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Noémie Hollemechette: Journal d'une petite réfugiée belge

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Table des matières

NOÉMIE
HOLLEMECHETTE

LES CHIENS DE LOUVAIN
FURENT AMENÉS SUR LA
PLACE DE L’HÔTEL-DE-VILLE


M. du GENESTOUX

NOÉMIE

HOLLEMECHETTE

JOURNAL D’UNE PETITE RÉFUGIÉE BELGE

(COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE)

153 ILLUSTRATIONS
DE GEORGES DUTRIAC

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE

1920


Je commence mon Journal.

Louvain, 25 juillet 1914.

MAMAN m’a dit ce matin: «Nous allons partir en vacances, tu vas ainsi passer deux mois au bord de la mer à Heyst. Tu n’auras rien à faire, aucun devoir; mais je vais te donner une idée qui sera une occupation sans toutefois t’ennuyer, ni te faire perdre beaucoup de ces heures de plaisir dont, moi la première, je désire que tu jouisses: écris donc ton journal de vacances. Une petite fille de dix ans peut très bien noter ses impressions et les événements de sa vie. Tu écriras chaque jour, ou plutôt deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, ce que tu auras vu, ce qui t’aura amusée, enfin tout ce que tu voudras. Si ce journal est bien fait, plus tard il sera un souvenir précieux. Moi, petite fille, j’ai écrit aussi mon journal et je l’ai continué jusqu’au jour de mon mariage, lorsque je suis venue m’installer ici, à Louvain, avec ton papa.»

Oui, c’est cela, je vais écrire mon journal.

J’ai demandé à papa un beau cahier, il m’en a apporté un très joli, recouvert de toile grise, sur lequel il a fait écrire en belle ronde par Jean Moya, son commis, mon nom, Noémie Hollemechette, et ces mots: Journal de ma vie.

Après le déjeuner, vite je commence.

Nous devons partir le 2 août pour Heyst; papa qui, depuis très longtemps, n’a pas quitté son magasin de livres, tant il craint de manquer la visite d’un de ces «Messieurs de l’Université», comme il dit, vient avec nous; mon frère Désiré, qui est à la banque, nous rejoindra un peu plus tard. Il prétend toujours qu’il a trop à faire, et papa ne veut jamais qu’il demande un congé quand on ne le lui donne pas; je suis bien contente que, cette fois-ci, il puisse aller à Heyst, car l’année dernière il nous a beaucoup manqué. Il sait si bien raccommoder les filets, et surtout, quand il est là, maman nous laisse faire tout ce que nous voulons et nous sortons bien davantage.

Mes grands cousins Craenendonck vont aussi venir avec Gertrude et Rosalie.

Quelles bonnes parties nous allons faire! Je voudrais bien cette année avoir un petit jardin le long de l’allée qui mène à l’entrée de la maison; je demanderai au vieux Frans, qui porte le poisson et qui nettoie les allées, de nous tracer un jardin et de planter une bordure verte. Ma petite sœur Barbe en voudra un sûrement, mais si Frans en fait un, il peut aussi en faire deux. Et puis Désiré, quand il viendra, l’arrangera.

L’année dernière j’en avais un. J’avais pioché, creusé et semé, je ne me rappelle plus quoi, puis j’avais tassé la terre avec mes mains, comme Frans, mais rien n’a jamais poussé. De temps en temps je faisais un petit trou avec mes doigts pour voir si cela n’avançait pas. Désiré m’a dit que j’avais trop aplati. Cette année, après avoir semé, je n’y toucherai plus. Je laisserai du reste à Frans le plus gros travail.

Il faudra aussi que Désiré fasse une armoire près de mon lit, dans la chambre de Madeleine, pour que j’y mette mes livres et mon cahier. Papa m’a donné pour ma fête une collection de la Bibliothèque Rose que je veux emporter à la campagne, car je la prêterai à Gertrude et à Rosalie qui n’ont pas lu la suite des Petites filles modèles, les Vacances. Sur cette bibliothèque nous rangerons les coquillages et les pierres que chaque année nous ramassons sur la plage.

PAPA ET M. VAN TIEREN ONT CAUSÉ TOUS LES DEUX
EN SECRET.

Et sur la plage que ferons-nous?

Ma sœur Madeleine, à qui maman a très bien appris à coudre,—du reste elle a quinze ans,—m’a fait des costumes pour «barboter» dans l’eau.

Comme nous emportons beaucoup de bagages, maman nous a donné, à moi et à ma petite sœur Barbe, une malle entière et j’y ai mis toutes nos affaires.

Naturellement, au fond, bien couchée sur ses robes et son linge, nous avons posé la poupée de Barbe. Elle ne pourrait pas se passer de Francine: moi de même, quand j’étais petite, je ne pouvais pas m’en aller sans ma Francine. Alors je comprends ma petite sœur quand elle pleure en voyant la tête brisée de sa fille! Mais, dans ce cas, on la lui remplace, c’est très facile.

Je lui ai du reste fait une robe, à Francine; elle est de la même étoffe et de la même forme que celles que nous ont cousues maman et Madeleine. Elles sont en mousseline rose tout unie avec des ceintures de peau blanche. Seulement, pour la poupée, comme nous n’avions pas de ceinture de peau blanche, nous avons mis un ruban. Maman a dit que, pour une poupée, c’était même mieux. Papa, qui a l’air si content de venir avec nous, nous a acheté lui-même de jolis chapeaux de paille d’Italie blanche garnis de petites roses pompon. En les voyant, maman s’est écriée: «Mais c’est une folie!» Alors papa a répondu: «Oh! pour une fois, on pouvait bien se le permettre. Il y a si longtemps que j’attends de bonnes vacances comme celles que nous allons passer. Je vais voir ma sœur Craenendonck et je veux lui montrer de gentilles petites nièces. J’ai eu une excellente année et, en revenant, je travaillerai davantage.»

Là-dessus, papa et maman nous ont embrassées; mon frère, qui était là, s’est mis au piano et a joué la Brabançonne, tandis que Barbe et moi nous dansions autour de nos chapeaux. Tout le monde criait, et Phœbus, notre gros toutou qui doit être du voyage, car il ne se sépare jamais de nous, s’est mis à aboyer si fort que papa lui a dit de se taire; alors il s’est mis à lécher les joues de Barbe qui est tombée par terre.

Jeudi, 30 juillet.

Quel malheur! notre voyage est remis. Nous devions partir hier soir, et maman a défait nos paquets en disant qu’elle ne savait pas si nous pourrions quitter Louvain avant dimanche. Mardi soir M. van Tieren, le vieux professeur, est venu voir papa et ils ont causé tous les deux en secret; ils avaient l’air très triste, papa a appelé maman. A ce moment, mon frère Désiré est entré en courant dans le magasin: «Je suis convoqué à la caserne, je ne sais pas pourquoi, et, à la Banque, nous sommes affolés».

Comme les grandes personnes continuaient à parler à voix basse, nous nous sommes assises sur nos petites chaises dans un coin, et Barbe a raconté à sa fille notre ennui de ne pas partir pour Heyst rejoindre nos cousines Gertrude et Rosalie.

Dimanche, 2 août.

Tous les soldats sont appelés à la caserne. Voici ce que mon frère est venu annoncer ce matin à midi. Maman s’est mise à pleurer et papa s’est écrié que la déclaration du Roi était magnifique. Mais je veux raconter tout ce qui est arrivé depuis jeudi soir.

PAPA A DIT: «PARS ET FAIS TON DEVOIR!»

Mon frère, vendredi matin, s’est rendu à la caserne avec tous ses camarades, et la rue de Namur était pleine de gens. Nous étions descendues dans le magasin et, cachées dans un petit coin, nous écoutions ce que l’on disait. Au commencement je ne comprenais pas, ma sœur Madeleine m’a expliqué que les Allemands faisaient la guerre à la France et que pour arriver plus vite à Paris, ils voulaient traverser la Belgique qui était le plus court chemin; que le Roi ne le voulait pas, et c’est pourquoi il appelait tous les jeunes gens pour l’aider à défendre le pays.

J’ai pleuré parce que j’ai pensé que notre pauvre Désiré partirait et que nous ne le verrions pas tous les jours comme à l’ordinaire.

Je croyais qu’il allait tout de suite chez le Roi à Bruxelles, mais Madeleine m’a encore dit: «Non, pas encore, il reste à Louvain, à la caserne». J’ai répondu: «Alors le Roi est tout seul». Madeleine a repris: «Pour le moment, il a avec lui les garçons de Bruxelles».

La rue était remplie de gens qui voulaient aussi savoir des nouvelles. Papa ne quittait pas son magasin, à chaque instant il entrait quelqu’un.

«Bonjour, monsieur Hollemechette, votre fils est parti?» C’était un ami de Désiré, avec un tas de paquets à la main, qui se rendait à la caserne.

«Ah! mon pauvre Hollemechette, quelle triste histoire!» Ça, c’était le professeur Velthem qui reste toujours à causer avec papa, qui oublie l’heure du dîner et sur lequel maman se désole sans cesse: «Ah! dit-elle, on voit bien qu’il n’a pas d’enfants et qu’il n’est pas marié!»

Notre pauvre commis Jean Moya et sa bicyclette ont été appelés. Comme il n’y a plus de place dans la caserne, on loge les soldats dans les écoles et les salles de spectacles.

En face de chez nous, on construit une maison; tout à coup, hier, les ouvriers sont descendus du toit, les maçons de leur mur et, en chantant la Brabançonne, ils se sont rendus devant l’Hôtel de Ville. Comme Phœbus voyait tous les gamins courir, il a couru lui aussi; alors Madeleine a suivi et moi, je me suis accrochée à sa jupe et nous avons été ainsi jusqu’à Saint-Pierre.

Une grande foule était rassemblée, une quantité de jeunes gens réunis devant les marches de l’Hôtel de Ville, chantant encore la Brabançonne; des femmes en groupes restaient sur le trottoir, et des hommes plus âgés, parmi lesquels je reconnus M. Velthem et M. van Tieren, leur chapeau à la main, étaient montés sur les marches de l’Hôtel de Ville. Tout à coup, une voix cria: Vive la France! La foule entière se mit à entonner un chant magnifique que je n’avais jamais entendu. Madeleine me dit que c’était la Marseillaise. Je me retournai tout à coup, je vis ma sœur qui pleurait et aussi toutes les femmes qui nous entouraient. Alors nous sommes revenues à la maison, et maman et ma sœur se sont embrassées et nous ont caressées doucement en disant: «Mes petites, mes petites! Il faut que vous soyez bien sages, et nous, bien courageuses.»

A ce moment sont entrés dans la librairie les fils du professeur Boonen qui n’ont plus leur maman; ils goûtent souvent chez nous après qu’ils ont pris leur leçon de latin avec papa; ils annoncent que l’école normale est licenciée afin de loger les soldats. Maman voulait les retenir, mais ils sont vite partis pour rejoindre leur père qui devait les attendre devant l’église du Grand Béguinage.

Le soir à quatre heures, mon frère Désiré est venu nous dire adieu. Il partait pour Bruxelles avec son régiment. Il était très content et nous embrassa tous. Papa avait pris son air grave qui me fait toujours un peu peur, maman pleurait en mettant dans un sac un gros pâté, du saucisson et du pain. Madeleine ne disait rien et je voyais bien qu’elle se forçait pour ne pas pleurer, et Barbe et moi, quand Désiré nous a pris dans ses bras pour nous embrasser, nous riions de voir un si beau soldat. Phœbus avait posé ses deux pattes sur ses épaules et il ne voulait pas lâcher mon frère. Papa lui a dit alors: «Pars et fais ton devoir!»

Comme nous savions que son régiment prenait le train de Bruxelles, nous sommes allées le voir passer rue de Jodoigne; mais nous avons laissé Phœbus à la maison; il aurait pris la fuite pour suivre mon frère. Maman seule est venue avec nous. Le régiment a défilé devant nous, la musique en tête, le drapeau déployé. Le soleil brillait, tous les hommes levaient leur chapeau. Ah! que c’était beau!

Désiré était le premier de sa compagnie; quand il est arrivé devant nous, vite il a embrassé maman et, sans plus rien dire, nous sommes revenues à la maison où nous avons trouvé papa tout seul, Phœbus couché à ses pieds.

Jeudi, 6 août.

La guerre avec l’Allemagne a été déclarée mardi, mon frère Désiré est parti—mais je crois que je l’ai déjà dit dans mon journal—et notre bon Phœbus a été pris pour traîner les mitrailleuses.

Mon Dieu, que nous sommes malheureux! Je l’écris ici, mais maman et Madeleine ne veulent pas que nous soyons tristes. Madeleine est tout à fait douce avec nous et répond à chaque question que nous lui posons, et il faut bien que je la questionne, car il y a beaucoup de choses que je ne peux comprendre. Par exemple, papa disait hier à maman: «Non, notre Roi n’acceptera pas l’ultimatum de l’Allemagne, j’en suis sûr; pas un Belge ne l’accepterait.»

J’ai tiré Madeleine par le bras et je lui ai demandé tout bas ce que voulait dire ultimatum. Elle m’a répondu que cela signifiait «conditions irrévocables», et que dans notre cas, l’Allemagne avait posé des conditions à la Belgique qu’elle ne pouvait accepter sans se déshonorer; alors j’ai tout de suite compris ce que disait papa et j’ai pensé comme lui. Le soir, quand M. van Tieren est venu dans le magasin, je me suis assise sur ma petite chaise et j’ai écouté ce qu’on racontait.

Du reste, maman et Madeleine étaient là aussi et personne ne songeait à moi: j’en étais bien contente, car je désirais tout savoir et je veux écrire le mieux possible tout ce que je vois et ce que j’entends.

M. van Tieren était très excité en parlant de la séance qui avait eu lieu au Parlement, où le Roi a déclaré qu’il défendrait la Belgique contre le passage des Allemands et qu’il était sûr que tout le pays serait avec lui.

La Reine et ses enfants étaient là aussi, et il paraît que tout le monde les a acclamés; on criait: «Vive la Belgique, vive le Roi!»

Sur le bureau de papa, il y a une photographie de la famille royale, très grande et très bien encadrée, que je regarde souvent parce que je trouve que la petite princesse Marie-José a de très jolies boucles comme je voudrais en avoir.

Pendant que M. van Tieren racontait tout cela, M. Boonen est arrivé. Il avait les yeux plein de larmes.

«Mais qu’avez-vous, mon cher collègue? demanda M. van Tieren.

—C’est vrai, je suis ému, mais je suis bien fier aussi: mes deux fils s’engagent pour la durée de la guerre; ils vont à Bruxelles défendre leur pays et leur Roi.

—Oh! dit maman, quels braves garçons, mais comme ils sont jeunes, dix-sept et dix-huit ans!

—Oui, c’est moi qui aurais dû partir; je ne suis plus jeune, mais j’aurais eu encore la force de tenir un fusil et de bien viser. Mes chers fils, ils partent demain par un premier train: il y en a toute la journée. Je vais rester seul, je viendrai vous voir souvent.»

J’aime beaucoup M. Boonen, parce qu’il caresse toujours mes joues, et que je pense qu’il doit être très malheureux que ses fils n’aient pas une maman comme la mienne. J’aurais voulu lui dire quelque chose, mais je n’osais pas; alors je me glissai derrière lui et tout doucement, comme il était assis sur une chaise, je me hissai sur la pointe des pieds, et je mis un baiser sur sa joue.

Surpris, il se retourna et, prenant mes mains dans les siennes, il s’écria: «Ah! ma petite Noémie, que ta bonté soit récompensée: tu as toute la douceur et la charité d’une femme belge!»

JE DONNAI UN BAISER A M. BOONEN,
QUI AVAIT LES YEUX PLEINS DE LARMES.

J’étais cramoisie et je ne pus faire autre chose que de me jeter dans les bras que me tendit papa.

Le lendemain matin, un nouveau chagrin nous arriva. On a demandé les chiens pour traîner les mitrailleuses, et le bon Phœbus, qui est le plus beau chien de Louvain, fut appelé un des premiers.

L’ordre a été affiché sur la porte de l’Hôtel de Ville; il était inscrit qu’on devait se présenter de midi à trois heures.

Papa est allé prendre chez Tantine Berthe son gros Pataud, le frère de Phœbus. Elle demeure rue de Malines, en face de Sainte-Gertrude, une petite maison très vieille, aussi vieille que l’Hôtel de Ville, dit maman. Derrière, il y a un petit jardin plein de fleurs d’héliotrope et de réséda. Tantine vit seule avec Pataud et n’aime pas beaucoup les enfants, surtout les petites filles «qui ne servent à rien», dit-elle.

J’ai très peur d’elle, mais maman l’aime beaucoup et nous conduit chez elle chaque dimanche dans l’après-midi.

Pataud et Phœbus s’attellent ensemble et, souvent, ils traînent la petite voiture de Barbe quand nous allons faire des promenades à la campagne. Ils ne peuvent aller l’un sans l’autre, c’est pourquoi papa allait chercher Pataud pour le mener à l’Hôtel de Ville en même temps que Phœbus.

Quand ce dernier est parti de la maison, Barbe et moi nous nous sommes pendues à son cou. Barbe l’embrassait et, moi, je lui ai donné beaucoup de morceaux de sucre: il était si content qu’il les mangeait tous à la fois et très vite pour en avoir d’autres. Maman ne pouvait retenir ses larmes et passait doucement sa main sur sa grosse tête. Il faisait ses yeux câlins et tendait sa patte comme lorsqu’il est ému et désire obtenir quelque chose. Madeleine a voulu aussi le conduire pour voir son conducteur; alors je suis partie avec elle. Nous avons rejoint papa sur la place de l’Hôtel-de-Ville qui était pleine de monde.

Tous nos amis étaient là avec leurs chiens. Il y avait M. Hoodschot, la vieille Mme Bouts qui a deux toutous; ils sont si entraînés à la marche que les gens disaient que chacun d’eux pourrait bien traîner une mitrailleuse. Tous les jours ils portent le lait dans toutes les maisons de Louvain et aux environs. Heureusement qu’elle les nourrit bien, mais c’est par avarice, car elle économise avec ses chiens plus de quatre employés.

Il y avait aussi Poppen, le concierge de l’Université avec Faraud, et puis Layens, le gardien de l’Hôtel de Ville avec Médor, et le professeur Melken avec Black, enfin tous. Et ils aboyaient, ils tiraient sur leur laisse et c’étaient des cris épouvantables! Papa a dit au professeur Melken: «Vraiment, le départ de nos chiens est plus bruyant que celui de nos fils.»

Madeleine me montra deux vieilles femmes de l’avenue Jodoigne, célèbres dans toute la ville pour leurs disputes à propos de leurs chiens. L’une vend des légumes au marché, l’autre du lait, et dès qu’elles s’aperçoivent du bout d’une rue, elles commencent à se regarder de travers et finissent par se dire de gros mots, chacune pour prouver que son chien est le plus beau et le plus aimable. Ce qu’il y a de drôle, c’est que les chiens s’aiment beaucoup et ne songent pas à être jaloux: ils vont toujours se dire bonjour, ce qui met ces femmes encore plus en colère. Aujourd’hui, elles ont tant de chagrin de se séparer de leurs chiens qu’elles redeviennent amies, et les voilà qui reviennent ensemble.

BARBE EMBRASSAIT PHŒBUS.

Nous avons eu quelques difficultés au passage d’un beau chien qui demeure un peu plus haut que nous, rue de Namur, et qui est l’ennemi mortel de Phœbus. S’ils se rencontrent par hasard, ils se jettent l’un sur l’autre et ils se battraient jusqu’à la mort si on ne les séparait pas. Il appartient à un jeune tailleur, qui est parti le même jour que Désiré; il était donc conduit par sa jeune femme. Mais ce qui est curieux, c’est que ces chiens semblèrent comprendre les circonstances graves qui les amenaient à cette heure place de l’Hôtel-de-Ville, car, après un coup d’œil haineux lancé l’un sur l’autre, ils restèrent près de leur maître sans bouger.

Quand ce fut le tour de papa, il s’avança avec ses deux chiens et on les remit à un jeune artilleur, conducteur de mitrailleuse, qui avait l’air très bon. Il était de Tirlemont où papa connaît plusieurs personnes; alors papa lui a parlé de ses chiens que nous aimons tant, et Madeleine lui a demandé, les larmes aux yeux, de bien soigner Phœbus, de lui donner beaucoup à manger et, dans le cas où il recevrait un coup mortel, de bien l’enterrer. Ce jeune homme regarda ma sœur très attentivement et lui dit gentiment:

«Mademoiselle, j’aime beaucoup les chiens, je soignerai donc naturellement ceux-ci, mais du moment que vous me recommandez le vôtre, croyez que je veillerai sur lui particulièrement.»

Là-dessus papa lui remit un gros sac de biscuits pour chiens et, après une dernière caresse à Phœbus, il prit congé de l’artilleur. Madeleine et moi, embrassions Phœbus, mais en nous voyant nous éloigner, il se mit à hurler si fort que tout le monde le regarda. Il fallut la poigne de l’artilleur pour le retenir: je crois qu’il l’attacha à un arbre, tant il tirait.

J’ai oublié de dire que ma sœur a donné notre adresse au nouveau maître de Phœbus pour qu’il puisse nous envoyer des nouvelles.

En revenant, papa a voulu passer à la gare pour voir les trains qui allaient à Liége et à Tirlemont, venant de Bruxelles.

Il en passait une quantité remplis de soldats. Aux arrêts du train, ils chantaient la Brabançonne et aussitôt après l’autre chant, que maintenant je connaissais bien, la Marseillaise. Papa se mit à causer avec plusieurs personnes; tout à coup sa figure changea et je sentis sa main trembler dans la mienne. Il dit à Madeleine: «Les Allemands sont chez nous, ils ont détruit des baraquements à Visé, et l’on dit même que cent cinquante automobiles remplies de soldats sont entrés dans Liége, mais ils ont été bien reçus et ils ont été obligés de s’enfuir. Tu entends, à Liége!»

PAPA A MIS TROIS DRAPEAUX
AU-DESSUS DE LA PORTE.

Tout à coup la foule qui était sur les quais et sur la place devant la gare se mit à pousser les cris de «Vive la France!» répétés cent fois, puis elle se dirigea vers la rue de la Station, arriva à la Grand’Place et tourna pour se rendre devant l’Hôtel de Ville. Là, elle entonna encore la Marseillaise et cria «Vive la France! Vive la Belgique!» Papa chantait aussi et Madeleine pleurait. Moi, je tremblais en tenant la main de papa bien serrée, car j’avais peur de le perdre, non pas parce que je craignais de ne pas retrouver ma maison, mais parce que tout ce monde dans les rues m’effrayait.

Le plus gros de la foule s’engouffra dans la rue de Bruxelles. La plupart des magasins étaient fermés, mais toutes les maisons étaient ornées de drapeaux belges, et j’ai demandé à papa si nous en mettrions un. Il m’a répondu que oui, bien entendu, et qu’il fallait vite rentrer.

A la maison, maman nous dit que M. Velthem était venu pour annoncer la nouvelle de l’arrivée des Allemands à Liége. Là-dessus, papa se fâcha en disant que ce n’était pas vrai, qu’il n’y avait que des automobiles qu’on avait vus dans les faubourgs, et qu’en tout cas on LES avait reçus vigoureusement et qu’ILS voyaient ce que c’était que d’entrer en Belgique.

Papa mit aussitôt, au-dessus de la porte du magasin, trois drapeaux: deux belges et, au centre, un français.

Après le dîner, M. Boonen est venu chercher papa. Il voulait sortir avec lui. J’aurais bien voulu aller avec eux, mais maman a dit que non. Nous devions être très sages et très obéissantes pour ne pas augmenter les tourments des grandes personnes, et c’était notre devoir, à nous, petites filles, dans ce malheur qui tombait sur notre pays.

Alors nous sommes allées nous coucher, Barbe et moi. J’ai aidé ma petite sœur à se déshabiller, à plier ses affaires, à faire sa tresse; nous avons fait notre prière et ensuite je me suis mise dans mon lit mais, je ne pouvais dormir. Je pensais à Désiré, qui allait se battre contre les Allemands, à Phœbus, traînant des mitrailleuses, aux fils de M. Boonen, qui laissaient leur père tout seul.

Tout à coup j’entendis papa parler et maman s’écriait: «Mais c’est terrible! terrible!»

Je me dressai sur mon lit et j’écoutai.

«Oui, disait papa, on est allé rue de Malines, chez les frères Witman, des Allemands; on a brisé tout leur magasin, enfoncé les devantures, brisé toutes les vitres, toute la vaisselle, jeté les tables et les chaises au milieu de la rue, et on allait y mettre le feu quand la police est arrivée; aidée par quelques hommes sérieux comme moi et M. Boonen, elle a réussi à disperser la foule qui a entonné la Marseillaise, mais le magasin était à sac.»

Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire, un magasin à sac? Je m’endormis là-dessus.

J’ai demandé à Madeleine, ce matin, ce que c’était; elle m’a dit: «C’est piller un magasin, enlever et briser tout ce qu’il y a dedans. Dieu veuille que les Allemands ne mettent à sac aucune de nos belles villes de Belgique!»

Pauvre Louvain!

Louvain, 9 août.

JE me mets à écrire «mon Journal» en revenant de chez Tantine Berthe où nous sommes allés après le déjeuner. Tantine était beaucoup plus douce que d’habitude avec nous; au lieu de nous regarder d’un œil sévère, elle nous a dit, à Barbe et moi, en posant sa main sur nos têtes: «Allez, mes petites, dans le jardin, soyez bien sages, n’abîmez pas les fleurs, promenez-vous tranquillement en attendant que je vous appelle pour goûter, j’ai à parler avec vos parents».

Oh! je sais bien ce qu’elle voulait: c’était lire la lettre de Désiré que nous avons reçue ce matin.

Désiré est son préféré. Elle dit toujours: «C’est un garçon, ça!» Aussi était-elle heureuse d’avoir de ses nouvelles. Maman avait annoncé: «Oh! nous avons une lettre bien intéressante de Désiré». J’ai tout de suite pensé à la copier dans mon cahier comme souvenir; la voici:

Bruxelles, 3 août.

«Chers parents, chères sœurs,

«Je me hâte de vous donner de mes nouvelles. Je suis arrivé hier à Bruxelles en excellente santé. Nous nous sommes rendus immédiatement à la caserne d’artillerie qui se trouve à la Chaussée de Terouëren, que papa connaît. Après nous être restaurés, on nous a annoncé que le Roi passerait la revue de notre régiment à deux heures. Alors vous pensez si nous nous sommes astiqués et si tout reluisait merveilleusement à l’heure dite. C’est au champ de manœuvre qu’a eu lieu la revue. Il y avait avec nous les régiments de cavalerie et d’artillerie. Nous étions en position à droite, la cavalerie à notre gauche, les mitrailleuses traînées par des chiens étaient au milieu de nous. Une foule énorme se pressait tout autour, et les agents de police et même les gendarmes la maintenaient avec peine. Le Roi est arrivé après une demi-heure d’attente, à deux heures précises; il était à cheval, accompagné du major Melotte et de ses aides de camp. La foule entière n’a eu qu’un cri: «Vive le Roi!» La musique battait aux champs, les soldats frémissaient d’enthousiasme; le Roi tout pâle se tenait droit sur son cheval; il avait l’air horriblement ému, et lorsqu’il a passé devant moi—je suis, comme vous savez, le premier du bataillon—j’ai vu que ses yeux étaient pleins de larmes. Il a prononcé quelques paroles que je voudrais vous citer textuellement, tant elles étaient belles et simples: «Oui, la Belgique est un petit pays, mais son honneur est grand; il saura le sauver et vous tous, jeunes gens, vous vous battrez pour son indépendance et sa liberté. Je serai avec vous et c’est à mes côtés que nous arrêterons les envahisseurs qui trahissent leur serment!» Nous aurions tous voulu applaudir. Nous avons seulement crié: «Vive le Roi! vive la Belgique!»

«Nous partons ce soir pour Liége. Je vous embrasse tendrement, mes chers parents, ainsi que Madeleine et les deux petites.

Votre fils,

Désiré.

«P.-S.—J’oubliais de vous dire qu’à la revue, il y avait un chien attelé à une mitrailleuse qui ressemblait beaucoup à Phœbus mais il n’était pas content du tout d’être attelé et il voulait mordre tous ceux qui s’approchaient de lui. Alors on lui a mis une muselière.»

En revenant de chez Tantine, papa a voulu passer devant l’Hôtel de Ville pour savoir s’il n’y avait pas quelque chose de nouveau. Nous avons été arrêtés sur la Grand’Place par M. Van Tieren. Il prévint papa que M. Boonen avait reçu des nouvelles d’un de ses fils. Nous sommes vite allés chez lui. Ce n’était pas très loin, car il demeure avenue Jodoigne.

IL NOUS TENDAIT UNE BOUTEILLE, UN PATÉ.

On nous fit entrer dans la salle à manger où son second fils, habillé en artilleur, tout couvert de poussière et de boue, était assis devant la table et mangeait en hâte ce qu’on avait posé devant lui.

Son père expliqua à papa, afin de le laisser manger qu’il avait été chargé par son général de porter des dépêches importantes au quartier général, à Bruxelles où se trouvait le Roi. Il était arrivé à motocyclette.

Papa lui demanda ce qui se passait à Liége.

«Oh! nous ne sommes pas en bonne posture et les Allemands sont en nombre, et puis, il y a eu l’attentat du général Léman qui commande la forteresse de Liége.

—L’attentat du général Léman?

—Oui, voilà, je vais vous le raconter en deux mots.

—Mais as-tu assez mangé?

—Bien sûr, j’étouffe. Voici donc la chose.

«C’était le 6, vers deux heures de l’après-midi; nous étions au quartier général, établi rue Sainte-Foy; nous restions dans une maison située en face de celle où était logé le général Léman avec ses aides de camp.

«Tout à coup, on entendit des cris et puis du tumulte dans la rue, nous nous précipitons aux fenêtres et sur la porte, et nous apercevons une foule de femmes et d’enfants escortant un groupe d’officiers ou soldats que nous ne distinguons pas bien au milieu de cette masse de gens. On criait: «Voici les Anglais! Vivent les Anglais!» Ils atteignent la maison du général et pénètrent sous la porte. Le bruit de la rue avait attiré un tas de gens, et on ne pouvait que difficilement se frayer un chemin à travers cette multitude.

—Tout à coup une clameur s’élève: «Allemands, ce sont des Allemands!»

«Alors la foule se rua sur la porte, voulant massacrer ces soldats qui avaient pénétré jusque-là à l’aide d’espions; mais nos soldats arrivèrent à la maintenir, et ce fut dans l’escalier même que la lutte s’engagea.

«Un aide de camp du général avait reconnu leur uniforme, et c’est juste à sa porte qu’on les arrêta. Deux parvinrent à s’enfuir et, avec une audace incroyable, se jetèrent dans l’automobile du général qui stationnait dans la rue et tentèrent de fuir, mais il était trop tard; nous avons saisi nos deux prisonniers qui ont comparu devant le général Léman qui, bien que malade et épuisé les interrogea et les condamna.

«Le lendemain, le général Léman gagna le fort de Loncin, suivi de son état-major, et c’est sur son lit de camp qu’il a présidé le conseil de guerre, et c’est lui-même qui m’a remis les dépêches pour le Roi.»

En disant ces derniers mots, il tapa sur la poche de sa veste où étaient cachés les papiers importants.

«J’ai encore le temps de vous raconter l’histoire d’un petit boy-scout qui nous sauva la vie.

«Figurez-vous que tandis que nous nous battions autour de Liége sans arrêt du matin au soir, et souvent fort avant dans la nuit, nous avions à peine le temps de manger. Les habitants de Liége savaient que la distribution régulière des vivres était impossible, et que ce n’était que par hasard que nous parvenions à prendre une bouchée. Un brave marchand de comestibles eut une idée épatante: il réunit, avec l’aide de quelques amis, des bouteilles, des poulets, des pâtés de foies gras, des fruits, et ils chargèrent un petit boy-scout de quatorze ans de nous porter à bicyclette ces victuailles. Alors ce brave garçon mit un gros paquet devant lui, sur le guidon, et un second bien attaché sur la selle par derrière, et le voilà parti pour la ligne de feu.

«Les premiers, dont j’étais, qui le virent, furent un peu étonnés. Il nous tendait une bouteille, un pâté que nous partagions entre trois ou quatre, entre deux coups de feu; on n’avait pas même le temps de le remercier, et il courait plus loin faire de même aux camarades, et, après avoir vidé ses paquets, il enfourchait sa bicyclette et rentrait dans Liége pour revenir bien vite avec de nouveaux poulets et de nouvelles bouteilles qu’il distribuait de la même façon. Ah! l’on peut dire qu’il nous a sauvé la vie, car il a fait ces voyages pendant plusieurs jours de suite!»

Quand Jean Boonen eut fini son histoire, il se leva et dit:

«Maintenant, adieu, je file.»

Mme Bouts, la marchande de lait et de légumes, qui a été forcée de donner ses deux chiens, est venue demander à maman comment elle pourrait envoyer des légumes à Bruxelles, car elle venait d’apprendre, par Poppen, que des maraîchers des environs de Bruxelles en avaient expédié une quantité.

«Mais, dit maman, envoyez ce que vous voudrez par le chemin de fer.

—Oh! sûrement non, car on me les volerait en route.

—Mais non, vous pouvez être tranquille: d’ici à Bruxelles, il n’y a pas de danger.

—Oh! c’est que vous ne savez pas, on vient de découvrir des espions et on va les fusiller.

—Comment? dit maman, quelle bêtise!»

Avant le dîner, nous sommes allées, Madeleine et ma petite sœur, chez Mme Melken, pour prendre des nouvelles du fils du professeur Melken qui s’était battu à Liége.

Donnant la main à Madeleine, nous avons suivi la rue de Namur pour passer devant l’église de Saint-Quentin, près de laquelle demeurent le professeur Melken et sa femme.

Il y avait plein de monde dans les rues, et l’on causait avec des gens que l’on ne connaissait pas du tout. Je l’ai bien remarqué.

Il y avait une grosse femme qui sortait de l’église et qui dit à Madeleine:

«Est-il possible que des enfants jolis comme cela puissent être pris par les Allemands?

—Comment! pris par les Allemands, plutôt tués par eux!» a crié quelqu’un.

Alors Madeleine s’est mise à marcher très vite en nous disant: «Ces deux femmes sont complètement folles! La guerre les rend malades.»

«JE FILE!...»

Je n’osai pas questionner ma sœur, mais je pensais que les Allemands devaient être méchants puisqu’ils avaient forcé nos soldats à emmener nos chiens, et je songeais au pauvre Phœbus dont nous n’avions pas de nouvelles.

Mme Melken s’écria en nous voyant: «Oh! chères petites Hollemechette, que vous êtes gentilles de venir prendre des nouvelles de Jean. Je viens de recevoir une carte de lui, il va bien, mais il est au fort de Loncin avec le général Léman. Je suis sûre que vous prendrez avec plaisir une tartine de ma nouvelle compote de cerises?»

Barbe était très contente, moi aussi du reste, mais je voyais que Madeleine était triste et cela m’ennuyait. Tandis qu’elle nous servait de la confiture, avec une cuillère qui était tellement brillante qu’on la croyait neuve, je pensais à ce que maman disait de la maison de Mme Melken, que c’était une véritable boîte de poupée.

Pendant que nous mangions, elle dit à Madeleine de venir voir quelque chose dans sa chambre et, étant seule avec Barbe, j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de finir toute la confiture.

Quand elle revint, Madeleine était toute pâle, et elle nous dit vivement:

«Venez, il faut rentrer maintenant.»

A la maison papa donna à Madeleine une carte du jeune artilleur qui avait emmené Phœbus; je la copie sur mon cahier.

Loncin, le 11 août.

«Je vous écris ces quelques mots pour vous donner des nouvelles de votre chien Phœbus qui s’est très bien comporté dans les combats de mitrailleuses auxquels il a pris part. Je vous dirai même qu’il s’est distingué dans une lutte curieuse dont voici le récit. Nous étions en position pour faire avancer nos mitrailleuses sur un ordre que nous attendions. Nous avions beaucoup de peine à maîtriser nos chiens, car ceux-ci étaient fort excités par les cris des hommes qui se préparaient à faire une charge à la baïonnette et par les coups de mitrailleuses.

«Tout à coup, nos chiens qui étaient dételés, bondirent en avant, nous ne pûmes les arrêter, et voilà nos toutous qui fondent sur les Allemands et veulent mordre leurs mollets! Ce fut une bagarre indescriptible et des cris effrayants poussés par les chiens, les Allemands et notre infanterie qui était ravie d’avoir d’aussi vaillants aides. Une bonne soupe et un morceau de sucre ont récompensé cet acte de courage.

«Au revoir, Mademoiselle; à bientôt d’autres nouvelles de Phœbus.

«Louis Gersen

Comme je finissais de copier cette lettre, maman est remontée dans sa chambre: elle pleurait, et Madeleine m’a dit que l’on avait de très mauvaises nouvelles de Liége et que les Allemands étaient à Tirlemont.

Louvain, dimanche 16 août.

Oh! je ne sais comment raconter tous les événements qui se passent à Louvain depuis une semaine! J’ai enfin appris les mauvaises nouvelles qu’on ne voulait pas me dire: les Allemands ont fait sauter la ligne du chemin de fer entre Liége et Louvain.

L’autre soir, papa, M. van Tieren et M. Velthem ont causé longuement, et ils étaient tellement absorbés qu’ils n’ont pas vu que j’étais là, assise dans le coin de la cheminée.

«Oui, disait papa, les forts de Liége n’ont pas tenu suffisamment.

—Pourquoi les Français ne sont-ils pas arrivés plus vite, répliqua M. Velthem.

—Comment voulez-vous qu’ils aient atteint Liége en si peu de temps: la mobilisation des Allemands était faite bien avant celle des Français.»

Qu’est-ce que la mobilisation? Aussitôt que j’ai pu, je l’ai demandé à Madeleine. C’est la marche de toute l’armée vers la frontière de son pays, lorsqu’il est attaqué. J’ai compris alors pourquoi papa traitait les Allemands de «sans paroles», puisqu’ils ont commencé avant les Français à se rendre vers leur frontière, et que pour arriver plus vite, ils voulaient traverser la Belgique; c’est tricher cela, et quand nous jouons aux barres avec nos petites amies, lorsqu’il y en a une qui part avant le signal, on la traite de tricheuse et on ne veut plus s’amuser avec elle.

Mme Boot est venue ce matin, annonçant à maman qu’elle ne resterait pas à Louvain, qu’elle avait trop peur des Allemands; alors, maman lui a dit: «Mais, ma pauvre femme, ils ne viendront pas ici, et quand bien même, ils ne nous mangeront pas!

—Pour ça non,» a-t-elle répliqué.

Puis elle a dit un si vilain mot que maman n’était pas contente et qu’elle nous a renvoyées dans nos chambres. Nous avons été chez Madeleine qui aidait notre servante Hélène et qui tâchait de la consoler, parce qu’elle ne cessait de pleurer.

JE ME PENDIS AU COU DE PAPA
QUI S’EFFORÇAIT D’ÊTRE CALME.

«Il ne faut pas avoir peur ainsi; quand tout le monde est réuni, et qu’on ne s’abandonne pas les uns les autres, il n’y a aucun danger.

De quel danger voulait-elle parler?

Naturellement, le déjeuner n’était pas prêt à l’heure habituelle; papa n’était pas content, car il aime l’exactitude; alors, quand maman lui a dit: «Que veux-tu, mon pauvre ami, dans ce moment-ci, il faut excuser un retard», il a répondu:

«Oui, oui, je comprends, mais il faut justement dans les moments difficiles que chacun fasse son devoir et même mieux que jamais, comme nos garçons le font, comme notre Roi le fait.»

Moi, je savais que c’était maman qui avait fait le déjeuner et Madeleine nos chambres, parce qu’Hélène avait pleuré toute la matinée et qu’elle n’avait aucun courage.

Ce jour-là, la femme Greefs, qui fait le ménage de Tantine, est venue prévenir maman que Tantine nous attendait comme à l’ordinaire, le lendemain, pour le déjeuner.

Papa, qui l’a entendue parler, est sorti du magasin et s’est écrié: «Bien entendu, pourquoi pas?» Sa voix était très ferme, elle s’est adoucie subitement, tandis qu’il lui demandait:

«Comment vont vos petits, madame Greefs?»

Cette femme a huit enfants, nous les voyons très souvent; maman et Madeleine font toujours un tas d’affaires pour eux. Elle est très malheureuse, parce que son mari est mort l’année dernière.

Quand elle a vu l’air gentil de papa, elle lui a demandé si c’était vrai que les Allemands allaient arriver à Louvain.

«Non, non; on assure qu’ils ont coupé la ligne du chemin de fer entre Louvain et Tirlemont, mais nous sommes en bonne posture à Landen.

—Allons, tant mieux! Mon Dieu! mon Dieu, que c’est donc terrible!...»

Je crois qu’elle a prononcé pour les Allemands le même mot que la femme Boot.

Dans l’après-midi, Madeleine est sortie en nous emmenant toutes deux; nous sommes allées sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il y avait beaucoup de monde.

MADELEINE SORTIT DE LA CHAMBRE DE MAMAN EN PLEURANT.

Quelques dames dont les maris sont professeurs à l’Université ont serré la main de Madeleine, et elles ont causé, tandis que je disais bonjour à mes petits amis. Les garçons qui ont douze et quatorze ans déclaraient que les Allemands arrivaient à Louvain, et qu’ils l’avaient entendu dire dans l’Hôtel de Ville à un magistrat; ils étaient même à Tirlemont. Alors le fils Melken cria que ce n’était pas vrai, une dispute commençait, mais Berthe Diest, qui est très raisonnable, s’est fâchée en leur faisant comprendre que c’était très mal de se donner ainsi des démentis, qu’on ne devait plus se quereller quand on avait l’ennemi chez soi. A ce mot, les deux garçons se sont tendu la main, et je pensais que l’on devrait toujours agir ainsi, même quand on n’a pas l’ennemi chez soi.

Papa est sorti de l’Hôtel de Ville avec M. Boonen; quand ils ont vu Madeleine et ces dames réunies, ils se sont approchés d’elles et leur ont dit qu’il y avait eu un engagement à Tirlemont, que les Belges se défendaient héroïquement, mais que c’était bien inquiétant.

La nouvelle qu’annonçait papa fut vite connue dans la ville entière, car, au bout de quelques instants, on vit tout le monde s’aborder, se demander ce qu’il y avait à faire; quelques femmes en pleurs traversaient la ville en criant qu’il fallait fuir et quitter Louvain au plus tôt. Papa, qui nous tenait par la main, nous parla doucement.

«Du calme, mes enfants, du calme, il ne faut pas avoir peur, il n’y a pas du tout de danger, les gens se montent la tête les uns les autres.» Et moi, je pensais que je n’avais pas peur du moment que j’étais avec papa et maman.

En rentrant, papa me recommanda de surveiller ma petite sœur, car il avait à causer avec maman et Madeleine.

Alors je me mis à jouer à la poupée pour amuser Barbe: je l’habillais de ses plus belles robes, mais j’aurais bien voulu savoir ce que disaient mes parents.

Tout à coup, Madeleine est sortie de la chambre de maman: elle pleurait; elle nous saisit dans ses bras en nous appelant ses chéries, ses pauvres chéries....

Et je lui demandais ce qu’elle avait, mais elle courut s’enfermer dans sa chambre.

18 août.

Oh! quelle tristesse! Papa a décidé que mes sœurs et moi nous quitterions Louvain avec maman et qu’il y restera, Maman ne veut pas se séparer de lui, et Madeleine dit qu’elle ne l’abandonnera pas!

Nous avons déjeuné chez Tantine lundi comme d’habitude. Elle avait fait un bon gâteau: un soufflé, mais sans crème parce que, a-t-elle dit, il ne faut pas trop de friandises lorsque les garçons se battent.

Pendant le déjeuner, on parlait de la guerre et de Tirlemont que les Allemands avaient pris, mais on ne dit rien du départ de Louvain. Après, Tantine nous dit: «Allez au jardin toutes les deux». Et je suppliai Tantine de rester avec elle, mais elle ne voulut pas et maman me dit en m’embrassant: «Je t’appellerai dans un instant; montre que tu es une grande fille en soignant ta sœur, et une brave petite Belge en faisant ce qu’on te demande!»

Naturellement je sortis et je montrai toutes les fleurs à Barbe en lui disant le nom de chacune d’elles. Et je pensais à ce moment que j’aimais beaucoup Tantine et son jardin plein de fleurs.

Comme maman me l’avait promis, elle m’appela et, me prenant la main, elle me mena dans la salle où se tenait Tantine sur son grand fauteuil. Papa était debout devant la cheminée et Madeleine assise. Alors maman me parla:

«Voici, ma chérie, ce que nous avons décidé. Nous allons quitter Louvain, moi, toi et ta petite sœur; papa ne veut pas abandonner sa maison et Madeleine restera pour le soigner, Tantine aussi reste à Louvain.»

Je me mis à pleurer, j’avais tant de chagrin de quitter papa, Madeleine et Tantine.

Tantine me prit dans ses bras et me dit:

«Tu seras la petite sœur aînée, tu veilleras sur Barbe et tu consoleras ta maman. Sois une brave fille et espérons que la séparation ne sera pas longue....»

Quand nous sommes rentrés à la maison, plusieurs personnes attendaient papa: Mme Melken entre autres, qui partait le soir pour Bruxelles. M. Boonen trouvait que toutes les femmes et les enfants devaient quitter Louvain. M. Van Tieren disait le contraire. Enfin c’étaient des discussions sans fin. La servante Hélène courait déjà faire ses paquets, car sa mère et ses sœurs s’éloignaient le soir même: maman la laissa aller, et M. Boonen s’écria: «Une de moins à Louvain!»

Tantine a demandé à maman d’emmener avec elle la femme Greefs et ses huit enfants. Nous devons prendre à midi, demain, le train de Bruxelles. Nous faisons des paquets, personne ne pleure, mais nous avons bien du chagrin!

20 août, dans le train.

«DU CALME, MES ENFANTS, DU CALME!».

Nous venons de quitter papa et Madeleine! Nous avons failli partir avant, car M. Van Tieren a eu de très mauvaises nouvelles de Tirlemont et de Gembloux. On dit même que la Reine et ses enfants sont à Anvers. Tous les gens fuient à l’approche des Allemands. Ils avancent avec rapidité, et ils pillent tout sur leur passage!

Barbe voulait naturellement emporter Francine. Papa la vit tandis qu’elle la prenait dans ses bras et déclara qu’il ne fallait pas s’embarrasser d’un jouet. Voyant pleurer Barbe, il lui promit qu’à Bruxelles, elle en trouverait d’aussi belles et que, là, maman lui en achèterait une. Enfin papa allait prendre la poupée, pour la mettre je ne sais où, quand Madeleine lui dit: «Papa, je vais la fermer».

Alors moi, j’eus l’idée de demander tout bas à Madeleine si elle ne voudrait pas me la donner; elle me regarda et me répondit: «Oui, prends-la, si tu veux».

Avec la poupée, nous nous sommes assises, Barbe et moi, sur nos petites chaises, et je la consolai tout bas en assurant que je prendrais sa «fille», mais qu’il ne fallait pas en parler.

Justement, il y avait à côté de moi un gros paquet qui contenait des robes et des châles que maman venait de terminer, j’y mis un ou deux vêtements de la poupée et puis j’allai dans la salle à manger où était notre panier à provisions et j’y glissai sous un gros morceau de pain «Francine», la fille de Barbe.

Nous n’avons pas pris de malle, car on ne peut plus les transporter dans le chemin de fer. Mais nous avons mis le strict nécessaire, comme dit papa, dans de gros paquets. Nous avons seulement emballé nos robes ordinaires et peu de choses, car «cela ne sera pas long».

Beaucoup de gens de Louvain, au lieu de prendre le chemin de fer, s’en vont à pied ou en charrette. Nous avons vu une foule de paysans qui arrivaient des villages voisins et même de Tirlemont et qui racontent un tas de choses avec l’air d’avoir très peur.

Papa disait que ces gens effrayent tout le monde par des nouvelles peut-être fausses et qu’il fallait être calme et courageux.

Pauvre papa! Il s’efforçait bien d’être courageux, lui, car je l’ai entendu hier soir. Je passai devant la porte de la chambre de maman, et il l’embrassait en disant: «Ma pauvre femme, mes pauvres enfants!» Je n’ai pas pu m’en empêcher, je suis entrée tout doucement, j’ai saisi sa main et je l’ai baisée. Surpris, il m’a pris dans ses bras et j’ai senti une larme sur ma joue.

Pauvre papa, comme je serai toujours sage quand nous serons de nouveau tous réunis!

Mais c’est le départ qui a été dur!

Papa est venu avec Tantine et Madeleine à la gare. Tantine n’a pas versé une larme, elle nous tenait toutes les deux, Barbe et moi; Madeleine était avec maman. La gare était pleine de gens qui couraient affolés. Tout le monde voulait monter dans le train à la fois.

M. Van Tieren, M. Velthem et M. Boonen, qui étaient là, aidaient les employés à faire le service, mais c’était très difficile.

Tout à coup, j’entendis une voix derrière moi qui m’appelait: Mademoiselle Noémie, mademoiselle Noémie!

Je me retournai et je vis Poppen, le concierge de l’Université.

Il voulait dire adieu à maman et «aux petites demoiselles».

Il veillerait bien sur M. Hollemechette, assura-t-il à maman, et sur Mlle Madeleine, et les prendrait dans l’Université si les Allemands venaient à Louvain.

Maman lui serra la main, et il demanda la permission de m’embrasser.

Papa nous fit monter dans un compartiment avec la femme Greefs et ses enfants. Nous avons donné des baisers à papa, à Madeleine et à Tantine: nous pleurions tous, sauf papa.

Quand le train est parti, j’ai pris maman par le cou en la serrant très fort; je crois que je n’ai jamais eu tant de chagrin.

Parmi les ruines.

Malines, 23 août.

JE suis bien fatiguée aujourd’hui, mais je veux tout de même écrire mon «journal» afin de n’oublier aucun des événements de notre existence depuis notre départ de Louvain.

Pauvre Louvain! je ne peux pas m’empêcher de pleurer lorsque j’y pense, et j’ai bien du chagrin d’être séparée de papa et de Madeleine. Où sont-ils maintenant? Maman, je le vois bien, est dans une grande inquiétude; on raconte tant d’histoires sur les Allemands et sur les villes qu’ils pillent, paraît-il!

Oh! j’ai quelquefois le cœur si serré, mais il faut que j’aie du courage pour ma petite sœur! Maman me l’a bien recommandé.

Notre voyage entre Louvain et Bruxelles a été long et fatigant. Le train allait très lentement et il faisait très chaud. Nous avons un peu dormi, Barbe et moi. Je me suis réveillée en entendant une discussion entre la femme Greefs et une autre voyageuse qui était montée pendant mon sommeil.

«Non, madame, disait la femme Greefs, les Allemands ne sont ni à Namur, ni à Dinant.

—Oh! Comment? mais vous ne savez donc rien dans Louvain? Mais les Belges ont repoussé 5000 Allemands.

—Où donc ce beau succès?

—Mais à Diest et à Haelen.

—Alors pourquoi qu’ILS arrivent?

—Eh bien, parce qu’ils sont revenus encore plus nombreux. Ces Allemands, c’est comme les mouches: on les tue, on les chasse, ils reviennent toujours, et quand ils reviennent ils sont encore plus méchants qu’auparavant et ils font des atrocités! Oui, je vous le dis, des atrocités! J’en ai entendu, allez.»

La femme Greefs a regardé maman et a vu qu’elle pâlissait et semblait très agitée; alors elle a dit d’un ton plus conciliant:

«Oui, oui, on raconte beaucoup de choses... si on les croyait toutes....»

Alors, cette femme s’est fâchée en disant qu’elle savait bien ce qu’elle disait, et qu’elle avait eu sa maison pillée, ses affaires volées; et plus elle parlait, plus elle s’excitait; les enfants commencèrent à pleurer.

La maman Greefs alors essaya de calmer la femme en lui disant que maman aussi était très malheureuse puisqu’elle avait laissé sa fille aînée à Louvain, et qu’il ne fallait pas parler comme cela si fort. La pauvre femme s’attendrit, demanda pardon à maman de la peine qu’elle lui avait faite et voulut aider à faire manger les enfants.

On ouvrit les paquets et nous commencions à manger quand le train s’arrêta et un employé cria que tout le monde devait descendre, car il n’allait pas plus loin. Nous étions à Tervueren.

Maman ne dit pas un mot. Elle prit nos paquets et descendit avec nous deux. Puis elle aida la femme Greefs et ses enfants; elle était pâle, mais calme, comme si tout cela était naturel. Moi, je tremblais, mais je fis comme maman en voyant pleurer Barbe.

Un officier belge nous dit que les Allemands avaient passé la Meuse entre Liége et Namur et qu’ils avaient atteint Dinant. Toutes les populations se réfugiaient à Bruxelles, et c’était pour cette raison que les trains étaient encombrés.

Enfin, on nous a mises dans un autre train et, au bout de deux heures, nous sommes entrées à Bruxelles.

A l’arrivée, un officier, un capitaine d’infanterie, interrogeait tous les voyageurs. C’était un grand encombrement autour de lui; il y avait des femmes, des enfants, des paquets et même des animaux, car j’ai vu une femme qui tenait un chat dans ses bras.

Tout le monde parlait à la fois.

UNE VIEILLE FEMME PORTAIT UN CHAT BLANC.

Je voyais bien que maman, elle, ne se pressait pas; elle me dit qu’elle voulait avoir des nouvelles de Louvain. Quand elle put enfin parler, l’officier lui demanda, en nous regardant, si elle avait laissé du monde à Louvain et, sur sa réponse affirmative, il dit:

«Non, madame, nous n’avons rien appris de grave, mais je sais qu’on se bat à Tirlemont.»

Il conseilla ensuite à maman de ne pas s’arrêter à Bruxelles, mais de continuer son voyage, s’il y avait un train, jusqu’à Malines ou même Anvers.

Nous nous sommes donc assises sur un banc et nous avons mangé du pain et du chocolat qui étaient dans nos paquets.

Barbe naturellement voulut donner à goûter à sa fille Francine; un des garçons de Mme Greefs, qui est très taquin, a commencé à se moquer de Barbe en assurant qu’une poupée ne pouvait pas manger, et qu’il n’y avait qu’un moyen de s’en amuser, c’était de lui ouvrir le ventre.

Alors Barbe lui a donné un coup de pied, le garçon a commencé par rire; mais, voyant que la dispute allait devenir sérieuse, je pris la main de Barbe en la suppliant d’être sage et tranquille. Comme il continuait à rire et à se moquer de nous, je lui dis qu’il n’avait pas de cœur, qu’il ne ressemblait à aucun petit garçon belge et qu’il fallait laisser ces manières aux enfants allemands.

«Oh! vous êtes toutes les deux des petites bêtes qui ne comprenez rien, me répondit-il, je voulais rire et vous vous fâchez. Eh bien! je ne vous parlerai plus et vous pouvez donner à manger tant que vous voudrez à votre poupée de porcelaine.»

J’ai bien vu qu’il était vexé; aussi après un petit moment je lui ai offert un morceau de chocolat qu’il a mangé avec plaisir après m’avoir dit simplement merci.

Après deux heures d’attente on nous a poussées précipitamment dans un train, nous, les paquets et la femme Greefs; Barbe tenait toujours sa poupée, qu’elle n’avait pas lâchée une minute.

Enfin nous sommes arrivées à Malines; il était très tard, Barbe dormait et commençait à pleurer; quant aux bébés Greefs, c’était affreux: maman en tenait deux dans ses bras, et elle m’en avait confié un, Louis, qui voulait à toute force monter sur mes genoux; alors Barbe essayait de le griffer, et du reste je ne pouvais pas la prendre, je suis trop petite encore. Maman, qui avait aussi beaucoup de peine à maintenir la paix sur elle, me regarda et je vis dans ses yeux une expression si triste et si bonne que je me souvins tout à coup d’un mot de Madeleine en parlant de maman: «Les yeux bon bleu» de maman, et sans que je puisse me retenir je me mis à pleurer; mais pour que maman ne me vît pas, je fis semblant de ramasser la poupée de Barbe.

A Malines la gare était remplie de monde, toutes les femmes étaient assises sur des paquets, leurs enfants autour d’elles.

C’était un brouhaha épouvantable. Un soldat qui gardait la voie nous dit que les Allemands avaient bombardé Tirlemont et que tous ces gens-là couraient se réfugier à Hereullich, à Anvers et à Bruxelles.

Une femme nous raconta qu’elle venait de Gheel et qu’elle y avait vu l’arrivée des Allemands: c’était horrible; ils ont commencé par démolir les fils télégraphiques; le revolver au poing ils ont arrêté un train et forcé tous les voyageurs à descendre; et comme un gendarme voulait préserver quelques enfants il a été fait prisonnier. Et puis après ils ont ordonné, oui, ordonné au bourgmestre de faire enlever notre drapeau qui volait au-dessus de l’église, sous peine d’être fusillé—oui, fusillé—et comme dans une des rues un petit garçon a fait un pied de nez à un des Boches—la femme a bien dit «Boches»,—ils ont saisi sa maman et lui ont donné de grands coups avec la crosse de leur fusil.

«Oui, continua cette femme, j’ai vu ces choses, je me suis sauvée avec mes deux petits, et je ne sais plus où est mon mari, qui se bat depuis le 1e août.»

Maman demanda si la femme frappée par les Allemands était partie aussi.

«Eh! je ne sais pas, je me suis sauvée à travers champs avec mes petits; voyez, je n’ai rien sur moi, je ne possède plus rien que mes enfants. Ah! j’en ai vu encore d’autres! Et demain ils seront à Bruxelles et après-demain à Anvers.»

Le soldat qui avait écouté le récit de cette femme s’approcha et lui dit:

«Allons, calmez-vous et taisez-vous; allez manger quelque chose.

—Non, je ne veux rien prendre, je veux mourir....»

Barbe, qui était devant elle et qui la regardait avec ses grands yeux, lui dit:

«Eh bien, madame, nous allons donner vos enfants à maman et ils mangeront de notre bonne confiture.»

La femme parut stupéfaite et éclata en sanglots en disant que Barbe était un petit ange et qu’elle voulait bien manger puisque ce petit ange le lui disait.

Maman a voulu aller dans la ville afin de prendre un bon repas dans un restaurant; elle dit à cette femme de nous suivre, et, nous tenant la main à toutes deux, elle nous a menées vers la rue d’Egmond. Nous avions laissé nos paquets à la femme Greefs, qui ne voulait pas sortir de la gare avec tous ses enfants.

Nous sommes entrées dans un petit restaurant appelé «Au bon Wallon»: il n’y avait que des femmes pour servir, et un homme assez gros était assis devant une table. Il parla à maman et dit que la Reine et ses enfants, le gouvernement avaient quitté Bruxelles pour Anvers; mais que personne ne s’en inquiétait, que les cafés du boulevard d’Anspach étaient aussi pleins et que les Bruxellois se promenaient comme à l’ordinaire.

Nous avons couché à l’hôtel du duc de Brabant où maman a pu trouver une chambre.

Le lendemain qui était un dimanche, maman nous dit qu’elle voulait aller entendre le cardinal Mercier à Notre-Dame. Elle nous habilla le mieux possible et Barbe se mit à pleurer quand maman lui dit qu’elle ne voulait pas qu’elle prît sa poupée avec elle.

Quand nous sommes arrivées sur la place, devant Notre-Dame, il y avait une foule énorme, mais personne ne se bousculait et on laissait les enfants se placer au premier rang. Je m’étais mise à côté de Barbe; il y avait un petit garçon qui se glissa entre nous et tout à coup Barbe poussa un cri: c’était le petit garçon qui l’avait pincée; il s’enfuit vite et alla un peu plus loin vers une autre petite fille à qui il voulait faire la même chose. Barbe le vit aussi et cria:

«C’est un méchant garçon qui va pincer la petite fille.»

Alors lui, il tira une longue langue en faisant un pied de nez. Vraiment je n’ai jamais vu à Louvain des petits garçons aussi mal élevés!

Maman nous dit: «Voilà le Cardinal!»

Il arrivait à pied avec un autre abbé près de lui et deux messieurs. En passant, il posa sa main sur la tête de plusieurs petits enfants. Maman nous poussa en avant et il mit sa main sur nos têtes. Il avait une belle croix en or et une magnifique bague.

Il entra dans l’église, nous l’avons suivi et nous nous sommes assises sous la chaire, mais il n’y monta pas et parla de l’autel.

Je me rappelle très bien ce qu’il a dit, et du reste j’ai demandé à maman de me le redire afin de l’écrire bien exactement dans mon journal, car il faudra que je le montre à papa.

Il a parlé de la Reine partie la veille de Bruxelles avec ses enfants, ce qui n’était pas un motif de tristesse pour les Belges qui devaient voir dans cela une preuve de la résistance que la Belgique voulait faire à l’Allemagne qui attaquait si injustement un peuple paisible et bon. Chacun devait agir selon son devoir, les hommes comme les femmes et même les petits enfants pour consoler ceux qui souffraient et étaient affligés, et la Belgique saurait garder ses droits et sa liberté.

Après, quand nous sommes sorties, un régiment passait. Sa musique jouait la Brabançonne, et Barbe battit des mains tandis que maman pleurait.

LA GARE ÉTAIT REMPLIE DE FEMMES
ASSISES SUR DES PAQUETS.

Nous nous sommes encore un peu promenées, les magasins étaient presque tous fermés et comme à Louvain les gens se parlaient sans se connaître.

Maman a continué à marcher et au coin d’une rue nous avons été arrêtées par une brouette poussée par un soldat. Dans la brouette étaient couchés trois petits enfants qui dormaient, bien enveloppés dans des couvertures.

Il y avait tant de monde, que le soldat fut obligé de s’arrêter. On voulait absolument caresser ces petits enfants. Une femme, enveloppée d’un grand châle noir, suivie de deux petites filles de mon âge, était leur maman. Sur le devant de la brouette il y avait une belle couverture en soie roulée soigneusement.

«C’est tout ce qui me reste de ma maison!»

Maman donna à Barbe et à moi des fruits pour ces pauvres petits bébés qui étaient si jolis.

Nous sommes allées à la poste pour savoir s’il n’y aurait pas de lettre; il n’y avait rien. Maman envoya une carte à papa. Lui arrivera-t-elle? Maman ne le croit pas.

Anvers, 24 août.

Nous voilà à Anvers. Nous avons eu beaucoup de peine pour y arriver, et toutes les aventures de notre voyage sont difficiles à raconter. En sortant du train, maman a voulu aller tout de suite chez un vieux savant qui habite près du musée Plantin; il venait souvent à Louvain, à l’Université, et papa l’aimait beaucoup. Il s’appelle M. Claus et a un gentil petit garçon qui a dix ans comme moi. Il est boy-scout depuis le début de la guerre, et il nous a dit qu’il rendait de grands services aux autorités, il en était très fier. Quand nous sommes arrivées, M. et Mme Claus allaient se mettre à table, et ils nous ont invitées à déjeuner avec eux.

Ils n’ont fait que parler de la guerre; maman s’informait surtout de Louvain.

«Voilà tout ce que nous savons, a dit M. Claus: des Allemands sont entrés dans Malines avec cinquante uhlans, les communications sont coupées entre Bruxelles et Malines, et sûrement Louvain est aux mains des Allemands.

«Mais il y a des soldats blessés qui reviennent de Louvain, qui sont soignés à l’ambulance du Musée et qui pourront vous renseigner plus complètement. En tout cas, je ne crois pas que vous puissiez rester ici; des bombes ont été jetées par des taubes sur Anvers, et les enfants royaux doivent quitter la ville. Sa Majesté la reine Élisabeth les accompagne. Ils s’embarquent à Ostende, d’où ils se rendront en Angleterre. Je sais que deux torpilleurs suivront le vaisseau royal pour les protéger.»

Le petit Claus nous a conduites à l’ambulance du Musée; il avait pris sa bicyclette avec lui, il marchait à côté de nous. Barbe voulait à toute force monter sur la bicyclette; moi, je lui disais tout bas de rester tranquille et de n’avoir pas de caprice.

En arrivant à l’ambulance, maman nous a laissées dans le jardin, tandis qu’elle entrait dans les salles pour tâcher de trouver les gens qui venaient de Louvain.

Jean Claus nous offrit d’aller voir les chiens qui ont été blessés et qui sont soignés dans un coin du jardin qui leur est réservé.

Prenant ma sœur par la main, nous nous sommes dirigés tous les trois vers un grand hangar tout plein de niches; devant s’étendait un grand espace de jardin fermé par une grille de fer. Le petit Claus ouvrit la porte et demanda à un gardien si nous pouvions entrer.

«Oui, oui, les petites demoiselles peuvent voir mes toutous, mais qu’elles ne les touchent pas sans me prévenir, car il y en a quelques-uns de méchants.»

Moi, je pensais que les chiens ne sont jamais méchants.

LE PETIT BELGE FIT UN PIED DE NEZ
AU SOLDAT ALLEMAND ÉTONNÉ.

Il y en avait plusieurs couchés, étendus sur la paille avec une patte cassée; un autre avait un bandage autour du cou, ce qui lui donnait l’air d’un vieux monsieur emmitouflé dans un cache-nez. Mais ce qu’il y avait de plus amusant, c’était un beau chien à grosse tête, qui avait des yeux d’or si bons qu’ils ressemblaient à ceux de Phœbus, et sur la tête duquel on avait posé une casquette de nos soldats avec la jugulaire passée sous le cou. Il avait une si bonne figure que je voulais absolument l’embrasser. Le gardien me dit: «Oh! vous pouvez faire ce que vous voudrez avec lui. C’est un brave homme. Nous l’avons nommé le «brigadier». Il a reçu un éclat d’obus à la cuisse.»

Alors je suis allée vers lui et j’ai embrassé ses bonnes joues.

Naturellement Barbe lui a tiré les oreilles, il n’a même pas bougé, alors elle lui a entouré le cou de ses deux petits bras, il lui a rendu sa caresse en passant sa langue sur sa joue; il était assis sur son derrière et ainsi il était aussi grand que Barbe. Je voulais continuer à voir les autres chiens, regardant si je n’apercevrais pas Phœbus, mais le «gros brigadier» ne nous quittait pas, il se mettait devant nous pour nous empêcher de marcher. Barbe riait et moi j’essayais de le tirer par son collier; mais il était beaucoup plus fort que nous. En luttant, Barbe fut renversée, la casquette du bon chien était penchée sur son oreille; c’était si drôle que nous nous sommes tous mis à rire.

Maman est arrivée à ce moment-là et nous a dit de vite venir avec elle pour nous rendre à l’Hôtel de Ville où nous aurions peut-être des nouvelles de Louvain, dont on ne savait rien ici.

Dans la rue, il y avait un monde fou, tous se dirigeaient vers la place Verte par la rue Nationale. Le petit Claus nous dit que ces gens allaient vers le Palais Royal pour voir la Reine. Comme c’était un peu notre chemin, nous avons suivi la foule. Maman nous tenait chacune par une main et je sentais la sienne se crisper sur mes doigts; aussi je lui dis:

«Maman, tu n’as pas eu de mauvaises nouvelles de Louvain? Dis-le moi!

—Non, non, ma chérie, mais on ne sait rien et c’est justement ce silence qui m’inquiète. Oh! j’aurais dû rester avec Madeleine et ton papa; que sont-ils devenus tous les deux?

—Et Tantine Berthe, où est-elle?

—Si encore ton père avait consenti à s’en aller; mais, lui, je sais, il n’aura jamais quitté sa maison, ou, si sa maison a été brûlée, son Université.

—Comment! sa maison brûlée!

—Non, je veux dire que jamais il ne ferait une chose opposée à ce qu’il considère comme son devoir.

—Oh! oui, c’est bien mon papa, ça!»

Maman s’est penchée sur moi et m’a embrassée, en m’appelant sa petite chérie.

Nous étions sur la place Verte, quand tout à coup on entendit des cris: Vive la Reine, Vive notre petite Princesse! Cela venait de la rue de Meir.

LA REINE ÉTAIT DANS LA VOITURE AVEC LA PRINCESSE MARIE-JOSÉ.

Et, de loin, on voyait arriver un grand landau attelé de deux beaux chevaux noirs.

«C’est la voiture royale!» cria un gamin à côté de moi.

Je me poussai plus près de maman, car je me méfie maintenant des petits garçons qui ne sont pas de Louvain.

«La Reine est dans la voiture avec notre petite princesse Marie-José!» dit une grosse femme qui portait un panier pleins d’œufs.

«Oh! mais les deux Princes sont dans une seconde voiture!» Au moment où la voiture arriva place Verte, toute la foule se mit à crier:

«Vive la Reine, Vivent les Princes!»

La voiture allait au pas, tant il y avait de gens sur la chaussée. Elle passa juste devant nous, et je pus voir vraiment cette petite Princesse si jolie dont la photographie était sur le bureau de papa à Louvain.

Elle était assise auprès de sa mère dans le fond de la voiture. Sa robe était blanche, elle portait un chapeau de paille de riz garni d’une plume d’autruche blanche aussi. Elle a beaucoup de cheveux dont les boucles sortent en masse au-dessous des bords de son chapeau. Elle saluait gentiment de la tête, mais à un moment où la voiture passa devant des soldats d’artillerie réunis dans un coin de la place, elle se leva et envoya des baisers avec sa petite main; ses deux frères se levèrent aussi en agitant leur béret.

Alors la foule cria et hurla comme si elle avait été en délire; les gens entouraient la voiture, et la femme qui était à côté de nous se précipita près de la portière et, se hissant sur le marchepied, elle baisa la main de la Reine et celle de la petite Princesse. Son panier d’œufs était tombé par terre, mais personne n’y fit attention et on écrasa tout.

Comme la foule augmentait, maman prit Barbe dans ses bras et moi je m’accrochai à sa robe.

Les soldats se mirent à entonner la Brabançonne; tout le monde chantait avec eux, c’était vraiment magnifique. La femme au panier d’œufs pleurait, mais ce n’était par pour ses œufs perdus; je crois même qu’elle a suivi la voiture sans s’inquiéter d’autre chose.

L’Hôtel de Ville, c’est tout près de la place Verte. En y arrivant, on voyait beaucoup de gens devant l’affiche posée sur la porte.

Maman s’approcha, mais il n’y avait pas moyen de lire, nous étions encore trop loin. Un homme se retourna et dit à maman:

«Vous voulez savoir ce qui se passe? Eh bien, voilà: les Allemands ont mis Louvain à sac et la ville est brûlée.»

Maman chancela, mais elle tenait toujours Barbe dans ses bras; alors elle se raidit.

L’homme, regardant maman, murmura:

«Mais qu’a donc la pauvre dame?

—Papa est à Louvain avec ma sœur.

—Il fallait le dire!»

Une femme se mit à adresser des reproches à cet homme en lui disant qu’il devait faire attention aux nouvelles qu’il annonçait.

«Bah, bah! grommela l’homme, j’ai parlé trop vite; on dit que Louvain est incendié, mais on n’en sait rien en réalité.

—Mais je veux le savoir, je veux le savoir», répétait maman.

Barbe pleurait. Maman la mit par terre et poussa les gens qui étaient devant elle afin de pouvoir arriver jusqu’à la porte de l’Hôtel de Ville.

Elle s’adressa à un monsieur décoré qui avait l’air très sérieux, en le suppliant de lui donner des nouvelles de Louvain.

Ce monsieur assura qu’il savait seulement que les Allemands avaient brûlé des monuments à Louvain, mais que les habitants n’avaient pas été molestés—c’est le mot qu’il employa. Mais puisque nous étions de Louvain, il allait chercher des informations certaines afin de nous renseigner exactement. Il dit à maman de revenir dans la soirée et de demander M. Beughel.

Nous sommes retournées au Musée Plantin, maman peut à peine parler et c’est à ce moment que j’écris ces pages sur le bureau du fils de M. Claus.

26 août.

Hier soir, M. Claus est revenu de l’Hôtel de Ville avec maman. Louvain a été bombardé et brûlé, et cinquante automobiles allemandes sont entrées à Malines. M. Claus veut que nous quittions tous Anvers.

Maman a beaucoup pleuré; elle voulait retourner à Louvain, en nous laissant, Barbe et moi, à M. Claus. Alors j’ai supplié maman de me garder avec elle.

«Je t’en prie, petite maman, que nous ne te perdions pas, toi aussi. Que ferions-nous, Barbe et moi, sans papa et sans maman? Non, non, ne nous quitte pas.»

Je ne savais que dire, mais je m’accrochais à son cou en sanglotant.

M. Claus nous regardait et dit doucement à maman:

«Madame Hollemechette, votre petite Noémie a raison, n’abandonnez pas ces enfants. Nous retrouverons votre fille aînée et votre mari, car, à cause d’elle, il ne se sera pas exposé inutilement.

—Oh! je le sais bien, c’est pour cela surtout que j’avais laissé ma fille.»

Maman a fait un effort sur elle-même et a dit: «C’est décidé, je ferai ce que vous voudrez».

Il est entendu que nous partons tout à l’heure pour Ostende.

UN PETIT ÉCOSSAIS MARCHAIT
EN TÊTE DES BOY-SCOUTS.

Gand, le 3 septembre.

Nous sommes parties lundi matin d’Anvers, et nous sommes depuis deux jours à Gand, où nous attendons de pouvoir prendre un train pour Ostende. Je crois aussi que maman s’éloigne à regret de Louvain, et qu’elle espère avoir des nouvelles de papa et de Madeleine.

Le petit Claus nous avait conduites au chemin de fer. Il y avait beaucoup de monde encore, et on racontait des choses terribles sur l’armée allemande. Les Allemands étaient à Bruxelles, à Malines; ils auraient brûlé Louvain et Aerschot, l’Université et la Bibliothèque seraient en cendres! On avait emmené les hommes en Allemagne.

Quand maman entendit cela, elle ne voulait plus partir; mais quand elle parla à un officier qui était à l’entrée de la gare, il lui dit qu’il n’était plus possible de revenir en arrière, que les troupes allemandes avançaient, qu’Anvers allait être assiégé et que l’on ferait partir les femmes et les enfants.

«Du reste, madame, ne croyez pas tout ce qu’on dit; beaucoup de civils ont quitté Louvain et sûrement votre mari aura emmené votre fille.»

Barbe écoutait la conversation en ouvrant ses grands yeux; elle comprenait tout très bien, car elle s’écria:

«Mais, maman, et tante Berthe? Elle est bien avec papa, elle n’a pas été brûlée comme l’Université?»

L’officier regarda Barbe et dit à maman:

«Voulez-vous me laisser embrasser votre petite? Car moi aussi j’ai un bébé qui est aussi gentil qu’elle.»

Il embrassa Barbe, et après, il voulut mettre lui-même maman dans un compartiment où il n’y avait encore personne.

A Termonde, on annonça que les chemins de fer n’iraient pas plus loin, car toutes les locomotives avaient été prises pour les armées et dirigées sur Lille et Charleroi.

Alors, on a mis tous les enfants et toutes les mamans dans une salle d’attente où il y avait de la paille par terre. Maman voulait sortir pour trouver une chambre, mais un soldat lui dit:

«Restez là, car on va tâcher d’avoir un train pour mener tout le monde à Gand, et puis, en ville, tout est sens dessus dessous. Tâchez de prendre un coin pour dormir avec vos petites demoiselles.»

Maman portait Barbe qui pleurait et qui voulait absolument retourner à Louvain. Elle serrait Francine dans ses bras, et maman eut beaucoup de peine à l’installer dans une de nos couvertures; je me suis couchée de l’autre côté de maman, elle nous tenait chacune par un bras, j’avais ma joue appuyée contre la sienne, je me suis endormie; mais je suis bien sûre que maman n’a pas dormi, qu’elle a pleuré, parce que, lorsque je me suis réveillée, j’ai trouvé son mouchoir, tombé à côté d’elle, qui était tout mouillé.

Gand, 5 septembre.

Nous avons appris beaucoup de détails sur Louvain hier. Nous ne savons pas ce que papa et Madeleine sont devenus, mais nous savons que l’Université et la Bibliothèque sont entièrement détruites! Aujourd’hui, maman ne peut retenir ses larmes, et la femme Greefs fait tout ce qu’elle peut pour la consoler.

Je veux tout écrire. A Gand, en descendant la rue de Flandre après être sorties de la gare, nous avons été arrêtées par le passage d’une troupe de boy-scouts, accompagnée de musique et de drapeaux. Deux boy-scouts battaient du tambour, un autre jouait du clairon, et devant eux un petit Écossais de la cornemuse. C’est maman qui a dit que cet instrument s’appelait une cornemuse; c’est bien amusant. Ils jouaient la Brabançonne. Barbe sautait de joie. Une femme cria:

«Oh! regardez celui-là, il va à Ostende voir le Roi, c’est la troisième fois qu’il passe ici. Il est de Louvain.

—De Louvain! s’écria maman, il faut que je lui parle.»

Et, sans attendre la réponse, vite nous nous sommes mises à courir derrière les boy-scouts.

Ils se sont arrêtés derrière le château de Gérard-le-Diable. Une foule énorme les entourait; maman est arrivée tout près d’eux et s’est adressée à celui que la femme avait désigné comme venant de Louvain. Il était très grand, et avait une figure maigre et des yeux très vifs, un peu comme ceux de Désiré.

Maman lui dit:

«Mon cher garçon, est-ce vrai que vous venez de Louvain? Racontez-moi tout ce que vous savez. J’ai laissé là-bas ma fille, mon mari, soyez bon et donnez-moi les nouvelles que vous avez.

—Ah! madame, je vous raconterai tout ce que je sais. Il s’en est passé des choses là-bas! et ils ont brûlé et....

—Bien, bien, interrompit un vieux monsieur à cheveux blancs, qui semblait nous regarder avec intérêt, dites seulement les choses intéressantes.

—Oh! voilà; les Allemands sont arrivés à Louvain le 20 août; l’armée belge s’était retirée la veille pour que notre chère et ancienne ville fût préservée, car on savait déjà que les Allemands brûlaient et pillaient tous les villages et les maisons qui étaient sur leur passage.

«Le premier jour, tout se passa bien; les habitants donnaient ce qu’on leur demandait, et les soldats, bien qu’un peu tapageurs, ne commirent pas de violence. On nous empêchait seulement de sortir et de nous promener. Du reste, beaucoup de gens avaient fui à l’approche des Allemands.

—Mon Dieu, je suis bien sûre qu’il est resté, lui!

—Qui ça, madame?

—Mon mari, le libraire de la rue de Namur, M. Hollemechette.

—Oh! madame; je connais bien M. Hollemechette, et papa aussi, le relieur de la rue du Marché-aux-Légumes, je suis le fils de M. Josen. Votre mari est parti à l’heure actuelle, mais si vous saviez ce qu’il a fait! Il a empêché toute une rue de brûler!

—Oh! ça, c’est bien mon papa! ai-je dit.

—Racontez vite.»

JE ME SUIS COUCHÉE DE L’AUTRE CÔTÉ DE MAMAN.

Le vieux monsieur qui écoutait notre conversation l’interrompit en disant: «Allons nous asseoir là sur ce banc, car madame doit se sentir fatiguée.

—Oui, un peu.»

Je le sentais bien: maman ne nous lâchait pas, mais sa main ne me tenait pas aussi fermement.

«Je vous ai dit, continua le petit boy-scout, que les deux premiers jours se passèrent assez bien; pourtant les Allemands semblaient sur le qui-vive et les habitants sortaient moins de chez eux. Un soir en allant porter les lettres de M. Schnutz, qui remplace le bourgmestre, à Mgr Ladeuze de l’Université, je vis M. Hollemechette dans une des salles de l’Hôtel de Ville. Il venait demander de venir là avec sa fille et sa tante, car sa maison était remplie de soldats allemands.

«Le concierge, le vieux Poppen était là; il ne voulait pas quitter votre fille. Il y avait M. Boonen, M. Diest, M. van Velthem. La Tantine Berthe, comme l’appela votre mari, ne disait rien, mais ses yeux brillaient et l’on voyait bien qu’elle était très en colère. A un moment donné je la vis qui parlait tout bas à Poppen et je pense qu’un Allemand aurait bien fait de ne pas se mettre entre eux.

«M. Schnutz dit qu’il fallait tous rester là, surtout Mlle Madeleine; la Tantine Berthe déclara qu’elle ne la quitterait pas.

«Le bruit se répandit alors que les Anglais et les Belges étaient dans les environs; aussitôt une satisfaction non déguisée se montra sur tous nos visages et une grande inquiétude se manifesta dans les yeux des soldats et des officiers allemands qui parcouraient la ville.

«Tout à coup dans la nuit on entend des coups de feu, et des quatre coins de la ville s’élèvent des lueurs rouges. Les environs de l’Hôtel de Ville étaient en flammes, le Krakenstraat, le marché aux Légumes, l’église du Grand Béguinage.

—Mais c’est en face de Tantine Berthe?

—Sa maison a été entièrement brûlée.

—Oh! Mais chez nous?»

Barbe s’est mise à pleurer. Maman la prit dans ses bras, l’embrassa; alors Barbe a cessé de pleurer, elle a même fini par s’endormir, et moi je me suis bien serrée contre maman.

UN HOMME SE RETOURNA VERS MAMAN.

«Oui, le soir à six heures, tout était incendié; de temps en temps, des maisons s’effondraient en craquant avec des bruits de tonnerre! A l’Hôtel de Ville, préservé par quelques soldats, il y avait des notables; deux vieux professeurs pleuraient; d’autres au contraire, comme M. Boonen, regardaient les Allemands avec mépris et hauteur. L’église de Saint-Pierre et la tour entière étaient en flammes. M. Hollemechette, pressé par la Tantine Berthe, s’adressa au major installé à l’Hôtel de Ville en lui demandant ce que l’on pourrait faire pour préserver la rue où il habitait.

«Assurez-vous que toute la nuit les portes des maisons soient ouvertes et que les «fenêtres soient éclairées», lui fut-il répondu.

«Aussitôt M. Hollemechette résolut de se rendre rue de Namur; je lui proposai de l’accompagner afin de me procurer des bougies pour les donner aux habitants des maisons, car toutes les conduites de gaz étaient coupées; votre fille Madeleine s’accrocha au bras de son père en disant:

«—Maman m’a laissée ici pour que je garde papa, je ne le quitterai pas....

LE SOLDAT BELGE EMBRASSA BARBE.

«—Très bien, ma fille, dit la Tantine Berthe, et comme je suis trop vieille pour courir la nuit dans les rues, je vous attendrai ici; mais revenez, car moi aussi je dois veiller sur vous deux, je l’ai promis.»

«Alors nous voilà en chemin tous les trois pour suivre les maisons de la rue de Namur et voir si les prescriptions étaient bien observées. Beaucoup de familles étaient déjà parties après avoir allumé une bougie dans leur salon sans laisser les portes ouvertes; ces maisons seraient donc incendiées et pillées. C’est pourquoi nous heurtions à toutes les portes fermées et si on ne nous ouvrait pas, nous brisions les serrures. Votre fille Madeleine s’était armée d’une hache et frappait elle-même avec force, et je l’ai vue monter sur une échelle et pénétrer dans une maison par la fenêtre d’un premier étage pour ouvrir la porte du dedans.

—Mais votre fille est une héroïne! s’écria le vieux monsieur aux cheveux blancs.

—Vous ne la connaissez pas, mais elle ressemble tout à fait à maman dis-je.

—Continuez, continuez, s’écria maman.

—De cette façon les maisons de cette rue n’ont pas été incendiées; le matin nous avons pu voir les nouveaux désastres: les maisons de la rue de la Station et d’autres dont le feu était attisé par des soldats dont on voyait les silhouettes nettement dessinées sur le fond rouge des flammes.

«En revenant à l’Hôtel de Ville on nous apprit que M. Boonen, Mgr Ladeuze, M. van. Tieren et beaucoup d’autres avaient été emmenés comme otages, on ne sait pas où. Il y avait là, la directrice de l’école des orphelins de la Cour des Béguines qui venait demander au major que l’école fût épargnée.

«Tandis qu’elle parlait, nous voyions les soldats allemands qui accouraient de tous les côtés chargés de gros paquets volés: vêtements, meubles, bouteilles de vin, etc.

«Le major von Manteuffel déclara que maintenant il n’y avait plus rien à faire, que la ville serait bombardée à midi et que les habitants devaient partir s’ils voulaient ne pas périr.

«Après un moment de réflexion, votre mari a décidé de partir. Il y avait aussi une jeune femme avec son dernier bébé dans les bras. Nous avons pris une brouette, sur laquelle on posa quelques paquets, et nous voilà tous en route vers Malines et Anvers, après avoir regardé encore Louvain entouré d’une épaisse fumée.

—Alors, ils sont à Bruxelles, s’écrie maman, ils sont sauvés!

—Oui, sûrement! Mais attendez....»

Maman ne l’écoutait plus et se mit à pleurer en me serrant très fort. Barbe se réveilla et commença à rire en disant:

«Alors nous allons voir papa, Madeleine et Tantine Berthe!

—Non, pas encore, mais ils vivent! Ma chère petite Madeleine!»

Le boy-scout ne pouvait placer un mot, et le vieux monsieur faisait des hum! hum! comme s’il était très en colère, mais je crois que c’était le contraire.

Maman veut que je me couche: je terminerai demain le récit de ces tristes aventures.

Phœbus contre les Boches.

Ostende, le 6 septembre.

JE n’avais pas fini le récit du jeune boy-scout qui nous a donné des nouvelles de Louvain; je le reprends vite, car j’ai tant de choses à écrire sur notre voyage!

Il a dit: «Sur la route de Malines, il y avait beaucoup de gens qui partaient comme nous, des grands-papas, des bébés et de pauvres mamans bien pâles.

«Nous avons fait ainsi quelques kilomètres. M. Hollemechette me dit: «Mon ami, vous avez une bicyclette, on peut avoir besoin de vous, allez en avant, ne vous occupez pas de nous. Qui sait si les armées ne pourraient pas vous employer. Merci de ce que vous avez fait pour nous, et que Dieu vous protège.»

«En effet, je pus arriver à Bruxelles et à Anvers; maintenant je vais à Ostende où je verrai bien le Roi; j’ai des renseignements à porter.

—Est-ce que vous verrez la petite princesse Marie-José?

—Mais non, elle est en Angleterre avec ses frères.

—Nous aussi, nous allons à Ostende, dit maman, nous nous y reverrons sûrement.»

Maman était très émue en lui disant adieu et moi, je le trouvais bien gentil, puisqu’il nous avait donné des nouvelles de papa et de Madeleine.

Comme il n’y avait plus de trains pour nous mener à Ostende, le vieux monsieur nous aida à chercher un moyen pour nous y rendre, le plus commodément possible, comme il disait.

Il connaissait un voiturier rue des Meuniers, qui avait encore un cheval et qui peut-être pourrait nous conduire à Ostende.

Barbe était très contente d’aller en voiture. Elle prit sa poupée par une main et lui raconta qu’on allait prendre une belle voiture pour aller à Ostende et qu’il ne faudrait pas avoir peur, car le cheval n’était pas méchant et que là, à Ostende, nous retrouverions sûrement papa et Madeleine.

Je ne pouvais pas m’empêcher de rire en l’entendant s’amuser; je lui dis:

«Mais non, pas à Ostende, à Bruxelles.

—Pourquoi pas à Ostende? Je veux voir papa à Ostende.

—Mais papa n’y est pas.

—Si.

—Non, je le sais bien.»

Maman me dit alors que je ne devais pas contrarier Barbe, qui était fatiguée et qui ne comprenait pas tout.

Je me suis tue alors.

Le vieux monsieur, qui était très bon et qui nous caressait les cheveux de temps en temps, demanda à maman de lui permettre de nous donner à goûter.

«J’aurais bien voulu mener ces petites filles chez le meilleur pâtissier de la ville, mais il est parti pour la guerre dès le commencement du mois d’août.... Tout de même nous trouverons bien quelque part des gâteaux à manger. Vous aimez les éclairs et les choux à la crème, n’est-ce pas, ma petite demoiselle? demanda-t-il à Barbe.

—Oh! mais, tu sais, j’aime aussi le chocolat et tu en donneras à Francine s’il te plaît?

—Oui, bien sûr.

—Est-ce que tu as des petites filles comme nous?»

La figure du vieux monsieur devint toute triste.

«Oui, j’avais une petite fille bien gentille, blonde comme vous, mais qui n’avait pas des joues aussi roses.

—Où est-elle, maintenant?»

Maman voulait arrêter Barbe, mais le vieux monsieur reprit doucement:

«Laissez-la parler: j’aime à entendre les enfants. Ma petite fille Gertrude est partie pour aller habiter un pays bien beau et bien magnifique, où jamais on ne pleure et où le sourire ne disparaît jamais des visages.... Tenez, arrêtons-nous là, chez Mme Pepinster, elle a toujours de bonnes brioches.»

Nous sommes entrées dans une boutique très claire.

UN GRAND ÉCOSSAIS ET UN ANGLAIS HABILLÉ
EN KAKI POUSSAIENT DES VOITURES D’ENFANT.

Le vieux monsieur nous fit asseoir autour d’une table, Barbe, moi et Francine; maman ne voulait rien prendre, mais je dis tout bas au vieux monsieur, qui était notre ami maintenant, qu’il fallait donner du café à maman, car elle était fatiguée.

«Mais c’est véritablement une petite maman! Noémie, vous devez être la joie et le soleil de votre maison.

—Oui, dit maman, Noémie est aussi bonne que raisonnable.»

Je ne sais pas pourquoi, mais je me mis à pleurer.

Mme Pepinster apporta du chocolat avec de la crème pour Barbe et moi, et du café pour maman avec de grosses galettes toutes chaudes.

C’était très bon, et le vieux monsieur ne cessait de nous regarder en nous demandant si nous trouvions tout à notre goût.

«Oui, c’est très bon et je crois que j’en voudrais encore, dit Barbe.

—Oui, je vais vous donner un gros paquet de gâteaux que vous pourrez manger en voiture.»

Il fit faire un paquet bien ficelé, et puis il dit qu’il fallait vite aller chercher nos places, que sans cela nous n’en trouverions plus.

Grâce au vieux monsieur, le loueur dit qu’il avait un grand char à bancs où l’on pourrait tenir plusieurs. Il était attelé de deux bons chevaux, et il avait l’ordre de les mener à Ostende, où ils étaient réquisitionnés par l’armée, et que ses chevaux ne seraient pas fatigués d’avoir traîné ce tas de mioches.

«Qu’est-ce que c’est que des mioches? ai-je demandé à maman.

—Ce sont les gentils petits enfants, et c’est en France qu’on les appelle ainsi.»

Puisque c’est un mot français, j’appellerai Barbe maintenant petite mioche.

Le vieux monsieur fit monter maman dans le char à bancs avec ses paquets. On avait placé une banquette dans le fond, où maman s’assit avec nous de chaque côté d’elle. Il monta encore quatre femmes avec des petits enfants. La femme Greefs était partie dans un convoi précédent.

Maman demanda au vieux monsieur de lui dire son nom, car elle voulait lui donner de nos nouvelles.

«Oh! je vous remercie de cette pensée; cette sortie avec vous a été comme une lueur merveilleuse dans ma sombre vie, mais si quelquefois, lorsque notre pays sera de nouveau heureux et prospère, votre pensée se reporte à votre voyage à travers nos provinces envahies, songez au vieux Jean des Goes, qui demeure en face du château de Gérard-le-Diable.... Adieu, mes enfants, que Dieu vous bénisse et qu’il vous conserve, vous et vos parents, en bonne santé.»

C’est bien ainsi qu’il a parlé, comme maman me l’a encore redit.

Après nous avoir embrassées, Barbe et moi, et salué maman, il s’éloigna très vite d’un air triste. J’ai voulu écrire tout ceci dans mon cahier, afin de ne jamais l’oublier, lorsque nous reviendrons à Louvain.

La route que nous suivions était pleine de gens qui se rendaient à Ostende comme nous. Dans un endroit qui montait, la voiture fut arrêtée par un encombrement causé par une bicyclette, sur laquelle deux hommes cherchaient à mettre bien solidement deux petits enfants.

Sous la bicyclette, on avait déjà attaché d’énormes paquets. Il y avait un bébé tout enveloppé dans des châles et une fillette un peu plus petite que Barbe, avec des cheveux très blonds et de grosses joues rouges. Deux hommes tenaient la bicyclette de chaque côté et la maman suivait par derrière.

Maman voulut prendre les deux enfants dans la voiture. Ils commencèrent à pleurer, alors maman me dit de leur donner des gâteaux, car ils avaient certainement faim.

Nous sommes arrivées très tard à Ostende, et nous avons eu beaucoup de peine à nous loger, car tout était plein, les hôtels, les maisons. Enfin, nous avons passé la nuit dans un grand café, où l’on avait mis les enfants sur les billards, et sur des chaises ceux qui étaient plus grands, comme moi, par exemple.

Seulement, Barbe criait tout le temps dès que je m’éloignais d’un pas; elle ne voulut s’endormir que lorsque je me mis contre elle. Tout ceci aurait été amusant, si je n’avais pas vu l’air triste de maman, et si je n’avais eu envie de pleurer dès que je pensais à papa et à Madeleine.

Ce matin, en sortant, nous avons vu une chose bien drôle, qui faisait rire tout le monde. Sur la promenade, il y avait un grand Écossais et un Anglais habillé en kaki qui poussaient des voitures d’enfants dans lesquelles étaient installés des bébés bien tranquilles.

Le grand Écossais fumait en riant aux éclats, le soldat en kaki riait aussi, mais il ne fumait pas.

En voyant cela, des gens crièrent: «Vivent les Anglais!» Alors, tout le monde se mit à crier très fort et à applaudir. Les jeunes soldats tout rouges, ne savaient plus où se mettre; les deux bébés remuaient en l’air leurs petites mains. Enfin tout le monde avait l’air content. Je crois que depuis Louvain et le passage des enfants royaux à Anvers, nous n’avions vu personne sourire comme à ce moment-là.

Ostende, le 10 septembre.

J’ai beaucoup de peine à écrire sur mon carnet aujourd’hui, car Barbe est tout le temps près de moi pour que je caresse Phœbus! Oui, Phœbus, car nous avons notre cher toutou près de nous!

Mais dans quel état! Il a eu une patte brisée, et l’on a été obligé de la lui couper, ce qui fait qu’il n’a plus que trois pattes, qu’il est réformé, comme a dit le major, et qu’il a reçu la médaille de guerre des chiens.

Malgré cela, je suis bien contente et maman a pleuré, car elle sentait que c’était quelque chose de chez nous, de Louvain, qu’elle revoyait en retrouvant Phœbus.

Mais il faut que je dise comment nous avons revu Phœbus.

Le premier jour de notre arrivée à Ostende, nous ne savions où habiter il n’y avait pas de places dans les hôtels; les maisons particulières avaient des Anglais à demeure, et dans les rues, sur les places, on ne rencontrait que des femmes avec des enfants et des paquets sur les bras qui s’asseyaient sur le trottoir et qui refusaient de se lever pour aller plus loin.

Au commencement, maman s’arrêtait et voulait prendre les enfants, savoir d’où ils venaient. Mais il y en avait tant, tant, que c’était «désespérant»; c’est maman qui m’a dit ce mot.

Sur la place, devant l’église de Notre-Dame, des troupes d’artillerie étaient campées, bien en ligne, avec de belles mitrailleuses et de beaux chiens qui semblaient très heureux.

Barbe voulait tout le temps aller les caresser; moi, je l’en empêchais; alors elle se mit à crier et à dire que j’étais méchante; je commençai à pleurer, car je faisais tout ce que je pouvais pour lui faire plaisir, je ne la taquinais plus et voilà qu’elle me traitait de méchante.

DEUX HOMMES TENAIENT LES
BÉBÉS SUR UNE BICYCLETTE.

Mais maman se pencha vers moi, m’embrassa et me dit que nous étions toutes deux fatiguées, qu’il ne fallait pas avoir de chagrin pour si peu de choses, et que Barbe ne devait pas toucher les chiens qu’on ne connaissait pas, qu’elle le lui défendait. Ceci, maman le dit très sévèrement. C’était la première fois depuis notre départ de Louvain que maman prenait un air sévère.

Maman aussi était fatiguée sûrement.

Seulement, elle alla vers un officier d’artillerie qui parlait à ses soldats près d’une mitrailleuse; elle lui demanda s’il n’avait pas des nouvelles du 2e régiment d’artillerie où était Désiré.

«Oh! ce régiment est près d’Anvers. Il s’est joliment bien comporté déjà, je ne sais rien autre à son sujet. Mais vous devriez aller à la caserne Léopold où sont arrivées depuis huit jours des troupes d’Anvers. Il y a aussi l’hôpital de la Digue. Les derniers combats ont été vifs et, certainement, vous aurez des nouvelles.

—Merci beaucoup, monsieur le capitaine, mais ce soir je ne peux pas y aller, il faut encore que je trouve à me loger avec mes deux petites filles.

—Oh! mais, vous savez, il n’y a pas place pour une épingle dans Ostende! C’est effrayant. Moi-même j’ai cru que j’allais être obligé de coucher à la belle étoile.»

Barbe, qui est toujours très familière, était près du capitaine et touchait son sabre malgré mes signes.

«Oh! qu’est-ce que c’est, la belle étoile?

—C’est rester toute la nuit sous le beau ciel et les belles étoiles, sans abri et sans dodo.

—Oh! moi, je veux coucher dans un dodo.

—Comment vous appelez-vous, ma petite fille?

—Barbe Hollemechette.

—Mon Dieu, c’est le nom de notre patronne, à nous autres artilleurs! Oh! je veux que cette petite Barbe ait un dodo ce soir. Madame, ajouta-t-il, en se tournant vers maman, je loge chez une vieille dame qui a peut-être un coin où elle pourra vous mettre à l’abri. Mon service est fini, venez avec moi, c’est tout près d’ici et nous allons arranger cela immédiatement.»

Pendant que maman le remerciait, il parla encore à ses soldats, et puis il prit la main de Barbe d’un côté, la mienne de l’autre et nous nous sommes dirigés tous les quatre vers une rue étroite qui longe l’église.

Au coin de la rue, l’artilleur s’arrêta devant une petite maison très propre avec un jardin plein de fleurs qui sentaient très bon.

La porte s’ouvrit et une vieille dame à cheveux blancs, avec une robe noire et des lunettes, vint au-devant de nous en s’écriant:

«Mon Dieu, Monsieur le capitaine, qu’est-ce que vous amenez là, deux petites filles? Mais ce n’est pas à vous?

—Non, non, madame Beulans. Cette dame arrive de Louvain, où elle a laissé son mari, sa fille....

MADAME BEULANS REMPLIT DE GATEAUX LES POCHES DE BARBE.

—Et Tantine Berthe, dit Barbe.

—Et qui ne trouvent pas à se loger ici. Alors j’ai pensé que vous ne voudriez pas laisser ces jolies petites filles coucher à la belle étoile.

—Pour sûr que non; vous avez bien fait de les conduire ici. Je crois que nous allons commencer par leur donner à manger. Mais, vous ne savez rien de votre mari et de votre fille qui sont restés à Louvain, car Louvain a bien souffert...

—Oui, je sais tout, dit maman, mais je sais aussi que mon mari et ma fille sont sauvés et qu’il sont à Bruxelles.

—A Bruxelles!... Eh bien, ce soir, après le souper, nous tâcherons d’avoir des nouvelles par un de mes petits-fils qui est arrivé de là-haut aujourd’hui.

Dans une salle à manger bien propre, comme celle de Mme Melken à Louvain, nous avons dîné. Le capitaine était au milieu de nous deux, et il ne cessait de s’occuper de Barbe et de lui donner les meilleurs morceaux; à moi aussi, du reste. Seulement, au milieu du repas, Barbe commença à s’endormir: maman la mena dans une jolie chambre; moi, je la suivis et je crois que c’est maman qui m’a déshabillée, car je ne me souviens plus comment je me suis mise dans mon lit.

Ce matin, le soleil entrait dans notre chambre, quand je me suis réveillée. A côté de moi, dans le lit, il y avait Barbe, mais je ne vis pas maman. Alors, je commençais à crier: «Maman, maman», quand je vis devant la fenêtre la vieille Mme Beulans, avec la même robe que la veille, les mêmes lunettes, qui raccommodait du linge.

«Eh bien! Eh bien! votre maman n’est pas perdue. Elle s’est levée de grand matin pour aller s’informer de votre frère. Je suis venue ici pour que vous n’ayez pas peur et pour vous donner du bon café au lait avant de vous habiller.

—M. l’officier, où est-il, madame? lui demanda Barbe.

—Oh! ma petite, il est parti! Le Roi l’a appelé cette nuit, et il est déjà en route.»

Barbe commença à pleurer en disant qu’elle voulait le voir, et la vieille dame lui dit, en la regardant avec ses bons yeux à travers ses lunettes:

«Il ne faut pas pleurer comme cela; ta maman a de la peine, moi aussi: il faut que les petits enfants soient tout à fait gentils et obéissants.

—Je veux maman, je veux maman!» criait Barbe.

Elle commençait à être tout à fait insupportable et je ne savais comment faire pour la calmer. Heureusement que maman est arrivée à ce moment-là.

«Mes enfants! mes enfants, je viens d’avoir des nouvelles de Désiré qui a été blessé et qui est dans une ambulance à Anvers; il sera vite guéri, paraît-il, et il retournera bientôt à sa batterie; j’ai vu un officier de son régiment qui se rend à Furnes, il m’a dit combien Désiré a été brave. Et j’ai encore quelque chose de très intéressant à vous dire, j’ai vu Phœbus!

—Phœbus, notre vieux toutou!

—Oh! je le veux tout de suite, s’écria Barbe.

—Ma petite fille, répondit la vieille dame aux lunettes, il ne faut jamais dire: je veux, quand on est une petite fille; ce n’est pas joli du tout.

—Mais, madame, Phœbus, c’est mon toutou, et je l’aime beaucoup.

LES CHIENS ATTELÉS AUX MITRAILLEUSES
ÉTAIENT PRÊTS A PARTIR.

—Oui, je comprends, et je vois aussi que tu es un tout petit bébé. Tiens, mets ton chapeau et va voir ton toutou.»

En passant devant la salle à manger, elle prit des gâteaux et les mit dans les poches du paletot de Barbe.

Maman alla avec nous par l’avenue de la Reine, qui nous conduisit près du champ de courses où l’on avait construit des hangars pour mettre les chiens blessés.

Comme maman était déjà venue, on la connaissait et la sentinelle qui se tenait à la porte nous laissa entrer.

Sous de grands hangars, il y avait de la paille étendue par couchettes, sur lesquelles étaient les chiens les plus blessés. Ceux qui allaient mieux étaient couchés au soleil, sur la pelouse verte. Après avoir passé devant une dizaine de chiens, tout à coup nous avons vu notre vieux Phœbus. En nous apercevant, il voulut se soulever, mais il ne put pas, alors nous avons vu des larmes dans ses yeux; mais je me mis à l’embrasser et Barbe se pendit à son cou; il remuait la queue et voulait toujours se soulever.

Un gros militaire que tout le monde appelait M. le major s’approcha de nous et parla à maman.

«Votre chien a eu une patte brisée, nous avons été obligés de la lui couper; il ne pourra plus servir dans l’armée.

—Je comprends très bien, dit maman, mais je peux bien prendre ce chien avec moi, puisqu’il est à moi.

—Bien sûr, c’est toujours ça de moins ici. Vous voulez sans doute voir son conducteur? Il est ici, il a eu une grave blessure à l’épaule, mais il est tout à fait bien aujourd’hui. Tenez, le voilà, il va vous raconter ses faits d’armes et ceux de votre chien.»

Naturellement, pendant tout ce temps-là, nous n’avions cessé de caresser et d’embrasser Phœbus qui nous léchait les mains et qui essayait de se traîner.

Louis Gersen, l’artilleur, s’approcha de nous, en s’appuyant sur une canne; il avait l’air très fatigué.

«Oh! madame, que je suis content de vous voir! Vous pouvez être fière de votre bon chien. Il a été blessé un jour où nous avons dû céder du terrain aux Allemands. Les mitrailleuses étaient en position, les chiens dételés. Tout à coup nous recevons l’ordre de ratteler vivement et de nous placer à 300 mètres plus bas. Vite j’attelle mon chien—vous permettez que je dise mon chien,—il entraîne la mitrailleuse. Je vous dirai qu’il ne permettait jamais qu’un autre attelage, même traîné par deux chiens, le dépassât.

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