Notes d'une mère: Cours d'éducation maternelle
III
Autant il est mauvais de retarder jusqu'à l'âge de vingt ans l'entrée d'une jeune fille dans le monde, autant il est peu rationnel de l'y mener étant fillette. Les bals d'enfants, avec leur cortège de vanités et de prétentions, sont les cauchemars des gens sensés.
La fillette a besoin d'avoir des amies; il est obligatoire qu'elle joue, s'amuse avec des compagnes, mais comme on le fait dans les pensions, pour la fête de sainte Catherine, en robe de tous les jours, à sauter et à faire la dînette, voire même à jouer des charades ou des proverbes, seules ou devant les parents. Mais ces matinées pour lesquelles il y a lutte de toilettes, où les enfants arrivent empesés, se toisant les uns les autres, parés par leurs mères comme de petites châsses; où les petits garçons sont stylés à ne danser qu'avec les petites filles les plus élégantes, et où la pauvrette qui n'est pas jolie ou bien habillée se voit délaissée et prend un avant-goût des amertumes que le monde futile nous réserve, ces réunions sont des plus immorales, et ne contribuent qu'à pervertir les enfants.
Pour qu'une éducation puisse être menée à bien, il faudrait que les enfants fussent persuadés que leur mérite seul peut leur obtenir une préférence, et au premier pas qu'ils font dans le monde, ils s'aperçoivent du contraire; pour qu'ils puissent résister au choc, ils doivent être déjà bien forts, et c'est pourquoi il faut retarder ce moment.
A dix-sept ou dix-huit ans, selon qu'elle est avancée dans ses études, une jeune fille peut être conduite à quelques bals, à quelques dîners, et aux sauteries, aux huitaines. Mais il faut en éviter l'abus. Cet abus donne un des deux résultats suivants: ou il sature, il blase, il fatigue l'âme et le corps, ou le plus souvent, tout en blasant et fatiguant, il donne une telle habitude du monde que l'on ne sait plus s'en passer.
Les visites, les fêtes, ne doivent être qu'un accessoire, qu'une distraction nullement indispensable; une femme doit être habituée à se suffire elle-même et à aimer son intérieur. Ce n'est pas un défaut dans une jeune fille, si elle n'est pas toujours désireuse de sortir n'importe par quel temps ni à quel moment; cependant elle doit toujours être prête, si c'est une nécessité ou si ses parents le lui demandent.
Les quelques années s'écoulant entre l'adolescence et le mariage doivent préparer la jeune fille à devenir épouse et mère de famille, c'est-à-dire à faire très rarement sa volonté; à sortir ou à rester à la maison, non pas selon son bon plaisir, mais selon que ses devoirs ou les désirs de son mari et les besoins de ses enfants le lui imposeront. C'est ce que les jeunes filles ne s'imaginent jamais assez.
CHAPITRE XXI
LE RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UNE JEUNE FILLE.
Ceci m'a été demandé par quelques correspondantes, dont les filles ont fini leur instruction, c'est-à-dire ne rentrent pas en pension, car, ainsi que j'ai eu occasion de l'expliquer dans un article précédent, c'est à tort qu'on dit avoir fini ou son instruction ou son éducation, quand on sort de pension; il reste encore beaucoup de choses à apprendre.
J'ai donné le règlement de la journée d'une petite fille. Pour la jeune fille de quatorze à dix-huit ans, c'est-à-dire alors qu'elle n'est pas encore d'âge à aller partout dans le monde avec sa mère, il y a quelques différences à introduire.
La jeune fille continuera à se lever à la même heure qu'à la pension ou au couvent, c'est-à-dire très matin, mettons sept heures, au plus tard, en hiver. Sous aucun prétexte, on ne doit lui permettre de lire au lit, pas plus le matin que le soir; je m'élève absolument contre cette fâcheuse habitude qui entraîne, entre autres inconvénients très graves, de s'enrhumer, de mettre le feu et d'alanguir l'esprit en même temps que le corps. De même, celle de déjeuner au lit. J'avoue que j'aimerais bien voir les parents prêcher d'exemple.
La jeune fille se lèvera, et fera sa chambre elle-même, sans feu, bien entendu; je proteste encore contre le feu, surtout le matin et le soir. Si la jeune fille travaille dans sa chambre ou y reçoit ses amies, on peut permettre un petit feu de bois dans l'après-midi.
J'insiste pour un déjeuner très matinal, presque en se levant, et chaud; il ne faut jamais sortir sans avoir pris quelque chose de chaud, lait, café, chocolat, soupe, etc.
Une jeune fille ne doit pas flâner la matinée en robe de chambre et décoiffée. Elle ne doit même pas avoir de robe de chambre, mais des sauts de lit ou peignoirs pour se coiffer. A neuf heures du matin, elle doit être prête, corsetée, coiffée, la chambre faite, tout mis en ordre. Elle se met alors au travail jusqu'au déjeuner, travail sérieux, perfectionnant ses études en littérature, botanique, physique, langues, etc. L'étude des arts d'agrément est réservée pour l'après-midi et la soirée, parce que les visiteurs peuvent l'interrompre. C'est aussi le matin qu'elle s'occupe de ménage et de toilette.
L'étude du piano est réservée pour avant et après les repas, et sert à utiliser les moments perdus que l'on a souvent à cette heure. Par exemple, on fait des gammes, au moment du crépuscule, en attendant que les lampes soient allumées; au contraire, on dessine à l'heure du plus beau jour.
Je n'aime pas beaucoup voir une jeune fille prendre l'habitude de sortir tous les jours à heure fixe. Une jeune fille ne doit pas prendre d'habitudes; il faut laisser cela aux vieilles routinières. Elle doit toujours être prête à tout, et surtout toujours visible, toujours propre, nette, mais simple et sans prétention.
Elle doit beaucoup s'occuper de la confection et des réparations de sa toilette, mais sans ostentation, sans en tirer vanité, sans l'afficher et jamais au salon, à moins que ce ne soit tout à fait entre intimes. Par contre, elle doit toujours avoir sous la main un ouvrage d'aiguille pour s'occuper, ne jamais rester oisive.
La lecture est réservée pour le soir; je n'ose interdire la broderie le soir, surtout lorsqu'il y a un petit cercle, et que l'on cause ou qu'un membre fait la lecture à haute voix, mais c'est fatigant pour la vue.
Bien remarquer que les ouvrages de main sont surtout bons en causant, mais non dans la solitude. Comme lecture, des livres et des journaux choisis soigneusement; pas de journaux politiques; amis et connaissances doivent être aussi très éliminés. Les mères ne sauraient prendre trop de précautions sur l'entourage de leurs filles, femmes de chambre, institutrices, fournisseurs, etc. Je voudrais bien que la mère pût accompagner sa fille partout, et vivre avec elle constamment; ce n'est pas toujours possible!
La jeune fille à quelquefois besoin d'être laissée seule avec ses amies. Comme celles-ci sont choisies ça peut être toléré, mais chez la mère même; éviter de la laisser seule chez ses amies.
La jeune fille devant aussi être initiée aux soins du ménage, au gouvernail de la maison, on voit qu'il ne lui restera pas beaucoup de temps de loisir; c'est ce qu'il faut: ce qu'il y a de plus à craindre pour elle, c'est le temps de rêver!
Il est dommage si la mère va beaucoup dans le monde et au théâtre et est obligée de laisser sa fille seule le soir! Une mère doit un peu se sacrifier pendant ces quelques années où une tâche si précieuse lui est dévolue. Une mère doit se sacrifier à son enfant, principalement à deux époques de sa vie, sinon toujours; pendant la première enfance jusqu'à l'âge de cinq ans, où les soins mercenaires sont si périlleux, puis pendant l'entrée dans l'adolescence, où le péril est d'un autre genre, mais non moins grand.
CHAPITRE XXII
SUR LA MANIÈRE DE VIVRE D'UNE JEUNE FILLE.
En indiquant succinctement le règlement de la journée d'une jeune fille, je n'ai pas fait de distinction de fortune. Autant que possible, les jeunes gens des deux sexes doivent être tenus éloignés des douceurs du luxe. Peu de parents, cependant, savent être assez fermes contre leur propre tendance; que de mères se complaisent, au contraire, à orner leurs idoles!
Une fillette, à partir de douze ou quatorze ans, peut avoir sa chambre, ne serait-ce qu'un petit cabinet, auprès de celle de sa mère; si elle a une soeur, elle partagera la chambre avec elle. La porte, donnant dans la chambre de la mère, restera ouverte le plus souvent possible. La fenêtre sera aussi ouverte fréquemment.
Les meubles d'une chambre de jeune fille se composent d'un lit, d'un chiffonnier ou d'une commode, d'une table à toilette, à moins que la commode puisse en servir; d'un petit bureau, auquel le chiffonnier peut suppléer s'il forme «secrétaire», d'une table à ouvrage, d'une table de nuit; on peut ajouter un guéridon ou table de milieu et une armoire à glace, mais ces derniers meubles ne sont pas indispensables.
La mère tâchera de pouvoir lui donner un placard pour suspendre ses robes. On s'efforce d'installer ainsi confortablement une fillette, afin de lui apprendre à avoir de l'ordre, à ranger elle-même ses affaires, à aimer son chez elle.
Ces douces émotions si pures qu'éprouve une jeune fille à avoir une gentille chambre, aussi petite que soit celle-ci, ne se retrouvent guère dans la vie, et alors qu'elle aura un appartement en entier, tant doré qu'il puisse être, elle éprouvera une jouissance bien moins vive et moins bonne que dans la possession de sa simple chambrette. Quelle est celle de nous qui ne me comprendra, en se reportant en arrière par la pensée dans sa chambre de jeune fille? C'est la seule qui ait été vraiment à elle!
En sièges: un prie-Dieu, une ou deux chauffeuses, deux chaises volantes; je prohibe absolument la chaise longue; tout au plus, dans une chambre grande et luxueuse, un petit tête-à-tête et deux petits fauteuils.
J'oubliais une petite bibliothèque ou étagère, pour les livres d'études et de prières.
Sur la cheminée, à la place d'une pendule, une statue de piété ou une corbeille de fleurs, des flambeaux, un bougeoir, des vases, un porte-montre, car c'est encore là une des grandes jouissances de la fillette que de posséder une montre; elle n'a donc pas besoin de pendule, quoique ce soit tout à fait facultatif.
Les meubles seront en tapisserie faite de sa main; elle pourra ainsi, à peu de frais, embellir sa chambre par des coussins en application, des petits tapis, des voiles de fauteuil en filet, etc.
Aussi riche qu'elle soit, une jeune fille doit être apprise à ranger ses affaires elle-même, à se coiffer, à s'habiller et se déshabiller seule. Elle raccommodera ses gants, brossera ses manteaux, rafraîchira un chapeau, et fera encore bien d'autres travaux de ce genre, selon le temps que peuvent lui laisser ses études et autres occupations. Une excellente habitude est de ranger sa toilette le soir avant de se coucher, même aussi tard que l'on puisse revenir du bal et aussi fatiguée que l'on soit.
Des habitudes de la jeunesse et surtout de la plus tendre jeunesse, dépendent les forces de l'avenir; mais ces habitudes, il ne faut pas qu'elles soient imposées, il faut qu'elles soient prises simplement, par le contact de l'exemple, par le raisonnement, la persuasion.
Bien des jeunes filles ne font que subir, et de mauvaise grâce, le règlement un peu sévère imposé par leurs mères, ne voient pas le moment de se marier pour rester au lit jusqu'à dix heures, y déjeuner, y lire, etc. comme leurs mères. Elles ne comprennent pas que leurs mères ont souvent la santé ébranlée, et ce n'est pas toujours par plaisir qu'elles agissent ainsi.
Voici un petit tableau journalier des heures que les enfants, suivant leur âge, doivent consacrer au sommeil, à l'exercice, à l'étude et au repos.
Il est dressé par le docteur Friedlander, et s'applique aux enfants des deux sexes, de sept à quinze ans, qui se trouvent dans des conditions normales.
Age sommeil exercice étude repos
7 ans 9 h. 9 h. 2 h. 4 h. 8— 9— 9— 2— 2— 9— 9— 8— 3— 4— 10— 8— 7— 3— 4— 11— 8— 7— 5— 4— 12— 8— 6— 6— 4— 13— 8— 5— 7— 4— 14— 7— 5— 8— 4— 15— 7— 4— 9— 4—
J'avoue que je ne partage pas en tous points l'avis de ce docteur. Je crois qu'il faut à l'enfance plus de sommeil.
A un adulte, même, selon moi, pour ne pas s'user trop vite, huit heures de sommeil sont indispensables; en revanche, je sais par expérience qu'un enfant de sept ans peut travailler plus de deux heures, et que neuf heures d'exercice peuvent l'épuiser. Le tableau suivant me paraît plus normal pour les jeunes Français et surtout les jeunes Françaises.
Age sommeil exercice étude repos
7 ans 10 h. 6 h. 4 h. 4 h. 8— 10— 6— 4— 4— 9— 10— 6— 4— 4— 10— 9— 6— 5— 5— 11— 9— 5— 6— 4— 12— 9— 5— 6— 4— 13— 9— 4— 7— 4— 14— 9— 4— 7— 4— 15— 8— 4— 8— 4—
Ainsi, jusqu'à dix ans, l'enfant se levant à six heures du matin sera couché à huit heures du soir; à dix ans, on commencera à le laisser veiller jusqu'à neuf heures, et à quinze ans seulement il lui sera permis d'attendre dix heures.
Les heures de repos sont consacrées aux repas et à la toilette, bains, etc. Les heures d'exercice comprennent la promenade, les leçons de gymnastique, de danse, de natation, etc.
CHAPITRE XXIII
PARALLELE ENTRE JEUNES FILLES.
J'ai eu hier la visite de deux jeunes abonnées bien dissemblables, et je pourrais dire que si la première pouvait s'appeler «comme il faut être», la seconde serait désignée «comme il ne faut pas être».
Toutes les deux avaient dix-huit ans, mais leur éducation a été bien différente, ou plutôt le principe, l'idée qui y a présidé, car toutes les deux ont été élevées en pension; toutes les deux ont d'excellents parents qui les aiment tendrement, toutes les deux sont de familles respectables, quoique n'appartenant pas à la même position sociale.
Eudoxie est héritière d'une fortune immense; fille unique d'un père qui a gagné des millions dans la manipulation des cuirs, elle a été gâtée à l'excès. Sa grosse maman n'a d'yeux que pour elle, et son papa n'a jamais voulu admettre que l'on pût contrarier sa fillette. Elle a été élevée dans la première maison d'éducation de Paris, c'est-à-dire qu'elle a la réputation d'y avoir été élevée parce qu'elle y est restée une année à l'époque de sa première communion, et y va faire une petite retraite tous les ans à la même époque. Le reste du temps, elle l'a passé chez ses parents, à être tour à tour gourmandée ou gâtée avec excès par sa mère, flattée par son père, tiraillée par une miss anglaise qui essayait en vain de la faire travailler. Elle est très mal élevée; sa voix est rude et forte, son geste beaucoup trop violent et libre, elle a le ton cassant qu'elle a emprunté aux pièces de théâtre où sa mère la conduit depuis son enfance, sous le prétexte de ne pas la laisser avec les domestiques.
Elle a l'habitude de prendre part à la conversation, de couper la parole à son père quand il parle, et de dire au nez des gens tout ce qui lui passe par la tête, à tort et à travers, enfin une vraie enfant terrible. Elle se croit fort spirituelle parce qu'on rit lorsqu'elle parle, et qu'on s'écrie: «Est-elle drôle! oh! oh!… ah! ah! est-elle amusante!» Ne voulant pas faire un mauvais compliment à ses parents, on ajoute quelquefois: «Elle a bien raison! Elle est franche!… ah! c'est charmant… Vous avez une charmante fille… un vrai petit démon!»
Et le papa et la maman se rengorgent de fierté.
—Tiens-toi donc! lui dit sa mère, un peu honteuse de temps en temps de son laisser-aller.
Elle est du reste très jolie, piquante, brunette, et a l'air fort intelligente. Elle a touché à tout chez moi, a essayé tous les sièges de mon salon, feuilleté les livres et albums, remué les objets d'étagère, demandé ce qu'il y avait de l'autre côté des portes, et finalement, pour avoir un prétexte à changer de place, demandé un verre d'eau! Elle a laissé tomber trois fois son ombrelle, m'a posé des questions qui, pour être ingénues, n'en étaient pas moins assez embarrassantes, et comme je finissais par ne plus trop faire attention à elle, elle a posé câlinement la tête sur l'épaule de son père, témoignant son désir de voir la visite se terminer, ce qui m'a rappelé certain petit chien de ma connaissance, lequel, quand une visite se prolonge trop, s'asseoit devant la personne, et aboie de façon à interrompre la conversation.
Pendant cette visite, elle avait fait, à diverses reprises, des remarques pleines de franchise, de beaucoup trop de franchise, même sur certaines personnes de connaissance commune.
A un moment donné, elle s'est mise à se regarder dans la glace, et à faire la bouche en coeur, à glisser ses yeux en coulisse; en somme, je lui crois bon coeur, mais c'est une petite prétentieuse insupportable.
Jeanne, au contraire, est tout l'opposé. Elle a été élevée, cependant, dans la même maison d'éducation, mais y a resté huit années consécutives, ayant eu le malheur de perdre sa mère en bas âge.
Son père prétend, et sa fille en est un exemple, que l'éducation est instinctive. Je crois qu'il y est pour beaucoup. Je ne sais si sa fortune est aussi grande que celle des parvenus dont je viens de parler, mais il appartient à la haute aristocratie, et sa fille, gracieuse et mignonne, a surtout un cachet de distinction exquise et du plus parfait comme il faut.
Elle apporte dans la conversation la timidité et la candeur de son âge, ne parle que lorsqu'on l'interroge et répond avec bon sens, écoute attentivement sans remuer, n'ose toucher à rien, et ne pose jamais une question; sa mise est simple et sans prétention, elle sait se suffire à elle-même, en s'occupant de mille petits travaux; la musique et tous les arts d'agrément font ses délices; elle travaille, non en vue du monde, mais pour elle-même et les siens.
Si elle juge, elle ne se permet pas de faire connaître son jugement; mais je crois plutôt qu'elle ne s'arroge pas ce droit, elle respecte trop les personnes plus âgées et plus expérimentées qu'elle pour oser les juger; elle accepte ce qu'on lui dit et n'est pas habile à découvrir les ridicules; elle a encore l'enthousiasme et les illusions de la jeunesse qui font trouver tout beau et sans défaut; elle admire, elle s'étonne, elle souhaite, trois sentiments que la vieillesse expérimentée et blasée ne sait plus éprouver. Quel charme une jeune fille bien élevée apporte dans l'intérieur où un mari l'introduira! Et combien l'homme qui se marie doit étudier le caractère et le genre de l'éducation reçue par la femme qu'il va prendre!
Ce qui distinguait en outre mes deux visiteuses, c'est que Jeanne se possède parfaitement. Sans affecter en aucune façon, elle se retient, elle subit l'influence de la personne en présence de laquelle elle se trouve; elle sait respecter et tenir sa place. C'est là une qualité beaucoup plus rare que l'on ne croit. La plupart des jeunes filles ou jeunes gens se laissent emporter par la force de l'habitude, la fougue, le naturel peut-être; et les gestes, les éclats de voix, l'abandon indiscret, la familiarité prennent le dessus bien vite. On ne leur en impose pas longtemps. Mais, eux aussi, ils perdent leur prestige, et on voit bientôt ce qu'ils valent.
En habituant les enfants à se contenir, non seulement devant les étrangers mais aussi en famille, on obtient de grands succès de réaction sur une mauvaise éducation.
XXIV
LES JEUNES MÈRES DE GRANDES FILLES.
«J'ai trente-cinq ans; puis-je me permettre le chapeau Gainsborough placé crânement? Mon mari trouve que c'est trop jeune pour moi, que j'ai l'air de la soeur de ma fille (est-ce donc un malheur, madame?); mon mari ne montre-t-il pas par là qu'il ne tient pas à moi? Si je paraissais vieille, il ne m'aimerait plus peut-être, et il m'en veut de mon air jeune dont je suis si fière! Mme S…, la femme du sous-préfet, qui a quarante-cinq ans au moins, vient de faire venir de Paris un chapeau cabossé, avec un gros noeud alsacien devant, en ruban écossais, que ma fille qui a dix-sept ans, oserait à peine mettre au jardin! Veuillez donc me conseiller, madame; forte de votre appui, votre réponse à la main, je me présenterai devant mon mari, et il lui sera bien difficile d'aller contre!…»
Hélas! chère madame, au risque de m'attirer votre courroux et celui de bien d'autres lectrices, je suis forcée de vous dire que votre mari a raison, en paraissant croire que «c'est un malheur de paraître la soeur de sa fille!»
Il est des grâces de profession comme il est des grâces d'état. Seulement ici le sens est pris en sens contraire, ou plutôt d'obligations.
Une mère doit imposer du respect; la question n'est pas si elle est jolie ou non, si elle a la chance de conserver une beauté éternelle; une mère qui veut être mère ne peut pas paraître la soeur de sa fille, sans risquer de perdre aux yeux de celle-ci le prestige d'autorité qui lui est donné par son âge.
Si votre fille voit en vous une soeur, une compagne, elle ne pourra avoir cette confiance que l'on a en celui dont l'âge et la gravité, l'expérience et la connaissance des choses paraissent au-dessus des siens propres, et produisent ainsi l'impression salutaire.
L'habit ne fait pas le moine, est un proverbe faux et vrai tour à tour comme tous les proverbes; l'habit ne change pas le coeur de l'hypocrite, c'est vrai, mais l'habit non seulement métamorphose tellement la physionomie que l'être beau et distingué peut devenir commun et laid, et celui qui est affreux s'améliorer beaucoup, mais encore l'habit métamorphose le moral. Osez donc avoir le même maintien, la même tenue avec certains vêtements comme avec d'autres? Et il est impossible de soutenir que l'habillement n'ait une influence énorme sur les moeurs et sur les idées.
Pourquoi est-ce l'usage de s'envelopper de crêpe noir quand on a eu la douleur de perdre un être aimé? Parce qu'il semblerait incompatible de se revêtir de rose quand on a le coeur triste. La couleur des habits est-elle donc l'interprète des sentiments? Pourquoi se moque-t-on d'une vieille femme qui s'habille de nuances claires? Parce qu'il semble incompatible d'allier le caractère sérieux de la vieillesse avec un vêtement jeune, parce qu'il semble que la personne qui le porte doit avoir le caractère de son vêtement. Donc, si l'habit ne fait pas toujours l'homme, l'homme choisissant l'habit d'après son caractère, on peut presque toujours le juger d'après cet habit, et souvent on peut dire que la personne fait la toilette.
La femme qui conserve, en dépit d'un certain âge, une taille mignonne, une expression juvénile et riante, conserve aussi la plupart du temps un caractère gai et enfantin.
Ne l'aurait-elle pas, on est tenté de le lui supposer. D'ailleurs, elle-même, en passant, se regarde dans une glace, elle aperçoit cette image gentille, et elle sent poindre en elle les idées et les sentiments de son allure. Avec une robe courte et un chapeau rond, on se sent, plus légère, plus portée à courir, à se dissiper.
Comment voulez-vous que votre fille vous obéisse si elle ne voit en vous qu'une soeur? si votre extérieur ne lui en impose pas? Comment serez-vous son chaperon, son porte-respect auprès d'autrui, si votre attitude, votre mise, donnent le droit de vous adresser les mêmes paroles qu'à elle?
Vous paraissez croire qu'il est très avantageux pour vous de paraître jeune! Je ne saisis pas bien à quel point de vue vous vous placez. Il est très avantageux, certes, d'être jeune; il est très avantageux de conserver les symptômes de la jeunesse, parce qu'ils sont synonymes de force, de santé, mais il n'est pas absolument utile de conserver les apparences d'une jeune femme quand on est mère d'une fille de dix-sept ans; cela ne vous empêche pas de garder un aspect très agréable dans votre intérieur, aux yeux de votre mari; mais après une vingtaine d'années de mariage, lorsqu'on a surtout des enfants grands, il ne déplaît pas à un mari que sa femme prenne un air tant soit peu imposant et autoritaire, de façon qu'elle puisse supporter avec lui une partie de la grande responsabilité qui lui incombe comme chef de famille.
Certes, à trente-cinq ans, une femme, et surtout certaines femmes, pas principalement les grandes beautés, mais plutôt les figures chiffonnées, sont encore jeunes d'aspect. Cependant, êtes-vous bien sûre que vous paraissez réellement aussi jeune que vous croyez? Peut-être la manière dont vous vous habillez y contribue; vous pouvez faire illusion, mais ne supporteriez pas un examen attentif.
Quant à la femme du sous-préfet que vous me citez, il y a plusieurs motifs pour lesquels vous ne devez pas l'imiter aveuglément.
D'abord, parce que les autres commettent des erreurs, nous ne sommes pas obligées de les suivre dans cette voie; ensuite, et surtout, cette femme n'a pas d'enfants, et par conséquent elle n'a pas besoin d'avoir l'air d'une matrone.
En outre, elle occupe dans le monde une position qui lui fait presque une obligation d'être coquette, de représenter. Néanmoins, j'insiste sur ce que, si elle avait une grande fille, elle devrait être plus circonspecte.
Les mamans de garçons ne sont pas tenues à autant de sévérité que celles des fillettes.
Vous êtes appelée à rencontrer bientôt un futur gendre: il faut qu'il puisse vous distinguer de sa fiancée! Appelée au rôle de mentor, vous ne pouvez pas avoir l'air d'en avoir besoin d'un vous-même.
Et puis, voyez quel malheur! si vous alliez être plus jolie que votre fille!… Cela peut très bien arriver!… Une femme de trente-cinq ans, attifée avec science, ajoutant à une beauté savante et étudiée le charme de l'esprit et de l'expérience du monde, peut effacer facilement une jeune fille modeste et retenue!
Donc, ne vous en déplaise, évitez de paraître la soeur de votre fille; ni chapeaux cabossés, ni toques sur le front. Le chapeau tricorne, avec pointe abaissée sur le front, garni de deux longues plumes, vous offrira l'élégance et la majesté réunies, sans tomber déjà dans la coiffure de la femme âgée; comme formes, comme nuances, séparez-vous bien de ce que vous adoptez pour votre fille, tout en conservant l'harmonie.
Au reste, à votre âge, les vêtements amples et majestueux rajeunissent plutôt, parce qu'ils dissimulent, encadrent les petites défectuosités qui commencent à se laisser apercevoir, tandis que les vêtements jeunes les dévoilent.
Gardez-vous avec soin de vous mettre sur le même rang que votre fille dans les réunions et les lieux publics; poussez-la en avant, faites-la valoir; une mère doit s'oublier elle-même, vous gagnerez en influence, en hommages respectueux, en dignité, ce que votre coquetterie pourra perdre; et je ne crois pas que vous perdiez au change, car les succès de la jeunesse n'ont qu'une durée très éphémère et très relative, tandis que l'influence acquise par l'estime et la vénération ne fait que s'accroître avec le temps.
Tout le monde, votre fille la première, vous sauront gré de ce léger sacrifice, seulement anticipé, puisque le moment où vous seriez obligée à le faire ne tarderait pas, et vous en récompenseront largement.
DÉDICACE
A MA MÈRE
C'est le livre terminé que l'on voit ce qu'il est, car par l'ensemble il se complète; d'ailleurs, les préfaces et les dédicaces, que l'on place au commencement du volume, sont toujours écrites et imprimées quand il est terminé. Je trouve donc plus logique de mettre ces quelques mots à la fin.
Une famille qui possède un vieillard possède un trésor, dit un proverbe chinois.
C'est ce trésor précieux qui m'a inspiré, dans sa grande expérience, ce Cours d'éducation maternelle, auquel j'ai essayé d'enlever l'aridité du sujet par des exemples pris sur le vif, vécus, et par cela même intéressants, car chacun s'y retrouve ainsi que son entourage et peut en tirer profit, s'il veut.
Fénelon a écrit l'Éducation des filles, beaucoup d'autres écrivains féminins se sont occupés de cette question; mon plan a été de former des mères qui sachent élever des garçons, tâche autrement difficile que d'élever des filles. Je n'ai pas l'ambition d'une réussite complète; je me contente d'apporter ma goutte d'eau au petit ruisseau qui va à l'océan.