Noémie Hollemechette: Journal d'une petite réfugiée belge
Il va donc plus vite que les autres; aussi je me mets rapidement à ma place en lui faisant faire demi-tour. Naturellement il se trouve le plus en vue, un éclat d’obus tombe en plein sur nous, je roule par terre, lui n’avait encore rien; il court à moi, je lui crie: «Prends la mitrailleuse!»
«Il saisit les harnachements avec ses dents et le voilà qui tire, tire jusqu’à ce qu’un camarade lui pose les harnais, et le voilà qui court mettre les mitrailleuses en lieu sûr dans un bois.
«Une fois Phœbus dételé, vous croyez qu’il se couche! Non, pas du tout, le voilà qui court à ma recherche, et je sens tout à coup une langue chaude sur toute ma figure. Il se met à aboyer, à tourner autour de moi; il veut m’emmener, mais ne sait pas comment faire. Les ambulanciers qui parcourent le champ de bataille le voient et ils viennent me prendre.
On nous installa dans le plus proche village. Le lendemain, il était bombardé; le bon Phœbus tandis qu’il allait me chercher un bandage reçut un éclat d’obus qui lui brisa la patte.
«Je parvins à le garder auprès de moi; on lui coupa la patte et, à notre arrivée à Ostende, le général me remit la décoration de Léopold, et à lui, la médaille d’honneur des chiens sauveteurs. C’est du reste parce qu’il m’a sauvé qu’on ne l’a pas abattu. Mais comment ferai-je pour me séparer de mon nouvel ami?»
Le gros major qui avait écouté toute l’histoire, lui dit:
«Mais, mon pauvre garçon, puisque tu vas reprendre du service et que le chien, lui, ne peut plus servir, tes regrets sont superflus et tu ferais mieux de me demander de mettre un bâton comme quatrième patte à ton chien, afin qu’il puisse s’en aller avec ses petites maîtresses.
—Monsieur le major, j’allais vous le demander.
—J’allais vous le demander... Eh bien, il fallait le faire tout de suite. Allons, je vais mettre une patte en bois à Phœbus.»
Barbe vient vers l’artilleur et, lui prenant la main, elle lui dit:
«N’est-ce pas, il est méchant, M. le major?
—Oh! non, pas du tout, il est très bon, au contraire, et vous verrez, il ne fera pas de mal à Phœbus.»
Maman dit à l’artilleur qu’elle voudrait bien avoir de temps en temps de ses nouvelles; lui devait se mettre sous les ordres du gouvernement et il ne pouvait savoir où on l’enverrait, mais en adressant ses cartes au siège du gouvernement, on était sûr qu’elles parviendraient à destination, car il y avait un bureau spécial pour les soldats et leur famille. On pouvait toujours s’y adresser; de même pour les réfugiés de toutes les villes de Belgique, si on s’inscrivait on pouvait savoir ce qu’étaient devenues toutes les malheureuses familles. C’est comme cela que maman avait trouvé l’endroit où était Gersen et notre chien.
Louis Gersen nous fit voir la belle médaille de Phœbus. Elle était en argent avec ces mots simplement inscrits: «Phœbus, mitrailleuse no 24, combat de Diehl, 1914.» On l’avait accrochée à son collier, qui du reste était tout abîmé.
Barbe voulait absolument prendre la médaille. Je lui dis qu’elle appartenait à Phœbus et qu’on n’avait pas le droit de la lui enlever même une minute.
«Mais puisque Phœbus est à nous, la médaille est à papa, à maman, à Madeleine, à toi et à moi, je veux la prendre.
—Non, je t’en prie, sois sage, tu auras la médaille quand Phœbus viendra avec nous demain.
—Je veux la médaille de mon toutou.
—Non, laisse-la-lui; sans cela, je le dis à Monsieur le major.»
Elle consentit alors à se taire, car le major lui faisait un peu peur.
Phœbus ne voulait pas nous laisser partir; il se mit à hurler si fort que tous les autres chiens aboyèrent tous ensemble. Barbe pleurait et voulait laisser Francine à Phœbus pour le consoler de notre départ.
Adieu Belgique!
Ostende, le 13 septembre.
NOUS sommes encore à Ostende que nous devions quitter depuis trois jours: mais nous avons trouvé le moyen de donner de nos nouvelles à papa, et maman croyait que nous aurions une réponse. Nous allons tout de même partir demain matin pour Dunkerque. Les Allemands approchent, et la vieille dame aux lunettes veut que maman aille en France.
La vieille dame aux lunettes est tellement bonne avec nous que nous ne savons que faire pour elle. Barbe est très obéissante, et moi je lui aide à bobiner ses écheveaux de laine.
Elle ne rit jamais, mais ses yeux sont si bons quand elle vous regarde qu’on n’aurait jamais envie de lui faire de la peine.
Quand Phœbus est venu la première fois ici, elle est allée jusqu’à la porte pour le voir; il marchait si drôlement, le pauvre Phœbus! Il ne voulait pas de sa patte de bois, il la mordait! Elle dit bonjour à Phœbus, comme s’il avait été une vieille connaissance; elle le conduisit dans la cuisine où elle lui servit une bonne pâtée, sans trop de viande, car la viande est seulement pour les soldats. Il se coucha aussitôt sur un coussin et resta bien sage sous les rayons du soleil.
Maman, qui avait pu retrouver à Ostende Phœbus et Louis Gersen, continua ses recherches pour savoir de quelle manière elle pourrait revoir papa et Madeleine.
Elle nous laissait avec Mme Beulans qui racontait de belles histoires à Barbe. Ces histoires étaient si jolies que je les écoutais attentivement; une fois je lui demandai comment elle en savait tant, elle me répondit:
«Ce sont des histoires françaises que j’ai lues dans un livre appelé les Contes de Perrault, et puisque Noémie aime à lire, je lui donnerai ce volume qui est là dans la bibliothèque de mes enfants.»
Hier, maman nous a emmenées avec elle, car le commandant de la place lui avait dit qu’il envoyait des soldats à Bruxelles.
Nous sommes allées au «Quartier général» comme maman a dit. Je lui ai demandé ce que c’était que le quartier général. Elle m’a expliqué que c’était l’endroit où le Roi résidait lorsqu’il n’était pas à se battre, et où il recevait ses généraux, ses officiers, et les boy-scouts qui avaient des missions pour lui.
La Reine y était aussi.
Quand nous sommes arrivées, comme on connaissait déjà maman, on l’a conduite chez un commandant français qui était très gros, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Il était devant une petite table sur laquelle il y avait plein de papiers. Il nous regarda toutes les deux, Barbe et moi, et je suis sûre qu’il avait des larmes dans les yeux; pourtant, il avait un ton dur en parlant.
«Le mieux que vous ayez à faire, dit-il à maman, c’est d’aller en France. Vous me laisserez bien votre nom et, dès que vous changerez de domicile, vous enverrez votre adresse au quartier général, où tous les Belges doivent passer. Si votre mari et votre fille quittent Bruxelles, ce qui est probable, ils viendront ici et on vous les enverra.
—Mon Dieu, vous croyez que je les retrouverai?
—Sûrement, cela ne fait aucun doute.
—Mais comment vous remercier?
—Laissez-moi embrasser vos petites filles.»
Il nous embrassa toutes les deux, mais très vite, et aussitôt après, il cria très fort à un petit boy-scout qui était près de la porte:
«Dis donc, toi, fais entrer la première personne qui attend, et vivement.»
Une femme en pleurs entra.
«Monsieur le commandant, Monsieur le commandant, j’ai perdu mes enfants, j’ai perdu mes enfants!
—Vous êtes complètement folle. Expliquez-vous clairement. Asseyez-vous.
—Voilà. Nous avons fui de Tirlemont, où les Prussiens sont entrés un soir. J’ai pris mes enfants dans mes bras, un garçon de cinq ans et une petite de trois ans, et puis ma vieille mère qui, elle, portait un paquet de vêtements et notre pie dans une cage me suivait.
—Une pie? interrompit le major.
—Oui, Monsieur le major, une pie. Je ne sais pas comment cela est arrivé, mais enfin ma mère portait sa pie.
—Et puis après?
—J’étais très malade depuis bien des mois; alors, tout à coup, en courant, je suis tombée et j’ai perdu connaissance; quand je suis revenue à moi, il faisait complètement nuit et j’étais seule....»
Maman pleurait, le commandant toussait et la femme continua:
«Je me suis mise à marcher; sur la route j’ai rencontré un paysan qui avait des sacs de pommes de terre dans sa voiture. Il m’a fait asseoir à côté de lui et nous sommes enfin arrivés à Ostende après avoir passé par beaucoup d’endroits. Depuis hier au soir, je cours partout. Mes petits, mes petits?»
Alors le commandant lui fit dire comment étaient ses enfants, leur nom et lui promit de s’en occuper.
Maman voulait sortir avec la femme. Barbe tirait maman et voulait retourner voir Phœbus qu’on avait laissé tout seul.
En revenant, nous avons suivi toute la digue. Il faisait un beau soleil et, sur le sable, une quantité de petits enfants s’amusaient à faire des pâtés. Barbe voulait jouer. Maman, qui avait l’air bien triste et qui désirait rentrer pour tâcher de quitter Ostende le soir même me dit:
«Non, non; je veux encore aller ce soir à la caserne où sont les artilleurs, pour savoir s’il n’y a pas des nouvelles....»
Nous avons suivi l’avenue Léopold, puis la rue Henri-Serruys.
Barbe tenait maman par la main, dans l’autre elle avait sa fille Francine.
Elle commença par nous demander ce que c’était qu’une pie.
«C’est un oiseau noir avec un long bec qui répète tout ce qu’on dit et qui parle sans s’arrêter.
—Alors, dit Barbe, cette pie, elle pourrait dire où sont les petits enfants de cette dame.
—Oui, seulement la pie doit être morte.
—Pourquoi est-elle morte?
—Mais, parce qu’on l’aura laissée dans un village ou une ville pour ne pas en être embarrassé.
—Oh! la pauvre pie!»
Tout à coup je vis, accrochée à une fenêtre, une cage dans laquelle était une pie qui ne cessait de tourner en rond.
«Tiens, regarde, Barbe, voilà une pie.
—Je veux voir la pie, je veux voir la pie!»
Maman s’approcha et prit Barbe dans ses bras pour la lui montrer de plus près.
La pie s’arrêta de tourner; elle regarda Barbe et puis elle se mit à crier:
«Beau, beau, beau!
—Oh! la belle pie, dit Barbe.
—Paire, paire, paire!
—Qu’est-ce qu’elle crie?
—Beau, beau, beau», reprit la pie.
Comme nous parlions un peu fort, une vieille femme sortit devant la porte et nous dit:
«Oh! vous regardez ma vieille pie, elle ne peut prononcer que ces deux mots....
—Mais, madame, il y a longtemps que vous avez cette pie?
—Oh! oui, au moins cinq ans.
—Elle semble bien gaie.
—Bien gaie, la pauvre bête! La voilà en cage. Elle n’est plus à la campagne....
—A la campagne! Elle n’est pas habituée à la ville?
—Oh! non, ma pauvre dame; je viens de Tirlemont et j’ai mes petits-enfants avec moi.
—Vos petits-enfants? Et votre fille, où est-elle?
—Ma fille, et la vieille femme se mit à pleurer, je l’ai perdue, elle est sans doute morte!
—Morte? Vous en êtes certaine? demanda maman.
—C’est sûr, allez! Je l’ai laissée sur une route, tombée morte, morte!»
J’avais envie de lui dire que nous l’avions vue, sa fille, mais comme maman ne parlait pas, je lui serrai la main. Maman se contenta aussi de me regarder et me dit tout bas: «Attends, il ne faut pas l’émotionner trop.
—Madame, écoutez, je vais peut-être pouvoir vous donner des nouvelles. J’ai vu quelqu’un qui venait de Tirlemont....
—Oh! oui, moi aussi j’en ai vu des gens qui venaient de Tirlemont! Et c’étaient des menteurs et des espions qui voulaient prendre mes petits-enfants.... Mais je les garde... je les garde!»
La pie continua à chanter: Beau, beau, beau, paire, paire, paire.
«Mais qu’est-ce qu’elle dit, la pie?
—Elle répète le nom de ma fille Beaurepaire! Pauvre bête!»
Maman dit adieu à la femme qui continuait de pleurer. Et maman prit Barbe et nous emmena très vite au quartier général pour parler au commandant de la pie que nous avions trouvée. Le commandant était auprès du Roi; une foule de soldats étaient là, avec des officiers, des automobiles, et des gens qui arrivaient de tous les côtés.
«Vous savez, les Allemands sont entrés dans Bruxelles, ils ont tout pillé....
—Non, non, pas à Bruxelles, ils ont seulement fait une entrée imposante; c’est Namur qui est brûlé.... Oui, et ils avancent sur nous, ils seront demain à Ostende....
—A Ostende.... Oh! avant qu’ils y soient! Il y a les Anglais.
—Oui, les Anglais.»
Enfin on entendait tout à la fois, c’était effrayant. Personne ne voulait nous écouter. Barbe s’était endormie sur l’épaule de maman. Moi, je tenais Francine et je me disais que deux mois auparavant nous étions si heureux dans notre cher pays et qu’aujourd’hui personne n’était épargné en Belgique....
Maman nous a ramenées chez la vieille Mme Beulans et nous a couchées. Elle m’a raconté qu’elle était allée le soir chercher la pauvre maman qui avait perdu ses petits enfants et qu’elle l’avait conduite dans la maison de la pie. La pauvre femme était malade de joie et elle est tombée par terre d’émotion. Il a fallu faire venir un médecin qui l’a très bien soignée. Moi, je crois que c’est maman qui l’a guérie, parce que maman est tellement bonne.
C’est ce qu’a dit Mme Beulans ce matin, et elle a ajouté que sûrement maman serait malade si elle continuait à se faire tant de «mauvais sang» et à tant s’occuper des autres.
Dunkerque, le 15 septembre.
Quel voyage nous venons de faire! Nous apprenons chaque jour de terribles nouvelles de la guerre.
Mais il faut que je raconte d’abord comment nous sommes arrivées ici, à Dunkerque.
Mme Beulans et maman avaient décidé que nous irions en bateau à Nieuport; il en partait chaque jour remplis de réfugiés; il fallait s’inscrire et chacun à son tour s’embarquait avec ses paquets et ses enfants.
Ce fut une affaire avec Phœbus! Seulement, comme il est très gentil et qu’il a une si bonne tête, personne ne disait rien, sauf une femme qui était vraiment méchante, car elle criait que c’était «ridicule» de traîner un chien avec soi, qu’on n’avait qu’à le laisser mourir avec les autres, avec ceux qui étaient restés à la maison.
«Ah! la maison, elle a été brûlée, entièrement brûlée!»
Comme elle criait, un soldat qui aidait à l’embarquement lui dit de se taire, que sans cela on la mènerait devant le commandant. Alors seulement, elle se calma.
Les bateaux étaient à la file les uns des autres, le long de la digue, et dès qu’il y en avait un qui était plein, il partait; on tenait une quarantaine de personnes dans une embarcation.
Mme Beulans nous a accompagnées, et elle est restée avec nous jusqu’au dernier moment.
Elle pleurait en nous embrassant. Barbe lui entourait le cou de ses deux petites mains, en lui promettant d’être bien sage désormais.
«Oui, tu es un gentil petit bébé, obéis bien à ta maman et, lorsque tu reverras ton papa, il sera très content!»
Maman tenait Barbe d’une main et moi de l’autre; j’avais pris Phœbus qui marchait difficilement. Un petit gamin nous suivait avec un gros paquet où maman avait serré tout ce qu’elle avait pu de nos affaires. Naturellement Barbe portait aussi sa fille Francine.
Sur le bateau, nous nous sommes assises contre le bastingage où il y avait un banc. Phœbus se coucha sur nos pieds, à côté de notre paquet.
Seulement, quand nous nous sommes levées pour dire adieu à Mme Beulans qui restait sur le quai, il voulut, lui aussi, faire comme nous, et il se dressa sur ses pattes de derrière en s’appuyant sur le banc. Il avait l’air très malheureux de ne pouvoir lever sa patte en bois; alors je la lui pris pour la poser sur le parapet; il me lécha la figure avec sa grosse langue et il fit entendre un aboiement d’amitié pour Mme Beulans, car elle l’avait très bien soigné pendant que nous étions chez elle.
Il faisait un temps magnifique et la mer était très calme et n’avait que de jolies petites vagues.
Maman nous dit: «Regardez comme la mer est bleue, elle l’est presque autant que le ciel.
—Où allons-nous, maman? demanda Barbe.
—Nous allons à Nieuport.
—A Nieuport? dit une femme qui était assise près de nous et qui tenait un petit bébé dans ses bras. A Nieuport, bien sûr que non, nous n’allons pas à Nieuport, nous allons en Angleterre.
—Non, madame, vous vous trompez, nous allons à Nieuport, c’est pour cela que j’ai pris ce bateau, car je veux rester en Belgique.
—En Belgique, ma pauvre dame, vous serez bien obligée d’en sortir, car les Allemands sont chez nous, ils commencent à entrer en France.
—Oh! ils sont seulement à Charleroi.
—Oh oui! mais comment pourra-t-on résister à ces armées de brigands. Moi, je vous dis que tout est brûlé, pillé, saccagé et il ne va pas rester une maison debout dans toute la Belgique, et la France souffrira aussi.»
Des sanglots violents éclatèrent à côté de nous. C’était une femme avec une petite fille et un tout petit garçon qui pleuraient tous les trois.
Cette femme commença à parler et à raconter la bataille de Charleroi.
Tout était arrivé subitement; on entendait le canon et puis un jour, les gens de tous les villages voisins se mirent à courir sur les routes en fuyant devant l’ennemi qui s’avançait. Des blessés, des soldats pâles et couverts de poussière passaient sur les routes et aussi des convois de ravitaillement pleins de morceaux de viande pendus de tous les côtés. Et puis le bruit constant des bombes et des gens effarés qui se sauvaient!
«Quelle vue horrible, madame, que celle-là, je ne peux la chasser de mes yeux.»
Maman se tourna vers celle qui parlait avec tant de désespoir et lui dit:
«Mais, madame, je comprends que vous ayez du chagrin de quitter la Belgique et de voir tant de calamités sur tout notre pays, mais il ne faut pas être désespérée à ce point; il faut donc s’armer de courage et s’aider les uns les autres.
—Oh! si vous aviez autant de malheurs que moi, vous penseriez qu’il est impossible d’avoir du courage.
—Moi, dit maman, vous voyez, je ne pleure pas, et pourtant, ma maison à Louvain a été brûlée et je ne sais où sont mon mari et ma fille que j’avais laissés là-bas.
—Et Désiré est à la guerre et Phœbus a eu la patte cassée», s’écria Barbe.
La femme se retourna et posa sa tête sur le parapet en pleurant.
Alors maman donna à la petite fille de la femme qui croyait aller en Angleterre, une grosse tartine de pain qu’elle se mit à manger avec avidité en la tenant avec ses deux mains.
Barbe demanda aussi une tartine. Alors, comme Phœbus voulait absolument en avoir sa part, je saisis notre toutou par son cou afin de l’empêcher de saisir le goûter de ma petite sœur.
Il faisait très chaud; Barbe s’est endormie dans les bras de maman et moi aussi, mais je n’avais que ma tête appuyée sur maman.
Lorsque je me suis réveillée, il faisait presque nuit et dans le ciel brillaient une quantité d’étoiles. Maman avait mis des châles sur nous deux. A ce moment, je fus frappée de voir toutes les femmes très excitées. Presque toutes parlaient, ou pleuraient; il y en avait seulement quelques-unes comme maman qui essayaient de calmer tout le monde.
«Maman, qu’est-ce qui est arrivé? De quoi toutes ces femmes se plaignent-elles?
—C’est parce qu’on nous a fait dire de ne pas débarquer à Nieuport. Il y a une quantité de troupes belges et il paraît que les Allemands avancent rapidement. Le Roi et la Reine sont encore à Nieuport, mais ils vont quitter cette ville pour descendre plus au sud; en France, les Allemands se dirigent sur Paris. Nous allons à Dunkerque, où nous arriverons pour la nuit. Des femmes d’un bateau qui nous a presque touchés cet après-midi nous ont raconté de bien tristes nouvelles sur ce qui s’est passé chez nous en Belgique. Ah! c’est bien terrible!»
Je devinais que maman avait un grand chagrin, et elle ne me disait pas tout ce qu’elle pensait. Je me levai et l’embrassai bien fort en lui disant:
«Ma chère petite maman, n’aie pas trop de chagrin, je t’en prie, je t’aime bien et tu sais que je ferai tout ce que je pourrai pour t’aider.
—Ma petite Noémie, je le sais bien que tu m’aimes beaucoup, tu ressembles tellement à ton papa!»
En disant ces mots, maman avait les yeux pleins de larmes. Et je pensai que maman ne se consolait pas de n’avoir plus ce cher papa qui était toujours avec elle et qui la «gâtait», comme elle disait. C’est vrai, toute la vie était changée, puisque maman n’avait plus papa et que moi j’étais la sœur aînée, car Madeleine aussi n’était pas là....
Nous avons enfin vu les lumières de Dunkerque et les bateaux entrèrent dans le port; on s’arrêta devant un quai et tout le monde descendit à terre.
Nous étions bien embarrassées avec nos paquets et Phœbus.
Des employés qui aidaient les femmes à débarquer se mirent à rire en voyant notre toutou avec sa jambe de bois.
«Mais maman, dit Barbe, pourquoi ces gens rient-ils de Phœbus qui a perdu sa jambe à la guerre et qui a la médaille des chiens?
—Ne t’inquiète pas d’eux, ils ne savent pas comment Phœbus a perdu sa jambe.»
Maman demanda à un officier qui était sur le quai où elle pourrait aller passer la nuit.
«Ah! madame, je ne sais pas trop, mais, là, à quelques pas il y a un dépôt où se trouve un sous-officier chargé de diriger les hommes qui sont envoyés ici pour prendre du service et qui s’occupe maintenant des réfugiés belges et de leurs familles. Il s’appelle Vandenbroucque. Adressez-vous à lui: la caserne est là, sur la place.»
Maman tenant toujours Barbe d’une main, ses paquets de l’autre, et moi, Phœbus, nous avons suivi le chemin indiqué par l’officier. A la caserne, maman parla à un soldat qui nous conduisit dans une grande salle pleine de femmes et d’enfants, et il nous dit d’attendre.
Enfin, après très longtemps, on nous a fait entrer dans le bureau du sergent Vandenbroucque.
Il était assis devant une table et il écrivait. Tout à coup, il leva la tête et sa figure changea complètement.
Il était grand, un peu gros, très blond avec des yeux bleus très bons et un lorgnon. Il regarda Barbe, moi et maman avec attention et écouta maman sans rien dire.
Maman dit très vite tout ce qui lui était arrivé depuis notre départ de Louvain.
«Alors, vous ne savez pas où est votre mari, votre fille et votre fils?»
—Non, dit maman, mais on m’a dit à Ostende que tous les Belges devaient passer au bureau royal et s’y faire inscrire. Je ne désespère pas. J’ai retrouvé mon chien d’une façon bien extraordinaire.»
Barbe était à côté de Phœbus.
«Oui, dit-elle, il est réformé, car il a eu sa patte cassée par un boulet.
—Ah! dit le sergent Vandenbroucque, ton chien est réformé?»
Il prit Barbe dans ses bras et l’assit sur son bureau.
«Comment t’appelles-tu?
—Barbe Hollemechette.
—Quel âge as-tu?
—J’ai cinq ans et Noémie a dix ans.
—Et ton chien, quel âge a-t-il?
—Mais il n’a pas d’âge, un toutou n’a pas d’âge, n’est-ce pas, maman?
—Non, un toutou n’a pas d’âge, tu as raison.»
Barbe voulait s’en aller, mais le sergent la garda; après l’avoir embrassée, il dit:
«Madame, j’ai chez moi une gentille petite fille que j’aime tendrement; aussi chaque fois que je vois des enfants, je suis heureux, car il me semble que c’est un peu de ma fillette que je retrouve....»
Je suis sûre qu’il avait envie de pleurer en disant cela, bien que maman m’ait assuré que je m’étais trompée.
«Madame, il n’y a plus un lit dans tout Dunkerque; mais, comme je ne veux pas vous laisser dans l’embarras, je vais vous conduire dans un hôtel où j’ai une chambre et où vous pourrez coucher cette nuit. Seulement vous allez m’attendre un instant pendant que je termine mon travail.»
Il posa Barbe à terre, mais la retint près de lui; il donna une chaise à maman et une autre à moi.
Il parla à toutes les femmes qui entraient les unes après les autres. Il prenait un air ferme, mais je suis sûre qu’il était très bon et que plus sa voix était dure, plus il était attendri; il avait l’air de se forcer. Du reste, en le quittant, on le remerciait toujours de ce qu’il avait fait. Phœbus commençait à s’impatienter, alors le sergent Vandenbroucque se leva et nous prenant toutes les deux par la main et mettant son képi sur sa tête, il nous conduisit à l’hôtel de l’Océan où il avait sa chambre.
Avant de nous coucher, il nous fit servir à dîner; il avait mis Barbe à côté de lui, moi en face, et il nous parlait tout le temps. Il voulait absolument savoir comment Phœbus avait été blessé, mais Barbe dormait à moitié, alors le bon sergent la porta lui-même dans sa chambre et aida maman à la coucher.
Un nouvel ami.
Dunkerque, le 18 septembre.
NOUS quittons le bon sergent Vandenbroucque qui nous a accompagnées à la gare.
Il a acheté une poupée à Barbe pour accompagner Francine; c’est une paysanne habillée en Boulonaise. Il l’a donnée à Barbe, parce qu’il est de Boulogne et que c’était un double souvenir de lui; pour moi, il a choisi un petit livre de contes français.
En allant à la gare, il portait Barbe, et un soldat tenait nos paquets; moi, j’avais Phœbus qui marchait bien lentement.
Nous avons eu beaucoup de peine à trouver des places; enfin, grâce au sergent qui fit ouvrir un compartiment de première classe, nous avons été bien installées. C’est lui qui a pris Phœbus dans ses bras pour l’aider à grimper près de nous. Naturellement nous n’étions pas seules: deux dames assez vieilles, une Anglaise et une dame avec son petit garçon sont montés dans notre wagon.
Au moment où le train partait, le sergent nous embrassa et nous dit de ne pas oublier d’aller voir sa femme à Paris. Il avait écrit son adresse à maman. Il avait l’air d’avoir de la peine et je crois que maman faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes. Il avait promis à maman de s’occuper spécialement de papa en allant au bureau des Belges qui correspondait avec le quartier général d’Ostende. Comme nous ne savions pas où nous habiterions, il était décidé avec lui que nous nous informerions auprès de sa femme de tout ce qu’il pourrait savoir.
J’écris cette partie de mon journal dans le train, sur la tablette du compartiment, bien que Barbe me tire tout le temps le bras pour voir le petit garçon qui cherche à exciter Phœbus en lui passant son soulier à rebrousse-poil sur le dos.
Naturellement Phœbus reste tranquille, mais Barbe dit tout à coup:
«Laisse donc mon toutou, c’est un soldat réformé.
—Un soldat réformé? Mais c’est un chien!
—Eh bien! puisqu’il a eu sa patte cassée par une balle.
—Sa patte cassée par une balle! Et où ça donc?
—Mais à Diehl, avec Louis Gersen.
—Qu’est-ce que Louis Gersen?
—C’est le conducteur de Phœbus.
—Oh! Où est-il maintenant?
—Il est avec le Roi.
—Avec le Roi, où ça?
—A Furnes. Mais il ne sait rien, ce petit garçon-là, Noémie!
—Voyons Barbe, tais-toi.
—Je ne sais rien, moi.... Et savez-vous où sont les Allemands? Ils sont sur la Marne, car ils veulent brûler Paris, comme ils ont brûlé Louvain.
—Non, non pas comme Louvain, ai-je répondu.
—Si, moi, je vous dis que si.»
Ce petit garçon avait l’air très méchant; Barbe se mit à crier; alors Phœbus se leva et tristement lécha ses mains, et moi, j’avais envie de faire comme elle.
Une des vieilles dames qui avait un chapeau de deuil parla au garçon français:
«Mon enfant, pourquoi taquinez-vous ces petites filles qui ont l’air bien gentil et qui viennent de Belgique? Vous ne pouvez pas savoir si les Allemands iront à Paris, et ce n’est ni courageux ni d’un bon Français de dire des choses pareilles.»
Le garçon devint très rouge et s’écria:
«Je suis un bon Français et mon papa se bat actuellement en Alsace, mais je sais comme les Boches sont méchants et cherchent à détruire tout en France!
—Eh bien! continua la vieille dame, quand on a un papa qui se bat, on ne parle pas comme vous le faites à des petites Belges et vous devriez montrer que vous êtes un bon Français en leur demandant pardon de ce que vous leur avez dit.
—Eh bien oui, c’est vrai, j’ai eu tort, j’avais envie de taquiner des filles.»
Il me tendit la main fermement.
«Oh! it is very good, dit la dame anglaise; vous agissez comme un véritable gentleman.»
Alors je dis à Phœbus de lécher la main du jeune garçon, car le pauvre toutou ne pouvait pas donner sa patte comme il le faisait autrefois.
Maman causait avec la mère du petit garçon pendant ce temps-là; j’entendis qu’elle avait peur que son mari n’ait été pris par les Allemands; une des vieilles dames dit que son fils avait été tué, et puis elles parlèrent à voix basse. Maman nous conseilla de nous amuser entre nous, et le petit garçon tira d’un sac une boîte de soldats et il les aligna sur la tablette du compartiment. Barbe voulut que sa nouvelle fille Francine pût s’asseoir pour passer la revue, et en l’installant, toute une rangée de soldats tomba:
«Aïe! aïe, mes artilleurs! cria le petit Pierre—car le jeune garçon s’appelait Pierre.
—Ce ne sont pas des artilleurs, dit Barbe.
—Si, ce sont des artilleurs.
—Non, n’est-ce pas, Noémie, ce ne sont pas des artilleurs? Ils n’ont pas de chiens.
—Ce sont des artilleurs français, tu ne connais que les artilleurs belges qui ont des chiens pour traîner les mitrailleuses, mais en France on ne se sert pas de chiens.
—Oui, c’est ça. Mais je vais vous montrer tous nos soldats français. On va passer la revue. Voilà d’abord l’infanterie. Les soldats avaient des pantalons rouges avant la guerre, mais notre général Joffre n’en veut plus.
—Qui est-ce Joffre?
—C’est celui qui commande toute l’armée française. Voilà, je continue. L’infanterie défile en pantalon bleu horizon. Les fantassins marchent bien, quoiqu’ils aient un gros sac sur le dos. Vient ensuite l’artillerie avec ses canons. Voyez comme ils sont jolis ces petits 75.
—C’est un canon? dit Barbe.
—Oui, nous les appelons en France des 75, et c’est grâce à eux que les «Boches» sortiront de Belgique.
«Maintenant c’est la cavalerie qui défile. Les chasseurs avec leur dolman bleu ciel, les cuirassiers avec leur belle cuirasse et les dragons avec leur casque brillant. Et les chasseurs à pied qui suivent, ils vont comme le vent et grimpent sur les montagnes comme des chèvres. Les turcos, les spahis, les zouaves terminent le défilé. Les Allemands en ont une terrible peur: ils les appellent «les diables».
«Maintenant que tout le monde est en place, salut aux drapeaux et vive la France!
—Et vive la Belgique, dis-je aussitôt.
—Oui, vive la Belgique!»
Barbe se mit à battre des mains en riant; alors je vis que maman ainsi que celle de Pierre, et les deux vieilles dames nous regardaient sans dire un mot et que leurs yeux brillaient beaucoup.
Le train s’était arrêté. Un voyageur dit à maman qu’on allait rester là un grand moment, car il y avait un encombrement.
Une des vieilles dames décida qu’il fallait manger quelque chose, surtout à cause des enfants. Après, je me suis mise à écrire mon journal
Paris, le 20 septembre.
Je suis assise à une petite table, dans une chambre très étroite du séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Maman est à côté de moi, Barbe dort et j’entends le petit Pierre, dans la chambre à côté, qui parle à sa maman.
Nous sommes abritées, mais maman n’a plus du tout d’argent; nous n’avons pas de nouvelles de papa ni de Madeleine, ni de Tantine Berthe, et maman se demande ce que nous allons faire.
Je reprends mon récit au moment où j’ai achevé d’écrire quelques pages de mon journal dans le train qui nous conduisait à Paris. Après beaucoup d’arrêts dans des gares ou même en pleine campagne, nous sommes arrivées à Paris à sept heures du soir.
Le petit Pierre m’avait raconté son histoire. Ses parents habitaient dans une ville du nord de la France, à Maubeuge. Son papa était directeur d’une usine de machines. Il était officier de réserve et avait quitté sa maison le jour où la guerre avait été déclarée avec la France. Pierre était resté seul dans la maison avec sa maman. Alors ils avaient appris toutes les mauvaises nouvelles, et un jour ils entendirent le canon qui ne cessait pas de gronder.
«Tu sais, me dit le petit Pierre, c’était terrible et très excitant; je voulais toujours sortir, parce que j’aime surtout les artilleurs: mon papa est artilleur. Mais maman me le défendait.»
Un soir, le commandant vint dire que toutes les femmes et les enfants devaient quitter la ville dans les deux heures.
Alors le petit Pierre et sa maman prirent quelques vêtements, de l’argent et un peu de pain et ils partirent.
Beaucoup de gens annonçaient que les Allemands entraient par un côté de la ville pendant qu’on fuyait de l’autre. Mais personne ne criait, et l’on ne pensait pas à son malheur, on ne pleurait pas de laisser sa maison, on ne parlait que de son pays qui était envahi par l’ennemi et des hommes tués dans les batailles.
Comme le petit Pierre avait dix ans, il ne voulut pas monter dans une voiture, car il pouvait bien marcher à côté de sa maman, et le premier jour ils firent beaucoup, beaucoup de kilomètres, au moins trente.
Tantôt, couchant dans une ferme, tantôt, dans une gare, ils arrivèrent à Amiens où on leur dit qu’il fallait aller à Calais, pour gagner de là l’Angleterre. Car les Allemands s’avançaient sur Paris et tout le monde partait pour Bordeaux.
Mais on leur apprit un jour que les Allemands avaient été repoussés sur la Marne.
«Tu comprends, me dit Pierre, cette retraite c’était une tactique du général Joffre!»
Je ne comprenais pas ce que c’était qu’une tactique, je le demandai à maman qui me dit que c’était une manœuvre préparée à l’avance.
Quand elle sut que l’on pouvait se rendre à Paris, la maman du petit Pierre pensa que là elle pourrait avoir des nouvelles de son mari au ministère de la Guerre, et aussi qu’elle connaissait des personnes qui pourraient lui être utiles. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés dans le train et que Pierre est devenu mon ami.
Paris, le 24 septembre.
Je crois que maman est très malheureuse d’être au séminaire de Saint-Sulpice où nous avons seulement une chambre; mais elle m’a dit que cela n’était rien à côté de tous les grands malheurs qui nous arrivent à nous et à notre pays, et elle aide toutes les femmes qui sont là à soigner leurs enfants, à les laver, à les faire manger. Quelquefois c’est amusant, mais il y en a aussi qui crient tout le temps.
Il y a des dames qui viennent chaque jour au séminaire pour faire du bien aux plus malheureux réfugiés. Une jeune fille très gentille nous a fait une visite dans notre chambre et a parlé très longtemps avec maman. Elle s’appelle Suzanne; elle est très jolie et a des cheveux blonds comme Madeleine. C’est elle qui nous a menées au jardin du Luxembourg pour nous le montrer et pour que nous y allions jouer le plus souvent possible.
Oh! Il est magnifique, plein d’arbres, de fleurs, avec un bassin et un immense jet d’eau au milieu. Je n’ai jamais vu un si beau jardin!
Du reste Paris est une ville superbe. Naturellement j’aime mieux Louvain; c’est là où je suis née, et puis, c’est là que nous étions avec mon papa, et quand j’y pense j’ai toujours le cœur très gros.
Mais Paris n’est pas seulement beau, il est bon. Tout le monde est parfait, même les agents de police. Oh! ça, c’est une bonne histoire qui nous est arrivée avec Phœbus!
Lorsque nous nous sommes trouvées, le premier soir, à la gare du Nord, nous ne savions où aller. La maman du petit Pierre se rendit chez des amis; une dame nous dit d’aller au séminaire de Saint-Sulpice où l’on nous donnerait des chambres.
«Prenez l’automobile qui est là, il emmène beaucoup de femmes et d’enfants qui viennent de Belgique et du Nord et vous pourrez coucher vos petites filles au moins pour cette nuit.»
Mais devant la grande automobile, il y avait un agent de police qui, en voyant Phœbus, s’écria:
«Pensez-vous que nous abritions les chiens, non... mais....»
Maman lui expliqua que Phœbus avait eu la jambe emportée par un boulet à la guerre.
«Oh! moi, je ne vous dis pas le contraire, mais je ne peux pas laisser monter votre chien dans l’auto.»
Barbe commença à pleurer en prenant le cou de Phœbus qui, lui, s’était assis tranquillement et nous regardait avec ses bons yeux qui semblaient dire: «Toutes ces conversations me sont égales, car je sais bien que je resterai toujours avec mes petites maîtresses; je les ai retrouvées après des aventures autrement terribles qu’un voyage en auto et la rencontre d’un méchant agent de police».
La dame qui avait parlé à maman, s’approcha de l’agent et lui dit:
«Prenez ce chien et parlez à M. Le Peltier de ma part; il arrangera cela sûrement.
—Bien, bien», dit l’agent, et il aida Phœbus à s’installer près du conducteur.
Phœbus semblait très content. Il regardait Paris qui lui paraissait sûrement très beau comme à nous, mais il n’en était pas étonné: il avait entendu papa nous dire que c’était la plus belle ville du monde.
Quand nous sommes arrivées au séminaire, quelle histoire!
Les agents se mirent à rire d’abord et entourèrent Phœbus pour savoir son histoire, puis on appela M. Le Peltier: c’est celui qui reçoit les réfugiés. Il a l’air très gentil et il demande à chaque enfant son nom et son âge.
Il parut s’intéresser beaucoup à ce que maman lui raconta, et il nous regardait avec attention.
Barbe lui dit:
«Monsieur, nous allons bien garder Phœbus, n’est-ce pas?
—Mais, ma petite fille, il n’y a pas de chiens dans le séminaire.
—Eh bien, il y aura Phœbus. C’est mon toutou et celui de papa.
—Où est-il, ton papa?
—Il est à Louvain, et il viendra bientôt ici.
—Oui, il faut l’espérer. Pour l’instant, je ne sais pas où mettre ton toutou. Veux-tu me le donner?
—Non, je ne veux pas te le donner; tu es méchant.»
Je tirai Barbe par le bras en lui disant de se taire; M. le commissaire se mit à rire et il réfléchit. Maman s’était assise, elle avait l’air si fatigué!
«Écoutez, dit M. Le Peltier; je vais vous donner une chambre un peu éloignée des autres; elle est très grande et vous prendrez votre chien avec vous. Seulement il faudra le sortir souvent et prendre garde qu’il ne gêne personne.»
Il nous conduisit lui-même à travers les beaux couloirs du séminaire; il marchait en avant avec maman; moi, je donnais la main à Barbe et Phœbus nous suivait très heureux.
Ce soir-là nous nous sommes couchées bien vite; nous avons fait une bonne prière pour remercier le bon Dieu et lui demander de préserver papa, Madeleine, Tantine Berthe et la Belgique!
26 septembre.
Le petit Pierre Mase—notre nouvel ami que nous avons rencontré en venant de Dunkerque—et sa maman sont venus nous rejoindre au séminaire. Ses amis qui auraient pu les recevoir ne sont pas à Paris, ils ont été chez d’autres amis; ils n’ont trouvé personne nulle part! Moi je suis bien contente, parce que nous allons dans la journée au Luxembourg; nous nous asseyons sur un banc dans une allée devant une pelouse, et nous jouons tous les trois. Maman et la mère de Pierre viennent avec nous ainsi que Phœbus, que tout le monde connaît maintenant.
La mère de Pierre est allée au ministère de la Guerre pour avoir des nouvelles. Le papa du petit Pierre a écrit une longue lettre où il raconte la belle bataille de la Marne, comme il dit. Alors Pierre nous a tout expliqué.
«Tu vois, Joffre a dit: «Il faut chasser les Allemands, cesser de reculer maintenant et leur courir dessus». Alors tous les soldats sont tombés à la fois sur les Boches, et ils ont tellement tapé dessus, qu’ils ont été obligés de fuir et de s’en aller.
—Alors nous pouvons retourner à Louvain? demande Barbe.
—Non, pas encore; mais on les a empêchés d’entrer dans Paris, et c’est une magnifique victoire, et les Français l’appellent la victoire de la Marne.»
Je demandai à Pierre où était son papa.
«Oh! il s’est battu sur la Marne; un obus a éclaté près de lui, il a été couvert de poussière et de boue, mais il n’a pas été blessé. Il a perdu beaucoup d’hommes après Charleroi, mais, maintenant, il est content de cette bataille.»
J’aime beaucoup à causer avec Pierre, parce qu’il m’apprend toutes sortes de choses sur les Français, et moi je lui parle de la Belgique et surtout de Louvain.
Maman est allée à la légation de Belgique pour donner son nom et pour s’informer de Désiré. Nous avons été aussi à Sceaux, chez la femme du sergent Vandenbroucque, mais elle est aussi partie avec sa fille. Nous ne connaissons personne ici!
Oh! je ne veux pas dire que nous sommes abandonnées: je serais bien ingrate et je n’oublie pas que Mlle Suzanne nous fait toujours une visite quand elle vient au séminaire.
Elle arrive tous les matins à huit heures; elle lave et peigne les enfants, elle emmaillotte et promène les bébés, nettoie des biberons, sert la soupe; ensuite elle fait la classe aux plus grands et raccommode leur linge et leurs vêtements. J’aime beaucoup à rester auprès d’elle.
Il y a une grande pièce avec des armoires tout autour; dans la journée, il y a plusieurs dames qui y viennent pour travailler. On a demandé à maman d’aider, et naturellement maman a bien voulu, elle parle avec ces dames et je vois bien que tout le monde l’aime.
Je m’assois toujours à côté de Mlle Suzanne qui m’apprend à coudre, à faire des ourlets.
Barbe joue avec Pierre et naturellement Phœbus est couché sur la robe de maman.
J’ai dit à Mlle Suzanne que j’écrivais mon journal; elle aurait voulu lire ce que j’ai dit sur Paris. Mais ce journal n’est pas pour les autres, il est pour mon papa quand il reviendra.
23 septembre.
Hier, maman a reçu une «convocation» de la légation de Belgique.
Quand M. Le Peltier a remis cette lettre à maman, elle est devenue toute pâle, et moi j’ai pensé que c’était peut-être une mauvaise nouvelle de papa ou de Désiré. Je n’ai pas osé le dire à maman, mais je l’ai suppliée de m’emmener avec elle.
«Je t’en prie, ma petite maman, prends-moi avec toi, je veux savoir et, s’il le faut, je te donnerai du courage....
—Ma petite Noémie, tu es une bonne fille et tu m’aimes bien, mais il vaut mieux que tu restes avec Barbe.
—Moi je la garderai, dit Pierre, avec Phœbus, et vous verrez, nous serons très sages.»
Je partis donc avec maman. A la légation un jeune homme très gentil nous reçut en disant:
«C’est vous madame Hollemechette? Le bureau de Furnes, où se trouve le Roi, a fait parvenir au bureau belge de Dunkerque un pli pour vous, que nous a envoyé le sergent Vandenbroucque. Votre fils, Désiré Hollemechette, après s’être battu courageusement près de Malines, et avoir été blessé, a été décoré par le roi Albert de la Croix de Léopold. Nous pouvons ajouter qu’il est en voie de guérison.»
Maman était très émue; le monsieur toussa un peu fort et murmura:
«Ces enfants! ils sont tous comme cela en Belgique, ils se battent comme des lions!»
Moi, j’étais très fière et j’embrassai maman en lui disant que, puisque nous recevions cette bonne nouvelle de Désiré, sûrement nous allions en avoir bientôt de papa.
Première lettre de papa.
Paris, 30 septembre.
PAPA, Madeleine et Tantine Berthe sont à Anvers. Nous avons eu une lettre de papa, je vais la copier dans mon journal. Nous l’avons reçue par la légation où nous allons très souvent pour avoir des nouvelles. Le jour où l’on nous a remis cette lettre, il y avait dans la salle du bas des soldats blessés en convalescence qui venaient demander à repartir. Comme toujours nous leur parlions et ils nous racontaient des histoires de la Belgique que nous leur faisions redire plusieurs fois.
Voilà la lettre de papa:
«Ma chère femme et mes chères petites filles,
«Ma lettre vous arrivera-t-elle et surtout vous trouvera-t-elle en bonne santé? Je vous dirai d’abord que nous allons bien et que nous sommes sauvés, grâce à Dieu!... et aussi au brave Poppen qui a été tué.
«Avez-vous su que notre pauvre et beau Louvain a été brûlé? Ce n’est pas sans avoir le cœur brisé que j’écris ces mots, mais il faut penser à notre chère Belgique et à ses enfants qui la défendent si bien contre de barbares ennemis. Les Allemands entrèrent dans la ville, et les premiers jours ne furent pas trop pénibles. M. van Tieren, M. Boonen me dirent qu’il ne fallait pas rester à Louvain à cause de Madeleine. Ah! si Madeleine n’avait pas été avec moi, je ne serais pas parti. Il se passait des choses très tristes, les Allemands commettaient de véritables atrocités. Madeleine eut un courage merveilleux; aidé par elle, un soir, je parcourus la rue de Namur pour faire ouvrir toutes les portes des habitations, conformément aux prescriptions du chef allemand. C’est cette nuit-là que les incendies de maison ont commencé; le lendemain, nous avons été voir la maison de Tantine Berthe entièrement brûlée!
«Tantine ne pleura pas; elle tenait dans sa main un petit sac contenant quelques souvenirs, de l’argent et des papiers. C’est tout ce qui lui restait.
«Notre maison n’a pas été détruite, mais le matin Poppen, le pauvre vieux, est venu me dire que l’Université était en flammes, que le feu était à la bibliothèque et qu’il fallait fuir, que, pendant la nuit, des soldats ivres, capables de tout, avaient parcouru les rues. Je lui dis: «Vous viendrez avec nous?
«—Moi, monsieur, je suis seul au monde; ma famille, c’était l’Université et la Bibliothèque: si elle est détruite, eh bien, je mourrai sur ses cendres.»
«Vous connaissez l’entêtement de cet honnête Poppen; j’ai su depuis qu’en voulant rechercher un vieux et précieux manuscrit dans une partie du bâtiment non consumée, il n’avait pu en ressortir et qu’il était mort là, enseveli sous les décombres de sa chère bibliothèque!»
En entendant ce récit de la mort de Poppen, j’ai eu un grand chagrin; je me souvenais du jour de notre départ, quand il avait apporté à maman un petit bouquet de fleurs en lui promettant de bien veiller sur Madeleine.
«Je me suis alors décidé à partir, continuait papa. Les généraux allemands qui avaient fait mettre le feu aux quatre coins de la ville ne demandaient qu’à se débarrasser de ses habitants. J’ai eu beaucoup de peine à convaincre Tantine Berthe qu’il fallait nous suivre; pourtant, en voyant que les Allemands détruisaient et pillaient tout, elle s’y résolut. Madeleine prit dans un paquet quelques vêtements; je mis dans mes poches tout l’argent qui nous restait et, prenant le bras de Tantine Berthe, nous avons quitté Louvain sans jeter un regard en arrière, tant notre douleur était grande.
«M. Boonen nous avait précédés le matin dans une carriole, sur l’ordre de notre bourgmestre qui lui avait confié des papiers pour le roi. Il avait voulu emmener Tantine avec lui, mais elle ne voulut pas se séparer de nous deux. Je ne vous dis qu’une chose sur ce terrible voyage, c’est qu’il a été dur et horrible, encore plus pour d’autres, pour de pauvres femmes qui portaient des petits enfants sur les bras! Enfin nous sommes à Anvers pour le moment, car, dès que nous ne sommes plus à Louvain, je vais tâcher de vous rejoindre, mais Dieu sait où vous êtes, mes chéries?»
Après, il y avait dans la lettre des choses que je ne copie pas, parce que c’est pour nous seules.
Maman était bien contente de ces nouvelles, et nous étions bien sûres alors de revoir papa, puisque sa lettre avait pu nous parvenir en passant par des endroits où l’on avait notre adresse.
Barbe voulut absolument faire sentir la lettre de papa à Phœbus, en lui disant que papa allait arriver. Notre brave toutou a très bien compris et s’est mis à aboyer, mais maman le fit taire parce que nous étions au séminaire.
Justement Mlle Suzanne vint nous voir ce jour-là pour dire à maman qu’elle avait des amis qui étaient absents pour plusieurs mois et que leur maison rue Bonaparte était à sa disposition, que nous pourrions nous y installer avec Pierre et sa maman; une femme belge pourrait nous aider et, avec l’argent que nous avait donné la légation et aussi Mlle Suzanne, nous pourrions toujours vivre. Cela, ce sont les paroles de maman.
Alors nous avons déménagé, au grand bonheur de Barbe, de Phœbus et de Pierre.
Nous allons habiter rue Bonaparte, dans une espèce d’hôtel qui a un petit jardin, tout petit. Il n’a pas de fleurs comme le jardin de Tantine, mais il est très joli avec du lierre tout autour sur les murs et un beau treillage au fond. Nous nous asseyons dessous avec Pierre et Barbe, et nous jouons là toute la journée; Phœbus se met au soleil et il semble très heureux.
J’ai trouvé dans un coin du jardin, sur un peu d’herbe, une pauvre poupée étendue, les bras ouverts, et toute mouillée. Elle avait l’air tout à fait pitoyable. Elle avait dû être laissée là par une petite fille qui avait quitté Paris subitement; aussi je l’ai ramassée et je l’ai mise avec soin sur la cheminée d’un grand salon.
Maman, en quittant le séminaire, avait promis à Mlle Suzanne de venir chaque jour pour raccommoder du linge. Elle me dit:
«Écoute, ma petite Noémie, je veux aller là-bas pour aider ces pauvres femmes à soigner leurs enfants; seulement, cela m’ennuie de vous laisser ainsi sans rien faire. Occupe-toi un peu de ta sœur. Ne pourrais-tu pas commencer à lui apprendre à lire?
—Oh! madame, interrompit Pierre, laissez-moi lui apprendre à lire, cela m’amuserait tant, et je serai très sérieux, je vous promets!»
Maman se mit à rire; elle riait maintenant, depuis qu’elle avait eu des nouvelles de papa!
Alors c’est entendu, nous prenons une table, trois chaises, et Pierre commence.
Barbe est vraiment difficile. D’abord, elle ne voulait pas rester avec nous et criait que c’était maman qui devait lui donner des leçons et non pas Pierre; mais maman lui expliqua qu’elle devait être sage pour lui faire plaisir et aussi qu’elle lui donnerait un beau livre d’images.
Après, elle écouta Pierre. Il lui montra d’abord les images: c’était un alphabet avec des animaux; Barbe voulait tout de suite aller à la fin du livre et elle ne répétait pas ce que lui disait Pierre. Et puis, elle répétait la leçon à ses filles Francine et France, comme s’appelait la poupée que lui avait donnée le sergent Vandenbroucque. Comme c’était une poupée de France et que c’était le premier jour de notre arrivée dans ce pays qu’on lui fit ce cadeau, j’avais eu l’idée de lui donner ce nom, et maman avait trouvé que c’était très bien ainsi.
Pierre a été vraiment bien gentil, mais Barbe a été insupportable.
30 septembre.
Hier dimanche, nous avons visité les Invalides avec Pierre. Maman était avec nous. Les Invalides sont un magnifique monument où sont reçus les soldats blessés pendant la guerre, quand ils ne peuvent plus faire de service. Il y a aussi le tombeau de l’empereur des Français, Napoléon Ier, dont Pierre m’a raconté l’histoire. Mais ce qui nous a surtout intéressés, ce sont les canons que les Français ont pris aux Allemands. Pierre ne cessait de les regarder, et il m’expliquait chaque détail des canons, des avions, des lance-bombes, et pourquoi ils étaient différents des nôtres, etc.
Un soldat en uniforme d’invalide, couvert de décorations, ayant une jambe de bois, gardait les canons; Pierre lui parla en disant que son papa était artilleur, à la guerre, et que nous étions deux petites Belges dont le frère s’était battu et qui venait d’être décoré de la médaille de Léopold, et il n’oublia pas l’histoire de Phœbus.
L’invalide se mit à rire et dit que lui avait eu sa jambe emportée par un obus à la bataille de Gravelotte en 1870.
«Ah! ah! c’est heureux qu’ils en reçoivent une tripotée ces... d’Allemands.» Il a dit le même mot très laid qu’avait crié notre servante Jeanne à Louvain quand on lui avait dit que les Allemands entraient en Belgique.
Il nous demanda de lui amener Phœbus, un jour de semaine où il ne serait pas de garde. Il nous promit de nous faire visiter tout le musée de l’armée. Pierre était ravi, moi aussi, parce que j’aime beaucoup la France et tout ce qui est de ce pays.
Paris, le 1er octobre.
Nous venons d’avoir une grande dispute avec Pierre. Dans le petit jardin de la maison où nous habitons, il y a dans le milieu une pelouse qui est bordée d’un rang de buis et d’une allée de gravier et au milieu du gazon on voit des corbeilles de pierre vides pour l’instant, mais qui devaient contenir des fleurs autrefois. Naturellement Pierre a aligné ces corbeilles pour représenter la ligne de front et les tranchées. Ce matin il était, je pense, de très mauvaise humeur parce que maman n’avait pas voulu que nous allions au musée de l’Armée; elle était appelée à la légation de Belgique et ne voulait pas que nous sortions tous les trois seuls. La maman de Pierre avait été dans un hôpital voir un camarade de son mari blessé.
Tout à coup Pierre dit:
«Avec ça ce n’est pas la peine de faire des tranchées, ce seront les villes de Belgique au moment où les Boches sont entrés. Voilà Louvain, Liége, Namur, Bruxelles, Anvers.
—Pourquoi cela? C’est bien plus amusant de représenter la bataille de la Marne.
—Non, avec ces corbeilles on va faire le siège des villes.
—Je ne veux pas que tu fasses le siège des villes de Belgique; d’abord Anvers n’est pas assiégé.
—Si, cela commence.
—Ce n’est pas bien ce que tu dis là, et tu n’es pas un bon petit Français.» Et j’étais tout à fait fâchée.
Pierre est devenu tout rouge, il est parti et il est monté dans sa chambre. Phœbus, comme s’il me comprenait, s’est approché de moi, j’ai pris son cou dans mes bras et je l’ai embrassé pour me consoler. Barbe commençait à crier que Pierre était un méchant garçon et que maman le saurait quand elle rentrerait.
Je lui ai dit de se taire, et alors j’ai préparé le goûter. Mais je ne voulais pas comme à l’ordinaire appeler Pierre, j’étais trop en colère contre lui.
J’étais descendue à la cuisine qui se trouve dans le sous-sol, et en remontant j’ai trouvé au beau milieu de la table, une lettre de Pierre. La voici:
«Ma chère Noémie, je te demande pardon! Je suis un très méchant garçon, je t’aime bien et je ne veux pas te faire de la peine. Oublie ce que je t’ai dit tout à l’heure et montre, au méchant Français, que tu es une petite Belge épatante. Pierre.»
Pauvre Pierre! c’est un bon ami, au fond.
Je dis à Barbe:
«Va chercher Pierre, dis-lui de venir goûter.»
Pierre est descendu, et lorsqu’il est entré dans la salle à manger, je l’ai embrassé et notre dispute s’est terminée ainsi.
Pendant que nous mangions nos tartines beurrées, on a sonné. Nous étions seuls à la maison, et maman nous défend d’ouvrir la porte. Mais Pierre, qui trouve qu’il est grand garçon, ne prend pas la défense pour lui.
C’était Mlle Suzanne. Elle nous dit que justement elle ne venait pas voir maman, mais moi, Noémie, et qu’elle avait quelque chose de très sérieux à me dire, à moi seule. J’étais très étonnée. Naturellement Barbe n’était pas contente du tout d’aller dans le jardin, et Pierre était plein de curiosité. Mlle Suzanne, malgré son air doux, a beaucoup d’autorité, elle conduisit elle-même Barbe dans le jardin, Phœbus la suivit et Pierre, forcément. Nous sommes allées dans le grand salon jaune, et tandis que Mlle Suzanne me parlait, je voyais ma petite sœur assise sur la pelouse à côté de Phœbus posé en faction sur son derrière, tandis que Pierre essayait de montrer à Barbe les lettres dans l’alphabet rempli de soldats français.
«Voilà, ma petite Noémie, me dit Mlle Suzanne, pourquoi je suis venue vous voir. Un jour, pendant votre séjour à Saint-Sulpice, vous m’avez dit que vous écriviez chaque jour le récit de votre vie et que vous avez commencé votre journal la veille de la déclaration de la guerre. Vous m’en aviez même lu quelques pages qui m’ont semblé très intéressantes. J’en ai parlé à un ami à moi, directeur d’une revue d’enfants, le Journal des Enfants, qui voudrait beaucoup le publier, car sûrement ce sera nouveau et attachant pour les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices.»
En entendant ces mots, j’étais très étonnée, je ne saisissais pas ce qu’elle voulait dire.
«Comment! mon journal, vous le donner, pourquoi?
—Mais oui, si vous me le donnez je le ferai imprimer et vous le verrez dans le Journal des Enfants.
—Ce carnet est seulement écrit pour moi, pour papa et maman; c’est notre histoire, ce n’est qu’à nous qu’elle peut plaire et non aux autres.
—C’est le journal d’une petite Réfugiée belge, et c’est pourquoi les Français s’intéresseront à son histoire. Il est écrit au jour le jour, simplement, tout ce qu’il raconte est vrai et c’est pourquoi je vous le demande.»
J’étais tellement saisie que je ne pouvais comprendre.
«Mais il faut que je le dise à maman; je vous le donnerai si maman le permet.
—Naturellement, Noémie; seulement c’était à vous que je voulais en parler, car il vous appartient.»
Et, en disant c’est mots, Mlle Suzanne m’a embrassée très fort.
Après son départ, je suis allée vers Pierre pour lui dire la raison de la visite de Mlle Suzanne. Pierre n’en pouvait croire ses oreilles, il s’est mis à gambader en criant:
«Bravo, bravo! Vive Noémie, le célèbre auteur belge!»
J’avais beau lui recommander de se taire, il continuait encore davantage, et Phœbus aboyait en voulant sauter sur moi, malgré sa jambe de bois.
A ce moment maman est arrivée. Nous voulions tous parler à la fois et Pierre riait plus fort que moi; enfin maman nous fit taire, car elle voulait nous apprendre aussi une chose très importante.
«Quoi donc, dis vite, petite maman!
—Une lettre de Désiré.
—Oh! lis-la cette lettre!»
Pendant que nous entourions maman, Phœbus en avait profité pour s’étendre sur un grand canapé de velours vert sur lequel maman lui défend toujours de grimper. Je suis bien sûre que Pierre l’avait un peu aidé, car avec sa jambe de bois, il ne pouvait pas le faire tout seul.
Alors j’ai raconté la visite de Mlle Suzanne et maman paraissait bien surprise et émue, cela j’en suis sûre.
«Mais, ma petite Noémie, ce journal était pour nous seuls, il ne peut pas intéresser des Français.
—Oh! bien sûr que si, madame, répondit Pierre, c’est justement parce que c’est supérieurement intéressant pour des petits Français qu’on a demandé le journal de Noémie. Elle raconte toutes les aventures qui lui sont arrivées depuis l’entrée des Allemands en Belgique et comment vous avez fui. Je vous assure, donnez-le.
—Et bien! j’irai voir le directeur du Journal des Enfants et nous verrons. Maintenant je vais vous lire la lettre de Désiré qui, après avoir été blessé, est retourné se battre et a assisté à la bataille d’Aerschot.»
Maman nous la lut, cette lettre, à haute voix, et moi je la copie.
«Mes chers parents, mes chères petites sœurs,
«Je vous dis d’abord que je suis en bonne santé et c’est bien étonnant, car, vous savez, c’est quelque chose d’infernal, d’affreux et d’incroyable qu’une bataille! Du reste on ne se rend compte de rien si ce n’est de vouloir tirer le plus de coups possible sur l’ennemi et de se protéger autant qu’on peut. Vous savez que je suis caporal et que j’ai reçu la médaille de Léopold. Mais je vais vous dire ce qu’a fait mon régiment qui s’est déjà distingué à Liége.
«C’était autour d’Aerschot où l’on se battait depuis quatre jours. L’ennemi avait été repoussé; mais, de nouveaux renforts étant arrivés, et deux avions ennemis volant très bas ayant pu repérer nos positions, il reprit l’offensive. Mon régiment et un autre qui était déjà à Liége, ont tenu pendant deux heures en échec des forces allemandes dix fois supérieures et leur ont infligé des pertes colossales, comme ils disent.
«A sept heures du soir pourtant, le commandant Gilson, qui commandait ma troupe, donna l’ordre de la retraite. Ah! je vous assure que c’est dur de n’y pas rester. En opérant cette retraite, le commandant Gilson eut le nez brisé par une balle. On le pansa sommairement et il resta avec nous, maintenant l’ennemi en respect et lui prouvant ce que peuvent faire des Belges. Mais avec de tels chefs, où n’irait-on pas? Nous nous sommes repliés sur Gand, où nous sommes pour l’instant et d’où je vous écris. Je suis bien anxieux en songeant à vous tous, je voudrais savoir où vous êtes, car je ne doute pas que vous ne soyez partis de Louvain.
«Pauvre papa! comment aura-t-il quitté sa maison et sa bibliothèque? Les bruits les plus contraires circulent: on dit que les Allemands ont brûlé Louvain et qu’ils marchent sur Paris, et, d’un autre côté, on assure que les Allemands commencent à mourir de faim et que les soldats ne désirent que se rendre. J’ai appris que le fils de M. Boonen a eu un bras emporté et que son père l’a vu à Anvers où il est soigné. Où est Phœbus? Il a peut-être été tué! Je termine ma lettre, mes chers parents, en vous embrassant bien tendrement comme je vous aime.—Désiré.»
Paris, le 3 octobre.
Malgré le joli petit jardin de la maison, maman veut que nous sortions un peu. Pierre nous accompagne et il nous fait ainsi visiter «son beau Paris» comme il dit. C’est vrai, Paris est superbe et rien ne nous amuse autant que de suivre les quais le long de la Seine. Ce qui est le plus drôle, c’est de regarder des chiens qui se jettent dans l’eau pour rapporter un morceau de bois que leur lance leur maître. Ce pauvre Phœbus, c’est ça qui l’amuserait! Mais maintenant, avec sa jambe de bois, il ne pourrait plus nager. Heureusement nous le laissons à la maison pour qu’il n’ait pas de chagrin en voyant les distractions de ses camarades.
Les Champs-Élysées sont aussi magnifiques. Pierre dit que lorsque la guerre sera finie, les soldats passeront sous l’Arc de triomphe, descendront toute l’avenue, avec le général Joffre en tête.
«Tu verras comme ce sera beau, me dit Pierre.
—Mais je ne le verrai pas, je serai à Louvain.»
Pierre se tut un moment.
«Si, tu seras ici, parce que tous les généraux alliés viendront avec Joffre à Paris, pour célébrer la grande victoire; alors les Belges comme toi seront ici.
—Pourquoi les Belges comme moi?
—Parce que c’est vous qui avez le plus souffert, et qu’il est donc naturel que vous soyez ici au moment des réjouissances.»
Je pensais que Pierre avait une bien gentille idée et que les Français sont tout à fait bons. Mais pourquoi disent-ils, quelquefois, des choses qu’ils ne pensent pas, comme fait Pierre lorsque nous nous querellons et qu’il me taquine?
Maman voulait aller au Journal des Enfants aujourd’hui, mais nous avons reçu une carte du sergent Vandenbroucque qui nous a terriblement étonnées et inquiétées. Il dit à maman: «J’ai eu des nouvelles de votre fille Madeleine et de votre mari. Ce dernier vous envoie sa fille et «tante Berthe», car il compte rester en Belgique. C’est tout ce que je sais.» Maman s’est mise à pleurer en disant: «Votre papa! s’il reste, c’est horrible». Mais je lui ai dit:
«Tu sais bien, petite maman, que si papa reste, c’est qu’il pense que c’est son devoir.
—Oui, oui, tu as raison et j’ai tort de pleurer; mais au premier moment, c’est dur de penser qu’on va être séparé encore! Ma petite Noémie, tu es la plus sage. Attendons de savoir. En tout cas, nous allons revoir tante Berthe et Madeleine.»
4 octobre.
Ce matin, nous avons reçu une lettre de papa datée d’Anvers.
Je la copie ici.
«Ma chère femme, mes chères enfants, je suis bien heureux d’avoir enfin de vos nouvelles et de savoir que vous êtes sauvées et en bonne santé. Nous aussi, nous sommes hors du péril. Mais que de choses terribles se passent dans notre malheureux pays! Malines est bombardé par les Allemands qui, dit-on, vont lui faire subir le même sort que Louvain; Alost a dû faire évacuer sa population qui se réfugie à Anvers; il en est de même de Lierre. Tous les pauvres habitants fuient, on ne sait où les loger! Le Roi fait l’admiration de tous par son courage, son énergie. Hier, son armée a culbuté une avant-garde ennemie, mais elle s’est heurtée aux principales forces allemandes qui se trouvaient devant Termonde. Le Roi était si fatigué après cette bataille qu’il s’est endormi dans une cabane où se trouvaient réunis quelques officiers belges et anglais.
«Il nous dicte à tous notre devoir et il n’est pas de Belge qui n’ait à cœur de suivre un si bel exemple. Aussi, je me suis rendu à l’hôtel de ville pour me mettre à la disposition du gouvernement. Il y avait un assez grand désordre dans tous les services. On me plaça immédiatement dans celui des évacués, et je me suis occupé des réfugiés que l’on fait partir pour l’Angleterre.
«En parlant avec tous ces pauvres gens dont les fils étaient aux armées et qui n’avaient plus de toit, comme nous, je pensais à vous, mes chéries, qui avez eu tant de peine à gagner Paris. Je me suis décidé à faire partir Tantine Berthe et Madeleine, car je ne veux pas qu’elles restent ici. Dès que le jour de leur départ sera fixé, je vous enverrai un mot. Elles se rendront à Paris pour se réunir à vous.
«Quant à moi, je resterai à Anvers où demeure le Roi; je suivrai le gouvernement.
«Je vous embrasse, mes chéries, en vous recommandant le courage et la bonne humeur....»
Aussitôt que maman eût fini de lire elle s’écria:
«Mon Dieu, mon Dieu, il sera là-bas, tout seul. Je n’ai jamais eu tant d’inquiétude! Si les Allemands prennent Anvers, que ferons-nous, que saurons-nous de lui?
—Ma petite maman, tu devrais aller à la légation de Belgique pour savoir si Anvers peut se défendre et ce que papa deviendra si la ville était prise.
—Oui, tu as raison, allons-y vite.»
Alors nous sommes parties avec Barbe. Nous avons été à pied. Nous connaissons bien le chemin, qui est très joli; nous suivons les quais le long de la Seine, la place de la Concorde et les Champs-Élysées. Naturellement la course est trop longue pour que Phœbus vienne avec nous. Nous l’avons laissé dans le jardin où il y a du soleil. Il s’est couché sur le perron de pierre, la tête appuyée sur un coussin. Pierre est allé pendant ce temps au ministère de la Guerre avec sa maman.
A la légation, le jeune homme très grand qui parle toujours avec maman quand elle vient, lui a dit que les forts d’Anvers étaient bombardés, ainsi que Malines, mais que si papa s’était mis à la disposition du gouvernement, il le suivrait de toutes façons, et qu’il ne fallait pas avoir de crainte. En tout cas, il espérait bien qu’Anvers ne serait pas pris par les Allemands.
Maman était un peu rassurée, du moins elle s’efforçait de le paraître.
Comme il était très tôt, nous avons été voir Mlle Suzanne, qui a voulu nous mener chez le directeur du Journal des Enfants. Maman aurait désiré avoir l’avis de papa, mais Mlle Suzanne a dit que le temps manquait pour le consulter, que la chose n’avait pas tellement d’importance, et qu’il fallait vite imprimer mon carnet.
Elle nous a conduites dans une grande librairie; nous avons monté beaucoup d’escaliers, nous sommes arrivées dans le bureau d’un monsieur qui avait l’air tellement bon et aimable que Barbe a osé demander tout de suite des livres d’images. Il avait des yeux bleus et des cheveux blancs et, en nous parlant, il semblait nous connaître depuis longtemps. Il avait été à Louvain et se rappelait bien notre rue. Il causa avec maman et cela lui faisait plaisir, je le voyais bien.
Barbe lui dit tout à coup:
«Tu sais, monsieur, que Noémie a aussi écrit l’histoire de Phœbus?
—Qui est Phœbus? demanda le directeur du Journal des Enfants.
—C’est le chien de mon papa, mais il est venu avec nous à Paris.
—Il est venu à pied de Louvain, ton chien?
—Oh! il est venu avec nous en voiture, en bateau, en chemin de fer et dans l’auto de M. Le Peltier. Il a été à la guerre et il a eu sa patte coupée par un obus.
—Mais alors, s’il a vu tant de choses ton chien, il pourrait, lui aussi, raconter ses aventures.»
Barbe regarda le directeur avec un air étonné et elle répondit:
«Mon toutou est un chien et tu sais bien, monsieur, que les toutous ne parlent pas!»
Pour rassurer Barbe, M. Ray, c’est ainsi que ce monsieur s’appelle, lui donna un album très amusant de découpages de tous les guerriers français. Barbe était très contente et vraiment elle le remercia gentiment. A moi, il me donna un joli livre de la Bibliothèque Rose: les Petites filles modèles.
Il dit à maman qui semblait très touchée:
«Tout ce que nous pourrons faire ici, en France, pour vous ne sera rien en comparaison de ce que votre pays et votre roi ont accompli pour nous. Si le peuple belge n’avait pas combattu avec tant d’héroïsme et de courage, malgré la valeur de nos soldats français, nous aurions beaucoup souffert de l’invasion de ce cruel ennemi. C’est pourquoi, ayant su que votre petite fille avait écrit son journal, il m’est venu à l’idée de le publier ici dans une revue d’enfants pour bien faire connaître à mes jeunes compatriotes ce que sont et ce que pensent les petits Belges. Elle va me donner le commencement, et continuera à l’écrire jusqu’à ce que vous soyez de nouveau rentrés dans votre bonne ville de Louvain.»
Après nous sommes parties, je me sentais très heureuse, non pas de ce que mon Journal allait être imprimé, mais des paroles que M. Ray avait dites à maman, car je savais qu’elles avaient rendu maman moins triste.
Je me disais en moi-même qu’il n’y avait pas seulement papa et maman de bons sur la terre.
En rentrant, Pierre a couru vers nous en nous tendant une dépêche, c’était l’annonce de l’arrivée de Tantine Berthe et de Madeleine à la gare du Nord.
Vite nous sommes reparties, en laissant Pierre avec Phœbus; maman s’est décidée à prendre un taxi-auto de peur d’être en retard. A la gare, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants que des agents empêchaient de pénétrer sur le quai. C’était effrayant. Maman nous tenait chacune par une main et elle ne tremblait pas, tant elle serrait ses doigts. Au bout d’une demi-heure, le train était devant nous.
Le premier mot de Tantine a été celui-ci:
«Tu sais, si ton mari ne m’avait pas fait un devoir de partir avec Madeleine, je serais restée à Anvers, je n’aurais jamais quitté mon pays.»
Et alors, elle prit maman dans ses bras pour l’embrasser. Madeleine nous a dit que c’était la seconde fois qu’elle pleurait depuis qu’elle avait quitté la Belgique.
Madeleine me parut plus grave qu’à Louvain. Elle avait un certain air triste que je ne lui avais jamais vu. Elle nous prenait par les mains, Barbe et moi, et nous demandait des détails sur tout ce que nous faisions et sur Paris, comment était notre nouvel ami Pierre, et comment Phœbus marchait avec sa jambe de bois.
Pendant ce temps, Tantine Berthe parlait à maman de la Belgique.
«Le lendemain on entendit la canonnade des Allemands contre les forts de Liége; toute la population d’Anvers sortit dans les rues et commença à montrer de l’inquiétude. Aussitôt notre roi Albert se rendit sur la place de Meir et se mit à nous parler d’abord en français, ensuite en flamand.
«Mon peuple, dit-il, je vous supplie de rester calme. J’attends de chacun de vous qu’il fasse son devoir. J’espère vous en donner moi-même l’exemple. Vive la Belgique et sa juste cause! Vivent nos alliés!» Alors ma fille—Tantine Berthe appelle toujours maman «ma fille».—Alors, ma fille, si tu avais vu l’ovation qu’on a faite au Roi et comment fut chantée la Brabançonne! Oh! j’en tremble encore!»
Pour nous rendre rue Bonaparte, nous sommes montées dans une des grandes automobiles de Saint-Sulpice qui, avec la permission de M. Le Peltier, s’arrêta chez nous en passant. Tantine n’aime pas les automobiles, mais elle ne se plaint plus comme autrefois. Elle nous caresse les joues de temps en temps avec un sourire triste.
«Si vous saviez, mes petites, comme Madeleine a été courageuse et dévouée!
—Oh! dit maman, Noémie est une vraie petite femme, elle a été si attentionnée pour moi. Elle s’est montrée une sœur aînée parfaite pour Barbe. Elle ressemble à son papa, elle a le même cœur.»
Maman ne pouvait pas dire une chose qui me rendît plus fière, car partout on parlait du cœur de papa.
Aussi, quand nous sommes arrivées rue Bonaparte, en entrant dans le grand salon, au lieu de se réjouir, personne ne parlait, malgré Phœbus qui voulait à toute force sauter sur Madeleine et lui lécher la figure. Il remuait tellement que sa patte en bois faisait sur le parquet un bruit assourdissant.
Barbe est allée vers maman, a grimpé sur ses genoux et l’a embrassée; moi je suis allée vers Tantine Berthe et je lui ai dit: «Ma chère petite Tantine, papa a dit qu’il fallait être de bonne humeur; ne sois pas triste et consolons maman.
—Oui, tu as raison, Noémie, mais tu comprends qu’au premier moment, quand on a tout perdu et qu’on retrouve ceux qu’on aime, on est bien ému.»
A ce moment, Pierre et sa maman sont entrés.
J’ai pris Pierre par la main et je l’ai mené vers Tantine en lui disant:
«Tantine Berthe, voici Pierre Mase, que nous avons rencontré à Dunkerque en chemin de fer. Son papa est artilleur, il se bat comme Désiré depuis le commencement de la guerre. Lui-même, quand il sera grand, sera artilleur aussi. Il a habité aussi avec nous au séminaire de Saint-Sulpice et maintenant, il est ici. Il nous a fait connaître Paris et les petits Français qui sont aussi courageux que les petits Belges.»
Pierre avait l’air très intimidé par Tantine Berthe. Mais elle l’attira à lui et l’embrassa:
«Si vous avez été complaisant pour les infortunés enfants belges, vous êtes un brave Français comme ils le sont tous.
—Tu sais, dit Barbe, il est aussi très taquin, il veut toujours tirer les poils de Phœbus. Il m’apprend à lire dans un alphabet plein de soldats.
—Bien, dit Tantine, tu me montreras demain ce que tu sais, car il est temps d’aller manger quelque chose et ensuite de nous coucher.»
Dans une des pièces du bas, maman et Tantine Berthe se sont fait des lits; dans l’autre nous couchons toutes les trois avec Phœbus.
C’est dans les chambres du haut que se sont installés Pierre et sa maman.
La porte de nos chambres reste ouverte. Ce soir-là je ne pouvais pas m’endormir, parce que j’entendais maman et Tantine Berthe qui parlaient tout bas, et j’ai même aperçu Madeleine qui traversait la chambre pieds nus pour aller avec elles dans leur chambre.
Tristes nouvelles de Belgique
Paris, le 6 octobre.
CE matin, la femme belge qui aide maman à faire le ménage est venue très tôt, en sanglotant, nous annoncer qu’Anvers était pris par les Allemands. Au premier moment, cela a été affreux; maman désespérée s’est jetée dans les bras de Madeleine; moi, je me suis approchée de Tantine qui était assise dans un grand fauteuil, pour l’embrasser. Elle m’a serrée contre elle, elle a appelé Barbe et elle a passé sa main sur nos têtes en disant:
«Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants! Ma chère Belgique!»
Mais elle parlait tout bas, comme à elle-même, et elle avait une figure toute changée.
Je lui demandai à l’oreille:
«Et papa, Tantine, crois-tu qu’il soit resté à Anvers avec les Allemands?
—Je ne le pense pas, mais soyons sûres qu’il aura agi pour le mieux! Il faudrait savoir où est notre Roi.»
Maman entendit ces mots; alors elle se redressa et, en s’essuyant les yeux, elle dit:
«Je veux aller immédiatement à la légation de Belgique m’informer de ce qu’il en est exactement et comment je pourrai savoir ce que sera devenu votre père.»
Madeleine partit avec maman. Tantine resta dans la chambre où elle couche avec maman et nous dit de jouer dans le jardin afin de la laisser seule un moment, de faire bien attention à ce que Barbe restât tranquille.
J’ai pris ma petite sœur par la main et j’ai trouvé Pierre dans le grand salon avec Phœbus. Il s’est écrié tout de suite:
«Voilà, j’ai été acheter un journal! Le Roi est parti d’Anvers avec son armée. Beaucoup de Belges se sont réfugiés en Hollande et en Angleterre. Peut-être que ton papa est en Angleterre. Et puis, ce n’est rien qu’Anvers soit aux Allemands, nous le reprendrons, et alors qu’est-ce qu’ils recevront, les Boches! Ne soyez pas découragées, il ne faut jamais l’être; c’est papa qui me l’a recommandé en partant.
—Oui, tu as raison, mais c’est bien triste pour maman et Tantine Berthe. Elle nous a dit de la laisser seule, je crois qu’elle pleure, elle ne veut pas que nous la voyions.
—Écoute, je voudrais faire quelque chose pour lui montrer comme je comprends sa peine, parce que, tu sais, quand Paris a failli être pris à la fin d’août, je rageais, il fallait voir cela! Alors je vais sortir et lui rapporter un petit bouquet de violettes de deux sous; c’est pas beaucoup, mais elle serait fâchée si je dépensais mon argent, et...
—Oui, c’est l’intention! Va vite et ferme tout doucement la porte d’entrée pour qu’elle ne t’entende pas.»
Pendant qu’il était sorti, nous nous sommes assises, Barbe et moi, sur les marches du perron et j’ai essayé de lui raconter une histoire, mais elle voulait tout le temps se mettre derrière la porte de la chambre pour écouter si c’était vrai que Tantine pleurait.
Enfin Pierre est rentré; nous avons attendu jusqu’à ce que Tantine revienne dans le jardin; alors Pierre s’est avancé vers elle et lui a offert ses violettes, sans dire un mot. Tantine a eu les yeux pleins de larmes et elle a seulement embrassé Pierre sur le front en disant:
«C’est un véritable petit Français!»
Maman est revenue vers midi. Elle était très pâle.
A la légation, on n’avait pu que lui répéter que l’armée avec le Roi avait quitté Anvers jeudi après un bombardement terrible qui avait endommagé beaucoup d’édifices et que les Allemands étaient entrés à Anvers le vendredi, par le faubourg de Berchem. On lui avait conseillé d’écrire au Havre, où s’établissait le gouvernement belge, et à Amsterdam où un nombre très grand de réfugiés avaient pu parvenir.
«Mais tu vas écrire au sergent Vandenbroucque, à Dunkerque: il tâchera de savoir des nouvelles de papa.»
Pierre alla à la poste porter une dépêche de maman; nous espérions bien avoir une réponse le soir même.
Nous sommes anxieuses, nous attendons des nouvelles du Havre, de la légation et aussi de la maman de Pierre, qui est au ministère de la Guerre; c’est tout ce que je peux écrire dans mon Journal.
Il faut que je m’occupe de Barbe qui, comme toutes les fois où nous sommes dans l’inquiétude, devient terriblement capricieuse.
8 octobre.
Nous passons de bien tristes heures: nous n’avons pas de nouvelles de papa, nous ignorons où il est. Seulement hier, nous avons reçu une carte de Désiré avec ces mots: «Je vais bien, suis à Heyst. J’ai vu Jean Boonen avec le bras coupé et qui a été évacué sur la Hollande, son père est resté à Anvers. J’espère que vous êtes tous réunis.—Désiré.»
Il est décidé que nous allons quitter Paris. Madeleine vient de me le dire d’un air navré. Elle m’a prise à côté d’elle et m’a annoncé que nous n’avions plus d’argent du tout et qu’il fallait faire quelque chose. Ceci, je ne comprends pas trop ce que cela veut dire, mais je devine qu’elle me parle à moi parce qu’elle ne veut pas manquer de courage devant maman qui a déjà assez de peine.
«Oh! ma chérie! j’aurais dû rester avec papa. Du moment que vous étiez en sûreté, j’aurais forcé papa à quitter Anvers. Car pense donc, si les Allemands l’ont emmené en Allemagne!»
En songeant que mon pauvre papa pouvait être prisonnier, je me suis mise à sangloter; alors Madeleine s’est arrêtée tout de suite et elle m’a embrassée.
«Tais-toi, je t’en prie; je dis cela, mais il est certain que papa sera resté avec le Roi et qu’il est au Havre. Nous allons être bientôt tranquillisées.»
La maman de Pierre a des parents dans une petite ville de France, à Montbrison. Elle va partir pour demeurer chez eux, car elle aussi n’est pas très riche et il faut que Pierre aille en classe. Là, elle a des amis qui ont besoin d’une dame pour soigner et surveiller des enfants; alors maman a pensé qu’elle pourrait s’occuper d’eux, de sorte que nous irons tous avec nos amis à Montbrison.
«Mais, alors, maman travaillera?
—Oui, mais moi aussi, me répondit Madeleine, je donnerai des leçons ou trouverai un emploi afin d’avoir un peu d’argent pour aider maman.
—Et moi, alors, je ne ferai rien?
—Mais, ma petite Noémie, tu es trop jeune; du reste, tu t’occuperas de Barbe, et tu l’empêcheras d’être désobéissante dans la maison où nous serons; je crois que cela sera déjà beaucoup.»
Tout ce que me raconte Madeleine me tourne un peu la tête. Je vois que maman, Tantine et Mme Mase, la maman de Pierre, parlent beaucoup ensemble dans la chambre jaune, et j’ai une tristesse affreuse en pensant aux jours d’autrefois où nous étions si heureux tous à Louvain.
Pierre m’a demandé si nous pouvions aller faire une promenade dans Paris pour revoir quelques-uns des beaux monuments et surtout le jardin du Luxembourg où nous nous sommes si souvent amusés. Maman a bien voulu que nous sortions tous les trois avec Madeleine, Pierre ayant déclaré qu’il était assez grand garçon pour nous protéger.
Nous sommes partis, en laissant Phœbus malgré son air suppliant. Nous avons été d’abord à Saint-Sulpice voir M. Le Peltier. Il était dans la grande salle du bas au séminaire où l’on donne les repas. Mlle Suzanne était là, entourée de tous les enfants. Elle trouve que maman a raison de quitter Paris où la vie est trop «dure» pour les Belges. Elle m’a fait promettre de continuer à écrire mon Journal et elle doit m’envoyer des nouvelles de Paris. De là, nous avons traversé le Jardin du Luxembourg. Comme nous passions devant les chevaux de bois, Barbe voulait absolument monter dessus. Pierre s’écria:
«Non, non! tu es trop petite!»
Barbe se jeta sur Pierre comme pour lui donner des coups de pied dans les jambes, alors Pierre se mit derrière Madeleine. Moi j’arrêtai Barbe qui était rouge. Les gens nous regardaient; ils ne riaient pas, mais semblaient trouver ma petite sœur très drôle; Madeleine prit la main de Barbe et lui dit très fermement en la regardant sévèrement:
«Tais-toi et viens tout de suite.»
Barbe cessa de crier et elle se mit à marcher avec Madeleine sans résistance, tandis que nous suivions, Pierre et moi, tout étonnés que cette colère fût si vite terminée.
Ce qui est curieux, c’est que si nous avions été à Louvain, Madeleine aurait cédé à Barbe; maintenant elle fait comme maman. Voilà: autrefois, on était heureux et, aujourd’hui, c’est la guerre; il faut que tout le monde soit sage et sache qu’il faut obéir. Au bout d’un moment, nous étions dans la partie du Luxembourg qui entoure le bassin, en face du grand palais; alors Madeleine commença à parler doucement à Barbe:
«Ma petite Barbe, tu ne dois pas être toujours un bébé et avoir des caprices. Tu ne comprends pas encore tous les malheurs que nous traversons, mais tu vois bien que maman a de la peine et que papa est loin de nous; alors il faut que tu sois obéissante, bonne et gentille pour que, lorsqu’il reviendra, il retrouve une petite fille très douce et presque parfaite.
—Oui, mais je ne veux pas obéir à Pierre, il n’est pas mon frère.
—Ce que tu dis est très mal, Barbe; tu sais bien que Pierre a été comme un vrai fils pour maman et Tantine Berthe et un très bon ami pour Noémie. Il t’aime beaucoup, bien qu’il te taquine quelquefois. Alors, ne sois plus méchante et demande pardon à Pierre: sans cela, j’aurai du chagrin et lui aussi.
—Eh bien, oui!»
Barbe alla vers Pierre et l’embrassa. Alors Pierre, qui avait eu l’air ennuyé de cette conversation, se mit à rire et s’écria:
«Eh bien, moi, j’offre à goûter à mes petites amies, sur mes économies!
—Non, dit Madeleine, garde ton argent.
—Non, non, cela me fait tant de plaisir de le dépenser avec vous. Il faut trouver un bon pâtissier. Oh! j’en connais un fameux, place Médicis, où je suis allé souvent avec papa en sortant du lycée. Venez, c’est par ici.»
Barbe avait l’air ravi. Pierre lui dit:
«Tu n’aimes pas mieux les gâteaux que les chevaux de bois?
—Oh! si, j’aime mieux les gâteaux.»
Chez le pâtissier, Pierre a voulu que nous nous assoyions autour d’une table; on nous a donné à chacune une petite assiette avec une fourchette. Nous avons choisi nos gâteaux. Barbe ne savait comment se décider. Enfin elle a pris un éclair et une petite tarte aux fraises. C’était très bon. Mais le plus drôle, ç’a été de voir Pierre, après que nous avons eu fini, s’approcher de la caisse, tirer son porte-monnaie et payer. Je ne sais pas combien cela lui a coûté, il n’a jamais voulu nous le dire. Je suis sûre qu’il a donné beaucoup d’argent.
Pour revenir nous avons suivi le boulevard Saint-Michel où il y avait beaucoup de monde. Quelques soldats blessés aux jambes marchaient lentement en s’appuyant sur des cannes. Pierre ne s’arrêtait pas pour causer avec eux comme il a l’habitude de le faire, parce qu’il nous accompagnait, a-t-il dit, et qu’il ne voulait pas nous laisser seules, mais on voyait qu’il faisait dans ce cas un grand effort.
«Tu comprends, m’expliquait-il, quand on parle avec les soldats, ils racontent ce qu’ils ont vu, et comme cela on finit par savoir quelque chose de la guerre, bien que chaque soldat ne voie qu’un coin du champ de bataille.»
En rentrant, il a encore acheté un petit bouquet de violettes pour Tantine Berthe, il en a pris un second pour maman, il les a mis sur leurs assiettes à table, et elles ont deviné tout de suite que ces fleurs venaient de lui.
Maman a décidé de partir mardi matin pour Montbrison. Elle ira encore à la légation pour donner notre nouvelle adresse; mais ignorer où est papa est bien dur et il nous semble que nous le perdons une seconde fois, en laissant Paris où nous avons été si bien reçues.
Lyon, le 10 octobre.
Nous avons quitté Paris mardi soir. Nous avons encore eu tous en partant un nouveau chagrin: maman parce qu’elle s’éloignait davantage de papa, et nous parce que nous aimions bien notre maison et le petit jardin.
Nous avons pris le train à la gare de Lyon à huit heures du soir. Dans l’après-midi nous avons dit adieu à M. Le Peltier et à toutes les personnes qui ont été si bonnes pour nous. Les employés du chemin de fer remarquaient Phœbus et voulaient savoir pourquoi et comment il avait été blessé. Naturellement Pierre, qui aime à parler aux soldats et aux employés, leur racontait l’histoire de Phœbus, et même dans une gare, je crois que c’était à Nevers, il a été tout à coup entouré de quatre militaires—c’étaient, paraît-il, des artilleurs—qui écoutaient le récit de la bataille où le pauvre Phœbus a perdu sa patte.
«Eh bien, mon vieux, disait un des soldats, tu penses si les chiens belges sont épatants; ils se font casser la jambe tout comme nous autres!
—Nous n’avons pas de chiens comme cela en France!
—T’es bête, toi. Et les chiens sanitaires, donc? On peut dire aussi qu’ils sont braves! Tu sais, à la Marne....»
A ce moment-là, notre train se mit en marche lentement, alors que nous ne nous doutions pas qu’il allait partir. Pierre et Phœbus étaient sur le quai, car on l’avait descendu pour le faire boire dans un baquet plein d’eau. Pierre voulut courir, mais comme Phœbus, lui, ne pouvait pas le suivre, il resta sur le quai en levant les bras au ciel et en nous criant qu’il nous rejoindrait par le train suivant.
Quel émoi dans notre wagon! Barbe était désolée parce que Phœbus était resté sur le quai et que nous partions sans lui; la maman de Pierre eut une crise de larmes, et ce fut Tantine avec ses paroles douces et de l’eau de mélisse qui la calma.
«Mais Pierre n’a pas d’argent et j’ai son billet!
—Si, si, madame, il a un peu d’argent; il a, je crois, trois francs.
—Trois francs! Mais que voulez-vous qu’il fasse avec trois francs?»
Je pensais en moi-même à l’argent qu’il avait dépensé l’autre jour chez le pâtissier.
«Il faudrait savoir si nous ne nous arrêterons pas à une autre station d’où nous pourrions téléphoner, dit Madeleine. Peut-être pourrait-on trouver le contrôleur?»
Comme tout le monde avait vu que Phœbus restait sur le quai, sur la demande de maman un monsieur suivit tous les couloirs et, au bout de quelques minutes, revint avec le contrôleur.
Cet employé commença par se fâcher en disant que les petits garçons devraient rester avec leur maman, et puis, qu’est-ce que c’était que ce chien qui voyageait avec une jambe de bois? Alors le monsieur qui était allé le chercher se fâcha aussi—car il connaissait l’histoire de Phœbus.
«Il ne faut pas parler ainsi; ces dames et ces petites demoiselles—il nous montrait en prononçant ces mots—viennent de Belgique, de Louvain, et ce brave chien qui est resté à Nevers a eu la patte emportée par un obus sur le champ de bataille—oui, parfaitement, tout comme nos fils, monsieur.
—Oh! monsieur, répondit le contrôleur, moi, je dis cela à cause du service qui est déjà assez compliqué. Mais voilà ce que je vais faire. Le train va s’arrêter à Saint-Germain-des-Fossés où nous prenons de l’eau. Là, je téléphonerai au chef de gare de Nevers.»
Alors la maman de Pierre se calma un peu, mais Barbe ne cessait de demander ce qu’allait devenir Phœbus et s’il saurait trouver son chemin.
Madeleine et moi, nous lui disions tout bas de se taire, que Pierre n’abandonnerait pas Phœbus et qu’ils nous rejoindraient bientôt. En nous écoutant, elle finit par s’endormir dans les bras de Tantine. Moi, je savais que Pierre était très débrouillard et qu’il se tirerait très bien d’affaire tout seul. Vers six heures du soir, il y eut un arrêt; le conducteur alla tout de suite avec maman et Mme Mase chez le chef de gare pour téléphoner à Nevers. Tantine ne voulut pas que nous descendions de crainte de nouvelles aventures.
Je regardais par la portière et je vis que maman souriait; c’était sûr que nous allions revoir Pierre.
«Le chef de gare téléphone que Pierre est parti avec un convoi de blessés, qu’il sera à Lyon en même temps que nous, et que nous allions au Terminus près de la gare où descendront les blessés.
—Et Phœbus?
—Phœbus est avec lui, très bien soigné, a-t-on ajouté.
—C’est bien Pierre! Il sait toujours s’arranger pour tout voir et se faire de bons amis. S’il était là, il dirait certainement qu’il est un véritable artilleur.»
Nous ne sommes arrivées à Lyon que le soir très tard. Nous étions bien fatiguées. Heureusement l’hôtel Terminus où nous devions retrouver Pierre était à quelques pas de la gare, et au milieu de l’entrée nous avons aperçu Pierre avec trois officiers français (il paraît que c’étaient des médecins) et plusieurs blessés assis sur des fauteuils. Derrière Pierre était couché Phœbus. Quand il nous vit, il se mit à bondir et à sauter sur nous en nous léchant la figure les unes après les autres.
Le docteur qui avait l’air le plus âgé dit à la maman de Pierre:
«Madame, il ne faut pas reprocher à votre fils d’être resté sur le quai de Nevers. Il nous a beaucoup aidés pour transporter nos blessés; c’est un jeune garçon intelligent et plein de cœur. Aussi, pour le récompenser, je ferai remettre une vraie patte à son chien.
—Mais, m’écriai-je, ce chien n’est pas à Pierre, il est à papa.
—Oui, ton petit ami Pierre m’a dit que c’était un brave chien belge qui s’était conduit en héros à Anvers. C’est pourquoi je veux le guérir. Demain nous le soignerons.»
Ce soir-là, maman ne voulut pas nous expliquer comment on allait remettre une patte à Phœbus et on nous coucha dans des chambres de l’hôtel Terminus qui servaient, à côté de l’ambulance, à loger des familles qui venaient de Suisse ou, comme nous, de Paris. Le lendemain, très tôt, maman nous réveilla et nous sommes parties sans revoir le docteur, ni Phœbus. Pierre est venu nous embrasser; il reste à Lyon avec notre bon toutou pour son opération.
«Je te promets de t’écrire tout de suite et je ne le quitterai pas; car tu sais bien qu’il est aussi un peu à moi, ton chien, puisque tu es ma sœur.»
Comme ce voyage a été triste jusqu’à Montbrison! Maman ne souriait même plus. Tantine avait l’air si fatiguée, bien qu’elle se redressât tout le temps! Madeleine racontait des histoires à Barbe qui ne cessait de demander Phœbus et de dire que l’on avait pour sûr volé le chien de papa!
Montbrison, 12 octobre.
Je viens de recevoir une lettre de Pierre:
«Ma chère Noémie, Phœbus va très bien, et tandis que je t’écris, il est étendu sur un coussin à côté de moi et dort d’un très profond sommeil. Je lui ai dit que j’écrivais à Noémie.
«En entendant prononcer ce nom, il a dressé ses oreilles et remué sa queue. Il en est de même quand je dis Barbe ou Madeleine et même, l’autre jour, je lui ai demandé s’il voulait retourner à Louvain, il a pris l’air triste en voyant qu’il ne pouvait pas remuer sa patte plâtrée. Ce pauvre Phœbus a la patte dans un appareil de plâtre qu’il va garder pendant vingt jours, après quoi il pourra courir comme autrefois. Figure-toi que c’est un docteur français nommé Alexis Carrel qui, après avoir fait ses études à la Faculté de médecine de Lyon, a découvert ce qu’on appelle la «greffe humaine»: cela veut dire que, par exemple, si vous avez un nez coupé, on peut le remplacer par un morceau de chair pris sur votre bras ou sur votre jambe. Il a appliqué ou plutôt expérimenté sa découverte sur des chiens et des chats. Pour Phœbus, il s’est servi de la patte d’un chien que l’on venait d’abattre, et l’a placée sur Phœbus; les os doivent se souder aux os, les muscles aux muscles, à l’aide de fils d’argent; la plaie se cicatrise sous l’appareil de plâtre qui maintient en place la nouvelle patte. Le pauvre chien n’a pas souffert, car on l’a endormi, et dans vingt jours, nous enlèverons son appareil et alors je vous conduirai votre cher toutou.
«Je ne t’écris pas une longue lettre, car je suis obligé d’aller faire une course pour le docteur. Je travaille tellement que le soir je me couche à huit heures et m’endors tout de suite.
«Adieu, ma chère Noémie, à bientôt.
«Pierre Mase.»
A Montbrison nous sommes toutes allées chez les amis de Mme Mase qui ont une grande maison quai des Eaux-Minérales. C’est là que nous allons demeurer jusqu’au retour de papa.
Cette dame a deux petites filles et un garçon de l’âge de Pierre qui est en pension à Lyon. Leur papa est à la guerre et ils sont venus habiter chez leur grand’mère parce que, c’est moins cher de vivre là que dans la ville où ils étaient.
Maman va donner des leçons aux petites filles et Tantine avec Madeleine s’occuperont de la maison, car Mme Moreau est toujours malade. Les petites filles, qui s’appellent Marie et Louise, ont été très gentilles quand nous sommes arrivées; elles nous ont menées dans une grande chambre d’étude, où nous restons toute la journée quand nous ne sortons pas. Nous avons déjà vu la ville qui n’a pas l’air gaie. Oh! ce n’est pas Louvain! J’écris cela dans mon journal parce que je veux y inscrire tout ce que je pense; je ne voudrais pas le dire et faire de la peine à Mme Mase ni à Mme Moreau, qui sont si gentilles pour nous, mais c’est la vérité. Du reste, Pierre me l’avait bien dit.
La maison a deux étages: en bas il y a deux grands salons, la salle à manger, la cuisine et une bibliothèque; au premier, il y a un tas de chambres. Nous couchons avec Madeleine dans une grande pièce qui donne sur le jardin. Maman et Tantine Berthe couchent à côté de nous. Les lits sont garnis de vieux rideaux à l’ancienne mode française.
L’autre soir avant le dîner j’étais assise près du fauteuil de Tantine et je lui ai dit tout bas, bien qu’il n’y eût personne dans la chambre:
«Tantine, ne trouves tu pas que Montbrison est une ville très triste?
—Oui, ma petite Noémie, je suis de ton avis; mais je pense que tous les endroits où nous pourrions être maintenant nous paraîtraient tristes; c’est surtout d’après nos pensées que nous jugeons les choses. Si ton papa était avec nous et si nous n’avions pas quitté notre pays dans d’aussi terribles circonstances, nous ne verrions que le côté riant et riche de ces belles campagnes françaises. Il ne faut pas nous laisser aller à notre découragement, il faut attendre sans murmurer et avoir confiance.»
Pauvre Tantine! elle dit cela et elle s’efforce de garder un visage tranquille, c’est pour maman et pour nous! Je vois bien qu’elle et maman ont souvent les yeux rouges. Nous n’avons pas de nouvelles de papa. Le sergent Vandenbroucque et la légation de Belgique ne nous ont encore rien écrit pour nous apprendre si papa est avec le Roi ou s’il est resté à Anvers. Rien de Désiré non plus!