← Retour

Noémie Hollemechette: Journal d'une petite réfugiée belge

16px
100%

La patte noire de Phœbus.

Montbrison, octobre 1915.

PIERRE nous a envoyé une dépêche pour nous annoncer son arrivée à Montbrison avec Phœbus. Maman nous a conduites à la gare toutes les trois et nos petites amies Marie et Louise Moreau naturellement. Quand nous sommes ensemble, maman ne peut pas faire autrement que de s’occuper de nous, alors elle parle et elle sourit quelquefois. Mais, c’est bien sûr, tant que nous ne saurons pas où est papa, elle ne sera pas heureuse—nous non plus. Je remarque surtout comme Madeleine est changée. Elle se fait beaucoup de remords de ne pas être restée avec papa. Ceci, c’est Tantine Berthe qui l’a dit l’autre jour à Mme Moreau.

Pierre devait arriver à onze heures du matin. Nous étions à dix heures et demie à la gare. Pendant que nous attendions, Barbe me questionnait sans s’arrêter.

«Dis, Noémie, tu es sûre que Pierre va ramener Phœbus? Tu ne crois pas qu’il aura manqué le train?

—Mais non, tu sais bien que Pierre sait très bien se débrouiller.

—Qu’est-ce que cela veut dire se débrouiller?

—C’est décider rapidement ce qu’on doit faire, ne pas perdre de temps, et si l’on se trouve dans une situation difficile, savoir s’en tirer, comme Pierre l’a fait l’autre jour lorsqu’il est resté sur le quai à Nevers.»

C’est Madeleine qui a répondu cela à Barbe.

A ce moment, le train entra en gare, mais ce n’était pas un convoi de voyageurs, les wagons étaient remplis de blessés. Pierre descendit d’un compartiment où se trouvait un médecin et plusieurs officiers français et, derrière lui, Phœbus sauta sur le quai en poussant des aboiements joyeux.

Quand il nous vit il se jeta sur nous.

Alors, Barbe et toutes, nous avons crié en même temps:

«Mais il a une patte noire!»

En effet, ce bon Phœbus, dont les poils sont gris avec quelques taches blanches çà et là, avait sa quatrième patte, celle qu’on lui a remplacée, toute noire avec un poil beaucoup plus luisant que ceux de son corps. Barbe cria à Pierre:

«Tu es bête, Pierre, regarde sa patte, elle est noire, tu ne pouvais donc pas lui faire mettre une patte grise, pareille aux autres?»

Pierre répondit aussitôt.

«Oh! nous avons fait comme nous avons pu. Pour pouvoir remplacer une patte à un chien, il faut que la patte soit encore vivante, je veux dire qu’elle appartienne à un chien qui vient de mourir; le jour où l’on a opéré Phœbus, il n’y avait là qu’un chien, et il était noir. Mais tu ne vois pas, petite bécasse, que c’est très original et que Phœbus est tout à fait épatant ainsi?»

Moi, je trouvais que Phœbus était superbe! Il bondissait et sautait sur nous tout à fait comme dans l’ancien temps. Il se mettait à côté de Madeleine en frottant sa grosse tête contre sa main. Ses bons yeux semblaient dire: Je suis joliment content de vous retrouver toutes, mais je voudrais bien savoir où est mon maître. Et nous donc!

Les blessés que l’on descendait du train le caressaient en passant; Phœbus les connaissait tous. Maman alla causer avec un officier français qui venait de Belgique, comme nous le dit Pierre, et qui avait reçu une «marmite» près de Poperinghe. C’était un dragon. Il avait l’air très malade, mais comme Pierre lui avait rendu quelques services pendant le voyage, il causa avec maman, pendant qu’il attendait la voiture qui devait le mener à son ambulance.

«Ah! madame, quel Roi vous avez, et quels soldats héroïques dans cette armée belge! Mais ils ne pouvaient résister à la force écrasante des Allemands. C’est déjà merveilleux la manière dont on s’est défendu contre eux. On vient de m’apprendre qu’ils sont entrés dans Ostende. Que restera-t-il de cette pauvre Belgique?»

Maman lui parla de Louvain, de papa qui était soit à Anvers, soit ailleurs, nous ne savions pas. Ce dragon nous demanda d’aller le voir lorsqu’il serait à l’hôpital. Pierre devait s’y rendre chaque jour après le lycée pour aider dans le service des médecins. Je dis tout bas à Pierre:

«Est-ce que je pourrai aussi t’accompagner? Je voudrais bien faire quelque chose pour les soldats français.

—Oui, tu viendras avec moi, il y a toujours des commissions, des objets à chercher; mais n’en parle pas devant Barbe qui voudrait nous suivre et qui nous embarrasserait.»

JE LUS LA LETTRE DE NICOLE TRÈVES.

Dans l’après-midi, comme c’était dimanche, Pierre partit vers trois heures pour le pensionnat Saint-Charles où une ambulance de la Croix-Rouge avait été installée et où l’on avait conduit le lieutenant de dragons que nous avions vu le matin à la gare. Maman était venue avec nous; elle voulait passer ses après-midi de dimanche auprès des blessés pour seconder les infirmières. Phœbus nous suivait.

Pour nous rendre au pensionnat Saint-Charles, il fallait d’abord prendre une allée de platanes qui fait le tour de la ville et suit une petite rivière qui s’appelle le Vizézy; puis on tourne dans une rue étroite pavée de cailloux très pointus qui monte et longe l’église Saint-Pierre: c’est là le beau quartier de la ville. En haut, il y a une place assez grande bordée d’hôtels anciens. A droite, c’est le palais de justice avec une terrasse donnant sur la campagne. Avant d’arriver au palais de justice, tandis que nous montions la rue, Pierre me dit:

«Tu vois, en haut de la rue, il y a une sentinelle française: c’est un soldat d’infanterie qui garde les prisonniers allemands!

—Comment, mais ils ne sont pas dans une prison?

—Non, ils sont dans le palais de justice, mais il y a des sentinelles dans toutes les rues qui l’entourent. Nous allons peut-être en voir sur la terrasse.

—Comment sais-tu cela, tu ne fais que d’arriver?

—Oh! après le déjeuner j’ai déjà fait un tour dans toute la ville: ce n’est pas long quand on connaît le pays.»

En effet, sur la terrasse, il y avait un certain nombre de prisonniers allemands qui étaient assis ou qui se promenaient de long en large. Dans le fond, on en voyait qui lavaient du linge dans des baquets. Ils étaient vêtus tous de la capote gris jaune et de la casquette plate que je connaissais pour l’avoir vue dans des photographies à Paris. Il y en avait un plus grand que les autres qui regardait au loin, avec un air arrogant et fier.

«Tu vois, ce grand-là? Eh bien, c’est un officier. Même prisonnier, il garde cette figure à claques de sale Prussien. Les autres, les soldats, ils sont plats dès qu’ils sont pris; mais cet animal-là!...»

Pendant que nous parlions, la sentinelle s’était approchée de nous et, s’adressant à Pierre, elle lui dit:

«Il est défendu de s’arrêter ici, allez plus loin.

—Bien, bien, répondit Pierre, nous avons déjà vu tout ce que nous voulions. Mais regardez notre chien, il veut vous dire bonjour, parce que c’est un soldat comme vous, il s’est battu à Liége, il a eu la patte emportée par un éclat d’obus et il a été médaillé.»

NOUS REGARDIONS LES PRISONNIERS ALLEMANDS
QUI SE PROMENAIENT DANS UNE COUR.

Pierre lui avait dit cela tout d’une traite, afin que le soldat puisse tout entendre, car il leur est défendu de parler pendant qu’ils montent la garde. Mais je vis bien qu’il considérait Phœbus avec intérêt. Après, nous avons continué notre chemin et nous avons vu, au pensionnat Saint-Charles, les blessés français. Il y en a beaucoup qui se sont battus en Belgique et aussi à la bataille de la Marne.

Pierre ne cesse de leur demander des détails sur ces belles journées, comme il dit. Il a vu un artilleur qui fait partie du 20e corps comme son papa et du 60e régiment d’artillerie! Alors il était dans une folle joie! Il a couru chez un marchand de tabac et il a acheté pour deux francs de cigares et de cigarettes—c’est tout ce qui lui restait d’argent—et il les a donnés à l’artilleur, qui a aussitôt partagé avec ses camarades.

«Vous savez, monsieur Pierre, les Allemands ne se sont jamais attaqués au 20e corps, car il ne recule jamais! Oh! nous en avons tué des Boches; tenez, par exemple...» et il commence une histoire que je mettrai la prochaine fois dans mon Journal, car il est tard et on va bientôt servir le dîner.

Jeudi.

Ce matin, tandis que nous commencions à apprendre nos leçons avec nos petites amies Marie et Louise, Mme Moreau est entrée.

«Voici une lettre pour Noémie!

—Comment! pour moi?

—Oui, et quel joli papier à lettre!»

Je pris l’enveloppe. Elle était adressée au Directeur du Journal des Enfants, Paris. Et le Journal des Enfants me l’envoyait ici à Montbrison.

Je l’ouvris avec soin. Elle contenait une lettre écrite sur du papier bordé de rose avec, dans le coin, une petite image représentant deux gentils enfants assis sur un banc sous une fenêtre, sur laquelle étaient posés deux rosiers en fleurs.

Je lus la lettre à haute voix:

«Monsieur,

ODETTE COURAIT APRÈS LES
PAPILLONS.

«Je me suis tellement intéressée à l’histoire de Mlle Noémie Hollemechette, que je voudrais bien savoir si elle existe réellement. Voudriez-vous être assez obligeant pour me le dire, car, avec la permission de ma mère, je désirerais beaucoup apporter quelque adoucissement à ses peines. Si déjà une autre personne ne s’intéresse pas à elle, voudriez-vous vous charger de lui demander de venir à la maison un jour de cette semaine (sauf jeudi) après quatre heures. Je vous prie de m’excuser du dérangement que je vous occasionne.

Recevez, Monsieur, avec tous mes remerciements, mes meilleures salutations.

«Nicole Trèves.»

Quand je cessai de lire ma lettre, tout le monde garda le silence. Alors, je me retournai et je vis que Tantine Berthe, maman et Mme Moreau souriaient. C’est pourquoi les autres ne disaient rien. Moi aussi, j’étais émue; alors je me jetai dans les bras de maman.

«Oh! ces petites Françaises, quel cœur elles ont! Tout comme leurs papas et leurs grands frères! s’écria tantine Berthe en me rendant la lettre de Nicole Trèves.

—Tu vas vite lui répondre, n’est-ce pas? dirent alors Marie et Jeanne.

—Oui, bien sûr, et quand je retournerai à Paris, je voudrais aller la voir, cette petite Nicole Trèves.

—Oui, dit maman, c’est une petite fille très bonne qui a écrit cette lettre, parce qu’elle a pensé que les Belges sont bien malheureux, et elle a fait une chose meilleure que tous les biens que l’on peut offrir: celle d’adoucir les chagrins et d’apaiser la peine par un témoignage sympathique.»

Je pensais justement ce que maman disait; j’aurais voulu tout de suite voir et embrasser Nicole Trèves.

Mais ce fut bien autre chose quand Pierre revint de l’école. Nous l’attendions à la porte et nous voulions toutes à la fois lui parler.

«Taisez-vous, et dites posément ce qu’il y a de nouveau.

—Oh! oh! posément, s’écria Marie, qui taquine toujours Pierre quand il veut parler comme un homme, on dirait que tu es un Poilu.

—Eh bien, oui, je dis posément, car si je ne suis pas encore un vrai Poilu, je ne suis pas comme les petites filles qui ont la déplorable habitude de parler toutes à la fois; on ne comprend pas un mot de ce qu’elles disent.

—Eh bien! une lettre de... avons-nous commencé toutes ensemble.

—De ton père...» interrompit Pierre d’une voix émue.

Comme c’était gentil à lui de penser que toute cette agitation ne pouvait venir que d’avoir reçu des nouvelles de papa!

«Non, mais d’une petite Parisienne qui écrit à Noémie Hollemechette pour lui proposer de l’aider dans son malheur. Tiens, voilà la lettre, lis-la.

—Je trouve que c’est très bien, cette lettre, et c’est tout à fait une lettre de Parisienne. Les provinciales comme vous n’auraient jamais eu l’idée de l’écrire.

—Les provinciales comme nous! Mais, tu sais... et toi, d’où es-tu donc?—Moi, je ne suis ni Parisien ni provincial, je suis militaire, et encore mieux, artilleur, c’est-à-dire épatant

Là-dessus Mme Moreau est entrée en nous annonçant que dans l’après-midi nous devions tous aller chercher des légumes et des fruits à Champdieu, pour les blessés.

Montbrison, Dimanche.

Maman vient de recevoir une lettre de la légation de Belgique de Paris. Papa est resté à Anvers. Il n’a pas voulut quitter l’Hôtel de Ville où il était installé avec les autorités, pour organiser la défense. La lettre se termine ainsi:

«M. Hollemechette, qui, dès son arrivée à Anvers s’est conduit d’une façon très remarquable, a passé ses nuits et ses jours sans vouloir prendre le moindre repos, à organiser les services pour faire évacuer une partie de la population civile, pour accueillir les blessés, et pour ravitailler l’armée belge qui s’est retirée d’Anvers à Ostende avec le Roi. Lorsque la ville a pris la cruelle résolution de laisser entrer l’ennemi, M. Hollemechette, en voyant le désespoir, la crainte sur les visages de ceux qui restaient, a simplement répondu, quand on lui conseillait de s’éloigner: «Non, je resterai; si je puis encore relever le courage de mes malheureux compatriotes, c’est mon devoir tout tracé pendant ces tristes jours. Mes enfants et ma femme sont en sûreté dans la France si généreuse et si charitable; mon fils se bat: eh bien, moi, je ferai comme un civil, je remplirai ma tâche, m’efforçant d’empêcher les brutalités et les cruautés des Allemands lorsqu’ils seront ici à Anvers.» Il s’est donc installé à l’Hôtel de Ville, avec le bourgmestre et différents notables de la ville. Nous vous adressons, madame, nos félicitations pour la belle et si honorable conduite de votre mari et nos souhaits pour la prochaine délivrance de notre pays.»

NOUS AVONS TOUS GOUTÉ SUR L’HERBE.

Cette lettre, dont je suis fière, causa au premier moment un grand chagrin à nous tous et maman eut un désespoir affreux. Elle s’enferma avec Tantine Berthe et resta très longtemps dans sa chambre. Mme Moreau nous avait fait sortir pour aller au marché. Mme Moreau s’est bien aperçue de mon chagrin, car elle m’a pris par la main et, pendant la promenade, elle m’a parlé de papa, me demandant beaucoup de choses sur lui. Oh! je l’ai très bien comprise, aussi je l’aime tendrement et je voudrais le lui prouver. Marie et Louise, de même que Pierre ne se sont pas querellés tout l’après-midi, et Pierre est venu faire ses devoirs à côté de moi. Il les a, paraît-il, très bien faits. Madeleine devient de plus en plus pâle. Avec Mme Moreau, maman a décidé, pour distraire ma sœur de sa tristesse, de la faire travailler pour être infirmière de la Croix-Rouge française; elle pourra ainsi aller au pensionnat Saint-Charles, aider ces dames qui ont beaucoup à faire.

Comme c’était dimanche, Mme Moreau a pensé qu’il fallait aller à Champdieu chercher des légumes pour les blessés de l’ambulance. Mme Mase, qui est revenue de Lyon, nous y a conduits. Phœbus était de la partie. Et il courait à gauche et à droite, vraiment on ne dirait pas qu’il a une quatrième patte d’un autre chien!

Pour se rendre à Champdieu, qui est situé à quatre kilomètres on suit une belle route qui va jusqu’à Boën et Clermont; de beaux peupliers la bordent et une rivière coule non loin de là, au milieu des prés.

A Champdieu, Mme Mase est d’abord allée chez une dame qui vend des légumes et des fruits. Elle était dans un grand potager plein de poiriers surchargés de grosses poires. Au milieu des arbres, il y avait une petite fille brune, de neuf ans environ.

«C’est Odette, me dit Pierre, c’est la nièce de la propriétaire du jardin.»

Je regardais la petite fille, elle était un peu plus petite que moi, très brune de peau, avec de grands yeux gris bleu, des cheveux châtain foncé pas frisés du tout et qui tombaient tout droit, retenus sur le front avec un ruban mauve. Elle était, comme Barbe, très potelée. Elle portait une robe rose et blanche avec une guimpe blanche qui laissait voir ses petits bras bruns. Elle semblait très vive et se précipita vers Marie et Louise.

«Bonjour, bonjour, vous allez à la promenade?»

Elle ne parlait pas de la même manière que mes amies ni que Pierre.

«Ne t’étonne pas, me souffla-t-il, c’est une Bordelaise, elle a l’accent du midi.»

Cela m’amusait beaucoup de l’écouter, et puis je la trouvais tout à fait gentille.

«Est-ce que nous ne pourrions pas l’emmener goûter avec nous?

PIERRE CAUSA AVEC L’OFFICIER FRANÇAIS.

—Oh! oui, elle ne demandera pas mieux. Veux-tu venir goûter avec nous?

—Té, pardine, mais j’emporterai mon filet à papillons.

—Oui, seulement Phœbus courra plus vite que toi et te les attrapera tous.

—Non, non, tu n’as qu’à tenir ton chien.

—Mon chien ne se laisse pas tenir, c’est un ancien soldat.

—C’est pas vrai, un chien c’est pas un soldat.»

Alors Pierre lui raconta l’histoire de Phœbus. Aussitôt elle se mit à battre des mains et à dire qu’elle voudrait bien voir Phœbus attelé à une petite voiture.

«Si nous l’attelions, il pourrait nous traîner.

—Non, mes enfants, cria Pierre d’un air de grand chef, un chien qui a traîné des mitrailleuses, ne peut traîner des enfants!

—Des enfants! Nous ne sommes pas des enfants!

—Non, vous êtes des bébés, de tout petits bébés.

—Oh! oh! oh!»

Nous avons toutes couru sur lui, mais Phœbus est allé plus vite que nous et il a sauté sur Pierre en lui mettant ses deux pattes sur les épaules. Pierre est tombé et toutes nous avons applaudi.

Alors Mme Mase a donné le signal du départ pour aller goûter non loin de là dans une prairie que le soleil chauffait; les légumes et les fruits devaient être portés le lendemain à Montbrison par une voiture.

Nous sommes partis avec la petite Odette et son filet à papillons. Le long des haies elle courait tout le temps pour attraper les jolies bêtes aux merveilleuses couleurs qui volaient. Dès que son filet s’abaissait, Phœbus courait dessus, alors le papillon s’échappait. La petite Odette riait tout le temps, elle se fâchait contre Phœbus, lui tirait la queue, mais, lui, marchait un peu plus vite et c’était tout.

Nous nous sommes tous assis par terre sur l’herbe. Il avait fait une journée magnifique, assez chaude, de sorte que les prairies n’étaient pas humides, au contraire, et l’on voyait mille insectes dans les rayons du soleil.

Phœbus courait après les grenouilles dans le ruisseau, mais quand il vit que nous allions manger de bonnes choses, il vint immédiatement s’asseoir entre moi et Pierre qui se met, lui, toujours à côté de moi.

Nous avions une bonne galette, des fruits, et de l’eau et du vin pour boire.

«Je vous ai fait cette galette, dit Mme Mase, parce que c’est dimanche, mais dans la semaine, il faut se contenter de pain pour goûter. Du reste, le pain est aussi bon que la galette!

—Non, dit Barbe, j’aime mieux la galette.

—Naturellement, parce que tu es une petite gourmande; mais il y a des petits enfants qui seraient bien contents d’avoir tous les jours un gros morceau de pain blanc pour leur goûter.

—Oui, par exemple, les pauvres petits Belges ou les pauvres petits Français qui s’enfuirent à l’arrivée des Allemands et qui errent sur les routes.

—Et nos pauvres soldats qui se battent; ils n’ont quelquefois pas même le temps de manger ni de boire.

—Oui. Pendant la bataille de la Marne, quand il s’agissait d’arrêter coûte que coûte les Allemands, papa a dit qu’il y avait des artilleurs qui n’avaient pas mangé pendant trois jours.

—Et tu crois que mon pauvre papa, qui est à Anvers avec les Allemands, peut manger à sa faim?

—Et les prisonniers qui sont chez les Boches, tu crois qu’ils leur donnent de la nourriture suffisamment?»

Tout à coup, il me vint une idée, je me tus pendant que nous goûtions: mais j’attirai Pierre vers moi, après que nous eûmes rangé les restes du repas et repris le chemin du retour.

«Dis-moi, Pierre, réponds-moi sérieusement, comme à une grande fille: tu ne penses pas que les Allemands emmènent papa en Allemagne?

—Pourquoi emmèneraient-ils ton papa en Allemagne?

—Mais tu sais bien que dans les villes comme Louvain ou Aerschot, après les avoir brûlées ils ont envoyé en Allemagne des otages, comme a dit maman—je me souviens très bien de son mot, des civils. Vois-tu s’ils prenaient papa?

—Non, je vais te dire; ils choisissent comme otages des gens célèbres dans une ville, des gens qui ont par exemple une belle situation, des curés, des banquiers, des notaires, des professeurs. Et ton père, à Anvers, n’a pas en réalité de situation officielle. Il n’est pas connu dans la ville. Tu comprends bien ce que je veux te dire. Il peut s’être fait une notoriété par les services qu’il vient de rendre à Anvers, mais il n’est pas ce qu’on appelle connu.

—Oui, il s’est sûrement fait connaître à Anvers, et les Allemands, dans leur férocité, l’ont peut-être pris.

—Non, non, sois sûre que s’il est avec le bourgmestre il sera préservé.

—Justement parce qu’il est avec le bourgmestre il est en relations avec les Allemands, et si les Boches disent quelque chose contre la Belgique, papa ne le supportera pas.

—Oh! ton papa sera prudent, non pas pour lui sûrement, mais pour toute la ville qu’il aide à protéger. Mais, Noémie, ne disons rien de tout cela à la maison, et je parlerai à l’ambulance avec des officiers pour me renseigner complètement.

—Et tu me diras tout?

—Oui, je te promets, je te dirai tout.»

Alors, Pierre et moi, nous nous sommes serré la main.

La petite Odette, Barbe et nos nouvelles amies, Marie et Louise, étaient déjà très en avant de nous.

Nous avons couru pour les rejoindre. En quittant Odette, nous lui avons dit de venir nous voir quand elle irait à Montbrison. Elle a dit que le samedi suivant sa tante devait justement vendre au marché un petit veau. Elle demandera à sa tante de l’accompagner et de venir goûter à la maison.

«D’un morceau de pain sec!» lui cria Pierre en la quittant.

Sur la grande route que nous suivions, il y avait devant nous plusieurs blessés qui revenaient tranquillement vers la ville. Naturellement Pierre se dépêcha de les rejoindre et il leur dit bonjour comme à de vieilles connaissances. C’était le lieutenant de dragons que nous avions vu à la gare, à l’arrivée de Phœbus. Il avait son bras en écharpe, mais il ne semblait pas fatigué pour marcher. Pierre lui dit que nous venions de chercher des provisions pour son ambulance. Il se mit à rire:

«Oh! mon petit ami, si vous saviez ce que nous recevons chaque jour de légumes et de fruits! Tout le monde nous gâte dans le pays!

—Puisque nous avons un bout de chemin à faire, mon lieutenant, dit Pierre, voulez-vous me raconter où et comment vous avez été blessé?

—Je me trouvais dans l’armée de Lorraine, qui a gagné la bataille du Grand Couronné de Nancy. C’était autour de Lunéville; j’ai reçu un coup de sabre d’un uhlan. Aujourd’hui je vais mieux et je pense bien rejoindre mes dragons la semaine prochaine.»

Papa est à Anvers.

Montbrison, Octobre.

DÉSIRÉ, qui est à Furnes, nous a écrit une longue lettre dans laquelle il nous parle de papa et de ce qu’on a su de lui depuis que l’armée belge à quitté Anvers. Je la copie entièrement afin de garder le souvenir de ce qui s’est passé dans notre pays.

Furnes, le 21 octobre.

«Ma chère maman et mes chères petites sœurs.

«Je ne sais pas si vous recevez les lettres que je vous écris. J’ai été bien longtemps sans connaître l’endroit où vous étiez, jusqu’au jour où j’ai retrouvé notre papa chéri, avant la reddition d’Anvers, pendant que je cantonnais aux environs. Si vous saviez ce qu’il a fait et quels services il a rendus dans cette pauvre ville, où il est resté par devoir! A l’Hôtel de Ville, on avait installé des bureaux de renseignements pour les réfugiés qui fuyaient devant l’invasion allemande. Papa s’occupait de ceux qu’on envoyait en Hollande. C’était un travail fou, car les trains fonctionnaient très mal; les gens ne se décidaient qu’au dernier moment à fuir et, surtout, l’on ne pouvait croire à la prise d’Anvers! Nous, les soldats, on nous donna l’ordre un soir de nous tenir prêts à partir dans la nuit; c’est à dix heures du soir que nous avons commencé une marche de 40 kilomètres d’une traite jusqu’à Saint-Nicolas, où nous avons fait halte pour nous reposer. Vous pensez bien que nous avons compris ce que signifiait ce départ; aussi, confiant mon sac à un camarade, un Liégeois très aimable, et qui plaisante toujours malgré les malheurs qui nous arrivent, je courus à l’Hôtel de Ville où je trouvai papa au milieu d’une foule de femmes et d’enfants qui pleuraient et criaient! C’était affreux. Elles se jetaient sur moi pour savoir si les Allemands étaient à mes trousses, s’ils arriveraient pendant la nuit. Je tâchai de les rassurer, mais elles ne m’écoutaient pas! Enfin, papa me vit. Il était tout pâle et ses cheveux, où l’on ne voyait que quelques fils d’argent autrefois, me parurent entièrement blancs. Il m’attira à l’écart dans un coin de la salle, derrière une table, et, me saisissant dans ses bras, il me dit:

«Mon enfant, mon cher fils, je reste à Anvers, car je puis être utile à ces malheureux et prévenir bien des catastrophes. Mon devoir est ici et il est d’ailleurs très simple. Toi, tu te bats. Sois courageux et lutte jusqu’au bout pour la délivrance de notre patrie. Ta mère et tes sœurs sont en France, dans ce pays hospitalier et au cœur chaud qui ne les abandonnera jamais; cette pensée seule me réconforte et me permet d’agir en toute liberté. Souviens-toi que le moindre effort de chacun de nous sauvera la Belgique. Au revoir, fais comme moi, ne perds pas confiance.» Il m’embrassa et il me sembla que ce baiser était aussi pour son pays et pour ceux qu’il aime tant. Il me regarda une dernière fois, puis, se retournant, je l’entendis qui parlait à une femme sur un ton aussi ferme et aussi résolu que s’il eût été tranquillement assis dans son cher bureau de Louvain. Personne n’aurait pu se douter combien cette séparation était dure pour nous deux!

«Moi, je filai; mais je vous l’avoue, je pleurais!

MADELEINE FAISAIT DES PANSEMENTS.

«On nous dirigea sur Gand, mais nous nous battions sans cesse; pendant ces combats, les Allemands entrèrent à Anvers, et successivement à Gand et à Ostende.

«C’est à ce moment que notre Roi, qui combat toujours au milieu de nous, a résolu de transporter en France son gouvernement, tandis qu’il resterait à Nieuport et à Furnes avec son armée. Les Anglais sont à nos côtés; ils se battent aussi. Quant aux fusiliers marins français, ce sont des héros. Sur le champ de bataille, ils sont comme des lions et conservent autant de calme que s’il s’agissait pour eux d’une partie de plaisir! Naturellement, souvent, au cours de la campagne, j’ai vu notre Roi, puisqu’il ne quitte pas ses troupes; mais je l’ai entrevu hier dans des circonstances qui m’ont frappé et ému. C’était à Hooglède, dans une petite ville où nous campions. Imaginez une place entourée de maisons vieilles de trois ou quatre siècles aux toits rouges et aux petites fenêtres. Et, sur cette place, toutes sortes de véhicules de la guerre moderne: wagons automobiles, automobiles blindées, wagons-hôpitaux, etc. Le tout entouré des troupes alliées aux uniformes multicolores. Il y avait même des prisonniers allemands blessés. Je levai tout à coup les yeux vers une fenêtre d’une des plus anciennes maisons de la place, et j’aperçus un officier en uniforme kaki dont la figure était pâle et triste. Sa tête reposait sur ses mains et il regardait les prisonniers en paraissant méditer. C’était Albert, notre Roi, qui ne veut pas nous quitter!

«Ma chère maman, vois comme nous nous défendons, que personne parmi vous ne se décourage. Je vous embrasse toutes tendrement.

«Votre Désiré

Montbrison, le 1er novembre.

Jeudi dernier, dans mon Journal, j’ai eu juste le temps de copier la lettre de Désiré. Maman la relit chaque jour et je crois que cette lecture la rend encore plus affligée qu’auparavant. Notre pauvre papa, pourvu qu’il ne lui arrive rien parmi ces Allemands!

Madeleine passe ses journées entières à l’ambulance; elle travaille pour être infirmière et elle apprend si vite à faire les pansements que tout le monde en est étonné. Pierre m’a répété ce matin que l’infirmière-major, celle qui dirige l’ambulance, lui a dit que Madeleine était d’une intelligence rare. J’écris ceci pour que papa le sache, à son retour.

Nous, les petites, comme on nous appelle, nous travaillons avec maman qui nous donne des leçons, et puis Tantine Berthe nous apprend à coudre et à tricoter des chaussettes, des gants et des chandails pour les soldats. Mme Moreau a acheté une provision de laine, car il faut surtout beaucoup de chaussettes pour cet hiver. Barbe s’amuse avec ses poupées, Francine et France, et lorsque Pierre revient de l’école, il passe un moment avec nous avant d’aller faire ses devoirs, et il n’oublie jamais de taquiner Barbe, ce qu’il trouve très drôle.

Mais avant-hier nous avons eu vacance, afin de pouvoir aider Mme Moreau à faire des confitures. Elle avait acheté des pommes et des coings dont elle a fait des compotes, des marmelades et des gelées. Nous avons pelé et coupé les pommes et les coings. Le lendemain on les a fait cuire, puis on a mis la confiture dans les pots, et deux jours après on les a recouverts de jolis ronds de papier. Naturellement Barbe voulait tout le temps goûter les bons fruits sucrés, mais heureusement que Tantine Berthe était-là; à elle, Barbe obéit. Tantine a un ton ferme pour lui dire: «Barbe, viens ici, on ne touche pas à ce pot», qui intimide ma petite sœur.

Le plus drôle a été de monter tous les pots dans une grande chambre en haut de la maison: c’est la chambre aux provisions; elle est remplie de confitures, d’épiceries, de flacons de cornichons, de moutarde, de fruits à l’eau-de-vie, de boîtes en fer-blanc pleines de gâteaux secs, de beaucoup d’autres choses encore. Pierre appelle cette chambre le «Paradis».

Je crois que Barbe voudrait bien toujours y être.

L’autre jour, nous avons donc monté de la cuisine les pots de confiture. Nous nous suivions les uns les autres et, après les avoir remis à Mme Moreau, nous redescendions pour en reporter d’autres, toujours en marchant avec précautions sans songer à rire.

A l’un de nos voyages, tandis que je redescendais, je vis par-dessus la rampe Barbe qui enfonçait son petit doigt, dans un tout petit trou qui était dans le couvercle en papier du pot de confitures, qu’elle tenait contre elle.

Au moment où j’allais la gronder, Pierre l’avait rejointe et je ne voulus pas dire devant lui ce que venait de faire ma petite sœur. Mme Moreau rangea ce pot avec tous les autres, sans rien remarquer.

J’étais très ennuyée, je pensais tout le temps du dîner à ce couvercle de papier dans lequel il y avait un trou, et je me figurais que les rats allaient manger toute la confiture.

Et Mme Moreau qui est si bonne pour nous!

Lorsque je me suis couchée, je me suis dit que le mieux était de parler de tout cela à maman, car vraiment c’était très mal ce qu’elle avait fait, Barbe, et maman seule pouvait réparer ce que sa gourmandise avait causé.

Quand maman est venue m’embrasser dans mon lit, comme elle fait chaque soir, je lui racontai l’histoire tout bas; elle me dit que j’avais eu bien raison de la lui confier, qu’elle préviendrait Mme Moreau, mais que l’on n’en saurait rien, et elle me donna un très tendre baiser.

Le lendemain, Mme Moreau m’appela dans sa chambre et me dit qu’elle avait vu le petit trou dans le papier et le doigt tout poissé de Barbe et que cela l’avait bien fait rire. Le mieux était de ne pas gronder Barbe qui était encore un bébé, et que ce pot avec beaucoup d’autres seraient portés le jour même à l’ambulance de Madeleine.

5 novembre.

Ce matin, maman a reçu une lettre de Louis Gersen, l’artilleur à qui Phœbus avait été remis au moment de la réquisition à Louvain. Sa lettre est datée de Furnes et voici ce qu’il écrit:

«Madame. Je suis en Hollande, où je suis parvenu après m’être échappé. J’ai été fait prisonnier dans un combat violent qui eut lieu près d’Anvers. Nous étions en si petit nombre pour nous défendre contre une masse effrayante d’Allemands! Prisonniers, nous avons dû, moi et mes camarades, traverser Anvers le jour où ils sont entrés. Ah! je vous assure que c’est un spectacle terrible et qui fend le cœur de voir son cher pays entre les mains d’un pareil ennemi! Je rageais à un point tel que moi et un camarade nous avons résolu de nous évader, quitte à être tués. Pendant huit jours, après la prise d’Anvers, on nous installa dans des casernes; puis un matin, on nous transporta dans une grande ferme des environs; nous étions vingt-cinq avec dix Boches pour nous garder, dont un sous-officier. Celui-ci était ivre la moitié du temps; quant aux autres on verrait ce qu’il y aurait à en faire, car il n’y avait pas à hésiter, c’était le moment de fuir ou jamais. Songez que nous étions à vingt-cinq kilomètres de la Hollande!

«Un soir, alors que tout le monde dormait, nous nous glissons sans bruit de la paille où nous étions couchés et nous rampons dans les betteraves. Pas un bruit, pas d’alarme. A une centaine de mètres nous nous redressons et nous courons. Ah! quelles jambes, madame! nous volions. Nous ne suivions pas la grande route qui mène à Beveren et à Saint-Gilles, mais nous nous glissions dans les bois qui bordent la route. A chaque feuille qui tombait, à chaque branche qui se cassait, nos cœurs cessaient de battre et si le bruit était plus inquiétant nous nous couchions dans l’herbe. Nous évitions les maisons, les fermes, car nous ne savions pas si elles n’étaient pas occupées par des Allemands. Au loin, sur la route, nous apercevions tous les malheureux qui fuyaient d’Anvers: les femmes qui traînaient de petites voitures où étaient entassés des enfants; les vieillards qui se hâtaient péniblement, avec leurs chiens. Nous ne voulions pas nous montrer à ces pauvres gens. Que leur serait-il arrivé à eux comme à nous?

LE MARCHÉ DE MONTBRISON
OU NOUS ALLONS LE SAMEDI.

«Pendant le jour, nous sommes restés cachés dans les bois. Pendant la nuit nous avons contourné Saint-Gilles et nous sommes arrivés près de Clinge, sur la frontière. Quel émoi! Là, il y avait des soldats allemands et, de l’autre côté, des gendarmes hollandais. On voyait une foule de malheureux réfugiés à Clinge même et sur les routes avoisinantes!

«Il fallait agir. Mon camarade, en rampant vers le soir, siffle un air assez connu d’Anvers qui est comme un ralliement pour les gamins. Des femmes regardent de tous côtés et nous découvrent. Nous leur faisons signe de se taire, et une jeune fille vient à nous. Nous lui expliquons notre situation. Oh! la brave Belge! Elle comprend, met un doigt sur sa bouche et revient au bout de cinq minutes avec un paquet sur le bras.

«Il contenait une blouse et un pantalon de paysan, une jupe et un châle de femme. Nous revêtir de ces habillements fut fait en un rien de temps et ainsi costumés nous franchissons la frontière pendant la nuit avec nos nouveaux compagnons.

«Franchir une frontière, s’évader, ne plus être prisonniers et pouvoir encore se battre! Ah! que nous respirions. En Hollande, aucune difficulté. Moi, vieillard cassé, j’accompagnais ma fille: on nous dirigea vers Hulsen comme les autres réfugiés et on nous embarqua à Neuzen pour Queensbury en Angleterre.

«Comme nous étions sur des bateaux hollandais, mon camarade et moi, nous nous taisions, mais lorsque nous avons mis le pied sur le sol de la libre Angleterre, quel cri de délivrance, quel «Vivent la Belgique et l’Angleterre» nous avons poussé! Les gens qui nous entouraient nous embrassaient et nous félicitaient. Quant aux policemen, ils ne comprenaient rien à notre joie, et l’un d’eux nous dit en nous regardant sévèrement:

«Venez, vous, par ici; moi ne comprends pas la chose, l’affaire est pleine d’obscurité.»

«Je vous assure que je me chargeai vite de lui éclaircir l’intelligence, et le lendemain nous partions pour la Belgique, pour Furnes où est le roi Albert.

«Louis Gersen.»

Pierre était ravi d’entendre le récit de ces aventures; moi de même. Si papa pouvait revenir, lui aussi!

8 novembre.

Nous finissions de nous habiller, mes petites amies et moi, dans notre grande chambre, quand tout à coup Mme Moreau est entrée et m’a dit:

«Vite, vite, allez chez votre maman, elle a quelque chose à vous dire.»

J’étais prête, aussi j’ai bondi, suivie par Barbe qui mettait ses bas et qui marchait avec un pied nu en poussant des cris.

NOUS ÉPLUCHONS
LES LÉGUMES
A L’AMBULANCE.

Maman était dans un fauteuil contre lequel s’appuyait Tantine Berthe, tandis que Madeleine, aux pieds de maman, avait posé sa tête sur ses genoux.

«Mes petites, c’est une lettre de votre papa, s’écria Tantine. Il va bien; mais, regardez.»

Je me suis précipitée sur maman. Elle tenait dans ses mains une lettre écrite sur du papier blanc rayé, et je reconnus l’écriture droite et un peu grosse de papa que je voyais autrefois sur les livres de son bureau:

Anvers, 20 octobre.

«Ma chère femme et mes chers enfants, je suis en très bonne santé et j’espère qu’il en est de même pour vous. Je suis occupé tout le jour. Je demeure près de l’Hôtel de Ville. Je vous embrasse bien tendrement. Hollemechette.»

MAMAN NOUS APPREND A TRICOTER.

«Mais comment a-t-il pu nous écrire? Pourquoi cette lettre n’est-elle pas plus longue?»

Maman souriait en regardant le papier.

«Mes enfants, comprenez: votre père a donné sa lettre à quelqu’un qui allait en Hollande, soit à un réfugié, soit à un étranger, et il ne pouvait rien y mettre qui pût causer des ennuis à son porteur si cette lettre avait été trouvée. Et une fois en Hollande, il fallait encore que quelqu’un l’expédiât en Angleterre ou au Havre. Je me demande même comment elle a pu nous arriver. En tous cas, c’est la légation de Belgique de Paris qui me l’a fait parvenir ici.

—Regarde, maman, dit Madeleine: son écriture est très ferme, très nette, tout à fait comme autrefois. Tu ne trouves pas, Tantine?

—Si, si, mon enfant, ton père écrit toujours de la même façon; mais on sent que dans la dernière phrase, celle où il nous embrasse, il a mis tout son cœur et qu’il est ému.

—Oui, c’est vrai, pauvre papa! Il faut vite écrire à Désiré que nous avons une lettre de papa.

—Moi, je vais la copier dans mon Journal.»

Maman ne cessait de regarder ce cher papier, Tantine aussi.

Un petit coup frappé à la porte nous fit toutes redresser.

«C’est nous, Marie et Louise; nous venons savoir si vous avez des nouvelles?»

Alors maman alla vers Mme Moreau pour lui faire part de notre joie. Puis nous avons fini de nous habiller. Pierre était à l’hôpital et je l’attendais avec impatience, car je savais qu’il serait joliment content d’apprendre que papa était à Anvers.

Après le déjeuner nous nous sommes rendues à l’ambulance, comme tous les dimanches, pour aider les infirmières, les cuisinières à préparer les légumes pour le dîner du soir. Je pèle les pommes de terre, tandis que Tantine confectionne un beau gâteau belge pour le dessert des blessés convalescents.

La première fois qu’il a été servi, comme tout le monde le trouvait délicieux et d’un goût que l’on ne connaissait pas, le lieutenant de dragons, l’ami de Pierre, lui demanda qui avait fait cette pâtisserie. Pierre, fièrement, répondit que c’était Tantine Berthe qui était venue de Louvain avec nous. Alors ce gâteau est toujours appelé depuis, «le gâteau de Louvain». Naturellement Tantine est ravie de le faire très souvent.

Je n’ai pas dit encore dans mon Journal que nous allions le dimanche à l’ambulance pour remplacer des jeunes filles des environs qui sont cuisinières et à qui on donne un congé pour qu’elles se reposent, mais comme les malades mangent quand même, il faut bien qu’on fasse leur dîner. Ce dimanche-là, comme nous étions dans la grande salle avec Tantine, les soldats venaient autour de nous pour nous regarder. Il y en avait un qui avait le bras en écharpe, un autre la tête tout enveloppée de linges, un troisième s’appuyait sur des béquilles; ils étaient là plusieurs qui nous parlaient et qui riaient de nous voir peler des pommes de terre et racler les carottes.

L’un d’eux avait toujours l’air gai et content; il aimait particulièrement Barbe qui avait l’âge d’une petite nièce à lui. Il était artilleur et avait reçu un éclat d’obus dans le dos, il ne pouvait pas encore se tenir droit et il souffrait beaucoup par moments. Il était Parisien et ses yeux noirs riaient quand il parlait.

«Mes petites demoiselles, c’est-y pas malheureux de vous voir travailler pour des vieux poilus comme nous! C’est le contraire qu’il faudrait! Regardez-moi, ces petits doigts, c’est-y gentil, c’est-y mignon!

—Bah! dit Pierre, vous auriez votre dos en capilotade si vous épluchiez des pommes de terre!

—Oh! pardine, oui; mais vous verrez quand je serai guéri! C’est moi qui reporterai Mlle Barbe dans sa belle petite maison de Louvain.

—Mais tu ne sais pas où est la maison de mon papa.

—Oh! ça, ce ne sera pas difficile de la trouver. Quand nous chasserons les Boches de la Belgique, nous entrerons dans Louvain avec nos beaux 75. Nous mettrons la petite Barbe sur le premier canon de la batterie et c’est elle qui nous conduira devant sa maison.»

Barbe battit des mains et alla embrasser le bon Chapuis—c’était le nom de l’artilleur—qui riait de son idée.

«Mais quand irons-nous à Louvain? Demain?

—Oh! je ne crois pas demain. Il faut d’abord que je guérisse.»

Après avoir mangé leur gâteau, les blessés boivent du café dans leur lit ou dans la salle à manger. C’est nous qui les servons, et ils nous remercient toujours si gentiment qu’on voudrait leur donner encore plus de bonnes choses. Le dimanche généralement, Madeleine et maman font pour eux des lettres. Elles montent dans les salles et dans les chambres et, près de leur lit, elles écrivent à leur famille tout ce qu’ils dictent et désirent leur apprendre. Ils aiment beaucoup maman, qui les écoute avec tant de bonté quand ils disent leurs peines. C’est qu’il y en a plusieurs comme nous, c’est-à-dire que c’est le contraire, puisque ce sont leurs enfants et leur femme qui sont restés avec les Allemands. Il y en a qui pleurent, tant ils ont du chagrin de n’avoir pas de nouvelles.

12 novembre.

Aujourd’hui, la petite Odette est venue goûter chez Mme Moreau, comme elle nous l’avait promis. C’était jour de «foire», comme on dit ici; alors, tous les paysans des environs arrivent pour vendre des légumes, des œufs, du beurre et aussi des veaux et des petits porcs. On les met tout le long du boulevard qui est planté de beaux platanes, et les paysans examinent les bêtes et discutent en criant et parlant très fort.

Cela nous amuse beaucoup de voir tout ce mouvement, et chaque samedi nous allons au «marché» avec Pierre et nos petites amies. Au commencement nous ne voulions pas emmener Phœbus, de crainte qu’il ne se batte avec les autres chiens qui viennent de la montagne, car ils sont beaucoup moins civilisés que Phœbus, mais il n’y a pas moyen de le garder à la maison, il arrive toujours à s’échapper et à nous rejoindre, à quelque endroit que nous soyons. La première fois, nous l’avions enfermé dans la chambre de Tantine. Il a profité de la venue de Mme Moreau pour se faufiler au dehors. De là, il est allé dans le jardin et il a sauté par-dessus le mur, dans un endroit où il n’est pas très haut. Ceci nous a été raconté par le cocher de la maison voisine qui s’intéresse beaucoup à Phœbus parce que c’est un «poilu réformé», comme il dit.

MAMAN ÉCRIT DES LETTRES POUR
LES BLESSÉS.

Naturellement, une fois dans la rue, ce n’était rien pour lui de nous retrouver, et il s’était rangé tranquillement à côté de Barbe et moi, comme s’il ne nous avait jamais quittées, disant un petit bonjour aux chiens qui passaient. Avec ceux qu’il ne connaît pas, il prend l’air un peu dédaigneux, mais très vite il devient bon camarade; quant à ceux qu’il voit tous les jours, comme Médor, le chien de M. Nigou, l’avoué, ou Mirza, la chienne de Forest, le loueur de voitures, ce sont de longues conversations qu’il a avec eux. Je pense qu’il leur raconte des histoires de la guerre. Pourquoi les braves chiens ne se comprendraient-ils pas?

La petite Odette avait apporté une brioche de campagne excellente, faite par sa tante. Mme Moreau a été chercher des confitures pour les servir avec le gâteau. Elle a demandé à Odette:

«Quelle est la confiture que tu préfères?

—Té, toutes!

—Oh! ça, c’est très franc; aussi on t’en donnera un peu de toutes.

—Alors, moi, j’en aurai comme elle un peu de toutes, n’est-ce pas, madame? demanda Barbe.

—Oui, certainement, ma petite Barbe. Seulement, tu en prendras sur ta part pour tes poupées.»

Barbe, à table, aux repas comme aux goûters, met toujours ses deux poupées, Francine et France, à ses côtés, Phœbus, lui, se place entre Pierre et moi, et si nous avons l’air de l’oublier, il nous donne de grands coups de patte. Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’il se sert aussi bien de sa vraie patte que de la nouvelle pour nous caresser.

La petite Odette, elle aussi, a son papa à la guerre. Seulement il n’est pas dans l’artillerie, il est dans l’infanterie comme Désiré; alors, je lui demande si elle a vu son papa en uniforme.

«Pardine, si je l’ai vu! Il avait un beau képi, un beau sabre et un revolver.

—Ton papa est officier, s’il a un sabre.

—Oui, il est lieutenant de la réserve.

—Lieutenant de réserve, petite ignorante, et non de la réserve.

—Té! c’est la même chose.

—C’est la même chose dans un sens, et pas dans l’autre.

—Je ne comprends pas ce que tu veux dire.»

J’étais sûre qu’ils allaient se quereller, quand Madeleine est entrée en disant qu’un Belge venait d’arriver à l’ambulance; il avait une jambe coupée et, chose bien affreuse, il n’avait pas de nouvelles de sa femme et de son petit enfant depuis le 1er septembre.

Maman voulut tout de suite aller à l’ambulance pour parler à ce soldat belge.

Pierre, qui l’avait accompagnée, revint au bout d’un instant pour nous apprendre que ce Belge avait été dans le même régiment que Jean Boonen au début de la guerre, qu’il avait vu l’obus qui avait emporté son bras et qu’il savait que Jean Boonen était en Hollande avec son père. Quant à la femme de ce Belge, il croyait qu’elle était à Bruxelles ou peut-être réfugiée en Angleterre, mais ce n’était que de vagues informations. Il avait assisté à Anvers au départ du roi et de l’armée, et c’est pendant cette retraite où l’on s’était battu héroïquement qu’il avait perdu sa jambe.

«Oui, dit Pierre, tu ne sais pas ce qu’il crie contre les Boches: «Ah! ah! les sauvages, ils m’ont pris ma jambe, mais si je perds ma femme et mon enfant, eh bien! tout estropié que je suis, je retournerai là-bas et j’étranglerai tous ceux que je verrai.» Je lui ai promis que nos petits 75 se chargeraient de le venger. En attendant, ta maman va faire tout ce qu’elle pourra pour retrouver la femme de ce pauvre homme. Je te dirai même qu’il était tout remonté lorsque je lui ai raconté que vous étiez de Louvain et que ton papa est resté à Anvers pour défendre les civils contre les Boches.»

Pierre est toujours drôle quand il parle des civils; il prend vraiment un ton légèrement méprisant, mais Tantine Berthe sourit quand elle l’entend parler ainsi.

Les faits d’armes de Désiré.

20 novembre.

Nous avons encore reçu ce matin ces mots de papa.

«Mes chers enfants.—Je suis en bonne santé. Je vous embrasse bien tendrement.

«Hollemechette.»

«Comme c’est court! s’écria maman.

—Mais, ma fille, répondit Tantine Berthe, n’oublie pas à quel danger ton mari s’expose en vous écrivant. Et pense aussi que ceux qui transportent les lettres risquent d’être emprisonnés ou même fusillés.»

Moi, j’étais comme maman. Cette lettre ne me contentait pas complètement. Malgré cela, Madeleine et moi nous la regardions tout le temps; nous embrassions même l’écriture de papa comme si c’était lui-même à qui nous donnions nos baisers. Naturellement Barbe a voulu faire comme nous, mais nous lui avons retiré la lettre, car elle mouillait tout le papier avec ses petites lèvres et nous avons eu peur qu’elle n’effaçât l’écriture. Nous étions bien heureuses de ces nouvelles, certainement, mais, il nous semblait que nous étions encore plus tristes. Quelle peine d’être séparées d’un papa si bon qui nous aimait tant! Et aussi de le savoir dans une ville occupée par un ennemi plus féroce que tous les autres peuples du monde! Et si les Allemands allaient le prendre et l’emmener en Allemagne comme otage? Je ne dis pas cela tout fort, mais quelquefois j’en parle bas avec Madeleine; seulement, comme elle pleure toujours dans ces moments-là, je préfère causer de mon chagrin avec Pierre lorsque nous nous promenons.

Maman, ou souvent Mme Mase, nous font faire de belles promenades le jeudi, aux environs de Montbrison. Nous partons tout de suite après le déjeuner, avec Barbe et Phœbus. Notre vieux toutou connaît très bien Montbrison. Il a dans toutes les rues beaucoup d’amis. Quelquefois il s’attarde derrière nous pour courir après une poule ou un petit cochon; mais vite il nous rejoint en trois enjambées et, comme il sait quelle est notre promenade favorite, il prend ce chemin sans nous le demander.

C’est une route qui mène à la jolie rivière, le Lignon, et bien plus loin au château de la Bâtie, où est né un romancier français; cette route est bordée de beaux platanes dont les feuilles tombent maintenant depuis la Toussaint. Nous marchons toujours très vite, car il commence à faire froid. Lui, Phœbus, ne s’inquiète pas du temps. Du reste, il court tellement dans les champs qu’il se couche fatigué quand nous rentrons.

Oh! comme nos fins d’après-midi seraient bonnes si notre pauvre papa était avec nous. Lorsque nous rentrons, après avoir goûté, nous nous mettons tous autour d’une grande table pour travailler. Tantine Berthe et Mme Moreau sont assises dans de grands fauteuils de chaque côté de la cheminée; elles tricotent ou raccommodent du linge. Mes petites amies, Pierre et moi, nous faisons nos devoirs et apprenons nos leçons, ce qui n’est pas toujours commode quand on est un peu serré autour de la table; mais il ne faut pas allumer plusieurs lampes, cela coûterait trop cher. Du reste nous ne nous plaignons pas d’étudier ensemble, au contraire; nous nous aidons et Pierre me dit souvent des règles d’orthographe que je ne sais pas, et nous nous faisons réciter nos leçons réciproquement. La seule chose difficile est de faire tenir Barbe tranquille. Elle est assise sur un petit tabouret devant Tantine et elle fait la conversation avec sa poupée, ou bien Mme Moreau lui montre des livres d’images. Mais si Tantine parle à l’un de nous et ne la surveille plus, Barbe en profite pour se glisser sous la table et nous chatouiller les jambes. La première fois que cela est arrivé, comme nous avions tous crié, Tantine Berthe s’est beaucoup fâchée et Barbe a pleuré; aussi, maintenant, nous ne disons rien pour ne pas faire gronder notre petite sœur, parce que Tantine, à l’heure du travail, est très sévère. Et puis, Mme Mase, maman et Madeleine reviennent de l’hôpital, nous dînons, et après nous lisons un petit moment pendant que maman va coucher Barbe. Mais nous écoutons surtout ce que Madeleine dit de ses blessés, ce qu’elle a entendu à l’hôpital, les nouvelles de la guerre, et nous parlons des lettres que nous recevons. Mme Mase nous lit toujours celles du capitaine Mase où il parle de la vie des soldats dans les tranchées. Il a raconté une fois des histoires de son ordonnance qui sont très drôles.

TANTINE BERTHE S’EST FACHÉE
CONTRE BARBE.

Cet ordonnance s’appelle Gilbert, il est très débrouillard et veille avec grand soin sur son chef. Lorsque celui-ci revient des tranchées, où il reste souvent cinq jours, il force son capitaine, qui meurt de fatigue, à ne pas se coucher avant de s’être lavé à grande eau. Il lui savonne lui-même la tête en le frottant vivement sans prendre garde à la mauvaise humeur de son capitaine, puis lui prépare du linge propre, que souvent il lave lui-même, afin qu’il n’en manque jamais. Il fait son café, car, d’après lui, pas un «poilu» dans toute l’armée de France ne le fait aussi bien, ce qui est vrai. Il paraît même qu’un jour un grand général, je ne sais plus lequel, a pris une tasse de son café et l’a trouvé parfait. «Je vois d’ici la tête de Gilbert!» s’écrie Pierre. Ce pauvre Pierre! Comme il est trop jeune pour se battre, il aurait bien voulu être boy-scout, mais il m’a raconté, en secret, que son père lui avait écrit une lettre à lui seul pour lui confier sa mère, en lui faisant promettre de ne pas la quitter, et il avait ajouté que s’il lui arrivait d’être tué, c’était son fils qui le remplacerait.

«Tu comprends que je n’ai pas d’autre devoir à remplir pour le moment! Je soigne maman et je travaille beaucoup afin d’entrer à l’École polytechnique quand je serai grand et afin de gagner assez d’argent pour que maman n’en manque jamais.»

J’avais bien vu que Pierre était rempli d’attention pour sa maman; quand nous avons voyagé ensemble, c’est lui qui prenait les billets, qui s’occupait des bagages, qui portait les parapluies et qui remplaçait tout à fait son papa.

«Il n’y a qu’une chose que je ne peux pas faire, ce sont des économies, me dit-il un jour. Maman me donne dix francs par mois pour mon argent de poche. Eh bien! vraiment, le premier jour, je ne peux pas résister, il faut que j’achète des cigares, du tabac, des cigarettes pour les soldats. L’autre jour, j’ai conduit quatre blessés convalescents prendre une tasse de café chez le marchand de vin, je leur ai donné du tabac; j’ai dépensé ainsi plus de cinq francs. Tu ne le diras pas à maman, mais quand je vois des soldats, il faut que je leur offre quelque chose.»

Je comprends très bien Pierre et j’ai souvent le cœur triste de n’avoir pas d’argent et de ne pouvoir, moi aussi, faire du bien à ceux que je crois encore plus malheureux que moi.

30 novembre.

Désiré nous écrit la longue lettre suivante de Furnes datée du 30 octobre:

Ma chère Maman, ma chère Tantine, mes petites sœurs chéries.

«Je peux vous donner quelques nouvelles d’Anvers que je viens de recevoir par M. Boonen qui s’était réfugié en Hollande, après le sac de Louvain et qui est parvenu à nous rejoindre. J’ai pu lui parler de son fils Jean qui a combattu près de moi dès les premiers jours de la guerre, à Liége, à Loncin. Plus d’une fois nous avons partagé le contenu de notre musette et de nos bidons vides! Je lui ai donné une paire de chaussettes neuves et lui, une chemise, la seule qu’il possédait. C’est vous dire qu’entre nous c’est à la vie, à la mort!

PIERRE PAYE A BOIRE AUX SOLDATS BLESSÉS.

«Vous avez su par les journaux comment Anvers a été évacué par notre armée. Plus de 20 000 habitants sont partis et sont allés en Hollande, ou en Angleterre. Aussitôt après le départ de l’armée, des notables se sont réunis pour décider de constituer un comité afin de défendre les intérêts des habitants. Ce comité était formé par différents hommes dévoués dont était notre cher papa. Le commandant allemand de la place, siège à l’Hôtel de Ville, là même où j’ai fait mes adieux à papa. Le bourgmestre et le comité ne quittent pas l’Hôtel de Ville. Il paraît que les Boches ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour retenir et ramener les Anversois qui fuyaient, en leur promettant la sécurité la plus entière. Mais vous pensez s’ils se fient à la parole allemande! A la gare de Mescel, il y avait un train où se trouvaient plus de 80 Belges, âgés de dix-huit ans à trente ans, qui se dirigeaient sur la Hollande. Ils ont été arrêtés par les Allemands et gardés sous un hangar par des soldats, baïonnette au canon. Il paraît même que le bourgmestre, M. Devos, a été emmené comme otage quand la ville a été imposée de la somme de 50 millions. Défense de circuler dans la ville après huit heures du soir, et une lumière doit être allumée toute la nuit dans chaque maison. Mais, à part cela, M. Boonen m’assure que les civils ne sont pas maltraités par l’ennemi, surtout si l’on montre de la fermeté.

«Maintenant pour vous faire plaisir, je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée il y a huit jours. J’étais avec un camarade en automobile, revenant de Dixmude pour me rendre à Roulers où nous cantonnons pour l’instant. Tout à coup, il était environ huit heures du soir, nous apercevons un groupe suspect sur la route.

«Attends un peu, dis-je à mon camarade, fais attention, je descends.»

Ma carabine à la main, je cherche à reconnaître à qui j’ai affaire. C’était onze éclaireurs allemands qui consultaient une carte à proximité d’un carrefour. Pan! pan! Deux coups de fusil, voici deux éclaireurs dont le chef qui roulent sur la route. Je crie alors:

«Rendez-vous, jetez vos cartouches et vos fusils, venez par ici, un régiment nous suit!»

«Les neuf Boches qui restent ne se le font pas dire deux fois. Ils donnent leurs armes et je les empile sur l’auto. Mon camarade disait en se frottant les mains.

«Bigre! bigre! mes pneus vont éclater avec ces gros pleins de saucisses!

«—Bah! dis-je, dépêche-toi un peu afin d’être à Roulers avant la nuit.»

«Nous sommes entrés dans la petite ville où campent des dragons français qui nous firent une petite ovation, je ne vous dis que ça. Notre cœur en était tout réchauffé. Je vous raconte cette histoire, non pour me vanter, car tout soldat aurait agi comme moi, mais pour vous montrer que nous leur en faisons voir aussi aux Allemands. Si vous aviez vu la tête des Boches lorsque nous avons démarré et lorsqu’ils se sont trouvés avec les dragons français! C’était tordant!

«M. Boonen m’a dit qu’il avait un moyen sûr de faire parvenir vos lettres à papa. Alors, envoyez-les-moi, mais par prudence ne dites absolument rien, ne parlez que de votre santé. A part cela, racontez tout ce que vous voudrez!

«Votre fils, Désiré

A peine maman avait-elle fini de lire cette lettre que Pierre cria:

«Mais c’est épatant, ce qu’a fait Désiré! Il faudra qu’il soit décoré de la Légion d’honneur!

—Oui, dit Tantine, Désiré est un vaillant garçon. Il trouve moyen de plaisanter et de nous faire rire. C’est un brave Belge!»

Tantine devait se dire:

«J’ai toujours eu raison de l’aimer, ce garçon; il est courageux, il est bon, il est loyal. Il ressemble à son père et il agira toujours avec droiture dans la vie.»

5 juillet 1915.

Je reprends mon Journal après bien des mois d’interruption, Oh! je n’ai pas cessé de mettre des notes chaque semaine sur mon cahier pour ne pas oublier ce que nous avons fait durant ce long hiver, mais comme notre vie se passait seulement en travail, en promenades et surtout dans l’attente de nouvelles de papa, le récit n’en pouvait pas être intéressant.

Nous avons été quatre mois sans recevoir de lettres de papa, et puis, en avril, un jour, arrive un petit mot très court, daté d’Anvers, où il nous disait qu’il se portait bien, et ensuite nous voilà de nouveau sans nouvelles!

Le papa de Pierre a été très grièvement blessé à la jambe en janvier, dans un combat près de Nieuport. Il a été soigné dans un hôpital de Paris. Naturellement Pierre et sa maman sont partis pour le voir, mais Pierre est revenu afin de ne pas interrompre ses études, et comme son papa a eu un mois de convalescence, il est venu ici et nous étions toutes bien contentes de le soigner et de lui entendre raconter ce qu’il avait fait avec son régiment. Il aimait beaucoup quand je lui faisais la lecture à haute voix; alors le soir, vers cinq heures, j’allais près de son fauteuil et je lui lisais ce qu’il voulait. Presque toujours c’était des livres sur la guerre, des carnets de route de militaires ou des articles de journaux expliquant les batailles depuis le commencement d’août. Oh! C’était pour moi un plaisir surtout quand on parlait de la Belgique dont je connaissais tous les endroits.

JE FAISAIS LA LECTURE AU CAPITAINE MASE.

Un jour, je me souviens, nous lisions les pages de gloire de l’armée belge; il arriva un passage où il était question de Louvain; le capitaine Mase me dit:

«Ma petite Noémie, je suis fatigué, voulez-vous aller me chercher ma pipe et puis nous continuerons plus tard notre lecture.

—Tout de suite, lui répondis-je, mais me permettez-vous d’emporter le livre pour le lire?

—Non, non, il faut que je montre quelque chose à Pierre.»

Je compris qu’il ne voulait pas me laisser lire ce qui suivait. Du reste, j’en ai parlé à Pierre qui m’a avoué que c’était un récit de l’incendie de Louvain, et que son papa avait craint qu’il ne m’impressionnât trop.

Le capitaine Mase est reparti pour le front, bien qu’il boitât encore et qu’il fût obligé de s’appuyer sur sa canne pour marcher, mais il avait déclaré: «Je veux rejoindre mes hommes qui ne m’ont pas vu depuis longtemps». Pierre a eu encore beaucoup de peine, mais il me disait: «Tu comprends, c’est tout naturel que papa veuille aller se battre. Le tien a fait de même. Il est resté à Anvers parce qu’il trouvait que c’était son devoir. Nous avons de chics papas.... Du reste, tous les papas français et belges sont pareils!»

Ensuite, nous avons eu beaucoup d’inquiétude pour Désiré que nous savions être sur l’Yser et qui a encore été cité à l’ordre du jour après la bataille de Mannekensvers où son régiment a tenu tête à toute une division allemande. Aussi, son régiment a pu écrire sur son drapeau: «Saint-Georges-lez-Nieuport» et Désiré nous a écrit dans la lettre où il racontait ce combat:

«Après toute une semaine de combats, nous avons été obligés de revenir sur la Panne. Sous nos uniformes boueux, lacérés, presque méconnaissables, nous, soldats harassés, encadrions notre drapeau qui a conquis avec un nom immortel la croix des héros».

Huit jours après, à Dixmude, il a été blessé. On l’a transporté à Dunkerque, mais comme, à ce moment, les Allemands voulaient prendre Calais et Dunkerque, maman ne put obtenir la permission d’aller le rejoindre. Heureusement qu’il y avait là-bas le sergent Vandenbroucque! Il a été si bon pour nous! Il allait chaque jour voir Désiré et écrivait tous les deux jours à maman. A peine Désiré a-t-il été guéri qu’il est retourné au Havre puis à Grenendyk où est son régiment.

BARBE AVAIT OUVERT LE VENTRE
DE SA POUPÉE.

Pauvre Tantine! Comme elle avait du chagrin de la blessure de Désiré, surtout de ne pouvoir le soigner. Un jour elle m’a dit:

«Tu sais, on ne nous permet pas d’aller à Dunkerque; mais, d’ailleurs, je ne pourrais pas faire le voyage, ta maman non plus. Nous n’avons pas d’argent et le peu que ta maman gagne suffit à peine à nos besoins. Songe donc, si nous n’avions pas Mme Moreau, qu’aurions-nous fait? Il ne serait donc pas honnête de nous servir de notre argent pour autre chose que pour payer notre nourriture. Naturellement, si Désiré avait été en danger de mort, ta mère serait partie, mais du moment qu’il n’est que blessé»

Quand Tantine parle de l’argent qui nous manque, je pense à ce que les Français ont fait pour nous. Mme Moreau est tellement bonne, elle aime tant maman qu’elle trouve toujours le moyen de la consoler et de l’aider à sortir de toutes les difficultés.

Pendant tout l’hiver, elle a confectionné avec maman nos robes, celles de Madeleine et de nos amies Marie et Louise. On s’est servi de robes anciennes pour les plus petites. Tout a été combiné en «commun», comme dit Mme Moreau.

Pauvre Tantine! Elle est comme papa, elle fait tout selon sa conscience!

Barbe a beaucoup grandi, mais elle est toujours volontaire. Quant à Phœbus, il est le même; il s’est attaché particulièrement au capitaine Mase, et je crois qu’il aurait bien voulu le suivre quand nous l’avons accompagné à la gare. Madeleine a «conquis brillamment», comme dit Pierre, ses brevets d’infirmière et passe toutes ses après-midi à l’ambulance.

6 juillet.—Il fait très chaud, les fenêtres sont ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur du soir, et nous sommes toutes occupées à coudre ou à lire en attendant Pierre qui est allé chercher des nouvelles. Je regarde à la fenêtre et je le vois revenir très vite en tenant une lettre à la main. Je vais sur l’escalier et il crie en montant:

«Une lettre de Désiré! une lettre de Désiré!»

Naturellement, c’est à celui qui la prendra le plus vite. Mais Pierre, comme toujours, me l’a donnée à moi et je la porte à maman.

Après l’avoir décachetée avec soin, elle la lit à haute voix. Nous n’avions pas eu de lettre de lui depuis un mois:

«Ma chère maman,

«J’ai eu des nouvelles de papa par une femme qui est partie d’Anvers et qui l’a vu. Il va bien, mais il est très surveillé, car les Boches à la Commandantur sont terribles pour tous ceux qu’ils soupçonnent être intransigeants, tels que des Belges comme papa, par exemple. Ils ont condamné à des mois de prison des hommes, des femmes, pour un rien, et ont envoyé en Allemagne des civils qui leur résistaient.

«Notre cher papa jusqu’à présent a su leur échapper, et c’est heureux pour nos compatriotes, qui sans lui auraient été bien plus cruellement persécutés.

«DES NOUVELLES! DES NOUVELLES
DE BELGIQUE!»

«Papa, paraît-il, a dit à cette femme quand elle l’a quitté: Peut-être reverrai-je mes enfants plus tôt qu’ils ne le croient!» Que pensait-il en parlant ainsi? Croit-il que la victoire est plus proche qu’il nous le semble? Est-ce un projet qu’il mûrit? En tout cas, il sait où nous trouver et, s’il revenait parmi vous, quelle joie de l’embrasser! Pour le moment, je suis encore un peu fatigué lorsque je marche trop longtemps. Aussi mon capitaine m’a-t-il pris pour le moment comme secrétaire, ce qui ne m’empêche pas de travailler dur, je vous l’assure. Nous reformons le régiment qui avait été bien réduit à Saint-Georges et à Dixmude, et ce n’est pas une petite affaire. Beaucoup d’hommes sont très affaiblis et, quant aux vêtements, ils sont généralement presque en lambeaux. On a organisé à la Panne et au Havre des ateliers où des quantités de femmes confectionnent des habillements militaires; il paraît qu’elles gagnent assez bien leur vie.

«Il faut que je termine ma lettre, mon capitaine m’appelle. Croyez-vous que Phœbus puisse encore faire campagne?

«Mille tendres baisers pour vous tous.

«Désiré.»

Cette lettre nous donna beaucoup d’émotion. D’abord nous n’avions pas de nouvelles de papa depuis longtemps, et puis le voilà avec un projet dans la tête! Qu’est-ce qu’il compte donc faire?

«Tu comprends, me dit Pierre, si ton papa avait un projet sérieux, il ne l’aurait pas dit à cette femme. Il pensait à la victoire. Il sait que bientôt il y aura l’offensive de Joffre.»

Je voyais bien que maman était très soucieuse. Aussi lui ai-je demandé si elle avait de l’inquiétude.

«Oh non! pas précisément, mais il est évident que cette phrase ne peut que nous faire réfléchir.»

Tantine Berthe ne disait rien. Je me suis approchée d’elle doucement et je lui ai dit tout bas:

«Bonne Tantine, à quoi pensez-vous?

—Je pense, ma petite Noémie, que si, à la Panne, des femmes travaillent pour nos soldats et gagnent leur vie, nous devrions y être.

—Tu voudrais quitter Montbrison?

—Oh! je ne le voudrais pas; mais je sens que c’est notre devoir à tous les points de vue.

—Quelle tristesse s’il faut partir et nous séparer de nos amis!

—Ma petite, tout est tristesse depuis que les Allemands sont entrés chez nous!»

Je regardais Tantine à ce moment-là; elle était assise sur un fauteuil près de la fenêtre comme nous l’avions vue si souvent à Louvain dans sa gentille maison. Mais comme elle paraissait changée! Elle ne se tenait plus si droite, ses mains tremblaient et elle avait l’air tellement triste et tellement malheureux que je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer.

Elle me prit dans ses bras, m’embrassa, et me dit:

«Ma petite enfant, n’aie pas de chagrin. Je ne te dis pas que nous allons partir; je n’en sais rien moi-même; nous réfléchirons à tout cela.

—Mais je ne pleure pas pour cela....

—Alors, pourquoi?»

Je ne voulais pas lui dire ce que j’avais pensé; je lui répondis:

«C’est à cause de papa... j’ai peur que nous ne le revoyions jamais!

—Mais, sois donc courageuse! Jusqu’à présent, il est en bonne santé; Désiré a été grièvement blessé et il peut reprendre son service et, vois-tu, même Phœbus—elle ajouta cela en souriant—il a retrouvé sa patte enlevée par un obus!»

Ce sourire de Tantine était loin d’être gai, et je pensais à son petit jardin de Louvain plein de fleurs, que les Boches avaient dû brûler! et à notre chère maison aussi!

Pendant que nous causions, Barbe avait voulu savoir ce qu’il y avait dans le corps de sa poupée Francine; elle avait pris des ciseaux, et coupé son ventre. Naturellement, le son qui le remplissait se répandit par terre, Barbe poussa alors des cris de désespoir et trépignait de rage.

Dans ces cas, Phœbus veut la consoler et lèche les joues de ma sœur, en ayant l’air de lui dire: «Tu sais, ne pleure pas, cela n’a pas du tout d’importance, tu cries trop, c’est insupportable»; puis, très agité, vient me chercher et me ramène vers Barbe. Avec bonté, Mme Moreau, qui la gâte toujours, a cousu tout de suite une belle pièce sur le ventre de Francine en y remettant du son. Seulement la pièce était faite avec de l’étoffe rose, tandis que le corps de la poupée était très blanc. Barbe allait recommencer à crier. Pierre lui dit:

«Mais, tais-toi donc, on a toujours le ventre rose; il n’y a que les nègres et les Chinois qui l’ont noir ou jaune, et Francine est une petite Belge!»

Barbe se précipita sur Pierre pour le battre, mais il se sauva et Phœbus, en courant après lui, entraîna Barbe qui se mit à rire!

Oui, mais il faudra peut-être aller au Havre pour travailler! Nous aussi, nous serons courageuses. Nous serons plus près de papa et même de Désiré. Le capitaine Mase est du côté d’Arras. Il a écrit à Pierre que le mois prochain il devait aller à Harfleur chercher des canons et qu’il le verrait; son fils viendrait le retrouver à un endroit qu’il lui désignerait. Pierre, à cette nouvelle, était dans une joie folle. Il gambadait et sautait dans toute la chambre. On voulait le calmer mais il n’y avait pas moyen.

Tous réunis!

Paris, le 1er août 1915.

PAPA n’est plus à Anvers; il est auprès du roi Albert et nous allons le rejoindre!

Il faut que je garde bien le souvenir de tant d’événements et que je les raconte par ordre, comme dit Tantine Berthe. Nous sommes restées jusqu’à la moitié du mois de juillet sans recevoir de nouvelles, ni de lettres de Désiré.

Tout à coup, le 16 juillet, un soir, comme nous revenions d’une promenade, on a porté à maman une dépêche. Elle venait de la légation belge de Paris et disait:

«Hollemechette en sûreté à la Panne.»

Tantine Berthe ne pouvait cacher ses larmes, elle serrait dans ses bras maman qui sanglotait. Madeleine était comme une statue. Quant à Pierre, il nous entraîna dans une ronde folle avec Barbe, en prenant la queue de Phœbus qui sautait après nous. Naturellement, Phœbus n’aime pas du tout cette plaisanterie; il trouve cela offensant, mais Pierre criait si fort: «Tu sais, ton maître est en France, tu le verras bientôt», que Phœbus se mit à aboyer. Alors ce fut un tumulte effroyable.

Mme Moreau et Mme Mase se bouchaient les oreilles en nous faisant signe de nous taire. Seulement, comme leurs yeux riaient, nous avons continué à danser et Phœbus à aboyer.

Enfin le calme s’est rétabli. Pierre a commencé par dire que certainement papa avait été chargé d’un message pour le roi et que, grâce à son intelligence et à son sang-froid, il était arrivé sans encombre à la Panne.

«Non, cela n’est pas possible, il aurait été fusillé en route.

—Il a été renvoyé par les Boches.

—Il s’est enfui.»

Oh! pour cela non.... On continuait à discuter, quand maman déclara qu’il fallait attendre, sans chercher à deviner ce qui était arrivé à papa; que nous aurions sûrement une lettre de lui nous expliquant le mystère, que nous devrions être contentes de le savoir en bonne santé.

Pierre était tout à fait enthousiaste! Il soutenait que le «Mystère de la Panne», comme il l’appelait, serait un honneur pour nous et que papa était un héros. Moi, je trouvais que Pierre était tout à fait gentil et j’étais bien de son avis. Nous avons ainsi passé deux jours dans une attente et une agitation incroyable. Pierre allait à la poste quatre fois par jour. Comme il est très bien avec tous les employés, on lui disait de suite s’il y avait des lettres pour nous quand il entrait dans le bureau avec Phœbus.

La dame du téléphone parlait à Phœbus.

«Non, mon bon chien, il n’y a pas de lettre de ton maître aujourd’hui! Tiens, voilà un sucre.»

Et elle lui donnait un morceau de sucre, et Phœbus lui tendait la patte pour la remercier. Enfin, le 18 juillet, nous avons reçu une longue lettre de papa. Je la copie entièrement, car Pierre avait raison, papa est un héros.

«La Panne, 16 juillet.

«Mes chers enfants,

«Enfin, me voici sur ce petit bout de Belgique qui nous reste à nous et qui n’est pas foulé par nos barbares ennemis! Je suis au milieu des restes de notre vaillante armée qui a défendu notre patrie pied à pied, pouce à pouce.

«NON, MON BON CHIEN, IL N’Y A PAS
DE LETTRE DE TON MAÎTRE!»

«Ils ont envahi notre pays, ils ont brûlé les villages; mais ils n’ont pu éteindre le patriotisme et l’ardeur qui remplissent nos cœurs. Ils ne prendront pas ce petit coin, et ils en seront chassés un jour, soyez-en certaines, comme je le suis moi-même.

«Quand on voit ces hommes qui m’entourent, ces hommes qui ont combattu depuis un an, qui sont amaigris et harassés, on regarde leur yeux et alors... oh! alors, il n’y a plus de doute, on sent son cœur tressaillir de joie en se disant qu’on les aura.

«Mais vous êtes impatientes, vous voulez savoir comment je suis ici. Oui, je comprends, mais mon cœur est si plein qu’il faut d’abord qu’il s’épanche.

«Et cette population d’Anvers, si vous saviez son courage, sa dignité, sa fermeté, et son espérance! Ah! les Allemands nous croient vaincus! Je vous assure qu’ils ont du fil à retordre avec nos braves Belges, depuis le dernier gamin jusqu’au bourgmestre. Je vous raconterai des faits héroïques et des faits amusants que Noémie sera contente de mettre dans son journal.

«Vous avez su par Désiré que je faisais partie du comité formé à l’Hôtel de Ville pour la défense des intérêts d’Anvers et de ses habitants. Dire les difficultés que nous avons rencontrées en toutes choses serait trop long à narrer. Qu’il vous suffise de savoir que nous avons subi toutes les peines: injures, vols, cruautés, horreurs et douleurs. Tout allait de mal en pis, nous n’avions plus d’argent, plus de pain. La ville avait payé rançon sur rançon. Pourtant, on s’aidait mutuellement et personne ne paraissait démoralisé.

«Un soir, le bourgmestre me fait demander, et dans son cabinet nous nous trouvons réunis tous les membres du comité, neuf au total. Et le bourgmestre nous fait part qu’un fait extrêmement important, qu’un de nos espions venait de lui apprendre, devait être communiqué à notre gouvernement, le plus tôt possible. Ce fait ne serait divulgué qu’à la personne qui porterait le message. Après discussion, car les neuf membres s’étaient proposés immédiatement, le bourgmestre déclara: «M. Hollemechette va remplir cette mission. Il sait parfaitement l’allemand. Il a toutes les qualités nécessaires... et puis il est de Louvain, et ne croyez-vous pas qu’on lui doive cet honneur à lui, victime de l’incendie de sa chère Université?» Oui, mes enfants, moi qui n’avais pas pleuré depuis le jour où les Allemands sont entrés chez nous, mes yeux se sont remplis de larmes et nous nous sommes brusquement embrassés le bourgmestre et moi. Après, il m’a expliqué la mission verbalement et je suis parti. C’était pendant la nuit. Je me suis habillé en paysan et me suis rendu à la gare, où un envoi important de veaux venait d’arriver de Hollande. Il y avait là un groupe de Hollandais en blouse à qui l’on faisait des difficultés pour leur laisser reprendre un train qui allait partir pour Rozendaal. J’aurais mieux aimé aller en Hollande par la Clinge, mais il était préférable de sortir de Belgique de n’importe quelle manière. Je me mêlai aux paysans après m’être emparé d’un énorme bâton, dont on se sert pour frapper les veaux et les bœufs et que j’avais trouvé par terre près d’un tas de fumier. Le commandant de la gare, un grand officier très bête, semblait ne savoir où donner de la tête. Pensez donc! Des troupes qui arrivaient d’un côté, des bestiaux de l’autre et les Hollandais qui voulaient rentrer chez eux! Je me mis avec les crieurs et je criais dans ce patois hollandais que je m’amusais à apprendre avec M. Nijmegen lorsqu’il venait à Louvain pour suivre les cours de notre Université. Et pour que tout parût plus vraisemblable je bégayais, aussi. Enfin le commandant, excédé, nous fit tous monter dans un train en donnant l’ordre au conducteur, un Allemand, de regarder nos papiers en cours de route. Je sortais d’Anvers!

NOUS AVONS FAIT UNE RONDE FOLLE
TANDIS QUE PHŒBUS ABOYAIT.

«Le train s’arrêtait toutes les demi-heures et nous ne sommes arrivés à la frontière que le lendemain soir vers huit heures. Les autorités voulaient remettre à plus tard l’examen de nos papiers. Mais les paysans recommencèrent à réclamer en disant qu’ils avaient besoin d’être chez eux et qu’ils se plaindraient. Enfin un petit lieutenant très jeune, prit un ton autoritaire et déclara que l’on allait viser les passeports. Je n’en avais pas et malgré la complaisance de mes compagnons, je n’avais pas voulu leur confier qui j’étais. Mais je comptais sur l’ivresse des Boches. Nous étions une quarantaine. Le lieutenant ainsi que deux secrétaires restaient au moins une demi-heure à regarder chaque papier. Je me plaçai en queue. Au bout de deux heures environ, je vis un de mes compagnons hollandais qui, après avoir fait viser son passeport, s’était profondément endormi sur un banc, son paquet posé à côté de lui. A la faveur du tumulte, je me mis près de lui, je pris ses papiers et me plaçai parmi ceux qui attendaient. Mon tour vint. Mon cœur battait. Le lieutenant qui commençait à perdre la tête prit mon passeport et y appliqua son visa, lorsque son secrétaire, en le regardant, me cria:

«Mais, imbécile, il est déjà visé.»

«Très fort, je bégayais en patois:

«Le lieutenant a signé, mais, pas vous, Monsieur le secrétaire.

«—Triple idiot, tête d’abruti, ma signature n’est pas nécessaire. Va et tais-toi.

«—Bah! vous savez, avec vous j’aime mieux deux signatures qu’une!»

«Il ne comprit pas, mais mes voisins sourirent. Je replaçai les papiers dans le paquet du Hollandais et je montai dans le train. Je n’ai respiré que dans la gare de Rozendaal, car je ne craignais plus les Allemands! Pourtant, par excès de prudence, j’ai gardé mes vêtements de paysan et je suis parti pour Flessingue où je me suis embarqué pour l’Angleterre. Dans la semelle de ma chaussure j’avais placé mes papiers d’identité d’origine belge. Ils me servirent alors et je pus atteindre la Panne où j’ai rempli ma mission. Je reste ici pour le moment. A Anvers, ma disparition a passé inaperçue; en tout cas, le bourgmestre devait dire que j’étais malade. Le mieux, mes enfants, est de venir me rejoindre au Havre. J’ai une situation qui pourra nous faire vivre, et si nos ressources sont trop minimes, on trouvera à travailler pour nos soldats. Je préfère que nous soyons de nouveau réunis en attendant le moment où nous retournerons reconstruire nos foyers détruits!

«Je vous embrasse comme je vous aime.

«Hollemechette.»

Cette lettre avait été lue au milieu d’une grande émotion. Pierre bondissait de temps en temps en poussant des hurrahs! et des «Vive papa Hollemechette!» Maman était obligée de s’arrêter de temps en temps, car la voix lui manquait.

«Tu vois bien, me dit Pierre, que ton père avait une mission de la plus haute importance!»

En disant cela, il tira une des boucles de Barbe. Elle se retourna en criant:

«Tu es un sale Boche.»

Pierre, furieux, lui donna une claque. Naturellement Barbe se mit à hurler. Tantine Berthe la prit et l’emmena dans sa chambre.

Nous avons quitté Montbrison le lendemain du jour où nous avons reçu la lettre de papa. Nous avions beaucoup de chagrin de quitter Mme Moreau et nos petites amies qui ont été si bonnes pour nous. Mais nous avons promis de nous écrire souvent en attendant de nous revoir.

Malgré notre impatience de retrouver papa, nous avons été obligés de rester deux jours à Paris, parce que Tantine Berthe était fatiguée du voyage. A la gare nous avons trouvé Mlle Suzanne qui nous a tous conduits rue Bonaparte dans la maison où nous avions habité avant d’aller à Montbrison. Seulement, les propriétaires étaient revenus. Ils nous ont reçus avec tant de joie que nous pensons que tous les Français sont bons. Pierre, qui est avec nous—car son papa, ne se remettant pas de sa blessure, est actuellement en service aux ateliers de Harfleur où se fabriquent les canons français—Pierre me dit:

«Tous les Français sont épatants!»

M. HOLLEMECHETTE REMIT LES PAPIERS A LEUR PLACE.

M. et Mme Lemarie ont une petite fille très jolie et très gentille. Elle n’a que trois ans et Barbe veut toujours jouer avec elle. Elle a des cheveux blonds, de grands yeux bleus et parle très distinctement. Dans la journée, elle s’amuse à balayer les petits cailloux des allées de son jardin. Phœbus reprend sa place au soleil sur le perron et Barbe remplit les seaux de sable.

Nous avons été faire une visite à M. Le Peltier, au séminaire de Saint-Sulpice. Il y avait à ce moment-là beaucoup de petits enfants qui arrivaient d’Arras et du nord de la France et qui n’avaient plus leurs parents!

Je pensais que nous étions encore bien heureux d’avoir notre papa et notre maman, car quand on a son papa et sa maman, on a encore tout au monde.

Le Havre, août 1915.

Nous avons revu notre papa chéri et nous voilà de nouveau tous réunis. Nous ne sommes pas chez nous, dans notre pays, ni dans notre chère maison, mais, comme dit papa, «nous y retournerons et nous reconstruirons nos maisons détruites.»

Oh! comme nous avons été émues en retrouvant papa!

Au Havre, il nous attendait à la gare. Nous avions pris un train qui partait à huit heures du matin de Paris et qui devait arriver au Havre à onze heures.

Pierre et Mme Mase sont restés à Paris; ils nous ont dit qu’ils avaient encore des emplettes à faire; mais je sais bien qu’au fond, ils ont voulu nous laisser seules avec papa pour les premiers jours.

Pierre nous avait accompagnées à la gare. Naturellement nous n’avions pas de bagages; seulement des paquets qui contenaient notre linge et une valise dans laquelle nous avions mis nos robes.

PAPA NOUS SAISIT DANS SES BRAS
TANDIS QUE PHŒBUS SAUTAIT SUR LUI.

La gare était pleine de monde et les trains bondés. Impossible de trouver des places, surtout parce que nous avions notre vieux Phœbus avec nous. Quelques personnes ne semblaient pas contentes et nous disaient presque des choses désagréables, mais d’autres étaient aimables et expliquaient que toutes les places étaient prises. Quant aux soldats, des permissionnaires comme nous, expliqua Pierre, ils voulaient tous prendre Phœbus avec eux. Quand ils apprirent qu’il avait eu la patte emportée par un boulet, ils s’écrièrent:

«Mais, c’est un frère!

—C’est un poilu! Vient-il de permission ou sort-il de l’ambulance?

—Retourne-t-il au dépôt pour repartir sur le front?»

Enfin, c’était un tas de plaisanteries qui m’amusaient beaucoup et je remarquais que maman et Tantine Berthe souriaient.

Ah! ce n’était pas le voyage triste que nous avions fait en allant à Montbrison.

Enfin, grâce à Pierre, on nous installa dans un compartiment de deuxième classe, bien que nous ayons des billets de troisième, et Phœbus s’est assis près de Barbe qui tenait Francine dans ses bras.

Il y avait une très grosse dame avec ses deux filles et deux Anglaises. Celles-ci ne disaient rien. Quant à la grosse dame, elle voulut tout de suite connaître l’histoire de Phœbus, avant la nôtre. Elle se mit à déclarer avec enthousiasme qu’elle n’avait jamais vu un chien semblable, que ses aventures étaient surprenantes et très touchantes et qu’elle voudrait bien caresser cette bête extraordinaire. Je dis à Phœbus de donner sa patte à cette excellente dame. Phœbus immédiatement lui tendit sa fausse patte en lui léchant la main.

«Mon Dieu! mon Dieu! s’écriait-elle, dire que je voyage avec un chien héros!»

Quand elle sut que Madeleine était partie de Louvain le lendemain de l’arrivée des Allemands, elle sembla absolument bouleversée et s’écria:

«Ah! mais nous les tiendrons, soyez sûres que nous les tiendrons!»

Elle nous offrit ensuite de partager son déjeuner avec nous. Maman lui dit que nous avions aussi des provisions. Mais elle voulut absolument donner à Barbe et à moi des gâteaux aux amandes qu’elle avait faits elle-même. Elle en fit manger un tout entier à Phœbus.

Maman lui demanda si elle avait des fils à la guerre.

«Moi, madame, j’ai cinq fils qui se battent, et mon mari dirige un atelier où l’on fabrique des obus. Deux de mes garçons ont été décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille, le troisième a reçu la médaille militaire, le quatrième est grièvement blessé et le dernier est prisonnier! C’est le quatrième que je vais voir au Havre. Il y a tant de Françaises cruellement frappées que je pense que je suis heureuse de les avoir tous encore vivants!»

PHŒBUS DONNA SA PATTE A LA GROSSE DAME
ÉMERVEILLÉE.

Nous sommes enfin arrivées au Havre. Nous perdions la tête, tant nous étions émues. Les mains de Tantine tremblaient en essayant de prendre les paquets; quant à maman, elle était toute pâle. Pourtant, elle souriait. La grosse dame nous aida à descendre de wagon. Sur le quai, il y avait une foule de voyageurs, on pouvait à peine circuler. Tout à coup, je me trouvai dans les bras d’un grand monsieur qui était mon papa et qui m’embrassait en disant:

«Ma petite Noémie, ma petite Noémie!»

Et puis Phœbus sauta sur les épaules de papa, lui lécha la figure, lui renversa son chapeau, enfin ce fut un brouhaha terrible, parce que Barbe se mit à pousser des cris de joie pendant que Madeleine embrassait papa sur une joue, et maman sur l’autre.

Tantine seule restait calme.

Papa nous a conduites à l’écart, dans un endroit où il y avait moins de monde. Il s’assit; il semblait ne plus pouvoir se tenir debout. Il avait Barbe dans ses bras, moi contre lui et Phœbus à ses pieds. Madeleine le regardait tranquillement. Elle semblait dire:

«Eh bien! maintenant, je suis contente, je suis de nouveau avec lui.»

«Et Désiré, demanda maman, as-tu de ses nouvelles?»

Papa soupira et dit:

«Le pauvre Désiré a été grièvement blessé au genou et dans le dos. Il n’est plus en danger et on espère pouvoir lui conserver sa jambe. Il est ici à l’ambulance de....

—Mon Dieu, dit maman, allons vite vers lui.»

Pauvre Tantine, elle était très agitée en pensant que Désiré était en danger, et moi et Madeleine nous avions le cœur bien gros.

Papa regarda Phœbus et s’écria:

«Mais, mon vieux Phœbus, tu as donc une patte qui est devenue plus noire que les autres?

—Papa, tu ne sais donc pas que Phœbus a perdu sa jambe à la guerre et qu’on lui en a remis une autre à Lyon et qu’il a reçu la médaille de guerre!»

Papa riait en caressant Phœbus. Non, il ne savait pas, il ne savait rien! Comme nous avions des choses à nous dire!

Depuis que nous avons retrouvé papa, Phœbus ne veut plus le lâcher d’une minute; il le suit pas à pas. Au commencement, nous voulions le garder avec nous à la maison, mais, impossible. Il se sauvait et arrivait toujours à rejoindre son bon maître. Par convenance, papa ne voulait pas de lui au bureau. Aussi, le premier jour, nous l’avions enfermé. Il n’a pas cessé d’aboyer, ç’a été affreux; le second jour, il s’est mis devant la porte, et quand nous avons voulu le saisir il est parti; papa a vite couru et Phœbus l’a rattrapé. Alors, maintenant, il va avec lui, se met à ses pieds sous son bureau et ne bouge plus. Du reste, tout le monde le connaît. On lui ouvre les portes, on lui parle et il y a même des gens qui lui donnent des lettres à porter à papa.

Les bureaux du gouvernement belge sont gardés par des officiers et des soldats. Phœbus est leur ami à tous. On lui a appris à grogner quand on prononce le mot: Boche. Il hérisse ses poils et saute en fureur, c’est drôle comme tout.

Pierre s’amuse quelquefois à dire d’un ton indifférent:

«Tiens, ça sent le Boche ici!»

Phœbus se met à aboyer si furieusement que nous sommes obligés de le faire taire.

Il y a beaucoup de prisonniers boches au Havre. Ils sont sur des bateaux et gardés par des soldats en convalescence qui ont été blessés. Quand ils reviennent des quais où ils déchargent des bateaux, spécialement du matériel de guerre, on cherche à les voir, mais il faut des autorisations, car on leur dirait des injures. Un jour nous sommes parvenus sur le quai. Quelques-uns ont un air arrogant, surtout les officiers. Pierre se contient devant eux parce qu’il trouve que les Français doivent être magnanimes avec l’ennemi. Mais quelle vie nous avons eue avec Phœbus! Nous ne pouvions imaginer qu’il aurait une telle rage en voyant les Boches. Heureusement que papa était avec nous, car il n’y a qu’à lui qu’il obéit un peu.

Pierre cria tout à coup:

«Tiens voilà les prisonniers boches; courons pour les voir.»

Papa n’a pas voulu marcher plus vite, il s’est arrêté simplement; il me donnait la main, de l’autre il tenait Barbe. Phœbus, ne sachant pourquoi, s’était assis tranquillement sur son derrière comme il fait toujours quand nous restons en place.

Tout à coup, les Boches débouchent en face de nous. Phœbus lève la tête, ses poils se hérissent et il bondit en avant. Papa a juste le temps de l’appeler et de le saisir par son collier. Mais il a eu toutes les peines du monde à le tenir. Alors, nous sommes partis et Phœbus s’est calmé, mais en continuant de grogner pendant longtemps.

Barbe le prenait par le cou, en mettant sa poupée à cheval sur son dos, et lui expliquait qu’il fallait être raisonnable et ne pas aboyer. Je l’écoutais, elle lui répétait mot pour mot ce que Tantine lui avait dit à propos d’un caprice qu’elle avait eu dernièrement.

Nous avons revu Louis Gersen, l’artilleur conducteur de chiens avec qui Phœbus a fait la guerre. Il a été très grièvement blessé et il a été soigné à l’ambulance où Madeleine va chaque jour. Il a été très heureux de revoir Phœbus, «son premier compagnon de guerre».

Pierre taquine souvent Madeleine à propos de Louis Gersen. La première fois, elle a seulement rougi et nous avons bien ri, et puis j’ai vu que cela faisait de la peine à Madeleine. Alors j’ai dit à Pierre de ne plus la contrarier.

Nous voici installés pour le moment au Havre, en attendant de retourner dans notre cher Louvain. Papa a un emploi au siège du gouvernement belge; il y passe toutes ses journées, et souvent le soir il rapporte du travail à faire.

Tantine reste à la maison avec Barbe, tandis que je vais à l’école.

Maman et Madeleine sont dans un atelier où l’on confectionne des vêtements militaires.

Nous habitons dans une jolie petite villa située entre Sainte-Adresse et le Havre, boulevard du Roi-Albert, de façon à être tout près des bureaux de papa. Nous vivons avec M. et Mme Mase et Pierre. Nous prenons nos repas tous ensemble. C’est Tantine Berthe et Mme Mase qui s’occupent du ménage, car nous n’avons qu’une servante pour faire les gros ouvrages et, comme dit maman, il y a tant de choses à raccommoder avec les enfants! Nous cousons bien un peu, mais nous n’avons pas beaucoup de temps. Le dimanche nous sortons quelquefois avec papa; c’est assez rare que nous ayons ce plaisir, car il va quelquefois à la Panne où sont le Roi et la Reine des Belges, pour porter des rapports ou recevoir des ordres. Nous allons aussi le dimanche dans un refuge où l’on abrite des Belges. Maman et Madeleine font la soupe et s’occupent des petits enfants. Je suis encore trop petite pour être très utile, mais j’aide tout le monde à faire des commissions. Ce qui nous amuse le plus c’est de voir, dans les rues, une quantité d’Anglais qui se promènent. Ils ont l’air si gentils, si bons garçons avec leur canne à la main et leur petite pipe de bruyère! Pierre arrive toujours à leur parler, et bien qu’il ne sache pas l’anglais et que les soldats, eux, ne sachent pas le français, ils se comprennent et ont même de longues conversations ensemble.

Pierre est ici; son papa est toujours à l’usine de Harfleur et fabrique des canons. Il continue à avoir mal à la jambe; on craint qu’il ne puisse pas retourner sur le front; mais on n’ose pas le lui dire.

Désiré a pu conserver sa jambe, mais il boite et vient d’être réformé. Il a trouvé aussi un emploi dans les bureaux avec papa.

Maintenant que nous sommes de nouveau tous ensemble, notre vie va s’écouler sans que les événements soient assez intéressants pour les noter. Je veux aussi beaucoup travailler à l’école, parce que je suis avec des petites Françaises qui sont très intelligentes et que je désire de tout mon cœur m’instruire sur tout ce qui touche à la France.

Pierre est au lycée. Le soir, nous avons nos devoirs à faire. Je n’ai donc plus le temps d’écrire mon Journal. Mais quand nous reviendrons à Louvain et que nous serons de nouveau dans notre cher pays, si le directeur du Journal des Enfants pense que le récit de notre retour en Belgique peut encore toucher ceux que mon histoire a émus, je l’écrirai et je lui enverrai mon cahier.


TABLE DES MATIÈRES.


Je commence mon journal. 1
Pauvre Louvain. 15
Parmi les ruines. 31
Phœbus contre les Boches. 51
Adieu Belgique! 65
Un nouvel ami. 79
Première lettre de papa. 91
Tristes nouvelles de Belgique. 111
La patte noire de Phœbus. 125
Papa est à Anvers. 139
Les faits d’armes de Désiré. 153
Tous réunis! 169

735-19.—Coulommiers. Imp. Paul BRODARD.—p12-19.


Au lecteur

~~~~~

Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale.

La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.

Chargement de la publicité...