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Nouveaux souvenirs entomologiques - Livre II: Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes

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The Project Gutenberg eBook of Nouveaux souvenirs entomologiques - Livre II

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Title: Nouveaux souvenirs entomologiques - Livre II

Author: Jean-Henri Fabre

Release date: March 30, 2006 [eBook #18081]

Language: French

Credits: Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE II ***

Jean-Henri Fabre

NOUVEAUX SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES

Livre II

Étude sur l'instinct et les mœurs des insectes

(1882)


Table des matières

I—L'HARMAS
II—L'AMMOPHILE HÉRISSÉE
III—UN SENS INCONNU—LE VER GRIS
IV—LA THÉORIE DE L'INSTINCT
V—LES EUMÈNES
VI—LES ODYNÈRES
VII—NOUVELLES RECHERCHES SUR LES CHALICODOMES
VIII—HISTOIRE DE MES CHATS
IX—LES FOURMIS ROUSSES
X—FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE DE L'INSECTE.
XI—LA TARENTULE À VENTRE NOIR
XII—LES POMPILES
XIII—LES HABITANTS DE LA RONCE
XIV—LES SITARIS
XV—LA LARVE PRIMAIRE DES SITARIS
XVI—LA LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS
XVII—L'HYPERMÉTAMORPHOSE

Pour tous les yeux attentifs, c'est un spectacle à la fois étrange et d'une grandeur singulière que celui des insectes industrieux déployant dans leurs travaux l'art le plus raffiné. L'instinct porté ainsi au plus haut degré dont la nature offre des exemples, confond la raison humaine. Le trouble de l'esprit augmente, lorsque intervient l'observation patiente et minutieuse de tous les détails de la vie des êtres les mieux doués sous le rapport de l'instinct.

E. Blanchard.


I

L'HARMAS

C'est là ce que je désirais, hoc erat in votis: un coin de terre, oh pas bien grand, mais enclos et soustrait aux inconvénients de la voie publique; un coin de terre abandonné, stérile, brûlé par le soleil, favorable aux chardons et aux hyménoptères. Là, sans crainte d'être troublé par les passants, je pourrais interroger l'Ammophile et le Sphex, me livrer à ce difficultueux colloque dont la demande et la réponse ont pour langage l'expérimentation; là, sans expéditions lointaines qui dévorent le temps, sans courses pénibles qui énervent l'attention, je pourrais combiner mes plans d'attaque, dresser mes embûches et en suivre les effets chaque jour, à toute heure. Hoc erat in votis; oui, c'était là mon vœu, mon rêve, toujours caressé, toujours fuyant dans la nébulosité de l'avenir.

Aussi n'est-il pas commode de s'accorder un laboratoire en plein champs, lorsqu'on est sous l'étreinte du terrible souci du pain de chaque jour. Quarante ans j'ai lutté avec un courage inébranlable contre les mesquines misères de la vie; et le laboratoire tant désiré est enfin venu. Ce qu'il m'a coûté de persévérance, de travail acharné, je n'essayerai pas de le dire. Il est venu, et avec lui, condition plus grave, peut-être un peu de loisir. Je dis peut-être, car je traîne toujours à la jambe quelques anneaux de la chaîne de forçat. Le vœu s'est réalisé. C'est un peu tard, ô mes beaux insectes! je crains bien que la pêche ne me soit présentée alors que je commence à n'avoir plus de dents pour la manger. Oui, c'est un peu tard: les larges horizons du début sont devenus voûte surbaissée, étouffante, de jour en jour plus rétrécie. Ne regrettant rien dans le passé, sauf ceux que j'ai perdus, ne regrettant rien, pas même mes vingt ans, n'espérant rien non plus, j'en suis à ce point où, brisé par l'expérience des choses, on se demande s'il vaut bien la peine de vivre.

Au milieu des ruines qui m'entourent, un pan de mur reste debout, inébranlable sur sa base bâtie à chaux et à sable; c'est mon amour pour la vérité scientifique. Est-ce assez, ô mes industrieux hyménoptères, pour entreprendre d'ajouter dignement encore quelques pages à votre histoire?

Les forces ne trahiront-elles pas la bonne volonté? Pourquoi aussi vous ai-je délaissés si longtemps? Des amis me l'ont reproché. Ah! dites-leur, à ces amis, qui sont à la fois les vôtres et les miens, dites-leur que ce n'était pas oubli de ma part, lassitude, abandon; je pensais à vous; j'étais persuadé que l'antre du Cerceris avait encore de beaux secrets à nous apprendre, que la chasse du Sphex nous ménageait de nouvelles surprises. Mais le temps manquait; j'étais seul, abandonné, luttant contre la mauvaise fortune. Avant de philosopher fallait-il vivre. Dites-leur cela et ils m'excuseront.

D'autres m'ont reproché mon langage, qui n'a pas la solennité, disons mieux, la sécheresse académique. Ils craignent qu'une page qui se lit sans fatigue ne soit pas toujours l'expression de la vérité. Si je les en croyais, on n'est profond qu'à la condition d'être obscur. Venez ici, tous tant que vous êtes, vous les porte-aiguillon et vous les cuirassés d'élytres, prenez ma défense et témoignez en ma faveur. Dites en quelle intimité je vis avec vous, avec quelle patience je vous observe, avec quel scrupule j'enregistre vos actes. Votre témoignage est unanime: oui, mes pages non hérissées de formules creuses, de savantasses élucubrations, sont l'exact narré des faits observés, rien de plus, rien de moins; et qui voudra vous interroger à son tour obtiendra mêmes réponses.

Et puis, mes chers insectes, si vous ne pouvez convaincre ces braves gens parce que vous n'avez pas le poids de l'ennuyeux, je leur dirai à mon tour: «Vous éventrez la bête et moi je l'étudie vivante; vous en faites un objet d'horreur et de pitié, et moi je la fais aimer; vous travaillez dans un atelier de torture et de dépècement, j'observe sous le ciel bleu, au chant des cigales; vous soumettez aux réactifs la cellule et le protoplasme, j'étudie l'instinct dans ses manifestations les plus élevées; vous scrutez la mort, je scrute la vie. Et pourquoi ne compléterais-je pas ma pensée: les sangliers ont troublé l'eau claire des fontaines; l'histoire naturelle, cette magnifique étude du jeune âge, à force de perfectionnements cellulaires, est devenue chose odieuse, rebutante. Or, si j'écris pour les savants, pour les philosophes qui tenteront un jour de débrouiller un peu l'ardu problème de l'instinct, j'écris aussi, j'écris surtout, pour les jeunes, à qui je désire faire aimer cette histoire naturelle que vous faites tant haïr; et voilà pourquoi, tout en restant dans le scrupuleux domaine du vrai, je m'abstiens de votre prose scientifique, qui trop souvent, hélas! semble empruntée à quelque idiome de Hurons».

Mais ce ne sont pas là, pour le moment, mes affaires; j'ai à parler du coin de terre tant caressé dans mes projets pour devenir un laboratoire d'entomologie vivante, coin de terre que j'ai fini par obtenir dans la solitude d'un petit village. C'est un harmas. On désigne sous ce nom, dans le pays, une étendue inculte, caillouteuse, abandonnée à la végétation du thym. C'est trop maigre pour dédommager du travail de la charrue. Le mouton y passe au printemps quand par hasard il a plu et qu'il y pousse un peu d'herbe. Mon harmas toutefois, à cause de son peu de terre rouge noyée dans une masse inépuisable de cailloux, a reçu un commencement de culture: autrefois, dit-on, il y avait là des vignes. Et, en effet, des fouilles, pour la plantation de quelques arbres, déterrent çà et là des restes de la précieuse souche, à demi carbonisés par le temps. La fourche à trois dents, le seul instrument de culture qui puisse pénétrer dans un pareil sol, a donc passé par là; et je le regrette beaucoup, car la végétation primitive a disparu. Plus de thym, plus de lavande, plus de touffes de chêne kermès, ce chêne nain formant des forêts au-dessus desquelles on circule en forçant un peu l'enjambée. Comme ces végétaux, les deux premiers surtout, pourraient m'être utiles en offrant aux Hyménoptères de quoi butiner, je suis obligé de les réinstaller sur le terrain d'où la fourche les a chassés.

Ce qui abonde, et sans mon intervention, ce sont les envahisseurs de tout sol remué d'abord, puis longtemps abandonné à lui-même. Il y a là, en première ligne, le chiendent, le détestable gramen dont trois ans de guerre acharnée n'ont pu voir encore la finale extermination. Viennent après, pour le nombre, les centaurées, toutes de mine revêche, hérissées de piquants ou de hallebardes étoilées. Ce sont la centaurée solsticiale, la centaurée des collines, la centaurée chausse-trape, la centaurée âpre. La première prédomine. Çà et là, au milieu de l'inextricable fouillis des centaurées, s'élève, en candélabre ayant pour flammes d'amples fleurs orangées, le féroce scolyme d'Espagne, dont les dards équivalent pour la force à des clous. Il est dominé par l'onoporde d'Illyrie, dont la tige, isolée et droite, s'élève de un à deux mètres et se termine par de gros pompons roses. Son armure ne le cède guère à celle du scolyme. N'oublions pas la tribu des chardons. Et d'abord le cirse féroce, si bien armé que le collecteur de plantes ne sait pas où le saisir; puis le cirse lancéolé, d'ample feuillage, terminant ses nervures par des pointes de lance; enfin le chardon noircissant, qui se rassemble en une rosette hérissée d'aiguilles. Dans les intervalles rampent à terre, en longues cordelettes armées de crocs, les pousses de la ronce à fruits bleuâtres. Pour visiter l'épineux fourré lorsque l'Hyménoptère y butine, il faut des bottes montant à mi-jambe ou se résigner à de sanglants chatouillements dans les mollets. Tant que le sol conserve quelques restes des pluies printanières, cette rude végétation ne manque pas d'un certain charme, lorsque au-dessus du tapis général, fumé par les capitules jaunes de la centaurée solsticiale, s'élèvent les pyramides du scolyme et les jets élancés de l'onoporde; mais viennent les sécheresses de l'été, et ce n'est plus qu'une étendue désolée où la flamme d'une allumette communiquerait d'un bout à l'autre l'incendie. Tel est, ou plutôt tel était lorsque j'en pris possession, le délicieux Eden où je compte vivre désormais en tête à tête avec l'insecte. Quarante ans de lutte à outrance me l'ont valu.

J'ai dit Eden, et au point de vue qui m'occupe l'expression n'est pas déplacée. Ce terrain maudit, dont nul n'eût voulu pour y confier une pincée de graines de navet, se trouve un paradis terrestre pour les hyménoptères. Sa puissante végétation de chardons et de centaurées me les attire tous à la ronde. Jamais, en mes chasses entomologiques, je n'avais vu réunie en un seul point pareille population; tous les corps de métier s'y donnent rendez-vous. Il y a là des chasseurs en tout genre de gibier, des bâtisseurs en pisé, des ourdisseurs en cotonnades, des assembleurs de pièces taillées dans une feuille ou les pétales d'une fleur, des constructeurs en cartonnage, des plâtriers gâchant l'argile, des charpentiers forant le bois, des mineurs creusant des galeries sous terre, des ouvriers travaillant la baudruche; que sais-je enfin?

Quel est celui-ci? C'est un Anthidie. Il râtisse la tige aranéeuse de la centaurée solsticiale et s'amasse une balle de coton qu'il emporte fièrement au bout des mandibules. Il s'en fera sous terre des sachets en feutre d'ouate pour enfermer la provision de miel et l'œuf.—Et ces autres, si ardents au butin? Ce sont des Mégachiles, portant sous le ventre la brosse de récolte, noire, blanche, ou rouge de feu. Elles quitteront les chardons pour visiter les arbustes du voisinage et y découper sur les feuilles des pièces ovales, qui seront assemblées en récipient propre à contenir la récolte.—Et ceux-ci, habillés de velours noir? Ce sont des Chalicodomes, qui travaillent le ciment et le gravier. Sur les cailloux de l'harmas aisément nous trouverions leurs maçonneries.—Ceux-ci encore, qui bourdonnent bruyamment avec un essor brusque? Ce sont les Anthophores, établies dans les vieux murs et les talus ensoleillés du voisinage.

Voici maintenant les Osmies. L'une empile ses cellules dans la rampe spirale d'une coquille vide d'escargot; une autre attaque la moelle d'un bout sec de ronce et obtient, pour ses larves, un logis cylindrique, qu'elle divise en étapes par des cloisons; une troisième fait emploi du canal naturel d'un roseau coupé; une quatrième est locataire gratuite des galeries disponibles de quelque abeille maçonne. Voici les Macrocères et les Eucères, dont les mâles sont hautement encornés; les Dasypodes, qui possèdent aux pattes postérieures, pour organes de récolte, un volumineux pinceau de poils; les Andrènes, si variées d'espèces; les Halictes, au ventre fluet. J'en passe et en foule. Si je voulais le poursuivre, ce dénombrement des hôtes de mes chardons passerait à peu près en revue toute la gent mellifère. Un savant entomologiste de Bordeaux, M. le professeur Pérez, à qui je soumets la dénomination de mes trouvailles, me demandait si j'avais des moyens spéciaux de chasse pour lui envoyer ainsi tant de raretés, de nouveautés même. Je suis chasseur très peu expert, encore moins zélé, car l'insecte m'intéresse beaucoup plus livré à son œuvre que transpercé d'une épingle au fond d'une boîte. Tous mes secrets de chasse se réduisent à ma pépinière touffue de chardons et de centaurées.

Par un hasard des plus heureux, à cette populeuse famille d'amasseurs de miel se trouvait associée la tribu des chasseurs. Les maçons avaient distribué çà et là, dans l'harmas, de grands tas de sable et des amas de pierres, en vue de la construction des murs d'enceinte. Les travaux traînant en longueur, ces matériaux furent occupés dès la première année. Les Chalicodomes avaient choisi les interstices des pierres comme dortoir pour y passer la nuit, en groupes serrés. Le robuste Lézard ocellé, qui, traqué de trop près, court sus, gueule béante, tant à l'homme qu'au chien, s'y était choisi un antre pour guetter le scarabée passant; le Motteux Oreillard, costumé en dominicain, robe blanche et ailes noires, perché sur la pierre la plus élevée, y chantait sa courte et rustique chansonnette. Dans le tas, quelque part, devait être le nid, avec ses œufs bleus, couleur de ciel. Avec les amas de pierres, le petit dominicain a disparu. Je le regrette: c'eût été un charmant voisin. Je ne regrette pas du tout le Lézard ocellé.

Le sable donnait asile à une autre population. Les Bembex y balayaient le seuil de leurs terriers en lançant en arrière une parabole poudreuse; le Sphex languedocien y traînait par les antennes son Éphippigère; un Stize y mettait en cave ses conserves de Cicadelles. À mon grand regret, les maçons finirent par déloger la tribu giboyeuse; mais si je veux un jour la rappeler, je n'ai qu'à renouveler les tas de sable: ils seront bientôt tous là.

Ce qui n'a pas disparu, la demeure n'étant pas la même, ce sont les Ammophiles, que je vois voleter, l'une au printemps, les autres en automne, sur les allées du jardin et parmi les gazons, à la recherche de quelque chenille; les Pompiles, qui vont alertes, battant des ailes et furetant dans les recoins pour y surprendre une araignée. Le plus grand guette la Lycose de Narbonne, dont le terrier n'est pas rare dans l'harmas. Ce terrier est un puits vertical, avec margelle de fétus de gramen entrelacés de soie. Au fond du repaire on voit reluire, comme de petits diamants, les yeux de la robuste aranéïde, objet d'effroi pour la plupart. Quel gibier et quelle chasse périlleuse pour le Pompile! Voici maintenant, par une chaude après-midi d'été, la Fourmi amazone, qui sort des dortoirs de sa caserne en longs bataillons et s'achemine au loin pour la chasse aux esclaves. Nous la suivrons dans ses razzias en un moment de loisir. Voici encore, autour d'un tas d'herbages convertis en terreau, des Scolies d'un pouce et demi de long, qui volent mollement et plongent dans l'amas, attirées qu'elles sont par un riche gibier, larves de Lamellicornes, Oryctes et Cétoines.

Que de sujets d'étude, et ce n'est pas fini! La demeure était aussi abandonnée que le terrain. L'homme parti, le repos assuré, l'animal était accouru, s'emparant de tout. La Fauvette a élu domicile dans les lilas; le Verdier s'est établi dans l'épais abri des cyprès; le Moineau, sous chaque tuile, a charrié chiffons et paille; au sommet des platanes est venu gazouiller le Serin méridional, dont le nid douillet est grand comme la moitié d'un abricot; le Scops s'est habitué à y faire entendre le soir sa note monotone et flûtée; l'oiseau d'Athènes, la Chouette, est accourue y gémir, y miauler. Devant la maison est un vaste bassin alimenté par l'aqueduc qui fournit l'eau aux fontaines du village. Là, d'un kilomètre à la ronde, se rendent les Batraciens en la saison d'amour. Le Crapaud des joncs, parfois large comme une assiette, étroitement galonné de jaune sur le dos, s'y donne rendez-vous pour y prendre son bain; quand arrive le crépuscule du soir, on voit sautiller sur les bords le Crapaud accoucheur, le mâle, portant appendue, à ses pattes postérieures, une grappe d'œufs gros comme des grains de poivre; il vient de loin, le débonnaire père de famille, avec son précieux paquet pour le mettre à l'eau et s'en revenir après sous quelque dalle, où il fait entendre comme un tintement de clochette. Enfin, quand elles ne sont pas à coasser parmi la feuillée des arbres, les Rainettes se livrent à de gracieux plongeons. En mai, dès que vient la nuit, le bassin devient donc un orchestre assourdissant; impossible de causer à table, impossible de dormir. Il a fallu y mettre ordre par des moyens peut-être un peu trop rigoureux. Comment faire? Qui veut dormir et ne le peut, devient féroce.

Plus hardi, l'Hyménoptère s'est emparé de l'habitation. Sur le seuil de ma porte, dans un sol de gravas, niche le Sphex à bordures blanches; pour entrer chez moi, je dois veiller à ne pas endommager ses terriers, à ne pas fouler sous les pieds le mineur absorbé dans son ouvrage. Voilà bien un quart de siècle que je n'avais pas revu le pétulant chasseur de Criquets. Quand je fis sa connaissance, j'allais le visiter à quelques kilomètres; chaque fois c'était une expédition sous l'accablant soleil du mois d'août. Aujourd'hui je le retrouve devant ma porte, nous sommes d'intimes voisins. L'embrasure des fenêtres closes fournit au Pélopée un appartement à température douce. Contre la paroi en pierres de taille est fixé le nid, maçonné avec de la terre. Pour rentrer chez lui, le chasseur d'araignées profite d'un petit trou accidentellement ouvert dans les volets fermés. Sur les moulures des persiennes, quelques Chalicodomes isolés bâtissent leur groupe de cellules; à la face intérieure des contrevents entrebâillés, un Eumène édifie son petit dôme de terre, que surmonte un court goulot évasé. La Guêpe et le Poliste sont mes commensaux; ils viennent sur la table s'informer si les raisins servis sont bien à maturité.

Voilà certes, et le dénombrement est loin d'être complet, voilà une société aussi nombreuse que choisie, et dont la conversation ne manquera pas de charmer ma solitude si je parviens à savoir la provoquer. Mes chères bêtes d'autrefois, mes vieux amis, d'autres de connaissance plus récente, tous sont là, chassant, butinant, construisant dans une étroite proximité. D'ailleurs, s'il faut varier les lieux d'observation, à quelques centaines de pas est la montagne, avec ses maquis d'arbousiers, de cistes et de bruyères en arbre; avec ses nappes sablonneuses chères aux Bembex; avec ses talus marneux exploités par divers Hyménoptères. Et voilà pourquoi, prévoyant ces richesses, j'ai fui la ville pour le village, et suis venu à Sérignan sarcler mes navets, arroser mes laitues.

On fonde à grands frais sur nos côtes océaniques et méditerranéennes des laboratoires où l'on dissèque la petite bête marine, de maigre intérêt pour nous; on prodigue puissants microscopes, délicats appareils de dissection, engins de capture, embarcations, personnel de pêche, aquariums, pour savoir comment se segmente le vitellus d'un Annélide, choses dont je n'ai pu saisir encore toute l'importance, et l'on dédaigne la petite bête terrestre, qui vit en perpétuel rapport avec nous, qui fournit à la psychologie générale des documents d'inestimable valeur, qui trop souvent compromet la fortune publique en ravageant nos récoltes. À quand donc un laboratoire d'entomologie où s'étudierait, non l'insecte mort, macéré dans le trois-six, mais l'insecte vivant; un laboratoire ayant pour objet l'instinct, les mœurs, la manière de vivre, les travaux, les luttes, la propagation de ce petit monde, avec lequel l'agriculture et la philosophie doivent très sérieusement compter. Savoir à fond l'histoire du ravageur de nos vignes serait peut-être plus important que de savoir comment se termine tel filet nerveux d'un Cirrhipède; établir expérimentalement la démarcation entre l'intelligence et l'instinct, démontrer, en comparant les faits dans la série zoologique, si oui ou non la raison humaine est une faculté irréductible, tout cela devrait bien avoir le pas sur le nombre d'anneaux de l'antenne d'un crustacé. Pour ces énormes questions, une armée de travailleurs serait nécessaire, et il n'y a rien. La mode est au mollusque et au zoophyte. Les profondeurs des mers sont explorées à grand renfort de dragues; le sol que nous foulons aux pieds reste méconnu. En attendant que la mode change, j'ouvre le laboratoire de l'harmas à l'entomologie vivante, et ce laboratoire ne coûtera pas un centime à la bourse des contribuables.


II

L'AMMOPHILE HÉRISSÉE

Un jour de mai, allant et revenant, j'épiais ce qui pouvait se passer de nouveau dans le laboratoire de l'harmas. Favier n'était pas loin, occupé au travail du jardin potager. Qu'est-ce que Favier? Autant vaut en dire tout de suite quelques mots, car il reviendra dans mes récits.

Favier est un ancien soldat. Il a dressé son gourbi sous les caroubiers de l'Afrique, il a mangé des oursins à Constantinople, il a chassé l'étourneau en Crimée quand chômait la mitraille. Ayant beaucoup vu, il a beaucoup retenu. En hiver, alors que le travail des champs se termine vers quatre heures et que les soirées sont si longues, le râteau, la fourche et la brouette rentrés, il vient s'asseoir sur la haute pierre du foyer de la cuisine où flambent les rondins de chêne vert. La pipe est tirée, méthodiquement bourrée avec le pouce humecté de salive, et fumée religieusement. Depuis de longues heures, il y songe; mai il s'est abstenu car le tabac est cher. Aussi la privation a-t-elle redoublé l'attrait, et pas une bouffée n'est perdue, revenant par intervalles réglés.

Cependant la conversation s'engage. Favier est, à sa guise, un de ces conteurs antiques qui, pour leurs récits, étaient admis à la meilleure place du foyer, seulement mon narrateur s'est formé à la caserne. N'importe, toute la maisonnée, grands et petits, l'écoute avec intérêt; si sa parole est fortement imagée, elle est toujours décente. Ce serait, pour nous tous, vif désappointement s'il ne venait, le travail fini, faire sa halte au coin du feu. Que nous dit-il donc pour se faire désirer ainsi? Il nous raconte ce qu'il a vu du coup d'État qui nous a valu l'empire abhorré; il nous parle des petits verres distribués et puis de la fusillade dans le tas. Lui, m'affirme-t-il, visait toujours contre le mur; et je le crois sur parole tant il me paraît navré, honteux, d'avoir pris une part, même très innocente, à ce coup de bandit.

Il nous raconte ses veillées dans les tranchées autour de Sébastopol; il nous parle de sa panique lorsque de nuit, étant isolé aux avant-postes et blotti dans la neige, il vit tomber à côté de lui ce qu'il appelle un pot à fleurs. Cela flambait, fusait, rayonnait, illuminait les alentours. D'une seconde à l'autre, l'infernale machine allait éclater; notre homme était perdu. Il n'en fut rien: le pot à fleurs s'éteignit paisiblement. C'était un engin d'éclairage lancé pour reconnaître dans les ténèbres les travaux de l'assaillant.

Au drame de la bataille succède la comédie de la caserne. Il nous dit les mystères du rata, les secrets de la gamelle, les comiques misères du bloc. Et comme le répertoire ne s'épuise jamais, assaisonné d'expressions à l'emporte-pièce, l'heure du souper arrive avant que nul de nous ait eu le temps de s'apercevoir combien la soirée est longue.

Favier s'est révélé à mon attention par un coup de maître. Un de mes amis venait de m'envoyer de Marseille une paire d'énormes crabes, le Maïa, l'Araignée de mer des pêcheurs. Je déballais les captifs quand les ouvriers rentrèrent de leur dîner, peintres, maçons, plâtriers occupés à restaurer la masure abandonnée. À la vue de ces étranges bêtes, étoilées de dards autour de la carapace, et hissées sur de longues pattes, qui leur donnent quelque ressemblance avec une monstrueuse araignée, ce fut parmi les assistants un cri de surprise, presque d'effroi. Favier, lui, n'en a cure, et saisissant avec adresse l'effroyable araignée qui se démène: «Je connais ça, dit-il; j'en ai mangé à Varna. C'est excellent.»—Et il regardait l'entourage avec un certain air narquois qui voulait dire: Vous n'êtes jamais sortis de votre trou.

Un autre trait de lui pour en finir. Sur l'avis du médecin, une de ses voisines avait été prendre des bains de mer à Cette. Elle avait rapporté de son expédition quelque chose de curieux, un fruit étrange sur lequel elle basait de hautes espérances. Secoué devant l'oreille, cela sonnait, preuve des graines contenues. C'était rond, avec des épines. À un bout se montrait comme le bouton fermé d'une fleurette blanche; à l'autre bout, une légère dépression était percée de quelques trous. La voisine accourut chez Favier lui soumettre sa trouvaille, l'engageant à m'en parler. Elle me céderait les précieuses graines; il devait en sortir quelque arbuste merveilleux qui ferait l'ornement de mon jardin.—«Vaqui la flou, va qui lou pécou; voilà la fleur, voilà la queue», disait-elle à Favier en lui montrant les deux bouts de son fruit.

Favier éclata de rire.—«C'est un oursin, fit-il, une châtaigne de mer; j'en ai mangé à Constantinople.» Et il expliqua de son mieux ce que c'est qu'un oursin. L'autre n'y comprit rien et persista dans son dire. En son idée, Favier la trompait, jaloux que des graines aussi précieuses m'arrivassent par une autre voie que la sienne. Le litige me fut soumis. «Vaqui la flou, vaqui lou pécou», répétait la bonne femme. Je lui dis que la flou était le groupe des cinq dents blanches de l'oursin, et que le pécou était l'antipode de la bouche. Elle partit, non bien convaincue. Peut-être que maintenant les semences du fruit, grains de sable sonnant dans la coque vide, germent en un vieux toupin égueulé.

Favier connaît donc beaucoup de choses, et il les connaît surtout pour en avoir mangé. Il sait le mérite d'un râble de blaireau, la valeur d'un cuissot d'un renard; il est expert sur le morceau préférable d'une anguille des buissons, la couleuvre; il a fait rissoler dans l'huile le lézard ocellé, la mal famée Rassade du Midi; il a médité la recette d'une friture de criquets. Je suis étonné des impossibles ratas que lui a fait pratiquer sa vie cosmopolite.

Je ne suis pas moins surpris de son coup d'œil scrutateur et de sa mémoire des choses. Que je lui décrive une plante quelconque, pour lui mauvaise herbe sans nom, sans intérêt aucun, et si elle se trouve dans nos bois, je suis à peu près certain qu'il me l'apportera, qu'il m'indiquera le point où je peux la récolter. La botanique de l'infirment petit ne déroute pas même sa clairvoyance. Pour compléter un travail que j'ai publié sur les Sphériacées de Vaucluse, dans la mauvaise saison, lorsque l'insecte chôme, je reprends la patiente herborisation à la loupe. Si la gelée a durci la terre, si la pluie l'a réduite en bouillie, je détourne Favier du travail du jardin pour l'amener à travers bois; et là, dans le fouillis de quelque roncier, nous cherchons de concert ces microscopiques végétaux qui mouchettent de points noirs les brindilles jonchant le sol. Il appelle les plus grosses espèces de la poudre à canon, expression juste déjà employée par les botanistes pour désigner une de ces Sphériacées. Il se sent tout glorieux de son lot de trouvailles, plus riche que le mien. S'il lui tombe sous la main une superbe Rosellinie, amas de mamelles noires qu'enveloppe une ouate vineuse, une pipe est fumée pour payer un tribut à l'enthousiasme du moment.

Il excelle surtout pour me débarrasser de l'importun rencontré dans mes pérégrinations. Le paysan est curieux, questionneur comme l'enfant; mais sa curiosité est assaisonnée de malice, ses questions sous-entendent la raillerie. Ce qu'il ne comprend pas, il le tourne en dérision. Et quoi de plus risible qu'un monsieur regardant à travers un verre une mouche capturée avec un filet de gaze, un éclat de bois pourri cueilli à terre? Favier, d'un mot, coupe court à la narquoise interrogation.

Nous cherchions à la surface du sol, pas à pas, inclinés, quelques-uns de ces documents des époques préhistoriques qui abondent sur le revers méridional de la montagne, haches en serpentine, tessons de poterie noire, pointes de flèche et de lance en silex, éclats, racloirs, nucléus.—«Que fait ton maître de ces payrards (pierre à fusil)?», demande un survenant.—«Il en fabrique du mastic pour les vitriers», riposte Favier d'un air solennellement affirmatif.

Je venais de récolter une poignée de crottes de lapin où la loupe m'avait révélé une végétation cryptogamique digne d'examen ultérieur. Survient un indiscret qui m'a vu recueillir soigneusement dans un cornet de papier la précieuse trouvaille. Il soupçonne une affaire d'argent, un commerce insensé. Tout, pour l'homme de la campagne, doit se traduire par le gros sou. À ses yeux, je me fais de grosses rentes avec ces crottes de lapin.—«Que fait ton maître de ces pétourles (c'est le mot de l'endroit)?», demande-t-il insidieusement à Favier.—«Il les distille pour en retirer l'essence», répond mon homme avec un aplomb superbe. Abasourdi par la révélation, le questionneur tourne le dos et s'en va.

Mais ne nous attardons pas davantage avec le troupier goguenard, si prompt à la répartie, et revenons à ce qui attirait mon attention dans le laboratoire de l'harmas. Quelques Ammophiles exploraient pédestrement, avec courtes volées par intervalles, tantôt les points gazonnés, tantôt les points dénudés. Déjà vers le milieu de mars, quand survenait une belle journée, je les avais vues se chauffer délicieusement au soleil sur la poudre des sentiers. Toutes appartenaient à la même espèce, l'Ammophile hérissée, Ammophila hirsuta Kirb. J'ai fait connaître, dans le premier volume de ces Souvenirs, l'hibernation de cette Ammophile et ses chasses printanières, à une époque où les autres hyménoptères giboyeurs sont encore renfermés dans leurs cocons; j'ai décrit sa manière d'opérer la chenille destinée à la larve; j'ai raconté ses coups d'aiguillon multiples, distribués aux divers centres nerveux. Cette vivisection si savante, je ne l'avais vue encore qu'une fois, et je désirais bien la revoir. Peut-être quelque chose m'avait échappé dans ma lassitude d'une longue course, et si réellement j'avais tout bien vu, il convenait de renouveler l'observation pour lui donner une authenticité incontestable. J'ajoute que, dût-on y assister cent fois, on ne se lasserait pas du spectacle dont je désirais être de nouveau témoin.

Je surveillais donc mes Ammophiles depuis leur première apparition; et les ayant là, chez moi, à quelques pas de ma porte, je ne pouvais manquer de les surprendre en chasse si mon assiduité ne se relâchait pas. La fin de mars et avril se passèrent en vaines attentes, soit que le moment de la nidification ne fût pas encore venu, soit plutôt parce que ma surveillance était mise en défaut. Enfin le 17 mai, l'heureuse chance se présenta.

Quelques Ammophiles me paraissent très affairées; suivons l'une d'elles, plus active que les autres. Je la surprends donnant les derniers coups de râteau à son terrier, dans le sol battu d'une allée, avant d'y introduire sa chenille qui, déjà paralysée, doit avoir été abandonnée provisoirement par le chasseur à quelques mètres du domicile. L'antre reconnu convenable, la porte jugée assez spacieuse pour l'accès d'un volumineux gibier, l'Ammophile se met en recherche de sa capture. Aisément elle la trouve. C'est un ver gris qui gît à terre et que les fourmis ont déjà envahi. Cette pièce, que les fourmis lui disputent, est dédaignée par le chasseur. Beaucoup d'hyménoptères déprédateurs, qui momentanément abandonnent leur capture pour aller perfectionner le terrier ou même le commencer, déposent leur gibier en haut lieu, sur une touffe de verdure, pour le mettre à l'abri des rapines. L'Ammophile est versée dans cette prudente pratique; mais peut-être a-t-elle négligé la précaution, ou bien la lourde pièce est-elle tombée, et maintenant les fourmis tiraillent à qui mieux mieux la somptueuse victuaille. Chasser ces larrons est impossible: pour un de détourné, dix reviendraient à l'attaque. L'hyménoptère paraît en juger ainsi, car, l'envahissement reconnu, il se remet en chasse, sans nul démêlé, qui n'aboutirait à rien.

Les recherches se font dans un rayon d'une dizaine de mètres autour du nid. L'Ammophile explore le sol pédestrement, petit à petit, sans se presser; de ses antennes, courbées en arc, elle fouette continuellement le terrain. Le sol dénudé, les points caillouteux, les endroits gazonnés sont indistinctement visitées. Pendant près de trois heures, au plus fort du soleil, par un temps lourd, qui sera suivi le lendemain d'une pluie et le soir même de quelques gouttes, je suis, sans la quitter un instant du regard, l'Ammophile en recherches. Que c'est donc difficile à trouver, un ver gris, pour un hyménoptère qui en a besoin à l'instant même!

Ce n'est pas moins difficile pour l'homme. On sait ma méthode pour assister à l'opération chirurgicale qu'un hyménoptère chasseur fait subir à sa proie dans le but de servir à ses larves une chair inerte mais non morte. J'enlève au prédateur son gibier et lui donne en échange une proie vivante, pareille à la sienne. Je combinais semblable manœuvre à l'égard de l'Ammophile pour lui faire répéter son opération quand elle aurait sacrifié la chenille qu'elle ne devait pas manquer de trouver d'un moment à l'autre. J'avais donc besoin au plus tôt de quelques vers gris.

Favier était là, jardinant. Je l'appelle: «Arrivez vite, il me faut des vers gris.» La chose est expliquée. D'ailleurs il est depuis quelque temps au courant de l'affaire. Je lui ai parlé de mes petites bêtes et des chenilles qu'elles chassent; il sait en gros la manière de vivre de l'insecte qui m'occupe. C'est compris. Le voilà en recherches. Il fouille au pied des laitues, il gratte dans les touffes de fraisiers, il visite les bordures d'iris. Sa perspicacité, son adresse me sont connues; j'ai confiance. Cependant le temps se passe. «Eh bien! Favier, ce ver gris?—Je n'en trouve pas, monsieur.—Diable! alors, à la rescousse, Claire, Aglaé, les autres, tant que vous êtes, arrivez, cherchez, trouvez!» Toute la maisonnée est mise en réquisition. On déploie une activité digne des graves événements qui se préparent. Moi-même, retenu à mon poste pour ne pas perdre de vue l'Ammophile, je suis d'un œil le chasseur et de l'autre je m'enquiers du ver gris. Rien n'y fait: trois heures se passent et aucun de nous n'a trouvé la chenille.

L'Ammophile ne la trouve pas davantage. Je la vois chercher avec quelque persévérance en des points un peu crevassés. L'insecte déblaie, s'exténue; il enlève, prodigieux effort, des lopins de terre sèche de la grosseur d'un noyau d'abricot. Toutefois ces points ne tardent pas à être abandonnés. Alors un soupçon me vient: si nous sommes quatre ou cinq à chercher vainement un ver gris, ce n'est pas à dire que l'Ammophile soit affligée de la même maladresse. Où l'homme est impuissant, l'insecte souvent triomphe. L'exquise finesse du sens qui le guide ne peut le laisser dérouté des heures entières. Peut-être que le ver gris, pressentant la pluie qui s'apprête, s'est enfoui plus profondément. Le chasseur sait très bien où il gît, mais il ne peut l'extraire de sa profonde cachette. S'il abandonne un point après quelques essais, ce n'est pas défaut de sagacité mais défaut de puissance de fouille. Partout où l'Ammophile gratte, il doit y avoir un ver gris; le point est abandonné parce que le travail d'extraction est reconnu au-dessus des forces. Je suis bien sot de ne pas y avoir songé plus tôt. Est-ce que l'expert braconnier donnerait quelque attention là où il n'y a rien? Allons donc!

Je me propose alors de lui venir en aide. L'insecte fouille en ce moment un point cultivé et tout à fait nu. Il abandonne l'endroit, comme il a déjà fait de tant d'autres. Je continue moi-même avec la lame d'un couteau. Je ne trouve rien non plus et me retire. L'insecte revient et se remet à gratter en un certain point de mes déblais. Je comprends: «Ôte-toi de là, maladroit, semble me dire l'hyménoptère; je vais te montrer où gît la bête.» Sur ces indications, je fouille au point voulu, et j'exhume un ver gris. Parfait! ma perspicace Ammophile; ah! je le disais bien que ton coup de râteau n'était pas donné sur un clapier désert!

Désormais c'est la chasse à la truffe, que le chien indique et que l'homme extrait. Je continue le système, l'Ammophile montrant le point convenable et moi fouillant du couteau. J'obtiens ainsi un second ver gris, puis un troisième, un quatrième. L'exhumation se fait toujours en des points dénudés, remués par la fourche quelques mois avant. Rien absolument n'indique au dehors la présence de la chenille. Eh bien! Favier, Claire, Aglaé et les autres, que vous en semble? En trois heures vous n'avez pu me déterrer un seul ver gris, et ce fin giboyeur m'en procure autant que j'en veux maintenant que je me suis avisé de lui venir en aide.

Me voilà suffisamment riche de pièces d'échange; laissons au chasseur sa cinquième trouvaille, qu'il déterre avec mon concours. Je développe par paragraphes numérotés les divers actes du magnifique drame qui se passe sous mes yeux. L'observation se fait dans les conditions les plus favorables: je suis couché à terre, tout près du sacrificateur, et pas un détail ne m'échappe.

1° L'Ammophile saisit la chenille par la nuque avec les tenailles courbes de ses mandibules. Le ver gris se démène avec vigueur; il roule et déroule sa croupe contorsionnée. L'hyménoptère ne s'en émeut: en se tenant de côté, il évite les chocs. L'aiguillon atteint l'articulation qui sépare le premier anneau de la tête, sur la ligne médiane et ventrale, en un point où la peau est plus fine. Le dard séjourne dans la blessure avec une certaine persistance. C'est là, paraît-il, le coup essentiel, qui doit dompter le ver gris et le rendre plus maniable.

2° L'Ammophile abandonne alors son gibier. Elle s'aplatit à terre, avec des mouvements désordonnés, avec des rotations sur le flanc, des tiraillements et des pendiculations de membres, des frémissements d'ailes, comme en danger de mort. Je crains que le chasseur n'ait, dans la lutte, reçu un mauvais coup. L'émoi me gagne de voir ainsi piteusement finir le vaillant hyménoptère, et se terminer par un échec une expérience qui m'avait coûté de si longues heures d'attente. Mais voici que l'Ammophile se calme, se brosse les ailes, se frise les antennes et reprend sa démarche alerte pour courir sus à la chenille. Ce que j'avais pris pour les convulsions d'une mort prochaine était le frénétique enthousiasme de la victoire. L'hyménoptère se félicitait à sa manière d'avoir terrassé le monstre.

3° L'opérateur happe la chenille par la peau du dos, un peu plus bas que précédemment, et pique le second anneau, toujours à la face ventrale. Je le vois alors graduellement reculer sur le ver gris, saisir chaque fois le dos un peu plus bas, l'enlacer avec les mandibules, amples pinces à branches recourbées, et chaque fois plonger l'aiguillon dans l'anneau suivant. Ce recul de l'insecte et cet enlacement du dos par degrés, un peu plus en arrière à chaque reprise, se font avec une précision méthodique, comme si le chasseur aunait son gibier. À chaque recul, le dard pique l'anneau suivant. Ainsi sont blessés les trois anneaux thoraciques, à pattes vraies; les deux anneaux suivants, qui sont apodes; et les quatre anneaux à fausses pattes. En tout, neuf coups d'aiguillon. Les quatre derniers segments sont négligés, sur lesquels trois apodes et le dernier ou treizième avec fausses pattes. L'opération s'accomplit sans difficultés sérieuses; le premier coup de stylet reçu, le ver gris n'oppose qu'une faible résistance.

4) Finalement l'Ammophile, ouvrant dans toute leur ampleur ses tenailles mandibulaires, happe la tête du ver et la mâchonne, la comprime à coups mesurés, sans blessure. Ces coups de pression se succèdent avec une lenteur étudiée; l'insecte paraît chercher à se rendre compte chaque fois de l'effet produit; il s'arrête, attend, puis reprend. Pour atteindre le but désiré, cette manipulation sur le cerveau doit avoir des limites qui, dépassées, amèneraient la mort et à bref délai la corruption. Aussi l'hyménoptère mesure-t-il la force de ses coups de tenaille, qui sont nombreux du reste, une vingtaine environ.

Le chirurgien a terminé. L'opérée gît à terre sur le flanc, à demi roulée sur elle-même. Elle est immobile, inerte, incapable de résistance pendant le travail de traction qui doit l'amener au logis, inoffensive pour le vermisseau qui doit s'en nourrir. L'Ammophile l'abandonne sur les lieux mêmes de l'opération et revient à son nid, où je la suis. Elle s'y livre à des retouches en vue de l'emmagasinement. Un gravier qui fait saillie à la voûte pourrait entraver la mise en caveau de l'encombrante pièce. Le bloc est arraché. Un grincement d'ailes frôlées accompagne le rude labeur. La chambre du fond n'est pas assez spacieuse; elle est agrandie. Les travaux se prolongent, et la chenille que j'ai négligé de surveiller pour ne rien perdre des actes de l'hyménoptère, est envahie par les fourmis. Quand nous y revenons, l'Ammophile et moi, elle est toute noire d'actifs dépeceurs. C'est pour moi incident regrettable, c'est pour l'Ammophile événement fâcheux, car voilà deux fois que la même mésaventure lui arrive.

L'insecte paraît découragé. En vain je remplace la chenille par un de mes vers gris en réserve, l'Ammophile dédaigne la proie substituée. Et puis la soirée s'avance, le ciel s'est obscurci, il tombe même quelques gouttes de pluie. En de pareilles circonstances, il est inutile de compter sur une reprise de chasse. Tout finit donc sans que je puisse utiliser mes vers gris comme je l'avais combiné. Cette observation m'a tenu, sans un instant de répit, de une heure de l'après-midi à six heures du soir.


III

UN SENS INCONNU—LE VER GRIS

Je viens de raconter en détail les manœuvres de chasse de l'Ammophile. Les faits constatés me paraissent riches de conséquences, à tel point que si le laboratoire de l'harmas ne me fournissait plus rien, je me croirais dédommagé par cette seule observation. La méthode opératoire adoptée par l'hyménoptère en vue de paralyser le ver gris est, dans le domaine de l'instinct, la plus haute manifestation que je connaisse jusqu'ici. Quelle science infuse, bien propre à nous faire réfléchir! Quelle savante logique, quelle sûreté dans ce physiologiste inconscient!

Qui voudrait être témoin à son tour de ces merveilles ne peut guère compter sur les hasards d'une promenade à travers champs; et puis, la chance heureuse se présenterait-elle, le temps manquerait pour la mettre à profit. Une observation où j'ai dépensé cinq heures sans désemparer et sans parvenir encore à terminer les épreuves en projet, exige, pour être bien conduite, le loisir du chez soi. Le succès, je le dois donc au rustique laboratoire. Je livre le secret à qui voudra continuer ces magnifiques études; la moisson est inépuisable, il y aura des gerbes pour tous.

En suivant la chasse de l'Ammophile dans l'ordre de ses actes, la première question qui se présente est celle-ci: comment fait l'hyménoptère pour reconnaître le point où gît sous terre le ver gris?

Rien au dehors, pour la vue du moins, n'indique la cachette de la chenille. Le sol qui recèle la pièce de gibier peut être nu au gazonné, caillouteux ou terreux, continu ou fendillé de petites crevasses. Ces variations d'aspect sont indifférentes au chasseur, qui exploite tous les points sans préférence pour les uns plutôt que pour les autres. Partout où l'hyménoptère s'arrête et fouille avec quelque persistance, je n'aperçois rien de particulier malgré toute mon attention; et cependant il doit y avoir un ver gris, comme je viens de m'en convaincre, coup sur coup, à cinq reprises, en prêtant main-forte à l'insecte, que rebutait d'abord un travail hors de proportion avec ses forces. La vue certainement n'est pas en cause ici.

Quel sens alors? L'odorat? Informons-nous. Les organes de recherche sont les antennes, tout l'affirme. De leur extrémité, fléchie en arc et animée d'une vibration continuelle, l'insecte palpe le sol, à petits coups, rapidement. Si quelque fissure se présente, les filets vibrants s'y introduisent et sondent; si quelque touffe de gramen étale à fleur de terre son lacis de rhizomes, ils en fouillent les anfractuosités avec un redoublement de trépidation. Leurs extrémités s'appliquent un moment, se moulent en quelque sorte sur le point exploré. On dirait deux filaments tactiles, deux longs doigts d'une incomparable mobilité, qui s'informent en palpant. Mais le toucher ne peut intervenir pour révéler ce qu'il y a sous terre; ce qu'il faudrait palper, c'est le ver gris; et ce ver est reclus dans son terrier à quelques pouces de profondeur.

On pense alors à l'odorat. Les insectes, c'est incontestable, possèdent, souvent très développé, le sens de l'olfaction. Les Nécrophores, les Silphes, les Histers, les Dermestes accourent de tous côtés au point où gît un petit cadavre, dont il faut expurger le sol. Guidés par l'odorat, ces ensevelisseurs se hâtent vers la taupe morte.

Mais si le sens de l'olfaction est certain chez l'insecte, on se demande encore où en est le siège. Beaucoup affirment que ce siège est dans les antennes. Admettons-le, bien qu'il soit difficile de comprendre comment une tige d'anneaux cornés, articulés bout à bout, peut remplir l'office d'une narine à structure si profondément différente. L'organisation des appareils n'ayant rien de commun, les impressions perçues sont-elles bien de même nature? Quand les outils sont dissemblables, leurs fonctions restent-elles similaires?

D'ailleurs, avec notre hyménoptère, se présentent de graves objections. L'odorat est un sens passif plutôt qu'actif; il ne va pas au-devant de l'impression comme le fait le toucher, il la subit; il ne s'enquiert pas de l'effluve odorant, il reçoit quand il arrive. Or les antennes de l'Ammophile sont continuellement agissantes; elles s'informent, elles vont au-devant de l'impression. Impression de quoi? Si c'était en réalité une impression d'odeur, l'immobilité leur serait plus favorable qu'une perpétuelle agitation.

Mais il y a mieux: l'odorat sans odeur n'a pas de raison d'être. Or j'ai soumis le ver gris à ma propre expertise; je l'ai donné à flairer à des narines jeunes, bien plus sensibles que les miennes; aucun de nous n'a constaté dans la chenille la plus faible trace d'odeur. Quand le chien, célèbre par son flair, a connaissance de la truffe sous terre, il est guidé par le fumet du tubercule, fumet très appréciable pour nous, même à travers l'épaisseur du sol. Je reconnais au chien un odorat plus subtil que le nôtre; il s'exerce à de plus grandes distances, il reçoit des impressions plus vives et plus tenaces; toutefois il est impressionné par des effluves odorants qui deviennent sensibles à nos narines dans les conditions convenables de proximité.

J'accorderai, si l'on veut, à l'Ammophile un sens d'olfaction aussi délicat, plus délicat même que celui du chien; mais encore faudrait-il une odeur, et je me demande comment ce qui est inodore à l'entrée même des narines peut être odorant pour un insecte à travers l'obstacle du sol. Les sens, s'ils ont mêmes fonctions, ont mêmes excitateurs depuis l'homme jusqu'à l'infusoire. Dans ce qui est ténèbres absolues pour nous, aucun animal ne voit clair, que je sache. On pourra dire, je le sais, que dans la série zoologique, la sensibilité, toujours la même au fond, a des degrés de puissance: telle espèce est capable de plus, et telle autre est capable de moins; le sensible pour l'une est l'insensible pour l'autre. Rien de plus juste; cependant l'insecte, considéré d'une manière générale, ne paraît pas hors ligne sous le rapport de la sensibilité olfactive; les effluves qui l'attirent sont perçus sans un odorat d'une finesse exceptionnelle. Lorsque, dans le cornet floral d'une aroïdée à odeur cadavéreuse s'engouffrent, pour ne plus en sortir, les Dermestes, les Silphes et les Histers; lorsque des essaims de mouches bourdonnent autour d'un chien mort, à ventre bleu et ballonné, tout le voisinage est empuanti par l'infection. La chair décomposée, le fromage pourri exigent-ils de l'insecte, pour lui être révélés, un flair d'exquise précision? Partout où nous voyons accourir ses hordes, avec le flair certainement pour guide, il y a pour nous une odeur.

Reste l'audition. Encore un sens sur lequel l'entomologie n'est pas convenablement renseignée. Où en est le siège? Dans les antennes, dit-on. Ces fines tiges vibrantes sembleraient, en effet, assez aptes à s'ébranler sous l'impulsion sonore. L'Ammophile, qui explore les lieux avec les antennes, serait alors avertie de la présence du ver gris par un léger bruit remontant de terre, bruit des mandibules qui rongent une racine, bruit de la chenille qui remue sa croupe. Quel son faible et quelle difficulté pour sa propagation à travers le matelas spongieux de la terre!

Il est plus que faible, il est nul. Le ver gris est nocturne. Le jour, blotti dans son clapier, il ne bouge. Il ne ronge pas non plus; du moins les vers gris que j'ai exhumés sur les indications de l'hyménoptère ne rongeaient rien du tout par la raison qu'il n'y avait rien à ronger. Ils étaient dans une couche de terre sans racines, en complète immobilité; et par suite, silence. Le sens de l'ouïe doit être écarté comme celui de l'odorat.

La question revient, plus obscure que jamais. Comment fait l'Ammophile pour reconnaître le point où gît, sous terre, le ver gris? Les antennes, c'est incontestable, sont les organes qui le guident. Elles ne fonctionnent pas ici comme appareils olfactifs, à moins d'admettre que leur surface aride, coriace, n'ayant rien de la délicate structure nécessaire à l'habituel odorat, est néanmoins sensible à des odeurs nulles pour nous. Ce serait admettre que la rusticité de l'outil a pour conséquence la perfection du travail. Elles ne fonctionnement pas non plus comme appareil auditif, car il n'y a pas de bruit à percevoir. Quel est donc leur rôle? Je l'ignore et désespère de jamais le savoir.

Enclins que nous sommes, et il ne peut guère en être autrement, à tout rapporter à notre mesure, la seule qui nous soit un peu connue, nous accordons aux animaux nos moyens de perception, et ne songeons pas qu'ils pourraient bien en posséder d'autres, dont il nous est impossible d'avoir une idée précise parce qu'il n'y a rien d'analogue en nous. Sommes-nous bien certains qu'ils ne sont pas outillés, à des degrés très divers, en vue de sensations pour nous aussi étrangères que le serait la sensation des couleurs si nous étions aveugles? La matière n'a-t-elle plus de secrets pour nous? Est-il bien sûr qu'elle ne se révèle à l'être animé que par la lumière, le son, la saveur, l'odeur, les propriétés tangibles? La physique et la chimie, si jeunes cependant, déjà nous affirment que le noir inconnu renferme une moisson énorme, en comparaison de laquelle notre gerbe scientifique n'est que misère. Un sens nouveau, peut-être celui qui réside dans le nez du Rhinolophe, exagéré jusqu'au grotesque, peut être celui qui réside dans l'antenne de l'Ammophile, ouvrirait à nos recherches un monde que notre organisation nous condamne sans doute à ne jamais explorer. Certaines propriétés de la matière, sur nous sans action qui puisse être perçue, ne peuvent-elles trouver, pour y répondre, un écho dans l'animal, outillé autrement que nous?

Lorsqu'après les avoir aveuglées, Spallanzani lâchait des chauves-souris dans un appartement transformé en un labyrinthe par des cordons tendus suivant toutes les directions et par des amas de broussailles, comment ces animaux pouvaient-ils se reconnaître, voler rapidement, aller et venir d'un bout à l'autre de la pièce, sans se heurter aux obstacles interposés? Quel sens analogue des nôtres les guidait? Quelqu'un voudrait-il me le dire et surtout me le faire comprendre? J'aimerais à comprendre aussi comment l'Ammophile, à l'aide des antennes, trouve infailliblement le terrier de sa chenille. Qu'on ne parle pas ici d'odorat; il faudrait le supposer d'une finesse inouïe, tout en reconnaissant qu'il est servi par un organe où rien ne semble disposé pour la perception des odeurs.

Que d'autres choses incompréhensibles nous mettons sur le compte de l'odorat des insectes! Nous nous payons d'un mot; l'explication est toute trouvée, sans recherches pénibles. Mais si nous voulons mûrement y réfléchir, si nous comparons un ensemble convenable de faits, la falaise de l'inconnu se dresse abrupte, infranchissable par le sentier où nous nous obstinons. Changeons alors de sentier et reconnaissons que l'animal peut avoir d'autres moyens d'information que les nôtres. Nos sens ne représentent pas la totalité des modes par lesquels l'animal se met en rapport avec ce qui n'est pas lui; il y en a d'autres, peut-être beaucoup, non assimilables, même de loin, à ceux que nous possédons nous-mêmes.

Si l'acte de l'Ammophile était un fait isolé, je ne m'y serais pas arrêté comme je viens de le faire; mais je me propose d'en faire connaître de plus étranges encore, imposant la conviction à l'esprit le plus exigeant. Après les avoir racontés, je reviendrai donc sur ce sujet de sens spéciaux, irréductibles, à nous inconnus.

Pour le moment revenons au ver gris, qu'il n'est pas inopportun de connaître d'une façon moins sommaire. J'en avais quatre, exhumés avec le couteau aux points que m'indiquait l'Ammophile. Mon dessein était de les substituer un à un à la victime sacrifiée, pour voir se répéter l'opération de l'hyménoptère. Ce projet n'ayant pas abouti, je mis les vers dans un bocal avec couche de terre et trognon de laitue par-dessus. De jour, mes captifs restaient ensevelis; de nuit, ils remontaient à la surface, où je les surprenais rongeant la salade en dessous. En août, ils s'enfouirent pour ne plus remonter, et se façonnèrent chacun un cocon de terre, très grossier à la face externe, de forme ovoïde et de la grosseur d'un petit œuf de pigeon. À la fin du même mois parut le papillon. J'y reconnus la Noctuelle des moissons, Noctua segetum Hubner.

Ainsi l'Ammophile hérissée sert à ses larves des chenilles de Noctuelles, et son choix se porte exclusivement sur les espèces à mœurs souterraines. Ces chenilles, vulgairement connues sous le nom de ver gris à cause de leur costume grisâtre, sont un fléau des plus redoutables pour les champs de grande culture ainsi que pour les jardins. Tapies de jour au fond de leurs terriers, elles remontent de nuit vers la surface et rongent le collet des végétaux herbacés. Tout leur est bon, la plante ornementale comme la plante potagère. Les massifs de fleurs, les carrés de légumes, les champs sont indistinctement ravagés. Lorsqu'un plant se flétrit, sans cause apparente, tirez à vous légèrement, et le moribond viendra, mais tronqué, détaché de sa racine. Le ver gris, dans la nuit, a passé par là; ces voraces mandibules ont fait la mortelle section. Ses dégâts rivalisent avec ceux du ver blanc ou larve du Hanneton. Quand il pullule dans un pays à betteraves, la valeur des pertes se chiffre par millions. Tel est le terrible ennemi contre lequel nous vient en aide l'Ammophile.

Je signale à l'agriculture et je lui recommande avec insistance ce précieux auxiliaire, si zélé pour rechercher le ver gris au printemps, si habile pour en découvrir les clapiers. Une Ammophile dans un jardin, c'est peut-être un carré de laitues sauvegardé, une plate-bande de balsamines tirée de péril. Mais que viennent faire ici des recommandations! Nul ne songe à détruire le gracieux hyménoptère, qui va voletant avec prestesse d'une allée à l'autre, qui visite un coin du jardin, puis celui-ci, puis celui-là, puis le suivant; nul ne songe non plus, et nul ne peut songer, hélas! à favoriser sa multiplication.

Dans l'immense majorité des cas, l'insecte échappe à notre pouvoir; l'exterminer s'il est nuisible, le propager s'il est utile, sont pour nous œuvre impraticable. Singulière antithèse de force et de faiblesse: l'homme tranche des lambeaux de continent pour faire communiquer deux mers, il perfore les Alpes, il pèse le soleil, et ne peut empêcher un misérable asticot de goûter avant lui ses cerises, un odieux pou de lui détruire ses vignobles! Le titan est vaincu par le pygmée.

Voici maintenant, dans ce même monde des insectes, un auxiliaire de mérite supérieur, un ennemi sans pareil de notre calamiteux ennemi le ver gris. Pouvons-nous quelque chose pour en peupler à volonté nos champs et nos jardins? Nullement, car la première condition pour multiplier l'Ammophile serait de multiplier le ver gris, unique nourriture de sa famille de larves. Je ne parle pas des difficultés insurmontables que présenterait semblable éducation. Ce n'est pas ici l'Abeille, fidèle à sa ruche à cause de ses mœurs sociales; c'est encore moins le stupide Ver à soie, campé sur la feuille de mûrier, et son lourd papillon, qui un instant bat des ailes, s'accouple, pond et meurt; c'est un insecte aux capricieuses pérégrinations, au vol prompt, aux allures indépendantes.

La première condition d'ailleurs coupe court à tout espoir. Voulons-nous avoir des Ammophiles secourables? Résignons-nous alors aux vers gris. Nous tournons dans un cercle vicieux: pour provoquer le bien, il nous faut appeler le mal. La horde ennemie fait apparaître dans nos champs la troupe auxiliaire; mais celle-ci ne vient pas sans celle-là, et les deux se balancent en nombre. Si le ver gris abonde, l'Ammophile trouve pour ses larves copieuse proie, et sa race prospère; s'il se fait rare, la descendance de l'Ammophile s'amoindrit, disparaît. Semblable rythme de prospérité et de décadence est l'immuable loi qui règle les proportions entre dévorants et dévorés.


IV

LA THÉORIE DE L'INSTINCT

Il faut aux larves des divers hyménoptères giboyeurs une proie immobile, qui ne mette pas en péril, par des mouvements défensifs, l'œuf délicat et puis le vermisseau fixé en l'un de ses points; il faut en outre que cette proie inerte soit néanmoins vivante, car la larve n'accepterait pas un cadavre pour nourriture. Ses provisions de bouche doivent être de la chair fraîche et non des conserves. Dans le premier volume de ces Souvenirs, j'ai fait ressortir ces deux conditions contradictoires, d'immobilité et de vie, avec assez de développement pour qu'il soit inutile d'y insister une seconde fois; j'ai montré comment l'hyménoptère les réalise au moyen de la paralysie, qui anéantit les mouvements et laisse intacte la vitalité organique. Avec une habileté qu'envieraient nos plus renommés vivisecteurs, l'insecte lèse de son dard empoisonné les centres nerveux, foyers de l'incitation des muscles. Suivant la structure de l'appareil nerveux, le nombre et la concentration des ganglions, l'opérateur se borne à un coup de lancette, ou bien en donne deux, trois et davantage. L'anatomie précise de la victime dirige l'aiguillon.

L'Ammophile hérissée a pour gibier une chenille dont les centres nerveux, distants l'un de l'autre et jusqu'à un certain point indépendants dans leur action, occupent un à un les divers anneaux de l'animal. Cette chenille, très vigoureuse pièce, ne peut être emmagasinée dans la cellule, avec l'œuf de l'hyménoptère sur le flanc, qu'après avoir perdu toute mobilité. Un mouvement de sa croupe écraserait cet œuf contre la paroi.

Or un anneau rendu immobile par la paralysie n'entraînerait pas l'insensibilité de l'anneau voisin, à cause de l'indépendance relative des foyers d'innervation. Il faut alors que tous les anneaux soient opérés, l'un après l'autre, du premier au dernier, du moins les plus importants. Ce qui dicterait le physiologiste le plus expert, l'Ammophile l'accomplit: son aiguillon se porte d'un anneau au suivant à neuf reprises différentes.

Elle fait mieux. La tête est encore indemne; les mandibules jouent, elles pourraient saisir pendant le trajet quelque fétu fixé au sol et opposer au charroi une résistance insurmontable; le cerveau, centre nerveux primordial, pourrait provoquer une sourde lutte, bien gênante avec pareil fardeau. Il convient d'éviter ces entraves. La chenille sera donc plongée dans un état de torpeur qui abolisse jusqu'aux velléités de défense. L'Ammophile y parvient en mâchonnant la tête. Elle se garde bien d'y plonger le stylet: blesser à mort les ganglions cervicaux, ce serait tuer du coup la chenille, maladresse qu'il faut absolument éviter. Elle comprime seulement le cerveau entre ses mandibules, à coups mesurés; et chaque fois elle s'arrête, elle s'informe de l'effet produit, car un point délicat est à atteindre, un certain degré de torpeur qu'il ne faut pas dépasser, sinon la mort surviendrait. Ainsi s'obtient la somnolence qui suspend la volition. Maintenant la chenille, incapable de résister, incapable de le vouloir, est saisie par la nuque et traînée vers le nid. Toute réflexion déparerait l'éloquence de semblables faits.

Par deux fois, l'Ammophile hérissée m'a fait assister à sa pratique chirurgicale. J'ai raconté ailleurs ma première observation, qui date de si loin. Faite à l'improviste, l'observation d'autrefois est moins explicite que celle d'aujourd'hui, préméditée et accomplie dans les conditions d'un loisir indéfini. Les deux se ressemblent pour la multiplicité des coups d'aiguillon, distribués avec méthode, d'avant en arrière, à la face ventrale. Le nombre de piqûres est-il bien le même dans les deux cas? Actuellement il est juste de neuf. Pour la victime que je vis opérer sur le plateau des Angles, il me parut que le dard multipliait davantage les blessures, sans que je puisse préciser. Il peut très bien se faire que le nombre de coups de stylet varie un peu, et que les derniers anneaux de la chenille, bien moins importants que les autres, soient négligés ou atteints suivant la grosseur et la force de la proie qu'il faut immobiliser.

La seconde observation m'a montré en outre la compression du cerveau, manœuvre d'où dérive la torpeur favorable au charroi et à l'emmagasinement. Dans la première, un fait aussi remarquable ne m'aurait pas échappé; il ne s'est donc pas produit. Alors la méthode de la compression cérébrale est une ressource que l'hyménoptère emploie à sa guise, lorsque les circonstances le réclament, lorsque la proie, par exemple, paraît devoir opposer quelque résistance pendant le trajet.

Le mâchonnement des ganglions cervicaux est facultatif; l'avenir de la larve n'y est pas intéressé; l'hyménoptère le pratique, lorsque besoin en est, pour se faciliter le travail de transport. Le Sphex languedocien, que j'ai vu assez souvent à l'œuvre après m'avoir coûté tant de peine jadis, n'a pratiqué qu'une seule fois cette opération, sous mes yeux, à la nuque de son Éphippigère. Réduite à ses éléments invariables, absolument nécessaires, la tactique de l'Ammophile hérissée consisterait ainsi dans la multiplicité des coups d'aiguillon, distribués un à un dans la totalité ou la presque totalité des centres nerveux longeant la ligne médiane de la face inférieure.

Avec l'art meurtrier de l'hyménoptère mettons en parallèle l'art meurtrier de l'homme, de l'homme pratique, dont le métier est de tuer rapidement. J'évoquerai ici un souvenir d'enfance. Petits écoliers d'une douzaine d'années, on nous expliquait les infortunes de Mélibée, versant ses chagrins dans le sein de Tityre, qui lui offre ses châtaignes, son fromage et sa couche de fougère fraîche; on nous faisait réciter un poème de Racine fils, la Religion. Singulier poème, en vérité, pour des enfants plus soucieux de billes que de théologie! Il m'en est resté tout juste deux vers et demi:

...et jusque dans la fange,
L'insecte nous appelle et, certain de son prix,
Ose nous demander raison de nos mépris.

Pourquoi ces deux vers et demi dans ma mémoire, et rien de tout le reste? Parce que le Scarabée et moi étions déjà des amis. Ces deux vers et demi m'inquiétaient; je trouvais fort saugrenue l'idée d'aller vous loger dans la fange, vous les insectes, si propres de costume, si corrects de toilette. Je connaissais la cuirasse bronzée du Carabe, le justaucorps en cuir de Russie du Cerf-volant; je savais que les moindres d'entre vous ont des reflets d'ébène, des éclats de métaux précieux; aussi la fange où vous vautrait le poète me scandalisait elle un peu. Si M. Racine fils n'avait rien de mieux à dire sur votre compte, autant valait se taire; mais il ne vous connaissait pas, et de son temps à peine quelques-uns commençaient à vous soupçonner.

Tout en ruminant pour la prochaine leçon quelque passage de l'ennuyeux poème, je me faisais à ma guise un autre genre d'éducation. La Linotte était visitée en son nid sur quelque touffe de genévrier à ma taille; le Geai était épié, cueillant le gland à terre; je surprenais l'Écrevisse toute molle encore après avoir fait peau neuve; je m'informais de l'époque exacte de l'arrivée des Hannetons; j'étais à la recherche de la première fleur de Coucou épanouie. L'animal et la plante, poème prodigieux dont un vague écho s'éveillait en ma jeune cervelle, faisaient très heureuse diversion à l'alexandrin sans chaleur. Le problème de la vie et cet autre, aux lugubres effrois, le problème de la mort, par moments me traversaient l'esprit. C'était une obsession passagère, qu'effaçait la mobilité de l'âge. Néanmoins la redoutable question revenait, tirée de l'oubli par quelque incident.

Un jour, passant devant un abattoir, je vis arriver un bœuf conduit par le boucher. L'horreur du sang a toujours été pour moi insurmontable, en mes jeunes années, la vue d'une blessure saignante m'impressionnait au point de me faire tomber sans connaissance, ce qui plus d'une fois a failli me coûter la vie. Comment le courage me vint-il de pénétrer dans l'horrible officine où l'on égorge? Le noir problème de la mort me stimulait sans doute. J'entrai, suivant le bœuf.

Lié aux cornes par une solide corde, le mufle humide, le regard pacifique, l'animal s'avance comme s'il gagnait la crèche de son étable. L'homme précède, la corde en main. On entre dans la salle de mort, au milieu d'une buée nauséabonde qu'exhalent des entrailles répandues à terre et des flaques de sang. Le bœuf reconnaît que ce n'est pas l'étable; la terreur lui rougit l'œil; il résiste, il veut fuir. Mais un anneau est là, sur le parquet, solidement fixé à une dalle. L'homme y passe la corde et tire à lui. Le bœuf baisse le front; du mufle, il touche à terre. Tandis qu'un aide le maintient par la corde dans cette position, le boucher prend un couteau à lame pointue, un couteau pas menaçant du tout, guère plus grand que celui que j'ai moi-même dans la poche de ma culotte. Un moment il cherche du doigt derrière la nuque de l'animal, et dans le point choisi il plonge la lame. Le colosse tremble un instant et, comme foudroyé, tombe; procumbit humi bos, ainsi que nous disions alors.

Je sortis de là affolé. Plus tard, je me demandai comment avec un couteau, presque l'équivalent de celui qui me servait à ouvrir mes noix et peler mes châtaignes, comment avec une lame de rien, un bœuf pouvait être tué, et si soudainement. Pas de blessure béante, pas de sang répandu, pas de beuglements de la bête. L'homme cherche du doigt, il pique et c'est fait: le bœuf croule sur ses jarrets.

Cette mort instantanée, ce foudroiement resta pour moi terrifiant mystère. Ce fut plus tard, bien plus tard, lorsque les hasards de mes lectures me mirent sous les yeux quelques bribes d'anatomie, que j'eus le secret de l'abattoir. L'homme avait tranché la moelle épinière à sa sortie du crâne, il avait sectionné ce que les physiologistes ont appelé le nœud vital. Aujourd'hui je pourrais dire qu'il avait opéré à la façon des hyménoptères, dont le stylet plonge dans les centres nerveux.

Assistons une seconde fois à ce spectacle dans des conditions plus émouvantes. Il s'agit des abattoirs Saladeiros de l'Amérique du Sud, vastes établissements de tuerie et de manipulation de chairs, où l'on abat jusqu'à douze cents bœufs par jour. J'emprunte le récit d'un témoin oculaire.[1]

«Le bétail arrive par grandes troupes et la matance se fait dès le lendemain de l'arrivée. Toute une troupe est renfermée dans un espace clos ou margueira. Des hommes à cheval font de temps en temps passer cinquante à soixante bœufs dans un espace plus étroit, mieux fermé et dont le sol incliné, en briques, en planches ou en béton, est toujours très glissant. Un ouvrier spécial, placé sur une plate-forme extérieure qui longe le mur de la petite margueira, saisit au lasso, par la tête ou plus souvent par les cornes, une des bêtes rassemblées. La corde du lasso, longue et solide, est enroulée sur un treuil à sa partie moyenne; et une bête de somme, d'ordinaire un cheval ou un couple de bœufs, tirant sur son extrémité, entraîne la bête lassée et la fait glisser, malgré sa résistance, jusque sur le treuil où elle vient s'arc-bouter, complètement fixée.

«Il suffit alors à un autre ouvrier, le desnucador, placé aussi sur la plate-forme, de plonger un couteau en arrière de la tête, entre l'occipital et l'axis; et le bœuf tombe, sidéré, sur un wagonnet mobile qui l'emporte. Il est immédiatement jeté sur un sol incliné où des ouvriers spéciaux le saignent et le dépouillent. Mais comme la blessure faite à la moelle cervicale est assez variable de siège et d'étendue, il arrive souvent que ces malheureuses bêtes ont encore les mouvements du cœur et de la respiration; et alors elles réagissent sous le couteau, elles ébauchent des cris, elles agitent les membres, étant déjà à demi dépouillées, le ventre ouvert. Rien de plus pénible que le spectacle de toutes ces bêtes dépouillées vivantes, dépecées, transformées par ces ouvriers couverts de sang, qui s'agitent en tous sens.»

Le saladeiro répète exactement la méthode meurtrière que m'avait montrée l'abattoir. Dans les deux ateliers de tuerie on blesse la moelle cervicale, à la base du crâne. L'Ammophile opère d'une façon analogue, avec cette différence que sa chirurgie est beaucoup plus compliquée, beaucoup plus difficile, à cause de l'organisation de la victime. L'avantage lui reste encore si l'on considère la délicatesse du résultat obtenu. Sa chenille n'est pas un cadavre comme le bœuf dont la moelle est tranchée; elle vit, mais incapable de se mouvoir. À tous égards, l'insecte est ici supérieur à l'homme.

Or, comment est venue au boucher de nos pays, au desnucador des pampas, l'idée de plonger un stylet à la naissance de la moelle pour obtenir la mort soudaine d'un colosse qui ne se laisserait pas égorger sans périlleuse résistance? En dehors des gens du métier et des hommes de science, personne ne connaît, ne soupçonne le résultat foudroyant d'une telle blessure; nous sommes presque tous, sur ce sujet, en cet état d'ignorance où je me trouvais moi-même lorsque la curiosité enfantine me fît entrer dans l'atelier d'égorgement. Le desnucador et le boucher ont appris leur art, enseigné par la tradition et l'exemple; ils ont eu des maîtres, et ceux-ci ont été élevés à l'école d'autres maîtres, remontant par une chaîne de traditions jusqu'au premier qui, servi sans doute par un événement de chasse, reconnut les redoutables effets d'une blessure faite à la nuque Qui nous dira si quelque pointe de silex, plongeant par hasard dans la moelle cervicale du Renne ou du Mammouth, n'a pas éveillé l'attention du précurseur du desnucador? Un fait fortuit a fourni l'idée première, l'observation l'a confirmée, la réflexion l'a mûrie, la tradition l'a conservée, l'exemple l'a propagée. Dans l'avenir, même filière de transmission. En vain les générations se succéderaient, la descendance du desnucador reviendrait, privée de maîtres, à l'ignorance primitive. L'hérédité ne transmet pas l'art de tuer par la section de la moelle épinière; on ne naît pas abatteur de bœufs par la méthode du desnucador.

Voici maintenant l'Ammophile, abatteur de chenilles par une méthode bien plus savante. Où sont les maîtres ès arts du stylet? Il n'y en a pas. Lorsque l'hyménoptère déchire son cocon et sort de dessous terre, ses prédécesseurs depuis longtemps n'existent plus; il disparaîtra lui-même sans avoir vu ses successeurs. Le garde-manger garni et l'œuf déposé, tout rapport cesse avec la descendance; l'insecte parfait de l'année présente périt, alors que l'insecte de l'année prochaine, encore à l'état de larve, sommeille en terre dans son berceau de soin Donc rien absolument de transmis par l'éducation de l'exemple. L'Ammophile naît desnucador accompli comme nous naissons suceurs du sein maternel. Le nourrisson fonctionne de sa pompe aspirante, l'Ammophile fonctionne de son dard, sans l'avoir jamais appris; et tous les deux, dès le premier essai, sont maîtres dans l'art difficile. Voilà l'instinct, l'incitation inconsciente qui fait partie essentielle des conditions de la vie et se transmet, par hérédité, aux mêmes titres que le rythme du cœur et des poumons.

Essayons de remonter, si c'est possible, aux origines de l'instinct de l'Ammophile. Aujourd'hui, plus que jamais, un besoin nous tourmente, le besoin d'expliquer ce qui pourrait bien être inexplicable. Il s'en trouve, et le nombre semble s'en accroître chaque jour, qui tranchent l'énorme question avec une superbe audace. Accordez-leur une demi-douzaine de cellules, un peu de protoplasme et un schéma pour illustration, et ils vous donneront raison de tout. Le monde organique, le monde intellectuel et moral, tout dérive de la cellule originelle, évoluant par ses propres énergies. Ce n'est pas plus difficile que cela. L'instinct, suscité par un acte fortuit qui s'est trouvé favorable à l'animal, est une habitude acquise. Et là-dessus on argumente, invoquant la sélection, l'atavisme, le combat pour la vie (struggle for life). Je vois bien de grands mots, mais je préférerais quelques tout petits faits. Ces petits faits, depuis bientôt une quarantaine d'années, je les recueille, je les interroge; et ils ne répondent pas précisément en faveur des théories courantes.

Vous me dites que l'instinct est une habitude acquise. Un fait fortuit, favorable à la descendance de l'animal, a été son premier excitateur. Examinons la chose de près. Si je comprends bien, quelque Ammophile, dans un passé très reculé, aurait atteint par hasard les centres nerveux de sa chenille; et se trouvant bien de l'opération, tant pour elle, délivrée d'une lutte non sans péril, que pour sa larve, approvisionnée d'un gibier frais, plein de vie et pourtant inoffensif, aurait doué sa race, par hérédité, d'une propension à répéter l'avantageuse tactique. Le don maternel n'avait pas également favorisé tous les descendants; il y avait des maladroits dans l'art naissant du stylet, il y avait des habiles. Alors est survenu le combat pour l'existence, l'odieux voe victis. Les faibles ont succombé, les forts ont prospéré; et, d'un âge à l'autre, la sélection par la concurrence vitale a transformé l'empreinte fugitive du début en une empreinte profonde, ineffaçable, traduite par l'instinct savant que nous admirons aujourd'hui dans l'hyménoptère.

Eh bien, en toute sincérité je l'avoue, on demande ici un peu trop au hasard. Lorsque pour la première fois l'Ammophile s'est trouvée en présence de sa chenille, rien, d'après vous, ne pouvait diriger l'aiguillon. Il n'y avait pas de raison pour un choix. Les coups de dard devaient s'adresser à la face supérieure de la proie saisie, à la face inférieure, aux flancs, à l'avant, à l'arrière indistinctement, d'après les chances d'une lutte corps à corps. L'Abeille et la Guêpe piquent aux points qu'elles peuvent atteindre, sans prédilection pour une partie plutôt que pour une autre. Ainsi devait se comporter l'Ammophile ignorante encore de son art.

Or, combien y a-t-il de points dans un ver gris, à la surface et à l'intérieur? La rigueur mathématique répondrait une infinité; il nous suffit de quelques cents. Sur ce nombre, neuf points, peut-être plus, sont à choisir; il faut que l'aiguillon plonge là et non ailleurs; un peu plus haut, un peu plus bas, un peu de côté, il ne produirait pas l'effet voulu. Si l'événement favorable est un résultat fortuit, combien faut-il de combinaisons pour l'amener, combien de temps pour épuiser les cas possibles? Lorsque la difficulté devient par trop pressante, vous prenez refuge derrière le nuage des siècles, vous reculez dans les ténèbres du passé aussi loin que la fantaisie puisse conduire, vous invoquez le temps, le facteur dont nous disposons si peu et par cela même convient si bien à dissimuler nos chimères. Ici donnez-vous carrière et prodiguez les siècles. Brouillons dans une urne des centaines de signes de valeur différente, et tirons en neuf au hasard. Quand obtiendrons-nous de la sorte une série déterminée à l'avance, série qui est unique? La chance est si faible, répond le calcul, qu'autant vaut la noter zéro et dire que l'arrangement attendu n'arrivera jamais. Pour l'Ammophile des anciens âges, l'essai ne se renouvelait qu'à de longs intervalles, d'une année à la suivante. Comment donc est sortie de l'urne du hasard cette série de neuf coups d'aiguillon sur neuf points choisis? S'il me faut recourir à l'infini dans le temps, je crains bien de rencontrer l'absurde.

Vous reprenez: l'insecte n'est pas arrivé du premier coup à sa chirurgie actuelle; il a passé par des essais, des apprentissages, des degrés d'habileté. La sélection a fait un triage, éliminant les moins experts, conservant les mieux doués; et par le cumul des aptitudes individuelles, ajoutées à celles que transmettait l'hérédité, s'est progressivement développé l'instinct tel que nous le connaissons.

L'argument porte à faux: l'instinct développé par degrés est ici d'une impossibilité flagrante. L'art d'apprêter les provisions de la larve ne comporte que des maîtres et ne souffre pas des apprentis; l'hyménoptère doit y exceller du premier coup ou ne pas s'en mêler. Deux conditions, en effet, sont de nécessité absolue: possibilité pour l'insecte de traîner au logis et d'emmagasiner un gibier qui le surpasse beaucoup en taille et en vigueur; possibilité pour le vermisseau nouvellement éclos de ronger en paix, dans l'étroite cellule, une proie vivante et relativement énorme. L'abolition du mouvement dans la victime est le seul moyen de les réaliser, et cette abolition, pour être totale, exige des coups de dard multiples, un dans chaque centre d'excitation motrice. Si la paralysie et la torpeur ne sont pas suffisantes, le ver gris bravera les efforts du chasseur, luttera désespérément en route et ne parviendra pas à destination; si l'immobilité n'est pas complète, l'œuf fixé en un point du ver, périra sous les contorsions du géant. Pas de moyen terme admissible, pas de demi-succès. Ou bien la chenille est opérée suivant toutes les règles, et la race de l'hyménoptère se perpétue; ou bien la victime n'est que partiellement paralysée, et la descendance de l'hyménoptère périt dans l'œuf.

Dociles à l'inexorable logique des choses, nous admettrons donc que la première Ammophile hérissée, faisant capture d'un ver gris pour nourrir sa larve, opéra le patient par l'exacte méthode en usage aujourd'hui. Elle saisit la bête par la peau de la nuque, la poignarda en dessous en face de chacun des centres nerveux; et si le monstre faisait mine de résister encore, elle lui mâcha le cerveau. Cela dut se passer ainsi, car, répétons-le, un meurtrier inexpert, ébauchant son ouvrage par à peu près, ne laisserait pas de successeur, l'éducation de l'œuf devenant impossible. Sans la perfection de sa chirurgie, l'abatteur de grosses chenilles s'éteint dès la première génération.

Je vous entends encore: avant de chasser le ver gris, l'Ammophile hérissée a pu choisir des chenilles plus faibles, qu'elle empilait plusieurs dans la même cellule, jusqu'à représenter la masse de victuailles de la grosse proie d'aujourd'hui. Avec un débile gibier, quelques coups d'aiguillon suffisaient, un seul peut-être. Peu à peu, la volumineuse proie a été préférée, comme réduisant les expéditions de chasse. À mesure que les générations successives faisaient choix d'une proie plus forte, les coups de dard se multipliaient, proportionnés à la résistance de la capture, et par degrés l'instinct élémentaire du début est devenu l'instinct perfectionné de notre époque.

À ces raisons, on peut d'abord répondre que le changement de régime de la larve, que la substitution de l'unité à la multiplicité des pièces servies, sont en opposition formelle avec ce qui se passe sous nos yeux. L'hyménoptère déprédateur, tel que nous le connaissons, est d'une extrême fidélité aux antiques usages; il a des lois somptuaires qu'il ne transgresse pas. Celui qui, pour nourriture du jeune âge, reçut des Charançons, met dans la cellule de sa larve des Charançons et rien autre chose; celui qui fut approvisionné de Buprestes, persiste dans le menu adopté et sert à sa larve des Buprestes. Pour un Sphex, il faut des Grillons; pour un second, des Éphippigères; pour un troisième, des Criquets. Hors de ces mets, rien d'acceptable. Le Bembex qui chasse les Taons, les trouve exquis et ne veut pas y renoncer; le Stize ruficorne, qui garnit le garde-manger avec des Mantes religieuses, fait fi de toute autre venaison. Ainsi des autres. Chacun a ses goûts.

Il est vrai qu'à beaucoup d'entre eux la variété du service est permise, mais dans le domaine d'un même groupe entomologique; c'est ainsi que les chasseurs de Charançons et de Buprestes font proie de toute espèce proportionnée à leurs forces. L'Ammophile hérissé changeant de régime serait dans ce cas. Petite et multiple alors pour chaque cellule, ou bien grosse et unique, la proie consisterait toujours en chenilles. Jusque-là tout est bien. Mais il reste l'unité remplaçant la multiplicité, et je ne connais pas encore un seul cas de pareil changement dans les usages de l'hyménoptère. Qui garnit le terrier d'une pièce unique ne s'avise jamais d'en empiler plusieurs de taille moindre; qui se livre à des expéditions répétées pour amasser gibier nombreux dans la même cellule, ne sait se borner à une seule en choisissant victuaille plus grosse. Le relevé de mes observations est invariable sur ce point. L'Ammophile de jadis, abandonnant son gibier multiple pour un gibier simple, est supposition que rien ne justifie.

Si ce point était accordé, la question avancerait-elle? Nullement. Admettons pour la proie du début une faible chenille, plongée dans la torpeur par un seul coup d'aiguillon. Faut-il encore que ce coup de stylet ne soit pas donné au hasard, sinon l'acte serait plus nuisible qu'utile. Irrité mais non dompté par la blessure, l'animal en deviendrait plus dangereux. Le dard doit atteindre un centre nerveux, probablement dans la région moyenne du chapelet de ganglions. C'est ainsi, du moins, que me paraissent agir les Ammophiles d'aujourd'hui, adonnées au rapt de chenilles fluettes. Quelle chance a l'opérateur d'atteindre ce point unique, avec sa lancette dardée sans méthode? La probabilité est dérisoire: c'est l'unité en face du nombre indéfini de points dont se compose le corps de la chenille. Sur cette probabilité cependant, d'après la théorie, repose l'avenir de l'hyménoptère. Quel édifice équilibré sur la pointe d'une aiguille!

Admettons toujours et continuons. Le point voulu est atteint; la proie est convenablement mise en état de torpeur; l'œuf déposé sur ses flancs se développera sans péril. Est-ce assez? C'est tout au plus la moitié de ce qui est rigoureusement nécessaire. Un autre œuf est indispensable pour compléter le couple futur et donner descendance. Il faut donc qu'à peu de jours, peu d'heures d'intervalle, un second coup de stylet soit donné aussi heureux que le premier. C'est l'impossible se répétant, l'impossible à la seconde puissance.

Ne nous rebutons pas encore, sondons le problème jusqu'au bout. Voilà un hyménoptère, le précurseur quel qu'il soit de notre Ammophile, qui, servi par le hasard, vient de réussir par deux fois et peut-être davantage, à mettre la proie en cet état d'inertie qu'exige impérieusement l'éducation de l'œuf. S'il a frappé de l'aiguillon en face d'un centre nerveux plutôt qu'ailleurs, il n'en sait rien, il ne s'en doute pas. Rien ne le portant à choisir, il agissait à l'aventure. À prendre la théorie de l'instinct au sérieux, il faut néanmoins admettre que cet acte fortuit, indifférent pour l'animal, a laissé trace profonde et fait telle impression que désormais la savante manœuvre qui paralyse en lésant les centres nerveux est transmissible par hérédité. Les successeurs de l'Ammophile, par un privilège prodigieux, hériteront de ce que la mère n'avait pas. Ils sauront par instinct le point ou les points où doit se porter l'aiguillon; car s'ils en étaient encore au noviciat, s'ils avaient à courir, eux et leurs successeurs, les chances du hasard pour corroborer de plus en plus l'incitation naissante, ils reviendraient à la probabilité si voisine de zéro; ils y reviendraient chaque année, pendant de longs siècles; et néanmoins l'unique chance favorable devrait toujours se présenter. Ma foi est très ébranlée en une habitude acquise par cette longue répétition de faits dont un seul, pour se produire, doit exclure tant de chances contraires. Deux lignes de calcul démontreraient à quelles absurdités la théorie se heurte.

Ce n'est pas fini. Il y aurait à se demander comment des actes fortuits, pour lesquels l'animal n'était pas prédisposé, peuvent devenir l'origine d'une habitude, transmissible par hérédité. Nous regarderions comme un mauvais plaisant celui qui viendrait nous dire que le descendant du desnucador, par cela seul qu'il est le fils de son père, sans l'intervention de l'exemple et de la parole, connaît à fond l'art d'abattre les bœufs. Le père ne travaille pas de sa lame un petit nombre de fois, par hasard; il opère tous les jours, à nombreuses reprises, il procède avec réflexion. C'est son métier. Cet exercice de toute la vie durant fait-il habitude transmissible? Sans l'enseignement, les fils, les petits-fils, les arrière-petits-fils en savent-ils plus long? C'est toujours à recommencer. L'homme n'est pas prédisposé pour cette tuerie.

Si de son côté l'hyménoptère excelle dans son art, c'est qu'il est fait pour l'exercer; c'est qu'il est doué, non seulement d'outils, mais encore de la manière de s'en servir. Et ce don est originel, parfait dès le début; le passé n'y a rien ajouté, l'avenir n'y ajoutera rien. Tel il était, tel il est et tel il sera. Si vous n'y voyez qu'une habitude acquise, que l'hérédité transmet en l'améliorant, expliquez-nous au moins comment l'homme, le plus haut degré d'évolution de votre plasma primitif, est privé de semblable privilège. Un insecte de rien transmet à son fils son savoir-faire, et l'homme ne le peut. Quel avantage incommensurable pour l'humanité si nous étions moins exposés à voir l'oisif remplacer le laborieux, le crétin l'homme de talent! Ah! pourquoi le protoplasme, évoluant d'être en être par ses propres énergies, n'a-t-il pas conservé jusqu'à nous quelque peu de cette merveilleuse puissance dont il gratifiait si largement l'insecte! C'est qu'apparemment, en ce monde, l'évolution de la cellule n'est pas tout.

Pour ces motifs et bien d'autres, je repousse la théorie moderne de l'instinct. Je n'y vois qu'un jeu d'esprit, où le naturaliste de cabinet peut se complaire, lui qui façonne le monde à sa fantaisie; mais où l'observateur, aux prises avec la réalité des choses, ne trouve sérieuse explication à rien de ce qu'il voit. Dans mon entourage, je m'aperçois que les plus affirmatifs dans ces questions ardues sont ceux qui ont vu le moins. S'ils n'ont rien vu du tout, ils vont jusqu'à la témérité. Les autres, les timorés, savent un peu de quoi ils parlent. Ne serait-ce pas ainsi que les choses se passent en dehors de mon modeste milieu?


V

LES EUMÈNES

Costume de guêpe, mi-partie noir et jaune, taille élancée, allure svelte, ailes non étalées à plat pendant le repos, mais pliées en deux suivant la longueur; pour abdomen, une sorte de cornue de chimiste, qui se ballonne en cucurbite et se rattache au thorax par un long col, d'abord renflé en poire, puis rétréci en fil; essor peu fougueux, vol silencieux, habitudes solitaires; tel est le sommaire croquis des Eumènes. Ma région en possède deux espèces: la plus grande, Eumenes Amedei Lep., mesure près d'un pouce de longueur; l'autre, Eumenes pomiformis Fabr., est une réduction de la première à l'échelle d'un demi.[2]

Semblables de forme et de coloration, toutes les deux possèdent pareil talent d'architecte; et ce talent se traduit par un ouvrage de haute perfection qui charme le regard le plus novice. Leur domicile est un chef-d'œuvre. Cependant les Eumènes pratiquent le métier des armes, peu favorable aux arts; de l'aiguillon, ils piquent une proie; ils font butin, ils rapinent. Ce sont des hyménoptères ravisseurs, approvisionnant leurs larves de chenilles. L'intérêt doit être vif de comparer leurs mœurs avec celles de l'opérateur du ver gris. Si le gibier reste le même, des chenilles de part et d'autre, peut-être l'instinct, variable avec l'espèce, nous réserve-t-il de nouveaux aperçus. D'ailleurs l'édifice bâti par les Eumènes mérite à lui seul examen.

Les hyménoptères déprédateurs dont nous avons jusqu'ici tracé l'histoire sont merveilleusement versés dans l'art du stylet; ils nous étonnent par leur méthode chirurgicale, qui semble avoir été enseignée par quelque physiologiste à qui rien n'échappe; mais ces savants tueurs sont des ouvriers de peu de mérite dans le travail du domicile. Qu'est la demeure, en effet? Un couloir sous terre, avec une cellule au bout; une galerie, une excavation, un antre informe. C'est œuvre de mineur, de terrassier, parfois vigoureux, jamais artiste. Avec eux, le pic ébranle, la pince détache, le râteau extrait et jamais la truelle ne bâtit. Avec les Eumènes, voici venir de vrais maçons, qui édifient de toutes pièces en mortier et pierres de taille, qui construisent en plein air, tantôt sur le roc, tantôt sur le branlant appui d'un rameau. La chasse alterne avec l'architecture; l'insecte est tour à tour Vitruve ou Nemrod.

Et d'abord, en quels lieux ces bâtisseurs font-ils élection de domicile? Si vous passez devant quelque petit mur de clôture, exposé au midi, dans un abri sénégalien, regardez une à une les pierres non enduites de crépi, les plus volumineuses surtout; examinez les blocs de rochers peu élevés au-dessus du sol et chauffés par les ardeurs du soleil jusqu'à la température d'une salle d'étuve, et peut-être, les recherches ne se lassant pas, arriverez-vous à trouver l'édifice de l'Eumène d'Amédée. L'insecte est rare, il vit isolé; sa rencontre est un événement sur lequel il ne faut pas trop compter. C'est une espèce africaine, amie de la chaleur qui mûrit le caroube et la datte. Ses lieux de prédilection sont les endroits le mieux ensoleillés; ses emplacements pour le nid sont les rochers et la pierre inébranlables. Il lui arrive aussi, mais rarement, d'imiter le Chalicodome des murailles et de bâtir sur un simple galet.

Beaucoup plus répandu, l'Eumène pomiforme est assez indifférent sur la nature du support où doit s'édifier la cellule. Il bâtit sur les murs, sur la pierre isolée, sur le bois à la face intérieure des contrevents à demi fermés; ou bien il adopte une base aérienne, menu rameau d'arbuste, brin desséché d'une plante quelconque. Tout appui lui est bon. L'abri non plus ne le préoccupe. Moins frileux que son congénère, il ne fuit pas les lieux non protégés, en plein vent.

S'il est établi sur une surface horizontale, où rien ne le gêne, l'édifice de l'Eumène d'Amédée est une coupole régulière, une calotte sphérique, au sommet de laquelle s'ouvre un passage étroit, tout juste suffisant pour l'insecte et surmonté d'un goulot fort gracieusement évasé. Cela rappelle la hutte ronde de l'Esquimau ou bien de l'antique Gaël, avec sa cheminée centrale. Deux centimètres et demi plus ou moins en mesurent le diamètre; et deux centimètres, la hauteur. Si l'appui est une surface verticale, la construction garde toujours la forme de voûte, mais l'entonnoir d'entrée et de sortie s'ouvre latéralement, vers le haut. Le parquet de cet appartement n'exige aucun travail; il est directement fourni par la pierre nue.

Sur l'emplacement choisi, le constructeur élève d'abord une enceinte circulaire de trois millimètres d'épaisseur environ. Les matériaux consistent en mortier et petites pierres. Sur quelque sentier bien battu, sur quelque route voisine, aux points les plus secs, les plus durs, l'insecte fait choix de son chantier d'extraction. Du bout des mandibules, il ratisse; le peu de poudre recueillie est imbibé de salive, et le tout devient un vrai mortier hydraulique, qui rapidement fait prise et n'est plus attaquable par l'eau. Les Chalicodomes nous ont montré pareille exploitation des chemins battus et du macadam tassé par le rouleau du cantonnier. À tous ces bâtisseurs en plein air, à ces constructeurs de monuments exposés aux intempéries, il faut une poudre des plus arides, sinon la matière, déjà humectée d'eau, ne s'imbiberait pas convenablement du liquide qui doit lui donner cohésion, et l'édifice serait à bref délai ruiné par les pluies. Ils ont le discernement du plâtrier, qui refuse le plâtre éventé par l'humidité. Nous verrons plus tard les constructeurs sous abri éviter ce travail pénible de ratisseurs de macadam et préférer la terre fraîche, déjà réduite en pâte par son humidité seule. Quand la chaux vulgaire suffit, on ne se met pas en frais pour du ciment romain. Or à l'Eumène d'Amédée, il faut un ciment de premier choix, meilleur encore que celui du Chalicodome des murailles, car l'œuvre, une fois terminée, ne reçoit pas l'épaisse enveloppe donc ce dernier protège son groupe de cellules. Aussi l'édificateur de coupoles prend-il, autant qu'il le peut, la grande route pour carrière.

Avec le mortier, il lui faut des moellons. Ce sont des graviers de volume à peu près constant, celui d'un grain de poivre, mais de forme et de nature fort différentes suivant les lieux exploités. Il y en a d'anguleux, à facettes déterminées par des cassures au hasard; il y en a d'arrondis, de polis par le frottement sous les eaux. Les graviers préférés, lorsque le voisinage du nid le permet, sont de petits noyaux de quartz, lisses et translucides. Ces moellons sont choisis avec un soin minutieux. L'insecte les soupèse pour ainsi dire, il les mesure avec le compas des mandibules, et ne les adopte qu'après leur avoir reconnu les qualités requises de volume et de dureté.

Une enceinte circulaire est, disons-nous, ébauchée sur la roche nue. Avant que le mortier fasse prise, ce qui ne tarde pas beaucoup, le maçon empâte quelques moellons dans la masse molle, à mesure que le travail avance. Il les noie à demi dans le ciment, de manière que les graviers fassent largement saillie au dehors sans pénétrer jusqu'à l'intérieur, où la paroi doit rester unie pour la commode installation de la larve. Un peu de crépi adoucit au besoin les gibbosités intérieures. Avec le travail des moellons, solidement scellés, alterne le travail au mortier pur, dont chaque assise nouvelle reçoit son revêtement de petits cailloux incrustés. À mesure que l'édifice s'élève, le constructeur incline un peu l'ouvrage vers le centre et ménage la courbure d'où résultera la forme sphérique. Nous employons des échafaudages cintrés où repose, pendant la construction, la maçonnerie d'une voûte; plus hardi que nous, l'Eumène bâtit sa coupole sur le vide.

Au sommet, un orifice rond est ménagé; et sur cet orifice s'élève, construite en pur ciment, une embouchure évasée. On dirait le gracieux goulot de quelque vase étrusque. Quand la cellule est approvisionnée et l'œuf pondu, cette embouchure se ferme avec un tampon de ciment; et dans ce tampon est enchâssé un petit caillou, un seul, pas plus: le rite est sacramentel. Cet ouvrage d'architecture rustique n'a rien à craindre des intempéries; il ne cède pas à la pression des doigts, il résiste au couteau qui tenterait de l'enlever sans le mettre en pièces. Sa forme mamelonnée, les graviers dont son extérieur est tout hérissé, rappellent à l'esprit certains cromlechs des temps antiques, certains tumulus dont le dôme est parsemé de blocs cyclopéens.

Tel est l'aspect de l'édifice quand la cellule est isolée; mais presque toujours, à son premier dôme, l'hyménoptère en adosse d'autres, cinq, six et davantage; ce qui abrège le travail en permettant d'utiliser la même cloison pour deux chambres contiguës. L'élégante régularité du début disparaît, et le tout forme un groupe où le premier regard ne voit qu'une motte de boue sèche, semée de petits cailloux. Examinons de près l'amas informe. Nous reconnaîtrons, le nombre de pièces dont se compose le logis aux embouchures évasées, nettement distinctes et munies, chacune, de son gravier obturateur enchâssé dans le ciment.

Pour bâtir, le Chalicodome des murailles emploie la même méthode que l'Eumène d'Amédée: dans les assises du ciment, il encastre, à l'intérieur, de petites pierres, de volume moindre. Son ouvrage est d'abord une tourelle d'art rustique, mais non sans grâce; puis, les cellules se juxtaposant, la construction totale dégénère en un bloc où semble n'avoir présidé aucune règle architecturale. De plus, l'Abeille maçonne couvre l'amas de cellules d'une épaisse couche de ciment, sous laquelle disparaît l'édifice en rocaille du début. L'Eumène n'a pas recours à cet enduit général, tant sa bâtisse est solide; il laisse à découvert le revêtement de cailloux ainsi que l'embouchure des chambres. Les deux sortes de nids, quoique construits avec des matériaux pareils, se distinguent donc facilement l'un de l'autre.

La coupole de l'Eumène est un travail d'artiste, et l'artiste aurait regret de voiler son chef-d'œuvre sous le badigeon. Qu'on me pardonne un soupçon que j'émets avec toute la réserve imposée par un sujet aussi délicat. Le constructeur de cromlechs ne pourrait-il se complaire dans son œuvre, la considérer avec quelque amour et ressentir satisfaction de ce témoignage de son savoir-faire? N'y aurait-il pas une esthétique pour l'insecte? Il me semble du moins entrevoir chez l'Eumène une propension à l'embellissement de son ouvrage. Le nid doit être avant tout un habitacle solide, un coffre-fort inviolable; mais si l'ornementation intervient sans compromettre la résistance, l'ouvrier y restera-t-il indifférent? Qui pourrait dire non?

Exposons les faits. L'orifice du sommet, s'il restait simple trou, conviendrait tout autant qu'une porte ouvragée: l'insecte n'y perdrait rien pour les facilités d'entrée et de sortie; il y gagnerait en abrégeant le travail. C'est au contraire une embouchure d'amphore à courbure élégante, digne du tour d'un potier. Un ciment de choix, un travail soigné, sont nécessaires à la confection de sa mince âme évasée. Pourquoi ces délicatesses si le constructeur n'est préoccupé que de la solidité de son œuvre?

Autre détail. Parmi les graviers employés au revêtement extérieur de la coupole dominent les grains de quartz. C'est poli, translucide; cela reluit un peu et flatte le regard. Pourquoi ces petits galets de préférence aux éclats de calcaire lorsque les deux genres de matériaux se trouvent en même abondance aux alentours du nid?

Trait plus remarquable encore: il est assez fréquent de trouver, incrustées sur le dôme, quelques petites coquilles vides d'escargot, blanchies au soleil. Une de nos hélices de moindre taille, l'Hélice striée, fréquente sur les pentes arides, est l'espèce que choisit habituellement l'Eumène. J'ai vu des nids où cette hélice remplaçait presque en totalité les graviers. On eût dit des coffrets en coquillages, œuvre d'une main patiente.

Un rapprochement se présente ici. Certains oiseaux de l'Australie, notamment les Chlamydères, se construisent des allées couvertes, des chalets de plaisance, avec des branchages entrelacés. Pour décorer les deux entrées du portique, l'oiseau dépose sur le seuil tout ce qu'il peut trouver de luisant, de poli, de vivement coloré. Chaque devant de porte est un cabinet de curiosités, où le collectionneur amasse de petits cailloux lisses, coquilles variées, escargots vides, plumes de perroquet, ossements devenus semblables à de bâtonnets d'ivoire. Le bric-à-brac égaré par l'homme se retrouve dans le musée de l'oiseau. On y voit des tuyaux de pipe, de boutons de métal, des lambeaux de cotonnade, des haches en pierre pour tomahawk.

À chaque entrée du chalet, la collection est assez riche pour remplir un demi-boisseau. Comme ces objets ne sont d'aucune utilité pour l'oiseau, le mobile qui les fait amasser ne peut être qu'une satisfaction d'amateur. Notre vulgaire Pie a des goûts analogues: tout ce qu'elle rencontre de brillant, elle le recueille, elle va le cacher pour s'en faire un trésor.

Eh bien! l'Eumène, passionné lui aussi pour le caillou luisant et l'escargot vide, est le Chlamydère des insectes; mais collectionneur mieux avisé, sachant marier l'utile à l'agréable, il fait servir ses trouvailles à la construction de son nid, en même temps forteresse et musée. S'il trouve des noyaux de quartz translucide, il dédaigne le reste: l'édifice en sera plus beau. S'il rencontre une petite coquille blanche, il se hâte d'en embellir son dôme; si la fortune lui sourit, si l'hélice vide abonde, il en incruste tout l'ouvrage, alors superlative expression de ses goûts d'amateur. Est-ce bien ainsi? Est-ce autrement? Qui décidera?

Le nid de l'Eumène pomiforme atteint la grosseur d'une médiocre cerise. Il est bâti en pur mortier, sans le moindre cailloutis extérieur. Sa configuration rappelle exactement celle que nous venons de décrire. S'il est édifié sur une base horizontale d'ampleur suffisante, c'est un dôme avec goulot central, évasé en embouchure d'urne. Mais quand l'appui se réduit à un point, sur un rameau d'arbuste par exemple, le nid devient une capsule sphérique, surmontée toujours d'un goulot, bien entendu. C'est alors, en miniature, un spécimen de poterie exotique, un alcarazas pansu. Son épaisseur est faible, presque celle d'une feuille de papier; aussi s'écrase-t-il au moindre effort des doigts. L'extérieur est légèrement inégal. On y voit des rugosités, des cordons, qui proviennent des diverses assises de mortier; ou bien des saillies noduleuses presque concentriquement distribuées.

Dans leurs coffrets, dômes ou ampoules, les deux hyménoptères amassent des chenilles. Donnons ici le relevé du menu. Malgré leur aridité, ces documents ont leur valeur: ils permettront à qui voudra s'occuper des Eumènes de reconnaître dans quelles limites l'instinct varie le régime, suivant les temps et les lieux. Le service est copieux, mais sans variété. Il se compose de chenilles de minime taille; j'entends par là des larves de petits papillons. La structure l'affirme, car on constate dans la proie adoptée par l'un et l'autre hyménoptère l'habituelle organisation des chenilles. Le corps est composé de douze segments, non compris la tête. Les trois premiers portent des pattes vraies, les deux suivants sont apodes; viennent après quatre segments avec fausses pattes, deux segments apodes, et enfin un segment terminal avec fausses pattes. C'est exactement l'organisation que nous a montrée le ver gris de l'Ammophile.

Or mes vieilles notes mentionnent ainsi le signalement des chenilles trouvées dans le nid de l'Eumène d'Amédée: corps d'un vert pâle, ou plus rarement jaunâtre, hérissé de cils courts et blancs; tête plus large que le segment antérieur, d'un noir mat, également hérissée de cils. Longueur de 16 à 18 millimètres, largeur 3 millimètres environ. Un quart de siècle et plus s'est écoulé depuis que je traçais ce croquis descriptif; et aujourd'hui, à Sérignan, je retrouve dans le garde-manger de l'Eumène le même gibier que j'avais reconnu jadis à Carpentras. Les années et la distance n'ont pas modifié les provisions de bouche.

Une exception, une seule, m'est connue dans cette fidélité au régime des ancêtres. Mes relevés font mention d'une pièce unique, fort différente de celles qui l'accompagnent. C'est une chenille du groupe des arpenteuses, à trois paires seulement de fausses pattes, placées sous les 8e, 9eet 12eanneaux. Le corps est un peu atténué aux deux bouts, étranglé à la jonction des divers segments, d'un vert pâle avec de fines marbrures noirâtres visibles à la loupe et quelques cils noirs clairsemés. Longueur 15 millimètres, largeur 2 millimètres ½.

L'Eumène pomiforme a pareillement ses prédilections. Son gibier consiste en petites chenilles de 7 millimètres environ de longueur sur 1 millimètre et ⅓ de largeur. Le corps est d'un vert pâle, assez nettement étranglé à la jonction des anneaux. Tête plus étroite que le reste du corps, maculée de brun. Des aréoles pâles, ocellées, sont réparties en deux rangées transversales sur les segments moyens, et portent au centre un point noir, surmonté d'un cil également noir. Sur les segments 3 et 4, ainsi que sur l'avant-dernier, chaque aréole porte deux points noirs et deux cils. Voilà la règle.

Voici l'exception fournie par deux pièces dans la totalité de mes relevés. Corps d'un jaune pâle, avec cinq bandes longitudinales d'un rouge de brique et quelques cils très rares. Tête et prothorax bruns et luisants, longueur et diamètre comme ci-dessus.

Le nombre de pièces servies pour le repas de chaque larve nous importe davantage que leur qualité. Dans les cellules de l'Eumène d'Amédée, je trouve tantôt cinq chenilles, et tantôt j'en compte dix; ce qui fait une différence du simple au double pour la quantité de vivres, car les pièces dans les deux cas sont exactement de même taille. Pourquoi ce service inégal, qui donne double part à une larve et simple part à une autre? Les convives ont même appétit; ce que réclame un nourrisson, un second doit le réclamer, à moins qu'il n'y ait ici menu différent d'après le sexe. À l'état parfait, les mâles sont moindres que les femelles, dont ils ne représentent guère que la moitié soit pour le poids, soit pour le volume. La somme des vivres qui doit les amener au développement final peut donc être réduite de moitié. Alors les cellules copieusement approvisionnées appartiennent à des femelles; les autres, maigrement pourvues, appartiennent à des mâles.

Mais l'œuf est pondu lorsque les provisions sont faites, et cet œuf a un sexe déterminé, bien que l'examen le plus minutieux ne puisse reconnaître les différences qui décideront de l'éclosion d'un mâle ou de l'éclosion d'une femelle. On arrive ainsi forcément à cette étrange conclusion: la mère sait par avance le sexe de l'œuf qu'elle va pondre, et cette prévision lui permet de garnir le garde-manger suivant la mesure de l'appétit de la future larve. Quel singulier monde, si différent du nôtre! Nous invoquions un sens particulier pour expliquer la chasse de l'Ammophile; que pourrons-nous invoquer nous rendant compte de cette intuition de l'avenir? La théorie du fortuit est-elle en mesure d'intervenir dans le ténébreux problème? Si rien n'est logiquement disposé dans un but prévu, de quelle manière s'est acquise cette claire vision de l'invisible?

Les capsules de l'Eumène pomiforme sont littéralement bourrées de gibier, il est vrai que les pièces sont de bien petite taille. Mes notes mentionnent dans une cellule 14 chenilles vertes, dans une seconde 16. Je n'ai pas d'autres renseignements sur l'intégral menu de cet hyménoptère, que j'ai un peu négligé pour étudier de préférence son congénère, le conducteur de coupoles en rocaille. Comme les deux sexes diffèrent de grosseur, à un moindre degré cependant que pour l'Eumène d'Amédée, j'incline à croire que ces deux cellules si bien garnies appartenaient à des femelles, et que les cellules des mâles doivent avoir service moins somptueux. N'ayant pas vu, je me borne à ce simple soupçon.

Ce que j'ai vu, et souvent, c'est le nid en cailloutis, avec la larve incluse et les provisions en partie dévorées. Continuer l'éducation en domesticité afin de suivre jour par jour les progrès de mon élève, était affaire que je ne pouvais négliger, et du reste, à ce qu'il me paraissait, d'exécution facile. J'avais la main exercée à ce métier de père nourricier; la fréquentation des Bembex, des Ammophiles, des Sphex et tant d'autres avait fait de moi un éducateur passable. Je n'étais pas novice dans l'art de diviser une vieille boîte à plumes en loges où je déposais un lit de sable, et sur ce lit la larve et ses provisions délicatement déménagées de la cellule maternelle. Chaque fois, le succès était à peu près certain; j'assistais aux repas des larves, je voyais mes nourrissons grandir, puis filer leurs cocons. Fort de l'expérience acquise, je comptais donc sur la réussite dans l'élevage des Eumènes.

Les résultats cependant ne répondaient pas du tout à mes espérances; toutes mes tentatives échouaient; la larve se laissait piteusement mourir sans toucher à ses vivres.

Je mettais l'échec sur le compte de ceci, de cela, d'autre chose: j'avais peut-être contusionné le tendre ver en démolissant la forteresse; un éclat de maçonnerie l'avait meurtri quand je forçais du couteau la dure coupole; une insolation trop vive l'avait surpris quand je le retirais de l'obscurité de sa cellule; l'air du dehors pouvait avoir tari sa moiteur. À toutes ces causes probables d'insuccès, je remédiais de mon mieux. Je procédais à l'effraction du logis avec toute la prudence possible, je projetais mon ombre sur le nid pour éviter au ver un coup de soleil, je transvasais aussitôt provisions et larve dans un tube de verre, je mettais ce tube dans une boîte que je portais à la main pour adoucir le roulis du trajet. Rien n'y faisait: la larve, hors de son domicile, se laissait toujours dépérir.

Très longtemps j'ai persisté à m'expliquer l'insuccès par la difficulté du déménagement. La cellule de l'Eumène d'Amédée est un robuste coffret qui pour être forcé exige le choc; aussi la démolition de pareil ouvrage entraîne des accidents si variés, que l'on peut toujours croire à quelque meurtrissure du ver sous les décombres. Quant à transporter chez soi le nid intact sur son support, pour procéder à son ouverture avec plus de soin que n'en comporte une opération improvisée à la campagne, il ne faut pas y songer; ce nid repose presque toujours sur un bloc inébranlable, sur quelque grosse pierre d'un mur. Si je ne réussissais pas dans mes essais d'éducation, c'était parce que la larve avait souffert lorsque je ruinais sa demeure. La raison semblait bonne, et je m'en tenais là.

Une autre idée surgit enfin et me fit douter que mes échecs eussent toujours pour cause des accidents de maladresse. Les cellules des Eumènes sont bourrées de gibier: il y a dix chenilles dans la cellule de l'Eumène d'Amédée, une quinzaine dans celle de l'Eumène pomiforme. Ces chenilles, poignardées sans doute, mais d'une façon qui m'est inconnue, ne sont pas totalement immobiles. Les mandibules saisissent ce qu'on leur présente, la croupe se boucle et se déboucle, la moitié postérieure donne de brusques coups de fouet quand on la chatouille avec la pointe d'une aiguille. En quel point est déposé l'œuf parmi cet amas grouillant, où trente mandibules peuvent trouer, où cent vingt paires de pattes peuvent déchirer? Lorsque l'approvisionnement consiste en une pièce unique, ces périls n'existent pas, et l'œuf est déposé sur la victime, non au hasard, mais en un point judicieusement choisi. C'est ainsi que l'Ammophile hérissée fixe le sien, par une extrémité, en travers du ver gris, sur le flanc du premier anneau muni de fausses pattes. L'œuf pend sur le dos de la chenille, à l'opposé des pattes, dont le voisinage ne serait peut-être pas sans danger. Le ver d'ailleurs, piqué dans la plupart de ses centres nerveux, gît sur le côté, immobile, incapable de contorsions de croupe et de brusques détentes de ses derniers anneaux. Si les mandibules veulent happer, si les pattes ont quelques frémissements, elles ne trouvent rien devant elles: l'œuf de l'Ammophile est à l'opposite. Dès qu'il éclôt, le vermisseau peut ainsi fouiller, en pleine sécurité, le ventre du géant.

Combien sont différentes les conditions dans la cellule de l'Eumène! Les chenilles sont imparfaitement paralysées, peut-être parce qu'elles n'ont reçu qu'un seul coup d'aiguillon; elles se démènent sous l'attouchement d'une épingle; elles doivent se contorsionner sous la morsure de la larve. Si l'œuf est pondu sur l'une d'elles, cette première pièce sera consommée sans péril, je l'admets, à la condition d'un choix prudent pour le point d'attaque; mais il reste les autres, non dépourvues de tout moyen de défense. Qu'un mouvement se produise dans l'amas, et l'œuf, dérangé de la couche supérieure, plongera dans un traquenard de pattes et de mandibules. Que faut-il pour le mettre à mal?

Un rien; et ce rien a toutes les chances de se réaliser dans le tas désordonné des chenilles. Cet œuf, menu cylindre, hyalin ainsi que du cristal, est d'une délicatesse extrême; un attouchement le flétrit, la moindre pression l'écrase.

Non, sa place n'est pas dans l'amas de gibier, car les chenilles, j'y reviens, ne sont pas suffisamment inoffensives. Leur paralysie est incomplète, comme le prouvent leurs contorsions quand je les irrite, et comme le témoigne d'autre part un fait d'une exceptionnelle gravité. D'une cellule de l'Eumène d'Amédée, il m'est arrivé d'extraire quelques pièces à demi transformées en chrysalides. La transformation, c'est évident, s'était faite dans la cellule même, et par conséquent après l'opération que l'hyménoptère leur avait pratiquée. En quoi consiste cette opération? Je ne sais au juste, n'ayant pu voir le chasseur à l'œuvre. L'aiguillon, bien certainement, était intervenu ici; mais où, à combien de reprises? Voilà l'inconnu. Ce qu'on peut affirmer, c'est que la torpeur n'est pas bien profonde, puisque l'opérée conserve parfois assez de vitalité pour se dépouiller de sa peau et devenir chrysalide. Ainsi tout conspire à nous faire demander par quel stratagème l'œuf est sauvegardé du péril.

Ce stratagème, j'ai désiré le connaître, ardemment, sans me laisser rebuter par la rareté des nids, les pénibles recherches, les coups de soleil, le temps dépensé, les vaines effractions de cellules non convenables; j'ai voulu voir, et j'ai vu. Voici la méthode. Avec la pointe d'un couteau et des pinces, je pratique une ouverture latérale, une fenêtre, sous la coupole de l'Eumène d'Amédée et de l'Eumène pomiforme. Une minutieuse circonspection préside au travail afin de ne pas blesser le reclus. Autrefois j'attaquais le dôme par le haut, maintenant je l'attaque par le côté. Je m'arrête lorsque la brèche est suffisante et permet de voir ce qui se passe à l'intérieur.

Que se passe-t-il?... Je fais ici une halte pour permettre au lecteur de se recueillir et d'imaginer lui-même un moyen de sauvegarde qui protège l'œuf et plus tard le vermisseau dans les conditions périlleuses que je viens d'exposer. Cherchez, combinez, méditez, vous qui avez l'esprit inventif. Y êtes-vous? Peut-être pas. Autant vous le dire.

L'œuf n'est pas déposé sur les vivres; il est suspendu au sommet du dôme par un filament qui rivalise de finesse avec celui d'une toile d'araignée. Au moindre souffle, le délicat cylindre tremblote, oscille; il me rappelle le fameux pendule appendu à la coupole du Panthéon pour démontrer la rotation de la terre. Les vivres sont amoncelés au-dessous.

Second acte de ce spectacle merveilleux. Pour y assister, ouvrons une fenêtre à des cellules jusqu'à ce que la bonne fortune veuille bien nous sourire. La larve est éclose et déjà grandelette. Comme l'œuf, elle est suspendue suivant la verticale, par l'arrière, au plafond du logis; mais le fil de suspension a notablement gagné en longueur et se compose du filament primitif auquel fait suite une sorte de ruban. Le ver est attablé: la tête en bas, il fouille le ventre flasque de l'une des chenilles. Avec un fétu de paille, je touche un peu le gibier encore intact. Les chenilles s'agitent. Aussitôt le ver se retire de la mêlée. Et comment! Merveille s'ajoutant à d'autres merveilles: ce que je prenais pour un cordon plat, pour un ruban à l'extrémité inférieure de la suspensoire, est une gaine, un fourreau, une sorte de couloir d'ascension dans lequel le ver rampe à reculons et remonte. La dépouille de l'œuf, conservée cylindrique et prolongée peut-être par un travail spécial du nouveau-né, forme ce canal de refuge. Au moindre signe de péril dans le tas de chenilles, la larve fait retraite dans sa gaine et remonte au plafond, où la cohue grouillante ne peut l'atteindre. Le calme revenu, elle se laisse couler dans son étui et se remet à table, la tête en bas, sur les mets, l'arrière en haut et prête pour le recul.

Troisième et dernier acte. Les forces sont venues; la larve est de vigueur à ne pas s'effrayer des mouvements de croupe des chenilles. D'ailleurs celles-ci, macérées par le jeûne, exténuées par une torpeur prolongée, sont de plus en plus inhabiles à la défense. Aux périls du tendre nouveau-né succède la sécurité du robuste adolescent; et le ver, dédaigneux désormais de sa gaine ascensionnelle, se laisse choir sur le gibier restant. Ainsi s'achève le festin, suivant la coutume ordinaire.

Voilà ce que j'ai vu dans les nids de l'un et l'autre Eumène, voilà ce que j'ai montré à des amis encore plus surpris que moi de l'ingénieuse tactique. L'œuf appendu au plafond, à l'écart des vivres, n'a rien à craindre des chenilles, qui se démènent là-bas. Nouvellement éclos, le ver, dont le cordon suspenseur s'est augmenté de la gaine de l'œuf, arrive au gibier, l'entame prudemment. S'il y a péril, il remonte à la voûte en reculant dans le fourreau. Maintenant s'explique l'insuccès de mes premières tentatives. Ignorant le fil de sauvetage, si menu, si facile à rompre, je recueillais tantôt l'œuf, tantôt la jeune larve, alors que mon effraction par le haut les avait fait choir au milieu des provisions. Mis directement en contact avec le dangereux gibier, ni l'un ni l'autre ne pouvait prospérer. Si quelqu'un de mes lecteurs à qui tantôt je faisais appel imaginait mieux que l'Eumène, qu'il m'en instruise de grâce: ce serait un curieux parallèle que celui des inspirations de la raison et des inspirations de l'instinct.


VI

LES ODYNÈRES

Le fil suspenseur et la gaine d'ascension des Eumènes sont rendus nécessaires par le grand nombre et l'incomplète paralysie des chenilles servies à la larve; l'ingénieux système a pour but d'écarter le péril. C'est ainsi, du moins, que j'entrevois l'enchaînement des effets et des causes. Mais, tout autant qu'un autre, je me méfie du pourquoi et du comment; je sais combien la pente est glissante sur le terrain des interprétations; et avant d'affirmer les motifs d'un fait observé, je recherche un faisceau de preuves. Si réellement la singulière installation de l'œuf des Eumènes a pour raison d'être les motifs que j'invoque, partout où se présentent de semblables conditions de danger, multiplicité des pièces de l'approvisionnement et torpeur incomplète, doit se présenter aussi semblable méthode de protection, ou toute autre d'équivalent effet. L'acte répété témoignera de l'interprétation juste; et s'il ne se reproduit pas ailleurs, avec les variations qu'il peut comporter, le cas des Eumènes restera un fait très curieux, sans acquérir la haute portée que je lui soupçonne. Généralisons pour mieux établir.

Or, non loin des Eumènes prennent rang les Odynères, les Guêpes solitaires de Réaumur. Mêmes costumes, mêmes ailes pliées en long, mêmes instincts giboyeurs, et surtout, condition par excellence, mêmes entassements de proie assez mobile encore pour être dangereuse. Si mes raisons sont fondées, si je prévois juste, l'œuf de l'Odynère doit être appendu au plafond de la loge comme l'œuf de l'Eumène. Ma conviction, basée sur la logique, est si formelle, que je crois déjà apercevoir cet œuf, récemment pondu, tremblotant au bout du fil sauveteur.

Ah! je l'avoue, il me fallait une foi robuste pour nourrir l'audacieux espoir de trouver quelque chose de plus là où les maîtres n'avaient rien vu. Je lis et relis le mémoire de Réaumur sur la Guêpe solitaire. L'Hérodote des insectes est riche de documents; mais rien, absolument rien sur l'œuf appendu. Je consulte L. Dufour, qui traite pareil sujet avec sa verve accoutumée: il a vu l'œuf, il le décrit; mais quant au fil suspenseur, rien, toujours rien. J'interroge Lepelletier, Audoin, Blanchard: silence complet sur le moyen de protection que je prévois. Est-il possible qu'un détail de si haute importance ait échappé à de tels observateurs? Suis-je dupe de l'imagination? Le système de sauvegarde qu'une logique serrée me démontre n'est-il pas rêve de ma part? Ou les Eumènes m'ont menti, ou mes espérances sont fondées. Et disciple insurgé contre ses maîtres, fort d'arguments que je crois invincibles, je me suis mis en recherches, convaincu de réussir. J'ai réussi, en effet; j'ai trouvé ce que je cherchais, j'ai trouvé mieux encore. Racontons les choses par leur détail.

Diverses Odynères sont établies dans mon voisinage. J'en connais une qui prend possession des nids abandonnés de l'Eumène d'Amédée. Ce nid, construction d'une rare solidité n'est pas masure lorsque son propriétaire déménage; il perd seulement son goulot. La coupole, conservée intacte, est un réduit fortifié trop commode pour rester vacant. Quelque araignée adopte la caverne après l'avoir tapissée de soie; des Osmies s'y réfugient en temps de pluie ou bien en font dortoir pour passer la nuit; une Odynère la divise avec des cloisons d'argile en trois ou quatre chambres qui deviennent le berceau d'autant de larves. Une seconde espèce utilise les nids abandonnés du Pélopée; une troisième, enlevant la moelle d'une tige sèche de ronce, obtient, pour sa famille, un long étui qu'elle subdivise en étages; une quatrième fore un couloir dans le bois mort de quelque figuier; une cinquième se creuse un puits dans le sol d'un sentier battu et le surmonte d'une margelle cylindrique et verticale. Toutes ces industries sont dignes d'étude, mais j'aurais préféré retrouver l'industrie rendue célèbre par Réaumur et L. Dufour.

Sur un talus vertical de terre rouge argileuse, je découvre enfin, en petit nombre, les indices d'une bourgade d'Odynères. Ce sont les cheminées caractéristiques dont parlent les deux historiens, c'est-à-dire les tubes courbes façonnés en guillochis, qui pendent à l'entrée de l'habitation. Le talus est exposé aux ardeurs du midi. Un petit mur le surmonte, tout délabré; derrière est un profond rideau de pins. Le tout forme un chaud abri, comme l'exige l'établissement de l'hyménoptère. En outre, nous sommes dans la seconde quinzaine du mois de mai, précisément l'époque des travaux, suivant les maîtres. L'architecture de la façade, l'emplacement, la date, tout s'accorde avec ce que nous racontent Réaumur et L. Dufour. Aurais-je réellement fait rencontre de l'une ou de l'autre de leurs Odynères? C'est à voir, et tout de suite. Aucun des ingénieurs constructeurs de portiques en guillochis ne se montre, n'arrive; il faut attendre. Je m'établis à proximité pour surveiller les arrivants.

Ah! que les heures sont longues, dans l'immobilité, sous un soleil brûlant, au pied d'un talus qui vous renvoie des réverbérations de fournaise! Mon inséparable compagnon, Bull, s'est retiré plus loin, à l'ombre, sous un bouquet de chênes verts. Il y trouve une couche de sable dont l'épaisseur conserve encore quelques traces de la dernière ondée. Un lit est creusé; et dans le frais sillon, le sybarite s'étend à plat ventre. Tirant la langue et fouettant de la queue la ramée, il ne cesse de viser sur moi son regard, aux douces profondeurs.

—«Que fais-tu là-bas, nigaud, à te rôtir; viens ici, sous la feuillée; regarde comme je suis bien.» C'est ce qu'il me semble lire dans les yeux de mon compagnon.

—«Oh! mon chien, mon ami, te répondrais-je si tu pouvais me comprendre, l'homme est tourmenté du désir de connaître; tes tourments, à toi, se bornent au désir de l'os, et de loin en loin au désir de ta belle. Cela fait entre nous, quoique amis dévoués, une certaine différence, bien qu'on nous dise aujourd'hui quelque peu parents, presque cousins. J'ai le besoin de savoir, et volontairement me rôtis; tu ne l'as pas, et te retires au frais.»

Oui, les heures sont longues à l'affût d'un insecte, qui ne vient pas. Dans le bois de pins du voisinage un couple de Huppes se poursuivent avec les agaceries amoureuses du printemps. Oupoupou! fait le mâle sur un ton voilé, Oupoupou! L'antiquité latine appelait la Huppe Upupa, l'antiquité grecque la nommait Mais Pline de u faisait ou et devait prononcer Oupoupa, comme me l'enseigne le cri imité dans le nom. Rarement j'ai reçu leçon de prononciation latine mieux autorisée que la tienne, bel oiseau qui fais diversion à mes longs ennuis. Fidèle à ton idiome tu dis Oupoupou comme tu le disais du temps d'Aristote et de Pline, comme tu le disais lorsque ta note sonna pour la première fois. Mais les idiomes à nous, les idiomes primitifs, que sont-ils devenus? L'érudit ne peut même en retrouver la trace. L'homme change, l'animal est immuable.

Enfin, enfin nous y voici! l'Odynère arrive, d'un vol silencieux comme celui de l'Eumène. Il disparaît dans le cylindre courbe du vestibule et rentre chez lui avec un vermisseau sous le ventre. Une petite éprouvette en verre est disposée à la porte du nid. Quand l'insecte sortira, il sera pris. C'est fait, il est pris et aussitôt transvasé dans le flacon asphyxiateur à bandelettes de papier et sulfure de carbone. Et maintenant, mon chien, qui tires toujours la langue et frétilles de la queue, nous pouvons partir: la journée n'a pas été perdue. Demain nous reviendrons.

Renseignement pris, mon Odynère ne répond pas à ce que j'attendais. Ce n'est pas l'espèce dont parle Réaumur (Odynerus spinipés); ce n'est pas davantage l'espèce étudiée par L. Dufour (Odynerus Reaumurii); c'en est une autre (Odynerus reniformis Latr.), différente quoique adonnée à la même industrie. Déjà le naturaliste des Landes s'était laissé prendre à cette parité d'architecture, de provisions, de mœurs; il croyait avoir sous les yeux la Guêpe solitaire de Réaumur lorsqu'en réalité son constructeur de tubes différait spécifiquement.

L'ouvrier nous est connu; reste à connaître l'œuvre. L'entrée du nid s'ouvre dans la paroi verticale du talus. C'est un trou rond sur le bord duquel est maçonné un tube courbe dont l'orifice est tourné vers le bas. Construit avec les déblais de la galerie en construction, ce vestibule tubulaire se compose de grains terreux, non disposés en assises continues et laissant de petits intervalles vides. C'est un ouvrage à jour, une dentelle d'argile. La longueur en est d'un pouce environ, et le diamètre intérieur de cinq millimètres. À ce portique fait suite la galerie, de même diamètre et plongeant obliquement dans le sol jusqu'à la profondeur d'un décimètre et demi à peu près. Là, ce couloir principal se ramifie en brefs corridors, qui donnent chacun accès dans une cellule indépendante de ses voisines. Chaque larve a sa chambre, dont le service peut se faire par une voie spéciale. J'en ai compté jusqu'à dix, et peut-être y en a-t-il davantage. Ces chambres n'ont rien de particulier ni pour le travail ni pour l'ampleur; ce sont de simples culs-de-sac terminant les corridors d'accès. Il y en a d'horizontales, il y en a de plus ou moins inclinées, sans règle fixe. Quand une cellule contient ce qu'elle doit contenir, l'œuf et les vivres, l'Odynère en ferme l'entrée avec un opercule de terre; puis elle en creuse une autre dans le voisinage, latéralement à la galerie principale. Enfin la voie commune des cellules est obstruée de terre, le tube de l'entrée est démoli pour fournir des matériaux au travail de l'intérieur, et tout vestige du logis disparaît.

La couche extérieure du talus est de l'argile cuite au soleil, presque de la brique. C'est avec peine que je l'entame en me servant d'une petite houlette de poche. Par-dessous, c'est beaucoup moins dur. Comment fait ce frêle mineur pour s'ouvrir une galerie dans cette brique? Il emploie, je ne peux en douter, la méthode décrite par Réaumur. Je reproduirai donc un passage du maître pour donner à mes jeunes lecteurs un aperçu des mœurs des Odynères, mœurs que ma très petite colonie ne m'a pas permis d'observer dans tous les détails.

«C'est vers la fin de mai que ces Guêpes se mettent à l'ouvrage, et on peut en voir d'occupées à travailler pendant tout le mois de juin. Quoique leur véritable objet ne soit que de creuser dans le sable un trou profond de quelques pouces, et dont le diamètre surpasse peu celui de leur corps, on leur en croirait un autre; car, pour parvenir à faire ce trou, elles construisent en dehors un tuyau creux qui a pour base le contour de l'entrée du trou, et qui, après avoir suivi une direction perpendiculaire au plan où est cette ouverture, se contourne en bas. Ce tuyau s'allonge à mesure que le trou devient plus profond; il est construit du sable qui en a été tiré; il est fait en filigrane grossier ou en espèce de guillochis. Il est formé par de gros filets grainés, tortueux, qui ne se touchent pas partout. Les vides qu'ils laissent entre eux le font paraître construit avec art; cependant il n'est qu'une sorte d'échafaudage au moyen duquel les manœuvres de la mère sont plus promptes et plus sûres.

«Quoique je connusse les deux dents de ces insectes pour de fort bons instruments, capables d'entamer des corps très durs, l'ouvrage qu'elles avaient à faire me paraissait un peu rude pour elles. Le sable contre lequel elles avaient à agir, ne le cédait guère en dureté à la pierre commune; du moins les ongles attaquaient avec peu de succès sa couche extérieure, plus desséchée que le reste par les rayons du soleil. Mais étant parvenu à observer ces ouvrières au moment où elles commençaient à percer un trou, elles m'apprirent qu'elles n'avaient pas besoin de mettre leurs dents à une aussi forte épreuve.

«Je vis que la Guêpe commence par ramollir le sable qu'elle veut enlever. Sa bouche verse dessus une ou deux gouttes d'eau qui sont bues promptement par le sable: dans l'instant, il devient une pâte molle que les dents ratissent et détachent sans peine. Les deux jambes de la première paire se présentent aussitôt pour le réunir en une petite pelote, grosse environ comme un grain de groseille. C'est avec cette première pelote détachée que la Guêpe jette les fondements du tuyau que nous avons décrit. Elle porte sa pelote de mortier sur le bord du trou qu'elle vint de faire en l'enlevant; ses dents et ses pattes la contournent, l'aplatissent et lui font prendre plus de hauteur qu'elle n'en avait. Cela fait, la Guêpe se remet à détacher du sable et se charge d'une autre pelote de mortier. Bientôt elle parvient à avoir tiré assez de sable pour rendre l'entrée du trou sensible, et avoir fait la base du tuyau.

«Mais l'ouvrage ne peut aller vite qu'autant que la Guêpe est en état d'humecter le sable. Elle est obligée de se déranger pour renouveler sa provision d'eau. Je ne sais si elle allait simplement se charger d'eau à quelque ruisseau, ou si elle tirait de quelque plante ou de quelque fruit une eau plus gluante; ce que je sais mieux, c'est qu'elle ne tardait pas à revenir et à travailler avec une nouvelle ardeur. J'en observai une qui parvint dans une heure environ à donner au trou la longueur de son corps et éleva un tuyau aussi haut que le trou était profond. Au bout de quelques heures, le tuyau était élevé de deux pouces et elle continuait encore à approfondir le trou qui était au-dessous.

«Il ne m'a pas paru qu'elle eût de règle par rapport à la profondeur qu'elle lui donne. J'en ai trouvé dont le trou était à plus de quatre pouces de l'ouverture, d'autres dont le trou n'en était distant que de deux ou trois pouces. Sur tel trou on voit aussi un tuyau deux ou trois fois plus long que celui d'un autre. Tout le mortier enlevé du trou n'est pas toujours employé à sa prolongation. Dans le cas où elle lui a donné à son gré une longueur suffisante, on la voit simplement arriver à l'orifice du tuyau, avancer la tête par delà le bord et jeter aussitôt sa pelote, qui tombe à terre. Aussi ai-je observé souvent une quantité de décombres au pied de certains trous.

«La fin pour laquelle ce trou est percé dans un massif de mortier ou de sable ne saurait paraître équivoque: il est clair qu'il est destiné à recevoir un œuf avec une provision d'aliments. Mais on ne voit pas de même à quelle fin cette mère a bâti le tuyau de mortier. En continuant à suivre ses travaux, on saura qu'il est pour elle ce qu'un tas de moellons bien arrangé est pour les maçons qui bâtissent un mur. Tout le trou qu'elle a creusé ne doit pas servir de logement à la larve qui doit naître dedans; une portion lui suffira. Il a été cependant nécessaire qu'il fût fouillé jusqu'à une certaine profondeur, afin que la larve ne se trouvât pas exposée à une chaleur trop grande, quand les rayons du soleil tomberont sur la couche extérieure de sable. Elle ne doit habiter que le fond du trou. La mère sait la capacité qu'elle doit laisser vide et elle la conserve; mais elle bouche tout le reste, et elle fait rentrer dans la partie supérieure du trou tout ce qu'il faut du sable qu'elle en a ôté, pour le boucher. C'est pour avoir ce mortier à sa portée, qu'elle a formé ce tuyau. Une fois l'œuf déposé et la provision d'aliments mise à sa portée, on voit la mère venir ronger le bout du tuyau, après l'avoir mouillé, porter cette pelote dans l'intérieur, et revenir ensuite en prendre d'autres de la même manière, jusqu'à ce que le trou soit bouché jusqu'à l'orifice.»

Réaumur continue en parlant des vivres amassés dans les cellules, des vers verts comme il les appelle, insoucieux de l'affreuse consonance. N'ayant pas vu les mêmes choses parce que mon Odynère est d'espèce différente, je reprends la parole. Je n'ai fait le dénombrement des pièces de gibier que pour trois cellules: la colonie était pauvre; il fallait la ménager si je voulais jusqu'au bout suivre l'histoire. Dans l'une d'elles, avant que les provisions fussent entamées, j'ai compté vingt-quatre pièces; dans chacune des deux autres, également intactes, j'en ai compté vingt-deux. Réaumur ne trouvait que huit à douze pièces dans le garde-manger de son Odynère; et L. Dufour, dans le magasin à vivres de la sienne, constatait une brochée de dix à douze. La mienne exige la double douzaine, deux fois plus, ce qui peut s'expliquer par un gibier de moindre taille. Aucun hyménoptère déprédateur à ma connaissance, à part les Bembex, qui approvisionnent au jour le jour, n'approche de cette prodigalité en nombre. Deux douzaines de vermisseaux pour le repas d'un seul. Que nous sommes loin de l'unique chenille de l'Ammophile hérissée; quelles délicates précautions doivent être prises pour la sécurité de l'œuf au milieu de cette foule! Une scrupuleuse attention est ici nécessaire si nous voulons bien nous rendre compte des dangers auxquels l'œuf de l'Odynère est exposé et des moyens qui le tirent de péril.

Et d'abord, le gibier, quel est-il? Il consiste en vermisseaux de la grosseur d'une aiguille à tricoter et d'une longueur un peu variable. Les plus grands mesurent un centimètre. La tête est petite, d'un noir intense et luisant. Les anneaux sont dépourvus de pattes, soit vraies, soit fausses comme celles des chenilles; mais tous, sans exception, sont munis, pour organes ambulatoires, d'une paire de petits mamelons charnus. Ces vermisseaux, quoique de même espèce d'après l'ensemble des caractères, varient de coloration. Ils sont d'un vert pâle, jaunâtre, avec deux larges bandes longitudinales d'un rose tendre chez les uns, d'un vert plus ou moins foncé chez les autres. Entre ces deux bandes règne, sur le dos, un liséré d'un jaune pâle. Tout le corps est semé de petits tubercules noirs, portant un cil au sommet. L'absence de pattes démontre que ce ne sont pas des chenilles, des larves de lépidoptère. D'après les expériences d'Audoin, les vers verts de Réaumur sont les larves d'un curculionide, le Phytonomus variabilis, hôte des champs de luzerne. Mes vermisseaux, roses ou verts, appartiendraient-ils aussi à quelque petit Charançon? C'est fort possible.

Réaumur qualifie de vivants les vers dont se composaient les provisions de son Odynère; il essaya d'en élever espérant en voir provenir une mouche ou un scarabée. L. Dufour, de son côté, les appelle des chenilles vivantes. Aux deux observateurs n'a pas échappé la mobilité du gibier servi; ils ont eu sous les yeux des vermisseaux qui s'agitent et donnent les signes d'une pleine vie.

Ce qu'ils ont vu, je le revois. Mes petites larves se trémoussent; roulées d'abord en forme d'anneau, elles se déroulent, puis s'enroulent encore si je fais seulement tourner avec lenteur le petit tube de verre où je les ai renfermées. Au contact d'une pointe d'aiguille, elles se démènent brusquement. Quelques-unes parviennent à se déplacer. En m'occupant de l'éducation de l'œuf de l'Odynère, j'ouvrais la cellule suivant sa longueur, de façon à la réduire à un demi-canal; puis dans cette rigole maintenue horizontale, je disposais un petit nombre de pièces de gibier. Le lendemain j'en trouvais habituellement quelqu'une qui s'était laissée choir, preuve d'une agitation, d'un déplacement alors même que rien ne troublait le repos.

Ces larves, j'en ai la ferme conviction, ont été blessées par l'aiguillon de l'Odynère, car celle-ci ne doit pas porter épée uniquement pour la parade. Possédant une arme, elle s'en sert. Toutefois la blessure est si légère, que Réaumur et L. Dufour ne l'ont pas soupçonnée. Pour eux, la proie est vivante; pour moi, elle l'est à très peu près. Dans ces conditions, on voit à quels périls serait exposé l'œuf de l'Odynère sans les précautions d'une prudence exquise. Ils sont là, ces remuants vermisseaux, au nombre de deux douzaines dans la même cellule, côte à côte avec l'œuf qu'un rien peut compromettre. Par quels moyens ce germe, si délicat, échappera-t-il aux dangers de la cohue?

Comme je l'avais prévu, guidé par l'argumentation, l'œuf est suspendu au plafond du logis. Un très court filament le fixe à la paroi supérieure, et le laisse pendre libre dans l'espace. À la vue de cet œuf, tremblotant au bout de son fil pour la moindre secousse, et affirmant par ses oscillations la justesse de mes aperçus théoriques, j'eus, la première fois, un de ces moments de joie intime qui dédommagent de bien des ennuis. Je devais en avoir bien d'autres, ainsi qu'on le verra. Suivre avec amour, patience et coup d'œil exercé les investigations dans le monde des insectes, nous réserve toujours quelque merveille. L'œuf, disons-nous, se balance au plafond, retenu par un fil très court et d'une extrême finesse. La cellule est tantôt horizontale et tantôt oblique. Dans le premier cas, l'œuf est disposé perpendiculaire à l'axe de la cellule, et son extrémité inférieure arrive à une paire de millimètres de la paroi opposée; dans le second cas, l'œuf, qui suit la verticale, fait avec cet axe un angle plus ou moins aigu.

J'ai voulu suivre à loisir, avec les commodités d'observation du chez soi, les progrès de cet œuf pendulaire. Pour l'œuf de l'Eumène d'Amédée, c'est presque impraticable, à cause de la cellule non transportable avec le bloc qui lui sert le plus souvent de base. Pareil domicile exige l'observation sur les lieux mêmes. La demeure de l'Odynère n'a pas le même inconvénient. Une cellule étant mise à jour et se trouvant dans l'état que je désire, je cerne le logis avec la pointe du couteau, de manière à détacher un cylindre de terre où cette cellule est comprise, mais réduite à un demi-canal pour ne rien cacher de ce qui doit s'y passer. Les provisions sont extraites pièce par pièce avec tous les ménagements, et transvasées à part dans un tube de verre. J'éviterai ainsi les accidents que la foule grouillante des vers pourrait occasionner pendant les inévitables secousses du trajet. L'œuf reste seul, se balançant dans l'enceinte vide. Un fort tube reçoit le cylindre de terre, que je cale avec des coussinets de coton. Le butin est mis dans une boîte de fer-blanc, que je porte à la main et dans la position convenable pour que l'œuf garde la verticale sans heurter les parois.

Jamais je n'avais opéré de déménagement qui nécessitât pareilles délicatesses. Un faux mouvement pouvait faire rompre le fil suspenseur, si délicat qu'il fallait la loupe pour le distinguer; des oscillations d'ampleur trop grande pouvaient meurtrir l'œuf contre les parois de la cellule; il fallait se garder d'en faire une sorte de battant de clochette heurtant son enceinte de bronze. Je cheminais donc avec une raideur automatique, tout d'une pièce, à pas méthodiquement combinés. Quelle mauvaise rencontre s'il était survenu quelque connaissance avec qui il convient de s'arrêter un moment, de causer un peu, d'échanger une poignée de main: une distraction de ma part ruinerait peut-être mes projets! Quelle rencontre plus mauvaise encore si Bull, qui ne peut supporter un regard de travers, se trouvait nez à nez avec quelque rival, et, lui gardant rancune, se jetait sur lui? Il eût fallu mettre fin à la bagarre pour éviter le scandale d'un chien bien élevé intolérant pour le chien villageois. La querelle faisait crouler tout mon échafaudage expérimental. Et dire que les vives préoccupations d'une personne non tout à fait dépourvue de sens se trouvent parfois sous la dépendance d'une querelle de roquets!

Dieu soit loué! la route est déserte, le trajet se fait sans encombre; le fil, mon grand souci, ne se rompt pas; l'œuf n'est pas meurtri; tout est en ordre. La petite motte de terre est mise en lieu sûr, avec la cellule dans une position horizontale. À proximité de l'œuf, je dispose trois ou quatre des vermisseaux recueillis: la totalité des provisions serait une cause de trouble maintenant que la cellule n'a que la moitié de sa paroi et se trouve réduite à un demi-canal. Le surlendemain, je trouve l'œuf éclos. La jeune larve, de couleur jaune, est appendue par son extrémité postérieure, la tête en bas. Elle en est à son premier ver, dont la peau déjà devient flasque. Le cordon suspenseur consiste dans le court filament qui soutenait l'œuf, plus la dépouille de celui-ci, dépouille réduite à une sorte de ruban chiffonné. Pour rester invaginée dans le bout de ce ruban creux, l'extrémité postérieure du nouveau-né s'étrangle d'abord un peu, puis se renfle en bouton. Si je la trouble dans son repos, si les vivres remuent, la larve se retire en se contractant sur elle-même, mais sans rentrer dans une gaine ascensionnelle comme le fait la larve de l'Eumène. Le cordon d'attache ne sert pas de fourreau de refuge, où la larve puisse rentrer; c'est pour elle une chaîne d'ancre, qui lui donne appui au plafond et lui permet de se garer en se contractant à distance du tas de vivres. Le calme fait, la larve s'allonge et revient à son ver. Ainsi se passent les débuts d'après les observations faites, les unes chez moi dans mes bocaux à éducation, les autres sur les lieux mêmes lorsque j'exhumais des cellules contenant une larve assez jeune.

En vingt-quatre heures, le premier ver est dévoré. La larve alors m'a paru éprouver une mue. Du moins quelque temps elle reste inactive, contractée; puis elle se détache du cordon. La voilà libre, en contact avec l'amas de vermisseaux, et dans l'impossibilité désormais de se mettre à l'écart. Le fil sauveteur n'a pas eu longue durée; il a protégé l'œuf, défendu l'éclosion; mais la larve est bien faible encore et le péril n'a pas diminué. Aussi allons-nous trouver d'autres moyens de protection.

Par une exception bien étrange, dont je ne connais pas encore d'autre exemple, l'œuf est pondu avant que les provisions soient déposées. J'ai vu des cellules ne contenant encore absolument rien en fait de vivres, et au plafond desquelles l'œuf cependant oscillait. J'en ai vu d'autres, toujours munies de l'œuf, qui n'avaient encore que deux ou trois pièces de gibier, début de la copieuse brochée de vingt-quatre. Cette précocité de la ponte, qui fait disparate complet avec ce qui se passe chez les autres hyménoptères giboyeurs, a sa raison d'être, nous allons le voir; elle a sa logique, qu'on ne se lasserait d'admirer.

Cet œuf, pondu dans la cellule vide, n'est pas fixé au hasard, sur un point quelconque de la paroi, libre de partout; il est appendu non loin du fond, à l'opposé de l'entrée. Réaumur avait déjà remarqué cet emplacement de la larve naissante, mais sans insister sur ce détail dont il ne soupçonnait pas l'importance. «Le ver, dit-il, naît sur le fond du trou, c'est-à-dire sur le fond de la cellule.» Il ne parle pas de l'œuf, qu'il paraît ne pas avoir vu. Cette position du ver lui est si bien connue que, voulant essayer l'éducation dans une cellule vitrée, ouvrage de ses doigts, il place la larve au fond et les vivres au-dessus.

Pourquoi vais-je m'arrêter sur un menu détail que raconte en quatre mots le célèbre historien des Odynères?—Petit détail, oh! non; mais bien condition majeure. Et voici pourquoi. L'œuf est pondu au fond, ce qui exige que la cellule soit vide et que l'approvisionnement se fasse après la ponte. Maintenant les vivres sont emmagasinés, une pièce après l'autre et couche par couche, en avant de l'œuf; la cellule est bourrée de gibier jusqu'à l'entrée où, finalement, les scellés sont mis.

Parmi ces pièces, dont l'acquisition peut durer plusieurs jours, quelles sont les plus vieilles en date? Celles qui avoisinent l'œuf. Quelles sont les plus récentes? Celles qui sont vers l'entrée. Or, il est d'évidence, l'observation directe, du reste, le prouve au besoin; il est d'évidence, dis-je, que les vermisseaux entassés diminuent d'un jour à l'autre de vigueur. Il suffit des effets d'un jeûne prolongé, sans compter les désordres d'une blessure s'aggravant. La larve qui naît au fond a donc à côté d'elle, dans son âge tendre, les vivres de péril moindre, les plus vieux, les plus débilités par conséquent. À mesure qu'elle avance dans le tas, elle trouve un gibier plus récent, plus vigoureux aussi, mais l'attaque se fait sans danger parce que les forces sont venues.

Ce progrès du plus mortifié à celui qui l'est moins, suppose que les vermisseaux ne troublent pas leur ordre de superposition. C'est ce qui a lieu en effet. Mes prédécesseurs dans l'histoire des Odynères ont tous remarqué l'enroulement en forme d'anneau qu'affectent les vers servis à la larve. «La cellule, dit Réaumur, était occupée par des anneaux verts, au nombre de huit à douze. Chacun de ces anneaux consistait en une larve vermiforme, vivante, roulée et appliquée exactement par le côté du dos contre la paroi du trou. Ces vers ainsi posés les uns au-dessus des autres, et même pressés, n'avaient pas la liberté de se mouvoir.»

Je constate, à mon tour, des faits semblables dans mes deux douzaines de vermisseaux. Ils sont enroulés en forme d'anneau; ils sont empilés l'un sur l'autre, mais avec quelque confusion dans les rangs; de leur dos, ils touchent la paroi. Je n'attribuerai pas cette courbure annulaire à l'effet du coup d'aiguillon très probablement reçu car jamais je ne l'ai constatée dans les chenilles opérées par les Ammophiles; je crois plutôt que c'est une pose naturelle du ver pendant l'inaction, de même que l'enroulement en volute est naturel aux Iules. Dans ce bracelet vivant, il y a tendance au retour vers la configuration rectiligne; c'est un arc bandé qui fait effort contre l'obstacle qui l'entoure. Par le fait même de son enroulement, chaque ver se maintient donc à peu près en place, en pressant un peu du dos contre la paroi; et il s'y maintient alors même que la cellule se rapproche de la verticale.

D'ailleurs la forme de la loge a été calculée en vue de pareil mode d'emmagasinement. Dans la partie voisine de l'entrée, partie que l'on pourrait appeler la soute aux vivres, la cellule est cylindrique, étroite, de façon à ne présenter que le moindre large possible aux anneaux vivants, ainsi retenus en place sans pouvoir glisser. C'est là que les vermisseaux sont empilés, serrés l'un contre l'autre. À l'autre bout, vers le fond, la cellule se renfle en ovoïde pour laisser à la larve ses coudées franches. La différence est très sensible dans les deux diamètres. Vers l'entrée, je trouve quatre millimètres seulement; vers le fond, j'en trouve six. Au moyen de cette inégalité d'ampleur, le logis comprend deux pièces: en avant, le magasin à vivres; en arrière, la salle à manger. La spacieuse coupole des Eumènes ne permet pas semblable aménagement: les pièces de gibier y sont entassées en désordre, les plus vieilles pêle-mêle avec les plus récentes, et toutes non enroulées, mais seulement infléchies. La gaine ascensionnelle remédie aux inconvénients de cette confusion.

Remarquons encore que le tassement des vivres n'est pas le même d'une extrémité à l'autre de la brochée de l'Odynère. Dans les cellules dont les provisions ne sont pas encore entamées ou commencent à l'être, je constate ceci: au voisinage de l'œuf ou de la larve récemment éclose, en cette partie que je viens d'appeler la salle à manger, l'espace est incomplètement occupé; quelques vermisseaux s'y trouvent, trois ou quatre, un peu isolés du tas et laissant du large pour la sécurité tant de l'œuf que de la jeune larve. Voilà le menu des premiers repas. S'il y a péril aux bouchées du début, les plus chanceuses de toutes, le cordon sauveteur fournit un appui de retraite. Plus avant, le gibier s'entasse à rangs pressés, la pile des vermisseaux est continue.

La larve, maintenant un peu forte, s'insinuera-t-elle sans prudence dans l'amas? Oh! que non. Les vivres sont consommés par ordre, des inférieurs aux supérieurs. La larve tire à elle, dans sa salle, un peu à l'écart, l'anneau qui se présente, le dévore sans danger d'être incommodée par les autres, et de couche en couche consomme ainsi la brochée de deux douzaines, toujours dans une parfaite sécurité.

Revenons sur nos pas et finissons par un court résumé. Le grand nombre de pièces servies dans une même cellule et leur paralysie très incomplète, compromettent la sécurité de l'œuf de l'hyménoptère et de sa larve naissante. Comment le péril sera-t-il conjuré? Voilà le problème, à solutions multiples. L'Eumène, avec son fourreau qui permet à la larve de remonter au plafond, nous en donne une; l'Odynère à son tour, nous donne la sienne, non moins ingénieuse et bien plus compliquée.

Il convient d'éviter à l'œuf ainsi qu'à la larve venant d'éclore, le périlleux contact du gibier. Un fil de suspension résout la difficulté. Jusque-là, c'est la méthode adoptée par les Eumènes; mais bientôt la jeune larve, un premier vermisseau mangé, se laisse choir du fil qui lui donnait appui pour se contracter à l'écart. Alors commence, pour son bien-être, un enchaînement de conditions.

La prudence exige que la très jeune larve attaque d'abord les vermisseaux les plus inoffensifs, c'est-à-dire les plus mortifiés par l'abstinence, enfin les vermisseaux mis en cellule les premiers; elle exige, en outre, que la consommation progresse des pièces les plus vieilles aux pièces les plus récentes, pour avoir jusqu'à la fin du gibier frais. Dans ce but, une étrange exception est faite à la règle générale: l'œuf est pondu avant de procéder à l'approvisionnement. Il est pondu au fond de la cellule; de cette manière les vivres entassés se présenteront à la larve dans l'ordre d'ancienneté.

Ce n'est pas assez; il importe que les vermisseaux ne puissent, en se mouvant, changer leur ordre de superposition. Le cas est prévu: la soute aux vivres est un cylindre étroit où le déplacement est difficile.

Cela ne suffit pas: la larve doit avoir assez d'espace pour se mouvoir à l'aise. La condition est remplie: en arrière, la cellule forme salle à manger relativement spacieuse.

Est-ce tout? Pas encore. Cette salle à manger ne doit pas être encombrée comme le reste de la loge. On y a veillé: un petit nombre de pièces compose le service du début.

Sommes-nous à la fin? Pas du tout. En vain le garde-manger est un étroit cylindre, si les vermisseaux s'étirent, ils glisseront en long et viendront troubler le nourrisson dans sa retraite de l'arrière-logis. On y a paré: le gibier choisi est une larve qui d'elle-même se roule en bracelet, et par sa propre détente se maintient en place.

Voilà par quelle série de difficultés ingénieusement levées, l'Odynère parvient à laisser descendance. Ce que nous lui reconnaissons d'exquise prévoyance confond déjà l'esprit; que serait-ce si rien n'échappait à nos regards obtus!

L'insecte aurait-il acquis son savoir-faire, petit à petit, d'une génération à la suivante, par une longue suite d'essais fortuits, de tâtonnements aveugles? Un tel ordre naîtrait-il du chaos; une telle prévision, du hasard; une telle sapience, de l'insensé? Le monde est-il soumis aux fatalités d'évolution du premier atome albumineux qui se coagula en cellule; ou bien est-il régi par une Intelligence? Plus je vois, plus j'observe, et plus cette Intelligence rayonne derrière le mystère des choses. Je sais bien qu'on ne manquera pas de me traiter d'abominable cause-finalier. Très peu m'en soucie: l'un des signes d'avoir raison dans l'avenir, n'est-ce pas d'être démodé dans le présent?


VII

NOUVELLES RECHERCHES SUR LES CHALICODOMES

Ce chapitre et le suivant devaient être dédiés, sous forme de lettre, à l'illustre naturaliste anglais qui repose maintenant à Westminster, en face de Newton, à Charles Darwin. Mon devoir était de lui rendre compte du résultat de quelques expériences qu'il m'avait suggérées dans notre correspondance, devoir bien doux pour moi, car si les faits, tels que je les observe, m'éloignent de ses théories, je n'ai pas moins en profonde vénération sa noblesse de caractère et sa candeur de savant. Je rédigeais ma lettre quand m'arriva la poignante nouvelle: l'excellent homme n'était plus; après avoir sondé la grandiose question des origines, il était aux prises avec l'ultime et ténébreux problème de l'au-delà. Je renonce donc à la forme épistolaire, contresens devant la tombe de Westminster. Une rédaction impersonnelle, libre d'allures, exposera ce que j'avais à raconter sur un ton plus académique.

Un trait, entre tous, avait frappé le savant anglais dans la lecture du premier volume de mes Souvenirs entomologiques: c'est la faculté que possèdent les Chalicodomes de savoir retrouver leur nid après avoir été dépaysés à de grandes distances. Qu'ont-ils pour boussole dans ce voyage de retour, quel sens les guide? Le profond observateur me parlait alors d'une expérience qu'il avait toujours désiré de faire sur les pigeons, et qu'il avait toujours négligée, absorbé par d'autres préoccupations. Cette expérience, je pouvais la tenter avec mes hyménoptères. L'insecte remplaçant l'oiseau, le problème restait le même. J'extrais de sa lettre le passage concernant l'épreuve à essayer:

«Allow me to make a suggestion in relation to your wonderful account of insects finding their way home. I formerly wished to try it with pigeons; namely, to carry the insects in their paper cornets about a hundred paces in the opposite direction to that which you intended ultimately to carry them, but before turning round to return, to put the insects in a circular box with an axle which could be made to revolve very rapidly first in one direction and then in another, so as to destroy for a time all sense of direction in the insects. I have sometimes imagined that animal may feel in which direction they were at the first start carried.»

En somme, Charles Darwin me propose d'isoler mes hyménoptères chacun dans un cornet de papier, ainsi que je le faisais dans mes premières expériences, et de les transporter d'abord à une centaine de pas dans une direction opposée à celle que je me propose de suivre en dernier lieu. Les captifs sont alors mis dans une boîte ronde qui tourne rapidement sur un axe, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre. Ainsi sera détruit chez eux, pour un certain temps, le sens de la direction. La rotation propre à désorienter étant terminée, on revient sur ses pas et l'on gagne le point où doit s'effectuer la mise en liberté.

La méthode d'expérimentation me parut très ingénieusement conçue. Avant d'aller à l'ouest, je me dirige à l'est. Dans l'obscurité de leurs cornets, et par cela seul que je les déplace, mes prisonniers ont le sentiment de la direction que je leur fais suive. Si rien ne venait troubler cette impression du départ, l'animal l'aurait pour guide à son retour. Ainsi s'expliquerait la rentrée au nid de mes Chalicodomes dépaysés à trois et quatre kilomètres de distance. Mais lorsque les insectes sont assez impressionnés par le déplacement à l'est, intervient la rotation rapide dans un sens puis dans l'autre, alternativement. Désorienté par cette multiplicité de circuits inverses, l'animal n'a pas connaissance de mon retour et reste sous l'impression du début. Je le transporte maintenant à l'ouest alors qu'il lui semble cheminer toujours vers l'est. Sous cette impression, l'animal doit être dérouté. Rendu libre, il s'envolera à l'opposé de sa demeure, qu'il ne retrouvera jamais.

Ce résultat me paraissait d'autant plus probable que j'entendais répéter autour de moi, par les gens de la campagne, des faits bien propres à confirmer mes espérances. Favier, l'homme impayable pour ce genre de renseignements, me mit le premier sur la voie. Il me raconta que, lorsqu'on veut déménager un chat d'une ferme dans une autre assez éloignée, on le met dans un sac que l'on fait rapidement tourner au moment du départ. On empêche ainsi l'animal de revenir à la maison quittée. Bien d'autres, après Favier, me répétèrent la même pratique. À leur dire, la rotation dans un sac était infaillible; le chat dérouté ne revenait plus. Je transmis en Angleterre ce que je venais d'apprendre; je racontai au philosophe de Down comment le paysan avait devancé les investigations de la science. Charles Darwin était émerveillé; je l'étais aussi, et nous comptions l'un et l'autre presque sur un succès.

Ces pourparlers avaient lieu en hiver; j'avais tout le temps de préparer l'expérimentation qui devait se faire au mois de mai suivant. «Favier, dis-je un jour à mon aide, il me faudrait les nids que vous savez. Allez chez le voisin, demandez-lui l'autorisation et montez sur le toit de son hangar, avec des tuiles neuves et du mortier que vous prendrez chez le maçon; vous enlèverez à la toiture une douzaine des tuiles les mieux garnies et vous les remplacerez à mesure.»

Ainsi fut fait. Le voisin se prêta de très bonne grâce à l'échange de tuiles, car il est obligé de démolir lui-même, de temps en temps, l'ouvrage de l'abeille maçonne, s'il ne veut s'exposer à voir sa toiture crouler un jour. J'allais au-devant d'une réparation d'une année à l'autre très urgente. Le soir-même, j'étais en possession de douze superbes fragments de nid, de forme rectangulaire et reposant chacun sur la face convexe d'une tuile, c'est-à-dire sur la face qui regardait l'intérieur du hangar. J'eus la curiosité de peser le plus volumineux: la romaine accusa seize kilogrammes. Or la toiture d'où il provenait était couverte de pareils blocs, contigus l'un à l'autre, sur une étendue de soixante-dix tuiles. En ne prenant que la moitié du poids pour faire la balance entre les plus gros amas et les plus petits, on trouve à la construction de l'hyménoptère le poids total de 56 kilogrammes. Et encore m'affirme-t-on avoir vu mieux dans le hangar de mon voisin. Laissez faire l'abeille maçonne lorsque l'endroit lui plaît, laissez accumuler les travaux de nombreuses générations, et tôt ou tard la toiture s'effondrera sous la surcharge. Laissez vieillir les nids, laissez-les se détacher par fragments lorsque l'humidité les aura pénétrés, et il vous tombera sur la tête des moellons à vous briser le crâne. Voilà le monument d'un insecte bien peu connu.[3]

Pour le but principal que je me proposais, ces richesses ne suffisaient pas, non pour la quantité mais pour la qualité. Elles provenaient de l'habitation voisine, séparée de la mienne par un petit champ de blé et d'oliviers. J'avais à craindre que les insectes issus de ces nids ne fussent influencés héréditairement par leurs ancêtres, hôtes du hangar depuis de longues années. L'abeille dépaysée reviendrait peut-être guidée par l'habitude invétérée de sa famille; elle retrouverait le hangar de ses ascendants, et de là regagnerait sans difficulté son nid. Puisqu'il est de mode aujourd'hui de faire jouer un très grand rôle à ces influences héréditaires, il convient de les éliminer de mes expériences. Il me faut des abeilles étrangères, transportées de loin, pour lesquelles le retour à l'emplacement natal ne peut favoriser en rien le retour au nid déplacé.

Favier se chargea de l'affaire. Il avait découvert sur les bords de l'Aygues, à plusieurs kilomètres du village, une masure abandonnée où les Chalicodomes s'étaient établis en colonie très populeuse. Il voulait prendre la brouette pour transporter les moellons à cellules; je l'en dissuadai: les cahotements du véhicule sur des sentiers très caillouteux, pouvaient compromettre le contenu des cellules. Une corbeille portée sur l'épaule fut préférée. Il s'adjoignit un aide et partit. L'expédition me valut quatre tuiles bien peuplées. C'est tout ce qu'ils pouvaient porter à eux deux; et encore à leur arrivée fallut-il payer la rasade: ils étaient éreintés. Le Vaillant nous parle d'un nid de Républicains dont il chargeait un chariot attelé de deux buffles. Mon Chalicodome rivalise avec l'oiseau de l'Afrique australe: le couple de buffles n'eût pas été de trop pour déménager en entier le nid des bords de l'Aygues.

Il s'agit maintenant d'installer mes tuiles. Je tiens à les avoir à portée du regard, dans une situation qui me rende l'observation facile et m'épargne les petites misères d'autrefois: ascensions continuelles à l'échelle, longues stations sur un barreau de bois qui vous endolorit la plante des pieds, coups de soleil contre un mur devenu brûlant. Il faut d'ailleurs que mes hôtes se trouvent chez moi à peu près comme chez eux. Il est de mon devoir de leur faire la vie douce, si je veux qu'ils s'attachent au nouveau logis. J'ai précisément ce qui leur convient.

Sous une terrasse s'ouvre un large porche dont les flancs sont visités par le soleil tandis que le fond est à l'ombre. Il y a part pour tous: l'ombre pour moi, le soleil pour mes pensionnaires. Chaque tuile est armée d'un crochet en fort fil de fer et appendue contre la paroi, à la hauteur des yeux. Une moitié de mes nids est à droite, l'autre moitié est à gauche. Le coup d'œil de l'ensemble est assez original. Qui entre et pour la première fois voit mon étalage suppose d'abord des pièces de salaison, d'épaisses tranches de quelque lard exotique dont je hâte la dessiccation au soleil. L'erreur reconnue, on s'extasie devant ces ruches de mon invention. La nouvelle s'en répand dans le village et plus d'un en fait ses gorges chaudes. Je passe pour un apiculteur des abeilles bâtardes. Qui sait ce que cela doit me rapporter!

Avril n'est pas fini, que mes ruches sont en pleine activité. Au fort du travail, l'essaim forme une petite nuée tourbillonnante, pleine de murmures. Le porche est un passage fréquenté; il conduit à une pièce où s'entreposent diverses provisions domestiques. Le personnel de la maison d'abord me cherche noise pour avoir établi en notre intimité cette dangereuse république. On n'ose aller aux provisions: il faudrait traverser la nuée d'abeilles, et gare les coups d'aiguillon. Il me faut démontrer péremptoirement que le danger est nul, que mon abeille est très pacifique, incapable de dégainer tant qu'elle n'est pas saisie. J'approche le visage de l'un des gâteaux de terre, jusqu'à presque le toucher, lorsqu'il est tout noir de maçonnes en travail; je promène mes doigts dans les rangs, je dépose quelques abeilles sur la main, je stationne au plus épais du tourbillon, et jamais une piqûre. Leur caractère paisible m'est connu de longue date. Je partageais autrefois l'appréhension commune, j'hésitais à m'engager dans un essaim d'Anthophores ou de Chalicodomes; aujourd'hui je suis bien revenu de ces frayeurs. Ne tracassez pas la bête, et il ne lui arrivera pas une seule fois de songer à mal. Tout au plus, quelqu'une, par curiosité plutôt que par colère, viendra planer devant votre figure, vous regarder avec obstination, mais avec le seul bourdonnement pour toute menace. Laissez-la faire: son examen est pacifique.

En quelques séances, tout mon personnel fut rassuré: petits et grands allaient et revenaient sous le porche comme si de rien n'était. Mes abeilles, loin de rester un sujet de crainte, devenaient un sujet de distraction; chacun prenait plaisir à voir les progrès de leurs industrieux travaux. Pour les étrangers, je me gardais bien de divulguer le secret. Si quelqu'un, appelé pour affaires, passait devant le porche au moment où je stationnais devant les gâteaux appendus, un court colloque s'engageait, dans le genre de celui-ci: «Elles vous connaissent donc, pour ne pas vous piquer?—Sans doute, elles me connaissent.—Et moi?—Vous, c'est autre chose.» là l'on se tenait à respectueuse distance. C'est ce que je désirais.

Il est temps de songer aux expérimentations. Les Chalicodomes destinés au voyage doivent être marqués d'un signe qui me les fasse reconnaître. Une dissolution de gomme arabique, épaissie avec une poudre colorante, tantôt rouge, tantôt bleue ou d'autre teinte, est la matière que j'emploie pour marquer mes voyageurs. La diversité de coloration m'empêche de confondre les sujets des divers essais.

Lors de mes premières recherches, je marquais les abeilles sur les lieux mêmes du lâcher. Pour cette opération, les insectes devaient être tenus un à un entre les doigts, ce qui m'exposait à de fréquentes piqûres, plus irritantes, en se répétant coup sur coup. Alors mes coups de pouce n'étaient pas toujours assez ménagés, au grand dommage des voyageurs, dont je pouvais ainsi fausser l'articulation des ailes et affaiblir l'essor. Cette méthode méritait d'être améliorée, tant dans mon intérêt que dans celui de l'insecte. Il fallait marquer l'hyménoptère, le dépayser, le relâcher sans le saisir des doigts, sans le toucher une seule fois. À ces délicatesses d'exécution, l'expérience ne pouvait que gagner. Voici la méthode adoptée.

Quand, le ventre plongé dans la cellule, elle brosse sa charge de pollen, ou bien quand elle maçonne, l'abeille est fort préoccupée de son travail. On peut alors aisément, sans l'effaroucher, lui marquer le dessus du thorax avec une paille trempée dans la glu colorée. L'insecte ne prend garde à ce léger attouchement. Il part; il revient chargé de mortier ou de pollen. On laisse ces voyages se répéter jusqu'à ce que la marque du thorax soit parfaitement sèche, ce qui ne tarde pas avec le vif soleil nécessaire aux travaux. Il s'agit alors de prendre l'hyménoptère et de l'emprisonner dans un cornet de papier, toujours sans le toucher. Rien de plus facile. Une petite éprouvette de verre est mise sur l'abeille, attentive à son œuvre; l'insecte, en partant, s'y engouffre, et de là passe dans le cornet, aussitôt clos et déposé dans la boîte de fer-blanc qui servira au transport de l'ensemble. Au moment de la mise en liberté, il suffira d'ouvrir ces cornets. Toute la manœuvre s'accomplit ainsi sans employer une seule fois l'inquiétante pression des doigts.

Autre question à résoudre avant de poursuivre. Quelle limite de temps m'imposerai-je lorsqu'il faudra dénombrer les abeilles revenues au nid? Je m'explique. La tache que j'ai faite au milieu du thorax par le léger contact de ma paille engluée, n'est pas des plus durables, elle adhère aux poils simplement. Du reste, elle ne serait pas plus tenace si j'avais maintenu l'insecte entre les doigts. Or l'hyménoptère fréquemment se brosse le dos, il s'époussette chaque fois qu'il sort des galeries; d'ailleurs il expose sa toison à de continuels frottements contre les parois de la cellule, où il faut entrer, d'où il faut sortir pour chaque apport de miel. Un Chalicodome, si bien vêtu d'abord, devient dépenaillé; sa fourrure est tondue, rasée par le travail, de même que tombe en loques la blouse de l'ouvrier.

Il y a plus. Pour passer la nuit et les journées de mauvais temps, le Chalicodome des murailles se tient dans une des cellules de son dôme, où il plonge, la tête en bas. Le Chalicodome des hangars, tant qu'il y a des galeries libres, fait à peu près de même: il se réfugie dans ces galeries, mais la tête à l'entrée. Une fois ces vieux domiciles utilisés et la construction de nouvelles cellules commencée, une autre retraite est choisie. Dans l'harmas, ai-je dit, sont des amas de pierres destinées au mur d'enceinte. C'est là que mes Chalicodomes passent la nuit. Dans l'interstice de deux pierres superposées et mal jointes, ils se retirent par groupes nombreux, entassés pêle-mêle, les deux sexes à la fois. Tel de ces groupes en comprend une paire de centaines. Le dortoir le plus fréquent est une étroite rainure. Là chacun se blottit, le plus avant possible, le dos dans la rainure. J'en vois de renversés, le ventre en l'air, comme gens en sommeil. Si le mauvais temps survient, si le ciel se voile de nuages, si la bise souffle, ils ne bougent de leur asile.

Toutes ces conditions réunies font que je ne peux compter sur une longue permanence de la tache faite au thorax. De jour, les coups de brosse répétés, les frictions contre les parois des galeries, assez promptement l'effacent; de nuit, c'est pire encore, dans l'étroit dortoir où les Chalicodomes se réfugient par centaines. Après une nuit passée dans l'interstice de deux pierres, il est prudent de ne plus compter sur la marque faite la veille. Donc le dénombrement des retours au nid doit se faire tout de suite; le lendemain il serait trop tard. Ainsi, dans l'impossibilité où je serais de reconnaître les sujets dont la tache a disparu pendant la nuit, je relèverai uniquement les hyménoptères revenus le jour même.

Reste à s'occuper de la machine rotatoire. Ch. Darwin me conseille une boîte ronde mise en mouvement au moyen d'un axe et d'une manivelle. Je n'ai rien de pareil sous la main. Il sera plus simple et tout aussi efficace d'employer le moyen du campagnard qui veut dérouter son chat en le faisant tourner dans un sac. Mes insectes, isolés chacun dans un cornet de papier, seront déposés dans une boîte de fer-blanc, les cornets seront calés de façon à éviter les chocs pendant la rotation; enfin la boîte sera fixée à un cordon, et je ferai tourner le tout à la manière d'une fronde. Avec cette machine, rien de plus aisé que d'obtenir telle rapidité que je voudrai, telle variété de mouvements contraires que je jugerai propres à désorienter mes captifs. Je peux faire tourner ma fronde dans un sens puis dans un autre, alternativement; je peux en ralentir, en accélérer la vitesse; il m'est loisible de lui faire décrire des courbes bouclées en 8 et entremêlées de cercles; si je pirouette en même temps sur les talons, rien ne m'empêche d'ajouter un degré de plus à cette complication en faisant mouvoir ma fronde suivant tous les azimuts. C'est ainsi que j'opérerai.

Le 2 mai 1880, je marque de blanc sur le thorax dix Chalicodomes occupés à des travaux divers: les uns explorent les gâteaux de terre pour faire choix d'un emplacement, d'autres maçonnent, d'autres approvisionnent. La tache sèche, je les prends et les dispose comme il vient d'être dit. Ils sont transportés d'abord à un demi-kilomètre dans une direction opposée à celle que je me propose de suivre. Un sentier qui longe mon habitation se prête à cette manœuvre préparatoire; j'espère bien m'y trouver seul au moment où je balancerai ma fronde. Une croix est au bout; je m'arrête au pied de cette croix. Là, rotation de mes abeilles suivant toutes les règles. Or, tandis que je fais décrire à la boîte des cercles inverses et des courbes bouclées, tandis que je pirouette sur les talons pour atteindre les divers azimuts, une bonne femme vient à passer, et me regarde avec des yeux, oh! mais des yeux.... Au pied de la croix, et en ce sot exercice! On en parla. C'était acte de nécromancie N'avais-je pas déterré un mort, ces jours passés! Oui, j'avais visité une sépulture préhistorique, j'en avais extrait de vénérables tibias aux fortes arêtes, une vaisselle mortuaire et pour viatique du grand voyage quelques épaules de cheval. J'avais fait cela et on le savait. Maintenant, pour achever l'homme mal famé, on le trouve au pied d'une croix, livré à de sataniques exercices.

N'importe, et ce n'est pas petit courage de ma part, la rotation est dûment accomplie devant ce témoin imprévu. Je reviens alors sur mes pas et me dirige à l'ouest de Sérignan. Je prends les sentiers les plus déserts, je coupe à travers champs pour éviter, si possible, nouvelle rencontre. Il ne manquerait plus que d'être vu lorsque j'ouvrirai mes cornets et lâcherai mes mouches. À mi-chemin, pour rendre mon expérience plus décisive, je renouvelle la rotation, aussi compliquée que la première. Je la renouvelle une troisième fois sur les lieux choisis comme point de mise en liberté.

C'est au fond d'une plaine caillouteuse, avec maigres rideaux d'amandiers et de chênes verts çà et là. En marchant d'un bon pas, j'ai mis trente minutes pour faire le trajet, en ligne droite. La distance est donc de trois kilomètres environ. Le temps est beau, le ciel clair avec un très léger souffle du nord. Je m'assieds à terre, en face du midi, pour que les insectes aient libres la direction de leur nid et la direction opposée. Je les lâche à deux heures un quart. Aussitôt le cornet ouvert, les hyménoptères tournent pour la plupart à diverses reprises autour de moi, puis prennent un vol fougueux dont la direction est celle de Sérignan, autant que je peux en juger. L'observation est difficultueuse, le départ ayant lieu brusquement lorsque l'insecte a fait deux ou trois fois le tour de ma personne, bloc suspect qu'il semble vouloir reconnaître avant de partir. Un quart d'heure après, ma fille aînée, Antonia, qui se tient en observation auprès des nids, voit arriver le premier voyageur. À mon retour, dans la soirée, deux autres rentrent. Total, trois de revenus le jour même sur dix dépaysés.

Le lendemain, je reprends l'expérience. Dix Chalicodomes sont marqués de rouge, ce qui me permettra de les distinguer de ceux qui sont revenus la veille et de ceux qui peuvent revenir encore avec la tache blanche conservée. Mêmes précautions, mêmes rotations, mêmes lieux que la première fois; seulement je ne fais pas de rotation en chemin, je me borne à celle du départ et à celle de l'arrivée. Les insectes sont lâchés à onze heures quinze minutes. J'ai préféré le matin comme présentant plus d'animation dans les travaux de l'hyménoptère. L'un est revu au nid par Antonia à onze heures vingt minutes. En supposant que ce soit le premier lâché, il lui a suffi de cinq minutes pour faire le trajet. Mais rien ne dit que ce ne soit un autre, et alors il lui a fallu moins. C'est la plus grande vitesse qu'il m'ait été possible de constater. À midi je suis de retour, et j'en prends en peu de temps trois autres. Je n'en vois plus dans le reste de la soirée. Total, quatre de revenus sur dix.

Le 4 mai, temps très clair, calme et chaud, favorable à mes expériences. Je prends cinquante Chalicodomes marqués de bleu. La distance à parcourir est toujours la même. Première rotation après avoir transporté mes insectes à quelques centaines de pas en sens inverse de la direction finale; en outre, trois rotations en chemin; une cinquième rotation au point de mise en liberté. S'ils ne sont pas désorientés cette fois, ce ne sera pas ma faute d'avoir tourné et retourné. À neuf heures et vingt minutes, je commence d'ouvrir mes cornets. L'heure est un peu matinale, aussi mes hyménoptères, rendus à la liberté, restent un moment indécis, paresseux; mais après un court bain de soleil sur une pierre où je les dépose, ils prennent leur essor. Je suis assis à terre, faisant face au midi. À ma gauche est Sérignan, à ma droite Piolenc. Lorsque la rapidité du vol me laisse reconnaître la direction suivie, je vois mes libérés disparaître à ma gauche. Quelques-uns, mais rares, vont au midi; deux ou trois vont à l'est ou à ma droite. Je ne parle pas du nord, pour lequel je fais écran. En somme, la grande majorité prend la gauche, c'est-à-dire la direction du nid. La mise en liberté se termine à neuf heures quarante minutes. L'un des cinquante voyageurs se trouve démarqué dans le cornet de papier. Je le défalque du total, réduit ainsi à quarante-neuf.

D'après Antonia, surveillant le retour, les premiers arrivés ont paru à neuf heures trente-cinq minutes, soit quinze minutes après le commencement du lâcher. À midi, il y en a onze d'arrivés; et à quatre heures du soir, dix-sept. Là se termine le recensement. Total dix-sept sur quarante-neuf.

Une quatrième expérience est résolue le 14 mai. Le temps est magnifique, avec un léger souffle du nord. Je prends vingt Chalicodomes marqués de rose, à huit heures du matin. Rotation au départ après recul préalable en sens inverse de la direction à suivre, deux rotations en chemin, une quatrième à l'arrivée. Tous ceux dont je peux suivre l'essor se dirigent à ma gauche, c'est-à-dire vers Sérignan. J'avais pris cependant mes précautions pour laisser indifférent le choix entre les deux directions opposées, j'avais fait en particulier éloigner mon chien qui se trouvait à ma droite. Aujourd'hui les hyménoptères ne tournent pas autour de moi; quelques-uns s'envolent directement; les autres, en plus grand nombre, étourdis peut-être par le tangage du transport et le roulis des coups de fronde, prennent pied à quelques mètres de distance, semblent attendre d'être un peu revenus à eux, puis s'envolent vers la gauche. Cet élan général a été reconnu toutes les fois que l'observation était possible. J'étais de retour à neuf heures quarante-cinq minutes. Deux abeilles à tache rose sont présentes, dont l'une maçonne, la pelote de mortier entre les mandibules. À une heure de l'après-midi, il y en avait sept d'arrivées; je n'en ai pas vu d'autres dans le reste de la journée. Total, sept sur vingt.

Tenons-nous-en là; l'expérience est suffisamment répétée, mais elle ne conclut pas comme l'espérait Charles Darwin, comme je l'espérais aussi, surtout après ce qu'on m'avait raconté sur le chat. En vain, suivant la recommandation faite, je transporte d'abord mes insectes en sens inverse du point où je dois les lâcher; en vain, lorsque je vais revenir sur mes pas, je fais tourner ma fronde avec toute la complication rotatoire que je peux imaginer; en vain, croyant augmenter les difficultés, je répète la rotation jusqu'à cinq fois, au départ, en chemin, à l'arrivée: rien n'y fait: les Chalicodomes reviennent, et la proportion des retours dans la même journée oscille entre 30 et 40 pour 100. Il m'en coûte d'abandonner une idée suggérée par un tel maître et caressée d'autant plus volontiers que je la croyais apte à donner une solution définitive. Les faits sont là, plus éloquents que tous les ingénieux aperçus, et le problème reste tout aussi ténébreux que jamais.

L'année suivante, 1881, je repris l'expérimentation, mais dans un autre sens. Jusqu'ici j'avais opéré en plaine. Pour revenir au nid, mes dépaysés n'avaient à franchir que de faibles obstacles, les haies et les bouquets d'arbres des cultures. Je me propose aujourd'hui d'ajouter aux difficultés de la distance les difficultés des lieux à parcourir. Laissant de côté toute rotation, tout recul, choses reconnues inutiles, je songe à lâcher mes Chalicodomes au plus épais des bois de Sérignan. Comment sortiront-ils de ce labyrinthe où, dans les premiers temps, j'avais besoin d'une boussole pour me retrouver? De plus, j'aurai avec moi un aide, une paire d'yeux plus jeunes que les miens et plus aptes à suivre le premier essor de mes insectes. Cet élan du début, dans la direction du nid, s'est reproduit déjà bien souvent et commence à me préoccuper plus que le retour lui-même. Un élève en pharmacie, pour quelques jours chez ses parents, sera mon collaborateur oculaire. Avec lui, je suis à mon aise; la science ne lui est pas étrangère.

Le 16 mai a lieu l'expédition dans les bois. Le temps est chaud, avec tournure d'orage qui couve. Vent du midi sensible, mais insuffisant pour contrarier mes voyageurs. Quarante Chalicodomes sont capturés. Pour abréger les préparatifs, à cause de la distance, je ne les marque pas sur les gâteaux; je les marquerai sur les lieux du départ, au moment de les lâcher. C'est l'ancienne méthode, fertile en piqûres; mais je la préfère aujourd'hui pour gagner du temps. Je mets une heure pour me rendre sur les lieux. La distance, déduction faite des sinuosités, est ainsi d'environ quatre kilomètres.

L'emplacement choisi doit me laisser reconnaître la direction du premier essor. J'adopte un point dénudé au milieu des taillis. Tout autour, vaste nappe de bois épais, qui ferme de tous côtés l'horizon; au sud, du côté des nids, un rideau de collines d'une centaine de mètres d'élévation au-dessus du point où je suis. Le vent est faible, mais il souffle en sens inverse du trajet que doivent faire mes insectes pour rentrer chez eux. Je tourne le dos à Sérignan, de manière qu'en s'échappant de mes doigts les abeilles, pour revenir au nid, auront à fuir latéralement, à ma gauche et à ma droite; je marque les Chalicodomes et les lâche un à un. L'opération commence à dix heures vingt minutes.

Une moitié des abeilles se montre assez paresseuse, volette un peu, se laisse aller à terre, semble reprendre ses esprits, puis part. L'autre moitié a les allures plus décidées. Bien que les insectes aient à lutter contre le faible vent du midi qui souffle, ils prennent, à leur premier essor, la direction du nid. Tous vont au sud après avoir décrit quelques cercles, quelques crochets autour de nous. Il n'y a pas d'exception pour aucun de ceux dont il nous est possible de suivre le départ. Le fait est constaté par moi et mon collègue avec pleine évidence. Mes Chalicodomes mettent le cap au sud comme si quelque boussole leur indiquait le rumb du vent.

À midi, je suis de retour. Aucun des dépaysés n'est au nid, mais quelques minutes après, j'en prends deux. À deux heures, leur nombre est de neuf. Mais voici que le ciel s'obscurcit; le vent souffle assez fort et l'orage menace. Il n'y a plus à compter sur d'autres arrivants. Total 9 sur 40 ou 22 pour 100.

La proportion est plus faible que les précédentes, variant de 30 à 40 p. 100. Faut-il mettre ce résultat sur le compte des difficultés à vaincre? Les Chalicodomes se seraient-ils égarés dans le dédale de la forêt? Il est prudent de ne pas se prononcer: d'autres causes sont intervenues qui peuvent avoir diminué le nombre des retours. J'ai marqué les insectes sur les lieux, je les ai maniés, et je n'affirmerais pas que tous soient sortis bien dispos de mes doigts irrités par les piqûres. Et puis, le ciel s'est fait nuageux, l'orage est imminent. En ce mois de mai, si variable, si capricieux dans la région, on ne peut guère compter sur une journée continue de beau temps. À une matinée superbe rapidement succède une après-midi troublée; mes expériences sur les Chalicodomes plusieurs fois se sont ressenties de ces variations. Tout bien pesé, j'inclinerais à croire que le retour à travers la montagne et la forêt s'effectue aussi bien qu'à travers la plaine et les champs de blé.

Une dernière ressource me reste pour essayer de désorienter mes hyménoptères. Je les transporterai d'abord à une grande distance: puis décrivant un ample crochet, je reviendrai par une autre voie et je lâcherai mes prisonniers lorsque je me serai suffisamment rapproché du village, à trois kilomètres environ. Une voiture est ici nécessaire. Mon collaborateur dans les bois m'offre sa carriole. Avec quinze Chalicodomes, nous partons tous les deux sur la route d'Orange, jusqu'au voisinage du viaduc. Là se présente à droite le rectiligne ruban de l'antique voie romaine, la voie Domitia. Nous la suivons, remontant au nord vers les montagnes d'Uchaux, le pays classique des superbes fossiles turoniens. Puis on fait retour vers Sérignan par la route de Piolenc. La halte a lieu à la hauteur de la campagne de Font-Claire, dont la distance au village est de deux kilomètres et demi. Sur la carte de l'état-major, le lecteur suivra facilement mon itinéraire, et il verra que le crochet décrit mesure bien près de neuf kilomètres.

En même temps, Favier venait me rejoindre à Font-Claire, par la route directe, celle de Piolenc. Il portait avec lui quinze Chalicodomes destinés à servir de terme de comparaison avec les miens. Me voilà donc en possession de deux séries d'insectes. Quinze, marqués de rose, ont fait le crochet de neuf kilomètres; quinze, marqués de bleu, sont venus par à voie directe, la voie la plus courte pour le retour au nid. Le temps est chaud, très clair et bien calme; je ne peux mieux désirer pour le succès de l'expérience. La mise en liberté a lieu vers midi.

À cinq heures du soir, le nombre des arrivées est de 7 pour les Chalicodomes roses, ceux que j'ai cru désorienter par un long circuit en voiture; il est de 6 pour les Chalicodomes bleus, ceux qui sont venus en ligne directe à Font-Claire. Les deux proportions, 46 et 40 pour 100, se balancent presque; et le léger excès pour les insectes qui ont fait le circuit est évidemment un résultat accidentel dont il n'y a pas lieu de tenir compte. Le crochet décrit ne peut avoir favorisé le retour; mais il est certain aussi qu'il ne l'a pas contrarié.

La démonstration est suffisante. Ni les mouvements enchevêtrés d'une rotation comme je l'ai décrite; ni l'obstacle de collines à franchir et de bois à traverser; ni les embûches d'une voie qui s'avance, rétrograde et revient par un ample circuit, ne peuvent troubler les Chalicodomes dépaysés et les empêcher de revenir au nid. J'avais fait part à Ch. Darwin de mes premiers résultats négatifs, ceux de la rotation. S'attendant à un succès, il fut très surpris de l'échec. Ses pigeons, s'il avait eu le loisir de les expérimenter, se seraient comportés comme mes hyménoptères; la rotation préalable ne les aurait pas troublés. Le problème exigeait une autre méthode, et voici ce qui me fut proposé:

«To place the insect within an induction coil, so as to disturb any magnetic or diamagnetic sensibility which it seems just possible that they may possess.»

Assimiler un animal à une aiguille aimantée et le soumettre à un courant d'induction pour troubler son magnétisme ou son diamagnétisme, me parut, je ne le cacherai pas, une idée singulière, digne d'une imagination aux abois. J'ai médiocre confiance dans notre physique lorsqu'elle prétend expliquer la vie; cependant ma déférence pour l'illustre maître m'aurait fait recourir aux bobines d'induction si j'avais eu les appareils convenables. Mais, dans mon village, nulle ressource savante; si je veux une étincelle électrique, j'en suis réduit à frotter une feuille de papier sur les genoux. Mon cabinet de physique est riche d'un aimant, et voilà tout. Cette pénurie connue, une autre méthode me fut soumise, plus simple que la première, et d'un résultat plus sûr, d'après Darwin lui-même:

«To make a very thin needle into a magnet: then breaking it into very short pieces, which would still be magnetic, and fastening one of these pieces with some cement on the thorax to the insects to be experimented on. I believe that such a little magnet, from its close proximity to the nervous system of the insect, would affect it more than would the terrestrial currents.»

L'idée persiste de faire de l'animal une sorte de barreau aimanté. Les courants terrestres le guident dans son retour au nid. C'est une boussole vivante qui, soustraite à l'action de la terre par le voisinage d'un aimant, ne pourra plus s'orienter. Avec un petit aimant fixé sur le thorax, parallèlement au système nerveux, et de plus grande influence que le magnétisme terrestre à cause de sa proximité, l'insecte perdra sa faculté de direction. En écrivant ces lignes, je m'abrite sous l'immense renom du savant instigateur de l'idée. Venant d'un humble, comme je le suis, cela ne paraîtrait pas sérieux. L'obscurité ne peut avoir de ces audaces théoriques.

L'expérience semble facile; elle ne dépasse pas mes moyens d'action. Essayons-la. Par la friction avec mon barreau aimanté, je convertis en aimant une très fine aiguille, dont je garde seulement la partie la plus déliée, la pointe, sur une longueur de 5 à 6 millimètres. Ce fragment est un aimant complet: il attire, il repousse une autre aiguille aimantée et suspendue à un fil. Le moyen de le fixer sur le thorax de l'insecte est un peu embarrassant. Mon aide en ce moment, l'élève en pharmacie, met à contribution tous les agglutinatifs de son officine. Le meilleur est une sorte de sparadrap qu'il prépare exprès avec un tissu très fin. Il présente l'avantage de pouvoir ère ramolli au fourneau de la pipe allumée quand viendra le moment d'opérer dans la campagne.

Je découpe dans ce sparadrap un petit carré proportionné au thorax de l'insecte, et j'engage la pointe aimantée dans quelques fils du tissu. Il suffit maintenant de ramollir un peu la glu et d'appliquer aussitôt l'objet sur le dos du Chalicodome, le tronçon d'aiguille étant dirigé suivant la longueur de l'insecte. D'autres appareils semblables sont préparés et leurs pôles reconnus, afin qu'il me soit loisible de diriger le pôle austral pour les uns vers la tête de l'animal, pour les autres vers l'extrémité opposée.

Avec mon aide, une répétition de la manœuvre est d'abord entreprise il convient de se faire un peu la main avant de tenter l'expérience au loin. D'ailleurs je tiens à reconnaître comment se comportera l'insecte sous le harnais magnétique. Je prends un Chalicodome travaillant à une cellule que je marque, et je le transporte dans mon cabinet, situé dans une autre aile de l'habitation. La machine aimantée est fixée sur le thorax, et l'insecte lâché. Aussitôt libre, l'hyménoptère se laisse choir et se roule, comme affolé, sur le parquet de l'appartement. Il reprend l'essor, se laisse retomber, tournoie sur les flancs, sur le dos, se heurte aux obstacles, bruit et se démène en des mouvements désespérés; enfin, par la fenêtre ouverte, il fuit d'un élan impétueux.

Qu'est ceci? L'aimant paraît agir d'une étrange façon sur le système nerveux de l'expérimenté! Quel désordre! quel affolement! En perdant la tramontane sous l'influence de mes artifices, l'insecte était comme ahuri. Allons au nid, voir ce qui se passe. L'attente n'est pas longue: mon insecte revient, mais débarrassé de son attirail magnétique. Je le reconnais aux traces de glu que portent encore les poils du thorax. Il revient à sa cellule et reprend ses travaux.

Soupçonneux quand j'interroge l'inconnu, peu enclin à conclure avant d'avoir pesé le pour et le contre, je sens le doute me gagner au sujet de ce que je viens de voir. Est-ce bien l'influence magnétique qui vient de troubler si étrangement mon hyménoptère? Lorsqu'il se démenait à outrance, s'escrimant des pattes et des ailes sur le parquet, lorsqu'il s'est enfui effaré, l'insecte subissait-il la domination de l'aimant fixé sur le thorax? Mon engin aurait-il contrarié en son système nerveux l'influence directrice des courants terrestres? Ou bien son affolement était-il le simple résultat d'un harnais insolite? C'est à voir, et à l'instant.

Un autre appareil est fabriqué, mais muni d'un court fétu de paille à la place de l'aimant. L'insecte qui le porte sur le dos se roule à terre, tournoie, s'agite en désordre comme le premier, jusqu'à ce que la machine gênante soit détachée, emportant avec elle une partie de la toison du thorax. La paille produit les mêmes effets que l'aimant, c'est-à-dire que le magnétisme est hors de cause dans ce qui vient de se passer. Mon engin, dans les deux cas, est attirail incommode dont l'insecte cherche aussitôt à se débarrasser par tous les moyens à lui possibles. Attendre de lui des actes normaux tant qu'il portera sur le thorax un appareil, aimanté ou non, c'est vouloir étudier les mœurs régulières d'un chien qu'on aurait affolé en lui suspendant un vieux poêlon au bout de la queue. L'expérience de l'aimant est impraticable. Que donnerait-elle si l'animal s'y prêtait? À mon avis, elle ne donnerait rien. Pour le retour au nid, un aimant n'aurait pas plus d'influence qu'un bout de paille.


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