Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle
CHAPITRE XI
DE L'INSTRUCTION.
I
Il y a quelques années, il s'est produit un fait très singulier et qui, probablement, a passé inaperçu pour bien du monde; il avait été donné pour sujet au concours d'un prix de l'Académie, l'Instruction des femmes en général. Chose étrange, personne ne s'est présenté, ou plutôt n'a envoyé de travail, et l'Académie a été obligée de changer le sujet du concours afin de pouvoir décerner le prix.
Il semble, cependant, qu'il y ait beaucoup à dire aussi bien que beaucoup à faire sur ce sujet. C'est une étude encore neuve, car il ne faut pas remonter bien loin les siècles passés, pour trouver les femmes reléguées dans l'ignorance. Je ne parle ici qu'en général, car de tout temps il y en eut exceptionnellement de très instruites. Depuis les hétaïres de la Grèce, qui apprenaient les langues étrangères, la musique, les beaux-arts, et tout ce qui est susceptible de rendre leur conversation attrayante et intéressante pour les hommes, dont elles étaient surnommées les amies [En grec hétaïre signifie amie de l'homme.], et en passant par Marguerite de Valois, qui jouait de l'épinette, faisait à onze ans de petits discours en latin, et écrivait des lettres si charmantes à son royal frère, alors que les plus grands seigneurs se piquaient de ne pas savoir signer leurs noms, nous arrivons vite aux salons de Mlle Scudéry et de l'hôtel Lafayette. Mais ce ne sont là que des exceptions, je le répète, réservées à des femmes d'une certaine société et dans certaines positions.
Les Athéniens tenaient leurs femmes et leurs filles soigneusement enfermées dans le gynécée, où l'instruction ne pouvait leur arriver; dans le tiers-état du moyen-âge, et dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, on s'occupait peu d'initier les femmes aux sciences et aux beaux-arts, dont l'ère ne faisait que commencer à ouvrir réellement ses portes.
Maintenant, tout le monde a un droit égal de s'abreuver aux sources de l'instruction; la femme de la cour ne jouit pas de plus de privilèges que la simple boutiquière, et c'est cette instruction qui est le grand niveleur de toutes les classes.
Mais, depuis qu'on est plus instruit, en est-on meilleur? Je crains qu'il faille, malheureusement, répondre non. Pourquoi? C'est qu'on semble avoir pour objet de remplir la tête et d'isoler le coeur; l'intelligence absorbe l'âme, et de cet état de choses il ne faut attendre que des désastres.
«De la culture de l'esprit des femmes, a dit Shéridan, dépend la sagesse des hommes; » c'est pourquoi cette instruction des femmes mérite de nous préoccuper à un si haut degré.
L'instruction pour les deux sexes, dans quelque position qu'on soit, n'est jamais trop grande, mais c'est à la condition d'être bien dirigée.
Il semble, et on affirme, que plus on sait, plus on s'aperçoit de la profondeur de son ignorance. La jeune fille qui sort de pension à dix-huit ans s'écrie: «Je n'ai plus rien à apprendre, je sais tout; n'ai-je pas remporté tous les premiers prix?» Le savant de soixante-quinze ans, sur le bord de la tombe, après avoir travaillé toute sa vie, se dit: «Que de choses j'ignore encore! une nouvelle vie devant moi pour apprendre suffirait à peine.»
Mais, pour arriver à confesser cette grande vérité, il faut avoir pu acquérir cette profonde instruction qui la découvre à nos yeux, et que la médiocrité couvre d'un voile; tout le monde n'est pas dans la position matérielle aussi bien que morale d'y arriver; c'est donc à ceux qui savent qu'il appartient de dispenser cette richesse morale à chacun selon sa position, son degré d'intelligence et l'existence à laquelle il est destiné. C'est une erreur trop répandue de croire que cette demi-instruction qu'on reçoit au pensionnat nivelle et aplanisse tous les chemins; qu'elle donne accès dans les salons de l'aristocratie, et remplit la bourse au besoin. Ce demi-savoir ne fait, au contraire, que déclasser ceux qui l'ont acquis, les placer dans une fausse position et les mettre hors d'état d'en acquérir une meilleure.
Il est impossible que l'instruction soit la même pour tous; il est des portes qu'il vaut mieux ne jamais voir ouvertes, lorsqu'on ne doit pas les franchir; il est des horizons tellement grands que certains esprits ne peuvent les embrasser. L'égalité n'est pas plus possible en instruction qu'en fortune. Le jour où l'ouvrière jouera du piano et ira aux cours de la Sorbonne, elle rougira d'avoir les mains rouges et ne travaillera plus le soir. Or, les mains rouges et le travail du soir, c'est la vertu de l'ouvrière. Le jour où la femme du commerçant, croyant que l'instruction nivelle tout, voudra aller chanter dans le salon de la duchesse, ou causer chez le savant de l'Académie, elle négligera les livres de compte de son mari et recevra mal les clients.
Envisagée d'une façon générale, la femme n'a pas besoin d'une grande érudition; notre sexe possède une intelligence bien plus vive et plus perçante que celle de l'homme, elle sait s'approprier merveilleusement et tirer parti des moindres choses; il suffit de nous ouvrir quelques aperçus pour que, plus tard, au besoin, nous puissions acquérir ce qui pourra nous manquer; ce qu'on doit s'efforcer de nous donner, à cause précisément de nos aptitudes à tout saisir avec ardeur, c'est le contentement de notre position et la modération de nos désirs ambitieux. Ceux qui nous dirigent doivent mettre à profit nos dispositions pour nous faire approfondir une branche quelconque, qui ne soit pas seulement une futilité, mais qui puisse nous offrir un gagne-pain en cas de besoin.
Ce qui donne le plus de poids à un caractère, c'est de se savoir capable de quelque chose, c'est de sentir qu'il peut se passer des autres.
Si une instruction différente dans les détails doit être attribuée à chaque classe, il est cependant possible de la résumer dans son ensemble: la femme de tout rang, celle qui vient au monde dans une chaumière aussi bien que celle qui naît dans un palais, outre des principes inébranlables de vertu et de religion, doit apprendre, avec les notions plus ou moins élémentaires des sciences et des arts, à travailler à l'aiguille, à faire le ménage et la cuisine, et avoir une profession en rapport avec ses habitudes.
J'ai connu un père de famille qui possédait une très belle, sinon une grande fortune; sa femme savait ordonner à ses domestiques, mais non exécuter ni commander, car pour bien commander quelque chose, il faut savoir le faire par soi-même, au besoin, pouvoir le démontrer et se faire voir à l'oeuvre. Comment une pauvre paysanne saura-t-elle épousseter et soigner de beaux meubles, si personne ne le lui apprend? A la campagne surtout on est exposé à avoir des serviteurs qui ne connaissent pas bien le service; comment les reprendre, si l'on ne sait pas soi-même d'où vient le mal? Chez M. B. (la famille vivait alors à Paris), à un dîner de cérémonie, le cordon-bleu, servit un jour une volaille rôtie qui n'avait pas été vidée. Mme B. n'y connaissait rien; elle témoignait sans cesse d'une ignorance terrible, indiquant à sa cuisinière des moyens ridicules d'accommoder certains plats, lui adressant des reproches hors de propos, etc. Des incidents de ce genre amenaient souvent des discussions entre elle et son mari, quoique sous tous les rapports, ils fissent très bon ménage. Ayant, plus tard, acheté une magnifique propriété à une vingtaine de lieues de Paris, ils se trouvèrent parfois, par suite de divers incidents, sans cuisinière; et Mme B. était dans l'impossibilité d'y suppléer, même par conseils à sa femme de chambre. Ce n'était pas sa faute, mais celle de son éducation.
Elle reconnaissait ses torts, seulement elle était trop âgée pour y remédier, car ce n'est pas lorsque les maladies et les soucis de la vie et de la famille sont arrivés qu'on peut changer ses habitudes et s'assujettir à des occupations qu'on n'a jamais pratiquées. Elle était parfaitement d'accord avec son mari pour élever sa fille autrement qu'elle ne l'avait été elle-même: le père voulut, dès que l'enfant eut fait sa première communion, qu'elle s'occupât de la maison, travaillant avec les domestiques dans la mesure de ses forces, et voyant ainsi par elle-même les améliorations qu'il serait bon d'introduire; on fit venir un cuisinier pour lui donner des leçons: «Je veux que ma fille, disait M. B., puisse faire une omelette à son mari, et quelques plats recherchés, s'il est malade, et préfère que la main blanche de sa femme les apprête; puis encore qu'elle sache commander ses domestiques et les enseigner.»
Il y des pensions en Belgique et en Allemagne, je crois même qu'on le fait dans quelques couvents de France, où, tour à tour, par semaine, les élèves passent à la lingerie, à la buanderie, à la cuisine, à l'infirmerie. Voilà la vraie instruction des femmes dans toutes les conditions, je le répète, avec quelques éléments d'érudition et une occupation principale pouvant leur être d'une utilité sérieuse.
Telle est, en résumé, l'instruction que doit recevoir notre sexe en général: le sujet est si grave que, pour l'approfondir, il faudrait y consacrer, non un chapitre détaché, mais un volume entier; néanmoins on peut essayer de donner un exposé succinct de l'instruction particulière inspirée par le bon sens et l'expérience, pour les filles, depuis celle de l'ouvrier jusqu'à celle du duc.
Ayant établi que l'instruction de toute femme, à quelque degré de l'échelle sociale qu'elle appartienne, doit se composer d'un peu d'érudition, des soins du ménage, et d'une profession lui permettant de gagner sa vie au besoin, il reste à définir les limites auxquelles ces différentes parties doivent s'arrêter, suivant les positions de fortune de chacune.
Nous nous occuperons, d'abord, de la classe moyenne, comme étant la plus nombreuse, et à laquelle il est laissé assez de loisir pour cultiver son esprit, tout en s'occupant d'économie domestique.
En quoi fait-on consister généralement ce qu'on appelle une belle éducation pour une jeune fille appartenant à la bourgeoisie?
On lui apprend comme principes solides de bonne conduite et de vertu, à assister machinalement, le dimanche, aux offices religieux, en toilette tapageuse, et à s'incliner imperceptiblement devant les jeunes gens de sa connaissance; puis on lui enseigne à se faire obéir et servir des domestiques, sous le prétexte de gouverner sa maison; et aussi à contraindre son caractère en société, afin de paraître une femme du monde.
Quand elle a appris, à la pension, un peu d'anglais, quelques morceaux de piano très bruyants, voire même des notions de dessin, et les petits ouvrages de main en vogue, on se déclare hautement satisfait, ne paraissant pas se douter que la femme pendant son séjour sur cette terre, ait un autre rôle à remplir que celui de briller et régner, et que les épreuves peuvent lui être prodiguées.
Hélas! chaque année a son hiver, chaque existence sa saison de tristesse; nous autres, parents, ne sommes-nous pas payés pour ne pas l'oublier?
Cette éducation ressemble beaucoup à celle que reçoit la jeune fille riche. On pousse celle-ci quelquefois un peu plus du côté des arts d'agrément; comme principes, on lui inculque, sûrement, une plus forte dose de vanité d'elle-même et de mépris pour son prochain. En gravissant le marchepied de sa calèche à huit ressorts, la petite personne est bien prête à se croire très supérieure à l'espèce humaine qui végète autour d'elle. Cette instruction ne présente que des surfaces polies et glissantes à celle qu'on a placée au sommet; rien n'est là pour lui permettre de se raccrocher; fatalement elle doit tomber dans le gouffre du vide qui l'entoure.
Il est vrai qu'on se trouve pris souvent entre deux dilemmes: entre la femme savante qui se masculinise et devient pédante, ridicule, veut dominer le sexe fort, et la femme ignorante qui est sotte, frivole, et incapable d'être une société et une compagne pour son mari, un guide pour ses enfants, un soutien pour elle-même.
Mais entre ces deux exagérations n'est-il donc pas un juste milieu? Par une instruction sérieuse, la femme ne peut-elle être initiée aux études des hommes, de façon à les comprendre et à pouvoir les écouter avec plaisir? Ne peut-elle surtout être apprise à savoir supporter l'adversité et à aider les siens à la supporter?
Ce n'est pas vers les sciences abstraites qu'il faut diriger les têtes, déjà si exaltées naturellement et si impressionnables, du sexe féminin. La femme doit être instruite, mais non savante. «L'érudition donne, même à la femme la plus aimable, une teinte apparente, parfois réelle, de philosophie hommasse qui éloigne d'elle,» a dit je ne sais quel grand moraliste.
En l'entraînant dans la politique, dans les controverses religieuses, dans le baccalauréat, comme quelques-uns veulent le faire, suivant de rares exemples d'outre-mer, c'est l'enlever à son ménage; c'est la masculiniser. Il ne faut pas confondre ces différentes directions avec la profession que je demande qu'on lui donne. Celle-ci la laisse toute à ses devoirs féminins. Elle lui est un point d'appui sur le terrain glissant de l'oisiveté dont je parlais tout à l'heure. Elle la protège et lui offre un crampon, non seulement dans ces heures où la monotonie et la régularité de sa vie la livrent à l'ennui, mais encore au jour, qui arrive tôt ou tard presque dans chaque existence, où la roue de la fortune s'éloigne de sa route.
La femme qui semble appelée à vivre dans une sphère très élevée doit, plus que toute autre, recevoir une instruction excessivement profonde; à celle-là même, on pourra permettre d'être savante, car c'est elle surtout qu'il faut préserver de cette oisiveté qui la jetterait dans la frivolité et la nullité la plus complète. Puisqu'on ne peut la stimuler en la faisant travailler pour vivre, il faut la faire travailler, si ce n'est pour son prochain, au moins pour la gloire; à tout prix il faut lui imposer une tâche, un but, lui montrer quelque chose de plus sérieux dans la vie que s'habiller, faire des visites et en rendre. A tout prix, il faut remplir le vide que laisseraient tous ses désirs satisfaits et le bien-être matériel, autour de son imagination et de son coeur; vide qui ne tarderait pas à être rempli par des caprices malsains, des énervements sans motifs, des rêves exaltés, finissant par conduire au mal ou au spleen.
A la fille de l'ouvrier, de l'artisan, du petit commerçant même, rien n'est plus funeste qu'une grande instruction, restant fatalement incomplète, laquelle est juste suffisante à lui ouvrir les yeux sur des fleurs aux corolles magiques, sans lui donner la perspicacité de percer jusqu'au précipice qu'elles recouvrent. L'instruction, comme tous les biens, veut n'être dispensée qu'avec sobriété, prudence, presque parcimonie et discernement.
Un homme doué d'une intelligence supérieure, de talents extraordinaires, peut, on a vu des exemples, s'élever au premier rang; une femme jamais! ou à de si rares exceptions qu'elles ne sont là que pour confirmer la règle; encore a-t-elle dû pour cela abandonner les privilèges de son sexe. La femme ne peut changer de position que par le mariage. Là est un grand écueil pour les jeunes imaginations.
Imbues de cette idée, les jeunes filles croient avoir le droit, ou veulent, par leur instruction, l'acquérir, de trouver ce prince des contes de fées, qui les sortira de leur position. L'ouvrière aspire après un monsieur; la bourgeoise, après un gentilhomme, et ainsi de suite.
En attendant ce bienheureux libérateur, on se pose en femme incomprise, on méprise ceux qui vous entourent, se croyant appelée à une destinée bien supérieure; en un mot, on est malheureuse dans sa position. On se trouve déclassée. Il m'a été donné de voir cependant, je le constate avec plaisir, au milieu de cette fièvre d'ambition qui est éclose dans les cerveaux féminins d'abord, comme de juste, pour pénétrer ensuite dans ceux des hommes, de même que notre mère Ève a mangé du fruit défendu avant Adam, quelques caractères qu'elle n'avait point atteints.
J'ai vu des commerçants, donnant par extraordinaire à leurs filles une instruction commerciale, dont les beaux-arts n'étaient pas absolument exclus, mais qui ne les enlevait pas à leur milieu; dès leur enfance, elles étaient nourries de l'idée qu'elles épouseraient un négociant comme leur père, qu'elles l'aideraient dans son bureau, qu'elles contribueraient à la prospérité de la famille, etc.
Elles ne regardaient point d'un oeil d'envie les clientes qui contribuaient à leur fortune, et ne croyaient point déroger en faisant acte de présence au magasin. Celles-là ont été vraiment gaies et heureuses toute leur vie, car il est toujours heureux celui qui sait se contenter de ce qu'il a.
L'ambition est un noble sentiment quand il est bien dirigé et qu'il ne dépasse pas le but qu'il est donné d'atteindre en faisant le bien.
La partie de l'instruction concernant le ménage comprend la couture, le repassage, la cuisine, le soin des malades et des enfants, la connaissance de la viande pour l'alimentation, celle des problèmes de l'économie domestique, etc.
La jeune fille, élevée par sa mère à s'occuper dans la maison, se trouve insensiblement initiée à ces travaux. Malheureusement, il arrive souvent que les mères, soit par faiblesse, soit par ambition mal-placée de rester maîtresses souveraines de leur intérieur, soit, la plupart du temps, par amour-propre maternel, pour laisser à leurs filles plus de loisir à jouer la femme du monde, se réservent ces occupations prosaïques, et lorsque la jeune personne se trouve subitement, par le mariage, à la tête d'une maison et d'une famille, tout est à refaire dans son éducation et ses habitudes.
L'érudition féminine doit porter spécialement sur l'arithmétique, généralement trop négligée; sans repousser l'étude de l'histoire et de la géographie, ainsi que celle de la littérature, on devrait appuyer plus qu'on ne le fait sur la botanique, enseigner un peu de médecine, un peu de chimie au point de vue domestique; ces notions seraient bien utiles à une mère de famille ou à une maîtresse de maison, que l'art de pianoter très imparfaitement, ou de savoir analyser les matières qui composent le soleil ou la lune, ainsi qu'on l'enseigne dans tous les cours de physique spéciaux aux jeunes personnes.
J'ai déjà eu l'occasion d'entretenir mes lectrices sur l'éducation professionnelle des femmes. Je pense donc inutile de répéter ce qui a été dit à ce sujet. La profession faisant partie de toute instruction féminine bien entendue, ne doit pas être purement nominale, de sorte que, lorsqu'il s'agit d'en faire usage, elle s'évanouisse en fumée et en projets; telle jeune fille se croit capable, parce qu'elle chante agréablement, de pouvoir, le jour qu'elle le voudra, aborder l'Opéra et gagner cent mille francs par an. Telle autre, qui réussit assez joliment la copie d'un petit tableau, ne doute pas que dans son pinceau, elle ne possède une fortune, et considère ses moindres esquisses comme des objets précieux.
Les personnes qui n'ont jamais travaillé pour de l'argent sont généralement imbues de l'idée que rien n'est plus facile que d'en gagner, et c'est une chose extraordinaire combien les débutants ont d'exigence et de prétentions exorbitantes.
Je n'entends pas non plus pour les femmes de ces professions masculines, comme certains économistes voudraient leur en faire prendre, professions les entraînant dans un milieu hors des attributions de leur sexe.
Il faut leur enseigner des professions pratiques, véritables, n'existant pas que dans l'imagination, susceptibles de leur être utiles d'un jour à l'autre, n'exigeant ni bassesse, ni aptitudes exceptionnelles, ni protections spéciales, mais seulement du travail, comme il en faut pour tout.
Il leur faut, surtout, apprendre à ne point rougir de les avouer, à se faire honneur d'être capables de quelque chose d'utile.
Il serait trop long, et je sortirais du cadre que je me suis tracé, si je voulais entrer ici dans les détails de l'éducation de l'âme et du coeur, appelée à tenir bien plus de place dans la vie d'une femme et à avoir bien plus d'influence sur son existence que l'instruction: éducation qui ne doit pas se borner, ainsi que je l'ai fait entendre au commencement de ce chapitre, à leur donner de la piété et de la vertu en apparence seulement, mais à pratiquer le bien dans la solitude comme devant la foule, et à avoir horreur et répulsion pour tout ce qui est mal, plutôt pour l'acquit de leur conscience que pour le qu'en dira-t-on du monde.
CHAPITRE XII
LES ARTS D'AGRÉMENT.
I
La musique au point de vue de l'instruction masculine.
Est-il utile que mes fils apprennent la musique? demande une mère.
Oui, certainement oui. Faites tout votre possible, employez toute votre autorité, pour que vos fils soient aussi musiciens que vos filles, et apprennent un instrument quelconque.
Quelle jouissance, quel agrément, quel bienfait pour leur avenir cela peut leur procurer, de quelle utilité, de quelle ressource cela peut leur devenir, vous ne vous en faites pas une idée, puisque vous posez cette question.
Dans le monde, à part la petite satisfaction de vanité, ce talent, aussi petit qu'ils l'aient, les fera rechercher et aimer de leurs supérieurs; un aide-de-camp, un secrétaire, un fonctionnaire de l'administration, un jeune magistrat, arrivant dans une petite ville, présenté dans une société, se voit de suite agréé, accueilli d'une manière bien différente, s'il est précédé d'une réputation de musicien. Il sera donc bon à autre chose qu'à danser, qu'à dire des niaiseries, qu'à stationner devant le buffet, se dit-on, et on en conclut, avant même de le voir, qu'il doit être un homme distingué, ou du moins qu'il en a reçu l'éducation. Il trouve plus facilement accès dans les familles et près des femmes de la bonne société; étant plus à même qu'un autre de se plaire avec ces dernières, d'apprécier leurs distractions et d'en jouir, il est, par ces motifs, éloigné des compagnies communes et perverses.
Car, en laissant de côté la considération que cela puisse contribuer, dans bien des cas, à l'avancement d'un jeune homme et à sa position dans le monde, l'influence que la connaissance de cet art a sur ses sentiments et sur ses habitudes, est incontestable. «Dieu nous a donné la musique pour calmer nos passions», a dit Platon. Lorsqu'on est initié aux pensées sublimes et élevées des grandes conceptions musicales, lorsqu'on est sensible aux accents de la divine harmonie, on ne saurait être vulgaire, ni mauvais. Même regardée comme puérile, la musique offre à l'homme, aussi bien qu'à la femme, un délassement noble et pur, au lieu des délassements trivials dans lesquels le sexe masculin est obligé de se jeter, pour se reposer des luttes et des travaux positifs de la vie.
Pourquoi, ce qu'on apprend à la fille, ne pas l'apprendre au garçon, qui doit devenir son compagnon plus tard? Quelle jouissance, s'ils sont tous deux musiciens, le mari et la femme goûteront ensemble! Ce sera une puissante raison qui le retiendra à la maison, que la plupart du temps il quitte parce qu'il ne sait qu'y faire. C'est une similitude de goûts qui les rapprochera (il n'en existe jamais trop), qui leur rendra courts et agréables les moments qu'ils ont à passer ensemble; d'un autre côté, combien de jeunes femmes vont chercher au dehors un auditoire qu'elles ne trouvent pas dans leurs maris! Et encore, quels compagnons pour la solitude, quelle consolation pour les moments de découragement, existent dans Mozart et ses émules.
Tout homme insensible à la musique n'est homme qu'à demi; la musique est la langue des dieux, elle est un bienfait du ciel dont elle est descendue. Mais, pour la goûter, il est à peu près indispensable d'être musicien soi-même. Quelques parents objecteront que les jeunes gens sont obligés, dans les lycées, de sacrifier leurs heures de récréation à cette étude, et que cela peut nuire à leur santé!
Et comment fait-on dans les autres pays? car, il faut bien l'avouer, l'éducation masculine sous le rapport des arts d'agrément est singulièrement négligée en France; cependant, les études de philosophie et de sciences ne sont pas inférieures aux nôtres à l'étranger, et les hommes n'en sont pas moins forts et robustes, adroits à la gymnastique et à tous les exercices du corps qui ont développé leurs facultés physiques, sans avoir exigé qu'on négligeât le développement de leurs facultés morales.
Il ne peut pas être donné à tous d'acquérir un grand talent musical; il faut d'ailleurs, pour cela, une disposition particulière; pourvu qu'ils en sachent assez pour cultiver leur voix s'ils en ont, et pour jouer une valse ou un accompagnement, ce sera suffisant pour avoir quelque influence sur leurs moeurs et leurs idées.
A une certaine époque de ses études scolaires, le jeune garçon sera obligé d'abandonner momentanément cet art, du moins en partie; mais le connaissant déjà, il y reviendra après, avec d'autant plus de délices. Dans l'enfance, le petit garçon se prête volontiers, comme tous les enfants, à apprendre la musique. Il appartient alors à la mère de lui en inculquer, lorsqu'il est encore tout jeune, le goût et les principes élémentaires. C'est un précieux fondement que vous jetez pour plus tard. Avant que le latin et le grec viennent s'emparer de lui, faites commencer le violon à votre enfant, si vous lui voyez les moindres dispositions. Si vous ne lui en voyez pas, tâchez de les lui faire naître, de les développer, par tous les moyens possibles; qu'il apprenne, surtout, à en faire un délassement, et point un travail. Autrement; lorsqu'il entrerait au collège, la force de l'âge, les heures sédentaires que réclament les études, le poussant aux exercices turbulents, s'il fallait qu'il commençât la musique, l'y feraient renoncer ou la prendre en dégoût. La connaissant déjà, il ne se refusera pas à la continuer. Dès l'âge de dix-huit ans, parfois plus tôt, le jeune homme s'aperçoit de tout le plaisir qu'il peut en retirer et il ne regrette plus le temps qu'il y a passé, ni les récréations qu'il y a sacrifiées. Il n'y a pas d'exemple d'un jeune homme de cet âge qui ne soit satisfait d'être musicien, ou qui ne regrette de ne pas l'être. Avec les années, cette satisfaction ne fait que s'accroître, ou ces regrets ne deviennent que plus amers; j'en ai été témoin, maintes fois, chères lectrices, et c'est par expérience que je vous parle.
Parfois, des personnes qui, soit par la négligence de leurs parents, soit par nonchalance ou inaptitude totale de leur part, ne possèdent pas telles ou telles connaissances, ont le mauvais goût, comme fiche de consolation, d'en faire fi, de les dédaigner, devant ceux mêmes qui ont le bonheur de les posséder. «A quoi bon jouer du piano ou du violon, savoir la musique! on en fera toujours bien assez sans moi! disent-ils; les soucis de la vie vous forcent souvent à abandonner ça! A quoi bon apprendre les langues étrangères? dans tous pays, on trouve des gens qui parlent le français!»
Pauvres gens! l'ignorance, la fatuité et la jalousie les font parler ainsi, et ils en sont les premières victimes; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils se couvrent de ridicule aux yeux des gens sensés! Alors même que cela ne leur serait d'aucune utilité, le fait seul d'acquérir une amélioration quelconque est un devoir pour nous. Autant vaudrait-il qu'ils dissent: «A quoi bon distinguer, le ciel des ténèbres, penser et aimer, avoir un coeur, une intelligence, on peut remplacer tout cela… avec de l'argent peut-être?» Ne nous laissons pas influencer par des raisonnements aussi absurdes, provenant d'esprits bornés et envieux; contentons-nous de leur répondre:
«Vous parlez ainsi, mes bons amis, parce que vous êtes comme le renard de la fable de Lafontaine, qui, regardant les raisins qu'il ne pouvait atteindre, disait qu'il les trouvait trop verts. Les raisins sont trop verts pour vous, voilà tout!»
II
Les langues étrangères.
Quel est le meilleur moyen pour apprendre les langues étrangères aux enfants?
Il est en très grand usage maintenant de donner aux enfants en bas âge des bonnes étrangères pour leur apprendre les langues. Cet usage offre des inconvénients, si les parents ne connaissent pas la langue qu'ils font apprendre à leurs enfants.
Les bonnes étrangères ont, comme celles de France, des accents, des prononciations vicieuses, et emploient des mots vulgaires, grossiers, et des locutions peu grammaticales. Imaginez un enfant qui apprendrait le français avec une Provençale, ou une Alsacienne! ou encore avec une Auvergnate, et qui répéterait, d'après sa bonne:—Fouchtra!… j'avons ben faim à c'te heure!—C'est exactement le même cas. Dans les pays étrangers, comme dans le nôtre, chaque province a son patois et chaque classe a ses expressions de politesse. Si des domestiques français apprennent à votre enfant des mots insolites, vous vous en apercevez de suite, et le reprenez. S'il vient vous dire: C'est-y-embêtant, ou bien: Ma bonne m'a dit que la dame d'en face est une….. vous le faites taire, et vous réprimandez la bonne; vous ne laissez pas aux mauvaises habitudes le temps de s'invétérer, et vous êtes à même de juger du degré d'éducation morale de votre domestique. Mais s'il s'agit d'une langue que vous ne compreniez pas, tout moyen de contrôle vous échappe.
On se réserve, il est vrai, de faire prendre plus tard des leçons à l'enfant, mais il aura beaucoup de mal, alors, à renoncer aux travers qu'il aura contractés; il faudra qu'il passe du temps à les perdre, comme il aura passé du temps à les prendre. Je connais un Anglais du meilleur monde, qui a appris le français avec une bonne, et qui n'a jamais pu perdre la prononciation de: Mam'zelle, et qué que vous v'lez.
Il est des nuances délicates qui dénotent la bonne société. On entend souvent des étrangers de distinction, des princes russes, etc., dire: Ça m'embête! Ce sont des domestiques qui leur ont appris cette expression élégante! et personne n'ose et n'a le courage de les avertir.
Il en sera de même pour vos enfants, si vous les faites examiner par quelqu'un connaissant la langue qu'on leur a apprise de cette manière. Il est bien difficile de se rapporter à des jugements, la plupart du temps trop indifférents ou trop intéressés, poussés à la flatterie par le désir de plaire ou à la dénigration par la jalousie.
Une de mes amies m'assurait, dernièrement, que son fils, ayant appris l'anglais avec une bonne anglaise, le parlait parfaitement. Comment le savait-elle? elle ne pouvait en être juge. En Angleterre l'usage, le bon ton, ne permettent pas qu'on emploie souvent les mots monsieur ou madame; on dit: oui, non, ou merci, tout court. Les inférieurs, les boutiquiers seuls répètent, à tout propos et à chaque minute: Yes, sir, yes sir. Le fils de cette personne avait contracté cette habitude, ainsi que celle d'abréviations qui ont lieu dans la langue anglaise parlée familièrement et vulgairement, et il laissait à tous les Anglais avec lesquels il causait l'impression qu'il était un valet.
Mais, en admettant même que l'accent soit bon, le langage correct, devez-vous consentir que la première venue puisse dire à votre petite fille, et même à votre petit garçon, des choses dont vous ne pouvez apprécier l'opportunité; éveiller des idées, inculquer des prétextes, précisément à l'âge où les enfants, comme de la cire molle, reçoivent la moindre empreinte qui passe sur eux, et d'autant plus vite qu'elle répond davantage aux instincts pernicieux que dame Nature jette au fond de tout être humain? Naturellement, je ne m'adresse pas ici aux mères frivoles, qui abandonnent la première éducation de leurs enfants à des mains mercenaires; celles-là ne se donneront pas d'ailleurs la peine de me lire; d'autres occupations, hélas! réclament leur temps et leur attention. Je parle à ces bonnes et tendres mères de famille qui se préoccupent du développement, autant au moral qu'au physique, des petits êtres que Dieu leur a envoyés.
Si vous ne pouvez donner à vos enfants une gouvernante, c'est-à-dire, une personne possédant une certaine instruction, et sur la moralité de laquelle vous puissiez avoir les meilleurs renseignements, ainsi que sur son accent, ne leur donnez pas de bonne étrangère ordinaire; permettez-moi cet avis. On peut parfaitement apprendre une langue sans cela; j'en vois constamment d'excellents exemples.
Voici la méthode que j'ai vu réussir, qui est simple et à la portée de tout le monde. En même temps que les autres branches de la science, et avec l'aide d'un bon professeur, l'enfant apprend grammaticalement la langue étrangère, c'est-à-dire qu'il apprend à la lire et à l'écrire; des dictées et des lectures à haute voix le familiarisent déjà avec la prononciation; il est évident que l'élève ne parlera et ne comprendra que fort peu, mais il pourra, je le répète, lire et écrire; c'est la méthode Robertson. Quand l'instruction est finie, instruction, si c'est un garçon, dans laquelle il a acquis la connaissance du latin et du grec, qui facilite énormément l'étude des langues vivantes, vous le conduisez ou l'envoyez passer six mois dans le pays même, en pension, dans une famille particulière et distinguée (il s'en trouve beaucoup en Angleterre et en Allemagne qui prennent des pensionnaires; ce sont surtout des familles de pasteurs); et après quelques semaines, comme si un voile se déchirait tout d'un coup, il comprendra et il parlera; mais alors il le fera correctement et avec élégance, ses précédentes études grammaticales et littéraires, son jugement ainsi que ses habitudes de la bonne société l'y ayant préparé.
Si vous ne pouvez procurer ce séjour, ou si c'est d'une jeune fille qu'il s'agit, qui ne puisse s'éloigner, vous lui donnez deux ou trois heures par jour, pour converser avec elle dans la langue désirée, une institutrice capable, qui ne parle pas un mot de français. Je vous garantis qu'on apprend tout aussi bien de cette manière et avec moins de risque.
On objecte que le jeune homme a tant de choses à étudier au collège, qu'il n'a que peu de temps à consacrer aux langues étrangères. Dans ce cas, il oubliera ce qu'il en aura appris, étant enfant, car rien ne s'oublie aussi facilement qu'une langue qu'on ne parle pas, pour ainsi dire, journellement, et j'en connais des cas; mais s'il veut plus tard reprendre l'étude de cette langue, il réussira en peu de temps à se familiariser avec elle.
Mon opinion est différente si vous parlez la langue que vous voulez enseigner à votre enfant; alors, donnez-lui une bonne du pays, et qu'il l'apprenne en même temps que le français; cela ne présente plus les mêmes inconvénients; il en sera de même, si vous le conduisez dès son enfance dans le pays où, entendant parler la langue par un grand nombre de personnes, il n'est pas soumis à une influence unique.
En Allemagne, les accents diffèrent, suivant les provinces, encore davantage peut-être qu'en France. Celui du Hanovre est le meilleur et le plus pur; il équivaut à notre accent de Touraine, qui est supérieur à celui de Paris, où l'on grasseie; l'accent berlinois est à celui de Hanovre ce que celui de Paris est à celui de Tours; ensuite, vient l'accent silésien, qui est bon aussi; mais évitez à tout prix de prendre pour gouvernante une Bavaroise, une Saxonne ou une Autrichienne; votre enfant apprendrait un allemand presque incompréhensible; dans le duché de Bade, il est corrompu par le voisinage de la Suisse, et dans les provinces du Rhin il n'est pas non plus très pur.
Pour la langue italienne, c'est l'accent florentin qui est le meilleur, le seul bon; le romain est peut-être plus doux, mais tourne au patois, ainsi que celui de Venise, les canzonnetas n'en ont que plus la couleur locale; mais nous ne nous occupons pas ici de la fantaisie, qui vient toujours assez facilement ensuite, si on le veut.
Quant à la langue anglaise, c'est la prononciation de la province de Galles qui est la plus claire, ainsi que celle de la Louisiane en Amérique. L'anglais de Boston, et de presque toutes les provinces américaines, est corrompu par l'émigration allemande, si abondante. Le vrai Anglais chante, bredouille, et mange toutes ses paroles en parlant; aussi, en arrivant en Angleterre, un étranger, connaissant bien d'ailleurs cette langue, mais dont les oreilles ne sont pas habituées à ce mélange, éprouve une véritable difficulté à comprendre.
Les Irlandais et les Ecossais ne parlent que des patois, lesquels sont excessivement pittoresques dans les ballades et les romans, mais manqueraient totalement de charme dans la bouche de nos enfants, et quand on pense que les bonnes anglaises sont la plupart irlandaises!
L'étude des langues s'est tellement propagée tout d'un coup en France, qu'avec cet enthousiasme, peut-être un peu trop entraînant et superficiel qui distingue notre caractère, nous nous sommes emparés à tout prix de cette idée, et quelques personnes ont imaginé de faire faire les premières études scolaires en langues étrangères. A première vue, cette idée paraît sublime; en y réfléchissant cependant, on trouve que nos enfants français sont, après tout, destinés à vivre en France, à faire leur carrière en France, à parler, à écrire en français; or, notre belle langue, chacun le sait, est d'une difficulté extrême; elle renferme des règles et des exceptions innombrables, des délicatesses et des nuances infinies; peu même de ceux qui consacrent leur vie à l'étudier peuvent se flatter de s'en servir dans toute sa pureté et sa correction; on ne saurait donc apporter trop de soins, trop de temps, ni commencer trop tôt à en inculquer les principes. Au contraire, pour une langue étrangère, il suffit de pouvoir se faire comprendre, de l'entendre, de la lire et l'écrire assez convenablement pour des relations d'affaires ou d'amitié; on ne prétendra jamais remplir la carrière d'avocat ou de littérateur en pays étranger; une connaissance plus superficielle est donc suffisante.
III
La peinture.
L'étude de la peinture se divise en deux catégories; la première comprend le dessin et l'aquarelle, la seconde le pastel et l'huile. On pourrait encore en admettre une troisième, la peinture industrielle; mais cette dernière ne rentre pas absolument dans l'éducation des enfants, tandis qu'au contraire la première surtout en fait partie essentiellement.
Il est très utile et très agréable pour tout le monde, lors même qu'on ne se sent pas de dispositions, ou qu'on n'a pas le loisir d'apprendre la peinture, de connaître au moins le dessin et l'aquarelle. C'est une étude qui ne demande pas beaucoup de temps et qui est plutôt un délassement qu'un travail. Au contraire des autres branches de l'éducation, elle n'exige pas d'être inculquée dès l'enfance, le jugement en étant la principale base.
Certainement, il en est à peu près de même pour tout, et la musique peut à peine être comprise et interprétée avec sentiment par un adolescent. Mais le mécanisme du piano et du violon exige impérieusement qu'on commence de bonne heure l'étude de ces instruments; de même que les doigts, la mémoire doit aussi être exercée, lorsqu'on est encore tout jeune, et les noms, les dates, les règles, tout ce qui est routine, en un mot, se retient alors bien plus facilement.
Pour le dessin, c'est tout différent, il n'y a ni mécanisme ni routine; tout y est sentiment et jugement, et, à moins de dispositions particulières, on n'entreprend guère cette étude avec fruit, avant l'âge de quinze ans.
Si l'on se borne à l'étude du paysage au crayon ou à l'aquarelle, il n'est pas besoin de longues années de travail, pour y trouver une source de jouissances infinies, particulièrement pour les personnes qui habitent la campagne ou qui voyagent.
Quel délassement plus charmant, en se reposant d'une longue marche, à l'ombre d'un arbre touffu, que de prendre l'esquisse d'un point de vue préféré! quel plus gracieux souvenir à envoyer aux parents, à l'amie éloignée, que le croquis de l'endroit où leur pensée s'efforce de nous voir! et quoi de plus agréable que de pouvoir rapporter dans notre album les vues de sites qui nous rappellent une sensation ou un souvenir? de fixer les couleurs chatoyantes de ces fleurs que la saison va nous enlever! et, par ce moyen, être à même, plus tard, de les reproduire avec notre aiguille et de varier ainsi à l'infini nos tapisseries! Il est impossible d'énumérer tous les côtés utiles et agréables du dessin. Les notions du dessin sont exigées maintenant dans tous les examens de jeunes filles comme de jeunes gens.
Les Anglais, sous le rapport de l'aquarelle, ont toujours été très supérieurs, et dans toutes les pensions des Iles Britanniques les jeunes misses apprennent les water-colours, et arrivent facilement à un degré de perfection étonnant. Ils ont une manière à eux de saisir un paysage et de l'esquisser; j'ai vu des aquarelles faites par de jeunes élèves anglaises, qui ont étonné des peintres français. Un professeur anglais, pour ce genre de peinture, serait donc à préférer.
Le petit bagage de l'aquarelliste n'est pas bien embarrassant. Il consiste en un block et une petite boîte de fer-blanc formant palette, et contenant couleurs et pinceaux. Ces matériaux nous viennent d'Angleterre; les boîtes françaises, généralement, ne sont point commodes, et les couleurs pas aussi bonnes. Quant au block, tout à fait d'importation anglaise, c'est ce qu'on peut imaginer de plus confortable pour dessiner ou peindre en plein vent. C'est une espèce d'album dont toutes les feuilles collées ensemble forment un pupitre résistant pour placer sur les genoux; une case est réservée aux crayons, et on n'a pas besoin de s'embarrasser de carton, ni de craindre de chiffonner son papier. Quand le travail est fini, à l'aide de la lame d'un canif, on décolle la feuille de Bristol.
Certes, si vous en avez le loisir, l'étude de la peinture sérieuse, et à l'huile, est bien celle dont on retire le plus de jouissances personnelles, et qu'on pourrait, en quelque sorte, qualifier d'égoïste, si rien de ce qui touche à l'art pouvait mériter cette atroce qualification. Quoique nous réservant les plus pures sensations, même lorsque nous en faisons seuls, la musique nous laisse toujours une impression mondaine, et nous ne pouvons nous défendre de désirer un auditoire. Pour la peinture, au contraire, on n'éprouve le besoin de personne, on peut passer des journées entières devant son chevalet sans s'apercevoir qu'on est seul. «Créer est un plaisir de Dieu!» a dit un homme illustre.
Mais, que de temps et de travail il faut pour arriver à un résultat passable! Que de menus frais à faire qui finissent par devenir onéreux, que de choses à abandonner! car, pour peindre, la tranquillité d'esprit et de longues heures sans dérangement sont de toute nécessité.
Les femmes ne peuvent arriver que difficilement à bien dessiner, et cependant le dessin est la base essentielle de la bonne peinture. Le motif en est qu'elles ne peuvent aller dans les ateliers et dans les musées faire des académies et étudier le nu; elles ne peuvent non plus apprendre l'anatomie; il faut donc qu'elles renoncent aux figures d'ensemble, et se contentent d'études de la tête et de copies.
Je m'arrête, car je n'ai pas la prétention de faire ici un cours de peinture, mais simplement, comme le titre que j'ai choisi l'indique, de communiquer quelques idées sur certaines branches de l'instruction, idées qui puissent ou éclaircir des doutes ou ouvrir des aperçus.
La peinture s'apprend à tout âge; et ceux qui prétendent s'ennuyer à la campagne ou à la ville, qui ont des loisirs dont ils ne savent que faire, peuvent y chercher le plus noble délassement manuel et intellectuel. Le simple dessin linéaire, le paysage à l'aquarelle, je le répète, est indispensable à toute éducation un peu complète. Quant à la troisième catégorie, la peinture industrielle, au point de vue utilitaire, elle devrait tenir la première place dans l'instruction de toutes les jeunes filles. Tout en étant un art charmant de pouvoir dessiner sur bois et graver, faire une eau-forte comme la reine d'Angleterre, peindre sur étoffe et sur porcelaine, comme Mme Sardou, la femme de l'auteur éminent, le faisait avant son mariage, on peut faire des objets utiles, lors même qu'on n'a pas besoin d'y chercher un gain, tandis que dans la peinture artistique on n'arrive le plus souvent qu'à faire des croûtes bonnes à mettre au grenier.
CHAPITRE XIII
EXERCICES DE CORPS.
L'éducation physique des enfants mérite autant d'attention que celle de leur intelligence. La gymnastique, la danse, la natation, l'équitation, les armes sont des moyens agréables pour développer la santé et la force corporelle de nos enfants, lesquels moyens ne sont pas dépourvus d'influence sur leur moral. Une nature étiolée ne pourra jamais trouver la somme d'énergie nécessaire à supporter les épreuves de la vie, et un caractère timoré ayant peur de l'eau, d'un saut périlleux, d'un animal ombrageux, n'osera jamais non seulement faire une action courageuse, mais même soutenir ses opinions; son caractère sera bas et vil.
La danse est certainement un exercice qui donne de la grâce et de l'aisance aux mouvements; cependant je ne conseillerai pas à une mère de famille de la faire apprendre de trop bonne heure à ses filles, car elle développe en même temps les goûts de la coquetterie et des plaisirs du monde; goûts qui s'éveillent toujours assez vite, surtout dans le sexe féminin, et qui ôtent à l'enfance cette naïveté, ce naturel si charmant à voir. Pour les mêmes motifs je me déclare tout à fait hostile aux bals d'enfants, que je regarde comme pernicieux, et ne pouvant que vicier leurs natures. Pourrait-on me citer quel bien nos enfants en retirent? Qu'ils dansent en rond ou à la corde, sans façon, avec la gaieté et le sans-souci de leur âge, à la bonne heure! mais qu'ils dansent les lanciers et la polka sérieusement, comme de grandes personnes, gênés et guindés dans leurs habillements, et que leurs petits traits soient altérés par le dépit, la jalousie et l'envie, inséparables de ces réunions, où l'amour-propre est toujours en jeu peu ou prou, c'est ce que je ne puis tolérer. Éloignons le plus qu'il est en notre pouvoir, de ces chers petits êtres, la coupe d'amertume, que le monde présente à ceux qui veulent prendre part à son festin!
De toutes façons, cela ne peut avoir qu'un résultat funeste. Si vous n'êtes pas dans une grande position de fortune, vous risquez d'éveiller en eux des goûts que vous ne serez pas en mesure de satisfaire plus tard, et dans le cas contraire ces goûts prendront toujours d'eux-mêmes une telle extension que vous ne devez vous préoccuper que de les modérer.
Les leçons de danse ne sont donc utiles qu'à l'époque où la jeune fille et le jeune homme vont faire leur entrée dans le monde. Dans certaines maisons d'éducation, on les remplace par des cours de maintien et de démarche, qui peuvent n'être que profitables.
La gymnastique est l'exercice le plus indispensable et le plus utile. Tout s'y trouve réuni; amusement, déploiement des forces et des grâces du corps, intrépidité, utilité.
Les heures de récréation passées au gymnase sont des heures utilement employées. Quant à moi, j'éprouve un véritable plaisir à assister aux cours de gymnastique dans un établissement bien monté. Ce qui est excessivement intéressant, c'est d'y suivre les progrès d'un enfant qui arrive; les premières fois, chétif, nerveux, pâlissant de frayeur devant le plus petit saut, accompagné de sa mère qui lui recommande sans cesse la prudence et stimule ses craintes par ses précautions, poussant des cris lorsqu'elle voit le maître le lancer sur l'échelle de cordes. Puis, progressivement, si elle est vraiment animée du désir de faire le bonheur de son enfant, si c'est une femme de bon sens, ou si une volonté plus ferme et au-dessus d'elle l'oblige à la persévérance, la mère et l'enfant se transforment au bout de quelques mois; elle est joyeuse d'avoir su vaincre ses appréhensions ridicules et de lui voir des joues fraîches et roses, des membres robustes; lui, aussi vigoureux maintenant au physique qu'au moral, est tout fier de ses exploits, de sa témérité, et raille les nouveaux arrivants.
La gymnastique développe les membres, la taille, et, en donnant de l'assurance aux mouvements, en donne aussi au caractère. Cet exercice est éminemment salutaire de toute façon pour la femme. De quelle utilité immense il peut lui être en cas d'incendie, de guerre, de désastre quelconque, de pouvoir se sauver et sauver les autres! En voyage, en excursion, combien il est agréable de ne pas connaître le vertige et de posséder de l'agilité! Au reste, tous ces avantages sont maintenant tellement reconnus partout, qu'on voit peu de jardins et même de maisons où il y ait des enfants, qui ne soient munis d'un appareil de gymnastique.
La natation est aussi excellente au point de vue de la santé qu'au point de vue de l'utilité, et aucun parent ne doit négliger d'y habituer ses enfants pendant les chaudes journées d'été. Il est nécessaire de commencer jeune ces exercices, afin que les membres et l'organisation s'y accoutument; plus tard, il serait difficile de remédier à des habitudes de mollesse invétérée, et aux vices de conformation intérieurs et extérieurs qui en résultent.
L'équitation, les armes, rentrent dans la catégorie de l'étude de la danse. Il est excellent de les connaître, pour les hommes surtout, mais ils ne peuvent être recommandés qu'aux familles jouissant d'une grande fortune, et dont les enfants peuvent disposer de loisirs et d'argent. En un mot, ils ne sont point indispensables et leur utilité est contestable.
Beaucoup de jeux se rapprochent de la gymnastique, et les parents doivent les choisir de préférence pour récréer leurs enfants. Le ballon, le jeu de grâce, le volant, le criquet, sont bien préférables aux simples jeux de cache-cache, de colin-maillard, de quatre-coins, etc., qui n'exercent que les jambes, tandis que les autres, outre les mouvements divers qu'ils exigent des bras et de la taille, mettent à contribution l'adresse, le coup d'oeil, le jugement en même temps que l'agilité.
Les personnes entre les mains desquelles repose le soin d'élever des hommes et des femmes futures, doivent naturellement s'efforcer à ce qu'une seule heure même de l'existence de l'enfant ne soit pas perdue inutilement; c'est pendant ces courtes années de l'éducation qu'il s'agit de former leur corps et leur intelligence, ainsi que de leur donner de quoi les mettre à même de fournir une carrière longue et brillante. Si les bons professeurs ont le talent de rendre intéressantes et attrayantes des études arides et abstraites, il faut une certaine aptitude pour savoir diriger les heures de récréation, de façon à ce qu'il en sorte un enseignement utile sans que ce jeune monde s'en aperçoive, et sans être obligé de les tenir dans le sérieux indispensable aux heures d'étude. Rien de plus funeste que de les faire promener, roides et silencieux au côté de leurs gouvernantes, au lieu de laisser un peu la nature à elle-même, tout en sachant, je le répète, y trouver un avantage pour eux.
Je crois donc qu'on ne saurait trop insister pour procurer aux enfants élevés chez leurs parents, des récréations utiles, prises en commun: au gymnase, en hiver, à l'école de natation, en été.
Le développement de la taille a chez les enfants une importance considérable, non seulement au point de vue de la beauté, mais à celui de la santé, et il doit être l'objet de la sollicitude constante des mères.
Dès l'âge le plus tendre, l'enfant doit s'ébattre en plein air, en toute liberté, et les mouvements de ses membres ne doivent pas être gênés par des vêtements trop étroits. A la campagne surtout, on doit laisser les enfants se livrer à la gymnastique naturelle, si nécessaire à leur âge, courir, sauter, grimper aux arbres: par ces exercices, ils acquièrent de la force et de l'adresse.
Certains parents timorés qui retiennent toujours leurs enfants et, dans la crainte d'un danger imaginaire, les empêchent de courir, de sauter, de grimper, leur rendent le plus mauvais service; ils se développent lentement ou mal et deviennent d'une grande maladresse. Dès qu'ils veulent se mêler aux jeux des autres enfants, ils tombent et souvent se blessent malheureusement, là où un autre enfant en eût été quitte pour une bosse ou une légère écorchure.
Laissez donc les enfants s'ébattre en liberté et suivre généralement leur volonté, tant qu'elle n'est pas contraire à l'accroissement de leur corps ou de leur esprit. Une bonne gymnastique bien dirigée, suivant les principes de l'art, est encore préférable à celle que font instinctivement les enfants; pour les filles comme pour les garçons, elle aura les plus heureux résultats; pour les filles surtout, auxquelles elle fera perdre cette sotte timidité, ces peurs ridicules qui leur font pousser des cris au moindre accident et les mettent hors d'état de se tirer du moindre mauvais pas auquel elles peuvent se trouver exposées. La gymnastique est donc absolument indispensable; mais on n'a pas toujours sous la main un établissement bien monté et des professeurs. Quelques notions et conseils sur cette étude pourront donc rendre service à bien des mères.
La gymnastique comprend l'enseignement pratique d'exercices particuliers propres à développer la force et la souplesse du corps; c'est un art précieux, non seulement à cause des heureux effets qu'il produit sur la santé des jeunes gens des deux sexes, mais encore par la confiance qu'il leur inspire dans certaines circonstances difficiles.
Mais on doit bannir de l'enseignement de la gymnastique tout exercice dangereux qui expose les enfants à des efforts, des foulures ou des entorses; avant tout, il importe de donner aux enfants de bonnes habitudes et d'aider au développement de leur force et de leur adresse; tels sont, les exercices sur place qui ont pour but d'assouplir les bras et les jambes; la course, le saut, les exercices du trapèze, du cheval de bois, des cordes à noeuds, des mâts, des échelles, etc.
Quels que soient les exercices gymnastiques que l'on fasse faire aux enfants, il faut toujours observer certaines règles hygiéniques et certaines précautions. Les meilleures heures pour se livrer à ces exercices sont celles qui précèdent les repas; car ils pourraient troubler la digestion. Il ne faut pas non plus excéder les forces de l'enfant, le surmener; on le fatiguerait sans profit.
Les vêtements dont on se sert pour faire la gymnastique doivent être larges et légers, ne gêner en rien les mouvements et ne serrer trop nulle part. Une large ceinture qui serre un peu la taille est cependant utile pour maintenir le ventre et le préserver de faux mouvements.
Il est prudent de se modérer vers la fin des exercices, de manière à ne pas se trouver trop en sueur au moment où l'on se reposera, mais il ne faut pas non plus s'arrêter brusquement, de crainte de s'exposer à un refroidissement subit, ce qui est toujours dangereux.
Si les vêtements sont mouillés, on aura soin d'en changer et de s'essuyer parfaitement avec une serviette bien sèche; mais il faudra surtout éviter de se laver à l'eau froide, de se coucher par terre ou de boire frais.
Il existe une gymnastique, que j'appellerai une gymnastique maternelle, qui se fait sans appareils, basée sur un ensemble de mouvements rationnels; on la prétend même préférable à celle qui s'exécute avec des instruments; elle seule peut donner à l'homme le summum de ses forces et le maintenir dans un état constant de santé et de souplesse.
Que les mères soient bien persuadées que faire faire à leurs enfants pendant cinq minutes quelques exercices libres bien ordonnés, est plus salutaire que de les promener pendant une demi-heure. Rien n'égale ces exercices pour mettre le corps en activité, pour le préparer aux mouvements quelquefois brusques et toujours beaucoup plus violents aux engins. Puis enfin beaucoup de familles ne peuvent, ou faire la dépense de tous les instruments de gymnastique, ou trouver assez de place pour les installer chez elles.
Je ne puis ici indiquer ces mouvements rationnels, limités de façon à ce qu'on puisse les exécuter chez soi sans aucun inconvénient; mais il existe des livres spéciaux faciles à se procurer. Les formes des mouvements, les exercices sont en général coordonnés de manière à pouvoir s'adapter à toutes les circonstances, à toutes les conditions d'âge et de sexe. Il va sans dire que les exercices doivent être rejetés dans tous les états inflammatoires et fébriles bien déclarés.
Il est très important de faire des exercices tous les jours, autant que possible à la même heure et avant un repas, en ayant bien soin de laisser un intervalle d'une demi-heure entre la fin des exercices et le repas.
Il faut avoir soin de se débarrasser des parties du vêtement qui peuvent serrer, soit au ventre, soit au cou, soit à la poitrine.
Les exercices devront être exécutés lentement, sans hâte ni brusquerie, en ayant soin de ménager des intervalles de repos convenables; cependant il faut y mettre de la vigueur et toute la plénitude de la force de tension des muscles.
CHAPITRE XIV
LES VACANCES.
Au lieu de répéter ces vieux clichés, célébrant le retour des enfants au foyer et le bonheur des parents à les embrasser, je veux envisager cette période de l'année sous un aspect plus sérieux et plus important. Le temps des vacances, qui semble n'offrir à l'esprit que plaisir et joie, constitue néanmoins des devoirs spéciaux aux parents et aux enfants, que les uns et les autres sont coupables de ne pas remplir et qui ont l'influence la plus grave sur leur existence.
Bien des parents, dans leur bonheur de posséder près d'eux ces êtres chéris, dont les circonstances les forcent à se séparer le reste de l'année, se laissent aller à les soustraire à toute contrainte; ils s'efforcent de leur procurer le plus d'amusement possible, de leur donner du bon temps, comme ils disent.
On les dorlote, on les laisse dormir la matinée (c'est de rigueur; ne faut-il pas les dédommager de se lever matin toute l'année au lycée ou à la pension?). Ensuite, on laisse paresser l'enfant en déshabillé, aussi longtemps qu'il le désire; on ne l'assujettit à aucune étude, on supporte tous ses caprices: pauvres petits, il faut bien les laisser faire un peu ce qu'ils veulent, ils sont si tenus le restant de l'année! Quel est le résultat de ce régime? Premièrement, qu'avant que la première quinzaine des vacances soit écoulée, les parents sont littéralement harassés de la présence de leurs enfants, et qu'ils appellent de tous leurs voeux le terme du laps de temps dont ils s'étaient promis tant de jouissances. Les enfants, de leur côté, s'ennuient bientôt de ce farniente, tout en étant trop jeunes et trop faibles pour avoir le courage d'y remédier eux-mêmes; ils deviennent de plus en plus désagréables, et finissent parfois par arriver au même résultat que les parents, c'est-à-dire à désirer revoir leurs professeurs et leurs camarades. Mais tout cela n'est encore que le moindre malheur. Ce qui est bien plus grave et mérite une sérieuse considération, c'est que par ce moyen on détruit en quelques semaines tout le bien qu'une année d'efforts de part et d'autre a pu faire.
L'enfant qui ne se lève de bonne heure, qui ne consent à travailler régulièrement, à avoir de l'ordre, etc., que parce que la règle de la maison d'éducation où il est l'y oblige, qui n'est pas convaincu qu'il faut que les choses marchent ainsi dans la vie, et qui sait que ses parents l'autoriseront à faire autrement, cet enfant prend en haine d'abord la vie de la pension, et ensuite il ne vit qu'avec l'espoir que, lorsqu'il sera son maître, il pourra suivre tous ses penchants. Sa soumission, ses bonnes habitudes ne sont que factices; il brûle de s'y soustraire, et il le fera à la première occasion. On voit des jeunes filles consentant à se marier avec le premier venu, afin de pouvoir faire leur volonté: déjeuner au lit, par exemple, ce qui est le rêve de tout pensionnaire à quelque sexe qu'il appartienne, et rester couché jusqu'à onze heures, à lire paresseusement quelque niaiserie. Ils veulent ainsi réagir contre ce qu'ils appellent les exigences de ceux qui les ont élevés; ils ne comprennent pas qu'à n'importe quel âge et dans quelque position qu'on se trouve, il ne faut jamais perdre son temps inutilement, et que, toute la vie, on est obligé de pratiquer la soumission les uns envers les autres, si l'on veut vivre avec ses semblables.
Autre inconvénient de ce changement de vie: non seulement il leur est dur, à la rentrée, de reprendre leurs anciennes habitudes, mais leur santé est presque toujours atteinte: les épidémies de fièvres, de bronchites, de cholérine, etc., qui éclatent dans les maisons d'éducation, arrivent d'ordinaire à la rentrée de vacances quelconques, courtes ou longues. L'organisme, l'estomac de l'enfant sont gâtés de même que son caractère.
Le devoir des parents pendant les vacances est de continuer et même de perfectionner l'oeuvre d'éducation et d'instruction commencée à la pension. Les habitudes des enfants doivent, autant que possible, rester les mêmes; leurs travaux seuls sont modifiés; ils se lèveront de bonne heure, mais au lieu d'aller à la salle d'étude, ils iront faire une longue promenade à la campagne, en compagnie de gens instruits, si c'est possible, herborisant, étudiant la botanique, l'histoire naturelle; dans la journée, après avoir appris les leçons que les professeurs leur donnent toujours pour ces quelques semaines, ils consacreront leurs heures de loisir aux arts d'agrément, qu'ils sont obligés, par leurs études plus sérieuses, de négliger dans le courant de l'année. La musique, le dessin, auxquels ils ne peuvent ordinairement donner plus d'une demi-heure par jour au lycée, doivent être leur grande occupation pendant les vacances; n'est-ce pas, en effet, une distraction et une récréation?
Il faut se rappeler que dans la vie d'un enfant une heure ne doit pas être perdue. Les promenades auront toujours un but instructif. On les mènera visiter les musées, les monuments publics, où l'on trouvera moyen d'exercer leur mémoire et d'accroître leurs connaissances historiques.
Je conseille de mener rarement les enfants au théâtre, mais beaucoup à la campagne. Pour la première distraction, si on en use, il faut faire un choix scrupuleux, et s'en tenir exclusivement aux oeuvres classiques. Il ne faut pas croire que ce qui nous ennuie ne soit pas capable d'amuser un lycéen. Il sera heureux d'y retrouver des rapprochements avec ce qu'il sait déjà; entendre dire sur le théâtre de ces beaux vers qu'on lui fait apprendre au collège, ne fera que l'encourager et lui être profitable; de même pour les jeunes musiciennes, elles auront un double plaisir à entendre avec orchestre et chant ce qu'elles jouent sur le piano. Les tableaux représentant les faits de l'histoire les intéresseront vivement, et une visite au Jardin des plantes, au Jardin d'acclimatation, etc., les amusera bien autrement qu'une longue station sur une promenade publique. Un voyage, outre son utilité pour la santé et son agrément, peut être un excellent sujet d'étude, s'il est fait dans de bonnes conditions; mais il ne faut pas qu'il consiste simplement à introduire la jeune pensionnaire dans la vie des hôtels et des casinos. Le bord de la mer est une école où l'on peut agrandir le cercle de ses connaissances. Les collections minéralogiques, les herbiers trouvent largement à s'y compléter, et instruisent en amusant.
Après les arts d'agrément qui, dans leur genre, exercent l'esprit et meublent l'intelligence, les sports fortifient le corps et développent les forces musculaires. Il ne faut pas craindre d'y consacrer un temps convenable. Les bains froids, la gymnastique, l'équitation, s'il est possible, le cricket, sont des amusements utiles. C'est ainsi que tout est gain pour les jeunes gens, que tout doit avoir un but d'utilité. On ne leur permettra surtout, sous aucun prétexte, de balandrer.
Combien voit-on d'enfants passer leurs vacances, les traits alanguis et pâlis par le désoeuvrement, à torturer des animaux, à passer de fauteuil en fauteuil, s'endormant sur un livre à moitié lu, ne retrouvant leur énergie qu'à l'heure d'aller se coucher, afin de solliciter une prolongation de veille qui ne leur sera d'aucune utilité.
Tous les jours, ils promettent de travailler le lendemain, et ce lendemain, comme celui de l'aubergiste qui avait écrit sur son enseigne: Demain je donnerai à boire pour rien; ce lendemain est toujours pour le jour suivant!
Mais ce n'est pas seulement à orner leur esprit que nous devons nous appliquer, ou à maintenir leur santé dans un état florissant, il est encore un point que les mères ne sauraient négliger pendant les vacances, et sur lequel elles ont une influence toute-puissante: c'est l'éducation du coeur et la culture des bonnes manières. Cette partie de l'éducation d'un enfant est malheureusement trop souvent négligée dans les institutions; il est peut-être même impossible qu'il en soit autrement là où le nombre des élèves ne permet pas de s'occuper de chaque nature en détail, et où la multitude de choses arides et sèches à enseigner rend forcément les rapports entre maîtres et élèves moins affectueux et plus raides.
Mais s'il incombe aux parents des devoirs sérieux, parfois pénibles même à remplir, de leur côté, les enfants doivent songer à leur faciliter la tâche; car, outre tout le bien qui leur en revient, ne doivent-ils pas laisser à ces pauvres parents, si heureux de leur présence, un bon souvenir de ce court espace de temps passé auprès d'eux? Si les enfants sont désagréables, taquins, volontaires, capricieux, les parents se sentiront comme délivrés par leur départ et de cette façon l'amour de la famille se trouve peu à peu amoindri, effacé, pour faire bientôt place à l'indifférence, sinon à pis encore!
Pour l'enfant, qui est en pension, comme pour celui élevé à la maison, le temps des vacances le rapproche toujours de sa mère par les loisirs qu'il lui donne; c'est donc une occasion qui se présente à elle de prodiguer plus largement ses conseils et ses soins.
Il est toujours dommage de s'arrêter pendant cette vie qui est si courte, et les temps d'arrêt sont encore plus à éviter pendant l'enfance; si l'homme mûr et le vieillard peuvent se permettre de chercher dans les vacances qu'ils prennent, comme magistrats, fonctionnaires, administrateurs, travailleurs; en un mot, de la grande machine du monde, un repos absolu, un délassement complet de la faculté qu'ils exercent sans relâche et qui a besoin de se reposer par intermittence, il n'en est pas de même de l'enfant, lequel ne doit pas plus s'arrêter dans son éducation qu'il ne s'arrête dans sa croissance.
Mettre un enfant au repos intellectuellement, sous le prétexte qu'il a le temps, qu'il apprendra plus tard, c'est comme si on voulait l'empêcher de grandir, en disant: «Il grandira plus tard.» On ne grandit plus après un âge à peu près fixe, on n'apprend plus certaines choses avec la même facilité à un certain âge.
Les vacances ne doivent donc être qu'un changement de travail, mais non pas un arrêt; et si l'on en profite pour s'occuper davantage des exercices du corps, si l'on recherche l'amélioration physique, c'est toujours un progrès, et il ne faut pas oublier que, dans ce qui est humanité, ce qui ne progresse plus recule, puisque rien ne reste stationnaire. De l'instant où la lumière ne croît plus, elle baisse; aussi les jeunes gens, et même les hommes, dont je parlais tout à l'heure, profitent-ils des vacances simplement pour s'adonner à d'autres études que leurs occupations ordinaires ne leur laissent pas le temps de pratiquer dans le cours de l'année.
Pendant les vacances, au lieu de travailler dans les livres imprimés, devant une table d'étude, l'enfant travaille dans le grand livre de la nature ouvert devant lui, en plein air, sous la voûte céleste; au lieu de s'astreindre aux définitions abstraites, il a les démonstrations matérielles, au lieu de la rigidité de la leçon du professeur, il reçoit les doux conseils de sa mère.
Pendant les quelques semaines que dure ce laps de temps consacré à renouveler nos forces, afin de ne pas reculer, les enfants doivent toujours travailler un peu à leurs études habituelles, de façon qu'au retour des classes, qu'il s'agisse des bancs du collège, du couvent ou de ceux des cours, ils aient plutôt gagné des places que d'en perdre.
Mais ce à quoi la mère doit s'attacher particulièrement, c'est à profiter de l'occasion où l'enfant lui appartient plus spécialement pour lui inculquer cette éducation spéciale du coeur et de l'âme que personne, sauf elle, peut lui donner.
En voyageant avec lui aux bords de la mer, ou dans les montagnes, en sus des enseignements géographiques et topographiques, elle lui apprendra, s'il est en âge, à observer les moeurs et les coutumes, à apprécier les gens et les choses; elle formera son jugement par les comparaisons et la vue des choses nouvelles.
Il est vrai que pour cela la mère doit avoir elle-même du discernement, cette qualité si rare et si précieuse; elle doit surtout se dévouer et penser au plaisir et au bien des autres, de préférence à son agrément personnel; mais il faut espérer que nous possédons encore parmi les femmes de France grand nombre de ce cas!
Les familles sont fortement émotionnées souvent par les concours: ce sont là de ces solennités importantes dans la période de la vie que l'on appelle la jeunesse. Que de gros chagrins, et aussi que de joie, selon que l'on reçoit la récompense ou la semonce justement méritée!
On est porté un peu trop souvent à accuser l'impartialité des professeurs; certes, c'est une bien grande déception pour celui qui a conscience de sa valeur, de se voir méconnu et préféré un rival moins digne! L'injustice est ce qu'il y a de plus cruel au monde pour un coeur droit et sincère.
Mais, bien souvent aussi, les enfants, et les parents encore davantage, sont aveuglés par l'orgueil, et se figurent lésés parce qu'ils ne s'aperçoivent pas de la valeur réelle de leurs concurrents, au lieu de puiser dans la préférence donnée un nouveau motif d'émulation.
Tous ne peuvent avoir les premiers prix, même tous les méritants, et s'il s'en trouve forcément parmi eux d'évincés; c'est une raison de plus pour ceux-là de s'efforcer de démontrer par l'avenir l'erreur qu'on a pu commettre en ne les plaçant pas au premier rang.
Les vacances sont pour beaucoup aussi, chaque année, la rentrée définitive dans la famille; l'instruction, appelée à tort l'éducation, est terminée… pour la partie indispensable à toute personne qui ne veut pas se distinguer des autres par une honteuse ignorance. Mais ce sont là deux appellations fausses. L'instruction n'est à proprement parler que commencée. Et, tandis que le jeune homme ne quitte les bancs du collège que pour s'adonner à des études plus sérieuses, soit qu'il fasse son droit, soit qu'il se dispose à entrer dans des écoles spéciales, soit encore qu'il se destine aux affaires commerciales, la jeune fille ne doit pas oublier que c'est bien à tort et doublement à tort que l'usage autorise à dire qu'elle a terminé son éducation; c'est là l'expression consacrée, mais qu'il faut avoir soin d'interpréter avec une signification tout autre que littérale.
C'est de son instruction et non de son éducation qu'il s'agit; cette dernière, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre, peut être à peu près terminée, car l'enfant est élevé, est éduqué, mais l'instruction est bien loin d'être terminée.
C'est à elle, à elle seule qu'il appartient de compléter les deux, qui doivent faire d'elle une femme accomplie. Les moyens un peu obligatoires employés jusqu'alors, ne sont plus de mise; l'étude n'est plus par elle considérée comme un travail désagréable, mais comme un besoin nécessaire, un emploi utile de son temps; on lui a donné des éléments, on lui a ouvert la voie; c'est à elle à se perfectionner librement et sans y être forcée; elle est en âge d'en comprendre la nécessité.
Comme éducation, elle a aussi à se perfectionner dans les usages du monde, dans les obligations et les devoirs de la maîtresse de maison, de la mère de famille; il lui reste donc encore beaucoup à faire, beaucoup à apprendre sous d'autres formes, et dans d'autres branches peut-être; et sûrement elle n'a pas terminé… Ses vacances, qu'elle a cru en songe devoir être désormais perpétuelles, ont de quoi être bien employées, car c'est le véritable travail de la vie qui commence.
CHAPITRE XV
DE L'UTILITÉ DES VOYAGES POUR LA JEUNESSE.
J'ai quelque peine à me décider à résoudre cette question, parce que j'ai pour principe de ne jamais donner de ces conseils, bons seulement pour ceux qui ont de la fortune, et ne servant qu'à donner des regrets à ceux qui ne peuvent les suivre, parce qu'il leur en manque les moyens pécuniers, mais qui sont néanmoins susceptibles de les apprécier et de les envier.
Les voyages, il faut bien l'avouer, sont indispensables à former les hommes, à ouvrir l'intelligence, à permettre les comparaisons, à donner du jugement, à instruire, à enseigner.
Cependant, si les voyages lointains ont cette utilité, j'ajouterai que même le plus petit déplacement porte son fruit.
Pour la jeune fille, le voyage, le déplacement, n'est pas aussi indispensable que pour le jeune homme. A quoi bon lui ouvrir tant d'horizons qu'elle ne saurait jamais atteindre? et combien en voit-on, au retour, ne plus trouver autour d'elles assez d'espace pour leurs aspirations!
Il faut élever les enfants pour le milieu où ils doivent vivre, si l'on ne veut pas courir la chance de les déclasser. Le sexe masculin peut toujours changer de milieu; il dépend de lui d'en sortir, de s'élever, et il n'a jamais trop d'ambition, si cette ambition est soutenue par de l'énergie et des capacités. De la femme il n'en est pas ainsi; à moins de faire partie de la brillante cohorte des artistes, où, s'il est beaucoup d'appelées, il y a peu d'élues, la femme ne peut changer de position que par le mariage; et c'est une bien grande exception que celle-là.
J'ai connu plusieurs jeunes filles appartenant au commerce ou à la petite bourgeoisie, n'ayant que des dots modestes, chaleureusement encouragées par leurs parents à étendre leur esprit et leurs connaissances. Pas une de mes lectrices qui n'ait aussi de ces exemples dans son entourage. Bientôt leur intelligence développée, les talents qu'elles acquièrent, les placent en dehors de leur cercle, au-dessus des autres membres de leur famille; leur donnent le droit d'aspirer à un cadre plus large; les parents en sont fiers, les louanges ne manquent pas, elles sont recherchées, attirées, reçues là où leurs parents sont à peine tolérés à cause d'elles.
Vient le moment de les marier; les épouseurs, en rapport avec leurs dots et leurs naissances, ne leur paraissent plus dignes d'elles; peut-être eux-mêmes en auraient-ils peur, et cependant elles ne peuvent espérer en trouver là où elles ne sont regardées que comme des intrus. Elles luttent quelque temps, se figurent qu'elles sont au-dessus de leur entourage et, en définitive, finissent par devenir des incomprises; elles murmurent contre leur destinée qui les entoure d'un cercle de fer. C'est pourquoi, à moins d'être bien sûr de pouvoir lui faire franchir le cercle qui l'enserre, il n'est pas nécessaire de donner à la jeune fille des aperçus qui ne seraient cause que de regrets et de déceptions.
Cette doctrine semblera peut-être un peu étroite; elle est le fruit de l'expérience faite de visu!—Que de jeunes filles les parents font élever à Paris, dans de grands pensionnats, et qui, lorsqu'elles doivent rentrer dans leurs villages, ne rêvent qu'aux succès de Paris, et s'étiolent ou s'aigrissent et deviennent malheureuses! Elles sentent en elles les moyens, le savoir; mais qu'en faire? D'autres essaient de briser le fameux cercle, et elles ne réussissent qu'à se mettre entre deux fers.
Pour la jeune fille qui a de la fortune, qui est destinée à voir le monde, ou à combattre par une profession libérale, les voyages sont très utiles.
Mais pour le jeune homme ils sont le complément indispensable, et je regarde comme très fortunés ceux que les événements entraînent au loin.
J'ai connu une pauvre mère, veuve, isolée, qui travaillait pour nourrir et élever son fils. Elle ne vivait que pour lui… je n'oserais ajouter qu'il ne vivait que pour elle, car il n'en était malheureusement rien! Les plus grands soins, l'éducation la plus tendre, l'instruction la plus sévère, n'avaient donné que les résultats les plus piètres; c'était une mauvaise nature.
A l'âge de dix-huit ans, petit employé de commerce, il ne pouvait arriver à se suffire; sa mère travaillait toujours pour lui!… On lui proposa une position excessivement avantageuse, mais il fallait faire un voyage au Japon.
Le Japon, ce pays si différent du nôtre! Puis l'inconnu, l'imprévu qui pouvait en résulter, n'était-ce pas fait pour tenter l'esprit aventureux d'un jeune garçon léger, un peu indolent, aimant le plaisir, détestant le travail? Ce qu'il aurait trouvé… peut-être pas ce qu'il croyait! et une fois loin de sa mère, n'ayant plus à compter que sur lui, sa nature se serait transformée! Les étrangers n'auraient pas supporté ses caprices, ses humeurs; combien son caractère aurait pu y gagner!
La pauvre mère ne vit qu'une chose, la séparation; son fils sans elle, elle sans son fils. Elle n'était pas personnelle, car le jeune homme ne lui rendait aucun soin, ne lui causait que des ennuis, mais son amour était égoïste en cela qu'elle songeait davantage au bonheur qu'elle éprouvait à le voir, à s'occuper de lui, qu'au bien qui pourrait résulter pour lui de son éloignement.
Il ne partit pas… Quelques mois après, il se laissait entraîner par ses camarades dans une orgie, et ivre il roulait sous une voiture qui l'écrasait; on rapportait son cadavre à la pauvre mère; je n'ai jamais connu une infortune plus grande!… Pourquoi ne l'avait-elle pas laissé partir?
Nous avons, il est vrai, cette autre infortune illustre, cette mère qui a été pleurer son fils sur sa tombe, au Zululand! mais il n'est pas besoin d'aller s'exposer chez les sauvages pour se former, et un tour d'Europe est déjà suffisant.
Pour un jeune homme destiné au commerce, rien n'est meilleur, quelque haute position qu'il occupe, de le placer pendant une année chez un négociant d'un pays étranger, où il se perfectionne dans la langue et apprend les affaires. Nos commerçants notables ne manquent pas de le faire pour leurs fils.
Il n'y a pas d'argent mieux employé que celui consacré à un voyage; la preuve en est: les séjours à Rome accordés comme récompense aux artistes.
Aussi je me permettrai de signaler aux oncles et aux parents généreux, et je suis persuadée que mon avis recevra un assentiment enthousiaste de la part des jeunes gens, comme un excellent encouragement, un cadeau utile, de payer un voyage pour les vacances à l'étudiant ou au collégien studieux.
Je ne m'oppose pas à ce que les jeunes filles voyagent, seulement il est positif que la vie d'hôtel et des grands chemins ne leur est pas aussi indispensable qu'au sexe masculin, mais les voyages n'en restent pas moins le plaisir le plus utile pour l'un et pour l'autre sexe.
A défaut de voyage lointain, le déplacement est déjà un avantage autant intellectuel que physique, dont on ne doit pas négliger de faire jouir même les enfants.
Sous le rapport de l'utilité, je ne recommande pas l'installation dans une ville d'eaux en vogue, où l'on recommence à peu de chose près l'existence oisive et élégante des villes, avec la facilité en plus de faire des connaissances à la légère, et de prendre de mauvaises habitudes.
La villégiature dans la campagne véritable, le séjour sur une plage agreste où les sorties consistent à aller en robe de toile, sur les falaises, cueillir les plantes marines et dans les galets chercher le coquillage, et non pas à poser, serrée en une toilette de satin et de gaze, au milieu du sable, autour du kiosque de musique, voilà ce qui est profitable à la santé et même à l'esprit, quand on ne peut ou ne préfère, avide de nouveau, parcourir les pays étrangers, étudier les moeurs, visiter les monuments, admirer les musées, se repaître d'objets inconnus à nos yeux et qui présentent à l'intelligence ouverte, à l'imagination vive et impressionnable, un charme dont on ne se fatigue jamais.
Voyagez et faites voyager les vôtres, donc, autant que possible, ne serait-ce que quelques journées par année; mais si des devoirs impérieux vous attachent à la maison, lisez des livres de voyages, des livres ayant rapport aux pays étrangers, car on ne peut bien s'apprécier soi-même qu'en apprenant à connaître les autres.
CHAPITRE XVI
LE CHOIX D'UNE PROFESSION.
On peut dire que ce chapitre fait suite en quelque sorte à ceux sur le développement de l'enfant, et quoique le choix d'une profession ne soit mis en question qu'à l'âge de l'adolescence, il est, selon le système que je vais expliquer, indispensable de s'y préparer à l'avance. Je veux parler spécialement des professions à donner à une enfant riche, parce que c'est principalement pour les filles que la solution de cette question présente des difficultés, et ce sont toujours des questions difficiles que je dois m'occuper, les autres n'ayant pas besoin d'être approfondies; ensuite parce que l'embarras est double quand il s'agit de filles de familles aisées ou riches.
C'est maintenant un fait avéré qu'on peut être certain de ne pas conserver toute sa vie la même position de fortune.
Parmi un nombre assez considérable de personnes qu'il m'a été donné de connaître directement ou indirectement, je puis dire qu'à quelques rares exceptions près, je les ai toutes vues dans un espace de vingt années changer de position du tout au tout. Ceux-ci, en petit nombre, que j'avais laissés dans une humble position, désolés, sinon désespérés, je les ai retrouvés superbes et brillants. Ceux-là, toute une pléiade, que j'ai vus planer dans les hautes régions de l'opulence et des honneurs, sont descendus dans la plus obscure pauvreté.
Il n'y a pas encore bien longtemps que j'ai eu un nouvel exemple frappant. Il y a quelque dix ans à peine, dans la cour d'un splendide hôtel du boulevard Haussmann, vous eussiez vu monter dans son landau confortable superbement attelé, une belle femme de quarante ans environ, le véritable portrait de la matrone antique; il n'était que deux heures de l'après-midi, car ce n'était pas aux heures préférées de la foule élégante qu'elle se rendait au Bois, mais aux heures où le soleil est le plus doux à respirer, où les allées désertes permettaient à ses cinq petits garçons qui faisaient échelon depuis l'âge de dix ans jusqu'à deux ans, de s'ébattre sous ses yeux.
Ce landau était donc plein de têtes blondes et enfantines. Le dimanche on prenait deux voitures; dans le clarence, étaient une gouvernante et une bonne avec les deux plus jeunes bébés; dans le landau, sur le devant, se plaçaient les trois aînés; dans le fond l'heureuse mère, ne laissant à personne le soin de bercer son sixième, nouveau-né, une mignonne fillette qu'elle nourrissait; le père était assis à côté. Quelle belle famille! Quelle bonne mère! Quelle union parfaite! Jamais elle n'allait au théâtre ni au bal, pour ne pas quitter ses enfants. Elle présidait à leurs études, à leurs jeux, à leur toilette, malgré le nombreux personnel de domestiques qui l'entourait.
Elle avait droit dans ses armes à une couronne fermée par son père, à un manteau de lord par sa mère… Le bonheur, la fortune, les honneurs, tout lui souriait… Aujourd'hui, c'est dans une petite ruelle, à Montrouge, que l'on habite! Quel vent de malheur a soufflé sur tout cela? et la petite fille bercée dans le landau, quelle va être sa destinée de jeune fille?
Les fortunes sont tellement peu sûres, que personne ne se fait même illusion. Il est impossible de prévoir les événements, et de dire ce qu'on sera demain; aussi c'est une préoccupation constante de tous les parents sérieux, de mettre leurs enfants à même de pouvoir, en cas de besoin, trouver des ressources en eux-mêmes.
Il y a aussi une classe plus modeste qui se préoccupe de la même question, c'est cette classe où le chef de la famille gagne, chaque année, de quoi faire mener aux siens une existence tout juste convenable, mais qu'il laissera sans ressources, le jour qu'il tombera malade. C'est une misère dorée avec un précipice au bout.
Ce que je reçois de demandes, d'avis, de ces deux positions, on peut se l'imaginer. Une mère jouissant d'une fortune moyenne me dit: «J'ai envie de faire apprendre à mes filles l'état de modiste ou de couturière.»
Une autre m'écrit: «Je donne à mon enfant une profonde instruction; il me semble que je ne puis lui laisser une fortune plus solide. Avec de l'instruction on arrive à tout.»
Cette autre encore: «Parmi les beaux-arts que ma fille apprend, je veux qu'elle en approfondisse un, sous le rapport industriel. C'est une sorte de métier artistique qu'elle aura toujours sous la main.»
Je réponds, en prenant les demandes à reculons, et je commence par la dernière solution:
—Si votre fille a besoin de gagner sa vie dès à présent ou du moins dans un court délai, vous avez pleinement raison de choisir un art industriel, celui le plus en vogue pour le moment. On ne peut guère faire un tel choix quand il s'agit d'un avenir incertain et éloigné, parce que la mode change; à un moment donné, la peinture sur porcelaine et la peinture sur éventail étaient d'un bon rapport; aujourd'hui elles rapportent à peu près de quoi mourir de faim.
Le dessin sur bois est beaucoup plus recherché; on fait tant de publications illustrées que l'on manque d'artistes. Ici, on se trouve devant une difficulté: les maîtres en ce genre ne veulent pas faire d'élèves. Ils ont peur des concurrents. Mais la mode, la science, les découvertes peuvent changer tout cela, et, d'ici quelques années, un autre art viendra détrôner celui-là. La miniature sur ivoire s'est vue ruinée par la photographie, quoiqu'il ne puisse y avoir rivalité ni comparaison. Mais il est bien rare maintenant qu'on fasse faire un portrait à la miniature.
A la première question je répondrai:
—Madame, il n'y a que les petites filles de classes ouvrières qui vont à l'apprentissage, puis en journée. Ce n'est pas à un si maigre résultat que vous songez. Si vos filles étaient réduites par une immense adversité à être ouvrières (cela s'est vu), elles sauraient mieux travailler que des ouvrières de profession, rien qu'en sachant ce que toute jeune fille de famille sait. Il n'y en a pas une, aujourd'hui, qui ne sache tailler et coudre, monter un chapeau aussi bien qu'une ouvrière de profession; du moins, il lui manquerait peu pour se perfectionner. Mais si vous entendez qu'elle soit capable de fonder une maison de modes ou une maison de couture, cela est différent: il n'est pas nécessaire d'avoir été à l'apprentissage, et je vais vous répondre, en même temps qu'à la seconde maman, qui pense que l'instruction peut tenir lieu de tout: celle-ci se rapproche du but.
Il y a quelque chose de plus à enseigner à un enfant qu'un métier, sans contester que la connaissance approfondie d'un métier soit excellente: c'est à être intelligent, c'est à savoir employer, mettre à profit son savoir, son talent. En un mot, pour employer une expression vulgaire, il doit apprendre à «savoir se retourner».
D'où vient que l'on rencontre fréquemment des gens d'un talent incontestable qui restent en route et qu'on voit arriver des personnes bien moins capables professionnellement que les premiers? Elles savent mieux s'y prendre; leur intelligence a été plus développée, et si, parfois, c'est par un don naturel, très souvent aussi cela provient du développement que l'on a donné à l'intelligence pendant leur enfance. L'intelligence vaut encore mieux qu'un métier, que du talent; elle leur suppléera, mais si elle est secondée par eux, elle aidera à sortir du milieu ordinaire.
Vous donnez une profession à un jeune homme; vous apprenez un métier artistique ou un art industriel, comme vous voudrez, à une jeune fille, le gouvernement se renouvelle, les temps changent, la mode fuit, il faut qu'ils sachent aussi changer et se modifier. Les circonstances de la vie sont si diverses que la première chance pour réussir est de savoir s'y plier, s y conformer.
L'énergie et l'intelligence, voilà deux soutiens puissants pour le malheur. Je n'admets le suicide dans aucun cas. Je puis le comprendre par déshonneur, encore même du déshonneur on peut se racheter; mais le suicide par misère, je ne le comprends pas; les peines de coeur peuvent abattre, tuer, parce qu'elles sont souvent irrémissibles; les pertes d'argent peuvent toujours se réparer.
Un enfant, aussi fortuné qu'il soit, doit s'habituer à l'idée que cette fortune, dont il jouit, ne lui appartient pas, qu'il n'en a qu'une jouissance temporaire, momentanée, et il doit se tenir prêt aux revers et à gagner sa vie. Un jeune homme doit être convaincu qu'il est absolument déshonorant de vivre aux croûtes de ses parents.
Je connais des jeunes gens dont les parents sont dans l'aisance, d'autres qui sont excessivement riches, et qui, en attendant que leurs fils aient atteint l'époque où la profession qu'ils ont choisie leur rapporte, leur font gagner leur vie par des répétitions, des articles dans les journaux, etc. Par exemple, un jeune stagiaire, en attendant que les causes lui arrivent se met secrétaire d'une illustration du barreau, etc.
Une femme peut posséder un talent à fond, un homme choisir une carrière; mais en outre ils doivent avoir l'intelligence de savoir se plier aux circonstances.
La plupart du temps, on arrive précisément par la voie à laquelle on pensait le moins.
On retrouve des exemples à chaque pas. Un tel qui avait été élevé pour les arts, où il végétera toute sa vie, serait arrivé s'il s'était mis dans le commerce. Tel autre s'obstine à ne pas vouloir accepter une position qu'il croit au-dessous de lui.
Quand on se trouve dans l'adversité, il y a mille moyens de se retourner. On parle toujours que la femme seule est misérable, mais j'en connais des quantités qui se sortent parfaitement d'affaires. Ce sont des femmes intelligentes qui ne se laissent pas abattre. Un exemple entre autres: Une femme de ma connaissance et du meilleur monde, par suite du décès d'un parent âgé qui mourut sans avoir fait de testament, se trouva sans fortune; elle avait un mobilier assez complet; au lieu d'attendre dans l'inaction d'avoir mangé son modeste pécule et d'être forcée de vendre son mobilier, elle loua un petit appartement, le choisissant avec deux sorties sur l'escalier; elle le disposa le plus coquettement possible, faisant des rideaux avec une robe de bal, habillant un pouf d'une jupe de satinette brochée; ne craignant pas de grimper sur une chaise posée sur une table, pour atteindre le haut des fenêtres, ni de se taper sur les doigts avec le marteau, car il ne fallait pas penser à prendre un tapissier; elle se renferma dans la plus petite pièce, et sous-loua les deux autres; ayant trouvé à louer le tout ensemble, elle se transporta autre part, où elle recommença; l'année d'après elle avait loué peu à peu la maison entière, et faisait des affaires prospères.
Bien des personnes choisissent une profession et ne savent pas ou ne veulent pas se sortir de là. Elles se lamentent, implorent tous les échos, accusent le ciel de les oublier, mais elles ne feraient pas le moindre effort; cela leur paraît impossible même; n'ayant jamais fait attention à rien qu'à ce qui se trouvait sous leur nez, elles n'ont jamais vu au delà, et, il faut bien le dire, leurs parents ne les ont pas secoués, développés.
En général, les personnes qui ont joui réellement de la fortune, sont intelligentes, et savent mettre de côté un faux amour-propre qui les empêcherait de chercher à se relever. Mais il y en a une foule qui n'ont fait que côtoyer cette fortune, la voyant assez de près pour pouvoir en parier, et elles se trouvent déplacées et malheureuses.
Une femme qui se trouve dans ces conditions, vient de temps en temps me demander de lui indiquer une occupation. Depuis plusieurs années, elle est à la recherche d'un emploi, et chaque fois qu'on lui en indique un, quelque chose, oh! toujours un excellent motif, l'empêche d'accepter. L'autre jour, elle me racontait que l'an dernier, après avoir imploré le baron de R., elle en avait reçu un secours de cinquante francs, et qu'elle compte en faire autant cette année. Je me sentais vraiment saisie de commisération pour elle, je ne l'en pensais pas là, lorsqu'elle continua ses doléances, disant:
—On me dit: Travaillez, travaillez! C'est bientôt dit: il faut des aptitudes, je n'en ai pas; je ne peux cependant pas aller balayer la rue!
Je restai stupéfaite. Voilà une femme qui aurait été humiliée de gagner sa journée en balayant la rue, et qui ne rougissait pas de recevoir une aumône du baron R.! Mais si elle avait eu réellement un peu de fierté vraie, avant d'implorer un secours, elle aurait d'abord été se mêler à l'escouade des balayeurs, qui ont certainement des sentiments de fierté que n'a pas celle qui mange le pain de l'infirme, du vieillard, quand elle a en elle des facultés suffisantes à se suffire.
Ce qu'il faut enseigner aux enfants, outre un métier, ou un talent, c'est à savoir s'en servir, c'est à connaître la vie, la valeur des mots, la conséquence des choses.
Les enfants riches sont mieux à même d'apprendre tout cela et d'avoir leur intelligence ouverte, parce qu'ils reçoivent plus d'instruction, voyagent, lisent, entendent raisonner; et le jour où l'infortune arrive, ils ne sont pas aussi malheureux d'être obligés de déroger, que d'autres, élevés en regardant en haut et qui se morfondent d'envie.
Dans la plus haute société, on voit se donner des fêtes où les convives se plaisent à s'habiller en paysans, en grisettes, en ouvriers. La grande dame est heureuse d'échapper au poids des grandeurs, et de courir, une journée entière, inconnue comme une petite bourgeoise.
Observez les jeux des enfants. Les bébés de parents très riches jouent à la bonne, à la marchande, à la ruine; ceux des pauvres, joueront au grand seigneur, au carrosse.
Enseignez donc à votre enfant ce que vous voudrez, mais enseignez-lui, surtout, à ne pas regarder le travail comme indigne de lui. Qu'il soit bien persuadé de la véracité de ce proverbe: «il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens.»
C'est par son mérite et ses capacités, par la manière supérieure dont il s'en acquittera, qu'il prouvera que la tâche entreprise est au-dessous de lui.
Avec du travail, de la persévérance, de l'intelligence, on peut toujours se sortir d'affaire; il faut compter sur soi, sur ses efforts personnels et matériels, et non sur des protections, des passe-droits.
On peut reconnaître le vrai riche qui a eu des revers, à ce qu'il ne parle jamais de son temps de splendeur. Le pauvre, qui a eu soi-disant des malheurs, est chipie et pimbêche à l'excès (pardon, mais ces deux mots n'ont pas de masculin, ces défauts étant très particuliers aux femmes); il tient à faire sentir à tout instant qu'il vaut mieux que sa position, tellement il a peur qu'on ne s'en aperçoive pas!
Il y a des personnes auxquelles il manque toujours quelque chose pour réussir; la plupart du temps, elles se plaignent de ne pas avoir de fonds; ceux qui en ont, s'empressent de les perdre; d'autres réussissent sans capitaux, ou avec capitaux!
—C'est la chance! disent les premières.
C'est-à-dire, c'est de savoir saisir la chance quand elle passe et de savoir aussi la retenir.
Ce que je vois de bonnes occasions auprès desquelles passent quantité de gens qui ne les voient pas parce qu'ils regardent trop haut ou qui ne veulent pas prendre la peine de se baisser!
Aujourd'hui, le commerce, les affaires, sont, peut-on dire, à la mode; nous ne sommes plus au temps où l'on dédaignait de gagner de l'argent. Mais malheur à l'incapable!
L'autre jour, on introduisit auprès de moi une élégante visiteuse, une femme du grand monde; elle voulait me demander des conseils. Elle désirait vendre un secret de parfumerie, puis elle me raconta qu'elle allait gagner de l'argent cet hiver. Elle allait s'occuper de placer du vin parmi ses connaissances. Le marchand lui avait promis une belle commission, mais elle ne voulait pas qu'on le sût.
J'avoue que je n'approuve pas tout à fait ce manège, parce que j'aime que l'on ait le courage de son opinion. Les personnes qui sont obligées de chercher de cette façon à se procurer de l'argent sont à plaindre, car elles souffrent réellement; il faut les plaindre d'autant plus que, la plupart du temps, l'argent qu'elles cherchent ainsi à se procurer ne servira qu'à leur fournir des satisfactions d'amour-propre, bientôt suivies de déceptions cruelles.
Pour en revenir au choix d'une profession, une instruction complète donnant la connaissance d'une foule de choses pratiques, c'est-à-dire ne se bornant pas aux études scientifiques et aux beaux-arts superficiels, mais ayant enseigné aussi une partie commerciale et, avec cela, la volonté et l'intelligence des choses, voilà la meilleure profession.
CHAPITRE XVII
L'AGE INGRAT.
Cet âge (de onze à dix-huit ans) réclame, pour les deux sexes, une attention particulière sous tous les rapports, même sous celui de la toilette; néanmoins, c'est l'âge dont on se préoccupe le moins d'une façon spéciale. Il est souvent question de l'enfant, du bébé; on parle fréquemment de la jeune fille, mais la fillette et le garçonnet sont laissés dans l'ombre. Il est évident qu'en perdant ses dents de lait, l'enfant acquiert sa première laideur. Sa croissance, en le rendant disproportionné, lui ôte les grâces potelées du premier âge; les études auxquelles on le soumet, le travail de la nature qui s'opère en lui avec force et rapidité, le rendent maussade et méchant parfois. Voilà pour le physique; au moral, sans pouvoir offrir les compensations de la communion d'idées, il comprend trop et gêne les conversations. En somme, c'est l'âge ingrat, et cependant c'est à cet âge que nous commençons à juger ce qui nous entoure, c'est à cet âge que nos convictions se forment, que tout nous frappe, que des impressions ineffaçables se gravent en nous; c'est à cet âge que notre coeur comme notre intelligence se développent en même temps que nos membres; et qu'avides de les exercer, nous nous jetons sur tout ce qui se présente, nous nous en emparons, et nous nous l'approprions pour notre vie entière généralement.
Ces quelques années exigent une surveillance de tous les instants, et lorsqu'on a pris toutes les précautions possibles pour que le petit être ait été bien entouré dans ses premiers pas dans la vie, matériellement et intellectuellement, afin qu'il n'arrive aucun accident à ses frêles petits membres, et que sa fraîche mémoire ne soit pas souillée de mots impropres ou de mauvaises impressions, il ne faut pas se lasser, car le moment important arrive seulement. Le corps et l'âme doivent être plus que jamais préservés, sous peine de les voir l'un et l'autre s'étioler. La santé pour le physique, la toilette et les manières pour l'extérieur, l'âme et le coeur, le jugement et l'intelligence pour le moral, voilà toutes les choses importantes qu'il s'agit de diriger et sur lesquelles il est indispensable d'attirer l'attention des parents.
Par la santé, j'entends aussi le développement et la conformation du corps de dix à dix-huit ans. Le tempérament se constitue, les membres se forment à peu près tels qu'ils doivent rester toute la vie. Aussi les précautions qu'on a prises pendant l'enfance ne doivent-elles être continuées qu'avec plus d'attention pendant l'adolescence. La gymnastique pour les deux sexes est indispensable; elle est préférable à tout autre exercice du corps, car elle ne rend pas seulement fort et alerte, elle rend aussi adroit et agile.
Généralement on fait beaucoup sortir les enfants; c'est un tort, vis-à-vis surtout des petites filles. (Les garçons sont d'ordinaire au collège à cet âge, et je parle des filles élevées par leurs mères.) C'est pourquoi l'éducation de la pension ou du couvent peut être préférable. La fillette y joue, y court, mais ne sort pas, c'est-à-dire ne prend pas l'habitude de se parer tous les jours, et d'aller faire de grandes courses, silencieuse et guindée, à côté de sa mère ou de son institutrice.
Je connais des femmes qui ont été tellement accoutumées dès leur enfance à sortir, à aller arpenter les boulevards et les Champs-Elysées, que, jeunes filles, un jour de réclusion les rend déjà malades, et, jeunes femmes, elles ne peuvent supporter leur intérieur. La femme doit vivre chez elle, et comme le tempérament se plie aux habitudes de longue date, il n'y a qu'à lui donner celle-ci pour qu'il s'y conforme.
L'estomac a besoin aussi d'être formé, mais non gâté. Peu à peu, il arrivera à supporter tous les bons aliments, mais jamais les mauvais, ni l'irrégularité des repas.
Le sommeil est nécessaire aux jeunes gens. Le sommeil du soir, qui est dans l'ordre de la nature, répare les forces, tandis que celui du matin, au moment où la terre se réveille, énerve et alanguit. Se lever tard est une habitude perverse qu'il ne faut pas laisser prendre; et pour cela il faut éviter avec soin d'en faire une récompense, ainsi que cela a lieu très souvent. Je connais une mère prudente, pour les enfants de laquelle la plus grande punition qu'on puisse leur infliger est de les obliger à rester tard au lit.
Il est vrai que c'est souvent de nos propres défauts qu'héritent ces petits êtres, et nous croyons, nouvelle erreur, y trouver un titre à notre indulgence; tandis que nous devrions n'y voir qu'une leçon et un ordre sévère, pour nous qui les avons expérimentés à nos dépens, de les en préserver. Mais l'amour-propre est là pour nous aveugler! Que de parents se mirent avec complaisance dans les défauts de leurs enfants!
Pour bien élever un enfant, surtout à l'âge où il est clairvoyant, il faudrait être parfait, et je connais bien des parents qui ont plutôt l'héroïsme d'une séparation qu'ils reconnaissent nécessaire que celui de se corriger!
Comme toilette et comme manières, la démarcation est bien tranchée. Depuis la première communion jusqu'à son entrée dans le monde, c'est-à-dire de onze à dix-huit ans, la fillette et la jeune fille doivent s'abstenir de tout ce qui est trop recherché, trop compliqué, sous peine de paraître, non pas de petites femmes en miniature, comme lorsqu'elles avaient six ans, et que leurs mères se plaisaient à modeler leurs toilettes sur les leurs propres, mais à de petites bonnes femmes; car, à quinze ans, si l'on s'affuble trop, on peut très facilement en paraître vingt ou davantage.
Il faut aussi éviter de tomber dans l'excès contraire, ce qui arrive fréquemment aujourd'hui: pour une raison ou pour une autre, coquetterie de mère, de soeur, ou de jeune fille même, est maintenu l'habillement de la fillette, jusqu'à l'entrée dans le monde; la jupe reste courte, les cheveux ondulés flottant dans le dos, et l'on supprime ainsi ces quelques années si suaves et si pleines de charme de l'adolescence; restons dans la règle commune; suivons les usages reçus par la majorité et bons à suivre par les gens sensés. Dès que la petite fille atteint sa douzième année, on supprime les falbalas, les bijoux, les plumes, les corsages décolletés et à manches courtes. La jupe doit s'allonger et ne plus découvrir le mollet, les cheveux sont nattés ou relevés dans un réseau.
Les manières et le langage subissent la même transformation. La démarche devient moins libre, plus posée; les reparties, les saillies d'enfant, qu'on appelle spirituelles, et qui sont toujours, d'ailleurs, ridicules dans la bouche d'un enfant, ne sont absolument plus tolérées; en un mot, la fillette doit rentrer dans l'ombre, comme la fleur, qui est son emblème, se cache sous les feuilles.
Les bonnes habitudes, avons-nous dit, se prennent à cet âge, physiquement aussi bien que moralement. La jeune fille, prenant l'habitude de se tenir courbée, la gardera, de même si elle contracte celle de la paresse. Le caractère demande à être formé dès la première enfance, et il est presque impossible de transformer, à douze ans, l'enfant colère, gourmande, menteuse, dont les défauts n'ont pas été réprimés plus jeune. Il faut alors la briser, la contraindre, et la tâche est devenue excessivement difficile; il s'agit de ne pas laisser perdre les bons fruits que la première enfance donne, ou plutôt ces fleurs que le printemps fait éclore. Il nous appartient de les cultiver pour qu'elles se changent en fruits; ces fruits eux-mêmes doivent arriver à la maturité, sans qu'aucun insecte vienne y mordre et s'introduire jusqu'au coeur.
N'arrive-t-il pas parfois que dans notre verger nous trouvons notre plus beau fruit attaqué? et ne sommes-nous pas obligés de veiller sans cesse? Nous craignons, au moindre coup de vent, que le faible lien qui le retient à l'arbre et lui donne la vie ne vienne à se briser; mais ce qui est plus pénible encore, n'est-ce pas de le voir ronger par un ver que nous ne pouvons extraire, si nous ne nous y prenons à temps? Rien ne peut mieux donner l'idée de l'âme d'un enfant. Il faut veiller, jusqu'à ce qu'elle soit formée, et si la moindre gelée peut perdre la fleur, une main étrangère peut nous ravir le fruit.
Le genre d'éducation se modifie totalement lorsque commence l'âge de raison.
Les corrections, les caresses, les choses palpables, pour ainsi dire, ont seules le dessus dans le bas âge; le raisonnement, la persuasion n'y peuvent rien. Mais quand arrive l'époque dont je m'occupe, ce n'est au contraire qu'à la persuasion et au raisonnement qu'on doit recourir. Et c'est pourquoi la tâche devient de plus en plus difficile et se restreint davantage dans le cercle maternel. Il ne suffit plus d'exprimer sa volonté, de la faire obéir, il faut l'expliquer, la déterminer, savoir s'adresser à l'entendement de l'enfant et s'appliquer à le lui former.
Mais ce qui offre une double difficulté, c'est que dans les choses mêmes qu'il faut lui apprendre, il est nécessaire de lui en céler une partie; c'est une pierre d'achoppement que bien des mères ne savent pas tourner. Sous le prétexte de conserver la candeur de la fillette, elles lui interdisent toute lecture; elles ne veulent rien lui faire connaître de la vie ou du monde; puis, l'âge venu, sans préparation aucune, elles lui ouvrent toutes les portes et lui permettent, elles y sont bien obligées d'ailleurs, toutes les lectures. C'est par paresse, la plupart du temps, et simplement pour se dispenser de prendre une peine, un soin quelconque. Une mère qui entend bien sa mission et son devoir initie peu à peu sa fille à la vie; elle la lui explique, la lui analyse, lui ouvre le chemin, la guide par la main, non en en éloignant complètement les ronces pour ne lui laisser que les fleurs, mais en lui apprenant à les éviter elle-même ou à les supporter; car l'existence est pleine d'entraves, d'épines, et la jeunesse ne doit pas l'ignorer.
De douze à quinze ans, les jeunes imaginations veulent tout saisir; le mal surtout les attire comme l'abîme qui donne le vertige; essayer de le leur dissimuler tout à fait est impossible. Leur apprendre à le regarder froidement, à l'envisager avec horreur, est un grand bienfait. L'ignorance n'empêche pas de tomber; au contraire, elle précipite à mesure que l'entendement se développe, que l'intelligence arrive sans la science; on doit donc insensiblement démontrer le bien du mal.
Aussi, c'est précisément à cet âge si intéressant où la petite personne devient fillette, que la mère doit quitter le moins son enfant. C'est alors que les impressions sont les plus fortes, d'autant plus qu'elle croit savoir et ne sait rien.
La tâche devient aussi plus difficile, parce que l'enfant veut déjà essayer son jugement, et, l'expérience ainsi que la science lui manquant, elle est entraînée à juger à faux. C'est une grande victoire de lui enseigner à se défier de son propre jugement et de lui laisser apercevoir l'étendue de son ignorance.
Les liaisons, les fréquentations sont d'une haute importance à cette époque de la vie. Elles s'emparent de nous avec une intensité telle, qu'elles sont la source souvent de bien des entraînements et de bien des malheurs. Essayer d'y soustraire la jeunesse est presque impossible sans froisser son coeur. Seulement, la vigilance doit redoubler. Il faut surtout éviter d'exiger de brusques ruptures, qui font tourner en intrigues un simple engouement qui serait tombé de lui-même. Le meilleur moyen, l'unique, pour garantir la jeunesse de toute influence, est de l'occuper, de la fatiguer, physiquement et moralement; lui donner le moyen de dépenser amplement l'exubérance de forces que lui donne son âge, et qui, concentrée, ne manquerait pas de se déverser d'un autre côté.
Les jeunes filles s'éprennent les unes pour les autres de vives amitiés; elles se figurent bientôt qu'elles sont victimes et tyrannisées, si on veut les priver de voir celles qu'elles ont choisies pour amies; elles trouvent aisément des personnes qui croient bien faire en facilitant un rapprochement à l'insu de la mère, entre les jeunes amies, comme si tout ce qu'on dissimule aux parents ne soit pas déjà une faute par cela même, et qu'ils n'aient pas des motifs puissants pour désirer être obéis.
Malheureusement, on est toujours tenté de penser que les parents ont tort; on n'a pas assez de confiance dans leur morale, et c'est là que se trouvent le danger et la cause de l'indiscipline, de l'insubordination. Les jeunes n'ont plus foi aux vieux. Hélas! on est forcé d'avouer que c'est un peu la faute de ceux-ci; s'ils ne se montraient pas aussi souvent fautifs et répréhensibles, la jeunesse s'habituerait à les respecter davantage et à s'en rapporter à leurs décisions.
Il y a cependant des enfants bien élevés qui ne se permettent pas de juger leurs parents et agissent comme Sem envers Noé. Cela dépend encore de l'éducation qu'on leur a donnée.
Pour en revenir aux mauvaises liaisons, je répète et j'insiste, comme étant un point important, pour qu'on ne brusque pas les ruptures, à moins qu'on puisse mettre une distance matérielle entre les deux amies et opposer une forte distraction à l'ennui qui résulterait de la séparation. Dans le cas contraire, il faut se contenter de veiller, de persuader doucement, et d'attendre, ce qui ne tarde souvent pas, que les circonstances de la vie viennent dénouer d'elles-mêmes les liens qu'elles ont formés.
Si la jeune fille arrivait à voir son amie en cachette de sa mère, même rarement, cela pourrait lui être beaucoup plus nuisible que de la voir souvent en sa présence. Le fruit défendu possède un attrait puissant. Puis on prend l'habitude des cachotteries, des intrigues, et tout cela décline en besoin, qui se rejette plus tard sur des objets où le péril est plus grand.
CHAPITRE XVIII
NOTES D'UNE MÈRE DE FAMILLE.
I
Le monde de province.
Mon mari vient d'obtenir d'être nommé directeur d'une mine importante, dont la société a son siège à Paris; nous allons donc quitter notre tranquille appartement de l'avenue de Neuilly où nous jouissions du voisinage de la grande ville et des libertés qu'elle donne, en même temps que de l'air de la campagne et aussi des libertés de celle-ci! Ici, comme à Paris, on connaît à peine ses voisins; on va, on vient, sans se préoccuper de personne! Il paraît que D. où nous allons est une ville charmante; il y a de belles promenades, de l'animation, une garnison très forte… «Il faudra tenir nos filles!» a dit mon mari. Une préfecture… il y aura des bals! qui sait? Notre aînée, Berthe, est jolie… elle trouvera là plus facilement à se marier que dans ce grand Paris où l'on vit si isolé! C'est l'indépendance, dit-on; j'en conviens, mais c'est aussi l'isolement!»
Ainsi pensais-je et écrivais-je sur mes tablettes, il y a un an à peine, et aujourd'hui que je connais la vie à D., qu'est-ce que j'y ai trouvé? mes espérances de mère se sont-elles réalisées? Par quel moyen suis-je arrivée à les réaliser?
Arrivant dans une ville où l'on ne connaît personne, il n'est pas facile d'établir des relations. Mon mari, excessivement occupé de son installation, était aux mines du matin au soir. Mes filles, impatientes de voir et de se faire voir, me tourmentaient, et nous allâmes, le premier dimanche, entendre la musique sur le Cours. Quelle foule! On nous regardait avec une certaine curiosité, car nous étions nouvelles et nous n'étions connues de personne! Aussi je ne pourrais pas affirmer que cette curiosité fût tout à fait bienveillante. Les femmes paraissant appartenir à la haute société de la ville nous jetaient à la dérobée des regards dédaigneux et scrutateurs, comme si nous étions des bêtes dangereuses (mes filles peut-être leur semblaient à craindre, avec leur expression spirituelle, simple, naturelle à la fois, que donne la vie de Paris); les bourgeoises et les commerçants ne se gênaient pas pour nous examiner. Les hommes paraissaient plus discrets et plus bienveillants en même temps; des jeunes filles jolies, bien mises, l'air point sottes, attirent toujours la sympathie du sexe masculin, ce qui leur vaut, immédiatement la haine de l'autre sexe. Il est vraiment périlleux d'être d'une supériorité trop écrasante, et je crois préférable pour une femme de rester un peu dans l'ombre que de faire pâlir tout autour d'elle par son éclat.
Il n'en est pas moins vrai que, le premier moment de curiosité passé, nous allions avoir l'air, si nous restions sans société, de gens mis en quarantaine. Or, les connaissances qui s'offraient à nous nous auraient placés dans un milieu d'où plus tard nous n'aurions jamais pu sortir.
Il faut avoir bien soin, en province, de ne pas se déclasser et de se mettre de prime abord à la place que l'on veut tenir.
A Paris on peut fréquenter un peu de tous les mondes; sans appartenir à l'aristocratie, on a parmi ses relations bon nombre de familles titrées qui ne vous dédaignent pas; on les reçoit en même temps que des négociants, toujours très estimés; on mélange les opinions politiques et religieuses. Chacun s'enquiert peu, dans un salon, de ce que peut être son voisin. C'est le cas de le dire, «le pavillon couvre la marchandise»; du moment qu'on se rencontre sous le toit d'un ami commun, c'est qu'on se vaut. D'ailleurs, on ne se retrouve guère autre part, et il n'y a pas de conséquence à craindre de s'être rencontrés.
Ainsi que me l'expliquèrent le docteur en renom que j'appelai sous le plus petit prétexte et afin de faire une connaissance, et aussi le curé de la paroisse à qui j'allai faire une visite de nouvelle paroissienne, dans cette petite ville de D., de même que dans la plupart des villes de province, il y a quatre ou cinq sociétés parfaitement distinctes qui ne se fréquentent jamais l'une l'autre: celle des commerçants; celle de la noblesse, qui est cléricale et légitimiste, qui se croirait déshonorée de mettre le pied à la préfecture, et ne sort guère de ses hôtels que pour aller à l'église; la bourgeoisie, composée de la magistrature et du haut négoce, et le monde officiel. Malheureusement, chacune de ces sociétés se subdivise en deux ou trois partis politiques ou religieux. Il y a les légitimistes, qui sont admis à cause de leurs opinions dans les salons de la noblesse; les partisans du gouvernement actuel, qui composent plus essentiellement le monde officiel; les républicains; puis les protestants qui forment à part un clan rigide et puritain, et encore les israélites, société riche, brillante et gaie… J'en oublie, bien sûr!
Mon mari est républicain libéral;… mais ce serait nous fermer bien des portes que d'embrasser trop chaudement ce parti;… quand on a des filles à marier, est-il permis d'avoir une opinion politique? La majorité serait contre nous. Le parti dit de l'opposition donne bien un bal par cotisation chaque hiver, mais ce ne sont pas là les réceptions nécessaires pour trouver un mari!
Le curé m'a reçu avec beaucoup de bienveillance; il avait déjà remarqué depuis huit jours que nous étions des paroissiennes assidues, et il a bien voulu m'admettre, ainsi que mes filles, membre dans une société de dames patronnesses, où, moyennant une légère cotisation et certaines démarches et visites, nous parviendrons à faire un peu de bien à quelques familles pauvres de la ville, et en même temps nous nous trouverons en contact avec les femmes les plus distinguées de D.
Le médecin (en province les médecins ont le temps de devenir des amis de leurs malades), qui est le médecin du préfet, et va beaucoup dans le monde officiel où il est protégé par sa famille et par ses opinions calmes et raisonnables (il est toujours, paraît-il, pour le gouvernement, quel qu'il soit, m'a-t-il dit; c'est un homme qui a la bosse du droit et de la discipline); il doit nous présenter au maire, au receveur, et se félicite déjà d'avoir une nouvelle maison pour passer ses soirées, car j'ai annoncé hautement l'intention de recevoir.
Enfin mon mari, par ses rapports d'affaires, a eu bientôt quelques amis dans son parti, ce qui va nous permettre d'avoir un pied dans tous les clans. Il ne me déplaît pas de passer pour ne pas être de l'avis de mon mari en matière politique, cela autorise tous les genres de relations.
—M. un tel y va?
—Oh! c'est le mari qui l'attire! n'y faites pas attention; la femme le reçoit à contre-coeur.
—Mais une telle y est toujours fourrée?
—Peu importe! c'est une amie de madame; mais monsieur saura y mettre bon ordre, si cela devient trop fort!
Aussitôt notre salon arrangé, j'ai annoncé que je donnerais le thé le mercredi de chaque semaine; je n'ai invité personne directement et tout le monde est venu. J'avais assuré le curé qu'il trouverait sa table de whist installée, mais il a eu peur de manquer de partner et a cru prudent d'amener un vieux colonel retraité et une vieille baronne, qui a coiffé Sainte-Catherine une cinquantaine de fois au moins. Notre premier thé n'était pas très brillant; mes filles, auxquelles j'ai appris à aimer, à respecter la vieillesse et à s'amuser de peu, ont été ravies de la distraction qui leur était apportée par cette soirée. Le docteur ayant prouvé qu'il était un excellent partner, le colonel lui a voué sa sympathie, et ils se sont promis de se retrouver chez nous chaque semaine, comme sur un terrain neutre, où l'on peut se rencontrer sans se compromettre.
Avais-je donc réussi à constituer d'emblée un salon, ce qui se forme si difficilement en province, un salon neutre où je pourrais recevoir tout le monde? Je n'osais l'espérer.
La baronne prit vite ma fille aînée en amitié; elle voulait la donner pour amie et modèle à ses nièces; je me tenais un peu sur la défensive, car je me méfie beaucoup des amitiés féminines, spontanées surtout, provenant de femmes dans une position plus élevée; elles sont portées à prendre avec vous certains tons protecteurs qui vous déplacent bien vite.
Je ne désirais recevoir de femmes que ce qu'il était nécessaire pour prouver que l'on peut nous voir, et aussi pour être invitées aux grandes réceptions; quant à aller jouer les comparses dans des réunions intimes, j'étais décidée à l'éviter.
Le colonel, qui trouve ma cadette un «charmant démon», veut absolument la faire danser, et comme j'ai objecté que nous ne connaissions pas de danseurs, il a amené trois de ses protégés, le dessus du panier des officiers de la garnison. Le docteur n'a pas voulu être en reste, et lorsque les mères de filles à marier ont su que nous avions des cavaliers, elles ont désiré vivement faire partie de notre coterie.
Nos petits thés, commencés en décembre avec quatre joueurs de whist, étaient devenus de vrais bals de cinquante personnes au moment du carnaval!
Il ne s'est pas donné une fête à laquelle nous n'ayons été invitées. J'ai surtout tenu à ne jamais donner à mes réceptions un cachet trop cérémonieux, mais j'ai eu beaucoup de peine, car, soit par flatterie, soit par ironie, on voulait à toute force les décorer du nom de bal, et quelques femmes y arrivaient en toilettes parées; mais on me trouvait toujours en robe de soie noire montante, et mes filles en robe de cachemire gris avec de simples rubans bleus ou roses dans les cheveux. En revanche, le côté rafraîchissements a sans cesse été l'objet de mes soins d'une façon particulière; mon punch (rien n'anime une soirée comme du bon punch), le chocolat, le thé et les petits fours servis en abondance et de premier choix m'ont toujours valu des remerciements.
Par exemple, j'ai évité les grands dîners si dispendieux et si dérangeants; mais le curé et le docteur avec autorisation d'amener un de leurs jeunes amis, ont toujours eu leur couvert mis.
Pour aller dans le monde, mes filles n'ont eu qu'une robe blanche avec fleurs variées; les envieuses les ont surnommées les demoiselles blanches; on leur a demandé sournoisement si elles étaient vouées au blanc; ce qui n'empêche pas qu'avec peu de frais elles n'ont jamais été fanées comme les autres. Je n'ai souffert, de leur part, aucune préférence pour un danseur plus que pour un autre.
Enfin, j'ai essayé de réaliser ce problème difficile d'être très stricte sans pruderie. Mais j'étais bien décidée à ne pas recommencer l'hiver prochain, si je n'avais pas réussi; il faut vaincre ou mourir dans ces cas difficiles! Si j'eusse échoué, j'aurais envoyé la plus jeune passer l'hiver chez sa grand-mère et j'aurais tenté un voyage avec l'aînée.
Il n'y a rien qui fasse plus mauvais effet que de mener plusieurs hivers de suite deux soeurs dans le monde. Heureusement, la nouveauté a un si grand charme et un si grand attrait, que plusieurs jeunes gens de la ville s'enthousiasmèrent pour les Parisiennes et, au grand désespoir et à la profonde déception des familles du crû, eurent le mauvais goût de préférer des étrangères. C'est cependant ce qui arrive le plus communément, et, de même, les jeunes filles épousent le plus souvent des jeunes gens étrangers que des jeunes gens de la ville. En province on se voit si souvent, on vit si étroitement ensemble, que l'on est un peu comme frères et soeurs.
Un des protégés du docteur, jeune avocat de belle espérance, a demandé ma fille aînée en mariage vers la fin de l'hiver; c'est un honnête homme, d'un caractère égal et bon, aimant la vie de famille, aspirant après un foyer à lui. Un jeune homme qui a de tels sentiments fera un bon mari, quelle que soit sa fortune. Nous ne donnons qu'une petite rente pour dot à nos filles; les jeunes époux auront un peu de peine à joindre les deux bouts dans le commencement; mais on s'aime mieux quand on a souffert et lutté ensemble. J'ai pour principe, lorsque l'on a des filles à marier, qu'il ne faut pas laisser échapper le premier honnête homme que l'on rencontre.
Maintenant je n'ai plus à m'inquiéter du monde. Notre famille agrandie possède de bons amis à D., et nous commençons à ne plus être considérés en étrangers. J'occupe une place qui était vacante; je tiens le milieu entre les diverses sociétés; je suis restée la Parisienne, comme on m'a surnommée. J'espère bien marier ma cadette l'hiver prochain; elle a un caractère éveillé et aventureux, qui fait que j'aimerais assez lui voir épouser un brave officier qui l'emmènerait voyager un peu. Je la suivrai volontiers en Afrique, et lorsque je reviendrai, je resterai encore plus «la Parisienne» que jamais, car n'ayant plus à observer certaines considérations à cause de mes filles, je me donnerai le plaisir de ne recevoir que ceux qui me plairont; je me consacrerai autant qu'une mère peut le faire à l'établissement et à l'éducation de mes deux fils, dont l'un va arriver de l'École polytechnique, et l'autre du collège.
II
La veille du jour de l'an.
Le jour de l'an est une de ces éphémérides qui restent dans le souvenir et se représentent à la pensée chaque fois que l'époque les renouvelle.
Lorsqu'on est enfant, le jour de l'an est un grand jour, on vit de longues heures dans l'espérance de ce qu'il vous apportera, et d'aussi longues heures dans le souvenir de ce qu'il vous a apporté.
Peu à peu on grandit, et chaque année enlève un nom des nombreux donataires; à vingt ans, on reçoit peu d'étrennes, du moins elles ont perdu du caractère de surprise qui a tant de charme.
On sait très bien que M. un tel va apporter un sac de bonbons, c'est obligatoire; une dizaine d'autres jeunes gens en feront autant; ce sont les habitués des quinzaines, les danseurs de l'hiver; c'est comme une carte de visite, et l'on n'y ajoute pas plus d'importance.
Lorsque nous sommes mariées et que nous avons des bébés, les jours de l'an redeviennent des journées mémorables, nous revivons dans les autres. Les bébés pensent encore à nous; ce sont de petites fables copiées à grande peine en cachette, des broderies faites dans des coins noirs à des heures indues, que les chers petits êtres vous apportent la joue empourprée, le coeur battant bien fort, puis se sauvent tout honteux et suffoqués par le rire, après avoir déposé leur offrande naïve sur vos genoux; mais l'émotion que l'on éprouve n'est rien en comparaison de la leur à eux, car à tout âge il est bien vrai que celui qui donne jouit plus que celui qui reçoit!
Ensuite les enfants deviennent grands, et… c'est une grande tâche d'essayer de réunir la famille autour de soi, au moins une fois l'an, lorsque les ailes ont poussé aux oisillons et leur ont permis de voleter hors du nid!
Cette année est la première que je vais commencer, depuis plus de vingt ans, sans avoir ma nichée autour de moi! C'est vraiment une année infortunée qui s'annonce!
Mon mari est si occupé, qu'il se doute à peine que c'est demain le premier jour de l'an. Depuis longtemps, nous nous sommes blasés sur ces petites attentions en les reportant sur nos enfants. Mais Berthe est mariée, et… son mari l'a emmenée passer les vacances de la magistrature dans sa famille à lui. La vieille tante va avoir un jeune ménage pour lui fêter ses quatre-vingt-deux ans, et moi… moi, je perds ma fille!
Mon fils aîné, ce brave et loyal Gustave… s'est laissé entraîner par son coeur! Il a prêté à un ami inconséquent deux mois de sa pension et les petites économies que je lui envoyais pour ses plaisirs du dimanche. Son père a été inexorable: il le condamne à ne pas faire le voyage de D. pour les fêtes! Pauvre enfant! Son jour de l'an va être bien sombre, dans les rues de Paris, pleines de boue et de brouillard!
Il fera des visites officielles! Cela ne lui nuira pas et le formera! Il commencera à midi, en grande tenue, et cela ira encore bien jusqu'au soir! Mais la soirée? Il n'y a que des dîners et des réunions de famille, ce jour-là; les théâtres même sont déserts! C'est alors qu'il sentira le vide et l'isolement autour de lui, en se voyant seul, sans une table où son couvert soit mis, sans une famille pour le fêter et l'accueillir!
Bernard, lui aussi, ne sera pas près de nous, mais il ne sera pas seul. Il a été décidé que pour le récompenser des bonnes études qu'il a faites, il irait passer les vacances de Noël et du nouvel an chez un de ses bons amis, où il y a de belles chasses. C'est drôle! Nous punissons Gustave en le tenant éloigné de nous, et nous récompensons Bernard de la même façon… Mais Bernard sera dans une famille qui l'entourera d'affection!… Cela ne fait rien; je suis jalouse de ce genre de récompense où nous sommes si peu en cause!
Le jour de l'an. Jeanne est donc seule auprès de moi. Nous avons commencé la journée par nos visites à l'église, au Seigneur, puis à son vicaire notre bon curé, et à quelques pauvres malades, ou invalides, mais qui n'auraient osé venir à nous. «Ce sont là nos visites officielles, à nous autres femmes,» ai-je dit à Jeanne.
Je l'ai envoyée ensuite avec la femme de chambre rendre ses devoirs à la vieille baronne, et la petite sournoise a remis en passant un petit paquet chez son vieil ami le colonel. Le paquet contenait une blague à tabac joliment brodée.
Je ne l'en blâme pas, et ce qui prouve qu'elle n'a pas eu tort, c'est la coïncidence des deux pensées. Pendant son absence, son vieil ami a fait porter ici par son ancien planton deux fort beaux bouquets; l'un était enfoncé dans un grand sac de bonbons à double fond, l'autre, plus mignon, paraissait avoir une bien grosse queue; un ruban frangé d'argent en sortait, et quand Jeanne le tira, il amena un petit écrin, dans lequel se trouvait une parure en turquoise, formant des myosotis. Un homme de soixante-dix ans peut se permettre une telle liberté envers une petite amie de vingt! Jeanne avait dit, il y a quelques jours, devant lui, sans penser à rien, qu'en fait de bijoux elle n'aimait que ceux qui représentaient des fleurs, et en fleurs que le myosotis!
C'est une attention délicate qui quadruple la valeur du moindre petit présent que de chercher à réaliser un désir exprimé. Le bouquet se composait de myosotis, de roses blanches et de réséda.
Allons! ma Jeanne sera encore heureuse comme un enfant ce nouvel an!
Mon bouquet à moi se compose de camélias rouges et blancs, entourés d'un cordon de primevères mélangées d'azaléas et de gardénias; les chocolats à la crème, qui sont au pied, ont la meilleure mine. C'est ce qui peut s'offrir à tout le monde, surtout à une femme.
Mais le timbre de la porte retentit; les visites vont commencer. Depuis que les usages parisiens s'introduisent partout, à D. comme ailleurs, les femmes restent chez elles, le jour de l'an, ce qui fait qu'on ne reçoit que des hommes.
M. le curé ne me rendra sa visite que demain, car, de même que les personnages officiels, il reçoit lui aussi.
Mon mari fait sa tournée en habit noir et en cravate blanche; une vraie corvée! s'inscrivant ou laissant un petit morceau de bristol glacé, sur lequel son nom est écrit, et qu'on a convenu d'appeler carte de visite, dans les rares maisons où il ne trouve personne.
Notre médecin et le colonel arrivent les premiers. Jeanne saute sans façon au cou du colonel pour le remercier. Un petit gland rouge sort de sa poche; c'est la blague de Jeanne qu'il porte sur son coeur! Le docteur est un peu gêné, car il n'a pas pensé qu'il fût nécessaire de nous donner des étrennes.
Mais voilà les jeunes de l'armée et de la magistrature qui font irruption; les mieux renseignés offrent en entrant un élégant sac de bonbons.
—Madame, vous permettez… cette année qui commence… mon modeste sac sera bien heureux que vous daigniez… balbutie-t-on.
—Monsieur… c'est bien aimable d'avoir pensé à nous, dis-je en venant au secours de l'arrivant.
—Mademoiselle, veuillez me permettre de déposer à vos pieds mon modeste tribut… avec mes souhaits de bonne santé…
—Oh! monsieur! vous êtes bien aimable…
—Que tous vos voeux soient exaucés, mademoiselle, dans cette année qui commence…
—Et qu'il y ait beaucoup de bals, que nous dansions beaucoup de cotillons, n'est-ce pas, monsieur?
—Madame, je vous présente mes hommages… voulez-vous me permettre, à mes souhaits sincères, d'ajouter le sac traditionnel?
Et ça dure comme ça plusieurs heures. Les uns balbutient des phrases de l'incohérence desquelles on ne s'aperçoit pas, car la formule varie si peu, qu'on la devine dès le premier mot et qu'on ne laisse pas finir.
Cependant vers trois heures arrive le receveur; c'est un gros galantin de quarante ans aux allures conquérantes, qui cherche toujours à se distinguer et ne fait rien comme tout le monde. Il tient à passer pour un original; il a fait un mystérieux voyage la semaine dernière, et tout le monde est persuadé qu'il a acheté ses cadeaux à Paris! C'est du plus grand genre! Entre nous soit dit, il fait une cour assidue à Jeanne, qui l'a piqué un peu par un dédain à peine nuancé.
Il arrive les mains vides… c'est surprenant! il a dîné chez nous et pris le thé une vingtaine de fois!
Mais il jette des yeux étonnés sur tous les meubles et paraît en faire l'inspection; serait-il indiscret? Ses paroles sont entrecoupées, il répond d'un air distrait… qu'a-t-il? il ouvre la bouche et il la referme comme s'il voulait dire quelque chose.
Enfin, il paraît faire un effort comme quelqu'un qui va briser ses vaisseaux.
—Est-ce que ma petite boîte a eu le bonheur de vous plaire? dit-il à demi-voix à Jeanne.
—Votre boîte? s'écrie-t-elle en rougissant, se troublant et jetant des regards désespérés autour d'elle. Mais, je n'ai rien reçu de vous, on ne m'a rien remis de vous!
—Comment! vous n'avez rien reçu?… oh! quel désagrément! Voilà de ces choses qui n'arrivent qu'à moi!
Et le pauvre monsieur de se désoler.
—Comment!… Vous m'aviez fait envoyer quelque chose? Comme c'est gracieux de votre part! Ça se sera perdu! Quel malheur! Je vous en sais toujours bien gré!
Et ma gentille fille débitait toute cette menue monnaie de paroles aimables en vraie femme du monde, tandis que je devinais, moi, pour qui le fond de ses yeux est visible comme celui d'un lac limpide, à la malice qui les animait, qu'elle doutait bien un peu de la sincérité du visiteur.
Eh bien, non, elle avait tort! Mais aussi quelle mésaventure! Après nous avoir quittés tout penaud, il revint encore plus penaud vers la fin de l'après-midi; il avait découvert d'où venait l'erreur. En se présentant chez la femme de son payeur, sa dernière visite, il fut reçu par les plus vives démonstrations de joie et de gratitude.
La mère et la fille le remerciaient à qui mieux mieux!
—Vous nous gâtez! Une boîte à gants et une boîte à mouchoirs! Cette dernière étant la plus belle, je l'ai prise pour moi, disait la mère.
—Et quels délicieux bonbons! ajoutait la fille; dans la boîte de maman il y en a qui sont de vrais objets d'art!
En effet, sur la table s'étalaient deux coffrets: l'un simple; l'autre, celui qui était destiné à Jeanne, plus riche.
Que faire? Avouer que le marchand s'était trompé, qu'on avait eu l'intention de ne donner qu'un seul présent? Ce n'eût pas été d'un galant homme. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une mine assez piteuse. En revenant nous conter l'explication qui avait eu des témoins, il s'arrêta au télégraphe pour expédier l'ordre d'un nouvel envoi à notre adresse, car il ne voulait pas avoir le démenti d'offrir des nouveautés parisiennes.
Je le consolai de mon mieux en lui contant l'histoire du cheval de bois qui arriva, un jour de l'an, chez un grave savant du premier étage, au lieu d'aller chez la jeune mère de l'entresol. Le grave savant crut qu'on se moquait de lui, et ferma la porte pour toujours à l'envoyeur…
Enfin, la voilà terminée cette journée! Je suis littéralement harassée; j'ai la langue sèche et l'âme desséchée de répéter les mêmes phrases, le cerveau fatigué de chercher à varier les formules. Sans l'incident du receveur, c'eût été bien monotone!
Jeanne est un peu pâle et ses yeux sont cernés, maintenant que l'animation causée par les visites est tombée. Elle n'est pas aussi lasse que moi, parce qu'elle est soutenue par les illusions si vivaces de la jeunesse. Tant mieux pour elle, puisse-t-elle les conserver longtemps! Mais c'est bien difficile quand une fille est instruite, point sotte, qu'elle lit et comprend ce qu'elle lit, qu'elle sait lire autre part que dans des livres, surtout sur les figures et dans les coeurs! Elle ne tardera pas à se détourner, lasse et ennuyée, de ces masques souriants, aussi ennuyés qu'elle, qui viennent, comme ils l'ont fait aujourd'hui, sans but, se suivant comme des moutons de Panurge, répétant les mêmes mots comme des perroquets!
Heureusement que, de même que dans le ciel le plus nuageux il y a des éclaircies, quelques bons amis, quelques coeurs sincères viennent nous réchauffer de leur soleil!
Le jour de l'an, ce jour de corvée est passé, et c'est dans la vie calme quotidienne qu'on a bien plus le temps et l'occasion d'en jouir et de les apprécier!
III
Le rêve et la réalité.
Une année s'est encore écoulée, et mon projet de marier Jeanne ne s'est pas réalisé. Mademoiselle embellit de jour en jour; elle a vingt-deux ans, et l'on comprend qu'elle sera encore plus jolie quand elle en aura vingt-quatre, quoiqu'elle soit déjà mieux qu'elle ne l'était à dix-huit. Ses succès dans le monde augmentent, car à sa beauté vient s'ajouter l'esprit, l'instruction, l'aplomb, la science de la toilette qu'une toute jeune fille ne peut posséder. Elle est plus éclatante; mais je ne vois pas que ce soit là un motif pour ne pas se marier! Cependant, je l'ai remarqué très souvent, ce sont les filles les plus douées qui ne se marient pas, pourquoi? Parce que, comme ma Jeanne, elles ont le travers d'être trop difficiles! Sous le prétexte que sa soeur a épousé un homme qui n'est pas précisément un héros, ce qui ne l'empêche pas d'être un excellent mari et de faire ses affaires, ma cadette s'est mise dans la tête de ne devenir la femme que d'un homme supérieur! Elle est si entourée et si recherchée, qu'elle ne doute pas, avec le temps, pouvoir arrêter l'attention de quelque grand personnage, un prince peut-être,—Dieu sait jusqu'où vont les jeunes imaginations!—tout au moins un prince dans le royaume des arts ou des lettres.
Aussi que de frais me fait-elle faire! et où ne me conduit-elle pas, croyant toujours rencontrer son prince charmant? et en attendant se prodiguant, rivalisant, combattant, l'emportant dans tous les endroits de la ville où une jeune fille «du monde» peut se montrer, toujours sous les armes, mise à ravir, l'oeil ouvert, l'esprit présent! Puisse son coeur n'y pas recueillir de l'amertume pour plus tard!
Ce n'était pas là le but que je poursuivais; j'avais toujours tenu à faire de mes filles plutôt de bonnes ménagères, des épouses sérieuses, que de brillantes femmes du monde. Comment un résultat si différent s'est-il produit pour Jeanne? Je me le demande avec anxiété… hélas! je n'ai pas assez veillé, ma défiance a été endormie un seul instant, et il a suffi pour laisser introduire dans la bergerie… non, chez moi, veux-je dire… le loup… non, une «femme charmante» (style masculin).
Il m'était revenu quelques commérages sur ce que nous ne recevions pas de jolies femmes par jalousie. Je voulus prouver le contraire et j'accueillis la personne qui a fait tant de ravages chez nous. Mme Bathilde ne s'occupe guère de son mari, ni de ses enfants. Du mauvais côté de la quarantaine, elle voit le monde s'éloigner d'elle, et elle a trouvé bon de s'emparer de Jeanne pour la sauver de son isolement. Elle a tout à fait réussi. Lasse et un peu souffrante, j'ai consenti à lui laisser chaperonner ma fille une fois ou deux… C'était trop! Elle lui mit en tête une foule de sottises beaucoup trop enrubannées et enfleuries pour que l'enfant n'en fût pas charmée, et si la mère veut souffler dessus avec sa sévérité et sa morale, on lui répond:
—Mais vous ne vous souvenez donc pas que vous avez été jeune?
—Mais si, je me souviens, et c'est précisément pour cela! Je me souviens trop, peut-être… je sais que ce que vous dites est faux, et je voudrais que mes filles profitassent de mon expérience!
Mais allez donc lutter contre les séductions et l'attrait du flatteur avenir que l'on fait luire à ses yeux! Je me briserais comme le pot d'argile contre le pot de fer! Je me ferais détester de mon enfant! Je l'éloignerais de moi! Il vaut donc mieux user d'indulgence et rester à son côté pour veiller!
Lui faire briser ses relations immédiatement avec Mme Bathilde, c'eût été exciter la rébellion, et de la femme évincée me faire une ennemie. Le mal est fait; il faut en tirer le meilleur parti possible; tout en essayant de l'enrayer peu à peu. Ce n'est pas en administrant un kilo de quinine à la fois que l'on guérit la fièvre, mais par de petites doses données avec persévérance chaque jour.
Ma chère Jeanne n'est d'ailleurs pas pervertie, Mme Bathilde n'en a pas eu le temps; elle a seulement pris des idées extravagantes que je n'aurais pas voulu lui voir. Peut-être en reconnaîtra-t-elle à temps l'abus!
Je me trouve donc lancée bien plus dans le monde que je ne me le proposais. D'un côté, je ne le regrette pas, car j'en profite pour y entraîner mes fils autant qu'il est en mon pouvoir.
Gustave, sorti de l'école, reste avec nous, dans l'administration, où il a trouvé un emploi avantageux; et Bernard va faire son droit à D. même, ce qui est une grande chance pour moi de pouvoir guider mon jeune fils dès ses premiers pas dans le monde.
Je sais bien que les hommes graves, et mon mari tout le premier, trouvent très ridicule la prétention des mères de vouloir bien éduquer leurs fils; à quoi bon les bonnes manières? Il semble qu'un homme sache toujours faire ce qu'il veut! Oui! un homme d'une nature très supérieure sait se donner plus tard le vernis qui peut lui manquer par la faute de son éducation; d'ailleurs, dans les hommes supérieurs dont je parle, qui apprennent tout, connaissent tout, comprennent tout, dont l'esprit embrasse les détails aussi bien que les généralités, les bonnes manières sont d'intuition; ils aiment le beau, le grand, le noble instinctivement, et ils ne veulent pas rester au-dessous de leur propre appréciation. Mais d'autres natures, moins richement douées, ne reconnaissent le besoin de l'éducation qu'en acquérant l'expérience à leurs dépens, en faisant ce qu'on appelle des écoles. Alors, ils déplorent les circonstances qui les ont privés, dans leur jeunesse, de cette précieuse éducation, et ce n'est qu'au prix de grands efforts qu'ils parviennent à la remplacer. Souvent ils se rebutent, deviennent sauvages, se persuadent qu'ils n'ont rien à faire dans le monde policé, et s'abrutissent de plus en plus dans une société au-dessous du niveau social qu'ils pourraient fréquenter, mais avec laquelle ils n'ont pas besoin de se gêner.
J'ai lu quelque part que les lutteurs et les combattants de la vie n'avaient point le temps d'apprendre les belles manières! Quelle rhapsodie! Est-ce que l'on perd du temps à lever son chapeau un peu plus haut en saluant (on remarquera que je ne dis pas le tenir plus bas!), ou à se tenir en équilibre sur sa chaise?
Les jeunes gens ne s'imaginent pas quelle autorité les bonnes manières donnent sur ceux qui vous entourent! Loin de moi l'idée d'élever mes fils pour en faire des hommes fats et banals, recherchant les succès de salon! Mais la distinction, la réserve, le bon ton procurent une influence extrême à un homme, dans le monde qu'il fréquente; ses inférieurs, et même ses supérieurs, le respectent davantage; il leur impose, et il s'impose!
On n'ose pas lui manquer, se permettre devant lui des incartades; on le respecte; «la familiarité amène le mépris»; j'ajoute: «la politesse tient à distance». J'ai vu des gens grossiers et insolents se calmer et céder devant les manières distinguées de leur adversaire.
D'ailleurs les bonnes manières et le bon ton influent aussi énormément sur le caractère, et si je cherche tant à faire prendre à mes fils le goût de la bonne compagnie, c'est que je suis certaine de les éloigner ainsi de la mauvaise! A ceux qui sont habitués de respirer le parfum des roses, le fumier répugne toujours plus qu'à ceux qui vivent dans les étables; je ne nie pas qu'il y ait des exceptions, des anomalies, qui ne font que confirmer la règle, des instincts pervers qui, comme dans certaines maladies, ont le goût des acides et des pourritures.
Oui! le bon ton, de même que la vertu, impose le respect à ceux qui nous fréquentent. Il est rarement le partage du vice abject.
Ainsi, un ivrogne, un homme rusé, cruel, violent, peut difficilement conserver les manières élégantes d'un homme sobre, doux, bienveillant et franc. Notre âme se reflète toujours sur notre extérieur.
Voilà ce que je répète à mes fils et ce qui est très vrai. En leur enseignant et en les habituant à être soignés dans leur mise, à pratiquer cette propreté exquise qui est le plus grand luxe d'un homme, je leur inspire l'horreur des gens vulgaires; en leur faisant fréquenter des femmes du monde spirituelles, élégantes, j'espère les éloigner d'une classe de femmes où ils ne pourraient trouver d'épouses dignes d'eux.
Gustave se prête facilement à mes idées, et m'a déjà répété souvent qu'il ne comprend pas comment un homme qui a de l'instruction, qui est habitué à une atmosphère spirituelle, artistique et élégante, puisse éprouver un sentiment réel pour une femme, laissant, à chaque parole qu'elle prononce, échapper une si grande discordance avec ce qu'il est habitué à entendre.
Ce n'est pas par un orgueil malentendu que je me réjouis de voir mon fils penser ainsi, et je puis ajouter qu'il s'y mêle une pensée très charitable envers les femmes de position inférieure. Ne seraient-elles pas réellement plus à plaindre encore que lui, puisque inévitablement il arriverait toujours un moment où il s'apercevrait de sa méprise et où la femme qu'il aurait entraînée d'autant plus facilement qu'il l'aurait éblouie, se trouverait déclassée et délaissée?
Chacun doit rester à sa place; l'ouvrière qui cherche à se faire distinguer d'un jeune homme d'une classe plus élevée que la sienne perd sans s'en douter tout au moins le bonheur de sa vie, lors même qu'il viendrait à l'épouser et à l'introduire au sein d'une famille qui la considérerait comme une intruse, tandis qu'elle pourra être une petite reine en restant dans son monde!
De même, ma petite Jeanne, en cherchant un mari trop au-dessus de sa position, ne se déclassera pas, parce qu'elle est auprès de sa mère; mais elle joue aussi le bonheur de son existence en risquant fort d'essuyer bien des désillusions et des déceptions pour finalement rester vieille fille!
Mais, à son âge, on ne s'imagine pas encore combien le temps marche vite; on trouve la jeunesse si longue que l'on croit avoir le temps de trouver ce que l'on cherche; et on se laisse ainsi surprendre par les années qui fondent sur nous au galop.
IV
Mes fils.
Bernard est tout l'opposé de Gustave, comme caractère, et un peu aussi comme physique.
Celui-ci influe-t-il sur celui-là? On serait porté à le croire. Très brun, pas grand, trapu, une figure étiolée quoique intelligente, mon pauvre Bernard est brusque, timide, peu communicatif; il aime à se vanter du mal qu'il ne serait pas capable de faire.
Il est vraiment des moments où une mère ne reconnaît pas ses enfants, ses propres enfants qu'elle a élevés!
J'aime mes quatre enfants également. Je les ai chéris, choyés, éduqués avec la même tendresse et le même zèle… mais quels résultats différents! Lorsqu'ils étaient petits, je ne constatais pas une grande dissemblance; il a fallu des circonstances, presque des événements, maintenant qu'ils ne sont plus des enfants, pour me la montrer. Berthe et Gustave, les aînés, sont bien tels que je les désirais; Jeanne et Bernard me déroutent.
Hier, nous allions au bal du général.
Ce n'est pas qu'à mon âge on tienne beaucoup au bal; j'avoue que ce n'est pas sans un soupir qu'à huit heures du soir j'ai quitté mon feu… et mon mari, pour aller m'habiller.
Mon mari… mais oui… qui peut satisfaire son goût pour le coin du feu! Je suis triste de l'y laisser seul! Mais une mère a des devoirs!
Je sais le danger qu'il y aurait à tenir Jeanne sevrée des plaisirs mondains qu'elle a goûtés.
Mon mari ne se croit pas obligé de se dévouer!
Tant que je n'avais pas mes fils, il endossait l'habit noir en rechignant, et il venait promener une figure ennuyée aux portes des salons. Le fait est que ce que les pères viennent faire dans un bal n'est guère amusant! Ils ont mille affaires en tête dont ils voudraient parler, et ils doivent causer de futilités; ils auraient des lettres à écrire, des journaux à lire, et ils doivent s'asseoir à une table de whist!
Ils aimeraient à se délasser des corvées de la journée en robe de chambre et en pantoufles, ils doivent chausser l'escarpin et mettre le menton dans le faux-col! Mon pauvre mari est d'ailleurs tellement accablé d'affaires, qu'il est devenu légèrement morose depuis quelque temps; en tout cas, il paraît préférer aller au café ou se coucher, que causer et rire. La maison n'est donc pas gaie le soir, et il est de mon devoir de saisir les occasions de distraire mes enfants, afin qu'ils ne cherchent pas eux-mêmes leurs distractions.
Jeanne et moi, nous sortons (ensemble) à dix heures de notre cabinet de toilette commun. Nous nous servons mutuellement de femme de chambre, et nous sommes assez vite prêtes, parce que nos toilettes sont toujours préparées d'avance. Hier, Jeanne portait une toilette d'ondine qui ne nous avait pas coûté cher! Sur de la tarlatane vert-d'eau nous avions disposé des écharpes en tarlatane blanche un peu défraîchie, mais dont le vert du dessous faisait ressortir la blancheur. De longues algues-marines faisaient l'office de rubans pour draper les écharpes. Une longue guirlande de nénuphars blancs, entremêlés d'herbes, prenant dans sa coiffure, venait s'attacher sur l'épaule, faisait le tour du décolleté de la robe, traversait le corsage en sautoir et se terminait après avoir traversé la jupe. C'était excessivement frais. Cette guirlande avait été cueillie dans la matinée par Gustave, qui nous a même aidées à l'épingler. Il aime beaucoup sa soeur, et était tout heureux de la voir jolie. C'est lui aussi qui lui avait dicté sa coiffure. Ses cheveux divisés en deux parties, ondulés et frisés par le bout, étaient un peu soulevés devant par des peignes posés en dessous, puis réunis derrière par une broche catogan.
J'oubliais de mentionner que des ruches panachées blanches et vertes en tarlatane ornaient le bord inférieur de la jupe. Ces ruches même nous avaient donné assez de mal pour les poser, comme nous n'avions pas beaucoup de temps.
De ma toilette je ne dirai pas grand'chose, se composant invariablement d'une robe de velours noir en hiver et de soie en été, accompagnée d'une mantille de dentelle noire.
Quoique bien des femmes de mon âge posent encore pour trouver des danseurs, je trouve que lorsqu'on a une fille qui danse, c'est le comble du ridicule d'avoir l'air de se mettre pour ainsi dire en concurrence avec elle.
Gustave est habillé en un tour de main, et s'applique, en galant cavalier, à ne jamais nous faire attendre. Bernard flâne, il veut finir sa lecture, fumer sa cigarette au jardin; bah! la toilette d'un homme, ça marche bien plus vite que celle d'une femme! Il sera encore prêt avant nous… il faudra qu'il attende!… Enfin il monte dans sa chambre, lambine, ne se presse pas, essaie tel ou tel vêtement; descend faire faire le noeud de sa cravate par sa soeur, remonte, le défait parce qu'il ne le trouve pas bien, redescend, veut visiter la boîte de poudre de riz de sa soeur et la répand sur son pantalon noir! Il faut brosser pendant une demi-heure! Il met trop de cosmétique à ses moustaches naissantes et se tache les joues; il doit se débarbouiller de nouveau, mais comme il défraîchit ses manchettes, je remonte lui en donner d'autres! Bref, la toilette de Bernard, c'est un dérangement perpétuel pour toute la maison. Il est d'une coquetterie, ce petit sauvage, dont on ne peut se faire une idée. Il ne se trouve jamais suffisamment bien; il nous accuse d'égoïsme, si nous ne l'admirons pas avec enthousiasme, et en même temps si nous ne paraissons pas assez difficiles dans ce qui le concerne.
Après environ une heure de retard, poussé par Gustave, il finit par descendre définitivement comme un ouragan en mettant ses gants.
—Partons-nous? s'écrie-t-il; allons! il va encore falloir une demi-heure à Jeanne pour mettre sa sortie de bal! Oh! les femmes! les femmes!
En disant ces mots, il se précipite vers sa soeur pour qu'elle lui boutonne ses gants, dont il enfile le dernier avec précipitation. En ce moment précisément, Jeanne se pliait gracieusement en arrière pour que Gustave lui plaçât son manteau sur les épaules, ce qui faisait traîner sa robe un peu plus… crac… crac!
—Ma robe!
—Mon gant!
—Maladroit!
—Au diable les femmes avec leurs queues! voilà mon gant crevé!
Le groupe se divise… Que vois-je? Hélas! les pauvres ruches gisant pantelantes sur le parquet, détachées de la jupe; la main de Bernard sortant par la déchirure faite au gant, en voulant passer le pouce trop vite!… Allons! il faut se mettre à faufiler ou à épingler; la bonne n'est pas encore couchée, elle aidera; mais voilà un nouveau retard qui ne serait rien sans les petites choses peu avenantes que l'on échange.
—Tu ne sauras donc jamais faire glisser tes pieds sous les traînes?
—Elles sont ridicules, tes traînes; voilà! qui m'a acheté ces gants-là?
—C'est moi, mon frère!
—Eh bien! ils ne sont pas bons.
—Ils vont avec le caractère de celui qui les porte, réplique Jeanne qui était irritée.
—Ne l'excite pas, lui dit Gustave tout bas, ou nous allons avoir une scène.
—Mais voici le père qui rentre du café, car il est près de onze heures et demie.
—Comment! pas encore partis? Vous devriez être rentrés! Eh bien, par exemple, c'est insensé de sortir à cette heure!… moi, je vais au lit!
J'avoue que j'aurais bien envie d'en faire autant, et j'ai le coeur légèrement meurtri par ces petites escarmouches. Jeanne voit la lassitude peinte sur ma figure et ses yeux deviennent humides.
Je devine qu'elle craint que je renonce… Non, je suis trop bon soldat pour reculer! Le retard ne fait pas peur à Jeanne, qui sait au contraire qu'on fait plus d'effet en arrivant tard.
Le bal est dans tout son essor quand nous arrivons; j'entre au bras de Gustave, Bernard donne le bras à sa soeur, je m'efface pour laisser voir ma fille, si jolie; elle est immédiatement enlevée par un danseur. Le maître de la maison, me voyant revenir de saluer sa femme, m'offre son bras pour me trouver un siège; de cette façon Gustave peut s'envoler, et je le vois bientôt tournoyer avec une des plus élégantes jeunes femmes de la ville.
Je me retourne… où est Bernard? J'aperçois sa figure rechignée dans le chambranle de la porte. Je l'appelle d'un signe.
—Pourquoi ne danses-tu pas?
—Gustave a précisément pris la seule danseuse que j'aurais voulue.
—Bah!… il y a cent jolies personnes ici… Vois là-bas cette jeune fille en rose!
—C'est ça! un paquet! Personne n'en a voulu, puisqu'elle est sur sa banquette! J'aime mieux aller boire du punch au buffet!
Or, quand Bernard commence à boire du punch au buffet… il ne quitte guère ce coin-là. Que faire? il faudrait lui trouver une femme qui lui plût pour le former un peu, ce pauvre enfant! Précisément je vois Mme Bathilde qui s'avance… Pourquoi pas elle? à l'âge qu'elle a, plein de prestige pour tous les jeunes gens, on aime à faire des éducations! Elle n'a pas de danseur. Mais, si je lui dis de l'inviter, ce sera un motif pour qu'il ne veuille pas!
—Eh bien, monsieur le ténébreux, vous vous en allez quand j'arrive! Mon valseur vient de se fouler le pied! voulez-vous que nous finissions la danse ensemble? Je vous prends votre fils! conclut-elle, en me jetant un regard vainqueur.
Je m'empresse de faire un signe d'assentiment très prononcé.
—Mais je danse mal, madame, dit Bernard se défendant, ma soeur me dit toujours que je suis un valseur détestable.
—Eh bien, je vous apprendrai, venez donc!
Elle brûlait de faire voir qu'elle trouvait des cavaliers! Je la connaissais assez pour savoir qu'elle ne le lâcherait pas si vite, saurait se faire offrir le bras pour aller au buffet, puis pour danser un quadrille, et je la pensais même capable de se faire inviter pour le cotillon. Je n'avais donc pas à m'occuper de mon Bernard de toute la soirée. Quelques bonnes amies s'approchèrent pour voir ce que je dirais des uns et des autres, mais je les laissai parler et je me renfermai dans des réponses monosyllabiques qui durent leur donner une pauvre opinion de mon esprit; je préférais observer… d'abord ma fille, ma jolie Jeanne, si fêtée, si adulée, qui se posait à mes côtés entre les danses comme une libellule, repartant aussitôt, et dont les succès cependant me laissaient triste et le coeur serré… puis mon beau Gustave, empressé, galant avec toutes les femmes, ne méprisant pas les paquets, comme avait dit son frère, les faisant danser au contraire, ce qui les rendait fort enthousiastes de lui… mais ayant cependant une préférence, oh, oui! sans cela, il eût été banal et j'en aurais été affligée! n'oubliant pas de venir m'offrir son bras et de s'informer de mes besoins de temps en temps.
Je me plaisais aussi à examiner les physionomies si singulières qu'ont le plus grand nombre des femmes en toilette de bal.
Il faut être jeune, et surtout jolie, bien faite, distinguée, et habillée avec beaucoup de goût; faute de réunir ces conditions, une femme est tout simplement grotesque en toilette de bal; aussi que de caricatures voit-on! Le rang des mères est tout à fait curieux à lorgner! Que d'épaules anguleuses ou de rotondités trop prononcées! Que de coiffures ressemblant à tout ce que l'on peut imaginer! La mère avec des panaches, des couronnes, accompagnées de robes de couleurs inouïes!
Il est si facile de s'abstenir de toutes prétentions, d'avoir une mise simple et peu voyante; de passer, inaperçue quand on a un certain âge! Mais c'est précisément ce que l'on ne veut pas, en général, et on recherche le contraire. On l'obtient, mais à quel prix?
* * * * *
Les notes personnelles d'une mère de famille s'arrêtent ici, car notre livre n'est pas un roman, l'histoire d'une seule famille, limitée par de certaines circonstances; il doit convenir à tout le monde, et ne perdre son ton de généralité que partiellement pour des sortes de citations.
CHAPITRE XIX
L'INITIATIVE.
L'initiative est certainement une fille de l'intelligence. Comme celle-ci, elle demande à être développée chez les enfants. Malheureusement on tombe souvent dans les excès; tantôt, sous prétexte de donner à l'enfant de la décision de caractère, on voit des parents encourager la hardiesse, l'impertinence, les sentiments d'une indépendance allant jusqu'à la licence, tantôt on voit au contraire l'initiative complètement supprimée, et l'enfant presque réduit à l'idiotisme.
On croit donner du caractère à un enfant en lui accordant une entière liberté dans tout; on oublie combien il a besoin d'être guidé. On n'arrive nullement au résultat désiré; un enfant ainsi habitué est indiscipliné, volontaire, et malgré cela peut avoir parfaitement un caractère faible et indécis. Le caractère doit être formé, dressé, et non pas laissé à lui-même. Les digues qu'on peut lui imposer ne nuisent en rien à l'initiative ni à la fermeté.
Il y a des parents très brusques, très autoritaires, qui paralysent les caractères. Ils arrêtent l'élan, l'enthousiasme, les efforts. Ceci est très malheureux pour l'enfant; cependant, lorsque l'apathie n'est pas naturelle, une fois la pression éloignée, on voit bientôt l'intelligence instinctive se réveiller.
Il est donc très essentiel de ne pas confondre l'initiative avec la hardiesse et l'indépendance; je connais une mère qui tient sa fille dans une complète ignorance des choses de la vie, sous le prétexte de ne pas lui donner le goût de l'indépendance; elle lui a fait une règle de conduite, de tenue, dont elle ne doit pas se départir. Or, quelle est la règle qui puisse être suivie sans exception? Il n'y a rien d'absolu dans le monde. Par exemple: «Sous aucun prétexte tu ne feras ceci ou cela!» Mais il peut se présenter une circonstance impérieuse qui oblige à enfreindre cette règle. Il est vrai que la jeune fille a l'esprit très étroit et elle prend à la lettre ce qui lui est dit. Elle n'a aucune timidité vraie, mais elle est timorée à l'excès.
Tout en enseignant à une jeune fille à ne pas faire certaines choses, par exemple, stationner sur la porte, courir dans la rue, sortir sans que son manteau soit boutonné, parler à un monsieur dans la rue et mille autres choses, il faut cependant lui faire comprendre qu'il y a mille circonstances dans la vie où il est, au contraire, nécessaire de faire ces choses. D'abord, cela dépend de la position que l'on occupe; ainsi, vous êtes riche, mademoiselle, vous avez des domestiques, vous vous faites servir, cependant au besoin vous vous servez très bien vous-même; mais venez-vous à perdre votre fortune, aussitôt sachez abandonner vos grands airs, et mettez-vous au niveau de votre position; laissez de côté vos délicatesses et vos susceptibilités intempestives. Dans certains moments, dans certaines occasions, telles choses sont à propos qui ne le sont pas dans d'autres. Il faut savoir distinguer; mais ici nous retombons dans le discernement, dans le jugement, qui est sans contredit la qualité la plus utile à posséder, la mère de toutes, pourrait-on dire.
L'initiative ne doit pas être inspirée par l'orgueil, mais par une certaine confiance en soi-même, qui n'enlève cependant la modestie en quoi que ce soit. Ce n'est pas la confiance en ses talents que l'on a, mais la foi en sa persévérance et dans les études que l'on a faites.
Que de jeunes filles sont pleines de bonne volonté, mais persuadées qu'elles sont incapables de faire telle ou telle chose par elles-mêmes! elles ne veulent même pas essayer. Elles manquent d'idée, d'activité, d'ingéniosité. Elles paraissent intelligentes, car elles raisonnent sur toutes les choses de la vie, mais elles ne savent rien faire par elles-mêmes; elles n'osent pas; elles hésitent si elles doivent ou non. Elles n'ont pas soif d'apprendre et de se rendre utiles.
Un exemple bien frappant que l'on voit à tout propos: un membre d'une famille se sent-il indisposé, la première pensée est d'aller quérir le médecin; celui-ci n'est pas chez lui, on l'attend avec impatience, mais on ne songe pas à ce qui pourrait être fait. Le médecin arrive, il ordonne la moindre chose, des serviettes chaudes, un cataplasme; mais la domestique n'est pas là; impossible de faire sans elle; on serait tenté de croire que la jeune fille est une enfant ignare.
J'ai vu une jeune mariée, qui avait reçu une éducation de ce genre, terriblement embarrassée.
Elle et son mari passaient seuls leur premier mois de noces dans l'hôtel de leurs parents à la ville, ceux-ci étant à la campagne. Un jour, ils avaient dîné dehors, et les domestiques en avaient profité pour sortir. Le mari fut pris d'une gastrite; ils montèrent dans une voiture et en route s'arrêtèrent chez un pharmacien pour acheter du tilleul.
C'était amusant de voir cette jeune femme embarrassée avec son petit paquet de tilleul dans les mains, effrayée à l'idée que son mari était malade. Elle n'avait pas eu la précaution de prendre avec elle une clef de l'appartement. Elle n'avait pas l'habitude!… Quant aux malades, jamais elle ne s'était occupée de les soigner; sa mère l'avait toujours soignée, elle, et lui avait évité les moindres soucis avec soin. Le concierge fut obligé de passer par une fenêtre pour s'introduire dans l'appartement et ouvrir la porte en dedans. Puis, il s'agit d'allumer le feu, de faire bouillir de l'eau; jamais de la vie elle ne s'était occupée de tout cela, elle ne savait par quel bout s'y prendre. Elle fut obligée de descendre réclamer le service de la concierge, qui était une fraîche brune aux yeux pers, et qui soigna le mari avec des attentions de toute espèce, pendant que la jeune inutile fut engagée à rester dans sa chambre, pour ne pas se fatiguer.
On n'apprendra jamais assez aux enfants, non seulement en bas âge, mais surtout dans l'adolescence, à savoir ce qu'on appelle en langage vulgaire, se retourner: faire usage de leurs dix doigts en temps opportun, utiliser leurs capacités selon les circonstances et les occasions.
Une fois, j'allais rejoindre une amie avec laquelle je devais me rendre à Saint-Germain, pour visiter une maison de campagne. Sa fille venait avec nous: c'était une jolie personne de dix-huit ans. Ses grands yeux noirs brillaient comme des diamants, et un gracieux sourire était stéréotypé sur ses lèvres.
Il était convenu que nous partirions par le train d'une heure, afin d'avoir l'après-midi à nous, mais «Laure n'est pas prête,» me dit la mère quand j'arrivai chez elle pour les chercher. La femme de chambre était occupée à l'habiller. A vrai dire, cela m'eût étonnée qu'il en fût autrement, car je connais Mme C. de longue date et je sais qu'elle attend toujours après sa fille. Le train d'une heure fut bientôt manqué, et je prévoyais déjà que nous manquerions le train de 2 heures, ce qui me donnait grande envie de renoncer à l'excursion pour ce jour-là, quand Mme C., s'étant absentée du salon, vint annoncer que nous pouvions descendre, Laure était prête; la jeune fille sortit enfin du corridor qui conduisait à sa chambre du pas égal et mesuré qui lui est particulier. Rien au monde ne peut la sortir de sa placidité immuable. Pendant que nous piétinions sur place, et que nous avancions sur le palier pour devancer le moment de monter dans la voiture, Mlle Laure, tenant absolument à ne pas franchir la porte sans avoir mis le dernier bouton de ses gants, s'était arrêtée pour accomplir ce travail de haute importance.
—Viens donc, lui dit sa mère; nous allons encore manquer ce train: tu mettras tes gants dans la voiture.
Je regardais Mme C., elle tenait ses gants à la main; il lui semblait ainsi entraîner plus vite sa fille. Elle lut sans doute dans mes yeux, car elle me dit d'un ton d'excuse:
—C'est dans sa pension qu'on l'a rendue chipie comme cela! Elle croirait commettre une faute énorme d'être vue dans la rue sans ses gants!
Enfin nous étions sur le trottoir, sa mère la poussa dans la voiture.
—N'as-tu rien oublié, au moins? As-tu ton parapluie, ton mouchoir?
—J'ai oublié mon mouchoir, répondit Laure.
—Ah! quelle enfant! Fanny, vite, montez chercher le mouchoir que mademoiselle a oublié, dit la mère à la femme de chambre qui était descendue nous aider.
En ce moment deux jeunes gens passaient sur le trottoir, et plongeaient leurs regards dans la voiture. J'entendis qu'ils disaient:
—Jolie personne! Quels yeux expressifs!… Quel vif esprit ils reflètent!…
Enfin, nous partons; en chemin, Mme C., selon une excellente méthode, apprête l'argent pour pouvoir payer le cocher en descendant sans perdre de temps; mais il lui manquait de la monnaie; j'en étais munie; auparavant je voulus voir un peu ce que ferait Laure, et je lui demandai si elle n'avait pas sa bourse. Elle me répondit qu'elle n'avait jamais plus de cinquante centimes dans sa poche.
Sa mère prit la parole:
—Si je lui laissais de l'argent, elle le perdrait; elle a seulement quelques sous pour donner aux pauvres. Comme elle ne sort jamais sans moi ou son institutrice, elle n'en a pas besoin.
—Oui, mais vous pensez à la marier, elle est en âge; elle sortira seule; il faudra bien qu'elle s'habitue à avoir de l'argent!
—Bah! son mari en aura pour elle!
—Mais son mari ne sera pas toujours cousu à sa jupe!
Pendant ce temps, je comptai ma monnaie.
—Il manque pour le pourboire, dis-je; eh bien, mademoiselle Laure, nous allons utiliser vos sous.
—Combien faut-il? dit-elle.
—Cinq sous.
—On ne donne que cinq sous de pourboire?
—Comment! tu trouves que ce n'est pas assez? dit sa mère.
—Moi, je ne sais pas!
—Alors, si vous prenez une voiture, quelques jours après vos noces, vous ne saurez pas combien il faut donner de pourboire à votre cocher?
—Oh! mon Dieu, non! je lui donnerai aussi bien un franc que deux sous!
Quelle éducation!
Nous arrivions à la gare; l'heure sonnait, il n'y avait pas une minute à perdre. Malheureusement Mme C. et moi étions peu ingambes, lourdes, épaisses; il eût fallu courir pour arriver à temps au guichet; Laure y serait arrivée en une seconde; précisément une jeune fille comme elle nous dépassa, alerte et vive, envoyée par sa mère; elle prit ses billets, tandis que nous n'arrivâmes que pour voir le guichet se fermer à notre nez, pendant que Laure nous suivait de son petit pas. Quel désappointement! Attendre une heure et partir par le train de trois heures pour arriver à quatre, c'était à y renoncer! Heureusement qu'un vieux monsieur qui se trouvait là vit notre ennui; il venait précisément de prendre des billets pour des amis qui n'étaient pas arrivés, et comme on sonnait pour la dernière fois et qu'on allait fermer les portes, il nous les céda obligeamment, attendu qu'il avait une heure pour en prendre d'autres.
Une fois dans le wagon, un peu reposées de nos émotions, je dis à Mme
C.:
—Et vous auriez vu inconvénient à faire courir Laure devant nous prendre les billets tout à l'heure?
—Elle n'aurait pas su… Ensuite, on lui a appris à la pension à ne jamais presser le pas dehors… Puis, voyez-vous, je ne tiens pas à ce qu'elle s'émancipe trop… Elle ne songe pas, comme d'autres jeunes filles, à avoir de l'indépendance, elle ne saurait qu'en faire! Elle est incapable de rien faire par elle-même!
Franchement, je ne savais trop que répondre à de telles raisons. En ce moment, je vis que la figure de Laure s'était assombrie. Elle venait de faire sauter un bouton de son gant; il est bien vrai que rien n'est laid comme des gants non boutonnés qui retombent sur le poignet; mais nécessité fait loi! Voyant son ennui je sortis de ma poche une toute mignonne ménagère, dont j'ai l'habitude de me munir quand je vais en excursion.
—Tenez, lui dis-je en la lui passant, vous trouverez là de quoi réparer l'accident.
—Coudre en wagon? fit-elle avec des yeux étonnés.
—Pourquoi pas? C'est peut-être un peu plus difficile.
—C'est que ce n'est pas moi qui raccommode mes gants; c'est ma femme de chambre.
J'avais presque envie de dire: «Il faudra aussi choisir un mari qui sache coudre les boutons!»
—Vous trouvez Laure peu dégourdie, me dit la mère qui lisait mes pensées sur mon visage. Il est vrai que, de son naturel, timorée et un peu lente de perception, il n'a rien été fait pour la secouer, parce que nous avons longtemps pensé qu'elle se ferait. D'ailleurs ce n'est pas amusant de gronder une enfant! Je crois que le mariage la développera.
—C'est ainsi qu'on a fait pour vous?
—Oh! non. J'étais aussi un peu engourdie, mais j'avais une mère qui ne m'aurait pas supportée telle que, et il faut bien avouer que j'ai été rudoyée et ai reçu bien des sermons peu agréables.
—Vous vous en êtes mal trouvée? Vous regrettez d'être intelligente, active?
—Oh! non. Je bénis tous les jours le souvenir de ma mère pour cela; mais, sur le moment même, je vous assure que je ne l'aimais pas! Les circonstances de la vie m'ont appris combien il est agréable de savoir un peu de tout!
Que pouvais-je répondre à cela? Mettre davantage les points sur les i eût été absolument contraire à l'esprit de société.
CHAPITRE XX
LES JEUNES FILLES DANS LE MONDE.
Tout change… il y a aussi des choses qui ne changent point! Tous, tant que nous sommes, nous rions de nos parents qui disent: «Autrefois, quand nous étions jeunes, il n'en était pas ainsi!» Nous, à notre tour, nous répétons bientôt: «Quand nous étions enfants, il n'en était pas ainsi!»
En effet, des femmes encore jeunes, mères actuellement, peuvent se rappeler combien il leur tardait de vieillir, alors qu'elles avaient quatorze ans! On avançait de tous ses voeux le jour où la robe s'allongerait enfin un peu; on hâtait par maintes tentatives le moment où la coiffure pourrait prendre un aspect plus sérieux; on anticipait sur le temps, en laissant volontiers croire à quelques années de plus, quand il était question d'âge. Quel bonheur de passer pour avoir dix-huit ans, quand on n'en avait que quinze!
Il n'en est plus de même aujourd'hui; la plupart du temps la jeune fille de quinze ans sait parfaitement ce que lui enlève chaque jour; elle prolonge autant que possible son adolescence; elle ne quitte qu'à regret, à dix-huit ans, la coiffure de cheveux épars (encore tente-t-on d'introduire l'usage de la porter même par de jeunes femmes), elle se garderait d'échanger sa frange sur le front en bandeaux ondulés; la robe courte ne peut pas s'allonger, puisque la maman la porte courte aussi. Le chapeau fermé n'est plus à envier, mais plutôt à craindre; en un mot, qui résume tout, peut-on dire, le cachemire n'est plus de mode! La jeune fille d'il y a vingt ans aspirait à se marier pour porter un cachemire. Aujourd'hui, elle aimerait mieux renoncer au mariage, si c'était à ce prix? Ce qu'elle craint, avant tout, c'est de se vieillir, c'est de perdre le moindre de ses avantages.
La fillette de douze ans commence à se rajeunir, afin de paraître plus avancée dans ses études; elle connaît déjà cette terrible valeur du temps, et dès lors plus de candeur, plus de naïveté; elle n'est plus pressée de jouer à la maman et préfère prolonger la durée de la flirtation en la commençant tôt.
Ceci provient évidemment de la faute des mères; précisément parce qu'elles ont eu le tort de se vieillir trop vite dès l'abord, elles se rattrapent dans une seconde jeunesse à laquelle, pour la faire durer, il est nécessaire de ne point produire de grandes filles.
La grande préoccupation de ces quelques mères est de tenir leurs filles jeunes, fillettes le plus longtemps possible; ne croyez pas que ce soit dans le but unique de se rajeunir elles-mêmes, c'est bien dans l'intérêt de ces chères filles, assurent-elles; elles oublient que le temps est ce qui échappe le plus à la volonté humaine.
Nous pouvons nous préserver du soleil et de la pluie, nous pouvons faire de la clarté en pleine nuit, nous pouvons disperser les nuages à l'aide du canon, commander aux vagues, au feu, grâce aux perfectionnements de la science, mais devant le temps qui s'écoule nous restons impuissants. En vain nous cherchons à nous tromper nous-mêmes par de fausses apparences, en vain nous nous figurons arrêter les années en les empêchant de marquer sur nous et nos filles l'empreinte de leurs griffes; un peu plus tôt, un peu plus tard, le temps reprend ses droits, car il ne nous a pas fait grâce d'une minute.
Que vous introduisiez votre fille dans le monde à dix-sept ou à vingt ans, sa trentième année arrivera toujours à son heure. Elle aura eu dix ans ou treize ans de jeunesse selon votre volonté.
Chaque chose a son opportunité dans la vie. Il y a l'âge de l'étude, l'âge des plaisirs mondains, l'âge de l'ambition, l'âge du calme. Il est bon de ne pas empiéter; on n'arrive qu'à supprimer.
La fillette doit passer sa tendre adolescence à l'abri du monde et des idées de coquetterie, afin de se donner sans distraction à l'étude, afin de ne pas avancer trop vite dans la connaissance des désillusions.
Mais lorsque l'âge de vivre humainement est arrivé, lorsqu'il est temps de goûter des plaisirs doux et permis, puis de songer à devenir épouse et mère de famille, pourquoi en retarder l'instant? Pendant un très petit nombre d'années seulement, il est possible de danser avec ce bonheur pur et sans mélange, qui est l'apanage de la jeunesse!
Il n'y a qu'un âge pour croquer les pommes vertes à belles dents; certes, il ne faut pas en abuser au point d'abîmer son estomac; de même, des petites sauteries, des petits bals, des petits plaisirs qu'on ne saurait plus goûter à cinquante ans, doivent être permis à la jeunesse, lorsque l'étude ne réclame plus aussi strictement l'attention, et avant que les grands devoirs de la famille ne viennent nous accaparer.
En ne contrecarrant pas, pour des motifs d'un intérêt relatif, ce que la nature a en quelque sorte institué, on évite bien des heurts. Pourquoi voyons-nous tant de femmes d'un certain âge ridiculement coquettes et avides de plaisirs mondains? parce qu'elles ont été contrecarrées à l'époque où il aurait été rationnel pour elles de les prendre. Maintenues en arrière sévèrement par une mère trop coquette ou très rigide, du couvent elles ont passé dans la maison du mari où les douceurs de la maternité leur ont fait l'effet de devoirs amers, parce qu'elles les privaient de cette liberté chérie si vivement attendue et espérée. Ces désirs, cette soif inassouvie se concentrent, s'attirent et font explosion enfin, précisément au moment où il serait temps de se retirer.
Que de femmes je connais dans ce cas, et que de maris déçus! Ils ont épousé des jeunes filles aux yeux baissés, n'étant jamais sorties, ne connaissant rien du monde, et qui, secrètement, dans le fond de leur âme, n'avaient que le désir de le connaître; mariées, elles se sont métamorphosées en les créatures les plus mondaines. Au contraire, une jeune fille qui est allée deux ou trois ans dans le monde ne demande pas mieux que de vivre un peu retirée, sans être pour cela blasée.
Il ne faut rien exagérer, et c'est là cependant ce qui a lieu le plus souvent.
Il y a deux courants très différents dans la manière de diriger les jeunes filles dans le monde; tous les deux exagérés, l'un où, copiant les Américaines, les artistes, la jeune fille s'émancipe beaucoup trop; l'autre où sa retenue devient une pruderie gauche, maladroite; parfois même on trouve les deux excès réunis dans la même personne.
II
Les jeunes filles ont beaucoup de peine à rester dans un juste milieu: ou elles sont trop raides, ou elles ont trop d'abandon, c'est le naturel qui manque. La femme cherche toujours à poser quand elle est dans le monde, et c'est ce qui lui ôte son plus grand charme. Que de fois prend-on une fausse opinion de telle et telle personne, sur laquelle on a beaucoup à revenir quand on les fréquente dans l'intimité! Que de fois une jeune fille diffère de ce qu'on la voit dans le monde!
Celle-ci paraît froide et compassée, elle ne répond que par monosyllabes et sans lever les yeux; ses cheveux sont mis en bandeaux plats, sa mère répète qu'elle n'a pas encore porté de robe en soie; elle étudie, dit-on, du matin au soir, mais son savoir ne perce pas. On ne la laisse lire ni journal, ni revue; même l'innocente nouvelle de son journal de modes est prohibée; le théâtre, la valse, lui sont défendus. En sa présence, sa mère fait baisser la voix des visiteuses au moindre mot risqué. Mais pénètre-t-on dans son intimité, on la trouve tout autre, elle ne se contient plus; si elle ne parlait pas, c'est qu'elle ne sait rien dire; quand elle se laisse aller à parler, son langage est commun et vulgaire, sa démarche guindée dissimule une ignorance complète des usages du monde et de vilains gestes sur lesquels sa mère la sermonne sans cesse; elle est colère, fausse, menteuse, gourmande, curieuse, et cache tous ses défauts sous ses paupières baissées. La simplicité de sa mise lui est imposée et elle brûle du désir de la remplacer par les plus élégantes futilités; on la croit occupée à étudier, tandis qu'elle passe son temps à de mauvaises lectures, que sa femme de chambre lui passe en cachette, mais dont elle a bien soin de feindre l'ignorance la plus complète, afin de ne pas se dévoiler.
Telle autre, au contraire, a le nez au vent et l'oeil ouvert; sa tête tourne dix fois en une seconde, elle parle à tort et à travers, disant tout ce qui lui passe par la tête, croyant avoir de l'esprit; elle s'habille autrement que tout le monde, afin d'être remarquée, elle se vante d'être incapable de tenir une aiguille, elle se vante de tout savoir, de parler de tout, précisément parce qu'elle ignore tout ce que cette connaissance avancée lui imposerait, et chez elle, douce, mélancolique, elle travaille tous les matins à coudre sa toilette du soir; elle est beaucoup moins pervertie qu'elle ne le dit, et en somme est un excellent coeur.
Telle encore pose pour ne pas vouloir se marier, et en meurt d'envie, tandis que telle autre pose pour la franchise et la flirtation américaine et ne se tourmente pas de rester fille.
Une jeune fille bien élevée doit s'étudier à ne pas poser, à être simple et naturelle sans excès; afficher un grand désir de se marier peut être naturel, mais ce n'est pas modeste, et puis c'est poser pour être naturelle, et il faut l'être sans poser; répéter à tout instant qu'on ne veut pas se marier, n'a pas l'air sincère, quand même ça le serait; affecter une simplicité outrée dans sa mise et ne porter que de la bure est aussi excentrique que de ne porter que du velours.
Une jeune fille, dans le monde, doit s'attacher à passer inaperçue… Voilà certes une phrase qui va appeler des larmes dans bien des yeux, quoique toutes les bouches doivent s'empresser de dire que c'est leur avis et leur désir.
Je sais bien que passer inaperçue, c'est donner le pas à des rivales qui sont loin de mériter la préférence; passer inaperçue, c'est renoncer à des succès bruyants, mais aussi à des défaites cruelles, à des déceptions blessantes.
Pour cela aussi, il ne faut pas poser. J'ai connu une mère qui prétendait désirer que ses filles ne se fissent pas remarquer; elle l'assurait à tout propos et elle les menait à outrance dans le monde avec de nouvelles toilettes chaque fois, toujours fort remarquables. Ses filles, fort jolies, étaient fort recherchées; mais on ne pouvait s'empêcher de rire au nez de cette mère, qui aurait pu se contenter d'assurer qu'elle cherchait à ce que ses filles ne fussent remarquées qu'en bien, ce qui était vrai, et au moins n'aurait pas avoué l'exagération et la pose.
La timidité est l'un des plus grands charmes de la jeunesse, mais il ne faut pas la confondre avec la gaucherie ou la pruderie.
Vous voyez entrer dans un salon des jeunes filles, le front haut, le regard hardi, raides, ayant crainte de répondre au salut d'un homme, ce n'est pas par timidité; la rougeur ne leur monte pas au visage, elles ne ressentent aucune émotion, elles sont parfaitement maîtresses d'elles-mêmes, mais elles sont retenues par la crainte d'être trop aimables; à un moment donné, elles mettent cette morgue de côté, et elles deviennent alors beaucoup trop familières, et manquent absolument de tenue.
La tenue, voilà le grand mot, et Gondinet, dans sa pièce des Braves Gens, nous l'explique par la bouche du colonel (l'excellent Landrol).
Il reproche à ses officiers de trop aimer l'habit civil, en place de la tenue, ou plutôt l'uniforme qui les obligerait à avoir de la tenue!
Dans le monde une jeune fille doit avoir une tenue très réservée, mais non pas être malhonnête; jamais elle ne doit être familière avec un jeune homme, lui parler avec laisser aller, ou paraître le rechercher, mais il ne lui est pas interdit d'être polie et gracieuse.
Une jeune fille ne fera pas un profond salut à un homme, surtout à un homme jeune; elle ne le fera pas passer devant elle, elle ne lui offrira pas une chaise; mais, si lui, lui fait ces politesses, elle l'en remerciera avec grâce, sans un empressement intempestif.
Sans être coquette, on peut être aimable, et il vaut mieux l'être convenablement avec tous que d'avoir des préférences. C'est là ce qu'une jeune fille doit éviter. Réserver meilleur accueil aux plus riches, aux mieux posés, être fière avec les petits, est le meilleur moyen de se créer des ennemis mortels et de faire mal parler de soi.
Il est reçu que les jeunes filles se laissent tantôt secouer la main par les jeunes gens, et tantôt font une inclination absolument imperceptible, lorsqu'un homme les salue. Il vaudrait beaucoup mieux ne pas donner sa main à serrer, et incliner la tête ou le corps un peu plus. Le moyen d'empêcher ces démonstrations familières? me dira-t-on; une femme peut-elle refuser nettement la main à un homme qui lui tend la sienne? Un refus catégorique serait difficile et impoli; j'ai vu mainte fois des jeunes filles et des jeunes femmes être bien ennuyées dans de telles circonstances, et obligées de surmonter leur répugnance; le seul moyen est d'observer l'étiquette, d'en imposer par le cérémonial, de ne pas accepter ce laisser aller, cette camaraderie qui annule presque les sexes et enlève par conséquent à la femme son plus grand avantage, celui que lui donne le respect de son sexe; savoir se faire respecter, garder sa dignité féminine, voilà ce qu'il faut inculquer à une jeune fille; pour cela, il n'est pas besoin d'être raide, il suffit par son bon ton personnel, une dignité gracieuse, de conserver comme une auréole de supériorité sur les esprits vulgaires qui oseraient se permettre trop de familiarité. C'est ainsi que, tout en étant bonnes, affectueuses avec les pauvres et les domestiques, les femmes de la véritable aristocratie, c'est-à-dire celles qui en font partie, non pas uniquement par leurs aïeux, mais par leurs sentiments, savent en imposer à leurs subalternes.
La vogue du moment est aux airs cassants, à la démarche hardie, aux allures provoquantes, comme aux chapeaux tapageurs; au gymnase, au manège, aux bains froids, puis aux eaux en été, les fillettes prennent de bonne heure des façons peu compatibles avec la pudeur de la jeune fille. Les cheveux épars sur les épaules, les jupes courtes y contribuent pour leur part; les pères (le sexe masculin, en somme), sont la cause de ce mal qu'ils sont les premiers à déplorer plus tard; ils s'amusent de ces mines diaboliques, et cette petite fille singeant le garçonnet ou l'actrice en vogue est amusante au possible, rien n'est plus vrai… et cependant qu'il apparaisse une fillette aux allures modestes, à la toilette vaporeuse comme celle d'une petite vierge, à l'expression candide et timide, osant à peine lever ses grands yeux, répondant d'une voix presque basse, rougissant quand on s'adresse à elle, ne sachant pas tout, questionnant encore, se troublant lorsque les regards se fixent sur elle, eh! bien, cette apparition effacera immédiatement les autres, et les mêmes hommes ne pourront s'empêcher de la préférer.
Je connais bien des hommes, et des hommes dont le haut mérite et la grande position ont dû leur donner l'habitude d'être en vue, qui ne laissent pas d'éprouver une certaine émotion au moment où les deux battants de la porte d'un salon s'ouvrent devant eux, où ils se sentent le point de mire d'une assemblée; et de toutes jeunes filles bravent avec le plus superbe aplomb cette terrible critique féminine! L'aplomb ne doit venir qu'avec l'âge, ou ce n'est plus que de la hardiesse. Après la vingtième année, la timidité de la jeune fille de quinze ans serait de la gaucherie ou de la stupidité, mais il faut laisser un changement à venir pour la femme, la jeune mère de trente ans, et enfin pour la matrone de quarante. Ce sont ces transformations successives qui font le charme de chaque âge.