Nous marions Virginie
The Project Gutenberg eBook of Nous marions Virginie
Title: Nous marions Virginie
Author: Eugène Chavette
Release date: November 6, 2012 [eBook #41307]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
        Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
NOUS MARIONS
VIRGINIE
| EN VENTE A LA LIBRAIRIE DENTU | |
| ———— | |
| OUVRAGES D’EUGÈNE CHAVETTE | |
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| Nous marions Virginie, 1 vol. in-18 jésus | 3 fr. | 
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| F. AUREAU.—IMPRIMERIE DE LAGNY. | |
NOUS MARIONS
VIRGINIE
———
TIMOLÉON POLAC
LES YEUX AU BOUT D’UN BATON
PAR
EUGÈNE CHAVETTE
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS
—
1882
Tous droits réservés
| TABLE | 
NOUS MARIONS VIRGINIE
BOUFFONNERIE PARISIENNE
I
Par une matinée de l’hiver dernier, un homme se tenait debout et immobile, au beau milieu de la place de l’Odéon. A terre, devant lui, il avait posé son chapeau à plat sur les bords.
Et il semblait attendre.
Profitons de son immobilité pour exquisser le portrait de cet individu, âgé d’une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris se dressaient en un énorme toupet au-dessus d’une longue face jaune, ravagée par la misère et les privations. Cette tête aurait appelé aussitôt la pitié sans son petit œil vif, joyeux et dénotant cette philosophie qui fait gaiement supporter le malheur.
Il était complétement vêtu de noir, mais, hélas! quel noir! Le temps et l’usage avaient rendu à peu près gris le vieil habit taillé à la mode de 1840, qu’il portait soigneusement boutonné, sans doute pour dissimuler l’absence de linge.
En le voyant grave et raide sous ses haillons noirs, avec un mouchoir qui avait la prétention de jouer, autour de son cou, le rôle d’une cravate blanche, on aurait pu se croire en présence d’un notaire qui a eu des malheurs.
Donc un curieux s’arrêta; à côté de lui en vint un deuxième, puis un troisième et, en dix minutes, le chapeau et son maître furent entourés d’un cercle de commères, de badauds, de soldats qui tous, l’œil sur le couvre-chef leur montrant son dessus pelé, se disaient, fort intrigués:
—Que cache-t-il sous son chapeau?
Deux jeunes gens, l’un brun, l’autre blond, tous deux jolis garçons, s’étaient glissés au premier rang des curieux.
Le chapeau produisit aussitôt son effet sur le spectateur brun.
—Pourquoi met-il son castor sur le pavé? demanda-t-il à son ami.
—C’est peut-être pour s’asseoir quand il est fatigué? Car tu dois remarquer qu’on a oublié de meubler la place de l’Odéon, repartit l’autre.
Satisfait sans doute du nombre d’auditeurs, l’homme se moucha, releva ses manchettes, puis il salua à la ronde en commençant ainsi:
«—Jeunes beautés, laborieux citadins, intrépides guerriers.—Curieux dès l’enfance, j’ai beaucoup voyagé. Un soir, dans l’Inde, que je me promenais sur les bords du Gange, je vis venir à moi, sans autre vêtement qu’un tambourin, à cause de la chaleur torride, une belle et jeune femme qui essayait un pas de valse. Soudain, le pied lui glisse et elle disparaît dans l’humide empire...»
A ces mots de l’homme au chapeau, un frisson de terreur courut dans le groupe qui l’écoutait.
Insensible à ce succès oratoire, celui qui avait beaucoup voyagé continua:
—En la voyant rouler dans les flots, je n’écoutai que mon courage et, sans même quitter une livre de sucre que je venais d’acheter, je plonge dans le perfide élément et j’ai le bonheur de la ramener sur le gazon... moins frais que ses jeunes appas. Je cherchais ma pipe pour la lui faire respirer, quand soudain quatre cavaliers... et des plus beaux!... à la poitrine chargée de diamants, accourent sur moi à fond de train.—O toi! s’écrie celui qui en était le plus chargé, ô toi qui as sauvé ma fille! bel étranger, que veux-tu? Je suis le roi. Parle; la moitié de mon royaume est à toi... sans compter ma fille.—Non, Sire, dis-je à cet Hindoustan, un Français ne se met à l’eau que par propreté ou par désintéressement.—Quoi! tu ne veux rien? s’écria-t-il en s’arrachant les cheveux avec désespoir, laisse-moi au moins te rembourser ton sucre qui a fondu?—Non, Sire, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien.—Ah! ces Français sont tous les mêmes!!! bégaya-t-il avec admiration...»
—Dis donc, Paul, il aurait dû demander un habit neuf? souffla le jeune homme blond de l’auditoire à son ami.
—Je voudrais pourtant bien savoir ce qu’il, y a sous ce chapeau, Ernest; j’ai une idée que c’est un lapin, répondit celui qu’on appelait Paul.
—Un lapin? oui, c’est possible... alors un lapin tout cuit, et il a mis son chapeau dessus pour le tenir au chaud.
Cependant, le propriétaire de ladite coiffure poursuivait le récit de son aventure.
«—Le roi se roulait à mes pieds en criant: de grâce! noble Français, demande-moi quelque chose... un souvenir, une babiole... accepte seulement dix millions.—Sire, un mot de plus à propos d’argent, et je m’éloigne, dis-je avec un accent indigné.—Ah! j’en mourrai! soupira le roi plein de respect pour ma belle âme...»
Après un instant d’hésitation, l’homme au chapeau baissa le ton et continua, comme s’il faisait une confidence à son auditoire:
«—Je vous l’avouerai, messieurs les militaires, je fus vaincu dans cette lutte de générosité, car je me laissai attendrir, et je pris le monarque en pitié.—Eh bien! Sire, lui dis-je, puisque vous l’exigez, je vous demanderai une chose.—Laquelle? beugla-t-il en se relevant d’un bond joyeux qui le remit achevai; laquelle?—SIRE, C’EST LA RECETTE DE LA POUDRE AVEC LAQUELLE VOUS NETTOYEZ VOS CHANDELIERS!!!»
En même temps qu’il disait ces mots sans rire, le conteur s’inclina vers le chapeau qui intriguait tant l’assistance, le souleva et découvrit un chandelier dont la partie supérieure resplendissait d’éclat, tandis que le bas en était noir de malpropreté. Il remit le chapeau sur sa tête, et plongeant la main dans la poche de son habit, il en tira une poignée de petites boîtes et reprit:
—Cette poudre, la voici. Combien vaut ce secret d’un roi? me demanderez-vous. En Allemagne et à Madagascar, j’ai refusé mille francs de mes boîtes; mais à des compatriotes, je ne demande que cinq sous. Achetez, achetez, c’est un conseil de père que je vous donne, car vous ne trouverez cette poudre que chez moi, Nicolas Borax, seul propriétaire du secret, ainsi que l’atteste le parchemin du roi indien, que j’ai déposé à la Banque. Avec cette poudre, on nettoie indifféremment les chandeliers, l’argenterie et les dents. Cinq sous! cinq sous! ne vous étouffez pas! chacun aura son tour.
Mais la recommandation de ne pas s’étouffer était complétement inutile, car la foule, aussitôt le mystère du chapeau connu, s’était éclipsée en riant.
—Saperlotte! murmura Borax en voyant s’éloigner le public, voilà mon déjeuner qui s’envole! Justement ce matin, j’ai une faim... quelle faim!...
Parmi les rares fidèles restés sur la place se trouvaient les deux jeunes gens qui s’étaient donné les noms d’Ernest et Paul. En répétant: «Cinq sous, cinq sous», Nicolas Borax était arrivé devant eux.
—Ah! fit Paul, cinq sous la boîte... et quand on en prend deux?
—C’est huit sous.
—Et quand on n’en prend pas du tout? demanda Ernest, le beau blond.
—Alors, c’est deux francs, repartit Borax, se redressant à cette plaisanterie.
—Bien. Je n’en prends pas du tout; enveloppez-le moi dans un papier, voici mes deux francs, dit tranquillement le jeune homme.
Et il mit quarante sous dans la main du bonhomme, qui, dans sa joie étonnée, balbutia:
—Conservez-moi votre pratique.
—De plus, continua le blond, si une jolie pièce de cent sous peut vous être agréable, je vous offre une occasion de la gagner en me suivant à mon atelier, avec votre Chandelier et votre chapeau. A cinq francs la séance, vous poserez pour un tableau dont vous venez de me donner l’idée.
Borax bondit de satisfaction en s’écriant:
—Accepté! Aussitôt que j’aurai fait déjeuner Bourreau, je vous rejoins.
A ce nom de Bourreau, le jeune homme chercha des yeux, en croyant que, le marchand de poudre avait un chien.
—Qui donc appelez-vous Bourreau? demanda-t-il en ne voyant aucun animal.
—Bourreau, c’est mon estomac... Ah,! monsieur, il me tourmente bien!
—Alors, avec les cinq francs, j’offre une côtelette aux cornichons... Aimez-vous les cornichons? monsieur Borax.
—Si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour manger des cornichons sans compter, affirma le saltimbanque avec un enthousiasme sincère. Ah! jeune homme, demandez-moi tout! mes services! mon bras! ma poudre!... non, pas ma poudre... entre nous, elle ne vaut rien... Mais tout le reste est à votre disposition, homme et chandelier; disposez-en.
—Allons! en route! conseilla Ernest en se dirigeant vers la rue de Vaugirard.
Au bout de cent pas, Borax qui, son chandelier à la main, marchait à côté des jeunes gens, parut tout à coup faiblir.
—Qu’avez-vous donc, Borax? demanda Paul.
—Oh! fit-il, moi, je n’ai rien. C’est mon animal de Bourreau qui fait le diable sous le futile prétexte qu’il n’a pas vu un morceau de pain depuis quarante-huit heures.
—Comment, vous n’avez pas mangé depuis deux jours! s’écrièrent les jeunes gens douloureusement surpris.
—Que voulez-vous? La poudre à chandelier n’a pas marché ferme cette semaine. J’ai eu beau dire qu’elle nettoyait aussi les dents, je n’en ai pas vendu une boîte de plus...
On était arrivé à la porte d’un petit restaurant dans lequel les jeunes gens firent entrer l’affamé.
On alla bien vite au plus pressé, en installant aussitôt le malheureux devant une copieuse soupe aux choux.
A chaque cuillerée qu’il avalait, le saltimbanque répétait:
—Hein! Bourreau, es-tu content? te voici à la fête, mon gaillard! j’espère que tu vas me laisser un instant tranquille?
—Là! fit le peintre Ernest, maintenant que Bourreau peut patienter jusqu’à l’arrivée des côtelettes, causons un peu, ami Borax.
—Bien volontiers.
—Alors, expliquez-nous comment il se fait que vous soyez arrivé à ce point de...
—A ce point de mourir de faim. Oh! ne craignez pas de finir, mon cher protecteur, dit le bonhomme en voyant l’artiste hésiter. Ma réponse est bien simple. Je suis de ceux qui n’ont pas de veine, de ceux qui, le jour où il ramassent dix sous à terre, tombent sur une pièce fausse. Rien ne leur réussit, quoi! ils trouvent moyen de se casser une dent en mangeant du fromage à la crème.
—Et vous n’avez pas cherché à combattre?
—J’ai usé de tout, tâté de tout, j’ai fait vingt métiers. Tenez, avant ma poudre, j’étais loueur de sangsues.
—Bah! expliquez-moi, donc ce métier.
—Dame! les médecins vous arrivent chez les pauvres malades où, bien souvent, on n’a même pas une chaise à leur offrir, et il disent tranquillement: «Ça ne sera rien, mettez-vous seulement quatre-vingts sangsues au séant et après-demain vous pourrez aller vous promener... pas à cheval, par exemple!» Or, les sangsues ne sont pas comme des coups de bâton qu’on n’a qu’à demander au premier veux. Les pharmaciens ont la manie de vous réclamer sept ou huit sous pour une petite bête qu’on n’a même pas la ressource... après... de manger en se figurant que c’est un salsifis. Donc, quatre-vingts sangsues représentent une grosse somme sur laquelle on n’a pas toujours le moyen de... s’asseoir.
—Bien raisonné, approuva Paul.
—J’avais trouvé un riche capitaliste auquel j’inspirais de la confiance et qui, sans me demander les trois signatures pour négocier mon papier à la Banque, avait bien voulu m’avancer neuf francs. A ce moment, la sangsue était en baisse. Avec mes capitaux, j’en ai acheté soixante... dont vingt-deux polonaises, car je m’étais dit que si les sangsues de ce pays-là étaient comme les hommes leurs compatriotes, elles devaient aimer à pomper. Alors je me suis mis à courir la clientèle et je louais à bas prix ce qu’on aurait été obligé d’acheter si cher. Après la séance... séant, séance, c’est bien le mot... donc, après la séance, je reprenais mes pensionnaires, puis je les faisais dégorger et je criais: A qui le tour?
—Le commerce n’a donc pas marché?
—Si, dans le commencement, j’ai gagné un peu d’argent avec lequel j’ai augmenté mon pensionnat jusqu’à cinq cents élèves... toutes françaises! car j’étais revenu de mes illusions sur les polonaises.
—Bah! des paresseuses peut-être!
—Non; mais je ne sais si c’est par haine nationale, les sangsues polonaises ne veulent mordre que des séants russes... Oh! alors, il faut le dire, elles y vont d’un si grand cœur qu’elles en éclatent comme des pétards.
—Et combien preniez-vous à vos clients?
—Un sou par tête. Je les passais à quatre centimes quand on en consommait trois cents à la fois. Seulement, tant par tête, cela m’occasionnait des contestations avec le client qui me disait: «Mais, toutes n’ont pas mordu!»
—L’observation était juste.
—Oui, mais je ne pouvais pourtant pas me faire payer à la piqûre et dire à une dame: «Retournez-vous que je compte les piqûres,» et ajouter: «Vous me devez tant.»
—Et pourquoi avez-vous changé les sangsues pour la poudre à chandelier?
—Ah! voilà: la sangsue est très-impressionnable. Le vent, l’orage, la neige, tout lui dérange la santé. On la voit tout à coup monter à la surface de l’eau du bocal. On la croit rêveuse... pas du tout, elle est morte. En une semaine, une épidémie m’a enlevé les trois quarts de mon pensionnat. Alors, découragé, j’ai voulu me débarrasser du reste.
—Et vous avez cédé votre fonds?
—Non, à revendre de cette manière, on perd trop. Comme c’était le moment du jour de l’an, j’ai fait passer dans ma clientèle le prospectus suivant:
«A tous les êtres qui nous sont chers, quel plus précieux cadeau d’étrennes peut-on offrir que la santé? Comment offre-t-on la santé? Par l’application de sangsues.—Adressez-vous donc à Nicolas Borax, qui tient à la disposition du public un assortiment complet de sangsues pour étrennes.»
—Et vous les avez vendues?
—Malheureusement, non. Elles m’adoraient, ces pauvres bêtes. Quand elles ont su qu’elles allaient changer de maître, elles ont préféré se laisser mourir. Alors, j’ai pulvérisé mes bocaux et j’en ai fait ma poudre à chandelier... qui ne nourrit pas Bourreau.
—La déveine ne peut continuer quand on possède votre hardiesse industrieuse.
—Ah! fit Borax en secouant la tête, la hardiesse ne suffit pas, il faut aussi un habit. Que de gens n’auraient aucune valeur sans leur habit. Tenez, moi, je vendrais demain ma poudre cent francs la boîte si j’avais un elbeuf sur le dos... Un habit propre, bien entendu, car en voilà un sur mes épaules avec lequel il me serait bien difficile de me faire passer, même à un aveugle, pour un brillant vicomte qui revient du Bois. Ah! si j’avais un habit, j’arriverais à tout.
—Vous épouseriez peut-être une princesse?
—Non, attendu que le mariage, c’est comme les chevaux de bois, il faut vraiment aimer ça pour s’y amuser.
—Ah! vous reculez pour la princesse, ricana Paul, qui, par une raison que nous allons dire, s’était peu mêlé à l’entretien.
Le bonhomme parut se froisser de ce ton moqueur du jeune homme et repartit aussitôt:
—Si j’avais un habit, je n’épouserais pas une princesse... parce que ça se rentre, pas dans mes objets de consommation... mais je parie que je vous la ferais épouser.
A ces mots, le peintre se mit à rire en s’écriant:
—Ah! Paul n’est pas ambitieux. Au lieu d’une princesse, il se contenterait seulement d’épouser l’ange de ses rêves... n’est-ce pas?
Pour toute réponse, Paul poussa un soupir qui fit envoler les radis de la table.
—Oh! oh! fit Borax, il paraît, jeune homme, que Cupidon vous a quelque peu égratigné de sa flèche.
—Égratigné? dites donc qu’il l’a embroché... et avec une flèche grosse, comme l’obélisque! appuya l’artiste.
—Oui, dit le charlatan, je connais ces amours-là. On reste en contemplation devant ange pendant des heures, faisant des yeux sur le plat, la main en pigeon vole, et la bouche tellement ouverte que ça donne aux hirondelles l’idée d’y venir faire leur nid. On a l’air d’un homme qui va éternuer.
Paul poussa un second soupir.
—Alors, continua Borax, pourquoi n’épousez-vous pas la demoiselle?
—Pour la simple raison qu’elle est fort riche et que, de mon côté, si je mettais toute ma fortune dans mes deux mains, cela ne m’empêcherait pas de jouer du piano.
Le bonhomme prit un air sérieux.
—Voyons, voyons, dit-il, on pourrait peut-être arranger cela. Précisons d’abord la situation. La jeune personne vous aime-t-elle?
—Comment puis-je le savoir?
—Quand elle vous voit, fait-elle un petit soubresaut comme si on la pinçait dans le dos?
—Allons, Paul, fais des révélations à ton juge. A-t-on l’air de la pincer dans le dos? demanda le peintre, qui se tordait de rire.
—Il y a un peu de cela, avoua l’interrogé.
—Bon! fit Borax, l’enfant vous aime. Quant à vous, du moment que vous faites envoler des radis en soupirant le suis renseigné. Seulement, il faut maîtriser votre vent pour le quart d’heure, car je ne vois plus sur la table que du sel et du poivre à faire envoler... et ça gêne quand on les reçoit dans les yeux.
—Tiens! c’est vrai! sel et poivre ne nous suffisent pas et les côtelettes se font bien attendre, s’écria Ernest, qui comprit cet appel de leur convive.
—Oh! si je vous dis cela, c’est parce qu’il s’agit de marier votre ami, et que les côtelettes aux cornichons me donnent généralement des idées.
—Alors, voici les idées aux cornichons qui arrivent, ajouta l’artiste en désignant un garçon qui s’avançait avec un énorme plat qu’il posa sur la table.
—Attention! Bourreau! commanda Borax tout joyeux et ouvrant les narines.
Il paraît que Bourreau ne se contentait pas de peu, car en un clin d’œil, son maître lui expédia cinq côtelettes, qui disparurent par bouchées colossales. Un soupirail de cave dans lequel on enfile d’énormes bûches de Noël représenterait assez la bouche du pauvre hère pendant cet exercice.
—Diable! on voit que vous aimez les côtelettes! s’écria le peintre.
Borax fit une petite moue dédaigneuse.
—Non c’est ce qui vous trompe, pas beaucoup. Je mange des côtelettes un peu pour dire que j’en mange, mais surtout parce qu’elles font digérer le cornichon qui est trop froid pour Bourreau. La côtelette de porc me remplace le verre de Chartreuse qui précipite la digestion.
Après avoir ainsi expliqué sa façon d’employer la côtelette le bonhomme s’accouda sur la table en disant:
—Maintenant, revenons à notre mariage.
—Ah çà! vous êtes donc bien certain de me marier? s’écria Paul étonné.
—Pourquoi pas? mon jeune ami. Vous avez le grand tort de vous faire un monstre de ce qui n’est que de la bien petite bière. Que demandons-nous pour arriver à ce mariage? Qu’on nous aime. Or, on nous aime, puisque la jeune fille, en nous voyant, fait un petit saut de cabri. Donc, le reste n’est qu’un détail, un très-simple détail, dont il ne faut pas se préoccuper.
—Un détail? Vous regardez comme un simple détail le père et la mère qui se réveillent la nuit pour penser à un gendre qui soit riche!
—Ah! oui, à propos, parlons un peu du père de notre ange. Quel homme est-ce donc, ce cher papa Ange?
—Un ancien vermicellier, qui s’est retiré du commerce avec deux millions et un rhume de cerveau perpétuel.
—Bravo! passons à la mère Ange.
—Une brave femme, nulle comme un lorgnon sans verre et superstitieuse au point de prendre médecine quand on a renversé le sel sur la table.
—Bravissimo!
—Ajoutez à cela une institutrice, vieille et hargneuse, qui me déteste parce que, sans intention, j’ai coupé queue de son chien en refermant la porte cochère.
—Quelle heureuse chance! Tout est pour nous! Quant à vous, je crois inutile devons demander si vous avez une caisse.
Ce mot de caisse fit se tordre joyeusement le peintre qui s’écria:
—Mais si, demandez-le, car Paul a une énorme caisse... seulement, elle est vide... C’est même là son vrai mérite. Mon ami est grosse caisse à l’orchestre de l’Ambigu... soixante-dix francs par mois, sans compter un élève en ville qui, par ordonnance de médecin, prend des leçons de grosse caisse pour se guérir d’une surdité.
—Une grosse caisse! instrument délicieux, le soir, dans les grands bois, quand tout se tait aux champs; cela vaut mieux que le son des cloches pour faire rêver une jeune fille... tout est pour nous.
Et, comptant sur ses doigts, le saltimbanque continua imperturbable:
—Rhume de cerveau, superstition, queue de chien coupée et grosse caisse, voilà de bien jolis atouts dans notre jeu. Je vous regarde comme déjà marié, jeune homme. Vous êtes un vrai veinard! Oui, en sachant utiliser toutes vos chances, vous deviendrez l’époux de votre... Ah! à propos, comment s’appelle votre ange?
—Virginie.
—Nom suave! si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour aimer une femme du nom de Virginie.
—Et quand me mariez-vous? demanda Paul qui n’avait pas pris au sérieux un seul mot du bonhomme.
—Mais, comme le plus tôt possible sera le meilleur, nous ferions bien d’aller tout de suite étudier le terrain, répliqua le bateleur avec aplomb.
—Alors, en route! firent les jeunes gens désireux de poursuivre la plaisanterie.
Borax suivit les deux amis, qui, cent pas plus loin, s’arrêtèrent devant une porte de la rue de Vaugirard.
—Voilà notre demeure, Virginie est la fille du propriétaire, annonça Paul.
—Tiens! dit le maître de Bourreau, vous habitez-là? Alors nous sommes porte à porte, car, moi, je perche dans une mansarde de la maison voisine.
II
Comme les deux artistes l’avaient dit au charlatan, la maison qu’ils habitaient appartenait au père de Virginie, M. Thomas Ribolard, ancien fabricant de vermicelle, macaroni et autres pâtes alimentaires.
Ribolard était bête comme un pot, et il avait deux millions.
Bien souvent on rencontre des individus dont on se dit: «Comment cet imbécile a-t-il pu faire fortune?» La réponse est bien simple. Par cela même qu’il est un crétin, il a inventé une grosse ineptie qu’il a lancée sérieusement. Et comme, si stupide que soit un homme, il existe toujours des gens dix fois plus buses que lui, ils font aussitôt un succès à l’absurdité lancée par cet idiot.
Donc Thomas, au lieu de fabriquer ses vermicelles arrondis en boucles de cheveux, les avait offerts carrés. Premier succès!
Pour les potages, il avait inventé les pâtes guerrières, c’est-à-dire qu’en place des produits carrés, étoiles ou losangés, il avait fait découper à l’emporte-pièce sa pâte en petits sapeurs, canonniers, généraux de brigade, etc., etc., et comme le public n’avait pu résister au plaisir de manger des généraux de brigade dans son bouillon, l’inventeur Thomas avait récolté de l’or.
Mais le grand triomphe de Ribolard avait été obtenu par son macaroni! Au lieu de le faire à un trou, il l’avait confectionné à deux trous et l’avait lancé sous le nom de macaroni hygiénique à double courant d’air.
Voilà comment les deux millions étaient arrivés à Ribolard, que sa femme regardait comme un dieu.
Joignez à cela un rhume de cerveau qui ne l’avait pas quitté depuis l’âge de douze ans, une petite taille, une tête aussi chevelue qu’une pomme de rampe d’escalier, des yeux en boules de loto, et vous aurez le portrait de l’ancien vermicellier.
Madame Ribolard,—de son petit nom Cunégonde,—était bien la meilleure preuve qu’un imbécile trouve toujours plus crétin que lui, car elle était d’une bêtise à couper à la hache. On lui avait dernièrement escroqué dix francs pour une quête, en lui faisant croire que les ouvriers qui travaillaient aux mines de gruyère, sous Montmartre, s’étaient mis en grève contre les entrepreneurs avides qui voulaient leur décompter les trous du fromage.
Et pourtant de ces deux abrutis était née Virginie, charmante blonde de dix-huit ans, gracieuse et spirituelle jeune fille.
—Nous avons dépensé les yeux de la tête pour lui donner tous les arts d’agrément, répétaient à tout le monde les Ribolard en se rappelant les douze francs par mois qu’on leur avait demandés pour apprendre à Virginie à faire du bruit sur un piano en poussant des miaulements plaintifs. Car, il faut tout dire, si charmante qu’elle fût, l’aimable Virginie n’était pas taillée pour le chant. Elle vous avait une petite voix si aiguë que les globes de pendule se fêlaient quand elle chantait.
A sa sortie du pensionnat, les Ribolard avaient remué ciel et terre pour trouver à leur fille une institutrice qui lui donnât les belles manières du grand monde, et, sur les renseignements de leur charbonnier, ils avaient enfin trouvé mademoiselle de Veausalé.
Paméla de Veausalé prétendait avoir été élevée à la cour de Monaco. Aussi ses nobles et fières allures effarouchaient les Ribolard, qui s’extasiaient surtout au sujet de son altière vertu.
Car, à table, la pudibonde Paméla devenait rouge comme un radis et se cachait la figure sous sa serviette quand, par hasard, un domestique avait posé devant elle une volaille du côté du croupion.
Elle était si grande, si sèche et si maigre, qu’on aurait pu s’en servir pour déboucher un plomb ou nettoyer des verres de lampe. A l’entendre, vingt-deux hommes, dont trois nègres, s’étaient tués par désespoir de n’avoir pu attendrir son cœur.
Elle passait le temps à tricoter des paletots et des jambières pour son chien Raoul, un affreux roquet oubliant la propreté avec un cynisme qui étonnait les Ribolard.
—C’est bien drôle, se disaient-ils, mademoiselle de Veausalé nous affirme pourtant que Raoul était reçu dans les salons du prince de Monaco.
Un épouvantable malheur était venu frapper cet objet de l’unique affection de Paméla, car l’infortuné Raoul avait eu la queue coupée dans la porte cochère, qu’on avait refermée à son passage. Aussi, la hargneuse fille avait-elle voué une haine bleue au meurtrier de la queue de son chien.
Quand, escortant son élève, elle rencontrait le musicien Paul dans l’escalier, elle lui faisait des yeux qui auraient effrayé le joueur de grosse caisse si, pour calmer sa peur, il n’avait vu en même temps les regards, beaucoup plus doux, que la gentille Virginie abaissait sur lui.
Paméla inspirait donc aux époux Ribolard un saint respect, mêlé d’espoir, qui leur faisait dire, en songeant à l’avenir:
—Quand Virginie sera en âge d’être mariée, mademoiselle de Veausalé, parmi toutes ses belles connaissances de la cour de Monaco, saura nous trouver quelque duc ou prince.
Tous les domestiques de la maison avaient reçu l’ordre d’obéir aux moindres caprices de l’altière Paméla, qui en abusait.
Cocher, soubrette, valet de chambre, groom, concierge, cuisinière exécraient la veille fille. N’osant l’affronter en face, ils lui faisaient une guerre sourde. Ils se vengeaient surtout sur le chien Raoul en le gavant des étranges pâtées qui amenaient le roquet à ces oublis que les Ribolard trouvaient étonnants de la part d’un quadrupède qui avait fréquenté la cour de Monaco et vécu sur les genoux de la plus haute société.
Tel était le milieu dans lequel avait végété Virginie, milieu si triste que la blonde jeune fille en bâillait à la journée.
Or, quand on bâille, on lève assez naturellement les yeux aux ciel.
Donc, un jour qu’elle se livrait à cet exercice devant sa fenêtre, ses yeux levés avaient aperçu à une mansarde du toit la tête d’un jeune homme qui la contemplait.
D’abord, on s’était regardé.
Puis, de la part de Paul, la télégraphie du geste avait marché, timide en commençant, pour se continuer, après, de plus en plus expressive.
Enfin, les deux jeunes gens en étaient arrivés à s’aimer sans s’être jamais parlé.
Donc Nicolas Borax s’était rudement avancé en se vantant de faire le mariage qui devait réunir le demi-million de dot de Virginie aux soixante-dix francs par mois que sa grosse caisse produisait à Paul. Car le musicien ne comptait que comme une ressource passagère les quinze francs payés par l’élève qui apprenait la grosse caisse pour se traiter de la surdité... attendu qu’il s’en irait aussitôt guéri.
Or, au moment où les deux jeunes gens introduisaient Borax dans la maison, ils ne se doutaient guère que mademoiselle Paméla de Veausalé, en prenant ses grands airs, venait de dire aux Ribolard:
—Chers amis, j’ai une bien importante proposition à vous faire au sujet de Virginie, qui me semble être en âge de se marier.
—Auriez-vous trouvé un époux pour notre fille? s’écrièrent aussitôt les époux.
La gouvernante inclina majestueusement la tête.
—Un de vos amis de la cour de Monaco? demanda le vermicellier.
Elle attendit, pour continuer, que Ribolard eût fini de palpiter de joie, car il faut dire qu’à la moindre émotion éprouvée par le digne homme son continuel rhume de cerveau lui faisait aussitôt rage dans le nez. C’étaient des gloc, gloc, gloc, qui grondaient alors dans sa trompe nasale engorgée avec un tel fracas que le roquet Raoul se mettait à aboyer en furibond.
Enfin les gloc, gloc, de Ribolard ému s’apaisèrent, et mademoiselle de Veausalé put continuer.
—Oui, reprit-elle, j’espère marier Virginie au comte Bonifacio de Aricoti, le neveu du fameux duc de Croustaflor.
—Des nobles! s’écria le joyeux père dont le nez lâcha une seconde série de gloc, gloc.
—De la plus vieille noblesse. Tous leurs ancêtres sont morts aux croisades.
—Quel honneur pour notre famille!
—A ma vive sollicitation, le duc de Croustaflor a bien voulu consentir à n’accepter pour son neveu qu’un demi-million de dot.
—Vraiment!
—Pour lui, ce n’est qu’une goutte d’eau.
—Il est donc bien riche?
—Si le duc est riche! mais jugez-en par son seul train de maison. Cinquante chevaux, seize phoques apprivoisés, cent domestiques et trente pompiers.
—Pourquoi les pompiers?
—Pour veiller sur ses titres de propriété et sur les diamants de famille, qui sont enfermés dans un pavillon à part.
—Et les phoques apprivoisés?
—Pour se faire promener en mer.
Madame Ribolard avait écouté tout cela bouche béante et ouvrant des yeux surpris, comme si elle voyait passer un veau à deux têtes.
—Alors, cette fortune reviendrait un jour à Virginie? demanda-t-elle.
—Naturellement, puisque le duc, qui est garçon, n’a que Bonifacio pour héritier de ses immenses propriétés d’Italie, d’Egypte, du Mexique, du Pérou... car M. de Croustaflor possède des propriétés dans tous les pays.
—Excepté en France, pourtant?
—Ah! je ne saurais vous le dire. Vous comprenez bien que je n’ai pas été assez indiscrète pour exiger des détails quand le duc m’a annoncé qu’il daignait accepter votre demi-million. «Que la petite plaise à Bonifacio et je me contenterai de cette misère.» Voilà ce qu’il m’a dit hier.
—Comment! hier! il n’est donc pas en ce moment à Monaco? s’informa Ribolard aussi vite que le lui permettait son nez, dont les gloc, gloc, avaient repris leur train.
—Il est maintenant à Paris, où il est venu pour se faire couper les cheveux. Il prétend qu’on ne sait tailler les cheveux qu’à Paris. Aussi, avec son énorme fortune, il ne regarde pas à ce que peut lui coûter cette coquetterie.
—Ça lui reviendrait à meilleur marché de faire venir un coiffeur de Paris à Monaco.
—Alors, on ne lui taillerait pas les cheveux à Paris.
—Tiens! c’est juste! que je suis bête! confessa modestement madame Ribolard, qui avait avancé cette idée économique.
—Et son neveu Bonifacio?
—Le comte accompagne le duc.
—Est-ce qu’il vient aussi pour se faire couper les cheveux à Paris?
—Oh! non, le comte Bonifacio de Aricoti ne pense qu’à une chose, lui... à épouser une Française blonde.
—Pourvu, que Virginie lui plaise! s’écria la maman tremblante.
—Pour cela, il suffit que le comte voie votre fille un seul instant, dit mademoiselle de Veausalé en souriant à la mère craintive.
—Oui, mais comment la verra-t-il?
—J’ai un moyen tout trouvé. En causant hier avec M. de Croustaflor, il m’a appris que son neveu et lui devaient aller ce soir à l’Ambigu. Envoyez retenir des fauteuil de balcon. Ces messieurs seront à l’orchestre et le jeune homme pourra ainsi s’enivrer des charmes de Virginie.
—C’est une idée!
—Dans la soirée, je préviendrai M. de Croustaflor que nous sommes là.
—Bon!
—Alors, je conviendrai que si Virginie a su captiver le comte de Aricoti, ces messieurs nous feront un signe quelconque.
—Oui, mais quel signe?
—Si M. le duc, par exemple, pendant le dernier entr’acte, tenait à la main le petit banc de l’ouvreuse? proposa madame Ribolard.
—Oh! fit le mari, on ne peut solliciter une telle complaisance d’un homme si riche. J’aimerais plutôt qu’il se mît à brosser son chapeau à rebrousse-poil. Cela attire moins l’attention des voisins que le petit banc. Qu’en dites-vous, mademoiselle de Veausalé?
—J’ai mieux à vous proposer. Ces messieurs se passeront les pouces dans l’entournure du gilet.
—Chacun dans son gilet à soi? demanda la mère.
—Oui, oui, Cunégonde, ma bonne; ne veux-tu pas que le duc aille fourrer son pouce dans le gilet de son neveu et réciproquement?... Ce serait trop exiger.
—Mais, mon ami, je m’informe, moi. Il faut bien convenir de tout pour qu’il n’y ait pas de malentendu.
Ce point arrêté, Paméla de Veausalé continua sa leçon aux époux.
—Quant à vous, dit-elle, si vous agréez le jeune homme...
—Oh! il est tout agréé d’avance. Vous comprenez bien que le neveu d’un homme qui possède des phoques et des pompiers est tout reçu... à moins qu’il ait deux nez... et encore!... cela pourrait passer pour un caprice d’homme riche.
—Soit! Vous ferez donc aussi connaître votre consentement par un signal discret.
—Très-bien. Cherchons un signal discret.
—Si tu laissais tomber ton chapeau dans l’orchestre, gros chéri? avança Cunégonde.
—Alors je prendrai mon plus vieux.
L’institutrice fit la moue, en disant:
—Il faudrait quelque chose de plus simple, monsieur Ribolard.
—Si j’ôtais ma cravate en ayant l’air d’être incommodé par la chaleur.
—Non, je propose que vous vous mouchiez.
—Oui, c’est cela. Je me moucherai trois fois de suite en regardant ces messieurs. Et puis, après, que ferons-nous, mademoiselle de Veausalé? Quand tout le monde aura dit oui, irons-nous boire ensemble une chope au café?
—Les choses ne se traitent pas comme cela à la cour de Monaco, mon cher monsieur. Le grand monde a d’autres usages. Il ne faudrait pas abuser de la complaisance de M. le duc à accepter votre demi-million, dit Paméla d’un air pincé.
—Mon Dieu! mademoiselle de Veausalé, il faut me pardonner. Je n’ai jamais été à la cour de Monaco. Ce que vous me direz, je le ferai.
—Eh bien! je vous amènerai ces messieurs ici pour vous les présenter. Vous les inviterez à dîner.
—Justement, la cuisinière réussit des flans délicieux. Nous dirons qu’ils ont été faits par Virginie; il est bien permis à des parents de faire valoir leur fille.
—Maintenant que tout est convenu, il faut envoyer retenir des places à l’Ambigu, si nous ne voulons pas être dans un coin où ces messieurs ne pourraient nous découvrir.
On expédia aussitôt un domestique.
Puis toute la maison fut en révolution.
On pressa le dîner.
On bouleversa les armoires pour les toilettes.
A tout moment, les époux Ribolard embrassaient leur fille; mais comme ils ne lui soufflaient pas un mot du motif pour lequel ils la conduisaient au théâtre, la jeune fille, étonnée de ces caresses répétées, se disait:
—Comme l’Ambigu les rend tendres!
III
Pendant que Paméla de Veausalé offrait aux époux Ribolard cette brillante perspective d’avoir bientôt pour gendre le neveu d’un homme qui possédait des phoques, Nicolas Borax, à la suite de ses deux guides, avait pénétré dans l’atelier du peintre, situé au sixième étage de la maison et tout à côté de la mansarde de Paul, la grosse caisse.
—Là, maître Nicolas Borax, nous sommes arrivés, dit Ernest en introduisant le saltimbanque dans son atelier.
Nicolas courut d’abord ouvrir la fenêtre du fond et s’écria:
—Parfait! plus que parfait! je n’aurai pas à monter et descendre six étages pour venir vous voir. Ma mansarde est juste à la hauteur de votre local. Je pose un pied sur votre gouttière, un pied sur la mienne, et, crac! en une seule enjambée je suis d’une maison dans l’autre... et cela sans danger, car nos deux gouttières sont assez larges et solides pour y faire passer le bœuf gras et son cortége.
—Comment, Borax, c’est vous qui habitez la mansarde de la maison voisine!!! s’écria le peintre.
—Précisément.
—Alors, c’est donc vous qui, tous les jours, de deux à quatre heures, m’écorchez les oreilles en faisant hurler un cornet à piston?
—Oui, je cultive mon talent.
—Vous appelez cela un talent, malheureux! Mais, depuis six mois que vous l’exercez, je n’ai plus une seule punaise dans mon atelier; elles se sont enfuies épouvantées.
—Oui, pour se réfugier chez moi, ajouta douloureusement Paul.
Borax, au lieu de s’émouvoir du reproche, fit un bond de joie.
—Tiens! tiens! vous me révélez un des côtés utiles du cornet à piston. Je vais en faire une nouvelle corde à mon arc. Dès ce soir, j’adresserai un prospectus à ma clientèle, où j’annoncerai que j’entreprends la suppression des punaises par un moyen de moi seul connu. Il y a tout un avenir dans ce secret.
—Vous direz encore que vous l’avez appris du roi de l’Inde.
—Non, non, j’inventerai que j’ai retrouvé ce secret dans les papiers d’un grand musicien décédé... de Rossini, par exemple.
Et Nicolas, se frottant les mains, continua, tout guilleret:
—Superbe! superbe! cette recette contre les punaises... Oui, superbe et pleine d’humanité, car elle débarrasse de l’animal sans le faire périr... La Société protectrice des animaux est capable de me donner un prix. Ah! monsieur Ernest, si je gagne une fortune, c’est bien vous qui me l’aurez mise dans la main.
—Alors, par reconnaissance, vous devriez bien ne plus me briser la tête avec votre piston pendant deux heures.
A cette demande, Borax devint sérieux et répondit d’une voix grave:
—Impossible, cher monsieur, c’est vraiment impossible!
—Comment impossible! Vous ne pouvez renoncer à votre infernale musique?... Car je ne voudrais pas vous faire un mauvais compliment, mais vous jouez d’une telle épouvantable façon que vous devez faire souffrir même votre instrument.
—Oui, oui, je le sais si bien que je me mets du coton dans les oreilles pour ne pas m’entendre moi-même... mais il m’est impossible de ne pas jouer, dit Borax désespéré.
—Pourquoi? demandèrent les jeunes gens étonnés de son refus.
—Parce que c’est ma seule manière de payer mon terme.
—Ah! bah!
—Oui, voici la chose. Il faut vous dire que mon propriétaire est dentiste, et qu’il possède un fils que, d’abord, il avait établi serrurier. En voyant que le jeune homme ne mordait pas ferme à la serrurerie, le papa s’est dit: «J’ai une jolie clientèle, autant qu’elle reste à mon garçon; je vais lui apprendre mon état.»
Alors, tous les jours, de deux à quatre heures, le jeune homme fait son apprentissage en s’exerçant sur les mâchoires des clients. Vous comprenez que l’ancien serrurier jouit d’une main un peu lourde, il se figure qu’il crochette une serrure... De sorte qu’il en résulte, de la part des clients, d’affreux beuglements qui discréditeraient le papa dentiste en effrayant le quartier. Pendant cette leçon, qui dure deux heures, je joue du cornet à pleins poumons, ça étouffe les cris... on prend les hurlements des victimes pour les accords de mon piston... et, en récompense de cette adroite mélodie, le propriétaire dentiste me fait cadeau de mon terme.
—Et quand le fils saura-t-il enfin arracher une dent?
—Je ne pourrais pas trop vous dire, mais le papa dentiste m’a proposé hier de me signer un bail gratis de neuf ans, avec clause de musique.
—Diable! fit Ernest effrayé; alors, pendant neuf années, je suis exposé à vous entendre! Heureusement qu’en neuf ans de piston continu vous pouvez arriver à en jouer agréablement.
—Oui, mais le propriétaire veut insérer dans le bail que, si j’arrive à une certaine force, je serai tenu de prendre des élèves commençants qui n’annonceront aucune disposition.
A ce moment, on frappa à la porte de l’atelier.
—Entrez! fit Ernest.
Un joli petit minois de femme se montra aussitôt par l’entre-bâillement de la porte poussée.
—Mais avancez donc, mademoiselle Clémence, s’écria Paul en s’élançant à sa rencontre.
—Jolie créature, murmura Borax.
—C’est la femme de chambre de madame Ribolard, lui souffla le peintre.
—Si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour avoir une pareille femme de chambre, soupira Nicolas.
L’amoureux Paul avait fait entrer Clémence et lui offrait une chaise.
—Il y a donc du neuf? demanda-t-il.
—Oui; j’étais montée dare dare à votre chambre pour vous le conter, et, ne vous y trouvant pas, j’ai eu l’idée de venir vous relancer dans l’atelier de M. Ernest, répondit la gracieuse soubrette en adressant à ce dernier une œillade langoureuse que vit Borax.
—Parlez.
—Sachez donc que monsieur et madame se sont d’abord enfermés pendant une heure avec la Veausalé. A la suite de quoi il y a eu un grand branle-bas dans la maison pour s’occuper des toilettes. Ils étaient comme fous! Monsieur faisait des gloc, gloc, avec son nez, à tel point que nous avons cru qu’il allait lui éclater. Madame sautait comme une petite folle, si bien que, ne pouvant pas lui agrafer sa robe, tant elle bondissait, j’ai fini par lui demander si elle avait avalé les élastiques de son sommier. «Non, qu’elle m’a dit, mais apprends que nous marions Virginie.»
—Ah! mon Dieu! s’exclama la grosse caisse.
—Après? dit Ernest.
—Je ne sais pas autre chose si ce n’est que l’entrevue doit avoir lieu ce soir à l’Ambigu... votre théâtre, monsieur Paul. Ainsi, vous connaîtrez votre rival.
Et la soubrette courut à la porte en criant:
—Je me sauve bien vite, car on s’apercevrait de mon absence.
L’amoureux était resté atterré par cette nouvelle.
—Parfait! plus que parfait! tout va bien pour nous, déclara Borax avec aplomb.
Cette assurance de Nicolas rendit un peu de courage au musicien.
—Vous trouvez que tout va bien? demanda-t-il.
—Parfait! plus que parfait, répéta Nicolas. Ce soir, nous étudierons l’ennemi à l’Ambigu. Mais, avant qu’il nous attaque, il faut que nous ayons compté nos forces.
—Comptons, fit le peintre.
—Nous disons donc que nous avons déjà pour nous mademoiselle Clémence, autant que j’ai pu en juger par la dose d’électricité qui lui chargeait l’œil en regardant M. Ernest.
—Ah çà! Borax, qui diable a pu vous faire croire qu’elle songe à moi? s’écria l’artiste.
—J’ai du flair. La brunette a de la tendance à votre endroit.
—Mais non, c’est une fille qui se tient énergiquement dans cette île escarpée et sans bords qu’on appelle la vertu.
—Possible! mais elle descendrait volontiers dans votre nacelle pour faire un on deux tours sur l’eau. Donc, nous regarderons Clémence comme acquise à notée cause si vous le voulez bien...
—Allons, soit! je me dévouerai pour Paul, dit le peintre avec une petite pointe de fatuité.
—Bon! une dans le sac, reprit le bon homme. Passons au portier. Ce fonctionnaire est le plus important pour nous. Dans la bataille que nous allons livrer, le concierge représente notre artillerie rayée. Il me faut un peu l’étudier.
—Voulez-vous que je vous le fasse monter? demanda Paul.
Le jeune homme ouvrit une fenêtre, lança un strident coup de sifflet, puis il ajouta:
—C’est notre façon d’appeler Calurin quand nous avons une commission à lui donner.
—Très bien. Je vais tout de suite me mettre au mieux dans ses papiers. Vous allez voir cela.
Le saltimbanque courut à la porte de l’atelier, qu’il tint toute grande ouverte.
On entendait Calurin gravir l’escalier.
Quand Borax le crut assez près pour que, par la porte béante, le portier pût entendre ce qui se disait dans l’atelier, il s’écria de sa voix la plus perçante:
—Oui, messieurs, oui, j’ai visité des palais somptueux, des demeures de rois... et nulle part, entendez-vous? nulle part je n’ai trouvé une habitation aussi bien tenue que la vôtre! Cour, vestibule, couloirs, tout resplendit de cette propreté bienfaisante qui est la moitié de la santé. Les escaliers y sont tellement propres que, si j’y laissais tomber une pièce de dix sous, je ne regarderais pas à la ramasser avec ma langue.
En arrivant à la porte de l’atelier, le concierge n’avait pas perdu un mot de la phrase, et sa figure exprimait une reconnaissante satisfaction.
—Ah! Calurin, dit Ernest, si tu étais arrivé dix secondes plus tôt, tu entendais monsieur faire l’éloge de la propreté de la maison.
Le pipelet salua Borax avec empressement.
—Oui, monsieur Calurin, je complimentais mes amis sur la bonne tenue de la maison qui vous a confié ses destinées.
L’air de contentement du portier disparut tout à coup sous une pensée triste qui venait sans doute de lui arriver, et il répondit, en poussant un soupir douloureux:
—Oui, elle est bien tenue... car j’ai malheureusement trop de temps pour m’en occuper. Vous voyez devant vous, monsieur, un exilé... un malheureux exilé... chassé de son foyer domestique.
—Tiens, c’est vrai, s’écria Ernest, conte donc tes infortunes à monsieur, qui ne les connaît pas; il a beaucoup voyagé, et son ami le roi de l’Inde lui aura sans doute donné une poudre qui te serait utile.
—Quoi! monsieur est ami du roi de l’Inde!
—Oui, les deux doigts de la main ne sont pas mieux liés l’un à l’autre. Il faudra même que je lui parle de vous pour son château de Calcutta dont le concierge vient de se retirer avec quinze mille livres de rente, gagnées en deux ans. Mais avant, monsieur Calurin, contez-moi d’abord votre malheur.
—Mon malheur résulte de mon trop de bonheur.
—Ah! vraiment?
—Parle, parle, pauvre ami, ouvre ton âme à monsieur, crièrent les deux jeunes gens qui, connaissant le genre d’infortune du concierge, prenaient plaisir à la lui faire raconter.
—Alors, monsieur veut bien m’écouter?
—Je bois vos paroles, Calurin, je les bois, déclara Borax avec empressement.
—Voici donc mon histoire: Figurez-vous que tant que ma femme était demoiselle, elle était rongée par ce désir: «Etre mère!!» Moi, je lui répondais: «Tu peux t’en fier à moi, je suis du Midi»; et, aussitôt le mariage fait, je me suis si bien appliqué à lui tenir ma parole, que j’ai réalisé onze fois ce vœu de ma femme d’être mère.
—Onze enfants! c’est une heureuse réussite, car les familles nombreuses sont bénies du ciel, déclama le charlatan.
—Il paraît que le père n’est pas compris dans la bénédiction, car je n’ai jamais été plus malheureux. Bref, les onze petits, ma femme et moi, ça fait treize à table. TREIZE!!! Comme mon épouse est très-superstitieuse, elle m’envoie, à l’heure des repas, balayer la maison pour éviter un malheur. Alors je trompe ma faim en cirant mes escaliers et en me disant: «On me gardera ma portion.» Pas du tout! j’ai enfanté onze petits ogres, qui mangent même le vert des artichauts. De sorte que je périrais de faim sans mademoiselle Madelon, la cuisinière de M. Ribolard, qui veut bien me soulager quelquefois d’une côtelette égarée de la table de ses maîtres.
—Triste! triste! triste! répéta Borax en affectant un air désolé; mais, mon cher monsieur Calurin, l’avenir vous réserve un moyen pour n’être plus treize à table.
—Lequel? s’écria le concierge plein d’espoir.
—C’est d’être quatorze. Espérons que vous aurez un douzième enfant.
—Hélas! non! Ernestine dit que notre place ne rapporte pas assez, et que nous sommes déjà beaucoup trop à l’étroit. Ah! si nous avions cette loge du palais de Calcutta, chez votre ami le roi de l’Inde, dont vous parliez tout à l’heure, peut être que mon Ernestine sourirait à un nouvel effort.
—Je penserai à vous, père intrépide. Messieurs, songez donc à me rafraîchir la mémoire au sujet de Calurin quand j’écrirai à mon ami le roi? prononça Borax avec un aplomb superbe.
—En vous contant mes malheurs, j’ai oublié de vous demander quelle est la commission pour laquelle vous m’avez fait monter, s’informa le portier, redevenu gai après cette promesse d’une loge à Calcutta.
—Ah! oui, reprit le peintre, c’était pour te dire que, si un monsieur avec un nez d’argent venait me demander, tu lui répondes toujours que je suis retourné en nourrice. N’y manque pas, Calurin, si étrange que te paraisse cette consigne, tout mon avenir en dépend.
—Soyez tranquille, monsieur Ernest, promit le concierge, qui s’en alla sans se douter qu’on ne l’avait appelé que pour le montrer à l’intime camarade du roi de l’Inde.
—Encore un qui sera dans notre sac. Nous le tiendrons par la cuisinière Madelon, qui lui fourre les côtelettes de Ribolard.
—Alors, il faudrait d’abord tenir Madelon, avança Paul.
Borax eut un sourire vainqueur en répliquant:
—Je m’en charge. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais les cuisinières me profitent assez... sans compter ma poudre, qui nettoie les casseroles à la perfection. Nous aurons donc le concierge; il faut à présent nous occuper de sa femme, la féconde Ernestine.
—Oh! c’est facile, dit le peintre en riant. Si nous tenons le mari par la cuisinière, nous aurons la femme par le cocher Benoît.
—Ah! vraiment?
—Oui, les mauvaises langues prétendent qu’elle a un faible pour lui.
La délibération fut interrompue subitement par cette exclamation de Paul, le joueur de grosse caisse:
—Ah! voici l’heure de me rendre à l’Ambigu!
IV
Il est sept heures. On a déjà joué la petite pièce et la foule, arrivée pour le drame à succès, emplit la salle de l’Ambigu.
Sur le premier rang des fauteuils de balcon, la famille Ribolard s’étale dans tout son plein. Virginie est prise entre mademoiselle de Veausalé et sa mère; Ribolard est assis entre sa femme et un vieux monsieur, à tournure militaire, qui commence à s’effaroucher des étranges allures de son voisin.
La jeune et jolie blonde a déjà aperçu Paul, placé devant son instrument, dans un coin de l’orchestre. Elle lui lance de bien doux regards quand elle ne se sent pas surveillée par Paméla, qui se tient raide et immobile comme une girafe qui réfléchit.
Son maintien fait l’admiration de Ribolard, et il murmure à sa femme:
—Ne t’appuie pas à ton dossier, Cunégonde; imite la prestance de mademoiselle de Veausalé. Copie donc ses manières du grand monde.
—C’est que je suis très-mal assise. Il y a une grosse bosse dans mon fauteuil, de sorte que, quand je veux me redresser, j’ai une... joue qui porte à faux.
Quant à Ribolard, qui prêche les bonnes manières à son épouse, il se tient pour ainsi dire le ventre sur l’appui en velours du balcon, le corps à demi penché en dehors et fouillant du regard le public de l’orchestre pour tâcher de découvrir le noble duc de Croustaflor et son neveu.
En dessous de lui se trouvent les claqueurs du parterre qui, en voyant ce monsieur suspendu sur leurs têtes, commencent à manifester des inquiétudes d’autant plus sérieuses que le nez du vermicellier ému fait entendre un bruyant gloc gloc qu’ils prennent pour un hoquet.
—Est-ce que son dîner lui fait mal? murmurent-ils ça sera du propre quand il va être secoué par la grande scène entre Machanette et madame Laurent. Justement nous l’avons au-dessus de nous! il faut aller reprendre nos parapluies au vestiaire pour le moment de l’averse.
—Eh! là haut! rentrez donc votre pochard! crie un de ces messieurs.
—Tapez-lui dans le dos, ça tue le hoquet, ajoute un autre.
Mais Ribolard ne remarque pas l’orage qui gronde à ses pieds. Il est dévoré par l’impatience de connaître les illustres amis de Paméla, et bientôt il souffle à sa femme:
—Cunégonde, trouve donc une phrase ingénieuse pour demander à mademoiselle de Veausalé, sans donner de soupçons à Virginie, si ces messieurs sont arrivés.
Madame Ribolard se creuse la cervelle pour trouver la phrase ingénieuse, puis, elle murmure à sa fille:
—Ma bichette, prie donc de ma part mademoiselle de Veausalé de te dire si la viande est dans la marmite.
Virginie, surprise par cette question étrange, regarde un instant sa mère pour s’assurer si elle plaisante, mais elle la voit si sérieuse qu’elle suppose qu’au départ on a fait mettre le pot-au-feu pour prendre un bouillon en rentrant du théâtre, et elle transmet l’interrogation à son institutrice.
Mademoiselle de Veausalé accueille la question avec une moue de dédain. Elle en devine le sens caché, mais la façon vulgaire dont la demande lui est posée froisse ses grandes manières, et elle répond dans son beau langage de la cour de Monaco:
—Dites à votre maman que les narcisses ne sont pas encore en fleur.
Virginie est encore plus étonnée par cette réplique, qui ne rime pas du tout avec la question, mais elle la répète à sa mère, après s’être dit tout bas:
—Quel drôle d’effet leur produit l’Ambigu!
En recevant la réponse de Paméla, madame Ribolard reste un instant pensive. On voit qu’elle cherche à comprendre.
—Eh bien! qu’a-t-elle répondu? demande l’impatient et curieux vermicellier.
—Elle dit que la réglisse ne fond pas dans le beurre, lui murmure Cunégonde.
Ce renseignement plonge le vermicellier dans un ahurissement qui se manifeste aussitôt par de si bruyants glocs glocs que son voisin, le vieux militaire, impatienté par ce fracas, s’écrie d’un ton hargneux:
—Ah çà! mille escadrons! vous n’avez donc pas fini de faire craquer vos bottes neuves, vous?
Une querelle est sur le point de s’engager, mais les trois coups se font entendre derrière la toile et l’ouverture commence.
—Mon Dieu! que je suis mal assise, murmure la pauvre Cunégonde.
Pendant que les Ribolard cherchaient à découvrir leurs illustres étrangers, ils ne se doutaient guère qu’ils étaient eux-mêmes le point de mire de deux spectateurs, placés tout près de la grosse caisse, au premier rang des fauteuils d’orchestre.
C’était le peintre Ernest, accompagné de Borax, qu’il avait revêtu d’un de ses habillements. Séparés de l’orchestre par la cloison basse, ils pouvaient causer avec Paul qui, pendant la pièce, n’avait pas autre chose à faire que d’appuyer de grands coups de grosse caisse les éclats de voix du traître quand il persécute l’héroïne.
—Voici le papa Ribolard, dit Ernest à Borax.
—Pourquoi agite-t-il ainsi les bras, avec son ventre posé sur le balcon?... Il apprend donc à nager? Il va se jeter dans le parterre.
—La grande raide est l’institutrice.
—Elle est grasse comme un manche de fouet. Qu’a-t-elle donc sur les yeux... des soucoupes?
—Non, des lunettes.
—Mazette! elles sont de taille! elle a de quoi voir deux actes à la fois... Allons, bon! voilà le père Ribolard qui se remet sur le ventre!
—Il cherche son futur gendre.
—Ah! on frappe les trois coups; il paraît que nos rivaux ne viendront qu’à l’acte suivant.
Mais au moment où la toile se lève, la porte de l’orchestre s’ouvre avec fracas, puis deux messieurs entrent bruyamment et dérangent Borax et Ernest pour gagner leurs stalles, placées à l’extrémité de la banquette.
L’un est très-grand et très-mince. Son œil est hardi, son allure sans gêne, et sa figure fatiguée est ornée, sur chaque joue, d’un énorme favori brun teinté de fil blanc, qui lui retombe sur la poitrine.
L’autre est petit, blond, très-gros, avec un nez retroussé en hameçon.
A leur apparition, Ernest s’est vivement retourné du côté de mademoiselle de Veausalé, qui, en entendant claquer la porte de l’orchestre, avait braqué son regard de ce côté pour examiner les arrivants. Le peintre surprend un imperceptible salut qu’elle adresse aux nouveaux venus.
—Je crois que voici nos gens, souffle-t-il à Borax, en reprenant sa place après le passage des retardataires.
—Alors le futur serait donc le petit gros? Autant vaudrait épouser un saucisson à pattes. Ah! nous allons leur procurer de l’agrément, à ces deux gilets en cœur.
A la fin de l’acte, le duc de Croustaflor et le comte Bonifacio sortent en adressant un petit signe à Paméla, qui, de son côté, se lève pour gagner le couloir et rejoindre ces messieurs.
Les Ribolard, en voyant disparaître mademoiselle de Veausalé, comprennent qu’elle va faire connaître à ses illustres amis les signaux qui ont été convenus pour le dernier entr’acte.
—Cunégonde, voilà le moment décisif. Es-tu émue, ma bonne? murmure le vermicellier tout pâle.
—Ah! mon chéri, je suis trop mal assise pour être à la joie...
—Moi, ma louloute, je suis tellement impressionné que tu dois entendre mon cœur battre.
Ce que Ribolard prend pour le battement de son cœur est le gloc gloc de son rhume de cerveau qui crépite si fort que le vieux militaire voisin s’écrie, exaspéré:
—Mille escadrons! vous voulez donc me rendre enragé, vous, en faisant craquer vos bottes neuves! Décampez au plus vite à une autre place ou retirez vos bottes, je vous donne le choix!
Ribolard, tout abasourdi, n’a pas encore eu le temps de répondre que la tremblante Cunégonde lui presse le bras en soufflant:
—Mon chéri, ne cède pas à la fougue de ton caractère. Ne te compromets pas, cet homme est un fou!
—Je le vois bien; il veut que je m’en aille à une autre place ou que je retire mes bottes.
—Montre-toi le plus sage, il faut céder aux insensés. Retire-les plutôt que d’avoir une dispute qui compromettrait le mariage de Virginie.
—Attendons un peu. Sa manie va peut-être lui passer, dit Ribolard.
Mais le vieux militaire, furieux, a tiré sa montre et reprend d’un ton rageur:
—Je vous donne dix minutes pour vous décider... et pas un fichtre avec!
Virginie n’a rien vu ni entendu. Elle couvre du regard son Paul, mélancoliquement appuyé sur sa grosse caisse.
Avant que les dix minutes du délai soient écoulées, madame Ribolard obtient de son époux qu’il change de place avec elle, d’abord pour lui éviter une querelle avec le vieux militaire qui lui veut faire retirer ses bottes, ensuite parce qu’elle n’est pas fâchée de quitter le fauteuil bossu qui la fait tant souffrir.
Le mari est à peine posé sur son nouveau siége qu’il se relève subitement.
—Qu’as-tu, mon loulou? demande Cunégonde.
—Je crois que je viens de m’asseoir sur ta lorgnette oubliée dans la stalle.
—Mais non, c’est la bosse du fauteuil que tu sens... Ce siége manque un peu de confortable, n’est-ce pas? Tu dois avoir un côté qui porte à faux?
—Oui, mais je vais me caler, dit le vermicellier d’un air capable.
Il tire un magnifique foulard de sa poche; il le roule d’abord en long, puis il le tresse en rond et en fait une de ces couronnes dont se servent ceux qui portent des fardeaux sur la tête.
Il l’insinue alors sous la forte portion de son individu qui est à faux, puis il pousse un petit cri de triomphe.
—Es-tu mieux? demande son épouse.
—J’attendrais ainsi la fin du monde.
A cet instant mademoiselle de Veausalé reparaît. Les spectateurs, placés derrière les époux Ribolard, ayant quitté leurs stalles pour aller flâner dans les couloirs, l’institutrice peut donc se glisser entre les deux rangs de fauteuils et venir, par derrière, souffler bien bas au ménage:
—Tout est convenu avec ces messieurs. Pouce dans le gilet et réponse du mouchoir; ils sont placés au premier rang des fauteuils d’orchestre, juste en face de la contre-basse. Votre futur gendre est blond, avec un nez à la Roxelane; il est petit, et gras d’un dodu de bon goût.
—Est-ce que M. le duc de Croustaflor est ce grand monsieur maigre, et si distingué de manières, que je vois là-bas, debout devant sa stalle et s’apprêtant à prendre une prise dans un cornet en papier? demande Cunégonde.
Paméla jette un regard sur l’orchestre.
—Non, dit-elle, le duc et son neveu ne sont pas encore rentrés. Celui que vous voyez est sans doute quelque spectateur voisin qui sera venu se mettre là pendant l’entr’acte pour examiner la salle.
—Il a aussi l’air bien comme il faut.
La personne que madame Ribolard trouve si distinguée n’est autre que Borax. En voyant sortir les deux étrangers, il les a suivis dans les couloirs, et, quand ils ont rejoint l’institutrice, il a écouté adroitement leur conversation.
—Bon! se dit-il, je dois les empêcher d’atteindre le dernier entr’acte pour donner ou recevoir le signal.
Il prend aussitôt une contre-marque, sort du théâtre et s’en va chez un épicier voisin acheter dix sous de poivre en poudre.
Au moment où madame Ribolard le trouve si distingué, Borax est en train de répandre son poivre devant les deux stalles des illustres seigneurs.
Enfin les trois coups sont encore frappés, le public regagne ses places et la musique se fait entendre. Comme la première fois, MM. de Croustaflor et Bonifacio ont attendu le lever du rideau pour faire leur entrée et déranger chacun sur leur trajet.
Quand ils passent devant Borax, celui-ci les examine bien et murmure:
—C’est drôle! il me semble que j’ai déjà vu ces deux cocos quelques part... surtout celui qui a des favoris qui lui descendent sur le ventre.
L’arrivée tardive des deux nobles excite un mécontentement qui se traduit bientôt par ce cri:
—Assis! assis! Passez donc!
Mais ces messieurs ne peuvent ni s’asseoir ni passer. En gagnant leurs places, un des très-longs et flottants favoris de M. de Croustaflor vient de se prendre dans la boucle d’oreille d’une dame, qui a poussé un hurlement de douleur en se sentant arracher l’oreille. Le duc, le comte, la dame et son mari cherchent à débarrasser le bijou des boucles frisées du favori, mais cela demande quelques minutes, pendant lesquelles le publie beugle toujours:
—Assis! assis!
Un spectateur fait enfin passer une paire de ciseaux à ongles pour trancher la difficulté.
Bientôt la dame attachée lance un second hurlement, car elle vient de sentir qu’on lui entamait la peau. C’est son époux qui, effaré par les clameurs de la foule, est tellement troublé qu’il est en train de trancher l’oreille de sa femme pour séparer les deux prisonniers, au lieu de songer à couper le favori. Le cri de sa femme le rappelle à des idées plus simples, et bientôt M. de Croustaflor peut regagner sa place en abandonnant une forte touffe de son ornement qui reste pendue à l’oreille de la dame.
Les Ribolard ont vu de loin cette mutilation.
Le vermicellier en est tout pâle et murmure:
—Comme le noble duc doit souffrir; lui, si coquet de sa personne qu’il vient de Monaco à Paris pour se faire tailler les cheveux.
Le calme s’est enfin rétabli, et le public écoute l’acte, qui est le plus important de la pièce. C’est là que se trouve la scène capitale entre l’héroïne et le traître, où dit-on, les acteurs chargés du rôle font crouler la salle entière sous les bravos des assistants.
Bientôt ce moment arrive. Les artistes jouent la scène avec une telle âme que le public enthousiasmé se met à claquer des mains et à trépigner avec frénésie.
Comme tout le monde, MM. de Croustaflor et Bonifacio ont frappé des pieds avec un acharnement qui soulève les nuages du poivre versé par Borax devant leurs places.
Aussi, après la sortie du traître, quand l’héroïne, restée seule, commence son monologue sentimental pour invoquer une tante qui, du haut des cieux, veille sur son innocence, elle est tout à coup interrompue par les épouvantables éternuments de l’illustre duc de Croustaflor, auquel le poivre ravage le nez. Il a beau vouloir se retenir, il éternue sans relâche et avec une telle force que c’est à croire que sa tête va se détacher de son corps.
L’actrice est obligée de s’arrêter pour attendre la fin des exercices de ce spectateur qui, à chaque fois, va frapper du crâne dans le dos du musicien placé devant lui.
—A moi, Bonifacio! crie le duc, entre chaque court instant de répit que lui laissent les éternuments.
Mais le comte de Aricoti a bien autre chose à faire que de s’occuper de son oncle. Au lieu du nez, le poivre lui a ravagé les yeux et la gorge. Il râle et il est aveugle. Il passe son temps à essuyer ses yeux rouges et pleurants, qui coulent comme des robinets de fontaine, en même temps qu’il pousse les cris rauques d’un chat qui étrangle. La douleur est si forte qu’il piétine avec rage, ce qui contribue à faire monter de nouveaux nuages de poivre, dont se régalent ses yeux et le nez de son oncle.
—A la porte, la cabale! crie toute la salle à ce monsieur qui interrompt la pièce par ses explosions.
Le duc de Croustaflor veut résister un instant, mais il lui est impossible de comprimer ses détonations.
—A la porte, la cabale! hurle toujours le public qui devient furieux.
Le noble étranger se lève; il se glisse péniblement entre les rangs pressés des spectateurs furibonds qui, sous leurs mouchoirs, leurs chapeaux ou leurs programmes, cherchent à s’abriter contre les éternuments dont l’auguste seigneur les asperge en passant. Au départ de son oncle, le comte Bonifacio de Aricoti, devenu complétement aveugle, a saisi d’une main les basques de l’habit du duc, qui lui sert de caniche d’aveugle. Il se fait traîner en essuyant de l’autre main ses yeux, d’où jaillissent deux vraies sources.
Du haut de son balcon, le ménage Ribolard a assisté aux malheurs des deux infortunés. Les époux sont désolés de cette catastrophe, qui peut faire manquer le mariage.
—Avec son favori coupé, le duc se sera enrhumé. Il aurait dû s’entourer la figure d’un foulard en sentant la première atteinte du froid, murmure le vermicellier à sa femme.
—Comme il éternue... que de force!
—Dame! il éternue suivant sa fortune. Un homme si riche ne peut éternuer comme un modeste employé.
—Et M. Bonifacio, as-tu vu comme il pleurait à chaudes larmes?
—Oui... il aura été fortement secoué par la scène du traître et de l’héroïne... Cela prouve qu’il a l’âme sensible... Virginie sera heureuse avec lui.
—Est-ce que tu ne le trouves pas un peu gros?
—Puisque mademoiselle de Veausalé t’a dit que, dans le grand monde, on appelait cela un dodu de bon goût.
—Mais où est-elle donc passée, mademoiselle Paméla?
—Elle vient de sortir, en me faisant comprendre par un signe qu’elle allait retrouver ses illustres amis pour tâcher de les ramener, répond le vermicellier.
En effet, l’institutrice a quitté la salle pour se mettre à la recherche des seigneurs disparus. Elle finit par les retrouver au café du théâtre, où ils sont en train de soigner le mal étrange qui les abat. Le comte de Aricoti se tient renversé sur une banquette, la tête en l’air, avec une serviette mouillée sur les yeux. Quant au fier duc, ses éternuments ont cessé, mais le feu qui lui dévore l’intérieur des narines est si intense que, pour calmer l’incendie, il s’est fait servir un saladier plein d’eau dans lequel il laisse tremper son nez.
M. de Croustaflor daigne sortir de son bain pour promettre à Paméla que, aussitôt leurs souffrances apaisées, son neveu et lui rentreront dans la salle pour faire connaître leur décision à la famille Ribolard.
L’institutrice se hâte de les quitter pour porter cette bonne réponse aux parents de Virginie.
Cependant, l’acte durant lequel les nobles étrangers sont sortis vient de finir, et le café est envahi par les consommateurs. Parmi eux se trouvent Ernest et Borax, qui arrivent s’asseoir à côté des deux représentants de la cour de Monaco.
—Que faut-il servir à ces messieurs? leur demande le garçon empressé.
—Tiens! s’écrie Borax, quelle est cette consommation nouvelle qu’on prend par le nez? Si c’est bon, servez-m’en une. Ça doit être russe, cette invention-là. Comment l’appelez-vous, garçon?
Le garçon explique que, depuis un quart d’heure, les voisins de table se tiennent ainsi, l’un le nez dans l’eau, l’autre les yeux sous une serviette mouillée.
Loin de baisser le ton, Borax reprend, de son organe le plus perçant:
—Mais alors, si ce monsieur attend que son nez fonde, apportez-lui donc une petite cuiller pour le retourner. Vous voyez bien que c’est un médecin qui prépare l’infusion que va boire le malade qui a une serviette sur la figure.
En entendant ces paroles, M. de Croustaflor retire son nez du saladier, jette une pièce de cinq francs au garçon et se lève en dardant un regard furieux sur le mauvais plaisant.
Au lieu de s’émouvoir du coup d’œil menaçant, le saltimbanque se dit aussitôt:
—Oui, j’en suis certain, j’ai déjà vu ce paroissien quelque part.
Sans attendre sa monnaie, le duc a enlevé la serviette du visage de son neveu, qu’il entraîne en disant:
—Venez, comte.
Par malheur, Bonifacio, encore aveuglé par le poivre, n’y voit pas assez pour se conduire; il renverse un monsieur qui entrait à ce moment dans le café.
C’était Ribolard, qui amenait sa famille pour se rafraîchir pendant l’entr’acte.
Le duc reconnaît aussitôt le vermicellier et lui tend la main pour le relever; mais celui-ci a été tellement saisi par la surprise de se trouver aussi subitement en présence des illustrissimes étrangers qu’il reste assis par terre sans avoir la force de bouger. M. de Croustaflor et Paméla s’empressent de le remettre sur ses jambes, pendant qu’il balbutie tout ému:
—Ah! Monseigneur... Altesse... Sire... quelle auguste complaisance de la part d’un homme qui possède des phoques! Peut-on vous offrir un verre de vin?
Le rouge de la honte envahit le front de l’altière Paméla en entendant Ribolard offrir un verre de vin au duc, comme s’il s’adressait à un commissionnaire qui vient de lui scier son bois.
—Observez-vous donc, gronde-t-elle d’un ton rogue, n’oubliez pas que vous parlez à un homme dont tous les ancêtres sont morts aux croisades.
Quant à Cunégonde, elle est tremblante d’un saint respect et elle souffle à sa fille:
—Tiens-toi droite, Virginie. Le grand, qui a relevé ton papa, possède des pompiers, et le petit blond, au nez en queue de lapin, est son neveu, qui héritera des phoques.
La jeune fille ouvre des yeux ébahis en entendant cette phrase burlesque de sa mère. Elle ne comprend pas plus l’admiration de son père pour des gens qui l’ont renversé sur le derrière. Aussi, elle murmure:
—Décidément, l’Ambigu les rend malades!
Mademoiselle de Veausalé, qui a gardé son sang-froid, installe la famille devant une table à laquelle, sur un geste de l’institutrice, M. le duc daigne aussi prendre place. Il fait asseoir son neveu qui, toujours aveuglé par le poivre, demande d’une voix étonnée:
—Est-ce que nous sommes déjà rentrés dans la salle?
Le garçon est venu prendre les ordres des nouveaux consommateurs. Ribolard commande de l’orgeat pour les dames et un cassis pour lui. Quant au duc, il l’interroge de l’œil, n’ayant plus la témérité de rien lui offrir après la verte semonce de mademoiselle de Veausalé. Pour le tirer d’embarras, M. de Croustaflor s’adresse directement au garçon.
—Servez-moi ce que vous voudrez, dit-il.
—Mais où sommes-nous donc? redemande encore l’aveugle Bonifacio.
—Comte de Aricoti, nous sommes en la société de M. de Ribolard.
Le neveu ouvre ses yeux, plus rouges qu’un pantalon de soldat, et débite gracieusement:
—Monsieur de Ribolard, enchanté de faire votre connaissance... c’est un bonheur que m’enviera la cour de Monaco.
Le garçon revient avec les consommations demandées par le vermicellier. Laissé libre par le duc de lui servir ce qu’il voudrait, le garçon a cru être agréable au client en lui apportant un nouveau saladier plein d’eau pour faire encore infuser son nez.
Les époux Ribolard n’osent interoger, mais ils restent les yeux braqués sur le saladier en se demandant ce que le duc veut faire de ces trois litres de liquide.
—Est-ce qu’il va les boire? dit tout bas le mari à mademoiselle de Veausalé.
—Même par les plus grandes chaleurs M. de Croustaflor ne se rafraîchit jamais que le bout des doigts, répond l’institutrice.
—Et ça lui calme la soif?
—Parfaitement. Quand elle est trop ardente, il se rafraîchit le bout du nez, ajoute Paméla qui, craignant que le duc ne se livre encore à son exercice, cherche à prévoir le cas.
Mais rien n’étonne Ribolard de la part d’un homme aussi riche, et il réplique:
—Ces grands seigneurs peuvent se permettre bien des choses.
Assez embarrassé de son saladier, M. de Croustaflor le passe à son neveu, en disant:
—Tenez, Bonifacio, désirez-vous un peu vous rafraîchir les yeux?
—Les doigts, le nez, les yeux... Il paraît qu’ils se rafraîchissent tout... excepté la langue, se dit le vermicellier en avalant son cassis.
—Non, merci, ça commence à s’éclaircir, répond le gros blond.
Ribolard trouve que c’est le vrai joint pour chauffer la conversation, et il s’écrie gracieusement:
—Monsieur le comte de Aricoti possède une bien belle âme. L’état de ses yeux fait l’éloge de sa vive sensibilité. Pour qu’une scène de drame ait pu le faire pleurer à tel point, il faut qu’il soit bien impressionnable.
—Très bien! très-bien! fait tout bas mademoiselle de Veausalé, mes compliments, monsieur Ribolard... on n’aurait pas mieux dit dans le grand monde.
Tout fier de l’éloge obtenu de la difficile Paméla, le mari pousse le coude de sa femme en lui murmurant:
—Dis donc aussi quelque chose, Cunégonde, ils vont croire que tu es en cire.
Le fait est que madame Ribolard est restée, bouche béante, en respectueuse contemplation devant les deux étrangers.
—Que veux-tu que je leur dise?
—Quelque chose d’aimable.
Cunégonde se recueille un instant, puis elle prend sa mine gracieuse pour demander:
—Viendrez-vous manger la soupe à la maison un de ces jours?
Mademoiselle de Veausalé fait un bond énorme d’indignation sur la banquette en entendant cette invitation trop cavalière, qui jure avec tous ses grands principes du savoir-vivre. Mais le duc de Croustaflor s’incline gracieusement et répond:
—C’est un honneur que j’ambitionnais sans oser le solliciter.
—Eh bien, si vous voulez, mardi, je tâcherai d’avoir un joli poisson et ma fille vous fera un flan.
Ribolard est resté stupéfait du succès de sa femme en parlant aux grands de la terre.
Quant à Virginie, qui a assisté muette à cette scène, un petit pressentiment vient de l’avertir qu’un danger pourrait bientôt la menacer, et elle songe à son Paul.
A l’autre bout du café, Ernest et le charlatan, assis à leur table, ont deviné ce qui se passe.
—Sapristi! grogne Borax, c’était bien la peine de dépenser dix sous de poivre pour empêcher ces deux cocos de s’entendre avec les Ribolard!
V
Le lendemain de cette soirée à l’Ambigu, la charmante Virginie, qui vient de se lever, est rêveuse dans sa chambre. Elle a enfin compris le motif de cette étrange agitation que, la veille, montraient ses parents. La brusque invitation à dîner et sa prompte acceptation lui annoncent la prochaine entrée de deux inconnus dans la maison paternelle qui, ordinairement, ne s’ouvre qu’à de vieux amis, tous anciens commerçants.
Au retour du théâtre, elle a surpris entre ses parents et Paméla quelques phrases à mots couverts qui l’ont éclairée sur la cause de l’invitation. Enfin, elle a deviné que son amour pour Paul va avoir à soutenir un assaut, et elle s’est préparée à le défendre.
Le commencement de l’attaque ne se fait pas longtemps attendre. Au premier bruit qu’elle a entendu dans la chambre de sa fille, madame Ribolard, que la joie a empêchée de dormir, est entrée chez Virginie, dont elle guettait le réveil.
—Bonjour, ma bichette, t’es-tu bien amusée hier au théâtre? demande la brave femme après avoir d’abord embrassé sa fille comme du bon pain.
—Oui, maman, beaucoup.
—La demoiselle de la pièce fait, à la fin, un joli mariage, n’est-ce pas? Un colonel de cavalerie très-riche, très-riche! Aimerais-tu à faire un pareil mariage?
—A épouser un colonel de cavalerie?
—Un colonel, ou un avoué, ou un grand seigneur, peu importe! pourvu qu’il ait une immense fortune, ajoute la mère, qui veut arriver adroitement à son but.
—Oh! maman, l’héroïne n’épouse pas le colonel à cause de sa fortune, mais parce qu’elle l’aime et qu’il l’a défendue contre le traître. Ah! à propos du traître, dis donc, est-ce que tu ne trouves pas qu’il ressemble beaucoup à un des messieurs que tu as invités à dîner?
—Auquel?
—A celui qui avait des yeux rouges... tu sais? le petit blond énorme.
—Où vois-tu donc qu’il soit énorme? demande madame Ribolard, décontenancée par cette première appréciation donnée par sa fille sur le comte Bonifacio de Aricoti.
—Comment, tu ne le trouves pas gros?
—Mais non, mais non, il possède tout au plus ce que dans le grand monde on appelle un dodu de bon goût.
—Oui, mais, dans le petit monde, on nomme cela un éléphant.
—C’est vrai, car il serait vraiment impossible de prendre pour une trompe le nez de ce monsieur... Te souviens-tu, maman? tu m’as dit toi-même qu’il ressemblait à une queue de lapin.
—Mais, bichette, une queue de lapin ne manque pas d’une certaine élégance.
—Là où elle est placée dans le lapin, c’est possible; mais, au milieu de la figure d’un monsieur, je t’assure qu’elle perd beaucoup de son élégance.
Virginie n’est pas méchante; mais, dans la persuasion que le comte Bonifacio est celui qu’on lui destine, elle est sans pitié pour le gras jeune homme que, de son côté, Borax compare à un saucisson à pattes. En voyant sa mère troublée, la jeune fille, pour lui porter le dernier coup, ajoute en riant:
—Ah! voilà un mari dont je ne voudrais pas! J’aurais trop l’air d’avoir épousé un rouleau à macadam.
La maman n’ose pas insister, et se dit:
—La première impression du comte sur Virginie laisse un peu à désirer; il faut que je remette le soin de la persuader à son père, qui est adroit comme un singe.
A ce moment même, Ribolard, l’adroit comme un singe, entre dans la chambre. Il a aussi cherché un ingénieux moyen de surprendre l’opinion de sa fille, et il arrive tout heureux de l’avoir trouvé.
—Ninie, devine un peu le beau rêve que j’ai fait cette nuit?
—Tu as songé au drame de l’Ambigu.
—Pas du tout, j’ai rêvé que tu te promenais en mer, traînée par des phoques gracieux...
—Alors, je devais avoir bien peur?
—Non, pour te rassurer, tu avais à tes côtés le noble comte de Bonifacio... Tu sais, ce jeune homme d’hier qui a l’âme si sensible, le cœur si tendre.
—Et le nez si court! interrompt Virginie.
—Tu trouves qu’il a le nez un peu court; c’est drôle, je ne l’ai pas remarqué... balbutie le vermicellier, déconcerté par la réplique.
—Quand tu es entré, j’étais justement en train de parler de ce monsieur avec maman. N’est-ce pas, petit père, qu’il est affreux?
—Euh! euh! fait le papa, qui n’ose plus insister.
Virginie se sait trop aimée de ses parents pour être jamais mariée contre son gré. Elle se contente donc, pour le moment, de n’en pas ajouter plus long sur le gros futur qu’il ont en vue, et elle feint de ne pas remarquer leur embarras.
Les deux époux ont échangé un regard triste en reconnaissant que leur projet menace de ne pas se réaliser aussi facilement qu’ils l’espéraient. Néanmoins, le vermicellier retrouve bientôt une figure moins allongée, car il vient de se dire:
—Mademoiselle de Veausalé est fine comme l’ambre; elle saura prendre Virginie et l’éblouir par les splendeurs qui l’attendent à la cour de Monaco.
D’un coup d’œil, le père fait signe à sa femme de le suivre. Ils vont rejoindre Paméla, qu’ils trouvent au salon occupée à essayer un paletot d’hiver à son chien Raoul, car le froid est devenu très-vif pendant la nuit, et le cher animal tousse un peu.
La fière demoiselle voit tout de suite que les Ribolard ont eu hâte d’interroger leur fille, et qu’ils ne s’applaudissent pas du résultat de cette tentative.
—Eh bien? demande-t-elle.
—Virginie n’a pas été positivement séduite par le dodu de bon goût de votre protégé, qu’elle trouve un peu éléphant, annonce Cunégonde.
—Et puis encore?
—Elle dit que son nez est insuffisant.
—Et après?
—Enfin l’effet produit par M. de Aricoti sur l’esprit de notre enfant a été celui d’un rouleau à macadam.
Mademoiselle de Veausalé a écouté impassible ce rapport. Elle quitte un instant Raoul, qu’elle pose sur un fauteuil, et elle marche droit au vermicellier.
—Quelle impression une huître vous a-t-elle faite, la première fois que vous l’avez vue? lui demande-t-elle.
Ribolard la regarde tout ahuri.
—Répondez-moi. Quel effet vous a produit la première huître que vous avez vue?
—Dame! elle ne m’a pas d’abord séduit.
—Et maintenant?
—J’adore l’huître.
—C’est donc parce que l’huître a une saveur, une délicatesse que vous n’aviez pas primitivement appréciées. Eh bien, M. Bonifacio de Aricoti est une huître... une véritable huître.
—Ah! vraiment?
—Virginie a pu ressentir pour le comte cet éloignement que vous a inspiré la première huître; mais, de même que vous adorez maintenant les huîtres, elle raffolera du comte quand elle aura étudié toutes les brillantes qualités de cette nature d’élite.
—Vous en êtes certaine? demande Ribolard, auquel la comparaison du comte avec une huître a rendu l’espoir.
—Le neveu du duc de Croustaflor a tout pour dompter l’imagination d’une jeune fille. Il danse avec une légèreté surprenante; sa conversation est brillante; il découpe une volaille au bout de la fourchette; il chante la romance à vous faire fondre en larmes, et il est poëte jusqu’au bout des ongles. Que Virginie le regarde quand il improvise des vers, et l’auréole du poëte fera disparaître son nez.
—Est-ce qu’il n’en aura plus du tout? demande Cunégonde effrayée.
—Si, je veux dire que votre demoiselle, séduite par l’inspiration poétique qui embellira le visage du comte, ne s’apercevra plus qu’il a le nez un peu court. Donc, placez au plus vite mon protégé en face de votre fille; mettez-le à même de déployer ses moyens irrésistibles, et vous verrez Virginie se traîner à vos pieds pour vous supplier de lui donner un tel mari.
—Vous croyez, mademoiselle Paméla? Alors l’enfant aura bien changé d’avis, car, ce matin, rien n’annonce en elle qu’elle adorera le comte, dit Ribolard avec un léger doute.
—Rappelez-vous votre première huître, répète mademoiselle de Veausalé. Donc, il faut songer sérieusement à mettre les jeunes gens en présence.
—Notre dîner est pour après-demain; j’ai pensé toute la nuit à ce que j’offrirais à ces millionnaires, dit Cunégonde.
—Oh! le duc aime le sans-façon. Ainsi pas de cérémonie... douze plats tout au plus. Ayez surtout une volaille, pour fournir au comte l’occasion de prouver son talent de découpeur... un canard, par exemple... c’est le plus difficile de l’art.
—Bon! jusqu’à mardi, sans avoir l’air de rien, je jetterai dans la conversation, devant Virginie, que rien n’est plus extraordinaire à découper qu’un canard; cela préparera le triomphe du jeune homme, ajoute le vermicellier.
A la suite de cette conférence, la maison Ribolard est, pendant deux jours, tout en l’air. On époussette les meubles et on cire les parquets, on accorde le piano et on nettoie l’argenterie; enfin, on se prépare à recevoir dignement le duc de Croustaflor et son neveu.
De son côté, Borax n’a pas perdu son temps. Pendant les quarante-huit heures qui le séparaient du grand dîner, il a su se mettre au mieux avec tous les domestiques du ménage Ribolard. A l’aide de sa poudre à chandeliers, il a gagné la protection de la cuisinière Madelon, dont il a récuré bien à fond toute la batterie. Aussi s’est-il glissé dans la cuisine, et il a assisté à l’arrivée des victuailles et vu tous les apprêts culinaires.
Par la femme de chambre, il sait que, dans l’intérieur de l’appartement, on s’occupe des derniers préparatifs.
Comme il fait ce jour-là un froid excessif, madame n’a eu, depuis le matin, qu’une seule préoccupation, celle que l’appartement soit bien chaud pour l’heure où ces messieurs se présenteront.
Aussi les foyers de cheminée sont devenus de vrais brasiers et une douce chaleur règne dans le salon et la salle à manger.
Borax quitte la cuisine après avoir recueilli de la cuisinière ce dernier détail qu’on doit se mettre à table à six heures précises.
Il est tout pensif et murmure:
—Je ne peux pas aller encore leur fourrer du poivre devant leur place à table, et il faut pourtant que j’empêche ces gredins-là,—car ce sont deux vrais gredins, maintenant que la mémoire m’est revenue, je les connais,—que je les empêche, dis-je, de manger une seule bouchée de ce délicieux repas dont ils sont indignes.
Après avoir cherché un peu le moyen d’arriver à son but, Borax s’écrie tout à coup:
—J’ai mon affaire!
Il se dirige aussitôt vers la boutique voisine d’un marchand de faïences, où il fait choix d’une demi-douzaine de grands plats. Puis, muni de son achat, il regagne à la hâte la maison et grimpe à l’atelier du peintre.
Dans l’escalier, il rencontre le concierge Calurin, qui balaye les marches.
—Oh! oh! fait le portier, il paraît qu’il y a aussi grand dîner chez M. Ernest, car vous venez de faire vos provisions de vaisselle.
—Mais oui, monsieur Calurin, notre peintre a invité quelques amis. Ah! à propos, il m’a chargé de vous demander un service.
—Trop heureux de lui être agréable.
—Voici la chose: Au moment de l’arrivée de ses convives, M. Ernest désire leur faire une surprise... seulement, elle ne peut être préparée qu’au dernier moment. De là-haut nous entendrons bien le bruit de la porte cochère, fermée à la nuit tombante, qui nous annoncera l’arrivée des convives...
—Et alors, vous apprêterez votre surprise.
—Oui, mais nous avons une crainte.
—Laquelle?
—Comme le propriétaire donne aussi à dîner, il se peut qu’en entendant la porte cochère se refermer, nous nous figurions que c’est notre monde qui arrive, quand au contraire, ce seraient les invités du propriétaire.
—Eh bien?
—Là est le service que nous attendons de votre complaisance. Soit pour les Ribolard, soit pour nous, les arrivants devront s’adresser à la loge. Si donc les invités de M. Ribolard se présentent les premiers, lancez-nous un énorme coup de sifflet, cela voudra nous dire: «Vous avez entendu le bruit de la porte cochère, mais ce n’est pas votre monde, c’est celui du propriétaire; ainsi, ne préparez pas votre surprise.»
—Bon! c’est convenu. Je siffle si les invités de M. Ribolard arrivent les premiers.
—Merci d’avance, monsieur Calurin.
Et Borax continue son ascension en se disant:
—De cette manière, je saurai au juste quand les bandits mettront le pied dans la maison.
Les deux amis s’étonnent de le voir apparaître avec sa vaisselle, mais ils ont beau l’interroger, le saltimbanque répond:
—Laissez-moi faire. Je m’occupe du mariage de Virginie.
Puis il a ouvert une fenêtre de l’atelier qui donne sur les toits de la maison et, tant qu’il fait jour, il examine les cheminées qui jettent dans l’air la fumée des énormes feux qu’on fait chez les Ribolard.
A six heures moins le quart, on entend le bruit sourd de la porte cochère qui se referme et, bientôt, retentit un vigoureux coup de sifflet lancé d’en bas par le concierge, qui tient parole.
—Bon! se dit Borax, voici mes coquins qui arrivent le bec enfariné.
Il prend ses plats, enjambe la fenêtre et, se promenant sur les toits comme un vrai chat, il place une assiette bien à plat sur chaque mitre des cheminées de Ribolard de manière à intercepter le passage de la fumée.
A ce moment même, au premier étage, M. de Croustaflor et son neveu pénétraient dans le salon que Cunégonde avait tant pris soin de chauffer depuis le matin.
Mais à peine les premières salutations ont-elles été faites que la cheminée lance tout à coup d’énormes bouffées d’une fumée tellement épaisse qu’il est complétement impossible de se voir. Les deux étrangers restent immobiles, sans oser bouger, dans ce salon qu’ils ne connaissent pas, de peur de renverser les meubles. Ils toussent et pleurent sans pouvoir répondre à la voix désolée de Ribolard, qui leur crie, au milieu du nuage qui le rend invisible:
—Mille pardons, messeigneurs, le vent aura changé subitement... Je n’y comprends rien. Jamais cette cheminée n’a fumé.
Le vermicellier finit par gagner une fenêtre, qu’il ouvre. La fumée se dissipe un peu, mais la douce chaleur qui régnait dans la pièce est aussitôt remplacée par un froid intense qui vient geler les deux invités sous leur habit de cérémonie.
Cunégonde est désespérée et perd la tête. Ribolard reste effaré devant la cheminée qui continue à lancer sa fumée, quand la fenêtre ouverte devait établir un courant d’air.
Seule, mademoiselle de Veausalé a gardé son sang-froid, et elle donne ce conseil aux époux contrits:
—Au lieu de laisser ces messieurs grelotter dans le salon, faites-les passer tout de suite dans la salle à manger, qui doit être bien chaude.
—Oui, oui, c’est une idée! Par ici, messieurs, donnez-nous la main, laissez-vous guider.
Au milieu de l’épais nuage, on finit par arriver à la porte de la salle à manger, qui est ouverte par Ribolard.
Le malheureux vermicellier recule épouvanté pour n’être pas asphyxié, car la salle à manger est si pleine de fumée qu’on peut à peine distinguer la lueur de la lampe.
A l’autre bout de la pièce, derrière ce nouveau nuage, on entend la voix de Madelon qui, du seuil de sa cuisine, crie avec fureur:
—Ah çà! monsieur, qu’est-ce qui prend à vos cheminées? Il n’y a pas moyen de tenir dans la cuisine... le feu de mon rôti me rend sa fumée... je n’y vois plus clair à retrouver mes casseroles. Je crains fort d’avoir pris du cirage pour du beurre... tout mon dîner est perdu!... sentez-vous?
Effectivement, à la fumée se joint une odeur de brûlé qui prouve que Madelon, aveuglée, ne pouvant plus surveiller ses fourneaux, les sauces et les mets vont de mal en pis.
—Je n’y comprends rien! jamais les cheminées n’avaient fumé, répète Ribolard avec désespoir.
On ouvre portes et fenêtres. L’appartement, que Cunégonde avait voulu rendre si chaud, est devenu une vraie glacière au milieu de laquelle le duc et le comte tremblent de froid.
—Ça va passer. Nous pourrons tout à l’heure nous mettre à table. Si, en attendant, ces messieurs voulaient accepter des édredons pour se réchauffer? dit madame Ribolard, qui pleure en voyant les deux invités souffler dans leurs doigts.
Mais M. de Croustaflor se soucie peu de rester dans un appartement qui jouit de dix degrés de froid pour y manger un mauvais dîner brûlé. Aussi, comme il a hâte de s’esquiver, il prend sa voix la plus aimable:
—Mais ne vous désolez donc pas, mes très-excellents amis. C’est un bien petit malheur qui peut arriver à tout le monde. Ce qui est différé n’est pas perdu... la partie sera remise à demain. Mon neveu et moi nous allons dîner au plus proche restaurant et, dans la soirée, nous reviendrons vous demander une tasse de thé.
Tout en parlant, le duc a poussé Bonifacio vers l’antichambre, et ils partent avant que les Ribolard aient pu les retenir.
La désolation des époux est extrême!
Tout à coup, le vermicellier s’écrie:
—Tiens! voilà qui est bien extraordinaire! nos cheminées ne fument plus.
En effet, depuis que les deux étrangers sont sortis, les cheminées tirent d’une façon merveilleuse, sans rendre la plus petite fumée.
—Si l’on faisait courir après nos invités? propose aussitôt Cunégonde.
—A quoi bon, puisque tout le dîner est brûlé?
—Ces messieurs ont promis de revenir dans la soirée, vous les inviterez pour demain, conseille mademoiselle de Veausalé.
On referme les fenêtres et l’on ravive les feux. Puis, après avoir mangé, du dîner, ce qui a pu échapper au désastre, on va s’installer au salon pour attendre le retour de MM. Croustaflor et Bonifacio.
A sept heures, un coup de sonnette retentit.
—Ce sont eux! s’écrie le ménage.
On s’élance vers la porte qui vient de s’ouvrir, en même temps que la soubrette Clémence annonce:
VI
La mine souriante et sans aucun embarras, le saltimbanque s’avance dans le salon des Ribolard.
—Tiens! fait-il, Hippolyte n’est donc pas là?
—Qui appelez-vous Hippolyte? demande le vermicellier, revenu de la surprise que lui a causée l’entrée de ce personnage inconnu.
—Oui, Hippolyte, un ancien camarade à moi. C’est comme Auguste, l’autre, le petit saucisson à pattes avec un nez retroussé... c’est pour ainsi dire mon élève. Dans le temps, on ne voyait que nous dans les cours...
—Dans les cours! s’écrie Cunégonde.
Mais son époux l’interrompt en lui murmurant vite:
—Chut! tais toi. Oui, dans les cours. Ce monsieur est probablement un diplomate, grand ami de nos illustres invités... Il veut parler des cours étrangères... C’est à coup sûr un ancien ambassadeur.
Pendant que Ribolard donne cette explication à sa femme, le charlatan a promené ses regards dans le salon et vient d’apercevoir enfin mademoiselle de Veausalé qui, depuis l’entrée du bateleur, se tient droite et immobile dans le coin le plus obscur. Aussitôt la figure de Borax devient joyeuse. Il court brusquement à elle, lui saisit la tête et lui applique un baiser retentissant sur la joue en s’écriant:
—Comment! c’est toi, Paméla? Te voilà donc ici? Est-ce que tu as renoncé à avaler des sabres? Comment va ton fils, ma bonne vieille?
Puis il revient aux époux en disant:
—Je savais bien que ce farceur d’Hippolyte devait être ici... puisque voilà sa femme.
Les yeux écarquillés par la surprise, les Ribolard ont assisté à cette singulière scène qui leur semble un peu trop compromettre la dignité de la pimbêche demoiselle de Veausalé.
Mais celle-ci se redresse, noblement courroucée, en s’écriant:
—Je ne connais pas cet homme!
—Comment! tu ne me reconnais pas, Paméla? Tu ne remets pas ton vieux Borax, l’ami de ton Hippolyte chéri! Moi qui faisais le boniment au public devant notre baraque quand tu avalais des sabres dans les fêtes de banlieue. Tu ne me reconnais pas! moi qui ai, pour, ainsi dire, créé une position à ton fils en lui retroussant le nez,... ce qui lui a donné une physionomie de Jocrisse qui vaut de l’or pour faire la parade... Tu ne me reconnais pas!... Ah! ma vieille Paméla, tu es bien ingrate!
Furibonde et rouge d’indignation, mademoiselle de Veausalé répète encore:
Mais les éclats de sa voix furieuse ont réveillé son roquet Raoul, qui dormait sur un coussin du canapé. L’animal a commencé un grognement de colère, qui se change tout à coup en un jappement joyeux quand il a senti le saltimbanque. Il s’élance vers lui et se livre à des bonds aimables et à des caresses.
Borax le montre à mademoiselle de Veausalé, en lui disant d’une voix mélancolique:
—Tu le vois, Paméla... Ton chien n’est pas comme toi, il a la mémoire du cœur, lui! Il reconnaît son vieil ami... son ancien professeur, car, s’il possède quelques talents de société, c’est à moi qu’il en est redevable... Je suis certain qu’il n’a pas dû oublier mes leçons... Venez; ici, Raoul, faites le mort, mon garçon.
Au commandement du bonhomme, le chien se couche aussitôt au milieu du salon et reste immobile.
—Très-bien, Raoul. Voyons maintenant si vous vous souvenez du reste... Attention!
Et Borax continue, en s’adressant à l’animal étendu:
—Raoul, il faudrait vous lever pour venir travailler.
Le chien ne fait aucun mouvement.
—Vous ne voulez donc pas vous réveiller pour prendre votre leçon d’anglais.
La bête ne remue pas davantage.
—Raoul, j’aperçois le commissaire.
A ces mots, le roquet se lève d’un bond et se met à aboyer en furieux.
—Bien! très-bien! Raoul. Je suis content de toi. Je constate que tu n’as pas oublié ton éducation première. Je vois avec plaisir que tu n’es pas comme ta maîtresse, qui renie son ancienne et noble profession de saltimbanque.
On comprend facilement avec quelle stupéfaction profonde les époux Ribolard ont assisté aux évolutions du chien leur révélant ainsi ses talents de société.
—Il y a erreur, bien sûr, il y a erreur, balbutie enfin Cunégonde. Il n’est pas possible qu’une femme qui a fréquenté les cours ait pu avaler des sabres. Car vous ne pouvez nier, monsieur, que mademoiselle de Veausalé ait fréquenté les cours?
—Mais, je ne le nie pas, ma brave dame, nous avons fréquenté toutes les cours où le concierge voulait bien nous permettre d’entrer pour faire nos exercices.
—Ah çà! vous nous parlez donc des cours des maisons? demande le vermicellier qui a retrouvé la parole, que la surprise lui avait coupée.
—Naturellement. Nous avions réuni nos talents à cinq: Paméla, son homme, son fils, moi et le chien. Ces messieurs chantaient; je les accompagnais sur le cornet à piston. Le concert était coupé par un intermède comique du chien, et la représentation se terminait par le grand tour du sabre avalé par la beauté ici présente.
Depuis que mademoiselle de Veausalé a été trahie par son chien, elle a beaucoup perdu de son assurance et de sa morgue aristocratique. Néanmoins, elle croit devoir protester contre les assertions de Borax. Elle se redresse donc avec une majestueuse arrogance en disant:
—Je ne crois pas de ma dignité de relever les contes inventés par cet homme ivre, et je me plais à penser que vous voudrez bien m’accorder la satisfaction de le faire chasser. Je ne rentrerai dans ce salon qu’après l’expulsion de ce personnage effronté. C’est une mesure que je réclame, non pas pour moi, qui suis au-dessus de pareilles attaques, mais dans votre propre intérêt, car je ne saurais vous dissimuler la pénible impression que produira sur le noble duc de Croustaflor, qui va venir, la vue d’un ivrogne s’ébaudissant en plein salon.
Et mademoiselle de Veausalé, après cette allocution hautaine, se retire dans la salle à manger, pour y attendre que les Ribolard aient fait jeter dehors le mauvais drôle qui a osé ternir sa réputation.
Les époux sont restés muets et interdits. Ils ne peuvent se décider à croire que celle qu’ils ont prise pour la fine fleur de la cour de Monaco n’ait été qu’une vulgaire avaleuse de sabres.
—Voyons, cher monsieur, demande le vermicellier, êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper? Il est arrivé très-souvent qu’on ait pris une personne pour une autre. Je vous citerai l’exemple de Lesurques.
—C’est possible, dit le bateleur, mais vous avez vu le chien travailler.
—Le fait est que le chien nous a montré des talents que nous ignorions complétement.
Borax est devenu sérieux. Il prend sa voix la plus persuasive:
—Mes chers amis, je vois en vous de braves et honnêtes gens, mais un peu trop crédules. Vous êtes en ce moment bernés par une intrigante qui s’entend avec son mari pour marier leur fils à votre Virginie.
—Quoi! le noble duc de Croustaflor ne serait qu’un acrobate... ce n’est pas possible! s’écrie Ribolard qui résiste.
—Non, ce n’est pas possible! il a des manières trop distinguées, ajoute Cunégonde.
En reconnaissant qu’il ne peut vaincre la confiance stupide des époux, le bonhomme se dit qu’il vaut mieux en tirer parti dans leur propre intérêt, et, aussitôt, il feint d’être indécis.
—Au fait, dit-il, quand je pense à Lesurques, j’ai peur de m’être laissé égarer par une ressemblance... il se peut que je me trompe.
—Oui, oui, vous devez vous tromper... Nous ne pouvons pas admettre que M. de Croustaflor et mademoiselle de Veausalé soient deux saltimbanques mariés.
—Il y aurait pourtant un vrai moyen de s’assurer si votre prétendu duc est Hippolyte, le mari de Paméla.
—Dites-le! s’écrient les Ribolard avec empressement.
—Hippolyte avait, dans le temps, une incommodité singulière, pour la quelle il avait consulté les plus grands médecins.
—Laquelle?
—Dès qu’il entrait dans une maison, les cheminées se mettaient à fumer, répond Borax avec aplomb.
Le ménage pousse un cri de surprise en se rappelant l’événement qui a fait manquer le dîner.
—Cela nous est déjà arrivé, avoue Ribolard.
—Ah! vraiment! fait Borax, mais il ne faut pas juger à la légère... Quelquefois un hasard, un accident, une saute de vent peut occasionner un dérangement dans les cheminées. Vous devez donc être mieux convaincus pour juger plus sainement. Deux épreuves valent mieux qu’une. Paméla vient de dire que le Croustaflor doit arriver tout à l’heure. Si le prétendu duc n’est réellement que mon ami Hippolyte, vos cheminées vous le diront.
Et il s’éloigne en ajoutant:
—Je pars pour laisser l’entrée libre au Croustaflor. Pas un mot de ce secret à Paméla. Je reviendrai plus tard savoir ce que la cheminée vous aura répondu.
Arrivé sur le carré, Borax part d’un éclat de rire en se disant:
—Leur bêtise est trop profonde. Autant que j’en profite pour le bien de Paul et de Virginie... Je vais regrimper sur les toits et jouer des assiettes aussitôt que le Croustaflor reparaîtra.
Après sa sortie, les deux époux sont restés tout émus des révélations qu’il leur a faites. Ils hésitent encore à croire, mais leur confiance en mademoiselle de Veausalé est fortement ébranlée. Aussi, quand Paméla, qui a entendu partir Borax, rentre dans le salon avec ses grands airs de la cour de Monaco, les Ribolard examinent anxieusement celle qu’ils prenaient pour un dessus de panier d’aristocratie et qui, peut-être, n’est qu’une avaleuse de sabres.
—C’est drôle, se dit Ribolard, je n’avais pas encore remarqué comme elle a une bouche fendue. Elle se la sera coupée sans doute en avalant une lame de travers.
Néanmoins, les époux dissimulent avec l’institutrice. Ils attendent, pour se convaincre, l’arrivée des hauts visiteurs sur lesquels la cheminée leur apprendra la vérité. Si l’illustre Croustaflor est un vrai duc, la cheminée doit tirer comme d’habitude. Si le faux seigneur n’est que le saltimbanque Hippolyte, il sera trahi par sa singulière maladie de faire fumer la cheminée partout où il entre.
—Quelle étonnante infirmité! pense Cunégonde. Et dire qu’il n’y a pas de médecins pour vous guérir.
De son côté, Paméla est mal à l’aise. Elle voit que les époux sont pensifs, et elle se demande ce que Borax a pu leur dire pendant sa courte absence. Tout en réfléchissant, elle dispose le thé sur un guéridon, devant la cheminée.
Enfin la sonnette de l’antichambre annonce le retour du duc et de son neveu.
M. de Croustaflor entre d’un air aimable en demandant:
—Eh bien, très-chers amis, êtes-vous enfin délivrés de cette fumée incommode qui nous avait privés de dîner?
Mais au lieu de faire les empressés et de répondre, les époux restent immobiles comme des chiens de faïence à épier la cheminée, qui flambe toujours.
—Oui, c’est bien un duc. Elle ne fume pas! se dit le vermicellier.
—Elle tire! donc ce n’est pas Hippolyte, pense de son côté Cunégonde.
Et, rassurés maintenant, les époux présentent un visage souriant au duc de Croustaflor. Mais celui-ci regardait aussi la cheminée pour y découvrir ce que les Ribolard y examinaient si attentivement, et, au moment où ceux-ci tournent la tête de son côté, il s’écrie tout à coup:
—Allons, bon! voici la cheminée qui recommence ses plaisanteries.
Effectivement le foyer, naguère si calme, lance d’énormes bouffées d’une fumée épaisse qui envahit le salon. Comme avant le dîner, la pièce se remplit d’un nuage qui ne permet plus de se voir.
—La cheminée a parlé, le Croustaflor n’est qu’un saltimbanque! se dit Ribolard convaincu.
Tout bête qu’il est, le vermicellier trouve pourtant un moyen de mieux s’assurer du fait. Au milieu de la fumée qui le rend invisible, il se dirige vers le duc, qu’il entend tousser, et lui souffle tout bas:
—Quoi? répond imprudemment le duc, en croyant que c’est le comte de Bonifacio qui lui parle.
Satisfait de son épreuve, Ribolard va s’éloigner, quand une main lui saisit le bras et une voix murmure vivement à son oreille:
—Jouons des guiboles, mon homme. On nous a devinés. Cet infect crétin de Ribolard sait tout; il n’y a plus moyen de lui chiper son sac.
Le père de Virginie reconnaît aussitôt l’organe de mademoiselle de Veausalé qui, dans ce langage rappelant peu la cour de Monaco, croit s’adresser à son époux Hippolyte, que la fumée lui cache.
—Ah! quelle jolie chandelle je dois à ce bon M. Borax! se dit le vermicellier, enfin persuadé et tout tremblant du danger que sa fille et sa fortune ont couru.
Depuis que la cheminée a lancé son premier flocon de fumée, Cunégonde est restée clouée par l’émotion dans son coin.
Et quelques minutes se passent avant que les époux pensent à ouvrir les fenêtres.
Enfin Ribolard songe à donner de l’air, et la fumée se dissipe. Mais, comme il s’apprête à chasser les trois misérables qui le trompaient, il pousse un cri d’étonnement.
Ainsi que dans les pièces-féeries, quand une toile, qui disparaît, laisse voir un changement de tableau, le nuage, en s’éclaircissant, lui montre Borax et l’amoureux Paul qui ont remplacé Paméla, Hippolyte et leur fils.
Après avoir retiré ses assiettes des mitres des cheminées, le charlatan et son protégé se sont fait introduire sans bruit chez les Ribolard par leur amie Madelon la cuisinière. Au milieu de la fumée, Borax a soufflé à l’oreille de Paméla un mot qui l’a fait fuir avec ses deux complices.
A la vue de Borax, le vermicellier, plein de reconnaissance, éclate de joie en s’écriant:
—Ah! vous avez sauvé notre fille et notre fortune des mains de ces sacripants... Parlez... Comment pouvons-nous vous remercier?
Borax se redresse majestueux et répond:
—Jadis, j’ai vu se rouler à mes pieds le roi de l’Inde, qui voulait me faire accepter un cadeau parce que j’avais sauvé sa fille qui se noyait dans le Gange. Eh bien, cher monsieur, savez-vous ce que j’ai réclamé pour ma récompense?
—Non, fait le papa, plein de respect pour cet homme qui a sauvé la fille du roi de l’Inde.
—Est-ce qu’il va aussi demander à M. Ribolard de lui céder sa recette de poudre à chandeliers? se dit l’amoureux Paul inquiet.
Mais le bateleur introduit une variante dans son récit, et il ajoute:
—Oui, pour ce service, j’ai imposé au roi d’unir deux jeunes gens qui s’aimaient, et d’accorder trois mois de gratification à tous ses domestiques. Et il y consentit.
—Quoi! si peu! s’écrie le reconnaissant Ribolard; mais moi, sans être monarque, j’en ferais autant.
—Eh bien, monsieur Ribolard, je vous prends au mot, ajoute Borax en lui présentant Paul; unissez ce jeune garçon à celle qu’il aime et dont il est aimé.
—Mais à qui voulez-vous que je l’unisse?
—A votre Virginie.
Les deux époux, surpris, regardent leur fille, qui devient rouge comme une pivoine et qui fait savoir, par un joli petit signe de tête, qu’elle consent à ce qu’on demande.
Sans donner aux parents le temps de se reconnaître, l’ami du roi de l’Inde continue:
—Je vous le répète, mes amis, vous êtes de simples et de braves gens, dont les goûts modestes n’ont même pas besoin de la grande fortune que vous possédez. Employez-la donc à faire votre fille heureuse, car le bonheur vaut mieux que les millions. A vouloir chercher au-dessus de votre condition, ou bien vous trouverez des gens qui prendront vos écus pour vous mépriser ensuite, ou bien vous risquerez de tomber entre les mains de drôles adroits, comme l’étaient ceux qui furent mes camarades de misère jusqu’au jour où j’appris que je m’étais mêlé à des voleurs.
—Mais comment donc les avez-vous fait partir? demanda Cunégonde.
—En leur rappelant que la police pourrait bien venir les chercher ici pour certain vol qu’ils se sont permis jadis, en s’introduisant par les fenêtres ouvertes dans le rez-de-chaussée d’une cour où le portier les avait laissés entrer pour chanter.
—Ah! les gueux! il faudra compter notre argenterie. Paméla, qui avalait des sabres, pourrait fort bien avoir eu l’idée d’avaler aussi la louche et les couverts.
Les Ribolard adorent leur fille, et le danger qu’ils ont couru les a guéris de chercher un gendre au-dessus d’eux. Ils consentent donc à unir Virginie à celui qu’elle aime.
Aussitôt qu’il a donné son consentement le vermicellier attire son sauveur dans un coin et lui souffle:
—Si vous revoyez jamais le roi de l’Inde, dites-lui bien que j’ai imité son exemple en tout.
—Je m’empresserai de lui écrire aussitôt que, comme lui, vous aurez aussi donné les trois mois de gratification aux domestiques.
—Dès ce soir ce sera fait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un mois après, Paul épousait Virginie.
Reconnaissants envers celui qui les avait mariés, les jeunes gens avaient offert à Borax un habit neuf, dans la poche duquel il trouva un contrat de douze cents francs de rente.
Malgré ce bien-être qui l’exemptait maintenant de courir sur les places, le pauvre saltimbanque devint triste et inquiet. Quelque chose semblait lui manquer.
Un matin, les nouveaux mariés, de leur appartement situé sur la place de l’Odéon, entendirent une voix qui disait sous les fenêtres:
«—J’ai beaucoup voyagé. Un jour que je me promenais sur les bords du Gange, je vis venir à moi, sans autre vêtement qu’un tambourin, à cause de la chaleur torride, une belle jeune fille qui essayait un pas de valse... Soudain le pied lui glisse et elle disparaît dans l’humide empire... etc.»
Les jeunes époux coururent à la fenêtre et virent Borax qui, debout devant son chapeau posé à terre, récitait son boniment au milieu d’un groupe.
Il n’avait pu renoncer totalement à sa vie de saltimbanque, et, après avoir voulu longtemps résister, il avait repris son vieil habit et sa poudre à chandeliers.
FIN
TIMOLÉON POLAC
DRAME AUTANT HISTORIQUE QU’INVRAISEMBLABLE
I
Certain dimanche du mois de mars 1816, au premier étage d’une belle maison de la rue Richelieu, dans un cabinet de travail, orné de nombreux cartons à étiquettes, d’où s’exhalait une odeur de vieux papiers, un monsieur, d’une cinquantaine d’années, se tenait immobile, raide comme un pieu, et élevant au-dessus de sa tête ses deux bras en manches de chemise.
Cette position, qui, même pour le plus fin observateur, n’aurait pu indiquer que ce monsieur était un notaire, n’avait d’autre but que de laisser libre en ses évolutions un petit homme, rond comme une boule, qui, suant et soufflant, était en train, à l’aide d’une aune en cuir souple, de prendre mesure d’une culotte neuve à Me Louis-Athanase de la Morpisel, notaire royal.
—Rien à changer à nos dernières mesures, vous n’avez pas engraissé ni diminué depuis six mois, déclara le tailleur enfermant le carnet sur lequel il avait crayonné ses chiffres.
Un notaire en manches de chemise consent quelquefois à descendre de sa dignité. Aussi le nôtre, en baissant les bras, répliqua-t-il avec une pointe d’ironie dans le sourire et l’accent:
—Je ne puis en dire autant de vous, mon cher Bokel; vous engraissez, pour ainsi dire, à vue d’œil... La, vrai! vous devenez d’un dodu auquel il faut prendre garde.
Le tailleur ne tenait sans doute pas à ce qu’il lui fût ainsi parlé de son embonpoint, car il riposta avec une certaine aigreur:
—Dites tout de suite, monsieur de la Morpisel, que je vais bientôt porter mon ventre dans une brouette.
—Non, non, vous n’en êtes pas encore là. Je vous engage seulement à vous méfier de cette graisse qui vous envahit... Tenez, je puis vous citer un exemple qui vous servira de leçon. J’ai un ami qui...
Le notaire interrompit sa phrase commencée pour dire à Bokel, qui lui tendait son habit à endosser:
—Ma robe de chambre, s’il vous plaît. Je ne remets pas cet habit, que vous allez emporter, car il a besoin d’une réparation de doublure.
Le tailleur prit la robe de chambre, placée sur un fauteuil, et, tout en aidant M. de la Morpisel à en passer les manches, il le ramena curieusement à ses moutons par cette phrase:
—Vous me disiez donc que vous avez un ami intime qui...?
—Je me suis trompé en disant: j’ai... il est, hélas! plus juste de dire: «j’avais un ami», car j’ai reçu hier la nouvelle de sa mort... mort causée par une obésité phénoménale.
—Est-ce qu’il portait son ventre dans une brouette, lui?
—Non, il le faisait porter par ses nègres.
—Pas possible! fit le tailleur.
—Comme je vous l’affirme. Mon pauvre ami était si gros, si gros que...
Il était écrit que Bokel n’entendrait pas la fin de l’histoire, car le récit fut coupé par l’apparition d’un domestique du notaire, qui tendit une carte à son maître en disant:
—La personne vient pour affaire pressée.
—Mais c’est aujourd’hui dimanche, l’étude est fermée, répondit le tabellion, en prenant la carte.
—J’en ai fait l’observation à ce monsieur. Il m’a répondu qu’il lui serait impossible de revenir demain, vu qu’il quitte Paris ce soir et que...
—Oui, oui, il a raison! Fais-le entrer tout de suite! s’écria M. de la Morpisel, qui venait de jeter les yeux sur la carte.
Puis se retournant vers le tailleur, il ajouta en guise de congé:
—A bientôt, mon cher Bokel; avant tous vêtements neufs, occupez-vous des réparations de mon habit et renvoyez-le-moi promptement.
—Vous l’aurez après-demain.
Malgré cette sorte d’injonction d’avoir à céder la place au client attendu dans le cabinet notarial, le tailleur n’en prit pas moins son temps pour plier l’habit. Il ne l’avait pas encore enveloppé dans sa toilette en serge noire quand, sur le seuil, apparut le visiteur.
—Ah! monsieur le vicomte, que je suis donc heureux de vous voir!... J’allais vous écrire, s’écria le notaire en s’avançant à la rencontre de t’arrivant.
—M’écrire... pourquoi?
—Mais pour vous féliciter de votre nomination.
—Ah! vous savez que le roi....
—Vous a rendu votre grade.
—Oui, Sa Majesté a bien voulu me confier le commandement d’un de ses vaisseaux.
—Quand partez-vous?
—Ce soir même. Je dois rejoindre immédiatement mon bord et y attendre mes instructions et l’ordre de mettre à la voile.
—Où vous envoie-t-on?
—Destination inconnue, dit le vicomte en souriant.
—Inconnue pour les autres, n’est-ce pas? Votre sourire me prouve que le mystère n’existe point pour vous.
—Entre nous, je sais qu’on veut m’envoyer à Saint-Louis du Sénégal...
—A Saint-Louis du Sénégal! répéta vivement M. de la Morpisel avec une intonation qui frappa son interlocuteur.
—Avez-vous là-bas un ami ou un intérêt quelconque qui me mette à même de vous être utile? s’empressa de dire-le vicomte.
—Non, malheureusement! Le seul être, un de mes amis d’enfance, que je connaissais en ce pays, n’est plus de ce monde, répondit tristement le notaire.
Puis son émotion passée:
—Et qu’allez-vous faire au Sénégal? ajouta-t-il.
—Il s’agit de ravitailler en hommes, vivres et matériel cette colonie redevenue française par les traités de l’an dernier. L’expédition se compose de quatre bâtiments qui marcheront de conserve sous mes ordres.
Ces détails donnés, le capitaine de vaisseau aborda le motif de sa visite:
—L’ordre du ministre de la marine m’enjoignant de quitter Paris aujourd’hui même, force m’a été de vous relancer en plein repos dominical pour vous parler de quelques affaires que je veux mettre en ordre.
—Tout à votre disposition, cher monsieur.
Cependant le tailleur Bokel, tout en nouant son paquet, avait prêté l’oreille au dialogue. C’était chez lui une conviction acquise que, dix-huit fois sur vingt, il y a profit à écouter les autres parlant de leurs affaires. Mais, s’il était curieux, il était prudent aussi. Comprenant que la conversation était arrivée à ce point qu’il ne pouvait plus tenir la place et, qu’à rester, il allait se faire trop carrément congédier, il se glissa doucement lors du cabinet.
Comme il suivait le couloir de dégagement qui conduisait à la sortie, il entendit une voix, quelque peu empâtée, qui disait dans l’antichambre:
—M’est avis que mon capitaine en aura long à conter à ton patron. Nous avons donc tout le temps d’aller sécher une bouteille pour fêter mon départ.
—Non, non, Filandru, il faut en rester là, mon vieux, car tu as déjà trop séché de bouteilles, répondait une autre voix, qui était celle du domestique du notaire.
Celui auquel s’adressait ce conseil était un grand diable, sec comme un hareng saur, noir comme une taupe, à l’œil hardi et railleur, bref, un de ces êtres dont l’allure et le physique trahissent, à première vue, ce qu’on appelle vulgairement une pratique finie. Porteur du costume de marin de l’Etat, notre personnage, que nous savons s’appeler du nom de Filandru, était, en ce moment, dans un demi-état d’ébriété dont il n’avait pas conscience, car il répliqua moqueusement:
—Tu sais, toi, je te rendrai dix bouteilles si tu veux joûter à qui mettra l’autre sous la table... Ah! tu me crois en ribote pour une fichaise de cinq mauvaise fioles, si petites qu’elles n’auraient pas seulement rempli mon soulier!... Ah! non, ah! non, il en faut une autre dose que ça pour que Filandru ne puisse plus distinguer un éléphant d’un ver-à-soie et que...
La parole lui fut coupée par l’apparition de Bokel sortant du couloir pour traverser l’antichambre.
Que Filandru fût encore en état de distinguer un éléphant d’un ver à soie, c’était possible; mais cette faculté de reconnaître les divers êtres de la création était, pour le moment, un peu obscurcie, car, à la vue du grassouillet arrivant, il cligna de l’œil au domestique, et d’une voix trivialement ironique:
—Ouais! lâcha-t-il, on fait du lard dans l’état de notaire.
—C’est le tailleur de monsieur, lui souffla le valet.
—Ah! bon, je le prenais pour ton maître... N’empêche qu’il est gras à tuer. S’il tombait dans la marmite du bord, l’équipage se régalerait d’un agréable bouillon.
Le propre des gens ivres est de croire qu’ils n’ont fait que murmurer bien bas ce qui a pu être entendu de vingt mètres à la ronde. Aucune des paroles du marin n’avait donc été perdue pour le tailleur. Si pénible qu’il nous soit de jeter la défaveur sur notre héros, nous devons à la vérité d’avouer que Bokel avait l’humeur rageuse toutes les fois qu’on ne trouvait pas qu’il était de taille plus élancée qu’un peuplier.
Donc, aux plaisanteries de Filandru, il se redressa comme un coq sur ses ergots et, rouge de colère, il passa devant le marin en lançant un «vil maraud!» tout vibrant de mépris.
Le mot était à peine dit que la velue et vigoureuse main du vil maraud harponnait le pauvre Bokel, en même temps que sa voix, saccadée par un gros rire, prononçait ces mots:
—De quoi? mon petit ventru, on rit avec toi et tu te fâches!... Est-il appétissant, ce boulot-là! on en mangerait... il doit être en sucre... Ça donne envie de le lécher un brin.
Ce disant, Filandru, écartant ses mâchoires aux dents longues, aiguës, plus jaunes que du buis, exhiba une langue noirâtre dont le parfum combiné des aromes du tabac à chiquer et de l’eau-de-vie fit faire au tailleur, en la voyant à deux pouces de son visage, un tel soubresaut de dégoût qu’il se trouva dégagé de l’étreinte du farceur aviné.
Sans écouter les excuses du domestique du notaire, il gagna la porte et disparut, poursuivi par les éclats de rire du marin, tout joyeux de sa plaisanterie.
Nous croyons parfaitement inutile d’insister sur tout ce qu’amassa de colère rentrée le tailleur pendant la route qui le ramenait au logis. Son coup de sonnette fut terrible; il tança la servante qui ne lui avait pas ouvert la porte assez vite, apostropha ses ouvriers; en un mot, tel fut son vacarme qu’il fit accourir dans l’atelier, où elle ne mettait jamais les pieds, mademoiselle Paméla Bokel, sa fille.
Car Bokel était père... et veuf.
C’était une charmante fille, cette demoiselle Paméla! Un vrai morceau pour un roi qui aurait aimé le potelé! Taille moyenne; chevelure brune, teint rosé et, avec cela, de grands yeux noirs qui pétillaient de la plus impatiente curiosité quand elle demandait chaque jour à son père:
—M’as-tu trouvé un mari?
A quoi le papa, en s’armant de toute la majesté que lui permettait son embonpoint, répondait:
—N’es-tu donc pas bien sous l’aile de ton père?
—J’ai dix-huit ans, répliquait Paméla.
—Sois tranquille, tu ne perdras pas pour attendre un peu.
Au fond, Bokel eût été heureux de marier sa fille. La demoiselle avait un petit caractère difficile qu’elle tenait de sa défunte mère, laquelle, disait la chronique, avait été une maîtresse femme, qui menait son époux au doigt et à l’œil.
Mais si le tailleur appelait de tous ses vœux l’heure où il se débarrasserait de sa fille en faveur d’un gendre, il voulait aussi que ce gendre fût énormément riche. L’affection paternelle, avouons-le, n’entrait pour rien dans ce souhait, inspiré par l’unique égoïsme. A tailler des culottes, à couper des gilets, à coudre des habits, le cher papa s’était amassé une fortune assez rondelette, dont il ne soufflait mot à son enfant, attendu qu’il s’était promis, Paméla une fois mariée, d’appliquer cette fortune à la satisfaction de sa félicité paternelle. Le printemps et l’été de sa vie, grâce à l’humeur tyranique de sa défunte épouse, avaient été un affreux purgatoire; il voulait tâter du paradis, en se donnant un automne tout capitonné de plaisirs et de jouissances variées.
Or, un gendre énormément riche, comme il désirait de le trouver, serait fort coulant sur le chiffre de la dot, qui, si minime qu’elle pût être, devait écorner le capital auquel le tailleur comptait demander de lui égayer son été de la Saint-Martin.
Certes, Paméla était trop charmante pour que, des deux désirs du papa, celui d’être délivré de sa fille ne fût pas d’une réalisation facile. Mademoiselle Bokel n’aurait pas manqué d’amoureux... sans le sou qui se seraient estimés fort heureux de l’épouser pour ses beaux yeux. Mais, plus tard, tant il est vrai qu’on ne vit pas d’amour et d’eau claire, les jeunes époux seraient venus pleurer misère en plein milieu de ce bonheur plantureux que se promettait le tailleur. «Croissez et multipliez!» commande l’Évangile aux nouveaux mariés. A ce précepte, Bokel, en guise de corollaire, n’eût pas manqué d’ajouter l’avis suivant: «Mais ne comptez pas sur moi pour élever vos mioches.»
Donc, on le voit, il était logique en demandant au ciel un gendre fort riche.
Cela bien posé, nous reprendrons notre récit au moment où Bokel était rentré chez lui comme une trombe, cherchant à épancher sur le tiers et le quart cette colère causée par l’effronté marin Filandru, qui avait osé lui dire que, mis en pot-au-feu, il ferait un excellent bouillon.
Il est à remarquer que, très-souvent, une plaie, qui se serait facilement cicatrisée, se trouve ravivée par les accidents qu’amène le guignon. «On se cogne toujours où on a mal,» dit un dicton qui, ce jour-là, fut de toute vérité pour notre héros.
Après avoir déchargé, en partie, sa fureur sur sa servante et ses ouvriers, Bokel, à demi soulagé, se serait refroidi, peu à peu. Par malheur, son premier coupeur, bien inconsciencieusement, ralluma le feu. Croyant faire du zèle en rendant compte de ce qui s’était passé pendant l’absence du patron, il profita de ce calme trompeur pour lancer cette phrase:
—M. le duc de B... est venu pour commander un gilet. En apprenant que vous aviez fermé son crédit, il est parti bleu de rage contre vous... On aurait dit qu’il voulait vous manger.
Ce dernier mot était vraiment malheureux! il fit tressauter l’homme obèse.
—Me manger!... En pot-au-feu, n’est-ce pas? lui aussi! cria-t-il d’une voix aiguë qui annonçait une nouvelle tempête.
Le nuage n’avait pas encore crevé sur la tête du coupeur quand mademoiselle Paméla, que l’organe furibond de son père avait fait accourir, entra dans l’atelier en demandant d’un ton étonné:
—Qu’as-tu donc, papa?... toi, d’ordinaire, gentil à croquer!
Croquer!!! A cet autre coup d’épingle sur la plaie vive, le tailleur fut secoué par un tremblement qui donnait à son abdomen des frémissements de gélatine, et, plus rouge qu’une tomate, il bégaya furieusement:
—Me manger! Me croquer! Me mettre dans une marmite!... Ma fille aimerait son père en bouillon gras! Oh! les enfants!
Sur ce, n’en pouvant dire plus long, car il étranglait, il gagna son bureau en poussant de petits cris rauques et en brandissant, comme une massue, le paquet qui contenait l’habit de M. de la Morpisel, notaire royal.
Nous n’insisterons pas sur l’ahurissement des témoins de cette sortie rageuse.
—C’est un tigre! murmura le coupeur aux ouvriers, quand le patron eut disparu derrière la porte, qu’il avait refermée avec une violence extrême.
Comme, à ce moment, onze heures sonnaient, ouvriers et coupeur, qui, à cause du dimanche, n’avaient qu’une demi-journée de travail, décampèrent au plus vite.
Quant à mademoiselle Paméla, elle avait couru à la cuisine et elle s’était mise à fondre en larmes dans les bras de Gertrude, brave servante qui l’avait élevée.
—Pour sûr, il a été mordu par un chien enragé! disait la cuisinière.
—Il ne m’a jamais parlé de la sorte! balbutiait la jeune fille en sanglotant.
—C’est moi qui ai reçu la première averse quand je lui ai ouvert la porte, ajoutait Gertrude.
Les deux femmes étaient d’autant plus épouvantées qu’elles ne comprenaient rien à cette démence furieuse qui n’avait beuglé d’autre explication que les mots pot-au-feu et bouillon gras. Aussi pleuraient-elles si bien à chaudes larmes que leurs yeux noyés d’eau les empêchaient de voir que les rognons du déjeuner se crispaient sur le gril en petits résidus noirs et qu’un certain ragoût de veau, au lieu de chanter joyeusement au fond de son récipient, gardait ce silence sournois qui, chez les ragoûts, est l’indice qu’ils vous jouent le mauvais tour de s’attacher au fond de la casserole.
A défaut de leurs yeux obscurcis par les pleurs, ce fut le nez qui les prévint de cette catastrophe culinaire annoncée par une odeur de mauvais augure.
—Bonté du ciel! Un pareil déjeuner va doubler l’humeur de dogue de votre papa! s’exclama le cordon-bleu qui, perdant la tête, crut conjurer le désastre en ajoutant du sel.
Demoiselle et cuisinière se reprirent à trembler de plus belle devant l’orage nouveau qui montait à leur horizon. Ce tremblement ne tarda pas à devenir des plus convulsifs au double bruit d’une porte ouverte, puis refermée, qui leur vint aux oreilles du fond de l’appartement.
—Voici la bête féroce qui sort de son antre, murmura la servante en saupoudrant son veau d’une seconde dose de sel.
Paméla, brisée par la terreur, se laissa tomber sur une chaise, en fermant les yeux pour ne pas voir arriver le danger.
Tout à coup les deux femmes relevèrent brusquement la tête et se regardèrent, stupéfaites de joie.
La voix de Bokel venait de se faire entendre, non pas rauque et irritée, mais fredonnant le petit air tout sautillant qui était habituel au tailleur quand il se sentait en belle humeur. Son pas, qui s’approchait de la cuisine, était léger, doux, bien réglé, celui d’un homme en parfaite tranquillité d’âme. Bientôt le propriétaire du pas et de la voix apparut sur le seuil de la cuisine, le visage joyeux, l’œil aimable et le sourire aux lèvres.
Il y eut même, dans son timbre, une sorte de mélancolie tendre, quelque chose de la harpe éolienne, quand il prononça ces prosaïques paroles:
—Eh bien! ma brave Gertrude, nous as-tu fait un bon petit fricot?
Tout en parlant, il s’était avancé vers les fourneaux pour se régaler d’avance l’odorat et le regard dudit fricot. Il y eut, de la part des deux femmes, un moment de silence terrible pendant qu’il soulevait le couvercle de la casserole. Elles ne le voyaient que de dos et il leur sembla, le long de ce dos, qu’un frémissement remontait vers les épaules. A coup sûr, ce ne pouvait être qu’une fureur subite qui, secouant le tube humain qu’elle ne pouvait briser, allait faire explosion par la bouche.
Point du tout! Au lieu d’une tempête de cris et de jurons, ce fut un éclat de rire qui résonna au-dessus de la casserole, puis le tailleur se retourna en disant:
—Bast! on déjeune comme un prince avec du pain et du fromage quand on a le cœur content.
Là-dessus, il prit sa fille par la taille et l’entraîna vers la salle à manger en lui demandant d’un ton profondément étonné:
—Que signifient tes yeux rougis? C’est à croire que tu as pleuré.
—Sans doute.
—Et pourquoi?
—Tu as été si méchant!
—Moi! fit le père, qui avait vraiment l’air de tomber des nues, j’ai été méchant! Quand ça?
—Tout à l’heure; quand tu agitais ton paquet en poussant des cris.
Bokel, à cette réponse, pouffa encore de rire.
—Ah! tu as pris cela pour de la colère, toi! s’écria-t-il.
—Qu’était-ce donc?
—Mais c’était de la joie... de la plus folle joie... Le bonheur m’étouffait.
Et comme la jeune fille, arrivée devant son couvert, allait s’asseoir, le tailleur l’embrassa au front, en ajoutant:
—Car je t’ai enfin trouvé un mari selon mes vœux, bichette.
II
Il y aurait impudence de notre part à soutenir que Bokel disait la vérité en attribuant à une joie folle ce transport qui avait effrayé toute la maison; mais nous affirmerons que l’immense satisfaction qui rayonnait maintenant dans son regard était de la plus complète sincérité. C’était bien l’œil d’un homme arrivé au comble de ses souhaits les plus ardents.
Il avait réellement trouvé son gendre!!! Le gendre de ses rêves!!!
Comment ce rara avis tant désiré était-il tombé sous sa main, ou, plutôt, comment une aussi violente colère avait-elle fait place à un contentement aussi énorme? Pour expliquer le fait, nous remonterons à l’instant où le tailleur furibond, brandissant le paquet qui avait l’honneur de contenir le vieil habit de M. de la Morpisel, s’était enfermé dans son cabinet.
Par cela même que la crise de cet emportement, dont la cause était si stupide, avait été plus aiguë, la réaction fut plus prompte. Au bout de cinq minutes, Bokel était tout honteux de la scène idiote qu’il venait de faire. Hurler et trépigner, fendre l’air avec l’habit d’un notaire, parce qu’on vous a trouvé gentil à croquer, cela ne sentait-il pas la folie et n’appelait-il pas les douches? Alors le tigre, la bête féroce, comme l’avaient nommé les siens, devint plus penaud que renard pris par une poule. Ceux qui redoutaient de le voir s’élancer en rugissant de sa tanière étaient bien loin de se douter, qu’on en juge, que le pauvre diable n’osait plus sortir, tant il avait peur de se rencontrer, de l’autre côté de la porte, avec un médecin qu’on aurait été chercher en toute hâte. Ce fut donc avec un fort soupir de soulagement qu’il entendit partir les ouvriers et le coupeur, ces témoins de sa démence. Restaient encore les deux femmes et, avec les femmes, Bokel avait pris l’habitude d’être brave; mais, que voulez-vous? en cet instant, il était tant déconfit qu’il reculait à se montrer tout de suite.
Il voulut donc gagner du temps.
Le meilleur moyen d’arriver à ce but, qui s’offrit à lui, fut de s’occuper de l’habit, tant secoué, de M. de la Morpisel, qu’il avait promis de renvoyer, tout réparé, le surlendemain.
En deux clins d’œil, le ventru bonhomme eut promptement constaté le mauvais état des boutons, du collet et de la doublure des basques. (Disons, entre parenthèses, que M. de la Morpisel était un notaire qui usait beaucoup. Ce qui nous fait avancer cette assertion, c’est qu’il était veuf de sa troisième femme.) Après cet examen à première vue, Bokel, qui aimait à aller au fond des choses, introduisit dans les poches de derrière une main en quête de trous à boucher; puis, tout naturellement, il en vint à sonder la poche de côté.
Dans celle-là, le frou-frou d’un papier froissé se fit entendre, et la main du fouilleur ramena aussitôt une lettre, oubliée là par le notaire.
Nous n’en avons pas fait mystère, le digne tailleur était un maître curieux. De plus, nous l’avons dit, il cherchait à gagner du temps. Il ne pouvait donc pas trouver une plus agréable occupation que celle de lire cette lettre. En conséquence, il l’ouvrit et, comme tout autre l’eût fait à sa place, son premier soin fut d’aller chercher des yeux la signature.
—Tiens! tiens! fit-il sur le ton de surprise de celui qui rencontre un nom pouvant s’appliquer sur un visage de sa connaissance.
Mais il reconnut son erreur quand, revenu à l’en-tête de la lettre, il y lut son point de départ.
—Saint-Louis du Sénégal, murmura-t-il, alors ce n’est pas le même, car le mien n’a jamais quitté Paris.
Puis, avec la physionomie de l’homme qui se souvient, et après s’être encore assuré que la suscription portait bien l’adresse du notaire, il se posa cette question:
—Serait-ce l’ami dont me parlait ce matin M. de la Morpisel en me disant qu’il était si gros, si gros que force lui était de faire porter son ventre par ses nègres?
Après cette réflexion, et sa mémoire l’aidant toujours, Bokel ajouta:
—Mais mon client ne m’a-t-il pas dit aussi que son ami était mort?
Sur ce, il consulta la date de la lettre. Elle était vieille de trois mois. Ce laps de temps, même en admettant qu’il fût possible de s’exercer à sauter le pas, étant plus que suffisant au moins décidé pour faire cinq cents fois la dernière culbute, le tailleur, rassuré sur la véracité du notaire, commença enfin sa lecture.
Elle était fort longue, cette lettre et, paraît-il, intéressante au superlatif, car, à mesure qu’il la lisait, Bokel fit entendre un «Fichtre!» auquel succéda un «Sapristi!» qui fut suivi par un étrange «Sacrebleu!» Comme ces trois exclamations furent lancées sur des tons d’une différence notable, nous allons essayer de les analyser.
Dans le Fichtre! il y avait l’accent d’une surprise mêlée de crainte. C’était, de prime abord, l’étonnement d’un homme qui apprend une chose phénoménale, puis qui se dit, après courte réflexion, que, dans un temps donné, cette même chose phénoménale menace de le concerner désagréablement.
Le: Sapristi! s’accentuait tout autrement. Bokel, paraissant avoir oublié ce danger dont le premier tiers de la lettre assombrissait son avenir, s’exclamait joyeusement devant l’heure présente que le deuxième tiers de la missive lui offrait tout agrémentée d’un profit inattendu, d’une aubaine inespérée. La preuve en est que, s’interrompant de lire pour secouer la tête, il murmura en soupirant:
—Ma foi! voilà une créance que je regardais bien comme perdue!
Ce disant, il avait posé la lettre sur son bureau pour étendre la main vers un casier dont il tira un registre qui, sur maroquin rouge, portait ce titre en lettres dorées: DÉBITEURS VÉREUX. Le doigt du tailleur glissant le long de l’échelle alphabétique, accolée à la droite des feuillets, s’arrêta au P, et, s’introduisant dans la tranche, ouvrit le registre à cet endroit. Alors, pendant que le même doigt descendait la colonne de ces noms marqués au P, la voix du chercheur marmotta entre ses dents:
—P. P. Po... Pol... Pola... Ah! le voici! Voyons jusqu’à quel chiffre le gueux a su abuser de ma confiance.
Il faut croire que le gros homme n’était pas des plus faciles sur le crédit, car il y eut une intonation de vive surprise dans son timbre quand il reprit:
—83 francs!!! Comment ai-je pu me laisser entraîner à une folie pareille!
Son renseignement pris, Bokel revint à la lettre aux deux tiers connue de lui, et en poursuivit la lecture jusqu’à la fin.
Sans doute que cette fin, au premier moment, ne lui avait pas inspiré grand intérêt, car ce fut seulement quand il était bien tranquillement en train de remettre le papier dans ses plis que tout à coup, en tressaillant de la tête aux pieds, il lâcha enfin le «sacrebleu!» que nous avons qualifié d’étrange.
Ce juron fut bref, rauque, à demi étranglé par l’émotion qui, subitement, empourpra les larges joues du tailleur. L’œil écarquillé, la bouche béante, la face illuminée par la joie, tout, chez Bokel, révélait le mortel brusquement surpris par une idée hardie qui lui ouvre un horizon immense, superbe... quelque chose comme un conte de fées qui promet de devenir une réalité splendide.
L’extase de notre gras personnage dura cinq minutes, après lesquelles il leva son regard, tout jubilant, vers le ciel, représenté par le plafond du cabinet et, les yeux fixés sur le piton de la rosace, il prononça d’une voix émue:
—Merci! mon Dieu! je tiens le gendre de mes rêves!
C’était après ce remercîment à la Providence, qui lui faisait sortir un gendre d’une poche de l’habit de M. de la Morpisel, que le tailleur, non sans avoir d’abord mis sous clef la précieuse lettre, était sorti de son cabinet pour aller rejoindre à la cuisine Paméla, Gertrude et le ragoût de veau qui s’était attaché au fond de la casserole.
On comprend de reste quelle fut aussi la joie de Paméla quand son père, alors qu’elle allait se mettre à table, lui avait annoncé, après un baiser au front, qu’il avait enfin trouvé un mari.
Aussi s’empressa-t-elle de demander:
—Beau garçon?
—Il est riche, répondit le papa.
—Brun ou blond?
—Très-riche, te dis-je.
—Jeune ou vieux?
—Cinq fois millionnaire.
De quelque côté que la jeune fille tentât de revenir à l’assaut, Bokel ne donna pas plus de développement à sa confidence. Renonçant donc à poursuivre un interrogatoire auquel son père ne faisait qu’une réponse unique, Paméla coupa au court en disant:
—Quand me le présenteras-tu?
—Ce soir même, si je suis assez heureux pour le trouver encore chez lui à cette heure, annonça le tailleur en se levant de table après avoir regardé le pendule, qui marquait midi.
—Alors, pars vite, conseilla la jeune fille. Moi, je vais me faire belle pour recevoir ton protégé et je commanderai à Gertrude de nous préparer un bon dîner.
Il était dit que, dans cette journée, Bokel devait éprouver une émotion désagréable toutes les fois qu’il serait question de nourriture. Aux derniers mots de sa fille, il pâlit un peu, et, dans son œil, il y eut une légère expression de peur en même temps qu’il s’écriait vivement:
—Mais non, mais non, pas de bon dîner!... Tu ne peux t’imaginer combien mon jeune homme est piètre mangeur!... Une mouche lui ferait deux repas.
—Ta, ta, ta! répliqua la demoiselle d’un petit ton gourmand, ne fût-ce que pour me dédommager de notre mauvais déjeuner de charcuterie, je tiens à mon dîner fin.
Trop insister parut imprudent à Bokel, qui, ravalant son secret, céda aussitôt.
—Va donc pour un dîner fin, dit-il.
—Allons, pars, pars vite, répéta la jeune fille, qui, impatiente déjà de connaître son futur, poussa gaiement monsieur son père par les épaules hors de la salle à manger.
Rentré dans son cabinet, le tailleur resta un gros quart d’heure à réfléchir, en homme qui étudie son plan et dispose ses batteries. Après quoi, il prit dans sa caisse des billets de mille francs qu’il glissa dans son portefeuille. Puis, d’un paquet de factures, il en tira une au bas de laquelle il traça quelques mots et qu’il plaça ensuite à côté des billets de banque. Cela fait, il mit le portefeuille dans sa poche.
Cinq minutes après, Bokel, portant un énorme paquet de vêtements sous son bras, sortait de chez lui. Vous n’auriez jamais dit qu’il pesait deux cent quarante cinq livres, tant la satisfaction le rendait alerte et léger. Il avait vraiment l’air de ne pas toucher terre.
La démarche, à petits pas pressés et sautillants, de notre héros, n’avait plus rien de cette allure saccadée qui, le matin, l’avait ramené de chez le notaire, alors qu’il frémissait de colère après la plaisanterie du grossier marin. Nous pouvons vous affirmer qu’il avait complétement oublié l’ignoble Filandru et sa langue infecte. Bokel avait un bien autre martel en tête et ce martel, à en juger par le sourire qui ne quittait pas les lèvres du digne homme, devait lui battre bien agréablement au cerveau.
Toujours trottinant, il ne mit pas plus d’une demi-heure à se rendre de la rue de Richelieu au haut du faubourg Saint-Jacques où il s’arrêta enfin devant une masure à cinq étages qui, sur sa façade crevassée, portait cette enseigne: Hôtel du Paradis.
Sans hésiter, Bokel enfila l’allée sombre et gluante d’humidité qui donnait accès dans la maison. Au bout de vingt pas, il se trouva devant une sorte de trou noir. C’était la loge du concierge. Il eût fallu au moins un bon quart d’heure à l’arrivant pour que ses yeux, en s’habituant aux ténèbres, pussent s’assurer si ce bouge contenait un habitant.
—M. Timoléon Polac? demanda-t-il à tout hasard.
Le hasard lui fut propice, car une voix lui répondit aussitôt:
—Au sixième, chambre 34.
Le tailleur, en tâtonnant du pied, avait déjà trouvé la première marche de l’escalier quand la crainte de faire une ascension inutile lui inspira cette autre et prudente question:
—Êtes-vous bien sûr qu’à cette heure M. Polac soit encore chez lui?
—Oh! oui, j’en suis sûr, riposta moqueusement la voix. Depuis ce matin je le guette au passage pour lui annoncer de la part du patron de l’hôtel que si, ce soir, il n’a pas donné un fort à-compte sur sa note, on l’enverra coucher à la belle étoile. J’ai déjà grimpé trois fois à son sixième et tambouriné à sa porte; mais bernique! mon gaillard fait le mort.
Si peu rassurant que fût ce renseignement sur la situation financière de celui qu’il venait visiter, Bokel n’en commença pas moins l’escalade des six étages. Nous croyons oiseux d’annoncer que le gros homme soufflait comme un soufflet de forge quand, après sa pénible montée, il se trouva enfin devant la porte du nº 34.
Bokel n’était pas tailleur que d’hier seulement. En qualité de créancier, il était expert en moyens nombreux de se faire ouvrir une porte s’obstinant à rester close. Après avoir un peu attendu pour retrouver son haleine, il frappa trois petits coups bien nets, coups d’ami, coups sans gêne ni prétention, coups qui endorment la méfiance et annoncent une visite agréable.
Rien ne bougea dans la chambre.
Un créancier stupide et ordinaire eût persisté à frapper et, par son obstination, n’eût que mieux révélé sa personnalité. Bokel se garda bien de cette faute. Après cette unique épreuve, il s’éloigna aussitôt en faisant résonner ses talons de bottes pour attester son départ. Cette manœuvre donnait à croire que le visiteur était un intime, monté au hasard, qui n’insistait pas parce qu’il n’avait nulle raison de se persuader qu’on ne voulait pas le recevoir. Cette façon d’agir en piquant la curiosité du reclus, pouvait le faire sortir à la sourdine de sa chambre pour venir, par-dessus la rampe de l’escalier, reconnaître celui qui s’éloignait et le rappeler s’il y avait lieu.
Mais, si Bokel possédait un joli fonds des ruses du créancier, celui qu’il nommait Timoléon Polac paraissait jouir d’une solide expérience de débiteur; car le tailleur, qui, le nez en l’air, s’était arrêté à l’étage au-dessous, ne vit, en haut, aucune tête curieuse dépasser la rampe.
—Le finaud doit m’avoir reconnu par quelque trou invisible percé dans la porte ou la muraille, pensa le tailleur.
Comme il était fermement résolu à trouver son homme, il renonça aux finasseries. Après avoir remonté l’étage, il se mit à refrapper en disant de son timbre le moins rogue:
—Ouvrez, monsieur Polac; c’est moi, votre tailleur; je vous apporte vos vêtements.
Même silence!
Ce qui fit que la voix de Bokel s’adoucit encore pour ajouter vivement:
—Ouvrez, je vous jure que je ne viens pas pour vous demander de l’argent.
C’était bien engageant, n’est-ce pas? Mais le locataire, en admettant qu’il fût chez lui comme l’affirmait son portier, devait être un garçon sceptique qui refusait de croire ace fait anormal qu’un tailleur monte au sixième étage pour ne pas réclamer d’argent.
Le silence continua!
Ce que voyant, Bokel tira son portefeuille, en sortit la facture que nous l’avons vu y placer et la glissa sous la porte en disant, d’un ton presque suppliant:
—Tenez, pour vous prouver que je ne veux pas d’argent, voici votre facture acquittée... Maintenant que vous ne me devez plus rien, monsieur Polac, ayez la bonté de m’ouvrir.
Si le locataire était absent, il est probable qu’il était parti en laissant sa fenêtre ouverte, car, à défaut de l’habitant du logis, on ne pouvait attribuer qu’à un très-fort courant d’air la rapidité avec laquelle la facture avait été attirée de l’autre côté de la porte.
Oui, il devait exister un courant d’air. Eût-il été possible autrement qu’un aussi généreux procédé n’amenât d’autre résultat que de laisser le solliciteur toujours en arrêt devant la porte immobile?
Mais Bokel était résigné à tout. Il n’y avait plus à hésiter! Les grands moyens devaient être mis en jeu. Donc en étouffant un soupir, il cueillit dans son portefeuille un de ses billets de mille francs et, encore sous la porte, il en fit passer un bout en débitant d’une voix attendrie:
—Et comme j’ai appris par votre concierge que vous étiez un peu gêné, je vous conjure, monsieur Polac, d’accepter ce léger service de la part d’un ami dévoué.
Tout en insinuant le billet, Bokel en serrait légèrement l’autre bout entre ses doigts. Il voulait se rendre compte de la manière dont ce papier allait se mettre en route pour le voyage déjà si prestement accompli par la facture. A la petite secousse qui lui fit lâcher prise, il comprit que le courant d’air était bien innocent de la disparition.
Soutenir que le tailleur, quand il eut tout à la fois constaté la présence du locataire et vu son billet raflé, ne fut pas subitement saisi de la peur bleue d’avoir sacrifié ses mille francs en pure perte, ce serait trop s’avancer. Mais cette crainte n’eut que la durée de l’éclair. Comme si Bokel eût prononcé le fameux Sésame, la porte tourna immédiatement sur ses gonds, et, dans son cadre béant, apparut un grand jeune homme de vingt-cinq ans environ, dont la toilette ne nous demandera pas un demi-volume de détails, attendu qu’elle consistait uniquement en une simple chemise et une paire de pantoufles.
—Ah! cher monsieur Polac, vos amis ont bien de la peine à se faire admettre chez vous! dit le gros homme en se glissant aussitôt dans la chambre.
Au lieu de répondre, Timoléon, qui tenait encore en main la facture et le billet de mille francs, ferma la porte sans cesser d’attacher sur le tailleur un regard où se lisait tout l’ébahissement d’un être qui examine un phénomène.
Cette surprise effarée ne fut pas remarquée par Bokel, et cela, pour une excellente raison. Dès son entrée, ses yeux s’étaient fixés sur les jambes nues du jeune homme et, ajoutons-le, lesdits yeux rayonnaient d’une sorte d’admiration joyeuse.
Etait-ce que ces jambes étaient d’un modèle irréprochable? Pas du tout! Le seul sentiment que leur vue pouvait inspirer, même au mortel le moins sensible, était celui d’une pitié profonde. Deux bâtons de chaise, qu’on aurait fait bouillir pendant quinze jours, seraient restés plus gras que n’étaient ces tibias dont la peau se collait sur les os sans accuser la plus minime parcelle de chair. A les montrer dans une baraque de foire, ces jambes-là auraient été un gagne-pain pour leur propriétaire.
Et tout le reste de l’individu était à l’avenant. A l’endroit des coudes, l’a toile de la chemise semblait repoussée par la pointe d’une baïonnette, et, sur chaque épaule, elle se redressait comme tendue sur une lame de rasoir.
Cependant, Bokel, tout à son examen, se disait avec un frémissement de satisfaction:
—Un squelette! Un vrai squelette!... Quelle chance pour moi!... Jamais, je crois, je n’aurais osé demander au ciel de me le donner aussi maigre!
Entre l’un, qui faisait cette réflexion, et l’autre, qui n’avait cessé de regarder alternativement le tailleur et le billet de mille francs, le silence avait duré une grosse minute. Il fut enfin rompu par Timoléon, qui s’écria:
—J’ai beau vous étudier, vous ne m’avez pas du tout l’air d’être timbré!
—Moi! timbré?
—Ni pochard!
—Pourquoi serais-je pochard ou timbré?
—Comment! vous, Bokel, le plus arabe de tous mes créanciers, vous le plus opiniâtre pourchasseur d’à-compte, vous, la providence des huissiers, vous me prêtez de l’argent et m’acquittez ma facture... sans être toqué ni ivre!... Ce n’est pas possible!... Dites-moi que je rêve!
—C’est la pure réalité.
—Alors vous êtes un faux Bokel! L’autre, le vrai, n’est pas capable d’un tel trait!
Bokel prit son air digne et d’une voix lente et grave:
—Monsieur Polac, dit-il, vous oubliez que, sous chaque tailleur, il y a un homme... De ce que le fournisseur s’est montré quelquefois un créancier sévère, il n’en faut pas déduire que l’homme n’aime pas à savourer les doux charmes de la bienfaisance.
—Ah bah! fit railleusement Timoléon à cette belle phrase.
Et, mal convaincu, il se prit à tourner et retourner le billet en ajoutant:
—Si vous êtes le Bokel véritable, c’est alors votre billet qui est faux... Je suis certain d’avance de ne pas pouvoir le passer.
Comme si une fée eût voulu le mettre à même de tenter tout de suite l’épreuve, on frappa au même instant à la porte et la voix du portier cria grossièrement:
—Puisque le gros monsieur est entré, vous pouvez bien m’ouvrir... Je vous avertis que le patron m’a autorisé à aller chercher un serrurier... Ainsi donc, de l’argent ou on vous flanque dehors.
D’un bond, Polac fut à la porte qu’il ouvrit et, lançant le billet à la face du concierge:
—Tiens, bélître! dit-il, va payer ma note et remonte-moi le reste de la somme.
Le cerbère n’avait encore pu trouver un seul mot que la porte lui était déjà refermée sur le nez par Timoléon, qui revint au tailleur. Ce dernier, pendant la scène, s’était mis à vider le paquet de vêtements apportés pour son client.
—Un squelette! Un vrai squelette! Quelle chance pour moi! se répétait-il tout en dépliant un pantalon.
III
Le mot «squelette» n’avait rien d’exagéré et convenait tout aussi bien que lame de rasoir, manche à balai, fil à beurre et autres termes usuels de comparaison applicables à cette maigreur qui causait à Bokel un contentement dont nous ne tarderons pas à connaître le secret.
Mais, de ce que les os lui perçaient la peau, Timoléon n’était pas pour cela un de ces pauvres hères, minés par l’étisie, n’ayant plus que le souffle, qui se cramponnent péniblement à l’existence. Non vraiment!... il avait complétement oublié d’engraisser, voilà tout. Il était des mieux portants et, surtout, des plus frétillants; un gaillard tout nerfs et tout muscles, dur à la fatigue, courageux en diable et de la plus joyeuse humeur... mais n’ayant pas pour quatre sous de poésie. Notons ce dernier point. Il aura son importance dans la suite de notre récit. Une abondante chevelure brune s’ébouriffait au-dessus de son visage spirituel, aux yeux gais et malins, à la bouche largement fendue, et meublée de trente-deux dents d’une solidité à mâcher du fer. Tel était Timoléon Polac.
Dans l’empressement qu’il avait mis à donner le billet de mille francs au portier, il avait été surtout poussé par l’arrière-pensée que la tailleur, ayant offert avec l’espoir d’être refusé, allait faire une triste mine en voyant s’envoler l’argent. Il en fut pour son injurieux soupçon, car Bokel, sitôt le concierge disparu, lui tendit le pantalon, en disant d’un ton fort tranquille:
—Maintenant, habillez-vous.
—Ah çà! bien vrai, vous ne regrettez donc pas votre billet de banque? s’écria Polac tout en s’introduisant dans le pantalon.
—En voulez-vous un second? demanda vivement le gros homme, dont la main se porta aussitôt vers la poche contenant son portefeuille.
Il n’y avait plus à douter. Voix et geste avaient été si naturels que notre sceptique fut convaincu.
—Grand merci! dit-il. Avec le restant de la somme que va me rapporter le concierge, j’aurai amplement de quoi suffire à mes projets.
—Ah! vous avez des projets? reprit Bokel avec un accent d’inquiétude dans la voix. Peut-on les connaître?
—Parfaitement. J’en ai deux. Le premier consiste à me payer avant tout un joli coup de fourchette.
—Tiens, oui, j’y pense. Je vous ai surpris au saut du lit... un peu tard, il faut l’avouer... Vous avez sans doute passé la nuit dernière dans quelque soirée du grand monde? débuta le tailleur sans aucune conviction qu’il avait trouvé le motif véritable de ce lever tardif.
—Dans le grand monde! répéta Polac après une longue fusée de rire. Alors j’y serais allé en manches de chemise, car, il y a trois jours, j’ai vendu mon dernier habit pour manger... Si vous m’avez encore trouvé au lit à deux heures de l’après-midi, c’est par ordre du proverbe: Qui dort dîne.
A ces mots, Bokel prit son air attristé et d’une voix de pitié douce:
—Vous ne pouvez donc pas remonter sur l’eau, mon cher monsieur Polac!
Et sur ces mots, il lâcha deux grosses larmes qui glissèrent sur sa face joufflue.
Timoléon aurait dû ouvrir des yeux grands comme une porte cochère à la vue de cette émotion. Bokel, l’arabe impitoyable, devenu une sensitive! le crocodile métamorphosé en bengali! N’était-ce pas là un vrai miracle? Mais en homme qui s’est résolu à prendre la balle au bond et à profiter d’une aubaine extraordinaire en remettant à plus tard l’instant de s’étonner, Polac endossa, sans la plus mince apparence de surprise, le gilet que lui présentait le tailleur et répondit:
—Que voulez-vous? mon brave Bokel, je n’ai pas de chance! Mon père, qui avait de la fortune, m’avait élevé à rien faire. La Restauration l’a ruiné. Puis le chagrin l’a tué. Je me suis trouvé, du jour au lendemain, sur le pavé et sans un liard. Quand j’étais riche, on m’avait cent fois assuré que je tripotais assez agréablement la musique. J’ai voulu vivre de ce talent. J’ai tenté mon premier essai sur le propriétaire de cet hôtel. Le jour de sa fête, je lui ai dédié une romance, paroles et musique de ma composition. Mon homme est un ancien marchand de cochons, mais puisqu’on prétend que la musique attendrit les rochers, il pouvait me servir de pierre de touche. Le soir, il m’a envoyé par le portier une tranche du gigot de sa table, en y joignant, au lieu de haricots, ces paroles amères: «Plutôt que de s’occuper de toutes ces notes-là, il ferait mieux de me payer la mienne.» Dès lors je me le suis tenu pour dit sur l’effet foudroyant de mon génie musical, et j’ai lâché mon luth.
Tout cela avait été joyeusement débité par Timoléon, qui, après s’être un moment admiré dans son gilet neuf, reprit sur le même ton:
—Que vous dirai-je encore? J’ai frappé inutilement à vingt portes pour demander un emploi. Cependant j’ai vécu de la vente des rares épaves sauvées du naufrage de mon opulence. Rien que sur le prix de ma montre, j’ai pu manger durant quatre mois. Mais je suis arrivé au bout du rouleau, et, il y a deux jours, il m’a fallu vendre ma dernière redingote.
A ce souvenir fort triste pourtant Polac s’interrompit pour éclater de rire.
—J’ai eu beau répéter, reprit-il, que ce vêtement était de la coupe du fameux Bokel, sa vente m’a fourni deux repas si minces, si minces qu’autant vaudrait avouer que je suis à jeûn depuis quarante-huit heures.
—La sobriété est une vertu, avança le tailleur d’une voix grave.
—Oui, mais pas poussée jusqu’à ce point, répliqua Timoléon. Aussi ne faut-il pas vous étonner si, de mes deux projets à réaliser avec le reste du billet de mille francs que va remonter le concierge, le premier est de me payer un solide coup de fourchette.
Ces derniers mots ravivèrent la mémoire du tailleur.
—Tiens! c’est vrai! fit-il, vous avez parlé de deux projets... Et quel est le second?
—De venir en aide à un aussi malheureux que moi... Un pauvre garçon qui n’avait que sa place pour vivre, et que le nouveau gouvernement a destitué brutalement afin de caser une de ses créatures.
—Vous vous intéressez donc beaucoup à cet infortuné, monsieur Polac?
—Parbleu! c’est mon cousin germain.
La réponse était à peine faite que le gros tailleur tressaillit de tout son être en s’écriant:
—Eh! oui, au fait! vous êtes deux cousins! je l’ai lu dans la...
Mais au moment de parler de la lettre trouvée dans l’habit de M. de la Morpisel, le tailleur sentit qu’il allait commettre une imprudence et se rattrapa en disant:
—...Je l’ai lu dans la Quotidienne.
Puis, tout heureux de s’être raccroché à une branche, il crut être malin en ajoutant:
—Oui, c’est par la Quotidienne que j’ai appris cette destitution. J’ajouterai même qu’en lisant ce nom de Polac, j’ai cru qu’il s’agissait de vous.
Timoléon, qui était en train de passer une manche de l’habit neuf, se retourna vivement à ces mots:
—Qu’est-ce que vous me chantez là, Bokel! dit-il avec surprise. Vous ne pouvez avoir vu le nom de Polac dans le journal à propos de mon cousin, attendu qu’il s’appelle Dumouchet, du nom de son père, marié à ma tante, morte depuis dix années.
Bokel fut beau d’aplomb.
—Alors c’est que je confonds, dit-il ingénument. Je m’imagine l’avoir lu dans le journal, quand, peut-être, c’est vous qui m’en aurez parlé.
Timoléon n’en avait nul souvenir, mais la chose lui paraissait de si peu d’importance qu’il répondit:
—C’est possible.
Après un petit silence pendant lequel il avait ajusté l’habit sur le dos de son client, le tailleur reprit sur un ton d’indifférence supérieurement jouée:
—Ce M. Dumouchet est votre seul cousin germain?
—Oui, puisqu’il est le fils unique de ma tante et que mon oncle ne s’était pas marié.
—Ah! votre père avait donc aussi un frère?
—Oui, et un rude homme, je vous le jure.
—Vraiment?
—Un gaillard qui aimait les coups. Il était un des corsaires qui, sous l’empire, ont été la terreur des Anglais. Ah! c’est lui qui vous faisait rudement valser les écus quand, après chaque croisière, il revenait à Paris dépenser en folies de toutes sortes ses pleines sacoches de guinées anglaises.
Placé derrière Polac, le tailleur écoutait avec un sourire béat, en remuant la tête d’un petit mouvement doux et approbateur. Il est probable que si Timoléon s’était retourné, il n’aurait rien retrouvé de cette joie sur la figure du poussah. Elle s’épanouissait parce qu’elle ne se savait pas surveillée. A la moindre alerte, elle eût disparu de la surface de la peau. En même temps que le facies jubilait ainsi, la voix de Bokel se faisait triste pour demander:
—Il est donc mort aussi, ce brave corsaire?
—Je le crois, répondit Polac tout occupé de faire jouer ses bras dans les entournures du vêtement.
—Comment! Vous le croyez! N’en êtes-vous pas certain?
—Depuis 1808, je n’ai plus entendu parler de lui. Rien n’est venu m’apprendre son sort. A coup sûr, sa fin aura été violente. Il aura péri dans un naufrage ou se sera fait tuer dans un combat.
—Ou il sera mort en captivité sur quelque ponton anglais.
—J’en doute; il était gas à faire sauter son navire plutôt que de se rendre.
—Bref, toutes les probabilités vous font croire que le courageux marin n’est plus de ce monde, ajouta Bokel dont la voix était toujours navrée et dont la face souriait toujours aussi derrière Timoléon.
Tout à coup le visage du ventru se contracta. Une expression de terreur remplaça l’hilarité. Une crainte, subite était entrée comme une épine aiguë en plein milieu de sa satisfaction. Aussi, ce coup-là, sa voix, qu’il s’efforçait de maîtriser, était-elle vraiment émue, quand il demanda:
—Dites-moi, monsieur Polac, votre cousin est-il aussi célibataire?
—Non, il a femme et enfants.
Ce renseignement, paraît-il, appelait une seconde question dont la réponse pouvait renverser de fond en comble le plan secret du tailleur. Après avoir rassemblé tout son courage et cherché à humecter d’un peu de salive sa langue desséchée par la peur, il demanda encore:
—Et votre cousin, M. Dumouchet, comme vous le nommez, est-ce que, par hasard, il est aussi...
La chose à savoir était grandement intéressante pour Bokel puisqu’il s’y reprenait à deux fois.
—Aussi quoi? répéta Polac.
—Aussi élancé... aussi aérien que vous? prononça enfin Bokel tout d’une haleine.
—Allons, dit le jeune homme en riant, lâchez donc le vrai mot... Est-il aussi maigre que moi, n’est-ce pas?
—Oui, balbutia le tailleur, dont l’anxiété se trahissait par d’énormes gouttes de sueur.
—Eh! eh! fit le jeune homme en secouant la tête d’un air de doute, je ne dirais pas trop non.
A ces mots, la figure de Bokel passa du rouge vif au blanc jaune.
—Si le cousin marié est le plus maigre, je suis enfoncé! pensa-t-il avec désespoir.
N’ayant d’autre souci que de s’admirer en sa toilette nouvelle, Timoléon n’avait nullement remarqué l’agitation douloureuse de son fournisseur. Quand, satisfait de se voir si flambant neuf, ses regards se tournèrent vers le tailleur, celui-ci, encore mal remis, eut pourtant la force de trouver le sourire dont il accompagna ces mots:
—Il paraît que la maigreur est de famille chez les Polac.
—C’est à le croire. Il y a six mois, je ne sais plus à quel propos, mon cousin et moi, nous avons eu l’idée de nous peser.
—Et? fit Bokel que l’angoisse, qui lui serrait la gorge, empêcha d’achever sa question sur le résultat de cette pesée.
—Je l’ai emporté sur lui de 27 livres, déclara Timoléon.
Bokel ferma les yeux et se retint à la table. Le pauvre obèse se sentait près de s’évanouir.
—Malheur! malheur! se disait-il, c’est le cousin marié qui est le plus étique! O mon beau rêve!
Mais, subitement, comme le naufragé qui s’accroche à tout, il se redressa en entendant Polac ajouter:
—Aujourd’hui, Dumouchet doit m’avoir rattrapé ou peu s’en faut.
—Hein! fit Bokel, vous avoir rattrapé! Ne venez-vous pas de me dire qu’il était aussi dans une profonde détresse?
—Et je vous le répète. Je ne crois pas que mon cousin mange tous les jours.
—Mais, alors, il ne peut avoir engraissé.
—C’est incontestable.
—Par conséquent, comment a-t-il pu regagner ces 27 livres qui vous avaient donné la victoire?
—Mais d’une manière fort simple..... En maigrissant encore.
Tout un feu d’artifice de joie éclata sur la face du tailleur.
—Quoi! quoi! s’écria-t-il, votre triomphe sur votre cousin consistait-il à peser 27 livres... de moins?
—Sans doute, puisque nous voulions savoir lequel de nous deux était le plus maigre.
On a beau dire: la joie n’étouffe pas; car c’en eût été fait de Bokel. C’était un vrai mastodonte que ce digne coupeur de culottes et, pourtant, il sautillait sur ses jambes énormes, tant une immense satisfaction le gonflait comme un vrai ballon. Pour un rien, il aurait dansé. Il nous faut dire, que cet émoi échappait à Timoléon, occupé, en ce moment, à contempler mélancoliquement son vieux chapeau qui allait si mal rimer avec ses vêtements nouveaux. Tout en promenant sa manche sur ce qui restait, par places, du poil jauni de son couvre-chef, le jeune homme avait continué:
—Il fut un temps, disait-il, où j’ai connu Dumouchet avec un petit bedon fort respectable. Il faut qu’il ait rudement pâti pour en arriver là, car il est d’un acabit à engraisser.
—Vrai! vrai! répéta Bokel tout aux anges.
—Je ferais même un pari.
—Lequel?
—Celui qu’avant un mois il aura repris du corps grâce aux deux ou trois cents francs que je compte lui offrir sur le restant de mon billet de mille francs.
Et avec un ton d’impatience:
—Ah çà! poursuivit Polac, ce portier est bien longtemps à me rapporter ma monnaie! Je gagerais que ce drôle n’a pas voulu se donner la peine de remonter mes cinq étages. Il doit m’attendre dans sa loge pour me remettre les écus au passage... Au fait, rien ne nous empêche de descendre... Est-ce votre avis, Bokel?
—Descendons, dit avec empressement le tailleur, qui tenait à ne pas quitter sa proie.
—En route, alors, reprit Polac en se dirigeant vers la porte. Si votre chemin est de suivre la rue Saint-Jacques, je vais vous faire un bout de conduite... pas bien long, par exemple... car je me rends chez Dumouchet.
—Ah! M. votre cousin habite dans le voisinage?
—Oui, vingt numéros plus bas dans la rue... la maison du rôtisseur.
Malgré son air empressé, Bokel pestait fort contre ce départ.
—Diable! se disait-il, comment empêcher mon oiseau de s’envoler?
Mais, après la chaude alarme qui l’avait tant secoué, la veine venait de tourner décidément en faveur du gros homme. Polac, en ouvrant la porte, se trouva en présence du portier, qui allait frapper.
—Ah! c’est vous, Calichon! Savez-vous, mon vieux, que vous mettez le temps à rapporter la monnaie du monde! dit le locataire du ton hautain de l’homme qui a payé.
A quoi le portier, pour s’excuser, répondit avec une pointe de malice:
—Il m’a d’abord fallu attendre que le propriétaire fût revenu du vif saisissement qui l’a pris en voyant enfin votre argent.
Puis, en tendant un papier:
—Voici la note acquittée, ajouta-t-il.
—Bon, Posez-la sur la commode... Maintenant, vite, remettez-moi le reste de mon billet de mille francs, ordonna Timoléon en avançant la main.
Le concierge fouilla dans sa poche, dont il tira une pièce de monnaie, qu’il mit dans la paume en creux de la main du jeune homme en disant:
—Voici ce qui vous revient.
—Deux sous! bégaya Polac, démonté par cette surprise désagréable.
—Dame! monsieur peut faire lui-même son compte... Quel est le prix mensuel de sa chambre?
—Trente francs.
—Combien monsieur avait-il déjà donné d’à-compte avant ce jour, que le propriétaire vient de marquer d’une grande croix sur son calendrier?
—Aucun à-compte. Je tenais à savoir jusqu’à quel point on aurait confiance en moi, prononça fièrement Timoléon.
—Depuis combien de mois monsieur nous a-t-il fait l’honneur d’être notre locataire?
—La vie passe si vite qu’on n’a pas le temps de faire des calculs oiseux.
—Puisque monsieur n’a pas daigné s’occuper de ce détail, je lui apprendrai que voilà 33 mois qu’il honore la maison de sa résidence... Or, 33 mois à 30 francs font 990 fr.
La faim qui grondait au fond des entrailles de Timoléon le fit descendre de cette dignité du haut de laquelle il dominait le portier.
—Mais alors, mon cher Calichon, il me revient encore dix francs.
—C’est la vérité. Seulement, pour ports de lettres, menues fournitures et frais divers, je me suis fait une véritable fête d’avancer pour monsieur la somme de 9 francs dix-huit sous... Reste donc à toucher ladite somme de deux sous, dont je viens d’opérer le versement entre les mains de monsieur.
Cela dit, le portier exécuta une courbette respectueuse, qu’il fit suivre de cette requête:
—Je n’ai plus maintenant qu’à me recommander à la générosité de monsieur.
—Tiens, prends tout, vorace! et disparais au plus vite pour ne pas me laisser le temps de me repentir de ma prodigalité, dit Timoléon, qui, après lui avoir mis les deux sous dans la main, le poussa par les épaules sur le carré et referma la porte.
Bokel avait assisté, tout heureux de son résultat, à cette scène où, comme dans la fable de la laitière et le pot au lait, Polac venait de voir tous ses beaux projets renversés.
Le seul regret que sa déconvenue inspira au jeune homme fut loin d’être dicté par l’égoïsme.
—Pauvre Dumouchet! s’écria-t-il en songeant à celui qu’il avait voulu secourir.
Puis, en se mettant à rire:
—Voilà le plantureux déjeuner, que je comptais m’offrir, vite digéré, ajouta-t-il.
—Bah! bah! fit Bokel en appuyant sur les mots, nous n’en dînerons que mieux.
—Nous? répéta Polac.
—Sans doute. Nous... car je compte bien, Monsieur Polac, que vous me ferez l’honneur d’accepter le dîner que ma fille a fait préparer à votre intention.
Nous l’avons dit, Timoléon était un garçon qui savait fort bien que tout effet a sa cause; que rien ici-bas ne s’obtient gratis. Fort persuadé que, tôt ou tard, il lui faudrait compter avec son ex-farouche créancier, il obéissait, pour la circonstance, au précepte proverbial: «Mieux vaut tenir que courir.» Ce fut donc sans la moindre surprise qu’il répondit:
—Puisque ce dîner est préparé à mon intention, je serais un rustre de refuser, mon cher bienfaiteur... Vous permettez que je vous appelle mon bienfaiteur, n’est-ce pas?
—Oui, oui, en attendant mieux, répondit Bokel d’un petit ton malin et avec un amical regard en coulisse.
Avant que Timoléon pût lui demander l’explication de sa phrase, il avait gagné la porte en disant:
—J’ai une petite course fort pressée à faire dans le quartier... Avant une heure, je reviendrai vous prendre.
Sur le seuil de la chambre, il se retourna et, avec la même voix et le même regard tendre, il répéta:
—En attendant mieux, beaucoup mieux, mon cher Timoléon.
Et il disparut aux yeux du jeune homme, qui, pour tuer le temps jusqu’à son retour, se creusa la tête à chercher le motif de la conduite du tailleur à son égard et finit par arriver à cette conclusion:
—Il veut probablement me charger d’assassiner quelqu’un.