Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle
The Project Gutenberg eBook of Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle
Title: Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle
Author: Louise d' Alq
Release date: April 18, 2006 [eBook #18197]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
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NOTES D'UNE MÈRE
COURS D'ÉDUCATION MATERNELLE
PAR
MADAME Louise d'Alq
NOUVELLE ÉDITION CORRIGÉE ET AUGMENTÉE
LA SEULE AUTORISÉE PAR L'AUTEUR
PARIS
BUREAUX DES CAUSERIES FAMILIÈRES
1883
* * * * *
AVIS IMPORTANT
Extrait de la Gazette des Tribunaux du 28 mars 1881:
2e CHAMBRE DU TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.—Présidence de M. Cazanave.—Jugement du 24 juillet 1880:
Attendu… le Tribunal déclare que la dame Louise d'Alq reprendra la libre disposition de ses ouvrages, sans que F. Ebhardt, son ancien éditeur, avec lequel ses traités se trouvent résiliés, puisse en faire usage ni en tirer profit, etc., etc.
1ère CHAMBRE DE LA COUR D'APPEL DE PARIS.—Présidence de M. Larombière.—Arrêt du 22 mars 1881:
Après avoir entendu les plaidoiries de Me Georges Lachaud pour Mme Louise d'Alq, Me Beaupré pour M. Ebhardt; la Cour, considérant et adoptant les motifs des premiers juges, etc., etc.; confirme le jugement et notamment en ce qui concerne l'interdiction faite à Ebhardt de vendre aucun exemplaire des OEuvres de la dame Louise d'Alq, du jour du présent arrêt.
CHAMBRE DES RÉFÉRÉS.—Ordonnance du 30 juin 1881:
Attendu que M. Rozez, de Bruxelles, a fait déposer pour être vendus chez un intermédiaire, à Paris, des milliers de volumes achetés à Ebhardt depuis l'arrêt; attendu que Mme Louise d'Alq les a fait saisir, sur la demande en référé du sieur Rozez, prétendant qu'ils sont sa propriété, M. le président Vannier, après avoir entendu Me Martin du Gard, avoué de Mme d'Alq, a rendu ordonnance qu'il n'y avait pas lieu à lever la saisie, et que les parties devront se pourvoir au fond, etc.
De ces divers jugements, arrêts et référés, il s'ensuit que Mme L. d'Alq a seule le droit d'éditer ses oeuvres, et peut poursuivre tout détenteur des éditions interdites ci-dessus. En conséquence, elle fait paraître une nouvelle édition de ces oeuvres, corrigée, remaniée et augmentée, que le public a tout intérêt à se procurer en place des anciens volumes.
Le public est donc prévenu, afin qu'on ne puisse l'induire en erreur, que tout volume de Mme L. d'Alq, non revêtu de la signature autographe de l'auteur, fait partie des éditions belges, incomplètes et surannées, dont la vente a été interdite par l'arrêt de la Cour d'appel du 22 mars, prononcé en faveur de Mme L. d'Alq contre son ancien éditeur. Il est facile de vérifier le lieu de l'impression à la fin des volumes.
Le public est en droit d'exiger la signature autographe de l'auteur et de refuser tout autre exemplaire qui lui serait présenté.
* * * * *
Je vous ai amené ma fillette, me dit après un bout de conversation générale, et comme d'autres visiteurs venaient de sortir, une charmante et aimable jeune femme; voyez comme elle est grande, elle a dix ans et demi!
—C'est une bien belle enfant, l'oeil éveillé, bien fraîche! Je suis sûre qu'elle est bonne aussi, studieuse, et ne fait jamais de peine à sa maman! dis-je en attirant la petite pour l'embrasser.
Je n'avais pas beaucoup remarqué l'enfant lors de son entrée dans le salon, entourée que j'étais de nombreuses visites masculines et féminines, et maintenant il me revenait tout à coup que nous avions parlé en gens du monde de choses et d'autres, et qu'il avait bien pu se glisser des phrases peu faites pour l'oreille d'une enfant, et surtout d'une enfant intelligente.
—Oh! oui, elle est assez bien; elle fait mes délices par ses beaux cheveux! je la peigne du matin au soir; voyez, me répondit la mère en faisant retourner sa fille et en soulevant à poignée une superbe chevelure ondulée avec soin qui recouvrait les épaules de l'enfant.
Je dois ajouter que celle-ci parut se prêter avec complaisance et non sans vanité à l'exhibition.
—Cependant, d'un autre côté, elle me désespère, reprit la jeune mère: elle n'aime pas l'étude, elle ne pense qu'à aller au théâtre, aux matinées d'enfants; elle n'a pas de goût pour la musique;… elle est très en retard, elle n'apprend pas…, on me dit que ça lui passera!…
Et elle s'interrompit en me regardant, attendant évidemment que, selon l'usage, je répondisse par les banalités ordinaires:—Certainement! ça lui passera, laissez-la donc s'amuser… Elle en saura toujours assez, etc.
Et tout au contraire, je dis:
—Ça dépend de vous de le lui faire passer, ma chère amie; c'est à vous de la diriger.
A cette réponse, si peu conforme à l'esprit de société, je l'avoue, la mère ne put retenir un mouvement, et l'enfant elle-même me lança un regard étonné. Je me mis à rire.
—Voyons, ma chère, vous vous êtes fort révoltée la semaine dernière contre un article dans mes Causeries familières sur l'esprit de société, où j'ose émettre que dans le monde on dit rarement la vérité, ou du moins toute la vérité, et même qu'il n'est pas possible de la dire. Je sais bien qu'en ne tombant pas dans votre sens je me mets tout à fait en dehors des usages, et je deviens une personne qui ne connaît rien au savoir-vivre… C'est une idée qui me passe par la tête, maintenant que je suis assez vieille pour me passer du monde et pour voir les choses de haut, d'essayer d'user de l'influence de ma position et de mes cheveux blancs pour moraliser un peu. Tant que j'ai été jeune, j'ai fait comme les autres, j'ai toujours approuvé, flatté; cela finit par devenir écoeurant!—Pauvre chère dame! combien je vous plains d'avoir un mari pareil!—Ah! chère, vous êtes en effet bien malheureuse d'avoir une telle belle-mère!—Oui, c'est bien terrible pour vous, qui êtes jeune et jolie, de ne pouvoir prendre tous les plaisirs de votre âge!—Et ce sont des serrements de mains compatissants, des exclamations lamentables; on signale les torts de la partie adverse qui pourraient passer inaperçus, on excite ainsi encore davantage à la rébellion et à la révolte la personne qui nous fait ses plaintes, tandis qu'on se dit à soi-même:—Bah! son mari n'a pas tous les torts.—Allons donc, c'est bien naturel que sa belle-mère agisse ainsi!—Est-elle égoïste! elle voudrait tout pour elle! Et ainsi de suite… Et je me demande si l'on ne devient pas complice ainsi des aggravations de malheur qui résultent de cette condescendance; si l'on n'en portera pas, au jugement dernier, une sorte de responsabilité? Que de fois une observation raisonnable et sincère pourrait ramener une tête légère à de meilleurs sentiments, tandis qu'au contraire elle s'affirme dans son erreur sous l'égide de votre approbation!
Et comme ma jeune amie me regardait d'un air profondément désappointé, je continuai en riant:
—Allons! voilà que vous vous dites: Je suis joliment mal tombée aujourd'hui! elle a l'esprit de travers, ma vieille amie, elle est grincheuse, on voit bien qu'elle vieillit!
—Mais non! Mais non! protesta la jeune femme.
—Et maintenant, voilà que vous faites de l'esprit de société!
—Ah! vous êtes taquine! quand je vous dis que non! au contraire, votre critique me plaît; je veux absolument que vous me donniez des conseils sincères sur l'éducation de ma fille… Je suis gâtée; vous avez raison; ces banalités qu'on débite nous gâtent, nous déroutent; c'est un service que vous me rendrez… Vous savez que j'ai été privée d'une éducation maternelle; mettez votre expérience à ma disposition, je vous en supplie… J'adore ma fillette: je ne sais peut-être pas m'y prendre, donnez-moi vos conseils!
—Soit!… quand je vous ai dit tout à l'heure que je me proposais maintenant de morigéner le monde, ne me prenez pas exactement au mot. D'abord, je n'ai pas envie de me faire prendre en grippe par l'humanité entière, mais encore il y a parfois de la cruauté à dessiller les yeux… En résumé, je ne m'arrogerai jamais le droit de critique sévère; mais à ceux qui font appel à mes conseils et à ma sincérité, à ceux qu'il me semblera qu'il est un devoir pour moi d'éclairer, eh bien, je tenterai l'essai, au risque d'encourir leur courroux, et si je vois qu'on se regimbe trop, je m'arrêterai et je les abandonnerai à leur sort, reprenant les phrases banales de l'esprit de société.
—Non, je ne me fâcherai pas, je ne vous en voudrai pas… J'insiste de toutes mes forces pour que vous me disiez comment je dois faire pour faire de ma fille une femme, une vraie femme… Vous avez votre expérience personnelle…
—C'est-à-dire, je suis un peu, comme dit Chateaubriand dans son Génie du Christianisme, le grand nombre d'exemples que j'ai sous les yeux me rendent habile sans expérience.
J'embrassai la charmante petite mère et je continuai ma morale.
—Apprendre à être mère, apprendre à élever ses enfants, voilà un cours qu'il y aurait bien lieu d'ouvrir dans les nouveaux lycées de filles entre le cours de cuisine et le cours de couture! Il semble même que ces trois cours pourraient suffire à l'éducation des femmes. Grâce aux oeuvres et au journal du docteur Brochard qui s'est dévoué à ce thème, les jeunes femmes maintenant ne peuvent plus ignorer les soins corporels à donner à leurs bébés; c'est un très grand résultat, mais ce n'est pas tout. Dans le corps de ce bébé, il y a une âme à former, un coeur à guider, une intelligence à développer. Comment s'y prendre? J'ai vu de bonnes et tendres mères bien embarrassées; je ne parle pas des mauvaises mères, mais de celles qui chérissent leurs enfants et s'en occupent comme vous le faites de votre fillette.
Je connais intimement une femme dont les amies envient beaucoup certaines réussites dans la vie; l'accusant surtout d'avoir été favorisée d'une chance énorme. Vous la connaissez aussi, c'est Mme X***.
—Est-elle heureuse! Voilà une femme qui a de la chance, tout lui réussit! s'écrie aussitôt mon interlocutrice.
—Jamais vous ne diriez: qu'a-t-elle fait pour avoir cette chance? Ne dépend-elle pas de ses mérites? Je choisis un type que je connais, que vous connaissez, je le répète, pour le dépeindre; mais ce type existe à beaucoup d'exemplaires, et si vous ne connaissiez pas celle dont je parle, vous en avez de pareilles dans votre entourage, et je pourrais vous citer des centaines de noms célèbres qui se trouvent dans le même cas. Les femmes qui réussissent et les hommes qui atteignent les sommets à l'aide de leurs capacités seules, ont bien des talents que les autres n'ont pas. Mme X. que je prends pour modèle connaît à fond cinq langues étrangères; elle est musicienne consommée et peintre; aucun ouvrage d'aiguille ne lui est inconnu; et les devoirs de la femme d'intérieur ne l'effraient pas.
—Oui, je le sais, Mme X. est universelle, c'est une nature exceptionnellement douée… elle avait un cerveau exprès pour apprendre!
—Vous êtes dans l'erreur; Mme X. était une enfant très ordinaire, elle a eu certainement plus de mal que votre Odette à apprendre… Elle n'a appris ce qu'elle sait que parce qu'elle a pris la peine de l'apprendre.
—Encore a-t-il fallu qu'elle voulût prendre cette peine… Odette ne veut pas travailler!
—Mais elle non plus n'aurait pas voulu travailler… C'est sa mère qui l'y a obligée.
—Oh! la sévérité! la dureté! jamais je ne pourrai rendre ma fille malheureuse…
—Mon amie n'a pas rendu sa fille malheureuse et n'a jamais été une mère sévère!
—Je ne vous comprends pas alors.
La jeune mère paraissait vivement s'intéresser à ma leçon dans cet art d'être mère; j'avais envie d'envoyer l'enfant dans la pièce voisine, mais je réfléchis qu'elle en avait déjà tant entendu qu'il n'y avait pas danger à ce qu'elle connût la suite, car c'est une erreur de croire qu'une enfant de dix ans ne comprend pas, quoiqu'elle comprenne souvent mal.
—Ses parents se sont donné la peine de la dégourdir, repris-je. Sa mère s'est dévouée à son éducation dès sa première enfance; elle lui ouvrait l'intelligence, non par des morales au-dessus de son âge, ni en lui laissant écouter les conversations des personnes plus âgées, ni en confiant ces soins intellectuels à une bonne, pas plus que les soins physiques. Elle inventait pour son bébé des petits contes, ayant toujours une morale directe pour l'enfant. Il n'y était pas question des minerais que l'on trouve dans la terre, ni des constellations des étoiles, mais de petites filles obéissantes, savantes, qui faisaient le bonheur de leur maman, mises en opposition avec d'autres petites filles méchantes, ignorantes, méprisées de tout le monde, et n'arrivant à rien. Et, selon les circonstances, la maman créait des aventures et des péripéties, où il n'était pas question de prince Charmant venant délivrer sa belle ni des habits de peau d'âne. «Raconte encore… et qu'est-elle devenue après, la méchante petite fille?» demandait l'enfant avec de grands yeux terrifiés, car elle saisissait bien la ressemblance avec elle, mais la maman ne faisait pas semblant de le faire exprès; c'était une histoire qu'elle racontait avec indifférence; alors elle lui disait comment la petite fille était devenue bonne, et combien sa maman avait de bontés pour elle, et combien elle lui devait de la reconnaissance. Et la petite fille grandissait avec l'idée de s'instruire, de travailler pour devenir l'orgueil et la joie de ses parents, de les soigner quand ils seraient vieux en échange de ce qu'ils faisaient pour elle, elle étant jeune.
Dès l'âge de quatre ans, sa mère lui apprit à lire sans qu'elle s'en doutât; elle lui fit désirer de savoir lire. Elle entendait tant parler autour d'elle du bonheur de faire de la musique et d'être instruit, qu'elle ne rêvait à cinq ans que de pouvoir mettre les doigts sur le piano et avoir un professeur d'écriture. Ces premières leçons lui furent promises comme une récompense. Et cependant elle était si enfant, qu'à la première visite de ce professeur d'écriture tant désiré, elle ne voulut jamais consentir à le regarder, tenant la tête cachée dans les jupes de sa mère comme une petite sauvage; mais l'envie de tenir une plume dans ses mains vainquit sa timidité. Quel bonheur de pouvoir écrire à ses petites amies, à son papa, quand elle serait à la campagne! En trois semaines, elle sut écrire; en quelques mois elle jouait des petites ariettes sur le piano et faisait ses gammes de ses petits doigts frêles; mais c'était sa mère qui lui inculquait chaque jour dans la tête quelques lignes de cette théorie musicale si abstraite, s'arrêtant à tout moment pour ne pas la fatiguer; et, sans s'en apercevoir, l'enfant apprenait. A cinq ans et demi, elle conjuguait ses verbes comme une grande demoiselle; la géographie l'intéressait fort; comme il lui tardait de pouvoir entreprendre un grand voyage sur la carte! Et les exploits de Clovis la ravissaient!
—C'était un prodige! une enfant étiolée!
—Mme X. une enfant étiolée! vous n'y pensez pas! Elle a toujours eu la plus belle santé du monde. Elle était plus que potelée, fraîche sans être rouge, gaie et rieuse comme pas une… C'est que sa mère la soignait autant au physique qu'au moral. De bonnes panades faites par la maman, et non par une bonne qui aurait pris le beurre, des petites côtelettes grillées à point, et si elle ne voulait pas manger, une histoire venait l'exciter, un baiser était promis en récompense. Aucune influence étrangère ne venait entraver la mère; l'enfant n'était pas fatiguée par des veillées inutiles; elle n'était point traînée à des théâtres ou à des bals; elle n'avait non plus le crève-coeur de voir sa mère sortir sans elle.
A huit heures du soir, elle s'endormait dans son petit berceau, ses parents veillant dans la pièce voisine, seuls ou avec quelques intimes: elle se réveillait fraîche et dispos, à six heures du matin, et se mettait au travail pour surprendre son papa, en sachant sitôt sa leçon. N'étant point excitée par les mauvaises passions, la vanité, la jalousie, les fatigues mondaines, qui développent une intelligence maladive chez les enfants que l'on appelle «petits prodiges», elle apprenait peu à peu, sans soubresaut.
La mère n'excitait pas son esprit inutilement en applaudissant à ses saillies, aussi aurait-elle paru un peu bêta auprès de ces petites poupées qui scrutent déjà les grandes personnes d'un oeil investigateur, et savent les tourner en ridicule avec un esprit bien au-dessus de leur âge, mais qui sauront à peine écrire, et n'auront aucune disposition pour une étude sérieuse.
L'enfant s'habituait à une existence régulière, faite de travail et de jeux, jeux bruyants, exercices de corps, la changeant du tout au tout de ses études; et toujours, la mère à son côté, lui montrant le but à atteindre, la nécessité d'être instruite, autant pour pouvoir faire face à un revirement de fortune que pour tenir sa place au foyer domestique.
Après sa première communion, accomplie avec cette piété, cette foi, cette candeur qui n'est pas hélas! le partage de bien des petites filles sottes, ignorantes et mal élevées, elle fut mise au courant des soins de la maison. Sa mère se faisait remplacer par elle à la lingerie, dans tous les comptes avec les domestiques. Toujours levée dès six heures du matin, se couchant à neuf heures, la journée était occupée dans ses moindres minutes. Mais ces travaux étaient rendus amusants; c'étaient des récréations pour elle que de compter les bottes de foin à l'écurie, de distribuer l'avoine pour les chevaux, de donner le linge à la femme de chambre, et de vérifier le livre de la cuisinière: car les parents de Mme X. avaient de la fortune et un certain train de maison.
A quinze ans, elle avait terminé ses études françaises et pouvait passer ses examens. Elle tenait en partie double les livres de compte de son père, car une grande fortune exige une certaine comptabilité. Il faut se rendre compte des opérations de l'agent de change, des paiements faits par tels fermiers, des ventes à crédit, des coupes de bois, savoir ce qu'on aura à toucher chez son banquier à telle époque, les versements à faire sur les souscriptions aux emprunts d'État et ne pas oublier l'affaire en commandite avec celui-ci et celui-là. Il faut vérifier les comptes, les notes d'impositions et les polices d'assurances.
Elle n'en appréciait pas moins une bonne partie de cache-cache ou de quatre coins, et elle serait allée au bout du monde pour jouer au volant avec une camarade. Quant au bal, au bal où il y aurait des jeunes gens, elle ne comprenait pas encore le plaisir que l'on peut y trouver. Elle dansait avec ses amies, cela lui suffisait.
Il est vrai que ses dernières années s'étaient écoulées à la campagne, en dehors des séductions de la ville; comme elle atteignait l'âge de seize ans, ses parents jugèrent opportun de venir passer l'hiver à Paris: ils comprenaient que l'imagination de la jeune fille commençait à demander de nouveaux aliments, et, n'en trouvant pas, elle tombait dans le mysticisme: à tort ou à raison, son père ne désirait pas qu'elle entrât dans la vie religieuse.
Le monde eût bientôt fait raison de ces aspirations! Aux parties de cache-cache succédèrent les petites réunions et les soirées au Théâtre Français et au Théâtre Italien.
La mère de Mme X. n'était point austère: nous ne demandons pas, ma chère enfant, la mort du pécheur! elle était très fière de la beauté de sa fille, qui était à peu de chose près celle que vous et moi avons eue, et que toutes les jeunes filles ont à cet heureux âge; elle ne demandait pas mieux que sa fille connût ces jouissances éphémères, dont on n'apprécie bien le vide que lorsqu'on les a éprouvées… elle jouissait de ses succès de toute sa force.
Moi, qui ai suivi Mme X. pas à pas, pendant son stage dans le monde, je puis vous dire qu'elle était réputée pour aider admirablement sa mère à recevoir. Ce qui faisait son grand charme, c'était son absence de coquetterie. Très sensible aux hommages, aussi flattée qu'une autre de plaire et d'être aimée, elle préférait la qualité à la quantité, et c'est peut-être pour cela qu'elle était si généreuse de ses danseurs envers ses amies; elle n'a jamais su qu'on pouvait éprouver quelque plaisir à écraser une amie…
—Enfin, vous convenez qu'elle a eu le bonheur immense d'avoir une jeunesse brillante, et de jouir des plaisirs du monde que procure une grande fortune!
—Oui! Elle a eu ce bonheur, puisque bonheur il y a, mais elle le gagnait, elle le méritait. Après être restée quatre heures devant son chevalet, de huit heures du matin à midi, après avoir pris ses leçons d'allemand, d'italien et d'accompagnement, avoir arrangé elle-même ses chapeaux et ses toilettes, contrôlé les domestiques, elle allait au Bois vers cinq heures avec sa mère, et deux ou trois soirées par semaine étaient consacrées au monde. Elle jouissait de tous ces plaisirs avec délices, mais comme on jouit du parfum d'un bouquet, momentanément.
—Mme X. est une femme du monde accomplie… une parfaite maîtresse de maison…
—Sa mère lui a enseigné autre chose encore, cependant, que vous ne soupçonnez pas: c'est l'énergie et le contentement de peu…
—Le contentement de peu? comment, puisqu'elle avait tout ce qu'elle pouvait désirer?
—A-t-on jamais tout ce qu'on peut désirer? Que vous êtes enfant de dire cela!
—Enfin, elle avait une voiture!
—Une voiture! Ignorez-vous que ceux qui ont une voiture voudraient en avoir deux, trois, quatre? Un coupé ne fait la plupart du temps que rendre très malheureuse une femme du monde, car elle ne rêve dès lors que le dorsay à huit ressorts.
—Je m'en contenterais bien, moi!
—Vous dites cela aujourd'hui parce que vous n'en avez pas… mais le luxe est comme la gangrène, il ne sait pas s'arrêter, et c'est là que le proverbe est vrai plus que jamais: l'appétit vient en mangeant.
—Bref, ma fille ne connaîtra jamais le plaisir d'être recherchée dans le monde et d'être admirée dans une loge de l'Opéra!
—Pourquoi?
—Vous êtes agaçante, ma bonne amie, avec vos pourquoi? Vous le savez bien! Il faut de la fortune et elle n'en aura pas!
—Dussé-je vous irriter encore, je vais répéter: pourquoi la fortune est-elle indispensable? et pourquoi d'ailleurs n'en aurait-elle pas?
La jeune femme me jeta un regard de courroux et de découragement.
—Ne vous fâchez pas contre moi, continuai-je toujours en souriant, car je ne pouvais m'empêcher de m'amuser un peu de lui tenir ce langage si nouveau pour elle. Mais si votre fille devenait une artiste, comme Mme Massart, professeur de piano au Conservatoire, ou Mme Mirbel, la célèbre miniaturiste, pu encore un écrivain comme Mme Guizot (je vous cite les premiers noms qui me viennent en tête, mais combien de femmes se font une position par leur talent: Mme Pape-Carpentier, Mme Deslignières et tant d'autres), n'acquerrait-elle pas une réputation, sinon de la fortune, qui la ferait rechercher, ou au moins améliorerait sa position?
La jeune femme me regardait comme si je lui eusse parlé grec.
—Mais pour cela, se décida-t-elle à dire, il faut du talent, du génie!
—Eh! bien, votre fillette n'est-elle pas aussi intelligente que bien d'autres?
—Certes! mais elle ne travaille pas!
—Faites-la travailler; stimulez-la; donnez-lui de l'ambition. Au lieu de vous lamenter devant elle de votre manque de fortune, faites-lui comprendre qu'elle peut en acquérir par son travail, et si elle n'arrive pas à ce résultat, au moins vous atteindrez un but bien désirable, celui qu'elle apprenne à se satisfaire de la destinée qui lui est échue, si elle n'a pas l'énergie de la changer!… Quand on est mère, il ne suffit pas de dire: L'enfant est paresseux ou n'a pas de génie! Il faut tâcher de vaincre ses défauts et d'ouvrir la porte à ses qualités. C'est à cela qu'une bonne mère comme vous excelle quand on lui montre le chemin, si elle ne le voit pas.
Une visite arriva qui nous interrompit.
—Je voudrais bien reparler avec vous encore de tout cela, me dit la jeune mère, en se levant; ce que vous me dites m'intéresse vivement, je vous assure; vous m'ouvrez de nouveaux aperçus!
—Eh! bien, je suis à votre disposition! Mais je ne vous parlerai de la sorte que lorsque vous viendrez chez moi me le demander. Je n'irai jamais vous imposer ce qu'on appelle en anglais des lectures et en français des sermons!
—Je reviendrai… et j'amènerai, si vous voulez, mon amie de pension, la richissime Aglaé que vous connaissez; je crois qu'elle aura besoin passablement de vos conseils, quoiqu'elle soit dans une position bien différente.
—Bah! ce sera un vrai cours, alors!
—C'est vous qui l'avez dit!
La mère d'Odette et son amie Aglaé revinrent, ainsi qu'on le verra dans quelques-uns des chapitres du livre. Mais les événements de la vie les empêchèrent aussi bien que moi de venir avec une assiduité régulière.
Néanmoins, je pensai utile de poursuivre l'idée d'un Cours d'éducation maternelle, et de réunir, de classer sous cette rubrique, les nombreux articles ayant trait à l'éducation des enfants que j'ai écrit dans mes journaux, dont les collections sont épuisées pour la plupart. Tour à tour, j'emploierai la forme conversation, la forme personnelle, la forme sérieuse de la morale générale, car il faut pouvoir, dût l'attrait de la lecture en souffrir, être utile à tous, et non à quelque cas particulier, comme peut l'être une histoire suivie.
Quoique je n'aie pas divisé ce livre, il pourrait l'être en trois parties, car j'ai suivi un classement progressif autant que possible. Je commence par l'éducation du bébé, pour le suivre dans son développement physique et intellectuel; après l'éducation, je m'occupe de l'instruction à donner aux garçonnets et fillettes, et je termine enfin par l'éducation de l'adolescent, qui conduit à son entrée dans le monde.
CHAPITRE I
LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI. L'ÉDUCATION.
Je ne suis pas encore, cependant, tout à fait une vieille femme, eh bien, c'est étrange, je me prends souvent à dire: c'était mieux il y a vingt ans!
Mais si je le dis, je crois que c'est aussi la vérité, et les affreux résultats de cette différence, ceux qui en sont cause, les subiront dans une vingtaine d'années; je veux parler de l'éducation des enfants.
Il faut une période de quarante ans, environ, un demi-siècle, pour que des changements bien radicaux se produisent dans les moeurs et les allures, changements qui ne peuvent arriver qu'insensiblement. C'est pourquoi on a entendu et entendra les grands parents de tout temps récriminer; c'est que toujours tout a changé, et à mesure que nous avons avancé dans la civilisation, comme l'ancienne Rome, nous avons avancé dans la connaissance de l'arbre du mal; ne s'appelle-t-il pas aussi l'arbre de la science? Hélas! oui, la science, que l'on reçoit aujourd'hui en lieu d'éducation, sans parvenir à remplacer celle-ci. S'il était dévolu à l'homme d'être parfait, il les posséderait toutes les deux; on en trouve des exemples, mais rares: la science étouffe les sentiments.
Je me demande aussi si le bien n'est pas plus étendu qu'on ne le croit. Le mal fait tant de bruit, comme toutes les minorités, qu'on n'entend que lui, parce que la majorité, le Bien, est calme. Je me pose cette question devant les lettres si nombreuses que je reçois, exprimant comme une soif de morale.
Si je m'en rapportais aux récriminations qui courent, je m'arrêterais, hésitante, me demandant si je ne hasarde pas trop, et si grand nombre de mes lectrices ne jetteront pas loin d'elles ces feuilles où elles trouvent une critique si sévère de leur conduite. Mais il paraît qu'il y a encore assez de femmes vertueuses et sincères, grâce au Ciel, pour fournir à une oeuvre morale un contingent de lecteurs; et certes, sans tapage, en catimini, que de volumes essentiellement moraux et devant leur principal succès à ce mérite positif, se publient à un nombre d'exemplaires que n'ont jamais atteint ces ouvrages à scandale dont on crie si haut le succès!
Il est difficile de parler éducation sans s'attaquer, indirectement, il est vrai, aux parents; ce sont des conseils qu'on leur offre, mais parfois ces conseils peuvent les choquer comme un blâme, s'ils se sentent en faute, c'est-à-dire, ont l'idée invétérée de ne pas changer de manière d'agir.
La fureur, maintenant, est de gâter les enfants, de les laisser indépendants. «Ça viendra tout seul,» «il a le temps!» «Jamais on ne m'a rien dit, et je ne suis pas plus mal pour cela.» Ah! voilà, la grande phrase! le grand dada. C'est l'orgueil, la personnalité qui domine! Quelques parents ont le bon sens de dire: «J'ai été mal élevé, je ne veux pas que mes enfants soient comme moi.» Beaucoup d'autres pensent qu'il suffit qu'on leur ressemble.
Cela me rappelle une Américaine que je rencontrai à une table d'hôte, pendant la guerre de 1870, à Bruxelles; elle était phtisique au dernier degré, sa figure était recouverte d'une épaisse couche de blanc et de rouge, afin de lui enlever l'aspect cadavérique naturel et que l'on pouvait apercevoir sur son long cou décharné. Elle mélangeait à tous ses aliments du poivre rouge, du gingembre, du vinaigre et autres assaisonnements pimentés à l'excès; elle ne se couchait jamais avant deux heures du matin; elle engageait ses voisines à l'imiter, et comme nous répondions que ce régime abîmait la santé, elle nous répondit:
—C'est une erreur; voyez, moi!
En même temps, une forte quinte la secouait, ses yeux fiévreux et bistrés s'enfonçaient, sa frêle taille s'ébranlait. Il était difficile de se retenir de lui répondre: «Je serais bien fâchée de vous ressembler!»
Que de parents disent: «Voyez, moi! J'ai toujours été mauvaise tête comme mon fils; je n'ai jamais voulu rien apprendre!… Eh bien, je m'en suis sorti tout de même!
—Moi, je n'ai jamais aimé le ménage; ma fille me ressemble! Il m'a été impossible de tout temps de coudre un point, et de rester un jour sans sortir…
—Elle est un peu moqueuse, c'est vrai, reprend une autre, c'est un défaut qu'elle tient de famille; nous avons trop d'esprit. Elle ne fait pas grand mal!»
Que dire? que répondre? sinon s'incliner bien bas en parodiant la chanson de Nadaud:
… Vous avez raison!
L'erreur greffée sur l'orgueil humain est indéracinable, et voilà pourquoi le mal fait sans cesse des progrès.
Il est donc résolu de laisser les enfants s'élever eux-mêmes; à eux de choisir la religion qu'ils veulent suivre, la carrière, les sentiments!
Aussi, dans toutes les classes, chez le millionnaire comme chez l'ouvrier, l'enfance se gangrène; l'enfance n'existe plus; il n'y a que de petits hommes, de petites femmes, sauf la raison que donne l'expérience des années.
Voyez le gamin de la rue, non pas le voyou seulement dont le défaut d'éducation pourrait servir d'excuse, mais l'enfant des commerçants, dès le plus bas âge: il est hardi et insolent; il ne connaît pas le respect qu'il doit aux gens âgés et qui sont ses supérieurs! il est impossible de lui en imposer, s'il lui plaît de vous insulter. Il se sait soutenu par ses parents. Que sera sa hardiesse à vingt ans?
Et la fillette qu'un équipage fringant va promener, sa morgue, son impertinence n'ont pas de limites; elle parle argot et affecte les allures de l'actrice… Sa mère, son père même, l'adorent ainsi! Les parents sont beaucoup trop aveugles, mais c'est l'amour-propre et non l'amour paternel qui leur met un bandeau sur les yeux. Cet enfant, qui est à eux, fait à leur image, ne peut être, ne doit être qu'une perfection!
Certes, il y a des exceptions, beaucoup d'exceptions; si, autour de moi, je connais bon nombre d'enfants mal élevés, je pourrais prendre modèle sur d'autres bien charmants; je n'aurais qu'à jeter les yeux sur telle ou telle famille que je connais, dans le commerce, dans la bourgeoisie, où une mère sensée, industrieuse et active a su élever ses filles à son côté, les accoutumer au travail, à la docilité, leur faire conserver la simplicité, la douceur, la modestie de la jeunesse, et leur a appris à respecter la vieillesse, à écouter ceux qui en savent plus qu'elles.
Oui! il y a encore des pères qui savent dresser leurs fils, quoiqu'il puisse leur en coûter à rester sévères, sans cesser d'être tendres; qui élèvent leurs enfants en vue du bonheur de ces enfants et non du leur; et ces fils, enseignés à aimer le foyer domestique, à être prudents dans leurs amitiés et dans leurs affaires, se laissent guider par une main expérimentée et arrivent aux meilleures positions.
Mais, pour obtenir ces résultats, il faut se vaincre, se donner de la peine, voir le devoir avant tout, et mettre souvent de côté le plaisir, la lassitude… et surtout le faux amour-propre.
CHAPITRE II
NOTES D'UNE MÈRE SUR L'ÉDUCATION DES ENFANTS.
L'éducation de l'enfant commence, on peut dire, dès sa naissance; il est même avéré que, dans le lait de sa nourrice, l'enfant suce avec la force et la santé, au physique, une certaine dose de qualités morales et d'intelligence; cette pensée devrait faire réfléchir les mères avant de confier leurs enfants à des mains mercenaires.
Je m'émerveille toujours quand je vois des pères avoir plus de confiance dans des nourrices dont ils ne connaissent les antécédents matériels ni intellectuels que dans leurs propres femmes. Avouons que ce n'est pas flatteur! Cela provient de ce qu'on est toujours porté à admirer ce qu'on ne connaît pas!
Il n'y a qu'un cas où une femme est obligée de renoncer à nourrir son enfant, c'est celui de maladie sérieuse, avérée. Mais il n'entre pas dans mon plan de traiter ce sujet, pas plus que celui de l'hygiène de l'enfance; je laisse ce soin au docteur Brochard, connu de la plupart de mes lectrices, et dont c'est la compétence; je me réserve à l'éducation spéciale et, sur les demandes de mes correspondantes, je voudrais leur dire «comment doit être une petite fille de cinq ou six ans, bien élevée», puisque c'est ainsi que m'est posée la question.
Il est bien difficile d'indiquer une méthode pour bien élever les enfants, car cela dépend du caractère de l'enfant, des caractères des parents et des circonstances dans lesquelles on se trouve.
Il y a des parents qui semblent incapables de bien élever les enfants, et cependant ils en font des perfections, tandis que d'autres, ayant étudié le sujet sous tous ses aspects, et se croyant bien forts, réussissent fort mal, tellement le caractère humain défie tous les partis pris.
Une petite fille bien élevée ne doit être ni sauvage ni trop hardie, je dirai presque trop aimable.
Je crois qu'une enfant un peu sauvage est préférable, car cette sauvagerie, cette timidité se dissiperont avec le temps, tandis que la hardiesse s'accroîtra et deviendra insupportable.
Ce qu'on appelle une enfant terrible, est, en général, une enfant gâtée, que sa mère emmène partout avec elle, sans se contraindre ni la contraindre, à la moindre gêne. L'enfant entend tout, voit tout, s'habitue à parler de tout; elle dit des choses drôles que l'on applaudit, ce qui l'encourage à parler encore davantage, à dire tout ce qui lui passe par l'esprit, et elle s'habitue à ce qu'on admire tout ce qu'elle dit. Si, parfois, on la fait taire, comme elle n'en pense pas moins, elle devient hypocrite, dissimulée, menteuse…
Ce qu'il faut obtenir, c'est que l'enfant reste naïve, qu'elle ne pense pas à ce qu'elle ne doit pas penser.
J'ai connu bien des enfants terribles, bien des enfants désagréables, et d'autres aussi bien élevés, du moins qui en avaient l'apparence; car la bonne éducation n'est pas toujours sincère.
Marie, à six ans, lit et écrit et commence à conjuguer ses verbes; elle commence aussi le piano, joue déjà un grand morceau, et déchiffre l'album de Bleuettes, de M. Schmoll; c'est une petite fille bien portante, sans être d'une santé exubérante; elle a bon appétit aux heures voulues, car les règles d'hygiène sont exactement suivies: elle se couche à huit heures du soir, sans exception, se lève à six heures du matin, même en hiver; les ablutions sont toujours faites à l'eau froide; en été, la promenade a lieu à huit heures du matin, en mangeant la tartine qui compose le premier déjeuner; cette promenade consiste à aller au bon air, en jouant au cerceau et au ballon dans les prés, où se cueillent des pâquerettes; puis, quand le soleil monte, on apprend sa leçon au grand air; on rentre à onze heures et du meilleur appétit on déjeune d'un beefteak ou d'une côtelette saignante. Le piano vient comme recréation après le déjeuner; l'après-midi se passe, à l'abri de la chaleur, à faire les devoirs et prendre les leçons; le goûter consiste en un morceau de pain sec ou une tartine très légère de fromage blanc ou de confitures, ou encore en bons fruits, cerises, groseilles, etc. Vers cinq heures, récréation jusqu'au dîner. Après dîner, promenade ou jeux et coucher à huit heures.
En hiver, les leçons se prennent le matin; la promenade a lieu après le déjeuner de midi; cette promenade se passe en jeux de corps; Marie a surtout cette naïveté, cette fraîcheur d'impression qui fait le charme de l'enfance et aussi de l'adolescence. Les parents, les professeurs, les gens âgés quels qu'ils soient, sont, à ses yeux, des êtres supérieurs avec lesquels elle ne discute pas; tout ce qu'ils font est bien. Devant eux, elle n'ose bouger ni parler; elle écoute, questionne peu, et répond quand on la questionne; elle se tient tranquille et respectueuse. La toilette se résume pour elle dans la propreté; et lorsqu'on lui demande si une autre petite fille est bien gentille, c'est pour elle le synonyme de bonne. Sa pensée sérieuse est de satisfaire ses parents, de les rendre heureux; ses projets sont d'arriver à être très savante, à bien travailler; son grand désir est de bien jouer, bien s'amuser. Quant à faire de l'esprit, à critiquer, elle n'y songe pas.
Julie a tous les dehors de Marie, sauf qu'elle est pâle et mince et a un petit air rusé et concentré; elle sait faire la dame, et bien se tenir, mais ce n'est que par hypocrisie; ça lui est imposé. C'est une sournoise qui attend que sa mère ou sa bonne ne soient pas là pour pincer sa soeur.
Fanny n'est pas élevée du tout; pas de tenue, pas d'heures d'étude; elle a six ans, elle ne sait pas lire; elle voudrait bien jouer du piano, mais elle ne peut arriver à apprendre les principes. Elle est grande et forte et paraît dix ans. Elle est d'une santé exubérante; sa mère craint de la fatiguer, et lui fait prendre un exercice qui ne fait que l'enforcir au physique, et l'abrutir au moral. Elle ne peut supporter aucune gêne, aucune contrariété; elle sera toujours très en retard dans ses études; elle n'a aucun maintien; elle est fort belle enfant, et, comme on le lui répète à l'envi, elle sait fort bien montrer ses jambes, et sauter très haut devant les messieurs. C'est un garçon en jupon.
Alix est une futée; avec ses grands yeux enfiévrés, son petit corps mignon, la petite gâtée est un vrai démon d'esprit, elle saisit tout et apprend tout, caresse tout le monde et passe de main en main comme un petit chien ou un bibelot curieux; il est impossible d'avoir une conversation sérieuse en sa présence, sans qu'elle vienne vous interrompre; il faut toujours s'occuper d'elle et l'admirer. Elle cherche, cherche, et vous lance au visage une observation, souvent plus impertinente et désagréable que spirituelle.
—Madame, pourquoi tu portes un chignon noir quand hier tu avais des cheveux blancs?
La mère gronde.
—Veux-tu bien te taire!
Mais quand la dame est partie et que le mari rentre, elle lui raconte en riant comme la petite est observatrice, et elle embrasse l'enfant, en lui disant:—Tu as bien fait, va, ma chérie, de lui dire cela! Elle a été bien attrapée!
L'oncle, le parrain, le vieux cousin, tous gâtent l'enfant à l'envi, l'excitant à dire des mots drôles, et le soir, lorsqu'il y a du monde, on a toute la peine du monde à obtenir qu'elle aille se coucher à dix ou onze heures du soir; il faut l'emporter moitié en pleurs, moitié endormie; on la lève à huit heures le lendemain, pâle, fatiguée; le déjeuner succulent la tente peu; on ne sait que lui offrir pour éveiller son appétit; c'est une petite femme en herbe, déjà nerveuse, capricieuse, coquette, mais que la fièvre dévore avant l'âge.
Il serait bien difficile de dire ce que deviendront ces petits caractères, quand ils se développeront; mais quand on fait parler un enfant, qu'on l'observe, qu'on l'étudie avec l'intention d'en déduire son caractère futur, on trouve si rarement la fleur d'innocence et le caractère sincère et bien intentionné, qui sont les bases d'une existence vertueuse et bonne, qu'on n'est plus étonné de toutes les vilenies qu'on rencontre dans le monde. En étudiant l'enfance, on peut prédire ce que sera l'avenir.
Il n'y a rien de plus délicieux au monde et qui ne vous ouvre l'âme à plus de délices qu'une enfant telle qu'elle doit être.
CHAPITRE III
LES BESOINS ET LES PLAISIRS DE L'ENFANCE.
La plupart des parents de la génération actuelle ne comprennent pas les besoins de l'enfance.
Ils répètent à satiété que leur père et leur mère ne se souviennent pas d'avoir été jeunes, et eux-mêmes ne se souviennent pas d'avoir été enfants, ne se rappellent pas les soins que l'on a pris d'eux; on ne peut nier que l'éducation des enfants a subi des modifications importantes, quelques-unes au grand avantage de ceux qui en sont l'objet, d'autres provenant de l'égoïsme le mieux entendu. Le démaillottage, pratiqué d'ailleurs de longue date par les mères intelligentes, se propage heureusement, et les préjugés nuisibles se détruisent; mais du désir de fortifier l'enfant en lui faisant une éducation physique un peu forte, on tombe dans l'égoïsme en délaissant de s'en occuper.
Rien n'est meilleur pour un enfant qu'une forte éducation au physique comme au moral, mais elle n'imprime nullement qu'on le délaisse pour cela à lui-même, pas plus au moral qu'au physique.
Le développement physique ne consiste pas à devenir agile comme un petit singe, à monter dans un omnibus et à en descendre pendant qu'il marche, avec des jambes grêles, de même que je ne regarde pas comme un développement moral bien utile celui de donner des reparties malicieuses, de se moquer plus ou moins spirituellement de choses respectables.
Il est évident qu'aujourd'hui on ne comprend pas les besoins de l'enfance, pas plus que ses plaisirs. Pour qu'un livre pour enfants ait du succès, on exige d'abord que les parents le puissent lire avec plaisir; or, il est absolument impossible que ce qui a de l'attrait pour un esprit de trente ans, en ait pour une intelligence vieille de six années, et non seulement de l'attrait, mais de l'utilité.
On se figure moraliser par une histoire romanesque, où tous les personnages sont revêtus de la plus haute vertu à peu d'exceptions, et lesquelles absolument abhorrées; il en résulte que les enfants sont appelés à faire des comparaisons très fâcheuses à l'égard de leurs parents.
Ils s'aperçoivent des défauts de ceux-ci, se regardent très malheureux pour ce motif, et de là la leçon est complètement perdue. Dans les contes de Mmes Guizot, de Bouilly, de Berquin, etc., on s'y occupait bien davantage des enfants que des parents; les premiers seuls étaient en scène avec leurs défauts à corriger, leurs qualités à acquérir, défauts et qualités d'enfants. C'était l'histoire de la petite fille pressée, de la petite gourmande, de la désobéissante, etc. Les enfants trouvaient à chaque ligne des morales contre leurs défauts; à force de vouloir raffiner et perfectionner, on tombe dans l'excès contraire.
A l'égard des plaisirs, les enfants ambitionnent d'imiter les grands, il faut leur laisser ce plaisir, tout en le comprimant dans ce qui pourrait être nuisible. L'enfant qui ne désire pas être grand et vieillir, n'est plus un enfant, car pour connaître le prix du jeune âge, il faut être déjà désabusé, désillusionné de la vie. Maintenant bien des enfants, des fillettes surtout, apprécient parfaitement la valeur d'être jeunes, et ne souhaitent en aucune façon quitter leur fourreau court pour la robe à panier ou la traîne de la soeur aînée. C'est vers douze ans que cette science précoce commence, eh bien! les plus jeunes, qui heureusement ne la possèdent pas encore, conservent ce désir d'imiter papa et maman. Pour les satisfaire, maman consent à leur mettre de la poudre de riz, à flatter leur amour-propre, par des vêtements aussi riches que les siens, et en leur passant des caprices comme les siens aussi; imitations fort nuisibles.
Quant à celles qui ne le sont pas, on les supprime parce qu'on ne les comprend pas; exemple: il existe aux Champs-Elysées des petites voitures traînées par des chèvres qui font le bonheur des bébés; il y avait jadis un petit omnibus, une petite calèche, et c'était un grand bonheur pour les enfants d'avoir à leur taille ce que leurs parents ont. J'ai connu une toute mignonne petite fille, encore à l'âge où l'on porte la petite douillette bleue et la petite capote à bavolet; à peine si elle commençait à marcher, et le secret désir de ce petit être était de monter dans le petit omnibus; elle allait dans de grandes calèches avec ses parents, mais on la tenait sur les genoux; dans les grands omnibus, si elle y avait été, cela aurait été dans les bras de sa bonne; mais quel plaisir de monter dans le petit omnibus aux chèvres! On acquiesce avec plaisir à sa demande; elle va donc enfin jouir de la douce sensation de passer sur ces marches, d'entrer par cette petite porte, de marcher entre les deux rangs «jusqu'au fond»; quelle volupté!
—Près de la porte, n'est-ce pas fillette? lui dit son père.
—Non, au fond! balbutie l'enfant qui parle à peine.
Alors, il enlève le bébé dans ses bras, et le passe en riant à travers la fenêtre de l'omnibus. Oh! désespoir concentré de la pauvrette, qui retient ses larmes pour ne pas faire voir à son père qu'il lui a gâté son plaisir; entrer par la fenêtre, quelle honte! entrer comme une poupée, au lieu de faire la grande demoiselle! Eh! bien, aujourd'hui, on a voulu raffiner ce plaisir charmant des enfants, on a remplacé l'omnibus et la calèche par une corbeille, où l'on assied en rond les voyageurs; cette corbeille est ornée de fleurs, et l'aspect des bébés dans une corbeille de fleurs est ravissant de poésie, mais je doute fort que les bébés y trouvent autant de plaisir!
Les parents commencent par se satisfaire à eux-mêmes. Ils emmèneront leurs enfants au théâtre avec eux, mais ne les accompagneront pas à Robert Houdin. Ils les rendront agiles, afin de n'avoir pas à s'occuper d'eux, mais non dans le but de les rendre forts et courageux. Ils leur donneront de la science et non du coeur; puis ils se plaindront, quand ils seront vieux, de les trouver, égoïstes, durs ingrats.
La plupart du temps, ce sont les domestiques qui sont chargés de la première éducation; quel triste exemple dans ces affaires jugées par les tribunaux! Cette bonne qui martyrisait les enfants que sa maîtresse lui laissait du matin au soir, pendant qu'elle-même allait à son travail! Mais gagnait-elle seulement de quoi payer sa bonne? C'est qu'elle préférait ses travaux qui lui apportaient de la distraction à s'occuper de sa maison et de ses enfants; ce qui eût été plus triste, plus terre à terre.
Il est vraiment triste qu'une femme ayant des enfants soit obligée d'aller travailler au dehors; il semble que si son mari n'est pas assez fort pour subvenir aux besoins de sa famille, elle pourrait trouver un travail à faire chez elle. Mais on n'aime pas à se gêner, même pour ses enfants.
Telle autre mère dont la lamentable histoire s'est déroulée aussi devant les tribunaux, ayant une conduite fautive, faisait élever sa fille loin d'elle, pour qu'elle n'eût pas son mauvais exemple. Pourquoi ne se rangeait-elle plutôt?
Les jeunes femmes ont facilement confiance. Dernièrement je fus témoin de la scène suivante:
C'était une jeune gouvernante; elle avait de doux yeux bleus, des cheveux blonds soyeux, son petit chapeau noir fermé la coiffait gentiment, un voile loup tombait un peu plus bas que sa bouche, tiré soigneusement sur son visage; elle retenait gracieusement d'une main sa mantille, dans l'autre elle avait pris la main d'un bébé ravissant, âgé de quatre ans environ, pendant que l'aîné, qui n'avait certainement pas six ans, donnait la main à son petit frère; elle se disposait à traverser ainsi en courant le large boulevard Haussmann, au carrefour de l'église Saint-Augustin, sillonné en cet endroit par des tramways venant de tous côtés, de nombreuses lignes d'omnibus, des charrettes, des voitures en multitude. D'ailleurs, la rareté des voitures ne fait quelquefois qu'augmenter le danger, car elle endort les précautions. Une voiture arrive rapidement par un tournant ou sort d'une porte, on court, on s'affole et le malheur est arrivé. Un homme d'un certain âge, sur le refuge en face, examinait à travers son binocle la jeune fille, qui, parfaitement consciencieuse de cet examen, rougissait, se troublait et se préoccupait beaucoup plus du monsieur et d'elle-même que des enfants. La mère qui lui confie ses deux bébés, sait qu'elle est incapable de leur faire du mal; elle est bonne, pure, une vraie perle; mais si, pendant qu'ils vont traverser, une voiture survient trop vite, qu'un passant se jette brutalement dans le petit groupe, les mains des deux enfants se séparent, et le bébé éperdu est renversé sous la voiture; ah! certes, la pauvre gouvernante est désespérée, elle souffre sincèrement, elle s'évanouit, car elle se demande comment elle affrontera la vue de sa maîtresse! mais le malheur n'en est pas moins arrivé.
Journellement on voit les mêmes imprudences se renouveler; les bonnes, les gouvernantes, et, faut-il l'ajouter, les mères parfois, ne comprennent pas ce que c'est qu'un enfant. On veut qu'il ait de la raison.
La plupart du temps, aujourd'hui, on ne donne plus la main aux enfants; vous voyez des petites filles de cinq et six ans courir dans les rues de Paris, devant et derrière leurs mères, leur petit parapluie à la main, s'il pleut.
—Il est bon que les enfants apprennent de bonne heure à se suffire à eux-mêmes, dit-on.
Oui! mais il faut le leur apprendre, et on ne fait rien pour cela. Il faut se donner la peine de les gronder en temps opportun et pour des faits qui les concernent bien eux-mêmes et ne servent pas seulement à nos aises.
Élever les enfants est certainement une tâche difficile sous bien des rapports; et pour former un caractère, que de peine doit-on prendre! Je me dis cela souvent, en regardant jouer des petites filles avec leurs compagnes. Quelle différence dans les caractères, et comme on peut tirer de petits faits de grandes déductions!
Voici Juliette et Gabrielle qui sautent et gambadent; mais, ô terreur! elles glissent sur l'asphalte et s'étalent, s'entraînant l'une l'autre, car Juliette s'est cramponnée à Gabrielle; celle-ci est tombée sur les genoux et a dû se faire du mal, cependant elle se relève précipitamment, regarde autour d'elle pour voir si on l'a vue.
La mère, qui était devant, se retourne et la voit déjà debout:
—Tu es tombée! s'écrie-t-elle alarmée.
—Oh! à peine ai-je touché la terre, s'écrie l'enfant en riant, quoique des larmes de douleur brillent dans ses yeux.
—Tu t'es fais mal, dis-moi où.
—Mais non, mère, je t'assure! Ne dis donc rien!… tout le monde nous regarde. Allons-nous-en vite!
Et elle s'échappe en courant dans une allée latérale; arrivée derrière un gros arbre, auprès d'une fontaine, elle soulève le bord de son pantalon et découvre une bosse rouge, sur laquelle elle applique de l'eau fraîche, en se cachant.
Il est évident que le caractère de Gabrielle est énergique, fier et bon; il n'est ni égoïste, ni mou.
Qu'a fait Juliette pendant ce temps? Elle s'est laissée aller assise, et comme elle n'a que six ans, de même que sa compagne elle n'est pas tombée de bien haut et ne s'est pas fait grand mal. Cependant elle pousse des cris perçants et reste à terre.
Tout le monde s'empresse autour d'elle. Sa mère la prend par un bras et la relève rondement.
—Allons, maladroite, sotte! relève-toi!
—Mais elle s'est peut-être blessée grièvement, ma chère, fait observer la maman de Gabrielle, qui juge par sa fille: où t'es tu fait mal, mon enfant?
Et comme la petite continue à hurler sans répondre:
—Voyons, où? répète la dame alarmée; à la hanche?
—Je ne sais pas! hi! hi!
—Vous ne la connaissez pas, ma chère, elle pleure pour un rien, ne faites donc pas attention… Allons, viens; tu vois, on fait cercle autour de nous! dit la mère.
Et elle cherche à l'entraîner.
—Hi! hi!
—Tu ne peux donc pas marcher?
—Je ne sais pas! hi! hi!
—Essaie.
Juliette avance un pied, puis l'autre, et paraît tout étonnée de pouvoir marcher; mais elle se suspend au bras de sa mère et ne veut plus courir avec sa compagne, qui lui demande avec intérêt où elle a mal.
On rencontre à la porte de la maison le papa de Juliette, qui arrivait.
—Papa! papa! hi! hi!
—Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie?
—Je suis tombée!
—Tu es tombée!… oh!… tu t'es fait mal?
—Oh! oui! hi! hi!
—Tu ne la tiens donc pas par la main! dit le père à sa femme d'un ton de reproche; tu ne surveilles pas assez cette enfant, il lui arrivera malheur!
Il prend la petite dans ses bras et la monte l'escalier.
Il l'assied sur le canapé.
—Où t'es-tu fait mal, dis-le à papa, ma chérie? Nous allons y mettre des compresses; où, où?
—Ça ne me fait plus bien mal, dit l'enfant, qui ne se soucie pas de compresses; mais… j'ai un peu mal là, et elle montre son estomac.
—Prépare-lui le quart d'un verre d'eau de fleurs d'oranger avec beaucoup de sucre, Thérèse, ça la remettra.
Un éclair de joie brilla dans les yeux de Juliette; elle se coucha sur la poitrine de son père et se fit câliner.
—Gabrielle aussi est tombée, fit observer Mme Thérèse, en mettant du sucre dans un verre.
—Oh! madame! s'écria Gabrielle d'un air fâché; il n'y avait pas besoin de le dire! Je ne suis presque pas tombée, vous n'avez même pas eu le temps de me voir à terre!
—Vous êtes-vous fait du mal?
—Jamais je ne me fais du mal, moi! je tombe, me relève; ça ne vaut pas la peine qu'on y fasse attention.
—Oui! elle est robuste comme un petit cheval, cette petite Gabrielle! remarqua le père de Juliette.
Cependant Gabrielle était mignonne et pâle auprès de sa fille, si forte et si rouge.
—Qu'est-ce que je vois donc là, cependant? fit la mère de Gabrielle, en soulevant du bout de son ombrelle le bord de la jupe courte de sa fille, laquelle, assise sur une chaise haute, laissait un peu voir ses jambes nues au-dessus des chaussettes. Une large tache violacée apparaissait au-dessous du genou.
—Oh! ce n'est rien! un petit bleu, dit-elle en ramenant sa jupe bien vite.
—Comment donc! un petit bleu! Mais vous auriez pu vous faire beaucoup de mal! dit le père; vous auriez pu vous casser la jambe! vous auriez pu vous luxer le genou… Prenez garde! je vous engage à veiller à cela, il pourrait bien se former un phlegmon… c'est excessivement grave… Quand j'étais au collège, j'ai eu un de mes camarades qui a fait une chute de ce genre, et il a fallu lui faire l'amputation… il en est mort!
La mère de Gabrielle était devenue triste et pâle en entendant ces fâcheux pronostics.
—Gabrielle, je veux que tu te soignes!
—Mère! j'y ai déjà mis de l'eau fraîche…je veux bien en mettre encore, mais je t'assure que je ne sens plus rien et il ne vaut pas la peine de tant s'occuper de moi!
—Je ne sais pas pourquoi tu ne veux jamais qu'on s'occupe de toi quand tu tombes!
—Je suis en colère contre moi! c'est si bête! si maladroit!… Montre donc tes bleus, Juliette?
—Non! répondit la petite gâtée en se pressant contre son père; c'est bien laid ton bleu! je ne voudrais pas l'avoir!
—Voulez-vous un peu d'eau de fleurs d'oranger, Gabrielle?
—Oh! merci, madame… je vais boire de l'eau pure et tremper mon mouchoir dans le restant du verre pour faire une compresse… C'est-y bête de se jeter par terre comme ça! Imbéciles de jambes, va!—et elle tapait sur ses mollets—je vous apprendrai à ne pas mieux vous tenir!… encore, c'était un chemin tout uni!
—Comme ce doit être froid! dit Juliette en regardant la compresse que sa petite amie s'appliquait, et tout en sirotant le sucre dans l'eau de fleurs d'oranger.
De tels caractères sont difficiles à métamorphoser par l'éducation; on peut cependant y arriver. Livrées à elles-mêmes, Juliette et Gabrielle deviendront, il est facile de le deviner, la première une petite-maîtresse égoïste et toujours geignante, l'autre une fille dévouée, énergique, ne s'occupant jamais d elle.
CHAPITRE IV
LES BONNES.
Que d'abus, que de victimes les illusions, la légèreté, l'ignorance, peuvent occasionner, mais non excuser! Malheureusement tout concourt souvent à entretenir et à confirmer ces illusions et ces ignorances.
Une voix s'élève-t-elle de temps à autre pour combattre les erreurs, elle est étouffée ou oubliée bientôt.
Le docteur Brochard a dit et répété combien les nourrices et les bonnes maltraitaient ou pervertissaient les pauvres petits enfants qui leur étaient confiés; pour moi, je voudrais pouvoir inculquer cette méfiance dans le coeur de toutes les mères; au risque de me répéter encore, je veux faire une nouvelle campagne à ce sujet.
Existe-t-il une cause plus intéressante que celle de ces pauvres bébés? Oh! je ne viens pas, mesdames, vous parler des malheureux petits Chinois, que leurs parents jettent à la voirie, ni des enfants orphelins à recueillir par la charité et si dignes de pitié; je veux seulement attirer votre attention sur vos propres enfants, ceux qui sont nés de votre chair et de votre sang, ceux qui sont là tout auprès de vous, tendant leurs petites lèvres roses toutes gonflées, et leurs petits bras blancs potelés vers vous, et qui voudraient vous dire s'ils le pouvaient:
—Maman! donne de l'argent pour sauver les petits Chinois, tant mieux! que le bon Dieu me le rende, mais donne ton temps à la surveillance de ton bébé… et n'accorde pas ta confiance illimitée en la nourrice ou en la bonne.
Je ne voudrais pas m'attirer l'aversion des bonnes, et paraître chercher à dénigrer cette classe de femmes, parmi lesquelles il peut y avoir, comme dans toutes les classes, mais moins dans celle-ci que dans d'autres par suite des circonstances, des coeurs d'or et dévoués. Mais, en ne prenant même que ces derniers, vous ne pouvez nier que par le défaut d'éducation, par le milieu généralement campagnard, sinon vicieux, où la bonne et la nourrice ont été éduquées, enfin par la force des choses, la meilleure de toutes est brutale sans en avoir conscience, dénuée de délicatesse dans ses paroles et dans ses actions, et votre enfant, ce trésor, né de parents citadins, fortunés, c'est-à-dire délicats, ne peut supporter sans mauvais résultats d'être traité comme un enfant né dans d'autres conditions, et pour lesquelles la nature l'aurait doué d'une constitution ad hoc et dont l'éducation doit répondre à l'avenir.
C'est pourquoi la meilleure des bonnes ou des nourrices ne peut élever un bébé comme le ferait sa mère. Le plus que vous pouvez exiger d'elle, sans même l'espérer, est qu'elle agisse comme s'il s'agissait de son propre enfant; or, regardez autour de vous, et voyez comme elles agissent envers leurs propres enfants!
Citer des exemples entraînerait trop loin, mais l'imagination ne pourra jamais exagérer ce qui se passe entre les bonnes et les enfants. J'aurais presque crainte, sinon horreur, de raconter certains faits, de peur d'en suggérer l'idée! On a vu des bonnes adorant les enfants qui leur étaient confiés, leur donner l'habitude de boire des liqueurs pour les satisfaire…!
Une, qui buvait de l'eau-de-vie en cachette de sa maîtresse, en frottait légèrement les lèvres de l'enfant, qui y prenait grand plaisir et lui fit ainsi contracter le vice de l'alcoolisme!
Il serait à désirer que les maris et les mères n'appréhendassent pas autant de dévoiler aux jeunes femmes certains vices, afin de les éclairer sur les dangers à éviter.
Mais j'entends ici maintes voix s'élever:
—Oh! j'ai une excellente vieille bonne! je puis avoir la plus grande confiance en elle!
—La mienne est une fille douce et honnête, qui n'a aucun vice.
—Celle-ci a élevé des enfants dans les meilleures maisons!…
Les jeunes femmes ont facilement confiance, d'abord parce qu'elles n'ont pas l'expérience du mal, triste expérience, hélas! qu'on acquiert avec les ans et toujours trop tard! ensuite, elles ont le caractère indécis et faible; quittant la tutelle paternelle pour entrer sous le joug conjugal, l'obéissance, la douceur sont de leurs principales qualités; leur bonne, leur nourrice sont plus âgées qu'elles, en savent plus qu'elles sur bien des points: elles cèdent et se laissent dominer. Ensuite encore, la confiance s'accorde d'autant plus facilement que c'est un soulagement pour les caractères légers qui aiment bien à se décharger des corvées ennuyeuses.
La jeune femme donne un coup d'oeil de temps à autre à la nursery; elle aperçoit tout bien en règle. Plus une bonne est une maîtresse femme, plus elle a d'aptitude pour réglementer seule, sans surveillance, plus elle est à craindre pour l'enfant.
Comment une mère peut-elle souffrir qu'on morigène, qu'on caresse son enfant à sa place? Comment peut-elle renoncer pour… pour qui? grand Dieu! pour un monde… indifférent! à essuyer ces grosses larmes que les gronderies font couler, à entendre cette petite voix implorer son pardon; à donner une petite correction même, toujours mesurée par l'amour maternel, puis à voir ces ris faire des fossettes aux joues roses, à démêler ces fins cheveux encore si faibles, à chausser ces pieds si mignons et si vifs!
Petite fille, cette femme a aimé à habiller sa poupée, à la bercer, et aujourd'hui que Dieu met entre ses mains une poupée vivante bien autrement intéressante que celle aux yeux d'émail, où il y a plus qu'un corps à soigner, mais une âme à former, elle s'empresse de confier ce précieux trésor à une femme à laquelle elle n'aurait certainement pas voulu confier sa poupée de bois!
Pour se rendre compte du peu de confiance qu'il faut mettre dans les domestiques même les plus éprouvés, il n'y a qu'à parcourir les jardins publics, et on s'étonnera que là où il y a des gardiens pour empêcher de maltraiter les chevaux, on ne songe pas à en mettre pour empêcher de maltraiter les enfants!
Que d'accidents funestes sont dus, sans qu'on le sache jamais, à la malveillance ou simplement à l'ignorance des domestiques auxquels on confie les bébés! Lésion du cerveau, idiotisme, déviation de l'épine dorsale, bras et jambes démis, mort souvent, hélas! anémie, fièvres typhoïdes, maladies diverses et horribles, dartres, etc., puis infirmités morales, caractères faussés, pervertis dès l'enfance, dépravation de moeurs et de sentiment, etc.!
Tout petit, l'enfant est terriblement exposé loin des yeux vigilants de sa mère, éclairés par cet amour instinctif qui surpasse tous les autres.
Un peu plus âgé, il réclame, je ne dirai pas davantage, mais tout autant la surveillance continuelle de la mère, et il n'y a qu'une institutrice tout à fait d'élite qui puisse à peu près, mais jamais tout à fait, la remplacer entièrement.
Heureux les bébés de parents de position médiocre, où la mère peut s'occuper d'eux et les environner de ses soins! Heureux les bébés qui ne sont pas entourés de valets, et qui s'ébattent sous la sauvegarde maternelle, recevant les gronderies et les baisers de leur mère!
CHAPITRE V
LE DÉVELOPPEMENT DE L'ENFANT.
I
Voilà un bien grand mot, pour l'associer à la personne mignonne de l'enfance! mais il exprime si bien l'action de la croissance qui se produit dans la première partie de la vie humaine! des changements qui surviennent!
Parmi toutes les sciences sur lesquelles on appelle l'attention des jeunes filles, au nombre de tous les arts qu'on leur apprend, au milieu des talents qu'on leur donne, des préceptes qu'on leur inculque, pour les rendre des épouses modèles, des maîtresses de maison capables, des femmes instruites et mondaines, il y a un chapitre sur lequel on néglige de les éclairer, c'est sur les soins à donner aux enfants, quoique cependant ce soit un des événements les plus prévus de la vie que d'avoir une famille à élever.
La jeune fille la mieux éduquée, la plus instruite, la plus capable pour diriger sa maison, s'en remettra du soin d'élever son enfant, au physique comme au moral, à sa nourrice et à sa bonne.
Certes il arrive que la nourrice ou la bonne peut être capable et experte, mais n'est-ce pas triste d'entendre un mari obligé de dire à sa jeune femme: «Laisse donc faire ta nourrice, elle en sait plus que toi à ce sujet? » N'est-ce pas humiliant?
Ah! je sais bien, et là-dessus j'aurai beaucoup à dire; c'est une habitude dans beaucoup de familles de tenir les enfants sous la tutelle des domestiques, d'en faire leurs supérieurs, jusqu'au moment où l'âge leur fait secouer une partie de cette dépendance et conserver la plus fâcheuse.
La supériorité d'un inférieur, d'un subordonné, est néfaste, car elle intervertit les rôles. Il est très commode pour une mère frivole et mondaine de se débarrasser du poids de l'éducation de ses enfants sur les autres. Mais elle ne réfléchit pas si les gens auxquels elle donne cette effrayante responsabilité en sont dignes. Je sais bien qu'elle nous assurera que les domestiques sont de véritables perfections.
Que j'en ai connu de jeunes femmes, qui ont gardé ainsi, plus ou moins d'années, des domestiques précieux, faisant un éloge pompeux de leurs qualités éminentes, consentant à peine à leur reconnaître quelques imperfections insignifiantes… puis, un beau jour, patatras! on découvrait qu'il n'y avait pas de monstres pareils!
La domesticité, à la ville, est presque fatalement vouée à sa perte; mais, en mettant les choses au mieux, en admettant que ceux à qui vous confiez vos enfants soient braves, ils ne sont pas moins sans éducation.
Malheureusement, les pères ne s'inquiètent pas des bébés, et les femmes sont bien entraînées sur cette pente par leurs maris. Le bébé est une chose; il sera temps de s'occuper de lui quand il aura six ou sept ans… Mais alors on se trouve en présence d'une nature qu'on doit se féliciter si elle n'est qu'hébétée et si elle n'est pas viciée.
Lorsqu'une mère dit à son bébé, âgé de quatre ou cinq ans: «Obéis à ta bonne… Si elle t'a grondé, c'est que tu le méritais… Ce sont des mensonges que tu me fais;» elle donne à cette bonne le droit de torturer son enfant, et elle brise le germe de la dignité et de la justice qui naissait dans l'esprit de cet enfant…
Entre autres, je connaissais une élégante jeune femme… mais j'en ai connu et en connais des centaines dans le même cas… elle avait une adorable petite fille qu'elle adorait, et une femme de chambre des plus adroites, un phénix de femme de chambre… qui embrassait constamment l'enfant, à en user la peau de ses petites joues… (Encore une triste habitude de laisser embrasser ses enfants! Dans les maisons riches, les pauvres bébés n'arrivent dans les bras de leurs parents que chauds des baisers de l'office!) La jeune mondaine ne pouvait toujours suivre son enfant. Ne fallait-il pas, le matin, trouver, bien sauvegardée de tous bruits, dans un sommeil réparateur, le repos des fatigues du bal de la veille? ne fallait-il pas faire des visites, aller chez sa couturière, etc.? L'enfant eût été bien à plaindre si elle avait dû attendre que sa mère eût le temps de s'occuper d'elle!
—Oui! on m'a dit que ma femme de chambre brutalise ma fille… quand elle est seule avec elle, me disait-elle en réponse à une observation… Je ne peux pas le croire…, je la surveille beaucoup…; j'arrive à toute heure, au moment qu'elle ne m'attend pas, aux Champs-Elysées par derrière les buissons… Je la surprends… Un jour, il est vrai, j'ai trouvé l'enfant qui pleurait pitoyablement sur un bout du banc, pendant qu'Eudoxie causait, avec d'autres gouvernantes. Je l'ai réprimandée vertement et cela n'est plus arrivé!
—Comment le savez-vous, que ce n'est plus arrivé?
—Je ne l'ai plus surprise en faute.
—Mais la petite est toujours si rouge qu'on dirait qu'elle vient de pleurer!
—La petite est capricieuse, nerveuse, elle crie et pleure pour un rien.
Elle a besoin d'être corrigée.
—Elle ne pleure jamais quand elle est avec vous!
—C'est vrai… Ma femme de chambre me raconte toutes les méchancetés qu'elle lui fait. C'est un diable…
La petite fille, lorsqu'elle eut huit ans, eut le caractère dissimulé, l'intelligence obtuse, les sentiments corrompus, le parler vulgaire… Ce fut toute une éducation à refaire, et cette première empreinte s'efface difficilement à fond.
En revanche, elle avait un grand respect pour les domestiques. L'opinion de la femme de chambre avait beaucoup plus d'influence sur elle que celle de sa mère. Cette femme de chambre était véritablement la maîtresse de la maison. Cependant elle la détestait; la haine s'était accumulée dans son coeur avec la fourberie, et il lui tardait d'être elle-même mariée pour se soustraire à cette dépendance.
Mais lorsqu'elle sera mariée, elle s'empressera, au contraire, d'y retomber, afin de se décharger de ses devoirs, elle aussi.
Ce ne sont pas seulement les femmes qui ont de la fortune qui devraient apprendre à être mères, mais il faudrait que dans les écoles primaires on réservât quelques heures à cette étude.
Dans le peuple on traite les enfants un peu plus mal que les animaux, et telle concierge qui sacrifiera son lait à son chat, et le couchera sur son lit dans son édredon, sautant à la gorge de celui qui se permettrait le geste d'un coup de pied, brutalisera son enfant, ne lui donnera pas une nourriture convenable, le couchera dans un placard humide, et ne saura en aucune façon former son caractère! elle n'en comprendra même pas l'obligation. En corrigeant son enfant, elle n'a en vue, la plupart du temps, que sa satisfaction personnelle; en tous cas, elle ne sait guère comment s'y prendre.
L'amour maternel, dit-on, est instinctif à la mère et lui apprend à soigner son enfant; qui enseigne aux oiseaux à donner la becquée à leurs petits? Oui, ce serait très vrai, si nous étions laissés à l'état naturel, comme les oiseaux. Mais la civilisation est précisément là pour nous enlever nos instincts, et c'est l'éducation qui doit nous les rendre. Le coeur pris intellectuellement et l'instinct sont deux organes différents.
Des animaux ont de l'instinct, ils n'ont pas de coeur. Ensuite, le coeur ne suffit pas à tout dans la vie, et s'il est indispensable pour aimer et bien élever ses enfants, il faut aussi en avoir la science.
Il n'y a pas à nier que le coeur puisse jusqu'à un certain degré suppléer à la science qui manque et inspire une sorte de devination indiquant ce qui doit être fait. Une mère qui s'adonne de tout coeur à l'éducation de son enfant peut arriver, certainement, à posséder cette science d'intuition, mais à ces caractères légers si nombreux tant soit peu qu'ils soient distraits et éloignés du point de vue unique qu'il faut avoir pour arriver à ce degré, à ceux-là il faut enseigner les soins à apporter pour développer l'enfant au moral comme on le développe au physique.
Les hommes pour la plupart, je le répète, ne s'intéressent pas plus aux bébés qu'aux petits chiens. De ce que l'enfant ne les comprend pas tout de suite, ils assurent qu'il n'a pas d'âme, et que la nourriture corporelle seule lui est nécessaire. Le corps seul selon eux a à se développer pendant les premières années de sa vie; encore le développement du corps doit-il se faire n'importe dans quelle condition, et la croyance est invétérée qu'un enfant de faible constitution sera fortifié en étant élevé par une paysanne et, si l'on peut, au milieu de paysans.—Voyez comme leurs enfants sont robustes! s'écrie-t-on à l'appui; ils ne sont ni anémiques ni étiolés!
Il n'y a pas de règles sans exception, et un enfant peut devenir très robuste élevé par une paysanne à la campagne, mais il est nécessaire qu'il soit lui-même d'une origine robuste, et c'est bien pour cela qu'il meurt en si grande quantité des petits citadins en nourrice; qui ne connaît le proverbe «à brebis tondue Dieu mesure le vent»? aux poumons faibles et délicats il faut un climat doux, l'air vif les tue.
Dieu, dans sa sagesse infinie, a gradué la force du lait maternel, proportionnellement au nombre de jours de l'enfant, ce qui n'empêche pas que l'on donne fréquemment des nourrices qui ont déjà nourri deux ou trois bébés, c'est-à-dire qui ont du lait de deux ou trois ans [J'ai vu ce fait dans une des premières familles de France. La fille du duc de M., aujourd'hui marquise de B., a été nourrie en quatrième nourrisson par une robuste femme de quarante-deux ans, une maîtresse femme! la jeune femme n'en est pas moins anémique.]. L'enfant du paysan hérite de la force musculaire de ses parents et il peut supporter les brutalités, tandis que l'enfant d'une femme frêle aura les membres abîmés, mais non enforcis, par ces brutalités; on peut refaire une seconde nature, mais par des soins bien entendus. La mortalité des enfants est bien plus considérable à la campagne qu'à la ville, ou plutôt dans la classe populaire, parce que le faible y est condamné d'avance. Le fort seul peut résister et subsister.
Les parents ne se douteront jamais, parce qu'ils éloignent autant que possible de leurs yeux et de leur pensée ce spectacle et cette idée désagréables, que de fois leurs enfants meurent, ou sont malades, mal bâtis, abrutis ou pervertis par la faute de ceux qui ont été chargés à leur place, moyennant une récompense pécuniaire, de remplir leurs devoirs.
Le développement intellectuel demande au moins autant d'attention; certainement, on redressera le caractère, les habitudes, l'intelligence, comme on redressera les jambes, c'est-à-dire, à grand renfort de peine, et si l'on peut, et si cette intelligence n'est pas tuée comme il arrive du corps. Pour se développer, l'intelligence doit être exercée, mais d'une façon salutaire et entendue. Une jeune mère doit savoir qu'il lui appartient de former, de développer peu à peu, sans fatigue et avec douceur, l'intelligence de son enfant, en s'occupant de lui, en ne le laissant pas à lui-même, sans le gâter et sans le rudoyer, afin que cette intelligence se développe, droite et vigoureuse, pure de toute souillure, comme le corps. Alors seulement que les jeunes femmes seront elles-mêmes des mères parfaites, connaissant leur devoir et le remplissant, on pourra espérer une génération meilleure.
II
Je n'en ai pas fini avec ce sujet, et ce qu'il me reste à dire, qui est, je crois, le plus important, ne concerne pas seulement les bébés, les grands peuvent aussi en faire leur profit.
Constamment l'on entend dire, aussi bien chez les riches que dans les classes pauvres: «Cet enfant ne doit pas travailler: il est très intelligent, mais nous sommes obligés de le retenir dans ses études; le docteur recommande de ne point trop le tenir au travail.»
Ici, j'ouvre une parenthèse à l'égard des propos de docteurs; loin de moi l'idée d'attaquer un corps aussi honorable; il n'en est pas moins vrai que la Faculté tient souvent des propos un peu jetés à la légère et dont elle ne pèse pas toute l'importance. Il est de ces conseils qui sont bientôt donnés et qui débarrassent d'une grande responsabilité. Un médecin qui conseille à un pauvre hère du repos, une bonne nourriture, du bon air, des toniques, a bien plutôt fait que d'écrire une ordonnance.
Un médecin est appelé auprès d'un enfant fiévreux au teint excité, à l'oeil brillant; cet enfant a des reparties vives, des rires et des gestes nerveux; il paraît plus avancé que son âge ne le comporte. Le docteur l'entend parler de ses études, raisonner d'une façon étonnante; il en conclut que l'enfant est surmené et il recommande de ne pas le fatiguer. Il est indispensable de s'entendre: est-ce bien l'étude qui fatigue les enfants? Parents, rappelons nos souvenirs et jugeons par nous-mêmes.
Nous souvenons-nous avoir jamais été fatigués par l'étude? par le travail? Nous avons été fatigués et énervés quand on nous a menés au théâtre, au cirque, aux bals costumés; après une veillée prolongée, après avoir siroté un peu de café noir, goûté à de bonnes liqueurs; le lendemain nous avons dû nous remettre, la tête pleine de nouvelles images, à l'étude; et notre petite intelligence aussi bien que nos membres ont été las!
La nourriture pimentée ou trop sucrée, le farniente énervant des vacances, les courses forcées du dimanche, les habillements gênants, les conversations intrigantes des grandes personnes, les excitations hélas! que trop d'enfants rencontrent dans leur entourage, voilà qui les fatigue et les énerve; mais ce n'est ni le travail ni l'étude; bien au contraire, l'étude calme les effervescences de la nature.
Prenez un enfant aussi nerveux, aussi délicat de physique, aussi vif d'intelligence qu'il soit: placez-le dans un milieu d'hygiène parfait, au bon air; donnez-lui une nourriture essentiellement saine et régulière, procurez-lui une existence calme, méthodique, vous pouvez le faire avancer dans ses études autant qu'il vous plaira, vous ne lui verrez jamais les yeux enfiévrés, ni la tête exaltée.
Que ses récréations se passent à des exercices du corps, qu'il se lève de bonne heure et se couche tôt, qu'il soit préservé des commotions humaines.
Le travail calme, mate les nerfs et ne les excite pas, c'est donc à tort qu'un médecin dit: «Ne faites pas travailler cet enfant,» il doit dire plutôt: «Ne le fatiguez pas», ce qui est tout autre chose. Il ne faut pas confondre; or les parents, dans la croyance de faire reposer leur enfant parce qu'ils ne lui feront rien faire d'utile, se mettent la plupart du temps à le surmener de plaisirs, de courses, de veillées.
Je le répète, je rappelle mes souvenirs et il ne me revient pas que l'étude m'ait excitée, tandis que je l'étais fort après des parties de plaisir.
Ce qui rend les enfants incapables de travail, ce qui affaiblit leur constitution, c'est la vie excitante de la ville d'une part, pour ceux qui ont de l'intelligence naturelle, c'est le manque d'encouragement pour ceux qui sont apathiques. En ayant peur de fatiguer les enfants par une contrainte quelconque, en ne craignant pas de les laisser se fatiguer, toujours par le même motif, c'est-à-dire en contraignant pour le bien, en laissant faire pour le mal, l'éducation ne peut aller que de mal en pis. Le fait est qu'avec la méthode de vouloir enseigner les sciences aux bébés dès le berceau, d'applaudir à leurs reparties spirituelles, et en les condamnant au repos pour ce qui est d'une étude suivie, on arrive à une instruction irrégulière.
J'ai dit que je m'adressais aussi bien aux grands qu'aux petits, parce qu'à tout âge on peut réparer le mal, et puis les jeunes filles qui me liront et qui ont pu se croire très maltraitées parce qu'on les forçait à travailler, verront que leurs parents n'étaient que justement préoccupés de leur avenir; celles qui ont été gâtées n'en voudront pas à leurs parents et essaieront de réparer le mal sans crainte de se fatiguer.
Jamais on ne doit exprimer devant un enfant un sentiment qui puisse le retarder en quoi que ce soit. On ne doit pas le consulter, ce n'est pas à lui à juger de ses forces. Les parents sont là pour le diriger, le guider, l'envoyer coucher, le faire lever, travailler et se reposer, non pas selon leur bon plaisir à eux, mais selon ce qui est bon pour l'enfant. La régularité est un des meilleurs principes hygiéniques de la santé, ainsi que le calme et l'absence des émotions malsaines; mais si l'enfant nerveux est guéri par le travail régulier, une nourriture saine, des exercices de corps, l'enfant apathique et engourdi sera développé et fortifié de même par un travail continu, un régime hygiénique, une volonté au-dessus de la sienne; il devra être secoué.
Les vices, le manque de soin, les plaisirs hors d'âge, l'indifférence qu'il rencontre, le manque de direction, voilà ce qui étiole l'enfant et le rend incapable de travail.
Et c'est pourquoi l'intelligence, l'adresse, le jugement doivent toujours être développés chez les enfants; il faut les habituer à compter sur eux-mêmes, à savoir se retourner, juger d'une position, ne pas être timorés, esclaves d'habitudes qui les rendraient maniaques. Au physique comme au moral, ils doivent être dégourdis, quand même, c'est-à-dire en dépit de leur position de fortune, et d'autant plus que leur caractère naturel peut être porté, davantage à l'apathie.
Ce qui engourdit beaucoup les enfants, c'est d'être servis, et vraiment je me demande comment des mères intelligentes elles-mêmes peuvent supporter chez leurs filles certaines manières…
—Vous avez un exemple au bout de la langue, dites-le, me dit la mère d'Odette.
—Eh bien, oui! l'autre jour je regardais sortir de chez moi une dame avec sa fille, jolie personne de dix-sept à dix-huit ans; la porte de la rue était fermée; la fille avait les mains dans son manchon, elle se mit un peu de côté; la mère ouvrit la porte qui est assez lourde, la fille passa, la mère la suivit et ferma la porte, pendant que la première faisait demi-tour, toujours les mains dans son manchon, d'un air parfaitement stupide. Comment une mère peut-elle tolérer cela?
—Et comment une personne intelligente peut-elle se contenter d'être une poupée?
—J'en connais d'autres dont les mères portent toujours les paquets quand elles vont faire des emplettes!
—Ah! oui, voilà encore où l'on aperçoit l'adresse; Mme X*** a, vous le savez, des mains d'enfant, encore d'enfant qui les a petites; elles sont blanches, frêles, ravissantes; eh bien, elle est d'une adresse remarquable; de ses mains mignonnes, elle porte des multitudes de paquets, dont même de forts lourds, sans avoir l'air gênée; on se demande comment elle s'y prend, tandis, que vous voyez d'autres femmes embarrassées aussitôt qu'elles ont deux choses à porter; on est sûr qu'elles en laisseront tomber une, ou la perdront; elles auront un air gauche et maladroit.
—Ce ne sera pas la petite fille de Mme C., car elle n'a que huit ans et elle suit déjà sa mère dans les rues de Paris sans donner la main, portant son rouleau de musique, son buvard plein de cahiers, son petit parapluie, que sais-je encore?
—Mme C. a sept enfants, elle n'a donc pas le temps de s'occuper à les gâter. Elle pousse peut-être les choses à l'excès, et il ne faut pas tourner à la négligence ou à la cruauté: cependant, dans les pays étrangers, on enseigne bien plus qu'en France aux enfants à se tirer d'affaire eux mêmes. En Angleterre, en Amérique, en Allemagne, une fillette de douze ans est une petite mère pour ses jeunes frères, et elle pense sérieusement en allant à ses cours à se chercher un mari, mais cela d'une façon très sensée.
—Certainement; et, sans sortir de France, je vous assure que le nombre d'enfants intelligents, de jeunes filles adroites, de femmes actives et dévouées que l'on rencontre est bien plus grand qu'on ne le croit généralement. Je connais une femme du monde élégant—Mais je vous raconterai cela une autre fois.
III
Mes amies me quittèrent à regret; la conversation est toujours si animée quand il s'agit de parler du prochain et d'en dévoiler les faiblesses! surtout s'il peut y avoir corrélation avec nous.
Mais la mère d'Odette revint peu de jours après et ramena la conversation sur le même chapitre.
—Figurez-vous que ce que vous avez dit devant ma fille, il y a trois semaines, lui a fait beaucoup de bien. Elle ne fait que répéter qu'elle veut acquérir en travaillant cette fortune qui lui fait tant défaut!… Mais n'est-ce pas trop l'exciter à l'ambition?
—Je suis très contente de ce résultat; l'ambition n'est pas encore à craindre à son âge. Cependant je préférerais lui voir l'ambition du talent, de la réputation, à celle des richesses.
—C'est que la fortune, voyez-vous, est la source de tous les bonheurs!
—Comment vous, d'un naturel si aimant, si poétique, qui appréciez si bien les délicatesses du coeur et les bienfaits d'une intelligence éclairée, pouvez-vous avancer un tel paradoxe? Est-ce avec de l'argent que vous remplaceriez votre enfant, si Dieu vous l'enlevait? La femme la plus riche arrive-t-elle à mieux conserver l'amour de son époux? Au contraire, bien des maris mènent fort bon ménage tant qu'ils sont pauvres et doivent travailler aux côtés de leurs femmes; lorsqu'ils ont de l'argent, ils ont l'occasion de prendre des plaisirs qui les détournent de leur intérieur; que de femmes ai-je connues qui regrettaient le temps de leur pauvreté! La jeune fille qui a une belle dot ne peut jamais se flatter d'être aimée pour elle-même; sa dot lui fera trouver un mari, mais ne la fera pas aimer de ce mari!
—Ce sera la chance, ma chère! Après tout, son mari pourra l'aimer, quoiqu'elle soit riche.
—Certes! Et si elle a des vertus et des talents, du bon sens, du coeur, et une foule de qualités domestiques, il l'aimera encore plus sûrement.
—Tout le monde ne peut pas avoir du génie!
—Non; mais chacun peut être heureux en sachant se contenter de sa position, à la condition qu'il n'ait pas de peines de coeur, que sa santé soit à peu près bonne, je dis à peu près, parce qu'il ne faut jamais demander la perfection!… Vous vous plaignez toujours de votre manque de fortune… Nous ne nous entendrons jamais à cet égard. Je ne consentirai jamais à trouver que vous êtes malheureuse par le seul motif que vous n'êtes point fortunée, êtes obligée de vous servir vous-même, ne pouvez aller en loge à l'Opéra. Vous n'avez perdu ni mari ni enfants, pas même vos parents; ils sont tous, ainsi que vous, en jouissance de leurs quatre membres et de leurs cinq sens; le déshonneur, Dieu merci, n'a pas pénétré dans votre maison; la concorde y règne. Toutes ces choses sont autant de bonheurs dont vous devez remercier la Providence, au lieu de vous plaindre de ne pouvoir avoir le luxe que possède telle ou telle de vos amies. Que diriez-vous donc si vous étiez comme la petite miss O'k, qui devient aveugle et ne pourra plus travailler pour gagner sa vie? ou comme Mme ***, qui est étendue sur son lit, raide depuis cinq mois? ou encore comme telle autre, dont le mari vient de se suicider, la laissant dans la misère et la douleur?
—Je ne pourrais pas supporter de tels chagrins!
—Pourquoi? les autres les supportent bien! et il faut bien les supporter! Croyez-vous donc que vous êtes la seule à souffrir et à ressentir, non seulement les peines cruelles et terribles, mais même les piqûres continuelles de la vie quotidienne? Ah! chère amie, regardez donc tous ceux qui souffrent autour de vous, et ne vous croyez pas d'une nature plus délicate.
Mais voilà, que vous me trouvez, dure, dans votre for intérieur! C'est que moi je connais les véritables peines de la vie! Vous êtes jeune encore, vous voudriez voir tout vous sourire, et la fortune qui vous tient rigueur vous fait envie. Hélas! je vous souhaite seulement de ne jamais avoir de plus grands motifs de chagrin que ceux que vous avez en ce moment! Quand vous serez vieille, vous jugerez la vie différemment, et vous verrez que la part vous a encore été faite belle et que le bonheur peut exister, aussi bien dans une mansarde, que d'ailleurs vous êtes bien loin d'habiter, que sous des lambris… quand on a jeunesse, santé et famille! Remarquez bien que je ne vous blâme pas d'essayer par tous les moyens dont vous disposez d'améliorer votre position; fondez un cours un pensionnat; utilisez votre talent de pianiste, surtout élevez votre fille dans ces sentiments; demandez à vos amis de vous être utiles, s'ils le peuvent, mais ne vous estimez pas malheureuse!
—Mais voyez comme Aglaé a eu plus de chance que moi!
—Aglaé a été épousée pour sa dot, et son mari est occupé à la manger! Il n'est un mystère pour personne que le bonheur du foyer n'existe pas dans cette maison.
—Elle va à l'Opéra toutes les semaines, et presque tous les soirs dans le monde montrer ses diamants.
—Et vous enviez cette occupation spirituelle de montrer ses diamants? Pendant qu'elle est dans le monde, son mari se déshabitue de sa société, et sa fille prend, en compagnie de la femme de chambre, ces jolies manières, ces sentiments, ces principes qui nous promettent en elle une mère de famille encore pis que sa mère!… Dieu préserve nos fils de ses filles!
—Je ne sais si elle est heureuse dans le fond, mais elle prend bien du plaisir!
—Eh! bien, elle n'en a pas l'air! Et je l'ai surprise bien des fois avec une expression amère et découragée sur la figure en mettant sa sortie de bal!… En admettant qu'elle fasse consister son bonheur dans ses succès dans le monde, je la plains! Oui! je la plains plus que vous!… Nous avons autre chose à faire ici-bas qu'à nous dorloter dans la fortune ou à nous rendre heureux par des satisfactions de vanité; et cette tâche, dans quelque humble position que nous soyons, elle existe; elle n'est pas toujours facile et agréable, mais où serait le mérite si elle l'était? Ce qui nous la facilite, c'est la conviction de faire notre devoir, de faire quelque chose d'utile, pas seulement à nous, mais à l'humanité, de contribuer, ne serait-ce que pour un atome, à la grande machine humaine.
Et ce n'est pas en s'occupant de futilités, de toilettes, de valses, d'intrigues, de succès de beauté qu'on y apporte un mouvement bien utile.
A ce moment, le timbre de la porte de l'escalier se fit entendre, et une voix d'enfant éclata dans l'antichambre.
—Voilà une visiteuse qui vous amène son bébé! Je ne pus retenir un mouvement d'ennui.
—Comment! ça vous contrarie qu'on vous amène les enfants, vous qui dites toujours qu'une mère ne doit pas les quitter? Vous ne les aimez donc pas?
—J'adore les enfants bien élevés, et j'ai reconnu la voix de celui-ci; vous allez voir!
Une charmante jeune femme, alerte et fraîche, entra vivement, et, avec elle, fit irruption dans le salon un beau petit garçon de six ans environ, aux grands yeux noirs et brillants, comme ceux de sa mère, plein de gaîté et de santé. Il tenait une baguette à la main; à peine avions-nous échangé quelques paroles qu'il nous interrompait:
—Donnez-moi de la ficelle, madame, je veux de la ficelle pour faire un fouet!
—Reste donc tranquille, mon enfant! lui dit sa mère.
—Je veux faire un fouet avec ma baguette; je veux de la ficelle!
—Je vais sonner la bonne, dis-je en me levant pour atteindre le cordon.
—Je vais sonner, madame! je veux sonner! s'écria aussitôt le petit garçon en se précipitant vers le coin de la cheminée, et avec la pétulance de mouvement qui distingue les enfants… intelligents et robustes, je le reconnais, le voilà qui se cramponne comme après une échelle à une petite étagère, afin d'atteindre le cordon de sonnette; sous les petits pieds chaussés de souliers forts et ferrés, l'étagère de peluche chancelle et s'effondre; encrier, livres, papiers, corbeilles qui se trouvaient dessus roulent à terre avec le petit garçon! Brouhaha général! tout le monde se récrie et environne le désastre!
Heureusement il n'y avait pas de bimbelots précieux sur mon étagère; j'en riais donc, en voyant que l'enfant, relevé par sa mère, n'avait aucun mal.
—Je vais sonner, repris-je, la bonne ramassera tout cela.
Mais aussitôt le petit diable de se débattre et de crier de nouveau:
—C'est moi qui sonnerai; attendez, je veux sonner!
Et la mère, complaisante, me dit en élevant son fils dans ses bras:
—Pardonnez-le, Madame, c'est un enfant gâté! Une fois qu'il aura sonné, il se tiendra tranquille!
Le petit garçon saisit le cordon de ses deux mains et le tira avec violence. Un violent coup de sonnette fut entendu à travers les murailles, pendant qu'un bruit comme le cinglement d'un fouet retentissait dans le salon et que la maman avec son enfant tombait renversée sur un fauteuil qui se trouvait heureusement là! il avait arraché le cordon de sonnette! En le voyant dans ses mains, il voulut bien s'arrêter de crier, un peu penaud.
Mais la honte du petit garçon ne dura pas longtemps et il se mit à crier en s'échappant des bras de sa mère et en gambadant:
—C'est moi qui ai sonné! c'est moi qui ai sonné!
Nous nous attendions à ce que sa mère le grondât, mais elle se contenta de me regarder d'un air moitié suppliant, moitié rieur, guettant mon indulgence.
—C'est un enfant terrible! lui dis-je en riant.
Quand elle vit que je riais, elle se remit tout-à-fait.
—Ah! oui! répondit-elle; il est si fort, si vigoureux qu'on ne peut le tenir! Il est excessivement intelligent, comme vous voyez, et il faut toujours qu'il en arrive à son but.
L'enfant, qui avait d'abord accompagné la bonne au dehors, était revenu et s'accoudait pensif, maintenant, sur les genoux de sa mère. Il avait laissé la porte du salon ouverte. Je fis un mouvement pour me lever afin de l'aller fermer; puis, me reprenant, je dis:
—Tenez, mon petit homme, allez fermer la porte comme un grand monsieur.
Mais la jeune mère courut aussitôt la fermer, en disant:
—Tu vois comme tu déranges!
L'enfant aurait très bien pu aller fermer la porte, puisqu'il était si intelligent et si fort; mais c'est ainsi que les parents pratiquent la plupart du temps. Sous le prétexte de santé, de développement, ils laissent faire le mal et ne pensent pas à l'utile et au bien.
—Je ne doute pas que ce petit garçon, de même qu'Odette, dis-je à la mère de celle-ci quand les autres furent partis, ne deviennent, elle une jeune femme et lui un jeune homme charmants, par la suite des années; mais ils n'en comporteront pas moins en eux-mêmes les défauts que leurs parents laissent prendre pied en eux, tandis qu'il aurait été facile de les détruire à l'état de germe.
CHAPITRE VI
PUNITIONS ET RÉCOMPENSES.
Il faut avouer que dans la science d'élever les enfants, on rencontre des questions terriblement difficiles à résoudre, et sur lesquelles les conseils les plus divers se trouvent également bons et mauvais. J'avoue que, pour mon compte, je trouve que la meilleure éducation (non pas instruction) est celle que la mère donne avec son coeur, sans principes arrêtés, et en en modifiant ainsi le mode, suivant les circonstances innombrables qui se présentent et la nature de l'enfant. Pour obtenir un résultat satisfaisant, il est indispensable que le coeur de la mère soit droit et sain, ainsi que son jugement; mais l'instinct maternel est si puissant, que les règles définies doivent être laissées aux personnes qui élèvent des enfants étrangers.
Sur le chapitre des punitions et des récompenses, les données sont assez certaines, et peuvent s'appliquer à peu près à toutes les natures; cependant il en est sur lesquelles bien des parents ou des maîtres font facilement fausse route. Il est des récompenses nuisibles, des punitions que les enfants désirent, et alors le but se trouve complètement manqué. Il faut se garder, par-dessus tout, de se servir d'un défaut de l'enfant pour le corriger d'un autre. Le remède serait souvent, dans ce cas, pire que le mal; et c'est une erreur dans laquelle il est facile de tomber. L'autre jour, une belle petite fille, capricieuse comme un petit démon, pleurait devant moi pour un bobo insignifiant. Sa mère, afin d'obtenir qu'elle se tût, lui dit: «Tu n'es pas jolie, va, quand tu pleures; si tu savais comme tu deviens laide!»
L'enfant sécha ses larmes à l'instant, et se mit de suite à sourire en faisant briller ses yeux. Il est évident que cette petite fille sera d'une coquetterie effrénée, si on continue à la menacer de devenir laide. A huit ans, une enfant ne doit pas savoir ce que c'est que la beauté, et je me rappellerai toujours cette réponse pleine de candeur que j'ai entendue, de la part d'une fillette de douze ans, fort avancée pour son âgé dans ses études, mais à l'âme naïve comme une enfant la conserve naturellement si elle est bien élevée par une mère tendre et pieuse.
—Cette petite amie dont vous nous parlez tant, et qui a quatorze ans, est-elle bien? lui demandait une jeune femme du monde, à qui être bien, semblait le point le plus important.
—Oh! oui, elle est très bonne! répondit l'enfant.
—Mais est-elle bien physiquement?
—Elle a l'air très doux et très aimable…….
—Oui, certainement, mais je vous demande si elle est jolie?
—Ah! je ne sais pas, dit la petite interloquée, je crois que oui; elle est si bonne, si instruite, si sage, que, bien sûr, elle doit être jolie!
Pour cette candide enfant, la beauté ne pouvait marcher sans la sagesse.
Menacer une enfant, lorsqu'elle fait mal ses devoirs, de ne pas lui mettre sa robe neuve, ou de lui donner du pain sec, c'est l'exciter à la vanité et à la gourmandise; si elle n'est pas encline à ces défauts, c'est la porter à répondre: Ça m'est égal.
Mais, dira-t-on, que faire? Priver une enfant de sortir peut nuire à sa santé; lui faire faire des pensums la dégoûtera du travail.
Tout cela dépend beaucoup des circonstances et des dispositions de chaque enfant; une mère sérieuse et attentive sentira instinctivement ce qui peut être utile au sien. Si ce dernier a été bien élevé, il suffira de le prendre par le coeur, par les sentiments; de lui faire sentir combien sa conduite est ingrate envers ses parents, comme il les afflige, au lieu d'être leur consolation, et lui inculquer qu'on n'est quelque chose dans le monde que par les bonnes qualités et le savoir.
Si l'enfant a du coeur, c'est-à-dire si l'égoïsme des parents ne l'a pas desséché, cela suffira la plupart du temps; sinon, il faudra user d'une grande fermeté. «Si tu ne veux rien faire pour tes parents, si tu es mauvais contre toi-même, lui dira-t-on, moi je veux accomplir mon devoir, je ne veux pas être une mère coupable, et c'est pourquoi je ne te céderai pas.»
Mais il ne faut pas faire durer le châtiment plus que la faute; il faut, au contraire, accorder bien vite le pardon comme la meilleure récompense.
Il est évident que, pour cela, il faut s'occuper de son enfant, et ne point l'abandonner aux mains de bonnes, décorées du titre de gouvernante, comme cela arrive souvent pour imiter les nurseries anglaises; dans ces familles où l'on veut singer le luxe, et où, ne pouvant le posséder à fond, on se contente de l'écorce, les enfants sont plus souvent à l'office qu'au salon.
De là viennent les éducations déplorables que nous avons sous les yeux; nos enfants ne se donnent même plus la peine de dissimuler leurs défauts, et ce sont les manières et les propos de la cuisine et de l'écurie que nous voyons introduits dans nos salons.
La privation de récréation est la meilleure punition sans contredit; je ne dis pas la privation de sortie, mais celle de jouer. La mère qui laissera son enfant seule, pour la punir, pendant qu'elle-même sortira, fera naître dans ce petit coeur de l'aigreur et de l'envie; lorsqu'elle rentrera, l'enfant n'aura rien fait, se sera peut-être, au contraire, amusée. La priver de jouer est une vraie punition.—«Mais il y a des enfants qui n'aiment point le jeu.»—C'est un malheur. Un enfant n'aimant point à jouer m'a toujours semblé une anomalie; c'est un cas fort rare, sinon nul, provenant de la nature; mais la mauvaise éducation actuelle le fait naître souvent. Ces petites filles dont on fait de véritables poupées, qu'on pare comme de petites cocodettes, qui savent, au sortir du berceau, endurer des chaussures étroites, et se priver de sauter à la corde pour ne point faire craquer leurs corsages, préfèrent ne point jouer et se pavaner comme des dames. C'est, je le crains bien, perdre son temps, que de dire: «Habillez vos enfants simplement, laissez-les jeunes, candides, tant que vous pourrez», car ces mauvaises habitudes sont invétérées partout maintenant.
Comment des parents qui osent dire souvent que la sagesse et le savoir viendront à leurs enfants tout seuls avec l'âge, sans les corriger ni les forcer à travailler, comment ne pensent-ils pas alors que les goûts de coquetterie et les idées du mal et du luxe sauront bien aussi venir aussi vite et sans encouragement?
Il existe une grande controverse sur la question de savoir si l'on doit frapper les enfants. Certaines personnes y sont complètement hostiles; d'autres, en ayant vu d'excellents résultats, soutiennent ce système. Il est bon dans certaines données très restreintes. Une claque, une fouettée, sont, dans bien des cas, le meilleur et l'unique moyen pour venir à bout, je ne dirai pas d'une mauvaise nature, car c'est précisément avec celles-là qu'il faut employer le plus de douceur, mais d'une nature apathique, indifférente, comme on en rencontre quelquefois. Premièrement, l'enfant ne doit jamais être frappé par des étrangers ou des subalternes; ensuite, c'est sur le moment même, cédant à l'impatience, qu'on administrera une calotte, mais je désapprouve absolument cette mère de ma connaissance, qui disait à une gouvernante: «Demain vous donnerez le fouet à Charles, parce qu'il m'a désobéi ce matin.» C'est l'humiliation, la crainte de se trouver en face d'une colère plus grande, qui produit une émotion salutaire dont l'enfant ne se rend pas compte et qui l'impressionne. Ensuite, on ne doit jamais frapper un enfant après huit ans. A cet âge, le raisonnement que, plus jeune, il ne pouvait comprendre, doit suffire.
Bien des parents disent:—«Voyez mon enfant, je ne l'ai jamais frappé, jamais puni,»—et on est tenté de leur répondre:—«Il est facile de s'en apercevoir, car il en aurait bien besoin.»—Certes, avec l'âge, tous ces défauts, ces caprices de l'enfant qu'on n'a jamais puni, s'aplanissent aux yeux des indifférents, mais ils n'ont point disparu du naturel; l'hypocrisie, l'usage du monde seuls les recouvrent, et on peut dire d'eux: Grattez le Russe, vous retrouverez le Tartare.
On doit aviser que les récompenses aient toujours un côté utile. Ainsi on promettra à l'enfant de lui laisser lire une histoire qu'on aura choisie instructive, de lui laisser faire une robe pour sa poupée; la mère qui aura su inspirer à sa fille de regarder ses leçons de piano et de dessin comme des récompenses, et l'en privera en punition, aura obtenu un excellent résultat.
CHAPITRE VII
JE SUIS COMME ÇA!
Que voulez-vous! je suis comme ça! Il n'y a rien à faire; je le sais bien, je suis méchante, je suis entêtée, paresseuse, bornée, mauvaise tête, etc., mais c'est dans ma nature!—Elle est comme ça! Elle ressemble à son père, il faut tâcher de s'en arranger! ajoute la mère.
Entre les défauts et les petits travers qu'il est bon de corriger dans les enfants, et de se défendre quand on est à l'âge de raison, le pis est celui de se résigner à ses défauts. C'est d'un orgueil inique d'avouer sa faute avec ostentation; c'est d'une indifférence coupable que de s'y résigner au lieu de chercher à s'en défendre.
A aucun prix, il ne faut permettre à un enfant de dire et de penser une chose pareille.
Très souvent, à force de répéter à un enfant: «Tu es un niais, tu seras toute ta vie un imbécile,» il arrive qu'au lieu de le stimuler, on le paralyse. Il s'entête dans ses mauvaises dispositions, il en prend son parti, et arrange sa petite vie avec son défaut.
Tous les caractères ne sont pas énergiques; il y en a qui sont apathiques et n'aiment pas la lutte: d'ailleurs, il est bien plus facile de s'abandonner à ses défauts que de lutter avec eux.
—Que voulez-vous? J'ai toujours été paresseux et ivrogne: je tiens cela de mon père; on n'a jamais rien pu faire des garçons dans notre famille: misérable je suis, misérable je resterai… à quoi bon me donner de la peine; je n'y arriverai pas. Ainsi parle celui qui préfère ne pas se corriger.
Certes, il n'est pas toujours facile de vaincre ses habitudes ou ses instincts, de se refaire une seconde nature; c'est d'autant plus difficile qu'on n'a pas été habitué dès l'enfance à considérer les difficultés en face. Ensuite, c'est là une excuse si facile pour ne pas se contraindre et pour se laisser aller!
Mais c'est surtout dès l'enfance qu'il faut prévenir l'homme de cette faiblesse et ne pas la lui permettre. Pour bien élever un enfant, il faut étudier son caractère, non pour s'y conformer, mais pour savoir comment le redresser.
Il y a des natures qui sont faites pour la lutte, et qui n'ont pas besoin d'être stimulées; en piquant légèrement leur amour-propre, en les humiliant, on les réveille, ne serait-ce que par esprit de contradiction. D'autres, au contraire, se découragent par les reproches, prennent les choses pour définitives et irrévocables, se buttent, s'habituent au mal, deviennent indifférents. Ceux-là ont besoin d'être soutenus par des éloges, d'être encouragés, secoués.
—Tu n'es ni plus maladroit ni plus stupide qu'un autre, et tu peux réussir aussi bien; seulement la volonté te manque; Dieu t'a doué comme ses autres créatures, mais c'est à toi de te développer, de te ciseler; tu ne veux pas prendre autant de peine que ton voisin; c'est une mauvaise paresse dont il faut que tu te corriges, et dont tu te corrigeras, je le veux!»
Ainsi parlait une mère à son enfant, qui se hasardait à lui tenir le langage d'une résignation feinte et ridicule.
C'est de la lâcheté de se laisser aller à l'existence passive. Et combien de gens se persuadent qu'ils ne peuvent pas faire telle ou telle chose, simplement parce qu'ils ne se donnent pas la peine de l'essayer!
Il est vrai qu'il y a des aptitudes, des vocations; mais la plupart du temps ces aptitudes proviennent encore plus de la direction donnée par l'éducation que du naturel. Que de défauts proviennent de l'éducation et combien d'autres sont supprimés aussi par l'éducation!
Le naturel existe évidemment, mais il peut être modifié, et il demande à être combattu, dirigé et mis à profit avec opportunité.
N'est-il pas prouvé qu'un fieffé voleur peut devenir un excellent surveillant? La plupart du temps, nous allons vers le mal faute de savoir nous diriger dans la voie du bien.
En résumé, si notre prochain est forcé de nous accepter comme nous sommes et de s'arranger de notre caractère et de nos défauts, nous, nous devons travailler sans nous laisser à nous améliorer, et non nous considérer, avec un fanatisme oriental, comme une chose indépendante de notre propre volonté.
Combien il est d'un esprit faible et étroit de renier ainsi l'étincelle si noble et si curieuse de la volonté que la Providence a mise en nous, et qui nous permet de nous diriger selon notre guise! La devise belliqueuse «vouloir c'est pouvoir» est parfaitement vraie dans ce qui concerne ce qui est réellement en notre pouvoir, ce qui nous appartient en propre. Ainsi, nous voulons faire mouvoir notre bras, nous le pouvons; nous voulons modérer notre colère, il suffît d'y penser, pour nous calmer.
Avec une attention continue, un exercice constant, nous pouvons aussi bien rendre nos doigts agiles que plier notre caractère.
Cela ne dépend absolument que de notre volonté, et il est absurde et faux de dire: «Je suis comme ça! je n'y puis rien!»
CHAPITRE VIII
RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UN ENFANT A L'ÉPOQUE DE SON INSTRUCTION.
Je ne saurais trop le répéter il ne faut pas songer à élever un enfant sans s'en occuper beaucoup, et c'est bien là le motif qui décide tant de mères à mettre leurs enfants en pension. Elles ne veulent ou ne peuvent s'en occuper. Les mères qu'un travail matériel ou intellectuel, mais nécessaire, retient, sont tout à fait excusables; et ce n'est pas elles que nous blâmerons. Mais je ne puis m'empêcher de m'étonner, et de juger un peu sévèrement, ces jeunes femmes instruites, possédant tous les talents et toutes les connaissances utiles, n'ayant rien à faire, toute la journée, que pianoter, broder, faire des visites et en recevoir, et qui se dérobent au soin d'élever leurs enfants, de les instruire, sous le prétexte qu'elles n'ont pas le temps ou que leurs enfants ne leur obéiraient pas et qu'elles n'obtiendraient aucun bon résultat. C'est un peu vrai, parce qu'elles ne sauraient pas ou ne voudraient pas s'y prendre comme il le faut.
Une des principales causes réside dans l'irrégularité que les mères, les femmes du monde, apportent, ou apporteraient à l'instruction de leurs enfants; il est indispensable, pour obtenir un bon résultat, que les heures du travail soient absolument régulières; pour n'importe quel motif on ne doit permettre de dérogation à ce principe. «Oh! maman, je t'en prie, une toute petite fois… laisse-moi sortir à cette heure-ci; je ferai mon devoir quand je rentrerai, ou demain.» Il faut savoir être inflexible. C'est l'heure du travail, elle doit être observée; mais pour cela il faut aussi que la mère elle-même soit exacte. Si, par exemple, elle dérange l'enfant dans sa récréation pour lui donner sa leçon, sous prétexte qu'une occupation quelconque l'empêchera plus tard, ou si elle n'est pas prête à l'heure fixée et qu'elle fasse attendre son élève, elle n'aura jamais qu'une enfant grognon, inattentive, fatiguée. Le caprice gâte le caractère d'un enfant.
Les enfants doivent se lever matin, et, sous aucun prétexte, on ne doit les faire ou les laisser veiller. Je blâme énergiquement les parents conduisant aux théâtres des fillettes au-dessous de quatorze ans, et même toutes celles qui n'ont pas fini leur éducation. Au reste, c'est une erreur de croire que les enfants s'amusent au spectacle; ils croient qu'ils s'y amuseront, parce que c'est le fruit défendu; mais une fois qu'ils y sont, ils s'y ennuient, ne comprenant pas les finesses de la pièce; ils luttent en vain contre la fatigue et finissent par s'endormir sur le rebord de la loge. Il n'est rien de plus triste, de plus anormal que de voir s'endormir, à un grand théâtre, un pauvre enfant qui dormirait bien mieux dans son lit, et qui en revient blasé sur un plaisir dont il se promettait tant de bonheur avant de l'avoir goûté. N'oublions pas qu'il vaut mieux désirer qu'être rassasié!
Voici un règlement pour la journée d'une fillette, que j'ai vu suivre avec d'excellents résultats, et dont la plupart des articles sont indispensables à une bonne éducation:
Lever à six heures du matin en été, sept heures en hiver, dans une chambre sans feu. L'enfant fait son lit et sa chambre ou aide à les faire dans la mesure de ses forces. Ablutions à l'eau froide ou, par les grands froids, légèrement dégourdie.—Déjeuner léger, pain rassis, lait chaud ou bouillon.
—L'enfant doit se mettre à l'étude à huit heures du matin en été et à huit heures et demie en hiver. Commencer par apprendre les leçons par coeur. Bien des personnes prétendent qu'on retient mieux en apprenant avant de se coucher et en dormant par-dessus; d'autres que la mémoire est moins fatiguée le matin. On peut essayer et même employer les deux moyens, mais le matin l'emporte généralement. En été, les enfants peuvent apprendre leurs leçons au jardin, au grand air, c'est encore meilleur; les études sérieuses durent jusqu'à dix heures et demie. Puis une heure et demie d'arts d'agrément: dessin, langues étrangères ou piano, en alternant un jour sur deux.—A midi, déjeuner à la fourchette et récréation. Le déjeuner doit se composer d'une côtelette ou beefteak grillé, oeuf, légumes verts, puis d'un fruit pour dessert. Jamais de vin pur ni café. Le chocolat quotidien ou trop fréquent échauffe.—De une à deux heures, piano, puis devoirs écrits; au moment de goûter, à 3 heures, une demi-heure de repos; le goûter se compose d'une tartine de fromage blanc ou de confiture et d'un verre d'eau.—Reprise des devoirs jusqu'à 6 heures. Dîner, menu des parents ou à peu près. Le soir, piano, travail à l'aiguille; lectures, dictées.—Neuf heures sonnant, coucher dans une chambre sans feu, aussi froid qu'il fasse; l'enfant sera bien couvert dans son lit, qui ne sera jamais chauffé. Avant de se coucher, il peut boire un verre d'eau sans sucre, mais avec de la réglisse ou une pastille à la menthe.
Les heures de la promenade et des différentes études seront changées selon les saisons. En été, la sortie aura lieu de préférence entre 8 et 11 heures du matin; bien des leçons peuvent se donner dehors, comme celle du travail à l'aiguille; en vue des leçons dehors, on prolonge la durée de la sortie. En hiver, la sortie aura lieu après le déjeuner de midi. Pour les enfants qui sont élevés en pension, la promenade est remplacée par la récréation, ce qui vaut beaucoup mieux. Les mères qui élèvent leurs enfants chez elles doivent s'efforcer d'établir cet état de choses; c'est-à-dire ne pas habituer leurs enfants «à la promenade tous les jours», mais les mener jouer et courir une heure avec de petites compagnes.
Les jeunes femmes à Paris ne deviennent si coureuses, c'est le mot, que parce que leurs mères ont cru obligatoire de les faire promener des heures entières avec leurs gouvernantes. Elles ne peuvent plus se passer des promenades sempiternelles. Jouer, c'est encore s'occuper; se promener, arpenter dix fois les Champs-Elysées, les bras ballants, c'est être oisif; de plus, c'est éreintant, les promenades étant rarement plates. Il ne faut pas qu'une enfant regarde la promenade comme indispensable à sa santé, autrement elle se croira perdue dès qu'elle ne pourra pas sortir.
Je connais une jeune femme qui a été tellement habituée à sortir tous les jours quelque temps qu'il fasse, pendant qu'elle était enfant, qu'une fois jeune fille elle a cru cette promenade indispensable à sa santé; le médecin avait répété tant de fois devant elle qu'il fallait qu'elle fît un exercice quotidien au grand air, qu'elle s'est persuadée qu'elle était très malade quand elle ne le faisait pas et que sa vie était en péril. Elle fourbissait, s'il est possible de s'exprimer ainsi, toutes les institutrices, gouvernantes, femmes de chambre qu'on mettait pour l'accompagner, car sa mère avait dû renoncer à cette tâche. Maintenant qu'elle est mariée, précisément avec un homme peu marcheur, du matin au soir elle est dehors, par tous les temps, seule, sous le prétexte de faire de l'exercice. Mais, chose étrange, ces jeunes femmes si sorteuses, si marcheuses, ne le sont plus, ou du moins ne sont pas disposées à l'être lorsqu'il s'agit de promener leurs enfants! Elles courent de côté et d'autre, à tous les points de la ville, toute la journée, pendant qu'à une étrangère sont confiés ces précieux trésors!
Mais revenons à notre règlement. Il ne faut pas trop morceler les heures de travail, sous prétexte de repos; autrement l'enfant a à peine le temps de se mettre au travail qu'il se trouve dérangé. Les heures les plus mauvaises, car on est accablé par la chaleur et la fatigue, sont de quatre à six heures; aussi doit-on réserver un travail peu fatigant pour ces heures, la musique par exemple. Le dessin, demandant un grand jour, doit se faire plus tôt. Il suffit de travailler les arts d'agrément tous les deux ou trois jours; le piano seul demande à être pratiqué tous les jours. Trois heures d'étude bien employées suffisent pour faire une virtuose, et une heure à la fois seulement, si l'on veut. Une heure de gammes, une heure d'étude, une heure de morceaux d'agrément. De chacune de ces deux dernières heures, une demi-heure sera consacrée à déchiffrer.
Le piano est très hygiénique avant et après le repas; il repose l'intelligence, dont une occupation trop active fatiguerait la digestion. Bien des jeunes filles font des gammes en lisant. C'est trop machinal, et aucune des deux choses ne profite. D'autres se font coiffer pendant qu'elles font des gammes. Comme une jeune fille doit se coiffer elle-même selon notre manière d'élever les enfants, ceci n'est donc pas admissible.
La gymnastique et la danse se placent dans les heures de récréation.
Les enfants que l'on mène au cours n'ont pas besoin de sortie spéciale, mais il leur faut néanmoins une récréation avec des camarades.
Les langues étrangères peuvent en partie s'apprendre en même temps que le travail à l'aiguille ou les ouvrages de main. Les enfants ont tant de choses à apprendre qu'il faut utiliser les moindres minutes. Les Anglaises et les Allemandes sont très adroites en matière de petits ouvrages; une gouvernante chargée d'apprendre ces langues pourra donc, en même temps, démontrer les travaux et aussi promener les enfants. A Paris, on a, pour les fillettes élevées dans leurs familles, presque universellement adopté les cours. Une gouvernante étrangère, connaissant assez le français pour servir de répétiteur, est parfaite, si la mère ne veut pas se consacrer entièrement à l'éducation de ses filles.
Car il n'y a pas de milieu: ou il faut s'en occuper presque exclusivement et renoncer au monde, à ses plaisirs, ou ne pas s'en mêler.
Comme il est impossible d'apprendre tout à la fois et que les heures du jour n'y suffiraient pas, il faut savoir faire un choix dans les études qui doivent marcher de front, ensuite le travail doit augmenter progressivement. A cinq ans, une enfant de force ordinaire peut commencer en même temps la lecture, l'écriture et la musique: la mémoire s'exercera sur de petites fables. Aussitôt qu'elle saura écrire, on commencera les petits devoirs, la grammaire, l'histoire, la géographie, un peu de calcul, un peu de travail à l'aiguille et une langue étrangère. Une fois entré en pleine période de l'instruction, c'est-à-dire de huit à quatorze ans, on appuiera surtout sur la langue française, l'histoire; la préparation à la première communion prend beaucoup de temps, s'il est permis d'appeler temps perdu les leçons qu'on reçoit au catéchisme; les analyses sont d'excellents devoirs de style.
Les arts d'agrément doivent être de préférence laissés de côté pendant cette période. Les quelques heures consacrées au dessin, par exemple, risqueraient fort d'être perdues. On peut à tout âge apprendre à dessiner ou à parler l'anglais; il serait ridicule de ne pas connaître la grammaire à quinze ans, et le mécanisme du piano s'obtiendrait difficilement à cet âge. Lorsque la fillette est devenue jeune fille, qu'elle a franchi les principales difficultés de l'instruction, que son intelligence développée, son jugement formé, lui permettent de saisir plus promptement, de travailler plus sérieusement, alors de pianiste elle devient musicienne, ses doigts ont conquis l'agilité nécessaire au mécanisme, son goût va se former. Elle apprend la peinture, elle se perfectionne dans les langues étrangères et dans les branches de l'instruction si intéressantes qu'elle a effleurées surtout pendant les vacances, la botanique, l'histoire naturelle, les littératures étrangères, etc.
Je termine ce long chapitre, dont le sujet est cependant bien loin d'être épuisé et sur lequel j'aurai occasion de revenir, en appuyant surtout sur la nécessité d'apprendre à la jeune fille à rester chez elle, à s'occuper chez elle, à savoir se dispenser de sortir, même pendant plusieurs jours de suite! Pour combien de femmes ceci semblera une énormité! Combien j'en connais à Paris, qui me disent d'un air tout à fait candide:
—Oh! moi, je sors très peu; il m'arrive très fréquemment de ne sortir que deux fois par jour!
Le règlement que j'ai donné pour la journée d'une petite fille a pu paraître sévère, et cependant je dois reconnaître qu'il n'est que juste, et la plupart des parents sensés le reconnaîtront tel. On ne saurait trop appuyer sur un régime hygiénique très sévère.
Il y a surtout quelques points précisément hygiéniques sur lesquels il est nécessaire de revenir, afin d'attirer de nouveau l'attention sur leur urgence: le lever tôt et le coucher tôt, les soins de la chambre, et l'éloignement du feu. Un enfant qui se remue n'a jamais froid; d'ailleurs, il est préférable de le couvrir chaudement, de lui mettre de bons bas fourrés et des corsages de laine, que de l'habituer à s'approcher du feu, si l'on ne veut avoir un petit être étiolé, fané et ridé.
Aussitôt qu'une température modérée arrive, un enfant doit aller bras, jambes, cou et tête nus. La tête principalement doit être tenue à l'air autant que le soleil le permet, et le chapeau doit être aussi léger que possible. Un pantalon court et fermé est indispensable à toute petite fille, autant par hygiène que par décence. On peut le faire en flanelle ou en finette en hiver. Il n'est rien de plus sale et qui indique un enfant mal tenu que les bas mal tirés; cependant il arrive souvent qu'on doive entamer une vraie lutte avec ces chers petits démons pour obtenir ce résultat. Mais l'on doit être inflexible sur ce point. La jarretière doit être en élastique et mise au-dessus du genou; mais un moyen très employé et préférable, c'est d'attacher le bas au corsage de dessous, au moyen d'un long ruban. Les chaussures fortes, à semelles épaisses surtout, ni larges ni étroites, maintiennent le pied et empêchent qu'il ne se déforme. Si l'on permet des talons, ils doivent être très peu hauts et plats.
On ne doit pas permettre à une petite fille de rester en robe de chambre et en pantoufles pour prendre ses leçons.
La nourriture d'un enfant doit être simple et fortifiante, jamais excitante ni stimulante; les piments en sont exclus, ainsi que le café, le thé, le vin pur, les liqueurs. Les sucreries méritent aussi l'expulsion et les farineux s'y trouveront mélangés en petite quantité. De la viande rouge saignante, un peu de viande blanche et du poisson, des légumes aqueux et rafraîchissants, du bon bouillon, du bouillon froid en été, du pain, de bons fruits, jamais ou fort rarement de la charcuterie… On voit qu'ils ne sont pas très à plaindre et que leur menu est déjà assez varié.
Le grand air est leur meilleur apéritif, et ils ne doivent pas en avoir besoin d'autres. Au reste l'éducation est pour beaucoup dans la santé d'un enfant, l'éducation morale aussi bien que l'éducation physique. Les enfants deviennent souvent irritables, nerveux, souffreteux, parce qu'ils sont entourés de trop de soins, qu'ils entendent trop répéter autour d'eux: «Il est si délicat! ça lui fera mal! Il ne faut pas le contrarier, il est nerveux! Il faut lui céder!
L'enfant qui entend ces choses est perdu comme caractère; il ne guérira jamais de la maladie morale qu'on lui inculque; il se croira tout permis, colère, attaque de nerfs, vapeurs, il deviendra bientôt une véritable petite-maîtresse, un tyran. En éducation, le mal est difficile à réparer; on compare souvent l'enfance à une jeune plante, c'est tant qu'elle est jeune qu'il faut la redresser, le moindrement qu'on attende ce sera trop tard, il y aura à craindre de la briser, et il faudra bien plus de ménagement et de temps.
L'habitude a une grande influence sur la santé. On s'habitue au froid, à la chaleur, à la fatigue, au repos. Habituez donc vos enfants de bonne heure à une vie dure, mais qui ne leur semblera pas telle.
A propos de gymnastique, sujet toujours actuel quand il s'agit d'enfants, il est quelques règles hygiéniques qu'il est bon de connaître pour les observer. On doit se livrer à cet exercice de préférence avant le repas, afin de ne pas troubler la digestion et en même temps d'exciter l'appétit. Il faut remarquer que la large ceinture qui accompagne le costume à cet usage, n'est pas simplement un ornement dicté par la mode; elle doit serrer la taille pour maintenir les reins de façon à préserver de faux mouvements. La personne présidant aux exercices de gymnastique doit les faire ralentir et modérer vers la fin du temps qui leur est consacré, au lieu de s'arrêter brusquement, afin que l'effervescence dans laquelle les enfants se trouvent se calme peu à peu. Si les enfants sont en transpiration, on les fera changer de linge après un moment de repos, et s'être essuyés, frottés fortement même, avec une serviette spongieuse.
CHAPITRE IX
ESSAIS SUR L'ÉDUCATION DES GARÇONS.
I
Presque tout ce qu'on a écrit sur l'éducation des enfants concerne notre sexe; le chef-d'oeuvre de Fénelon n'est-il pas encore intitulé l'Éducation des filles? C'est qu'on prétend, à juste titre, que ce sont elles qui sont appelées à élever les hommes; mais ne serait-il pas bon alors de se préoccuper, non seulement de leur en fournir les moyens, mais encore de leur apprendre à s'en servir?
Lorsqu'il naît un petit garçon dans une famille, c'est toujours une grande joie; souvent même on voit les jeunes mères en concevoir plus de plaisir que de la naissance d'une petite fille, et reporter sur lui la plus grande part de leur affection. Cependant, depuis son enfance, où la mère est obligée de masculiniser son propre caractère pour ne pas lui donner une éducation efféminée, jusqu'à l'époque où il s'émancipera tout à fait, elle aura à subir des appréhensions continuelles.
Pour l'éducation physique d'un garçon, il faut qu'elle s'arme d'énergie et de courage; dès son bas âge, il est essentiel de l'habituer aux exercices du corps, et aussi aux luttes et aux périls. Il arrive presque toujours malheur aux enfants qu'on entoure sans cesse de précautions et de craintes. Il ne faut jamais les arrêter dans un acte de bravoure et de témérité, et plutôt leur apprendre à se défendre qu'à éviter; car une éducation mâle, en formant des membres robustes, une forte santé, formera aussi un caractère droit et énergique; il est rare de voir des hommes grands, agiles et bien portants, ne pas être francs, loyaux et fiers, tandis que les corps chétifs, efféminés, mal conformés, renferment pour la plupart des esprits tortueux, timorés, enclins à la bassesse et à la platitude. Une mauvaise santé produit généralement un caractère inquiet et indécis. L'homme doit pouvoir résister aux attaques de tous genres que la vie lui réserve, et c'est à son éducation qu'il devra les forces morales et physiques qui lui permettront de supporter la lutte. La mère doit donc se résigner à le voir s'exposer à certains périls, à se séparer de lui, à le confier à des mains qui lui paraîtront bien rudes.
L'instruction hors le toit paternel est indispensable pour les garçons. Quelque fortune qu'ils aient, il faut absolument qu'ils s'habituent aux poussées des camarades, aux légères humiliations, aux privations qui leur seraient épargnées à la maison.
Dans un bon collège, l'égalité règne en souveraine, aucune distinction n'est tolérée, excepté celle du savoir aux salles d'étude, et celle de la force et du bon naturel aux récréations. Les bouderies, la vanité, n'y sont point supportées. Les angles d'un caractère aigu s'émoussent forcément au contact journalier des indifférents. Les plaintes sans motifs, les exigences, les doléances inspirées par la paresse et l'amour du bien-être ne rencontrent point l'oreille indulgente de la tendre mère, toujours prête à s'effrayer. La nature de l'enfant se conforme à ce régime au physique comme au moral, et il n'en apprécie que mieux les douceurs de la maison paternelle lorsqu'il y revient; il n'en chérit que davantage ses parents, parce qu'il a été privé de leurs soins et de leur affection. Un jour viendra où l'enfant devenu homme éprouvera de tout autres sentiments, jour néfaste, où son coeur semblera pour quelque temps se fermer à l'amour filial pour s'ouvrir à une autre affection, qu'il regrettera plus tard, mais qui pour le moment semble absorber son être tout entier. C'est celui où des étrangères quelconques, d'autant plus aimées qu'elles en sont moins dignes, accapareront sa confiance, son argent. La pauvre mère, ayant à peine le droit alors de donner un conseil, sera obligée de feindre, d'ignorer, et n'osera plus demander à son fils: D'où viens-tu? pour ne pas le forcer au mensonge.
Avec sa fille, la mère éprouve l'ineffable consolation de diriger ses affections, d'être la confidente du réveil de son coeur, d'assister aux douces émotions d'un amour pur et avouable. Et cependant les conseils maternels sont aussi nécessaires au fils qu'à la fille, car il est exposé à autant de dangers, quoiqu'ils ne soient pas du même genre.
Savoir conserver de l'influence sur son fils est, sans contredit, le but à quoi tendent toutes les mères; peu réussissent à l'atteindre, quelques moyens qu'elles emploient pour y arriver, et celles qui l'atteignent savent rarement s'en servir pour le bonheur de leur enfant.
Lorsque le petit garçon est encore tout jeune, la mère doit commencer à s'en faire tendrement aimer. Au père, qui doit conserver intacte son autorité, est réservée la sévérité quelquefois inflexible. La mère, au contraire, représente l'indulgence, la mansuétude; c'est elle qui implore le pardon, adoucit les rigueurs paternelles; c'est elle qui console l'écolier, qui fait parfois les pensums, qui accueille les confidences de l'adolescent. C'est à elle, si elle tient à bien diriger son fils, qu'il appartient de préparer le terrain où viendront s'ébattre les passions humaines.
Bien des mères s'imaginent mieux conserver leur fils pour elles, ou contribuer davantage à son bonheur futur, en agissant comme cette Nany, dans la pièce de ce nom, représentée au Théâtre-Français; c'est-à-dire en faisant un égoïste, incapable d'un attachement profond; en brisant son coeur, en détruisant ses illusions et son enthousiasme pour notre sexe. Le résultat le plus prompt de cette éducation est de faire des parents les premières victimes; chaque fois qu'ils détruisent le coeur de leur enfant, ce sont eux qui sont appelés à en souffrir le plus.
Combien de mères croient, en enseignant à leur fils le mépris des femmes, lui assurer la conquête de lui-même et annuler tout empire du sexe féminin sur lui! ces mères ne songent pas que les passions subsistent toujours; et que si, guidées par le coeur, elles peuvent être nobles et avoir un but élevé, sans coeur, elles deviennent viles, et descendent sur les objets les plus bas. Pourquoi voit-on si souvent des hommes égoïstes, d'une avance sordide, n'ayant jamais éprouvé d'affection pour qui que ce soit, incapables de bons sentiments, se ruiner et commettre les plus grandes folies pour des créatures abjectes? On se dit avec stupéfaction: «C'est étonnant, il n'aurait point fait cela pour sa mère, ou pour une honnête femme, comment peut-il aimer cette créature et tout sacrifier pour elle?»
L'explication en est bien simple. Non, ils n'aiment pas; un faux amour-propre et leurs passions sont seuls en jeu. Ces hommes n'ont point de coeur; leurs mauvais instincts, dépourvus de guide, les gouvernent seuls; et les créatures qui dominent de tels hommes, ne pouvant y arriver que par des moyens pernicieux, ne sont que des êtres pervertis.
Il est donc deux choses qu'une mère doit s'appliquer à développer en son fils: le coeur et l'estime de la femme. Au lieu de lui en montrer la perversité, en croyant l'en dégoûter, elle doit lui faire considérer les êtres méprisables qui déshonorent notre sexe, comme des exceptions, trop hideuses pour s'y arrêter longtemps, et diriger sans cesse ses regards sur celles qui sont chastes et vertueuses comme étant les seules dignes d'attention.
S'il est besoin, pour les enfants des deux sexes, que les parents soient infaillibles, c'est encore plus indispensable, s'il est possible, pour la mère qui désire conserver quelque ascendant sur son fils. Il est essentiel qu'à ses yeux elle soit entourée d'une auréole de sainteté et de vertu, afin qu'il ne perde pas toute confiance dans le bien; mais il ne faut pas qu'elle soit trop sévère, de peur qu'il ne craigne de s'épancher dans son sein.
—S'il a un coeur sensible, il souffrira, m'objectera-t-on.
Non; souffrir de trop aimer est encore jouir; combien seraient heureux de sentir leurs coeurs palpiter au prix même de quelques souffrances! Quelle émulation pour de nobles ambitions on y puise! quel intérêt pour la vie!
Et lorsqu'il rapportera à sa mère son pauvre coeur meurtri, ce sera le moment de lui faire comprendre que, parce qu'il a rencontré une femme méprisable, elles ne le sont point toutes; qu'avec une épouse chaste et pure il n'aura point de déceptions ni de désillusions, car le but principal d'une mère doit être d'amener son fils au mariage; non à un mariage de convenance, qui laisserait son coeur inoccupé, et lui apporterait seulement plus de fortune et de liberté pour satisfaire des goûts de dissipation, mais vers un mariage d'inclination, qui le retiendra à son foyer. Que de mères imprudentes, n'ayant en vue que leur ambition, éloignent leurs fils de celle qu'ils choisiraient, et les jettent ainsi, par l'isolement de sentiments purs où elles les forcent à vivre, dans le libertinage et la dépravation! Il est à remarquer, quoi qu'en puissent dire quelques esprits forts, que les jeunes gens mariés de bonne heure et suivant leur coeur, sont les plus rangés et les plus heureux, tandis que ceux qui ont été contrariés dans leur première inclination, qui d'ordinaire est toujours honorable, ou se sont jetés dans la débauche, ou bien ont fait des mariages d'argent et n'y ont trouvé ni bonheur ni gloire. Que de malheurs irréparables, que de crimes même, arrivent par suite d'unions mal assorties!
Pour préserver son fils de la mauvaise société, une mère saura sacrifier ses goûts, ses habitudes les plus chères; elle rendra son intérieur aussi gai que possible, afin qu'il s'y plaise; elle fera bon accueil aux amis de son fils, attirera de jolies et vertueuses jeunes filles, des femmes aimables et distinguées. Les relations avec les femmes du monde n'ont jamais, en les mettant même au pis, des suites aussi néfastes pour l'avenir d'un jeune homme que celles avec la mauvaise compagnie, sans parler des habitudes vulgaires et triviales qu'il puise dans cette dernière.
De même que j'ai dit au commencement qu'un homme doit apprendre plutôt à vaincre le danger qu'à l'éviter, il faut aussi lui enseigner plutôt à gagner de l'argent qu'à l'épargner. La générosité et le courage, l'amour et le travail marchent de pair. N'est-il pas odieux de voir des hommes lésiner et rapiner quelques sous sur les besoins de leurs familles ou sur leurs aumônes, et passer leur vie, les bras croisés, sans utiliser cette force et cette intelligence que Dieu leurs a données! L'occupation est une loi pour un jeune homme, quelque fortune qu'il ait.
La tâche des mères est donc délicate et difficile à remplir, autant que noble et douce; s'il est vrai que ce soient elles qui élèvent les hommes, que devons-nous penser, en voyant notre génération actuelle de jeunes gens? Âpres au gain et débauchés en même temps, reniant la vertu de notre sexe, sans s'apercevoir qu'ils blasphèment, qu'ils oublient qu'ils ont une mère et des soeurs, qu'ils auront une épouse et des filles; efféminés, fanfarons du vice, blagueurs devant les faibles, plats et vils devant ceux qui crient plus fort qu'eux, ne croyant qu'au mal, regardant le bien comme une illusion; voilà les plaies hideuses qu'il appartient aux jeunes mères de guérir, en élevant leurs fils en véritables hommes, lesquels, à leur tour, par leur contact, régénéreront les femmes; car tout se suit et s'enchaîne en ce monde. Les mauvais hommes font les mauvaises femmes; mais les mauvaises mères font les mauvais hommes. Ce sont ces mères inconséquentes, ne voulant déroger en rien à leurs préjugés, à leurs manies, à leur égoïsme, qui nous élèvent ces époux sans coeur, lesquels cherchent en vain le bonheur où leur mère le leur a montré, uniquement dans l'amour d'eux-mêmes, et ne l'y trouvent pas.
Quand un fils délaisse sa mère, c'est toujours de la faute de celle-ci; c'est souvent parce qu'elle a trop brusqué ses inclinations, et qu'il reconnaît plus tard l'égoïsme des doctrines dont elle l'a imbu, et qui ont causé son malheur. La mère a donc le plus grand intérêt à marier de bonne heure son fils avec une jeune fille aux habitudes simples; il lui sera plus facile alors de le retenir près d'elle; les petits-enfants arrivent bientôt, et forment l'entourage le plus charmant et le plus doux auquel une femme âgée puisse aspirer, en place de l'isolement où les plaisirs du jeune homme la laisseraient indubitablement.
Pendant que le professeur cultive l'esprit du jeune garçon, que le père lui apprend ses devoirs envers la société et envers lui-même, c'est à la mère qu'est dévolue la tâche de lui former, dès son enfance, un corps robuste, et plus tard une âme énergique et sensible qui lui permette d'être heureux toute sa vie, que la fortune lui réserve ses sourires ou ses rebuts.
II
Pendant que le ministre de l'instruction publique et les savants s'occupent de réformer l'instruction de nos fils au lycée et de modifier les méthodes, à nous, mères, il appartient de nous occuper de leur éducation, et non seulement de leur former le coeur, mais aussi les manières, la tenue, le caractère; c'est à nous de leur apprendre à vivre dans le monde, dans celui de la famille et dans celui de la société.
«J'ai connu un homme, a dit Diderot, qui savait tout, excepté dire bonjour et saluer; il vécut pauvre et méprisé.» Cet exemple se retrouve tous les jours. Chaque être humain n'est pas doué au même point d'un esprit analysateur; le temps manque parfois aussi souvent que le moyen, et c'est pour cela qu'on aime à trouver dans un livre, un journal, une publication quelconque, le résumé, la quintessence des observations que l'écrivain a faites à votre place. En rencontrant des jeunes gens aux manières polies et réservées, à l'abord sympathique, à l'extérieur je ne dirai pas beau, car la perfection des traits ne fait rien à la distinction, mais soigné et élégant, n'importe dans quelle position ils se trouvent, aux habitudes nobles, aux sentiments chevaleresques, et en voyant d'autres, à leur côté, sauvages, gauches, butors, malpropres, je me suis enquise de la cause de cette différence et je l'ai toujours trouvée dans l'éducation maternelle qu'ils avaient reçue.
Le jeune garçon élevé par une mère qui s'en occupe, lorsqu'il est enfant, puis pendant les sorties du collège, chaque fois qu'il revient à la maison, est toujours plus doux et moins brutal qu'un autre.
C'est à tort qu'on s'imagine qu'une éducation par les femmes effémine un homme; cela n'a pas lieu, du moins lorsqu'elle est bien dirigée. C'est une erreur de croire qu'un jeune homme, parce qu'il jurera, cravachera sans pitié son cheval ou son chien, boira de l'absinthe et toute espèce de liqueurs fortes, ne fréquentera que les estaminets, les clubs, en aura plus de courage et d'énergie.
Les femmes n'empêcheront jamais un garçon de devenir fort et courageux, car elles détestent la pusillanimité. Sans être ni une Spartiate, ni une mère des Gracques, je ne crois pas qu'il y ait eu, pendant la dernière guerre, une mère qui ait empêché son fils d'aller se joindre à ses frères d'armes. La mère endure mille douleurs, son coeur saigne par mille plaies, mais elle aime mieux donner sa propre vie que de voir le fruit de son sein atteint dans son honneur! Quelle est la mère, la soeur ou l'épouse qui voudrait que son fils, son frère, ou son mari fût un lâche? Qui plus que nous méprise les hommes qui ne savent pas être fermes et énergiques, lors même que nous profitons de leur faiblesse? Les femmes aiment et cherchent instinctivement dans tout homme, même dans leur fils, soutien et protection. Et c'est sur la mère qui agirait autrement que retomberait plus tard en grande partie le malheureux résultat de cette éducation déplorable.
Mais c'est elle aussi qui a à souffrir cruellement d'une éducation abandonnée entièrement aux mains masculines.
L'homme, qu'il soit enfant ou adolescent, qu'il ait atteint la maturité ou la vieillesse, a toujours besoin de la femme près de lui, pour le soigner et pour le civiliser. L'homme, loin de la femme, s'abrutit; il devient féroce, sans être plus brave pour cela. Dieu, à la prévoyance de qui rien n'a échappé dans la création, n'a pas placé sans motifs un être faible et doux près de l'être fort et rude.
Une mère doit donc s'appliquer, chaque fois qu'elle a son fils auprès d'elle, à le civiliser, à lui faire envisager la fréquentation du sexe féminin sous un point de vue chevaleresque et respectueux, à l'accoutumer à la bonne société, de façon qu'il trouvé triviale, sotte et insupportable celle qui ne pourrait que causer sa perte.
Ces dernières vacances, j'ai eu occasion de voir de jeunes collégiens de quatorze ans ne pouvant parler sans accentuer leurs phrases de jurons, incapables de saluer poliment, de se tenir avec décence, et d'avoir pour leurs mères la moindre attention délicate. On se demande avec terreur quels maris ces jeunes garçons feront plus tard; quelle désillusion éprouveront les jeunes filles qu'ils auront épousées, lorsqu'au lendemain de leur mariage ils se comporteront vis-à-vis d'elles avec un manque total d'égards et de bonne éducation? Si celles-ci sont aimantes, douces, réservées, bien élevées, quelle existence mèneront-elles?
La mère est faible; elle rit d'abord de voir jouer au sacripant son fils encore baby; on lui dit: laissez-le faire; ne doit-il pas devenir un homme? Lorsqu'il est plus âgé, elle en a déjà peur, et plus tard il devient son tyran et cause sa désolation.
Une femme d'esprit et du monde me disait dernièrement: Je ne donnerai jamais mes filles à des hommes qui n'aient été élevés par une mère ou une soeur. Je me permettrai d'ajouter: Encore faut-il que celles-ci se soient donné la peine de faire leur devoir!
Un jeune garçon élevé ainsi est accoutumé à avoir mille petites condescendances, à remplir une infinité de petits soins, à subir une masse de petits caprices qu'un autre ignore. Supposons, au contraire, un orphelin, ayant passé de bruyantes récréations avec ses camarades aux salles d'étude, près de professeurs raides, secs et parfois vulgaires; si ce pauvre enfant a vu ses vacances s'écouler dans le préau solitaire et silencieux du collège, échangé plus tard contre les écoles supérieures et les cours, où, sans guide, il a pu souvent se trouver en contact avec des êtres pervertis, certes celui-là qui n'a eu pour foyer que le restaurant, pour réunion de famille que la table d'hôte, pour le conseiller et l'aimer que des indifférents et des intéressés, est pardonnable de manquer de douceur et de distinction. Et souvent il est le meilleur des deux, parce qu'il sent plus que l'autre le besoin d'inspirer de l'affection.
C'est à la mère qu'il appartient d'apprendre à son fils à saluer, à se présenter devant le monde, à faire sa cour aux dames; qui le lui apprendra, si ce n'est elle? Consentirait-elle, d'ailleurs, que d'autres se chargeassent de ce soin?
C'est elle qui, dès son jeune âge, doit policer son langage, sa tenue, son caractère; c'est à elle qu'il revient de diriger ses goûts vers ce qui est bon et noble; de lui inspirer l'horreur de ces piliers d'estaminet, de ces buveurs d'absinthe, de cette hardiesse grossière envers le sexe féminin que la génération masculine actuelle tend à substituer à l'ancienne galanterie française si chevaleresque et si réputée! Ah! il est vrai que celles qui l'ont laissé se perdre en ont été les premières punies; et pour réparer ce tort, elles ont cru que ce qu'il y avait de mieux à faire était de mettre l'éducation des filles à la hauteur de celle des garçons; et afin qu'elles ne fussent plus choquées par la brutalité et le sans-gêne de ceux-ci, de les rendre elles-mêmes cavalières et vulgaires.
Si nous n'opposons une digue énergique à ce torrent de laisser-aller et de mauvaises façons qui nous envahit, la politesse, la galanterie, le bel esprit, qualités éminemment françaises et que nous nous enorgueillissions tant de posséder, cesseront bientôt de briller parmi nous. Ce sont elles, cependant, qui firent du siècle de Louis XIV le plus grand de l'ère chrétienne, en nous amenant des moeurs douces et civilisées, en produisant les plus grands génies littéraires et artistiques, et en rendant nos armées victorieuses. Oui, même cela, et surtout cela, j'ose l'affirmer, car le soldat chevaleresque qui veut se rendre digne des éloges de sa dame, fait des prouesses de valeur; il craint moins la mort lorsqu'il sait qu'il sera pleuré et regretté.
Je connais plusieurs jeunes femmes de la même famille; distinguées et remarquables sous tous les rapports, qui ont formé une ligue contre l'envahissement dans les salons et la famille des moeurs d'estaminet. Le cigare est éloigné, les expressions trop énergiques sont soigneusement prohibées. Elles ne supportent aucun laisser-aller en leur présence; elles admettent la repartie fine, spirituelle, le demi-sourire, mais jamais elles ne permettront devant elles une plaisanterie dont la crudité puisse les faire rougir, une pose qui leur fasse baisser les yeux; il n'est point besoin pour elles d'entrer sur ce sujet dans des discussions pénibles à soutenir et d'argumenter; le silence gardé à propos, un froncement de sourcils, un plissement de lèvres dédaigneux, un regard d'étonnement, sont de suffisantes protestations, le but de tout homme étant de plaire aux femmes présentes; elles ont su persuader leurs maris par la douceur, l'affection, le raisonnement, et surtout par le contact de leur distinction. Elles élèvent leurs fils dans ces mêmes principes, ceux de l'homme qui se respecte.
Je n'ai jamais vu personne fuir leurs maisons à cause des obligations qu'elles imposent; au contraire, leurs réceptions sont suivies et recherchées du sexe masculin, qui les respecte, les estime et les aime davantage pour leur retenue et leur dignité, lesquelles ne diminuent en rien leur grâce et leur esprit. J'ai eu occasion de remarquer que des jeunes gens, après les avoir fréquentées quelque temps, étaient singulièrement transformés à leur avantage, tellement l'influence d'une maîtresse de maison est indéniable sur ce point.
Il est nécessaire de vaincre autant que possible la timidité d'un jeune garçon, car elle se changerait plus tard en gaucherie lorsqu'il s'agirait d'être poli, et en effronterie pour se conduire malhonnêtement; il est bon, au contraire, d'accoutumer les enfants à ne jamais manquer d'aplomb, excepté pour mal agir.
Pour les petites filles, la société des garçons est parfois à appréhender; pour ceux-ci, celle des filles est, au contraire, à désirer; si ce rapprochement risque d'éveiller chez les premières des idées de coquetterie dangereuse, il ne peut développer chez les autres que d'excellents penchants; mais il serait bien préférable qu'on arrivât à ce que cette fréquentation ne pût, comme en Amérique, amener de résultat nuisible pour aucun des deux sexes.
Un des grands écueils, en province, pour les jeunes gens, c'est d'abord l'ennui qu'ils rencontrent dans les sociétés, la plupart soumises à la monotonie d'habitudes routinières et dépourvues de tout attrait intellectuel; puis l'espèce de cordon sanitaire que les mères forment autour de leurs filles, qui ajoute, parfois, à l'insipidité de ces dernières. Les jeunes gens ne trouvant dans le monde aucun intérêt, aucune bienveillance, aucun plaisir, prennent en dégoût les visites et les soirées, et se rejettent sur une compagnie plus équivoque, mais qui leur offre plus de gaieté et un meilleur accueil.
Une mère devra donc faire un choix, et conduire son fils où il puisse trouver de l'agrément en même temps que la respectabilité. Nul doute, s'il est bien élevé, empressé, galant, dans le bon sens du mot, doué de petits talents de société, s'il a appris à se rendre utile et agréable auprès des femmes, nul doute, dis-je, que les familles les plus prudes ne soient enchantées de pouvoir admettre un élément masculin convenable dans le cercle de leurs filles, et le jeune homme, y trouvant alors distraction et attrait, s'habitue ainsi aux moeurs du foyer domestique et de la famille.
Il faut que les mères inspirent à leur fils un grand respect de lui-même, qu'elles lui inculquent de bonne heure que la jalousie et l'envie seules font naître cette fanfaronnade du vice si pernicieuse, et qui fait tant de victimes; il faut que le jeune homme se sente avili à ses propres yeux de se montrer dans une tenue délabrée et en mauvaise compagnie.
J'ai toujours vu que les mères les plus chéries de leurs fils, et qui en recevaient le plus de satisfaction, étaient celles qui avaient été les plus fermes pendant la jeunesse de ceux-ci et avaient su en faire des hommes du monde.
Pour mon compte, je ne crois pas aux mauvaises natures dans les enfants, ou plutôt je crois que nous portons tous, en naissant, le germe des bons et des mauvais instincts, des bons et des mauvais sentiments; il ne s'agit que de développer les uns aux dépens des autres; et ce résultat dérive de la première éducation; les personnes qui affirment qu'un enfant se corrigera en grandissant sont dans la plus grande erreur. Plus le mauvais penchant sera développé, plus on aura de peine à le réprimer.
Souvent les défauts d'un enfant sont éveillés par la nourrice, puis par la bonne; et si, à la place de celles-ci, c'était une mère intelligente et dévouée qui présidât au réveil de son intelligence, ce seraient des qualités qu'on verrait éclore à la place des défauts.
C'est dès le plus bas âge, on ne saurait trop le répéter, que doit commencer l'éducation d'un enfant. Les premières impressions que cette nature malléable reçoit sont ineffaçables, et cela prouve derechef l'erreur de ceux qui disent: Cet enfant est trop jeune pour comprendre ceci ou cela. Il ne comprend pas, il ne raisonne pas, il ne peut juger ni discuter ce que vous lui dites, ce que vous exigez de lui! C'est très vrai, mais ce n'est qu'un motif de plus pour que cela s'imprime en lui d'une manière indélébile. Les habitudes du collège, et plus tard de l'étudiant, viendront essayer de chasser les premiers principes, mais ils trouveront ceux-ci enracinés; ensuite la mère continuera son oeuvre, sans relâche, à chaque vacance, à chaque retour du jeune homme auprès d'elle et elle restera victorieuse, comme me le prouvent nombre d'exemples que j'ai sous les yeux; lorsque le contraire arrive, c'est toujours à la négligence, à la faiblesse ou à l'incapacité maternelle qu'il faut l'attribuer.
III
Il règne une singulière ostentation: l'orgueil du mal, l'amour propre du vice; nous aimons à étaler, à exagérer nos défauts; puis nous faisons une pirouette, un calembour, et nous nous admirons nous-mêmes en nous répétant: Quel esprit nous avons! Pauvres gens qui oublient ce qu'un véritable grand homme a dit: L'esprit sans le bon sens ne sert à rien.
Nous croyons tout sauvé quand nous avons répondu par une saillie ou même tout bonnement par un mot d'argot entendu dans telle ou telle comédie. Que de cervelles vides se figurent s'instruire et apprendre le beau langage en retenant les phrases et les reparties qui se récitent au théâtre!
Nos jeunes gens se corrompent le coeur autant qu'ils le peuvent, et s'ils n'y parviennent pas, ils feignent d'y être arrivés. Ils rougissent de la vertu; ce qui doit être une honte pour tout homme raisonnable leur paraît le nec plus ultra du bon genre. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils n'inspirent que de la pitié aux gens sérieux, et qu'on a envie de leur répondre:
—Si vous êtes réellement aussi perverti, tant pis pour vous, ayez au moins le tact de nous dissimuler ces plaies de votre nature vicieuse; mais si vous vous plaisez à vous faire croire plus mauvais que vous ne l'êtes, vous êtes un fameux idiot.
Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ne s'attirent l'admiration que de plus sots qu'eux et ne sont applaudis que par les jaloux et les envieux, enchantés de leur voir perdre le prestige qu'ils conserveraient au-dessus d'eux.
Il fait pitié, et c'est grand dommage de voir, au milieu de ces ombres d'adolescents sans cervelles, sans coeur, sans âme, sans physique même, de voir, dis-je, s'égarer parmi cette plèbe une belle et forte organisation qui se laisse envahir et ronger par cette vermine! C'est précisément aux plus magnifiques natures, aux coeurs d'élite, que le démon du mal s'acharne, les considérant comme une proie, sans nul doute, plus digne de ses efforts, et il lance après elles une armée de lutins qui en deviennent d'autant plus facilement vainqueurs, qu'elles n'ont pas les ruses et les fourberies qui pourraient les garantir contre les attaques de leurs ennemis. Ils ne combattent pas à armes égales. Ils pourraient dominer; tout leur est donné par le ciel pour avoir un avenir illustre: fortune, jeunesse, physique, intelligence, savoir, position, tout, et ils perdent, ils jettent au vent toutes ces richesses, pour tomber dans les lacets tendus par quelques marsouins!
Nous venons de traverser une époque où le bon ton, grâce à certaines pièces en vogue, a été mis à la porte de la société française, même la plus aristocratique, et il serait facile de citer telle duchesse, dont les ancêtres furent au nombre des croisés et dont la noblesse remonte à un trône, qui, la voix haute et la canne à la main, faisait des, fromages en plein Champs-Elysées. C'était à qui aurait le plus mauvais genre. Il est triste de l'avouer, le sexe féminin s'est laissé entraîner dans ce précipice avec une promptitude tenant du vertige. Qui avait été cause de cet entraînement? Évidemment des jeunes gens mal éduqués, aux sentiments bas, à l'intelligence bornée. Cette mode, car c'en était une, a eu son temps; espérons qu'elle est tombée, remplacée; répétons-le bien haut, afin que tous ses enthousiastes le sachent bien. Avec les chignons bouclés, les gardénias à la boutonnière, les vestons courts, la mode de l'air impertinent a cessé d'exister; ceux chez qui elle a laissé subsister quelques lueurs d'esprit se hâtent de l'abandonner, afin de ne pas être en retard, et d'ici peu ils nargueront qui la suivront encore. Le bon ton, les manières distinguées, le respect de ce qui est vénérable et sacré va donc revenir. L'influence du bon reprendra le dessus. Nous ne nous laisserons plus mener par des êtres qui valent moins que nous.
Mais de la généralité descendons aux détails et étudions quelques moyens pour commencer à améliorer ces manières si sacrifiées.
Lorsque nos yeux, notre ouïe, sont agréablement frappés, il est très difficile que nous ne soyons pas favorablement impressionnés et influencés. Ce n'est pas un bel extérieur, un joli visage, mais surtout la distinction et la convenance de cet extérieur qui séduisent le plus dans un homme. Il est de ces mouvements, de ces gestes qui classent de suite un homme encore plus vite qu'une femme dans la société. Celles-ci s'assimilent vite toutes les positions; il n'en est pas de même du sexe masculin. Or, quelle est la mère qui n'aspire pas aux plus hautes situations sociales pour son fils? quelle est la mère qui ne désire qu'il en soit digne? Qu'elle ne néglige donc pas cette partie de l'éducation de son enfant.
Il ne s'agit pas de leçons d'un jour, mais de conseils persévérants. S'il faut commencer, dès ses premières années, l'éducation du petit garçon, il faut aussi la continuer, même lorsqu'il est homme. C'est là précisément que la tâche devient difficile; que de fois voit-on de jeunes garçons tout à fait charmants pendant leur adolescence, dont on augure mille biens pour leur avenir, et qui, une fois échappés à la sainte influence de la mère, perdent peu à peu toutes leurs qualités et ne font que des fruits secs!
Je me bornerai à signaler d'une façon spéciale aux mères qui ont des fils, deux gestes, dont l'un est à propager, autant que l'autre est à éviter.
Le premier est un certain mouvement des jambes rapprochant les talons, qui n'est d'ailleurs que le pas de la valse. Ce mouvement est excessivement élégant et gracieux. Ainsi, pour saluer, un homme ne doit pas plier la jambe, courber le corps; au contraire, il redresse la tête, rapproche les deux talons comme s'il se mettait au port d'armes et présente légèrement le buste en avant. Tout jeune homme ayant appris la danse, la gymnastique, et ayant de la grâce, de la désinvolture dans les mouvements, saluera de cette façon. Ce rapprochement des pieds a l'avantage de rehausser la stature (chacun sait qu'en éloignant les jambes l'une de l'autre, on perd plusieurs centimètres de hauteur). En résumé, ce mouvement dénote l'homme de bonne société. Ce serait une erreur de croire qu'il est dévolu particulièrement aux tailles élevées; il sied et est propre à tous, depuis le bambin de cinq ans jusqu'à l'homme âgé, tant qu'il a assez de force dans ses nerfs pour le faire. Certes, l'homme de haute taille possède toujours une facilité et une grâce de mouvement qui lui est absolument propre, et l'on ne saurait trop la mettre en oeuvre pour développer le physique d'un jeune garçon. Mais cette distinction innée, l'homme de petite taille peut parfaitement l'acquérir; il ne faut jamais oublier que tout dépend de la volonté, et que tout le bien et le mal surtout est toujours en notre pouvoir. Il en coûte parfois de la peine et de la persévérance, mais le succès qui vient couronner nos efforts est un ample dédommagement. L'être le plus laid, le plus commun, peut, en s'étudiant, en se réformant, arriver à être beaucoup mieux que celui qui se fie sur les dons de la nature et croit qu'il ne lui reste rien à faire.
Le geste à éviter,—j'ai déjà eu occasion de le signaler, mais je suis heureuse de trouver celle d'en parler encore,—c'est cette habitude du sexe masculin de mettre la main dans la poche du pantalon.
On peut être un très brave garçon et avoir cette habitude, mais on ne saurait être un homme de bonne société; de plus, n'oublions pas que les gestes vulgaires dénotent nécessairement une certaine vulgarité dans l'esprit et dans les relations.
Je connais un jeune homme tout à fait charmant, et qui tient à l'être, ayant l'excellente ambition de fréquenter le monde de la famille. Il s'applique, et l'on ne saurait que l'en louer, à avoir une bonne tenue; il y arrive. Chacun l'aime, le recherche et le préfère à ses camarades, malgré quelques défauts de caractère qui pourraient le rendre inférieur à eux, mais qui disparaissent derrière son abord agréable. Malheureusement lorsque, surtout, il est sous l'empire d'une grande préoccupation, qu'il discute, par exemple, il s'oublie et plonge avec frénésie la main dans la poche de son pantalon. Un jour qu'il déployait, au milieu d'un salon, ses petits talents oratoires et qu'il se livrait avec succès à une improvisation réussie, il se laissa aller, sans s'en douter, à ce mouvement peu gracieux. Peu s'en fallut qu'il ne perdît aussitôt tout son prestige. Hommes et femmes s'entre-regardaient tout étonnés de trouver des manières si peu conformes aux règles de la bonne société dans un jeune homme à l'extérieur si distingué et si capable, car le monde est porté à blâmer chez les autres ce qu'il pratique lui-même. Tout à coup un petit garçon de six ans vient se camper devant l'orateur et le considère fixement. Le jeune homme s'arrête en riant devant ce petit observateur en herbe.
—Qu'as-tu à me regarder, mon petit ami?
—Mais, Monsieur, tu n'as donc pas de maman? lui répond l'enfant d'un air courroucé et sérieux.
—Pourquoi cette question? repartit l'autre, un peu interloqué.
—Parce que, si tu en avais une, elle te dirait que ce n'est pas beau, dans un salon, de mettre la main dans la poche de son pantalon.
Je n'essaierai pas de dire quelle fut la honte, le courroux du pauvre jeune homme, si justement et si vertement tancé. Le petit garçon avait tort, sans doute, dans sa franchise, mais nous lui pardonnons, dans l'espoir qu'elle aura servi à corriger notre jeune héros.
IV
S'il n'est pas bon, s'il n'est pas possible même, dans l'éducation des enfants, de suivre un système relativement à leurs caractères, puisqu'il faut nécessairement modifier les moyens à employer selon ces caractères mêmes, il n'en est pas de même de la direction à donner à l'éducation concernant leur avenir et leur position sociale. Le choix d'une carrière, pour un garçon, est une affaire sérieuse; pour une fille, on voudrait bien qu'elle n'eût que celle de mère de famille, qui est sans contredit celle qui lui revient de droit.
Il est excessivement difficile, et presque impossible, de prévoir, dès son jeune âge, quelle carrière l'enfant embrassera; on fait des projets, on a une préférence, et la plupart du temps, lorsque l'âge est arrivé, les circonstances sont changées, la roue de la fortune a tourné; toutes les précautions, les préparations, les plans se trouvent déjoués et sont devenus inutiles.
Ensuite, tel enfant qui semble turbulent, impétueux, et qu'on destinera, sur cet échantillon de son caractère, à l'état militaire, peut se modifier, sa santé devenir faible et ne plus le rendre apte au métier des armes. Tel autre qu'on voudra consacrer aux sciences ne sera doué que d'une intelligence médiocre, et toute étude trop soutenue menacera d'altérer sa santé.
Il est certain, cependant, qu'on peut disposer un enfant à la carrière que l'on désire en s'y prenant de bonne heure. On développera en lui certaines facultés, on restreindra les autres.
Pour arriver à ce but, il est indispensable, ainsi que dans toute éducation, de s'occuper d'élever ses enfants; il ne suffit pas de les faire instruire. Les malheureuses théories sur la liberté individuelle qu'on met tant en avant, portent beaucoup maintenant à respecter la soi-disant liberté de l'enfant! Pauvre petit être! mais si on lui laissait ainsi sa liberté physique et matérielle, il se tuerait bientôt, n'est-il pas vrai? puisqu'il serait sans expérience pour se prémunir du danger. De même il se tue au moral, si on le laisse libre. Il ne suffit pas de le guider, il faut vouloir pour lui.
Si on laisse germer les défauts, comment l'en accuser?
Il est vrai qu'il faut les étouffer, ces défauts, d'une certaine façon; c'est là que gît la science de l'éducation. La répression demande à être faite de telle ou telle manière, suivant la nature de l'enfant, et suivant la nature du défaut à réprimer.
Comment se fait-il que les pères avares ont presque toujours des fils prodigues? Parce qu'ils ne procèdent pas par le raisonnement, par la persuasion. Ils laissent grandir l'enfant sans lui inculquer les lois de l'économie; ils se bornent à le sevrer de toute jouissance, sans lui donner aucune compensation.
Ensuite, le prestige de l'autorité tombe, lorsque celui qui l'exerce ne sait pas se faire estimer et respecter en tous points. Pour conserver du pouvoir sur un enfant, il faut rester pour lui sur les hauteurs de la perfection. Il ne faut pas qu'un fils puisse accuser son père d'injustice, d'avidité dans le gain, d'égoïsme, etc. C'est pourquoi le père économe et rangé aura un fils économe à son tour, et le père avare aura un fils prodigue.
Dans une famille de mes connaissances, il se trouvait un jeune homme de vingt ans que son père obligeait de s'habiller avec la plus stricte simplicité, ou, pour mieux dire, presque avec pauvreté, quoiqu'il eût une fort belle fortune. Le pauvre enfant, d'un caractère un peu orgueilleux, préférait souvent ne pas aller dans un endroit public que s'y montrer ainsi vêtu; et lorsque son père le forçait à aller dans le monde, comme il ne s'y rendait qu'à contre-coeur, il y était gauche, timoré, morose. Rien ne donne de l'aisance et de l'aplomb comme de se sentir au niveau des gens qui vous entourent.
On peut juger facilement de toutes les dissensions qui devaient exister entre le père et le fils, lesquelles, depuis l'adolescence de celui-ci, ne faisaient que s'aggraver; le père redoublant de sévérité, le fils finissant par se réjouir de la perspective de liberté que lui montrait pour un temps peu éloigné l'âge avancé de l'auteur de ses jours.
Ce triste événement arriva plus tôt qu'on ne s'y attendait; mis en possession de la part d'héritage qui lui revenait, il n'eut rien de plus pressé que d'avoir des habits venant du tailleur en renom et de mener cette vie dispendieuse dont il avait été tenu si éloigné. De regrets, il ne pouvait en avoir. Il ne connaissait pas la valeur de l'argent, précisément parce qu'en ne lui en laissant jamais, il n'avait pas pu apprendre à la connaître. Son père avait toujours paru regarder cent francs une si grosse somme qu'il crut qu'un billet de mille francs devait être éternel; bientôt les dettes et la ruine s'amoncelèrent autour de lui.
Il est évident que c'est la valeur de l'argent qu'il faut apprendre à un enfant, et non l'économie, pas plus que la prodigalité. Car celui qui n'a pas conscience de cette valeur versera aussi bien sa bourse pour une superfluité, qu'il la fermera devant un besoin réel.
Mais je m'aperçois que je me suis un peu éloignée du sujet primitif de ma causerie.
Parfois, une décision prise trop tôt au sujet de la carrière d'un enfant peut étouffer une vocation véritable, un talent réel; il est difficile de reconnaître les véritables vocations, et il arrive souvent qu'on sacrifie un avenir sérieux à une chimère purement fantaisiste.
Un enfant saisit-il par hasard quelques notes d'une chansonnette, montre-t-il quelque sensibilité à la musique: aussitôt on déclare qu'il a des millions dans le gosier. Déclame-t-il gentiment une petite fable, nul doute qu'il ne puisse devenir un Talma, et s'il barbouille quelques bonshommes, il est clair qu'il possédera le talent de Rubens. Il s'ensuit souvent des discussions entre les membres de la famille, discussions qui toujours, plus ou moins comprises du petit héros, produisent sur lui l'effet le plus pernicieux. Ne cède-t-on pas, il se croit incompris, ne se met qu'avec dégoût au travail qu'on lui impose, et ne produit généralement qu'un fruit sec. Donne-t-on, au contraire, libre cours à cette prétendue vocation, le premier enthousiasme s'évanouit bientôt et il ne reste rien. On s'aperçoit trop tard de l'erreur dans laquelle on est tombé.
Le premier point à considérer pour décider de la direction à donner à l'éducation d'un enfant, est qu'elle puisse lui servir en mettant au pis les circonstances de sa vie. L'élever dans l'espoir qu'il jouira de la fortune, lors même qu'on en possède au moment où l'on prend cette décision, est un leurre; l'élever dans la conviction qu'il saura s'en faire une, conduira au même résultat.
Si l'on est dans une position médiocre ou inférieure, on doit éviter, n'importe à quel sexe il appartienne, de lui donner une éducation tendant à l'exciter à sortir de sa sphère, ce qui n'arriverait qu'à en faire un déclassé. C'est un but pratique et non chimérique qu'il faut poursuivre avant tout; les circonstances suppléeront au reste.
L'ambition de chacun dans sa sphère: voilà ce qu'il faut inspirer, sans chercher à ouvrir des horizons plus larges avant que le caractère ait assez de poids pour savoir en faire une juste appréciation. Ceci est plus spécial à l'instruction qu'à l'éducation.
Bien des pères veulent élever leurs fils au-dessus de leur niveau à eux; ils croient les rendre plus heureux en leur donnant les moyens de pénétrer dans un monde qui n'a pas été le leur. Ils n'arrivent qu'à se faire mépriser de leurs enfants, et à les exposer aux railleries de ceux qui se croient leurs supérieurs.
Le mérite personnel seul, avéré et positif, peut remplacer la naissance; une instruction incomplète mais prétentieuse qui ne sert qu'à vous faire duper, ne suffit pas, même accompagnée de la fortune.
Il est des natures exceptionnelles,—on en voit des exemples assez fréquents en Angleterre,—qui savent, tout en restant dans leur sphère, s'élever par leurs aptitudes et leurs sentiments. Le type du gentilhomme campagnard, cultivant ses terres, aimant et goûtant les beaux-arts, s'instruisant tous les jours par les lectures sérieuses, à la piste de nouvelle découvertes pour perfectionner les instruments servant à l'agriculture, mais ne cherchant pas à aller briller à la ville ni à faire partie de la Chambre des lords, est digne d'être cité. Le négociant, qui dépense généreusement sa fortune à se former une galerie des chefs-d'oeuvre de nos peintres contemporains, qui fonde des prix et des pensions de retraite pour les artistes, qui possède des collections à faire pâlir d'envie des bibliophiles, mais qui passe une partie de sa journée derrière le guichet de sa caisse, sans jamais songer à toucher lui-même le crayon ou l'archet, et sans avoir la moindre prétention à envoyer sa prose pour prendre place dans les colonnes d'un journal politique, voilà un bel exemple à suivre.
Donnons donc à nos enfants une profession quelconque, serait-ce celle de sabotier, mais que ce soit une profession pratique, un métier dont ils puissent se servir en toute occasion; un jour ou l'autre, ils nous en sauront gré.
CHAPITRE X
SUR LE CHOIX DES MOYENS D'INSTRUCTION.
Dès qu'un jeune ménage voit poindre l'espoir d'avoir à élever une petite famille, la question des moyens d'éducation ou plutôt d'instruction à employer est débattue et mise à l'étude. La mère penche pour garder ses enfants auprès d'elle, le père craint la faiblesse du coeur maternel et veut les éloigner. La plupart du temps ces beaux projets et ces grandes décisions sont changées lorsque arrive le moment de commencer à instruire l'enfant. Chacun prône son dieu; les uns affirment, non sans raison, que l'instruction en commun est nécessaire au développement du caractère; d'autres vantent l'avantage de l'éducation en famille, et ils n'ont pas tort; une bonne éducation eh commun est excellente, mais comme il est très difficile de l'avoir bonne, celle de la famille est alors de beaucoup supérieure. Je pense qu'on doit essayer de réunir les deux, et cela n'offre pas autant de difficultés qu'il le paraît au premier abord. Le garçon sera gardé à la maison jusqu'à l'âge de dix ans, mais envoyé comme demi-interne au collège; de cette façon il bénéficiera des deux avantages. Plus tard, il est indispensable, pour qu'il apprenne à être homme, de le mettre absolument hors de la maison paternelle, sans l'en éloigner totalement cependant, quoique cela puisse paraître un contresens, tellement la nuance est délicate.
La petite fille a moins besoin de s'habituer à se passer des siens, mais il est bon aussi qu'elle soit initiée à la vie commune; on lui fera suivre les cours, ou bien on la placera, de neuf à douze ans, dans une bonne maison d'éducation. Après cet âge, elle ne doit plus quitter sa mère, et les cours qu'on pourra lui faire suivre suffiront parfaitement.
On peut aussi procurer à son enfant les avantages de l'éducation en commun en réunissant chez soi quelques enfants de ses amis. Je connais une famille très estimable et jouissant d'une jolie aisance, où se trouvent une fille de dix-huit ans et un petit garçon de dix ans. Les parents ont pris chez eux le fils d'un de leurs amis, qui est du même âge que le leur, et on leur amène chaque jour un autre enfant du voisinage. Ils reçoivent tous les trois les mêmes leçons, travaillent et prennent leurs récréations ensemble. En outre, la jeune fille est chargée des fonctions de répétiteur et de surveillante, ce qui lui permet de compléter ses études et l'oblige à occuper son temps d'une manière utile. Elle prend, en assistant aux leçons, quelques notions de langues mortes et des sciences positives; cette éducation par la soeur aînée présente, ainsi que je viens de le dire, plusieurs avantages, dont les principaux sont l'initiation de la jeune fille aux devoirs de mère de famille et un but sérieux à ses travaux de chaque jour.
Il est évident qu'il est fastidieux de travailler sans but; c'est un peu là le malheur des jeunes filles en général et ce qui les entraîne vers les futilités et le monde. On étudie lorsqu'on est enfant afin de ne pas être ignorant plus tard. Les jeunes gens poursuivent une carrière dans leurs études. Mais la jeune fille de dix-huit à vingt ans, dont l'instruction est tout à fait suffisante pour une femme, à qui même il est interdit d'en acquérir davantage, de franchir des échelons plus élevés sans prendre rang parmi les bas-bleus et la femme savante, quel but, quel encouragement a-t-elle? Elle étudie son piano pour briller en société; elle peint si elle veut devenir une artiste; autrement, tout ce qu'elle fait n'est guère qu'en vue de passer son temps, en attendant… quoi? qu'elle se marie ou que sa vie s'écoule peu à peu. On se fatigue vite de travailler et même de vivre en vue d'un espoir chimérique; combien plus grand est l'encouragement, lorsque le but est là tout près, et qu'on voit le résultat chaque jour!
Mais la décision sur la façon d'instruire un enfant étant prise, on n'est pas encore délivré de tout embarras; il faut choisir des professeurs ou une maison d'éducation. Dans le premier cas, une mère, ayant surtout plusieurs enfants, ne peut, quel que soit son dévouement et sa bonne volonté, les instruire elle-même. La direction d'une maison dans tous ses détails, la surveillance de sa famille, de ses domestiques et forcément ses devoirs d'épouse, ne peuvent laisser à une femme le temps de s'occuper sérieusement de l'instruction de ses enfants.
Je suis loin d'approuver celle qui les abandonne du matin au soir à une institutrice, ou à un précepteur; les récréations, les promenades, les soirées, appartiennent à la famille, mais les leçons ont plutôt à gagner à être données par des étrangers; premièrement, aussi capables que soient les parents, ne s'étant pas consacrés à l'instruction, ils ne peuvent connaître les secrets du métier de professeur; devant les enfants, il ne faut jamais faillir, hésiter, ni se tromper. Ensuite, le professorat exige une certaine habitude. Il faut d'abord une grande patience, une précision, une certaine expérience de l'enfance et des méthodes. C'est pour ainsi dire une vocation demandant des aptitudes spéciales. Les utopistes, en voulant que la mère instruise ses filles, sont donc dans l'erreur. Sauf de rares cas, le résultat ne sera jamais aussi complet que lorsque la mère s'occupe beaucoup de l'instruction et surtout de l'éducation, mais se fait aider par d'habiles professeurs.
On comprend facilement, d'ailleurs, ainsi que le dit vulgairement le proverbe, qu'il y a plus dans deux têtes que dans une; quelle que soit l'initiative que le coeur maternel puisse avoir pour former le caractère de ses enfants et pour les élever, il peut ne pas trouver les arides combinaisons nécessaires à l'instruction. Ces deux genres sont très distincts. Ensuite il y a le prestige de l'autorité, de l'intimidation, de la sévérité. La mère sera là comme répétiteur; elle atténuera les fautes, elle encouragera dans les moments de faiblesse; elle achèvera, parfois, le devoir au risque d'encourir la colère du professeur, et c'est pourquoi la mère et l'instituteur ne peuvent être une seule et même personne.
Par suite de ces considérations, il est préférable de choisir une personne s'étant déjà occupée d'éducation et ayant fait à ce sujet des études entières et complètes. Une novice en cette matière, aussi instruite et capable qu'elle soit, ne vaudra jamais ceux ayant de l'expérience. J'ai eu occasion de vérifier de visu cette assertion.
On me donna, étant jeune fille, un professeur de littérature et un professeur de musique; le premier, homme très savant et très érudit, avait rempli de hauts emplois nécessitant beaucoup de savoir, mais n'avait jamais exercé le professorat; le second était excellent compositeur, grand artiste, mais dans le même cas que le premier, eu égard à ses nouvelles fonctions. Je perdais totalement mon temps avec eux, et on dut les changer. J'ai connu une illustre maîtresse de piano, donnant d'excellentes leçons, faisant d'habiles élèves, mais incapable d'exécuter un morceau par elle-même. Elle était supérieure dans sa façon d'enseigner. Pour être professeur, il ne suffit pas de savoir, il faut encore savoir enseigner, et en outre savoir suivre le caractère de l'élève.
Il n'y a là ni manuel, ni traité qui puissent donner des règles, et dire: aujourd'hui telle leçon, demain telle autre. Il faut, avant tout, se conformer aux aptitudes des enfants, les aider, les encourager; parfois, forcer le côté faible. Ce qu'aucun livre n'apprendra non plus, c'est la patience, c'est la façon d'expliquer pour se faire comprendre des jeunes imaginations, c'est la manière de s'occuper de son élève, de prendre de l'autorité sur son esprit. Certains professeurs obtiennent souvent des mêmes enfants ce que d'autres n'ont jamais pu obtenir. Cela vient de la manière d'enseigner.
L'âge préféré pour une institutrice ou un précepteur est de vingt-six à trente-cinq ans. Plus jeunes, ils n'ont pu acquérir assez d'expérience; plus âgés, ils sont souvent aigris sur leur position, malades, fatigués, maniaques, etc. Il ne faut pas exiger qu'ils sachent tout, de crainte qu'ils ne sachent rien à fond. Or, il ne faut pas oublier que, pour enseigner, il est nécessaire de savoir dix fois plus que ce qu'on doit démontrer. Il est impossible qu'une jeune fille ayant passé ses trois examens à la Sorbonne ait pu trouver le temps d'étudier quatre ou cinq heures par jour, au moins, le piano, pour devenir une musicienne de première force, puis de consacrer des journées entières à la peinture, et en outre d'avoir pu s'exercer suffisamment dans les langues étrangères, avoir même fait les voyages nécessaires pour les connaître véritablement. C'est demander l'impossible. Une institutrice universelle peut commencer un enfant, mais bientôt des leçons spéciales sur chaque branche seront beaucoup plus fructueuses. L'institutrice restera comme répétitrice, si ce n'est pas la mère qui joue ce rôle.
Elle doit être choisie assez distinguée dans son extérieur, afin que son élève puisse la respecter et ne pas prendre de mauvais exemples; mais ses principes et ses moeurs doivent surtout être de la plus grande rigidité. La moindre coquetterie de sa part serait funeste à l'élève; un caractère léger, peu sérieux, n'est pas compatible non plus avec ces fonctions.
Ce n'est donc pas chose facile que le choix d'un professeur à admettre dans l'intimité de la famille. Lorsqu'on habite la ville, le mieux est qu'il soit externe, c'est-à-dire, arrive le matin et parte à l'heure du dîner. Et si la mère pouvait prendre sur ses autres occupations de se consacrer à son enfant depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, il serait encore mieux de se contenter des cours et des leçons spéciales. C'est aussi le cas des familles auxquelles leurs ressources ne permettent point de trop fortes dépenses.
Quant au choix d'une maison d'éducation, le choix est encore plus difficile. On veut l'air des champs pour les petits êtres qu'on se propose d'y enfermer, et on veut en même temps la proximité de la ville, pour que l'enfant puisse jouir des leçons spéciales qui, là aussi, sont indispensables. On cherche les soins maternels, l'instruction solide et l'éducation du monde, tout à la fois.
Il y a à Paris des maisons laïques et religieuses réunissant toutes ces diverses qualités.
Les bonnes maisons d'éducation acceptent difficilement des élèves sortant d'une autre maison.
Il est excessivement important d'ailleurs de ne point changer, autant que possible, les professeurs; c'est toujours très nuisible aux progrès de l'enfant aussi bien qu'à son caractère.
Recommandons aussi à nos lectrices, quoiqu'il puisse y avoir de nombreuses exceptions, de se méfier des petites pensions, aux élèves peu nombreux, dites de famille. Généralement l'économie s'y métamorphose en mesquineries.