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Napoléon et l'Amérique: Histoire des relations franco-américaines spécialement envisagée au point de vue de l'influence napoléonienne (1688-1815)

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CHAPITRE X
LES ÉTATS-UNIS ET LA RUSSIE.

Madison président des États-Unis. — Il demande des dommages-intérêts au gouvernement français. — Apparence conciliante de l'Angleterre. — Ses intrigues continuent à Washington. — Quatrième coalition. — Le Retrait de l'embargo demande la suppression des Décrets de 1806 et de 1807. — Napoléon n'est pas de cet avis. — Lettre de Cadore au général Armstrong. — Intérêts commerciaux des États-Unis dans la mer Baltique. — Relation avec la Russie. — Mission de J. Q. Adams. — Bienveillance de l'empereur Alexandre. — Ukase protégeant les produits américains. — Rappel de Caulaincourt. — L'empereur Napoléon rompt avec l'empereur Alexandre.

Après avoir réuni, à Erfurt, tous les rois de toutes les Allemagnes, dans le but de resserrer son alliance avec l'empereur Alexandre et, rassuré sur les intentions de l'autocrate de toutes les Russies qui ne s'était pourtant pas livré entièrement, Napoléon comme on l'a vu, avait pu consacrer tous ses efforts à la campagne d'Espagne qu'il conçut avec sa maëstria ordinaire,—mais il est des concours de circonstances naturelles et morales contre lesquelles les plus géniales méthodes s'exercent en vain.

Lorsqu'au mois d'août 1808, Napoléon apprit à Bordeaux la capitulation de Dupont à Baylen et celle de Rosily à Cadix, sa perplexité fut grande. Peut-être eût-il l'intuition que le but qu'il cherchait à atteindre dans la péninsule lui échappait avec toutes les conséquences sur lesquelles il avait espéré pouvoir compter. Que lui importait maintenant d'occuper militairement une grande partie de l'Espagne, s'il n'occupait plus Cadix ni Lisbonne et si le Mexique, Cuba, le Brésil et le Pérou menaçaient de se jeter dans les bras de l'Angleterre?

Pour la première fois, le grand capitaine, le grand politique hésita. S'il renonçait à son plan espagnol, c'était avouer l'échec final auquel était destiné tout le système qu'il prétendait instaurer. Il remit le sort de l'Espagne entre les mains de ses lieutenants et se prépara à faire face à l'orage qui s'amoncelait dans l'Europe centrale.

Essayons de comprendre les contre-coups que ces événements ont exercés sur la politique des États-Unis.

Sur ces entrefaites, Madison avait succédé à Jefferson, à la Présidence. On avait reproché à Jefferson sa soi-disant complaisance à l'égard de Napoléon. La nouvelle administration chercha à se laver de ce soupçon en insistant auprès du gouvernement français pour obtenir les réparations aux dommages causés depuis 1803 et qui, malgré les promesses de l'Empereur, demeuraient lettres mortes. Quant aux restrictions commerciales, dont elle demandait la suppression, Champagny répondit à Turreau que, souscrire à cette demande, serait introduire des exceptions qu'il faudrait étendre à tous les peuples, ce qui permettrait à l'Angleterre de trouver de nouvelles ressources pour continuer la guerre. Napoléon ne se montrait donc pas enclin à la conciliation. À partir de ce moment, se dessina en Amérique un mouvement foncièrement anti-français, non seulement parmi les Fédéralistes, ce qui était constant, mais aussi parmi les Républicains, ce qui était plus significatif. De sorte que la suppression de l'embargo, en donnant une certaine satisfaction à l'Angleterre, pouvait aussi être considérée comme un affranchissement de tout contact impérial.

Tous les représentants du grand commerce américain qui avaient eu tant à se plaindre des effets de l'embargo, aspiraient à la reprise des affaires et, comme ces affaires étaient surtout brillantes avec l'Angleterre, la France risquait de se voir rejetée, pour maintenir son influence en Amérique, dans les menées d'une diplomatie occulte, allant jusqu'à spéculer sur la possibilité d'une scission qui pourrait se produire entre les États du Nord formés par la Nouvelle-Angleterre où la vieille Angleterre avait toujours des partisans, et les États du Sud, où la France aurait quelque chance de poser les bases d'un parti puissant[65].

Le cabinet de Washington fut encore obligé de louvoyer entre la mauvaise humeur des ministres britanniques et la hauteur dominatrice du conquérant français. L'embargo, ostensiblement dirigé contre les ordres en conseil, avait été aussi une réponse aux décrets de Napoléon et le commerce de la France et celui de l'Angleterre étaient également atteints parce que, en réalité, si ces deux pays s'en prenaient à l'attitude de l'Amérique, ils savaient bien, au fond, qu'ils l'avaient, pour ainsi dire, provoquée par les exigences de leur rivalité.

Depuis la suppression de l'embargo par les États-Unis, l'opinion publique admettait parfaitement en Angleterre la suppression aussi des ordres en conseil. C'est sans doute pour hâter la fin de l'embargo et pour donner satisfaction à ce courant d'idées qu'en avril 1809 les ordres en conseil de novembre 1807 furent remplacés par un nouvel ordre qui devait ouvrir au commerce des neutres tous les ports ne dépendant pas de la France,—ce qui permettait de faire retomber sur la France les conséquences vindicatives de décrets ayant pour but d'atteindre l'Angleterre.

L'Amérique pouvait s'imaginer avoir gain de cause. À y regarder de près, ce nouvel ordre n'était qu'un bon billet,—nous ne disons pas: un chiffon de papier,—c'était une simple concession. En effet, si la marine anglaise devait bloquer la Hollande, la France et l'Italie du nord, dans le but unique de mettre le commerce anglais à la place du commerce des neutres, le nouveau système ainsi préconisé ne valait guère mieux que l'ancien. Cependant les ordres en conseil avaient été révoqués, en apparence du moins, justifiant, de la sorte, la chute de l'embargo,—œuvre de Jefferson. Quel coup pour le Président! C'était le coup de grâce donné à sa politique et on a vu qu'il en fut atteint d'une façon irréparable. Ce coup fut adouci par la subtilité adroite des républicains qui, ne voulant pas laisser aux Fédéralistes tout le profit de ce grand changement, firent imprimer, dans le «National Intelligencer» du 28 avril 1809, cette phrase à la fois jésuitique et consolatrice:

«Grâces soient rendues au sage qui se repose maintenant si glorieusement sous les ombrages de Monticello!.. On peut hautement affirmer que la révocation des ordres en conseil est due à l'embargo!»

Cet hommage indirect et mérité, dans une certaine mesure, rendu à Jefferson, retombait sur tout le parti républicain. Mais la situation générale n'en demeura pas moins troublée et soumise à tous les revirements de la politique européenne.

Le cabinet de Saint-James continuait ses intrigues. Les difficultés diplomatiques soulevées par Erskine qui, trop conciliant, fut désavoué par Canning, aggravées par Jackson son successeur qui, trop insolent, fut renvoyé, prouvaient bien qu'au fond l'Angleterre et les États-Unis ne pouvaient s'entendre. Malgré tout, devant l'attitude ondoyante de la diplomatie française, la suppression de l'embargo, en mettant le commerce américain entre les mains de la Grande Bretagne, constituait, par cela même, une mesure de protection solidaire venant s'ajouter à toutes les velléités de résistance désespérée qui se dessinait partout contre les affirmations de domination universelle, de plus en plus impérieusement proclamées par Napoléon.

Ce fut le moment où, pour la quatrième fois, l'Autriche essaya de secouer le joug. Ce suprême effort demandait aussi, de la part de l'Empereur, une suprême attention. La lutte devait être chaude et les graves affaires qui absorbaient Napoléon en Europe le détachaient nécessairement des affaires américaines. Néanmoins, Armstrong lui avait fait connaître, jusque sur les bords du Danube, la signification de l'acte du 1er mars 1809 de non-intercourse qui, supprimant, en apparence, tout commerce avec l'Angleterre et la France, revendiquait, quand même, pour l'industrie américaine le droit de communiquer directement avec les marchés anglais[66]. Dans le cas, ajoutait le ministre, où l'interprétation des Décrets du 21 novembre 1806 et du 17 décembre 1807 ne porterait aucune atteinte aux droits maritimes de l'Union, l'acte en question serait immédiatement révoqué en ce qui concernait la France et les relations commerciales immédiatement rétablies entre les deux pays. Sous une forme obscure mais comminatoire, Armstrong demandait simplement des concessions équivalant à la suppression des Décrets de 1806 et 1807, ce qui, aux yeux des Américains, serait une réponse toute naturelle au retrait de l'embargo et des ordres en Conseil du mois de novembre 1807.

Napoléon qui, avec tant d'autres nouvelles importantes, reçut cette note à Schœnbrunn où il s'était installé après avoir battu les Autrichiens, ne fut pas de cet avis. Il défendit, plus que jamais, les principes sur lesquels ses Décrets étaient fondés; ces principes répondaient à la notion stricte du droit des gens et se défendaient par des idées qu'il avait souvent exprimées. Les mers, affirmait-il, appartiennent à toutes les nations. Tout navire naviguant sous le pavillon de n'importe quelle nation, reconnu et avoué par cette nation, doit être sur l'océan aussi bien en sûreté que dans ses ports nationaux. Le pavillon qui flotte au mât d'un vaisseau-marchand doit être respecté comme s'il se trouvait sur le clocher d'un village. Insulter un navire marchand portant le pavillon de quelque puissance que ce soit équivaut à faire une incursion dans un village ou une colonie appartenant à cette puissance. Napoléon, en un mot, considérait les navires de toutes les nations comme des colonies flottantes appartenant à ces nations. Ce qui n'empêchait leur souveraineté et leur indépendance d'être à la merci d'un voisin plus audacieux ou plus fort[67].

Ainsi, d'après cette théorie, ce que Napoléon appelait une colonie flottante pouvait être dénationalisé par la visite d'un de ses agents et devenir sa propriété. Champagny, qui se rendait compte, de près, des résultats néfastes auxquels avait abouti l'interruption du commerce des neutres, lui fit comprendre que, dans cette stagnation des affaires, l'Amérique était encore le seul pays qui pouvait servir de débouché aux produits des manufactures françaises. Il engagea l'Empereur à se montrer, à l'égard des États-Unis, aussi conciliant que l'Angleterre qui avait annulé ses ordres en conseil de novembre 1807. Napoléon se rendit un moment à ces raisons et se montra disposé à révoquer le décret de Milan et remettre, de la sorte, le commerce neutre dans les mêmes conditions où il se trouvait sous le décret de Berlin. La victoire de Wagram vint de nouveau modifier ces bonnes intentions. En réalité, avec une désinvolture un peu déconcertante, Napoléon passa de la bienveillance à la malveillance. Aussi longtemps qu'il pouvait croire que l'arrangement préconisé par Erskine serait ratifié par le cabinet de Londres, il fit preuve à l'égard des États-Unis des sentiments les plus généreux; dès qu'il apprit que Canning désavouait son ministre à Washington, il mit une sourdine à ses velléités de conciliation: la défaite de l'Autriche ne lui permettait-elle pas d'imposer partout sa volonté? Sa nouvelle victoire en Europe le rendait aussi victorieux en Amérique.

Du moins, il ne voulait pas admettre que les États-Unis, par leurs prétentions de conserver les droits d'une puissance neutre, en fait de commerce, d'user de réciprocité, par exemple, quand il s'agissait de répondre à un blocus par un blocus, pussent se solidariser avec des pays plus voisins qui commençaient à vouloir secouer le joug qui pesait si lourdement sur leurs transactions commerciales. En effet, la Russie, la Prusse, la Suède, le Danemark, les villes hanséatiques et même la Hollande, soutenue par le roi Louis, semblaient vouloir se détacher d'un système si contraire à leurs intérêts vitaux. Si le roi Louis ne s'était pas solennellement engagé à renoncer à ses désirs d'indépendance et à se soumettre à la volonté de son frère, la Hollande aurait été immédiatement annexée à la France. Elle le fut d'ailleurs un peu plus tard par le traité de Rambouillet.

En attendant, les navires américains qui, jusqu'en mai 1810, entraient librement dans les ports hollandais, purent être de bonne prise. Ce fut un gain énorme, à peu près quatre millions de dollars, sans compter les sommes importantes que représentait le commerce américain sur le continent. C'est alors que le Congrès, par l'acte du 1er mai 1810, atteignit Napoléon indirectement, en ouvrant au commerce anglais un marché aux États-Unis, ce qui constituait une ample compensation au commerce paralysé en France et en Hollande. Le cabinet de Washington annulait, pour ainsi dire, les effets du décret de Milan.

Devant tant de difficultés, Napoléon se montra soudain moins intransigeant en ce qui concernait la stricte exécution de ses fameux décrets. Le 31 juillet 1810, il fit savoir au duc de Cadore, qu'après avoir beaucoup réfléchi sur les affaires d'Amérique, il était maintenant d'avis qu'on pouvait notifier à M. Armstrong, qu'à partir du 1er novembre, ces décrets n'auraient plus d'effet,—à la condition toutefois que, si le conseil britannique ne retirait pas ses ordres de 1087, le Congrès remplirait l'engagement qu'il avait pris de rétablir les obstacles destinés à entraver le commerce anglais. À ce propos, sous la dictée de l'Empereur, Cadore adressa au général Armstrong, à la date du 5 août 1810, une lettre d'un grand intérêt historique qui donne comme la psychologie de Napoléon dans cette affaire.

Cadore fait d'abord remarquer que son maître, absorbé par les graves complications européennes, n'a connu que très tard l'acte du Congrès du 1er mai. Ce retard occasionnait certains inconvénients qui auraient pu être évités par une communication prompte et officielle. Passant en revue les différentes phases par lesquelles avaient évolué les relations de la France avec les États-Unis, le Ministre des Affaires Étrangères rappelle que l'Empereur avait applaudi à l'embargo, parce que cette mesure, tout en étant préjudiciable aux intérêts commerciaux de la France, ne contenait rien d'attentatoire à son honneur. Il est vrai qu'elle avait provoqué la perte de la Martinique, de la Guadeloupe et de Cayenne. L'Empereur, s'inclinant devant le principe qui faisait agir les Américains, n'avait formulé aucune réclamation... Mais l'acte du 1er mars 1809, supprimant l'embargo, lui substituait un état de choses plus défavorable encore aux intérêts français. Cet acte, auquel peu de publicité avait été donné, défendait aux navires américains le commerce avec la France tout en l'autorisant avec l'Espagne, Naples et la Hollande—pays sous l'influence française—et prononçait la confiscation de tout navire français qui voudrait s'arrêter dans des ports américains. Dans ces conditions, des représailles avaient été légitimes et exigées par la dignité de la France avec laquelle il était impossible de transiger. La réponse à la mesure prise par le Congrès fut que tous les navires américains qui se trouvaient en France furent mis sous séquestre. Mais maintenant que l'acte du 1er mars 1809 était avantageusement remplacé par l'acte du 1er mai 1810, la France pouvait profiter des avantages promis à la nation qui, la première, «cesserait de violer le commerce neutre des États-Unis». Cadore était donc autorisé à déclarer que les décrets de Berlin et de Milan seraient révoqués, qu'à dater du 1er novembre ils cesseraient d'avoir leur effet,—mais il était bien entendu que, comme conséquence de cette déclaration, les Anglais eussent à révoquer aussi leurs ordres en conseil et à renoncer aux nouveaux principes de blocus qu'ils désiraient établir; sinon, conformément à l'acte auquel il était fait allusion, les États-Unis devaient faire respecter leurs droits par l'Angleterre.

Cette lettre se terminait par des protestations d'intérêt et de dévouement que les Américains avertis considérèrent comme l'expression d'une fine ironie latine, d'autant plus sensible que, par un Décret du 22 juillet 1810, demeuré secret, Napoléon avait ordonné le versement, dans le trésor public, de toutes les cargaisons saisies à Anvers et dans les ports hollandais et espagnols. D'ailleurs, le Décret du 5 août 1810 fut tenu secret aussi, de sorte que l'on peut se demander si Napoléon était bien sincère en promettant la suppression des Décrets de Berlin et de Milan, une telle intention officiellement publiée ayant immédiatement dû provoquer, de la part des États-Unis, une attitude devant aussitôt amener la guerre avec l'Angleterre[68].

Le doute conçu par les Américains était d'autant plus justifié que seul un Décret officiellement promulgué pouvait rétablir des droits qu'un autre Décret avait abolis. Les nouvelles venant de Paris n'en faisaient pas mention et, à la date du 14 décembre 1810, des lettres de Bordeaux apprirent que deux navires américains y avaient encore été séquestrés.

On ne savait donc pas au juste si les Décrets étaient révoqués ou s'ils demeuraient encore en vigueur. Un jour, Napoléon affirmait que leurs effets allaient être suspendus; le lendemain, il agissait comme si l'on était encore dans la période la plus aiguë du blocus continental. C'était toujours le même jeu de bascule: les plateaux de la balance retombaient, sans cesse, de tout leur poids, sur les États-Unis; qu'ils penchassent d'un côté ou de l'autre, ils faisaient sentir leur insupportable pression. Par cette manœuvre, l'Empereur aurait voulu entraîner l'Union dans ce vaste système contre l'Angleterre, comme il avait fait du Portugal et de l'Espagne. La distance ne le permettait pas, sans cela, un corps d'armée aurait avantageusement remplacé les notes diplomatiques. Mais il était évident, malgré toutes les assurances, qu'aussi longtemps l'Angleterre persistait dans ses ordres en conseil, Napoléon persistait dans ses Décrets. Et l'Angleterre voyait bien que l'interprétation plus bienveillante dans l'application de ces Décrets ne concernait que les États-Unis et nullement le commerce britannique. Mais comment le cabinet de Washington pouvait-il voir clair dans ces subtilités diplomatiques? Le successeur d'Armstrong à la légation à Paris cherchait en vain lui-même à percer le mystère qui entourait la pensée du Maître.

En dictant à Cadore la lettre contenant l'énoncé d'une promesse conciliatrice, peut-être Napoléon voulait-il éviter une guerre entre la France et les États-Unis, et provoquer, au contraire, une guerre entre l'Angleterre et ces mêmes États-Unis. Il fut donc satisfait d'apprendre que, par sa proclamation du 2 novembre 1811, le Président Madison avait remis en vigueur l'acte de non-intercourse dirigé contre l'Angleterre. Il se félicita des termes de cette proclamation au point de ne pas relever la prétention formulée dans une proclamation presque simultanée de s'emparer de la Floride occidentale. Voyant les États-Unis prêts à défendre l'indépendance de leur pavillon contre les exigences anglaises, il se disait prêt aussi à toutes les concessions. Il faisait encore entendre qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que les Florides devinssent une possession américaine et qu'il était plus que jamais favorable à toutes les mesures pouvant faciliter l'indépendance de l'Amérique espagnole, à la condition, toutefois, que cette indépendance ne constituât pas un facteur utile et dangereux entre les mains de l'Angleterre[69].

L'expression d'un tel désir et d'une telle crainte parfaitement compréhensible dans la bouche de Napoléon, était pourtant contraire à la réalité des faits. À y regarder de près, l'indépendance de l'Amérique espagnole devait profiter au premier chef à l'Angleterre: elle constituait le but final vers lequel avait toujours tendu la politique du cabinet de Saint-James. Et vraiment, l'heure semblait mal choisie de prêter la main au démembrement de l'empire espagnol. En effet, comment le même souverain, fût-il plus puissant que le puissant Napoléon, pouvait-il concilier ces deux opérations contradictoires: pousser, par exemple, le Mexique et le Pérou à s'affranchir du joug de la mère-patrie et sacrifier, en même temps, des armées pour faire couronner son frère roi d'Espagne? C'était délibérément dépouiller la proie à la conquête de laquelle on s'évertuait en vain. Cette inconséquence était inhérente à la grandeur et à la vanité de l'entreprise: ses vastes proportions impliquaient des impossibilités d'exécution et, ce qui était arrivé pour la Louisiane, devait arriver pour les Florides. En 1803, Napoléon ne pouvant aboutir à Saint-Domingue et craignant la supériorité navale des Anglais, avait cédé la Louisiane à Jefferson; en 1811, ne pouvant réussir à Madrid, il donnait à Madison libre carrière dans l'Amérique espagnole. Mais en 1803, la perte de Saint-Domingue et de la Nouvelle-Orléans avait trouvé sa compensation de l'autre côté du Rhin, jusque dans le cœur de l'Allemagne. En 1811, quelle serait la compensation pour Napoléon de la perte du Mexique et du Pérou? Après les échecs de Lisbonne et de Cadix, il tourna ses regards encore plus au Nord, vers Moscou et Saint-Pétersbourg. En lisant entre les lignes, on peut trouver toutes ces indications dans les instructions de Napoléon à Cadore et à Sérurier qui avait remplacé Turreau à Washington. Mais comme nous allons le voir, les États-Unis vont trouver le moyen d'éluder la tyrannie du blocus continental en aidant l'empire moscovite à s'en affranchir à son tour.

En attendant, on comprend donc que, tout en cherchant à reconnaître le bon vouloir des États-Unis, Napoléon n'ait pas voulu renoncer au principe qui lui avait inspiré les décrets. À la date du 4 mai 1811, il ordonna à Bassano d'écrire à Russell une lettre[70] dans laquelle il autorisait l'admission des cargaisons américaines qui avaient été provisoirement mises en dépôt à leur arrivée en France. C'était se relâcher un peu de sa sévérité. Madison s'attendait à plus; la sécheresse de la forme ne voilait même pas en l'occurrence l'insuffisance du fond.

Il paraissait désormais évident, pour le représentant américain à Paris, que le but caché mais avéré de la politique française était d'acculer l'Union à une guerre avec l'Angleterre. Il jugeait assez bien la situation et, de ce qu'on ne lui disait pas ouvertement, il tirait une conclusion assez logique. Il devinait, sous les paroles amicales, les intentions plutôt hostiles[71]. Selon lui, Napoléon ne voulait pas révoquer les Décrets d'une façon officielle et définitive, dans la crainte que cette révocation ne provoquât une mesure analogue pour les ordres en conseil, et par conséquent vînt mettre une sourdine à l'irritation américaine à l'adresse de l'Angleterre, tandis qu'il était, au contraire, de son intérêt d'entretenir cette irritation. Cette manière de juger les tendances du cabinet des Tuileries semblait d'autant plus justifiée que, de tous les navires capturés depuis le 1er novembre, seuls ceux qui n'avaient pas violé les décrets furent mis en liberté.

On ne saurait affirmer que Napoléon nourrissait l'intention arrêtée de jeter les États-Unis contre l'Angleterre. Peut-être, cherchait-il seulement à faire respecter, par tous les moyens à sa portée, le principe du blocus continental, dont les décrets étaient l'expression légale, principe qu'il considérait comme la base fondamentale de son empire mais qui contenait aussi en germe les éléments de sa désagrégation. Au point de vue américain, il y avait cependant quelque raison de croire à cette machiavélique combinaison, car, qu'il le voulût ou non, Napoléon, par ses alternatives tour à tour conciliantes et agressives, créait et entretenait entre les États-Unis et la Grande-Bretagne un état permanent d'animosité qui devait indirectement mais fatalement aboutir à une rupture.

Mais hâtons-nous de le dire, l'obstination avec laquelle l'Empereur voulait imposer partout et à tous son système de blocus dirigé contre l'ambition britannique va se tourner contre lui: dans cette guerre dont l'enjeu est le commerce mondial, il a beau ne viser que l'Angleterre, il atteint en même temps, et presque malgré lui, les États-Unis. Il a beau leur vouloir du bien, esquisser des velléités de conciliation, les mesures sévères qu'il prend contre les Anglais, ont des répercussions déplorables et inévitables aux États-Unis. Et, comme conséquence inattendue mais que le génie, s'il n'était pas aveuglé, aurait pu prévoir, les intérêts américains avaient des liens si profonds avec les affaires européennes, que ces mêmes États-Unis, quoique en réalité si lointains, firent sentir leur influence très proche, à deux pas du théâtre septentrional de la guerre napoléonienne, dans la mer Baltique.

Là, ils allaient jouer un rôle, d'abord mal défini, mais qui devint bientôt très important.

Là, en effet, une multitude de leurs navires faisaient la contrebande, sous l'œil bienveillant et même protecteur de la Russie et de la Suède. On ne pouvait plus effrontément ignorer l'existence des Décrets. Une pareille infraction fut la cause des dissentiments qui, dans l'été de 1811, mirent aux prises la France et les deux puissances du Nord. Il est donc permis d'affirmer que les Américains provoquèrent indirectement la guerre avec la Russie et qu'ils furent, de la sorte, les artisans d'une campagne désastreuse dans laquelle la fortune de Napoléon devait trouver son déclin.

Pour bien se rendre compte de l'importance de cette intervention, voulue ou fortuite, que l'histoire a, jusqu'à présent, un peu laissée dans l'ombre, il convient de retourner quelques années en arrière, en précisant la nature des relations qui existaient alors entre les États-Unis et la Russie. Une des idées les plus heureuses de l'administration de Madison fut d'envoyer un représentant à la cour de Saint-Pétersbourg. À une époque si troublée de l'évolution mondiale, les ministres de Washington à Paris et à Londres n'exerçaient pas une action efficace: ils étaient les jouets de la volonté supérieure qui, dans les deux pays rivaux, prétendait mener les autres pays à la remorque de leur fantaisie. À Saint-Pétersbourg, le Président eut la finesse de prévoir qu'un diplomate habile trouverait peut-être la possibilité de faire entendre des considérations osant s'élever contre les ordres de Napoléon.

Dès le mois d'août 1809, il avait envoyé J. Q. Adams en mission à Saint-Pétersbourg. Ce citoyen américain, qui joua un rôle distingué dans sa patrie, dut d'abord faire un certain apprentissage en diplomatie; il connut certains étonnements qui le menèrent, par étapes successives, de l'hésitation à l'assurance. Débarquant en Norvège, vers le milieu de septembre, il rencontra à Christiansand une trentaine de propriétaires de navires américains qui avaient été saisis par les Danois. La valeur de ces prises atteignait presque cinq millions de dollars. Adams s'adressa en vain au gouvernement danois qui ne faisait qu'obéir aux injonctions de Davout, commandant général à Hambourg. En arrivant en Russie, la situation lui parut peu favorable au succès de sa mission, car, officiellement jamais l'alliance entre Napoléon et Alexandre n'avait paru si solide. La Russie, en effet, venait d'aider Napoléon à vaincre l'Autriche et Napoléon avait aidé la Russie à s'emparer de la Finlande. Aussi, lorsque Adams attira l'attention du comte Romanzoff, ministre des Affaires Étrangères, sur les agissements des Danois, il n'obtint qu'une réponse évasive. Romanzoff, d'ailleurs, représentait à la cour, en conformité d'idées avec son maître, l'alliance française dans ce qu'elle avait de plus exclusif pour faire triompher le système du blocus. Comme Napoléon en personne et imitateur passionné du grand homme, Romanzoff se proclamait l'ami de l'Amérique aussi longtemps que l'Amérique se manifestait hostile à l'Angleterre; il lui retirait sa sympathie dès que les intérêts de l'Amérique se dressaient contre ceux de la France.

Cependant, Adams s'aperçut bientôt qu'une influence secrète travaillait en sa faveur. En dehors de l'atmosphère froide des entretiens officiels, une atmosphère plus chaude l'entourait. Il sentait qu'une action conciliatrice venait parfois atténuer la rigueur avec laquelle, Romanzoff et Caulaincourt repoussaient ses avances. Mais comment, dans ces conditions, ses réclamations au nom des marchands américains lésés par les Danois auraient-elles chance d'être écoutées? Romanzoff, en effet, ne l'écouta que d'une oreille distraite. La France seule, affirma-t-il, était responsable de la conduite du Danemark; elle considérait tous les navires américains comme étant anglais, conformément aux instructions formelles de Napoléon, lesquelles instructions répondaient à l'intransigeance de sa politique imposée à tous ses alliés avec une fermeté irréductible[72]. Il n'y avait donc rien à faire en faveur des compatriotes de M. Adams, qui attendaient en vain, en Norvège, les réparations dues aux traitements iniques qu'on leur avait infligés. Telle fut la réponse du ministre russe. Mais apparemment, telle ne fut pas l'opinion du Tzar de toutes les Russies, car quelques jours après cet entretien Romanzoff fit savoir à Adams que son maître lui avait ordonné de faire des démarches immédiates auprès du gouvernement danois pour que satisfaction fût donnée, le plus tôt possible, aux réclamations américaines.

Ce revirement était significatif.

Si Adams s'était évertué par ses agissements à provoquer une rupture entre la France et la Russie, il n'aurait pu trouver un moyen plus efficace que cette intervention du Tzar dans le contrôle que Napoléon exerçait sur le Danemark. La question était délicate; elle contenait des éléments contradictoires, inconciliables: les éléments qui constituaient la base même de la politique de Napoléon, les éléments qui répondaient aux intérêts primordiaux de la Russie. Les opposer les uns autres, c'était faire ressortir combien l'alliance franco-russe était précaire. Les protestations de sympathie et d'amitié prodiguées à Tilsitt et à Erfurt allaient se heurter à des nécessités inéluctables; là où deux hommes, souverains de deux grands empires, avaient cru pouvoir concilier à jamais les aspirations de leur ambition, les tendances fatales et contraires de deux peuples devaient les séparer pour toujours. Il était évident que tout l'édifice du blocus continental, élevé avec tant de difficultés, à l'aide de combinaisons militaires et diplomatiques, allait s'effriter par des fissures successives, si la Russie permettait aux navires neutres de transporter à leur guise des cargaisons dont le produit revenait, d'une façon ou d'une autre, à l'Angleterre. Il était évident aussi que la Russie était acculée à la faillite si toute son exportation était supprimée et son importation réduite aux seuls articles de luxe, de provenance française. Pour l'empire moscovite, c'était une question de vie ou de mort. Mais comment sortir de cette impasse?

Par contre, en l'état des choses et toujours emporté par le courant qu'il était désormais impossible de remonter, Napoléon ne pouvait plus s'écarter du système auquel il avait consacré toutes ses forces et qu'il considérait comme le palladium de sa politique: il ne le pouvait, même au profit de la grandeur militaire de la Russie,—peut-être précisément à cause de cette grandeur toujours croissante. Dès lors, les difficultés soulevées par les exigences de commerce devinrent de jour en jour plus nombreuses dans les parages septentrionaux. Pendant l'été de 1810, Napoléon avait déjà redoublé de vigilance dans la mer Baltique, qui était encombrée de navires prétendus neutres, en réalité protégés par la flotte britannique. Sur les remontrances de l'Empereur, le Danemark interdit l'entrée de ses ports à tout vaisseau américain. Le duché de Holstein, la Prusse, le Mecklembourg durent imiter cet exemple. Caulaincourt, à diverses reprises et avec énergie, insista auprès du Tzar pour qu'il prît les mêmes mesures que ces cours, faisant miroiter devant ses yeux le danger que courrait la paix européenne, s'il refusait de suivre la même conduite.

Alexandre chercha un moyen terme lui permettant de ne pas se compromettre. Que voulait-il pour le moment? Ne pas courir de risques[73]. Se rapprocher de l'Angleterre, c'était se séparer de la France et déchaîner la plus dangereuse des guerres. Il estimait une folie de sa part d'agir de la sorte. Il voulait donc rester fidèle à la politique qu'il avait reconnue comme avantageuse et ne rien changer à son attitude hostile à l'égard de l'Angleterre. Il était décidé à lui fermer ses ports,—mais les fermer dans certaines conditions seulement, ne pouvant pas frustrer ses sujets de toute possibilité de commerce et leur défendre tout trafic avec les Américains.

Le commerce américain devint donc ainsi le point de départ d'une irritation qui allait jeter le trouble dans l'esprit de Napoléon et d'Alexandre,—la cause lointaine encore, mais de plus en plus inévitable, qui allait mettre fin à l'amitié des deux Empereurs, mener la Grande Armée dans les steppes glacés de la Russie et assigner un terme à la marche ascendante de la magnifique épopée.

En attendant et devant l'attitude intransigeante de Napoléon qui, en l'occurrence, s'en prenait au commerce des Américains, les Russes ne purent s'empêcher de sourire des termes affectueux de la lettre du 5 août, citée plus haut et adressée à ces mêmes Américains par ce même Napoléon qui protestait auprès du Tzar qu'il n'existait pas de véritable commerce américain et qu'aucun navire américain ne se trouvait dans la possibilité de prouver sa neutralité, fût-il pourvu de licences.

Malgré cette prétention, le Tzar donna des ordres pour que les navires américains, faisant escale à Arkhangel, ne fussent pas inquiétés. Ce geste protecteur et intentionnel faisait ressortir une sympathie pour les États-Unis qu'il se plaisait à rendre publique. Par contre, la sympathie dont Napoléon avait fait étalage dans sa fameuse lettre du 5 août ne paraissait plus répondre à la réalité des faits, puisque, dès le mois d'octobre suivant, il écrivit à Alexandre[74] sur un ton presque comminatoire, pour le prévenir que six cents vaisseaux marchands américains erraient dans la Baltique. Après avoir été repoussés des ports de Prusse et du Mecklembourg, ils se dirigeaient vers les ports de Sa Majesté moscovite. Napoléon affirmait que toutes les marchandises transportées par ces navires étaient de provenance britannique. Il ajoutait qu'il dépendait maintenant d'Alexandre de faire la paix avec l'Angleterre ou de continuer la guerre. La paix étant certainement désirable, elle pourrait être plus solidement établie par la confiscation de ces six cents navires et de leurs cargaisons,—car, quelle que fût la nationalité de laquelle ils se recommandaient, ces navires devaient tous être anglais. Napoléon alla plus loin: il accusa tous les navires américains, munis de papiers soi-disant américains, de venir, en réalité, d'Angleterre[75].

Ces prétentions étaient excessives et les choses menaçaient de se gâter. C'était, sans doute, ce que l'on désirait de part et d'autre,—et, de part et d'autre aussi, les conversations et les relations vont s'envenimer.

Le Tzar refusa de saisir, de confisquer les navires dont il était question, il refusa de fermer ses ports aux produits coloniaux. Cette mesure lui était, pour ainsi dire, imposée par l'attitude des principaux négociants de Saint-Pétersbourg, qui exercèrent assez d'influence sur Alexandre pour lui faire signer un ukase, par lequel, les produits américains devaient être admis, sans restriction, dans l'empire russe, tandis que des réserves étaient formulées pour les articles de luxe provenant de France.

Un pareil ukase était l'indice d'une rupture prochaine. Napoléon le comprit ainsi. Il rappela Caulaincourt et envoya à sa place Lauriston, muni d'une lettre autographe[76] à l'adresse d'Alexandre, dans laquelle, il se plaignait d'un procédé hostile qui visait directement le commerce français. En d'autre temps, les choses ne se seraient sans doute pas passées de la sorte et l'Empereur qui régnait en Orient aurait prévenu l'Empereur qui régnait en Occident, de la nécessité dans laquelle il se trouvait de tenir compte des exigences des commerçants russes, et on aurait probablement trouvé le moyen de satisfaire les deux partis, sans donner l'impression d'un changement de politique. Maintenant, toute l'Europe pouvait se dire que l'alliance franco-russe avait vécu et Napoléon pouvait se persuader qu'à la première occasion la Russie serait prête à provoquer un arrangement avec l'Angleterre.

La mission d'Adams,—directement ou indirectement—avait donc réussi au-delà de tout ce qu'il était permis d'espérer: pour défendre les droits de l'Amérique, l'Empereur Alexandre n'hésitait pas à s'exposer au courroux de l'Empereur Napoléon, pour protéger le commerce des neutres, la Russie s'apprêtait à combattre la France.

Les hostilités pouvaient éclater d'un moment à l'autre. Elles n'éclatèrent qu'au printemps de 1812. Mais quelles que fussent les causes directes, impérieuses et plus générales, qui, après la terrible campagne d'Espagne, mirent Napoléon aux prises avec la Russie, il convient de relever cette cause indirecte et pas assez connue: la persistante opiniâtreté des États-Unis à continuer, malgré les injonctions impériales, leur commerce avec les Russes.

Tout concourait donc à briser l'alliance conclue à Tilsitt, entre Napoléon et Alexandre. Non pas que ces deux hommes,—dont l'un incarnait le génie d'une époque et l'autre, la sagesse d'une race,—n'eurent pas toujours éprouvé un véritable entraînement l'un pour l'autre. L'Empereur de Russie avait vraiment été séduit par l'ascendant de l'Empereur des Français et ce dernier rendait pleinement justice aux qualités de cœur, de caractère et d'esprit, dont le souverain russe était si hautement doué. Cependant, ces deux orgueils devaient fatalement se heurter. Leur ambition était légitime de vouloir se partager la domination de l'Europe. Elle aurait pu se réaliser. Elle échoua parce que la politique de Napoléon ne pouvait se plier à des concessions trop nombreuses et parce qu'elle était composée d'éléments trop disparates et trop inconciliables. Napoléon voulait façonner le monde à son idée.

Alexandre voulait simplement façonner son pays si jeune encore, presque barbare dans ses couches profondes; et le façonner d'après les idées de la grande Catherine, en faire un monde aussi, mais un monde qui, quoique immense dans son étendue matérielle, répondît bien, en un tout homogène, aux aspirations et aux tendances de la race slave, depuis la mer Baltique jusqu'au Danube, jusqu'au Bosphore.

Alexandre était, avant tout, Russe. Sa sympathie pour Napoléon n'avait jamais été partagée par son entourage. La cour et l'aristocratie, imbues des préjugés d'ancien régime, n'avaient jamais reconnu la légitimité du régime nouveau; fidèles à la dynastie des Bourbons, elles admiraient parfois les grandes victoires de Napoléon mais ne pouvaient se résigner à considérer sa dynastie comme définitivement établie et consacrée en France. Toute la gloire qui s'accumulait au cours de cette épopée gigantesque était, pour elles, œuvre de parvenu travaillant pour les authentiques héritiers du trône de saint Louis. Et certes, un sourire inextinguible avait dû contracter les lèvres de l'Impératrice-mère, le jour où son fils vint lui parler d'un projet d'union entre une grande Duchesse et Bonaparte. Petitesses, évidemment, et qui s'évanouissaient bientôt devant le canon d'Austerlitz, d'Iéna ou de Wagram,—mais petitesses avec lesquelles il faut compter dans les hiérarchies sociales et qui, dans leurs expressions plus ou moins avouées, durent mortellement froisser la vanité de l'Empereur. Pour ces contingences, il ne se brouilla certainement pas avec Alexandre,—pourtant, elles étaient significatives. Alexandre aurait transigé avec les préjugés dynastiques. La haute opinion qu'il avait de sa mission ne lui permit pas de transiger avec les intérêts de son peuple. Conformément aux stipulations, aux engagements pris à Tilsitt et à Erfurt, il était décidé à combattre l'Angleterre,—mais il était décidé aussi à défendre les justes réclamations de ses sujets et, quand ceux-ci vinrent lui demander sa protection en faveur du commerce des neutres, dont l'arrêt équivaudrait à la ruine du pays, il n'hésita pas à abandonner le blocus continental et à ouvrir ses ports aux navires américains, même s'ils transportaient des marchandises anglaises.

C'était la condamnation du système sur lequel s'appuyait toute la politique de Napoléon. Napoléon ne pouvait l'admettre. Il se brouilla avec Alexandre surtout pour cette raison. Dès que sa décision fut arrêtée, le plan de sa campagne de Russie se précisa dans son cerveau. Son génie militaire l'inspira magnifiquement au détriment de sa politique. Mais dans l'étude des causes qui précipitèrent ce conflit inévitable où allait se mesurer les deux grands empires, où devait sombrer la fortune de l'Empereur, il convient de ne pas oublier la cause initiale qui jeta la méfiance entre les deux alliés, qui souligna, soudain, l'incompatibilité de leurs aspirations et qui ne fut autre que l'attitude des États-Unis, dans leur fermeté à se libérer, du côté de la Russie, des restrictions commerciales imposées par Napoléon.

CHAPITRE XI
LES PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE
ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET L'ANGLETERRE.

Sérurier remplace Turreau à Washington. — Le départ de Joel Barlow pour Paris est remis. — La politique de Madison basée sur la suppression des décrets. — L'incident de Henry et du comte de Crillon. — Révélations qui doivent perdre les Fédéralistes. — L'Angleterre intransigeante. — Menace d'un nouvel embargo, menace de guerre. — Parti de la paix, parti de la guerre. — Retour de Joel Barlow à Paris. — Napoléon lui accorde audience mais répond vaguement à ses demandes. — Rapport de Bassano du 16 mars 1812. — Départ de Napoléon pour la Grande-Armée. — Le 15 septembre il entre à Moscou. — Joel Barlow part pour Wilna. — Il ne peut joindre Napoléon qui le dépasse dans sa course vertigineuse pour regagner la France. — Joel Barlow meurt aux environ de Cracovie. — Les ordres en conseil révoqués le 17 juin 1812. — La guerre déclarée à Washington le 18 juin.

Tandis que, d'une part, les États-Unis, par leurs exigences commerciales répondant aux exigences russes, préparaient indirectement la rupture entre Napoléon et Alexandre, les nécessités impérieuses et vexatoires du blocus continental aboutirent, d'autre part, à une guerre entre l'Amérique et l'Angleterre.

Cette guerre était depuis longtemps désirée par Napoléon, au profit de son système qui devait exclusivement profiter à la France. Mais éclatant à un moment où toutes nos forces devaient être dirigées contre l'empire du Nord, elle profita surtout aux États-Unis: elle libéra définitivement l'Union de toute ingérence anglaise et lui permit, pour la première fois, de se mouvoir librement entre la rivalité franco-britannique dont elle avait tant souffert et qui allait prendre fin.

Cependant, dans les premiers mois de 1812, à l'heure où la Russie semblait bien décidée, malgré les remontrances de Napoléon, à recevoir dans ses ports tous les vaisseaux américains, quelle qu'en fût la provenance, on ne savait pas encore au juste à Washington qui, de l'Angleterre ou de la France, devait être considéré comme le plus dangereux adversaire des États-Unis. La situation de l'Amérique entre les deux belligérants était toujours indécise, et Madison, malgré d'amères critiques de ses ennemis, était parvenu, jusqu'à présent, à imposer à la majorité son opinion plutôt impartiale mais qui paraissait attendre davantage de la France que de l'Angleterre. La promesse de Napoléon de retirer ses Décrets n'était pas oubliée et les Américains s'imaginaient volontiers que cette promesse équivalait à un fait accompli. Aussi, lorsque le comte Sérurier arriva à Washington, au printemps de 1811, pour prendre la succession de Turreau en qualité de chargé d'affaires de France, on s'attendait à des déclarations nettes et précises de sa part. Son attitude réservée et ses réponses dilatoires firent craindre que les choses ne fussent pas aussi avancées qu'on se le figurait. D'ailleurs, Napoléon pouvait parfaitement expliquer ses hésitations par l'hésitation du cabinet américain à prendre parti contre l'Angleterre. C'était donnant donnant et il tombait sous le sens que l'Empereur ne pouvait révoquer ses Décrets, simplement pour plaire aux États-Unis, si ceux-ci avaient tendance à se réconcilier avec les Anglais. De là ces tergiversations qui, continuant la méthode traditionnelle, s'exprimaient tantôt par des concessions, tantôt par la reprise de mesures hostiles.

Sérurier avait d'abord trouvé dans Robert Smith, secrétaire d'État, un ami avéré, un admirateur de Napoléon, qui affirmait avec éloquence que, si les Anglais ne révoquaient leurs ordres en conseil, la guerre serait inévitable avec eux, ce qui revenait à dire que le système qu'il préconisait était plutôt favorable à la France qu'à l'Angleterre. Sans doute, le trouvait-on trop «continental», affichant trop haut ses sympathies pour Napoléon et, pour cette raison, on l'éloigna des affaires en lui donnant une mission en Europe.

Monroe, qui le remplaça, ne pouvait admirer Napoléon.

Sérurier s'aperçut immédiatement d'un changement regrettable dans les relations diplomatiques, changement évidemment occasionné par une nouvelle ingérence indiscrète de l'Empereur, qui venait d'ordonner aux consuls français aux États-Unis de délivrer des licences ou certificats aux navires américains partant pour la France. Ce n'était pas là ce que la France avait promis et Monroe parut outré de ce qu'il qualifiait un manquement à ses engagements. Dans ces conditions, il convenait de différer l'envoi de Joel Barlow qui avait été désigné pour représenter l'Union à Paris. Comment envoyer un ambassadeur à un pays qui le prenait de si haut? Il y allait de l'honneur de la République,—Monroe le déclarait avec emphase à Sérurier; il lui dit qu'on se trompait en Europe sur le compte des Américains si on les considérait simplement comme des marchands toujours occupés à vendre du coton ou du tabac et n'ayant pas d'idéal plus élevé! Un tel jugement était erroné et les hommes qui, comme lui et le Président Madison, avaient à répondre de la grandeur de leur patrie auprès des puissances étrangères, mettaient les intérêts du commerce bien au-dessous des principes d'honneur et de dignité.

Un tel langage devait faire sourire les hommes d'affaires, les spéculateurs, les lutteurs pour la vie, ceux qui demandaient au trafic, aux échanges, aux exportations et importations, le moyen de s'enrichir, ceux, enfin, et ils étaient nombreux, qui cotaient la valeur d'un homme d'après le nombre des écus qu'il possédait et qui faisaient naturellement pivoter toute la politique de leurs pays sur la base mouvante du commerce, si profondément atteint par les événements d'Europe. Mais le langage de Monroe n'était pas une déclaration vide de sens: il prouvait qu'en dehors de la masse des citoyens américains, évidemment voués à la recherche et à la réalisation d'un bonheur matériel et immédiat, s'était développée une catégorie de penseurs qui se rendaient compte de la nécessité d'un idéal moins terre à terre et des difficultés d'une essence supérieure, inhérentes aux complications d'une politique en passe de devenir mondiale.

L'attitude de Monroe qui était un républicain moins avancé que Jefferson, ayant quelques tendances fédéralistes, semblait celle d'un sceptique à l'égard des promesses de Napoléon. Madison, au contraire, même sans être convaincu, affectait de croire à la révocation des Décrets. Quand on apprit que l'Empereur avait levé le séquestre des navires américains arrêtés depuis le 1er novembre 1811, il fallut bien reconnaître la bienveillance de cette mesure, mais, comme rien ne prouvait officiellement qu'elle était une conséquence de la suppression des Décrets, Monroe demanda à Sérurier de lui écrire une lettre contenant des assurances plus affirmatives du bon vouloir de Sa Majesté, ce qui faciliterait l'envoi immédiat de Joel Barlow comme représentant à Paris.

Comment Sérurier pouvait-il écrire une pareille lettre? Les instructions qu'on lui avait données recommandaient plutôt de se montrer discret et, dans sa réponse, il ne put que rester dans le vague: rien, selon lui, ne pouvait justifier les craintes du gouvernement américain au sujet d'engagements qu'on n'aurait pas tenus en France; à l'appui de telles craintes, il aurait fallu citer des faits, comme, par exemple, la capture de navires américains allant d'Angleterre en Amérique ou d'Amérique en Angleterre, ce qui n'était pas le cas, puisque, si les Décrets n'avaient pas été supprimés pour toutes les puissances, les effets ne se faisaient plus sentir contre le commerce américain en France même et sur l'Océan.

En réalité, c'était vrai un jour, c'était faux le lendemain.

Sérurier interprétait la pensée de Napoléon, d'une façon qui ne pouvait satisfaire Madison. On faisait des concessions, certes, mais ces concessions n'étaient pas définitives. L'instrument qui, entre les mains de l'Empereur se montrait si redoutable pour le commerce américain, n'était sans doute plus dirigé contre lui, mais n'était pas entièrement mis de côté, il pouvait servir de nouveau à la première occasion. Cependant, le cabinet de Washington ne manifesta pas la désillusion qu'il éprouvait; ce ne fut qu'un mouvement de dépit et de découragement de la part du Président et non un mouvement d'inclination vers l'Angleterre qu'il détestait[77]. Il ne voulait pas la guerre, certes, et croire ou faire semblant de croire aux assurances pacifiques de l'Empereur lui permettait de prendre des mesures en faveur de la paix, quoique, en fin de compte, il dût se voir abandonné par ses amis, compromis par ses ennemis, aboutir à l'échec de sa politique de paix et s'avouer incapable de représenter une politique de guerre. Toute sa politique, en un mot, étant basée sur la suppression des Décrets, si cette suppression n'existait pas, il devenait imprudent et vraiment sans objet de préconiser des attaques dangereuses contre l'Angleterre. Comment était-il, en effet, logique de faire la guerre à l'Angleterre parce qu'elle maintenait ses ordres en conseil, quand la destruction en pleine mer de navires américains par des Français,—destruction qui venait de se produire contrairement à toutes les suppositions—donnait la preuve que les Décrets de Napoléon étaient maintenus aussi? En vérité, Macon avait raison d'écrire à Nicholson[78]: «Le diable lui-même ne saurait dire quel gouvernement, celui de la France ou celui de l'Angleterre, est le plus mauvais.» Et pour être logique soi-même, il aurait fallu déclarer la guerre à la fois à la France et à l'Angleterre.

Mais la logique absolue n'est pas de ce monde.

Ce qui, dans cette phase troublée de la politique américaine, faisait pencher Madison et son parti du côté de la France, c'était un vieux compte à régler avec l'Angleterre, vieux compte dont l'arriéré venait s'ajouter aux vexations récentes. Napoléon, issu de la Révolution et soldat de la République, avait beau maintenant incarner des tendances monarchiques, vouloir prendre à la dynastie des Bourbons des trônes qu'il destinait à la sienne, représenter, enfin, des principes diamétralement opposés à ceux de l'indépendance anglo-saxonne incarnée par la jeune république américaine, ceux qui connaissaient leur histoire en Amérique, l'ayant en partie vécue, ne pouvaient oublier l'aide française apportée sous Louis XVI, ne pouvaient pas oublier que, si la France avait été évincée de l'Amérique depuis 1763, c'était précisément l'Angleterre qui était encore à craindre,—d'autant plus que le grand parti républicain luttant contre elle, luttait en même temps contre le parti fédéraliste, anglophile et réactionnaire.

Un incident, auquel il ne faut d'ailleurs pas attacher trop d'importance, se produisit à propos, tendant à prouver que les fédéralistes s'étaient compromis en facilitant les menées anglaises dans le but de créer une scission parmi les États de la Nouvelle-Angleterre, au moment de la crise aiguë de l'embargo. On se rappelle qu'un nommé Henry, irlandais de naissance, occupant une position dans la société et le monde politique de Boston, s'était mis en relation avec Sir James Craig, gouverneur de Québec, pour servir d'intermédiaire entre les mécontents—les fédéralistes et le gouvernement anglais. Il s'agissait tout simplement de poser les premières bases d'une conspiration qui pourrait aboutir à une séparation des États du Nord d'avec ceux du Sud, sous la protection de l'Angleterre. C'était une initiative audacieuse et grave. Il fallait réussir. Le retrait de l'embargo apaisa les esprits surexcités et la tentative de Henry avorta. Il crut cependant qu'une récompense lui était due comme prix de tout le mal qu'il s'était donné et il vint réclamer, à Londres, une somme considérable qu'il estimait sans doute inférieure à l'importance des services qu'il s'imaginait avoir rendus. Mais les ministres dirigeant la politique d'un grand pays ne tiennent compte que des réalisations. Éconduit et décidé à se venger, Henry retourna en Amérique avec des papiers compromettants pour tout un parti qu'il pouvait, qu'il voulait perdre.

Jusqu'à présent, rien que de fort naturel. Mais voici que cette affaire de corruption louche et de sombre rébellion va se corser d'un brin de fantaisie romanesque. Sur le navire qui le ramenait aux États-Unis, Henry fit la connaissance d'un gentilhomme de haute allure qui se présenta sous ce nom: le comte Édouard de Crillon. Le nom sonnait bien,—l'homme parlait encore mieux. Le nom évoquait une illustration de bravoure classique parmi nos ancêtres,—l'homme se prétendit fils du duc de Crillon, apparenté par mariage au maréchal Bessière, duc d'Istrie, mais brouillé avec l'Empereur pour quelques péchés de jeunesse qu'il expiait en s'exilant de France. Henry avait d'ailleurs rencontré, dans la meilleure société de Londres, ce personnage distingué qui portait ostensiblement les insignes de la Légion d'Honneur et faisait grand état de ses propriétés de Saint-Martial, vers la frontière espagnole, où se trouvait le château de Crillon. Il lui confia sa détresse, sa déconvenue et, l'un consolant l'autre, ils finirent par se lier d'amitié. Le comte lui persuada que, puisque le gouvernement anglais se montrait à ce point ingrat, il fallait s'adresser aux États-Unis pour en tirer l'argent convoité, en échange des papiers révélateurs. Il se proposa comme négociateur auprès de Sérurier, ministre de France, lequel faciliterait les relations avec le secrétaire d'État.

Sérurier se souciait peu de s'occuper de cette affaire. Il renvoya Crillon à Monroe. Le gentilhomme français fut, pendant quelque temps, le point de mire de la société américaine; il sut éblouir, intéresser, attirer les sympathies de tous ceux, y compris enfin l'ambassadeur de France, auxquels imposaient son repentir d'avoir déplu à l'Empereur, l'expression de son enthousiasme pour Napoléon, le nom qu'il portait, les lettres qu'il montrait de sa sœur et du maréchal, duc d'Istrie[79]. À la Maison Blanche, il était parvenu à jouir d'une influence dont les effets se faisaient sentir jusqu'à la Légation de France. Dans ces conditions, il fut facile d'attirer l'attention sur le cas de Henry. Ce dernier, convoqué à Washington, consentit à livrer les papiers concernant les intrigues anglaises avec les fédéralistes, pour une somme relativement minime. Mieux vaut peu que rien. Madison voulut tirer parti des révélations et renseignements émanant de ces documents et le gouvernement en décida la publication. Henry fut embarqué au plus vite pour l'Europe; mais M. le comte de Crillon resta encore aux États-Unis où, entouré de tous ceux qui sympathisaient avec la France, il se vit exposé aux ressentiments du ministre et du parti anglais[80],—autant de titres qu'il pouvait invoquer pour rentrer en grâce auprès de l'Empereur, comme le faisait ressortir le comte Sérurier. Ce dernier laissa au gouvernement américain toute liberté dans la question de savoir s'il fallait taire ou divulguer l'origine des documents dont la publication devait produire un effet foudroyant: c'était une accusation de trahison, avec preuves à l'appui, portée contre le parti fédéraliste. Lorsque, dans la séance du Congrès du 9 mars 1812, lecture fut donnée des fameuses lettres de Henry, les fédéralistes sentirent passer sur eux la menace d'une exécution qui allait à jamais les ruiner aux yeux de tous les patriotes. Cependant, en ce qui les concernait, les lettres ne contenaient aucune preuve d'une intervention active dirigée contre la sûreté de l'État et, seule, l'Angleterre sortait de cette épreuve publique, convaincue d'avoir voulu entraîner quelques États de l'Union dans une tentative criminelle, ayant pour but le démembrement des États-Unis. Si les fédéralistes purent sortir indemnes de cette intrigue qui n'était pas entièrement élucidée, le Président Madison et le parti républicain avaient trouvé un nouveau prétexte légitimant une guerre avec la Grande-Bretagne,—éventualité qui rentrait dans leurs vues et dans celles de Napoléon.

On apprit, à peu près au même moment, que la guerre allait éclater entre la France et la Russie, et, soudain, l'ardeur belliqueuse de M. le comte de Crillon ne connut plus de bornes. Il résolut, comme il en fit part à Sérurier, de retourner immédiatement en France, de se jeter aux pieds de l'Empereur, lui raconter ce qu'il avait fait, implorer son pardon pour ses erreurs passées et aller les expier à l'avant-garde de ses armées[81].

Maintenant, après avoir fait ressortir les graves conséquences résultant de telles complications diplomatiques, il convient d'en montrer le côté amusant. Depuis lors, on n'entendit plus jamais parler de John Henry et du Comte Édouard de Crillon. À la grande confusion de Madison, à la grande satisfaction des fédéralistes, on apprit bientôt, aux États-Unis, que ce parfait gentilhomme n'était qu'un imposteur, en réalité, un agent secret de la police de Napoléon[82].

On se demande comment il a pu être pris au sérieux par des hommes pourtant habitués à traiter les affaires publiques. Madison se sentit mortifié, et cette désinvolture cavalière, au moment même où des vaisseaux américains étaient encore exposés à des vexations de la part des marins français, risquait de mettre le comble aux sentiments anti-français, allant de pair avec les sentiments anti-anglais. C'était l'occasion ou jamais de proposer une double guerre à entreprendre simultanément contre la France et l'Angleterre.

À ce moment critique, il fut question d'envoyer une mission en Angleterre pour essayer une dernière chance de paix. Cette proposition fut combattue par Clay et Grundy. De son côté, malgré le mécontentement qu'il éprouvait de la conduite de la France et quels que fussent ses sentiments personnels, Madison demeura fidèle à la majorité du parti républicain. Il estima parfaitement inutile d'entrer en pourparlers avec le représentant anglais; il ne voulut pas soulever la question de savoir si les Décrets français avaient été révoqués ou non, ayant la ferme conviction qu'ils devaient l'être en effet. De plus en plus, il émit l'opinion que le cas des deux navires américains qui avaient été brûlés ne tombait pas sous le coup des Décrets de Berlin et de Milan et que, apparemment, les deux capitaines en présence ne s'étaient pas compris d'une façon très claire quand ils avaient conclu que le capitaine français avait déclaré avoir des ordres lui enjoignant de brûler tous les navires allant à, ou venant d'un port ennemi; déclaration verbale, sans doute erronée, tandis que la déclaration écrite ne concernait que les navires allant à, ou venant de Lisbonne à Cadix.

C'était une explication un peu embrouillée. Mais Madison allait droit au but. Une trop grande irritation manifestée contre la France aurait profité à l'Angleterre. Par une dépêche en date du 10 avril 1812, Lord Castlereagh, le nouveau ministre des Affaires Étrangères, fit savoir au cabinet de Washington qu'il était impossible de retirer les ordres en conseil, sous peine de se mettre à la merci de Napoléon. Il n'y avait donc aucune perspective de pouvoir s'entendre. Le comité des Affaires Étrangères, comme mesure défensive et répressive, fut d'avis de mettre l'embargo sur tous les navires qui se trouvaient dans les ports ou devant y jeter l'ancre par la suite. Il était naturellement question d'un embargo limité, ne devant pas dépasser une période de soixante jours et le congrès fut invité à faire passer immédiatement une loi à cet effet.

L'embargo n'était pas la guerre, mais il menait à la guerre.

C'était à la fois une menace et une hésitation, une mesure préliminaire qui proclamait hautement l'intention de faire la guerre mais faisait comprendre en même temps qu'on n'était pas prêt à la faire.

Les États-Unis se trouvaient évidemment à la veille de graves complications.

Ceux qui étaient entraînés par le courant et dont les protestations se perdaient dans les criailleries des partis, se demandaient avec anxiété dans quels dangers inextricables on allait se précipiter. Où étaient les armées? Où étaient les forces navales? Et, surtout, avait-on les ressources financières exigées pour faire face aux impérieuses nécessités? Et encore, cette nouvelle perspective de l'embargo, n'allait-elle pas réveiller les vieilles dissensions et ajouter la menace d'une guerre civile aux charges de la guerre étrangère?

John Randolph se fit l'interprète de ces craintes en s'écriant, en plein Congrès! «...Faire la guerre sans argent, sans soldats, sans flotte! Faire la guerre quand vous n'avez pas le courage, tandis que vos lèvres profèrent le cri de guerre, de lever des taxes de guerre!... Quand tout votre courage se consume à prendre des résolutions! Le peuple ne vous suivra pas!»...

Les partisans de la guerre immédiate assuraient, au contraire, que, dans un délai de soixante jours, tout serait prêt. Pour Johnson, l'opposition faite au gouvernement était une opposition torie qui ne répondait qu'aux intérêts commerciaux des États de l'Est, le long des côtes, où tous les ports allaient être réduits à une inactivité déplorable. Les États de l'Ouest, par contre, se laissaient aller à des entraînements d'une nature plus élevée. Là, les vieux ressentiments contre la domination anglaise se réveillèrent avec vivacité. Calhoum alla jusqu'à prétendre que, quatre semaines après la déclaration de guerre, tout le Haut-Canada et une partie du Bas-Canada redeviendraient la possession des États-Unis. Grundy affirma qu'à partir de ce moment il n'y aurait plus aucune distinction entre fédéralistes et républicains, mais que tous les citoyens américains seraient unis dans ce soulèvement contre l'Angleterre, soulèvement légitime et nécessaire qui serait le couronnement de la guerre de l'indépendance, en donnant aux États-Unis l'indépendance définitive.

Comme toujours, deux partis étaient en présence: le parti de la paix sacrifiait volontiers la dignité du pays aux intérêts du commerce; le parti de la guerre, qui représentait, en somme, la politique nationale, dont l'application et le triomphe pouvaient seuls préparer au pays un avenir de grandeur et de puissance. Les hostilités avec l'Angleterre étaient, en effet, la conséquence logique, quasi inéluctable, des luttes antérieures; de même que la bataille livrée dans les plaines d'Abraham avait abouti à la déclaration de l'indépendance, de même cette déclaration de l'indépendance qui, dans une certaine mesure et en présence de vieilles habitudes, d'intérêts enchevêtrés et de mélanges raciques, donnant toujours le premier pas à l'influence anglaise, n'était souvent qu'une déclaration de principe,—cette déclaration, dis-je, devait devenir une réalité intangible, proclamant définitivement la séparation des deux branches de la race anglo-saxonne dont celle qui avait son centre politique à Londres s'obstinait à considérer celle qui avait le sien à Washington, comme une émanation dévoyée du génie anglais, qu'il convenait de ramener à ses proportions d'origine.

À considérer les choses de cette façon, quels que fussent les torts de Napoléon à l'égard des États-Unis, ces torts ne pouvaient entrer en balance avec les dangers que présentait l'ingérence anglaise, précisément parce qu'elle possédait des points d'appui permanents dans la place, permettant de reprendre un jour subrepticement une domination pas encore assez lointaine pour être oubliée et dont les ordres en conseil et la presse des matelots n'étaient que les prétextes. L'ambition de Napoléon, arrivée à son apogée, ne pouvait apparemment que décroître et la guerre contre lui serait une guerre universelle devant briser son orgueil de domination universelle,—la guerre contre l'Angleterre serait plutôt une guerre localisée, destinée à clore, d'une façon absolue, la querelle toujours pendante entre la mère-patrie et les colonies émancipées.

La note du gouvernement britannique du 10 avril 1812, rappelant que la Grande-Bretagne avait toujours été prête à retirer ses Ordres dès que la France aurait retiré ses Décrets, ne pouvant admettre l'exception spécialement stipulée par Napoléon en faveur des États-Unis, termina la conversation diplomatique entre les deux pays.

Madison n'avait plus qu'à préparer un message invitant à une immédiate déclaration de guerre.

Cependant, Joel Barlow, qui avait habité Paris pendant la période la plus tragique de notre histoire, qui, ayant un tempérament presque français, avait réussi auprès de nous jusqu'à mériter le titre de citoyen, y était revenu en qualité de ministre plénipotentiaire. Dans la capitale, il reprit d'anciennes habitudes qui lui étaient chères. Il aimait la société parisienne et le cadre raffiné dans lequel elle évolue. Il retrouva tout cela: il n'eut qu'à renouer de vieilles relations et à se réinstaller dans la même maison qu'il avait habitée dix-sept ans auparavant.

Pourtant, l'ambiance n'était plus la même. Le vieux républicain comprit bien vite qu'une autorité dynastique pesait maintenant sur la marche des affaires. La mission qu'il était chargé de mener à bien s'affirmait délicate et difficile. Il s'agissait, en somme, de faire justifier la politique du Président Madison, en invitant Napoléon à ne pas demeurer dans l'équivoque, à prendre une attitude franche à l'égard des États-Unis en retirant franchement ses Décrets. C'était toujours la même alternative: les intérêts américains servant d'enjeu à la rivalité franco-anglaise. Maintenant que la guerre était sur le point d'éclater entre les États-Unis et l'Angleterre, il était urgent que la France fît acte de bienveillance sinon d'amitié, sans cela les hostilités contre l'Angleterre risqueraient de n'être pas populaires auprès de la majorité des États du Nord. À y regarder de près, en effet, les vexations exercées par Napoléon en exécution de ses Décrets, équivalaient à celles que la Grande-Bretagne avait infligées au nom de ses ordres en conseil. Joel Barlow devait donc insister pour qu'un pareil état de choses prît fin et pour que des indemnités fussent accordées en réparation des nombreuses saisies de navires et de cargaisons. C'était un gage à faire valoir auprès du Congrès, qui permettrait au gouvernement américain d'établir la grande différence existant entre les deux belligérants.

Barlow, dans sa réception d'audience où il s'aventura à exprimer l'objet de ses revendications commerciales, ne put obtenir de l'Empereur qu'une réponse hautaine et ambiguë. Napoléon consentait bien à favoriser le commerce entre les deux puissances, étant assez grand pour être juste[83], mais il demandait, en échange, que le gouvernement de l'Union défendît sa dignité contre ses ennemis et ceux du continent.

Il était prudent de ne pas publier une telle réponse.

Barlow n'avait pu obtenir des précisions plus exactes. Les ministres de Napoléon se dérobaient. Bassano l'amusait et le flagornait. Il l'irritait aussi. Tandis qu'il s'évertuait à accumuler preuve sur preuve en faveur du retrait des Décrets, une escadrille française était déjà partie de Nantes—8 janvier 1812—chargée de détruire tous les navires neutres sortant d'un port ennemi ou y entrant. Ce qui était plus grave encore, la querelle avec Bernadotte, le nouveau roi de Suède, entraîna Napoléon à prescrire à Davout des mesures aussi hostiles à l'égard des États-Unis que de la Suède. Le Maréchal avait ordre de s'emparer de tous les produits coloniaux qui se trouvaient en Poméranie suédoise, sans en excepter les marchandises américaines. Toutes les demandes d'explications sollicitées par le ministre américain demeuraient sans réponse, à moins qu'il dût considérer comme réponse le rapport publié par Bassano dans le Moniteur du 16 mars 1812. Ce rapport, qui avait les allures d'un message impérial, définissait les droits des neutres. D'après le point de vue français, le pavillon couvrait la marchandise, excepté les armes et les munitions de guerre, et d'un autre côté, il n'y avait de réel que le blocus d'un port investi, assiégé, menacé d'être pris,—aussi, jusqu'à ce que ces principes fussent reconnus par l'Angleterre, les Décrets de Berlin et de Milan devaient être rigoureusement appliqués aux puissances qui laissaient dénationaliser leur pavillon,—les ports du continent européen devaient être fermés aux pavillons dénationalisés aussi bien qu'aux marchandises anglaises.

La perplexité de Joel Barlow devenait d'autant plus grande que le prince régent, par un acte du 21 avril 1812, avait déclaré que, si les Décrets étaient annulés par un acte officiel et public, les ordres en conseil seraient alors immédiatement révoqués. On devine quel trouble devaient jeter dans les résolutions du cabinet de Washington ainsi que dans l'esprit de son représentant à Paris telles déclarations tendancieuses. Barlow écrivit une lettre adressée au gouvernement impérial, dans laquelle il faisait ressortir la nécessité, pour les États-Unis, de posséder la preuve de la révocation des Décrets; entre la déclaration du régent et le rapport de Bassano, il fallait, en effet, chercher une certitude. À la veille d'une guerre avec l'Angleterre, celle-ci se montrait conciliante, tandis que le ministre des Affaires Étrangères de France affirmait hautement, dans un rapport officiel, que le blocus continental, tel que les différents Décrets l'avaient institué, devait être appliqué plus sévèrement que jamais. Madison pouvait évidemment se croire dupé. Il est vrai que, pour calmer l'inquiétude de Barlow, Bassano lui certifia que Napoléon avait signé un Décret, dès le 28 avril 1811, à Saint-Cloud, par lequel il déclarait que les Décrets antérieurs n'avaient plus force de loi, à l'égard des navires américains, depuis le 1er novembre 1810. Il exprima même son étonnement, qu'après une assurance donnée officiellement, on osât encore soulever une pareille question.

Barlow ignorait absolument ce Décret auquel Madison n'avait jamais fait allusion.

N'avait-on pas reçu à Washington une communication aussi importante? Sérurier avait-il négligé de la faire connaître et même d'en accuser réception? On ne sait. On se trouve devant un mystère diplomatique qu'il est impossible d'élucider mais dont les différents éléments répondent, sans doute, aux circonstances officielles que l'on traversait. Il est évident que Napoléon était maintenant entièrement absorbé par l'expédition de Russie. L'Amérique, en tant que facteur politique, ne pouvait sortir de ses préoccupations, mais l'Amérique, en tant que pays neutre, convoyant clandestinement et frauduleusement les produits anglais en Russie, ne pouvait plus être l'objet de sa sympathie. Bassano affirmait donc avec une grande apparence de raison qu'il lui avait été impossible de parler dans son rapport d'une exception faite en faveur d'un pays, quand on ne pouvait que faire deviner le pays contre lequel on s'attendait à combattre. Napoléon ayant de plus en plus à se plaindre des nombreuses infractions faites par la Russie au système continental, en dépit de ses engagements d'y coopérer, c'était évidemment contre la Russie qu'étaient dirigées les menaces formulées dans le rapport en question. La guerre était inévitable; mais il ne fallait pas le proclamer trop haut, tout en s'y préparant avec énergie.

Pourtant, en présence précisément de telles éventualités, Napoléon comprit qu'il devait se montrer plus conciliant à l'égard des États-Unis; il ne pouvait partir en guerre dans le lointain Nord sans donner satisfaction, dans une certaine mesure, aux desiderata si chaudement exprimés par le ministre américain. Il y parut disposé. Mais, dès le 9 mai 1812, il avait déjà quitté Paris pour prendre le commandement de la Grande Armée, à la frontière russe, et les négociations n'avaient plus beaucoup de chance d'aboutir. Bassano avait suivi son maître jusqu'à Wilna, laissant à Dalberg le soin de le suppléer à Paris. Comment traiter à de telles distances? Même la nouvelle que le Congrès venait de déclarer la guerre à l'Angleterre ne pouvait plus modifier les lignes essentielles de la politique impériale. En Allemand un peu simpliste, le brave Dalberg, en tête à tête avec Barlow, estimait qu'il faisait un triste métier[84]. L'Américain se plaignait avec amertume des inconséquences de la situation, si contraire aux assurances données. Mais, pour arriver à une solution, il fallait aller plus haut que Bassano, jusqu'à Napoléon. Et Napoléon était loin.

Le 7 septembre, L'Empereur avait livré la bataille de Borodino et, le 15, il était entré à Moscou. Barlow, ballotté d'une façon pénible, entre les insistances de son gouvernement qui voulait des indemnités ou la guerre, et les atermoiements de Dalberg, finit par se rendre à l'invitation de Bassano, lui conseillant de venir jusqu'à Wilna.

Le courageux diplomate se mit en route, malgré l'hiver de sa vie et l'hiver de l'année qui approchaient. Mais à mesure qu'il s'avançait vers le Nord, le pressentiment d'une catastrophe l'envahit. Le long des routes qu'il parcourut, la guerre avait tout dévasté. Quand il arriva à Wilna, le 18 novembre, la confusion était à son comble. La déroute et la défaite faisaient entendre leurs sinistres menaces. Et la tragique aventure où allait sombrer le génie de Napoléon était encore plus terrible que ce que l'on pouvait redouter. La Bérésina! On sait les prodiges d'héroïsme qui s'anéantirent dans ce passage fatal; ce n'est pas la place de les raconter ici. Napoléon dut abandonner son armée. Le 5 décembre, à minuit, il partit pour Paris après avoir prévenu, par courrier, Bassano qui donna congé à ses hôtes de Wilna, où ils risquaient de n'être plus en sûreté. Comme tous ceux qui étaient accourus, Barlow dut fuir. Il partit pour Paris un jour avant Napoléon; mais Napoléon le rattrapa et le dépassa en route. Course vertigineuse vers l'abîme. Barlow allait à la mort. Le froid était intense et voyageant jour et nuit, sans trêve, il traversa Varsovie et atteignit le village de Zarnovitch, près de Cracovie, où il fut obligé de s'arrêter. La fatigue et une bronchite aiguë eurent raison de l'opiniâtreté et de l'énergie de cet homme. Il mourut isolé, dans la hâte d'un retour précipité, loin de sa patrie, loin même de sa patrie d'adoption, dans un désert de Pologne, le 24 décembre 1812.

Avec lui, prirent fin les pourparlers diplomatiques,—expression de la politique de Madison. Cette politique recevait un rude coup, profitable sans doute à toute l'opposition. Tandis que la France se trouvait en mauvaise posture devant la Russie, l'Amérique se trouvait maintenant seule devant l'Angleterre.

Cependant, il ne faut pas condamner à priori l'administration de Madison qui, accusé souvent faussement de n'être qu'un instrument aux mains de Napoléon, risquait d'être emporté lui-même dans la ruine de ce dernier. Mais qui aurait pu prévoir cette ruine? Napoléon victorieux en Russie, comme tout le faisait supposer, l'Angleterre atteinte indirectement par cette victoire, aurait certainement répondu avec plus d'empressement aux réclamations des États-Unis. On peut donc dire que le moment avait été bien choisi de résister à l'Angleterre puisqu'il coïncidait avec celui où la France inaugurait son grand effort dirigé contre la Russie.

Mais l'homme propose et Dieu dispose,—si l'on peut définir de la sorte l'enchaînement des causes aux effets—et le calcul de Madison et du parti républicain était bouleversé par les événements. La France ne pouvait plus être d'aucun secours aux États-Unis et les États-Unis n'avaient plus qu'à compter sur leurs propres ressources à opposer au danger d'avoir provoqué l'Angleterre.

Mais, là aussi, les temps étaient troublés.

Au début de l'année 1812, les tories les plus belliqueux ne pouvaient se dissimuler que, si Napoléon réussissait dans son expédition contre la Russie, comme il avait, jusqu'à présent, réussi partout où s'était fait sentir le poids de son épée, il lui suffirait de l'alliance américaine pour ruiner de fond en comble le commerce et les finances de la Grande-Bretagne. C'était bien l'opinion de Madison. Aussi y avait-il un parti dans les communes qui aurait voulu la réconciliation avec l'Amérique,—l'Amérique qui, malgré tout, était, pour la Grande-Bretagne, une source de telles richesses commerciales qu'il serait malhabile d'en provoquer la perte ou simplement l'appauvrissement. Castlereagh avait succédé à Wellesley et, au sein même du gouvernement, des voix se faisaient entendre en faveur de la suppression des ordres en conseil. Comme Napoléon, on avait tourné les inconvénients résultant de ces ordres, par des licences accordées dans certaines conditions, sans lesquelles, le commerce eut été complètement paralysé. C'était officieusement saper un système que l'on défendait officiellement. On trichait, en somme, ainsi que l'on trichait en France où, pour esquiver les obligations imposées par les Décrets, les commerçants étaient parfois forcés d'accepter des compromissions peu honorables. Canning lui-même, qui avait si longtemps défendu l'opportunité des ordres en conseil, s'y montra soudain opposé, ainsi qu'au système des licences, surtout en ce qui concernait l'Amérique. L'opinion générale n'était pas favorable. C'est alors que le 21 avril 1812, le prince régent fit connaître la déclaration à laquelle nous avons fait allusion plus haut, aux termes de laquelle, si le gouvernement français supprimait les Décrets de Berlin et de Milan, par un acte officiel, les ordres en conseil, y compris celui du 7 janvier 1807, seraient immédiatement révoqués. À ce moment, la guerre aurait encore pu être évitée. Mais, depuis le départ de Pinckney, les États-Unis n'avaient plus de ministre à Londres et Jonathan Russel, simple chargé d'affaires, était tenu à l'écart des discussions.

Dans le Parlement, la lutte était âpre. Brougham se faisant l'interprète de tous ceux qui se prétendaient lésés par les ordres en conseil, tendait à prouver que, si l'on persistait dans ce système, le marché anglais allait être réduit à rien. Une pareille prophétie était la condamnation de la politique de Perceval. Cette politique allait avoir à subir une attaque énergique dirigée contre la personne de son représentant, lorsque le 11 mai, au moment d'entrer dans la Chambre, le premier ministre reçut un coup de pistolet en pleine poitrine. Il tomba et tomba en même temps la politique qu'il défendait. Quoi qu'il fût, en réalité, la victime d'un fou prétendant venger une affaire personnelle, il put passer, un instant, pour la victime des circonstances tragiques que traversait l'Angleterre. Mais sa disparition, en ouvrant une crise ministérielle, ne pouvait arrêter la marche fatale des événements. Pour activer l'issue des négociations, Jonathan Russel fit connaître à Castlereagh le Décret de Napoléon révoquant les décrets de Berlin et de Milan; mais ce décret n'avait pas un caractère officiel, c'était comme un acte dont on ne voulait pas avouer la portée, dont la date même était indécise. Cependant la publicité donnée à ce document pouvait avoir une grande répercussion sur l'opinion publique, au moment où le Congrès américain proclamait de nouveau l'embargo comme préliminaire de la guerre, au moment, enfin, où la révélation des menées corruptrices de John Henry mettait le cabinet de Londres en mauvaise posture. Ces faits, habilement exploités, devinrent autant d'arguments à l'appui de la thèse de Brougham qui demanda le retrait des ordres. Ils furent révoqués dans la séance du 16 juin 1812, sans résistance de la part du gouvernement.

C'était un triomphe pour l'Amérique. La menace d'une guerre, qui planait, avait rendu l'Angleterre hésitante, se cherchant dans la pénurie des hommes et des ressources. En Amérique, au contraire, l'attitude belliqueuse du gouvernement trouvait des échos jusque dans les couches les plus profondes du peuple, tandis que l'Angleterre gardait un silence qui prouvait que la guerre en perspective n'était pas populaire. La presse partageait ce sentiment. Le Times du 18 juin jugeait comme suit une série de mesures qui, depuis sept ans, étaient le fond de la politique anglaise: «On est très surpris», disait ce journal interprète de la majorité de l'opinion publique, «que de tels actes aient jamais pu recevoir la sanction du ministère quand on fit si peu pour les défendre».

Mais il était trop tard et le sort était jeté!

Les ordres en conseil furent révoqués le 17 juin 1812 à Westminster: la guerre fut déclarée à Washington le 18 juin 1812.

CHAPITRE XII
LES PRINCIPALES PHASES DE LA SECONDE GUERRE
DE L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE.

Les États-Unis ont contribué à déclencher la guerre entre la France et la Russie. — Ils s'apprêtent à régler un dernier compte avec l'Angleterre. — État précaire de l'armée de l'Union. — La campagne commence sur la frontière du Canada. — Opérations navales. — La politique anglaise influencée par les désastres de Russie. — La mission de Gallatin et de Bayard. — Embargo voté et révoqué. — Opinions de Calhoum et de Daniel Webster. — Le rôle de Sérurier. — Répercussion des batailles de Bautzen, Lutzen et Leipzig. — Contre-coup de la défaite de Napoléon aux États-Unis. — Continuation des hostilités. — Ross entre à Washington. — Sérurier décrit à Talleyrand le sac de la ville. — Le général Jackson bat les Anglais à la Nouvelle-Orléans.

Tandis que Napoléon passait le Niémen, s'arrêtait à Wilna et, par Smolensk et Borodino, prenait la route de Moscou, Madison s'efforçait de mettre les moyens d'action, en vue de la guerre, à la hauteur des conceptions politiques dont il s'honorait d'être le représentant. Le sang coula donc encore aux frontières orientales de l'Europe comme dans les étendues septentrionales de l'Amérique. À tant de mille de distance, les hostilités devaient commencer presque à la même date: au printemps de 1812.

Ces deux actions si lointaines et si différentes, à première vue, ont cependant des points de contact et sont solidaires.

L'Amérique, en suivant l'évolution qui devait la mener à la constitution de sa nationalité, ne pouvait, au début du XIXe siècle, s'affranchir des influences qui, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l'avaient mise aux prises avec la France et l'Angleterre. Entre les ambitions colonisatrices, les tentatives de domination tour à tour essayée et réalisée par ces deux nations, s'était glissée et avait grandi, petit à petit, la nation qui, avec les apports de tant d'autres nations, prit définitivement possession d'une partie de l'Amérique du Nord. Les étapes de cette marche en avant se réglèrent d'après les étapes suivies par cette longue succession de guerres qui, malgré les interruptions, peuvent être considérées comme une seconde guerre de Cent ans entre la France et l'Angleterre. À mesure que cette guerre s'approche de sa fin, les États-Unis s'approchent aussi de la réalisation de leur destin. La dernière étape fut celle pendant laquelle Napoléon chercha, par sa puissance continentale, à annihiler la puissance maritime de la Grande-Bretagne. Nous avons vu par quelles vicissitudes passèrent les États-Unis dans cette querelle faite à coups de Décrets et d'Ordres en conseil, mettant le commerce des neutres à une rude épreuve.

Malgré les critiques de l'opposition, le cabinet de Washington avait agi avec une certaine habileté et dans la conscience de son droit. À l'heure où nous sommes arrivés et en dépit des difficultés à surmonter, il allait récolter le prix de sa politique. Soit hasard, soit calcul, la France et l'Angleterre, sans s'être encore porté le coup décisif, virent leur situation modifiée de fond en comble. Napoléon perdu dans les vastes plaines de la Russie, l'Angleterre pouvait respirer et les États-Unis pouvaient agir. Les Décrets de Berlin et de Milan n'étaient plus strictement appliqués et les Ordres en conseil étaient supprimés. Les États-Unis considérèrent la guerre avec l'Angleterre comme l'acte nécessaire de la délivrance définitive,—Napoléon la considéra comme une diversion heureuse diminuant d'autant les ressources de son ennemie.

De plus, en s'enfonçant dans les steppes glacés de la Russie, Napoléon libérait l'Amérique de son contrôle direct et lui permettait, en même temps, de régler un dernier compte avec l'Angleterre,—toutes possibilités à la réalisation desquelles les États-Unis avaient contribué en solidarisant les intérêts de leur commerce avec ceux du peuple russe. Leur volonté bien arrêtée de sauvegarder leurs droits, en détachant, d'une part, Alexandre de Napoléon, les poussait, d'autre part, à marcher contre les Anglais. L'Amérique suscitait, de la sorte, à l'Empereur un nouvel adversaire et s'apprêtait, en même temps, à combattre le classique ennemi de l'Empereur.

Situation un peu déconcertante et embrouillée, mais qui était la conséquence des différentes phases que nous venons de résumer.

Cependant, les Américains, si forts de leurs droits, étaient moins forts dans la préparation d'une guerre qui les ferait respecter. Ils se retrouvaient en face de la Grande-Bretagne à peu près dans les mêmes conditions qu'au siècle précédent. La même stratégie et les mêmes difficultés allaient se présenter: le Canada était toujours l'objectif principal des premières opérations et il fallait, toujours, comme au siècle précédent, se prémunir contre les attaques et les menées des tribus indiennes.

En réalité, rien n'était prêt. On manquait de soldats et surtout d'officiers. L'activité déployée par Madison dans cette circonstance, si louable fut-elle, ne put faire l'impossible. Les généraux qu'on nomma aux divers commandements avaient presque tous joué un rôle dans la guerre d'indépendance, mais avaient, depuis, perdu tout contact avec l'armée: Dearborn, Thomas Pinckney, Wilkinson, Bloomfield, Winchester et William Hull, tous hommes qui, après avoir accompli leurs obligations militaires, s'étaient assoupis dans les compromissions politiques. On pouvait donc dire avec Scott[85] que, pour un esprit bien averti, l'armée ne présentait pas un aspect très rassurant.

Beaucoup d'officiers âgés avaient repris, en temps de paix, leurs habitudes de paresse et d'intempérance et il était impossible de savoir si une armée de volontaires n'aurait pas été supérieure à cette armée régulière de réguliers sortis de la régularité.

De plus, les côtes n'étaient pas en état de défense, les lacs n'étaient pas surveillés et les Indiens des territoires Nord-Ouest, déjà sous les armes, n'attendaient qu'un signal du gouverneur général du Canada pour se mettre en campagne.

Dans le Sud, la situation n'était pas meilleure; il y était facile à l'ennemi de repousser les garnisons américaines de la Nouvelle-Orléans ou de Mobile. La distance était grande entre la théorie et l'exécution. En paroles, l'enthousiasme guerrier se manifestait assez généralement. La difficulté commençait quand il fallait agir et le système des milices se montra défectueux, car les soldats qui les composaient refusaient souvent de servir au-delà des frontières de leurs États respectifs et prétendaient combattre d'après leurs vues personnelles, sans se soumettre aux ordres d'un commandement supérieur et unique.

Sur l'insistance du général Hull, il fut décidé qu'on se rassemblerait à Détroit, point fortifié d'où il serait possible de protéger la frontière et même d'occuper les territoires encore mal définis du Haut-Canada. Des ordres furent donnés pour envahir cette partie du pays et prendre immédiatement possession de Malden. On s'empara d'abord de Sandwich, en face de Détroit. Une proclamation promit aux habitants la liberté, en échange de l'oppression sous laquelle la domination anglaise les pliait. Cette proclamation provoqua des désertions dans le camp anglais, en faveur des Américains. Mais, pour empêcher la concentration de l'ennemi du côté de Détroit et de Malden, une diversion du côté de Niagara était nécessaire.

Dans ces guerres, si l'objectif était grand, les effectifs militaires étaient peu nombreux, surtout si on les compare aux armées nationales composées de tous les citoyens valides, que nous avons vues, depuis, manœuvrer sur les champs de bataille de l'Europe. Mais tout est relatif et le destin de l'Union allait se jouer avec des contingents qui, de part et d'autre, ne dépassaient pas quelques milliers d'hommes.

Les Anglais n'avaient pas une grande supériorité numérique à opposer aux Américains, dans cette partie du Haut-Canada où les hostilités commencèrent. Mais leur bonne fortune consistait à avoir à la tête de leurs troupes le général Isaak Brock, de Guernesey, encore dans la force de l'âge et, dans la force du terme, un soldat. Brock, cependant, se trouvait en présence de grandes difficultés. La proclamation de Hull, comme nous l'avons vu, avait produit un si grand effet sur les esprits, que la milice de Norfolk refusa de marcher. C'était un des nombreux indices faisant ressortir, en dépit de nombreux obstacles, la popularité de la cause américaine. Même les Indiens des fameuses six nations, se rappelant le rôle prudent et perfide qu'elles avaient toujours joué dans les démêlés qui mettaient aux prises les représentants des races blanches, leurs dominatrices détestées, se recueillaient, avant de prendre parti pour les uns ou pour les autres.

Pendant que le général Dearborn perdait un temps précieux à Albany où il avait porté son quartier général, Brock passa du lac Ontario au lac Érié et obligea le général Hull à évacuer Sandwich pour se retirer à Détroit. Quoique Hull eût pu supporter un siège en règle, il résolut de se rendre. La crainte des Indiens qui devenaient menaçants, l'audace des Anglais et, il faut le dire aussi, l'état d'esprit indiscipliné de ses officiers et de son petit corps d'armée, lui firent prendre un parti qui entacha son honneur militaire et entama la frontière Nord-Ouest des États-Unis d'une façon dangereuse. Il fut accusé de trahison et d'incapacité par le parti pacifiste lui-même, à la tête duquel Jefferson avait été si longtemps et qui était, plus que les généraux, responsable du mauvais état de la défense nationale.

Du côté du Niagara, la campagne ne semblait pas devoir être plus heureuse. Il est vrai que Brock fut tué dans une des premières rencontres, mais Van Ruesselaer dut se rendre ainsi que Hull, quoique sa reddition, tout en occasionnant des pertes sérieuses en morts et en prisonniers, n'entraîna pas une diminution de territoire. Smyth qui lui succéda échoua aussi dans sa tentative de passer le Niagara. Le Canada demeurait donc intact.

Sur mer, il y eut des rencontres sans résultat définitif, avec des hauts et des bas, d'où les marines anglaise et américaine purent réciproquement tirer des raisons en faveur de leur supériorité. Cette supériorité s'affirma, un instant, du côté des Américains, lorsque Hull, commandant le vaisseau Constitution, vint à bout du vaisseau anglais Guerrière commandé par Darces, lequel, en vue de Boston, fut défait et emmené prisonnier avec son équipage. Ce Hull était le neveu du général qui avait capitulé à Détroit. Cette victoire releva le renom de la famille et la renommée de la marine américaine, en passe de pouvoir se mesurer héroïquement avec la marine anglaise. Rien ne pouvait d'ailleurs exercer une influence plus satisfaisante sur les relations entre les différents partis et contribuer davantage à créer une commune solidarité de patriotisme. La victoire remportée par Hull avait, en effet, été facilitée par l'attitude de la Nouvelle-Angleterre où les fédéralistes formaient la majorité, elle avait été préparée grâce aux matériaux et aux hommes fournis par ces mêmes fédéralistes qui avaient si souvent défendu l'Angleterre contre les Démocrates et les Républicains. Pour la première fois, ils communièrent tous dans le plaisir d'une action d'éclat remportée sur l'ennemi commun. Et cette brillante performance fut pour la génération nouvelle un stimulant utile: les esprits, jusqu'à présent, uniquement adonnés aux profits du négoce, s'éprirent de gloire militaire, toutes proportions gardées d'ailleurs.

Sur une population d'un peu plus de sept millions, à peine dix mille hommes étaient soldats. C'était insuffisant. Dans son ensemble, la guerre ne causait pas un grand trouble au commerce habitué, et pour cause, aux embargos, confiscations et blocus. Jusqu'à présent, contrairement à ce qui s'était passé en Europe depuis tant d'années, aucune ville américaine n'avait encore connu les horreurs d'une invasion, les fermiers ne craignaient pas de voir leurs propriétés saccagées et le territoire de l'Union était assez vaste pour que, à l'exception des pays côtiers et du petit point exposé de Niagara, la vie pût y continuer, sans dommages, ses coutumières transactions. Dans ces conditions, la majorité des citoyens considérait la guerre plutôt comme un sport, tandis que ceux qui se rendaient réellement compte de la gravité de la situation, accusaient les généraux d'impéritie et d'incapacité après la bataille de Détroit. Il y eut des remaniements ministériels. Par un jeu de bascule qui se produit toujours dans des circonstances semblables, le Congrès avait perdu sa force d'opposition et le pouvoir exécutif avait gagné en autorité. Madison fut écouté, pour la première fois, par des représentants ayant mis une sourdine à la violence de leurs revendications. Avec lui, tout le parti républicain reconnut la nécessité de lever une armée régulière, largement rétribuée, ainsi qu'une flotte à la hauteur de celle qui se qualifiait maîtresse des mers. Il fallait, en même temps, se résoudre à augmenter la dette nationale dans de grandes proportions et ne pas reculer devant une guerre de conquête qui, toute proportion gardée, ressemblerait aux guerres que menait Napoléon en Europe, ainsi que pouvaient ironiquement le proclamer ceux qui accusaient Madison d'avoir toujours été un instrument entre les mains de l'Empereur.

La contradiction était, en effet piquante: le Président qui avait inauguré sa carrière présidentielle à un moment où, dans un entraînement pacifique, on avait, pour ainsi dire, aboli l'armée et la marine, à la fin de sa carrière, se voyait soutenu par une armée de près de soixante mille hommes et entouré par un nombreux état-major de généraux et d'officiers dont l'allure martiale contrastait avec sa simplicité bourgeoise.

D'ailleurs, même après les premières rencontres qui avaient diversement illustré les deux Hull, on espérait encore, en Angleterre, arrêter les progrès de la guerre, en facilitant la possibilité d'un armistice. Il y eut des remous d'opinion. La certitude, dans laquelle se trouvaient les hommes bien avertis de ne pouvoir enrayer la guerre avec les États-Unis, se précisait au moment même où l'espérance de vaincre devenait de jour en jour moins certaine. Tout contribuait à atteindre et à troubler la confiance publique.

En Espagne, Wellington qui, après la bataille de Salamanque, avait occupé Madrid, ne put s'y tenir et dut de nouveau évacuer cette capitale, en accentuant sa retraite vers le Portugal. Cet échec sans importance coïncidait avec la victoire sans lendemain de Napoléon qui, en septembre, était entré à Moscou. Tout faisait encore supposer que la Russie serait vaincue et que l'Angleterre, absorbée par l'Amérique, ne pourrait lui être d'un grand secours. Dans ces circonstances, la capture de la Guerrière fut cruellement ressentie et le Times, interprète du sentiment unanime, proclama que, jusqu'à présent, on ne pouvait trouver, dans l'histoire, l'exemple d'une frégate anglaise se rendant à une frégate américaine. De pareils jugements, exprimés officiellement et qui correspondaient à l'explosion de joie ressentie aux États-Unis, ne faisaient que creuser l'abîme qui désormais séparait les deux pays. Et que les Américains eussent précisément choisi, pour frapper l'Angleterre, le moment où son existence politique et économique était le plus exposée, constituait la preuve évidente que Madison agissait d'après les ordres de Napoléon. Ainsi s'écrivait l'histoire et il devenait nécessaire de mener la guerre jusqu'au bout.

Le patriotisme anglais surexcité voulait maintenant faire cette guerre implacable et sans merci. Ce sentiment se développa à mesure que se répandirent les nouvelles de Russie: la retraite de la Grande-Armée française, harcelée à travers d'immenses espaces par l'armée et l'hiver russes. La satisfaction de ce retour inespéré de la fortune rendit alors léger aux Anglais l'effort à opposer aux Américains. Le parti de la paix au Parlement ne souleva plus aucune protestation. L'opposition n'accusa pas les Ministres d'avoir déchaîné une guerre avec les États-Unis,—elle les accusa de ne l'avoir pas mieux préparée, d'avoir ignoré que le gouvernement américain était infecté par une haine mortelle contre l'Angleterre, à laquelle répondait une affection également mortelle à l'égard de la France.

Cependant les hostilités anglo-américaines devaient se traîner en longueur. L'intérêt primordial qu'elles avaient un instant présenté pour le cabinet de Saint-James tombait au second plan; plus importants, d'une actualité plus proche, étaient les événements qui se préparaient en Europe et auxquels l'Angleterre, sous peine de déchoir, devait prêter l'attention la plus passionnée. Avant d'entrer dans le détail des opérations militaires qui, pendant trois ans, se déroulèrent aux États-Unis, il convient de jeter un coup d'œil sur les brusques changements survenus en Europe et qui modifièrent la situation respective des belligérants, dans les deux mondes.

Résolu à rassembler une seconde armée de cinq cent mille hommes, en remplacement de celle qui s'était dispersée en Russie, Napoléon, après avoir laissé le commandement à Murat, était revenu à Paris, le 18 décembre 1812. La Prusse, frissonnante d'espoir, s'apprêtait à secouer le joug. Les Anglais comprirent que l'issue des complications américaines dépendait, dans une certaine mesure, de l'issue des complications allemandes.

Si nous remontons un peu le cours des événements, nous pouvons nous rendre compte qu'au début de l'expédition de Russie, alors que tout faisait encore présager la victoire de Napoléon, la situation du Ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, était assez délicate. Son gouvernement, en déclarant la guerre à l'Angleterre, était devenu virtuellement l'allié de la France, au point de vue militaire, au moment même où la Russie avait tout intérêt à lier partie avec l'Angleterre contre la France.

Quelle conclusion tirer de ces faits?

Si Napoléon battait les Russes et marchait sur Saint-Pétersbourg, le ministre américain ne pouvait plus être persona grata auprès du Tzar; si Napoléon était battu, ce même ministre ne pouvait pas s'attendre non plus à beaucoup de considération de la part de la cour de Russie, désormais acquise à l'influence anglaise.

Dans les deux cas, il eût été politique d'éviter la continuation de la guerre entre l'Angleterre et l'Amérique, et le Tzar conçut l'idée d'offrir sa médiation. Quand cette offre fut connue à Washington par l'intermédiaire du Ministre russe Daschkoff, le gouvernement était en pleine lutte pour la désignation des titulaires de certains portefeuilles et la nomination des généraux commandants en chef. Armstrong, nommé ministre de la guerre, se trouva en compétition avec Monroe qui se croyait désigné pour un commandement militaire. À cette occasion, Sérurier le jugea avec une condescendance un peu sévère quand il lui accorde, de haut, un brevet de satisfaction en ces termes[86].

«On parle beaucoup de M. Monroe pour le commandement de l'armée... ce n'est pas un homme brillant et personne ne s'attend à trouver en lui un grand capitaine; mais il a servi pendant la guerre d'indépendance avec beaucoup de bravoure sous les ordres et aux côtés de Washington. C'est un homme de beaucoup de bon sens, de l'humeur la plus austère, du plus pur patriotisme et d'une intégrité universellement reconnue. Il est aimé et respecté de tous les partis et l'on croit qu'il gagnera bientôt les cours de tous ses officiers et soldats.....»

Cependant, ce grand citoyen ne put s'entendre avec Armstrong. Gallatin lui-même, qui avait déjà rendu tant de services au pays, fut mis de côté. On lui trouva une compensation en le nommant membre de la mission envoyée auprès du Tzar pour discuter les conditions de sa médiation,—mission d'ailleurs bien délicate, non seulement à cause des concessions qu'il s'agissait de réclamer, mais surtout à cause du changement qui venait de s'opérer dans les affaires d'Europe et rendait, pour le moment, l'Angleterre assez indifférente aux manœuvres des États-Unis. Cette indifférence ne pouvait être que relative et temporaire.

Toutes les opérations militaires qui, au cours de l'année 1813, devaient se dérouler dans les étendues encore sauvages de l'Amérique du Nord, avec des armées relativement restreintes, des généraux peu expérimentés et des soldats mal entraînés, plus mal équipés encore, constituent un contraste pittoresque et instructif avec l'action gigantesque qui se jouait parallèlement en Europe, avec des masses d'hommes considérables, pour l'époque, et avec toutes les ressources d'une administration supérieurement organisée. Malgré les distances, malgré les divergences de vues, malgré la différence des moyens d'action employés, ces guerres, comme nous l'avons vu, ont entre elles des rapports profonds, des causes rapprochées, des intérêts mais aussi des dangers communs. C'est sous ces points de vue qu'il convient uniquement de les envisager ici.

Quand les envoyés américains arrivèrent à Saint-Pétersbourg, en juillet 1813, les événements s'étaient précipités et la situation se présentait sous des aspects nouveaux. Les graves préoccupations qui avaient absorbé Alexandre, la lourde responsabilité qui pesait maintenant sur lui, rejetaient bien loin dans ses pensées son projet de médiation avec les États-Unis.

On se rappelle qu'en décembre de l'année précédente Napoléon, repoussé en Russie après le passage de la Bérésina, avait quitté l'armée pour se rendre en secret à Paris, sans avoir pu recevoir le courageux ambassadeur Joel Barlow, lequel paya de sa vie son obstination consciencieuse à venir solliciter une audience diplomatique jusque dans les neiges de la Lithuanie. Le Tzar ne put empêcher son redoutable adversaire de reconstituer une nouvelle armée aussi puissante que celle qui s'était disloquée depuis la Moskowa jusqu'au Niémen, mais il essaya et il réussit à enflammer le souffle un peu patriotique, un peu révolutionnaire, mais surtout militaire qui, en Allemagne, n'attendait qu'une étincelle pour devenir incendie. Malgré la réunion des forces russes et prussiennes qui n'étaient plus une quantité négligeable comme nombre et comme bravoure, Napoléon fut encore vainqueur dans les sanglantes batailles de Lutzen et de Bautzen.

La politique habile de l'Autriche, dirigée par M. de Metternich, intervint à ce moment et facilita l'acceptation d'un armistice qui fut peut-être plus utile à Napoléon qu'aux souverains alliés. Précisément à la date où cet armistice allait expirer, Gallatin et Bayard étaient arrivés à Saint-Pétersbourg et le Tzar qui, à Gitschin, attendait avec anxiété le résultat de la médiation autrichienne, considérait la médiation proposée par lui à Madison comme très secondaire.

D'un autre côté, l'Angleterre montrait peu d'empressement à voir la Russie se mêler de ses conflits avec les États-Unis. C'était presque encore, pour elle, une affaire de famille qu'elle entendait régler sans l'intervention d'autrui. Castlereagh fit comprendre à Alexandre qu'il serait disposé à négocier directement et séparément avec le cabinet de Washington et il fit savoir à Gallatin, par l'intermédiaire d'Alexandre Baring que, si les instructions données aux commissaires américains les obligeaient à soulever la question de la presse des Matelots, toute négociation serait inutile. Dans ces conditions, le succès de la médiation dépendait des succès de Napoléon.

Avant de prendre un parti pour ou contre les Américains, l'Empereur Alexandre attendait aussi l'issue de la lutte gigantesque. Il remit l'affaire aux soins de Romanzoff, le représentant de la politique française qui cherchait à faire aboutir la médiation et, en même temps, à la sollicitude de Nesselrode qui penchait pour l'Angleterre. Telles influences contradictoires retardèrent toute solution expéditive. Il était écrit que les événements qui se passaient en Amérique seraient comme obscurcis par les événements qui se préparaient en Europe. Napoléon à la veille d'être vaincu! Qu'importait le reste aux nations coalisées contre lui,—qu'importait surtout cette guerre suscitée par les Américains? Les Anglais avaient à résoudre des problèmes plus proches et plus compliqués.

Pendant quelque temps, les batailles de Vittoria et de Leipzig noyèrent, dans l'éclat de leur retentissement, les rencontres sanglantes qui avaient eu lieu, avec des alternatives plus ou moins brillantes, dans le pays des grands lacs ou dans les contrées arrosées par les eaux du grand fleuve Mississipi. L'action diplomatique se ralentissant nécessairement, l'opinion anglaise à l'égard de l'Amérique ne se manifestait plus que par les journaux. On y trouvait, couramment exprimée, l'exaspération d'avoir subi des échecs sur mer; on ne pouvait oublier l'aventure de la Guerrière et d'autres navires anglais obligés de se rendre ou de reculer devant les navires américains. Le Courrier, feuille semi-officielle et qui passait pour soutenir la politique du cabinet, parla avec ostentation contre les velléités de paix et, rejetant toute la responsabilité des hostilités sur l'Amérique, proclama l'impossibilité de traiter avant que les canons anglais aient répandu la terreur sur les côtes américaines. Ce journal, dans son exaspération assez naïve, alla jusqu'à accuser les Américains de n'être plus des Anglais,—dans ce grief faisant revivre les causes profondes de désaffection, en imprimant ces lignes de mépris et de colère:

«Ils n'ont rien ajouté à la littérature, rien à aucune science!.. Ils n'ont produit aucun bon poète, aucun historien célèbre!.. Leurs hommes d'État sont d'une espèce hybride,—moitié métaphysiciens, moitié politiciens, ayant tout le sang-froid des uns et toute la roublardise des autres. Aussi ne voyons-nous rien de grand dans leurs conceptions[87]...»

Mais, en ce moment, il ne s'agissait ni de littérature, ni de conceptions métaphysiques: il s'agissait de savoir si les Américains étaient de taille à soutenir la lutte contre l'Angleterre, à coups de fusil et à coups de canons. Les Anglais auraient volontiers attribué les victoires navales remportées par les Américains, à l'habileté et au courage des marins anglais—ou de ceux qu'ils s'obstinaient à considérer comme tels—dont ils cherchaient précisément à supprimer la collaboration par leur ténacité à pratiquer la presse des matelots qui, dans les deux camps, parlaient la même langue. Sur ces entrefaites, la nouvelle de la victoire de Perry, sur le lac Érié, arriva à Londres en même temps que la nouvelle de la défaite de Napoléon à Leipzig. Dans ces deux événements, il y avait de quoi réjouir et de quoi vexer les Anglais. Le contentement l'emporta naturellement sur le dépit. La joie de savoir l'Empereur français en retraite sur le Rhin fit accepter sans trop de récrimination la défaite d'une flotte anglaise dans des eaux américaines. Et encore, cette flotte ne fut considérée que comme une flotille, ne faisant pas partie de la marine britannique, n'étant qu'une force locale, d'une espèce plutôt marchande que militaire, affirmait-on, pour diminuer l'importance de l'action.

Quand on apprit que les Américains s'étaient emparés de Malden, avaient réoccupé Détroit et dispersé l'armée de Proctor sur la Tamise, le ton hautain de la presse mit une sourdine à ses déclarations haineuses. Elle fit preuve, tout à coup, d'une certaine impartialité à l'égard de ce qui se passait aux États-Unis, affectant de croire que les événements d'Europe auraient une influence décisive sur le cabinet de Washington, en le détachant de Bonaparte. Dans ces conditions, Gallatin et Bayard pouvaient être reçus à Londres, avec l'espoir d'entamer les pourparlers en vue de la paix. Castlereagh y était enclin, quoique, en dehors du gouvernement et de la presse officielle, l'opinion publique fût toujours très hostile. Pour bien des gens, la fortune déclinante de Napoléon devait entraîner, dans sa chute, la fortune naissante de l'Union Américaine. Les plus passionnés comprenaient Madison dans leur haine contre Napoléon,—les considérant tous deux comme un couple détesté, dont la disparition de la scène du monde pouvait, seule, permettre de réaliser une paix durable et honorable.

Aux États-Unis, ces façons de voir avaient naturellement une répercussion profonde sur la situation des partis en présence. Les fédéralistes du Massachusetts revenaient à leurs anciennes sympathies. Les succès remportés par les Russes et, par conséquent, par les Anglais, mirent, un instant, en discussion l'idée de ne plus faire participer cet État à la guerre et de préconiser une paix séparée avec l'Angleterre. Cette idée semblait avoir été inspirée par la proposition faite au Congrès, par Madison, d'imposer un nouvel embargo. Les États de l'Est en auraient été le plus gravement atteints, comme ils l'avaient toujours été par une semblable décision, car c'était avec eux que les Anglais faisaient le plus de commerce et tout commerce devant cesser avec l'ennemi, la Nouvelle-Angleterre ne pouvait être autorisée à vendre ou à acheter, aussi longtemps que le reste du pays en était empêché.

Dans son message du 9 décembre 1813, Madison fit ressortir les inconvénients résultant de la non-exécution de cette mesure. Pour lui, c'était simplement prolonger la durée de la guerre. En effet, non-seulement des objets de première nécessité arrivaient, de la sorte, aux ports anglais, aux armées anglaises au loin, mais les armées qui menaçaient directement les États-Unis, qui se trouvaient en face des armées américaines, pouvaient tirer des ports américains des ravitaillements qu'il eut été impossible de faire venir d'ailleurs. Même les navires et les troupes qui venaient insulter les côtes et remontaient l'embouchure des fleuves se voyaient ainsi soutenus et entretenus. Partout, si l'on n'y mettait bon ordre, on arrivait à ce résultat déconcertant: l'armée anglaise du Canada secourue par ceux-là même qui devaient la combattre.

Quelque logiques et justes que fussent les raisons qui inspiraient Madison en faveur d'un embargo, le moment était mal choisi pour le faire accepter. Il était trop tard de recommencer un essai qui avait si mal réussi à Jefferson. On savait d'ailleurs que la Russie, la Prusse, le Danemark, la Suède et la Norvège, l'Espagne et l'Amérique du Sud, étaient déjà accessibles au commerce anglais et que la marche fatale des événements n'allait peut-être pas pour longtemps empêcher Napoléon de lui fermer le commerce avec la France. Le résultat serait donc minime si l'Angleterre se trouvait simplement exclue des ports de Boston et de Salem.

Cet embargo qui fut voté et révoqué peu après, qui, pour les uns, n'était qu'une imitation maladroite du système continental de Napoléon, pour les autres, un moyen de supprimer toute communication illicite avec le Canada, fut soumis aux vicissitudes qui se succédaient si rapidement en Europe et donna lieu à des discussions d'un intérêt plus spécial, concernant la crise économique.

En Europe, les alliés avaient traversé le Rhin et menaçaient la France au Nord et à l'Est, tandis que Wellington marchait sur Bordeaux. Dans ces conditions, quel effet pourrait produire l'embargo, quand l'Angleterre, débarrassée de son redoutable adversaire, avait renoncé à ses blocus comme la France avait renoncé à ses décrets? Prenant en considération ces changements importants, par un message au Congrès du 31 mars 1814, Madison, revenant sur sa décision primitive, recommanda de mettre un terme au système des restrictions commerciales. À cette occasion, deux orateurs exposèrent les raisons qui les avaient toujours fait manifester une opinion opposée à toute mesure restrictive.

Calhoum, qui avait toujours combattu la politique commerciale de Jefferson et de Madison, considéra la volte-face de ce dernier comme un triomphe personnel, mais, au lieu d'en faire grand état, il fit siennes les raisons invoquées par le Président et s'efforça d'adoucir les contestations qui pourraient s'élever, à ce sujet, entre les représentants des États du Sud et de l'Est. Il rappela que la logique absolue n'est pas de ce monde, qu'un changement d'opinion se justifie par la nécessité qu'implique toute évolution et qu'une politique ne peut être taxée d'inconsistance que s'il n'y a pas de changement dans les circonstances pour la justifier. Maintenant, des circonstances nouvelles réclamaient de nouveau la liberté du commerce, à la condition, toutefois, que cette liberté ne fût pas un obstacle au développement des manufactures américaines; pour lesquelles il demandait la continuité d'une politique franchement protectrice.

Ces deux affirmations semblaient contradictoires: la grande liberté accordée au commerce anglais ne comportait-elle pas un obstacle dangereux pour le développement et la protection de l'industrie américaine?

Daniel Webster fit ressortir cette contradiction. Les arguments qu'il émit sont typiques.

Il rappela, à son tour, que le système du blocus américain qui, pendant si longtemps, avait été accepté comme un Credo politique, n'était autre qu'une conséquence du blocus continental de Napoléon; ce système soutenait le gouvernement de Napoléon, aussi longtemps qu'il était tout-puissant; il l'abandonnait quand Napoléon s'approchait de son déclin. Webster était heureux de cette condamnation du «premier système américain» parce que cette suppression concordait avec ses idées sur le développement des manufactures. Et ici, cet homme d'État, d'un caractère si énergique, exprima, presque en poète, son aversion, non pas pour le nombre croissant des usines, mais pour la méthode avec laquelle elles prenaient déjà une si grande extension dans le vieux monde. Par anticipation, il semblait un Ruskin américain, quand il disait:

«Je ne suis pas pressé de voir des Sheffields et des Birminghams en Amérique... Je ne tiens nullement à accélérer l'approche de la période où la grande masse des travailleurs américains ne trouvera plus son emploi dans les champs; quand les jeunes hommes de la campagne seront obligés de fermer leurs yeux aux beautés de la nature,—au ciel, à la terre—et de se confiner dans des ateliers malsains; quand ils seront obligés de fermer leurs oreilles au bêlement de leurs troupeaux broutant sur les collines qui leur appartiennent, et de ne plus entendre la voix de l'alouette les fêtant au labour et qu'ils devront les ouvrir dans une atmosphère de fumée, de vapeur, au perpétuel tourbillon des courroies et des fuseaux, dans le grincement des scies....»

De telles paroles dépassaient l'actualité du moment, elles prédisaient le danger futur. Mais l'heure présente était toute entière aux complications militaires et les divergences qui divisaient Républicains et Fédéralistes devaient se réveiller devant la nécessité de fortifier les contingents de l'armée. Si Armstrong reconnaissait l'opportunité d'augmenter le nombre des recrues en vue d'une offensive, Webster fut d'avis de ne pas sortir d'une guerre défensive, excepté sur l'Océan. Les batailles de Leipzig et de Vittoria lui donnaient raison. L'Angleterre pouvant disposer de plus de ressources, l'offensive avait passé entre ses mains et une défense victorieuse était seule ce que pouvaient espérer les États-Unis.

Sérurier assistait à ces débats parlementaires, il observait ces revirements de l'opinion, en fidèle serviteur de Napoléon, en sincère patriote aussi. La considération qu'on lui témoignait augmentait ou diminuait, suivant la nature des événements. L'importance de son rôle se réglait d'après l'issue plus ou moins heureuse de la tactique de son maître. On peut trouver dans sa correspondance diplomatique comme un reflet des différentes phases par lesquelles passa l'influence française en Amérique, à cette époque. En juillet 1813, la gloire de l'Empereur est encore intacte.

«La semaine dernière, écrit-il[88], nous avons reçu, l'une après l'autre, les nouvelles des derniers succès remportés au commencement de la campagne,—la bataille de Lutzen, l'offre d'un armistice et la bataille de Bautzen. Ces événements, si glorieux pour la France, ont été autant de coups de foudre pour l'ennemi en Amérique. Sa consternation égale sa confiance antérieure, qui n'avait pas de limites. Les Républicains du Congrès, par contre, ont reçu ces nouvelles avec des expressions de triomphe. Ils sont tous venus me féliciter et m'ont affirmé qu'ils n'étaient pas moins que nous victorieux à Lutzen...»

Quand arrivèrent les nouvelles moins bonnes, à la fin d'octobre 1813, l'enthousiasme de Sérurier baisse un peu de ton mais il ne peut pas encore dire que la confiance de Madison soit déjà ébranlée:

«En rentrant à Washington, il s'est exprimé en des termes convenables, quoique mesurés, sur la monstrueuse coalition qui a été renouvelée contre Sa Majesté. Il me fit remarquer que, au nombre de nos avantages, nous devions compter le fait que la coalition possédait dix têtes, tandis que la France n'en avait qu'une».

«Et quelle tête puissante!» conclut aussitôt le Président, avec moins de grâce que de conviction dans sa contenance.

Mais le Ministre de France ne devait pas toujours recueillir dans son entourage des propos si flatteurs.

Quand on apprit la bataille de Leipzig et les dispositions conciliantes de Castlereagh, Sérurier tomba de son piédestal,—de toute la hauteur qui convenait au représentant de Napoléon. Ce fut une consternation chez les uns,—une joie chez les autres,—une stupeur chez tous. En pouvait-il être autrement? Au commencement de février 1814, les nouvelles étaient arrivés de Bordeaux annonçant que les alliés étaient à Troyes, menaçant Paris, tandis que Napoléon avait accepté leurs conditions de négociations.

«Pour le moment, écrivait Sérurier[89], le public croyait tout perdu. Je dois dire, en toute justice, que le Président et son cabinet montrèrent plus de sang-froid et ne partagèrent pas l'alarme universelle, ils continuèrent à me témoigner une grande confiance dans le génie de l'Empereur. Je ne les ai pas trouvés inquiets outre mesure par la marche des alliés, ni sceptiques en ce qui concerne notre pouvoir de les repousser; mais je sais que l'adhésion de Sa Majesté aux conditions préliminaires des alliés et, plus encore, le congrès de Châtillon, et l'influence irrésistible naturellement acquise par le Ministre britannique, ont vivement alarmé M. Madison. Il crut voir, dans l'annonce de votre acceptation de ces conditions, notre renonciation à toute espèce de pouvoir ou contrôle sur l'Espagne et sur l'Allemagne, où l'Angleterre serait désormais toute puissante. Il crut qu'une paix, dictée par lord Castlereagh, avait déjà dû être signée et que les États-Unis seraient laissés sur le champ de bataille...»

Les esprits se montraient tellement affectés par les revers de Napoléon que les capitalistes hésitaient à exposer leurs capitaux. Il est évident que le passage du Rhin et les progrès des alliés en France, provoquèrent ce mouvement rétrograde du cabinet de Washington.

Du coup, Sérurier perdit tout son prestige.

Du coup, fut modifiée aussi la tendance qui constitue une des caractéristiques de la première période de l'histoire des États-Unis, période durant laquelle, les diplomates étrangers pouvaient jouer un rôle assez important pour contrebalancer l'influence des pouvoirs législatif et exécutif. Ce qui, jusque-là, avait été permis à l'initiative personnelle de Jefferson ou de Madison, ne fut plus toléré. L'ingérence indiscrète d'une grande puissance étrangère n'était donc plus possible. La parole était désormais aux représentants de la nation. Beau et grand principe qui, malheureusement, n'est pas toujours conforme à la réalité des choses. Et, en l'occurrence, quelle nation représentaient, le plus souvent, ces représentants? Des fractions de nationalités qui, dans l'émiettement du système fédératif, risquaient de méconnaître le véritable intérêt de l'Union. La politique séparatiste des différents états faisait encore grand tort à la notion de l'État. Cette politique, qui était parfaitement légitime quand il s'agissait d'intérêts locaux, devenait désastreuse quand il s'agissait de questions d'un ordre plus général, telles que la guerre, les relations extérieures, la défense, enfin, du territoire, non seulement d'un état pris isolément dans son entité organique, mais de tous les états pris dans leur ensemble. Les Républicains avaient toujours défendu ce principe,—qui est en même temps un Credo indispensable au salut d'une patrie. Des fédéralistes de la Nouvelle-Angleterre s'étaient toujours montrés hostiles à cette conception, et pour cause, car leur parti ne renonçait pas encore à l'espoir d'une scission. Ils manifestaient peu d'empressement pour la continuation de la guerre. Ceux du Massachusetts émirent même la prétention de ne pas prendre les armes avant que leur territoire ne fût envahi par l'ennemi. Jusque-là, d'ailleurs, les habitants des principales villes voulaient continuer leur commerce sans entraves, sans embargo, sans blocus. Il y eut des réunions où de véritables appels à la révolte se firent entendre,—ce qui était d'autant plus dangereux qu'il y avait en Angleterre des partisans réclamant la constitution d'une confédération du Nord uniquement composée des cinq états de cette ancienne province.

Les hommes politiques mieux avertis, même fédéralistes, reculèrent devant cet extrême. Ils ne voulaient, sous aucun prétexte, répandre la division pendant qu'on était en guerre avec une nation puissante qui, tout en ayant accepté l'envoi de commissaires en vue de la paix, ne semblait pas disposée à accepter de raisonnables conditions de paix.

Tandis que la guerre, impopulaire chez les uns, populaire chez les autres, donnait lieu à de telles manifestations de politique intérieure, elle continuait ses opérations militaires sur lesquelles il convient de jeter maintenant un coup d'œil d'ensemble.

Après les premiers échecs à la frontière du Canada, le général Harrison eut pour mission de reprendre Détroit et de s'avancer jusqu'à Malden; mais, selon lui, on ne pouvait garder Détroit qu'après avoir pris Malden. Il ne paraissait pas avoir grande confiance dans le succès de cette campagne et cherchait à en rejeter la responsabilité sur le cabinet[90]. Une rencontre sanglante eut lieu sur les bords de la rivière Raisin où le général Winchester aurait pu avoir l'avantage s'il avait eu toutes ses forces à proximité; mais le régiment de Wells était trop loin pour le secourir. Il fut débordé par la milice canadienne flanquée par un gros d'Indiens qui firent preuve de leur férocité habituelle. Il fallut se rendre. Les gens de Kentucky qui s'étaient battus avec bravoure excitèrent la curiosité des soldats anglais.

Le major Richardson[91] fit d'eux la description suivante:

«Leur apparence était misérable, affreusement. Ils avaient l'aspect d'hommes, pour lesquels, la propreté est une vertu inconnue et leurs corps sordides étaient recouverts de vêtements qui avaient été exposés à toutes les intempéries des saisons et étaient arrivés au dernier degré de l'usure, là où toute réparation devient inutile... On était au cœur de l'hiver, mais personne n'était pourvu d'un ample manteau; quelques-uns seulement possédaient des objets de laine défiant toute description. Ils avaient toujours leurs vêtements d'été, en étoffe de coton, de couleurs variées et taillés en forme de blouses descendant jusqu'aux genoux... Ils portaient des chapeaux rabattus, râpés à force de servir, sous lesquels leurs longs cheveux tombaient en désordre sur leurs joues. Si on ajoute à cela des couvertures sales roulées autour des reins pour les protéger contre le froid et retenues par de larges ceinturons de cuir dans lesquels étaient passés des couteaux et des haches, d'une longueur extraordinaire, ils avaient un air sauvage qui, en Italie, les eussent fait prendre pour des brigands des Apennins...»

Cette description donne une idée du délabrement dans lequel se trouvaient les troupes,—délabrement physique et matériel qui correspondait, dans une certaine mesure, au désarroi des autorités dirigeantes. Monroe se demanda plus d'une fois si ses compatriotes possédaient vraiment les qualités nécessaires pour faire la guerre. Mais toute qualité se développe avec le temps et avec l'expérience. Les hostilités se déroulèrent avec des vicissitudes diverses. Perry battit Proctor sur le lac Érié; Proctor ne put prendre sa revanche sur les bords de la rivière Tamise où une bataille qui dura vingt minutes, avec force d'auxiliaires indiens, dégagea le Haut-Canada. Dans cette rencontre, le fameux chef indien Tecuruthe fut tué. Quand le feu eut cessé, plusieurs officiers anglais, qui le connaissaient bien, vinrent sur les lieux et identifièrent son corps. Le coup fut décisif pour la domination anglaise dans le Nord-Ouest, et les Indiens, se rendant compte de la situation, reprirent leur liberté d'action à l'égard de l'Angleterre.

Quoique les hostilités, qui duraient depuis bientôt deux ans, fussent, en résumé, à l'avantage des États-Unis, les Anglais n'avaient pas pu être repoussés de la frontière du Canada. Voyant que le résultat obtenu était mince sur le lac Ontario, Armstrong chercha à menacer le Haut-Canada par le lac Érié où il possédait une flotte. C'était une diversion qui pouvait affaiblir l'ennemi du côté de Plattsbourg. Mais encore dans cette opération qui avait toutes les apparences d'une action locale, l'influence de ce qui se passait en Europe, l'influence, enfin, de la carrière de Napoléon sur la destinée de l'Union, devait se faire sentir. Pendant qu'on élaborait ce plan, les alliés étaient entrés à Paris le 31 mars, Bayonne s'était rendu à Wellington le 28 avril 1814, et quelque temps après, le gouvernement anglais décida d'envoyer au Canada un renfort de 10.000 hommes, composant quatorze régiments des meilleures troupes de Wellington. Napoléon, vaincu, contribuait ainsi à augmenter les forces que les Anglais voulaient opposer aux Américains.

En attendant l'arrivée de ces soldats d'élite, Scott remporta une victoire sur les Anglais de Riall, en rase campagne, près de la rivière Chippana. Cette bataille qui, en réalité, n'était importante ni par le nombre des effectifs engagés, ni par le résultat obtenu, peut, cependant, être comparée à la victoire navale remportée par Isaac Hull sur la Guerrière. L'armée de terre n'avait plus rien à envier à la marine. Un légitime orgueil, garant d'une confiance dont on avait grand besoin, fut le gain le plus clair de cette rencontre qui facilita celle de Lendy's Lane. Les Américains avaient fait leurs preuves de bravoure et d'habileté. Dans cette dernière bataille, ils eurent deux généraux et beaucoup d'officiers blessés. Brown et Scott furent obligés de prendre du repos, tandis que Ripley se retrancha derrière le fort Érié, à l'assaut duquel, le commandant des forces britanniques, le général Drummond, échoua. Quatre fois en six semaines, les troupes anglaises en nombre avaient reçu un coup sanglant et significatif, porté par des troupes américaines inférieures en nombre.

Pour les Anglais, le lac Champlain était la région la plus propice pour une invasion. Là, ils pouvaient concentrer des forces respectables. Pour cette raison, leur tactique consistait à reculer la frontière militaire jusqu'à Plattsbourg et Burlington. De ce côté, la chance parut leur revenir. Le 26 août 1814, le lieutenant général Sir J. C. Sherbrooke, gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quitta Halifax avec une flotte importante et arriva, au commencement de septembre, à l'embouchure de Penobscot. Tout l'effectif du Massachusetts n'était pas capable de résister aux Anglais. Bientôt toute la province du Maine tomba entre les mains de Sherbrooke. La population parut disposée à se soumettre à la domination du roi Georges; mais cette domination ne pouvait devenir effective que si l'on était en possession du lac Champlain. Une flotille anglaise entra donc dans les eaux de ce lac pour y faire une démonstration hostile. Izard se fortifia à Plattsbourg. Autour de cette place et dans la baie du même nom, allait se livrer une autre bataille,—une double action, sur terre et sur le lac, où les contingents anglais qui s'étaient couverts de gloire sous Wellington, furent battus sous Prévost. N'ayant plus, pour les diriger, la main énergique du Duc de Fer qui les avait rendus invincibles en Portugal, ces soldats parurent inférieurs au Canada.

L'activité déployée avec bonheur à la frontière du Nord prouve quelle importance Armstrong attachait à arrêter les progrès des Anglais de ce côté,—quelle importance aussi ces derniers attachaient à la possibilité de reculer cette frontière vers le sud. Le Ministre de la Guerre semblait entièrement oublier que Washington était sans défense, à la merci d'une attaque qui aurait pu être tentée par une poignée d'hommes avant qu'on ait seulement donné l'alarme. Les pourparlers à Londres avec Gallatin et Bayard traînant en longueur, il fut enfin question de fortifier Washington, siège du gouvernement et cette mission fut confiée au général Winder. Ce général, qui ne connaissait pas bien le pays, consacra un mois à le parcourir en vue de l'étudier mais, vers la fin du mois d'août, il n'avait pas encore pris une initiative utile pour la défense de la ville. Cette inertie, ou cette négligence, était d'autant plus coupable, qu'une expédition anglaise, commandée par le major-général Robert Ross, était en route, à l'effet d'opérer une diversion sur les côtes des États-Unis d'Amérique, au profit de l'armée employée à la défense du Haut et du Bas-Canada. Mais dès le mois de mai 1814, un corps isolé de troupes américaines ayant fait un raid non autorisé par le gouvernement, jusqu'à Long Point, saccageant les propriétés privées sur leur passage, Prévost prévint immédiatement le vice-amiral Cochrane qu'il serait équitable de tirer vengeance d'un tel affront, et, dès que l'expédition de Ross arriva à Bermude, en juillet, elle fut dirigée vers la baie de Chesapeake, avec ordre de détruire et de dévaster les villes et districts échelonnés sur la côte[92]. Après avoir réalisé ces représailles, trois buts étaient à atteindre: délivrer la flotille du capitaine S. Barney, bloquée dans la rivière Patuxent,—s'emparer de Baltimore,—insulter Washington. On voit que les craintes inspirées à Madison par l'inertie de Winder étaient justifiées.

Les Américains ne purent arrêter l'envahisseur à Bladensburg. Malgré une défense énergique, au cours de laquelle, Barney prouva qu'il aurait été plus désigné que Winder pour commander l'armée américaine, le général Ross marcha sur Washington, à la tête de ses troupes. La nuit tombait quand il atteignit les premières maisons de la ville. Le général, entouré de quelques officiers, fut accueilli par une fusillade dirigée contre lui, de la maison occupée autrefois par Gallatin, sur la place du Capitole. Le cheval de Ross fut tué, mais la maison fut incendiée. Le gros de l'armée anglaise campait hors de la ville. Une partie reçut l'ordre de mettre le feu au Capitole et, aussitôt que les flammes en eurent fait leur proie, Ross et Cockburn, accompagnés de quelques centaines de soldats et animés d'un grand désir de vengeance, froidement, silencieusement, se dirigèrent à travers l'obscurité jusqu'à la Maison-Blanche et y mirent aussi le feu. Au même moment, les navires ancrés dans le bras oriental du Potomac, sautèrent, et la nuit s'éclaira des flammes de tous ces incendies, répandant sur toute la contrée une lueur sinistre que Madison et les ministres en fuite purent apercevoir du haut des collines du Maryland et de la Virginie.

Un des rares civils demeurés dans la ville était notre représentant, Sérurier; il fit à Talleyrand la description suivante de ce spectacle tragique[93]:

«Je n'ai jamais vu une scène à la fois aussi terrible et aussi magnifique. Votre excellence, connaissant la nature pittoresque et la grandeur des environs, peut s'en faire une idée. Une profonde obscurité régnait dans la partie de la ville que j'occupe et nous étions abandonnés aux conjectures et aux rapports mensongers de nègres, sur ce qui se passait dans le quartier illuminé par ces flammes effrayantes. À onze heures, un colonel, précédé par des porteurs de torches, fut aperçu marchant dans la direction de la Maison-Blanche qui est située près de la mienne. Les nègres rapportèrent qu'elle devait être incendiée ainsi que tous les bâtiments des ministères. Je crus que ce que j'avais de mieux à faire, dans ce moment, c'était d'envoyer un de mes gens au général, avec une lettre dans laquelle je le priais d'expédier une garde à la maison de l'ambassadeur de France pour la protéger... Mon messager trouva le général Ross à la Maison-Blanche où on rassemblait dans le salon tous les meubles qu'on pouvait trouver pour y mettre le feu. Le général répondit que l'hôtel du Roi serait respecté comme si Sa Majesté en personne s'y trouvait; qu'il donnerait des ordres à cet effet et que, s'il était encore à Washington le jour suivant, il aurait le plaisir de me rendre visite.»

Cette mise à sac de la capitale répondait au but assigné à cette expédition de représailles. Elle fut exécutée systématiquement, avec un flegme et une méthode toute britanniques, dans un silence et un ordre effrayant, présidant, en somme, à des actes de brigandages qu'on aurait voulu pouvoir mettre sur le compte d'un entraînement de passion, pour en atténuer toute l'horreur. Ce n'est pas la place ici d'entrer dans ces détails auxquels les Anglais impartiaux eux-mêmes n'aiment pas à s'arrêter. Qu'il nous suffise de rappeler qu'en entrant dans la maison du Président, les soldats trouvèrent table mise et se régalèrent d'un menu copieux qui ne leur avait pas été destiné,—et aussi que la Présidente n'eut que le temps de faire décrocher un portrait de Washington pour le soustraire à la fureur dévastatrice de l'ennemi.

Madame Madison, fuyant à son tour, ne fut rejointe par son mari que dans une pauvre auberge, sur la grand'route encombrée par des soldats désemparés et des citoyens fugitifs. De tous les chefs d'État dont la capitale fut occupée par l'ennemi, pendant les guerres napoléoniennes, le président Madison fut certainement le plus durement traité. D'ailleurs, tous les membres civils du gouvernement, Monroe et Armstrong en tête, furent exposés à de pénibles vicissitudes que leurs prétentions militaires rendaient parfois ridicules, s'il est permis d'appliquer cet adjectif à des hommes d'un caractère et d'une intelligence remarquables, se trouvant aux prises avec les plus dramatiques nécessités, pour lesquelles ils n'étaient nullement préparés.

Après le raid sanglant et incendiaire dirigé contre Washington, l'armée anglaise s'était repliée sur les côtes de la Baie de Chesapeake où Cochrane et Cockburn continuèrent leurs ravages et leurs exactions. Mais leur objectif était maintenant Baltimore qui, d'après le plan primitif, aurait dû être attaqué avant Washington. De cette façon, la grande cité avait eu plus de temps pour préparer sa défense. Cette défense fut même organisée avec beaucoup d'entrain par les citoyens ardemment secondés par le maire. Dans ces conditions, Baltimore ne pouvait pas être pris aussi facilement que Washington et l'armée de Ross ne semblait pas de force à s'emparer des ouvrages avancés. Dans une rencontre qui eut lieu du côté de North-Point, Ross fut tué d'une balle et remplacé dans le commandement par le colonel Brooke. Mais devant l'impossibilité d'un bombardement décisif, l'amiral Cochrane fit savoir à Brooke qu'il cessait le feu et le colonel fut aussi d'avis que «la prise de la ville ne serait pas une compensation suffisante des pertes qu'entraînerait l'assaut des forts».

Ainsi, malgré l'attaque dirigée contre Washington, l'armée anglaise était en retraite; malgré le désarroi qui présidait à la direction politique et militaire des affaires américaines, l'avenir de l'Union semblait se dégager de ces terribles épreuves.

Sur mer, la marine des États-Unis tenait tête, souvent avec avantage, à la marine britannique qui se trouvait exposée aux plus audacieuses représailles de la part des navires marchands. Ces derniers poussaient leurs poursuites jusque sur les côtes de l'Angleterre et, dans l'espace de vingt-quatre mois, plus de huit cents vaisseaux furent capturés par une puissance nouvelle dont la force navale avait jusqu'à présent été maladroitement méprisée par les Anglais. Le commerce qui constituait la base de la politique inspirée par les boutiquiers de Londres et de Liverpool, aux hommes d'État du cabinet de Saint-James, était gravement atteint. Les Américains pouvaient, en définitive, se considérer comme satisfaits du résultat général de la guerre, quels que dussent être les efforts à tenter encore et les difficultés à surmonter: ils s'étaient vengés, en beaucoup de cas, des insultes qu'on leur avait infligés.

Cependant, à quel prix?

Les dépenses en hommes et en argent étaient immenses—et les hommes et l'argent manquaient à Madison après ces deux ans de guerre. Et pour la continuer encore, il fallait s'imposer de nouveaux sacrifices, mais la fatigue se faisait sentir dans tous les rangs de la population. La situation financière était désastreuse. La panique causée par la prise de Washington obligèrent les banques de Philadelphie et de Baltimore à suspendre leurs payements. Il en fut bientôt de même des banques de New-York et de la plupart des grandes villes. La vie économique du pays fut bouleversée, la source de tout revenu étant tarie.

Pourtant, il fallait encore préparer une résistance opiniâtre. Les commissaires américains qui discutaient, à Gand, les conditions auxquelles l'Angleterre serait disposée à faire la paix, avaient fait savoir, en octobre 1814, que ces conditions n'étaient pas admissibles. Les négociateurs anglais demandaient des concessions territoriales qui entamaient l'intégrité de l'Union. Ils demandaient, d'abord, tout le territoire indien du Nord-Ouest, comprenant le tiers de l'État de l'Ohio, les deux tiers de l'Indiana et presque toute la région qui composa plus tard les États de l'Illinois du Wisconsin et du Michigan, devait tomber sous la domination de l'Angleterre. Les États-Unis ne devaient plus avoir aucun contact militaire ou naval avec les Lacs; ils seraient déchus de tous droits de pêcheries et, enfin, devaient céder une portion du Maine en vue de fortifier le Canada.

Il était impossible de s'incliner devant de telles prétentions.

Les hommes d'État américains et les différents partis étaient donc partagés entre ces deux tendances: désir et presque obligation de faire la paix, et nécessité de faire la guerre. Nécessité d'autant plus inéluctable que les opérations anglaises dirigées contre la baie de Chesapeake allaient être complétées par des opérations ayant pour objectif les côtes du Golfe du Mexique, où, suivant Cochrane, «les troupes anglaises, au nombre de 3.000, débarquées à Mobile et rejointes par tous les Indiens, ainsi que par les Français et les Espagnols séparatistes, pourraient entièrement repousser les Américains de la Louisiane et des Florides[94]».

C'était la perspective de faire d'une pierre deux coups: annihiler les effets de la politique de Napoléon qui avait cédé la Louisiane aux États-Unis pour la soustraire à toute tentative de la part de l'Angleterre,—en même temps, couper toute communication entre la région des Grands-Lacs et l'embouchure du Mississipi. Pour atteindre ce but, il fallait s'emparer de la Nouvelle-Orléans et réveiller dans le pays les anciennes ambitions espagnoles et même les vieilles sympathies françaises.

Jackson qui, à la tête des forces américaines, s'était arrêté trop longtemps à Mobile, dut marcher sur la Nouvelle-Orléans vers laquelle se dirigeait Pakenham, ayant sous ses ordres une flotte et une armée importantes. Mais Jackson, arrivé dans cette ville qui comptait alors à peine vingt mille habitants, ne sembla pas se rendre compte du danger qui la menaçait. Son activité ne fut pas plus ingénieuse que celle de Winder à Washington, jusqu'au moment, du moins, où il se trouva en présence de l'ennemi. Il était en train de faire une inspection du côté de Chef-Menteur et du lac Pontchartrain, quand les Anglais commencèrent leur attaque du côté du lac Borgne. Alors Jackson se rendit compte de la situation et, en face du danger, il retrouva tous ses talents militaires.

Grâce à son habilité, grâce à la bravoure et à la persévérance d'une petite armée[95], composée de milices levées à la hâte, le formidable armement préparé, à grands frais, par l'Angleterre, échoua: la Nouvelle-Orléans repoussa l'attaque de l'ennemi. Ce fut le 8 janvier 1815, jour à jamais mémorable dans les annales de l'histoire de l'Amérique du Nord, que ce produisit cet événement d'une portée considérable. Franklin avait dit un jour, en s'adressant à ses compatriotes: «Vous avez fait la guerre de la Révolution,—il vous reste à faire la guerre de la libération définitive.» Cette libération venait de s'achever avec la victoire de la Nouvelle-Orléans. Au moment même où Napoléon allait jouer sa dernière chance dans la plaine de Waterloo, les États-Unis se voyaient définitivement en possession de la vallée du Mississipi qui leur permettait de s'étendre vers l'ouest immense et mystérieux, et de relier, en même temps, les plages méridionales du golfe du Mexique aux étendues septentrionales de la région des Grands-Lacs.

CHAPITRE XIII
LA CHUTE DE NAPOLÉON ET LA FIN
DE LA RIVALITÉ FRANCO-ANGLAISE EN AMÉRIQUE.

Napoléon, roi de l'île d'Elbe. — Son voyage de Fontainebleau à Fréjus. — Il semble prendre au sérieux sa petite royauté. — La comédie après la tragédie. — Son retour en France. — Les événements d'Amérique y ont contribué. — Les contingents de Wellington qui opéraient aux États-Unis reviennent en Europe pour prendre part à la bataille de Waterloo. — L'influence que l'Amérique avait toujours exercée sur la carrière de Napoléon se fait de nouveau sentir à son déclin. — Le Congrès de Vienne refait une Europe nouvelle. — Le traité de Gand tend à libérer les États-Unis de toute ingérence européenne.

Après l'abdication de Fontainebleau, Napoléon se rendit en hâte dans le midi de la France pour regagner son minuscule royaume de l'île d'Elbe, dérisoire souveraineté que les alliés avaient consenti à lui laisser, d'après le choix auquel il s'était lui-même arrêté.

C'était à la fois trop et pas assez.

C'était trop, car l'activité qu'il mit aussitôt à organiser et à administrer un territoire insulaire qui équivalait à l'importance et à l'étendue d'une sous-préfecture, prouve que ses qualités d'initiative n'étaient pas atteintes.

Ce n'était pas assez, car son imagination, toujours en travail, dépassa bien vite les limites étroites qu'on lui avait assignées, pour reprendre le rêve de sa domination universelle.

Et puis, même réduit à ce fantôme de son ancienne puissance, le génie de l'Empereur inquiétait les ambassadeurs de la Sainte-Alliance en train de refaire la carte de l'Europe, au congrès réuni à Vienne.

En réalité, il fut déjà le prisonnier de l'Angleterre dans ce nid à portée de vue de son berceau et où, pour l'Autriche, l'aigle se trouvait encore trop près de l'aiglon.

La marine britannique surveillait, à une distance indiscrète, les allées et venues qui se produisaient à l'intérieur et autour de l'île. Les nouvelles n'y pouvaient parvenir que tronquées, falsifiées: on ne laissait passer que des informations strictement révisées par une censure méticuleuse. On sait comment ces mesures sévères furent habilement déjouées.

Mais dès son arrivée, le nouveau roi de l'île d'Elbe, qu'on appelait toujours l'Empereur, eut besoin de se remettre des fortes émotions par lesquelles il avait passé durant son voyage de Fontainebleau à Fréjus. Sur cette route de l'exil, il avait été accompagné par des officiers autrichiens et anglais ayant pour mission—ô dérision!—de le protéger contre les manifestations hostiles des populations qui avaient déjà changé avec enthousiasme la cocarde tricolore contre la cocarde blanche. L'animosité à son adresse était surexcitée à un tel point, surtout en Provence, que pour éviter de tomber sous les coups d'un assassin vulgaire, Napoléon estima prudent de prendre la livrée et la place d'un de ses courriers à cheval qui précédaient ses équipages.

Dans cet accoutrement, lamentablement déprimé et meurtri, il vint échouer à l'auberge de la Calade, près d'Aix. Il ordonna à la femme de l'aubergiste de préparer les relais de Sa Majesté. Cette femme qui était d'une exubérance toute méridionale, lui demanda si son maître allait bientôt arriver: «Ta mine me revient, mon garçon, ajouta-t-elle, et je te conseille de ne pas t'embarquer avec lui. Sûrement, on lui fera boire un coup dans la mer, à lui et à toute sa séquelle. Et on aura raison. Car, sans cela, il sera de retour avant trois mois.»

«Comme elle finissait d'aiguiser sur la meule un de ses couteaux de cuisine, elle l'invita, en ricanant, à en toucher la pointe avec le doigt: «Il est bien affilé, regarde. Si quelqu'un veut, tout-à-l'heure, utiliser l'instrument, je le lui prêterai volontiers. Ce sera plutôt fait.» Le reste de la caravane l'avait rejoint sur ces entrefaites et put le voir, blême de colère, jeter à terre, comme du poison, le vin qui lui était servi[96]».

Dans ce trouble physique et moral, il s'embarqua. Mais sa force physique et morale avait assez de ressort pour qu'il reprît vite possession de lui-même. On peut dire que l'ambiance nouvelle dans laquelle il allait se trouver, agit sur lui comme une potion calmante sur un organisme surmené. Cet homme, qui ne s'était jamais reposé, trouva un dérivatif excellent dans des occupations, à première vue, puériles et indignes de son génie.

On put croire, un instant, ce génie en pleine décadence.

Quand on le vit, en effet, prendre au sérieux, les mesquines obligations de son nouvel état, accorder une importance exagérée aux couleurs et à la forme de son nouveau pavillon, discuter sur la dimension de la cocarde destinée à ses nouveaux sujets; quand on le vit faire son entrée dans le petit port de Porto-Ferrajo avec autant de solennité que s'il entrait à Vienne ou à Berlin, on put se demander s'il jouait une comédie où s'il continuait simplement, par la force acquise, le geste si glorieusement dessiné sur la scène du monde, en un geste piteusement terminé sur une scène aux proportions si étroites.

Ce fut souvent une pitrerie lamentable.

L'Empereur, le roi des rois, maintenant le petit roi de la petite île d'Elbe, eut des soldats, une cour, des courtisans,—autant de jouets laissés à une vanité désemparée et à un orgueil qui ne put plus se nourrir que d'apparences.

Lui-même manifesta une activité brouillonne et inquiète. Intellectuellement, il se recueillit; physiquement, il ne put tenir en place.

Après avoir présidé à l'installation de la maison qui devint son palais des Mulini, il parcourut l'île en quête d'un site favorable à des villégiatures. La nature partout était superbe; le confort laissait à désirer. Toute l'île est une oasis charmante jetée sur les flots bleus de la mer Thyrénienne, une station malheureusement ou heureusement trop dédaignée par la mode vagabonde des touristes, où les points de vue, sauvages et riants, alternent avec une pittoresque variété, sous un climat qui ressemble à celui de la Corse. Ce fut le seul instant où, dans sa carrière agitée, Napoléon put se laisser aller au côté rêveur de son caractère. Un instant, il devint poète et, dans le cadre magnifique qui l'entourait, il relut Ossian, le poète qu'il avait aimé dans sa jeunesse.

Mais les tendances pratiques de son esprit positif reprirent vite le dessus.

San-Martino offrait un emplacement propice à y établir une propriété de plaisance, où venir, l'été, fuir les chaleurs de la capitale. Il y avait une bicoque: on en fit une maison de campagne qui fût pour Porto-Ferrajo ce qu'avait été Saint-Cloud pour Paris. Napoléon voulut en faire un domaine de rapport où pousseraient des légumes de choix. Il s'occupa de tous les détails et quiconque aurait surpris cet homme courtaud et bedonnant, coiffé d'un large chapeau de paille, en train de vérifier le progrès des jeunes pousses, n'aurait certes pas reconnu le grand Empereur.

Ceux qui l'observaient avec des yeux prévenus et hostiles, crurent que ses facultés exceptionnelles se rapetissaient au niveau des petits soucis d'une vie désormais vouée à des soins médiocres. Campbell surtout, le commissaire anglais qui cherchait à concilier les exigences d'une politesse toute britannique avec les nécessités d'un espionnage dont son gouvernement l'avait chargé, épiait, avec une satisfaction mal dissimulée, les étapes fatales d'une déchéance intellectuelle correspondant à la déchéance politique.

Tout indice était noté et exagéré. Le grand désœuvré cherchait à tromper son ennui en donnant de l'importance à ce qui n'en avait pas. Ses manies,—petitesses inhérentes à tout homme si exceptionnel soit-il,—prenaient des proportions gigantesques dans ce milieu resserré où les affaires d'État se réduisaient à acheter des meubles, à habiller et équiper quelques soldats, à diriger des jardiniers et à se disputer avec des fonctionnaires improvisés.

Certaines phobies, bizarres il est vrai, furent prises pour autant d'indications pouvant faire croire à un dérangement cérébral. Ainsi, Napoléon avait horreur du noir et il exprimait cette antipathie en critiquant vertement toute dame qui se permettait de se présenter devant lui en vêtement sombre. Le rose avait sa prédilection. Sa sœur si dévouée, Pauline Borghèse, fut sévèrement réprimandée pour avoir arboré, dans une soirée officielle, une toilette de velours noir.

Un homme qui perdait son temps à de pareilles vétilles n'était plus hanté par le mirage des vastes ambitions.

Aussi Campbell, faisant taire ses craintes, rassura son gouvernement. Les diplomates du Congrès de Vienne, qui, Talleyrand en tête, trouvaient, qu'à l'île d'Elbe, Napoléon était trop près du théâtre de sa gloire, trop près de l'Italie où les mécontents commençaient à élever la voix, trop près de la France où les Bourbons se rendaient impopulaires, se tranquillisèrent au récit de certaines mises en scène qui frisaient la bouffonnerie et prenaient des allures carnavalesques. Le geôlier dissimulé sous la personnalité d'un officier anglais, qui devait surveiller le prisonnier commis à sa garde, crut, un beau jour, qu'il pouvait se relâcher de la sévérité de sa surveillance. Le 16 février 1815, Campbell se rend à Florence. Sa conscience cependant n'était pas complètement endormie. Il rencontre, dans la capitale toscane, le sous-secrétaire d'État M. Cook, qui revenait précisément de Vienne et lui exprime ses craintes relatives à la situation et à la mentalité de Napoléon. Le sous-secrétaire d'État haussa dédaigneusement les épaules: «Napoléon! s'écria-t-il... qu'est-ce que c'est que ça? Retournez en paix à l'île d'Elbe, Colonel. Il ne peut rien faire. Et s'il vous demande ce qu'on pense à son sujet, répondez-lui que personne ne songe plus à lui en Europe. Il est complètement oublié, c'est comme s'il n'avait jamais existé!»

Si cette opinion était partagée par les hauts dignitaires qui se rencontraient autour du tapis vert du Congrès de Vienne, si elle était accréditée auprès des cours de la Sainte-Alliance, il faut avouer que les rapports de police qui ont contribué à la répandre manquaient un peu d'exactitude et beaucoup de psychologie.

Lorsque, le 28 février 1815, après une absence de huit jours, Campbell revint à l'île d'Elbe, Napoléon était parti pour la France.

Ce retour avait, sans doute, été décidé dès Fontainebleau. On peut le croire quand on se rappelle qu'il avait d'abord été question de désigner la Corse comme pouvant constituer une royauté convenable pour le grand vaincu. Il eût été bien, pour lui, d'aller chercher son tombeau là où avait été son berceau. Au grand étonnement de tous, Napoléon refusa. Ce refus était apparemment inspiré par une arrière-pensée bien arrêtée. La Corse aurait trop donné l'impression d'un établissement définitif: l'île d'Elbe n'était qu'une halte passagère, une station reposante entre deux courses vertigineuses.

On peut donc se demander si, pour déjouer la vigilance de ses geôliers et dérouter l'opinion de l'Europe, Napoléon, après sa tragédie, ne joua pas une comédie, en faisant croire qu'il s'inclinait devant la sévérité de son destin et qu'il acceptait définitivement la compensation que le sort lui avait réservée.

Au début de son séjour à l'île l'Elbe, la lassitude générale avait, sans doute, agi sur ses nerfs, lui imposant un repos nécessaire. Il affecta de se croire heureux, il le fut peut-être pendant un certain temps, et il en consigna l'assurance un peu présomptueuse, sur une des grosses colonnes peintes de San-Martino où on peut lire cette inscription: Ubicumque felix Napoleon (Napoléon est partout heureux). En réalité, il trompait les autres en cherchant à se tromper lui-même.

Plusieurs causes troublèrent bien vite cette quiétude apparente.

Ce furent, d'abord, des bruits alarmants répandus jusque dans l'île. On parlait, à mots couverts, d'un assassinat possible, d'un enlèvement certain. L'Europe n'était décidément pas rassurée de voir Napoléon si près et il fut question de le transporter plus loin, à l'île Sainte-Marguerite, aux Açores ou à Sainte-Hélène, et c'est à M. de Talleyrand que revient le regrettable honneur d'avoir, le premier, désigné cette possession anglaise à l'attention des diplomates. Napoléon se mit sur ses gardes et décida de se défendre, en cas d'alerte.

Puis, vint la question d'argent. Le gouvernement des Bourbons semblait oublier l'engagement pris de servir à Napoléon une rente de deux millions. Les épaves de sa fortune personnelle, qu'il avait pu sauver, ne suffisaient plus au budget d'une royauté, si modeste fut-elle. Les économies s'imposèrent et, avec elles, s'imposa la nécessité de sortir, par un coup d'audace, d'une situation inextricable.

Malgré la surveillance exercée, Napoléon était tenu au courant de ce qui se passait en France. Il sut que sa gloire y était toujours vivante et qu'on ne pouvait s'empêcher de comparer la maëstria de ses procédés à la veulerie incohérente et insolente des Bourbons, inféodés à la politique de l'Angleterre. Il attachait une grande importance à connaître ce qui se passait en Amérique. Il aurait voulu apprendre en détail les péripéties de la guerre qui s'y poursuivait. La distance ne permettait pas que les nouvelles fussent répandues avec exactitude et célérité. Pourtant, quand il apprit qu'une partie des régiments de Wellington avait été expédiée en Amérique pour y contribuer à donner aux opérations une tournure décisive, il se persuada certainement que l'heure était venue pour lui de s'évader de sa prison et de reprendre la lutte si malencontreusement interrompue.

Ce n'est pas la place ici de suivre, pas à pas, les étapes de sa marche triomphale qui, du midi, à travers Lyon, le mena à Paris, en une ovation indescriptible. Ce fut sa revanche des souffrances supportées, alors qu'il s'enfuyait de Fontainebleau. Maintenant, par un revirement compréhensible mais d'une soudaineté qui étonne un peu, les populations saluent son retour avec enthousiasme, les soldats, de nouveau entraînés par le prestige du grand capitaine, accourent se ranger sous ses aigles et arborent la cocarde tricolore. Il y a bien quelques hésitations, quelques défections, mais Ney ne peut résister à l'élan de son grand cœur et, au lieu d'obéir aux ordres de Louis XVIII, il se jette dans les bras de son Empereur.

Puis, les Cent-Jours... puis, Waterloo!

Et puis, Sainte-Hélène!...

Si la bataille de Waterloo mit fin au napoléonisme dans ce qu'il avait d'excessif, si les Anglais réussirent, avec l'appui de la coalition européenne secondée par la réaction française, à vaincre le colosse qui les avait si longtemps tenus en échec, les conséquences mêmes de cette bataille se firent sentir jusqu'aux États-Unis, parce qu'elles donnèrent une plus grande signification aux conclusions du traité de Gand et parce qu'elles soulignèrent, d'un trait ineffaçable, la fin de la rivalité franco-anglaise en Amérique.

Cette rivalité qui avait toujours été habilement exploitée par les hommes d'État américains et par les différents partis en présence, fut aussi un instrument entre les mains de Napoléon.

Aussi longtemps qu'il conserva l'espoir de continuer en Amérique la politique coloniale de l'ancien régime, si mal représentée sous Louis XV, il s'agissait, pour lui, d'évincer l'Angleterre au profit de la France; dès qu'il comprit qu'un rôle prédominant était désormais interdit à la France en Amérique, il s'agissait d'évincer l'Angleterre au profit des États-Unis eux-mêmes.

La cession de la Louisiane fut la conséquence de cette conception. Entraîné dans les complications continentales non pas, comme Louis XIV, de son plein gré, mais par la force des choses, Napoléon renonça aux grandes expéditions coloniales tout en mettant obstacle à l'expansion de l'Angleterre dans la vallée du Mississipi.

Il chercha à entraîner l'Amérique à prendre parti dans la lutte; nous avons essayé de dire les fluctuations auxquelles elle fut exposée, placée qu'elle était entre les nécessités contradictoires des décrets de Berlin et de Milan et des Ordres en Conseil.

L'Amérique oscilla longtemps, de la sorte, entre l'influence française et l'influence anglaise, jusqu'au jour où solidarisant ses intérêts commerciaux avec ceux de la Russie, elle facilita à cette dernière la possibilité de secouer le joug du blocus et parvint, par cette simple manœuvre, à détacher Alexandre de l'Empereur des Français. Cette attitude fut une des causes indirectes qui contribuèrent à déclencher la néfaste campagne de Russie: au moment même où les États-Unis faisaient face aux attaques anglaises sur leur propre territoire, ils portaient un coup mortel au système continental de Napoléon dans les régions septentrionales de l'Europe.

Ils s'affranchissaient, les armes à la main, de la tutelle anglaise et bravaient en même temps la volonté bien arrêtée de l'Empereur, en un mot, ils se dressaient, pour la première fois, contre les deux puissances, la France et l'Angleterre, qui les avaient à la fois créés et exploités.

On comprend donc avec quelle curiosité Napoléon suivit les phases de ce que l'on peut appeler la seconde guerre d'indépendance de l'Amérique du Nord. Pendant qu'il avait été pour ainsi dire retranché de la vie, dans sa chimérique royauté de l'île d'Elbe, les événements avaient marché et il ne put connaître qu'à son retour en France la victoire remportée par les Américains à la Nouvelle-Orléans et la signature du traité de Gand qui sanctionnait cette victoire.

S'il fut heureux de cette victoire, à laquelle il avait indirectement contribué, il ne put que regretter qu'elle se produisît trop tôt ou que lui-même eût quitté l'île d'Elbe trop tard.

Les contingents de Wellington envoyés en Amérique, maintenant disponibles, avaient, en effet, été reportés sur la Belgique où ils contribuèrent, avec les armées coalisées, à assurer la défaite finale.

Qui sait? Sans eux, peut-être, le sort du monde eût été changé. Mais, tel qu'il va être orienté pendant un siècle, il est le résultat, pour l'Amérique, pour l'Europe, de la bataille de la Nouvelle-Orléans et de la bataille de Waterloo.

Durant toute l'année 1814, les négociations furent difficultueuses entre les États-Unis et l'Angleterre. Elles traînèrent en longueur et lord Castlereagh eut à partager son attention entre les graves questions à discuter au milieu de tout l'appareil des fêtes et des plaisirs du Congrès de Vienne et les questions dont l'importance était plutôt indifférente au grand public et devaient être discutées à l'Hôtel plus modeste des Pays-Bas, à Gand.

Mais là aussi les diplomates réunis sentaient le contre-coup de ce qui se passait à Vienne et à Paris. L'opinion publique en Angleterre en fut, à son tour, influencée. La guerre devenait impopulaire et on demandait la paix. Seulement au mois de février 1815, la Favorite, portant les propositions préliminaires, fut en vue des côtes américaines.

À ce moment, on craignait toujours, dans le cabinet de Washington, la perte de la Nouvelle-Orléans, quand on apprit, le 4 février, que l'invasion anglaise était repoussée et que la Nouvelle-Orléans était sauvée, ce fut une joie d'autant plus grande, dans le parti républicain, qu'on ne s'attendait pas à cette victoire et que les Fédéralistes comptaient exploiter une situation indécise.

On se rappelle que, dès le début de la guerre, l'Angleterre avait décliné les offres d'intermédiaires de l'Empereur Alexandre auprès du gouvernement américain. En novembre 1814, Castlereagh avait proposé d'ouvrir des négociations directes et Madison ayant accepté, adjoignit Henri Clay et Jonathan Russell à Bayard et Gallatin. L'abdication de Napoléon avait plutôt compliqué la situation de la Délégation américaine. Ce fut à ce moment qu'on convint de se réunir à Gand.

Les commissaires anglais furent le vice-amiral Gambier, Henry Goulburn, du Ministère des Colonies et William Adams, un avocat de l'amirauté, tous agents d'une habileté médiocre, de manières hautaines, auxquels leur gouvernement avait laissé si peu d'initiative qu'ils étaient obligés d'y avoir recours pour décider la moindre contestation. Les Américains leur étaient supérieurs en talents et en moyens d'action. Ils exposèrent et défendirent les justes revendications de leur patrie avec une patience à laquelle il faut rendre hommage. La seule critique à adresser, par exemple, à Adams et à Clay, pourrait se rapporter à leur caractère passionné et impulsif qui, par des écarts de langage et d'attitude, compromit parfois le succès des débats que le sang-froid de Gallatin parvint heureusement à diriger dans le sens voulu.

Les commissaires anglais avaient à traiter: 1o la question de la presse des matelots,—2o la pacification des Indiens et la nécessité de leur assigner un territoire déterminé,—3o la révision de la ligne frontière entre les États-Unis et les Colonies Anglaises,—4o la question des pêcheries.

Les Américains firent savoir qu'ils étaient autorisés à discuter la première et la troisième de ces questions, mais qu'ils ne l'étaient nullement en ce qui concernait la pacification des Indiens et les pêcheries.

Assigner un territoire déterminé aux Indiens aboutissait à des conséquences graves pour les Américains: c'était retirer toutes leurs forces navales des Lacs, supprimer toutes les fortifications qui s'y trouvaient et céder les étendues du Maine entre le nouveau Brunswick et Québec pour être incorporées au Canada. Ils se refusèrent à discuter sur de telles bases dont l'admission équivalait à renoncer à toute indépendance nationale.

Castlereagh, passant par Gand pour se rendre à Vienne, comprit que les exigences de son gouvernement étaient trop élevées et il y mit une sourdine, sous peine de voir rompre les pourparlers.

Pendant qu'on se rendait compte en Angleterre de la difficulté de la situation et de la nécessité de terminer la guerre, les commissaires ne pouvaient s'entendre sur la possibilité de reconnaître le droit des Américains sur les pêcheries ni le droit des Anglais à la navigation du Mississipi. On finit cependant par s'arrêter à l'idée de ne faire aucune allusion dans le traité à ces deux questions délicates. On se promit, de part et d'autre, de tenter tous les efforts pour arriver à supprimer la traite des esclaves. Les hostilités devaient cesser dès que le traité serait ratifié.

À y regarder de près, ce traité ne répondait pas aux exigences des deux partis en présence; il en sacrifiait les plus ardemment exprimées au début des négociations. Les Américains durent renoncer aux compensations pour les spoliations britanniques; ils furent obligés de mettre en question leurs droits sur Eastport et leurs droits de pêcheries dans les eaux anglaises. Les Anglais, de leur côté, ne purent faire accepter leurs principes relatifs à la presse des matelots et au blocus; ils se virent contester leur droit de naviguer sur le Mississipi et de faire le commerce avec les Indiens.

Tout compte fait, les Américains purent passer, en apparence du moins, pour avoir fait un mauvais marché. Cela était peut-être vrai, si l'on s'arrête à l'acquit des avantages palpables obtenus. Cela ne l'était pas quand on songe que leur triomphe fut plutôt moral que matériel. Ils avaient gagné leur émancipation définitive,—point essentiel et d'une portée immense. Le reste viendrait plus tard. Et, pour ce reste, ils avaient le temps qui travaillait pour eux, le temps, facteur puissant, négociateur irrésistible qui devait leur être finalement favorable et parfaire l'œuvre à laquelle, au XVIIIe siècle, Louis XVI, et, au commencement du XIXe siècle, Napoléon, avaient directement ou indirectement collaboré.

Pendant que les États-Unis républicains voient s'ouvrir, devant eux, la perspective d'une carrière brillante et sans bornes, la réaction va triompher en Europe. Les théories sociales, les idées d'émancipation issues de la Révolution, l'individualisme vainqueur, chez nous, de l'esprit d'autorité, tous principes qui avaient suivi, au pas de charge, les bataillons de Bonaparte, rebroussèrent chemin et furent mis en déroute avec nos soldats. Dans une certaine mesure du moins.

Les graines de liberté, semées au hasard, germeront plus tard. Pour le moment, la promesse de cette liberté qui avait été faite au peuple par la Prusse, au nom du patriotisme, fut honteusement oubliée. La Prusse va préparer son rôle de domination en Allemagne, avant de prétendre à dominer l'Europe entière. Sept ans après Iéna, elle entrevit sans doute le but assigné à son ambition par la force brutale du militarisme. L'Europe ne le devina pas. Le fait saillant et qui primait toutes les autres considérations émanait du triomphe de l'Angleterre: la lutte séculaire entre elle et la France était terminée.

Au congrès de Vienne, Talleyrand, qui représentait et défendait le principe de la «légitimité», formule dont il réclamait avec orgueil la paternité, sut redonner à la France une attitude de grande puissance. Il y fallait une habilité subtile, à la fois cynique et profonde. Les qualités et les défauts de l'ambassadeur de Louis XVIII répondaient précisément aux nécessités du moment. On a pu lui reprocher d'avoir sacrifié une alliance prusso-russe à une alliance anglo-autrichienne, d'avoir, pour sauver l'intégrité du royaume de Saxe, contribué à l'établissement de la Prusse sur les bords du Rhin, ce qui mettait cette puissance en contact direct avec la frontière française et lui permettait de prendre le rôle de sentinelle avancée, montant la garde à cette frontière, au nom de la future unité allemande, réalisée sous son égide.

En apparence, ces critiques peuvent être fondées. En réalité, la menace eut été aussi grande, si la Prusse s'était annexée la Saxe, annexion qui l'aurait agrandie singulièrement au cœur même de l'Allemagne où elle aurait constitué un bloc homogène et redoutable qu'un rapprochement temporaire avec la France n'aurait pas arrêté dans ses visées agressives contre la voisine de l'Ouest.

Certes, l'Angleterre, aux yeux de tous, était encore l'ennemie héréditaire: elle l'était dans les ressentiments que nos cœurs patriotes lui vouaient au lendemain de la lutte implacable dont l'Amérique avait été un des enjeux les plus importants. Mais, si elle avait pu s'emparer de beaucoup de nos colonies, l'Amérique lui échappait. Et, pour des yeux clairvoyants, pour une intuition quasi prophétique qui fut peut-être celle de Talleyrand, à partir de ce moment, l'Angleterre avait cessé d'être notre adversaire et devait bientôt se prêter à un nouveau groupement d'alliances. Le danger anglais avait disparu pour la France: le danger allemand se dessinait à l'horizon.

Dans les négociations du traité de Gand, on ne s'occupa pas de Napoléon—dans les discussions du Congrès de Vienne où l'on détruisit son œuvre, il ne fut pas question de l'Amérique. Pourtant, comme une action subsidiaire mais de grande portée, se fait sentir à côté des protocoles officiels, poussée de l'impondérable, l'influence que Napoléon avait exercée sur les événements que nous venons de résumer.

Napoléon était vaincu à Waterloo. L'Angleterre était vaincue à la Nouvelle-Orléans: l'Amérique, désormais hors des atteintes de la France et de l'Angleterre, peut marcher sans entraves vers la constitution de sa nationalité et le développement de sa grandeur.

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