Nous marions Virginie
[A] NOTE DE L’ÉDITEUR: Ce fait de trois individus restés pendant cinquante-quatre jours sur la Méduse et retrouvés par l’Argus est historique.
A ce moment même, Paméla, en couvant son mari d’un regard de tendresse, était en train de se dire:
—Est-ce parce que j’adore Timoléon?... mais il me semble moins maigre.
Toutes les prédictions du vieux marin s’étaient réalisées de point en point. Après avoir cherché en mer et ramené au port les embarcations et le radeau des naufragés, les navires de l’expédition étaient repartis en quête de savoir ce que la mer avait laissé de la Méduse.
L’œil du cambusier ne s’était pas trompé à la voilure du bâtiment qui venait les délivrer au bout de près de deux mois d’attente. C’était bien l’Argus qui arrivait.
Quatre heures après, les jeunes mariés quittaient la Méduse, où s’était passée leur étrange lune de miel, pour monter sur le brick, qui, tout aussitôt, cingla vers Saint-Louis du Sénégal.
—Nous allons enfin toucher l’héritage de mon oncle! s’écria Timoléon.
—Et revoir papa! continua Paméla.
Du papa et de l’héritage, il avait été peu ou prou parlé pendant ces cinquante-quatre jours où, menacés de n’être plus le lendemain de ce monde, les époux avaient uniquement vécu l’un pour l’autre.
—Pauvre père! Doit-il être dans des transes à notre sujet! ajouta la fille du tailleur.
—Heu! heu! fit Polac, qui avait assez étudié son beau-père pour être certain que les transes en question n’avaient pas dû fort tourmenter le gros homme. L’espoir de se retrouver bientôt en présence de Bokel n’inspirait au gendre qu’une satisfaction si tiède qu’elle aurait pu passer pour de la froideur.
Quand l’Argus jeta l’ancre devant Saint-Louis, Polac obtint de sa femme qu’elle resterait à bord pendant qu’il irait à terre s’assurer d’un logement.
—Papa doit y avoir songé pour nous. Je suis certaine que tu vas le trouver t’attendant sur le port pour te recevoir dans ses bras, lui annonça sa femme en le laissant partir.
Comme Timoléon l’aurait parié d’avance, aucun Bokel n’était venu à sa rencontre.
—En ce moment, le gros égoïste doit être encore à ronfler, pensa Polac en traversant la ville qui s’éveillait, car il était petit jour, circonstance à noter, attendu qu’elle réservait une surprise au jeune homme.
Son plan était tout simple: il consistait, au lieu de perdre son temps à la recherche du beau-père, à se rendre tout droit chez le solicitor anglais, John Hughesdon, l’exécuteur testamentaire de l’oncle, qui ne refuserait pas l’hospitalité au neveu de celui dont il avait été le meilleur ami.
Avant de faire frapper Polac à la porte du solicitor, il faut bien préciser en quel état d’esprit il s’y présentait. Quand les deux nouveaux mariés étaient montés à bord de l’Argus, ils avaient été précédés sur le pont par le vieux cambusier. En quelques mots, il s’était fait renseigner sur les suites du naufrage. Les détails étaient si épouvantables que le père la Méduse avait fait la leçon à l’équipage pour qu’on ne troublât pas cette joie de la délivrance qu’éprouvaient les jeunes époux. On s’était contenté de leur dire que le radeau avait été rencontré en mer par un navire qui l’avait ramené au port, et, comme ce renseignement leur avait été fourni par des bouches souriantes et des voix calmes, les jeunes gens, tout à leur propre satisfaction d’avoir quitté la Méduse, n’avaient pas pensé à demander d’autres informations sur une catastrophe dont ils croyaient être les plus intéressantes victimes, eux restés cinquante-quatre jours sur la carcasse de la frégate abandonnée.
—N’effarouchez pas mes tourtereaux! disait à chacun le cambusier, qui veilla, pendant la traversée, à ce que rien ne pût altérer la quiétude du ménage.
Donc, Polac, en descendant à terre au petit jour, ignorait tout. Sauf des nègres qui ne parlaient que le yolof, il ne rencontra personne qui le renseignât dans les rues désertes. Le seul individu auquel il s’adressa pour se faire indiquer la demeure du solicitor comprenait bien le français, mais c’était un muet qui lui fit signe de le suivre et le conduisit à destination. En route, le guide se livra bien à une pantomime pleine de feu, qui interrogeait et racontait tout à la fois, mais elle demeura inintelligible pour Polac. La Providence, qui fit jadis parler l’âne de Balaam, ayant jugé inutile, en cette circonstance, de rendre la parole à ce muet si gesticulant, il s’en suivit que Timoléon arriva devant la demeure de l’Anglais dans la plus profonde ignorance des faits accomplis.
XI
On était matinal chez John Hughesdon, car, au premier coup de marteau, une négresse vint ouvrir au visiteur, qu’elle introduisit dans un petit parloir où elle le laissa pour aller prévenir son maître.
En ce pays où l’habitant demande à tous les moyens connus de le préserver des caresses trop ardentes du soleil, les jalousies et stores étaient déjà baissés pour protéger, contre le soleil levant, le peu de fraîcheur que la nuit avait fait entrer dans le local.
Arrivant du dehors, Polac, dont les yeux étaient encore éblouis par la clarté du jour, crut entrer dans une cave, et il cherchait à tâtons une chaise sur laquelle il pût s’asseoir et se tenir immobile dans cette obscurité quand, tout à coup, à deux pas de lui, retentit une voix qui s’écriait:
—Tiens, c’est toi!
Puis, après un court silence:
—Est-ce que tu ne me reconnais pas?
Reconnaître eût été difficile pour Polac, qui, bien que ses yeux eussent fini par s’habituer à ces demi-ténèbres, n’apercevait devant lui qu’une certaine ombre dont les contours se dessinaient ni plus ni moins dodus que ceux d’un manche à balai.
Cette ombre s’impatienta de ne pas recevoir de réponse. Elle se dirigea vers une fenêtre dont elle souleva le store en disant:
—Voyons, ne me reconnais-tu pas?
Ce que voyait Timoléon dans cet angle d’un jour éclatant était épouvantable au possible. C’était un vrai visage de spectre, jaune, décharné aux pommettes saillantes, aux yeux renfoncés dans leurs orbites... on eût dit un déterré de deux mois! Et sur cette face hideuse, qui donnait le frisson, il fut impossible à Polac en consultant les souvenirs, de pouvoir mettre un nom.
Le spectre attendit un instant, puis, de cette voix affaiblie et sifflante, qu’il avait depuis le début de la rencontre, il prononça.
—Je suis Dumouchet.
—Toi??? cria Polac, que la plus immense surprise fit reculer de trois pas.
—Oui, moi, reprit le cousin, moi, un des survivants du radeau de la Méduse. Nous étions partis cent cinquante-deux... Quand l’Argus nous a recueillis en mer, nous n’étions plus que quinze, dont cinq sont morts à leur arrivée à terre... Oh! l’horrible drame qui a duré treize jours! Nous-nous sommes battus pour quelques gouttes de vin qui nous restaient... cette nuit-là a coûté la vie à soixante-cinq de nous... puis la soif, la folie causée par un soleil torride, la faim ont tué les autres... Et quelle faim! une faim de bête féroce! qui s’est assouvie par d’épouvantables moyens... j’ai mangé de... de la...
Dumouchet fut interrompu dans son récit par l’entrée d’un grand homme à favoris rouges.
C’était le solicitor Hughesdon qui salua les deux cousins en disant:
—Messieurs, veuillez me suivre; les balances sont prêtes dans la cour.
Sur cette invitation laconique, il ouvrit une porte, ce qui permit aux jeunes gens d’apercevoir une balance dont les larges plateaux avaient servi à peser des douzaines de négrillons en l’heureux temps de la traite.
Il fallut soutenir le pauvre Dumouchet pour qu’il pût s’installer sur un plateau. Il n’avait vraiment plus que le souffle.
Quant à Timoléon, à moitié idiot par la surprise que lui avaient causée l’aspect et l’histoire de son cousin, il s’était déjà mis en marche lorsque, brusquement, il s’arrêta en poussant un cri de fureur.
Il se trouvait devant un meuble qui lui avait fait défaut pendant les cinquante-quatre jours passés sur la Méduse.
Ce meuble était une glace!!!
Au lieu de ce Timoléon en lame de couteau qu’il s’était connu, la glace lui réflétait un bon gros garçon bien portant et de hautes couleurs. C’était à croire qu’il était entré dans la peau du Dumouchet fleuri qu’il narguait deux mois auparavant.
Il n’en monta pas moins dans son plateau, ce qui, incontinent, enleva celui du cousin avec une facilité désespérante pour l’époux de Paméla.
—Je paye mes deux mois de ripailles sur la Méduse, se dit Timoléon la rage au cœur.
Alors s’éleva la voix solennelle du solicitor qui disait:
—L’héritage est acquis à Baptiste Dumouchet!
Son arrêt rendu, l’homme aux favoris rouges salua encore et partit en laissant les cousins, chacun sur son plateau, où les immobilisait, l’un sa faiblesse, l’autre son désespoir.
Après un petit temps de silence, Dumouchet remua doucement la tête et d’une voix légèrement railleuse:
—Hein! fit-il, croiras-tu maintenant aux prédictions des cartes, gros incrédule!
Timoléon appelé gros par Dumouchet, c’était une bien amère ironie du sort. L’heure n’était pas à la plaisanterie pour l’infortuné Polac. A son immense déboire de perdre les millions se joignait la perspective redoutable d’avoir bientôt à tomber sous la férule de l’avide Bokel, qui, furieux de sa spéculation avortée, allait lui faire la vie dure. Aussi faut-il pardonner à Polac l’injuste colère avec laquelle il répondit à la raillerie bien innocente de son cousin:
—Gros incrédule!... Cesse tes sottes plaisanteries, voleur d’héritage!
Au lieu de répliquer qu’il avait gagné loyalement cet héritage au prix des souffrances les plus inouïes, Dumouchet se contenta de prononcer ce seul mot:
—Ingrat!!!!!
Au ton qui avait accentué ce reproche inattendu, Timoléon s’était subitement cabré.
—Moi? un ingrat!... Quel service m’as-tu donc rendu, mon cher? s’écria-t-il.
—Un service immense... et, surtout, rare.
—Rare? répéta Polac.
—Oui, très-rare.
Ils étaient seuls. Nul ne pouvait les entendre. Alors l’échappé du radeau de la Méduse, se penchant à l’oreille de son cousin, lui souffla bien bas:
—JE T’AI MANGÉ TON BEAU-PÈRE!
En apprenant quel avait été le sort de Bokel, le feu sombre qui brillait dans l’œil de Timoléon sembla avoir brusquement perdu la moitié de son éclat. Il s’éteignit même tout à fait quand Dumouchet eut ajouté ce renseignement que le gendre ignorait:
—Ton beau-père... qui avait cinquante bonnes mille livres de rente.
En songeant à ce qu’avait été, au poids, le digne tailleur, il crut que le cousin se vantait en s’attribuant toute la gloire d’un exploit gastronomique qui, forcément, avait réclamé de l’aide pour pouvoir être accompli.
A son tour, il se pencha vers... le tombeau de Bokel et lui demanda:
—Qu’est devenu Filandru?
—Mort d’indigestion, le gourmand! répondit Dumouchet en rougissant un peu, preuve incontestable qu’il avait été pincé en flagrant délit de gasconnade.
LES YEUX
AU BOUT D’UN BATON
I
Il est d’usage à Paris que les ivrognes, vagabonds, maraudeurs et autres mécréants de pire espèce, dont la police a fait une râfle nocturne et qu’elle à soigneusement mis sous clé, soient conduits, le matin venu, chez le commissaire de police du quartier, qui, après interrogatoire, décide si le gibier sera expédié à la préfecture ou s’il sera remis en liberté après semonce plus ou moins verte.
C’est à cette partie de ses fontions que M. O***, un des commissaires de police du IXe arrondissement, était en train de procéder le matin du premier dimanche de juin 1871, c’est-à-dire quinze jours, tout au plus, après la fin du second siége de Paris.
De toute l’engeance que lui avait amenée le coup de filet des agents, le prisonnier que le commissaire interrogeait au moment où débute notre récit ressemblait si peu à tous les compagnons de poste qui l’avaient précédé sur la sellette, que c’était à croire que le magistrat, suivant une locution populaire, se l’était réservé pour la bonne bouche.
C’était un grand et fort beau garçon de vingt-cinq ans, à la chevelure brune, à la tournure élégante, aux manières distinguées, vêtu à la dernière mode. Il y avait vraiment à s’étonner, en jugeant sur l’apparence, de voir un si charmant cavalier en une pareille situation.
Pourtant, un observateur qui aurait attentivement examiné le jeune homme, n’aurait pas tardé à reconnaître, en tenant pour vrai que les yeux sont le miroir de l’âme, que le regard dudit beau garçon n’était pas d’une limpidité irréprochable. Il s’éclairait, par instants, d’une expression qui trahissait une forte dose de ruse doublée d’énergie.
Le cas qui avait amené ce gaillard-là sous les verrous, et que nous allons bientôt détailler, n’était certes pas des plus graves, mais on pouvait supposer qu’il avait mis entre les mains du commissaire un fil qui, tout mince qu’il semblait être, pouvait, si le magistrat avait l’idée de le suivre jusqu’au bout, mener à quelque chose de beaucoup plus compromettant; car, bien que notre jeune homme affectât une sorte de tranquillité dédaigneuse, un nuage d’inquiétude s’assombrissait sur son front à mesure que l’interrogatoire se poursuivait.
Cette anxiété échappait-elle à M. O***? Nous ne saurions le dire. Mais nous pouvons constater qu’il ne posait pas ses questions à l’aveuglette, car il paraissait être des mieux renseignés sur le compte de celui qu’il interrogeait.
—Bref, Maurice Prévannes, disait-il, on ne vous connaît aucune fortune, et pourtant vous menez un train de vie qui nécessite des ressources acquises.
—Je mange mes économies, répondit celui qu’on venait d’appeler Maurice Prévannes.
—Vos économies? Où et quand avez-vous pu faire des économies? poursuivit le commissaire d’un ton légèrement ironique.
—Mais je n’ai pas été toujours sans place.
—C’est vrai, vous aviez une place de commis au bureau des «Polices d’assurances sur la vie» de la compagnie: LA PRÉCAUTION, place dont vous avez été congédié si lestement qu’on peut en conclure que ceux qui vous ont remercié n’avaient pas à se louer grandement de vous... Mais la question n’est pas là... Cette place vous fut accordée en souvenir de votre père défunt, qui avait été un des meilleurs et des plus anciens employés de LA PRÉCAUTION... Vous l’avez occupée pendant quatre années et elle vous rapportait quinze cents francs... C’est donc sur cette somme, quatre fois émargée, que vous prétendez avoir fait les économies qui alimentent votre vie actuelle...
Sans attendre une réponse, le commissaire ajouta en pesant sur les mots:
...et vous aident à subvenir aux frais de votre liaison avec la fille connue dans le monde galant sous le nom de Lurette Baba... une de ces créatures dont les faveurs sont haut cotées.
—Est-il donc inadmissible qu’une de ces créatures, comme vous les appelez, soit capable d’une liaison désintéressée? riposta Maurice d’un ton plein de la plus cynique fatuité.
Nous l’avons dit, ce Prévannes était réellement un fort beau garçon. Sa prétention d’être aimé pour lui-même par une courtisane n’était donc pas de la catégorie des choses miraculeuses. En conséquence, le commissaire lâcha le lièvre qu’il avait levé et, sans plus insister sur ce point, il continua:
—Soit! admettons le désintéressement de mademoiselle Lurette Baba!... Mais vous n’en vivez pas moins ensemble, et la vie, telle que vous la menez, est coûteuse. Vous avez deux domestiques; votre appartement est du prix de trois mille francs.
Puis, comme Prévannes ouvrait la bouche pour répondre, M. O***, voulant prévenir une explication qu’il sentait venir, se hâta d’ajouter:
—Vous ne me direz pas, j’aime à le croire, que c’est la fille Baba qui solde ces dépenses, car, au moment où vos relations ont commencé, tout ce qu’elle possédait venait d’être vendu par huissier à la requête de ses nombreux créanciers.
M. O***, on le voit, était un commissaire fort au courant de ce qui se passait dans son quartier.
Maurice s’était mordu les lèvres en entendant ainsi mettre sur le tapis le passé de sa Dulcinée. Le commissaire lui avait-il coupé l’herbe sous le pied en rendant impossible la version, dénuée de toute vergogne, qu’il avait préparée? Toujours est-il qu’il se contenta de hausser les épaules en homme qui dédaigne de relever une injure inepte.
Du reste, il aurait voulu parler qu’il n’en aurait pu trouver le temps, car le commissaire avait immédiatement repris:
—Cette vente a eu lieu en août 1870, à l’époque de nos premiers désastres. Depuis, le blocus de Paris et tous les sinistres et terribles événements qui se sont succédé n’ont pas fait l’époque propice pour la tribu des demoiselles Baba... Donc, depuis onze mois, cette fille a été et est encore à votre charge.
Cela posé, M. O***, revenant à ses moutons, termina en ajoutant:
—Nous disons donc que c’est avec vos seules économies... ces fameuses économies que...
Soutenir plus longtemps son thème devant un adversaire aussi ferré sur les informations eût été maladroit. Maurice Prévannes, faisant une concession, interrompit le magistrat en répliquant:
—Oui, avec mes économies... auxquelles il faut encore ajouter quelques ressources que je possédais et qui se sont épuisées peu à peu.
—Ah! ah! fit M. O***, pourquoi donc ne pas le dire tout de suite. Ainsi vous aviez des ressources?... Et lesquelles?
—J’ai vendu mon argenterie.
—Argenterie qui vous venait de feu votre père, n’est-ce pas? dit le magistrat du ton le plus naïf du monde.
Mais cette naïveté sonna sans doute faux à l’oreille de Maurice, qui, au lieu de saisir la perche qu’on lui tendait, répondit en secouant la tête:
—Non, monsieur, je l’avais achetée après une heureuse veine au jeu.
—Chez quel bijoutier?
Prévannes, à cette question, eut un très-court moment d’hésitation, puis répondit:
—Je ne saurais vous désigner le bijoutier, attendu que cette argenterie était d’occasion. Elle m’avait été vendu par un ami dans la gêne, pauvre garçon qui a été tué à la bataille de Champigny.
A cette réponse, le commissaire regarda Maurice dans les yeux, et d’un ton moqueur:
—Une argenterie d’occasion! répéta-t-il; alors il faut reconnaître que l’occasion a été on ne peut plus complète puisque cette argenterie s’est trouvée justement marquée à vos initiales: M. P., Maurice Prévannes.
A vouloir se montrer fin, le commissaire en arrivait vraiment à être niais. Pourquoi cette question saugrenue? N’était-il pas du dernier simple de se dire que Maurice, après son acquisition faite, avait donné ses initiales à graver?
Et pourtant, sous cette remarque absurde, devait se cacher quelque danger pour Prévannes, car il pâlit légèrement comme si le magistrat, sans s’en douter, avait effleuré une corde désagréablement sensible au jeune homme.
Hâtons-nous d’ajouter que M. O***, fit tout de suite amende honorable de son observation ridicule en ajoutant au plus vite:
—Que le hasard vous ait fait trouver votre chiffre sur ces couverts ou que vous l’ayez fait graver après l’achat, c’est un détail de nulle importance, car je n’ai aucunement l’intention de vous contester la propriété de cette argenterie.
A cette conclusion, le jeune homme poussa un soupir de satisfaction qui, pourtant, ne dépassa pas les lèvres.
De son côté, le commissaire s’était mis à sourire. Pas plus que la naïveté de tout à l’heure, ce sourire ne parut de bon augure au beau garçon, qui sembla se raidir contre l’approche d’un coup de Jarnac.
—Oh! oh! fit le magistrat, n’allez pas me prendre pour un sorcier parce que je sais que l’argenterie vendue portait vos initiales... Je l’ai tout simplement appris de M. Rodieri, le bijoutier du faubourg Montmartre, auquel vous avez fait la vente... Je ne me souviens même plus trop à propos de quoi il m’en a parlé...
Au nom du bijoutier, Prévannes avait fermé les yeux comme s’il craignait que son regard trahît le trouble qui venait de s’emparer de lui. Il ne les rouvrit qu’en entendant le commissaire avouer son manque de mémoire sur la circonstance qui l’avait mis en rapport avec le bijoutier.
Mais, tout à coup, M. O*** se frappa le front en s’écriant:
—Parbleu! voici le souvenir qui me revient!... Est-ce que, huit jours après qu’il vous avait acheté l’argenterie en question, vous n’êtes pas encore venu proposer à Rodieri de lui vendre un lot de bijoux.... de vieux bijoux tout démodés?
Cette nouvelle question eut pour effet de faire se crisper les poings du jeune homme avec une violence qui accusait une rage sourde. Si Prévannes n’avait pensé aux deux vigoureux sergents de ville qui l’avaient amené du poste et qui attendaient dans l’antichambre, il y a gros à parier qu’il aurait étranglé le commissaire.
—Et même, continua ce dernier, si je me souviens bien, il paraîtrait que, Rodieri vous ayant adressé quelques demandes au sujet de ces bijoux, vos réponses ont été si confuses qu’il a refusé de conclure... C’est alors qu’il est venu me faire part du fait, en m’apprenant que, huit jours auparavant, il vous avait acheté votre argenterie... il me l’a même montrée. J’ai pu ainsi constater qu’elle était marquée M. P. Il paraît aussi, à ce que m’a dit Rodieri, que la plus grande partie des bijoux que vous proposiez portaient pareillement vos initiales. C’est même cette circonstance qui, laissant un doute en votre faveur au bijoutier, lui a fait commettre la faute de vous permettre de reprendre ces bijoux.
A cette fin de phrase, Maurice se redressa convulsivement, les lèvres frémissantes, l’œil tout étincelant de fureur.
Ce qui n’empêcha pas le commissaire de demander d’un petit ton bien doux:
—Est-ce encore après une heureuse veine au jeu que vous aviez acheté ces bijoux, qui, au bas mot de Rodieri, valent une trentaine de mille francs?
En admettant que Maurice avait avancé un premier mensonge à propos de sa veine au jeu, il est présumable que le bis repetita placent n’était pas de son goût, car il répondit d’une voix brève et sèche:
—Cette fois, monsieur, vous auriez pu encore me demander si je ne les tenais pas de feu mon père.
—Ah! vraiment! ils vous viennent de feu votre père, ces bijoux... qui valent trente mille francs! s’écria le commissaire d’une voix qui chantait ironiquement.
—En doutez vous?
—Nullement, nullement, puisque vous me le dites... Seulement je me demande pourquoi, au moment de sa mort, votre père passait pour être si complétement dénué de ressources que c’est la compagnie la Précaution qui s’est chargée de tous les frais de funérailles de son ancien employé?
En vérité, ce M. O*** faisait partie de la bande des chercheurs de petite bête, gens qui ont au suprême degré le don de vous porter sur les nerfs. Rien n’est donc plus concevable que la sorte d’emportement avec laquelle notre jeune homme s’écria;
—Alors dites tout de suite que je suis un voleur!
Sur cette exclamation, le magistrat, au lieu de s’avouer qu’il avait été trop loin, secoua la tête, et, en forçant le ton goguenard de sa voix:
—Eh! eh! fit-il, je ne jurerais pas que non... d’autant mieux que certaines personnes, qui vous connaissent plus intimement que moi, sont les premières à le crier bien haut.
—Qui donc? gronda Maurice.
Ensuite, par un revirement subit qui lui fit maîtriser sa colère:
—Au fait, reprit-il, je ne suis pas ici pour une affaire d’argenterie et de bijoux... Je vous somme d’aborder dans votre interrogatoire, la cause de mon arrestation, fort étrangère à toutes ces questions avec lesquelles vous me torturez depuis une heure.
—Euh! euh! tout s’enchaîne ici-bas, riposta M. O***, toujours moqueur.
Puis, en chat las de jouer avec sa souris avant de l’étrangler, il ajouta brusquement:
—Écoutez ce passage du rapport d’un des agents qui, hier soir, vous ont consigné au poste.
Et il se mit à lire lentement:
«Attirés par les cris: à l’assassin! nous pénétrâmes dans la maison. Au milieu de l’escalier, nous rencontrâmes une jeune femme échevelée, blanche d’effroi, tremblant de tous ses membres. Elle fuyait devant un homme qui la poursuivait à coup de cravache...»
Sur ce terrain-là, Prévannes se sentait sans doute plus solide; car il interrompit la lecture pour dire impudemment:
—J’ai bien le droit de corriger ma maîtresse, il me semble.
Après une légère moue de dégoût, le commissaire riposta, sans quitter des yeux le procès-verbal:
—C’est un droit que votre maîtresse est loin de reconnaître, car elle a été la première à réclamer votre arrestation... et, cela, en des termes qui ne plaident pas en votre faveur.
—Des termes? répéta Maurice dont l’aplomb parut se déranger d’un cran.
—Oui, ils sont là consignés dans ce rapport. Voulez-vous les connaître?
—Sans doute.
Le commissaire sauta des yeux quelques lignes et reprit sa lecture:
«Quand, après une vigoureuse résistance de sa part, nous nous fûmes emparés de cet homme, la femme s’écria: Débarrassez-moi de ce brigand-là, mes bons messieurs! Oh! ne craignez pas d’avoir mis la main sur le collet d’un honnête homme! C’est une affreuse canaille! J’en sais long sur son compte, allez!... Si je voulais parler, je l’enverrais loin!»
S’arrêtant à ce point de sa lecture, le magistrat leva les yeux vers Maurice, qui avait écouté, l’œil fixe et les sourcils froncés.
—Eh bien? fit-il.
Le beau gars haussa brusquement les épaules.
—Est-ce qu’on doit prendre au sérieux les paroles d’une femme jalouse et furieuse! répondit-il.
—Alors, selon vous, c’est la jalousie qui a causé cette scène?
Il y eut, chez Prévannes, un peu d’hésitation avant de répondre:
—Oui... et je suis certain que Baba, en admettant qu’elle se les rappelle, doit être au désespoir d’avoir prononcé de telles paroles.
—C’est ce que je serai à même de vérifier quand je l’interrogerai...
L’assurance que Maurice cherchait à montrer eut l’air de se démentir à cette nouvelle que sa maîtresse serait interrogée séparément. Avait-il menti en affirmant le dire de mademoiselle Lurette sans importance aucune? Craignait-il une vengeance qui se traduirait par des révélations? Ou bien, certain de n’être pas trahi par Baba, avait-il simplement peur d’une imprudence bien involontaire de la part de la donzelle? Pour mieux apprécier sa situation, il voulut d’abord savoir à quoi s’en tenir.
—Ah! elle va venir? dit-il d’un ton dégagé.
—Non, pas maintenant... L’ordre de se rendre à mon bureau est pour l’après-midi.
Cette réponse ne devait pas être du goût de Maurice, car il eut besoin de raffermir sa voix en demandant:
—Et moi... jusqu’à ce moment-là?
—Vous? On va vous reconduire au poste, où vous attendrez ce que je déciderai de vous après l’interrogatoire de la fille Baba.
Ce disant, le commissaire avançait la main vers le timbre qui allait appeler les sergents de ville, quand, dans la pièce voisine, s’éleva un bruit de voix, puis, la porte s’ouvrant tout à coup, une jeune femme apparut en s’écriant:
—J’entrerai, vous dis-je... Je veux qu’on me rende mon Maurice.
Brune, potelée, la dent sur les lèvres, fraîche au possible, en un mot, des plus charmantes, telle était Lurette Baba, qui, après avoir repoussé les sergents de ville tentant de la retenir, faisait ainsi son entrée dans le cabinet du commissaire.
Et sans perdre de temps:
—N’est-ce pas, monsieur, continua-t-elle d’une voix câline, que vous allez me le rendre, ce bon chéri... Hier, voyez-vous, c’était de la plaisanterie.
—Plaisanterie à coups de cravache, dit le commissaire dont, en même temps que le ton se faisait sévère, l’œil s’adoucissait en détaillant le gracieux visage de Baba.
Que voulez-vous! Tout commissaire est doublé d’un homme, et, chez M. O***, l’homme était un gourmand de jolis minois.
—Est-ce qu’il y a une loi qui défend d’aimer à être battue? demanda Lurette avec un petit sourire adressé à Maurice.
—Alors, reprit le commissaire, puisque les coups sont tant de votre goût, comment se fait-il que vous les receviez de si mauvaise grâce... en criant à l’assassin... et, surtout, en traitant de canaille, dont vous savez pis que pendre, celui qui s’efforce de vous plaire à tour de bras?
—Moi? fit Lurette, qui avait vraiment l’air de tomber des nues.
—Oui, vous... Écoutez ce passage du rapport que je vais lire pour la seconde fois.
Et le magistrat relut encore:
«Débarrassez-moi de ce brigand-là, mes bons messieurs. Oh! ne craignez pas d’avoir mis la main sur le collet d’un honnête homme! C’est une affreuse canaille! J’en sais long sur son compte, allez! Si je voulais parler, je l’enverrais loin.»
Cela lu, le commissaire ajouta:
—Eh bien, voyons, c’est le moment, je vous écoute, parlez... Qu’avez-vous à révéler?
Mais la pauvre Baba était bien loin de songer à des révélations. A mesure qu’elle avait écouté, son visage avait passé par toutes les phases d’une surprise énorme, et ce fut d’une voix brisée qu’elle s’écria:
—Ah! mon Dieu! qu’on est bête quand on est en colère!
Puis fondant en larmes, elle s’élança au cou de Prévannes en bégayant:
—Comment! j’ai pu dire cela de toi, mon bon chéri! Ah! pardonne-moi... j’étais folle... pardonne-moi... tu sais bien que je n’en ai jamais pensé un mot.
Et elle embrassait le beau garçon à pleins bras, tout convulsivement. Ce qui ne l’empêcha pourtant pas d’entendre Maurice qui lui soufflait à l’oreille:
—Joue la jalousie.
L’ordre avait été donné si vite, si bas, si bien à couvert sous un sanglot de Lurette que le commissaire de police crut avoir prévenu toute confidence en s’empressant de dire:
—Assez!... et répondez-moi.
Baba tourna aussitôt son visage baigné de pleurs vers le magistrat.
—Ainsi vous rétractez vos paroles d’hier? continua ce dernier. Votre amant n’est pas un coquin qui doit tout craindre de vos révélations... et que, suivant votre dire, vous mèneriez loin si l’envie vous venait de parler?
A ces mots, une bouffée de colère rageuse succéda aux attendrissements de Lurette, qui, montrant son mignon poing crispé à Prévannes, s’écria:
—Eh bien! non, non, je ne rétracte rien... c’est un gredin! un gueux! un scélérat fini!
Puis, en baissant sa tête séduisante sous les yeux de M. O***, presque à la portée de ses lèvres, elle poursuivit d’une voix fébrile:
—Voyons, regardez-moi, monsieur le commissaire, est-ce que je ne suis pas gentille? Est-ce que je ne vaux pas toutes ces poupées de la haute pour lesquelles il me délaisse? Oh! oui, j’en sais sur le monstre! Et si je voulais bavarder, je connais plus d’un mari qui lui ferait passer un vilain quart d’heure... Si ce n’est pas une indignité, je vous le demande, de m’avoir battue, hier, parce que j’essayais de l’empêcher de rejoindre une de ces fameuses princesses qu’il me préfère...
Chez mademoiselle Baba les impressions se succédaient rapides et fort différentes. Après le chagrin et la colère vint subitement la gaîté. Elle éclata de rire en s’écriant:
—Ah! je le vois d’ici, ce nez qu’a dû faire la princesse en attendant toute la nuit son beau vainqueur qui trépignait de fureur au poste.
Et elle tourna encore son poing vers Maurice en s’écriant:
—Hu! hu! vilain sacripant! tu n’as pas encore été assez puni!... il devrait y avoir une loi pour châtier les infidèles de ta force.
Pendant que Baba parlait, le commissaire avait jeté les yeux sur Prévannes. Le jeune homme répondit à ce regard par un demi-sourire de triomphe qui, bien clairement, voulait dire: Hein! avais-je raison de vous affirmer que tout cela était pure affaire de jalousie?
—Voilà donc l’explication que vous donnez de vos paroles d’hier quand on a arrêté Prévannes? reprit le magistrat en revenant à Lurette.
Baba ouvrit des yeux effrayés.
—Mais, balbutia-t-elle, mes paroles ne signifiaient pas autre chose... Quel sens leur avez-vous donné?... Ah! il ne faut pas me faire peur comme cela... Rendez-moi mon Maurice... il n’est coupable que d’infidélité... N’est-ce pas que vous allez me le rendre? Est-ce que vous m’avez crue quand j’ai dit qu’il n’avait pas été assez puni?
—Ainsi vous retirez votre plainte? demanda le commissaire un peu ému par ce ton de prière.
Mais, avant que Lurette eût pu répondre, on entendit, dans la pièce qui précédait le cabinet, glapir une voix aiguë et pleurarde qui disait:
—Ma femme! J’ai perdu ma femme! il faut que M. le commissaire m’aide à retrouver ma femme!!!
II
Ceux qui avaient charge de veiller au huis clos du cabinet durent, sans doute, s’opposer à ce que le nouvel arrivant forçât une consigne déjà si lestement violée par mademoiselle Baba, car, au murmure de plusieurs voix qui probablement engageaient le hurleur à la patience, succédèrent encore ces paroles:
—Non, pas une minute! je veux le voir tout de suite! je ne puis attendre... il me faut ma femme! qu’on retrouve ma femme... ma Clarisse adorée!
Dès le début de ces vociférations, le commissaire avait dressé l’oreille et pointé le nez dans la direction de la porte derrière laquelle éclatait l’organe criard du moderne Orphée réclamant son Eurydice. Ce moment d’attention ou, pour dire plus juste, d’inattention fut cause qu’il n’aperçut point une rapide scène qui se passa à côté de lui.
Au premier son de la voix en question, Lurette Baba avait pâli en fixant sur Maurice un regard effaré. Celui-ci, à la vue de ce trouble, avait vivement, d’un doigt posé sur ses lèvres, fait ce geste qui, dans tous les pays du monde, recommande le silence.
Cependant le commissaire avait donné un coup de timbre placé sur son bureau.
—Qu’est-donc, Jacquet? demanda-t-il à son secrétaire que cet appel avait fait comparaître.
—C’est un monsieur tout en larmes qui veut absolument entrer... Je crois bien que nous avons affaire à un fou, car...
Mais le secrétaire Jacquet n’eût pas le loisir de compléter ces renseignements. Il avait commis la faute en entrant de ne pas refermer sa porte derrière lui. Ce fut par cette ouverture que celui dont on parlait fit irruption dans le cabinet ni plus ni moins impétueusement qu’une trombe. Il fit pirouetter Jacquet, renversa une table chargée de papiers, deux chaises et un lavabo, bouscula brutalement la pauvre Lurette qui se trouvait sur son passage et vint s’abattre sur le ventre, à l’angle du bureau de M. O***. Puis, sans nullement se préoccuper de tout ce désastre, il promena, sur les assistants, un regard hébété qui cherchait le commissaire et qui finit par s’arrêter sur Maurice. Après quoi, éclatant en larmes, il se mit à beugler:
—On m’a pris ma femme! Je la réclame! Qu’on me retrouve ma Clarisse!
—Veuillez retourner dans la pièce à côté, je suis à vous dans un instant, dit le commissaire.
Mais cet époux éploré, qui s’était avachi dans un fauteuil, remua la tête en bégayant au milieu d’énormes sanglots:
—Non, tout de suite! tout de suite!
Il était en proie à un tel désespoir que M. O***, pris de pitié, empêcha, d’un geste de main, les deux agents accourus à la rescousse du secrétaire Jacquet, de rudoyer le malheureux; puis, d’un second signe, il congédia ses trois subordonnés.
Du reste, pour ce qu’il restait au magistrat à dire ou à faire, cet infortuné n’était pas un témoin qui pût le gêner; mieux aurait valu se méfier d’un soliveau. Tout à son chagrin, il s’était caché la tête dans ses mains et, à demi étouffé par ses sanglots, il répétait ce refrain:
—Ma Ririsse, ma Clarisse!
Le laissant donc gémir en son coin, M. O*** revint à Baba, qui s’était rapprochée de Prévannes comme si, près de ce dernier, elle cherchait un défenseur contre un danger sérieux et imminent.
En somme, le cas de Maurice était des moins pendables. Du moment que Lurette retirait sa plainte, la faute avait été largement expiée par une nuit passée au poste. De plus, ainsi que nous l’avons annoncé en commençant cette véridique histoire, il y avait à peine quinze jours que s’était terminé le second siége de Paris, ce qui veut dire que les sévérités et le zèle de la police avaient biens d’autres chats à fouetter avant de perdre le temps à sévir pour quelques coups de cravache octroyés à une femme qui, circonstance atténuante, avouait ne pas détester ce genre de régal.
Donc le commissaire lâcha la main.
Mais avant de laisser son homme prendre la poudre d’escampette, il jugea utile de pimenter sa clémence d’une verte semonce. Il avait à cœur de bien préciser que les explications de la jolie fille ne l’avaient qu’à demi convaincu et que, sur d’autres points, il gardait une conviction qui faisait ses réserves pour l’avenir.
—Prévannes, dit-il, je consens à vous remettre en liberté.
Ensuite, s’adressant à Baba:
—Je vous le rends, mais sachez bien qu’une seconde fois me trouverait moins crédule à tous vos contes de jalousie.
Probablement que la joie de voir Maurice libre avait coupé net la parole à mademoiselle Baba. Elle, tout à l’heure si jacasse et tant expansive, au lieu d’éclater en joyeux remercîments, ne témoigna sa reconnaissance que par un demi-sourire et un léger mouvement de tête. Pas un mot ne sortit de ses lèvres, qui, de roses qu’elles étaient à son arrivée, étaient devenues blêmes.
—Quant à vous, continua M. O***, en revenant à Prévannes, tenez-vous aussi pour bien dit qu’à la première occasion que vous me fournirez de m’occuper de vous, je chercherai mieux à fixer mon soupçon que j’ai affaire à un chevalier d’industrie, sur lequel je vous préviens qu’à dater d’aujourd’hui je ne cesserai d’avoir l’œil.
C’était dur à avaler pour le beau Maurice, si fier et si bravache au commencement de la séance. L’épithète de chevalier d’industrie aurait dû le faire bondir! Il est à supposer qu’il avait mis de l’eau dans son vin et qu’il s’était dit qu’au prix d’un sacrifice d’amour-propre il valait mieux en finir sans ergoter. Il leva les yeux au plafond, haussa légèrement les épaules, fit une moue de dédain, mais s’en tint strictement à la pantomime, car, pas plus que Lurette, il ne lâcha une parole.
Cependant le commissaire avait donné un double coup de timbre.
—Laissez passer monsieur, dit-il aux deux sergents de ville de planton qui se présentèrent.
Puis en guise de congé définitif:
—A l’avenir, marchez droit, mon garçon, car, vous en êtes prévenu, je vous surveillerai.
S’il est vraiment beau de savoir se maîtriser, Prévannes méritait incontestablement des éloges, car cette autre phrase injurieuse ne lui fit pas ouvrir la bouche.
Sans le plus petit mot, sans autre adieu qu’un salut de la tête, les deux amants s’éloignèrent avec une certaine précipitation.
—Ah çà, ils sont donc devenus muets? pensa le commissaire étonné.
Après quoi il se mit à examiner l’homme, l’époux de Ririsse, qui, maintenant, la tête renversée sur le dossier du fauteuil et le nez en l’air, était dans un tel état de prostration qu’il ne pouvait avoir rien vu ni entendu de ce qui venait de se passer à un mètre de lui.
Ce geigneur, qui doit être le héros principal de notre aventure, était un homme d’environ trente ans, commun d’allures, lourd de gestes, grotesquement fagoté en ses habits et porteur d’une chevelure blonde et frisottée surmontant une vraie tête de mouton qui accusait la bonté niaise et crédule.
Aussi le commissaire, qui, quand il s’adressait à lui-même, n’était pas tenu à cette sévérité d’expressions que comportaient ses fonctions, formula-t-il ainsi son jugement:
—C’est un vrai melon!
A ce moment, son regard, qui, de l’examen du visage, avait passé à l’inspection des vêtements pour juger à peu près de la position sociale de l’individu, s’arrêta sur le gros bouton en or d’une manchette qui dépassait la manche du paletot.
—Tiens! il porte les mêmes initiales que ce Maurice Prévannes, se dit le magistrat en apercevant les deux lettres M. P. qui se détachaient en relief sur le bouton.
Sa remarque faite, mais sans y attacher la moindre importance, il allait secouer son homme pour le tirer de sa torpeur, quand, après un petit coup frappé, la porte du cabinet s’ouvrit pour laisser passer la tête du secrétaire Jacquet.
—Monsieur, annonça-t-il à mi-voix, il y a là une brave femme d’une cinquantaine d’années... domestique de son état, m’a-t-elle dit... qui demande à vous parler.
—Eh bien! qu’elle attende que j’en aie fini avec monsieur, dit le commissaire en montrant celui qu’il avait mentalement traité de melon.
—Ah! qu’elle attende, répéta le secrétaire d’un ton désappointé, c’est que...
—Que quoi? fit le supérieur en voyant son employé hésiter à achever sa phrase.
—C’est qu’il va bientôt être midi, lâcha timidement Jacquet.
Ce simple renseignement valait tout un discours. Il rappelait au fonctionnaire qu’on était au dimanche du congé de quinzaine, jour où, à partir de midi, le bureau fermait, se reposant du soin des affaires de cette demi-journée sur le commissariat du même quartier le plus voisin, chargé, suivant l’usage, de l’intérim.
Or, que son chef reçût cette femme, c’était, pour Jacquet, voir se reculer l’heureux moment de prendre la clef des champs.
C’est juste! fit le supérieur, comprenant à demi-mot. Alors dis à cette personne, si ce n’est personnellement à moi qu’elle a affaire, qu’elle repasse demain matin. Sinon, envoie-la au commissariat de la rue Taitbout, qui, aujourd’hui, fait notre intérim.
—Bien! dit Jacquet joyeux.
Tout s’enchaîne ici-bas. A un mince détail qu’on a eu le tort de négliger s’accroche bien souvent un gros événement qui vous surprend plus tard. Disons tout de suite que si M. O*** avait reçu cette femme, il se serait évité tout le tintouin qu’allait lui procurer l’être qui venait de se relever de dessus son fauteuil en débitant d’un ton lamentable:
—Ma Ririsse! où est ma Clarisse?
—C’est ce que nous chercherons à deviner tout à l’heure, dit le commissaire, profitant de cette entrée en matière. Apprenez-moi d’abord comment vous vous nommez.
—Mathurin Poliveau.
—Votre profession? Votre domicile?
—Rentier... rue Richer, 41.
—Depuis quand êtes-vous marié?
—Depuis huit mois.
Le commissaire aimait à prendre le taureau par les cornes. Cette fois, du reste, l’occasion y prêtait, car, rien qu’à voir cette face de niais, il y avait cent à parier contre un que madame Poliveau, fatiguée de la vie en commun avec un tel mari, était allée, au loin, se créer une vie à part.
Aussi M. O*** lâcha-t-il cette question quelque peu brutale:
—Vous dites donc que madame Poliveau a quitté le domicile conjugal.
Une pile électrique n’aurait pas mieux secoué Mathurin que cette phrase. Il se redressa plus ferme qu’un ressort d’acier, la face empreinte de cette surprise que peut causer une chose phénoménale, et d’une voix vibrante:
—Quitté!!! s’écria-t-il, et pourquoi l’aurait-elle quitté? Elle qui ne pouvait vivre à plus d’une toise de moi sans souffrir, tant elle m’adorait! Pauvre fleur qui s’étiolait dès que je ne la réchauffais pas de mes baisers! L’eau est moins nécessaire aux poissons que l’air que Clarisse respirait près de moi!... Quitté le domicile conjugal! dites-vous?... Oh! non, il a fallu une infâme violence pour l’arracher à ces lieux où tout lui parlait de son époux...
—Est-il idiot? Est-il fou? se demanda le commissaire.
Et, pour décider la question, il reprit à haute voix:
—Votre femme est-elle petite ou grande, brune ou blonde?
—Je n’en sais rien, dit tranquillement Mathurin Poliveau.
Cette fois ce fut au tour du commissaire d’être surpris.
—Comment! s’écria-t-il, au bout de huit mois de mariage, vous ne savez pas encore comment était votre femme!
—Non... puisque je ne l’ai jamais vue, répondit Mathurin.
A cette réponse fort inattendue, le commissaire regarda Poliveau bien en face et, pour la première fois, remarquant l’expression égarée des yeux, il se donna aussitôt une solution au problème qu’il s’était posé.
—Décidément, c’est un fou, pensa-t-il.
Puis, en praticien qui a eu maintes fois affaire aux aliénés et qui sait combien ils s’irritent d’une contradiction, il reprit:
—En vérité! vous n’avez jamais vu votre femme?
—Non, au grand jamais!
—Et pourtant, si j’ai bien entendu tout à l’heure, vous me la représentiez comme une fleur qui s’étiolait loin de vos baisers...
Tout à coup Poliveau tressauta en se frappant le front avec force.
—Ah! que je suis bête! s’écria-t-il. J’oubliais de vous conter un détail.
—Lequel?
—Il n’y a pour ainsi dire que d’avant-hier matin que j’ai l’usage de la vue.
—Ah bah! fit M. O***, ne se départant pas de l’idée qu’il avait un fou devant lui.
—Oui, j’étais aveugle... Comme c’était pour moi une torture de ne pas voir le visage de ma Clarisse, j’avais consulté en cachette plusieurs de nos célébrités médicales. Sur l’espoir qui m’avait été donné, je me suis échappé, en tapinois, un beau matin de mon ménage pour aller me renfermer dans la maison de santé où j’ai subi l’opération... Pendant trois semaines j’ai vécu avec un bandeau sur les yeux... Ah! que le temps m’a été long!...
—Madame Poliveau ne venait donc pas vous voir dans cette maison de santé?
—Mais non, mais non, vous ne m’avez donc pas compris quand je vous ai dit que j’étais parti en tapinois... C’était une surprise que je voulais faire à ma Ririsse!.. Seulement je lui avais fait parvenir un billet contenant ces seuls mot: «Recueille-toi dans ton adoration pour moi et attends-toi à un immense bonheur.» Vous comprenez que ce billet était de toute nécessité pour empêcher la pauvre folle d’amour de courir se jeter à l’eau dès qu’elle ne se verrait plus abritée sous mon aile... Ne m’a-t-elle pas répété cent fois: «Allons vivre au Malabar, seul pays où il soit permis à une veuve de monter sur un bûcher.»
Tout en écoutant d’un air sérieux, M. O*** se faisait une pinte de bon sang.
Cependant il se rétractait:
—J’avais tort, il n’est pas fou, se disait-il, c’est un idiot... et de première force.
—Bref, avait continué Poliveau, après trois semaines pendant lesquelles, de jour en jour, on avait rendu de moins en moins épais le bandeau qui me couvrait les yeux depuis l’opération, le docteur me signa avant-hier ma liberté... Ce fut par des bonds à déconcerter un tigre que je franchis la distance qui me séparait de mon domicile... Une flèche n’aurait pu me suivre... Enfin j’arrive, j’entre, je gagne la chambre à coucher, ce sanctuaire de nos amours, et je m’y élance en m’écriant: «Clarisse, ne t’évanouis pas de bonheur! Je ne suis plus aveugle!...» Et qu’est-ce que je trouve?
—Oui, qu’est-ce que vous trouvez dans le sanctuaire de vos amours?
—Le lit sans draps!!!
—Ah! bah! fit le commissaire, qui s’attendait à un tout autre dénouement.
Mathurin Poliveau remua gravement la tête et reprit d’un ton sérieux:
—Je ne sais pas si je vous ai dit que je suis très-observateur?
—Non, vous ne me l’avez pas dit, mais je m’en suis vite aperçu.
—Je possède un instinct infaillible qui, sur le plus faible indice, me fait deviner les choses... Ce lit sans draps fut donc pour moi une révélation.
—Expliquez-vous.
—J’ai immédiatement compris avec quelle épouvantable violence on avait dû enlever Clarisse au milieu de la nuit ou de bon matin... La pauvrette, j’en donnerais ma main à couper, s’est si bien cramponnée à sa couche qu’il a fallu emporter avec elle les draps qu’on ne pouvait lui arracher des mains.
—Quand on pense qu’elle aurait tout aussi bien pu se cramponner à son sommier, quelle gêne pour ceux qui l’enlevaient! avança M. O***, qui s’amusait au possible.
—Hein! oui, n’est-ce pas? appuya Mathurin.
Le commissaire eut l’air de réfléchir.
—Une observation, dit-il.
—Parlez.
—N’aviez-vous pas écrit à madame Poliveau de se recueillir en l’adoration qu’elle a pour vous? Au lieu d’admettre l’enlèvement, ne pouvons-nous pas supposer qu’elle ait quitté son logis...
—Quitter un logis où tout lui parlait de moi, c’est impossible! déclara sèchement Mathurin.
—Soit! mais enfin supposons-le... Et qu’elle ait choisi quelque coin isolé pour s’y recueillir, suivant vos ordres, dans son adoration.
Poliveau secoua encore la tête à la façon d’un magot de la Chine.
—Mon instinct ne me trompe jamais, vous dis-je. Clarisse a été enlevée... et pour longtemps! La preuve en est que ceux qui ont fait le coup ont eu, en même temps, la précaution d’emporter tout son trousseau, linge, robes, chaussures...
Jusqu’alors M. O*** s’était amusé en homme qui trouve une occasion de rire; mais aux derniers mots de Mathurin, le commissaire se réveilla en lui et immédiatement flaira choses de son ressort.
—Ah! ah! dit-il, on a fait maison nette chez vous?
—Non, non, entendons-nous bien, reprit Poliveau, j’ai dit qu’on avait enlevé tout ce qui était à l’usage de ma femme... Ils ne m’ont pas laissé un ruban, une épingle, un fil... rien qui me rappelle que Clarisse est restée huit mois dans ce logis.
Et l’infortuné Mathurin, repris par le désespoir, se mit à fondre en larmes en ajoutant:
—C’est à croire que je n’ai jamais été marié de ma vie... Rien ne m’est resté qui le prouve.
—Oh! à défaut de tout cela, vous avez encore l’acte de mariage qui vous a été délivré à la mairie où votre union s’est célébrée, objecta M. O***.
Ces paroles redoublèrent le Chagrin de Poliveau qui bégaya avec peine:
—Voilà qui vous trompe... Oui, je l’avais, cet acte... Clarisse me l’a fait souvent toucher... Mais les gueusards qui ont enlevé ma colombe ont aussi fait main basse sur ce papier.
Il y eut, de la part de Mathurin, toute une tempête de sanglots et de gémissements entre la réponse ci-dessus et les mots qui suivirent:
—Et le malheur, c’est qu’il m’est impossible de m’en procurer un double... J’ai été hier à la mairie du IXe arrondissement pour le demander. Les commis m’ont ri au nez en me disant: «Ah! çà, d’où sortez-vous? Vous ne savez donc pas que les registres des mairies... et celui où vous deviez être inscrit, se trouvant plein, était du nombre... avaient été envoyés aux archives de la Ville, avenue Victoria, qui ont été dernièrement incendiées de fond en comble... Tout l’état civil des Parisiens est anéanti... Ce sont eux qui vont nous aider à le reconstituer... Au lieu de nous en réclamer un double, apportez-nous donc plutôt l’acte qui vous a été délivré à l’époque de votre mariage.» Et, là-dessus, ils m’ont renvoyé en riant de plus belle.
—C’est vrai, pensa le commissaire qui, un moment avait oublié tous les désastres du second siége de Paris.
Puis à haute voix:
—Il vous reste encore la ressource de vous adresser à l’église où a été célébrée la cérémonie religieuse.
A quoi Poliveau remua encore la tête en disant:
—Nous n’avons pas été mariés à l’église... à cause de la différence de religion... Moi, je suis catholique et Clarisse est du culte de Mahomet.
Malgré son sérieux revenu, le magistrat ne put résister à un éclat de rire qu’il parvint à déguiser à peu près en éternument.
—Ah! madame Poliveau était musulmane? reprit-il après avoir raffermi sa voix.
—Oui, elle descendait même du Prophète... Elle eût été homme qu’elle aurait eu droit au cafetan vert et à la corde en poil de chameau autour de la tête... Madame Nubadar me l’a bien souvent répété.
—Oh! oh! Et qu’était cette dame Nubadar?
—Ma belle-mère... une veuve... Elle et sa fille étaient les dernières descendantes d’une famille qui, jadis, a régné en Tunisie.
A ce moment, pour la seconde fois, la porte du cabinet s’entr’ouvrit pour laisser passer la tête du secrétaire Jacquet.
—Il est midi, monsieur. Puis-je partir? demanda-t-il d’une voix mal assurée, qui semblait craindre un contre-temps.
—Oui, allez, dit le patron.
Puis, comme le repinçant au vol:
—Ah! à propos, fit-il, et cette femme de tout à l’heure, l’avez-vous renvoyée au commissariat de la rue Taitbout?
—Elle a refusé. C’est vous, personnellement, qu’elle veut voir.
—Alors elle reviendra?
—Oui, demain, à la première heure.
—Bon!... Partez, Jacquet.
Jacquet ne se le fit pas répéter. On l’entendit s’éloigner avec cette louable précipitation de l’employé qu’un excès de zèle n’invitait pas à sacrifier au devoir sa demi-journée et surtout, sa soirée, qu’il avait consacrée d’avance à la onze cent seizième représentation du Courrier de Lyon. Jacquet, disons-le, n’aimait pas à dépenser son argent à la légère, et il attendait, on le voit, que le temps eût bien établi le succès d’une pièce avant de se payer cette nouveauté.
Le commissaire revint à Poliveau, qui, cependant, s’était mis à ramasser les papiers qu’il avait éparpillés sur le parquet à son entrée.
—On s’est joué de cet imbécile, mais dans quel but? se demanda M. O*** en le regardant se traîner à quatre pattes.
Etait-ce affaire d’argent?
Après un petit silence pendant lequel Poliveau s’était relevé, le commissaire, abondant dans le sens que le mari donnait à la disparition de sa Clarisse, demanda:
—Ainsi, monsieur Poliveau, les ravisseurs de votre femme ont enlevé tout ce qui était à son usage?
—Tout, absolument tout.
—Et de ce qui vous appartenait?
—Rien.
—On n’a rien distrait de votre caisse, par exemple?... L’avez-vous vérifiée?... Car vous m’avez dit être rentier.
—Oui, mais rentier sans caisse... Je vis d’une rente viagère de 6,000 francs, qui m’est payée par la compagnie LA PRÉCAUTION... Et, je l’avoue, je ne fais pas d’économies.
Pourquoi M. O***, qui, depuis midi, était libre de déposer ses fonctions, fut-il pris du désir de consacrer à Mathurin ces quelques heures d’un repos qui lui était acquis au bout de chaque quinzaine? C’est qu’on n’est pas impunément homme du métier et que plus le flair vous a révélé qu’une affaire est difficile à creuser, plus on se sent tourmenté de l’envie d’en avoir le dernier mot.
En conséquence, le magistrat dit à cet époux sans femme:
—Retournez chez vous, monsieur Poliveau. Dans une heure vous aurez ma visite.
En effet, après avoir déjeuné à la hâte, le fonctionnaire curieux prit le chemin de la rue Richer.
III
En route, le commissaire, à l’aide d’une série de pourquoi? se posa le problème qu’il avait à résoudre.
Pourquoi une femme... jeune ou non, belle ou laide, la question n’était pas là... avait-elle partagé, pendant huit mois, la vie de cet aveugle? Ce n’était, à coup sûr, pas pour son esprit, pour sa beauté, ni pour sa fortune puisque là, chez ce rentier en viager, il n’y avait pas le plus mince capital à râfler. On pouvait pourtant se dire que si cette femme sortait d’une sordide misère, les six mille livres de rente lui représentaient, en somme, une aisance dont il était doux de jouir. Il était loisible aussi de supposer que c’était par bonté d’âme qu’elle s’était faite la compagne d’un infirme. Mais alors, dans l’un ou l’autre cas, pourquoi au moment où l’aveugle venait de retrouver la vue, avait-elle disparu après avoir pris le soin de ne laisser derrière elle aucune trace de son existence de huit mois dans le logis conjugal?
M. O*** aurait pu se répondre que, peut-être, madame Poliveau était un horrible monstre, quelque phénomène de laideur qui, après avoir joui, en sécurité, de la tendresse d’un mari aveugle, n’avait plus osé affronter le regard clairvoyant de son époux opéré.
Certes, M. O*** aurait dû s’en tenir à cette hypothèse, mais, malgré lui, son instinct de limier le poussait vers des causes plus véreuses. Son scepticisme n’admettait pas le monstre, et de plus, il niait le mariage... ce mariage qui n’avait pas passé par l’église pour cause de mahométisme.
—On aura joué une comédie quelconque à mon crétin, se disait-il en riant au souvenir de Poliveau se vantant d’avoir épousé une descendante du Prophète.
Mathurin habitait une partie du troisième étage d’un bâtiment au fond de la cour. Ce fut lui qui vint ouvrir au coup de sonnette du visiteur. Son visage était inondé de larmes.
—J’étais dans le sanctuaire, lâcha-t-il d’un ton plaintif pour expliquer ce ruissellement de pleurs.
En suivant Mathurin qui le conduisait au fond de l’appartement, tout droit au fameux sanctuaire, M. O*** put remarquer un de ces solides et confortables mobiliers, sans élégance pourtant, tels qu’il s’en fabriquait encore, il y a quarante ans, pour la bourgeoisie, qui ne courait pas alors au cliquant et à la camelote.
Le vol... en admettant ce vol dont la méfiance du commissaire ne voulait pas démordre... n’avait donc rien à démêler avec le mobilier. Pendules, rideaux, tapis, tableaux ou autres accessoires d’un enlèvement facile étaient bien à leur place et ne laissaient à nu aucun coin qu’on pût croire avoir été dépouillé. Tout autre, moins entêté que le commissaire, se serait rendu à l’évidence, c’est-à-dire à l’examen, qu’il n’avait été emporté rien autre que ce qui était à l’usage particulier de la fugitive Clarisse.
La preuve en était dans tous les tiroirs, vides ou ouverts que Poliveau, en attendant le fonctionnaire, venait d’inspecter encore une fois avec l’espérance d’y retrouver un objet quelconque qui eût appartenu à sa femme.
—Vous voyez, dit-il, pas un fétu! ils ont tout pris, ces misérables qui m’ont ravi ma Clarisse.
Ayant renoncé à faire admettre par cet époux convaincu l’idée que sa femme avait fort bien pu décamper sans se faire le moindrement prier, le commissaire tendit à Mathurin la perche que sa manie préférait.
—C’est vrai! répondit-il... Rien!... Pas même un portrait qui vous aide en vos recherches... et vous montre les traits de la personne aimée.
Poliveau se prit la chevelure à poigne-mains et de sa voix glapissante:
—Non. Rien! rien! répéta-t-il. A-t-on vu sort pareil au mien! Etre marié et ne pas connaître sa femme! Elle passerait à côté de moi dans la rue qu’il me serait impossible de dire: C’est elle! c’est ma Clarisse! ma colombe!... Pas le plus petit moyen de reconnaissance!
—Oh! si... il en est un, avança M. O***.
—Lequel donc?
—Vous la reconnaîtriez bien à la voix, j’imagine sans peine?
—Ah! ça! oui! beugla Mathurin. Tenez! je l’entendrais seulement faire son puuh! puuh! comme quand elle soufflait sur sa soupe, que ce serait suffisant pour me révéler ma Clarisse.
—Vous voyez donc bien que tout n’est pas désespéré... Et puis n’avez-vous pas pensé qu’il existe encore un autre moyen?
Mathurin ouvrit une bouche et des yeux agrandis par la curiosité.
—Dame! poursuivit le fonctionnaire, ne pouvez-vous pas arriver à votre femme par ses parents et amis? Elle n’était point sans famille, n’est-ce pas!... Ne m’avez-vous pas parlé de votre belle-mère, madame veuve Nubadar?
—Hélas! fit Poliveau.
—Etes-vous donc mal avec elle?
—Hélas! refit l’ex-aveugle, la pauvre femme n’est plus de ce monde! Huit jours après mon mariage, elle a été écrasée par un omnibus... Je voulais, malgré ma cécité, suivre son enterrement, mais j’ai été obligé de rester au logis pour consoler Clarisse à demi folle de douleur.
A mesure que Mathurin avançait dans le chapitre des confidences, le commissaire s’ancrait mieux dans la persuasion que le crétin avait été la victime d’une mystification de la plus haute volée.
—Connaissons d’abord les compères, se dit-il, je chercherai plus tard le motif qui les a fait agir.
Et, là-dessus, il repartit:
—Alors cette infortunée madame Nubadar s’en est allée à sa dernière demeure sans personne qui suivît son convoi?
—Mais si, mais si... ils étaient deux. D’abord Touriquet, ce brave ami Touriquet... lui qui a fait mon mariage.
—Eh bien? qui vous dit que ce n’est pas chez M. Touriquet que votre femme est allée se recueillir en son adoration!
—Hélas! soupira derechef Poliveau.
—Est-ce qu’il a été aussi écrasé par un omnibus?
—Non, mais, à ce que m’a dit Clarisse, il a été coupé en trois par une bombe pendant le bombardement de Paris.
—Diable! fit M. O*** sans rire.
—Oui, en trois.
—Savez-vous que j’ai tellement peur de me heurter encore à une catastrophe que je n’ose poursuivre mes questions.
—Poursuivez quand même.
—Alors quelle est la seconde personne, dont vous parliez qui, avec défunt M. Touriquet, a suivi le convoi de la bonne madame Nubadar?
—C’est l’oncle Canivel.
—Oncle à vous?
—Non, oncle à ma femme.
—Et, je l’espère, il n’est pas mort, lui?
—Hélas! gémit Poliveau.
—Oh! oh! encore un omnibus ou une bombe?
—Non, non, mais il a disparu. Impossible à moi de le retrouver... Tenez, il faut que je vous conte cela.
Le commissaire, à ces mots, poussa doucement Mathurin sur un fauteuil et s’installa sur un autre en disant:
—Puisque vous voulez bien m’instruire, cher monsieur Poliveau, prenez donc les choses au début et apprenez-moi comment s’est conclu votre mariage.
—Mon père venait de mourir... commença la mari de Clarisse...
—Pardon, dit M. O***, après l’avoir interrompu d’un geste, d’abord quelques détails sur feu votre père.
—J’avais deux ans quand mon père devint veuf. A ce chagrin s’en joignit un autre, celui de me voir peu à peu perdre la vue, car je n’étais pas aveugle de naissance. Soit qu’il se fût adressé à des médecins moins habiles ou moins hardis que le médecin qui m’a opéré, il crut mon infirmité incurable et, dès lors, il n’eut plus d’autre souci que d’assurer l’avenir qui m’attendait après sa mort. Il était caissier dans une importante maison de banque qui lui avait accordé un petit intérêt dans ses affaires. Tout ce qu’il pouvait faire d’économies, mon père le plaçait à fonds perdu sur ma tête, sachant bien que je serais incapable d’administrer jamais une fortune, moi que mon infirmité mettait à la merci du premier intrigant venu. C’est à la prudence paternelle que je dois donc cette rente viagère de 6,000 francs que me paye le compagnie La Précaution.
Quand il n’avait pas sa Clarisse en tête, Mathurin Poliveau, on le voit, n’était plus d’une conversation aussi stupide ni d’une crédulité à faire rire les ânes.
Il continua:
—Une après-midi, il y a neuf mois, au milieu de septembre...
—Quelques jours à peine avant le blocus de Paris, pensa le commissaire.
Et, interrompant:
—Saviez-vous alors que Paris était à la veille d’être assiégé? demanda-t-il.
—Nullement, je vivais, ou, plutôt, mon père me faisait vivre dans une telle ignorance de ce qui pouvait m’inquiéter que je ne me doutais de rien. Je reprends: Une après-midi, il y a neuf mois, au milieu de septembre, on apporta au logis le corps de mon père, que la rupture d’un anévrisme avait tué en pleine rue.
Si M. O*** n’avait pas cru aux deux trépas tragiques de la veuve Nubadar et du sieur Touriquet, la mort de M. Poliveau père le trouva parfaitement crédule; mais il en nota la soudaineté comme le premier jalon de la piste qui ferait trouver les farceurs ou les escrocs... les faits lui apprendraient comment il fallait qualifier ces inconnus... qui s’étaient joués de l’ancien aveugle.
—Après le décès de mon père, avait repris Mathurin, je me trouvai bien triste, et surtout bien isolé, car, séparé du monde par ma cécité, j’étais réduit à la seule compagnie de Javotte, entrée à notre service depuis le mariage de mes parents... car elle était sœur de lait de ma mère... et dont mon père m’avait toujours vanté le dévouement. Grave erreur de sa part, comme vous allez bientôt le voir.
Un matin, elle ne descendit pas de sa mansarde, et l’heure du déjeuner était déjà sonnée depuis longtemps qu’elle n’avait pas encore paru. Je me démenais comme une âme en peine en l’attendant, car, ne pouvant me guider à tâtons que dans mon logis qui m’était connu, je n’osais faire l’ascension des étages supérieurs et tenter de trouver la chambre de ma bonne, que je ne savais où située dans les méandres du couloir des combles de la maison.
L’estomac à jeûn et l’esprit troublé par la crainte que Javotte fût tombée tout à coup si gravement malade qu’elle n’avait pu descendre, j’étais donc dans un grand embarras, quand, à ce moment, un grand coup de sonnette retentit à la porte d’entrée du logement.
M. O*** arrêta le conteur.
—Un renseignement? demanda-t-il. A cette époque, vous habitiez déjà ici?
—Non, je ne suis venu ici qu’après mon mariage. Nous demeurions alors rue Cassette, au deuxième étage d’une maison dont mon père, au moment où il mourut, avait l’intention de déménager, car, dans les derniers mois, l’immeuble avait été donné en principale location à un marchand de meubles. Celui-ci, pour utiliser ses marchandises, transformait peu à peu les étages en logements garnis, grave désagrément qui peuplait la maison d’un tas de gens inconnus qui se renouvelaient par trop fréquemment.
—Bon à noter! pensa le commissaire, toujours à l’affût du lièvre sur lequel il prendrait chasse.
Ensuite, tout haut:
—Revenons à ce coup de sonnette qui retentit alors que vous étiez si inquiet du retard de votre bonne.
—J’allai ouvrir et, aussitôt, j’entendis ces paroles articulées par une voix franchement amicale:
—Mon cher voisin, je viens vous offrir mes services, car j’ai pensé que vous deviez être grandement désorienté par l’abandon de votre servante.
—Comment? Javotte m’a abandonné! m’écriai-je, abasourdi par cette nouvelle inattendue.
—Je vous répète ce que m’a conté tout à l’heure le concierge auquel cette créature sans cœur a annoncé, hier soir, en filant avec sa malle, qu’elle avait assez de son métier de chien d’aveugle... Alors je me suis dit: Touriquet, mon ami, ce brave jeune homme aveugle doit être bien empêtré par cette indigne conduite. On se doit aider entre voisin de carré... Et j’ai sonné à votre porte.
—Quoi! Javotte est ainsi partie, après trente longues années de services! répétai-je avec un étonnement douloureux.
—Bah! bah! fit mon voisin Touriquet. Comme vous ne sauriez chercher vous-même une autre bonne, je me charge de vous en trouver une plus jeune et plus fidèle que votre Javotte... Mais, pour le quart d’heure, il faut s’occuper du plus pressé, c’est-à-dire de votre déjeuner. Il me reste, du mien, un peu de jambon et une tranche de pâté; permettez-moi de vous offrir ces victuailles.
Effectivement il revint, dix secondes après, en m’apportant les comestibles annoncés.
Que vous dirai-je! Un frère n’aurait pas été plus dévoué que Touriquet. Notre vie devint intime. Il fut mon ange protecteur.
A mesure que Poliveau parlait, le commissaire étudiait sa physionomie naïve et il y lisait l’expression de la plus crédule bonne foi. Sceptique en diable qu’il était, il ne croyait pas à cette fuite de Javotte, que, selon lui, on devait avoir fait disparaître pour assurer la réussite du projet inconnu dont ce Touriquet était le premier metteur en scène.
Sans se douter en quelle piètre estime son auditeur tenait le Touriquet, dans lequel, lui, voyait un ange protecteur, l’ex-aveugle avait continué l’histoire de son passé:
—Oui, cet excellent Touriquet... qu’une bombe devait bientôt couper en trois... fut pour moi presque une mère. Quand, honteux d’abuser ainsi de sa complaisance infatigable, je lui rappelais sa promesse de me chercher une autre domestique, il me répétait doucement: Patience! patience! peut-être vous trouverai-je mieux qu’une servante... Je m’occupe de vous. Patience! patience!
En effet, le matin du cinquième jour, il me demanda brusquement:
—Auriez-vous du goût pour le mariage?
—Puis-je penser au mariage avec mon infirmité! m’écriai-je.
—Toute femme est faite de dévouement. Sachez prendre la plus mauvaise et, du fond de son cœur, vous ferez sortir bonté, sympathie, tendresse, abnégation, sacrifice, etc., etc... Avez-vous lu Piron, ce grand moraliste? Non, n’est-ce pas?... C’est lui qui a dit: «Chez la femme, le besoin d’héroïsme est encore plus impérieux que celui de la faim»... Et il avait raison, ce vertueux écrivain que je m’étonne de ne pas voir plus répandu dans les lycées.
Alors, comme je secouais la tête, plein du doute de pouvoir jamais trouver l’occasion de tenter l’héroïsme d’une femme, il reprit:
—Tenez, je connais une jeune fille d’une telle sensibilité qu’elle est incessamment tourmentée du désir de se sacrifier... il faut presque lui attacher les mains, quand elle sort, pour l’empêcher de donner les vêtements qu’elle a sur le corps à la première pauvresse mal vêtue qu’elle rencontre... C’est comme je vous le dis, et, vous savez? moi, mentir pas plus gros que ça, me rendrait malade toute une semaine.
—Mais, je vous crois, mon bon Touriquet.
—Eh bien, pour en revenir à cette demoiselle, que j’aille lui dire. «Je connais un jeune aveugle, seul en ce monde, bien triste, sans un cœur qui le soutienne... et lui prépare ses repas;» aussitôt elle tremblera de tous ses membres et finira par s’évanouir sur les genoux de sa mère... C’est comme je vous le dis, et je ne mens jamais, j’ai la fierté de le répéter.
—Je vous crois, je vous jure que je vous crois, m’écriai-je en devinant à sa voix qu’il me soupçonnait de douter de sa sincérité.
—Oui, répondit-il, voilà bien la compagne de votre vie telle qu’il vous la faudrait.
—Oh! oui! fis-je du fin fond de mon cœur.
Après un petit silence, il ajouta:
—Malheureusement, il y a un obstacle.
—Lequel?
—Elle n’a pas le sou!
—Mais je ne tiens pas à l’argent, moi!... Et si, de son côté, la personne voulait se contenter de ma modeste aisance... Si vous l’interrogiez adroitement?
—Tu! tu! tu! je me garderai bien d’une pareille maladresse... Ah! ouiche! Elle pense bien à l’argent, la chère âme! Qu’est-ce qu’elle demande avant tout? Se sacrifier à une infortune... Mais, de votre aisance, elle s’en soucie comme d’une bulle de savon! Voilà comme elle est... J’aime mieux vous le dire brutalement, car je ne sais pas farder la vérité.
Il réfléchit un peu, puis:
—Je tâterai madame veuve Nubadar, reprit-il... c’est la mère de l’ange.
Cette nuit-là, je ne dormis pas.
Le lendemain, quand entra Touriquet, l’émotion me serrait si fort la gorge que j’eus bien de la peine à prononcer ces deux mots:
—Eh bien?
—Avant tout, une question? dit-il.
—Répondez-moi avec cette franchise dont je vous donne l’exemple... Ne tergiversez pas.
—Je vous jure de ne pas tergiverser. Posez sans crainte votre question.
—La voici: Prendrez-vous le turban?
—Quel turban?
—En un mot, vous ferez-vous mahométan?
—Pourquoi me faire mahométan?
Après ma promesse de ne pas tergiverser, Touriquet dut lire sur ma figure que si je ne répondais pas, c’était sincèrement faute de comprendre.
—Ah! oui, tiens, c’est vrai! s’écria-t-il, j’ai oublié de vous prévenir hier que ces dames sont musulmanes... Deux descendantes du Prophète; leur famille a régné jadis sur la Tunisie... Je vous en préviens pour que vous ne m’accusiez pas plus tard de vous avoir fait des cachotteries... Franc comme l’or, moi!
Et sans me laisser le temps de répondre:
—Ainsi, poursuivit-il, vous ne prendrez pas le turban? Non, n’est-ce pas?... Du reste, j’avais prévu la chose et, d’avance, j’ai tout arrangé à la commune satisfaction... Chacun gardera son culte... Seulement il n’y aura pas naturellement de cérémonie religieuse. C’est ce qui a été décidé pour ne donner la préférence à personne... Rien qu’une cérémonie civile... Un tour à la mairie, voilà tout.
Aux derniers mots de Touriquet, je m’étais mis à trembler de tous mes membres, et ce fut d’une voix brisée par une joie délirante que je balbutiai:
—Quoi? Cette jeune personne veut bien se dévouer au bonheur du pauvre aveugle!
Touriquet comprit alors le piége que je lui avais tendu en le laissant parler. Il lâcha un énorme juron, puis, tout plein de colère contre lui-même:
—Oh! je n’en fais jamais d’autres! gronda-t-il. Me voilà bien, moi, avec ma franchise qui ne sait jamais rien garder!!!
Ensuite, se calmant:
—Eh bien, oui, reprit-il, l’affaire est arrangée... Mais vous n’aurez pas l’air de vous douter que ces dames sont consentantes.
Le tremblement m’avait repris.
—Alors, bégayai-je, quand vous m’avez proposé, cette demoiselle a bien voulu m’accepter?
—Il est arrivé à Clarisse... elle se nomme Clarisse... ce que j’avais prévu. En apprenant qu’il s’agissait de se sacrifier à une infortune, elle s’est évanouie sur les genoux de sa mère, madame Nubadar.
A ce nom, il se hâta d’ajouter:
—Ah! à propos de madame Nubadar, j’ai un conseil à vous donner. Cette noble étrangère possède imparfaitement notre langue... Elle use d’un français baroque, appris un peu partout... Ne vous avisez pas de rire de ses locutions étranges... Après le mariage, si l’envie vous tient de converser avec votre belle-mère, vous en serez quitte pour apprendre le turc... Je me suis laissé dire que cette dame, en langue turque, est pétillante d’esprit... Mais, ce soir, quand vous l’entendrez, pour ne pas sourire, ne cessez pas de vous dire que vous êtes en présence d’une étrangère qui daigne parler le français pour vous mettre à l’aise... Ne m’en veuillez pas de cette leçon, que vous dicte mon amour de la vérité.
—Comment? dis-je, ce soir? Quand je la verrai?... Mais vous me présentez donc ce soir même à cette dame et à sa fille?
—Mieux que cela, mon cher. Je suis chargé de vous mener ce soir dîner à l’hôtel Nubadar, en petit comité, bien entendu... On a décommandé l’ambassadeur d’Angleterre qui devait y venir piquer l’assiette aujourd’hui... Ah! on mange bien à l’hôtel Nubadar, je vous en réponds.
Sur ces dernières paroles, il partit après m’avoir donné cet avis en guise d’adieu:
—Tenez-vous prêt pour sept heures, je viendrai vous chercher en voiture.
IV
A l’heure dite il fut exact.
C’était la première fois de ma vie que j’allais prendre un repas hors de chez moi. Jamais, au grand jamais, je n’avais goûté, je vous le jure, d’autre cuisine que celle de Javotte.
Dans la voiture, Touriquet ne cessa de me vanter l’hôtel Nubadar, sa chère exquise, son service de table, son nombreux personnel et, avec cette franchise qui lui était habituelle, il me répéta plusieurs fois:
—Quel dîner nous allons faire! Je ne vous cache pas que je m’en lèche les doigts d’avance.
Enfin le fiacre s’arrêta.
—Nous voici arrivés devant la demeure de la noble étrangère, m’annonça cette perle des amis.
Au moment où nous franchissions la porte de l’hôtel Nubadar, une voix féminine fit entendre ces paroles:
—Faut-il ouvrir des huîtres à ces messieurs? Elle sont bien fraîches aujourd’hui.
—Oui, oui, ma belle, quatre douzaines, répondit Touriquet.
Puis il me souffla à l’oreille:
—C’est la camériste de madame Nubadar qui guettait notre arrivée.
Arrivés au premier étage, nous tournâmes dans un long couloir tout plein de bruit de voix, de rires, de chants, d’accords de pianos... et, surtout, d’une lourde odeur de cuisine.
—Ce sont les gens de la maison qui prennent du bon temps... Madame Nubadar est une indulgente maîtresse, m’apprit Touriquet pour m’expliquer ce tapage.
Enfin une porte s’ouvrit et mon ami me poussa en me soufflant:
—Saluez; vous êtes en présence de l’illustre veuve.
J’étais encore en train de m’incliner que la mère de mon ange s’écriait.
—Ah! clampins! vous v’là donc! J’ai l’estomac qui me colle au dos tant j’ai faim! Enfin, nous allons becqueter!... Pas vrai, Clarisse?
—Oui, maman, répondit une voix qui résonna à mes oreilles comme une harpe éolienne.
—Tenez, mettez-vous là, entre votre future et moi, me dit tout bas Touriquet en me guidant vers un fauteuil.
A quoi, il ajouta cette recommandation:
—Soyez aimable, galant et très-spirituel... mais pas de gros mots, ni rien qui sente la caserne ou la brasserie... Choisissez vos phrases dans le dix-huitième siècle; époque Louis XV de préférence... on savait alors badiner sans offusquer le beau sexe.
Il fut interrompu dans ses excellents conseils par la voix de madame Nubadar qui disait:
—Allons, hue! Touriquet, chacun devant son râtelier et pensons à jouer des mandibules.
—Hein! quel français! me murmura encore mon ami. Comme on devine bien tout de suite qu’on est en présence d’une étrangère... Je sais bien qu’au fond, on finit par comprendre ce qu’elle veut dire, mais, entre Bossuet et elle, comme langage, on est forcé de constater une différence regrettable.
Touriquet ne m’avait pas trompé en m’annonçant qu’à l’hôtel Nubadar on faisait large chère. Avec une profusion orientale, il y avait tout un régiment de plats qui laissaient le choix aux convives. La preuve en est qu’à peine fûmes-nous assis, la voix d’un homme (celle de l’officier de bouche, à ce que m’apprit Touriquet) prononça respectueusement ces mots:
—Que faut-il servir à ces dames? Bifteks, côtelettes, rognons sautés... C’est aujourd’hui le jour de l’esturgeon à la Rossini... Je ne saurais trop le recommander.
—Donne-nous de tout, mon fiston, nous patienterons pour le reste, commanda madame Nubadar.
Que vous dirai-je? J’avais le cœur qui battait à me rompre la poitrine. J’aurais voulu parler: impossible, la langue me plaquait au palais; impossible aussi de manger: ma gorge contractée n’aurait rien laissé passer.
Cette inertie de ma part fut sans doute taxée d’indifférence et fut cause que le commencement du dîner demeura froid. Pour couvrir ce silence glacial, Touriquet s’efforçait de jouer des mâchoires avec un fracas infernal. Enfin j’entendis de petits rires qui, j’en suis certain, avaient pour but d’éveiller ma gaîté, de me mettre à mon aise, de fondre ma timidité.
—Chouette fricot!!! s’écria complaisamment madame Nubadar, voulant me fournir l’occasion d’une réplique, d’un mot flatteur pour le repas qu’elle nous offrait, d’un éloge de son cuisinier.
Mais non. J’étais d’autant mieux paralysé par l’émotion que plusieurs fois, j’avais senti la douce main de Clarisse effleurer la mienne.
—Mais parlez donc, animez le dialogue, dites n’importe quoi... mais, vous savez, rien qui sente la caserne, me soufflait Touriquet.
Et comme je restais de marbre:
—Au moins, récitez-leur une fable, ajoutait-il.
Rien! la crainte m’étranglait.
En véritable ami dévoué, mon voisin cherchait à me galvaniser.
—La petite vous dévore des yeux, me murmurait-il. Elle est littéralement pendue à vos lèvres... Vous lui débiteriez seulement l’alphabet, qu’elle boirait le son de votre voix.
Mais ces encourageantes paroles ne faisaient que redoubler mon émoi, sans me délier la langue.
La bonne madame Nubadar eut pitié de mon embarras et, dans son mauvais français, elle lui trouva une excuse.
—A la bonne heure! s’écria-t-elle, voilà comme je comprends, moi, qu’on chique les vivres... sans parler!... On apprécie mieux la boustifaille.
Cette bonté, à la fois fine et délicate, de la femme d’Orient qui venait à mon aide, opéra mieux sur moi que tous les conseils de Touriquet. La douce émotion de la reconnaissance fondit ma glace, dégourdit ma langue, me desserra la gorge.
Je sentis que j’allais parler.
A ce moment l’officier de bouche entra en disant d’une voix triste:
—Il m’arrive un petit malheur: j’avais offert à ces dames un poulet au cresson... mais il ne nous reste plus de poulet.
—Alors mettez-nous un peu plus de cresson, dis-je d’un ton dégagé.
Je croyais rendre sa politesse à madame Nubadar en lui venant ainsi à l’aide; en mettant de l’huile sur le froissement d’amour-propre d’une maîtresse de maison qui voit tout à coup le poulet manquer à ses convives.
Mais, alors que je triomphais d’avoir si bien débuté, j’entendis gronder à mes oreilles la voix sévère de Touriquet qui disait:
—Plaisanterie déplacée... Je vous avais pourtant bien prévenu: Rien qui sente la caserne!... Mieux valait réciter une fable.
La terreur d’avoir commis une bévue, bien involontaire, je vous le jure, car j’en suis encore à la comprendre, me refigea immédiatement la langue.
Cependant, sous la table, mon genou avait rencontré un autre genou. Cinq ou six fois je risquai une légère pression. Encouragé, j’allais continuer, quand, à voix basse, Touriquet me dit vivement:
—Non, merci, j’en ai assez, ça me donne le mal de mer... Adressez-vous à droite.
Du moment que mon sage mentor m’encourageait, je crus devoir persévérer dans cette façon de faire parler mon cœur et j’avançai la jambe dans la direction voulue.
Aussitôt retentit le fracas d’un violent éternument dans un verre, auquel succéda une petite pluie de vin, puis, après une vive quinte de toux, la noble étrangère articula péniblement ces mots:
—Quelle andouille que ce Touriquet qui va me pousser le genou quand je suis en train de boire! J’ai failli étrangler.
Mon excellent ami devina que je m’étais trompé d’adresse et, malgré sa profonde horreur du mensonge, il endossa la faute.
—C’est le champagne qui me travaille un peu les nerfs.
Car nous en étions au champagne. Les plats s’étaient succédé avec une rapidité qui prouvait l’activité du personnel de l’hôtel Nubadar.
Enfin l’illustre étrangère prononça d’un ton légèrement empâté:
—Ouf! j’en ai ma claque!... Et toi, Clarisse?
A cette question, grandement prosaïque, mademoiselle Clarisse répondit de son organe mélodieux avec une intonation de prière:
—Oh! maman, je t’en prie, ne me trouble pas, laisse-moi à mon bonheur.
Que voulait-elle dire? Je ne l’aurais pas compris sans Touriquet, qui me prit le bras en me soufflant vivement:
—Vous venez de sentir au front comme une brûlure, n’est-ce pas?
—Non, pourquoi?
—Si, si, le front doit vous avoir brûlé... Ah! si vous aviez vu quel regard de feu Clarisse vous a lancé!
Et me serrant encore le bras pour arrêter mon transport de joie:
—Chut! chut! fit-il, n’abusez pas d’une confidence échappée à ma franchise... Triomphez, mais à la façon, de l’Indien, avec un visage de bois.
L’officier de bouche était encore venu nous faire ses dernières offres. Sur notre refus de rien prendre de plus, il se retira; mais, deux minutes après, il reparut et je l’entendis qui, sans mot dire, posait une assiette sur la table. Après quoi, il s’en alla.
Ma fine oreille d’aveugle perçut alors le bruit du froissement d’un papier que madame Nubadar venait de prendre sur l’assiette.
Il y eut un petit silence, puis la digne mère de mon ange lança ces mots:
—Mazette! c’est salé!!! Tiens, regarde donc un peu, Clarisse.
Et elle passa ledit papier à sa divine progéniture qui, bientôt, répondit:
—Oui, c’est raide.
A quoi Touriquet, auquel l’ange avait donné le papier, ajouta à son tour:
—En effet, c’est poivré!...
Je poussai du coude mon ami, ce qui était ma manière de l’interroger sur la signification de cette scène incompréhensible pour moi.
Avec son inépuisable complaisance, le bon Touriquet me souffla aussitôt:
—Rien qui menace vos amours.... Je vous ai dit que pour nous recevoir, on avait décommandé l’ambassadeur d’Angleterre, qui comptait piquer ici l’assiette ce soir... De colère d’avoir été évincé, il vient d’écrire à madame Nubadar un billet de la dernière raideur.
Puis, tout haut et gracieusement:
—Croyez, mesdames, que mon ami Poliveau n’ignore pas la coutume orientale qui veut qu’après un repas pris en commun, les deux sexes se séparent, les dames pour aller jouir de la sieste dans le gynécée, les hommes pour rester à fumer l’opium.
Sur mon honneur! j’ignorais cette coutume d’Orient, mais je n’en fis pas moins un geste de tête pour sanctionner ce que venait de dire Touriquet.
—Ma foi, oui, j’avoue que je ne suis pas fâchée de détaler... Viens, Clarisse, déclara la maman.
J’entendis un bruissement de vêtements et de chapeaux que les dames remettaient.
—Saluez... elle se retirent, m’annonça le dévoué Touriquet.
La porte était à peine refermée que mon Mentor me demandait brusquement:
—Vous venez de vous sentir une impression de fraîcheur sur le front, n’est-ce pas?
—Non, pourquoi?
—Ah çà! ni le chaud, ni le froid, vous ne sentez donc rien!... Comment! vous n’avez pas senti sur votre front le baiser que Clarisse, de ses fraîches lèvres, vient de vous envoyer de loin, avant de suivre sa mère.
Puis, sans me donner le temps de parler, il me frappa sur l’épaule, en s’écriant d’un ton joyeux:
—Eh! eh! l’affaire est dans le sac! La petite en tient sous l’aile et, si j’en crois un signe qu’elle m’a adressé entre le rôti et la salade, madame Nubadar vous agrée. Ah! mon gaillard, il ne faut pas vous confier des femmes!... En un rien de temps, vous les attelez à votre char.
—Vrai? vrai? répétai-je à chaque phrase en étouffant de satisfaction.
—Comme je vous le dis... Ah! j’ai bien eu peur un instant, j’ai cru votre barque chavirée avec cette malencontreuse affaire du cresson... Je vous avais pourtant averti: Rien qui sente la caserne!
—Si vous vouliez m’expliquer en quoi j’ai manqué de...
—Non, non, pas d’explications... je n’aime pas à humilier mes amis... Passons l’éponge... c’est oublié.
Après un court silence, il reprit:
—Maintenant, permettez-moi un conseil.
—Parlez, je vous en supplie.
—Il faut tout de suite bien vous poser dans la maison par un large pourboire aux domestiques... C’était un des grands moyens du duc de Richelieu, l’irrésistible séducteur... Avez-vous une centaine de francs sur vous?
—Oui, je les possède.
—Sans quoi, je vous les aurais avancés... Bien, donnez, dit-il en prenant mes louis.
Au coup de sonnette de Touriquet, entra aussitôt quelqu’un que je reconnus, à son pas, pour être l’officier de bouche de madame Nubadar.
—Tenez! fit simplement mon ami en jetant l’or dans une assiette.
Ensuite, il mit mon bras sur le sien.
—A présent, trop heureux mortel, je vais vous reconduire chez vous, ajouta-t-il.
M. O*** avait écouté sans mot dire, riant sous cape de l’épaisse niaiserie du narrateur.
Jusque-là, le récit de Poliveau n’avait encore mis en scène qu’un trio de matois se régalant aux frais d’un imbécile qui s’imaginait avoir dîné dans le monde.
—Monsieur Poliveau, avez-vous quelquefois mangé dans un restaurant? demanda le commissaire pour s’assurer si l’ex-aveugle était resté la dupe de cette comédie.
—Dans un restaurant? Jamais! au grand jamais!... Ne vous ai-je pas dit qu’à l’exception de ce jour où ma regrettée belle-mère me fit l’honneur de m’admettre à sa table, je n’ai jamais mangé d’autre cuisine que celle du logis? répondit Mathurin étonné de cette question qui lui semblait ne rimer avec rien.
Jusque-là, nous le répétons, la chose n’avait encore que l’allure d’une mystification et rien ne faisait pressentir au magistrat le but mystérieux qui, pendant huit mois, avait fait vivre cette Clarisse, une rusée coquine, aux côtés d’un pareil nigaud.
Pour comprendre que le Touriquet et la Nubadar n’étaient que de simples comparses, le commissaire n’avait qu’à se souvenir, suivant le récit de Mathurin, que grâce à une bombe et à un omnibus, ils allaient bientôt sortir de scène pour laisser la place au personnage principal, le Deus ex machina, celui qui tenait les principaux fils du pantin et au profit duquel la farce, indubitablement, avait été jouée.
V
Craignant, s’il posait des questions, de voir Poliveau s’étendre en divagations prolixes, le commissaire le remit sur la voie en disant:
—Bref, vous fûtes mariés?
—Oui, monsieur, huit jours après je couronnais légitimement les feux de Clarisse devant M. le maire.
—A la mairie du IXe arrondissement, m’avez-vous dit? demanda M. O*** en insistant.
—Oui, monsieur, au premier étage.
—Bah! et pourquoi pas au rez-de-chaussée où se trouve la salle des mariages? dit le commissaire qui flairait une nouvelle comédie.
—Parce que, m’a appris Touriquet, les peintres, justement ce jour-là, collaient du papier neuf dans la salle des mariages.
—Mais, pour un mariage, la loi exige des témoins? avança M. O***.
—Nous les avions. De mon côté Touriquet et l’oncle Canivel.
—Ah! oui, cet oncle de votre femme que vous n’avez pas pu retrouver, continua le commissaire devinant que l’oncle Canivel devait être le Deus ex machina qu’il attendait.
—Précisément.
—Et, du côté de mademoiselle Nubadar?
—De son côté, les deux témoins étaient de grands dignitaires turcs dont les noms m’échappent, mais qui étaient couchés tout au long sur mon acte de mariage disparu. C’est Touriquet qui me les a présentés au sortir de la mairie.
—Et vous leur avez serré la main pour les remercier, dit M. O*** peu convaincu de l’existence de ces deux personnages, car il trouvait la pantalonnade trop compliquée en compères.
—Non, il n’y a pas eu de poignées de mains parce que Touriquet m’a dit que c’était contraire à l’étiquette orientale, mais je ne les en ai pas moins remerciés chaleureusement des vœux qu’ils ont bien voulu faire pour mon bonheur. «Que Mahomet étende sa chaussure sur toi», m’a dit l’un... «Allah est grand! a prononcé l’autre, qu’il te fortifie le cœur avec la moelle des lions noirs»... Hein! comme c’est oriental.
—Tout ce qu’il y a de plus oriental! répondit M. O*** sans rire le moindrement.
Puis, désireux de suivre la farce jusqu’au bout, il s’empressa d’ajouter:
—Donnez-moi donc quelques détails sur la séance à la mairie.
—Que puis-je vous conter de particulier! Rien, ma foi! Le maire, qui parlait du nez avec un accent alsacien, nous a lu les articles du Code, puis il a adressé quelques conseils à Clarisse. «Soyez bonne femme de ménage, a-t-il dit; ayez de l’ordre, toujours de l’ordre; l’ordre de la femme est une richesse qu’elle apporte au mari. Que vos armoires, vos meubles, vos placards soient toujours bien en ordre. Ne laissez pas un coin sans l’épousseter. Rangez, rangez toujours... Visitez sans cesse et partout... Avec une femme qui ne visite rien, la poussière et l’humidité ruinent plus vite un mari que les spéculations de Bourse.» Voilà, en substance, ce que le maire a daigné dire à Clarisse.
—Très-bien! très-bien! fit le commissaire, auquel son instinct de policier venait de révéler que, sous cette allocution stupide, la tête de l’anguille commençait à montrer son museau.
Cependant Poliveau avait continué:
—En sortant de la mairie, après avoir été quittés par l’oncle Canivel et les deux dignitaires Turcs, nous allâmes, ma belle-mère, ma femme, Touriquet et moi, faire un déjeuner-dînatoire à l’hôtel Nubadar, où, cette fois encore, je donnai cent autres francs pour que les serviteurs de ma belle-mère pussent boire à mon heureuse union.
M. O*** avait pointé sur l’oncle Canivel, qui lui paraissait suspect en diable, il avait hâte de le voir à l’œuvre.
Aussi, ne laissant pas, à propos de ce mariage à la mairie dont il ne croyait pas un traître mot, son conteur battre longtemps les buissons, il coupa vite au court en disant en forme de résumé:
—Bon! vous voilà marié; votre déménagement de la rue Cassette à la rue Richer est fait; un omnibus a écrasé votre belle-mère; Touriquet a reçu sa bombe; voilà qui est convenu... Maintenant, continuez votre récit à deux mois du mariage, en pleine félicité conjugale... Parlez-moi de l’oncle Canivel avec lequel vous ne m’avez pas fait faire encore connaissance.
—Oui, oui... ce bon vieillard si étrangement disparu...
—Ah! c’était donc un vieillard?
—Quatre-vingt-huit ans, très-bien conservé, majestueux sous la neige de sa chevelure, du moins à ce que m’a appris ma femme qui me répétait: «Tu ne saurais t’imaginer quel saint respect j’éprouve à poser mes lèvres sur son vénérable front.» Oh! oui, il devait être bien conservé, car sa voix, la seule chose dont je pouvais me rendre compte, était fraîche et jeune. Ririsse m’affirmait que cela tenait à ce qu’il avait conservé toutes ses dents... Le fait est qu’il devait les avoir solides, car, à son âge, il vous broyait des os de poulet et de côtelettes tout aussi facilement que s’il eût mâché du beurre.
—Il dînait donc chez vous?
—Trois fois par semaine et, tous les dimanches, il nous recevait à son tour.
Avec un niais de la force de Mathurin, il n’était besoin d’étudier préalablement certaines questions. Sa stupide prétention d’avoir été un dieu pour sa femme le cuirassait contre tout soupçon qui aurait effleuré la vertu de son épouse. Le commissaire ne se gêna donc pas pour demander à brûle-pourpoint:
—Il aimait tendrement votre femme, ce bon vieillard?
—Eh! eh! fit Mathurin d’un air fin, s’il faut vous l’avouer, je crois qu’il me donnait la préférence. Il m’avait voué toute son affection et me la prouvait en prenant mes intérêts... Je ne prétends pas dire qu’il n’aimât pas sa nièce, mais, avec elle, il se montrait sévère. Et quand je plaidais pour Clarisse, il me répondait qu’à toute jeune femme il ne faut pas laisser le temps de prendre un mauvais pli... qu’on doit les dresser tout de suite au ménage, à l’économie, à la propreté, etc. Aussi tous les jours, il ne cessait de lui répéter:
—Souviens-toi de ce que t’a dit le maire, le jour de ton mariage, le jour où tu as eu le bonheur de t’appeler Poliveau: «L’ordre de la femme est une richesse qu’elle apporte au mari... Avec une femme qui ne visite rien, la poussière et l’humidité ruinent plus vite un mari que les spéculations de Bourse.»
Il lui ordonnait d’épousseter, d’essuyer, de frotter tel ou tel meuble et de ranger son contenu.
—Tiens! s’écriait-il, je suis certain que tu n’as pas rangé l’intérieur de ce secrétaire.
—Mais si, répondait Clarisse, voici trois fois déjà que je l’ai visité.
—Tu, tu, tu... visité comme tu visites... à la six quatre deux... sans penser à faire prendre l’air aux tiroirs... Je parie cinq sous que l’humidité s’y est mise... que le meuble sent le moisi.
Et il se levait en ajoutant:
—Il faut que je m’en assure.
Alors il se mettait à passer l’inspection du meuble en marronnant entre ses dents:
—Je gage que ce tiroir n’a pas été épousseté... que celui-ci n’a pas été rangé... que cet autre est plein de poussière... Le maire te l’a pourtant dit: «Rangez toujours, visitez sans cesse et partout.» Oui, le maire te l’a dit... N’est-ce pas, Poliveau?
J’étais bien forcé de l’avouer.
La pauvre Clarisse avait beau protester de son ordre, de sa propreté, il ne voulait pas démordre de son inspection qu’il poussait jusqu’à la minutie.
—Avec les secrétaires, prétendait-il, on ne saurait prendre trop de précautions... La mort des secrétaires, bien souvent, provient des compartiments à secret qu’on ignore. La moisissure s’y met et on ne s’en doute pas... Est-ce que votre secrétaire possède des compartiments à secret, mon cher Mathurin?
Je répondais n’en rien savoir... Mon père ou Javotte auraient pu le dire, mais moi, aveugle, je l’ignorais.
Et son horreur de la poussière était telle qu’il mettait le meuble la tête en bas et le secouait, le secouait pour dégager, affirmait-il, la poussière des rainures.
Ce faisant, il répétait à Ririsse:
—Le maire n’a pas eu le temps de te l’apprendre, mais voilà comment on s’y prend pour nettoyer un secrétaire bien à fond.
Et ce qu’il disait était chez lui une conviction, car, derrière ma femme qui passait ses journées entières à visiter et à épousseter chaque pièce de mobilier, je puis dire que tous mes meubles, l’un après l’autre, ont passé une dizaine de fois par les mains de l’oncle Canivel.
Sur ces derniers mots, Mathurin Poliveau secoua tristement la tête, en débitant d’une voix plaintive:
—Qu’est-il devenu, ce brave oncle?... Disparu!... Qui sait si les misérables qui m’ont enlevé ma femme, n’ont pas assassiné le digne vieillard pour l’empêcher de m’aider à retrouver Clarisse.
Alors, fondant en larmes, il reprit son antienne:
—Retrouver Clarisse... moi, tout seul... Est-ce que cela m’est possible, puisque je ne l’ai jamais vue!
La lumière se faisait peu à peu pour le commissaire depuis qu’il était, pour ainsi dire, en présence des deux premiers rôles de cette farce dont l’aveugle avait été le Jocrisse.
Il comprenait que s’ils avaient jugé bon de faire de Clarisse une descendante du prophète Mahomet, c’est que cela coupait facilement court à toute cérémonie religieuse dont la parodie eût été autrement difficile que celle de l’état civil, faite sous clef, à un premier étage, à l’aide de quatre ou cinq compères de second ordre qu’on avait ensuite évincés.
Mais ce que M. O*** avait écouté de son oreille la plus attentive, c’était le récit de la fouille, vingt fois répétée sans résultat, que les deux complices avaient exécutée dans tous les meubles du logis.
—Que voulaient-ils dénicher? si c’eut été de l’argenterie, des bijoux, ils auraient mis tout de suite la main dessus, se disait-il. Ce qu’ils cherchaient devait être quelque chose d’un mince volume, un tout petit paquet, voire un simple papier, un objet enfin pouvant tenir dans le compartiment secret d’un meuble... Oui, mais quel était cet objet? Voilà le hic.
De morne qu’il était, le désespoir de Poliveau tourna brusquement à la rage. Notre héros s’empoigna la chevelure à deux mains, grinça des dents et piétina sur place en s’écriant à pleine voix:
—Ah! maudite soit ma fatale idée d’avoir été me faire opérer! Si j’avais toujours le bonheur d’être aveugle, ma douce colombe serait près de moi à palpiter sous mon aile et je n’aurais pas perdu le cher oncle Canivel, qui soignait si bien mes meubles.
Plus encore que Mathurin, le commissaire tenait à savoir ce qu’était devenu l’oncle Canivel. Il prit le ton de reproche amical pour dire au mari de la douce colombe:
—Mais, à Paris, une personne ne disparaît pas aussi facilement. Peut-être avez-vous mal cherché?
—Mal cherché! répéta Poliveau indigné, j’ai à me reprocher, je le confesse, d’être méfiant, peu crédule, toujours sur mes gardes; cela tient à ma nature de profond observateur... mais, moi, être ingrat, jamais!... Oh! que oui! je l’ai cherché, ce bon vieillard qui m’inondait de sa tendresse... Je ne vous ai donc pas conté comment j’ai constaté la disparition de ce digne parent?
—Non, et je serais heureux de l’apprendre.
—A ma sortie de la maison de santé, avant-hier, je vous ai dit que j’étais accouru chez moi plus rapide que la foudre. En ne trouvant plus Clarisse au logis, ma première pensée fut qu’elle devait être chez le cher oncle.
—Dont vous saviez l’adresse?
—Sans doute; puisque nous allions dîner chez lui tous les dimanches.
—C’est qu’alors vous étiez aveugle et que votre femme pouvait très-bien vous conduire chez l’oncle sans penser à vous donner une adresse dont votre infirmité n’avait que faire.
—Oh! que vous connaissez mal ma divine Clarisse!... Elle n’avait rien de caché pour moi, la chère âme... Son bonheur était de me renseigner sur tout, en me disant toujours: «Si je venais à mourir...» car il faut vous apprendre qu’elle avait la faiblesse des pressentiments, ce qui la faisait me répéter sans cesse: «Je suis trop heureuse près de toi, la mort doit être jalouse de ma félicité.»
Bref, pour en revenir à mon sujet, elle me disait: «Si je venais à mourir, tu serais trop embarrassé à chaque pas... je dois donc te munir d’avance de tous les renseignements possibles. Nous sommes rue Dauphine, 18, ne l’oublie pas.»
Et même, quand nous entrions dans l’allée, elle ne manquait jamais de me donner cet avertissement: «Prends-garde aux deux marches!» Car il y avait deux marches à monter avant d’arriver au pied de l’escalier.
Donc, avec l’espoir de retrouver Ririsse chez notre oncle bien-aimé, je monte en fiacre et je me fais conduire rue Dauphine, 18... J’arrive et la première chose que je cherche à reconnaître, c’est la double marche... Elle n’y était plus!... Mais je me dis: «On aura abaissé le sol de l’allée depuis ma visite à l’oncle. Tant mieux, ces deux marches étaient un vrai casse-cou...» Parvenu devant la loge, je demande au portier si le vénérable M. Canivel est chez lui.
Il me regarde et me répond:
—Canivel? Connais pas... Nous n’avons jamais eu de locataire de ce nom-là.
—C’est pourtant bien ici le nº 18.
—Tout ce qu’il y a de plus 18.
Alors l’idée me vient que je me suis probablement trompé de maison et je reprends:
—Est-ce qu’il n’y a pas eu dernièrement un changement dans les numéros des maisons de la rue?
—Pas depuis Louis XVIII, me réplique le concierge.
Enfin, apprenez que, une par une, j’ai été demander l’oncle dans toutes les maisons de la rue sans pouvoir parvenir à retrouver ce noble vieillard... Comprenez vous cela? hein!
—Vraiment, vous m’étonnez! lâcha M. O*** à tout hasard, car, en ce moment, il était tout à la pensée de ce que pouvaient être devenus la Clarisse et l’oncle qui avaient si prestement déménagé au moment où la dupe qu’ils exploitaient allait recouvrer la vue... Avaient-ils eu le temps de faire leur coup? ou bien la guérison de l’aveugle les avait-elle surpris avant la réussite?
Il fut tiré de ses réflexions par un nouveau hurlement de Poliveau, qui, s’en prenant encore à sa chevelure, se dépouillait le crâne en beuglant:
—Plus de Clarisse! Plus d’oncle!... Pourquoi ai-je eu la bêtise de me faire opérer!... A quoi me sert la vue? je vous le demande.
—Mais à voir clair, dit le commissaire.
L’ex-aveugle eut un sourire amer.
—A voir clair! répéta-t-il, quelle erreur! quelle erreur complète?
—Ah bah! fit M. O***.
—Oui, erreur, vous dis-je, c’est précisément depuis que j’ai retrouvé la vue que je n’y vois plus.
—Expliquez-moi donc cette particularité, mon cher monsieur Poliveau.
—Sans doute. Autrefois, quand j’étais aveugle, j’allais à tâtons, j’assurais mon pied à chaque pas; l’instinct me guidait; mille remarques m’aidaient à me conduire; bref, j’avais cette sagacité de l’aveugle qui flaire l’obstacle, devine la direction à suivre et le coin à tourner. Tout m’était renseignement; un bruit habituel à droite, une odeur à gauche (un serrurier et un rôtisseur, je suppose), un pavé plus ou moins raboteux, tel trottoir en pente, tel endroit où l’air plus vif m’indiquait un carrefour. Chaque détail se casait dans mon cerveau et me traçait ma route dont je ne déviais plus... Voilà comme j’étais quand je ne voyais pas!... Et je vous prie de croire que je n’ai jamais manqué d’arriver au but fixé... Tenez, par exemple: il a suffi qu’on m’ait guidé deux fois pour me conduire au siége de la Compagnie la Précaution et, toujours, depuis, j’ai été tout seul toucher mon mois de rente viagère.
Après avoir repris haleine, Poliveau continua d’un ton vraiment navré:
—A présent que j’ai retrouvé la vue, c’est tout autre chose. Soit que le jour m’éblouisse, soit manque d’habitude, je dégringole dans les escaliers, je me jette sur les passants, je ne manque pas un trou, je suis perdu à dix pas de chez moi, j’ai failli me faire écraser vingt fois depuis deux jours, je me heurte à chaque angle... La preuve de cela, ne vous l’ai-je pas donnée ce matin en entrant dans votre bureau? j’ai renversé des meubles, éparpillé des papiers, bousculé une dame...
Et, s’interrompant, Mathurin leva les deux mains au ciel, poussa un énorme soupir et lança cette exclamation:
—Oh! oui, j’y voyais cent fois plus clair quand j’avais les yeux au bout d’un bâton.
Puis, comme s’il croyait n’avoir pas assez prouvé, il ajouta:
—Mais ce guignon ne me suit pas que pour la marche, il préside à tous mes actes. Me fiant à mes yeux, je ne surveille plus mes mouvements. Si je veux prendre un verre, mon coude renverse la carafe... Je m’assieds à côté d’un siége, tous les malheurs, quoi! Quand j’étais aveugle, je procédais doucement: j’avançais la main avec prudence, mes doigts palpaient intelligemment, ils reconnaissaient au toucher entre deux objets pareils de forme, ils se décidaient sur le poids... Ah! ouiche! à présent, le sens du toucher est émoussé, la différence de poids m’échappe... Que dis-je, elle m’échappe... bien mieux encore! elle me trompe. Pas plus tard que ce matin je m’en suis aperçu à déjeuner.
—Est-ce que vos côtelettes vous ont paru être plus légères qu’autrefois? demanda le commissaire en riant.
—Non, pas mes côtelettes... mais mon argenterie, les couverts qui me viennent de mon père... autrefois ils semblaient plus lourds à ma main d’aveugle... La vue que j’ai retrouvée, je vous le répète, m’a fait perdre cette finesse de tact que je possédais.
Et Poliveau, lançant encore ses mains vers le ciel, recommença sa phrase:
—Oh! oui, j’y voyais cent fois plus clair quand j’avais les yeux au bout d’un bâton.
Son geste d’élever les mains en l’air avait apporté le bouton de manchette de Poliveau sous les yeux du commissaire, qui, une seconde fois, vit gravées en relief, ces deux initiales M. P. qu’il avait déjà remarquées le matin dans son cabinet.
A cette vue, une idée traversa rapidement le cerveau de M. O***.
Il venait d’être parlé d’un coquin disparu et de sa complice, de la compagnie la Précaution, de couverts d’argent; joignez à cela ces initiales, et vous comprendrez pourquoi le commissaire se trouva brusquement porté à se souvenir de Maurice Prévannes, ex-employé de la Précaution, qui avait vendu des couverts d’argent marqués M. P.—Et, en même temps, il pensa à mademoiselle Lurette Baba, une gaillarde fort capable d’avoir joué le rôle de Clarisse.
—Si c’était eux! pensa le fonctionnaire.
Mais, en homme prudent qu’il était, il se garda bien de s’aventurer sur un simple soupçon.
—Montrez-moi donc vos couverts? demanda-t-il à Mathurin.
Poliveau en alla chercher un dans le buffet de la salle à manger.
—Ils sont en argent, n’est-ce pas? reprit le commissaire, qui, du premier coup d’œil, venait de s’assurer qu’ils étaient en ruolz.
—Je le crois... du reste, tels qu’ils sont, ils me viennent de mon père, répondit Mathurin en allant remettre en place le couvert qui lui avait été rendu.
—On lui a volé les vrais qu’on a remplacés par ceux-là, pensa M. O*** pendant la courte absence de notre héros.
Et quand ce dernier fut revenu:
—Dites-moi, reprit le magistrat, ne m’avez-vous pas prétendu que vous sauriez reconnaître votre femme à la voix?
—Rien qu’à l’entendre faire: Puh, puh, pour refroidir sa soupe.
A cette réponse, le soupçon de M. O*** se corsa de cet autre souvenir que, le matin, Prévannes et Baba n’avait plus ouvert la bouche dès que Poliveau avait fait irruption dans le cabinet.
Après un petit silence donné à la réflexion, M. O*** regarda notre héros en semblant se demander s’il fallait tenter l’aventure dont l’idée venait de lui surgir en tête.
La face niaise du bonhomme et le récit de son mariage accusaient chez Mathurin une si monstrueuse crédulité que le commissaire crut pouvoir se risquer à mettre son projet à exécution.
—Monsieur Poliveau, dit-il, voulez-vous me permettre d’être franc avec vous?
—Mais je ne déteste pas la franchise... Mon pauvre Touriquet, s’il était encore de ce monde, vous l’attesterait.
—Eh bien! à mon avis, vous avez mal cherché votre oncle.
—Mal cherché! fit Mathurin en tressautant de la surprise qu’on mît en doute son zèle à découvrir le bon vieillard.
—Non, non, je m’exprime mal... Je voulais dire que vous vous y êtes peut-être mal pris pour retrouver M. Canivel.
—Comment! mal pris! je suis entré dans toutes les maisons de la rue... Que pouvais-je faire vraiment de mieux?
Le commissaire prit une mine hésitante:
—De la rue Dauphine, n’est-ce pas? reprit-il en pesant sur les mots.
—Sans doute, de la rue Dauphine.
La figure de M. O*** devint encore perplexe; il secoua la tête, puis il finit par dire:
—Ne vous seriez-vous pas trompé par hasard... Votre oncle ne demeurait-il pas rue Constantine... ou des Feuillantines... ou des Capucines... ou tout autre terminaison en ine?
—Que diable peut vous faire supposer cela! s’écria Poliveau, en ouvrant des yeux grands comme des portes cochères.
Tout semblait dire à M. O*** que Prévannes et Lurette Baba étaient le couple qui s’était joué de l’aveugle, mais, en homme qui n’agit que sur preuves, il voulait que ce fût Mathurin qui les lui livrât.
En conséquence il débita le petit thème qu’il venait de préparer:
—Voyez-vous, mon cher monsieur, il arrive bien souvent qu’on s’entête sur un nom, un mot, une désinence, en s’imaginant qu’ils vous sont fournis par la mémoire. Dans votre cas, il se peut fort bien que votre mémoire vous donne la désinence en ine et que votre esprit se bute sur le mot Dauphine... ce qui fait que, de la meilleure foi du monde, vous avez été chercher rue Dauphine votre excellent oncle qui, peut-être, habite rue Constantine.
Poliveau se laissa prendre à cette conclusion.
—Oui, s’écria-t-il, vous devez avoir raison. Savez-vous ce que je vais faire?
—Quelque chose de très-ingénieux, je n’en doute pas.
—Je vais acheter un Indicateur des rues de Paris et, toutes les rues dont les noms se termineront en ine, je les visiterai maison par maison.
—Heu! heu! fit M. O***, cela peut vous mener bien loin et durer fort longtemps.
—Je ne vois pas d’autre moyen.
—Parce que votre intelligence ou plutôt votre mémoire ne veut pas s’en donner la peine... Voyons, rappelez-vous ce que disiez tout à l’heure.
—Que disais-je?
—Que vingt fois vous étiez allé chez l’oncle Canivel, soit avec madame Poliveau, soit seul quand vous avez connu le chemin.
—Souvenez-vous, à présent, de ce que vous vous êtes écrié dans un moment de colère.
—Aidez-moi un peu.
—Voici, je crois, vos paroles: «A quoi me sert la vue! Je n’ai jamais vu plus clair que du temps où j’avais les yeux au bout d’un bâton.»
—Je le répète encore.
—Eh bien?
—Eh bien! quoi?
—Qu’est-ce qui vous empêche, pour une fois encore, de supposer vos yeux au bout d’un bâton? Ainsi, ce soir, quand les rues seront désertes, pourquoi ne vous mettriez-vous pas en route, les yeux fermés et le bâton en main?... En redevenant aveugle, vous retrouverez cette ancienne sagacité dont vous m’avez parlé... Tous vos points de repère vous reviendront à la mémoire... vos...
Poliveau ne le laissa pas achever.
Il se mit à bondir par la chambre en hurlant:
—Vous avez raison... Je n’y pensais pas!... Ah! le bon conseil!... Vous êtes pour moi un sauveur... un second Touriquet.
—Ainsi c’est convenu, n’est-ce pas?
—Je voudrais être déjà à ce soir.
—Et vous me permettrez de vous accompagner?
—De tout cœur... Vous verrez que je vous conduirai tout droit chez l’oncle Canivel.
Et Mathurin battit l’air de ses deux bras étendus en criant:
—Brave oncle! il me tarde de l’embrasser...
—Par lui, nous apprendrons ce qu’est devenue madame Poliveau, ajouta le commissaire, jugeant bon de donner un coup d’éperon à la bonne volonté de Mathurin.
Tout à coup Poliveau devint pâle.
—J’ai une peur! dit-il en frémissant.
—Laquelle?
—Que ma colombe m’en veuille de ne plus être aveugle.
—N’en croyez rien.
—Dame! écoutez donc: pourquoi Clarisse m’a-t-elle épousé? Par amour du sacrifice... pour consacrer son existence entière à un aveugle. Du moment que je vois, le but de sa vie est manqué.
—Oh! avec vous, il y a de la ressource. Vous avez tant de qualités auxquelles une femme peut rattacher son amour!... Elle vous aimait pour votre cécité, elle vous aimera maintenant pour votre esprit.
—Allons! je vous crois, je vous crois, dit Mathurin rassuré.
Ensuite reprenant sa gaîté:
—Vous verrez ce soir comme mon instinct et mes habitudes d’aveugle vont me faire marcher à droite, à gauche, tourner au bon coin, enfiler la vrai voie... Et quand je m’arrêterai en disant: «C’est là!» vous pourrez être certain que nous serons devant la maison... Le bouton de la sonnette du concierge est une rose en cuivre; je vous l’annonce d’avance.
—Ainsi c’est convenu, à ce soir?
—Je vous attendrai pour partir.
VI
Il était minuit passé quand le commissaire revint chez Poliveau. Celui-ci l’attendait, tenant à la main ce bâton qui allait guider le magistrat vers les coupables.
A cette heure les passants étaient devenus rares et le trottoir, par conséquent, était libre.
—En route! dit gaiement Poliveau.
—Allons, fermez les yeux et ne les ouvrez plus.
—Je m’en garderai bien, répondit Mathurin, qui le bâton tendu, fit son premier pas.
M. O*** le suivait par derrière.
Arrivé au bout de la rue, Poliveau donna deux coups de bâton devant lui, deux autres à sa droite, et, pour prouver son aptitude d’aveugle, annonça au commissaire:
—Tenez, c’est ici que je prends à droite.
—Bon, je m’en doutais! se dit le magistrat en voyant son homme, au premier crochet, tourner le dos à la rue Dauphine.
Restait à savoir si la promenade durerait longtemps.
Toujours tâtant du bout de son bâton, Poliveau remonta le Faubourg Montmartre, tourna dans la rue Lafayette, enfila le boulevard Haussmann, et arriva enfin à l’Opéra.
M. O*** se gardait bien de parler de peur de distraire le marcheur.
Celui-ci ralentit bientôt son pas pour dire:
—Hein! vous y reconnaissez-vous? N’est-ce pas que je suis dans le bon chemin?
—C’est pourtant vrai que vous allez rue Dauphine, répondit le commissaire.
La vérité était que, pour la troisième fois, Mathurin venait de faire le tour de l’Opéra.
—Je repars! annonça-t-il.
—Surtout n’ouvrez pas les yeux, recommanda M. O***, tremblant pour la réussite de l’épreuve.
—Oh! non, non, soyez tranquille. Si je risquais seulement un œil, je me perdrais aussitôt.
Sa marche continua encore pendant un quart d’heure.
Puis Poliveau s’arrêta net.
—Eh bien! fit le commissaire, est-ce que vous ne retrouvez plus votre chemin?
—Pas du tout... nous sommes arrivés.
—Ah! bah! lâcha M. O***, étonné.
On était à l’entrée de la rue de Provence, juste à cent pas du point de départ.
Et ils avaient marché pendant une heure.
—Je dois être arrêté devant une porte? reprit Poliveau, les yeux toujours fermés.
—Oui.
—Alors vérifiez vous-même si le bouton de sonnette figure une rose.
—Oui, c’est une rose, avoua le commissaire après vérification faite.
—Eh bien! c’est la maison de l’oncle Canivel, je vous en réponds... Dans le couloir nous allons rencontrer les deux marches.
Ce disant Poliveau, qui avait rouvert les yeux, étendit la main vers le bouton pour sonner.
—Pardon, fit le magistrat en lui arrêtant le bras.
—Oh! nous pouvons monter malgré l’heure avancée, le cher oncle se couche très tard; nous allons le trouver encore sur pieds, dit l’ex-aveugle se méprenant sur les intentions du commissaire.
—Oui, mais j’ai une crainte... Ne se peut-il pas que M. Canivel, de même que madame Poliveau, ait été victime de quelque violence... Qui sait si nous n’allons pas trouver là-haut leurs bourreaux les gardant à vue?
Caver sur la crédulité de Mathurin, c’était être certain d’avance de réussir. Il goba si bien la bourde qu’il répondit aussitôt:
—Et ce doit être ces mêmes bourreaux qui ont empêché le vieillard de me donner de ses nouvelles... C’est probablement un d’eux qui a joué le rôle du portier qui m’a répondu ne pas connaître de Canivel dans la maison. Ah! ils avaient bien ourdi leur trame.
—En conséquence, reprit M. O***, comme nous ne sommes que deux et qu’ils sont sans doute nombreux...
—Qui sait? cent peut-être.
—Vous ne voyez donc aucun inconvénient à ce que nous nous fassions accompagner?
Deux sergents de ville passaient, faisant leur ronde, M. O*** les appela et se fit connaître. Ils se mirent aussitôt à ses ordres.
—A présent, monsieur Poliveau, écoutez-moi bien, j’ai une petite leçon à vous faire. Ces deux hommes et moi, après la porte ouverte, nous nous tiendrons dans l’obscurité du vestibule. Vous, vous continuerez votre chemin, jusqu’à la loge du concierge... Il est inutile de nous montrer si cet homme vous laisse monter... Nous ne paraîtrions que dans le cas où il voudrait vous faire violence... car je tremble à cette idée, que vous venez d’émettre, que nous avons probablement affaire à un faux portier.
—Je vous ai dit que j’étais très-observateur.
—Vous avez mieux fait que le dire, vous me l’avez prouvé, avança le commissaire, qui, depuis qu’il s’était résolu à jouer du Poliveau, était arrivé, on le voit, à acquérir, un beau talent.
—Bon! c’est convenu! A présent, je sonne, dit Mathurin en étendant la main.
—Non, pas encore; il me reste à vous faire une dernière et très-sérieuse recommandation. Cet homme vous croit sans doute encore aveugle, jouez donc l’aveugle, quoi qu’il arrive... Lui apprendre ou lui laisser découvrir que vous voyez clair serait lui donner l’éveil, le pousser à quelque brutalité ou lui faire donner un signal d’alarme aux brigands qui ont séquestré votre oncle vénéré.
Après ces instructions qui n’avaient d’autre but que de bien dégager la route pour pouvoir surprendre les coupables, le commissaire ajouta:
—Maintenant, sonnez.
La porte s’ouvrit et Poliveau, suivi par M. O*** et les deux sergents de ville qui marchaient sur la pointe du pied, s’avança dans un assez long, mais étroit vestibule, parfaitement obscur, car, à cette heure, le gaz était éteint.
—Prenez garde... voici les deux marches... Hein! vous les avais-je annoncées! souffla Poliveau à l’oreille du commissaire.
—Chut! chut! fit ce dernier, allez de l’avant, ne vous occupez pas de nous... et surtout n’oubliez pas votre rôle d’aveugle.
Puis il poussa Mathurin.
Il était temps, car le concierge, en costume de nuit, venait de sortir de sa loge, tenant une bougie dont la lumière ne put dissiper que l’obscurité d’un tiers du vestibule.
Et il se mit à dire:
—Est-ce vous qui rentrez, mademoiselle Léontine?... Dépêchez-vous de monter, car ils se battent encore là-haut comme des enragés.
A ce moment, Mathurin, son bâton en avant, sortit de l’ombre, s’avançant vers la loge.
—Tiens! c’est vous, monsieur Poliveau, dit le concierge en le reconnaissant; malgré l’heure avancée de la nuit, je n’en suis pas moins votre respectueux serviteur.
Et, à l’appui de ce qu’il venait de débiter, le respectueux serviteur, qui croyait avoir toujours affaire à un aveugle, tira une langue énorme à Mathurin.
Le commissaire n’eût pas fait d’avance la leçon à Poliveau qu’il se fût peut-être trahi à l’aspect de cette langue qui s’exhibait à six pouces de son visage. Il demeura la face immobile, les yeux grands ouverts et se contenta de demander:
—Mon oncle est chez lui?
—Faut avouer que vous choisissez bien votre heure pour rendre vos visites! reprit le concierge, qui riait silencieusement avec force grimaces sous le nez de celui qu’il croyait toujours privé de la vue.
Entre deux rires, il se reprit:
—Suis-je bête! j’oublie que, pour vous, il n’y a ni midi ni minuit!
Puis il eut l’air de se consulter et murmura:
—Après tout, c’est leur affaire... Je vais leur envoyer l’oiseau, ils s’en arrangeront... J’en ai assez de ces gens-là qui se bûchent à attirer encore la police!
Alors répondant à la question de Mathurin:
—Oui, oui, fit-il, vous allez le trouver, votre oncle... et votre femme est aussi là-haut qui veille à ce qu’il ait une bonne nuit.
Ce disant, le portier retirait la langue, faisait les cornes de ses deux doigts placés sur le front et était écarlate de son rire étouffé.
Cependant il retrouva sa respiration pour ajouter:
—Allons, montez près du vieillard. Probablement que c’est votre femme qui viendra ouvrir au coup de sonnette, car la bonne est descendue tout à l’heure pour aller leur chercher deux ou trois plats à un restaurant de nuit, attendu qu’ils veulent souper.
Poliveau ne se le fit pas répéter deux fois et, prenant la rampe, il enfila l’escalier sans s’attarder à écouter le portier, qui lui disait:
—Le gaz est éteint; prenez donc mon bougeoir.
Offre, du reste, que le concierge ne renouvela pas, car, tout aussitôt, il rentra dans sa loge en marmottant:
—Que ferait-il de mon bougeoir? Est-ce que le gaz n’est pas toujours éteint pour lui?
Arrivé au deuxième étage, Poliveau n’eut pas besoin de sonner. La bonne, en allant chercher le souper, avait oublié ou jugé inutile de fermer la porte, qu’elle avait laissée entre-bâillée.
Poliveau allait la pousser, quand il en fut empêché par le commissaire, qui, suivi de ses deux sergents de ville, venait de monter doucement l’escalier aussitôt qu’il avait vu le portier rentré dans sa niche.
—Y pensez-vous? souffla M. O*** à l’oreille de Mathurin... Risquer de tuer votre Clarisse par un saisissement de joie trop subite!... Attendons plutôt en silence et guettons la minute, qui ne peut tarder, où ils parleront de vous.
—Oui, vous avez raison; j’allais, pour ainsi dire, devenir un assassin... Je tuais ma Clarisse! répondit tout bas Poliveau, tremblant à la pensée du crime qu’il avait été sur le point de commettre.
Laissant ses deux agents à la porte du logis avec consigne de couper toute retraite, M. O***, tenant, par prudence, le bras de Mathurin, se glissa doucement dans l’antichambre.
—Écoutons, dit-il à l’ex-aveugle.
Il y avait certes matière à écouter, car on se disputait fort de l’autre côté d’une porte sous laquelle filtrait un rayon de lumière.
—Vas-tu m’ennuyer longtemps encore avec tes rengaînes?... allons, tais-toi ou je cogne, grondait une voix furieuse.
—C’est maître Prévannes! se dit le commissaire en reconnaissant l’organe du beau gars.
Cette menace de coups n’effrayait pas la personne à laquelle on l’adressait, car aussitôt une voix, voix de femme, répondit:
—Oui, tu n’es qu’un misérable... tu n’as même pas la probité des voleurs qui ne compromettent point ceux qui les ont aidés.
—Tais-toi! ordonna encore la voix d’homme dont l’accent de colère avait monté d’un ton.
Si M. O*** n’avait solidement maintenu Poliveau, il est probable que ce dernier allait se précipiter dans la chambre.
—Chut! chut! fit le commissaire..
—C’est ma Clarisse! je reconnais sa voix suave, murmura Mathurin sous la main que le commissaire lui avait posée sur les lèvres.
Notons, en passant, que cette voix, qui retentissait si suave aux oreilles du mari, avait, en ce moment, les intonations les plus canailles qu’il fût possible d’imaginer. Une harengère, bien en veine, n’aurait pas trouvé mieux.
Devant l’orage, compliqué d’une grêle de coups de poings, qui planait sur elle, Clarisse, ou plutôt Lurette Baba, ne courba point la tête. Elle répliqua immédiatement:
—De quoi étions-nous convenus dans l’affaire de l’abruti? Que si nous ne réussissions pas à mettre la main sur le magot, en un mot, que si le coup était raté, nous décamperions sans rien laisser derrière nous qui pût nous nuire, sans rien faire qui donnât à l’aventure d’autre air que celui d’une plaisanterie faite à un idiot... C’est à cette condition que je t’ai prêté mon aide, car je ne tenais pas à aller reverdir dans une des maisons de campagne que la préfecture de police met à la disposition de ses clientes... Malgré la chose dite, qu’as-tu fait, toi, brigand?
—Veux-tu te taire! prononça Maurice le poing levé.
—Tu as volé les couverts de l’imbécile...
On entendit retentir un coup sourd.
—...et ses diamants.
A un second coup donné succéda le bruit de la chute d’un corps.
Puis la voix affaiblie de Lurette continua:
—...et en allant les vendre, tu as donné l’éveil à la police.
Les coups pleuvaient dru. Un d’eux, sans doute, fut plus terrible que les autres, car la victime poussa un long gémissement de douleur, suivi de ces mots balbutiés péniblement:
—Oh! comme j’ai eu tort de ne rien avouer, ce matin, au commissaire!
—Mais il est toujours temps de parler, Lurette Baba, dit M. O*** en apparaissant sur le seuil de la chambre où se passait la scène.
Si le magistrat s’était décidé à pousser la porte, c’était qu’il lui était impossible de contenir plus longtemps Poliveau, qui se démenait pour aller arracher sa colombe adorée aux serres du vautour.
Hélas! la colombe adorée était étendue sur le parquet, se défendant mal contre les coups de talon de botte que lui octroyait le vautour.
L’entrée de M. O*** fut un coup de théâtre.
Clarisse, qu’un dernier coup venait d’atteindre en pleine poitrine, s’évanouit entre les bras de Poliveau qui, oubliant ou n’ayant pas compris ce qu’il avait entendu, s’était élancé vers elle en s’écriant:
—Sous mon aile! ma colombe, sous mon aile!
Quant à Prévannes, la vue du commissaire, pénétrant en son logis à cette heure, lui avait donné à deviner que, cette fois, il allait en cuire pour lui. Sa première pensée fut de fuir et il prit un élan qui devait renverser M. O*** lui barrant la route.
Mais il y avait chez le commissaire, qui en était à sa centième arrestation de malfaiteur, une pratique de circonstance qui le mettait sur ses gardes. D’un mouvement de côté, il évita Prévannes que son élan amena tout droit entre les bras des deux sergents de ville.
—Conduisez cet homme au poste, ordonna le magistrat.
Et, quand Maurice eut disparu, il revint à Baba, toujours évanouie, à laquelle un peu d’eau fraîche sur le visage aurait mieux convenu que les larmes brûlantes dont l’inondait Poliveau en bégayant:
—C’est moi, ton soleil, ton adoration, le miel de ton existence!
M. O*** prit une carafe sur la table, qui attendait ce souper pour lequel la bonne était absente, et aspergea de quelques gouttes le visage de Baba.
En rouvrant les yeux, la première chose que vit Lurette fut la face de Mathurin penchée vers elle.
—Mon imbécile! murmura-t-elle.
—Mon Dieu! elle ne m’a pas reconnu! gémit douloureusement Poliveau.
M. O*** posa la main sur l’épaule de Mathurin et, après l’avoir fait se relever, il lui demanda d’un ton sévère:
—Monsieur Poliveau, tenez-vous à être le bourreau de votre femme?
—Oh! non! non!
—Alors il faut vous éloigner, car il est incontestable que, dans l’état où elle se trouve, elle n’est pas de force à supporter l’immense joie qu’elle éprouvera en vous retrouvant... C’est même un bonheur inouï qu’elle ne vous ait pas reconnu, car ça la tuait du coup... Vous avez donc à choisir: rester et être son bourreau, ou vous éloigner pour me laisser la préparer au bonheur de se retrouver sous votre aile.
Ensuite, comme les deux sergents de ville étaient revenus du poste, il leur montra Poliveau en disant:
—Reconduisez monsieur.
Et tout bas à un des agents:
VII
Ayant ainsi fait le champ libre à son interrogatoire, M. O***, aidé de la servante, revenue les mains vides de sa quête d’un souper, transporta Lurette sur un lit, et, à eux deux, ils la tirèrent de son évanouissement.
Un flot de sang inonda les lèvres de la lorette à sa première parole.
—Oh! le brigand, il m’a donné un bien mauvais atout... je dois avoir quelque chose de brisé dans ma boîte, dit-elle en montrant sa poitrine meurtrie par les coups de talon de botte.
Puis, après avoir promené ses yeux autour de la chambre:
—Tiens, fit-elle, je me suis donc trompée, tout à l’heure, il m’avait semblé voir le bec de mon serin.
—De votre mari, voulez-vous dire? avança le commissaire.
Malgré sa souffrance, Baba eut un sourire.
—Lui! un pareil chinois! mon mari?... Plus souvent!!! lâcha-t-elle de sa voix triviale.
Et, après un petit silence, elle ajouta:
—N’empêche pourtant qu’avec cet oison-là, nous avons fièrement rigolé.
—Mais enfin quel a été le but de toute cette comédie? demanda M. O***.
Lurette eut un instant d’hésitation à trahir son amant, mais, à ce moment, une toux de souffrance lui ramena le sang aux lèvres.
—Il m’a tué, le gredin! murmura-t-elle.
Alors, sous l’impulsion de la colère, elle reprit:
—Pour me venger, je vais tout vous dégoiser, mon commissaire.—Maurice était employé à la compagnie La Précaution, au bureau des polices de rentes viagères. On n’était pas content de lui et on lui avait signifié son congé immédiat avec indemnité d’un mois d’appointements. Le dernier jour qu’il avait été à son bureau, il revint ici en me disant:
—Veux-tu m’aider à mettre la main sur un lopin de 40,000 francs?
Et il me raconta qu’au moment où il allait sortir du bureau d’où il était congédié, il s’était présenté un monsieur pour demander qu’on lui préparât la police d’une rente viagère en faveur de son fils, dont il apporterait, le lendemain, le capital de 40,000 francs.
Ce monsieur était un de ces bavards qui aiment à mettre tout le monde au courant de leurs affaires. Il conta donc à Maurice que son fils était aveugle, qu’il lui avait déjà constitué 6,000 francs de rentes viagères, mais qu’il voulait augmenter cette rente par l’apport de ce second capital de 40,000 francs.
—Mon fils ne s’en doute pas, ajouta-t-il, c’est une surprise que je lui ménage, il ne l’apprendra qu’après l’affaire faite... Sans jamais lui en rien dire, j’ai économisé lentement cette nouvelle somme.
—En la déposant au fur et à mesure à la Banque de France? dit Maurice au hasard, car, en ce moment-là, il ne songeait pas à mal.
—Du tout, répondit l’autre, ils sont chez moi, dans une cachette, tout aussi en sûreté que dans les caves de la Banque.
Après avoir donné ses nom, prénoms, et adresse pour qu’on lui dressât la police, il partit en répétant qu’il apporterait la somme le lendemain.
Deux minutes plus tard, Maurice, après avoir pris ses cliques et ses claques, quittait à son tour le bureau où il ne devait plus revenir.
Arrivé dans la rue, la première chose que vit Maurice fut le corps d’un homme tué, disait-on, par la rupture d’un anévrisme, que des sergents de ville emportaient...
Et dans cet homme, il reconnut le monsieur qui, tout à l’heure, était sorti de son bureau.
Aussitôt il songea à ce capital de 40,000 francs dont lui avait parlé le défunt, cette somme ignorée du fils aveugle, enfouie dans une cachette, dont nul n’avait connaissance... et, alors seulement, l’eau lui vint à la bouche.
Dès le lendemain fut organisée cette comédie qui devait nous mettre à même de fouiller tous les meubles à notre aise. Le début était facile, attendu que notre pigeon à plumer habitait, rue Cassette, une maison dont la majeure partie était louée en garni par un marchand de meubles qui en était le principal locataire. Pour 25 ou 30 francs par mois, on pouvait donc ainsi aller se mettre à l’affût sous le même toit que le gibier.
—Mais, fit le commissaire en interrompant, il y avait une vieille bonne près de l’aveugle, une nommée Javotte?
—Attendez donc. Oui, il y avait une servante et ce fut Bernisier qui sut l’embobiner.
—Bernisier? répéta le commissaire étonné de ce nom nouveau.
—Bernisier, qui, pour Poliveau, prit le nom de Touriquet. C’était un ami de Maurice, ancien commis voyageur... un fainéant et un buveur de première force, mais drôle comme tout, avec des idées comme pas un, et, par-dessus le marché ventriloque... qu’il vous en faisait mourir de rire, surtout dans la scène où il imitait toute une famille d’Auvergnats enfermés dans une tabatière..... En lui promettant une part dans l’affaire, Maurice le décida à être des nôtres.
Le commissaire interrompit Baba. Pendant qu’on était en train, il voulait couler à fond la question des comparses.
—Et madame Nubadar? demanda-t-il.
—C’était maman.
—Elle est morte?
—Pas le moins du monde. Elle continue à crier son poisson dans la rue en poussant sa voiture à bras. Dans le commencement, elle croyait à une plaisanterie... à l’histoire de se faire rincer le bec et remplir l’estomac par un imbécile. Mais, quand elle a eu flairé la chose, elle nous a dit: «Ça, ce n’est pas de la marée assez fraîche pour moi, je vous lâche, mes bibis.»
M. O*** n’insista pas sur ce point, mais il reprit:
—Ah! non, lui, il s’est fait casser la tête par une ruade de cheval pendant le siége.
—Et le maire alsacien qui recommandait tant de soigner les meubles?
—Il sortait du gosier du ventriloque Touriquet.
—Et les deux dignitaires turcs qui ont servi de témoins au mariage à la mairie?
—Toujours le ventriloque Touriquet... C’est chez lui, au premier, au fond de la cour, rue Bergère, qu’a eu lieu la prétendue cérémonie à la mairie.
Ainsi renseigné sur les compères, M. O*** revint à ses moutons en disant:
—A présent, apprenez-moi comment Touriquet est parvenu à écarter Javotte.
—Oh! bien simplement. Touriquet avait été, rue Cassette, louer la chambre garnie la plus voisine de l’appartement de Poliveau. A cette époque, l’ennemi arrivait à marches forcées et Paris allait être bloqué... Javotte s’alarmait pour son jeune maître aveugle qui ne se doutait de rien. Touriquet sut si bien forcer au noir la situation qu’il la décida à emmener son maître loin de Paris. Mais il lui conseilla, avant de faire partir l’aveugle, d’aller d’abord lui préparer une retraite.
—Nous avons encore au moins dix jours devant nous, lui affirmait-il.
La servante le crut, et, sur la promesse qu’il lui fit de veiller sur l’aveugle pendant sa courte absence, elle partit. Le lendemain, Paris était bloqué et elle ne put rentrer. Si elle y est revenue aujourd’hui, elle n’a pas dû retrouver son maître, car, en déménageant de la rue Cassette à la rue Richer, nous avons tout fait pour qu’on ne pût découvrir nos traces.
Il n’y avait plus pour M. O*** qu’une seule question à poser:
—Que vous reste-t-il des quarante mille francs? demanda-t-il.
—Rien, dit Baba.
—Vous avez donc tout gaspillé?
—Nous n’avons pas dépensé un sou... pour l’excellente raison que nous n’avons rien trouvé... pas un radis!... Nous avons eu beau fouiller et archi-fouiller les meubles, nous n’avons pas déniché un monaco. Il faut croire que le père était un vrai blagueur.
M. O***, à cette réponse, crut que Baba, après avoir cédé au mouvement de colère qui l’avait fait parler, ne voulait pas compromettre davantage Prévannes.
—Le juge d’instruction lui en fera dire plus, se dit-il.
Et il alla se coucher.
Le lendemain, quand le commissaire descendit à son bureau, le secrétaire Jacquet, qui était à son poste, lui montra une vieille femme, assise dans un coin.
—Voici la femme, dit-il, qui a tant insisté hier pour vous voir et qui, au lieu d’aller au bureau de la rue Taitbout, avait annoncé qu’elle reviendrait ce matin.
M. O*** la fit passer dans son cabinet.
—Monsieur le commissaire de police, dit-elle en lui tendant un paquet, je viens vous faire ce dépôt... Il y a là dedans quarante mille francs qui appartiennent à mon maître que je ne puis retrouver... un nommé M. Poliveau.
—Mais alors, vous êtes Javotte? s’écria M. O***.
—Pour vous servir, répondit la vieille servante, un peu étonnée d’être connue.
Et pourquoi vous adressez-vous à moi?
—Parce que, là-bas, rue Cassette où a demeuré mon maître, tout ce que je suis parvenue à découvrir, c’est que M. Poliveau devait habiter cette partie du IXe arrondissement que vous administrez..... Comme je me propose d’aller de porte en porte demander mon maître, et que, durant mes recherches, je pourrais perdre cette somme, je vous la dépose pour...
—Au lieu d’aller de porte en porte, courez rue Richer, 41, ma brave Javotte, dit le commissaire, qui, en cent mots, la mit au courant.
Mais arrêtant la servante qui s’élançait joyeuse:
—C’est donc vous qui aviez retiré cette somme de l’endroit où l’avait cachée M. Poliveau père? demanda-t-il.
—Oui, pour pouvoir subvenir aux besoins de mon jeune maître hors de Paris, car, à ce moment de la guerre, le payement de la rente viagère par la Précaution devait forcément subir un retard.
—Alors, vous connaissiez la cachette?
—Oh! M. Poliveau père n’avait rien de caché pour moi, dit Javotte en rougissant un peu.
Maurice Prévannes a été condamné à cinq ans de prison pour le vol des couverts et des bijoux.
Lurette Baba est morte à l’hôpital, où on l’avait transportée, des suites du mauvais traitement que lui avait fait souffrir son amant.
Et, quoi que M. O*** ait pu lui dire, Mathurin Poliveau n’en a pas moins mis un crêpe de veuf à son chapeau[B].