Nous marions Virginie
IV
Cependant Bokel était arrivé sur le trottoir et s’était mis à descendre la rue à pas comptés, en examinant, à droite et à gauche, les maisons qu’il dépassait.
—C’est ici! murmura-t-il en suspendant sa marche, voici le rôtisseur dont m’a parlé Polac.
En homme qui combine son plan, il demeura, un moment, pensif devant l’amas de volailles entassées sur des plats dans la montre. Cette méditation pouvait si bien se prendre pour l’extase d’un gourmand qui flairait à pleines narines l’odorant fumet des marchandises, que le rôtisseur quitta le coin de l’âtre flamboyant d’où il surveillait quatre broches garnies, pour accourir sur le pas de la porte.
—Dindons, poulets, canards, pigeons, toutes pièces de premier choix et de dernière fraîcheur, débita-t-il d’une voix engageante.
Bokel devait avoir trouvé son plan, car, aussitôt, il répondit par un petit salut approbateur et entra dans la boutique.
—Que désire monsieur? Un beau poulet sans doute? Voici son affaire, reprit le rôtisseur en offrant, comme de raison, une volaille qui exigeait une prompte vente tant elle était à deux doigts d’être gâtée.
D’un geste de main, Bokel arrêta le zèle du boutiquier.
—Pour le moment, dit-il, je ne désire que de simples renseignements.
—Sur qui? sur quoi? demanda le rôtisseur d’une voix qui avait perdu tout à coup son aménité.
—Sur un locataire qui habite votre maison... Un nommé Dumouchet.
De prévenante qu’elle avait été au début, la mine du rôtisseur était devenue un peu moins souriante quand Bokel avait refusé l’achat de la volaille. Ce fut bien pis après la demande de renseignements. Elle tourna au menaçant.
L’œil s’alluma, les oreilles se teintèrent de rouge, et l’énorme moustache qui s’étalait entre le nez, dont le bout devint blanc, et la bouche, dont les dents grincèrent, hérissa tous ses poils aussi raides que les piquants d’un porc-épic. En même temps une voix rauque prononça ces mots, qui ne formaient pas précisément une réponse à la demande:
—Toi, plein de soupe, je te conseille de détaler au plus vite, si tu ne tiens pas à ce que je te fasse asseoir dans ma lèchefrite, dont la graisse est bouillante... Foi de Bizot! ex-sergent de la garde impériale, tu peux compter là-dessus, si, dans trois secondes, tu ne m’as pas débarrassé de ta face de mouchard.
C’était clair, catégorique, peu rassurant, et le rôtisseur était un gaillard le taille à exécuter son programme.
Bokel, pourtant, ne broncha pas plus que si l’autre eût parlé de le couronner de roses.
Et voici pourquoi:
En France, a-t-on dit assez justement, tout finit par des chansons. C’est donc par des chansons de l’époque que nous allons essayer d’exprimer les diverses nuances du plaisir que causait, à si peu de distance de leur Restauration, le retour des Bourbons. «Ramené par l’amour de notre peuple», avait d’abord dit Louis XVIII, avant de s’asseoir sur ce trône que, quinze jours plus tard, il prétendait tenir de Dieu et de ses ancêtres. Or, cet amour, nous le répétons, avait ses degrés.
On comptait, en première ligne, les fanatiques qui chantaient à l’heure cette cantate:
Toi, que le ciel dans sa clémence,
Voyant les larmes de la France,
Envoya pour les essuyer... etc.
Ceux-là étaient les satisfaits, tous gens bien placés, à même le râtelier du budget. Leurs cantiques partaient d’un estomac repu et leur adoration s’entourait de toutes les formes sous lesquelles on avait reproduit les augustes traits de monarque, ami de l’olivier. D’aucuns, même, portaient son portrait en boutons de culotte.
Après ces sectaires, arrivaient les expectants. On leur avait fait des promesses qu’on n’avait pas encore réalisées. Aussi avaient-ils piqué leur amour avec une épingle sur un bouchon pour qu’il ne se défraîchît pas les ailes, et ils attendaient pour le reprendre que la manne tombât sur eux. C’étaient les sondeurs, les «Faudrait voir à voir». Ils avaient été fort chauds, mais, peu à peu, ils s’attiédissaient en chantant, avec prudence pourtant, certains couplets, demi-hargneux, dont le refrain était:
Venaient ensuite les blagueurs, moitié figues et moitié raisins. Pas encore ennemis, mais bien près de l’être. Riant pour ne pas avoir à se fâcher. A propos du déluge de médailles, portraits, bustes, statuettes qui reproduisaient la face de l’ami de l’olivier, ce clan-là chantonnait:
On l’offre sans cesse à nos yeux.
Il est déjà pas mal en plâtre;
En terre il serait beaucoup mieux.
Enfin arrivaient ceux qui aimaient le monarque d’une façon... féroce, à peu près comme le crocodile ou le requin aime l’homme. Ces derniers, donnant pour sujet à leur muse l’embonpoint royal, chantaient entre leurs dents:
Avec un cochon aussi gras!
L’éléphant, jaloux de ses cuisses,
Dit: Je ne suis qu’un échalas!
Et de rage il pleure tout bas.
Voilà en résumé, ce que la Restauration appelait un peu à la légère: Avoir comblé tous les vœux!
De tous ceux qui vouaient le sang de saint Louis aux manipulations de la charcuterie,—et ils formaient l’immense majorité,—les plus ardents étaient les bonapartistes. Aussi le gouvernement, mal rassuré sur cette façon de l’aimer, faisait sillonner leurs masses profondes par ces curieux à l’oreille fine et à l’œil observateur sur lesquels Béranger appelait l’éveil de ceux qui causaient trop haut de leur goût pour les saucisses en leur chantant ce refrain:
Ici près, j’ai vu Judas.
Voilà donc pourquoi le rôtisseur, bonapartiste à tous crins en sa qualité d’ancien soldat licencié, quand il avait entendu Bokel l’interroger sur le compte de Dumouchet, ce destitué par la Restauration, l’avait tout naturellement pris pour un mouchard et menacé, s’il ne déguerpissait, de le faire asseoir dans la graisse crépitante de sa lèchefrite.
Mais, nous l’avons dit, si peu avenant que fût le destin promis aux parties postérieures et charnues de son individu, Bokel n’avait pas bougé, car cette réponse, grosse d’orages, était, en même temps, une déclaration de principes qui, tout aussitôt, lui avait montré le joint qu’il cherchait pour l’exécution de son plan.
—Bon, pensa-t-il, un bonapartiste! Je tiens mon homme.
Puis, sans s’inquiéter des gros yeux furibonds du rôtisseur, et après avoir promené un regard prudent sur les volailles rôties ou crues, comme s’il voulait s’assurer qu’aucune d’elles n’était de la police, il glissa rapidement ces mots à mi-voix:
—Vous vous trompez, mon ami, je suis de votre bord.
—Vrai! vous êtes pour l’Emp...
—Chut! chut! fit Bokel en coupant d’un geste de main le mot compromettant. Oui, mon opinion est la même que la vôtre et que celle de M. Dumouchet, cette intéressante victime de l’injustice monstrueuse du régime actuel.
—Oh! oui, le pauvre homme! En voilà un qui en voit de dures pour le quart d’heure, dit le rôtisseur dont la méfiance et la fureur s’étaient complétement dissipées.
—Pas de place, pas de pain, n’est-ce pas?
—Ces gueux-là l’ont jeté sur le pavé comme un chien, sans se demander comment il nourrirait le lendemain sa femme et ses enfants.
—De sorte que l’argent manque? continua Bokel, poursuivant son interrogatoire.
—Dame! oui. Je puis vous en parler à bon escient, car, peu à peu, je l’ai vu emporter tout ce qu’il y avait à vendre dans son ménage... et, cela, pour manger.
—Cette vie-là doit l’avoir fait maigrir? demanda le tailleur avec inquiétude.
—Il n’a plus que la peau et les os.
—Que la peau... répéta Bokel en pâlissant.
—... Et les os, oui, monsieur; il fait passer sa femme et ses mioches avant lui et ne mange que ce qui reste... quand il en reste, ce qui ne doit pas arriver tous les jours... Ah! oui, je vous en réponds, il est d’une belle maigreur! Il a, je...
Le rôtisseur s’interrompit tout à coup pour tendre la main vers la rue.
—Tenez, fit-il, vous pouvez en juger par vous-même, car le voilà qui sort de la maison... Voulez-vous que je l’appelle?
Bokel n’eut même pas le temps de répondre non, car l’homme aux volailles se reprit aussitôt pour dire d’une voie émue:
—Au fait, mieux vaut le laisser filer et le guetter à son retour, il serait trop peiné d’être abordé en ce moment avec la charge qu’il a sur le dos.
En effet, celui que désignait le rôtisseur, était un grand efflanqué qui remontait la rue en portant un matelas sur ses épaules.
Si court que fût le passage de Dumouchet, il suffit à Bokel pour le bien regarder. Cet examen le contenta sans doute, car un léger sourire parut sur ses lèvres.
—Eh! eh! se dit-il, oui, il est pas mal maigre, le cousin marié... mais il n’approche pas encore de Polac... Pourtant, comme il finirait par le rattraper, il faut que j’y mettre bon ordre.
Cependant, l’ex-militaire de l’empire avait continué:
—M. Dumouchet va encore poster un matelas au Mont-de-Piété... J’aurais dû m’y opposer, car, en ma qualité de principal locataire, je suis responsable des loyers et j’ai déjà payé trois termes pour lui... mais, bah! entre gens de la même opinion, il faut s’entr’aider... Pas vrai?
—C’est si bien mon avis que je vais vous le prouver sur l’heure, dit gravement le tailleur.
Il mit la main à sa poche et prit son portefeuille, d’où il tira encore un des billets de mille francs que nous l’avons vu y placer à son départ.
—J’appartiens, reprit-il, au comité de bienfaisance bonapartiste, qui s’est chargé, sous le voile de l’anonyme, de venir en aide à ceux de notre parti qui ont eu à souffrir des injustices du régime actuel... Tenez, voici la somme destinée à M. Dumouchet.
—Je la lui remettrai à son retour, promit le rôtisseur, ébahi par une telle largesse, en prenant le billet qui lui était tendu.
—Non, non, dit vivement Bokel, remettre cet argent à M. Dumouchet ne serait pas répondre aux intentions du comité que je représente... Je me suis mal expliqué. J’aurais dû plutôt dire que c’est à vous-même que je donne ces mille francs.
Rendant muette, d’un signe de main, la surprise du rôtisseur, qui allait s’exclamer, Bokel poursuivit:
—Veuillez m’écouter. Le comité s’occupe de replacer Dumouchet dans une position au moins égale à celle qu’il a perdue. Mais, avant tout, il veut lui assurer, et aux siens comme à lui, le plus précieux de tous les biens. Je veux dire qu’il entend d’abord leur rendre une santé qui a été altérée par les privations de toutes sortes. Il exige donc que la présente somme soit employée uniquement... vous m’entendez? uniquement... employée en nourriture, rien qu’en nourriture. Vous me comprenez?
—Parfaitement. Je suis chargé de les nourrir jusqu’à concurrence de mille francs.
—Et sans détourner un sou, un seul sou du but que s’est proposé le comité.
—Oui, oui, tout en boustifaille... Rien qu’en déjeuners et dîners.
—C’est cela même. Voyons, dites-moi un peu comment vous entendez les nourrir?
—A déjeuner, je leur donnerais un dindon.
—Pourquoi pas deux dindons?
—Deux dindons? Pour six... dont quatre bambins! Ce serait trop, vraiment trop!
—Le comité ne marchande pas ses bienfaits, dit gravement Bokel.
—Va pour deux dindons alors!
—Bien. A présent, parlons du second déjeuner.
—Hein! fit le rôtisseur en ouvrant des yeux énormes à la pensée que les deux dindons avaient seulement mission de remplacer le café au lait du matin.
Le tailleur avait continué:
—Pour le second déjeuner, nous disons donc un gigot... mettons même deux gigots, puis quelques pigeons et une salade de pommes de terre. Rien ne vaut les farineux pour rétablir la santé. Vous abuserez donc des légumes farineux... Occupons-nous maintenant du dîner. C’est d’ordinaire le repas sérieux de la journée. Il nous le faudra solide, substantiel... Nous aurons alors l’oie, le canard, le lapin, un morceau de viande de boucherie et encore des légumes farineux... toujours des farineux.
—Mais, à manger de la sorte, ils n’auront même plus le temps de se moucher!... Monsieur Dumouchet, qui est un pieu, tournera au ballon dans quinze jours... Ils vont avoir de la viande à coucher dessus!
Bokel, à cette objection, redressa la tête, et d’une voix sévère:
—Monsieur, dit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous apprendre que le comité ne marchande jamais ses bienfaits et qu’il a horreur de l’étriqué.
—Quel comité! quel comité! murmura le rôtisseur émerveillé.
Après cette leçon donnée à son homme, Bokel, redescendant de ses grands chevaux, se fit bon prince en ajoutant:
—Eussent-ils trop de viande, pensez-vous que les Dumouchet manqueront d’autres malheureux à nourrir de leurs restes?.. Ils ne sont pas sans connaître, autour d’eux, de nombreux affamés.
—Oh! oui... Entre autres, il vient quelquefois chez eux un grand jeune homme, gras comme le coupant d’un sabre, qui les aiderait d’un rude coup de dent... Oh! celui-là doit avoir un fier appétit! Je gagerais bien qu’il a toute une table d’hôte dans l’estomac! répondit le rôtisseur avec une sorte d’admiration pour celui dont il parlait.
Bien qu’il eût immédiatement deviné qu’il s’agissait de Timoléon, le tailleur parut n’attacher aucune importance à ce détail et reprit d’un ton grave:
—Vous avez bien compris, n’est-ce pas, l’intention du comité? Rendre avant tout la santé à ses protégés. Puis, plus tard, assurer leur bien-être par un emploi.
Et sur le ton d’une confidence:
—Je me suis senti si douloureusement affecté par l’aspect souffreteux de M. Dumouchet que je m’engage, si, dans quinze jours, vos bons soins l’ont fait refleurir, à demander au comité une prime pour vous... Ainsi donc ne vous écartez pas de cette sorte de menu que nous avons dressé ensemble.
—Soyez tranquille. Je vais vous le bourrer qu’il en deviendra bossu.
—Au besoin, pour le cas où des spasmes d’estomac le réveilleraient la nuit, je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’il trouvât un jambon sur sa table de nuit pour faire médianoche.
—Il aura son jambon, dit le rôtisseur, qui, en somme, était enchanté d’avoir à vendre le plus possible.
Bokel leva un doigt comme pour appuyer sur les paroles qu’il allait prononcer.
—N’oubliez pas, recommanda-t-il, que les bienfaits du comité sont anonymes. Ainsi donc, motus! inventez ce que vous voudrez, mais pas un mot sur nous.
—Je dirai à M. Dumouchet qu’une tireuse de cartes m’a conseillé de placer des fonds sur son avenir, qui doit redevenir brillant, proposa le rôtisseur, enchanté d’avoir l’air d’être charitable à si bon compte.
—Parfait! ingénieuse idée!... C’est donc convenu, vous allez m’engraisser ces gens-là... Après le présent billet de mille francs, il y en aura encore un autre, si c’est nécessaire, car, je ne saurais trop le répéter, le comité de bienfaisance bonapartiste ne veut pas qu’on lésine... Et songez à la prime qui vous attend; gagnez-la.
Sur ce, après un petit salut protecteur, Bokel quitta la boutique, laissant le rôtisseur déjà occupé à choisir les volailles avancées qu’il coulerait, le soir même, à la famille Dumouchet, et, à chaque croupion qu’ai flairait, répétant avec enthousiasme:
V
Cependant le tailleur, aussi vite que le permettait sa grosse masse, avait remonté la rue Saint-Jacques. Chemin faisant, il souriait et se frottait les mains en murmurant:
—Machiavel n’aurait pas inventé mieux! Pendant que ce rôtisseur va gaver à gogo le Dumouchet et lui donner du ventre, moi, je me charge, si la chose est encore possible; de faire maigrir Timoléon... J’en suis pour mes deux billets de mille francs, mais qui ne risque rien n’a rien.
Un quart d’heure après, il reparaissait chez Timoléon Polac; qu’il trouva arpentant sa chambre d’un pas impatient qui rappelait celui des bêtes féroces du Jardin des Plantes quand on tarde trop à leur apporter leur pâture.
—En route! cria-t-il gaiement au jeune homme.
—En route... pour la soupe? dit Timoléon, qui, avant de se mettre en marche, tenait à bien préciser le but de sa sortie.
—Mais oui, mais oui, redit gentiment le tailleur avec une petite risette. En arrivant à la maison, nous allons trouver le couvert mis et Paméla nous attendant.
Après avoir suivi une rue de traverse pour n’avoir pas à repasser devant la boutique du rôtisseur, Bokel prit, avec Timoléon, le chemin de son domicile. Marchant côte à côte, l’un si maigre et si long, l’autre si court et si rond, ils avaient l’air à eux deux d’un bilboquet en voyage. Tant courtes que Polac s’efforçât de faire ses enjambées, elles étaient encore trop grandes pour les petites jambes du tailleur et le contraignaient à un trot de chasse qui l’essoufflait.
Quand on arriva au Pont-Neuf, Bokel poussa un ouf! douloureux et prit racine sur le trottoir. Il fut au moins deux bonnes minutes à retrouver son haleine.
—Etes-vous fatigué, mon cher bienfaiteur? demanda le jeune homme quand il le vit en état de parler.
—J’avoue que je m’assiérais volontiers.
—Voulez-vous que nous entrions dans le café que je vois là-bas, au bout du pont? Nous y ferons d’une pierre deux coups, proposa Timoléon.
—Que voulez-vous dire avec vos deux coups?
—Pendant que vous vous reposerez à l’aise, moi, j’avalerai une tasse de chocolat... Rien ne m’ouvre l’appétit comme une tasse de chocolat.
—Y pensez-vous? Dans une heure à peine, nous serons à table, objecta le gros homme.
—Mettons que je n’aie rien dit, accorda stoïquement le jeune homme en imposant silence à la révolte de son estomac.
—Je ne refuse pourtant pas de faire d’une pierre deux coups, reprit Bokel, dont l’œil, pendant ce dialogue, avait inspecté le Pont-Neuf, qui, à cette époque, était encore une sorte de champ de foire où abondaient les charlatans, bateleurs, marchands d’orviétan, chanteurs, frituriers et autres industriels forains.
—Ah! vous approuvez alors la tasse de chocolat? demanda Timoléon, se raccrochant à l’espérance.
—Non, pas précisément.
—Alors comment prétendez-vous faire d’une pierre deux coups?
—Mais d’abord en m’asseyant dans un excellent fauteuil, où je me reposerai.
—Bon, voilà le premier coup de la pierre... quel est le second?
—Et, étant assis, savoir combien je pèse, dit le tailleur en montrant du doigt, à vingt pas de là, une bascule à fauteuil dont une vieille femme était en train d’épousseter les housses en calicot rouge.
—Allons! prononça Timoléon, jugeant inutile de s’opposer à cette lubie du poussah de se peser en plein air.
Si vous aviez vu comme l’œil de Bokel pétillait d’une malice contenue quand il posa ses vastes... charmes dans le fauteuil, qui, du reste, fit entendre un craquement, vous auriez immédiatement deviné qu’il y avait préméditation chez le gros madré et qu’il éprouvait la satisfaction intime d’un homme arrivé à ses fins.
—Deux cent quarante-cinq livres, annonça la vieille femme d’une voix pleine d’admiration respectueuse.
—A vous, jeune homme, dit Bokel après s’être dégagé avec effort du fauteuil où ses formes s’étaient trop exactement emboîtées.
—Oh! après vous, ce serait fatuité de ma part, répondit Timoléon avec une fausse modestie.
—Ta, ta, ta, fit le tailleur en poussant le récalcitrant sur le fauteuil.
Quoiqu’il eût le sourire aux lèvres, le cœur battait ferme à Bokel pendant que la vielle femme interrogeait le cadran de son appareil.
—Il doit peser dans les quatre-vingts livres... Ce serait trop demander au ciel que de souhaiter soixante-quinze livres... car il a les os forts, trop forts même, se disait le tailleur avec angoisse.
Quant à Timoléon, que le fauteuil, qui avait gémi pour Bokel, balançait avec un doux mouvement d’escarpolette, il se prêtait à la chose avec cette complaisance qu’on doit aux fantaisies d’un tailleur qui donne des notes acquittées, glisse des billets de mille francs et offre un dîner à ses clients véreux.
Après avoir attendu l’arrêt de l’aiguille du cadran, la vieille se redressa et d’un ton dédaigneux:
—Soixante et onze livres, dit-elle.
Toute la grasse personne de Bokel eut un frémissement de joie à cette déclaration.
—Soixante et onze livres! répète-t-il d’une voix tremblante, vous ne vous trompez pas, madame?
—Vérifiez vous-même, dit la femme en montrant le cadran.
—Oui, c’est la vérité, déclara le tailleur après avoir examiné l’aiguille.
Et, comme Polac voulait se lever du fauteuil, il le repoussa doucement sur le coussin et se mit à le regarder avec des yeux humides de tendresse et en balbutiant:
—Timoléon, mon cher Timoléon...
Mais l’émotion lui serrait trop la gorge; il n’en pouvait dire plus long. Il se contentait de repousser le jeune homme sur le fauteuil à chaque tentative pour se lever et le couvait toujours du même regard attendri en répétant:
—Timoléon, mon cher Timoléon.
Un peu abasourdi par cette scène, Polac consentit à rester sur le fauteuil, attendant que la parole sortît enfin de la bouche du tailleur et se disant:
—Qu’est-ce qu’il lui prend? Quelle drôle de maladie! Depuis le commencement je me doutais bien qu’il est devenu fou... Pourvu que je dîne!
—Débarrassez donc le plateau! criait la propriétaire de la balance en poussant Polac dans le dos.
Enfin Bokel parut être maître de son émoi. La salive revenue sur sa langue lui permit de balbutier d’une voix douce:
—Timoléon, je crois que vous sauriez rendre une femme heureuse.
—Je le crois aussi, avoua Polac, moins par fatuité que par condescendance pour l’accès de démence qui, selon lui, se déclarait chez le tailleur.
—... Et qu’un beau-père serait fier de vous, continua Bokel.
Pendant qu’il était en train de flatter la folie de son homme, Polac lui servit bonne mesure.
—Chaque matin, répondit-il, je me lèverais en me demandant: Comment rendre mon beau-père fier de moi? Ce serait ma préoccupation de toutes les heures.
—Débarrassez donc le plateau! criait toujours la vielle de la balance.
—Timoléon? dit-il.
—Bokel?
—Veux-tu être mon gendre?
Polac n’hésita que le temps juste de se dire:
—Je recommanderai à sa fille de le coucher de bonne heure après lui avoir fait prendre un bain de pieds bien chaud.
Et il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus en s’écriant:
—Ah! Bokel, vous êtes une vraie pluie de bienfaits!
Puis, comme c’était un garçon qui, dans toutes choses, ne perdait jamais de vue le côté positif, il ajouta:
—Si c’est un rêve, ne me réveillez pas, car je vous dirais: Allons dîner!
—Oui, allons dîner. Paméla doit s’impatienter, répondit le tailleur.
Et les deux hommes se remirent en route, chacun faisant à part sa réflexion.
—Quelle singulière toquade! M’offrir d’être son gendre parce que je pèse soixante et onze livres! pensait Polac, ne prenant pas le moins du monde au sérieux ce qui venait de se passer.
De son côté, le tailleur se disait:
—J’ai assez bien joué mon rôle.., Je le tiens!... Soixante et onze livres! il faudra que je veille à ce qu’il ne bouge point de ce poids-là.
Quand ils furent dans l’escalier de sa maison, Bokel s’arrêta pour faire la leçon au jeune homme.
—Timoléon, dit-il, voulez-vous que je vous enseigne un moyen de plaire à votre future? Ne mangez pas beaucoup à table; Paméla n’aime pas les gros mangeurs... Peut-être trouverez-vous qu’elle-même mange d’une belle force... Méfiez-vous! C’est un piége qui vous sera tendu.
Mademoiselle Paméla attendait les deux dîneurs sous les armes, c’est-à-dire dans une toilette fraîche et claire qui la rendait vraiment charmante. Que ventre affamé n’ait pas d’oreilles, nous n’y contesterons pas, mais, à coup sûr, il a des yeux, car Timoléon, si fort en appétit qu’il était, quand il vit le gracieux minois de la jeune fille, eut cette pensée de regrets:
—Quel malheur que son père me l’ait proposée dans un accès de folie! Si cela avait été sérieux, j’avoue que j’aurais volontiers descendu le fleuve de la vie avec cette belle petite camarade-là dans ma barque.
Après les salutations, Bokel s’était hâté d’attirer sa fille dans la pièce voisine.
—Comment le trouves-tu? demanda-t-il.
—C’est un vrai mât, répondit franchement Paméla.
—Le fait est qu’il est un peu élancé... Une baguette d’osier, je le confesse... mais, tu sais, une baguette, ça n’en plie que plus facilement dans les mains d’une femme adroite.
—Vrai! il est par trop maigre! répéta la jeune fille encore sous la première impression.
—Je te l’ai choisi exprès aussi... svelte. Lis les meilleurs auteurs, mon enfant, et tous te diront que le mariage engraisse les hommes... qu’il les engraisse même énormément.
A l’appui de son dire, Bokel crut devoir joindre une preuve convaincante. Il fit tourner sa grosse personne sous les yeux de Paméla en disant:
—Tiens, moi qui te parle, quand j’ai épousé ta mère, ma taille tenait entre ses dix doigts... Eh bien, tu vois comme le mariage m’a profité!
Puis, cessant son mouvement de toupie:
—Oui reprit-il, le mariage engraisse, c’est un fait acquis... Aussi qu’arrive-t-il? C’est que, bien souvent, une jeune fille à illusions, qui avait épousé un jeune homme bien campé, à formes parfaites, à l’allure étoffée, s’est étonnée, au bout de quelques années de mariage, de voir son mari, tout au plus après la trentaine, s’épaissir, se déformer, s’alourdir par l’embonpoint et, bientôt, ne plus rappeler en rien l’élégant cavalier de la lune de miel... Timoléon obéira donc à la loi commune. Mais, au moins, avec lui, tu as de la marge... il a tant à faire, pour être seulement potelé, que tu es à peu près certaine de conserver un mari de tournure dégagée par-delà la cinquantaine.
A ce plaidoyer sur l’effet du mariage, Bokel, voyant sa fille encore hésitante, ajouta cette péroraison, qui, selon lui, était irrésistiblement concluante:
—Crois-en ton père, ma fillette, oui, le mariage engraisse. Mon état de tailleur me permet d’en parler savamment. Si tu savais le nombre de clients que je fournissais quand ils étaient garçons et que j’ai continué d’habiller après leur mariage... tous, d’anciennes tailles de fée dont, maintenant, il me faut, tous les six mois, élargir les ceintures de culotte.
Après avoir ainsi fait entendre la voix sévère de la raison doublée de l’expérience, Bokel fit vibrer des cordes plus douces.
—Et puis, reprit-il d’une voix câline, vois-tu, ma mignonne, un mari maigre, ça s’entoure plus facilement de soins et de prévenances.
Toute jeune fille, rêvant mariage, s’est créé d’avance l’idéal qui obtiendra le doux oui de son cœur. Timoléon répondait si peu aux espérances secrètes de Paméla que, malgré les flots d’éloquence que venait de dépenser le papa, elle continua de secouer la tête d’une façon qu’il était impossible de prendre pour un consentement.
—Mille boutons! va-t-elle le refuser! se demanda le tailleur alarmé.
Aussi se hâta-t-il de remonter à l’assaut.
—Timoléon Polac, reprit-il, est un garçon de bonne famille, bien élevé, instruit, gai...
—Ah! il est gai? dit Paméla dont le caractère n’engendrait pas la mélancolie.
—Gai au possible! Avec lui la vie ne sera qu’une chanson... Ah! à propos de chanson, il te fera des romances, car il est poëte et musicien.
Nous avons oublié d’annoncer que la fille du tailleur tapotait du piano, cette maladie que des familles cruelles donnent à toutes les demoiselles à marier... ce crime qui en est encore à attendre de notre législation une pénalité sérieuse.
De ce qu’elle taquinait la dent d’hippopotame d’un doigt plus ou moins alerte qui allait tirer des entrailles du piano des borborygmes bruyants, Paméla se croyait musicienne.
Donc, la gaieté et la musique furent les deux premiers atomes crochus qui s’incrustèrent, en faveur de Polac, dans le cœur de Paméla.
Le ciel a voulu que les femmes, même les pianistes, soient toutes vulnérables par la sensibilité. Ce fut sur ce point faible que Bokel, qui, sous sa couche de graisse, cachait une certaine science du beau sexe, porta sa nouvelle attaque.
—Ah! oui, reprit-il, mon jeune homme est d’une gaieté vraiment inaltérable... Tiens, tu l’as vu souriant, n’est-ce pas? Eh bien, croirais-tu... je te le dis en confidence... qu’il n’a pas mangé depuis deux jours?
—Il a donc une maladie qui lui ôte l’appétit? demanda la jeune fille dont la sensibilité s’éveilla.
—Bien au contraire! la maladie dont il souffre donne un violent appétit... car elle s’appelle la misère.
—Ah! le pauvre garçon! s’écria Paméla d’une voix qui attestait une profonde pitié.
Puis, tout aussitôt, sa bonne âme, remuée au possible, lui fit ajouter:
—Si je disais à Gertrude de corser notre dîner d’une forte omelette au lard.
—Non, n’en fais rien, fit vivement le tailleur. Il est pauvre, mais fier. Cette prévenance, dont il s’apercevrait, le froisserait péniblement.
Une réflexion lui étant subitement montée à l’esprit, mademoiselle Bokel était devenue pensive.
—Qu’as-tu donc, Bichette? demanda le père.
—Je réfléchis, papa.
—A quoi?
—A ce que tu me dis maintenant de ce jeune homme après ce que tu m’en as conté ce matin.
—Que t’ai-je donc conté?
—Qu’il avait cinq millions en mariage.
—T’ai-je dit «qu’il avait»... alors il y a eu erreur de ma part, j’aurais dû dire «qu’il aura». Oui, il aura cinq millions, je te l’affirme... Et le plus étonnant de la chose, c’est qu’il ne se doute pas de la fortune qui va lui tomber sur la tête.
—Et tu ne l’en préviens pas!
—Je m’en garderais bien! Il commettrait quelque imprudence qui lui ferait tout perdre... Aussi je ne saurais trop te recommander de ne pas lui souffler mot de ce brillant avenir que tu partageras... Fie-t-en à ton père, qui, par ses efforts, saura faire arriver ces millions à ton mari.
—Oh! mon mari, mon mari... il faut d’abord qu’il me plaise, répondit Paméla, peu décidée par la perspective des millions. Disons, pour l’excuser, qu’elle était à cet âge heureux et bête où l’on n’est pas encore persuadé que, si la fortune n’est pas le bonheur, elle lui ressemble diantrement, car la sagesse des nations a prouvé qu’il est plus agréable de se contenter de tout que de peu.
Mais, dans son cœur qu’elle prétendait encore fermé à Polac, il s’était glissé, à l’insu de Paméla, ce sentiment de pitié, dont nous avons parlé, qui la fit s’écrier:
—S’il n’a pas mangé depuis deux jours, il faut, bien vite, faire servir la soupe.
Et, suivie de son père, elle rentra dans la pièce où attendait Polac, qui, pour prendre son mal en patience, s’était retracé tous les charmes de Paméla en se disant:
—Vous offrir sa fille quand on est sur une balance, ce n’est pas sérieux... Et, vraiment, c’est dommage, car elle est séduisante, cette brunette.
Père et fille venaient à peine de faire leur apparition qu’une autre porte s’ouvrit pour laisser passer la tête de Gertrude, qui, suivant sa façon d’annoncer que le potage était servi, prononça ces mots:
—Mademoiselle est dans les assiettes.
—Je montre le chemin, dit Paméla en se dirigeant vers la salle à manger.
Bokel retint Timoléon, qui allait suivre la jeune fille et lui souffla vite à l’oreille:
—Vous savez? je vous ai prévenu. Méfiez-vous du piége. Ne mangez pas trop.
Nous n’attarderons pas notre récit à détailler la salle à manger du tailleur. Elle n’avait vraiment de remarquable qu’un tableau que son auteur, peintre sans le sou, avait donné à Bokel en acquit de compte. C’était un Ugolin dévorant ses enfants. Le tailleur, ayant décidé que c’était un sujet qui poussait à l’appétit, lui avait accordé la plus belle place dans sa salle à manger.
On aurait, croyons-nous, plus de chance d’être obéi en commandant à un singe de ne pas faire de gambades qu’en ordonnant à un affamé de deux jours de modérer son appétit. Malgré l’avis reçu et, surtout, parce-qu’il ne prenait pas au sérieux la scène de la balance, Timoléon s’escrima si bien sur les plats du dîner que Paméla, qui était, nous l’avons dit, une vaillante fourchette, s’arrêta pour l’admirer. Bokel avait beau faire les gros yeux à son convive et lui allonger, sous la table, des coups de pied qui le rappelaient à la prudence, le jeune homme ne recula pas d’une seule bouchée. Notons aussi que Polac n’était pas de ces mangeurs sombres, taciturnes, concentrés, qui dévorent silencieusement un morceau, les yeux fixés sur celui qui va suivre. Pas du tout. La bouche archi-pleine, il eût parlé. Aussi, spirituel de nature et, de plus, émoustillé par un dîner plantureux, il fut si drôle, si gai, si vraiment bonne et franche nature que (explique qui voudra le cœur de la femme et les mobiles qui y font naître la haine ou l’amour), que Paméla, disons-nous, tout en croquant son dernier fruit du dessert, fit à son papa un petit signe qui voulait clairement dire:
—J’accepte ce mari-là.
Musicien! poëte! homme d’esprit! joyeux luron et fort mangeur! que voulez-vous? Elle était subjuguée... Ajoutons à sa louange que l’avenir, tout doré de millions, ne pesa en rien sur sa décision, car, pas un instant, elle n’y songea.
Au signe de son enfant, Bokel se leva de table et prit un petit temps pour se donner un air gravement ému.
—Est-ce qu’il va chanter? se demanda Timoléon en le voyant se recueillir.
Ayant mis une main dans son gilet comme s’il éprouvait le besoin de comprimer les bondissements de son cœur, le front radieux, enfin beau et digne, Bokel, avec une voix dans laquelle il croyait avoir fait passer toute son âme, mais qui, en réalité, avait l’air de sortir de ses bottes, prononça cette phrase:
—Mon cher Timoléon, je vous autorise à embrasser votre fiancée.
Polac, en entendant la permission qui lui était octroyée, crut à un retour de folie du tailleur. Mais, nous l’avons dit, c’était un véritable «va comme je te pousse» qui aimait beaucoup mieux embrasser une jolie fille que le fond d’un chaudron. Eût-il même voulu hésiter qu’il y eût été décidé par la joue fraîche et rose du feu de la pudeur que lui tendait franchement Paméla.
—Laissons-nous faire, se dit-il.
Et il campa sur le visage de la jeune fille un si sonore et bon baiser que mademoiselle Bokel en poussa un petit cri de fauvette effarouchée.
Toujours majestueux, toujours la main dans son gilet, Bokel reprit la parole:
—Inutile de vous dire, mon gendre, que dès ce moment, vous êtes de la maison. Vous resterez avec nous jusqu’au jour du mariage. Ma table sera la vôtre et je vais, de ce pas, vous faire préparer une chambre à l’étage au-dessus.
Comme le hasard, probablement, avait mis dans la main de Polac celle de Paméla, et que le jeune homme sentit les doigts mignons de le jeune fille, par une douce pression, lui commander l’obéissance, il se répéta encore:
—Laissons-nous faire.
Puis à haute voix:
—Agissez comme vous l’entendez, cher et estimable beau-père.
Cinq minutes après, quand il revint, Bokel trouva les deux jeunes gens échangeant ces phrases niaises, communes à tous les amoureux. Pourtant, si insignifiant qu’avait été l’entretien, Polac trouva que l’absence du père aurait pu être moins courte, car, séduit par la gentillesse de Paméla, il se surprit à se dire:
—Eh! eh! ne prenons pas la chose au vrai, car je m’en amouracherais... Elle est ravissante.
Le tailleur vint à sa fille et, après l’avoir embrassée au front, il dit en souriant:
—Tu comprends, Paméla, que Timoléon et moi nous avons à parler sérieusement. Nous allons donc te laisser à ton piano et nous retirer dans mon cabinet, où nous nous entretiendrons, tout en dégustant notre moka... car, vous prenez du café, n’est-ce pas, mon gendre?
—Oui, beau-père.
—Vous allez en goûter un dont vous me direz des nouvelles... Je le brûle et le fais moi-même, et j’ai la prétention de croire que, nulle part, on ne le boit plus exquis.
Après cet éloge de son café, Bokel, en montrant la porte de son cabinet qui ouvrait sur la salle à manger, ajouta:
—Le temps de donner encore un baiser à mon enfant et je vous suis, mon cher Polac.
Le jeune homme aurait volontiers donné aussi un second baiser, mais, faute d’y être invité, il se contenta de saluer et pénétra dans le cabinet, où, sur la table, une cafetière fumait entre ses deux tasses.
—J’espère que tu ne lui as pas parlé des millions pendant mon absence, souffla le père à sa fille aussitôt que Polac eut disparu.
—Non, papa.
—Ne t’avise pas d’en rien dire, car il croirait que tu as voulu l’épouser pour sa fortune.
—Sois tranquille, papa, je serai muette.
Sur cette promesse de sa fille, le tailleur vint rejoindre Timoléon.
La porte n’était pas plutôt refermée sur Bokel que le jeune homme demandait à brûle-pourpoint au tailleur:
—Voyons, Bokel, quand finira votre plaisanterie?
—Quelle plaisanterie?
—Celle qui dure depuis ce matin; la note acquittée, le billet de mille francs, les habits neufs, le dîner et cette singulière idée d’avoir l’air de m’accorder la main de votre fille... Dans le commencement j’ai bien voulu me prêter à l’aventure, car, je vous l’avoue, je vous supposais le cerveau fêlé... Mais, maintenant que la chose prend de telles proportions, je désire y mettre un terme, car... car...
Et, après avoir hésité à mettre la vraie phrase au bout de son car, Timoléon y ajouta cette variante:
—Car elle est vraiment délicieuse, votre fille.
—Ce qui signifie que vous ne voulez pas en être amoureux.
—Non, mais j’ai peur de le devenir.
—Eh bien, quel mal voyez-vous à aimer votre femme?
—Ah çà, est-ce que nous allons recommencer la comédie du gendre et du beau-père!... J’en ai assez, je vous le repète, dit Timoléon de la voix brève d’un homme agacé.
—Mon cher ami, voulez-vous me permettre de vous faire une proposition? répliqua Bokel en souriant à cette boutade.
—Laquelle?
—Celle de vous signer ici, séance tenante, un dédit de dix mille francs pour le cas où je reviendrais sur ma parole de vous prendre pour gendre.
—Alors, sérieusement, vous m’accordez Paméla?
—Oui, si elle vous plaît.
—Parbleu! oui, elle me plaît.
—Eh bien, laissez-moi donc vous appeler mon gendre tout à l’aise et buvons notre café pendant qu’il est chaud.
Ce disant, Bokel avait pris la cafetière.
—Goûtez-moi cela! un vrai nectar, ajouta-t-il après avoir empli la tasse de Polac.
Mais Polac avait bien d’autres soucis que de savourer du café et de s’apercevoir que, de ce nectar tant prôné, Bokel ne s’était versé que quelques gouttes.
—Mais, reprit-il en insistant, pourquoi m’avoir choisi, moi, précisément moi, qui n’ai ni le sou ni métier?
Bokel lâcha un bon gros rire tout bonhomme et répondit:
—Vous venez justement de dire le motif qui me guide.... Parce que vous n’avez ni le sou ni métier.
Et il avança la cafetière en disant:
—N’est-ce pas qu’il est bon, ce café?
—Ma foi! je l’ai bu sans y faire attention.
—Alors, une seconde tasse.
Pas plus que l’autre, cette tasse ne fut appréciée par Timoléon. Au moment où il la portait à ses lèvres, le tailleur lui demandait:
—Voulez-vous que je ne fasse pas de cachotteries avec vous... que je joue cartes sur table?
—Certainement, dit Polac en ingurgitant le café à la hâte, pour être tout oreilles à la confession que lui proposait le gros homme.
Bokel prit une mine navrée et d’une voix dolente:
—Eh bien, la, vrai, dit-il, je crois que je mourrais s’il me fallait me séparer de ma fille. Quand elle m’a avoué qu’elle avait du goût pour le mariage, elle m’a percé l’âme. Que je la marie à un époux riche ou à un commerçant, il lui faudra suivre son mari. Vous me direz qu’en l’unissant à un tailleur que j’associerais à mon commerce, mon but serait atteint... Oui, mais mon enfant a été éduquée un peu trop en princesse; elle dédaignerait un tailleur... Avec vous c’est autre chose. Vous êtes bien élevé, poëte, musicien; bref, vous avez un tas de manigances qui séduisent les femmes. Aussi, voyez-vous que Paméla a lâché son oui sans se faire prier.
—Bon, mais, je le répète, je n’ai ni métier ni fortune.
—C’est justement pourquoi, je vous le répète aussi, je vous donne ma fille. Suivez bien mon raisonnement. Sans métier, vous n’aurez donc d’autre occupation que de faire le bonheur de mon enfant. Sans fortune, vous ne dépendrez que de moi. Je vous donnerai la table, le logement, un peu d’argent de poche. Je fournirai aux dépenses du ménage... Mais pas un sou de dot, ce qui vous mettra dans l’impossibilité d’aller vivre ailleurs avec votre femme. De cette façon, je suis certain, tout en la mariant, de ne pas me séparer de Paméla... Vous me direz que c’est de l’égoïsme, soit! mais telles sont mes conditions; les acceptez-vous? Tout cela vous explique pourquoi j’ai eu l’air de vous jeter ma fille à la tête.
Au fond, que demandait Polac? De connaître la raison qui, depuis le matin, faisait si généreusement agir le tailleur à son égard. Celle qu’on lui donnait était des plus croyables. Il est vrai que ce rôle de mari en tutelle, de gendre en épinette, était un peu humiliant; mais d’un autre côté, Paméla, dont il entendait rugir le piano, était si jolie, si séduisante, etc., etc., que l’humiliation avait une agréable compensation. Et puis, ne pouvait-il pas espérer qu’il parviendrait à se faire tant adorer de sa femme qu’elle serait son alliée dans la guerre d’indépendance qu’on déclarerait plus tard à ce papa égoïste qui prétendait être en tiers dans le ménage?
Il arriva que Timoléon qui, deux heures auparavant, aurait juré que Bokel avait le cerveau fêlé, trouva, grâce à l’explication, sa conduite des plus naturelles, et ne vit plus en lui qu’un père qui s’y était adroitement pris pour marier sa fille à sa convenance.
Aussi, quand Bokel, qui l’avait laissé réfléchir, lui tendit la main en demandant:
—Oui ou non, voulez-vous être mon gendre?
Il s’empressa de toper en s’écriant:
—Accepté! beau-père.
Mais, en même temps, un souvenir lui vint. Tout lui parut expliqué, sauf un point.
—Voyons, beau-père, reprit-il, dites-moi donc pourquoi vous avez choisi, pour m’offrir votre fille, l’instant où j’étais sur la balance qui venait d’accuser mon poids de 71 livres!
Bokel était un gaillard qui ne se laissait jamais surprendre sans vert, car, tout aussitôt et sans la moindre hésitation, il répondit:
—Par gourmandise.
Et, comme Polac le regardait avec des yeux étonnés qui réclamaient des détails, il poursuivit:
—Imaginez-vous que Paméla, qui trouve que j’engraisse trop, s’est mis en tête d’enrayer mon obésité en me privant de pâtisseries, plats farineux, sucreries et autres mets féculents dont je raffole. En lui donnant un mari aussi maigre que vous, elle mettra à honneur de le remplumer et, alors, reparaîtront sur la table un tas de gobichonnades dont il faudra bien que j’aie ma part.
Cette explication était donnée avec un gros rire tout sensuel. Les yeux du poussah reluisaient de gourmandise, et le bout de sa langue se promenait sur ses lèvres comme s’il se léchait les babines après un plat sucré.
—Ah! je n’entends plus le piano, fit alors remarquer Timoléon.
—C’est que ma fille est allée se coucher. Nous ferons bien de l’imiter, car il se fait tard... Je vais vous conduire à votre chambre, répondit le tailleur.
Sur la route qui menait à la chambre de son futur gendre, Bokel, en homme prévenant qui tient à ce que ses hôtes n’aient rien à désirer, montra à Timoléon, au bout du couloir, une certaine petite porte en prononçant ces deux mots:
—C’est là.
Après avoir quitté le jeune homme, quand Bokel redescendit chez lui, il souriait en murmurant:
—Je l’ai roulé avec mes explications de papa qui ne veut pas se séparer de sa fille... il va épouser de confiance... et, seulement, le lendemain du mariage, lorsqu’il sera trop tard pour nous brûler la politesse, il apprendra la vraie vérité.
De son côté, Timoléon se disait entre deux draps:
—Pourquoi, diable! m’étais-je figuré que Bokel était fou? Tout ce qu’il m’a dit là est bien clair, bien net... C’est un papa fort égoïste, mais très-sensé.
Puis il s’endormit.
Mais deux heures après, il s’éveilla en proie à un violent trouble intestinal.
—Qu’est-ce cela? se dit-il. Ah! j’y suis! c’est parce que j’ai mangé à ma faim... manque d’habitude!
Et plusieurs fois, pendant la nuit, il utilisa le petit renseignement que lui avait donné le prudent Bokel.
VI
Le lendemain, Bokel, qui était sorti de bonne heure, ne rentra qu’à l’heure du déjeuner. Il trouva les fiancés jouant sur le piano un morceau à quatre mains. A six notes près, Paméla suivait Timoléon. C’était une mélodie à faire hurler un sourd de douleur.
—Mes enfants, je viens de m’occuper de vous, annonça le tailleur. Je ne suis pas de ces parents barbares qui font languir les amoureux. Aussi me suis-je dit qu’il fallait abréger les délais de bans et publications autant que la loi le permet. Je vous annonce donc que dans dix jours vous serez mariés... A moins que vous n’ayez changé d’avis depuis hier.
—Oh! papa, peux-tu dire... s’écria la jeune fille en forme de protestation.
—Dame! mignonne, tu sais le proverbe. La nuit porte conseil, répliqua le tailleur en riant.
Puis, vivement, à Timoléon:
—A propos de nuit, mon cher ami, comment avez-vous passé cette première nuit sous mon toit?
Parler devant Paméla de ses promenades nocturnes, c’eût été, de la part de Polac, mêler trop de réalisme à la poésie de ses amours.
—Je n’ai fait qu’un somme, répondit-il.
—Ah! vraiment! dit Bokel, d’un ton dans lequel un observateur aurait relevé une pointe d’étonnement.
—Ou plutôt, reprit galamment Timoléon, je n’ai fait qu’un long rêve où je me voyais déjà marié.
—Ah! vous avez bien dormi... alors, tant mieux! tant mieux! Je craignais que le changement de chambre, de lit, d’habitudes ne vous eût tenu éveillé, dit Bokel, qui, tout en feignant de se moucher, observait la contenance du jeune homme.
—Du tout, du tout, reprit tranquillement Timoléon, je me souhaite d’avoir toujours de pareilles nuits.
—Tant mieux, tant mieux! répéta le tailleur.
Mais ses lèvres mentaient, car, en lui-même; le gros homme se disait:
—Il est donc bâti en fer, ce garçon-là?.. il faudra que je lui double la dose.
Nous croyons inutile de conter un à un, et par le menu, ces dix jours pendant lesquels Polac fit sa cour. Nous ne parlerons pas plus de la série de repas de famille où Timoléon ouvrit la plus vaste carrière à son appétit sans qu’aucune observation lui fût faite par son futur beau-père, qui semblait avoir pris le parti de le laisser dévorer à sa faim. Disons seulement que Bokel s’était subitement pris d’une belle passion pour les morceaux de piano à quatre mains, qui demandait à être satisfaite le soir, après dîner.
—Allons, mes enfants, disait-il sitôt le dessert mangé, jouez-moi mon morceau à quatre mains pendant que je m’occupe du café.
En effet, la musique durant, il passait son café au filtre, le versait, le sucrait, de sorte que Timoléon, quand la dernière note vibrait encore, voyait le tailleur s’approcher du piano, lui tendre une tasse pleine en répétant cette phrase invariable:
—Acheté, choisi, brûlé, moulu, passé par moi. J’ai la prétention justifiée de dire que, nulle part, il ne s’en boit de plus exquis.
Et il restait là, attendant que Polac eût avalé tout le contenu de sa tasse comme s’il quêtait un compliment... Ce que, du reste, Timoléon ne lui faisait jamais attendre car, non moins invariablement, il répétait aussi:
—Je n’ai jamais bu du café ayant un goût pareil.
Phrase, il faut le dire, à laquelle le jeune homme ajoutait un sens sous-entendu, car, en lui-même, il ne manquait pas de se dire:
—Respectons sa manie de croire qu’il fait de bon café... mais, sacrebleu! quelle drogue!... Il est rudement vrai que je n’en ai jamais bu ayant un tel goût.
Si grand amateur de piano agacé par quatre mains que fût devenu Bokel, il faut reconnaître qu’il n’était pas de ces fanatiques qui abusent des exécutants. Une fois le morceau, pendant lequel il préparait son café, terminé, il tenait Timoléon et sa fille quittes de tout nouveau vacarme et, engourdi par la torpeur d’une douce digestion, il laissait les jeunes gens à leur bavardage amoureux.
Donc, ces dix jours, qui précédèrent le mariage, s’écoulèrent dans un calme uniforme. Nous ne trouvons à y glaner qu’une seule conversation, tenue l’avant-veille du mariage, qui n’était pas la répétition de ce qu’on avait dit et archi-répété depuis une semaine.
Entre la poire et le fromage du dîner, à propos de nous ne savons plus quoi, Paméla s’écria d’un petit ton résolu:
—Tu sais, papa, que je veux faire un voyage de noces!
Bokel, depuis huit jours, attendait-il cette phrase? Nous ne saurions le dire. Mais le fait est qu’il s’empressa de répondre avec une satisfaction visible:
—Mais telle a été toujours mon intention, ma chérie. Nous le ferons ce voyage de noces, sois-en certaine. J’ai déjà donné mes ordres au chef coupeur pour qu’il me remplace pendant mon absence.
Le projet de voyage avait souri à Timoléon. En entendant Bokel parler de venir en tiers dans ce chemin des amoureux où, dit un refrain, on n’est bien qu’à deux, il ne put retenir une légère moue qui échappa au tailleur, car, sans se douter qu’il était de trop dans ce futur déplacement, il reprit d’un ton bonhomme.
—Voyons, où irions-nous bien, fillette? Que dirais-tu d’une semaine passée à Fontainebleau?
—Non, fit Paméla d’un signe de tête.
—Ou à Montmorency?
Mademoiselle Bokel répéta son mouvement négatif.
—As-tu une idée, ma belle? Alors dis-la-moi, reprit le papa.
—Je veux voir la mer, déclara la jeune fille.
A cette époque, temps des coches et des coucous, le rêve de tous les Parisiens était de voir la mer au Havre ou de visiter la Suisse. Les commerçants trimaient pendant trente années avec cette espérance qu’un jour leur fortune acquise les mettrait à même d’aller voir la mer au Havre ou le lever du soleil sur le Righi. Un Parisien qui avait vu la mer ou le mont Blanc obtenait dans son quartier cette considération que les mahométans accordent à ceux de leurs coreligionnaires qui ont fait le pèlerinage de la Mecque.
Au désir exprimé par sa fille, une lueur de joie, qui n’eut que la durée de l’éclair, avait brillé dans l’œil de Bokel. On eût dit que le gras bonhomme attendait cette phrase.
—Oui, je veux voir la mer, répéta la jeune fille... Et vous, Timoléon?
—Du moment que vous le désirez, mademoiselle, j’aurais mauvais goût à ne pas partager vos souhaits.
—Et même, poursuivit Paméla, j’aimerais à me sentir assise dans une barque, mollement balancée par la vague.
C’était là, probablement, une balle que le tailleur guettait au bond, car il s’écria:
—Ah! tu aimerais à être balancée par la mer! Eh bien! tu seras balancée, je m’y engage! Non-seulement tu verras la mer, mais encore tu iras dessus... N’est-ce pas, Timoléon, que nous lui ferons faire un tour en mer?... Tiens! est-ce que ce projet ne vous plaît pas?
En effet, la figure de Polac, qui s’était épanouie tant qu’il avait été question de voir la mer sans quitter ce qu’on nomme le plancher des vaches, s’était rembrunie dès qu’il avait été parlé de se confier aux caprices du flot. A la question de Bokel, il répondit avec une franchise quelque peu embarrassée:
—C’est qu’il me faut vous avouer que je n’ai pas du tout le pied marin... La mer ne me réussit nullement... Au premier roulis, je suis obligé de me coucher dans mon cadre où, du moment du départ à celui de l’arrivée, je reste anéanti par le mal de mer... Jusqu’à ce jour mes voyages ont été de courte durée, mais je crois que, s’il me fallait naviguer pendant un mois, je passerais tout ce temps-là sans pouvoir avaler gros comme un pois de nourriture.
Il y eut une immense explosion de joie dans le ton avec lequel le tailleur s’écria imprudemment:
—Un mois sans manger!... Quelle chance!...
Puis, tout aussitôt, pour expliquer sa singulière exclamation, il se hâta de se reprendre en disant:
—Quelle chance ce serait pour un capitaine au long cours qui aurait vingt passagers comme vous!... Il ferait une fière économie sur la nourriture.
Ensuite, revenant à son sujet:
—Après tout, mon cher gendre, ne vous effrayez pas trop d’avance, car je n’entendais parler à Paméla que d’une simple et fort courte promenade en mer... par un temps de calme plat. Si la chose peut vous déplaire, nous y renonçons.
—Mais non, mais non, dit vivement Polac, il n’y faut pas renoncer. Je braverai le péril, car je suis certain que la présence de Paméla me rendra fort et vaillant.
Si insignifiante que cette conversation ait pu paraître à notre lecteur, nous avons été obligé de la relater tout au long, car elle prépare notre dénouement. Disons encore qu’elle avait fait à Bokel une impression des plus joyeuses, car, vingt fois, quand il était seul, il éclatait de rire en se répétant:
—Un mois sans manger! Quel atout dans mon jeu!.. quoique je regarde la partie des millions comme déjà gagnée!
Qu’avons-nous oublié encore de ce qui se passa dans les dix jours d’avant le mariage? Rien autre, il nous semble, que de dire qu’au désir exprimé par Polac d’annoncer son mariage à son cousin Dumouchet et de le prendre pour témoin, Bokel s’y était énergiquement opposé en alléguant cette étonnante raison:
—Non, non, il est trop malheureux... N’insultons pas à sa misère par notre joie... Ce serait manquer de cœur.
Tout en conseillant ainsi l’éloignement de Dumouchet, le tailleur était loin de prêcher d’exemple, car, la veille du mariage de sa fille, il se rendit chez le rôtisseur.
—Eh bien, quelles nouvelles de M. Dumouchet? demanda-t-il à l’homme aux volailles.
—Ah! monsieur, vous pouvez assurer au comité que son protégé se rend digne de ses bontés. M. Dumouchet engraisse à vue d’œil. Vous ne le reconnaîtriez pas.
—Comment a-t-il pris ce déluge de viande?
—Très-bien; je lui ai dit ce dont nous étions convenus... que je lui faisais crédit sur son brillant avenir, qui m’avait été annoncé par une tireuse de cartes... Alors il a joué sans scrupule des mâchoires... C’est plaisir d’avoir un gaillard pareil à l’engrais... Il profite en diable.
—Très-bien. Continuez et songez à la prime que vous réserve le comité.
Sur ce, Bokel était revenu chez lui et, suivant sa coutume de parler à mi-voix quand il réfléchissait, un passant à l’oreille fine aurait pu l’entendre qui murmurait:
—Pendant que le cousin engraisse, Polac se tient en jolie maigreur... Mon futur gendre m’a fait un instant peur en mangeant à gogo chez moi, mais j’y ai mis bon ordre à l’aide de mon café purgatif.
Ce gueux de Bokel disait juste. Si les jours, grâce à Paméla, faisaient la joie de Timoléon, les nuits causaient le désespoir du jeune homme, qui, à chacune de ses cinq ou six promenades nocturnes, se répétait:
—Décidément, ça ne me profite pas de manger à ma faim!
Disons encore que, pendant ces dix jours, M. de la Morpisel avait deux fois fait réclamer l’habit que Bokel avait promis de lui rapporter tout réparé sous quarante-huit heures.
Enfin arriva le jour où Polac et Paméla furent mariés.
Nous n’avons pas à détailler les pompes et les joies de la noce de nos jeunes gens. Ce fut, pour ainsi dire, un mariage à huis clos, grâce à Bokel, aussi partisan de l’économie qu’ennemi du fla-fla. A l’issue de la cérémonie, un déjeuner fut offert aux témoins de rigueur et à deux ou trois amies de pension de la mariée.
Et ce fut tout.
Ajoutons pourtant qu’à ce déjeuner dînatoire, Bokel s’abstint de s’occuper du café, dont la préparation fut abandonnée à Gertrude, ce qui amena Timoléon, après l’avoir bu, à faire cette réflexion burlesque:
—Il se peut que ce café soit moins bon que celui du beau-père, mais il est meilleur.
Nous passerons donc tout de suite au lendemain des noces, quand, à dix heures du matin, Polac, au sortir de la chambre nuptiale, se trouva nez à nez avec son estimable beau-père.
Le gros homme était en train de nouer les coins d’une toilette en serge noir qui enveloppait un habit.
—Savez-vous ce que vous devriez faire, mon gendre? demanda-t-il. Vous avez deux longues heures à dépenser avant que votre femme soit prête à déjeuner. Accompagnez-moi chez un client auquel j’aurais dû reporter cet habit depuis longtemps. Vous serez l’excuse vivante de mon retard. Je vous présenterai à ce client et, croyez-moi, c’est une bonne connaissance à faire que celle de M. de la Morpisel, notaire royal... Vous ne vous en repentirez pas.
Comme Bokel avait souri en prononçant les derniers mots sur lesquels il avait appuyé, Timoléon s’imagina que l’habit à reporter n’était qu’un prétexte.
L’espérance vint lui souffler que son beau-père avait un motif pour le conduire chez le notaire.
—Tiens! tiens! se dit-il, est-ce que maintenant qu’il est certain que je n’ai pas épousé sa fille par intérêt, il voudrait revenir sur sa promesse de ne pas me compter un sou de dot?... Ce manque de parole serait vraiment gentil de sa part.
Et, avec empressement, il répondit:
—Je vous suis, beau-père.
Quand les deux hommes arrivèrent chez M. de la Morpisel, le tailleur se garda bien de passer par l’étude. Il se présenta à l’entrée particulière, que vint lui ouvrir le domestique.
—M. de la Morpisel est-il occupé avec quelqu’un? demanda Bokel.
—Oui, mais ce quelqu’un-là est sans importance, et n’empêchera pas mon maître de vous recevoir.... Il y a bien aussi dans l’étude un inconnu qui attend son tour, mais il a l’air d’un pauvre diable fait pour avoir de la patience, dit dédaigneusement le valet.
—Alors nous vous suivons, dit Bokel, en marchant à la suite du domestique, qui, par les appartements du notaire, les conduisit au cabinet de M. de la Morpisel.
Ce dernier, quand il tourna la tête au bruit de la porte qui s’ouvrait, était en train d’écrire une lettre destinée sans doute à être emportée par un individu qui se tenait respectueusement debout auprès du bureau.
Le demi-tour de tête de M. de la Morpisel ne lui permit d’apercevoir que Bokel, dont d’ailleurs l’énorme masse faisait un rempart qui rendait invisible son gendre, marchant derrière lui.
—Ah! c’est vous, Bokel? dit le notaire; le temps d’écrire cette lettre, qu’on attend, et je suis à vous.
—A vos ordres, monsieur, répondit le tailleur, en faisant à Timoléon un signe de s’asseoir.
Quand lui-même eut placé sur sa chaise la partie de son individu sur laquelle il avait l’habitude de se poser, Bokel pensa alors à regarder le personnage qui attendait la lettre.
Ah! si vous aviez vu sa figure! elle tourna au rouge violet, tant une colère rageuse vint subitement la colorer. Là, devant lui, il voyait l’ignoble marin, le nommé Filandru, cet effronté drôle qui avait osé l’appeler «gras à tuer,» en disant qu’il ferait un bon bouillon dans la marmite du bord; ce mécréant enfin, dont la langue avait tenté de s’assurer s’il n’était pas en sucre.
Filandru avait aussi reconnu son homme. Il faut croire que le marin n’était pas fertile en plaisanteries et que, quand il en tenait une et la croyait bonne, il en abusait, car, immédiatement, sans se troubler, à la vue de la fureur muette de Bokel, il se mit à faire fonctionner à vide ses mâchoires de requin, en montrant le blanc jaune de ses yeux et en se frottant, de la main, le creux de l’estomac, en un mot toute la pantomime d’un glouton qui se pâme d’aise en mâchant un morceau de choix.
Bokel allait éclater si, à ce moment, M. de la Morpisel qui venait de finir sa lettre, n’avait, en relevant la tête, interrompu la grimace de l’impudent Filandru.
Après avoir glissé son mot sous enveloppe, le notaire y joignit une liasse de billets de banque en disant au marin:
—Du moment que mon client vous a envoyé, c’est qu’il a confiance en vous. Parce que vous me voyez mettre dans ce pli, vous jugez que vous devez bien veiller à ne pas le perdre ni à vous le laisser voler.
—Un rude malin que celui qui volerait Filandru! répliqua orgueilleusement le marin. Vous pouvez être certain que mon commandant aura la lettre dans deux jours.
—Il m’avait demandé de lui envoyer ces fonds en numéraire, mais la somme eût été d’un poids et volume trop embarrassants pour vous. Votre capitaine trouvera facilement à changer là-bas ces billets contre espèces en s’adressant au premier fournisseur de la marine.
—Dans une heure, lettre, billets et le beau garçon qui est dans ma peau seront en route, dit le marin en enfouissant l’enveloppe au plus profond de la poche de côté de sa veste d’uniforme.
Le notaire s’était levé et, tout en accompagnant Filandru vers la porte, il reprit:
—Il doit bien s’impatienter de rester ainsi en rade, votre commandant, lui qui, il y a une quinzaine de jours, quand il vint me faire ses adieux après avoir reçu l’ordre de rallier son bord au plus vite, croyait prendre immédiatement la mer.
—Il paraît que l’expédition n’est pas encore au complet... On attend un brick qui doit arriver de Brest. Il y a gros à parier que nous ne serons pas partis dans huit jours.
—Allons, bonne chance, mon brave! souhaita le notaire au marin qui franchissait le seuil du cabinet.
Après avoir refermé la porte, M. de la Morpisel revint vivement à Bokel en s’écriant:
—Et mon habit, homme sans parole! Vous m’aviez pourtant promis de me le...
Le notaire s’arrêta en apercevant alors Timoléon qui le saluait.
—J’ai pris la liberté, pour vous le présenter, de vous amener mon gendre, se hâta de dire Bokel.
—Ah! vous avez marié votre fille?
—Oui, depuis hier, elle est madame Polac.
Le notaire fit un saut en arrière.
—Polac! répéta-t-il d’une voix éclatante de surprise, vous vous nommez Polac, jeune homme?
—Oui, monsieur.
—Timoléon Polac... Hein? est-ce là votre prénom? Répondez, continua le tabellion avec la même vivacité.
—Oui, Timoléon Polac.
M. de la Morpisel se frappa le front, puis les cuisses, enfin le derrière. Il fit le télégraphe avec ses bras, eut l’air de s’envoler en agitant les coudes, claqua des mains, toussa, éternua, ricana, frétilla sur ses jambes comme un dindon qui danse sur une plaque de tôle brûlante, se refrappa sur le derrière, sur le front et les cuisses, tout cela avec cette joie qui, selon nous, doit être celle de l’homme qui découvre un merle blanc, et finit enfin par s’écrier:
—Mais, jeune homme, vous ne lisez donc jamais les journaux? Voilà dix jours que je vous réclame par la voix de toute la presse.
Bokel était resté calme pendant cette scène, qui avait ahuri Timoléon.
—Mon gendre a occupé ces dix jours à faire la cour à ma fille.
Le notaire était un homme positif, qui répliqua d’un ton péremptoire:
—Il n’y a pas fille qui tienne, fût-elle plus belle que Vénus, quand il s’agit d’encaisser des millions.
—Quoi! j’ai des millions à recevoir! bégaya Timoléon tout palpitant, ce qui, vu sa maigreur, lui donnait l’air d’un fil de fer qui vibre.
—Oui, cinq bons millions vous attendent.
Polac fut superbe. Il remit son chapeau sur sa tête et demanda:
—Où ça m’attendent-ils? J’y vais.
—Oh! oh! bien loin d’ici, annonça M. de la Morpisel en souriant à cette bonne volonté.
Timoléon ouvrait la bouche pour exprimer le dédain que lui inspirait la distance, quand trois coups furent frappés à la porte du cabinet, qui, tournant sur ses gonds, laissa passer une tête qui disait:
—En voyant sortir le marin, j’ai pensé que la place était libre et, comme c’est mon tour de passer, je me présente... M. de la Morpisel, s’il vous plaît!
Et l’arrivant fit un pas en avant, ce qui le mit en vue de Timoléon qui s’écria:
—Eh! c’est Dumouchet!
A ce nom, M. de la Morpisel se remit à gesticuler, à battre des ailes, à se claquer le postérieur jusqu’au moment où sa surprise un peu apaisée lui permit de s’écrier:
—L’autre! c’est l’autre!... Enfin je les tiens tous les deux!
Comme tous les gens tombés dans l’extrême misère, Dumouchet était devenu humble et timide. Pour rien au monde il ne se serait permis de rire de ce notaire royal métamorphosé en derviche tourneur. Ce fut donc quand M. de la Morpisel eut pleinement terminé ses exercices qu’il se risqua enfin à dire en présentant au tabellion un papier qui ruisselait de graisse:
—Le rôtisseur qui me fournit mes repas m’ayant, ce matin, monté des pommes de terre frites dans ce fragment de journal, le hasard a fait que j’y ai jeté les yeux. C’est alors que j’ai lu l’avis que vous donniez à MM. Timoléon Polac et Baptiste Dumouchet de passer à votre étude pour y entendre une communication importante.
Cela dit, Dumouchet salua M. de la Morpisel et ajouta:
—Je suis Baptiste Dumouchet... et je viens écouter la communication importante.
—Vous seriez entré une minute plus tôt que vous m’auriez entendu la faisant à votre cousin... Il s’agit de cinq millions qui vous attendent, répondit le notaire.
—Quoi, cinq millions! répéta Dumouchet, se sentant près de se trouver mal de bonheur.
Timoléon s’empressa de le soutenir.
—Oui, cousin, dit le nouveau marié, nous voici devenus riches... Chacun nos cinq millions!
Mais à ces mots M. de la Morpisel se mit à secouer la tête en disant vivement:
—Ah! non, ah! non, pas de malentendu, je vous prie. Je n’ai pas annoncé que cinq millions attendaient chacun de vous: ne persistez pas dans cette erreur. Je vais mieux préciser. Il y a cinq millions... cinq seulement, vous m’entendez, qui planent sur vos têtes, mais Ils ne tomberont que sur un seul de vous... c’est-à-dire sur celui de vous deux qui remplira une condition prescrite.
VII
Mettez-vous à la place des deux cousins, et que, sans un petit trémolo préparatoire, on vous annonce brusquement qu’une pluie de millions va tomber sur votre tête. Votre premier mouvement sera de pointer le nez en l’air et d’ouvrir la bouche pour recevoir l’ondée bienfaisante. Puis, la réflexion arrivant, vous penserez alors à vous demander par quelle cause il se fait que ce nuage doré crève précisément sur votre individu.
Il en aurait, indubitablement, été ainsi des jeunes gens, si, au lieu d’attendre l’éveil de leur curiosité, M. de la Morpisel ne l’avait désagréablement hâtée en parlant de «cette condition prescrite» qui n’assignait qu’un élu au bonheur de palper les millions.
—Ah! il y a une condition prescrite? répétèrent ensemble les deux cousins à cette nouvelle inquiétante qui, comme une douche d’eau froide, calma le bouillant transport de leur satisfaction.
—Une condition formelle... qui ne fait qu’un seul heureux, déclara le notaire.
Nous aurions bel à mentir en assurant que la voix des jeunes-gens était d’un calme parfait quand, avec le même ensemble, ils demandèrent:
—Quelle est cette condition?
—Ne feriez-vous pas mieux de vous informer d’abord par qui cette condition a été exigée? dit le tabellion en riant.
Notons, en passant, que Bokel, pendant cette scène qui aurait dû vivement exciter son intérêt de beau-père, demeurait bien tranquille dans son coin. Son air, sa prestance, son sourire étaient celui de l’homme qui sait d’avance à qui est réservé le gros lot.
A la remarque du notaire, les deux cousins étaient restés si bien interdits que M. de la Morpisel put continuer.
—Voyons, dit-il, ne vous doutez-vous pas un peu de qui vous vient cet héritage? car c’est un héritage... Cherchez bien... Ne vous connaissez-vous pas un parent dont, depuis longtemps, vous n’avez plus reçu de nouvelles?
—Oui, oui, notre oncle Gaspard Polac, le marin, s’écria Dumouchet.
—Le courageux corsaire. Nous avons toujours cru qu’il avait été tué dans un combat ou qu’il était mort sur les pontons anglais, ajouta Polac.
—Mort? il ne l’était pas encore il y a quelques mois, reprit le notaire, ainsi que le prouve une lettre qu’il m’écrivit alors... car, sachez-le, j’étais un des bons amis de votre oncle. Quand je le vis pour la dernière fois, il y avait à peine une année que j’avais acheté cette étude... De là vient que là-bas, sachant ses jours comptés, il s’est souvenu de moi pour me transmettre ses intentions dernières en me priant de vous retrouver.
Tout en parlant, M. de la Morpisel s’était rapproché de son bureau dont il se mit à bouleverser les paperasses avec une vivacité qui, peu à peu, dégénérant en impatience, lui fit murmurer:
—Que diable est devenue cette lettre!... impossible de remettre la main dessus!
Assis qu’il était auprès du bureau, Bokel avait entendu ces mots. Il se pencha vers le notaire et, d’un ton bien humble, il souffla à l’oreille:
—Si monsieur de la Morpisel daigne me faire l’honneur de venir m’écouter dans l’angle de la fenêtre, je lui apprendrai où se trouve sa lettre.
Pour toute réponse, le tabellion se dirigea vers l’endroit désigné.
Bien qu’il fût persuadé qu’il n’y avait aucun danger à être franc, le tailleur n’en prit pas moins ses précautions. Sa confession, dite à voix basse, commença par poser cette condition:
—Avant tout, je prie monsieur de la Morpisel de promettre le secret à un père qui n’est coupable, au fond, que d’avoir voulu le bonheur de sa fille.
Le clignement d’yeux par lequel répondit le notaire était à la fois une invitation à parler et la promesse du secret réclamé.
—Elle est dans la poche de l’habit que je vous rapporte, déclara carrément le tailleur.
—Et vous l’avez lue?
—Puisque M. Polac est devenu mon gendre, répondit-il simplement.
—Alors vous connaissez la condition?
—Puisque M. Polac est devenu mon gendre, répéta encore le gros homme.
A cette réponse, M. de la Morpisel tourna involontairement un regard vers Polac.
En ce moment, Timoléon, mettant à profit la conférence secrète de son beau-père avec le tabellion, apprenait son mariage à Dumouchet, qui faisait la moue de n’avoir pas été invité. Certes, le pauvre Dumouchet ne pouvait pas passer pour un gros homme, mais il faisait si bien ressortir la maigreur de son cousin qu’elle frappa le notaire.
—Mazette! fit M. de la Morpisel en souriant à Bokel, mes compliments, mon cher!
—N’est-ce pas que nous avons des chances?... reprit le tailleur en pesant sur les mots.
—Oh! mieux que des chances... Vous pouvez dire que vous avez la certitude du succès.
Puis, comme il fallait expliquer aux jeunes gens cette sorte de messe basse, tenue derrière un rideau, qui avait interrompu une explication palpitante d’intérêt pour les cousins M. de la Morpisel reprit en élevant progressivement la voix:
—Mais non, mais non, vous pouvez rester, mon cher Bokel. Ce qui intéresse votre gendre ne doit pas être un mystère pour vous.
Et s’adressant à Timoléon:
—N’est-ce pas, monsieur Polac, que vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je retienne votre beau-père, qui veut se retirer avant que je vous en dise plus long, par peur d’être indiscret?
—Restez donc, beau-père, je vous en supplie, se hâta de dire Polac.
Pensant que ce serait trahir le secret promis à Bokel que de se mettre, sous les yeux des jeunes gens, à tirer la lettre de l’habit rapporté par le tailleur, le notaire se reprit à remuer les papiers de son bureau à la recherche de la missive disparue, recherche qu’il interrompit pour dire:
—Après tout, cette lettre n’est pas un acte officiel. C’était une correspondance toute privée, d’un ami à un ami... Je finirai pourtant par la retrouver un jour ou l’autre... J’ai eu grand tort même de la chercher ainsi, car je puis m’en passer, attendu que je la sais par cœur... Votre oncle m’y racontait toutes ses aventures et par quelle suite de circonstances il avait été amené à ne choisir qu’un seul de ses deux neveux pour héritier... Vous plaît-il que je vous en fasse part?
—Nous écoutons, dit Polac.
—Messieurs, reprit le tabellion, s’il vous souvient de Gaspard Polac, votre oncle, vous devez savoir que c’était un gaillard actif, audacieux, brave au possible... Pourtant, si fort qu’on aime les plaies et bosses, il arrive un moment, surtout quand on y a gagné un magot, où on se lasse de canonner et hacher son semblable. Votre oncle finit, par se dire qu’à ce jeu, qui lui avait été toujours heureux, il attraperait un jour sur les doigts... il renonça donc à écumer les mers pour jouir du produit de ses rapines... non, je me trompe, du produit de ses glorieux exploits, en plantant ses choux. Mais comme il était d’un caractère qui s’accommodait mal des entraves mesquines et irritantes de notre civilisation, il alla s’installer sur la côte de Guinée, en Afrique, à cent lieues de tout voisinage et tout au bord de la mer; fraîcheur et solitude... car ce n’était pas un homme d’estaminet. Huit jours après, le nouveau rentier, qui trouvait le temps un peu long, eut l’idée... à titre d’amusement... d’établir un petit comptoir pour la traite des noirs. Cette distraction, qui agrémentait la monotonie de son existence de bourgeois, était, de plus, fort salutaire pour son tempérament, qui exigeait beaucoup d’exercice, car il avait des tendances à l’embonpoint. Cela lui remplaçait le jardinage, qui, vous le savez, est l’occupation favorite des commerçants retirés. Bien nourrir ses nègres pour les mieux vendre offrait, avec l’élevage des lapins, une analogie qui flattait ses goûts champêtres. Son imagination vive lui faisant prendre ses noirs pour des mérinos, il se croyait berger. Parfois l’épidémie lui décimait sa marchandise, mais il s’en consolait en faisant ce raisonnement fort juste qu’à cultiver des pêches il aurait eu aussi à se plaindre des loirs, qui seraient venus lui gâter ses plus beaux fruits. Telle était, me disait-il dans sa lettre toute bucolique, la distraction qu’il avait adoptée... faute d’un billard. Aussi fut-il fort étonné, au bout de quelques années de ce passe-temps hygiénique, de voir qu’il avait doublé sa fortune. Notre campagnard possédait cinq millions.
—Cinq millions! répétèrent machinalement les deux neveux, qui tendaient au récit du notaire des oreilles longues d’une aune.
Le plus médiocre narrateur, quand il se sent un auditoire attentif,—et celui de M. de la Morpisel l’était au possible,—devient orateur verbeux. Le notaire, modulant sa voix, étudiant ses phrases et arrondissant ses gestes, poursuivit donc, presque sans un temps pour reprendre haleine:
—Nul bonheur n’est durable ici-bas! M. Gaspard Polac, votre oncle, en fit la triste épreuve. Lui qui, persuadé qu’on profite toujours à voyager, avait tant pris à cœur de faire voir du pays à ses nègres, éprouva le contrecoup de nos événements politiques. En même temps que la paix de 1814 nous amenait la Restauration, elle portait atteinte aux jouissances de votre oncle, car des bâcleurs de traités, ignorant combien, sur la côte de Guinée, la vie est vraiment vide d’amusements, abolirent la traite des nègres. Deux envois de marchandise de premier choix faits par votre oncle, que des croiseurs malintentionnés empêchèrent d’arriver à bon port, le dégoûtèrent de son ermitage. Trois cents lieues de côte à remonter le séparaient du Sénégal, la colonie la plus proche, il les suivit la canne à la main...
—Rude marcheur! murmura Timoléon.
—Oui, la canne à la main, car il se faisait porter par ses nègres, dont le zèle avait besoin d’être stimulé autrement que par des paroles polies ou la promesse d’une sous-préfecture... du moins à cette époque, car, depuis, une philanthropie imprudente a gâté ces natures primitives... Messieurs les négrophiles ont-ils bien compris le véritable intérêt des classes noires? l’avenir les jugera.
Sur ces paroles sévères, M. de la Morpisel resta un doigt en l’air, semblant écouter l’écho de sa voix qui allait s’éteindre dans les cartons du cabinet. Pour expliquer cette charge du notaire contre les négrophiles, apprenons au lecteur que le père de la troisième femme dont le tabellion était veuf avait été un négrier qui avait profité de l’abolition de la traite pour ne pas payer la dot promise.
—Bref, notre oncle arriva enfin à Saint-Louis du Sénégal? dit Timoléon impatient de connaître la fin de l’histoire.
—Hélas! oui, malheureusement pour lui! poursuivit le notaire. La paix, qui venait de se conclure, lui permettait de résider dans cette colonie, encore au pouvoir des Anglais, mais qui, de par les traités, allait redevenir française. Il s’installa donc en homme résolu à n’avoir plus d’autre occupation que de manger son revenu, c’est-à-dire à vivre dans l’oisiveté la plus plantureuse. Ce fut ce qui causa sa perte. Ce repos absolu, succédant à une existence qui avait été toujours prodigieusement active, ne pouvait convenir à un homme qui avait besoin d’un exercice incessant pour combattre ses tendances à l’embonpoint. De plus, la fatalité voulut que lui, qui, jusqu’à ce jour, avait été d’une sobriété de chameau, se laissât aller à fourrer son nez dans les casseroles.
A ce point de son histoire, M. de la Morpisel crut devoir mettre sa voix sur le ton dramatique.
—Oui, messieurs, le nez dans les casseroles... et son mauvais génie fit qu’il trouva une vive satisfaction à ce nouveau moyen de tuer le temps. Dès ce moment, à raison de cinq repas par jour, il vogua à pleines voiles sur l’océan de la gourmandise. En une seule année, il engraissa de 90 livres. Six mois plus tard, il ne pouvait plus marcher que soutenu sous les bras par deux nègres. A la fin de la deuxième année, le plus petit mouvement ne lui était plus possible qu’avec l’aide d’un cabestan viré par ses moricauds. La graisse l’envahissait toujours, le plongeant dans une torpeur à peu près continuelle... Et, cela, par la faute des traités de 1814!!! On eût laissé cet homme actif à ses occupations champêtres qu’il vivrait encore!
Cette dernière phrase, on le comprend, sonnait mal aux oreilles des neveux. Avides tous deux de voir arriver la conclusion que leur faisait tant attendre le tabellion, ils guettaient l’occasion d’interrompre. Une reprise de respiration de M. de la Morpisel leur permit enfin de placer chacun sa phrase.
—Bref, notre oncle est mort, dit Dumouchet d’un ton qui réclamait moins de prolixité de la part du notaire.
—Et son héritage est ouvert, ajouta Timoléon, cherchant aussi à pousser le conteur vers son dénouement.
—Oui, messieurs, il est mort étouffé par cette graisse qu’il maudissait, car elle l’avait pour ainsi dire privé, aussitôt qu’il en avait voulu user, de toutes les jouissances que lui offrait sa grande fortune... Aussi arriva-t-il que, saisi de la crainte que ses millions ne profitassent pas mieux à son héritier, il introduisit dans son testament cette condition qui exclut l’un de vous de la succession.
—Ah! et quelle est cette condition? prononça Dumouchet impatient.
—Sur tout ce qui précède, reprit le notaire, j’ai consulté mes souvenirs, car ces détails étaient contenus dans cette lettre égarée que M. Gaspard Polac m’avait adressée quelque temps avant sa mort et dans laquelle il me faisait part de ses intentions dernières, en me donnant la charge de vous retrouver... Mais, pour ce qui regarde la condition, je vais vous donner lecture d’une seconde lettre qui, elle, est presque une pièce officielle, car elle émane du solicitor anglais qui, là-bas, veille sur la succession.
Pendant cette longue scène, Bokel était resté immobile et muet dans son coin. Mais, maintenant, il fallait voir comme il se trémoussait d’aise pendant que M. de la Morpisel feuilletait dans un carton pour en tirer la lettre du solicitor. Il clignait gentiment de l’œil à son gendre pour le rassurer.
—Ecoutez; messieurs, dit le notaire en revenant avec la lettre.
«Monsieur de la Morpisel,
»Ainsi qu’il le prévoyait lui-même dans la lettre qu’il vous a écrite le 9 du présent mois, M. Gaspard Polac est mort aujourd’hui 23 novembre.
»Si comme je n’en doute pas, vous avez retrouvé les neveux du défunt, veuillez leur faire part de cette clause que je copie textuellement dans le testament de leur oncle:
»La graisse m’a empêché de jouir de ma fortune. Voulant qu’elle profite à mon héritier ou, pour mieux dire, que mon héritier en profite et n’en soit pas empêché par l’embonpoint d’hippopotame qui me tue, voici ce que j’ai décidé:
»Cinq millions à empocher valant bien la peine de faire le voyage de Sénégal, mes deux neveux se présenteront à Saint-Louis, devant mon ami, le solicitor John Huguesdon, qui les fera monter chacun dans le plateau d’une balance. Celui de mes neveux dont le plateau enlèvera celui de son cousin, c’est-à-dire le plus lourd, sera exclu de ma succession.»
»Daignez agréer, monsieur de la Morpisel, l’assurance de toute ma... etc.»
Tout en remettent la lettre dans ses plis, le notaire ajouta après avoir salué:
—Maintenant, messieurs, à vous de décider ce que vous avez à faire.
—Parbleu! je pars, s’écria Timoléon en se redressant tout fier de sa taille d’allumette.
—Oui, nous partons! prononça Dumouchet avec autant de force que son cousin.
—Ah bah! fit Polac avec surprise.
—Quoi! vous? dit M. de la Morpisel non moins étonné.
—Allons donc! lâcha Bokel.
Mais, à son tour, Dumouchet se mit à les regarder, en demandant d’une voix naïve:
—Qu’avez-vous? On croirait que je viens de dire une énorme bêtise!
—Dame! fit Timoléon.
—Cela nous en a tout l’air, ajouta Bokel.
—C’est à supposer que vous n’avez pas bien compris la clause du testament, avança le notaire d’un ton poli.
—Pardonnez-moi; j’ai parfaitement compris. Le plus maigre aura l’héritage.
—Eh bien! alors..., dit en ricanant Polac.
—En conséquence..., modula Bokel ironiquement.
—D’où il résulte..., accentua le tabellion.
Dumouchet avait vraiment l’air de tomber des nues.
—Voyons, reprit-il, expliquez-moi donc ce que signifient vos demi-phrases et vos figures moqueuses.
—Mais, malheureux, ne viens-tu pas de dire que tu partais! reprit Polac.
—Sans doute.
—Regarde-moi donc, insensé! As-tu la prétention de lutter?... Je pèse soixante et onze livres.
—Bah! bah! pour cinquante-huit livres de différence, ce n’est pas la peine de m’effrayer, répliqua Dumouchet d’un ton décidé.
—J’ai peur que vous ne fassiez là un voyage inutile... et il est bien long, ce voyage, dit M. de la Morpisel en guise de conseil.
—Un grand mois de mer!... appuya Bokel.
—Oh! la mer ne me fait pas peur... Je m’y porte comme un vrai charme... Ah! le voyage dure un grand mois!... Alors nous aurons tout le temps, Timoléon d’engraisser, et moi de maigrir, riposta Dumouchet.
A cette espérance manifestée, Bokel secoua la tête d’une façon gouailleuse:
—N’y comptez pas, fit-il.
—Pourquoi?
—Parce que vous venez de dire qu’en mer vous vous portez comme un charme... tandis que mon gendre... il peut vous l’affirmer lui-même... aussitôt le navire en route, se sent à tel point malade que, le voyage durât-il un mois... comme celui du Sénégal, il lui est impossible de rien manger. N’est-ce pas, Timoléon?
—Le fait est que je vais passer un bien vilain mois, répondit Polac.
Mais, paraît-il, Dumouchet était dans son jour de compréhension difficile, car il répliqua:
—Qu’est-ce que cela prouve?
—Comment voulez-vous qu’à ne pas manger mon gendre engraisse au point de vous donner la victoire?
Nul mulet n’est plus têtu que celui qui ne veut pas boire. Dumouchet devait être parfaitement décidé à ne pas boire puisqu’il se mit à hausser les épaules au raisonnement du tailleur en s’écriant:
—Ta, ta, ta, on a vu des choses plus extraordinaires que cela... Je vous répète que je partirai et... je vais bien vous étonner... je suis certain que c’est moi qui empocherai les millions.
Timoléon, à ces mots, lâcha un rire moqueur.
M. de la Morpisel eut un regard de pitié pour le téméraire.
Bokel fit le geste d’un homme qui désespère de faire entendre raison à un fou.
Mais Dumouchet n’en continua pas moins de secouer la tête d’un air convaincu en continuant:
—Oui, oui, pensez et dites tout ce que vous voudrez, je n’en persiste pas moins à soutenir que j’aurai l’héritage, malgré mes 58 livres de trop.... car j’ai confiance, moi, voyez-vous, grande confiance.
—Confiance en quoi? demanda le notaire.
—Je vous le dirais, que vous ririez encore.
Puis, se ravisant:
—Je vais vous le dire... j’ai confiance dans les cartes.
Comme l’avait prédit Dumouchet, un triple éclat de rire ponctua sa phrase.
—Comment aviez-vous pu déjà consulter les cartes sur un héritage dont vous ne vous doutiez même pas quand vous êtes entré dans mon cabinet? reprit le notaire.
—Voilà justement ce qui augmente ma confiance, car c’est quand rien au monde ne pouvait faire supposer l’héritage qu’une tireuse de cartes a prédit que le plus bel avenir m’était réservé.
—Une farceuse qui a voulu se moquer de toi, dit Timoléon en goguenardant.
—Erreur, cousin.
—Pourquoi?
—Parce que ce n’est pas à moi que cette prédiction a été faite.
—A qui donc? à ta femme?
—Non, à mon rôtisseur... Oui, oui, riez, riez... mais la chose n’en est pas moins vraie... Apprenez qu’il y a une douzaine de jours, ma famille et moi, nous mourions de faim, quand tout à coup, je vis entrer, suivi de son aide, le rôtisseur qui habite ma maison. L’un et l’autre étaient chargés de plats qu’ils posèrent sur tous les meubles... même sur la table de nuit, où fut placé un jambon. Et comme je m’étonnais de ces victuailles en me disant trop pauvre pour les payer, le rôtisseur me répondit: «Mangez sans crainte, vous me payerez plus tard; j’attendrai, car une tireuse de cartes m’a annoncé qu’un superbe avenir vous est réservé.»
Et Dumouchet, cela dit, ajouta encore sur le ton de la plus ferme conviction:
—Donc j’ai confiance dans les cartes... et je partirai quand même.
Nous laissons à deviner quelle pinte de bon sang se faisait Bokel, dans son coin, pendant cette histoire de rôtisseur.
Il fut mis fin à la scène par cette proposition de M. de la Morpisel:
—Puisque vous êtes tous deux décidés à partir, il faut profiter d’une expédition que le gouvernement envoie au Sénégal... Le commandant est de mes clients et de mes amis... Pendant huit jours encore, il demeurera en rade de l’île d’Aix... Voulez-vous que je vous donne une lettre de recommandation pour qu’il vous reçoive à son bord?
—Accepté! répondirent les deux cousins et Bokel.
En deux minutes, M. de la Morpisel eut écrit la lettre offerte et il la tendit au tailleur en disant:
—Aussitôt arrivés là-bas, vous vous ferez directement conduire au vaisseau du commandant... il est inutile que l’on sache que vous êtes des passagers de faveur.
—Et comment s’appelle ce vaisseau? demanda Bokel.
—La Méduse, répondit le notaire.
VIII
Notre intention n’étant pas de raconter tout au long l’expédition de la Méduse, nous nous contenterons d’en relever seulement les détails qui sont utiles à notre histoire. Dépossédée en 1808 par les Anglais de ses établissements sur la côte occidentale d’Afrique, la France les avait reconquis par les traités de 1814 et 1815 qui lui rendaient le littoral depuis le cap Blanc jusqu’à l’embouchure de la Gambie.
Deux années après sa restauration, le gouvernement des Bourbons n’avait pas encore pensé à replanter le drapeau français dans cette colonie, ou, plutôt, il avait fallu deux ans au fiévreux Dubouchage, ministre de la marine, pour organiser cette expédition de quatre voiles qui avait charge d’aller ravitailler le Sénégal en hommes, matériel, vivres et munitions. Les Anglais, voyant que nous ne prenions pas possession, avaient continué, malgré les traités, d’exploiter tranquillement le pays, attendant pour déménager que la France leur donnât congé.
A cette époque où la vapeur n’avait pas encore reçu son application à la marine, la navigation à voiles était une véritable science, très-compliquée, qui exigeait un long et sérieux apprentissage et une pratique incessante. Le salut de l’équipage et du navire dépendait donc uniquement du savoir nautique, de l’expérience et du sang-froid de l’homme à qui avait été confié le commandement suprême.
Ce fut sur ces données, qui lui indiquaient le choix à faire, que le ministre Dubouchage, ayant à nommer le chef de l’expédition du Sénégal, duquel allait résulter le sort de quatre bâtiments, désigna... devinez qui? Vous ne trouveriez jamais; autant donc vous l’apprendre... désigna un receveur des droits réunis. Il est vrai que, jadis, il avait débuté dans la marine. Mais, depuis vingt-cinq ans qu’il n’avait remis le pied sur un navire, son emploi de receveur devait lui avoir complétement fait oublier le peu qu’il avait appris, supposé qu’il eût appris quelque chose.
Il faut aussi ajouter que cette incapacité hors ligne se tenait au premier rang des fanatiques qui s’égosillaient à chanter:
Toi, que le ciel... etc.
Ce fut pareillement dans ce chœur de sectaires qu’on choisit les ineptes escamoteurs de commandement auxquels furent confiés l’Alouette, l’Eléphant, le Golo, le Lynx, la Licorne et autres navires de l’Etat, qui, à la même époque que la Méduse, périrent par l’ignorance de leurs capitaines ou ne furent sauvés du naufrage que par les lieutenants, qui, à l’heure du péril, forcèrent les chefs incapables à abandonner le commandement. Pour récompense, ces sauveurs furent, à leur retour au port, traduits en jugement. La Restauration, on le voit, était le bon temps pour les gens de mérite.
Revenons à notre sujet.
Ce fut le 17 juin 1816, à sept heures du matin, que l’expédition du Sénégal partit de la rade de l’île d’Aix. Les navires qui en faisaient partie étaient la frégate la Méduse, la corvette l’Echo, le brick l’Argus, et la flûte la Loire. Ces bâtiments étaient chargés de provisions de toutes sortes destinées, nous l’avons dit, à ravitailler la colonie. Outre l’infanterie de marine, composée de deux cent cinquante-cinq hommes, qui devait là-bas tenir garnison, ils emportèrent cent-dix émigrants qui allaient tenter la fortune en ce pays lointain. C’était donc, en plus des quatre équipages, un personnel de trois cent soixante-cinq individus, dont deux cent quarante avaient été embarqués sur la Méduse.
C’est parmi ces derniers que nous retrouverons Bokel, sa fille, son gendre et le cousin Dumouchet, dont la confiance dans les cartes était demeurée inébranlable.
Semblable à l’entraîneur qui suit partout le cheval qu’il a dressé, pour qu’il ne perde rien de ces avantages qui doivent lui assurer le prix, le tailleur n’avait pas hésité un instant à accompagner Polac. Le gros homme, quand il avait une idée, la suivait jusqu’au bout du monde.
—Timoléon a beau m’affirmer qu’il est toujours malade en mer, s’était-il dit, il se peut que, cette fois, la mer lui fasse grâce. Laissé à lui-même, mon gendre dévorerait. Je dois donc être là pour veiller au grain.
Et, dans ses bagages, il avait emporté une ample provision de son fameux moka.
Mais où le courage de Bokel, si brave pour lui-même, avait faibli, c’était à propos de Paméla, qui, malgré tout, n’avait pas voulu se séparer de son mari.
—On m’a promis un voyage de noces, répétait-elle.
—Mais nous allons au diable, ma chérie, disait le papa.
—Ta, ta, ta, je ne veux pas qu’on suppose que mon mari m’a plantée là le lendemain des noces. La loi m’ordonne de suivre mon époux partout où il lui plaît de résider; le maire me l’a dit. Timoléon va au diable, dis-tu?... J’irai au diable.
—Mais ton piano, ma bichette... songes-y donc! quelle privation pour toi, car nous ne pouvons pas l’emporter!... Ne m’as-tu pas dit cent fois que l’existence serait vide pour toi sans piano? disait le père en s’adressant à l’âme de la musicienne.
Dans ce vide que devait laisser l’absence du piano, il s’était glissé, depuis la veille, un époux, ce qui fit que Paméla demeura insensible à cette perspective de rester des mois sans faire grincer les dents des malheureux auxquels il était donné d’entendre le vacarme de son beau talent.
Elle avait donc résisté à toutes les sollicitations du papa, même quand il s’était écrié avec un certain lyrisme:
—Penses-tu à mes affres de toutes les secondes quand je te verrai à la merci des flots capricieux?
Quand le tailleur avait appelé Timoléon à la rescousse, ce dernier avait répondu:
—Alors, beau-père épargnez-vous ces affres en ne venant pas avec nous.
Cette proposition avait immédiatement mis fin aux instances de Bokel.
Et puis, il faut l’avouer, bien qu’il sût ce qui en était de la fameuse prédiction de la tireuse de cartes au rôtisseur, Bokel, ressentait une terreur secrète à la pensée de Dumouchet. Il avait beau avoir les atouts pour lui et se savoir une marge de 58 livres en moins, la confiance stupide du concurrent à l’héritage le démontait.
—A-t-on vu cette canaille qui persiste quand même à nous tenir tête? murmurait-il; mais je serai-là pour éventer les piéges qu’il tendrait à mon gendre.
Si Dumouchet préparait un piége à son cousin, il faut reconnaître qu’il cachait bien son jeu. Quand on allait monter dans la diligence qui devait les conduire au port d’embarquement, Dumouchet s’était présenté fort léger de bagages, mais traînant avec lui trois sacs de pommes de terre, pois cassés et lentilles.
—A bord, où les rations sont parfois insuffisantes, il est bon d’avoir quelques provisions, avait-il dit à Bokel, qui palpait les sacs.
—Et c’est avec ce supplément de nourriture que vous comptez maigrir des 58 livres qui vous séparent de mon gendre? avait demandé le tailleur un peu rassuré.
—Ah! à propos des 58 livres, je ne vous ai pas accusé mon véritable poids, ce matin, chez le notaire. Tout à l’heure, avant de partir, l’idée m’est venue de me peser encore... Les 58 livres ne sont plus le chiffre exact.
—Auriez-vous maigri? bégaya presque Bokel, prenant l’alarme.
—Au contraire, j’ai trois livres de plus.
—La Providence nous sourit! pensa le gros homme avec un soupir de soulagement.
Ensuite, à haute voix:
—Malgré cet avertissement du ciel, vous osez donc encore tenter la lutte?
—Les cartes l’ont prédit... J’ai confiance. En me faisant ses adieux, le rôtisseur m’a encore parlé de la tireuse de cartes.
La quatuor n’arriva au port qu’au milieu de la nuit du 16 au 17 juin, quelques heures avant le départ de l’expédition. Il fallait donc au plus vite monter sur la Méduse.
Bokel s’enquit d’une embarcation.
—Tenez, lui dit un homme du port, voici justement une chaloupe de la Méduse qui rejoint son bord; profitez-en.
Dix minutes après ils étaient assis dans la chaloupe, glissant sur le flot calme de la rade, en pleine obscurité.
—Eh bien, mon gendre? avait demandé Bokel dès le deuxième coup d’aviron, pressé qu’il était de voir Timoléon malade.
—Eh bien, quoi, beau père? dit Polac, sans deviner le sens de la question.
—M’aurait-il trompé? pensa le tailleur, qui, plein de méfiance, laissa tomber le dialogue.
Quand l’embarcation accosta la Méduse, on lui jeta la mince échelle de corde qui devait servir à l’escalade des arrivants. C’était un exercice de gymnastique dont se tirèrent à leur honneur Paméla, avec la prestesse d’un écureuil, Timoléon aussi agilement qu’un singe et Dumouchet à la façon prudente et calme de l’ours.
Vint alors le tour de Bokel.
Bien qu’une romance parle d’un éléphant qui, en une heure de far niente, se balançait dans une toile d’araignée, on en est toujours à se demander comment il était parvenu à se hisser jusqu’à ce genre de hamac... Etait-ce à l’aide d’une échelle de corde? Il faut en douter, si nous nous en rapportons à l’expérience tentée par Bokel, qui, ne fût-ce que du poids de la trompe, ne possédait pourtant pas la pesanteur d’un éléphant.
Les quatre premiers échelons furent franchis par l’énorme tailleur avec une espèce de facilité qui faisait l’éloge de la vigueur de ses poignets, chargés d’enlever une pareille masse. Mais, comme le pied du tailleur cherchait l’échelon suivant, la corde se livra subitement à des oscillations qui le dérobèrent sous lui, de sorte que Bokel, manquant d’un point d’appui, retenu seulement par les mains, resta suspendu dans le vide.
Une seconde de plus, et c’en était fait de notre héros, qui allait se laisser choir dans la mer, si, en cette situation critique, une large main ne s’était posée, en guise d’assiette, sous les formes puissantes de Bokel, qui parvint à retrouver pied sur l’échelle. Grâce à ce secours, donné par un des marins de l’embarcation, le tailleur put enfin se hisser jusqu’à portée des mains de Timoléon et de Dumouchet qui, l’empoignant par le collet, lui firent brusquement achever l’ascension.
Mais, au moment où il était enlevé à force de bras, Bokel sentit la main de son sauveur d’en bas tapoter ces mappemondes opulentes qu’elle avait soutenues et, en même temps, un voix gouailleuse prononçait, en dessous au tailleur, ces quelques mots:
—Gras à tuer, je le disais bien, gras à tuer!
Et presque aussitôt sauta sur le pont, à côté de Bokel tout essoufflé, un marin qu’il reconnut avec terreur.
C’était le loustic Filandru, patron de la chaloupe qui avait amené les passagers.
Le mauvais plaisant vint se camper sous le nez du tailleur et, tout ricanant:
—Eh! eh! fit-il, nous y venons donc à la marmite du bord, mon boulot?
Puis, ce fut un gros éclat de rire accompagnant encore ces paroles:
—Bon bouillon! bon bouillon!
Nous ne jurerions pas que l’épithète de «vil maraud!» dont il s’était servi à sa première rencontre avec Filandru, ne monta pas aux lèvres indignées de Bokel; mais il la retint au passage. En somme, ce grossier personnage, qui ne voyait en lui qu’une sorte de gîte à la noix, venait de lui sauver la vie, et puis, il faut l’avouer, sur ce pont de vaisseau où Filandru était, pour ainsi dire, chez lui, le tailleur avait perdu tout à coup la majeure partie de cette superbe qu’il montrait sur le solide plancher des vaches. Disons aussi que Filandru, rappelé par son devoir de patron de la chaloupe, qu’il s’agissait maintenant de hisser à bord, avait immédiatement tourné le dos à sa victime.
Grâce à la lettre de M. de la Morpisel, qui réclamait, en faveur de ses protégés, l’intérêt du commandant, beau-père, gendre et fille obtinrent des hamacs dans un petit coin à part du bâtiment, tout encombré de troupes et d’émigrants. Dumouchet, s’il l’avait voulu, aurait pu partager ce bien-être relatif, mais, un peu agacé par la persistance de Bokel à parler du succès assuré de son gendre, il s’était retiré à l’écart, traînant après lui ses sacs de provisions farineuses.
—J’aurais mieux fait de le garder sous l’œil, pensa le tailleur, regrettant de ne pas s’être opposé à cette séparation.
Rompu qu’il était par le long et harassant trajet de la diligence qui l’avait amené de Paris à destination, le tailleur, bien que non coutumier du hamac, dormait profondément quand il fut tiré de son sommeil par un certain mouvement de balançoire bien accentué que venait de prendre son hamac. C’était le roulis de la Méduse qui, après avoir levé l’ancre, se mettait en route.
Le premier regard de Bokel fut pour son gendre, qui, étendu dans un hamac accroché, au-dessous du sien, dormait à poings fermés. Ce sommeil prouvait un courage remarquable, car, s’endormir quand, sur sa tête, planait Bokel, cette lourde masse de Damoclès qui, à sa première chute, pouvait l’écraser, attestait, chez Timoléon, une rare insouciance du danger.
Loin d’apprécier l’héroïsme de ce sommeil, Bokel fut tout à une pensée de méfiance.
—Quoi? Nous voici en mer et pas encore malade! Le fourbe m’a abusé, se dit-il.
Certes, il n’y avait pas grand temps perdu puisque le bâtiment n’était pas à plus de cent mètres de son point de départ, mais le beau-père ne put tenir à cette preuve d’insigne mauvaise foi et, descendant de son hamac, il vint secouer Polac en s’écriant:
—Eh bien! eh bien! mon gendre, à quoi pensez-vous donc? nous sommes en mer, mon ami.
Tout en sursaut qu’il était, le réveil de Timoléon fut aimable.
—Tiens, c’est vous, beau-père? dit-il; je faisais un rêve-de bon augure. Je me voyais déjà dans la balance et enlevé par le poids de Dumouchet.
—Qui veut la fin veut les moyens, prononça sévèrement le tailleur.
—Qu’entendez-vous par là?
—Ne m’avez-vous pas affirmé que la mer ne vous réussissait pas? ajouta le beau-père de son même ton grave tout plein de reproches.
Du hamac voisin, se fit entendre la voix de Paméla, qui venait de se réveiller.
—Mais, papa, disait-elle, Timoléon ne peut pourtant pas être malade rien que pour te faire plaisir.
—Nous sommes en mer, je n’ai que ça à dire, répliqua sèchement Bokel.
—Oh! depuis cinq minutes à peine.
—Soit! mais depuis cinq minutes, un homme d’honneur serait malade!!!
Marius, sur les ruines de Minturnes, ne devait pas avoir visage plus sombre et plus désespéré que celui de Bokel quand, après ces paroles de blâme, il alla s’asseoir sur un rouleau de cordages, à quelques pas des deux époux.
Il fut tiré de ses méditations lugubres par une voix empâtée qui lui demandait:
—Vous n’êtes donc pas venu à la première distribution de vivres?
C’était Dumouchet qui, d’une bouche pleine, lui adressait cette question en lui montrant un morceau monstrueux de biscuit sur lequel son pouce retenait une large tranche de lard.
La vue de cette ration colossale que le concurrent à l’héritage allait s’introduire dans l’estomac fut comme un baume sur le cœur ulcéré du tailleur.
—Si ce maudit Dumouchet continue à se nourrir de la sorte, le manque de parole de mon gendre ne sera que demi-mal, se dit-il.
De sorte que ce fut avec un quart de sourire qu’il répliqua au mangeur:
—Oh! oh! à en juger par votre ration, je vois que la Méduse soigne ses passagers.
—Ah! mais non, mais non, fit vivement Dumouchet, il n’en est pas ainsi pour tout le monde! Figurez-vous que j’ai retrouvé un parent de ma femme dans le Père la Méduse.
—Qui appelle-t-on ainsi?
—Le maître-cambusier du navire... Et, dame! il m’a promis de me soigner si copieusement que je n’aurai pas même besoin d’entamer mes sacs de provisions.
Ces paroles entrèrent comme une musique dans l’oreille du tailleur.
—La Providence me sourit, se répéta le gros homme, dont c’était la phrase favorite, surtout quand il parvenait à faire accepter par un client une culotte mal coupée.
Il était donc, sinon calmé, tout au moins de moitié moins grognon quand, pour prendre l’air, il monta sur le pont. Il n’eut guère le temps de se rafraîchir les poumons, car, à son troisième pas, une large main lui tapota le ventre et une voix railleuse s’écria:
—Oh! le bon nanan! le bon nanan!
C’était Filandru, qui continuait sa sotte plaisanterie.
Et comme il n’est si stupide farce qui ne rencontre des rieurs, une dizaine de marins, qui flânaient là, se mirent à répéter en chœur:
—Oh! le bon nanan!
Que voulez-vous? ces joyeux lurons n’avaient pas été élevés sur les genoux des duchesses. Leur genre d’esprit n’avait aucun rapport avec celui de M. de Talleyrand. Ils trouvaient à rire de cette ineptie au gros sel, et ils s’en donnaient à cœur joie, sans la moindre méchanceté. Bokel n’aurait pas commis la bêtise de s’en fâcher que, le lendemain, un autre passager serait devenu le plastron de Filandru.
Donc, pendant qu’il était en train d’être bête, le gros homme ne le fut pas à demi. Il se redressa la tête de trois quarts, à la Mirabeau, et avec une moue, de mépris il lança ces mots superbes:
—Arrière, engeance!
Seulement, tout en commandant: arrière! il reculait pour regagner l’entre-pont, poursuivi par les huées des marins qui se tordaient de joie.
C’était à croire, de prime-abord, que la Providence ne lui souriait plus. Il n’en était rien, pourtant. Elle lui ménageait, au contraire, une charmante compensation. A peine Bokel était-il rentré sous le pont qu’il aperçut son gendre, pâle et défait, vacillant sur ses jambes et les bras étendus en homme qui cherche un point d’appui.
—A moi, papa! se mit à crier Paméla, qui, trop faible pour soutenir son mari, le suivait dans ses mouvements de valse.
Du premier coup d’œil, Bokel comprit tout. En une seconde, il fut près de Timoléon, et d’une voix frémissante de joie, il bégaya:
—Mes excuses, mon gendre, mes plus sincères excuses d’avoir douté de vous un moment. Vous êtes homme de parole.
Et, tout en parlant, il poussait l’homme de parole vers son hamac, sur lequel Timoléon se laissa tomber comme une masse en murmurant:
—Décidément la mer ne me réussit pas.
IX
A peine la Méduse était-elle arrivée au large que le temps avait changé. Du 17 an 29 juin, il se maintint si mauvais que les quatre bâtiments, qui auraient dû naviguer de conserve, furent obligés de se séparer. La Loire d’abord, puis l’Argus restèrent en arrière, incapables qu’ils étaient de suivre la marche supérieure de la Méduse, Pendant deux jours, en forçant de voiles, l’Echo se maintint en vue. Mais il lui fallut aussi renoncer à la lutte.
La Méduse poursuivit, sa course jusqu’à la l’île de Ténériffe, devant laquelle elle se mit à louvoyer pendant douze heures, pour permettre aux conserves de rejoindre. L’Echo seul se présenta.
Le 30 juin, la Méduse reprit le large.
—Tout va bien, nous approchons; se disait Bokel, qui, beaucoup par crainte de rencontrer Filandru en montant sur le pont, ne s’éloignait pas du hamac de son gendre, auquel, suivant son expression, rien ne réussissait, pas plus le roulis que le tangage, ou les aliments glissés par Paméla en cachette de son père.
Dumouchet, ainsi qu’il l’avait annoncé, se portait comme un charme. L’air de la mer lui creusait l’estomac au point que, grâce aux générosités du Père la Méduse, le maître-cambusier, il ne se présentait plus devant Bokel que toujours bâfrant à pleine bouche.
—Il prend du ventre! se disait le tailleur doucement réjoui et faisant bonne mine au cousin de son gendre, car c’était par lui qu’il avait des nouvelles de ce qui se passait sur le pont.
Quand, le matin du 1er juillet, Dumouchet vint faire à son cousin et au tailleur sa visite habituelle, Bokel lui dit en souriant:
—Avant huit jours, vous serez dans la balance.
—Euh! euh! fit Dumouchet.
—Car, dans huit jours, nous serons à Saint-Louis.
—Euh! euh! répéta le cousin entre deux bouchées, oui, si nous arrivons... ce qui n’est pas l’avis du Père la Méduse.
—Ah! que dit donc votre ami le cambusier?
—Que le capitaine est un âne, pas plus malin que son soulier, qui finira par nous flanquer dans le pétrin... il paraît qu’il a déjà commis trois ou quatre boulettes carabinées qui ont failli perdre la Méduse... Faut voir la mine des autres officiers, forcés d’obéir. On lit dessus que le navire est flambé... Je vous plains, père Bokel.
—Ah çà! il me semble que, s’il m’arrive malheur, vous en aurez votre part, avança le tailleur, étonné de la tranquillité de Dumouchet.
—Oh! moi, je n’ai nulle crainte... Ce que les cartes ont prédit doit se réaliser. Je suis certain d’avoir l’héritage.
La conversation fut interrompue par un grand bruit qui eut lieu sur le pont.
—Qu’est-ce que ce remue-ménage? demanda le tailleur en dressant l’oreille.
—Ce sont les préparatifs qui commencent.
—Préparatifs de quoi?
—De la cérémonie du baptême du Tropique. Il paraît que nous passons aujourd’hui la ligne. Vous connaissez cette coutume burlesque de la marine... les gens de l’équipage prétendent que ce sera fort gai... C’est un nommé Filandru qui mène toute la bande. Il va représenter le bonhomme Tropique... Le cambusier m’a dit que ce Filandru devait faire monter sur le pont la marmite du bord... Pourquoi? je l’ignore... Une imagination à lui... Je parie que ce sera drôle.
Sans qu’il pût s’en rendre compte, un petit frisson avait passé dans le dos de Bokel en entendant parler de la marmite du bord.
Il n’était pas encore remis de son émotion qu’une pétarade de coups de feu se fit entendre sur le pont, puis une musique infernale lui succéda.
—Ah! voici la cérémonie qui commence. Je monte là-haut pour n’en rien perdre, annonça Dumouchet.
Nous ne nous attarderons pas à détailler cette burlesque fête maritime, aujourd’hui tombée en désuétude, qu’on appelait le baptême de la Ligne et qui mettait à la merci des marins ceux qui, pour la première fois, passaient sous le tropique. C’était alors pour les équipages une double occasion de se réjouir et d’empocher l’argent des passagers, qui payaient tribut pour se soustraire au bain formidable dont la coutume les menaçait. Sur la Méduse, qui comptait deux cent quarante passagers, la fête en question promettait donc, ce jour-là, une ample récolte à ses marins.
Quand Dumouchet, après avoir quitté le tailleur, mit le pied sur le pont, il aperçut son protecteur, le Père la Méduse, assis, loin de la fête, sur le petit cabestan de l’arrière et fumant une pipe si courte de tuyau que son nez avait l’air d’être sur le gril.
—Voici qu’on commence à rire! dit Dumouchet en l’abordant.
—Rira bien qui rira moins ce soir, lâcha lentement le vieux cambusier entre deux bouffées de tabac.
—Oh! oh! vos idées sont encore au noir.
—Mon garçon, il faut être une vraie buse comme notre capitaine... respect que je lui dois... pour ne pas voir de quoi il va retourner... Il a fait fausse route, l’animal bâté... toujours respect que je lui dois. Nous naviguons sur un vilain cirage, voyez-vous.
—Mais non, mais non, fit l’optimiste Dumouchet; le vent est bon.
—Heureusement, car s’il cessait, vous serions entraînés par les courants sur les récifs du golfe Saint-Cyprien. Depuis que nous avons doublé le cap Barbas, la Méduse joue un mauvais jeu.
Le loup de mer disait cela si tranquillement que Dumouchet, loin de s’en effrayer, se mit à plaisanter.
—Allons, vieil ami, vous broyez du noir parce que Filandru, le Roi Tropique, ne vous a pas donné place dans son cortége... Eh! eh! il paraît qu’ils s’amusent fort là-bas.
En effet, autour de Filandru qui trônait majestueusement, au milieu de sa cour, c’étaient des cris, des rires, des huées à chaque nouveau baptême. Beaucoup de ceux que l’aspersion attendait avaient tenté de ne pas se conformer à l’usage, mais, dénichés dans leurs cachettes, ils étaient amenés de force devant Sa Majesté Tropique et une abondante douche punissait leur rébellion.
Au milieu de cette joie, sous ce ciel bleu, par une mer calme et une bonne brise, si près de cette terre d’Afrique qu’on allait bientôt aborder, il était impossible à Dumouchet de prendre au sérieux les prédictions sinistres du cambusier.
Il revint donc à la charge en disant:
—Si nous étions en aussi grave péril que vous l’affirmez, est-ce que les officiers, en admettant l’incapacité du commandant, seraient tranquilles comme nous les voyons en ce moment?
—Eux, mon petit? ils pensent tout bas ce que je dis tout haut: que le capitaine n’est pas plus marin qu’une paire de pincettes... Mais la discipline leur clôt le bec. Tout chambernerait que les officiers obéiraient encore à l’imbécile qui commande... Et puis, à quoi serviraient les conseils? Tenez, cherchez l’Echo qui, hier soir, était encore en vue.
Dumouchet interrogea l’horizon.
—Ce navire a disparu, dit-il.
—Eh bien, toute cette nuit il a multiplié ses feux de signaux, que notre capitaine n’a pas su ou voulu comprendre. A coup sûr, l’Echo nous signalait un danger auquel, après son devoir accompli, il a jugé bon de se soustraire.
Le vieux loup de mer tira de sa pipe trois, ou quatre bouffées, puis il reprit:
—Comme s’il avait hâte d’arriver le premier au Sénégal, notre oison de commandant a profité de la marche supérieure de la Méduse pour devancer les autres bâtiments de l’expédition... Nous sommes seuls maintenant... Qu’un malheur arrive et nous n’aurons personne pour nous venir en aide.
—Oh! nous sommes si près de la côte! avança Dumouchet toujours incrédule.
—Dans l’intérêt de notre peau, nous serions mieux à quarante lieues au large. Depuis deux heures, l’eau a changé de couleur... Mauvais signe! mon petit, mauvais signe!... Je ne...
Le cambusier fut interrompu par une tempête de hurlements joyeux. Deux cents voix criaient alors à plein gosier.
—Bon nanan! le baptême à bon nanan!
La plaisanterie de Filandru, on le voit, avait conquis de nombreux adhérents.
—Ah çà! mais c’est Bokel! se dit Dumouchet en reconnaissant le malheureux tailleur que quatre hommes... et ils en avaient leur charge... apportaient, tenu par les jambes et par les bras, en présence du Roi Tropique, auquel il avait refusé de rendre hommage.
De vive force, le beau-père de Timoléon, qui rugissait de colère, fut installé sur une sorte d’estrade ronde dont il eût été impossible de deviner les supports, car elle était entourée de toile à voile.
—Sujet rebelle, commença Filandru...
Si Dumouchet n’en entendit pas plus, c’est qu’à ses côtés la voix du cambusier venait de lâcher un énergique juron, vibrant de colère et de mépris.
—A qui, diable! en avez-vous? demanda-t-il.
—A notre dindon de capitaine... Tenez, voyez-vous notre lieutenant qui lui parle?...
—Oui, et même avec animation?
—Savez-vous ce qu’il lui dit?
—Non.
—Il lui apprend que le navire est en perdition depuis deux heures... car depuis deux heures nous naviguons sur le banc d’Arguin, où l’inepte entêtement de ce gardeur de porcs nous a conduits.
—Oh! oh! fit Dumouchet un peu ébranlé.
Le premier juron du cambusier n’était rien comme vigueur auprès de celui qui sortit alors de ses lèvres.
—Crétin! buson! idiot! baudet! bûche! Ne voilà-t-il pas qu’il hausse les épaules!
En effet le capitaine, qui s’amusait fort des pasquinades de Sa Majesté Tropique, venait de se débarrasser du donneur d’avis par un petit mouvement d’épaules et avec le sourire protecteur et narquois de d’homme sûr de son fait qui a pitié de l’erreur d’un autre. Quitte de cet importun, le commandant se reprit à écouter Filandru, qui, continuant son discours, disait alors à Bokel maintenu sur son estrade:
—... En conséquence, attendu qu’il est de toute justice que le crime soit puni et la vertu récompensée, et comme, d’après ma faible jugeote, il n’est pas de plus douce satisfaction pour l’homme vertueux que celle de s’insinuer dans le torse un excellent bouillon...
La parade du Roi Tropique fut interrompue par la voix grave du marin de service qui, chargé de jeter la sonde, annonçait au lieutenant de quart:
—Dix-huit brasses!
—...Or, continua Filandru, comme les morceaux de belle viande grasse produisent le plus exquis bouillon...
—Onze brasses! cria le sondeur.
—Amenez les bonnettes! commanda le lieutenant aux gens de quart.
—... Attendu, poursuivait le bonhomme Tropique, que le sujet rebelle, qui a refusé de comparaître devant nous et de nous rendre hommage, est dans les meilleures conditions pour produire le bouillon...
Toute l’assistance était si joyeusement attentive, chacun apprêtait si bien son rire pour le dénouement qu’on sentait prochain que personne n’entendait le marin qui annonçait:
—Neuf brasses!
Ni la voix du lieutenant qui commanda la manœuvre pour serrer le vent.
La Méduse se mit à loffer.
—... Donc, continua Filandru, nous condamnons le coupable à être précipité dans la marmite du bord.
La phrase n’était pas même achevée que vingt mains vigoureuses faisaient basculer les planches formant parquet sous les pieds de Bokel, qui disparut dans l’immense chaudière, pleine d’eau, au dessus de laquelle il avait été juché.
Oh! le bon rire qui éclata comme un coup de tonnerre, si bruyant, si énorme qu’on n’entendit pas encore l’homme de la sonde qui criait:
—Six brasses!!!
Les uns riaient comme un coffre, les autres à ventre déboutonné, ceux-ci à gorge déployée, ceux-là en se tenant les côtes. On riait aux larmes, sous cape, dans sa barbe, comme un fou, à pleine rate, aux anges, en pouffant; bref, inventez toutes les façons de rire si vous voulez vous faire une idée de cette joie folle.
Ce n’était donc vraiment pas, nous le répétons, le moment de prêter attention à ce marin qui criait: six brasses!
Seul de ceux qui n’étaient pas de service, le vieux cambusier avait entendu ces deux mots:
—Accrochez-vous vite à cette manœuvre, dit-il à son voisin Dumouchet.
—Pourquoi? demanda ce dernier tout en obéissant.
—Parce que, nous aussi, nous allons rire.
A ce moment, un épouvantable choc renversa tous les rieurs sur le pont. Des gens si gais ne pouvaient pas être sérieusement solides sur leurs jambes: ils tombèrent comme des capucins de cartes.
En loffant, la Méduse venait de donner un coup de talon.
—Flic! lâcha le cambusier.
La frégate courut encore un moment, puis elle donna un deuxième coup de talon.
—Flac! fit le loup de mer.
Enfin, un troisième.
—Floc! ajouta encore le vieillard.
Et, s’adressant à Dumouchet toujours cramponné à sa corde, ce qui l’avait préservé d’une chute:
—Maintenant, vous pouvez lâcher prise, c’est fini... N’est-ce pas que c’était drôle tous ces gens flanqués par terre? Je vous disais bien que nous allions rire à notre tour.
—Oui, mais qu’est-ce qui s’est passé?
—Quoi donc?
—Parbleu! les trois secousses.
—C’est la Méduse qui vient de s’échouer. Nous sommes perdus!... Le vrai malheur, c’est que j’ai cassé ma pipe, répondit tranquillement le cambusier.
Au milieu de la terrible catastrophe, Bokel aurait pu placer sa fameuse phrase: «La Providence me sourit», car le premier choc avait renversé la marmite profonde dans laquelle il était bel et bien en train de se noyer, attendu qu’il y était entré la tête la première. Trop peu ingambe pour se retourner, et, au milieu de l’épouvante générale qui ne laissait pas penser à lui, il aurait péri dans cette marmite, sans ce choc qui avait fait rouler l’énorme récipient.
Lorsqu’il rentra sous le pont, Paméla, restée près du hamac de Timoléon, abattu par ce long jeûne, se précipita au devant de lui.
—Papa, demanda-t-elle, quelle est la cause de ces trois secousses?
Encore à demi suffoqué par sa noyade, presque étranglé par l’effroi, Bokel resta sans répondre, inondant le parquet de l’eau qui ruisselait de ses habits.
—Oh! oh! fit Timoléon, ce qui est arrivé doit être bien grave, car je vois que vous avez couru pour venir me l’annoncer. Avez-vous chaud, mon Dieu! Quelle transpiration! Vos habits en suintent. Ne vous laissez pas refroidir, beau-père.
Puis, tout à coup, d’une voix étonnée:
—Parbleu! voilà qui est drôle! s’écria-t-il.
—Quoi donc? demanda Paméla.
—Je ne sens plus le mal de mer, il vient de me quitter brusquement.
En effet, la Méduse, échouée sur le sable, n’ayant plus ni roulis ni tangage, le malaise de notre héros avait cessé.
A en croire tous les rapports qui ont été faits sur le naufrage de la Méduse, le navire aurait pu être sauvé, si l’incapacité du capitaine, qui perdit un temps précieux, alors que la mer était calme, n’eût retardé les manœuvres que le mauvais temps, deux jours après, rendit inutiles.
L’échouement de la frégate avait eu lieu à trois heures de l’après-midi. Le défaut de confiance dans l’habileté du capitaine amena l’indiscipline et l’on perdit cette journée. Le lendemain on tenta de touer le navire dans des eaux plus profondes en virant au cabestan sur des ancres mouillées au large. Mais sur ce sable, mêlé de vase, les ancres ne purent mordre et cédèrent.
La première mesure à prendre était d’alléger la frégate de tout ce qui se pouvait jeter par-dessus le bord. On commença par des barils de farine, puis on défonça la moitié des tonnes d’eau douce.
Grâce à d’autres et aussi tristes sacrifices, la ligne de flottaison remonta de 30 centimètres.
On se remit au cabestan.
Mais tous les efforts n’aboutirent qu’à faire sortir le vaisseau de son lit pour le traîner sur le sable à cent mètres. Si, comme on l’a dit, la frégate n’avait touché que sur le bord du banc d’Arguin, elle était bien près d’être sauvée. Malheureusement, au milieu de la nuit, le temps changea, la mer grossit, et la Méduse, ne se trouvant plus dans le moule de vase qu’elle s’était creusé, se mit à talonner de plus en plus violemment.
A trois heures de la nuit, le maître calfat vint annoncer qu’une voie d’eau s’était déclarée. On se jeta aux pompes. Une demi-heure plus tard la quille se fendit en deux endroits.
La Méduse était perdue sans ressource!
On abandonna donc tout moyen de sauver la frégate pour ne plus songer qu’au salut des hommes.
Alors, aux dangers de la mer, vinrent se joindre les premières menaces de l’indiscipline soulevée par le sentiment de la conservation personnelle. Les soldats de marine se révoltèrent, persuadés qu’ils étaient que l’équipage voulait les abandonner en s’enfuyant sur les embarcations. Au fond, leur crainte avait une apparence de raison. Toutes les embarcations du bord, bien remplies, pouvaient à peine contenir 250 personnes, et on était plus de 400 hommes sur la Méduse.
Ce fut alors qu’on parla de construire le radeau qui emporterait l’excédant des naufragés. Les vivres devaient être déposés sur le radeau, qui serait remorqué par les embarcations, et, à l’heure des repas, les équipages des canots viendraient y prendre leurs rations et se reposer pendant que d’autres rameurs iraient les remplacer aux avirons des canots remorqueurs. Sur ces belles promesses destinées à encourager ceux que le sort appellerait sur le radeau, chacun se mit au travail avec l’énergie du désespoir.
Cependant, que devenaient nos quatre principaux personnages?
Du premier coup Timoléon, radicalement guéri du mal de mer, avait deviné le danger. Mais il parlait si gaiement de la situation à sa femme; il lui assurait la terre si proche, et surtout, si facilement abordable par ce joli vent de large; il avait tant l’air de causer d’une agréable promenade sur l’eau, quelque chose comme une descente de la Seine jusqu’à Saint-Cloud, que, ma foi! la gentille Paméla s’était peu à peu laissé prendre à cette fausse confiance que montrait son mari.
Un seul être aurait pu la dissuader de cet optimisme. C’était Bokel. Mais le tailleur était devenu à moitié idiot d’épouvante, compliquée de regrets bien amers. Il se disait que si le désir louable de marier sa fille sans lui donner de dot ne l’avait pas poussé à prendre ce Polac maudit, il serait, à cette heure, bien tranquillement occupé à couper du drap au plus juste pour les culottes de MM. un tel et un tel. Dans sa pensée, il se voyait victime de son excellent cœur, de sa tendresse paternelle, de son envie d’assurer l’avenir de sa fille... Oh! comme on était stupide d’aimer ses enfants!... Quoi? faute d’une dot, sa fille ne se serait pas mariée?... En bien, après? Les couvents de filles ne sont pas faits pour les serpents à sonnette... Dans cette sainte retraite, elle aurait prié pour la longue vie, pour la santé, pour le bonheur de papa. Et lui, doucement capitonné dans ses cinquante mille livres de rente, il aurait savouré cette existence de veuf qui a beaucoup à se rattraper. Il se voyait établi en Normandie, le pays du bon beurre, dans un ermitage où il n’aurait d’autre cure que de s’occuper, à toute heure, de sa grassouillette personne... Une belle fin à une belle vie! Il avait toujours payé ses billets à échéance et, après trente ans d’affaires, il n’avait pas perdu quinze cents francs à faire crédit... Que pouvait-on dire de mieux?
Ainsi pensant, Bokel allait, de temps en temps, se montrer sur le pont pour voir où en étaient les travailleurs du radeau; puis il rentrait au plus vite, sombre, effrayé et tout disposé à adresser cette prière à la Providence qui ne lui souriait plus:
—Mon Dieu, acceptez mon gendre et ma fille... et laissez-moi ici-bas pour les pleurer!
S’il est bien vrai, comme certains le prétendent, que, quand la mort a fait sa râfle quelque part, les plus à plaindre sont ceux qui restent, le bon Bokel, on le voit, se sacrifiait.
De son côté, Dumouchet faisait partie de ceux qui, pendant qu’on travaillait au radeau, aidaient le maître cambusier à monter sur le pont les caisses de biscuits, les tonneaux d’eau douce, les barils de salaisons et autres provisions que les naufragés devaient emporter.
Sa confiance dans les cartes s’était un peu ébranlée. Il avait besoin d’être raffermi dans sa certitude du bel avenir à lui prédit. Aussi ne se faisait-il pas faute d’interroger le cambusier, toujours calme et paraissant n’avoir d’autre souci que de rouler de la joue droite à la joue gauche la chique qui remplaçait sa pipe cassée.
—Voyons, père la Méduse, disait-il, je ne suis pas un garçon qu’un rien effraye. Par conséquent, répondez-moi franchement.
—Bon, allez-y, fiston.
—Le radeau est une bonne idée, n’est-ce pas? Notre salut est assuré?
—Pfuiii! sifflait le vieux marin en clignant de l’œil et en remuant la tête.
Cette réponse ne satisfaisant pas Dumouchet par son manque de détails précis, il continuait:
—Alors, vous croyez que nous allons avoir de la misère à avaler?
—Pfuiii! recommençait le cambusier.
Et la conversation continuait ainsi depuis un quart d’heure, quand le vieux marin, ayant enfin pitié du questionneur, finit par lui dire:
—Voulez-vous un bon conseil?
—Parbleu!
—Je vais vous le donner, mais je suis certain d’avance que vous ne le suivrez pas.
—Oh! que si, je vous le jure!
—Eh bien, ne partez pas sur le radeau.
—Alors, vous me conseillez d’embarquer dans les canots?
—Pas plus dans les canots que sur le radeau.
Dumouchet resta un moment interdit.
—Mais, reprit-il, si ce n’est de me sauver à la nage, je ne vois pas comment.....
—A la nage!... vous feriez bien plaisir aux requins qui entourent la frégate.
—Est-ce que votre conseil consiste à me décider en faveur des requins?
—Non pas.
—Alors, à moins que vous n’ayez une paire d’ailes à mettre à ma disposition, je ne vois pas quelle chance me reste d’être sauvé.
Le cambusier tourna la tête pour s’assurer que nul autre ne pouvait entendre son conseil, puis, tout bas:
—Restez sur la Méduse, dit-il.
—Mais elle va sombrer!!
—Pfuiii! recommença le cambusier.
—C’est la mort inévitable... tandis que sur le radeau ou dans les embarcations...
—Pfuiii! pfuiii! lâcha le loup de mer d’un ton impatient.
Et Dumouchet eut beau dire, il n’ouvrit plus la bouche que pour éjecter le jus de sa chique.
Cependant le radeau s’était achevé, mais la nuit était venue et il fallut renvoyer le départ au lendemain. Pendant cette attente nocturne, la Méduse s’enfonça dans la vase de près de 80 centimètres.
Deux personnes, cette nuit-là, dormirent d’un sommeil paisible: Paméla, que son mari avait tout à fait ralliée à cette perspective d’une simple promenade sur l’eau pour le lendemain, et le cambusier, qui avait donné un conseil si étrange à Dumouchet.
Au point du jour, l’embarquement eut lieu. L’ordre en avait été réglé d’avance. On ne devait descendre qu’après que les provisions, entassées sur le pont, auraient été transbordées sur le radeau. Par malheur, les premières tonnes étaient à peine transportées que la frégate s’inclina un peu dans la vase. Une voix-ayant crié: Nous sombrons!!! ce fut alors une panique générale. Sans ordre, malgré la résistance des chefs, les uns s’aidant du premier cordage venu, d’autres se jetant à la mer plutôt que d’attendre leur tour sur les échelles encombrées, on envahit pêle-mêle les embarcations et le radeau.
En cet instant, le capitaine, dont l’ignorance avait perdu le navire, fit preuve de la plus insigne lâcheté. Lorsque son devoir lui commandait d’être le dernier à quitter son bord, il descendit à la hâte dans son canot et donna si précipitamment l’ordre du départ que le radeau, remorqué par les embarcations, s’éloignait déjà quand on s’aperçut que tout le monde n’avait pas encore eu le temps de quitter le bord.
Trois embarcations revinrent donc à la frégate pour reprendre les oubliés, qu’on estimait au nombre d’une vingtaine tout au plus. En reconnaissant que ce nombre dépassait soixante, le sentiment de la conservation personnelle amena une sorte de révolte chez ceux qui occupaient les canots déjà bien encombrés. Ils se refusèrent à prendre ces autres compagnons d’infortune dont le poids ferait couler les embarcations. Il fallut l’énergie et les menaces des officiers, qui avaient conservé leurs armes, pour faire accoster la frégate.
Au nombre de ceux qui n’avaient pu quitter à temps la Méduse, se trouvaient au premier rang Dumouchet, notre excellent Bokel et les jeunes mariés, qui, par conséquent, assistaient d’en haut à la scène des canots.
A ce moment une voix souffla à l’oreille de Dumouchet.
—Suivez donc mon conseil.
—Ah! c’est vous! dit Dumouchet en reconnaissant le vieux cambusier, toujours aussi tranquille que s’il s’était agi d’une partie de quilles.
—Restez sur la Méduse, dit le bonhomme.
Livré à lui-même par la détente de la remorque des canots revenus à la frégate, le radeau, tout en tournant, s’était rapproché du bâtiment.
—Merci du conseil, mais je n’en profite pas, dit Dumouchet au cambusier.
Et s’élançant à la mer, il gagna le radeau à la nage.
Une quarantaine de ceux que les canots venaient chercher tant à contre-cœur trouvèrent place dans les embarcations. En accepter plus, c’était s’exposer à couler sur place.
—Nous allons revenir pour vous prendre, cria un officier au groupe qui restait encore sur la frégate.
Et les canots se dirigèrent vers le radeau pour y déposer ceux qu’ils avaient recueillis et retourner ensuite au vaisseau. Mais, sur le radeau, tellement surchargé qu’il enfonçait de plus d’un pied dans l’eau, il y eut une telle résistance à accepter les nouveaux venus que la moitié seulement put parvenir à s’y faire admettre.
Une fois encore le sentiment de la conservation personnelle éclata dans toute sa force en cette circonstance. Les canots n’ayant pu trouver, par l’opposition des gens du radeau, qu’à s’alléger de la moitié de ceux qu’ils avaient transportés, leurs équipages mutinés refusèrent de retourner à la Méduse prendre une nouvelle charge qu’il leur faudrait garder et, malgré l’ordre des chefs, ils se remirent aux toulines qui les aidaient à remorquer le radeau.
Qu’on juge du désespoir de ceux qu’on abandonnait quand, du pont de la Méduse, ils virent s’éloigner le radeau et les canots! Ces malheureux étant au nombre de dix-sept!!!
Les embarcations contenaient deux cent trente-cinq personnes.
Le radeau en emportait cent cinquante-deux.
Parmi eux, se trouvait le bon Bokel, qui, de loin, envoyait des baisers à Paméla, laissée par lui avec son mari sur la Méduse. Il aurait bien pu céder sa place à son enfant, le cher homme, mais il n’avait écouté que sa tendresse paternelle, qui lui recommandait d’éviter un chagrin à sa fille. Sachant à quel désespoir profond serait en proie Paméla si elle avait l’horrible malheur de perdre un père qu’elle adorait, il s’était empressé de se sauver la vie pour épargner des larmes à sa fille.
X
Timoléon avait immédiatement deviné l’épouvantable vérité, mais il eut encore la force de sourire à sa jeune femme quand elle tourna vers lui un regard plein d’angoisse qui semblait l’interroger.
—Ne crains rien, ma chérie, ils vont revenir, dit-il d’une voix calme.
Comme Paméla remuait la tête d’une façon dubitative, il ajouta:
—C’est une manœuvre, te dis-je, pour s’aider du vent qui doit les ramener à bâbord. Ils vont revenir, je te l’affirme. Ne faut-il pas qu’ils emportent des vivres?
Et, ce disant, Polac montrait les caisses et tonneaux de provisions qui encombraient le pont, car, telle avait été la précipitation à abandonner la frégate que, de cet amas de vivres préparés la veille, les quatre cents naufragés n’emportaient pas de quoi se nourrir pendant quarante-huit heures.
Cependant Bokel, du bord du radeau où il avait trouvé place, envoyait toujours des baisers à sa fille avec une ardeur joyeuse qui prouvait combien il était heureux d’avoir conservé un père à Paméla.
A la tombée de la nuit, embarcations et radeau n’apparaissaient plus que comme une tache noire à l’horizon.
Des dix-sept abandonnés, deux déjà étaient morts; l’un avait été étouffé par un accès de colère; l’autre pris de folie furieuse, s’était jeté à la mer.
—Demain, quand nous nous réveillerons, nous trouverons les canots revenus pour nous conduire à terre... car elle est là, tout près, la terre... comme qui dirait deux fois la distance de la Bastille à la Madeleine, tu sais? répétait Polac pour rassurer sa femme.
Mais Paméla était une brave petite créature qui, la première peur passée, n’avait plus besoin d’être rassurée. Elle avait compris en quelle terrible situation ils se trouvaient et faisait bravement face au danger. Dans ce courage, il y avait beaucoup de l’exaltation particulière à la pianiste. Car ici-bas, où la Providence ne créa rien d’inutile, il faut bien que le piano ait une raison d’être. Sur son instrument, Paméla avait écorché une foule de romances qui, toutes, répétaient au refrain que nul sort au monde n’est plus doux que de mourir avec celui qu’on aime... Et Paméla, s’étant bien franchement amourachée de la longue perche qui lui servait d’époux, ne répugnait pas trop, sur la foi des refrains de romance, à savourer ce qu’il peut y avoir de doux à quitter cette vie au bras de celui qu’on aime.
L’excès de fatigue physique et de lassitude morale fit que le sommeil vint, à son heure, surprendre les jeunes époux qui s’endormirent sans songer au lendemain.
Pendant la nuit, sans qu’ils parvinssent à l’éveiller tout à fait, il sembla à Timoléon entendre des coups sourds sur un des flancs de la Méduse, mais il les attribua aux flots se brisant sur le bordage du vaisseau immobilisé dans son moule de vase.
Au petit jour, le couple s’éveilla et, tout aussitôt, monta sur le pont. Si certains qu’ils fussent d’être abandonnés, l’espérance, qui ne s’éteint jamais au cœur du plus désespéré, les poussait à croire que, peut-être, une surprise agréable les attendait là-haut.
Il ne se trompaient que de moitié. La surprise les attendait réellement, mais elle était loin d’être agréable.
Le pont de la Méduse sur lequel, la veille, ils avaient laissé leurs compagnons d’infortune, était complétement désert!
Ces coups sourds qui avaient inquiété le sommeil de Polac avaient pour cause la construction d’un radeau qui, avant le jour, avait emporté ses constructeurs loin de la Méduse. (Disons tout de suite que de ces malheureux, au nombre de douze, on n’entendit jamais parler. Le vent qui soufflait alors de terre dut les emporter au large.)
La situation se teintait en noir plus foncé pour Polac et sa femme.
Ils se voyaient seuls sur la Méduse!
Ou plutôt ils croyaient être seuls, car le bruit d’un pas pesant qui les fit se retourner les mit en présence du cambusier, l’ami de cet ingrat Dumouchet qui n’avait pas voulu suivre son conseil de rester à bord.
Il regarda un instant les jeunes gens avec cet air d’un propriétaire qui, croyant être seul à venir humer l’air dans son jardin, y rencontre deux autres promeneurs.
—Tiens, fit-il, vous n’êtes donc pas partis, cette nuit, avec les autres?
—Nous dormions, répondit Polac.
—Alors vous dormiez d’une rude force, car, je vous en réponds, ils faisaient un furieux tapage!
—Que vous avez entendu alors?
—Je n’ai pas pu fermer l’œil.
—Mais, puisque vous n’avez pas, comme nous, dormi à l’heure du salut, je puis vous retourner votre question: Pourquoi n’êtes-vous pas parti avec les autres?
—Parce que, de plus de quatre cents que nous étions sur la Méduse, je suis le seul qui n’ait pas stupidement agi. Embarcation et petit ou grand radeau n’ont emporté que des imbéciles qui, de gaîté de cœur, ont été s’exposer à des dangers qu’ils pouvaient s’éviter.
—En quoi faisant? demanda Paméla.
—En faisant comme vous et moi, ma petite mère... en restant sur la Méduse.
—Ah bah! fit Timoléon à ces paroles qui semblaient contenir une légère espérance.
—Suivez bien mon raisonnement, dit le cambusier.
—Je le suis! Paméla, suis-le aussi.
—A l’heure qu’il est, les trois navires qui nous accompagnaient dolent être arrivés au Sénégal... Ils vont d’abord nous attendre... En ne nous voyant pas paraître, ils prendront l’alarme. Alors l’Echo, qui, après nous avoir fait tous les signaux pour nous prévenir du danger, nous a quittés, quand nous allions nous jeter tout droit sur ce banc de sable maudit, répandra le bruit de notre naufrage... Vous me suivez toujours?
—Si votre langue avait des talons, je vous dirais que je marche dessus... Continuez.
—Aussitôt les navires se mettront à notre recherche, battant la mer, en quête des naufragés qu’ils supposeront naturellement s’être sauvés dans les embarcations et, vu notre grand nombre, sur un radeau... A mesure qu’ils les rencontreront, ils les ramèneront à Saint-Louis... puis ils viendront nous chercher, car il est impossible que pas un des naufragés ne parle des dix-sept compagnons laissés sur la frégate.
Peu à peu l’espoir était rentré dans le cœur des jeunes époux. Néanmoins une objection vint à la pensée de Timoléon:
—A votre tour, suivez bien mon raisonnement, dit-il au vieux marin.
—Bon, allez.
—Si de tous ceux qui sont partis, les navires ne rencontraient personne... qui, diable! leur parlerait de nous?
—Oui, cela est possible; mais à défaut de l’équipage on voudra savoir ce que la frégate est devenue et, immanquablement, l’Echo ou l’Argus viendra explorer le banc... C’est donc pour nous une affaire de patience.
—Une patience de combien?
—Quinze jours... un mois peut-être.
—Et le navire résistera un mois?
—La vase dans laquelle il est entré lui sert pour ainsi dire d’emplâtre. Depuis trois jours, l’eau n’a pas monté d’un pouce dans la cale. Pour tout démolir, il faudrait une tempête de premier calibre et nous sommes à cette époque de l’année où le calme plat retient souvent deux mois entiers un navire sous le soleil brûlant du tropique... La Méduse tiendra donc un mois... Nous n’avons qu’à attendre.
—Soit! attendons, dit gaiement Paméla.
—Attendons en nous donnant du bon temps... en passant les heures aussi agréables que possible, ajouta le cambusier.
—Et à quoi pouvons-nous rendre les heures aussi agréables que possible... Ce n’est pas en faisant des promenades à cheval? avança Polac.
D’un geste, le cambusier montra les immenses provisions entassées sur le pont.
—Regardez donc cela, dit-il, sans compter ce qu’il y a encore en dessous... Par bonheur, la cuisine du navire n’est pas noyée... Donc, mangeons!... Donnons-nous des bosses de victuailles.
—Mangeons! répétèrent Polac et sa femme, d’autant plus faciles à convaincre qu’ils reconnaissaient que manger et dormir étaient les uniques passe-temps que leur offrait la Méduse.
Ils mangèrent donc... sans la crainte de voir bientôt s’épuiser l’immense garde-manger où s’entassaient les vivres que le gouvernement français avait destinés ravitailler la colonie qui lui était rendue.
Ils mangèrent, dormirent, remangèrent, redormirent, bref, une vie réglée qui les mettait six fois à table en vingt-quatre heures.
Et quels repas!!!
Car, nous l’avons dit, Paméla et surtout Timoléon étaient deux belles fourchettes!
De sorte qu’à six repas par jour, ils en étaient à leur trois cent vingt-quatrième séance à table quand, au lever de la cinquante-quatrième aurore, depuis leur abandon sur la frégate, le cambusier, à la vue d’une voile à l’horizon, cria aux deux époux: