empereur avec ses frères.

On n'a pas oublié que Joseph et Lucien Bonaparte avaient été mêlés à la diplomatie de l'affaire de la Louisiane, le premier en signant le traité de Mortefontaine avec les représentants des États-Unis, le second, comme ambassadeur de France près la cour d'Espagne, en signant le traité de San-Ildefonse qui stipulait la rétrocession de la Vallée du Mississipi à la France.

Et maintenant que cette rétrocession allait être annulée, serait annulée, en même temps, l'œuvre des deux ambassadeurs improvisés. Ce fut un rude coup pour leur vanité. Comment? Après les avoir stylés, poussés, encouragés de toutes les façons pour qu'ils menassent à bien une mission diplomatique assez délicate, à laquelle le Premier Consul attachait la plus haute importance, on allait faire bon marché de tous leurs efforts dépensés en pure perte, en vue d'une négociation n'ayant plus aucune valeur?

Lucien Bonaparte, le frondeur, celui des frères de Napoléon qui, en dépit des grandes richesses qu'il avait su accumuler de bonne heure, prétendait demeurer un pur républicain et défendre même en face de l'autocratie fraternelle, son indépendance personnelle, apprit la nouvelle par Joseph. Ce dernier vint le prendre à son hôtel de la rue Saint-Dominique, un soir de première aux Français où ils devaient aller ensemble. Les idées qu'ils échangèrent au sujet de l'aliénation de la Louisiane, tout à coup si chère à Lucien, firent vite passer le temps et on dut renoncer au spectacle. Mais les deux frères se donnèrent rendez-vous, pour le lendemain, chez le Premier Consul, afin de savoir s'il était vraiment décidé à mettre son projet à exécution et d'essayer de l'en détourner. Cette démarche, en y réfléchissant, était bien superflue. Elle s'explique, cependant, quand on songe qu'à cette époque, Napoléon traitait encore Joseph et Lucien sur un pied d'intimité qui, tout en faisant respecter les distances protocolaires, permettait parfois les expansions familiales. Et puis, le Premier Consul avant d'être Empereur, avait encore besoin de ménager certaines susceptibilités et certaines influences.

Il était dans son bain, aux Tuileries, quand Lucien se fit annoncer.

On sait que Bonaparte prenait des bains fortement arrosés d'eau de Cologne, ce qui était à la fois astringent, parfumé, et donnait au liquide une opacité blanchâtre permettant tels ébats hygiéniques qui n'offensaient pas la pudeur, quand il recevait des visites tout en se livrant aux soins de sa toilette.

Les deux frères causèrent de choses et d'autres: l'un, sur un ton de supériorité bienveillante; l'autre, sur un ton de respectueuse ironie.

Ils parlèrent littérature, théâtre, poésie, analysant, en passant, les œuvres de Turgot, de Paoli, de Jean-Jacques; le temps s'écoulait, l'heure du bain touchait à sa fin et Lucien n'avait pas encore pu placer un seul mot concernant la Louisiane. Le valet de chambre avait déjà préparé le drap précieux dans lequel il allait envelopper l'auguste nudité de son maître, quand on frappa à la porte. C'était Joseph.

—«Qu'il entre! dit le Premier Consul,—je resterai dans l'eau un quart d'heure de plus.»

Aussitôt la question de la Louisiane fut entamée.

Joseph exprima son étonnement, Lucien son ahurissement, quand ils apprirent que le Premier Consul, pour arriver à ses fins, c'est-à-dire pour céder la Louisiane aux États-Unis, se passerait de l'assentiment des Chambres. La discussion prit un tour agressif et Bonaparte, devant l'insistance de ses frères, insistance qu'il commençait à trouver déplacée, finit par leur jeter à la face ces mots, sans s'inquiéter de la présence du valet de Chambre:

—«Et puis, Messieurs, pensez-en ce que vous voudrez, mais faites tous les deux votre deuil de cette affaire; vous Lucien, pour la vente en elle-même, vous Joseph, parce que je me passerai de l'assentiment de qui que se soit, entendez-vous bien?»

Cette réponse eut le don d'exaspérer Joseph qui, s'approchant de la baignoire, émit cette affirmation comminatoire:

—Vous ferez bien, mon cher frère, de ne pas exposer votre projet à la discussion parlementaire, car je vous déclare que moi, le premier, je me place, s'il le faut, en tête de l'opposition qui ne peut manquer de vous être faite.

Le Premier Consul ayant fait comprendre qu'il se moquait de toute opposition et que le projet conçu par lui, négocié par lui, serait aussi ratifié et exécuté par lui tout seul, Joseph emporté par un mouvement de colère irrésistible, répartit aussitôt:

—«Eh bien! moi, je te dis, général, que toi, moi, nous tous, si tu fais ce que tu dis là, pouvons nous préparer à aller rejoindre dans peu les pauvres diables innocents que tu as si légalement, si humainement, si justement surtout, fait déporter à Sinnamary...»

Le coup porta.

Bonaparte, suffoqué d'indignation, se souleva un instant hors de sa baignoire et s'y replongea avec une telle violence que l'eau en fut précipitée en jets abondants, accompagnés de ces mots:

—«Vous êtes un insolent! Je devrais...

On n'entendit pas la fin de la phrase, tant les éclaboussures humides firent de bruit et de dégâts. Le pauvre Joseph fut aspergé de liquide et, sous cette douche inattendue, sa colère tomba comme s'apaise le bouillonnement d'une soupe au lait brusquement enlevée au contact de la flamme qui l'exaspère.

Les trois hommes, dont la dignité consulaire et parlementaire aurait exigé un peu plus de dignité personnelle, se regardèrent avec des mines de circonstance répondant aux caractères respectifs des acteurs de cette scène qui, en tout autre lieu, eût été du plus haut comique: le Premier Consul était pâle, Joseph était rouge et Lucien, vierge de toute souillure humide, s'efforçait d'atténuer l'acuité de son air gouailleur. Seul, le brave domestique, témoin involontaire de tels écarts de langage et de tenue chez des maîtres auxquels il accordait volontiers une essence quasi olympienne, se sentit probablement atteint dans ses plus intimes croyances et, sous le choc, tomba évanoui.

Cette réalité mit les choses au point.

Après avoir relevé et fait emporter le serviteur trop sensible, Joseph se retira pour changer de vêtements, le Premier Consul sortit de son bain et invita Lucien à l'aller attendre dans son cabinet de travail.

Là, Bonaparte ayant recouvré tout son calme, voulut énumérer, de nouveau, pour son jeune frère, les raisons péremptoires qu'il pouvait invoquer pour justifier ce qu'il appelait plaisamment sa «Louisianicide».

Lucien persistait à penser que «céder la Louisiane aux Américains pour dix-huit millions était plus déshonorant que de la laisser prendre en tel cas de guerre...» Mais Lucien ne savait pas encore que cette guerre, Napoléon devait la faire, qu'il revenait, par la force des choses, à la politique continentale au détriment d'une politique coloniale et que, comme Louis XIV obligé d'abandonner l'œuvre de Colbert en Amérique, il devait aussi abandonner ses projets sur Saint-Domingue et la Louisiane pour atteindre l'Angleterre en Europe. Lucien refusa catégoriquement de l'appuyer si la question devait être portée devant les Chambres et, à son point de vue, il était nécessaire qu'elle le fût. Devant son frère, il prétendait encore défendre son respect pour le Républicanisme et pour la Constitution,—cette Constitution qu'il avait contribué à faire accepter et, comme le Premier Consul le raillait vertement, tournant en ridicule ces vocables dont il méprisait déjà la signification, pour lui, surannée: Constitution! Inconstitutionnel! République! Souveraineté nationale!... Grands mots, grandes phrases...—Lucien n'hésita pas à faire connaître le fond de sa pensée et répondit avec courage:

—«Je pense, citoyen Consul, qu'ayant prêté serment à la Constitution du 18 brumaire, entre mes propres mains, comme président du Conseil des Cinq-Cents, et vous voyant la mépriser ainsi, si je n'étais pas votre frère, je serais votre ennemi...»

Cette attitude et cette menace mirent le comble à l'exaspération de Bonaparte; il s'avança sur son frère et fit le geste de le frapper; mais aussitôt maître de lui, il se ressaisit et lui jeta en plein visage:

—«Mon ennemi, toi! je te briserais, vois-tu, comme cette boîte!»

Et, en même temps, il lança violemment sur le plancher la tabatière qu'il tenait à la main et sur laquelle se trouvait le portrait de Joséphine par Isabey. Ce bijou, aussi précieux par le contenu que par le contenant, ne se brisa pas sur la couche épaisse du tapis, mais sous la secousse brutale, le portrait se détacha du couvercle. Lucien se baissa pour le ramasser et présenta l'objet d'un air intentionnellement respectueux, disant:

—C'est dommage, c'est le portrait de votre femme que vous avez brisé, en attendant que vous brisiez son original[35]...

J'ai rapporté ces incidents de famille qui auraient peut-être dû rester ensevelis dans le secret des dieux,—c'est-à-dire, dans les archives privées de Bonaparte—si l'indiscrétion des Mémoires publiés et annotés ne les en avait pas fait sortir. Ils montrent, du moins, combien l'affaire de la Louisiane avait occupé les esprits, combien elle remuait d'intérêts des deux côtés de l'Atlantique,—intérêts d'ailleurs de nature bien différente et les Louisianais qui cherchaient à asseoir, d'une façon définitive, leur domination sur les rives du Mississipi, auraient été bien étonnés d'apprendre qu'aux Tuileries, dans la salle de bain et dans le cabinet de travail du Premier Consul, des discussions, qui risquèrent de dégénérer en pugilat, avaient eu lieu entre trois frères Bonaparte dont les opinions opposées semblaient ponctuer la gamme montante passant par ces trois états représentatifs de l'ambition de l'un d'eux: républicanisme, constitutionalisme, césarisme.

Dans une atmosphère plus calme, commencèrent les pourparlers officiels entre Livingston, Monroe et Marbois. Cependant là aussi, quand il s'agit de percer le secret des négociations, on se trouve devant une obscurité quasi mystérieuse: pas de rapport officiel, de compte-rendu des réunions ou des discussions permettant de suivre la marche des pourparlers. Pour cela, il faut consulter les papiers personnels des contractants. On dirait une affaire privée dont on ne veut ébruiter les difficultés. Mais, comme elle n'était pas menée avec toute l'activité voulue par les négociateurs américains qui cherchaient à étudier la place, le Premier Consul leur soumit par l'intermédiaire de Marbois, dès le 23 avril (1803), le projet d'une convention secrète[36].

Par cette convention, dans le but d'éviter des malentendus au sujet des articles II et V du traité de Mortefontaine et dans le but aussi de fortifier les relations amicales, la République française était prête à céder ses droits sur la Louisiane. En conséquence de cette cession, la Louisiane, son territoire et ses dépendances devaient être incorporés dans l'Union américaine et former successivement un ou plusieurs états, conformément aux lois de la constitution fédérale; en échange, les États-Unis devaient favoriser le commerce français en Louisiane, le mettre sur le même pied que le commerce américain, avec des entrepôts permanents sur six points du Mississipi, auxquels répondait un droit permanent de navigation; de plus, ils devaient prendre à leur compte toutes les dettes dues aux citoyens américains d'après le traité de Mortefontaine.

Ce projet fut pris en considération par les plénipotentiaires américains, dans ses grandes lignes. Livingston et Monroe l'étudièrent de près; ils exprimèrent quelque divergence dans leur appréciation, mais finirent par s'entendre en prenant l'article II du traité de Mortefontaine comme base de la nouvelle convention. Le 29 avril, ils soumirent leur projet à Marbois: ils proposaient d'offrir cinquante millions à la France, plus vingt millions pour les dettes contractées par elle envers les citoyens des États-Unis,—en tout soixante-dix millions. Marbois insista pour avoir quatre-vingts millions. Après avoir résisté, le Américains accordèrent ce chiffre et le projet ainsi péniblement mis sur pied fut présenté le lendemain 30 avril au Premier Consul, qui l'accepta dans son ensemble.

Les difficultés commencèrent lorsque, pour la rédaction du traité, on se trouva devant la nécessité de précisions plus grandes. Les Américains réclamaient, d'abord, une définition plus exacte des frontières, laquelle définition copiée sur le traité de rétrocession signé par Berthier, restait dans le vague, accordant à la Louisiane l'étendue possédée par l'Espagne, telle que l'avait aussi possédée la France; mais sous la domination française, la Louisiane comprenait une partie de la Floride et toute la vallée de l'Ohio, jusqu'aux Monts Alleghanys et le lac Érié. Il n'était plus question de ces pays. À Livingston qui demandait des éclaircissements, il fut répondu évasivement: le Premier Consul n'était pas fâché de laisser planer quelque obscurité sur ces imprécises évaluations de limites. Il s'ensuivit des discussions longues et parfois âpres. Les Florides devaient être exclues du marché, mais Bonaparte promit d'appuyer le droit des Américains auprès de l'Espagne, en cas de vente. En ce qui concernait les indemnités à payer en Amérique, on ne trouva pas les représentants de l'Union assez exigeants, des citoyens pouvaient se prétendre lésés dans la suite, mais Livingston surtout et Monroe avaient hâte d'en finir. Au-dessus des questions d'intérêt financier, planait pour eux l'intérêt primordial de la patrie à agrandir, d'autant plus que le moment était critique, que la paix ou la guerre dépendait d'un geste et qu'avant tout il était urgent de conclure[37].

La convention relative aux revendications ne fut signée qu'une semaine après le traité de cession. Quelles que fussent les critiques dont on accabla Livingston au profit de Monroe, il serait parfaitement injuste de déprécier les services rendus par le diplomate américain à son pays. Aucune négociation diplomatique n'eut de résultats si importants, à un prix si minime. L'annexion de la Louisiane fut, pour les États-Unis, un événement d'une portée immense; elle modifia de fond en comble les visées politiques des dirigeants, ouvrit des horizons infinis à des ambitions sans bornes et, au point de vue historique, peut être placée sur le même rang que la Déclaration de l'Indépendance, deux événements qui, dans l'évolution nécessaire du pays, se relient l'un à l'autre, comme l'effet à la cause.

CHAPITRE VI
LA LOUISIANE ET LES ÉTATS-UNIS.

Situation des États-Unis au moment de l'achat de la Louisiane. — D'ataviques influences rattachent l'Amérique du Nord à son pays d'origine. — Impossibilité de s'abstraire de la politique européenne. — Action réciproque. — La cession de la Louisiane inaugure l'ère des relations internationales et des prétentions à devenir une puissance mondiale. — L'incorporation d'un territoire nouveau soulève des difficultés constitutionnelles.

Au moment de la cession de la Louisiane, quelle était la situation des États-Unis? Elle était encore précaire. Beaucoup avait été fait mais beaucoup restait à faire. On n'en était qu'à l'aurore d'une journée qui devait s'épanouir splendidement.

La grandeur de l'entreprise avait consisté, jusqu'à présent, dans la réalisation d'une grande idée: l'affranchissement de la tutelle anglaise.

Ceux qui s'y étaient employés avec l'habileté et le courage que l'on sait constituaient une élite, c'est-à-dire, une minorité. Les autres, suivant de plus ou moins loin, se confondaient dans la masse ignorante, anonyme, dont l'ensemble formait une population d'un peu plus de 5.000.000 d'habitants d'après le recensement de 1800,—population composée de blancs qui ne reculaient pas devant la nécessité illogique d'exploiter quelques millions d'esclaves nègres—nécessité d'ailleurs transitoire qui, plus tard, devait aboutir à l'inéluctable conflit mettant aux prises, dans une lutte effroyable, le Nord et le Sud.

Pour le moment, la situation matérielle et économique laisse beaucoup à désirer. La puissance des États-Unis ne réside encore que dans la volonté de la réaliser. Et cette volonté, qui s'est manifestée surtout dans le domaine de la politique, a dû aller d'abord au plus pressé.

La mise en valeur du sol n'avait pas pu être menée bien loin. Il fallait, avant tout, être les maîtres de ce sol. Et malgré près de deux siècles de luttes, le pays n'était pas entièrement conquis. La forêt enserrait encore, de son mystère dangereux et attirant, les centres habités; le minerai inutilisé dormait toujours dans son lit de roches. Presque toute la population était agglomérée sur les côtes où seul se rencontrait un peu de vie civilisée mais accentuant périodiquement, dans ses manifestations essentielles, la tendance inévitable de se développer vers l'Ouest.

La ville de New-York, quoique possédant un passé historique, ne présentait pas beaucoup d'apparence de luxe et de richesse. Philadelphie semblait avoir sacrifié à un plus grand souci de l'esthétique et méritait d'avantage l'admiration des touristes[38]. Boston, le centre intellectuel, la Mecque littéraire et politique, mal pavée, malpropre, avait toutes les allures d'une vieille ville anglaise où l'on va faire son marché. Washington émergeait du sein d'une solitude marécageuse, malsaine, où la Maison-Blanche, à moitié édifiée, s'élevait non loin des rives du Potomac, entourée seulement de quelques bâtisses minables où, pendant l'été de 1800, les membres du Congrès trouvèrent chichement à se loger. L'apparence matérielle de tous ces municipes semblait le symbole de la nationalité américaine: un commencement, un effort pour se libérer d'ancestrales influences vers une nouvelle conception de vie.

Ce changement se pressentait plutôt qu'il ne s'affirmait sous des formes concrètes. Pour le passant, le train ordinaire de l'existence présentait encore l'aspect coutumier. Et le héros de Washington Irwing, Rip van Winckle, se réveillant d'un long sommeil à peu près en 1800, remarqua peu de modifications autour de lui, excepté sur les emblèmes officiels où la tête du Président Washington avait remplacé celle du roi Georges.

Les conditions économiques, en somme, avaient été très dures pendant tout le XVIIIe siècle et la vie, en général, n'avait pas progressé depuis les temps coloniaux.

Les hommes qui, par leur situation sociale, leur talent, purent prendre la direction du mouvement, répondirent aux tendances latentes, endormies dans les consciences, en s'efforçant d'imprimer un cachet national aux manifestations essentielles d'une nation en train de devenir et qui se cherchait encore. On put constater des prétentions exagérées, parfois prématurées, dans la politique, dans la société et dans la littérature. Mais, avant tout, il fallait s'affirmer en face des empiétements de l'étranger et donner une direction habile aux relations internationales dont le pivot oscillait toujours, en ce qui concernait l'Europe, entre la France et l'Angleterre.

C'était là la tâche principale, mais aussi le point faible et difficile, les Américains, absorbés par tant de besognes immédiates, s'étant longtemps habitués à considérer les affaires étrangères comme négligeables,—les nations étrangères même comme n'existant pas pour eux. D'après ce point de vue étroit et exclusif, leur histoire, leur système politique, leur évolution sociale, tels les produits d'un sol spécial, n'avaient rien à voir avec ce qui se passait dans les autres pays. Ces expressions consacrées: «Vieux Monde»,—«Nouveau Monde», devaient s'appliquer à deux formes d'humanité absolument distinctes qui, ne se devant rien, avaient le droit de s'ignorer.

Erreur dangereuse!

L'humanité, dans son ensemble, ne connaît pas une séparation aussi absolue. Cette humanité est diverse dans ses types représentatifs, depuis l'individu hostile à un individu, jusqu'à la collectivité ennemie d'une autre collectivité, mais dans ses manifestations de sympathie ou de haine, elle ne peut s'abstraire entièrement des lointaines traditions dans lesquelles une de ses fractions retrouve l'origine de sa mentalité,—elle ne peut s'affranchir de l'influence des ancêtres, qui ont façonné la majorité des individus, sans distinction de lieu et de temps, ou un groupement unique, même si ce groupement s'est partagé en deux branches séparées.

Les illusions des Américains qui, pendant un temps, prétendaient ne relever que d'eux-mêmes, ne sont donc pas admissibles. Pas plus parmi les nationalités que parmi les espèces animales, il n'y a de génération spontanée. Malgré les âpres revendications de la politique des nationalités trop exclusives, aucun peuple ne peut vivre longtemps sur son propre fonds et faire abstraction du glorieux héritage mondial dont les acquêts successifs se sont accumulés pendant près de deux mille ans.

Étant donnée, cependant, la situation géographique, les conditions de développement, les grandes distances, si un groupement d'individus a pu croire un instant, avec quelque apparence de raison, à la possibilité de tirer tout de soi et de ramener tout à soi, ce fut, certes, le groupement dont nous nous occupons. Il ne l'a pas pu plus que les autres,—d'abord, parce que c'eût été son arrêt dans le progrès, ensuite, parce qu'il contenait en lui d'immenses forces d'absorption et d'expansion:

En effet, dès que les Américains se trouvèrent en présence de questions politiques plus compliquées, ils comprirent que, malgré la séparation momentanée, une solidarité a toujours existé entre eux et l'évolution de l'activité européenne.

Après avoir coupé tout lien les rattachant à l'Europe et, principalement, à cette partie de l'Europe dont ils avaient un jour fait partie intégrante, les Américains s'aperçurent, un beau matin, qu'ils ne faisaient que continuer, à une date différente, le geste esquissé par des Anglais du XVIIe siècle, et aussi, que, dans les manifestations spéculatives de la pensée, ils ne faisaient que s'inspirer des plus importantes manifestations de la pensée européenne.

Il est donc évident qu'ils ne pouvaient pas demeurer étrangers et indifférents à l'histoire du Vieux Monde, dans les temps antérieurs,—et qu'ils seraient appelés, d'un jour à l'autre, à jouer un rôle dans l'histoire qui se préparait pour les temps à venir.

Dans le passé, à mesure qu'ils s'en éloignaient, ils trouvaient des points de repère, des noms glorieux dont leurs noms obscurs étaient comme un prolongement partiel. En effet, Guillaume le Conquérant n'a-t-il pas conquis pour eux? La grande Élisabeth n'a-t-elle pas été leur reine? Et Shakespeare n'a-t-il pas été leur poète? Cela est tellement vrai que, malgré la scission politique et intellectuelle qui, à partir d'une certaine époque, s'accentue entre les citoyens de l'Amérique septentrionale et les sujets de Sa Majesté britannique, les premiers écrivains qui cherchèrent à créer une littérature nationale, à tendance exclusivement américaine, ne peuvent se dégager de l'empreinte ancestrale et nous voyons, par exemple, Nathaniel Hawthorne, auteur essentiellement américain, d'un cachet original directement inspiré du puritanisme, ne pouvoir écrire sur l'Angleterre sans l'appeler: «Our old Home.»

Si, au point de vue diplomatique, l'Amérique prétendit ainsi longtemps demeurer isolée des mouvements plus ou moins importants qui se produisaient en Europe, cette fierté bien relative contenait une grande part d'illusion. Le terme «Nouveau Monde» ne peut s'appliquer qu'aux conditions matérielles du pays, aux conditions spéciales imposées par la flore et la faune, mais en réalité, tout le reste, sous des dehors plus primitifs, était aussi vieux que la vieille Angleterre. Qu'ils le voulussent ou non, les Américains, même à leur insu, furent mêlés, de tout temps, aux querelles internationales qui bouleversaient l'Europe. Dès le début, l'établissement des Colonies occasionna de longues luttes entre l'Angleterre, la France et l'Espagne. Les traités de Ryswick (1697), d'Utrecht (1713), d'Aix-la-Chapelle (1748), de Paris (1763), tous traités qui avaient mis fin à des contestations d'aspect essentiellement européen, contenaient cependant des clauses relatives à des territoires situés en Amérique. La guerre de Sept Ans qui, en Europe, avait pour cause la rivalité de deux monarchies de droit divin, débuta, en Amérique en 1754, par un fait d'armes du colonel Georges Washington. Enfin, en combattant pour l'indépendance, les fondateurs de la République américaine mirent de nouveau face à face les deux peuples rivaux qui, après s'être disputé la domination des mers, retrouvaient leur rivalité dans les grandes entreprises coloniales.

Mais tels contacts avec la politique européenne, qui obligeaient un peu malgré eux les Américains à élargir leur champ d'action, ne répondaient encore qu'à des nécessités indirectes. Avec le traité de la Louisiane, l'action devient, pour ainsi dire, directe; les intérêts immenses qui en découlent pour les États-Unis leur promettent un développement infini; désormais, ce ne sera pas seulement leur politique qui doit suivre les fluctuations de la politique européenne,—c'est cette dernière qui doit compter souvent avec les exigences de la politique américaine.

Ainsi, le Premier Consul, pour mieux atteindre l'Angleterre, l'attaque en Europe et la diminue en Amérique, en ouvrant, pour les États-Unis, l'ère des agrandissements territoriaux destinés à recevoir l'afflux des nombreux immigrants et à provoquer cette poussée formidable qui, dans toutes les branches de l'activité humaine, transforma de vastes étendues désertes et inexploitées en la ruche admirable où palpite et s'agite une démocratie en travail et en lutte.

D'autre part, si la cession de la Louisiane inaugura, pour les États-Unis, la série des relations internationales leur permettant de devenir une puissance mondiale, cette cession souleva aussi à l'intérieur du pays des questions constitutionnelles qui remirent aux prises l'âpre hostilité des partis.

Et d'abord, rendons-nous compte de l'importance de l'acquisition: elle comprend tous les États de l'Arkansas, Missouri, Iowa, Nebraska, Dakota septentrionale et méridionale, une partie des États de Minnesota, Kansas, Colorado, Montana, Wyoming, la Louisiane proprement dite, tout le territoire indien et une partie du territoire d'Oklahoma. La superficie de ces États était sept fois plus grande que la Grande-Bretagne et l'Irlande, quatre fois plus grande que l'Allemagne, l'Autriche ou la France; trois fois plus grande que l'Espagne et le Portugal; sept fois plus grande que l'Italie et deux fois plus que l'Égypte; dix fois plus grande que la Turquie et la Grèce; trois fois plus grande que la Suède et la Norvège et à peu près six fois plus que le Japon. En résumé: la Grande Bretagne, l'Allemagne, la France, l'Espagne et l'Italie réunies, répondaient à peine à l'étendue de cette vaste succession de pays.

C'était beaucoup pour les facultés d'assimilation d'une confédération d'États qui n'en était encore qu'au début de sa carrière constitutionnelle. À peine arrivait-on à s'entendre au sujet de l'administration, des droits plus ou moins étendus et réciproques des Parlements particuliers et du Congrès et quelques-uns s'effrayèrent des difficultés qu'allait faire surgir ce subit accroissement de territoires qui viendraient ajouter aux difficultés, aux contestations, aux délicates questions d'initiative et d'entreprise politique appartenant à chaque état pris en soi ou à l'Union entière prise dans son ensemble.

Ce fut une occasion propice pour les Fédéralistes de relever la tête.

Le président Jefferson et ses représentants, Livingston et Monroe, furent critiqués dans leur empressement patriotique à signer un traité qu'ils croyaient avantageux, mais qui, pour être valable, devait avoir l'assentiment du Congrès. Or, pour ne pas laisser passer une occasion qui ne se serait sans doute plus représentée, les hommes intelligents et judicieux appelés à discuter avec les représentants de Napoléon n'avaient pas jugé nécessaire de se munir de cet assentiment.

Quand on en discuta le bien fondé, des citoyens d'une notoriété et d'une autorité incontestables, tels Pickering, Griswold et d'autres, émirent des doutes sur la validité du traité et sur l'opportunité de l'agrandissement qui en fut la conséquence. Le débat commença à la Chambre le 24 octobre 1803, dans un désarroi de l'opinion où républicains et fédéralistes changèrent réciproquement leur fusil d'épaule. Des fédéralistes avérés comme Gouverneur Morris abondèrent dans le sens des républicains avancés, partisans résolus de Jefferson.

Au point de vue strict du droit constitutionnel, les objections étaient nombreuses et judicieuses.

L'article 3 du traité spécifiait que les habitants du territoire cédé seraient incorporés dans l'Union.

Or, ni le Président du Sénat, ni le Président du Congrès n'étaient qualifiés pour ratifier une pareille incorporation. D'après la constitution, il fallait le consentement particulier de chaque état pour qu'une contrée étrangère pût être admise comme un membre de l'Union. En principe, d'ailleurs, l'essence même d'un gouvernement républicain s'oppose à ce que l'étendue de son territoire soit démesurément agrandie, car plus cette étendue s'accroît, plus s'accroissent aussi les difficultés suscitées par la divergence des origines et des coutumes. Ceux qui ne reconnaissaient pas la nécessité inévitable de s'étendre vers l'Ouest, seule condition pourtant d'une expansion future et systématique, craignaient que les États de l'Est en fussent diminués dans leur importance et n'en vinssent à former un empire séparé et indépendant. Et même, sans envisager une telle séparation comme fatale, les citoyens qui émigreraient vers ces vastes contrées seraient tellement éloignés de la capitale de l'Union, qu'ils finiraient par se soustraire à tout contrôle gouvernemental, au point de devenir, pour les compatriotes de l'Est, des étrangers ayant à défendre des intérêts contraires aux leurs.

À toutes ces raisons qui émanaient d'une conception logique mais un peu étroite, on pouvait opposer la faculté accordée au Congrès d'agrandir le territoire quand il s'agissait du bien-être général et de la défense nationale. Dans ces conditions, une annexion était parfaitement légale et à ceux qui demandaient avec ironie s'il ne serait pas possible d'annexer aussi légalement l'Angleterre ou la France, Randolph fit cette réponse un peu naïve mais décisive: «Nous ne pouvons pas, parce que nous ne pouvons pas.»

On cherchait de mauvaises raisons et on donnait de mauvaises explications.

Pourquoi ne pas aller jusqu'à l'absurde et préconiser l'annexion de quelque nation étrangère de plus de 10 millions d'habitants—l'Afrique par exemple—et exposer de la sorte les annexeurs à être mangés par les annexés? On discutait dans le vide.

En réalité, ces discussions ne portaient que sur des subtilités constitutionnelles. Au fond, on était d'accord sur le résultat acquis: on était divisé sur la manière d'envisager la méthode employée pour arriver à ce résultat. La vieille querelle des Républicains et des Fédéralistes renaissait.

La Louisiane, en effet, ne pouvait être considérée que comme un État ou comme un territoire. Dans le premier cas, constitutionnellement parlant, l'Union n'existait plus; dans le second cas, le gouvernement n'était plus une république, mais un empire avec la souveraineté dérivant du pouvoir de déclarer la guerre et de signer des traités.

Le grand intérêt de ces débats provenait précisément de l'opportunité dans laquelle se trouvaient les États-Unis de modifier le caractère de leur constitution. À l'occasion de l'annexion de la Louisiane, prélude, sans doute de nouveaux agrandissements promis à la grandeur future du pays, on pouvait deviner la solution des problèmes politiques qui divisaient encore les deux partis en présence. La théorie fédéraliste contenait en germe la conquête et l'empire; la théorie républicaine tendait à l'absorption pacifique des pays par l'assimilation.

En attendant et en tout état de cause, et quelles que fussent, à cette date de l'évolution américaine, les différentes opinions des différents hommes d'État qui prétendaient s'imposer, la nécessité s'imposait aussi, pour le gouvernement, de s'acquitter de sa haute mission qui consistait, avant tout, à gouverner.

La faculté d'acheter un territoire étant admise en principe, la faculté de le gouverner en découlait nécessairement. La difficulté commençait quand il s'agissait de déterminer quels seraient les droits du gouvernement sur ce territoire. Serait-il traité comme les anciens États de l'Union? ou serait-il administré comme un territoire particulier? Question délicate, le Congrès pouvant exercer sur des territoires annexés par lui un pouvoir qu'il ne saurait imposer aux États. Cette distinction entre les États et les territoires pouvait mener loin.

Si l'on considérait la Louisiane comme un territoire annexé, le Président y remplaçait simplement le roi d'Espagne; les fonctionnaires et officiers remplaçaient ceux du roi et leur nomination dépendait exclusivement du Président, sans l'intervention du Sénat. Mais un tel gouvernement était absolument incompatible avec la constitution américaine,—c'eût été l'émanation directe du despotisme espagnol concentrant, en la personne d'un intendant général, représentant du roi, tous les pouvoirs civil, militaire, législatif et exécutif,—et ne laissant au peuple, en fait de droits politiques, que le devoir d'obéir en silence.

Les Fédéralistes purent objecter que les pouvoirs ainsi conférés au Président étaient inconstitutionnels. Le principe de la souveraineté qu'ils défendaient par ailleurs, ils l'attaquaient quand il s'agissait de le faire prévaloir au profit du représentant de l'idée républicaine.

Les Républicains répondirent que la Constitution était faite pour les États et non pour les territoires et qu'en l'occurrence les États-Unis se trouvaient dans la nécessité, au nom d'un patriotisme bien entendu, de prendre possession de la Louisiane, en toute souveraineté.

Ce point fut acquis et il fallut s'incliner.

On divisa, alors, le pays dont l'acquisition avait été reconnue valable, au 33° parallèle, ligne qui devait séparer l'État des Arkansas du territoire de la Louisiane. Le pays au nord de cette ligne fut appelé le District de Louisiane et soumis au gouvernement territorial d'Indiana, surtout habité par des Indiens. Le district Sud, qui fut appelé «territoire d'Orléans», contenait une population d'environ 50.000 personnes, comprenant les éléments d'une société organisée et policée. D'après les termes mêmes du traité: «les habitants du territoire cédé devaient être incorporés dans l'Union des États-Unis et admis, aussitôt que possible, conformément aux principes de la Constitution fédérale, à la jouissance de tous les droits, avantages et immunités de citoyens des États-Unis et, en attendant, maintenus et protégés dans l'entière jouissance de leur liberté, propriété et de la religion qu'ils professaient.»

En attendant, il est vrai, le gouvernement accordé à la Louisiane pouvait soulever bien des critiques. N'était-il pas à la fois arbitraire et contradictoire? Le pouvoir octroyé au gouverneur de ce nouveau territoire était presque royal et un représentant du Kentucky compara Jefferson à Bonaparte. M. Campbell, de Tennessee, alla jusqu'à taxer tout le système de despotisme: on n'y trouvait pas, dit-il, la moindre trace de liberté et les droits promis par le traité n'étaient même pas mentionnés. Ce ne devait d'ailleurs être qu'un régime transitoire. Le Dr Eustes, de Boston, était, en effet d'avis qu'un certain despotisme était nécessaire au début; selon lui, l'entière liberté civile ne pouvait être accordée brusquement à un peuple habitué au joug de la royauté espagnole.

Pauvres Louisianais!

Survivants d'un établissement français, un instant florissant, soumis, depuis, à bien des vicissitudes, ils cherchaient en vain à se rattacher à leur pays d'origine,—tout tendait à les en séparer pour toujours: la politique de la mère-patrie, la situation géographique, les aspirations américaines. Entourés de tribus sauvages, déprimés par la tyrannique administration espagnole, ils avaient à peine pu espérer renouer la trame des traditions nationales, en étant de nouveau incorporés à la France, qu'ils passaient, en un tour de main, sous la domination des États-Unis qui les considéraient naturellement comme des étrangers dont il fallait, pendant quelque temps, éprouver les facultés d'assimilation. Ces idées constituaient, en somme, le fond de toutes les discussions qui eurent lieu à la Chambre et au Sénat au sujet de cet achat et de cette incorporation de territoires nouveaux. En résumé, les Louisianais, auxquels on avait solennellement promis tous les droits de citoyens américains, furent considérés, pendant un certain temps, comme formant un groupement à part, non comme des citoyens libres, mais comme des sujets placés, politiquement parlant, plus bas que les dernières des tribus indiennes auxquelles on n'avait jamais refusé le droit de se gouverner elles-mêmes.

Il ressort de ces débats que l'affaire de la Louisiane si délibérément traitée par Bonaparte soulevait, pour les États-Unis, des problèmes de politique extérieure et intérieure de la plus haute importance. À l'extérieur, c'était l'immixtion de l'Union dans les complications mondiales et, en l'occurrence, une influence décisive exercée sur la marche des événements européens, sur l'issue des guerres que le Premier Consul se préparait à déchaîner contre la domination anglaise. À l'intérieur, ce fut l'occasion de mettre au point des questions d'ordre constitutionnel qui touchaient au principe même de la démocratie. Cette démocratie, malgré les luttes sanglantes et diplomatiques qu'elle eut à soutenir contre une métropole située à tant de milles de distance, au-delà de l'Atlantique et évoluant dans une atmosphère toute différente, avait pu se développer sur un terrain quasi vierge de toute atteinte monarchique et despotique. Les querelles intestines, qu'elles fussent alimentées par une théocratie intransigeante ou fomentées par un loyalisme suranné, avaient toujours eu pour base: l'esprit d'indépendance,—et pour but: l'affranchissement de l'individu. Conception simple et claire au triomphe de laquelle fut, jusqu'à présent, consacrée une politique simple et logique aussi dans ses grandes lignes.

Mais, dès qu'à ces éléments sociaux, économiques et théologiques, d'essence anglo-saxonne, vinrent se mêler les éléments constitutifs de nations étrangères, longtemps soumises au joug oppresseur des vieilles monarchies française et espagnole, les conditions de vie et d'administration se compliquèrent nécessairement, prirent plus d'ampleur et il fallut se résoudre à des concessions pour gouverner. Le Président Jefferson et ses partisans, tout le parti républicain en un mot, se trouvèrent donc devant la nécessité de transiger avec des principes réputés intangibles, auxquels, pour un temps du moins, il était besoin de donner une interprétation plus souple, davantage adaptée aux multiples aspects d'une confédération de contrées aux origines si opposées.

Un tel changement se produit généralement, en matière de gouvernement, quand on passe, de la sphère un peu étroite de l'opposition, à la responsabilité plus élargie du pouvoir. Il n'en est pas moins vrai que ceux qui s'alarmaient des immunités accordées au Congrès, immunités imposées par la nature physique et politique de la Louisiane, n'avaient pas tort. Elles constituaient, en effet, une violation des droits constitutionnels. Et l'on pouvait dire, à juste titre, que le gouvernement qui y avait été contraint par les événements, n'était plus un gouvernement de républiques confédérées, mais bien le gouvernement d'une démocratie consolidée: ce n'était plus un gouvernement libre mais un gouvernement despotique: despotique, puisqu'il était avéré que Jefferson avait acheté une colonie étrangère, non-seulement sans le consentement de ses habitants mais contrairement à leur volonté, et qu'il l'avait annexée par un acte absolument contraire à la Constitution.

Si l'on s'en tient à la lettre de cette constitution, les accusations d'arbitraire et les critiques acerbes, les attaques, les joutes oratoires, les discussions de droit et de fait qui mirent aux prises les différents partis représentés par des orateurs de talent ou par des juristes experts, se justifiaient amplement. Cependant, elles ne répondaient vraiment qu'à des agitations locales, à des intérêts limités dont le rayonnement ne portait pas bien loin, tandis que la politique des États-Unis, telle que la concevait Jefferson, consistait précisément, quels que fussent les obstacles à surmonter, à reculer les frontières vers l'ouest, à agrandir l'étendue des territoires dans le but d'y verser le trop-plein des populations qui risqueraient un jour d'étouffer entre la mer et les monts Alleghanys,—à s'emparer, avant tout, des vastes étendues allant de la région des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique, dans le but de pouvoir offrir une hospitalité large et indépendante aux nombreuses théories d'immigrants qui allaient bientôt venir de toutes les parties du monde. C'était la mission de la confédération américaine: avec des résidus de nationalités, composer une nation, avec des déchets de races, recréer une race,—à moins que sa grandeur ne consiste à passer un peu dédaigneusement sur le principe des nationalités, sur le préjugé des races, pour amalgamer races et nationalités en une vaste union, au sein de laquelle l'impérieuse puissance des intérêts généraux et collectifs mettrait au second plan, sans les anéantir toutefois, les tendances particularistes, les origines différentes, les religions, et les coutumes,—le tout réuni et coordonné sous la bannière étoilée qui porte cette devise: E pluribus unum!

CHAPITRE VII
NAPOLÉON ET LA FLORIDE.

Napoléon, ayant renoncé à l'Amérique, concentre ses forces en Europe pour mieux atteindre l'Angleterre. — La cession de la Louisiane a une répercussion sur la question de la Floride. — Après la rupture de la paix d'Amiens l'ambition de Bonaparte se donne libre carrière. — Le général Turreau représente la France à Washington. — Son rôle. — Difficultés avec l'Espagne. — Politique de Talleyrand. — Frontière de la Louisiane et de la Floride. — Activité de Monroe, entre Paris, Londres et Madrid. — Ses efforts échouent. — Jefferson reste fidèle au principe de la paix. — Attitude hostile de l'Espagne, de la France et de l'Angleterre. — La Floride devient l'appât dont joue l'Empereur suivant les besoins de sa cause.

Si l'affaire de la Louisiane eut une influence considérable sur l'avenir des États-Unis, elle n'en exerça pas une moindre sur la destinée de Bonaparte.

Ayant renoncé à son rêve de fonder un empire français en Amérique, Napoléon est maintenant tout entier au projet de bouleverser l'Europe pour pouvoir mieux atteindre l'Angleterre,—et, de son côté, l'Angleterre, à l'effet d'éloigner tout danger des côtes britanniques, s'efforce de rejeter la guerre sur le continent, en y suscitant une nouvelle coalition.

Les conséquences du traité signé pour la cession de la Louisiane par la France, les pourparlers qui en furent la suite pour la cession de la Floride par l'Espagne, troublèrent profondément les relations diplomatiques des États-Unis avec ces deux pays et engendrèrent des complications qui mirent de nouveau, face à face, Républicains et Fédéralistes.

Immédiatement après la rupture de la paix d'Amiens, la soif de domination s'affirme chez Bonaparte et tout républicain, observateur, a lieu de s'inquiéter. Des événements graves montrent que le despotisme militaire marche, à grands pas, vers la dictature césarienne. L'automne de 1803 est consacré aux préparatifs d'une descente en Angleterre. En 1804, des indications plus significatives sont autant d'avertissements. L'homme qui est décidé à sacrifier tous les liens et tous les préjugés à la satisfaction d'une ambition personnelle, immense et encore dissimulée, va écarter de sa route tout obstacle, tout rival, qu'il soit un ancien compagnon d'armes, ou qu'il soit un membre de la famille des Bourbons: dès le mois de février, c'est l'arrestation, le procès et le bannissement de Moreau,—en mars, c'est l'enlèvement et l'exécution du duc d'Enghien,—en mai, c'est la proclamation de l'Empire.

Quelque temps avant que Bonaparte eût pris le titre d'Empereur, le général Turreau, qui avait joué un rôle au 18 brumaire, avait été nommé Ministre de France à Washington. Mais comment ce républicain, représentant d'un souverain d'occasion, pouvait-il être persona grata aux États-Unis? Tout au plus pouvait-il inspirer quelque intérêt aux aventuriers qui composaient une certaine fraction des fédéralistes, aventuriers qui n'auraient pas désavoué un 18 brumaire tenté à la Nouvelle-Orléans, au profit, par exemple, d'Aron Burr, chef d'une bande toute prête à se partager l'or des mines de Mexico et à légitimer leur coup de main par un coup d'État instituant une organisation hiérarchique où se rencontreraient des Ducs et des Maréchaux.

Cependant, Turreau avait à traiter des questions importantes non résolues par son prédécesseur; telles: le commerce avec Saint-Domingue, les frontières des deux côtés de la Louisiane, les contestations espagnoles, les créances françaises, sans compter la troublante querelle qui s'était envenimée entre son collègue espagnol, Yrujo, et le Ministère. Surtout la question des Florides était la plus compliquée parce qu'elle mettait aux prises les États-Unis et l'Espagne, défendue ou sacrifiée par la France suivant les intérêts du moment.

C'était là comme l'héritage un peu amoindri laissé par la politique du Premier Consul en Amérique.

Tandis que l'Empereur faisait parler le canon en Europe, ses représentants aux États-Unis devaient s'employer à régler par de subtiles tractations ces irritantes difficultés. La tâche était d'autant plus ardue qu'entre les deux pays venait de se creuser un abîme: celui qui séparait désormais la République de l'Empire. L'atmosphère sinon hostile, du moins étrangère qui, comme l'avait déjà un peu exagérément constaté Talleyrand, faisait d'un Français un étranger aux États-Unis, même au lendemain de la guerre de l'Indépendance, ne pouvait que s'accentuer maintenant que la France, après avoir combattu pour toutes les libertés, combattait, sous l'impulsion de Napoléon, à les détruire.

En réalité, dans cette lutte gigantesque, dernière convulsion de la rivalité franco-anglaise, l'Amérique du Nord se trouvait, comme toujours, exposée aux contre-coups des vicissitudes ressenties par la France et l'Angleterre.

Et d'abord, la cession de la Louisiane par le Premier Consul n'avait pas reçu l'approbation du roi d'Espagne. Le rôle du brouillon Yrujo consistait précisément à faire ressortir cette irrégularité et à présenter l'attitude des États-Unis comme très hostile à l'égard de l'Espagne. Madison supportait fort mal le langage dilatoire et les incartades un peu déplacées du Ministre espagnol. Dans ces conditions, il était difficile d'arriver à régler l'affaire de la Floride, d'autant plus que Pinckney, Ministre des États-Unis à Madrid, y jouait à peu près, mais en sens inverse, le même rôle qu'Yrujo à Washington.

D'autre part, le Prince de la Paix, tout en déplorant la perte de la Louisiane, comprit parfaitement que le meilleur moyen de garder la Floride était de s'assurer l'appui de Bonaparte. Il fallait donc conseiller au roi de ne plus faire d'opposition à la cession de la Louisiane. La situation, on le voit, était devenue fort embrouillée; les éléments de l'embroglio diplomatique changeaient à chaque instant de valeur,—comme changeaient de ton et d'inspiration les principaux interlocuteurs en présence.

Certes, ni les difficultés, les contestations pendantes, ni les compensations dues par la France aux États-Unis pour les spoliations, ni la Floride occidentale ne décideraient le gouvernement américain à rompre son système pacifique, aussi longtemps du moins que Jefferson et ses amis pourraient rester fidèles à leur principe. L'Espagne devait plier sa grandesse déchue à une souplesse plus opportune. Mais, s'il était bon qu'elle renonçât à toute revendication en ce qui concernait la Louisiane, il n'était peut-être pas souhaitable de la voir s'acquitter des compensations en espèces, tout argent passant d'Espagne en Amérique étant autant de moins pour la France.

Le mot d'ordre était donc d'entretenir le trouble et l'incohérence. On y parvint à merveille.

Pinckney, à Madrid, continuait à se montrer intransigeant et exigeant. Il voulait en finir avec la Floride. Par son attitude, il fut plus royaliste que le roi, ou plutôt, plus américain que le Président. Voyant l'Espagne impassible, il alla jusqu'à demander ses lettres de rappel. Il ne parvint qu'à faire sortir Cevallos de sa courtoisie coutumière et à se faire désavouer par Madison qui pria Monroe de se rendre au plus tôt à Madrid pour donner aux relations diplomatiques une direction à la fois plus digne et moins agressive.

Napoléon, de son côté, comprenant qu'il serait peu sage, après la cession de la Louisiane, d'indisposer encore le gouvernement espagnol au sujet de la Floride, voulait retarder la solution de cette affaire en retardant autant que possible le départ de Monroe pour l'Espagne. Monroe, chapitré par Cambacérès et Lebrun, s'était décidé à changer son itinéraire et, laissant Livingston à Paris, en face de l'Empereur, partit pour Londres, où il était aussi accrédité auprès de Georges III.

Livingston se trouvait, de la sorte, dans une situation délicate. Lui avait été le premier artisan du traité relatif à la Louisiane; l'opinion publique ainsi que Jefferson et ses amis en reportaient tout l'honneur à Monroe. La vanité du diplomate méconnu en souffrit amèrement. Ses anciennes attaches fédéralistes n'étaient pas entièrement rompues et ses bons amis, Gouverneur Morris en tête, auxquels il se plaignit, s'amusaient à lui faire comprendre qu'on voulait le mettre de côté, parce qu'un succès diplomatique à son actif serait une insulte à l'adresse de Jefferson. Livingston se consola de ses déboires dans la compagnie de Robert Fulton et de Joel Barlow, en attendant l'arrivée de son successeur, le général Armstrong. Ils seraient donc bientôt trois représentants américains à Paris, ayant mission de discuter le différend pendant entre Jefferson et l'Espagne.

La question était de savoir si le gouvernement des États-Unis devait faire table rase de ses engagements avec Napoléon et agir en toute indépendance ou bien prendre acte de l'opinion de Talleyrand et s'incliner devant la volonté de l'Empereur. En tous cas, Monroe se rendait bien compte que les pourparlers au sujet de la Floride ne pouvaient pas se poursuivre sur les bases indiquées par Jefferson.

La France, au nom de l'Empereur ou de son Ministre des Affaires étrangères, prétendait influencer, voire diriger ces pourparlers.

Cevallos, en effet, s'était adressé à Talleyrand pour que l'intervention de l'Empereur en faveur de l'Espagne, vînt mettre fin, de la part de l'Amérique, à des manifestations hostiles,—telles que l'acte de Mobile et les insolences de Pinckney. Talleyrand qui, depuis l'échec de sa politique personnelle en Amérique, depuis surtout certaine humiliation à lui infligée par le gouvernement des États-Unis, n'avait plus de ménagement à prendre avec Jefferson, Madison, Monroe ou Livingston, s'exagérait au contraire, toutes les raisons de se montrer conciliant avec l'Espagne, en dépit même des projets hostiles et cachés que Napoléon nourrissait contre cette puissance, et tout en étant décidé à faire profiter la France des dépouilles de l'Espagne, si l'on ne pouvait éviter cette extrémité.

L'âme compliquée de l'ancien évêque d'Autun était parfaitement capable de tirer un avantage quelconque de tractations d'une nature aussi embrouillée. D'ailleurs, Talleyrand n'avait jamais été favorable à la cession de la Louisiane aux États-Unis, il rejetait toute responsabilité dans le traité intervenu à ce sujet et s'empressait de faire ressortir les inconvénients qui en découlaient. Napoléon, absorbé ailleurs, lui permit de traiter l'Espagne avec la bienveillance qui répondait à ses propres sentiments, ceux du moins de sa politique du moment. Talleyrand en profita pour imprimer à la diplomatie qui devait être suivie en Espagne et aux États-Unis une direction conforme à ses vues particulières. À cette occasion, il fit adresser à nos représentants dans ces pays, plusieurs rapports qui résument la question en un style clair et précis, d'après ses idées personnelles, inspirées naturellement par des conceptions historiques d'ancien régime et de tradition classique. À Turreau qui, sans doute, en manquait, il rappela les grandes lignes du contesté en un petit cours d'histoire et de géographie parfaitement bien présenté[39].

Si, à l'Est, la Louisiane était assez bien délimitée par le Mississipi et l'Iberville, il n'en était pas de même à l'Ouest. De ce côté, pas de rivière, pas de chaîne de montagne ne la séparait des possessions espagnoles, de sorte que, entre les derniers établissements de la Louisiane et les premiers qui firent partie des colonies espagnoles, s'étendaient de si grands espaces de terrain, qu'on en pouvait difficilement tracer la ligne de démarcation. L'Espagne avait donc lieu de craindre que les États-Unis, qui tendaient toujours à dépasser les limites occidentales de la Louisiane, pussent avancer dans cette direction jusqu'à l'Océan, pour s'emparer de toute la côte américaine, au nord de la Californie.

Talleyrand voyait de loin. Cette éventualité devait se réaliser, mais plus tard.

En attendant, Turreau avait la mission de détourner le gouvernement des États-Unis de toute velléité d'extension vers l'ouest ou le sud-ouest qui pût être préjudiciable à l'Espagne. Mais cette question n'intéressait la France qu'indirectement, il fallait tâcher de la résoudre par des moyens de persuasion plutôt amicale que par une pression diplomatique officielle.

Pourtant, il était nécessaire de préciser[40].

D'après la théorie de Pinckney, d'ailleurs admise par le gouvernement américain, l'Espagne était responsable des spoliations françaises, qu'elle n'avait pu empêcher. Mais la convention qui ratifiait cette manière de voir datait du 11 août 1802, était, par conséquent, postérieure à celle que la France avait conclue avec les États-Unis le 30 septembre 1800, aux termes de laquelle, aucune indemnité n'était due pour des prises faites par l'une des deux puissances. Même les prises faites au détriment des Américains sur les côtes d'Espagne ne pouvaient prétendre à une indemnité. Ce serait bien inutilement qu'on s'adresserait à l'Espagne pour en obtenir des indemnités, car celle-ci n'en ferait que les avances pour se faire rembourser ensuite par la France. Toute la charge retomberait donc sur cette dernière et, comme, par la convention du 30 septembre 1800, nous étions relevés de toute dette relative aux prises, c'est avec étonnement que nous voyions les États-Unis chercher à obtenir, d'un autre gouvernement, une partie des indemnités auxquelles ils avaient renoncé par leur convention avec la France. C'est probablement dans l'ignorance de telles considérations et dans l'oubli de cette convention que l'Espagne signa celle du 11 août 1802. Ce fut une erreur de sa part. Par contre, le gouvernement américain qui, par son attitude à l'égard des Florides, avait violé les droits souverains de l'Espagne, était mal venu à se plaindre de la réciprocité de sentiments hostiles manifestés par la cour de Madrid, laquelle était parfaitement recevable à demander, dans le traité, telles modifications en rapport avec ses droits et sa dignité.

La précision de ces instructions envoyées à Turreau devait tranquilliser l'Espagne. C'était l'intention de Talleyrand, comme il le fait comprendre à Cevallos qui demandait toujours à être rassuré sur les prétentions des États-Unis du côté des frontières de la Louisiane. Ces frontières, comme Laussat en avait été informé, étaient limitées à l'ouest par le Rio Bravo[41]. C'est ce que Cevallos trouvait excessif. Talleyrand intervint pour montrer au gouvernement espagnol dans quelle mesure il pouvait résister aux exigences américaines. Dans une note à Gravina[42], il fit ressortir l'opportunité de distinguer, dans cette délicate question de frontières à déterminer, les portions de territoire annexées par les Français ou les Espagnols. Néanmoins, comme les droits revendiqués par les Américains leur venaient de la France, Talleyrand avait fait connaître au Ministre impérial aux États-Unis les bases sur lesquelles l'Empereur lui-même se serait placé pour arriver à une équitable démarcation de ces frontières. Tout ce qui était d'origine française, devait revenir à la Louisiane. Pour le reste, comme les espaces existant entre les derniers établissements français et les dernières missions espagnoles auraient soulevé encore certains doutes quant à leur tracé définitif, ces difficultés eussent été résolues grâce à l'esprit affectueux et conciliant qui animait leurs Majestés....

Mais dans ces intentions et dans ces expressions, Talleyrand ne se montrait-il pas plus conciliant que Napoléon, son impérial maître? Il n'ignorait pourtant pas que l'ambition du peuple américain était entretenue et développée par la nécessité quasi inéluctable de s'étendre vers l'Ouest. Par la force des choses, devaient être rompues, un jour ou l'autre, toutes les barrières qui s'opposaient à une extension de ce côté et, par la logique absolue de leur raisonnement, les diplomates américains comprenaient aussi la Floride occidentale dans cette sphère d'absorption, avec d'autant plus de raisons que beaucoup de territoires situés entre le Mississipi et le Perdido avaient déjà été accordés depuis la cession faite par l'Espagne. Cette dernière, selon toutes probabilités, allait être entraînée bientôt dans la guerre avec l'Angleterre et Jefferson pouvait croire que les mêmes raisons qui avaient poussé Bonaparte à céder la Louisiane amèneraient aussi l'Espagne à céder la Floride.

Il ne se trompait pas en ce qui concernait les hostilités. Avant que Monroe eut quitté Londres, le 1er octobre 1804, une escadre anglaise s'empara des vaisseaux espagnols en route pour l'Europe et une déclaration de guerre en fut bientôt la conséquence. Dès son arrivée à Paris, Monroe demanda à Livingston, son compatriote, et son rival en diplomatie, d'être son intermédiaire auprès de Talleyrand, en lui faisant parvenir par écrit l'objet de sa mission. Livingston fit quelques objections et ce ne fut qu'après l'arrivée d'Armstrong qu'on se mit d'accord sur les termes de la note à envoyer. Cette note[43], rédigée sous une forme de parfaite courtoisie, n'avait, au fond, rien d'agressif. En fait, elle sollicitait le bienveillant appui de l'Empereur en faveur des négociations qui devaient s'ouvrir à Madrid. En résumé, elle passait en revue les différentes phases par lesquelles traînèrent les démêlés avec l'Espagne: les spoliations, les dommages provenant de la fermeture du Mississipi par Morales, l'acte de Mobile qui devait mener à l'immédiate possession de la Floride.

Les diplomates américains ne pouvaient pas s'attendre à une réponse favorable de la part de Talleyrand; nous avons vu qu'il avait pris parti pour l'Espagne contre les États-Unis. Et Napoléon, paraît-il, en lisant la note en question, se montra fort irrité. Il paraît aussi que les illusions de Monroe, si illusions il pouvait avoir, furent mises à une rude épreuve par son ami Marbois, un des Ministres de Napoléon qu'il connaissait de longue date pour l'avoir fréquenté en Amérique, qui lui assura que toute la question se réduisait à une simple affaire d'argent. L'Espagne, en ayant grand besoin, se prêterait probablement à un arrangement. Le gouvernement français lui-même faisait comprendre que, si le principe de l'indemnité pécuniaire était admis, Paris pourrait devenir le centre des négociations qui seraient alors menées dans le sens désiré.

En d'autres termes, c'était imposer au gouvernement américain la nécessité de faire un nouvel emprunt d'environ 70 millions de livres à transférer à l'Espagne qui immédiatement le reverserait à la France, en conséquence de quoi, les États-Unis pourraient entrer en possession du territoire convoité. C'était, enfin, payer deux fois cette partie de la Floride, laquelle, d'après l'interprétation des hommes d'État de Washington, faisait déjà partie intégrante de la Louisiane. Dans ces conditions, Monroe ne pouvait prêter une oreille attentive aux suggestions de Talleyrand auquel il fit savoir qu'en dépit même de Napoléon, il irait traiter directement à Madrid.

Il était cependant douteux que, là aussi, un meilleur accueil pût être réservé à sa thèse. L'intervention plus ou moins occulte de l'Empereur, exercée par l'action plus manifeste de son Ministre des Affaires Étrangères, s'y opposait. Les sentiments moins bienveillants de Napoléon à l'égard des États-Unis avaient maintenant pour origine des causes indirectes et lointaines, mais habilement exploitées par ceux qui avaient intérêt à pêcher en eau trouble. Ç'avait été, d'abord, les représentations faites par Leclerc et d'autres au moment de l'expédition de Saint-Domingue; depuis, ce furent les incidents qui éternisaient la guerre dans ce pays,—le commerce prohibé qui n'avait jamais cessé entre Saint-Domingue et les États-Unis. À ces causes matérielles, pour ainsi dire, il convient d'ajouter ce qu'une certaine école historique appelle les impondérables, au nombre desquels, depuis que le général s'était transformé en Empereur, il faut mettre la liberté et le sans-gêne avec lesquels il était traité par la presse américaine et, par-dessus tout, le développement des principes républicains qu'il voulait abolir en France et qui tendaient, au contraire, à prendre un essor nouveau avec la jeune prospérité des États-Unis.

La guerre qui venait d'éclater entre l'Angleterre et l'Espagne aurait pu rapprocher cette dernière des États-Unis; en réalité, elle fit d'elle une vassale de Napoléon et, par conséquent, toute offense à l'adresse de Charles IV en était une pour l'Empereur.

Mais Monroe était à peine arrivé à Madrid, au commencement de l'année 1805, dans le but d'arracher la Floride des griffes de l'Espagne et de la France, que des événements se préparaient du côté de la Grande-Bretagne, dont l'importance rejetait toutes les autres préoccupations au second plan.

Cependant, Monroe se mit immédiatement en relation avec Charles Pinckney qui, malgré la position délicate dans laquelle il se trouvait, fut admis à prendre part à la négociation.

Les deux ministres américains rédigèrent, à l'adresse de Cevallos, une note qui contenait encore l'expression des mêmes griefs et des mêmes réclamations; ils y joignirent un projet de traité qui était naturellement à l'avantage unique des États-Unis. L'Espagne devait céder les deux Florides ainsi que le Texas jusqu'au Rio Colorado, laissant l'espace entre le Colorado et le Rio Bravo comme un pays frontière, sans désignation précise; elle devait aussi nommer une commission ayant pour mission de connaître de tous les différends qui pourraient s'élever entre des sujets espagnols et le gouvernement des États-Unis.

Cevallos répondit sur un ton décidé, mais courtois, que l'Espagne ne pouvait souscrire à des conditions aussi léonines. Il y eut encore des échanges de vue, des offres et des fins de non recevoir qui, à la clarté un peu brutale de l'Américain, opposait la stabilité un peu jésuitique de l'Espagnol,—diplomatiques manœuvres, au jeu desquelles, finit par s'user la patience de Monroe qui n'eut plus qu'une ressource: demander ses passeports.

Ils lui furent accordés avec un empressement auquel il ne s'attendait pas. La politique extérieure de Jefferson, que Monroe représentait en Europe, avait donc échoué. Elle s'était heurtée au mauvais vouloir de l'Espagne soutenue par la France. Il aurait mieux valu prendre possession, sans coup férir, de la rive septentrionale du Rio Bravo, quitte à négocier ensuite. En tout état de cause, la guerre avec les États-Unis pouvait éclater d'un moment à l'autre. Mais sur toutes ces négociations espagnoles planait une atmosphère de corruption dont il est délicat de préciser l'origine. Quoique le besoin d'argent se fit sentir à Paris comme à Madrid, il ne faut pas la faire remonter jusqu'à Napoléon ou Godoi, car tous les deux étaient trop haut placés pour pouvoir s'abaisser à de tels tripotages pécuniaires, tandis qu'aux alentours de Talleyrand, dans le personnel même des Affaires Étrangères, ce n'était pas la première fois que des appétits indiscrets et peu scrupuleux se manifestaient[44]. Pour la Floride, Monroe croyait qu'on demanderait huit millions de dollars.

Monroe était à plaindre.

Peu de diplomates ont été, comme lui, éconduits par les ministres de trois grandes cours européennes. Il était ballotté entre Madrid, Paris et Londres,—symbole vivant de la politique américaine encore si influençable par la politique des vieilles monarchies. Plus tard, peut-être s'est-il souvenu de ces mois d'une vie pénible, quand il défendit une doctrine qui porte son nom mais qui, n'étant pas entièrement due à sa seule initiative, avait pour but effectif de libérer l'Amérique de l'immixtion des pouvoirs étrangers. L'intention était logique et provenait du désir légitime d'affranchir les États-Unis de la pression persistante exercée par l'Europe sur le destin de la nouvelle république, chaque fois surtout qu'il y avait divergence entre la France et l'Angleterre.

Ainsi, au début même des guerres de la Révolution, cette pression se fit sentir. Des novembre 1793, le gouvernement britannique enjoignit à tous les vaisseaux anglais armés, de saisir tout bateau appartenant aux neutres, transportant les produits d'une colonie française ou dirigeant des renforts vers cette colonie. Bientôt le commerce de l'Amérique avec les Antilles se ressentit de ces mesures draconiennes. Tous les bateaux américains chargés de produits français, venant en France ou y allant, furent cueillis dans leur course à travers l'Océan, conduits dans des ports anglais pour y être condamnés par des cours d'Amirauté anglaise,—d'après la Règle de guerre de 1756[45]. Cette règle qui pouvait être appliquée, à la rigueur, entre gouvernements européens, possesseurs de colonies, devenait une injustice quand il s'agissait des États-Unis qui n'avaient pas de colonies. À ce point de vue, le système colonial anglais répondait à une politique ayant pour but de rendre le commerce du monde entier tributaire de sa marine et de sa navigation[46]. Après la retraite de Pitt, des ordres furent donnés à l'effet d'exempter les États-Unis d'une obligation aussi vexatoire; les bateaux américains purent transporter en France, par l'intermédiaire d'un port américain, des produits de colonies françaises, tandis qu'il demeurait interdit à des bateaux russes ou danois, quoique neutres, de transporter ces produits en Europe. Mais ce traitement, de faveur répondait à un calcul commercial qui était faux et finit par tourner contre l'Angleterre; car, sous prétexte d'entraver la marine et le commerce de la France et de l'Espagne, elle était simplement parvenue à se donner une rivale dangereuse au-delà des mers.

À la date où nous sommes, pendant l'été de 1805, Monroe retournant à Londres, constata que, pendant son absence, Pitt s'était efforcé de faire passer, dans des mains anglaises, tout le commerce des Indes occidentales. Son pays était encore lésé.

Lord Mulgrave, le Ministre des Affaires Étrangères, avait beau l'assurer des sentiments bienveillants que le gouvernement de Sa Majesté Britannique nourrissait à l'égard des États-Unis, il n'en était pas moins avéré que, tous les jours, des vaisseaux américains étaient capturés, dans les eaux même de la Manche, par des marins anglais qui prétendaient agir conformément aux prescriptions de la loi de 1756. Décidément, Lord Mulgrave, ainsi que Talleyrand et Cevallos, traitait Monroe en quantité négligeable. Sa mission diplomatique ne pouvant aboutir, il ne lui restait plus, après l'échec de tant d'efforts qui méritaient un meilleur sort, qu'à engager son gouvernement à persévérer dans sa résolution énergique, au prix même d'une guerre qui serait déclarée simultanément à la France, à l'Espagne et à l'Angleterre. «Je suis sûr, écrivit-il à Madison[47] qu'une pression exercée en même temps, sur chacun de ces pays, produirait un bon effet sur l'autre.»

En réalité, les efforts de Monroe se heurtaient à la fatalité des événements. Son patriotisme voyait clair, seulement ce patriotisme un peu intransigeant, devançait les temps. Il indiquait les routes à suivre dans lesquelles, sous l'impulsion de Jefferson, il était déjà engagé, mais il ne pouvait venir à bout des nombreux obstacles diplomatiques dressés devant lui par les compétitions des gouvernements européens qui s'enchevêtraient et se combattaient en considérant toujours l'Amérique septentrionale comme le pays où leur rivalité plus ou moins heureuse pourrait trouver des compensations utiles. Au moment de la cession de la Louisiane, un rapprochement s'était opéré entre la France et les États-Unis. L'affaire de la Floride qui fut la conséquence de cette cession créait naturellement des difficultés avec l'Espagne soutenue par le gouvernement français, et, brochant sur le tout, la question du commerce des neutres mettaient maintenant aux prises les cabinets de Washington et de Londres.

Dans ces conjonctures, il était délicat, pour Jefferson, de prendre un parti. On comprend son hésitation: comme toujours, le premier magistrat de la République américaine devait fatalement choisir entre la France et l'Angleterre. En histoire, les hypothèses sont illusoires. Pourtant, on peut se demander ce qui serait arrivé si, obéissant aux conseils de Monroe et d'Armstrong, il avait ordonné, au mois d'août 1805, à ses troupes de traverser la rivière Sabine et d'occuper le Texas jusqu'au Rio Bravo. En droit, une pareille initiative pouvait parfaitement se justifier de la part du chef d'un pays qui avait, en somme, hérité de tous les droits de Napoléon sur la Louisiane. C'était la guerre avec l'Espagne, par conséquent, avec Napoléon lui-même, puisque nécessairement la France aurait marché contre les États-Unis; c'était, peut-être, la conquête facile de la Floride et, en même temps, toutes les difficultés avec l'Angleterre aplanies, car les controverses au sujet du commerce des neutres, du blocus, de la presse des matelots, tombaient, du même coup, au second plan. C'était, en allant jusqu'au bout, et en admettant que la guerre avec la France pût durer deux ans, la possibilité de s'allier avec les patriotes espagnols et de donner, de loin, le signal du mouvement qui, en Europe, allait s'accentuer contre le joug de Napoléon. Perspective brillante et séduisante qui devait sourire à l'âme républicaine de Jefferson. Mais c'était risquer gros jeu et, en fin de compte, puisqu'il aurait déclaré la guerre au nom de ses principes républicains, ces mêmes principes le firent définitivement pencher vers la paix.

Cependant, Turreau n'avait pu percer le secret de ces subtils mouvements d'opinion. On ne lui avait manifesté aucun mécontentement et, tout en reconnaissant que les négociations avec l'Espagne avaient absorbé tous les esprits judicieux, il se crut justifié au plus grand optimisme en ce qui concernait les sentiments professés par les Américains à l'égard de la France, allant jusqu'à mettre cette phrase dans la bouche de Jefferson:

«Eh bien! aurait-il dit,—puisque l'Empereur le désire, l'arrangement sera remis à des temps meilleurs»!

Il est douteux que le Président ait exprimé son désir de conciliation dans une forme aussi obséquieuse; mais l'Empereur avait tout lieu d'être satisfait de l'empressement de Jefferson à lui donner satisfaction et du zèle de son représentant.

Ce zèle était parfois intempestif et indiscret, comme lorsqu'il se manifesta à l'occasion de l'arrivée du général Moreau aux États-Unis. Turreau émit la prétention de voir boycotter ce rival de Napoléon, dont le plus grand tort était d'être un grand républicain doublé d'un grand stratège. Il ne pouvait admettre que celui que l'Empereur avait fait bannir de France, pût être reçu aux États-Unis avec des marques spéciales d'honneur; il commit l'effronterie d'écrire au Président qu'il serait convenable de s'abstenir de toute démonstration dont l'interprétation pourrait dépasser les limites de l'hospitalité anonyme. Le Ministre des Affaires Étrangères fut outré de cette intervention déplacée dans les affaires intérieures du pays. Jefferson fut d'avis de faire comprendre à qui de droit, que le gouvernement de la République américaine n'était nullement disposé à recevoir et à exécuter des ordres[48].

Cet incident fut vite oublié. Si Turreau manquait de tact en diplomatie, son coup d'œil était assez juste quand il s'agissait de juger la situation générale du pays et ses ressources militaires. Ainsi, il fut bientôt convaincu que le maintien de la paix était universellement exigé par tous les hommes politiques de l'Union et que toute guerre aurait, pour premier résultat, de précipiter du pouvoir le parti qui s'en ferait le champion. Les velléités guerrières qui, un moment, avaient agité les sphères dirigeantes s'étaient tôt apaisées: elles ne s'étaient jamais manifestées au grand jour, tandis qu'ouvertement, il fallait bien se soumettre aux humiliations journalières infligées par l'Angleterre; même le mépris professé à l'égard de l'Espagne, n'allait pas jusqu'à des provocations directes. L'opinion publique était ainsi parfaitement d'accord avec le caractère et les sentiments philanthropiques bien connus du Président, sentiments entretenus et développés par la certitude que l'armée et la marine étaient encore loin d'être à la hauteur de leur mission et ne pourraient soutenir victorieusement une campagne contre des soldats aguerris. On manquait surtout d'officiers instruits. D'après notre représentant, les marins américains étaient les plus hardis et les plus ignorants du monde. Aussi, comme les moyens d'action ne répondaient pas aux ambitions latentes, on s'évertuait de concilier des aspirations et des faits contradictoires en s'efforçant de «conquérir sans guerre».

L'attitude de Turreau qui, Ministre de Napoléon, voulait conduire les affaires diplomatiques à la manière autoritaire de son maître, finit par éveiller d'anciennes querelles de politique intérieure. Il était bien évident que le républicanisme invétéré de Jefferson ne lui permettait, en aucune façon, d'aimer ou de craindre Napoléon ou l'Empire, et, depuis un certain temps, les journaux fédéralistes ne pouvaient vraiment pas accuser le Président de sympathies françaises. Pendant l'hiver 1805-1806, la peur de l'influence française reprit pourtant de la consistance. Tout le parti fédéraliste se montrait indigné des procédés dont usait la France dans les affaires espagnoles et leur indignation ne connut plus de bornes quand la France souleva des objections sur la façon dont les États-Unis faisaient le commerce avec Saint-Domingue.

En fait, l'expédition de Saint-Domingue avait échoué. Cependant, malgré la reddition de Rochambeau aux Anglais, malgré l'indépendance proclamée par les noirs, Napoléon s'intitulait toujours le maître de l'île. Le général Ferrand, pour affirmer ces prétentions, s'opposait aux tentatives de Dessalines qui, d'ailleurs, n'était reconnu par aucun gouvernement. Seul, le commerce encore important avec ce pays ne permettait pas aux convoitises de s'endormir, mais, comme ce commerce n'était protégé par aucune loi, les vaisseaux qui s'en occupaient étaient généralement armés. Pendant l'hiver de 1804-1805, une flottille de 80 canons et de 700 hommes partit de New-York avec une cargaison de contrebande de guerre. Turreau se plaignit et Madison promit qu'une loi serait bientôt proposée qui ne permettrait plus un pareil abus.

Les discussions qui s'ouvrirent au Sénat, à ce sujet, n'aboutirent que partiellement et l'amendement du Dr Logan qui voulait que tout commerce avec Saint-Domingue fût prohibé, ne fut pas voté. La majorité se décida pour empêcher simplement le commerce sur vaisseaux armés. Mais quel contrôle exercer? Après le retour de la flottille incriminée par le gouvernement français, publiquement célébrée par les citoyens de New-York, une nouvelle expédition se prépara et même un vaisseau américain qui portait des cargaisons de poudre aux Haïtiens, fut saisi par les Anglais, envoyé à Halifax et condamné pour commerce illicite.

Turreau s'empressa de faire connaître cet état de choses à son gouvernement. Napoléon était occupé par ses préparatifs et l'exécution de son plan du camp de Boulogne. Cette complication venant s'ajouter à toutes celles qui entravaient sa marche en avant, le mit de fort méchante humeur. Il écrivit aussitôt à Talleyrand[49] lui enjoignant de faire connaître son mécontentement au représentant américain, lui déclarant qu'il était temps «que cela finisse...» que c'était indigne de la part des citoyens des États-Unis de faire du commerce avec des brigands et que tout ce qui entrerait ou sortirait désormais des ports de Saint-Domingue serait déclaré de bonne prise, car il était impossible de considérer avec indifférence les armements évidemment dirigés contre la France et que le gouvernement américain facilitait dans ces ports...

L'Empereur avait parfaitement le droit de saisir les vaisseaux américains qui faisaient du commerce avec Haïti, seulement, il était la plupart du temps dans l'impossibilité de le faire, si le gouvernement américain ne le soutenait pas. Il avait donc parfaitement raison dans le fond,—la forme dans laquelle il exprimait ses revendications laissait à désirer; elle fut adoucie par Talleyrand dans sa lettre à Armstrong, mais Turreau n'hésita pas à répéter à Madison que «ce système d'impunité et de tolérance ne pouvait durer davantage».

En résumé, à la fin de 1806, le cabinet de Washington se trouvait en présence d'une situation hostile sur toute la ligne. L'Espagne, en dépit des traités, saisissait les propriétés américaines sur mer et sur terre, faisait des incursions en Floride et au Texas. La France tenait un langage menaçant et, comme si ces difficultés ne suffisaient pas à l'habile activité du Congrès qui allait s'ouvrir, la Grande-Bretagne prit une attitude telle qu'on aurait pu croire, de sa part, à une déclaration de guerre, à courte échéance.

Plus que jamais, les deux pays étaient profondément divisés par la question de la presse des matelots.

Les deux frégates, le Cambrian et le Leander surveillaient le port de New-York, d'une façon intolérable; c'était un véritable blocus exercé avec une telle âpreté, que le moindre prétexte, la moindre suspicion quant à la provenance d'un vaisseau, en légitimait la capture et son envoi à Halifax pour y être retenu et jugé. De tels procédés qui, en somme, profitaient au commerce des neutres, auraient encore à la rigueur pu être tolérés par la classe des marchands, la plus nombreuse et naturellement la plus âpre au gain; mais ils devenaient odieux par la façon dont les officiers anglais pratiquaient la presse. Tout individu trouvé sur un vaisseau américain que, pour une raison ou une autre, ils pouvaient considérer comme sujet anglais, était immédiatement incorporé dans la marine anglaise. Mais comment prouver la nationalité? La similitude de langue rendait cette preuve, dans la plupart des circonstances, excessivement difficile; en tous cas, elle donnait lieu, parfois, à des erreurs pénibles mais voulues qui retombaient sur toute une classe de citoyens et lésaient des intérêts considérables. Une haine profonde couvait, de ce fait, en Amérique contre l'Angleterre. L'opinion publique s'étonnait de la longanimité du gouvernement.

Cette longanimité s'explique si l'on songe que les difficultés avec l'Espagne étaient loin d'être aplanies; Madison croyait habile, de sa part, de se concilier l'Angleterre dans le but de tenir la France en respect: c'était l'éternel jeu de bascule de la politique américaine qui, pour le moment, suivait les fluctuations de la politique napoléonienne et qui, dans ces dernières hésitations, avait pour stimulant un nouveau projet de Jefferson dans le but de rouvrir des négociations pour l'achat de la Floride.

Ce projet allait pouvoir se réaliser mais sur des bases toutes différentes que celles sur lesquelles Jefferson comptait s'appuyer. C'était de France et non d'Angleterre que devaient lui parvenir des sollicitations favorables et, au moment même où il semblait décidé à faire comprendre à Napoléon que le gouvernement des États-Unis n'était nullement disposé à recevoir des ordres, le gouvernement français, au contraire, lui faisait des ouvertures dans le sens désiré.

Au moins d'août 1805, l'Empereur venait de lever le camp de Boulogne et dirigeait son armée vers les opérations qui devaient être couronnées par la bataille d'Austerlitz. Mais, avant de pouvoir aboutir à cette brillante victoire, il avait encore bien des dispositions à prendre et sans doute aussi, à se ménager la bienveillance, sinon l'alliance, de pays qui supportaient difficilement le joug de l'Angleterre. Est-ce cette raison qui lui fit désirer un rapprochement avec les États-Unis? Il est permis de le supposer.

Armstrong, qui suivait les événements à Paris, reçut vers cette époque, la visite d'un agent ne faisant pas partie officiellement des Affaires Étrangères, qui lui remit, au nom de Talleyrand, un projet d'arrangement à intervenir entre les États-Unis et l'Espagne. Le Prince de la Paix devait être prévenu que, s'il ne se joignait pas aux États-Unis pour demander à Napoléon d'être l'arbitre, dans leur dispute, il exposerait son pays à de graves inconvénients. C'était, en résumé, la contre-partie de ce qu'avait déjà proposé le Ministre des Affaires Étrangères: il soutenait maintenant les États-Unis au lieu de soutenir l'Espagne. Et si, sous la pression de l'Empereur, l'Espagne consentait à céder les Florides, la France proposait les conditions suivantes: facilités de commerce en Floride comme en Louisiane; le Rio Colorado et les territoires au Nord-Ouest s'étendant jusqu'aux sources des affluents du Mississipi et formant une région neutre; dix millions de dollars à être payés par les États-Unis à l'Espagne. Ce chiffre fut descendu à sept millions.

Ces propositions furent soumises par Jefferson à ses collègues du Conseil. Il fit remarquer qu'elles ne différaient pas beaucoup des leurs, excepté en ce qui concernait l'indemnité à payer qui, selon lui, ne devait pas dépasser cinq millions. Les Américains ne voulaient pas donner davantage pour les Florides; ils acceptaient le Colorado comme frontière occidentale et un espace de trente lieues de chaque côté de cette rivière, qui ne serait pas occupé.

Jefferson avait hâte de conclure cette affaire d'autant plus que l'opinion publique devenait de plus en plus hostile à l'Angleterre. Les commerçants de Boston, New-York et Baltimore se montraient furieux du nombre toujours croissant des prises qui menaçaient de ruiner les maisons les plus solides. Ainsi, la sympathie que perdait l'Angleterre revenait à l'Espagne, ou plutôt, la haine qui allait croissant à l'adresse de celle-là, diminuait à l'adresse de celle-ci.

Au milieu de ces revirements, le Président Jefferson prépara son message à l'occasion de la réunion du neuvième congrès. Il en profita pour dire que la direction donnée aux Affaires Étrangères devait être modifiée. Il fit un tableau des relations internationales qui semblait mettre à une rude épreuve son amour de la paix. En réalité, que s'était-il passé, ces dernières années? Le littoral du pays avait été infesté, les ports avaient été surveillés par des vaisseaux étrangers et, sous prétexte de poursuivre des ennemis, ces vaisseaux, armés ou non, occasionnaient au commerce américain les plus graves préjudices. Des incursions avaient été faites sur les territoires de la Nouvelle-Orléans et du Mississipi, exposant les citoyens à voir leurs propriétés pillées et saisies par des officiers et soldats de l'armée espagnole. Il fallait faire défendre la frontière par des troupes régulières pour empêcher, à l'avenir, de semblables agressions.

L'homme qui avait toujours défendu la nécessité de la paix tenait un langage où perçait la nécessité de la guerre. Cependant, la seconde partie de son message faisait ressortir une contradiction: elle avouait une diminution des ressources qui impliquait la faillite d'une action militaire sérieusement menée. Alors, comment concilier l'attitude guerrière avec l'impossibilité de faire la guerre? Toutes ces questions ne contribuaient pas à désarmer la rivalité des partis en présence: les démocrates, les fédéralistes, les républicains du Sud ignoraient ce qui se passait dans les coulisses gouvernementales, tandis que Turreau, Mery et Yrugo se demandaient, avec une désinvolture un peu méprisante, quels moyens le gouvernement des États-Unis pourrait mettre en œuvre pour venir à bout des prétentions de la France, de l'Angleterre et de l'Espagne. Jefferson se trouvait donc dans une situation délicate: il avait à faire face aux exigences d'une minorité hostile et d'une majorité divisée, à l'intérieur, et, à l'extérieur, aux velléités guerrières de trois grandes puissances de l'Europe.

Ce ne fut qu'en mars 1806, après bien des discussions où Fédéralistes et Républicains se dressèrent de nouveau, les uns contre les autres, où Randolph, dans son animosité contre Madison, dont il voulait faire échouer la candidature à la Présidence, allant jusqu'à déclarer qu'il ne voterait pas un shilling pour l'achat de la Floride, que c'était livrer la bourse publique au premier brigand venu qui vous la demanderait au coin d'un bois... ce ne fut, dis-je, que six mois après la réception de la dépêche d'Armstrong faisant connaître les intentions—ou les ordres—de Napoléon, que le diplomate américain fut officiellement autorisé à offrir cinq millions à la France pour l'achat de la Floride ou du Texas. Jefferson l'avait emporté sur Randolph, mais cette victoire lui coûta cher: lui, qui était l'incarnation du plus pur républicanisme, lui, dont les idées et les principes avaient toujours été opposés au caractère, au tempérament, à la politique de Bonaparte, fut accusé, par ses compatriotes ennemis, d'être devenu une créature de Napoléon.

Aux yeux du public, le gouvernement des États-Unis obéissait aveuglément aux ordres de l'Empereur, lorsqu'en réalité, inspiré par Jefferson, il jugeait seulement politique de ne pas irriter Napoléon; non pas la sympathie le faisait agir de la sorte, mais bien la crainte que, seul, le potentat qui soumettait les vieilles monarchies et les trônes vermoulus à sa volonté, par son génie guerrier, pouvait donner la Floride aux États-Unis, sans les dépenses et les risques d'une guerre en Amérique.

Mais, contrairement aux apparences et aux protocoles diplomatiques, l'affaire de la Floride n'était pas encore terminée. Par un soudain revirement, Napoléon fit comprendre qu'il n'avait aucun intérêt à se poser en arbitre entre les États-Unis et l'Espagne. Armstrong et même Talleyrand, à la veille d'une disgrâce, purent se demander quel plan secret modifiait ainsi les dispositions de l'Empereur et quels projets il nourrissait à l'égard des États-Unis.

Ainsi se faisait sentir, jusque dans ces lointains parages, l'ascendant de l'homme qui était en train de refaire, à sa fantaisie, la carte de l'Europe: la politique de Jefferson, Président d'une jeune république, était à la merci de batailles qui allaient se livrer dans un coin perdu de l'Allemagne.

CHAPITRE VIII
LES ÉTATS-UNIS ET LE BLOCUS CONTINENTAL.

Napoléon est décidé à sacrifier l'Espagne. — La faiblesse de Charles IV. — Monroe et Fox. — L'Angleterre ne peut admettre les prétentions américaines. — Le Décret de Berlin. — Tous les neutres sont atteints. — Monroe accepte les conditions anglaises. — Jefferson refuse de soumettre le traité au Sénat. — Les ordres en conseil de janvier 1807 et de novembre 1807. — Guerre en perspective entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. — Situation difficile à l'égard de la France. — Pour se rendre maître de l'Espagne Junot s'empare du Portugal. — La famille royale s'enfuit au Brésil. — Entrevue, à Mantoue, de Napoléon avec son frère Lucien. — Il lui offre la couronne d'Espagne s'il consent à divorcer. — Aux ordres en conseil émis par Spencer Perceval, Napoléon répond par le Décret de Milan.

Lors de la discussion du traité de cession de la Louisiane, l'Empereur avait, à dessein, laissé planer une vague incertitude sur les frontières de ce pays. Cette incertitude était devenue un atout considérable dans le jeu de sa politique. La Floride constituait, de la sorte, comme on l'a vu, un appât qu'il faisait miroiter devant les yeux de Jefferson, le rendant plus accessible ou plus lointain aux convoitises américaines, suivant les besoins de la cause et suivant la nécessité dans laquelle il se trouvait de sauver ou de sacrifier l'Espagne.

À la date où nous sommes parvenus, il était nécessaire que l'Espagne fût sacrifiée à ses vues profondes et ne devînt plus qu'un instrument entre ses mains,—instrument dirigé contre l'Angleterre.

Le faible et malheureux Charles IV lui avait donné son argent, sa flotte et son armée. La flotte espagnole avait été détruite à Trafalgar et l'armée espagnole était fondue dans les contingents qui opéraient en Allemagne. Le fruit était mûr; on pouvait le cueillir. Mais il fallait encore dissimuler, endormir l'ignorance de la famille royale sous des dehors de prévenance et d'intérêt.

Et l'intérêt des États-Unis se trouvait de nouveau ballotté entre celui de l'Angleterre et celui de la France. Par les ordres en conseil, l'Angleterre prétendit affirmer sa maîtrise des mers. Napoléon riposta par les décrets de Berlin et de Milan qui, au moyen du Blocus continental, devaient lui assurer la maîtrise des continents.

De quel côté allait pencher le gouvernement de l'Union?

À Londres, Monroe eut un instant l'espérance de voir sa mission diplomatique réussir. Pitt était mort en janvier 1806 et Georges III appela Fox aux Affaires Étrangères. Fox était libéral d'idées et de caractère, de manières charmantes et l'accueil qu'il fit à Monroe ne ressemblait en rien aux relations froides et guindées en usage dans l'entourage de Pitt, relations qui répondaient, en somme, à sa politique agressive à l'égard des États-Unis, dans ce qu'elle avait de plus intraitable, quand il s'agissait d'arrêter, sous le prétexte le plus fallacieux, des vaisseaux américains. Fox semblait plus favorablement disposé pour ce qu'il appelait le commerce des colonies, mais il était peut-être le seul dans le cabinet à montrer, à cet égard, des vues plus conciliantes, d'autant plus qu'à Washington, le Congrès, dans un esprit de représailles, discutait l'opportunité de l'acte de non-importation. Ces velléités de résistance aux exigences anglaises ressemblaient trop à un ultimatum que les Anglais traduisaient en ces termes: «Abandonnez votre commerce et vos navires à l'Amérique ou livrez vos libertés à la France.»

Une telle formule était évidemment exagérée, mais, dans leur susceptibilité chatouilleuse et vindicative, les Anglais ne pouvaient en supporter l'inadmissible prétention. Devant de telles dispositions d'esprit, il était difficile à Fox de faire des concessions. L'ambition de Napoléon avait troublé toute l'Europe. Pourtant, dans les bouleversements qui en furent les conséquences, l'Angleterre était parvenue à maintenir sa suprématie sur mer et, sur toute l'étendue de l'Océan, sa flotte prétendait imposer sa loi. Deux puissances semblaient vouloir s'affranchir de ces deux jougs: la Russie et les États-Unis.

Napoléon, voulait réduire la première, par la séduction,—l'Angleterre comptait réduire la seconde par la menace. C'était du moins la conséquence logique, quoique un peu simpliste, qui ressortait de la position prise par les deux principaux belligérants.

Dans ces conditions, ne pouvant rendre au commerce américain les privilèges qu'il possédait autrefois, Fox prit une demi-mesure, par laquelle il crut pouvoir contenter les exigences américaines, mais qui, en réalité, était aussi restrictive que le traité de 1756. En mai 1806, les puissances neutres furent avisées que, sur l'ordre du Roi, avaient été bloquées toutes les côtes de France et d'Allemagne, allant de Brest à l'Elbe;—blocus, d'ailleurs, qui ne pouvait être effectif qu'entre Ostende et la Seine. Un navire américain, par exemple, chargé à New-York de sucre provenant des colonies françaises ou espagnoles, pouvait donc se diriger en toute sécurité vers Amsterdam ou Hambourg. On discuta longtemps sur la légalité et l'équité d'une telle mesure qui, tout en poussant Napoléon à des représailles, fut appelée, même par les intéressés, un blocus sur le papier. Elle contenait en germe la deuxième guerre d'indépendance qui libéra définitivement les États-Unis d'une ingérence quelconque exercée par le gouvernement britannique.

En attendant, Monroe était la proie de son destin: se trouver dans la nécessité de conclure un traité dont l'issue semblait de plus en plus aléatoire. L'acte de non importation avait été voté par le Congrès et, à sa grande confusion, Pinckney qu'on lui avait adjoint, sinon pour le contrôler, du moins pour l'arrêter dans son ardeur, lui avait fait pressentir que le Président Jefferson ne verrait pas le succès de ces négociations d'un œil favorable. Monroe comprit; il était le concurrent de Madison à la Présidence et un grand succès diplomatique à son actif serait mal vu à Washington. Livingston pouvait se considérer comme étant vengé. Il semblait donc préférable que le traité à négocier présentât des conditions impossibles à réaliser. Si ce traité devait échouer, tout le blâme en retomberait sur Monroe; s'il réussissait, la gloire en serait partagée avec Pinckney. D'une façon comme de l'autre, la tâche de Monroe était délicate et ingrate.

Les concessions, d'ailleurs, que demandait l'Amérique à l'Angleterre, étaient de celles qu'on ne peut obtenir que les armes à la main. Le gouvernement anglais accorderait difficilement, après Trafalgar, ce qu'il avait toujours refusé depuis la règle imposée en 1756. Cependant, Jefferson proclamait hautement qu'il était temps de supprimer les inconvénients imposés aux États-Unis par l'application de cette règle et de renoncer aux vexations de la presse des matelots. Il n'hésitait pas à affirmer que tout le Golf Stream devait être considéré comme faisant partie des eaux américaines, sur lesquelles un acte d'hostilité ne pouvait être toléré, sous peine de voir atteintes la sécurité du pays et la liberté du commerce. Un pareil langage était fier, presque dictatorial: comment le faire accepter par un peuple en délire qui venait de faire à Nelson de patriotiques funérailles sous les voûtes de Saint-Paul? Mais comment surtout en attendre la réponse quand on était à la veille d'une action décisive en Allemagne?

Le 14 octobre 1806, Napoléon anéantit la Prusse, à Iéna.

Peu de temps après, il fit son entrée triomphale à Berlin. Avant de quitter cette capitale pour la Pologne et la Russie, il y signa le fameux Décret de Berlin, à la date du 21 novembre 1806.

Ce décret, à titre de justification, débutait par une accusation contre l'Angleterre qui n'hésitait pas à se mettre au-dessus des lois de toutes les nations. Elle arrêtait les non-combattants comme prisonniers de guerre; confisquait les propriétés privées; elle allait jusqu'à bloquer des ports non fortifiés, des estuaires, d'immenses étendues de côtes appartenant à des pays neutres. Des procédés aussi odieux qu'injustifiés n'avaient d'autre but que de développer l'industrie et le commerce anglais sur les ruines du commerce et de l'industrie du reste de l'Europe. De tels agissements justifiaient contre elle l'usage des mêmes armes. Par conséquent, aussi longtemps que l'Angleterre ne renonçait pas à son attitude hostile, les Îles Britanniques étaient mises en état de blocus et il était décrété ce qui suit:

  • 1o Tout commerce et toute correspondance avec les Îles Britanniques sont interdits.
  • 2o En conséquence, les lettres ou paquets adressés ou en Angleterre ou à un Anglais, ou écrites en langue anglaise, n'auront pas cours aux postes et seront saisis.
  • 3o Tout individu sujet de l'Angleterre, de quelque état et condition qu'il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre.
  • 4o Tout magasin, toute marchandise, toute propriété de quelque nature qu'elle puisse être, appartenant à un sujet d'Angleterre, sera déclaré de bonne prise.
  • 5o Le commerce des marchandises anglaises est défendu, et toute marchandise appartenant à l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise.
  • 6o La moitié du prix de la confiscation des marchandises et propriétés déclarées de bonne prise par les articles précédents, sera employée à indemniser les négociants des pertes qu'ils ont éprouvées par la prise des bâtiments de commerce qui ont été enlevés par des croisières anglaises.
  • 7o Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre ou des colonies anglaises, ou y ayant été depuis la publication du présent décret, ne sera reçu dans aucun port.
  • 8o Tout bâtiment qui, au moyen d'une fausse déclaration, contreviendra à la disposition ci-dessus, sera saisi, et le navire et la cargaison seront confisqués comme s'ils étaient propriété anglaise.
  • 9o Notre tribunal des prises de Paris est chargé du jugement définitif de toutes les contestations qui pourront survenir dans notre empire ou dans les pays occupés par l'armée française, relativement à l'exécution du présent décret. Notre tribunal des prises de Milan sera chargé du jugement définitif des dites contestations qui pourront survenir dans l'étendue de notre royaume d'Italie.
  • 10o Communication du présent décret sera donnée par notre Ministre des relations extérieures, aux Rois d'Espagne, de Naples, de Hollande, d'Étrurie et à nos autres alliés, dont les sujets sont victimes, comme les nôtres, de l'injustice et de la barbarie de la législation maritime anglaise.

Ces dispositions draconiennes visant l'Angleterre, atteignaient tous les pays neutres: les États-Unis furent touchés en première ligne. Ils faisaient à cette époque un commerce considérable avec l'Europe. Ils étaient les meilleurs clients de la Grande-Bretagne, à laquelle ils fournissaient des matières premières, coton, bois, sucre, tabac, etc., pour une centaine de millions. Tout ce trafic fut arrêté. Le cabinet de Washington en était réduit à se demander, encore une fois, de quel côté il avait le plus d'intérêt à se ranger, en vue d'un traitement moins rigoureux: les ordres en conseils émis par Georges III lésaient-ils davantage les intérêts américains que les mesures éditées par le Décret de Berlin? Question complexe, difficile à résoudre, qui allait exercer une influence considérable sur l'avenir de l'Union, mettre de nouveau en présence les deux partis qui se disputaient la direction des affaires et déterminer, enfin, la position à prendre dans les grandes alternatives de la politique mondiale.

En attendant, Monroe, mis en présence de Lord Holland, pendant la maladie de Fox, se vit dans l'obligation, d'ailleurs assez douce, de ne pas tenir compte, d'une façon absolue, des instructions de Jefferson. La question de la presse des matelots fut traitée à moitié; on en reconnut le mal fondé sans en restreindre l'exercice; plus d'indemnité demandée pour les pertes éprouvées par le commerce américain en 1805; et, en ce qui concernait les affaires qu'on appelait le commerce des colonies, l'obligation d'une taxe qu'un gouvernement indépendant ne pouvait vraiment pas accepter. Monroe se montra donc plus conciliant que le Secrétaire d'État et le Président dont il dépendait. Il accepta les conditions anglaises et, ce qui pourrait paraître inadmissible, il s'inclina devant une exigence vraiment exorbitante et qui concernait le décret de Berlin. La nouvelle venait d'en arriver en Angleterre où l'on en saisit immédiatement toute la portée. Les négociateurs anglais firent comprendre aux négociateurs américains que ceux-ci devaient s'engager à ne pas reconnaître le terrible décret,—sans quoi, Sa Majesté Georges III ne se considérait pas comme lié par les signatures apposées au bas du traité.

Il est évident que jamais traité ne fut signé dans des conditions aussi contradictoires; il n'aurait pu être plus sévère, s'il avait mis fin à une guerre malheureuse,—d'autant plus, qu'immédiatement après la signature de ce traité, avant même que le gouvernement des États-Unis ait pu en prendre connaissance, un ordre en conseil déclara que les Ministres anglais n'attendraient pas que l'Amérique se fût prononcée à l'égard du Décret de Berlin, pour empêcher ses vaisseaux de naviguer d'un port européen à un autre. C'était un coup désastreux pour le commerce des neutres,—c'était, avant tout, une injustice, car, avant de prendre des représailles, il aurait fallu connaître l'attitude du gouvernement qu'on allait punir. La moindre critique qu'on pouvait faire d'une pareille façon d'agir, permettait d'affirmer que le cabinet anglais prenait le Décret de Berlin non pas pour la cause effective lui inspirant un ordre en conseil si arbitraire, mais pour un simple prétexte lui permettant d'aller plus loin que Pitt lui-même, dans sa politique intransigeante à l'égard des États-Unis. Comparée à ce tour de passe-passe, la mesure coercitive prise par Napoléon, pouvait paraître pleine de loyauté et de grandeur.

Cependant, les nouvelles ne parvenaient pas vite alors d'un continent à un autre. Les Américains attendaient encore, de la part des Anglais, un traité acceptable, accordant certaines concessions, quand leur arriva l'annonce du Décret de Berlin. La surprise fut désagréable. C'est donc du côté de la France que leur commerce se trouvait paralysé! Ainsi, après avoir lésé les États-Unis par son attitude soudain hostile à l'égard de l'achat de la Floride, l'Empereur n'hésitait pas à porter ce coup décisif aux affaires commerciales. N'y avait-il pas un rapport mystérieux qu'on devinait sans pouvoir le préciser, entre ce brusque revirement qui se présentait favorable à l'Espagne et agressif pour l'Amérique? À distance et sans connaître le détail des négociations qui se poursuivaient avec le cabinet Saint-James, il paraissait opportun d'améliorer les relations avec l'Angleterre et il était urgent d'être en possession du traité signé à Londres par Monroe et Pinckney.

Mais en mars 1807, quand Madison fut mis, par Erskine, au courant des termes de ce traité, sa désillusion fut grande. La clause restrictive, surtout, relative au Décret de Berlin, provoqua son mécontentement et il fit remarquer à Erskine que, dussent même tous les articles être satisfaisants, la note complémentaire en empêcherait la ratification. En tous cas, aucune des conditions stipulées par Jefferson n'avait reçu satisfaction. Et Jefferson furieux refusa même de soumettre le traité au Sénat. Ce refus fut interprété, de façons diverses, par ses amis et ses adversaires; il contenait le germe de dissentiments intérieurs qui risquaient de mettre de nouveau en présence républicains et fédéralistes, au gré de leur haine ou de leur sympathie pour l'Angleterre.

Sur ces entrefaites et, sans doute, inspiré par les événements qui se passaient en Angleterre et entre l'Angleterre et l'Amérique, Napoléon avait modifié ses dispositions à l'égard de la Floride et des possibilités qui auraient pu faciliter un arrangement entre les cabinets de Madrid et de Washington. Dès 1806, il avait fait comprendre à Turreau qu'il ne verrait pas d'un bon œil les États-Unis, auxquels la France témoignait toujours beaucoup d'intérêt, ni l'Espagne qui lui tenait à cœur,—faire revivre en Amérique des querelles qui commençaient à s'assoupir en Europe[50]. Il prêcha la paix, recommandant à son ministre à Washington d'entretenir les tendances conciliatrices que les incidents de la dernière campagne avaient fait naître. L'Empereur, en un mot, absorbé par les affaires importantes concernant son empire, ne pouvait plus jouer le rôle de médiateur, mais considérerait comme une preuve d'amitié à son égard tout ce que les États-Unis et l'Espagne tenteraient en vue d'une réconciliation. De ce fait, toutes les espérances que nourrissait Jefferson et dont on lui avait pour ainsi dire promis la réalisation, en ce qui concernait la cession de la Floride tant convoitée, s'évanouissaient. L'horizon politique s'assombrissait en Europe.

En janvier 1807, Lord Howick avait signé l'ordre en conseil qui, sous prétexte de répondre au Décret de Berlin, défendait aux neutres de naviguer d'une côte à une autre. Ainsi, un navire marchand américain pouvait parfaitement aller à Bordeaux; mais si, dans ce port, le marché ne lui semblait pas favorable et qu'il voulût repartir pour Amsterdam ou un port de la Méditerranée, par exemple, il devenait de bonne prise. Les Tories, représentés par Spencer Perceval, estimaient que cette mesure restrictive était insuffisante et que, pour protéger le commerce anglais menacé par les dispositions prises par l'ennemi héréditaire, il fallait empêcher tout produit des colonies d'entrer en France et en Espagne avant d'avoir passé par l'Angleterre pour y acquitter un droit de douane. Il fallait, enfin, faire comprendre qu'on considérait les États-Unis comme ennemis puisque le Président Jefferson s'était soumis sans protestation au blocus décrété par Napoléon. La neutralité qu'il semblait vouloir accepter, était-elle hostile ou bienveillante? En tout cas, la Grande-Bretagne était en droit d'attendre de tout gouvernement neutre une attitude aussi nettement impartiale que celle que ce gouvernement aurait prise à l'égard de son ennemi. De là, il n'y avait qu'un pas à franchir pour justifier les mesures les plus agressives à l'adresse du commerce américain, parce que le gouvernement de Washington n'avait pas protesté assez énergiquement contre le blocus institué par Napoléon, ce qui lui valait, de la part de ce dernier, un traitement de faveur.

Ceci ressemblait étrangement à une politique de représailles. Mais dans le texte définitif de l'ordre qui finit par être approuvé en Conseil, Spencer Perceval passa intentionnellement sous silence toute allusion qui pourrait faire croire à une doctrine de représailles fortement critiqué par Lord Bathurst. Aucun pays neutre ne fut plus accusé de s'être incliné devant le Décret de Berlin; mais on fit ressortir le peu d'effet produit par l'ordre en conseil émis par Lord Howick et la nécessité dans laquelle se trouvait Sa Majesté «en de telles circonstances, de prendre des mesures plus efficaces pour revendiquer et faire respecter ses droits». Et sans autre explication, Perceval ordonna que tout le commerce américain, excepté celui avec la Suède et les Indes occidentales, devait passer par un port anglais pour y prendre une licence anglaise. Cette obligation tyrannique, arbitraire, formulée dans un style peu clair, était formellement imposée par l'ordre en conseil émis le 11 novembre 1807; il était, de plus, non seulement entendu que tout commerce de l'Amérique avec les ennemis de l'Angleterre payerait tribut à cette dernière, mais que les produits coloniaux, dans le but d'augmenter leur prix, payeraient une taxe au Trésor britannique, tandis que l'entrée du coton était prohibée pour la France. En un mot, le commerce américain était devenu le commerce anglais.

Quelle nation, se prétendant libre, pouvait s'incliner devant des prétentions aussi exorbitantes? L'Angleterre cherchait simplement à annuler une conséquence de la guerre de l'indépendance. Malgré les tendances pacifiques de Jefferson, les Américains et même les Anglais libéraux comprenaient qu'une guerre était en perspective.

Le message annuel fut débité sur un ton impartial, en ce qui concernait les relations internationales, de sorte que personne ne put dire s'il penchait vers la guerre ou vers la paix. Cependant, des mesures furent prises en vue d'une éventualité de guerre. On demanda des crédits pour mettre la flotte en état. En décembre 1807, le Congrès vota une somme de un million huit cent cinquante mille dollars, dans la crainte d'une rupture avec l'Angleterre. C'était un geste un peu vague. Mais Gallatin lui-même, Secrétaire du Trésor, renonça un moment à la possibilité d'une théorie à la fois énergique et paisible et affirma qu'il n'y avait aucun inconvénient à augmenter la dette publique qui, en temps de paix, serait vite éteinte. Il défendit donc l'opinion de Jefferson qui préconisait la formation d'une flottille de canonnières et de frégates pour la défense des côtes menacées. L'opportunité de telles constructions fut discutée au Sénat et à la Chambre. On vota un million de dollars pour les fortifications.

Pendant que ces discussions parlementaires avaient lieu, les nouvelles officielles arrivèrent d'Europe, apprenant que, chacune de son côté, la France et l'Angleterre, avait encore augmenté la portée des mesures restrictives et vexatoires à l'égard du commerce des neutres. Le monde entier était ainsi mis en interdit par ces deux nations[51] et les vaisseaux américains, leurs cargaisons, leurs équipages, étaient à la merci de l'une ou de l'autre, dès qu'ils s'aventuraient hors des limites de leurs eaux respectives. Dans ces conditions, il était nécessaire de mettre à l'abri ces cargaisons et ces équipages—les marchandises et les hommes—en empêchant les vaisseaux de sortir des ports des États-Unis. Cette nécessité, plus ou moins impérieuse, devait aboutir à l'Embargo. Gallatin était d'avis de ne s'arrêter qu'à un embargo temporaire; il préférait une guerre à un embargo permanent, estimant qu'une pareille extrémité finirait par devenir préjudiciable aux intérêts privés des citoyens. Lorsque cet acte fut discuté à la Chambre et finalement voté, comme nous allons le voir, Randolph s'en fit l'ardent défenseur, quoique, en réalité, c'était s'incliner devant l'ultimatum de Napoléon, sans écarter la possibilité d'une guerre avec l'Angleterre. L'orateur le fit remarquer avec passion. Il jetait ainsi, de nouveau dans les débats, le cri d'alarme contre l'influence française, les Fédéralistes en prolongèrent les échos et, dans une discussion où il était ouvertement question des moyens de se défendre contre les prétentions de la Grande-Bretagne, passa, comme une menace, l'ombre redoutable de l'Empereur.

En tous cas, Jefferson fidèle à ses principes pacifiques, tout en évitant la guerre, était parvenu, sans trop de difficultés, à faire accepter par le pays une mesure hostile de défense qui ne rompait pas la paix.

Si cette mesure était surtout dirigée contre l'Angleterre, elle était aussi de nature à intéresser la politique française. Napoléon continuait, en effet, à exécuter son plan de domination et d'assujétissement en étant décidé à en finir avec l'Espagne. En dehors même de la question des Florides, le destin de l'empire espagnol ne pouvait être indifférent aux États-Unis.

Après la paix de Tilsitt, Napoléon pouvait se considérer comme le maître de l'Europe. Excepté le Danemark et le Portugal, tous les pays dont les côtes s'étendent de Saint-Pétersbourg à Trieste, étaient contraints d'obéir à sa loi. S'il n'avait pu débarquer en Angleterre pour la réduire par les armes, sur son propre sol, il était bien près maintenant de lui interdire le marché du monde entier. Dès le mois de juillet 1807, il fit savoir au Portugal que ses ports devaient être fermés au commerce anglais à partir du 1er septembre, sous peine, pour le royaume, d'être occupé par une armée franco-espagnole. Le Prince royal de Danemark fut averti qu'il avait à choisir entre une guerre avec l'Angleterre ou une guerre avec la France. Le tour des États-Unis, qui restaient sur le qui-vive, allait sans doute bientôt venir aussi. La question n'avait pas encore été tranchée définitivement de savoir si les navires américains et leurs cargaisons devaient tomber sous le coup du Décret de Berlin ou, conformément au traité de 1800, en demeurer exempts. L'Empereur se décida pour la négative, n'admettant pas qu'il pût y avoir une exception en faveur de l'Amérique, ce dont Armstrong fut avisé par Champagny, le 7 octobre 1807, en même temps que le navire américain Horizon, échoué près de Morlaix, fut déféré au Conseil des prises. L'attitude de l'Empereur, à l'égard de l'Union, semblait incohérente. Elle était voulue. À la protestation formulée par le représentant américain, Napoléon fit répondre que, puisque les États-Unis reconnaissaient l'absurde blocus inauguré par l'Angleterre, il était de toute équité de se soumettre aussi au blocus imposé par la France. Évidemment, la France n'était pas plus bloquée par l'Angleterre que l'Angleterre par la France. À quel titre les Américains voulaient-ils se soustraire au contrôle des navires français? La France reconnaissait, certes, que ces mesures étaient injustes, illégales et contraires à toute souveraineté nationale; mais il était du devoir des nations de recourir à la force pour s'opposer à un état de choses qui les déshonorait en atteignant leur indépendance[52].

Il est évident que de tels arguments, même pour la défense d'un mauvais cas, étaient plus honorables que ceux mis en avant par Spencer Perceval et Georges Canning. L'Empereur pouvait, en effet, dire que le tort fait à l'Amérique n'était que la conséquence de l'injure qu'il voulait infliger à l'Angleterre. Le Décret de Berlin ne s'opposait nullement à l'introduction directe de produits américains en France: il s'opposait simplement à l'introduction des produits anglais ou à la réception de navires venant d'Angleterre. Mais l'expression de ce désir devait être considérée comme une loi à laquelle Napoléon prétendait soumettre toutes les nations. Il le fit comprendre dans une audience donnée au corps diplomatique, à Fontainebleau, en octobre 1807, et de laquelle Armstrong rendit compte à son gouvernement.

Napoléon comptait-il sur la coopération de l'Amérique pour anéantir l'Angleterre? Peut-être. En cherchant à dégager le lien mystérieux qui existait entre le Décret de Berlin et les négociations compliquées au sujet de la Floride, on pouvait comprendre pourquoi l'Empereur faisait tour à tour miroiter, devant les yeux de Jefferson, la proie tant désirée, pour la faire disparaître aussitôt. Dès que le cabinet de Washington semblait vouloir lui glisser entre les doigts, vite, la Floride était remise sur le tapis avec la possibilité d'en hâter l'acquisition. En faisant ressortir la régularité de ce jeu diplomatique, Armstrong ne se trompait pas. Cependant, l'heure n'avait pas encore sonné d'avoir recours aux États-Unis: il fallait, avant tout, en finir avec l'Espagne.

Charles IV avait eu une velléité de révolte contre la volonté de l'Empereur, au moment où la Prusse vint se joindre à la quatrième coalition. En octobre 1806, le Prince de la Paix avait fait approuver par le roi, une proclamation qui appelait les Espagnols aux armes. La bataille d'Iéna remit les choses au point et la monarchie espagnole à deux doigts de sa perte.

Pour se rendre maître de l'Espagne, Napoléon chargea Junot de s'emparer du Portugal, mais il fallait encore leurrer le Roi et le Prince de la Paix. Un projet de traité fut proposé à Izquierdo, d'après lequel le Portugal serait divisé en trois parties. La partie septentrionale, avec Oporto pour capitale, devait être donnée à la Reine d'Étrurie, à la place de la Toscane, désormais incorporée dans le royaume d'Italie. La partie méridionale pouvait être offerte au Prince de la Paix, en souveraineté indépendante. La partie centrale serait réservée par la France pour des arrangements ultérieurs. Un tel partage, quelque fantaisiste qu'il puisse paraître, pouvait encore se comprendre et se justifier; mais le dernier article du traité défie toutes les notions de la vraisemblance: Napoléon y promettait à Charles IV de le reconnaître comme Empereur de toutes les Amériques!

La mission de Junot en Portugal fut étrangement facilitée par un événement qui eut de grandes conséquences dans l'Amérique du Sud. Le Prince Régent de Portugal, ne pouvant résister à Napoléon, s'était embarqué sur ses vaisseaux, avec la famille royale et toute la cour, pour fonder un nouvel empire au Brésil. Cette résolution énergique permit à Junot d'entrer, sans coup férir, à Lisbonne. Vers la fin de décembre 1807, 25.000 hommes de troupes françaises étaient sur la route de Vittoria à Burgos, en marche sur Madrid. Le plan élaboré à distance et depuis si longtemps préparé, s'exécutait de point en point. Napoléon lui-même avait regagné l'Italie et voyait son rêve s'accomplir avec une précision et une exactitude qui légitimaient ses ambitions les plus extravagantes. Son génie l'avait fait maître de l'Europe: rien ne pouvait plus lui résister. C'est ce qu'il se disait, sans doute, ce soir de 1807, dans cette vaste salle du palais de Mantoue, assis devant une grande table ronde, recouverte d'une carte d'Europe, où des épingles de couleurs variées marquaient des points stratégiques. À minuit, son frère Lucien, le récalcitrant, qu'il avait convoqué se présenta. L'Empereur voulait le faire divorcer et lui cherchait une compensation, s'il se soumettait à ses ordres. Lucien résistait.

—Choisis! me dit Napoléon, tandis que ses yeux resplendissaient d'un éclat orgueilleux qui me parut satanique, raconte Lucien dans ses mémoires. D'un geste large, il étendit sa main sur l'immense carte d'Europe étalée devant lui, sur laquelle nous étions penchés, et répéta:

—Choisis!... Tu vois que je ne parle pas en l'air. Tout ceci est à moi ou le sera bientôt... je puis en disposer dès à présent... Veux-tu Naples? Je peux la prendre à Joseph qui, entre parenthèse, n'y tient pas et préfère Mortefontaine... L'Italie!... Le plus beau joyau de ma couronne impériale! Eugène n'est que Vice-Roi, il espère, sans doute, que je la lui donnerai, ou que je la lui laisserai s'il me survit: il sera désappointé d'attendre, car je vivrai 90 ans!... Il faut que je vive pour la consolidation de mon empire... L'Espagne?... Ne vois-tu pas qu'elle va tomber dans le creux de ma main, grâce aux gaffes de ses chers Bourbons et aux folies de ton ami, le Prince de la Paix!... Ne serais-tu pas charmé de régner là où tu n'as été qu'un ambassadeur?... En un mot, que désires-tu? Parle! Quel que doive être l'objet de ton désir, je te l'accorde, à une condition cependant: que ton divorce précède le mien...»

Lucien refusa un royaume à de telles conditions. Le récit qu'il a fait de cette entrevue[53] peut sembler un peu dramatisé; il est du moins symptomatique, il nous montre le grand Empereur, sûr de lui-même, sûr de sa destinée, se croyant sûr aussi des siens, parfaitement libre de prendre et de distribuer des royaumes, à la veille d'humilier à jamais l'Angleterre.

L'Espagne, les colonies espagnoles si intimement liées au commerce américain, devaient contribuer à cette fin. Napoléon connut en Italie les ordres en conseil émis par Spencer Perceval, qui eurent pour première conséquence une attitude hostile de la Russie envers l'Angleterre. Il n'y avait plus de neutres, excepté la Suède qui se vit exposée aux ressentiments de la Russie et des États-Unis. En réponse à ces ordres en conseil et sans même prévenir le Président Jefferson, l'Empereur aggrava l'édit de Berlin par celui de Milan (17 novembre 1808).

Cet édit, considérant que les actes du gouvernement anglais dénationalisaient simplement les navires de toutes les nations européennes, que tous les souverains de ces nations avaient au contraire le droit de défendre l'indépendance de leur pavillon, stipulait:

  • 1o «Que tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, qui aura souffert la visite d'un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition au gouvernement anglais, est, par cela seul, déclaré dénationalisé; il a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise; il sera déclaré de bonne et valable prise.
  • 2o Que tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, quel que soit son chargement, expédié des ports d'Angleterre ou des colonies anglaises, ou des pays occupés par les troupes anglaises, ou allant en Angleterre ou dans les colonies anglaises, ou dans les pays occupés par des troupes anglaises, est de bonne prise.
  • 3o Que ces mesures cesseront d'avoir leur effet pour toutes les nations qui sauraient obliger le gouvernement anglais à respecter leur pavillon; elles continueront à être en vigueur pendant tout le temps que ce gouvernement ne reviendra pas au principe du droit des gens qui règle les relations des états civilisés dans l'état de guerre. Ces dispositions seront abrogées et nulles par le fait, dès que le gouvernement anglais sera revenu aux principes du droit des gens, qui sont aussi ceux de la justice et de l'honneur.»

Ces actes d'hostilité entre la France et l'Angleterre tendaient naturellement à anéantir tout commerce régulier. Les nations qui s'étaient soumises ou qui avaient dû se soumettre au blocus continental, ne tardaient pas à en sentir tous les inconvénients et cherchèrent à s'en affranchir. Le système poussé jusqu'à ses dernières limites aboutissait à l'absurde. La Suède et la Hollande furent les premières à s'en détacher. L'Empereur Alexandre lui-même, malgré les assurances données à Tilsitt, comprit bientôt qu'il était impossible de vaincre la mer par la terre et encore moins «d'empêcher ses sujets de vendre les produits de leur sol et de s'approvisionner au mieux de leurs intérêts[54]»; il se vit donc obligé de modifier la direction de sa politique et de s'opposer aux vues de Napoléon,—ce qui aboutit à la campagne de Russie,—campagne néfaste qui, comme nous allons le voir, sera indirectement provoquée aussi par l'intervention commerciale des États-Unis d'Amérique.

CHAPITRE IX
L'EMBARGO ET LES CONSÉQUENCES
DE LA GUERRE D'ESPAGNE.

Jefferson taxé de Bonapartiste. — Situation de Turreau à Washington. — Lettre de Champagny à Armstrong. — Cette lettre provoque de l'agitation aux États-Unis. — Pickering crée un mouvement en faveur de l'Angleterre. — Critique de l'Embargo. — Intrigue de John Henry. — Conséquences économiques de l'Embargo. — Murat à Madrid. — L'Entrevue de Bayonne. — Napoléon offre le trône d'Espagne à son frère Joseph. — Répercussion sur les colonies espagnoles. — Ambition démesurée. — La Floride de nouveau mise en jeu. — Capitulation de Dupont à Baylen.

La situation grave, tendue à l'excès, créée par Napoléon en Europe, remuait, en Amérique, les fibres les plus sensibles et les plus profondes, touchant aux questions les plus délicates de constitution et de tendances raciques. L'éternelle alternative, faisant pencher les États-Unis, tantôt du côté de la France et tantôt du côté de l'Angleterre, ne pouvait que trouver un aliment nouveau dans ces conditions troublées. Mais troublées aussi devaient être les idées directrices des partis. Les Fédéralistes, naturellement, ne pouvaient oublier leurs classiques sympathies pour le régime anglais. Les Républicains, amis de la France, ne pouvaient accorder une admiration soutenue au général de la Révolution française, devenu Empereur des Français et ayant transformé dans un sens monarchique les institutions libérales dont il était issu. Tous, enfin, ne pouvaient faire abstraction de leur origine anglo-saxonne.

L'embargo décrété contre les navires anglais, qui lésait d'ailleurs aussi les intérêts français, n'avait pas été approuvé par tout le monde. Dès le mois de décembre 1807, des critiques et des opposants crièrent, bien inconsidérément, à l'influence française et Jefferson fut taxé de Bonapartiste. On l'accusait de servilité à l'égard de Napoléon,—ce qui était faux car, à cette époque même, il ne se trouvait nullement en bons termes avec le gouvernement français. Et Turreau, loin d'exercer une action sur les décisions du Président, se plaignait plutôt de son attitude anti-française. Il accusait le cabinet de Washington de fausseté[55]. Il accusait les représentants de tous les partis, dont l'opinion était comme le résumé de l'opinion publique, de s'opposer à tout projet qui pourrait déplaire à la Grande-Bretagne et de rendre ainsi toute guerre impossible entre les États-Unis et leur ancienne métropole, dont l'influence occulte ne pourrait jamais être détruite. À chaque instant on reprochait au ministre de France les décrets de Napoléon, qui avaient complètement modifié les dispositions favorables des membres du Congrès. C'était sans doute un prétexte pour expliquer leur indifférence ou leur inaction, quoique, aux yeux de Turreau, les mesures prises par le gouvernement français ne pouvaient pas être comparées aux excès et aux outrages infligés par l'Angleterre aux États-Unis.

En janvier 1808, Champagny avait adressé à Armstrong une lettre dans laquelle il défendait les décrets de Berlin et de Milan[56]. Cette lettre, qui, en termes énergiques, exprimait la pensée de Napoléon, résumait, en somme, la situation faite aux États-Unis par la rivalité de la France et de l'Angleterre. Elle contenait des vérités qui froissèrent les Américains. En faisant l'énumération des griefs, elle faisait ressortir que l'union américaine avait à souffrir, plus qu'aucune autre puissance, des agressions de l'Angleterre. La guerre entre les deux nations devait en être la conséquence inévitable, car il n'était pas admissible, pour l'intérêt et la dignité des États-Unis, d'accepter le principe monstrueux et l'anarchie que le gouvernement anglais voulait faire prévaloir sur mer. Et l'empereur considérait cette guerre comme étant déclarée en fait depuis le jour où l'Angleterre avait publié l'exécution de ses ordres en conseil. En d'autres termes, c'était inviter les États-Unis à prendre parti entre la France et l'Angleterre et préjuger, sinon même imposer une action en faveur de la France contre l'Angleterre.

Armstrong envoya cette lettre à Jefferson: elle constituait un ultimatum d'un nouveau genre. Aucune nation indépendante ne pouvait s'y soumettre.

Devant l'agitation que produisit la lecture de ce factum au Congrès, le Président demanda inutilement d'en garder le secret. Mais les Fédéralistes trouvèrent, au contraire, dans sa publication, un prétexte, trop longtemps cherché, pour tourner contre la France l'antipathie que le peuple nourrissait contre l'Angleterre. C'était tout profit pour eux et l'Empereur leur fournissait lui-même les moyens de constituer un parti anglais, parti que Rose, l'envoyé de Canning, n'avait pu réussir à former. Pickering n'hésita pas à se faire l'instrument de ce parti, en cherchant à l'organiser et à le développer, du moins dans le territoire de ce qui fut la Nouvelle Angleterre. Il demandait, en échange, au gouvernement anglais, de soutenir une propagande énergique contre les Républicains. Ce faisant, Pickering agissait en conspirateur rebelle, tombant sous le coup de la loi qu'il avait lui-même contribué à faire voter quand il était Secrétaire d'État et, aux termes de laquelle, tout citoyen des États-Unis qui, sans autorisation officielle, se mettait en relation avec un gouvernement étranger, était passible de peines sévères. Il s'imaginait pouvoir se mettre au-dessus de cette loi, étant persuadé que Jefferson était lié, par engagement secret, avec Napoléon, dans le but de collaborer à la ruine de l'Angleterre.

Il affirmait que, dans son message en faveur de l'embargo, le Président n'avait pas invoqué des raisons suffisantes pour justifier cette grave mesure, qu'il devait y avoir des motifs cachés au public. Lesquels? L'Empereur avait-il exigé qu'il n'y eut plus de neutres? Avait-il exigé aussi que les ports américains, ainsi que ceux des États d'Europe, ses vassaux, fussent fermés au commerce anglais? L'embargo, insinuait-il, n'était peut-être qu'une forme adoucie et complaisante par laquelle on répondait, d'une façon déguisée, à des ordres impératifs. De tels procédés mèneraient graduellement à une guerre avec l'Angleterre, ou à une soumission honteuse à la France. En les dévoilant, Pickering attirait sous sa bannière les Fédéralistes, avec d'autant plus de facilité que les mesquineries de la politique intérieure disparaissaient de la sorte sous un semblant de patriotisme.

Cependant, il ne fallait pas se payer de mots. L'embargo, tel qu'il existait et fonctionnait, avait été une réponse nécessaire aux ordres en conseil, à toutes les vexations du gouvernement anglais et ceux qui voulaient le supprimer, Pickering en tête, malgré leurs sentiments anti-français, se voyaient, quand même, acculés à une guerre avec la Grande-Bretagne. Ils arrivaient donc au résultat désiré par Napoléon. Il n'y avait pas d'autres expédients[57], à moins de soumettre le commerce américain aux licences et aux taxes anglaises, ce qui équivalait à abdiquer toute souveraineté nationale et, en réalité, on pouvait accuser les Fédéralistes qui, en 1801, avaient la prétention de représenter le parti national d'Amérique, de n'être plus qu'une faction anglaise aux ordres du cabinet de Saint-James. Cette faction remuante pouvait devenir d'autant plus dangereuse qu'elle entretenait des relations secrètes avec Sir James Craig, gouverneur du Bas-Canada, à Québec, lequel avait grand intérêt à être renseigné sur ce qui se passait aux États-Unis. Un nommé John Henry, Anglais de naissance, Américain d'habitudes, qui était reçu dans les cercles officiels et mondains de Boston, joua, en cette occurrence, un rôle équivoque d'ambassadeur aventurier, qu'en des termes moins pompeux, on peut appeler espion. Il s'entremit habilement, et, grâce aux renseignements qu'il sut fournir, il contribua à faciliter une alliance entre les Fédéralistes de la Nouvelle Angleterre et les Tories anglais. Cette alliance, qui devait aboutir au parti anglais préconisé par Pickering, s'appuyait sur la nécessité, soi-disant urgente, d'inaugurer une politique extérieure conforme au principe anglo-saxon: avec beaucoup plus de force, elle tendait vers une politique intérieure anti-républicaine et ses coups les plus perfides étaient dirigés contre Jefferson.

Jefferson, cependant, ne se laissa pas intimider. Il demeura fermement attaché à la théorie de l'embargo, avec toutes les conséquences qu'elle comportait. Ces conséquences allaient dépasser les intentions même de l'auteur. Des Républicains avisés, même des partisans de l'embargo limité à une certaine durée, commençaient à s'apercevoir des inconvénients d'un embargo d'une durée illimitée. Le démocrate Even Sullivan, gouverneur du Massachusetts fédéraliste, fit ressortir combien cet État était atteint par les restrictions commerciales qui troublaient de fond en comble le jeu des importations et exportations. Les fonctionnaires des douanes avaient peine à faire respecter les prescriptions légales et partageaient en beaucoup d'endroits le mécontentement du public. Le long des côtes du Maine et de la frontière du Canada, la contrebande menaçait de prendre des proportions inquiétantes, et, dans toute la région, l'insurrection fut sur le point d'éclater. Sur plusieurs points, il y eut des rencontres sanglantes.

Si la rue était agitée, au sein du gouvernement lui-même, les dissensions se firent jour. À l'inébranlable fermeté de Jefferson, Madison opposait l'hésitation du doute. Robert Smith semblait craindre les excès et les complications de toutes sortes, fruits de l'embargo et, si Gallatin prenait froidement toutes les mesures pour faire respecter la loi, c'était par devoir et non sans exprimer parfois la peur des plus graves bouleversements. Tous les opposants, fédéralistes comme républicains, se rencontraient pour émettre cette affirmation:—«La constitution avait donné le pouvoir au Congrès pour régler le commerce avec des nations étrangères, entre les divers États et avec les tribus indiennes,—mais elle ne lui avait pas donné le pouvoir d'empêcher le commerce avec les nations étrangères».

Ainsi, l'embargo qui avait été voté par le Congrès, sur l'insistance de Jefferson, était une mesure imposée par la situation intolérable rejaillissant sur le commerce des neutres, à la suite des ordres en conseil et des décrets de Napoléon. En Amérique, cette mesure risquait de mettre de nouveau aux prises les partis d'une politique opposée et intransigeante, de répandre dans la jeune union la désunion et l'insurrection; mais, considérée en soi, elle était une des formes atténuées peut-être mais inévitables que prenait, dans le temps, l'évolution d'un pays qui était né et qui s'était développé entre la rivalité de la France et de l'Angleterre.

À un point de vue plus élevé, l'embargo, aux yeux du président Jefferson, répondait à un idéal politique qui ne manquait pas de grandeur. Pour lui, c'était le seul moyen d'échapper aux horreurs de la guerre qui, dans sa préparation comme dans son exécution, entraînait des brutalités coutumières au vieux monde, qu'il voulait épargner au nouveau monde. En cela, il demeurait fidèle au principe des ancêtres puritains qui, ayant rompu avec la mère-patrie, prétendaient fonder un État sur des bases de pureté sociale et religieuse. Ils n'y parvinrent pas toujours[58]. Et, à mesure que la politique américaine tendait à devenir plus mondiale, la réalisation de cette possibilité devenait plus aléatoire. Le moyen que préconisait Jefferson pour éloigner des États-Unis, ce qu'il appelait les vices, les crimes et les corruptions de l'Europe, si louable fut-il, le prouvait abondamment. Sous prétexte de résister aux ingérences étrangères, on marchait simplement à la ruine intérieure. Nous avons vu les résistances soulevées dans tous les partis par l'embargo. Ce fut bientôt un tolle général. Car, enfin, s'il s'agissait d'éviter la guerre avec ses conséquences qui peuvent non seulement détruire toutes les ressources vitales, mais modifier la forme d'un gouvernement, avec le système de l'embargo, on risquait d'aboutir aux mêmes résultats. Son application stricte entraînait une telle diminution des libertés individuelles et des droits de propriété, qu'à ce point de vue, de longues guerres étrangères n'auraient pas occasionné plus de maux. Si les libertés américaines, au nom desquelles on avait combattu, devaient périr, mieux valait les voir tomber sous les coups d'une guerre, dans la mêlée sanglante mais glorieuse des champs de bataille, que de les exposer à être étouffées par un système de restrictions appelé de non-intercourse, qui se composait de petites aspirations et de petits moyens.

Économiquement parlant, les pertes étaient immenses, elles augmentaient tous les jours. Le commerce était complètement annihilé, puisque, aux entraves provenant des Ordres en conseil et des Décrets de Napoléon, venaient s'ajouter les vexations de cet embargo qui paralysait toute initiative des citoyens, de sorte que les mesures hostiles prises par l'Angleterre et la France étaient, pour ainsi dire, aggravées par des mesures édictées par le gouvernement américain contre les Américains eux-mêmes. Si, à première vue, l'embargo semblait préférable aux excès d'une guerre, puisqu'il n'exposait pas le pays aux massacres, aux exécutions brutales, aux méthodes immorales que la guerre impose, à y regarder de près, il ouvrait une ère de corruption en invitant chaque citoyen à se soustraire frauduleusement aux prescriptions de la loi. Au point de vue social, le résultat était déplorable. Certes, la patrie n'était pas en danger. Mais ce danger eût été préférable; il eût peut-être fait surgir un héros, tandis que, dans l'état actuel des choses, on ne pouvait rencontrer que des contrebandiers et des traîtres. L'idéal que Jefferson voulait réaliser tournait donc contre lui et le résultat final aboutissait à un fléchissement considérable de la moralité nationale.

On pouvait cependant expliquer et excuser.

À un moment donné, sans qu'on sût trop pourquoi, tout commerce avec l'étranger avait été supprimé. Et alors, subitement, sur un ordre donné qui souffla sur toutes les côtes comme un vent de mort, l'ouvrier laissa tomber son outil, le marchand ferma ses portes, chaque navire fut désarmé. Tout ce que produisait l'Amérique: le froment, le bois, le coton, le tabac, le riz, autant de richesses qui s'accumulaient en pure perte, ne pouvant être achetées ni vendues. La faillite et le chômage augmentaient chaque jour l'armée des mécontents et des criminels. On eût dit les atteintes d'un mal mortel empoisonnant, soudain, les sources vives de la nation. Lambert[59], qui vit New-York en 1808, la décrit comme une ville frappée d'inanition. Mais ce fut surtout au Nord, à Boston, dans toute la Nouvelle Angleterre, que les conséquences de l'embargo furent ressenties avec le plus d'horreur. Et les habitants n'eurent scrupule d'exhaler leur mécontentement. Tous se rencontrèrent en un cri de réprobation à l'adresse de Jefferson. Ce fut l'époque où William Cullen Bryant, encore adolescent, inaugura les chants de sa lyre démocratique en attaquant le démocratique Président, dans la fameuse satire intitulée: The Embargo[60] où il n'hésita pas à mettre en vers les invectives que ses adversaires politiques avaient souvent adressées à Jefferson en prose:

«And thou, the scorn of every patriot name,
Thy Country's ruin, and her councel's shame.
...............
Go wretch! Resign the Presidential chair,
Disclose thy secret measures, foul or fair;
Go search with curious eye for horned frogs
'mid the wild waste of Louisiana bogs;
Or where Ohio rolls his turbid stream
Dig for huge bones, thy glory and thy theme.»
...............

Jefferson vendu à la France: c'était le refrain qui alimentait le fond de la haine populaire.

En réalité, tout le poids de l'embargo tombait sur les États du Sud. La Virginie était atteinte en première ligne, mais malgré toutes les menaces de ruine qui devenaient flagrantes, elle s'obstinait à demeurer fidèle au système de son président qui fut touché lui-même dans sa propre fortune. On en arrivait donc à connaître, d'un côté, tous les inconvénients d'une guerre, et de l'autre, toutes les perturbations d'une révolution politique. Partout, les Fédéralistes prirent le dessus. Le parti républicain fut sauvé par New-York et par la démocratique Pennsylvanie aux élections de 1808. En tous cas, la grande popularité de Jefferson était bien morte et il devint nécessaire que l'embargo fût supprimé.

Pendant que les États-Unis se débattaient dans cette crise, Napoléon s'apprêtait à porter le coup de grâce à l'Espagne. L'Amérique ne pouvait demeurer indifférente à cette tentative qui, en cas d'échec comme en cas de succès, allait avoir une grande répercussion sur l'avenir de l'Union. L'Espagne vaincue verrait ses vice-royautés américaines secouées d'un frisson d'indépendance et de révolte, l'Espagne résistante arrêterait la marche dominatrice de Napoléon: d'un côté comme de l'autre, le cabinet de Washington avait à prendre des décisions importantes et efficaces.

Dès février 1808, Murat devait occuper Madrid et l'amiral Rosily, commandant une flottille française à Cadix, avait ordre de barrer la route à la cour d'Espagne, dans le cas où elle aurait l'intention d'imiter celle de Lisbonne. Godoy eut, en effet, un instant, l'idée de fuir avec le roi jusqu'au Mexique. Un soulèvement populaire empêcha l'exécution de ce projet. L'empereur eut, de la sorte, un prétexte tout trouvé pour prendre possession de Madrid par son armée qui protégeait le roi contre tout acte de violence. Puis, ce fut le départ de Napoléon pour Bayonne où devaient être rassemblées ces épaves de l'antique monarchie espagnole: Charles IV, la Reine, Ferdinand, le Prince de la Paix, Pedro Cevallos,—autant de débris fossiles d'un régime suranné, présentés à la curiosité du grand parvenu. Il les vit et les jugea[61]. Le roi lui sembla un bon patriarche. La reine portait sur sa face son cœur et son histoire: il n'y avait qu'à la voir pour comprendre sa vie. Le Prince de la Paix avait l'aspect d'un taureau. Quant au prince des Asturies: le dernier des crétins. À côté de lui, le roi de Prusse eut passé pour un héros, en comparaison. Ce falot Bourbon d'Espagne semblait indifférent à tout, n'ouvrait pas la bouche, excepté pour manger,—ce qui lui arrivait quatre fois par jour et l'empêchait de penser.

Napoléon offrit le trône d'Espagne à son frère Joseph.

Les Espagnols se rendirent compte que leur patrie n'était plus qu'une province française. Le 2 mai 1808, une insurrection à Madrid fut réprimée dans le sang, par Murat. Ce mouvement populaire prouvait que l'antique patriotisme des Hidalgos n'était pas mort. Cependant, il était à double portée. S'il constituait la pierre d'achoppement contre laquelle la fortune de Napoléon trouva son premier arrêt, il donnait aussi le coup mortel qui agrandit les fissures par lesquelles allait s'émietter et se dissoudre l'empire de toutes les Espagnes.

Et d'abord, la politique de l'Empereur avait si étrangement embrouillé les idées directrices des nationalités, que les événements d'Espagne soulevèrent les sympathies les plus hétérogènes. Les Espagnols, au loyalisme si ardent, devinrent un instant des démocrates, les monarchies les plus despotiques de l'Europe trouvèrent leur intérêt à soutenir des tendances républicaines et révolutionnaires, tandis que la République des États-Unis, ce refuge de toutes les libertés, se rangea du côté de l'oppresseur, parce qu'elle comprenait, ce qui était clair comme le jour, que la dislocation des vastes possessions espagnoles devait lui profiter en première ligne et fatalement. Dans ces conditions, la révolution espagnole provoquée par l'Empereur des Français, dans un intérêt dynastique et au profit d'une ambition monarchique, ouvrait à l'Amérique du Nord un horizon immense où promettaient de s'épanouir toutes les fleurs de la démocratie.

Napoléon, en frappant de mort la monarchie espagnole qui, depuis des siècles, avait elle-même absorbé toutes les forces du pays, brisa, du même coup, le lien déjà relâché qui rattachait encore les colonies espagnoles à la métropole. En imposant sa domination à l'Europe, il avait semé, par contre, un vent d'indépendance qui souffla de l'Amérique du Nord à l'Amérique du Sud.

Cependant, il était parvenu à l'apogée de sa puissance. Il crut que son rêve pourrait se réaliser enfin: consommer la ruine de l'Angleterre en chassant sa flotte, son commerce, de la mer Méditerranée, de l'Océan Indien, des eaux américaines, projet gigantesque qui demandait la reconstitution et la collaboration des forces navales de France, d'Espagne et de Portugal, en vue d'expéditions projetées qui devaient occuper Ceuta, l'Égypte, la Syrie, Buenos-Aires et l'Inde...

Après avoir essayé de vaincre la mer par la terre, Napoléon voulait vaincre la mer par la mer. Mais quelle puissance humaine le peut? On trouve la trace de ces préoccupations un peu chimériques, dans sa correspondance. À Decrès[62] il écrivait—sentant sans doute la réalisation de ces projets trop lointaine—que la simple menace de ces opérations suffirait à jeter la panique à Londres. Surtout une expédition dirigée contre l'Inde devait être très préjudiciable à l'Angleterre qui serait ainsi paralysée dans l'exécution des mesures hostiles prises contre la France et contre l'Amérique.

Pour entreprendre une telle expédition, Napoléon avait évidemment besoin de soumettre l'Espagne à sa loi; il lui fallait aussi l'appui de l'Amérique latine et des États-Unis du Nord. Trop délibérément il traita ces derniers comme dépendant déjà de son gouvernement, en signant le 27 avril 1808 le Décret de Bayonne qui ne fut qu'une aggravation des Décrets de Berlin et de Milan. Aux termes de ce nouveau Décret, tous les navires américains qui entreraient dans un port de France, d'Italie ou des villes hanséatiques, devaient être saisis, sous prétexte que, depuis le fonctionnement de l'embargo, tout navire appartenant aux États-Unis ne pouvait naviguer sans violer la loi, à moins de se munir de faux papiers délivrés par l'Angleterre. Cette interprétation trop catégorique allait encore donner lieu à des revirements subtils de politique et de diplomatie.

Entre les allures autoritaires et dominatrices de Napoléon et l'attitude intransigeante de l'Angleterre, quelle pouvait, en effet, être la politique des États-Unis? Devenir l'instrument de la France contre l'ennemi héréditaire ou être exposé à voir confisquer toutes les cargaisons des navires qui entreraient dans les eaux françaises, constituait une alternative d'autant plus pénible qu'elle était imposée sur un ton comminatoire, inacceptable par une nation indépendante. Encore une fois, comme l'occurrence s'était déjà présentée aux dates importantes de l'histoire de l'Amérique du Nord, la distance qui séparait la grande république américaine des deux monarchies belligérantes la sauva des interventions et des décisions immédiates. Les diplomates qui représentaient le cabinet de Washington à Paris et à Londres furent chargés, chacun en ce qui le concernait, et tout en sauvegardant la dignité de leur patrie, d'ouvrir la voie à des explications amicales et respectueuses[63].

Mais quelles pouvaient être les explications amicales de Napoléon?

Évidemment, s'il invitait avec tant d'énergie les États-Unis à se joindre à lui contre l'Angleterre, il devait, en retour, s'entremettre auprès de l'Espagne pour la cession des Florides aux Américains. Mais ceux-ci prétendaient, avant tout, maintenir leur neutralité parmi les puissances intéressées, sans vouloir se mêler directement aux vicissitudes d'une guerre qui agitait une si lointaine partie du monde, même au prix d'un grand avantage les concernant particulièrement.

Dans cette situation troublée, Armstrong, le Ministre des États-Unis en France, redevint soudain le soldat qu'il avait toujours été: il conseilla tout simplement de s'emparer des Florides sans délai. Jefferson trouva l'avis impraticable, d'autant plus que Champagny faisait savoir à Turreau que, jusqu'à présent, l'Empereur n'avait pas encore appliqué strictement le décret de Bayonne: sa conduite à l'égard des États-Unis s'inspirerait de la conduite des États-Unis à l'égard de l'Angleterre. Champagny ajoutait que, si l'Angleterre esquissait le moindre mouvement hostile contre les Florides, l'Empereur ne verrait aucun inconvénient à ce que les Américains fissent avancer leurs troupes pour se défendre.

C'était autant de sollicitations à ouvrir les hostilités et à conclure, par conséquent, une alliance avec la France.

Mais Jefferson et Madison éludaient la réponse catégorique attendue par Turreau. Quand celui-ci objectait que le cabinet de Washington était sorti d'une neutralité impartiale en traitant les deux puissances belligérantes et rivales sur le même pied d'égalité, tandis que l'attitude de ces deux puissances n'était nullement la même à l'égard de l'Union, le Président affirmait qu'il n'y avait aucune comparaison à établir entre la France et l'Angleterre au point de vue des vexations dont les États-Unis avaient à souffrir. Aussi l'embargo, qui semblait s'attaquer également à la France et à l'Angleterre, était, en réalité, beaucoup plus préjudiciable à celle-ci qu'à celle-là, par la bonne raison que l'Angleterre possédait un plus grand nombre de colonies et que les ressources locales de ces colonies laissaient à désirer.

Devant de telles hésitations du cabinet de Washington, qui étaient autant de fins de non recevoir, Napoléon reprit son jeu de bascule coutumier. Quand Armstrong exprima à Champagny la satisfaction du gouvernement américain pour l'approbation impériale permettant une occupation anticipée des Florides, Napoléon joua l'étonnement et l'indignation. Il fit répondre par Champagny à Armstrong que cette allusion à l'occupation des Florides était incompréhensible, qu'en tous cas les Américains, étant en paix avec les Espagnols, ne pouvaient occuper les Florides sans l'autorisation du Roi d'Espagne[64]. Et Champagny ajouta avec une certaine effronterie que jamais il n'avait été question de soutenir une occupation des Florides par les Américains sans cette formelle autorisation, que «l'Empereur n'avait ni le droit, ni le désir d'autoriser une infraction de la loi internationale, contraire aux intérêts d'une puissance indépendante, son alliée et son amie».

Ce revirement, pratiqué avec une dextérité toute latine qui désempara un peu la mentalité anglo-saxonne d'Armstrong, eut pour conséquence de faire appliquer plus strictement le Décret de Bayonne, c'est-à-dire, de faire saisir tous les biens et tous les navires américains. Le cabinet de Washington refusait de s'incliner, sans condition, devant la volonté de Napoléon: Napoléon se vengeait.

L'Espagne, dont il croyait avoir fait l'instrument de sa politique, allait se venger à son tour et tirer, en même temps, les États-Unis d'embarras.

Les difficultés que rencontra Joseph Bonaparte à maintenir sa royauté éphémère, contenaient en germe l'échec du plan si passionnément élaboré par l'Empereur.

En juillet 1808, Dupont capitula à Baylen, laissant une vingtaine de mille hommes entre les mains d'une poignée de patriotes espagnols. La flotte française dût se rendre à Cadix et Joseph quitter Madrid pour mettre sa vie en sûreté, en fuyant avec l'armée intacte, au-delà de l'Ebre. Ce ne fut pas tout, on le sait. Le 1er août, Wellesley avait débarqué à quelques lieues au nord de Lisbonne et marchait sur cette capitale. Junot, après la bataille de Vimeiro, se replia sur Cintra où il consentit à évacuer le Portugal, à la condition que les 22.000 hommes qui composaient son armée fussent ramenés en France par mer.

Pour la première fois, le génie de Napoléon se voyait entravé dans son élan magnifique. Par un effort désespéré, l'Espagne et le Portugal s'étaient libérés, du même coup, de Napoléon et des Bourbons. Évidemment, l'Empereur avait encore ses armées intactes et sa présence, à la tête de ses forces militaires, pouvait réparer ces premiers désastres. Mais irréparable était la perte des ports de Cadix et de Lisbonne, irréparable l'anéantissement des flottes et des magasins, seules bases sur lesquelles pouvait s'appuyer et se développer la puissance maritime de la France, seuls moyens aussi, pour Napoléon, de mettre à exécution, dans les conditions indiquées, son rêve de domination universelle. Ce rêve venait de s'évanouir dans les brouillards de l'Océan.

Le grand Empereur avait un instant vaincu la mer par la terre; sa tentative de vaincre la mer par la mer venait d'échouer. L'Angleterre pouvait reprendre la maîtrise de l'Océan, les colonies espagnoles étaient hors d'atteinte: l'Amérique, qu'elle fût, au nord, dirigée par l'esprit d'indépendance plus ou moins puritaine des Anglo-Saxons, ou, au sud, imprégnée d'autocratie latine, pouvait poursuivre désormais les libres voies de sa destinée.

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